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De l'Allemagne; t.1

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Melvil.

«Au nom du Père, du Fils et du Saint-Esprit, Marie, reine, as-tu sondé ton cœur, et jures-tu de confesser la vérité devant le Dieu de vérité?

Marie.

«Mon cœur va s’ouvrir sans mystère devant toi comme devant lui.

Melvil.

«Dis-moi, de quel péché ta conscience t’accuse-t-elle, depuis que tu as approché pour la dernière fois de la table sainte?

Marie.

«Mon âme a été remplie d’une haine envieuse, et des pensées de vengeance s’agitaient dans mon sein. Pécheresse, j’implorais le pardon de Dieu, et je ne pouvais pardonner à mon ennemie.

Melvil.

«Te repens-tu de cette faute, et ta résolution sincère est-elle de pardonner à tous, avant de quitter ce monde?

Marie.

«Aussi vrai que j’espère la miséricorde de Dieu.

Melvil.

«N’est-il point d’autre tort que tu doives te reprocher?

Marie.

«Ah! ce n’est pas la haine seule qui m’a rendue coupable, j’ai encore plus offensé le Dieu de bonté par un amour criminel; ce cœur trop vain s’est laissé séduire par un homme sans foi, qui m’a trompée et abandonnée.

Melvil.

«Te repens-tu de cette erreur, et ton cœur a-t-il quitté cette fragile idole pour se tourner vers son Dieu?

Marie.

«Ce fut le plus cruel de mes combats, mais enfin j’ai déchiré ce dernier lien terrestre.

Melvil.

«De quelle autre faute te sens-tu coupable?

Marie.

«Ah! d’une faute sanglante, depuis longtemps confessée. Mon âme frémit en approchant du jugement solennel qui m’attend, et les portes du ciel semblent se couvrir de deuil à mes yeux. J’ai fait périr le roi mon époux, quand j’ai consenti à donner mon cœur et ma main au séducteur son meurtrier. Je me suis imposé toutes les expiations ordonnées par l’Église; mais le ver rongeur du remords ne me laisse point de repos.

Melvil.

«Ne te reste-t-il rien de plus au fond de l’âme, que tu doives confesser?

Marie.

«Non, tu sais maintenant tout ce qui pèse sur mon cœur.

Melvil.

«Songe à la présence du scrutateur des pensées, à l’anathème dont l’Église menace une confession trompeuse: c’est un péché qui donne la mort éternelle, et que le Saint-Esprit a frappé de sa malédiction.

Marie.

«Puissé-je obtenir dans mon dernier combat la clémence divine, aussi vrai qu’en cet instant solennel je ne t’ai rien déguisé!

Melvil.

«Comment! tu caches à ton Dieu le crime pour la punition duquel les hommes te condamnent: tu ne me parles point de la part que tu as eue dans la haute trahison des assassins d’Élisabeth; tu subis la mort terrestre pour cette action; veux-tu donc qu’elle entraîne aussi la perdition de ton âme?

Marie.

«Je suis près de passer du temps à l’éternité: avant que l’aiguille de l’heure ait accompli son tour, je me présenterai devant le trône de mon juge; et, je le répète ici, ma confession est entière.

Melvil.

«Examine-toi bien. Notre cœur est souvent pour nous-mêmes un confident trompeur: tu as peut-être évité avec adresse le mot qui te rendait coupable, quoique tu partageasses la volonté du crime; mais apprends qu’aucun art humain ne peut faire illusion à l’œil de feu qui regarde dans le fond de l’âme.

Marie.

«J’ai prié tous les princes de se réunir pour m’affranchir de mes liens, mais jamais je n’ai menacé ni par mes projets, ni par mes actions, la vie de mon ennemie.

Melvil.

«Quoi! ton secrétaire t’a faussement accusée?

Marie.

«Que Dieu le juge! Ce que je dis est vrai.

Melvil.

«Ainsi donc tu montes sur l’échafaud convaincue de ton innocence?

Marie.

«Dieu m’accorde d’expier par cette mort non méritée le crime dont ma jeunesse fut coupable!

Melvil, la bénissant.

«Que cela soit ainsi, et que ta mort serve à t’absoudre! Tombe sur l’autel comme une victime résignée. Le sang peut purifier ce que le sang avait souillé: tu n’es plus coupable maintenant que des fautes d’une femme, et les faiblesses de l’humanité ne suivent point l’âme bienheureuse dans le ciel. Je t’annonce donc, en vertu de la puissance qui m’a été donnée de lier et de délier sur la terre, l’absolution de tes péchés: ainsi que tu as cru, qu’il t’arrive»! (Il lui présente l’hostie). «Prends ce corps, il a été sacrifié pour toi». (Il prend la coupe qui est sur la table, il la consacre avec une prière recueillie, et l’offre à la reine, qui semble hésiter encore et ne pas oser l’accepter). «Prends la coupe remplie de ce sang qui a été répandu pour toi; prends-la, le pape t’accorde cette grâce au moment de ta mort. C’est le droit suprême des rois dont tu jouis (Marie reçoit la coupe); et comme tu es maintenant unie mystérieusement avec ton Dieu sur cette terre, ainsi revêtue d’un éclat angélique, tu le seras dans le séjour de béatitude, où il n’y aura plus ni faute, ni douleur». (Il remet la coupe, entend du bruit au dehors, recouvre sa tête, et va vers la porte; Marie reste à genoux, plongée dans la méditation).

Melvil.

«Il vous reste encore une rude épreuve à supporter, Madame: vous sentez-vous assez de force pour triompher de tous les mouvements d’amertume et de haine?

Marie se relève.

«Je ne crains point de rechute; j’ai sacrifié à Dieu ma haine et mon amour.

Melvil.

«Préparez-vous donc à recevoir lord Leicester et le chancelier Burleigh: ils sont là». (Leicester reste dans l’éloignement, sans lever les yeux; Burleigh s’avance entre la reine et lui).

Burleigh.

«Je viens, lady Stuart, pour recevoir vos derniers ordres.

Marie.

«Je vous en remercie, mylord.

Burleigh.

«C’est la volonté de la reine, qu’aucune demande équitable ne vous soit refusée.

Marie.

«Mon testament indique mes derniers souhaits; je l’ai déposé dans les mains du chevalier Paulet; j’espère qu’il sera fidèlement exécuté.

Paulet.

«Il le sera.

Marie.

«Comme mon corps ne peut pas reposer en terre sainte, je demande qu’il soit accordé à ce fidèle serviteur de porter mon cœur en France, auprès des miens. Hélas! il a toujours été là.

Burleigh.

«Ce sera fait. Ne voulez-vous plus rien?

Marie.

«Portez mon salut de sœur à la reine d’Angleterre; dites-lui que je lui pardonne ma mort du fond de mon âme. Je me repens d’avoir été trop vive hier, dans mon entretien avec elle. Que Dieu la conserve et lui accorde un règne heureux»! (Dans ce moment le shérif arrive; Anna et les femmes de Marie entrent avec lui). «Anna, calme-toi, le moment est venu, voilà le shérif qui doit me conduire à la mort. Tout est décidé. Adieu, adieu». (A Burleigh). «Je souhaite que ma fidèle nourrice m’accompagne sur l’échafaud, milord: accordez-moi ce bienfait.

Burleigh.

«Je n’ai point de pouvoirs à cet égard.

Marie.

«Quoi! l’on me refuserait cette prière si simple! Qui donc me rendrait les derniers services? Ce ne peut être la volonté de ma sœur, qu’on blesse en ma personne le respect dû à une femme.

Burleigh.

«Aucune femme ne doit monter avec vous sur l’échafaud; ses cris, sa douleur...

Marie.

«Elle ne fera pas entendre ses plaintes, je suis garant de la force d’âme de mon Anna. Soyez bon, milord; ne me séparez pas en mourant de ma fidèle nourrice. Elle m’a reçue dans ses bras sur le seuil de la vie; que sa douce main me conduise à la mort!

Paulet.

«Il faut y consentir.

Burleigh.

«Soit.

Marie.

«Il ne me reste plus rien à vous demander». (Elle prend le crucifix et le baise). «Mon Rédempteur, mon Sauveur, que tes bras me reçoivent»! (Elle se retourne pour partir, et, dans cet instant, elle rencontre le comte de Leicester; elle tremble, ses genoux fléchissent; et, près de tomber, le comte de Leicester la soutient; puis il détourne la tête, et ne peut soutenir sa vue). «Vous me tenez parole, comte de Leicester; vous m’aviez promis votre appui pour sortir de ce cachot, et vous me l’offrez maintenant». (Le comte de Leicester semble anéanti; elle continue avec un accent plein de douceur). «Oui, Leicester; et ce n’est pas seulement la liberté que je voulais vous devoir, mais une liberté qui me devînt plus chère en la tenant de vous. Maintenant que je suis sur la route de la terre au ciel, et que je vais devenir un esprit bienheureux, affranchi des affections terrestres, j’ose vous avouer, sans rougir, la faiblesse dont j’ai triomphé. Adieu, et si vous le pouvez, vivez heureux. Vous avez voulu plaire à deux reines, et vous avez trahi le cœur aimant pour obtenir le cœur orgueilleux. Prosternez-vous aux pieds d’Élisabeth, et puisse votre récompense ne pas devenir votre punition! Adieu, je n’ai plus de lien avec la terre».

Leicester reste seul après le départ de Marie; le sentiment de désespoir et de honte qui l’accable peut à peine s’exprimer; il entend, il écoute ce qui se passe dans la salle de l’exécution, et quand elle est accomplie il tombe sans connaissance. On apprend ensuite qu’il est parti pour la France, et la douleur qu’Élisabeth éprouve, en perdant celui qu’elle aime, commence la punition de son crime.

Je ferai quelques observations sur cette imparfaite analyse d’une pièce, dans laquelle le charme des vers ajoute beaucoup à tous les autres genres de mérite. Je ne sais si l’on se permettrait en France de faire un acte tout entier sur une situation décidée; mais ce repos de la douleur, qui naît de la privation même de l’espérance, produit les émotions les plus vraies et les plus profondes. Ce repos solennel permet au spectateur, comme à la victime, de descendre en lui-même, et d’y sentir tout ce que révèle le malheur.

La scène de la confession, et surtout de la communion, serait, avec raison, tout à fait condamnée; mais ce n’est certes pas comme manquant d’effet qu’on pourrait la blâmer: le pathétique qui se fonde sur la religion nationale touche de si près le cœur que rien ne saurait émouvoir davantage. Le pays le plus catholique, l’Espagne, et son poète le plus religieux, Caldéron, qui était lui-même entré dans l’état ecclésiastique, ont admis sur le théâtre les sujets et les cérémonies du christianisme.

Il me semble que, sans manquer au respect qu’on doit à la religion chrétienne, on pourrait se permettre de la faire entrer dans la poésie et les beaux-arts, dans tout ce qui élève l’âme et embellit la vie. L’en exclure, c’est imiter ces enfants qui croient ne pouvoir rien faire que de grave et de triste dans la maison de leur père. Il y a de la religion dans tout ce qui nous cause une émotion désintéressée; la poésie, l’amour, la nature et la Divinité se réunissent dans notre cœur, quelques efforts qu’on fasse pour les séparer; et si l’on interdit au génie de faire résonner toutes ces cordes à la fois, l’harmonie complète de l’âme ne se fera jamais sentir.

Cette reine Marie, que la France a vue si brillante, et l’Angleterre si malheureuse, a été l’objet de mille poésies diverses, qui célèbrent ses charmes et son infortune. L’histoire l’a peinte comme assez légère; Schiller a donné plus de sérieux à son caractère, et le moment dans lequel il la représente motive bien ce changement. Vingt années de prison, et même vingt années de vie, de quelque manière qu’elles se soient passées, sont presque toujours une sévère leçon.

Les adieux de Marie au comte de Leicester me paraissent l’une des plus belles situations qui soient au théâtre. Il y a quelque douceur pour Marie dans cet instant. Elle a pitié de Leicester, tout coupable qu’il est; elle sent quel souvenir elle lui laisse, et cette vengeance du cœur est permise. Enfin, au moment de mourir, et de mourir parce qu’il n’a pas voulu la sauver, elle lui dit encore qu’elle l’aime; et si quelque chose peut consoler de la séparation terrible à laquelle la mort nous condamne, c’est la solennité qu’elle donne à nos dernières paroles: aucun but, aucun espoir ne s’y mêle, et la vérité la plus pure sort de notre sein avec la vie.

CHAPITRE XIX

Jeanne d’Arc et la Fiancée de Messine.

Schiller, dans une pièce de vers pleine de charme, reproche aux Français de n’avoir pas montré de reconnaissance pour Jeanne d’Arc. L’une des plus belles époques de l’histoire, celle où la France et son roi Charles VII furent délivrés du joug des étrangers, n’a point encore été célébrée par un écrivain digne d’effacer le souvenir du poème de Voltaire; et c’est un étranger qui a tâché de rétablir la gloire d’une héroïne française, d’une héroïne dont le sort malheureux intéresserait pour elle, quand ses exploits n’exciteraient pas un juste enthousiasme. Shakespeare devait juger Jeanne d’Arc avec partialité, puisqu’il était Anglais, et néanmoins il la représente, dans sa pièce historique de Henri VI, comme une femme inspirée d’abord par le ciel, et corrompue ensuite par le démon de l’ambition. Ainsi, les Français seuls ont laissé déshonorer sa mémoire: c’est un grand tort de notre nation que de ne pas résister à la moquerie, quand elle lui est présentée sous des formes piquantes. Cependant il y a tant de place dans ce monde, et pour le sérieux et pour la gaîté, qu’on pourrait se faire une loi de ne pas se jouer de ce qui est digne de respect, sans se priver, pour cela, de la liberté de la plaisanterie.

Le sujet de Jeanne d’Arc étant tout à la fois historique et merveilleux, Schiller a entremêlé sa pièce de morceaux lyriques, et ce mélange produit un très bel effet, même à la représentation. Nous n’avons guère en français que le monologue de Polyeucte, ou les chœurs d’Athalie et d’Esther qui puissent nous en donner l’idée. La poésie dramatique est inséparable de la situation qu’elle doit peindre; c’est le récit en action, c’est le débat de l’homme avec le sort. La poésie lyrique convient presque toujours aux sujets religieux; elle élève l’âme vers le ciel, elle exprime je ne sais quelle résignation sublime qui nous saisit souvent au milieu des passions les plus agitées, et nous délivre de nos inquiétudes personnelles pour nous faire goûter un instant la paix divine.

Sans doute, il faut prendre garde que la marche progrèssive de l’intérêt ne puisse en souffrir; mais le but de l’art dramatique n’est pas uniquement de nous apprendre si le héros est tué, ou s’il se marie: le principal objet des événements représentés, c’est de servir à développer les sentiments et les caractères. Le poète a donc raison de suspendre quelquefois l’action théâtrale, pour faire entendre la musique céleste de l’âme. On peut se recueillir dans l’art comme dans la vie, et planer un moment au-dessus de tout ce qui se passe en nous-mêmes et autour de nous.

L’époque historique dans laquelle Jeanne d’Arc a vécu est particulièrement propre à faire ressortir le caractère français dans toute sa beauté, lorsqu’une foi inaltérable, un respect sans bornes pour les femmes, une générosité presque imprudente à la guerre, signalaient cette nation en Europe.

Il faut se représenter une jeune fille de seize ans, d’une taille majestueuse, mais avec des traits encore enfantins, un extérieur délicat, et n’ayant d’autre force que celle qui lui vient d’en haut: inspirée par la religion, poète dans ses actions, poète aussi dans ses paroles, quand l’esprit divin l’anime; montrant dans ses discours tantôt un génie admirable, tantôt l’ignorance absolue de tout ce que le ciel ne lui a pas révélé. C’est ainsi que Schiller a conçu le rôle de Jeanne d’Arc. Il la fait voir d’abord à Vaucouleurs dans l’habitation rustique de son père, entendant parler des revers de la France, et s’enflammant à ce récit. Son vieux père blâme sa tristesse, sa rêverie, son enthousiasme. Il ne pénètre pas le secret de l’extraordinaire, et croit qu’il y a du mal dans tout ce qu’il n’a pas l’habitude de voir. Un paysan apporte un casque qu’une Bohémienne lui a remis d’une façon toute mystérieuse. Jeanne d’Arc s’en saisit, elle le place sur sa tête, et sa famille elle-même est étonnée de l’expression de ses regards.

Elle prophétise le triomphe de la France et la défaite de ses ennemis. Un paysan, esprit fort, lui dit qu’il n’y a plus de miracle dans ce monde. «Il y en aura encore un, s’écrie-t-elle; une blanche colombe va paraître; et, avec la hardiesse d’un aigle, elle combattra les vautours qui déchirent la patrie. Il sera renversé cet orgueilleux duc de Bourgogne traître à la France; ce Talbot aux cent bras, le fléau du ciel; ce Salisbury blasphémateur: toutes ces hordes insulaires seront dispersées comme un troupeau de brebis. Le Seigneur, le Dieu des combats, sera toujours avec la colombe. Il daignera choisir une créature tremblante, et triomphera par une faible fille, car il est le Tout-Puissant».

Les sœurs de Jeanne d’Arc s’éloignent, et son père lui commande de s’occuper de ses travaux champêtres, et de rester étrangère à tous ces grands événements, dont les pauvres bergers ne doivent pas se mêler. Il sort, Jeanne d’Arc reste seule; et, prête à quitter pour jamais le séjour de son enfance, un sentiment de regret la saisit.

«Adieu, dit-elle, vous, contrées qui me fûtes si chères; vous, montagnes; vous tranquilles et fidèles vallées, adieu! Jeanne d’Arc ne viendra plus parcourir vos riantes prairies. Vous, fleurs que j’ai plantées, prospérez loin de moi. Je vous quitte, grotte sombre, fontaines rafraîchissantes. Écho, toi, la voix pure de la vallée, qui répondais à mes chants, jamais ces lieux ne me reverront. Vous, l’asile de toutes mes innocentes joies, je vous laisse pour toujours: que mes agneaux se dispersent dans les bruyères, un autre troupeau me réclame; l’esprit saint m’appelle à la sanglante carrière du péril.

«Ce n’est point un désir vaniteux ni terrestre qui m’attire, c’est la voix de celui qui s’est montré à Moïse dans le buisson ardent du mont Horeb, et lui a commandé de résister à Pharaon. C’est lui qui, toujours favorable aux bergers, appela le jeune David pour combattre le géant. Il m’a dit aussi:—Pars et rends témoignage à mon nom sur la terre. Tes membres doivent être renfermés dans le rude airain. Le fer doit couvrir ton sein délicat. Aucun homme ne doit faire éprouver à ton cœur les flammes de l’amour. La couronne de l’hyménée n’ornera jamais ta chevelure. Aucun enfant chéri ne reposera sur ton sein; mais, parmi toutes les femmes de la terre, tu recevras seule en partage les lauriers des combats. Quand les plus courageux se lassent, quand l’heure fatale de la France semble approcher, c’est toi qui porteras mon oriflamme: et tu abattras les orgueilleux conquérants, comme les épis tombent au jour de la moisson. Tes exploits changeront la roue de la fortune, tu vas apporter le salut aux héros de la France, et, dans Reims délivrée, placer la couronne sur la tête de ton roi.

«C’est ainsi que le ciel s’est fait entendre à moi. Il m’a envoyé ce casque comme un signe de sa volonté. La trempe miraculeuse de ce fer me communique sa force, et l’ardeur des anges guerriers m’enflamme; je vais me précipiter dans le tourbillon des combats; il m’entraîne avec l’impétuosité de l’orage. J’entends la voix des héros qui m’appelle; le cheval belliqueux frappe la terre, et la trompette résonne».

Cette première scène est un prologue, mais elle est inséparable de la pièce; il fallait mettre en action l’instant où Jeanne d’Arc prend sa résolution solennelle: se contenter d’en faire un récit, ce serait ôter le mouvement et l’impulsion qui transportent le spectateur dans la disposition qu’exigent les merveilles auxquelles il doit croire.

La pièce de Jeanne d’Arc marche toujours d’après l’histoire, jusqu’au couronnement à Reims. Le caractère d’Agnès Sorel est peint avec élévation et délicatesse; il fait ressortir la pureté de Jeanne d’Arc: car toutes les qualités de ce monde disparaissent à côté des vertus vraiment religieuses. Il y a un troisième caractère de femme qu’on ferait bien de supprimer en entier, c’est celui d’Isabeau de Bavière; il est grossier, et le contraste est beaucoup trop fort pour produire de l’effet. Il faut opposer Jeanne d’Arc à Agnès Sorel, l’amour divin à l’amour terrestre; mais la haine et la perversité, dans une femme, sont au-dessous de l’art; il se dégrade en les peignant.

Shakespeare a donné l’idée de la scène dans laquelle Jeanne d’Arc ramène le duc de Bourgogne à la fidélité qu’il doit à son roi; mais Schiller l’a exécutée d’une façon admirable. La vierge d’Orléans veut réveiller dans l’âme du duc cet attachement à la France, qui était si puissant alors dans tous les généreux habitants de cette belle contrée.

«Que prétends-tu? lui dit-elle: quel est donc l’ennemi que cherche ton regard meurtrier? Ce prince que tu veux attaquer est comme toi de la race royale; tu fus son compagnon d’armes. Son pays est le tien: moi-même, ne suis-je pas une fille de ta patrie? Nous tous que tu veux anéantir, ne sommes-nous pas tes amis? Nos bras sont prêts à s’ouvrir pour te recevoir, nos genoux à se plier humblement devant toi. Notre épée est sans pointe contre ton cœur; ton aspect nous intimide, et sous un casque ennemi, nous respectons encore dans tes traits la ressemblance avec nos rois».

Le duc de Bourgogne repousse les prières de Jeanne d’Arc, dont il craint la séduction surnaturelle.

«Ce n’est point, lui dit-elle, ce n’est point la nécessité qui me courbe à tes pieds, je n’y viens point comme une suppliante. Regarde autour de toi. Le camp des Anglais est en cendres, et vos morts couvrent le champ de bataille; tu entends de toutes parts les trompettes guerrières des Français: Dieu a décidé, la victoire est à nous. Nous voulons partager avec notre ami les lauriers que nous avons conquis. Oh! viens avec nous, noble transfuge; viens, c’est avec nous que tu trouveras la justice et la victoire: moi, l’envoyée de Dieu, je tends vers toi ma main de sœur. Je veux, en te sauvant, t’attirer de notre côté. Le ciel est pour la France. Des anges que tu ne vois pas combattent pour notre roi; ils sont tous parés de lis. L’étendard de notre noble cause est blanc aussi comme le lis, et la Vierge pure est son chaste symbole.

LE DUC DE BOURGOGNE.

«Les mots trompeurs du mensonge sont pleins d’artifices; mais le langage de cette femme est simple comme celui d’un enfant, et si le mauvais génie l’inspire, il sait lui souffler les paroles de l’innocence: non, je ne veux plus l’entendre. Aux armes! je me défendrai mieux en la combattant qu’en l’écoutant.

JEANNE.

«Tu m’accuses de magie! tu crois voir en moi les artifices de l’enfer! Fonder la paix, réconcilier les haines, est-ce donc là l’œuvre de l’enfer? La concorde viendrait-elle du séjour des damnés? Qu’y a-t-il d’innocent, de sacré, d’humainement bon, si ce n’est de se dévouer pour sa patrie? Depuis quand la nature est-elle si fort en combat avec elle-même, que le ciel abandonne la bonne cause et que le démon la défende? Si ce que je te dis est vrai, dans quelle source l’ai-je puisé? qui fut la compagne de ma vie pastorale? qui donc instruisit la simple fille d’un berger dans les choses royales? Jamais je ne m’étais présentée devant les souverains, l’art de la parole m’est étranger; mais à présent que j’ai besoin de t’émouvoir, une pénétration profonde m’éclaire; je m’élève aux pensées les plus hautes; la destinée des empires et des rois apparaît lumineuse à mes regards, et, à peine sortie de l’enfance, je puis diriger la foudre du ciel contre ton cœur».

A ces mots le duc de Bourgogne est ému, troublé. Jeanne d’Arc s’en aperçoit, et s’écrie: «Il a pleuré, il est vaincu; il est à nous». Les Français inclinent devant lui leurs épées et leurs drapeaux. Charles VII paraît, et le duc de Bourgogne se précipite à ses pieds.

Je regrette pour nous que ce ne soit pas un Français qui ait conçu cette scène; mais que de génie, et surtout que de naturel ne faut-il pas pour s’identifier ainsi avec tout ce qu’il y a de beau et de vrai dans tous les pays et dans tous les siècles!

Talbot, que Schiller représente comme un guerrier athée, intrépide contre le ciel même, méprisant la mort, bien qu’il la trouve horrible; Talbot, blessé par Jeanne d’Arc, meurt sur le théâtre en blasphémant. Peut-être eût-il mieux valu suivre la tradition, qui dit que Jeanne d’Arc n’avait jamais versé le sang humain, et triomphait sans tuer. Un critique, d’un goût pur et sévère, a reproché aussi à Schiller d’avoir montré Jeanne d’Arc sensible à l’amour, au lieu de la faire mourir martyre, sans qu’aucun sentiment l’eût jamais distraite de sa mission divine: c’est ainsi qu’il aurait fallu la peindre dans un poème; mais je ne sais si une âme tout à fait sainte ne produirait pas dans une pièce de théâtre le même effet que des êtres merveilleux ou allégoriques, dont on prévoit d’avance toutes les actions, et qui, n’étant point agités par les passions humaines, ne nous présentent point le combat ni l’intérêt dramatique.

Parmi les nobles chevaliers de la cour de France, le preux Dunois s’empresse le premier à demander à Jeanne d’Arc de l’épouser, et, fidèle à ses vœux, elle le refuse. Un jeune Montgommery, au milieu d’une bataille, la supplie de l’épargner, et lui peint la douleur que sa mort va causer à son père; Jeanne d’Arc rejette sa prière, et montre dans cette occasion plus d’inflexibilité que son devoir ne l’exige; mais au moment de frapper un jeune Anglais, Lionel, elle se sent tout à coup attendrie par sa figure, et l’amour entre dans son cœur. Alors toute sa puissance est détruite. Un chevalier noir comme le destin lui apparaît dans le combat, et lui conseille de ne pas aller à Reims. Elle y va néanmoins; la pompe solennelle du couronnement passe sur le théâtre; Jeanne d’Arc marche au premier rang, mais ses pas sont chancelants; elle porte en tremblant l’étendard sacré, et l’on sent que l’esprit divin ne la protège plus.

Avant d’entrer dans l’église, elle s’arrête et reste seule sur la scène. On entend de loin les instruments de fête qui accompagnent la cérémonie du sacre, et Jeanne d’Arc prononce des plaintes harmonieuses, pendant que le son des flûtes et des hautbois plane doucement dans les airs.

«Les armes sont déposées, la tempête de la guerre se tait, les chants et les danses succèdent aux combats sanguinaires. Des refrains joyeux se font entendre dans les rues; l’autel et l’église sont parés dans tout l’éclat d’une fête; des couronnes de fleurs sont suspendues aux colonnes: cette vaste ville ne contient qu’à peine le nombre des hôtes étrangers qui se précipitent pour être les témoins de l’allégresse populaire; un même sentiment remplit tous les cœurs; et ceux que séparait jadis une haine meurtrière se réunissent maintenant dans la félicité universelle: celui qui peut se nommer Français en est fier; l’antique éclat de la couronne est renouvelé, et la France obéit avec gloire au petit-fils de ses rois.

«C’est par moi que ce jour magnifique est arrivé, et cependant je ne partage point le bonheur public. Mon cœur est changé, mon coupable cœur s’éloigne de cette solennité sainte, et c’est vers le camp des Anglais, c’est vers nos ennemis que se tournent toutes mes pensées. Je dois me dérober au cercle joyeux qui m’entoure, pour cacher à tous la faute qui pèse sur mon cœur. Qui? moi! libératrice de mon pays, animée par le rayon du ciel, dois-je sentir une flamme terrestre? Moi, guerrière du Très-Haut, brûler pour l’ennemi de la France! puis-je encore regarder la chaste lumière du soleil!

«Hélas! comme cette musique m’enivre! Les sons les plus doux me rappellent sa voix, et leur enchantement semble m’offrir ses traits. Que l’orage de la guerre éclate de nouveau; que le bruit des lances retentisse autour de moi; dans l’ardeur du combat je retrouverai mon courage; mais ces accords harmonieux s’insinuent dans mon sein, et changent en mélancolie toutes les puissances de mon cœur.

«Ah! pourquoi donc ai-je vu ce noble visage? Dès cet instant j’ai été coupable. Malheureuse! Dieu veut un instrument aveugle; c’est avec des yeux aveugles que tu devais obéir. Tu l’as regardé, c’en est fait, la paix de Dieu s’est retirée de toi; et les pièges de l’enfer t’ont saisie. Ah! simple houlette des bergers, pourquoi vous ai-je échangée contre une épée? Pourquoi, reine du ciel, m’es-tu jamais apparue? Pourquoi donc ai-je entendu ta voix dans la forêt des chênes? Reprends ta couronne, je ne puis la mériter. Oui, je vois le ciel ouvert, je vois les bienheureux, et mes espérances sont dirigées vers la terre! O Vierge sainte, tu m’imposas cette vocation cruelle; pouvais-je endurcir ce cœur que le ciel avait créé pour aimer? Si tu veux manifester ta puissance, prends pour organes ceux qui, dégagés du péché, habitent dans ta demeure éternelle; envoie tes esprits immortels et purs, étrangers aux passions comme aux larmes. Mais ne choisis pas la faible fille, ne choisis point le cœur sans force d’une bergère. Que me faisaient les destins des combats et les querelles des rois! Tu as troublé ma vie, tu m’as entraînée dans les palais des princes, et là j’ai trouvé la séduction et l’erreur. Ah! ce n’était pas moi qui avais voulu ce sort».

Ce monologue est un chef-d’œuvre de poésie; un même sentiment ramène naturellement aux mêmes expressions; et c’est en cela que les vers s’accordent si bien avec les affections de l’âme: car ils transforment en une harmonie délicieuse ce qui pourrait paraître monotone dans le simple langage de la prose. Le trouble de Jeanne d’Arc va toujours croissant. Les honneurs qu’on lui rend, la reconnaissance qu’on lui témoigne, rien ne peut la rassurer, quand elle se sent abandonnée par la main toute-puissante qui l’avait élevée. Enfin, ses funestes pressentiments s’accomplissent, et de quelle manière!

Il faut, pour concevoir l’effet terrible de l’accusation de sorcellerie, se transporter dans les siècles où le soupçon de ce crime mystérieux planait sur toutes les choses extraordinaires. La croyance au mauvais principe, telle qu’elle existait alors, supposait la possibilité d’un culte affreux envers l’enfer; les objets effrayants de la nature en étaient le symbole, et des signes bizarres le langage. On attribuait à cette alliance avec le démon toutes les prospérités de la terre dont la cause n’était pas bien connue. Le mot de magie désignait l’empire du mal sans bornes, comme la Providence le règne du bonheur infini. Cette imprécation, elle est sorcière, il est sorcier, devenue ridicule de nos jours, faisait frissonner il y a quelques siècles; tous les liens les plus sacrés se brisaient quand ces paroles étaient prononcées: nul courage ne les bravait, et le désordre qu’elles mettaient dans les esprits était tel, qu’on eût dit que les démons de l’enfer apparaissaient réellement, quand on croyait les voir apparaître.

Le malheureux fanatique, père de Jeanne d’Arc, est saisi par la superstition du temps; et, loin d’être fier de la gloire de sa fille, il se présente lui-même au milieu des chevaliers et des seigneurs de la cour, pour accuser Jeanne d’Arc de sorcellerie. A l’instant, tous les cœurs se glacent d’effroi; les chevaliers, compagnons d’armes de Jeanne d’Arc, la pressent de se justifier, et elle se tait. Le roi l’interroge, et elle se tait. L’archevêque la supplie de jurer sur le crucifix qu’elle est innocente, et elle se tait. Elle ne veut pas se défendre du crime dont elle est faussement accusée, quand elle se sent coupable d’un autre crime que son cœur ne peut se pardonner. Le tonnerre se fait entendre, l’épouvante s’empare du peuple, Jeanne d’Arc est bannie de l’empire qu’elle vient de sauver. Nul n’ose s’approcher d’elle. La foule se disperse; l’infortunée sort de la ville; elle erre dans la campagne; et lorsque, abîmée de fatigue, elle accepte une boisson rafraîchissante, un enfant qui la reconnaît arrache de ses mains ce faible soulagement. On dirait que le souffle infernal dont on la croit environnée peut souiller tout ce qu’elle touche, et précipiter dans l’abîme éternel quiconque oserait la secourir. Enfin, poursuivie d’asile en asile, la libératrice de la France tombe au pouvoir de ses ennemis.

Jusque-là cette tragédie romantique, c’est ainsi que Schiller l’a nommée, est remplie de beautés du premier ordre: on peut bien y trouver quelques longueurs (jamais les auteurs allemands ne sont exempts de ce défaut); mais on voit passer devant soi des événements si remarquables, que l’imagination s’exalte à leur hauteur, et que, ne jugeant plus cette pièce comme ouvrage de l’art, on considère le merveilleux tableau qu’elle renferme comme un nouveau reflet de la sainte inspiration de l’héroïne. Le seul défaut grave qu’on puisse reprocher à ce drame lyrique, c’est le dénouement: au lieu de prendre celui qui était donné par l’histoire, Schiller suppose que Jeanne d’Arc, enchaînée par les Anglais, brise miraculeusement ses fers, va rejoindre le camp des Français, décide la victoire en leur faveur, et reçoit une blessure mortelle. Le merveilleux d’invention, à côté du merveilleux transmis par l’histoire, ôte à ce sujet quelque chose de sa gravité. D’ailleurs, qu’y avait-il de plus beau que la conduite et les réponses mêmes de Jeanne d’Arc, lorsqu’elle fut condamnée à Rouen par les grands seigneurs anglais et les évêques normands?

L’histoire raconte que cette jeune fille réunit le courage le plus inébranlable à la douleur la plus touchante; elle pleurait comme une femme, mais elle se conduisait comme un héros. On l’accusa de s’être livrée à des pratiques superstitieuses, et elle repoussa cette inculpation avec les arguments dont une personne éclairée pourrait se servir de nos jours; mais elle persista toujours à déclarer qu’elle avait eu des révélations intimes, qui l’avaient décidée dans le choix de sa carrière. Abattue par l’horreur du supplice qui la menaçait, elle rendit constamment témoignage devant les Anglais à l’énergie des Français, aux vertus du roi de France, qui cependant l’avait abandonnée. Sa mort ne fut ni celle d’un guerrier ni celle d’un martyr; mais, à travers la douceur et la timidité de son sexe, elle montra dans les derniers moments une force d’inspiration presque aussi étonnante que celle dont on l’accusait comme d’une sorcellerie. Quoi qu’il en soit, le simple récit de sa fin émeut bien plus que le dénouement de Schiller. Lorsque la poésie veut ajouter à l’éclat d’un personnage historique, il faut du moins qu’elle lui conserve avec soin la physionomie qui le caractérise: car la grandeur n’est vraiment frappante que quand on sait lui donner l’air naturel. Or, dans le sujet de Jeanne d’Arc, c’est le fait véritable qui non seulement a plus de naturel, mais plus de grandeur que la fiction.

 

La Fiancée de Messine a été composée d’après un système dramatique tout à fait différent de celui que Schiller avait suivi jusqu’alors, et auquel il est heureusement revenu. C’est pour faire admettre les chœurs sur la scène qu’il a choisi un sujet dans lequel il n’y a de nouveau que les noms; car c’est, au fond, la même chose que les Frères ennemis. Seulement Schiller a introduit de plus une sœur dont les deux frères deviennent amoureux, sans savoir qu’elle est leur sœur, et l’un tue l’autre par jalousie. Cette situation terrible en elle-même est entremêlée de chœurs qui font partie de la pièce. Ce sont les serviteurs des deux frères qui interrompent et glacent l’intérêt par leurs discussions mutuelles. La poésie lyrique qu’ils récitent tous à la fois est superbe; mais ils n’en sont pas moins, quoi qu’ils disent, des chœurs de chambellans. Le peuple entier peut seul avoir cette dignité indépendante, qui lui permet d’être un spectateur impartial. Le chœur doit représenter la postérité. Si des affections personnelles l’animaient, il serait nécessairement ridicule; car on ne concevrait pas comment plusieurs personnes diraient la même chose en même temps, si leurs voix n’étaient pas censées être l’interprète impossible des vérités éternelles.

Schiller, dans la préface qui précède la Fiancée de Messine, se plaint avec raison de ce que nos usages modernes n’ont plus ces formes populaires qui les rendaient si poétiques chez les anciens.

«Les palais, dit-il, sont fermés; les tribunaux ne se tiennent plus en plein air, devant les portes de la ville; les écrits ont pris la place de la parole vivante; le peuple lui-même, cette masse si forte et si visible, n’est presque plus qu’une idée abstraite, et les divinités des mortels n’existent plus que dans leur cœur. Il faut que le poète ouvre les palais, replace les juges sous la voûte du ciel, relève les statues des dieux, ranime enfin les images qui partout ont fait place aux idées».

Ce désir d’un autre temps, d’un autre pays, est un sentiment poétique. L’homme religieux a besoin du ciel, et le poète d’une autre terre: mais on ignore quel culte et quel siècle la Fiancée de Messine nous représente; elle sort des usages modernes, sans nous placer dans les temps antiques. Le poète y a mêlé toutes les religions ensemble; et cette confusion détruit la haute unité de la tragédie, celle de la destinée qui conduit tout. Les événements sont atroces, et cependant l’horreur qu’ils inspirent est tranquille. Le dialogue est aussi long, aussi développé que si l’affaire de tous était de parler en beaux vers; et qu’on aimât, qu’on fût jaloux, qu’on haït son frère, qu’on le tuât, sans quitter la sphère des réflexions générales et des sentiments philosophiques.

Il y a néanmoins dans la Fiancée de Messine des traces admirables du beau génie de Schiller. Quand l’un des frères a été tué par son frère jaloux, on apporte le mort dans le palais de la mère; elle ne sait point encore qu’elle a perdu son fils, et c’est ainsi que le chœur qui précède le cercueil le lui annonce:

«De tout côté le malheur parcourt les villes. Il erre en silence autour des habitations des hommes: aujourd’hui c’est à celle-ci qu’il frappe, demain c’est à celle-là; aucune n’est épargnée. Le messager douloureux et funeste tôt ou tard passera le seuil de la porte où demeure un vivant. Quand les feuilles tombent dans la saison prescrite, quand les vieillards affaiblis descendent dans le tombeau, la nature obéit en paix à ses antiques lois, à son éternel usage, l’homme n’en est point effrayé; mais sur cette terre, c’est le malheur imprévu qu’il faut craindre. Le meurtre, d’une main violente, brise les liens les plus sacrés, et la mort vient enlever dans la barque du Styx le jeune homme florissant. Quand les nuages amoncelés couvrent le ciel de deuil, quand le tonnerre retentit dans les abîmes, tous les cœurs sentent la force redoutable de la destinée; mais la foudre enflammée peut partir des hauteurs sans nuages, et le malheur s’approche comme un ennemi rusé, au milieu des jours de fête.

«N’attache donc point ton cœur à ces biens dont la vie passagère est ornée. Si tu jouis, apprends à perdre, et si la fortune est avec toi, songe à la douleur».

Quand le frère apprend que celle dont il était amoureux, et pour laquelle il a tué son frère, est sa sœur, son désespoir n’a point de bornes, et il se résout à mourir. Sa mère veut lui pardonner, sa sœur lui demande de vivre; mais il se mêle à ses remords un sentiment d’envie qui le rend encore jaloux de celui qui n’est plus.

«Ma mère, dit-il, quand le même tombeau renfermera le meurtrier et la victime, quand une même voûte couvrira nos cendres réunies, ta malédiction sera désarmée. Tes pleurs couleront également pour tes deux fils: la mort est un puissant médiateur! elle éteint les flammes de la colère, elle réconcilie les ennemis, et la pitié se penche comme une sœur attendrie sur l’urne qu’elle embrasse».

Sa mère le presse encore de ne pas l’abandonner.—«Non, lui dit-il, je ne puis vivre avec un cœur brisé. Il faut que je retrouve la joie, et que je m’unisse avec les esprits libres de l’air. L’envie a empoisonné ma jeunesse; cependant tu partageais justement ton amour entre nous deux. Penses-tu que je pusse supporter maintenant l’avantage que tes regrets donnent à mon frère sur moi? La mort nous sanctifie; dans son palais indestructible, ce qui était mortel et souillé se change en un cristal pur et brillant; les erreurs de la misérable humanité disparaissent. Mon frère serait au-dessus de moi dans ton cœur, comme les étoiles sont au-dessus de la terre, et l’ancienne rivalité qui nous a séparés pendant la vie renaîtrait pour me dévorer sans relâche. Il serait par delà ce monde, il serait dans ton souvenir l’enfant chéri, l’enfant immortel».

La jalousie qu’inspire un mort est un sentiment plein de délicatesse et de vérité. Qui pourrait en effet triompher des regrets? Les vivants égaleront-ils jamais la beauté de l’image céleste que l’ami qui n’est plus a laissée dans notre cœur? Ne nous a-t-il pas dit:—Ne m’oubliez pas.—N’est-il pas là sans défense? Où vit-il sur cette terre, si ce n’est dans le sanctuaire de notre âme? Et qui, parmi les heureux de ce monde, s’unirait jamais à nous aussi intimement que son souvenir?

CHAPITRE XX

Guillaume Tell.

Le Guillaume Tell de Schiller est revêtu de ces couleurs vives et brillantes qui transportent l’imagination dans les contrées pittoresques où la respectable conjuration du Rütli s’est passée. Dès les premiers vers, on croit entendre résonner les cors des Alpes. Ces nuages qui partagent les montagnes, et cachent la terre d’en bas à la terre la plus voisine du ciel; ces chasseurs de chamois poursuivant leur proie légère à travers les abîmes; cette vie tout à la fois pastorale et guerrière, qui combat avec la nature, et reste en paix avec les hommes: tout inspire un intérêt animé pour la Suisse; et l’unité d’action, dans cette tragédie, tient à l’art d’avoir fait de la nation même un personnage dramatique.

La hardiesse de Tell est brillamment signalée au premier acte de la pièce. Un malheureux proscrit, que l’un des tyrans subalternes de la Suisse a dévoué à la mort, veut se sauver de l’autre côté du rivage, où il peut trouver un asile. L’orage est si violent qu’aucun batelier n’ose se risquer à traverser le lac pour le conduire. Tell voit sa détresse, se hasarde avec lui sur les flots, et le fait heureusement aborder à l’autre rive. Tell est étranger à la conjuration que l’insolence de Gessler fait naître. Stauffacher, Walther Fürst et Arnold de Melchtal préparent la révolte. Tell en est le héros, mais non pas l’auteur; il ne pense point à la politique, il ne songe à la tyrannie que quand elle trouble sa vie paisible; il la repousse de son bras, quand il éprouve son atteinte; il la juge, il la condamne à son propre tribunal; mais il ne conspire pas.

Arnold de Melchtal, l’un des conjurés, s’est retiré chez Walther; il a été obligé de quitter son père, pour échapper aux satellites de Gessler; il s’inquiète de l’avoir laissé seul; il demande avec anxiété de ses nouvelles, quand tout à coup il apprend que, pour punir le vieillard de ce que son fils s’est soustrait au décret lancé contre lui, les barbares, avec un fer brûlant, l’ont privé de la vue. Quel désespoir, quelle rage peut égaler ce qu’il éprouve! Il faut qu’il se venge. S’il délivre sa patrie, c’est pour tuer les tyrans qui ont aveuglé son père; et quand les trois conjurés se lient par le serment solennel de mourir ou d’affranchir leurs citoyens du joug affreux de Gessler, Arnold s’écrie:

«Oh! mon vieux père aveugle, tu ne peux plus voir le jour de la liberté; mais nos cris de ralliement parviendront jusqu’à toi. Quand des Alpes aux Alpes des signaux de feu nous appelleront aux armes, tu entendras tomber les citadelles de la tyrannie. Les Suisses, en se pressant autour de ta cabane, feront retentir à ton oreille leurs transports de joie, et les rayons de cette fête pénétreront encore jusque dans la nuit qui t’environne».

Le troisième acte est rempli par l’action principale de l’histoire et de la pièce. Gessler a fait élever un chapeau sur une pique, au milieu de la place publique, avec ordre que tous les paysans le saluent. Tell passe devant ce chapeau sans se conformer à la volonté du gouverneur autrichien; mais, c’est seulement par inadvertance qu’il ne s’y soumet pas, car il n’était pas dans le caractère de Tell, au moins dans celui que Schiller lui a donné, de manifester aucune opinion politique: sauvage et indépendant comme les chevreuils des montagnes, il vivait libre, mais il ne s’occupait point du droit qu’il avait de l’être. Au moment où Tell est accusé de n’avoir pas salué le chapeau, Gessler arrive, portant un faucon sur sa main: déjà cette circonstance fait tableau et transporte dans le moyen âge. Le pouvoir terrible de Gessler est singulièrement en contraste avec les mœurs si simples de la Suisse, et l’on s’étonne de cette tyrannie en plein air, dont les vallées et les montagnes sont les solitaires témoins.

On raconte à Gessler la désobéissance de Tell, et Tell s’excuse en affirmant que ce n’est point avec intention, mais par ignorance, qu’il n’a point fait le salut commandé. Gessler, toujours irrité, lui dit, après quelques moments de silence:—Tell, on assure que tu es maître dans l’art de tirer de l’arbalète, et que jamais ta flèche n’a manqué d’atteindre au but.—Le fils de Tell, âgé de douze ans, s’écrie, tout orgueilleux de l’habileté de son père:—Cela est vrai, seigneur; il perce une pomme sur l’arbre à cent pas.—Est-ce là ton enfant? dit Gessler:—Oui, seigneur, répond Tell—En as-tu d’autres?—Tell: Deux garçons, seigneur?—Gessler: Lequel des deux t’est le plus cher?—Tell: Tous les deux sont mes enfants.—Gessler: Hé bien, Tell, puisque tu perces une pomme sur l’arbre à cent pas, exerce ton talent devant moi; prends ton arbalète, aussi bien tu l’as déjà dans ta main, et prépare-toi à tirer une pomme sur la tête de ton fils; mais, je te le conseille, vise bien; car si tu n’atteins pas ou la pomme ou ton fils, tu périras.—Tell: Seigneur, quelle action monstrueuse me commandez-vous! Qui! moi, lancer une flèche contre mon enfant! Non, non, vous ne le voulez pas, Dieu vous en préserve! ce n’est pas sérieusement, seigneur, que vous exigez cela d’un père.—Gessler: Tu tireras la pomme sur la tête de ton fils; je le demande et je le veux.—Tell: Moi viser la tête chérie de mon enfant! ah! plutôt mourir.—Gessler: Tu dois tirer, ou périr à l’instant même avec ton fils.—Tell: Je serais le meurtrier de mon fils! Seigneur, vous n’avez pas d’enfants, vous ne savez point ce qu’il y a dans le cœur d’un père.—Gessler: Ah Tell! te voilà tout à coup bien prudent; on m’avait dit que tu étais un rêveur, que tu aimais l’extraordinaire; hé bien! je t’en donne l’occasion, essaie ce coup hardi, vraiment digne de toi.

Tous ceux qui entourent Gessler ont pitié de Tell, et tâchent d’attendrir le barbare qui le condamne au plus affreux supplice; le vieillard, grand’père de l’enfant, se jette aux pieds de Gessler; l’enfant sur la tête duquel la pomme doit être tirée le relève et lui dit:—Ne vous mettez point à genoux devant cet homme; qu’on me dise seulement où je dois me placer: je ne crains rien pour moi; mon père atteint l’oiseau dans son vol, il ne manquera pas son coup quand il s’agit du cœur de son enfant.—Stauffacher s’avance et dit:—Seigneur, l’innocence de cet enfant ne vous touche-t-elle pas?—Gessler: Qu’on l’attache à ce tilleul.—L’Enfant: Pourquoi me lier? laissez-moi libre, je me tiendrai tranquille comme un agneau; mais si l’on veut m’enchaîner, je me débattrai avec violence.—Rodolphe, l’écuyer de Gessler, dit à l’enfant:—Consens au moins à ce qu’on te bande les yeux.—Non, répond l’enfant, non; crois-tu que je redoute le trait qui va partir de la main de mon père? Je ne sourcillerai pas en l’attendant. Allons, mon père, montre comme tu sais tirer de l’arc; ils ne le croient pas, ils se flattent de nous perdre; hé bien, trompe leur méchant espoir; que la flèche soit lancée, et qu’elle atteigne au but.—Allons.

L’Enfant se place sous le tilleul, et l’on pose la pomme sur sa tête; alors les Suisses se pressent de nouveau autour de Gessler pour en obtenir la grâce de Tell.—Pensais-tu, dit Gessler en s’adressant à Tell, pensais-tu que tu pourrais te servir impunément des armes meurtrières? Elles sont dangereuses aussi pour celui qui les porte; ce droit insolent d’être armé, que les paysans s’arrogent, offense le maître de ses contrées; celui qui commande doit seul être armé. Vous vous réjouissez tant de votre arc et de vos flèches, c’est à moi de vous donner un but pour les exercer.—Faites place, s’écrie Tell, faites place.—Tous les spectateurs frémissent. Il veut tendre son arc, la force lui manque; un vertige l’empêche de voir; il conjure Gessler de lui accorder la mort. Gessler est inflexible. Tell hésite encore longtemps, dans, une affreuse anxiété: tantôt il regarde Gessler, tantôt le ciel, puis tout à coup il tire de son carquois une seconde flèche et la met dans sa ceinture. Il se penche en avant, comme s’il voulait suivre le trait qu’il lance; la flèche part, le peuple s’écrie:—Vive l’enfant!—Le fils s’élance dans les bras de son père, et lui dit:—Mon père, voici la pomme que ta flèche a percée; je savais bien que tu ne me blesserais pas.—Le père anéanti tombe à terre, tenant son enfant dans ses bras. Les compagnons de Tell le relèvent, et le félicitent. Gessler s’approche, et lui demande dans quel dessein il avait préparé une seconde flèche. Tell refuse de le dire. Gessler insiste. Tell demande une sauvegarde pour sa vie, s’il répond avec vérité; Gessler l’accorde. Tell alors, le regardant avec des yeux vengeurs, lui dit:—Je voulais lancer contre vous cette flèche, si la première avait frappé mon fils; et, croyez-moi, celle-là ne vous aurait pas manqué.—Gessler, furieux à ces mots, ordonne que Tell soit conduit en prison.

Cette scène a, comme on peut le voir, toute la simplicité d’une histoire racontée dans une ancienne chronique. Tell n’est point représenté comme un héros de tragédie, il n’avait point voulu braver Gessler: il ressemble en tout à ce que sont d’ordinaire les paysans de l’Helvétie, calmes dans leurs habitudes, amis du repos, mais terribles quand on agite dans leur âme les sentiments que la vie champêtre y tient assoupis. On voit encore près d’Altorf, dans le canton d’Uri, une statue de pierre grossièrement travaillée, qui représente Tell et son fils, après que la pomme a été tirée. Le père tient d’une main son fils, et de l’autre il presse son arc sur son cœur, pour le remercier de l’avoir si bien servi.

Tell est conduit enchaîné sur la même barque dans laquelle Gessler traverse le lac de Lucerne; l’orage éclate pendant le passage; l’homme barbare a peur et demande du secours à sa victime: on détache les liens de Tell, il conduit lui-même la barque au milieu de la tempête, et s’approchant des rochers il s’élance sur le rivage escarpé. Le récit de cet événement commence le quatrième acte. A peine arrivé dans sa demeure, Tell est averti qu’il ne peut espérer d’y vivre en paix avec sa femme et ses enfants, et c’est alors qu’il prend la résolution de tuer Gessler. Il n’a point pour but d’affranchir son pays du joug étranger, il ne sait pas si l’Autriche doit ou non gouverner la Suisse; il sait qu’un homme a été injuste envers un homme; il sait qu’un père a été forcé de lancer une flèche près du cœur de son enfant, et il pense que l’auteur d’un tel forfait doit périr.

Son monologue est superbe: il frémit du meurtre, et cependant il n’a pas le moindre doute sur la légitimité de sa résolution. Il compare l’innocent usage qu’il a fait jusqu’à ce jour de sa flèche, à la chasse et dans les jeux, avec la sévère action qu’il va commettre: il s’assied sur un banc de pierre, pour attendre au détour d’un chemin Gessler qui doit passer.—«Ici, dit-il, s’arrête le pèlerin, qui continue son voyage après un court repos; le moine pieux qui va pour accomplir sa mission sainte, le marchand qui vient des pays lointains, et traverse cette route pour aller à l’autre extrémité du monde: tous poursuivent leur chemin pour achever leurs affaires, et mon affaire à moi, c’est le meurtre! Jadis le père ne rentrait jamais dans sa maison sans réjouir ses enfants, en leur rapportant quelques fleurs des Alpes, un oiseau rare, un coquillage précieux, tel qu’on en trouve sur les montagnes; et maintenant ce père est assis sur le rocher, et des pensées de mort l’occupent; il veut la vie de son ennemi; mais il la veut pour vous, mes enfants, pour vous protéger, pour vous défendre; c’est pour sauver vos jours et votre douce innocence qu’il tend son arc vengeur».

Peu de temps après on aperçoit de loin Gessler descendre de la montagne. Une malheureuse femme dont il fait languir le mari dans les prisons, se jette à ses pieds et le conjure de lui accorder sa délivrance; il la méprise et la repousse: elle insiste encore; elle saisit la bride de son cheval, et lui demande de l’écraser sous ses pas, ou de lui rendre celui qu’elle aime. Gessler indigné contre ses plaintes, se reproche de laisser encore trop de liberté au peuple suisse.—Je veux, dit-il, briser leur résistance opiniâtre; je veux courber leur audacieux esprit d’indépendance; je veux publier une loi nouvelle dans ce pays; je veux...—Comme il prononce ce mot, la flèche mortelle l’atteint; il tombe en s’écriant:—C’est le trait de Tell.—Tu dois le reconnaître, s’écrie Tell du haut du rocher.—Les acclamations du peuple se font bientôt entendre, et les libérateurs de la Suisse remplissent le serment qu’ils avaient fait de s’affranchir du joug de l’Autriche.

Il semble que la pièce devrait finir naturellement là, comme celle de Marie Stuart à sa mort; mais dans l’une et l’autre Schiller a ajouté une espèce d’appendice ou d’explication, qu’on ne peut plus écouter quand la catastrophe principale est terminée. Élisabeth reparaît après l’exécution de Marie; on est témoin de son trouble et de sa douleur en apprenant le départ de Leicester pour la France. Cette justice poétique doit se supposer, et non se représenter; le spectateur ne soutient pas la vue d’Élisabeth, après avoir été témoin des derniers moments de Marie. Dans Guillaume Tell, au cinquième acte, Jean le Parricide, qui assassina son oncle l’empereur Albert, parce qu’il lui refusait son héritage, vient, déguisé en moine, demander un asile à Tell; il se persuade que leurs actions sont pareilles, et Tell le repousse avec horreur, en lui montrant combien leurs motifs sont différents. C’est une idée juste et ingénieuse, que de mettre en opposition ces deux hommes; toutefois ce contraste qui plaît à la lecture, ne réussit point au théâtre. L’esprit est de très peu de chose dans les effets dramatiques; il en faut pour les préparer, mais s’il en fallait pour les sentir, le public même le plus spirituel s’y refuserait.

On supprime au théâtre l’acte accessoire de Jean le Parricide, et la toile tombe au moment où la flèche perce le cœur de Gessler. Peu de temps après la première représentation de Guillaume Tell, le trait mortel atteignit aussi le digne auteur de ce bel ouvrage. Gessler périt au moment où les desseins les plus cruels l’occupaient; Schiller n’avait dans son âme que de généreuses pensées. Ces deux volontés si contraires, la mort, ennemie de tous les projets de l’homme, les a de même brisées.

CHAPITRE XXI

Gœtz de Berlichingen et le comte d’Egmont.

La carrière dramatique de Gœthe peut être considérée sous deux rapports différents. Dans les pièces qu’il a faites pour être représentées, il y a beaucoup de grâce et d’esprit, mais rien de plus. Dans ceux de ses ouvrages dramatiques, au contraire, qu’il est très difficile de jouer, on trouve un talent extraordinaire. Il paraît que le génie de Gœthe ne peut se renfermer dans les limites du théâtre; quand il veut s’y soumettre, il perd une portion de son originalité, et ne la retrouve tout entière que quand il peut mêler à son gré tous les genres. Un art, quel qu’il soit, ne saurait être sans bornes; la peinture, la sculpture, l’architecture, sont soumises à des lois qui leur sont particulières, et de même l’art dramatique ne produit de l’effet qu’à de certaines conditions: ces conditions restreignent quelquefois le sentiment et la pensée; mais l’ascendant du spectacle est tel sur les hommes rassemblés, qu’on a tort de ne pas se servir de cette puissance, sous prétexte qu’elle exige des sacrifices que ne ferait pas l’imagination livrée à elle-même. Comme il n’y a pas en Allemagne une capitale où l’on trouve réuni tout ce qu’il faut pour avoir un bon théâtre, les ouvrages dramatiques sont beaucoup plus souvent lus que joués: et de là vient que les auteurs composent leurs ouvrages d’après le point de vue de la lecture, et non pas d’après celui de la scène.

Gœthe fait presque toujours de nouveaux essais en littérature. Quand le goût allemand lui paraît pencher vers un excès quelconque, il tente aussitôt de lui donner une direction opposée. On dirait qu’il administre l’esprit de ses contemporains comme son empire, et que ses ouvrages sont des décrets, qui tour à tour autorisent ou bannissent les abus qui s’introduisent dans l’art.

Gœthe était fatigué de l’imitation des pièces françaises en Allemagne, et il avait raison; car un Français même le serait aussi. En conséquence il composa un drame historique à la manière de Shakespeare, Gœtz de Berlichingen. Cette pièce n’était pas destinée au théâtre; mais on pouvait cependant la représenter, comme toutes celles de Shakespeare du même genre. Gœthe a choisi la même époque de l’histoire que Schiller dans ses Brigands; mais, au lieu de montrer un homme qui s’affranchit de tous les liens de la morale et de la société, il a peint un vieux chevalier, sous le règne de Maximilien, défendant encore la vie chevaleresque, et l’existence féodale des seigneurs, qui donnaient tant d’ascendant à leur valeur personnelle.

Gœtz de Berlichingen fut surnommé la Main-de-Fer, parce que, ayant perdu sa main droite à la guerre, il s’en fit faire une à ressort, avec laquelle il saisissait très bien la lance; c’était un chevalier célèbre dans son temps par son courage et sa loyauté. Ce modèle est heureusement choisi pour représenter quelle était l’indépendance des nobles, avant que l’autorité du gouvernement pesât sur tous. Dans le moyen âge, chaque château était une forteresse, chaque seigneur un souverain. L’établissement des troupes de ligne et l’invention de l’artillerie changèrent tout à fait l’ordre social; il s’introduisit une espèce de force abstraite qu’on nomme État ou Nation; mais les individus perdirent graduellement toute leur importance. Un caractère tel que celui de Gœtz dut souffrir de ce changement lorsqu’il s’opéra.

L’esprit militaire a toujours été plus rude en Allemagne que partout ailleurs, et c’est là qu’on peut se figurer véritablement ces hommes de fer dont on voit encore les images dans les arsenaux de l’Empire. Néanmoins la simplicité des mœurs chevaleresques est peinte dans la pièce de Gœthe avec beaucoup de charmes. Ce vieux Gœtz, vivant dans les combats, dormant avec son armure, sans cesse à cheval, ne se reposant que quand il est assiégé, employant tout pour la guerre, ne voyant qu’elle; ce vieux Gœtz, dis-je, donne la plus haute idée de l’intérêt et de l’activité que la vie avait alors. Ses qualités comme ses défauts sont fortement prononcés; rien n’est plus généreux que son attachement pour Weislingen, autrefois son ami, depuis son adversaire, et souvent même traître envers lui. La sensibilité que montre un intrépide guerrier, remue l’âme d’une façon toute nouvelle; nous avons du temps pour aimer, dans notre vie oisive; mais ces éclairs d’émotion qui font lire au fond du cœur, à travers une existence orageuse, causent un attendrissement profond. On a si peur de rencontrer l’affectation dans le plus beau don du ciel, dans la sensibilité, que l’on préfère quelquefois la rudesse elle-même comme garant de la franchise.

La femme de Gœtz s’offre à l’imagination telle qu’un ancien portrait de l’école flamande, où le vêtement, le regard, la tranquillité même de l’attitude, annoncent une femme soumise à son époux, ne connaissant que lui, n’admirant que lui, et se croyant destinée à le servir, comme il l’est à la défendre. On voit en contraste avec cette femme par excellence, une créature tout à fait perverse, Adélaïde, qui séduit Weislingen, et le fait manquer à ce qu’il avait promis à son ami; elle l’épouse, et bientôt lui devient infidèle. Elle se fait aimer avec passion de son page, et trouble ce malheureux jeune homme au point de l’entraîner à donner à son maître une coupe empoisonnée. Ces traits sont forts, mais peut-être est-il vrai que, quand les mœurs sont très pures en général, celle qui s’en écarte est bientôt entièrement corrompue; le désir de plaire n’est de nos jours qu’un lien d’affection et de bienveillance; mais dans la vie sévère et domestique d’autrefois, c’était un égarement qui pouvait entraîner à tous les autres. Cette criminelle Adélaïde donne lieu à l’une des plus belles scènes de la pièce, la séance du tribunal secret.

Des juges mystérieux, inconnus l’un à l’autre, toujours masqués, et se rassemblant pendant la nuit, punissaient dans le silence, et gravaient seulement sur le poignard qu’ils enfonçaient dans le sein du coupable ce mot terrible: TRIBUNAL SECRET. Ils prévenaient le condamné, en faisant crier trois fois sous les fenêtres de sa maison: Malheur, malheur, malheur! Alors l’infortuné savait que partout, dans l’étranger, dans son concitoyen, dans son parent même, il pouvait trouver son meurtrier. La solitude, la foule, les villes, les campagnes, tout était rempli par la présence invisible de cette conscience armée qui poursuivait les criminels. On conçoit comment cette terrible institution pouvait être nécessaire, dans un temps où chaque homme était fort contre tous, au lieu que tous doivent être forts contre chacun. Il fallait que la justice surprît le criminel avant qu’il pût s’en défendre: mais cette punition, qui planait dans les airs comme une ombre vengeresse, cette sentence mortelle, que pouvait receler le sein même d’un ami, frappait d’une invincible terreur.

C’est encore un beau moment que celui où Gœtz, voulant se défendre dans son château, ordonne qu’on arrache le plomb de ses fenêtres pour en faire des balles. Il y a dans cet homme un mépris de l’avenir, et une intensité de force dans le présent, tout à fait admirables. Enfin Gœtz voit périr tous ses compagnons d’armes; il reste blessé, captif, et n’ayant auprès de lui que son épouse et sa sœur. Il n’est plus entouré que de femmes, lui qui voulait vivre au milieu d’hommes, et d’hommes indomptables, pour exercer avec eux la puissance de son caractère et de son bras. Il songe au nom qu’il doit laisser après lui; il réfléchit, puisqu’il va mourir. Il demande à voir encore une fois le soleil, pense à Dieu dont il ne s’est point occupé, mais dont il n’a jamais douté, et meurt courageux et sombre, regrettant la guerre plus que la vie.

On aime beaucoup cette pièce en Allemagne; les mœurs et les costumes nationaux de l’ancien temps y sont fidèlement représentés, et tout ce qui tient à la chevalerie ancienne remue le cœur des Allemands. Gœthe, le plus insouciant de tous les hommes, parce qu’il est sûr de gouverner son public, ne s’est pas donné la peine de mettre sa pièce en vers; c’est le dessin d’un grand tableau, mais un dessin à peine achevé. On sent dans l’écrivain une telle impatience de tout ce qui pourrait ressembler à l’affectation, qu’il dédaigne même l’art nécessaire pour donner une forme durable à ce qu’il compose. Il y a des traits de génie çà et là dans son drame, comme des coups de pinceau de Michel-Ange; mais c’est un ouvrage qui laisse ou plutôt qui fait désirer beaucoup de choses. Le règne de Maximilien, pendant lequel l’événement principal se passe, n’y est pas assez caractérisé. Enfin, on oserait reprocher à Gœthe de n’avoir pas mis assez d’imagination dans la forme et dans le langage de cette pièce. C’est volontairement et par système qu’il s’y est refusé; il a voulu que ce drame fût la chose même, et il faut que le charme de l’idéal préside à tout dans les ouvrages dramatiques. Les personnages des tragédies sont toujours en danger d’être vulgaires ou factices, et le génie doit les préserver également de l’un et de l’autre inconvénient. Shakespeare ne cesse pas d’être poète dans ses pièces historiques, ni Racine d’observer exactement les mœurs des Hébreux, dans sa tragédie lyrique d’Athalie. Le talent dramatique ne saurait se passer ni de la nature, ni de l’art; l’art ne tient en rien à l’artifice, c’est une inspiration parfaitement vraie et spontanée, qui répand sur les circonstances particulières l’harmonie universelle, et sur les moments passagers la dignité des souvenirs durables.


Le Comte d’Egmont me paraît la plus belle des tragédies de Gœthe: il l’a écrite, sans doute, lorsqu’il composait Werther: la même chaleur d’âme se retrouve dans ces deux ouvrages. La pièce commence au moment où Philippe II, fatigué de la douceur du gouvernement de Marguerite de Parme, dans les Pays-Bas, envoie le duc d’Albe pour la remplacer. Le roi est inquiet de la popularité qu’ont acquise le prince d’Orange et le comte d’Egmont; il les soupçonne de favoriser en secret les partisans de la réformation. Tout est réuni pour donner l’idée la plus séduisante du comte d’Egmont; on le voit adoré de ses soldats, à la tête desquels il a remporté tant de victoires. La princesse espagnole se fie à sa fidélité, bien qu’elle sache par lui-même combien il blâme la sévérité dont on use envers les protestants; les citoyens de la ville de Bruxelles le considèrent comme le défenseur de leurs libertés auprès du trône; enfin le prince d’Orange, dont la politique profonde et la prudence silencieuse sont si connues dans l’histoire, relève encore la généreuse imprudence du comte d’Egmont, en le suppliant vainement de partir avec lui avant l’arrivée du duc d’Albe. Le prince d’Orange est un caractère noble et sage; un dévouement héroïque, mais inconsidéré, peut seul résister à ses conseils. Le comte d’Egmont ne veut pas abandonner les habitants de Bruxelles; il se confie à son sort, parce que ses victoires lui ont appris à compter sur les faveurs de la fortune, et que toujours il conserve dans les affaires publiques les qualités qui ont rendu sa vie militaire si brillante. Ces belles et dangereuses qualités intéressent à sa destinée; on ressent pour lui des craintes que son âme intrépide ne saurait jamais éprouver; tout l’ensemble de son caractère est peint avec beaucoup d’art, par l’impression même qu’il produit sur les diverses personnes dont il est entouré. Il est aisé de tracer un portrait spirituel du héros d’une pièce; il faut plus de talent pour le faire agir et parler conformément à ce portrait; il en faut plus encore pour le faire connaître par l’admiration qu’il inspire aux soldats, au peuple, aux grands seigneurs, à tous ceux enfin qui se trouvent en relation avec lui.

Le comte d’Egmont aime une jeune fille, Clara, née dans la classe des bourgeois de Bruxelles; il va la voir dans son obscure retraite. Cet amour tient plus de place dans le cœur de la jeune fille que dans le sien; l’imagination de Clara est tout entière subjuguée par l’éclat du comte d’Egmont, par le prestige éblouissant de son héroïque valeur et de sa brillante renommée. Egmont a dans son amour de la bonté et de la douceur; il se repose auprès de cette jeune personne des inquiétudes et des affaires.—«On te parle, lui dit-il, de cet Egmont, silencieux, sévère, imposant; c’est lui qui doit lutter avec les événements et les hommes; mais celui qui est simple, aimant, confiant, heureux; cet Egmont là, Clara, c’est le tien». L’amour d’Egmont pour Clara ne suffirait pas à l’intérêt de la pièce; mais quand le malheur vient s’y mêler, ce sentiment, qui ne paraissait que dans le lointain, acquiert une admirable force.

On apprend l’arrivée des Espagnols, ayant le duc d’Albe à leur tête; la terreur que répand ce peuple sévère, au milieu de la nation joyeuse de Bruxelles, est supérieurement décrite. A l’approche d’un grand orage, les hommes rentrent dans leurs maisons, les animaux tremblent, les oiseaux volent près de la terre, et semblent y chercher un asile; la nature entière se prépare au fléau qui la menace: ainsi l’effroi s’empare des malheureux habitants de la Flandre. Le duc d’Albe ne veut point faire arrêter le comte d’Egmont au milieu de Bruxelles; il craint le soulèvement du peuple, et voudrait attirer sa victime dans son propre palais, qui domine la ville et touche à la citadelle. Il se sert de son jeune fils, Ferdinand, pour décider celui qu’il veut perdre à venir chez lui. Ferdinand est plein d’admiration pour le héros de la Flandre; il ne soupçonne point les terribles desseins de son père, et montre au comte d’Egmont un enthousiasme qui persuade à ce franc chevalier que le père d’un tel fils n’est pas son ennemi. Egmont consent à se rendre chez le duc d’Albe; le perfide et fidèle représentant de Philippe II l’attend avec une impatience qui fait frémir; il se met à la fenêtre, et l’aperçoit de loin, monté sur un superbe cheval qu’il a conquis dans l’une des batailles dont il est sorti vainqueur. Le duc d’Albe est rempli d’une cruelle joie, à chaque pas que fait Egmont vers son palais; il se trouble quand le cheval s’arrête; son misérable cœur bat pour le crime; et quand Egmont entre dans la cour, il s’écrie:—Un pied dans la tombe, deux; la grille se referme, il est à moi.

Le comte d’Egmont paraît; le duc d’Albe s’entretient assez longtemps avec lui sur le gouvernement des Pays-Bas, et la nécessité d’employer la rigueur pour contenir les opinions nouvelles. Il n’a plus d’intérêt à tromper Egmont, et cependant il se plaît dans sa ruse, et veut la savourer encore quelques instants; à la fin il révolte l’âme généreuse du comte d’Egmont, et l’irrite par la dispute, pour arracher de lui quelques paroles violentes. Il veut se donner l’air d’être provoqué, et de faire par un premier mouvement, ce qu’il a combiné d’avance. D’où viennent tant de précautions envers l’homme qui est en sa puissance, et qu’il fera périr dans quelques heures? C’est qu’il y a toujours dans l’assassin politique un désir confus de se justifier, même auprès de sa victime; il veut dire quelque chose pour son excuse, alors même que ce qu’il dit ne peut persuader ni lui-même ni personne. Peut-être aucun homme n’est-il capable d’aborder le crime sans subterfuge; aussi la véritable moralité des ouvrages dramatiques ne consiste-t-elle pas dans la justice poétique dont l’auteur dispose à son gré, et que l’histoire a si souvent démentie, mais dans l’art de peindre le vice et la vertu de manière à inspirer la haine pour l’un et l’amour pour l’autre.

A peine le bruit de l’arrestation du comte d’Egmont est-il répandu dans Bruxelles, qu’on sait qu’il va périr. Personne ne s’attend plus à la justice, ses partisans épouvantés n’osent plus dire un mot pour sa défense; bientôt le soupçon sépare ceux qu’un même intérêt réunit. Une apparente soumission naît de l’effroi que chacun inspire, en le ressentant à son tour, et la terreur que tous font éprouver à tous, cette lâcheté populaire qui succède si vive à l’exaltation, est admirablement peinte en cette circonstance.

La seule Clara, cette jeune fille timide, qui ne sortait jamais de sa maison, vient sur la place publique de Bruxelles, rassemble par ses cris les citoyens dispersés, et leur rappelle leur enthousiasme pour Egmont, leur serment de mourir pour lui; tous ceux qui l’entendent frémissent. «Jeune fille, lui dit un citoyen de Bruxelles, ne parle pas d’Egmont; son nom donne la mort».—«Moi, s’écrie Clara, je ne prononcerais pas son nom! ne l’avez-vous pas tous invoqué mille fois? n’est-il pas écrit en tout lieu? n’ai-je pas vu les étoiles du ciel même en former les lettres brillantes? Moi, ne pas le nommer! Que faites-vous, hommes honnêtes? votre esprit est-il troublé, votre raison perdue? Ne me regardez donc pas avec cet air inquiet et craintif, ne baissez donc pas les yeux avec effroi: ce que je demande, c’est ce que vous désirez; ma voix n’est-elle pas la voix de votre cœur? qui de vous, cette nuit même, ne se prosternera pas devant Dieu pour lui demander la vie d’Egmont? Interrogez-vous l’un et l’autre; qui de vous, dans sa maison, ne dira pas: la liberté d’Egmont ou la mort?

Un Citoyen de Bruxelles.

«Dieu nous préserve de vous écouter plus longtemps! il en résulterait quelque malheur.

Clara.

«Restez, restez! ne vous éloignez point, parce que je parle de celui au-devant duquel vous vous pressiez avec tant d’ardeur, quand la rumeur publique annonçait son arrivée, quand chacun s’écriait: Egmont vient, il vient. Alors les habitants des rues par lesquelles il devait passer s’estimaient heureux: dès qu’on entendait les pas de son cheval, chacun abandonnait son travail pour courir à sa rencontre, et le rayon qui partait de son regard colorait d’espérance et de joie vos visages abattus. Quelques-uns d’entre vous portaient leurs enfants sur le seuil de la porte, et les élevant dans leurs bras s’écriaient:—Voyez, c’est le grand Egmont, c’est lui, lui qui vous vaudra des temps plus heureux que ceux qu’ont supportés vos pauvres pères.—Vos enfants vous demanderont ce que sont devenus ces temps que vous leur avez promis? Eh quoi! nous perdons nos moments en paroles, vous êtes oisifs, vous le trahissez»!—Brackenbourg, l’ami de Clara, la conjure de s’en aller.—«Que dira votre mère»? s’écrie-t-il.

Clara.

«Penses-tu que je sois un enfant ou une insensée? Non, il faut qu’ils m’entendent; écoutez-moi, citoyens: Je vois que vous êtes troublés, et que vous ne pouvez vous-mêmes vous reconnaître à travers les dangers qui vous menacent; laissez-moi porter vos regards sur le passé, hélas! le passé d’hier. Songez à l’avenir; pouvez-vous vivre, vous laissera-t-on vivre? s’il périt. C’est avec lui que s’éteint le dernier souffle de votre liberté. Que n’était-il pas pour vous! Pour qui s’est-il donc exposé à des périls sans nombre? Ses blessures, ils les a reçues pour vous; cette grande âme tout entière occupée de vous, est maintenant renfermée dans un cachot, et les pièges du meurtre l’environnent; il pense à vous, il espère peut-être en vous. Il a besoin pour la première fois de vos secours, lui qui jusqu’à ce jour n’a fait que vous combler de ses dons.

Un Citoyen de Bruxelles, à Brackenbourg.

«Éloignez-la; elle nous afflige.

Clara.

«Eh quoi! je n’ai point de force, point de bras habiles aux armes comme les vôtres; mais j’ai ce qui vous manque, le courage et le mépris du péril: ne puis-je donc pas vous pénétrer de mon âme? Je veux aller au milieu de vous: un étendard sans défense a rallié souvent une noble armée; mon esprit sera comme une flamme en avant de vos pas; l’enthousiasme, l’amour, réuniront enfin ce peuple chancelant et dispersé».

Brackenbourg avertit Clara que l’on aperçoit non loin d’eux des soldats espagnols qui pourraient l’entendre.—«Mon amie, lui dit-il, voyez dans quel lieu nous sommes.

Clara.

«Dans quel lieu! sous le ciel, dont la voûte magnifique semblait s’incliner avec complaisance sur la tête d’Egmont quand il paraissait. Conduisez-moi dans sa prison, vous connaissez la route du vieux château; guidez mes pas, je vous suivrai».—Brackenbourg entraîne Clara chez elle, et sort de nouveau pour s’informer du comte d’Egmont: il revient; et Clara, dont la dernière résolution est prise, exige qu’il lui raconte ce qu’il a pu savoir.

«Est-il condamné? s’écrie-t-elle.

Brackenbourg.

«Il l’est, je n’en puis douter.

Clara.

«Vit-il encore?

Brackenbourg.

«Oui.

Clara.

«Et comment peux-tu me l’assurer? la tyrannie tue dans la nuit l’homme généreux et cache son sang aux yeux de tous. Ce peuple accablé repose, et rêve qu’il le sauvera; et, pendant ce temps, son âme indignée a déjà quitté ce monde. Il n’est plus, ne me trompe pas; il n’est plus.

Brackenbourg.

«Non, je vous le répète, hélas! il vit, parce que les Espagnols destinent au peuple qu’ils veulent opprimer un effrayant spectacle, un spectacle qui doit briser tous les cœurs où respire encore la liberté.

Clara.

«Tu peux parler maintenant: moi aussi j’entendrai tranquillement ma sentence de mort; je m’approche déjà de la région des bienheureux; déjà la consolation me vient de cette contrée de paix: parle.

Brackenbourg.

«Les bruits qui circulent et la garde doublée m’ont fait soupçonner qu’on préparait cette nuit sur la place publique quelque chose de redoutable. Je suis arrivé par des détours dans une maison dont la fenêtre donnait sur cette place; le vent agitait les flambeaux qu’un cercle nombreux de soldats espagnols portaient dans leurs mains; et, comme je m’efforçais de regarder à travers cette lueur incertaine, j’aperçois en frémissant un échafaud élevé; plusieurs étaient occupés à couvrir les planches d’un drap noir, et déjà les marches de l’escalier étaient revêtues de ce deuil funèbre: on eût dit qu’on célébrait la consécration d’un sacrifice horrible. Un crucifix blanc, qui brillait pendant la nuit comme de l’argent, était placé sur l’un des côtés de l’échafaud. La terrible certitude était là devant mes yeux; mais les flambeaux par degrés s’éteignirent; bientôt tous les objets disparurent, et l’œuvre criminelle de la nuit rentra dans le sein des ténèbres».

Le fils du duc d’Albe découvre qu’on s’est servi de lui pour perdre Egmont; il veut le sauver à tout prix; Egmont ne lui demande qu’un service, c’est de protéger Clara, quand il ne sera plus; mais on apprend qu’elle s’est donné la mort pour ne pas survivre à celui qu’elle aime. Egmont périt, et l’amer ressentiment de Ferdinand contre son père est la punition du duc d’Albe, qui, dit-on, n’aima rien sur la terre que ce fils.

Il me semble qu’avec quelques changements il serait possible d’adapter ce plan à la forme française. J’ai passé sous silence quelques scènes qu’on ne pourrait point introduire sur notre théâtre. D’abord, celle qui commence la tragédie: des soldats d’Egmont et des bourgeois de Bruxelles s’entretiennent entre eux de ses exploits; ils racontent, dans un dialogue naturel et piquant, les principales actions de sa vie, et font sentir dans leur langage et leurs récits la haute confiance qu’il leur inspire. C’est ainsi que Shakespeare prépare l’entrée de Jules-César, et le camp de Walstein est composé dans le même but. Mais nous ne supporterions pas en France le mélange du ton populaire avec la dignité tragique, et c’est ce qui donne souvent de la monotonie à nos tragédies du second ordre. Les mots pompeux et les situations toujours héroïques sont nécessairement en petit nombre: d’ailleurs l’attendrissement pénètre rarement jusqu’au fond de l’âme, quand on ne captive pas l’imagination par des détails simples mais vrais, qui donnent de la vie aux moindres circonstances.

Clara est représentée au milieu d’un intérieur singulièrement bourgeois, sa mère est très vulgaire; celui qui doit l’épouser a pour elle un sentiment passionné, mais on n’aime pas à se représenter Egmont comme le rival d’un homme du peuple; tout ce qui entoure Clara sert, il est vrai, à relever la pureté de son âme; néanmoins on n’admettrait pas en France dans l’art dramatique l’un des principes de l’art pittoresque, l’ombre qui fait ressortir la lumière. Comme on voit l’une et l’autre simultanément dans un tableau, on reçoit tout à la fois l’effet de toutes deux; il n’en est pas ainsi dans une pièce de théâtre, où l’action est successive; la scène qui blesse n’est pas tolérée, en considération du reflet avantageux qu’elle doit jeter sur la scène suivante; et l’on exige que l’opposition consiste dans des beautés différentes, mais qui soient toujours des beautés.

La fin de la tragédie de Gœthe n’est point en harmonie avec l’ensemble; le comte d’Egmont s’endort quelques instants avant de marcher à l’échafaud; Clara, qui n’est plus, lui apparaît pendant son sommeil environnée d’un éclat céleste, et lui annonce que la cause de la liberté qu’il a servie doit triompher un jour: ce dénoûment merveilleux ne peut convenir à une pièce historique. Les Allemands, en général, sont embarrassés lorsqu’il s’agit de finir; et c’est surtout à eux que pourrait s’appliquer ce proverbe des Chinois: Quand on a dix pas à faire, neuf est la moitié du chemin. L’esprit nécessaire pour terminer quoi que ce soit, exige une sorte d’habileté et de mesure qui ne s’accorde guère avec l’imagination vague et indéfinie que les Allemands manifestent dans tous leurs ouvrages. D’ailleurs il faut de l’art, et beaucoup d’art, pour trouver un dénoûment, car il y en a rarement dans la vie; les faits s’enchaînent les uns aux autres, et leurs conséquences se perdent dans la suite des temps. La connaissance du théâtre seule apprend à circonscrire l’événement principal, et à faire concourir tous les accessoires au même but. Mais, combiner les effets semble presque aux Allemands de l’hypocrisie, et le calcul leur paraît inconciliable avec l’inspiration.

Gœthe est cependant de tous leurs écrivains celui qui aurait le plus de moyens pour accorder ensemble l’habileté de l’esprit avec son audace; mais il ne daigne pas se donner la peine de ménager les situations dramatiques de manière à les rendre théâtrales. Quand elles sont belles en elles-mêmes, il ne s’embarrasse pas du reste. Le public allemand qu’il a pour spectateur à Weimar, ne demande pas mieux que de l’attendre et de le deviner; aussi patient, aussi intelligent que le chœur des Grecs, au lieu d’exiger seulement qu’on l’amuse, comme le font d’ordinaire les souverains, peuples ou rois, il se mêle lui-même de son plaisir, en analysant, en expliquant ce qui ne le frappe pas d’abord; un tel public est lui-même artiste dans ses jugements.

CHAPITRE XXII

Iphigénie en Tauride, Torquato Tasso, etc.

On donnait en Allemagne des drames bourgeois, des mélodrames, des pièces à grand spectacle, remplies de chevaux et de chevalerie. Gœthe voulut ramener la littérature à la sévérité de l’antique, et il composa son Iphigénie en Tauride, qui est le chef-d’œuvre de la poésie classique chez les Allemands. Cette tragédie rappelle le genre d’impression qu’on reçoit en contemplant les statues grecques; l’action en est si imposante et si tranquille, qu’alors même que la situation des personnages change, il y a toujours en eux une sorte de dignité qui fixe dans le souvenir chaque moment comme durable.

Le sujet d’Iphigénie en Tauride est si connu, qu’il était difficile de le traiter d’une manière nouvelle; Gœthe y est parvenu néanmoins, en donnant un caractère vraiment admirable à son héroïne. L’Antigone de Sophocle est une sainte, telle qu’une religion plus pure que celle des anciens pourrait nous la représenter. L’Iphigénie de Gœthe n’a pas moins de respect pour la vérité qu’Antigone; mais elle réunit le calme d’un philosophe à la ferveur d’une prêtresse: le chaste culte de Diane et l’asile d’un temple suffisent à l’existence rêveuse que lui laisse le regret d’être éloignée de la Grèce. Elle veut adoucir les mœurs du pays barbare qu’elle habite: et, bien que son nom soit ignoré, elle répand des bienfaits autour d’elle, en fille du roi des rois. Toutefois elle ne cesse point de regretter les belles contrées où se passa son enfance, et son âme est remplie d’une résignation forte et douce, qui tient, pour ainsi dire, le milieu entre le stoïcisme et le christianisme. Iphigénie ressemble un peu à la divinité qu’elle sert, et l’imagination se la représente environnée d’un nuage qui lui dérobe sa patrie. En effet, l’exil, et l’exil loin de la Grèce, pouvait-il permettre aucune autre jouissance que celles qu’on trouve en soi-même! Ovide aussi, condamné à vivre non loin de la Tauride, parlait en vain son harmonieux langage aux habitants de ces rives désolées: il cherchait en vain les arts, un beau ciel, et cette sympathie de pensées qui fait goûter avec les indifférents même quelques-uns des plaisirs de l’amitié. Son génie retombait sur lui-même, et sa lyre suspendue ne rendait plus que des accords plaintifs, lugubre accompagnement des vents du nord.

Aucun ouvrage moderne ne peint mieux, ce me semble, que l’Iphigénie de Gœthe, la destinée qui pèse sur la race de Tantale, la dignité de ces malheurs causés par une fatalité invincible. Une crainte religieuse se fait sentir dans toute cette histoire, et les personnages eux-mêmes semblent parler prophétiquement, et n’agir que sous la main puissante des dieux.

Gœthe a fait de Thoas le bienfaiteur d’Iphigénie. Un homme féroce, tel que divers auteurs l’ont représenté, n’aurait pu s’accorder avec la couleur générale de la pièce; il en aurait dérangé l’harmonie. Dans plusieurs tragédies on met un tyran, comme une espèce de machine qui est la cause de tout; mais un penseur tel que Gœthe n’aurait jamais mis en scène un personnage, sans développer son caractère. Or une âme criminelle est toujours si compliquée, qu’elle ne pouvait entrer dans un sujet traité d’une manière aussi simple. Thoas aime Iphigénie; il ne peut se résoudre à s’en séparer, en la laissant retourner en Grèce avec son frère Oreste. Iphigénie pourrait partir à l’insu de Thoas: elle débat avec son frère, et avec elle-même, si elle doit se permettre un tel mensonge, et c’est là tout le nœud de la dernière moitié de la pièce. Enfin, Iphigénie avoue tout à Thoas, combat sa résistance, et obtient de lui le mot adieu, sur lequel la toile tombe.

Certainement ce sujet ainsi conçu est pur et noble, et il serait bien à souhaiter qu’on pût émouvoir les spectateurs, seulement par un scrupule de délicatesse; mais ce n’est peut-être pas assez pour le théâtre, et l’on s’intéresse plus à cette pièce quand on la lit que quand on la voit représenter. C’est l’admiration, et non le pathétique, qui est le ressort d’une telle tragédie; on croit entendre, en l’écoutant, un chant d’un poème épique; et le calme qui règne dans tout l’ensemble gagne presque Oreste lui-même. La reconnaissance d’Iphigénie et d’Oreste n’est pas la plus animée, mais peut-être la plus poétique qu’il y ait. Les souvenirs de la famille d’Agamemnon y sont rappelés avec un art admirable, et l’on croit voir passer devant ses yeux les tableaux dont l’histoire et la fable ont enrichi l’antiquité. C’est un intérêt aussi que celui du plus beau langage, et des sentiments les plus élevés. Une poésie si haute plonge l’âme dans une noble contemplation, qui lui rend moins nécessaire le mouvement et la diversité dramatiques.

Parmi le grand nombre des morceaux à citer dans cette pièce, il en est un dont il n’y a de modèle nulle part: Iphigénie, dans sa douleur, se rappelle un ancien chant connu dans sa famille, et que sa nourrice lui a appris dès le berceau; c’est le chant que les Parques font entendre à Tantale dans l’enfer. Elles lui retracent sa gloire passée, lorsqu’il était le convive des dieux, à la table d’or. Elles peignent le moment terrible où il fut précipité de son trône, la punition que les dieux lui infligèrent, la tranquillité de ces dieux qui planent sur l’univers, et que les plaintes des enfers ne sauraient ébranler; ces Parques menaçantes annoncent aux petits-fils de Tantale que les dieux se détourneront d’eux, parce que leurs traits rappellent ceux de leur père. Le vieux Tantale entend ce chant funeste dans l’éternelle nuit, pense à ses enfants, et baisse sa tête coupable. Les images les plus frappantes, le rythme qui s’accorde le mieux avec les sentiments, donnent à cette poésie la couleur d’un chant national. C’est le plus grand effort du talent, que de se familiariser ainsi avec l’antiquité et de saisir tout à la fois ce qui devait être populaire chez les Grecs, et ce qui produit, à la distance des siècles, une impression si solennelle.

L’admiration qu’il est impossible de ne pas ressentir pour l’Iphigénie de Gœthe, n’est point en contradiction avec ce que j’ai dit sur l’intérêt plus vif, et l’attendrissement plus intime que les sujets modernes peuvent faire éprouver. Les mœurs et les religions, dont les siècles ont effacé la trace, présentent l’homme comme un être idéal qui touche à peine la terre sur laquelle il marche; mais dans les époques et dans les faits historiques, dont l’influence subsiste encore, nous sentons la chaleur de notre existence, et nous voulons des affections semblables à celles qui nous agitent.

Il me semble donc que Gœthe n’aurait pas dû mettre dans sa pièce de Torquato Tasso la même simplicité d’action et le même calme dans les discours, qui convenaient à son Iphigénie. Ce calme et cette simplicité pourraient ne paraître que de la froideur et du manque de naturel, dans un sujet aussi moderne, sous tous les rapports, que le caractère personnel du Tasse et les intrigues de la cour de Ferrare.

Gœthe a voulu peindre, dans cette pièce, l’opposition qui existe entre la poésie et les convenances sociales; entre le caractère d’un poète et celui d’un homme du monde. Il a montré le mal que fait la protection d’un prince à l’imagination délicate d’un écrivain, lors même que ce prince croit aimer les lettres, ou du moins met son orgueil à passer pour les aimer. Cette opposition entre la nature exaltée et cultivée par la poésie, et la nature refroidie et dirigée par la politique, est une idée mère de mille idées.

Un homme de lettres placé dans une cour, doit se croire d’abord heureux d’y être; mais il est impossible qu’à la longue il n’éprouve pas quelques-unes des peines qui rendirent la vie du Tasse si malheureuse. Le talent qui ne serait pas indompté cesserait d’être du talent; et cependant il est bien rare que les princes reconnaissent les droits de l’imagination, et sachent tout à la fois la considérer et la ménager. On ne pouvait choisir un sujet plus heureux que le Tasse à Ferrare, pour mettre en évidence les différents caractères d’un poète, d’un homme de cour, d’une princesse et d’un prince, agissant dans un petit cercle avec toute l’âpreté d’amour-propre qui remuerait le monde. L’on connaît la sensibilité maladive du Tasse, et la rudesse polie de son protecteur Alphonse, qui, tout en professant la plus haute admiration pour ses écrits, le fit enfermer dans la maison des fous, comme si le génie qui part de l’âme devait être traité ainsi qu’un talent mécanique, dont on tire parti en estimant l’œuvre et en dédaignant l’ouvrier.

Gœthe a peint Léonore d’Este, la sœur du duc de Ferrare, que le poète aimait en secret, comme appartenant par ses vœux à l’enthousiasme, et par sa faiblesse à la prudence; il a introduit dans sa pièce un courtisan sage, selon le monde, qui traite le Tasse avec la supériorité que l’esprit d’affaires se croit sur l’esprit poétique, et qui l’irrite par son calme, et par l’habileté qu’il emploie à le blesser sans avoir précisément tort envers lui. Cet homme de sang-froid conserve son avantage, en provoquant son ennemi par des manières sèches et cérémonieuses, qui offensent sans qu’on puisse s’en plaindre. C’est le grand mal que fait une certaine science du monde; et, dans ce sens, l’éloquence et l’art de parler diffèrent extrêmement; car pour être éloquent, il faut dégager le vrai de toutes ses entraves, et pénétrer jusqu’au fond de l’âme où réside la conviction; mais l’habileté de la parole consiste, au contraire, dans le talent d’esquiver, de parer adroitement avec quelques phrases ce qu’on ne veut pas entendre, et de se servir de ces mêmes armes pour tout indiquer, sans qu’on puisse jamais vous prouver que vous ayez rien dit.

Ce genre d’escrime fait beaucoup souffrir une âme vive et vraie. L’homme qui s’en sert semble votre supérieur, parce qu’il sait vous agiter, tandis qu’il reste lui-même tranquille; mais il ne faut pas pourtant se laisser imposer par ces forces négatives. Le calme est beau quand il vient de l’énergie qui fait supporter ses propres peines; mais quand il naît de l’indifférence pour celles des autres, ce calme n’est rien qu’une personnalité dédaigneuse. Il suffit d’une année de séjour dans une cour ou dans une capitale, pour apprendre très facilement à mettre de l’adresse et même de la grâce dans l’égoïsme: mais pour être vraiment digne d’une haute estime, il faudrait réunir en soi, comme dans un bel ouvrage, des qualités opposées: la connaissance des affaires et l’amour du beau, la sagesse qu’exigent les rapports avec les hommes, et l’essor qu’inspire le sentiment des arts. Il est vrai qu’un tel individu en contiendrait deux; aussi Gœthe dit-il dans sa pièce, que les deux personnages qu’il met en contraste, le politique et le poète, sont les deux moitiés d’un homme. Mais la sympathie ne peut exister entre ces deux moitiés, puisqu’il n’y a point de prudence dans le caractère du Tasse, ni de sensibilité dans son concurrent.

La susceptibilité souffrante des hommes de lettres s’est manifestée dans Rousseau, dans le Tasse, et plus souvent encore dans les écrivains allemands. Les écrivains français en ont été plus rarement atteints. C’est quand on vit beaucoup avec soi-même et dans la solitude qu’on a de la peine à supporter l’air extérieur. La société est rude à beaucoup d’égards pour qui n’y est pas fait dès son enfance, et l’ironie du monde est plus funeste aux gens à talent qu’à tous les autres: l’esprit tout seul s’en tire mieux. Gœthe aurait pu choisir la vie de Rousseau pour exemple de cette lutte entre la société telle qu’elle est, et la société telle qu’une tête poétique la voit ou la désire; mais la situation de Rousseau prêtait beaucoup moins à l’imagination que celle du Tasse. Jean-Jacques a traîné un grand génie dans des rapports très subalternes. Le Tasse, brave comme ses chevaliers, amoureux, aimé, persécuté, couronné, et, jeune encore, mourant de douleur, à la veille de son triomphe, est un superbe exemple de toutes les splendeurs et de tous les revers d’un beau talent.

Il me semble que dans la pièce du Tasse les couleurs du Midi ne sont pas assez prononcées; peut-être serait-il très difficile de rendre en allemand la sensation que produit la langue italienne. Néanmoins c’est dans les caractères surtout qu’on retrouve les traits de la nature germanique plutôt qu’italienne. Léonore d’Este est une princesse allemande. L’analyse de son propre caractère et de ses sentiments, à laquelle elle se livre sans cesse, n’est point du tout dans l’esprit du Midi. Là l’imagination ne se replie point sur elle-même, elle avance sans regarder en arrière. Elle n’examine point la source d’un événement; elle le combat ou s’y livre, sans en rechercher la cause.

La Tasse est aussi un poète allemand. Cette impossibilité de se tirer d’affaire dans toutes les circonstances habituelles de la vie commune, que Gœthe attribue au Tasse, est un trait de la vie méditative et renfermée des écrivains du Nord. Les poètes du Midi n’ont pas d’ordinaire une telle incapacité; ils ont vécu plus souvent hors de la maison, sur les places publiques; les choses, et surtout les hommes, leur sont plus familiers.

Le langage du Tasse, dans la pièce de Gœthe, est souvent trop métaphysique. La folie de l’auteur de la Jérusalem ne venait pas de l’abus des réflexions philosophiques, ni de l’examen approfondi de ce qui se passe au fond du cœur; elle tenait plutôt à l’impression trop vive des objets extérieurs, à l’enivrement de l’orgueil et de l’amour; il ne se servait guère de la parole que comme d’un chant harmonieux. Le secret de son âme n’était point dans ses discours ni dans ses écrits: il ne s’était point observé lui-même, comment aurait-il pu se révéler aux autres? D’ailleurs il considérait la poésie comme un art éclatant, et non comme une confidence intime des sentiments du cœur. Il me semble manifeste, et par sa nature italienne, et par sa vie, et par ses lettres, et par les poésies même qu’il a composées dans sa captivité, que l’impétuosité de ses passions, plutôt que la profondeur de ses pensées, causait sa mélancolie; il n’y avait pas dans son caractère, comme dans celui des poètes allemands, ce mélange habituel de réflexion et d’activité, d’analyse et d’enthousiasme, qui trouble singulièrement l’existence.

L’élégance et la dignité du style poétique sont incomparables dans la pièce du Tasse, et Gœthe s’y est montré le Racine de l’Allemagne. Mais si l’on a reproché à Racine le peu d’intérêt de Bérénice, on pourrait, avec bien plus de raison, blâmer la froideur dramatique du Tasse de Gœthe: le dessein de l’auteur était d’approfondir les caractères, en esquissant seulement les situations; mais cela est-il possible? Ces longs discours pleins d’esprit et d’imagination, que tiennent tour à tour les différents personnages, dans quelle nature sont-ils pris? qui parle ainsi de soi-même et de tout? qui épuise à ce point ce qu’on peut dire, sans qu’il soit question de rien faire? Quand il arrive un peu de mouvement dans cette pièce, on se sent soulagé de l’attention continuelle qu’exigent les idées. La scène du duel entre le poète et le courtisan intéresse vivement; la colère de l’un et l’habileté de l’autre développent la situation d’une manière piquante. C’est trop exiger des lecteurs ou des spectateurs, que de leur demander de renoncer à l’intérêt des circonstances, pour s’attacher uniquement aux images et aux pensées. Alors il ne faut pas prononcer des noms propres, ni supposer des scènes, des actes, un commencement, une fin, tout ce qui rend l’action nécessaire. La contemplation plaît dans le repos; mais lorsqu’on marche, la lenteur est toujours fatigante.

Par une singulière vicissitude dans les goûts, les Allemands ont d’abord attaqué nos écrivains dramatiques, comme transformant en français tous leurs héros. Ils ont réclamé avec raison la vérité historique, pour animer les couleurs et vivifier la poésie; puis, tout à coup, ils se sont lassés de leurs propres succès en ce genre, et ils ont fait des pièces abstraites, si l’on peut s’exprimer ainsi, dans lesquelles les rapports des hommes entre eux sont indiqués d’une manière générale, sans que le temps, le lieu, ni les individus y soient pour rien. C’est ainsi, par exemple, que dans la Fille naturelle, une autre pièce de Gœthe, l’auteur appelle ses personnages le duc, le roi, le père, la fille, etc., sans aucune autre désignation; considérant l’époque pendant laquelle l’événement se passe, le pays et les noms propres, presque comme des intérêts de ménage dont la poésie ne doit pas s’occuper.

Une telle tragédie est véritablement faite pour être jouée dans le palais d’Odin, où les morts ont coutume de continuer les occupations qu’ils avaient pendant leur vie; là le chasseur, ombre lui-même, poursuit l’ombre d’un cerf avec ardeur, et les fantômes des guerriers se battent sur le terrain des nuages. Il paraît que, pendant quelque temps, Gœthe s’est tout à fait dégoûté de l’intérêt dans les pièces de théâtre. L’on en trouvait dans de mauvais ouvrages; il a pensé qu’il fallait le bannir des bons. Néanmoins, un homme supérieur a tort de dédaigner ce qui plaît universellement; il ne faut pas qu’il abjure sa ressemblance avec la nature de tous, s’il veut faire valoir ce qui le distingue. Le point qu’Archimède cherchait pour soulever le monde est celui par lequel un génie extraordinaire se rapproche du commun des hommes. Ce point de contact lui sert à s’élever au-dessus des autres; il doit partir de ce que nous éprouvons tous, pour arriver à faire sentir ce que lui seul aperçoit. D’ailleurs, s’il est vrai que le despotisme des convenances mêle souvent quelque chose de factice aux plus belles tragédies françaises, il n’y a pas non plus de vérité dans les théories bizarres de l’esprit systématique. Si l’exagération est maniérée, un certain genre de calme est aussi une affectation. C’est une supériorité qu’on s’arroge sur les émotions de l’âme, et qui peut convenir dans la philosophie, mais point du tout dans l’art dramatique.

On peut sans crainte adresser ces critiques à Gœthe; car presque tous ses ouvrages sont composés dans des systèmes différents: tantôt il s’abandonne à la passion, comme dans Werther et le Comte d’Egmont; une autre fois il ébranle toutes les cordes de l’imagination par ses poésies fugitives; une autre fois il peint l’histoire avec une vérité scrupuleuse, comme dans Gœtz de Berlichingen; une autre fois il est naïf comme les anciens, dans Hermann et Dorothée. Enfin, il se plonge avec Faust dans le tourbillon de la vie; puis tout à coup, dans le Tasse, la Fille naturelle, et même dans Iphigénie, il conçoit l’art dramatique comme un monument élevé près des tombeaux. Ses ouvrages ont alors les belles formes, la splendeur et l’éclat du marbre; mais ils en ont aussi la froide immobilité. On ne saurait critiquer Gœthe comme un auteur bon dans tel genre et mauvais dans tel autre. Il ressemble plutôt à la nature, qui produit tout et de tout; et l’on peut aimer mieux son climat du midi que son climat du nord, sans méconnaître en lui les talents qui s’accordent avec ces diverses régions de l’âme.

CHAPITRE XXIII

Faust.

Parmi les pièces des marionnettes, il y en a une intitulée le Docteur Faust, ou la Science malheureuse, qui a fait de tout temps une grande fortune en Allemagne. Lessing s’en est occupé avant Gœthe. Cette histoire merveilleuse est une tradition généralement répandue. Plusieurs auteurs anglais ont écrit sur la vie de ce même docteur Faust, et quelques-uns même lui attribuent l’invention de l’imprimerie. Son savoir très profond ne le préserva pas de l’ennui de la vie; il essaya, pour y échapper, de faire un pacte avec le diable, et le diable finit par l’emporter. Voilà le premier mot qui a fourni à Gœthe l’étonnant ouvrage dont je vais essayer de donner l’idée.

Certes, il ne faut pas y chercher ni le goût, ni la mesure, ni l’art qui choisit et qui termine; mais si l’imagination pouvait se figurer un chaos intellectuel, tel que l’on a souvent décrit le chaos matériel, le Faust de Gœthe devrait avoir été composé à cette époque. On ne saurait aller au delà, en fait de hardiesse de pensée, et le souvenir qui reste de cet écrit tient toujours un peu du vertige. Le diable est le héros de cette pièce; l’auteur ne l’a point conçu comme un fantôme hideux, tel qu’on a coutume de le représenter aux enfants; il en a fait, si l’on peut s’exprimer ainsi, le méchant par excellence, auprès duquel tous les méchants, et celui de Gresset en particulier, ne sont que des novices, à peine dignes d’être les serviteurs de Méphistophélès (c’est le nom du démon qui se fait l’ami de Faust). Gœthe a voulu montrer dans ce personnage, réel et fantastique tout à la fois, la plus amère plaisanterie que le dédain puisse inspirer, et néanmoins une audace de gaîté qui amuse. Il y a dans les discours de Méphistophélès une ironie infernale, qui porte sur la création tout entière, et juge l’univers comme un mauvais livre dont le diable se fait le censeur.

Méphistophélès se moque de l’esprit lui-même, comme du plus grand des ridicules, quand il fait prendre un intérêt sérieux à quoi que ce soit au monde, et surtout quand il nous donne de la confiance en nos propres forces. C’est une chose singulière, que la méchanceté suprême et la sagesse divine s’accordent en ceci; qu’elles reconnaissent également l’une et l’autre le vide et la faiblesse de tout ce qui existe sur la terre: mais l’une ne proclame cette vérité que pour dégoûter du bien, et l’autre que pour élever au-dessus du mal.

S’il n’y avait dans la pièce de Faust que de la plaisanterie piquante et philosophique, on pourrait trouver dans plusieurs écrits de Voltaire un genre d’esprit analogue; mais on sent dans cette pièce une imagination d’une tout autre nature. Ce n’est pas seulement le monde moral tel qu’il est qu’on y voit anéanti, mais c’est l’enfer qui est mis à sa place. Il y a une puissance de sorcellerie, une poésie du mauvais principe, un enivrement du mal, un égarement de la pensée, qui font frissonner, rire et pleurer tout à la fois. Il semble que, pour un moment, le gouvernement de la terre soit entre les mains du démon. Vous tremblez, parce qu’il est impitoyable; vous riez, parce qu’il humilie tous les amours-propres satisfaits; vous pleurez, parce que la nature humaine, ainsi vue des profondeurs de l’enfer, inspire une pitié douloureuse.

Milton a fait Satan plus grand que l’homme; Michel-Ange et le Dante lui ont donné les traits hideux de l’animal, combinés avec la figure humaine. Le Méphistophélès de Gœthe est un diable civilisé. Il manie avec art cette moquerie légère en apparence, qui peut si bien s’accorder avec une grande profondeur de perversité; il traite de niaiserie ou d’affectation tout ce qui est sensible; sa figure est méchante, basse et fausse; il a de la gaucherie sans timidité, du dédain sans fierté, quelque chose de doucereux auprès des femmes, parce que, dans cette seule circonstance, il a besoin de tromper pour séduire: et, ce qu’il entend par séduire, c’est servir les passions d’un autre; car il ne peut même faire semblant d’aimer: c’est la seule dissimulation qui lui soit impossible.

Le caractère de Méphistophélès suppose une inépuisable connaissance de la société, de la nature et du merveilleux. C’est le cauchemar de l’esprit que cette pièce de Faust, mais un cauchemar qui double sa force. On y trouve la révélation diabolique de l’incrédulité, de celle qui s’applique à tout ce qu’il peut y avoir de bon dans ce monde; et peut-être cette révélation serait-elle dangereuse, si les circonstances amenées par les perfides intentions de Méphistophélès n’inspiraient pas de l’horreur pour son arrogant langage, et ne faisaient pas connaître la scélératesse qu’il renferme.

Faust rassemble dans son caractère toutes les faiblesses de l’humanité: désir de savoir et fatigue du travail; besoin du succès, satiété du plaisir. C’est un parfait modèle de l’être changeant et mobile, dont les sentiments sont plus éphémères encore que la courte vie dont il se plaint. Faust a plus d’ambition que de force; et cette agitation intérieure le révolte contre la nature, et le fait recourir à tous les sortilèges pour échapper aux conditions dures, mais nécessaires, imposées à l’homme mortel. On le voit, dans la première scène, au milieu de ses livres et d’un nombre infini d’instruments de physique et de fioles de chimie. Son père s’occupait aussi des sciences, et lui en a transmis le goût et l’habitude. Une seule lampe éclaire cette retraite sombre et Faust étudie sans relâche la nature, et surtout la magie dont il possède déjà quelques secrets.

Il veut faire apparaître un des génies créateurs du second ordre; le génie vient, et lui conseille de ne point s’élever au-dessus de la sphère de l’esprit humain.—«C’est à nous, lui dit-il, c’est à nous de nous plonger dans le tumulte de l’activité, dans ces vagues éternelles de la vie, que la naissance et la mort élèvent et précipitent, repoussent et ramènent: nous sommes faits pour travailler à l’œuvre que Dieu nous commande, et dont le temps accomplit la trame. Mais toi, qui ne peux concevoir que toi-même, toi, qui trembles en approfondissant ta destinée, et que mon souffle fait tressaillir, laisse-moi, ne me rappelle plus».—Quand le génie disparaît, un désespoir profond s’empare de Faust et il veut s’empoisonner.

«Moi, dit-il, l’image de la Divinité, je me croyais si près de goûter l’éternelle vérité dans tout l’éclat de sa lumière céleste! je n’étais déjà plus le fils de la terre; je me sentais l’égal des chérubins, qui, créateurs à leur tour, peuvent goûter les jouissances de Dieu même. Ah! combien je dois expier mes pressentiments présomptueux! une parole foudroyante les a détruits pour jamais. Esprit divin, j’ai eu la force de t’attirer, mais je n’ai pas eu celle de te retenir. Pendant l’instant heureux où je t’ai vu, je me sentais à la fois si grand et si petit! mais tu m’as repoussé violemment dans le sort incertain de l’humanité.

«Qui m’instruira maintenant? que dois-je éviter? dois-je céder à l’impulsion qui me presse? nos actions, comme nos souffrances, arrêtent la marche de la pensée. Des penchants grossiers s’opposent à ce que l’esprit conçoit de plus magnifique. Quand nous atteignons un certain bonheur ici-bas, nous traitons d’illusion et de mensonge tout ce qui vaut mieux que ce bonheur; et les sentiments sublimes que le Créateur nous avait donnés se perdent dans les intérêts de la terre. D’abord l’imagination, avec ses ailes hardies, aspire à l’éternité; puis un petit espace suffit bientôt aux débris de toutes nos espérances trompées. L’inquiétude s’empare de notre cœur: elle y produit des douleurs secrètes; elle y détruit le repos et le plaisir. Elle se présente à nous sous mille formes; tantôt la fortune, tantôt une femme, des enfants, le poignard, le poison, le feu, la mer, nous agitent. L’homme tremble devant tout ce qui n’arrivera pas, et pleure sans cesse ce qu’il n’a point perdu.

«Non, je ne me suis point comparé à la Divinité; non, je sens ma misère: c’est à l’insecte que je ressemble. Il s’agite dans la poussière, il se nourrit d’elle, et le voyageur, en passant, l’écrase et le détruit.

«N’est-ce pas la poussière en effet, que ces livres dont je suis environné? Ne suis-je pas enfermé dans le cachot de la science? ces murs, ces vitraux qui m’entourent, laissent-ils pénétrer seulement jusqu’à moi la lumière du jour sans l’altérer? Que dois-je faire de ces innombrables volumes, de ces niaiseries sans fin qui remplissent ma tête? Y trouverai-je ce qui me manque? Si je parcours ces pages, qu’y lirai-je? Que partout les hommes se sont tourmentés sur leur sort; que de temps en temps un heureux a paru, et qu’il a fait le désespoir du reste de la terre. (Une tête de mort est sur la table). Et toi, qui sembles m’adresser un ricanement si terrible, l’esprit qui habitait jadis ton cerveau n’a-t-il pas erré comme le mien, n’a-t-il pas cherché la lumière, et succombé sous le poids des ténèbres: ces machines de tout genre que mon père avait rassemblées pour servir à ses vains travaux, ces roues, ces cylindres, ces leviers, me révèleront-ils le secret de la nature? Non, elle est mystérieuse, bien qu’elle semble se montrer au jour; et ce qu’elle veut cacher, tous les efforts de la science ne l’arracheront jamais de son sein.

«C’est donc vers toi que mes regards sont attirés, liqueur empoisonnée! Toi qui donnes la mort, je te salue comme une pâle lueur dans la forêt sombre. En toi j’honore la science et l’esprit de l’homme. Tu es la plus douce essence des sucs qui procurent le sommeil; tu contiens toutes les forces qui tuent. Viens à mon secours. Je sens déjà l’agitation de mon esprit qui se calme; je vais m’élancer dans la haute mer. Les flots limpides brillent comme un miroir à mes pieds. Un nouveau jour m’appelle vers l’autre bord. Un char de feu plane déjà sur ma tête; j’y vais monter; je saurai parcourir les sphères éthérées, et goûter les délices des cieux.

«Mais dans mon abaissement, comment les mériter? Oui, je le puis, si je l’ose, si j’enfonce avec courage ces portes de la mort, devant lesquelles chacun passe en frémissant. Il est temps de montrer la dignité de l’homme. Il ne faut plus qu’il tremble au bord de cet abîme, où son imagination se condamne elle-même à ses propres tourments, et dont les flammes de l’enfer semblent défendre l’approche. C’est dans cette coupe d’un pur cristal, que je vais verser le poison mortel. Hélas! jadis elle servait pour un autre usage: on la passait de main en main dans les festins joyeux de nos pères, et le convive, en la prenant, célébrait en vers sa beauté. Coupe dorée! tu me rappelles les nuits bruyantes de ma jeunesse. Je ne t’offrirai plus à mon voisin, je ne vanterai plus l’artiste qui sut t’embellir. Une liqueur sombre te remplit, je l’ai préparée, je la choisis. Ah! qu’elle soit pour moi la libation solennelle que je consacre au matin d’une nouvelle vie»!

Au moment où Faust va prendre le poison, il entend les cloches qui annoncent dans la ville le jour de Pâques, et les chœurs, qui, dans l’église voisine, célèbrent cette sainte fête.

Le Chœur.

«Le Christ est ressuscité. Que les mortels dégénérés, faibles et tremblants, s’en réjouissent!

Faust.

«Comme le bruit imposant de l’airain m’ébranle jusqu’au fond de l’âme! Quelles voix pures font tomber la coupe empoisonnée de ma main! Annoncez-vous, cloches retentissantes, la première heure du jour de Pâques? Vous, chœur! célébrez-vous déjà les chants consolateurs, ces chants que, dans la nuit du tombeau, les anges firent entendre, quand ils descendirent du ciel pour commencer la nouvelle alliance»?

Le chœur répète une seconde fois: Le Christ, etc.

Faust.

«Chants célestes, puissants et doux, pourquoi me cherchez-vous dans la poussière? faites-vous entendre aux humains que vous pouvez consoler. J’écoute le message que vous m’apportez, mais la foi me manque pour y croire. Le miracle est l’enfant chéri de la foi. Je ne puis m’élancer dans la sphère d’où votre auguste nouvelle est descendue; et cependant, accoutumé dès l’enfance à ces chants, ils me rappellent à la vie. Autrefois un rayon de l’amour divin descendait sur moi, pendant la solennité tranquille du dimanche. Le bourdonnement sourd de la cloche remplissait mon âme du pressentiment de l’avenir, et ma prière était une jouissance ardente. Cette même cloche annonçait aussi les jeux de la jeunesse, et la fête du printemps. Le souvenir ranime en moi les sentiments enfantins qui nous détournent de la mort. Oh! faites-vous entendre encore, chants célestes! la terre m’a reconquis».

Ce moment d’exaltation ne dure pas; Faust est un caractère inconstant, les passions du monde le reprennent. Il cherche à les satisfaire, il souhaite de s’y livrer; et le diable, sous le nom de Méphistophélès, vient et lui promet de le mettre en possession de toutes les jouissances de la terre; mais en même temps il sait le dégoûter de toutes, car la vraie méchanceté dessèche tellement l’âme, qu’elle finit par inspirer une indifférence profonde pour les plaisirs aussi bien que pour les vertus.

Méphistophélès conduit Faust chez une sorcière, qui tient à ses ordres des animaux moitié singes et moitié chats (Meer-katzen). On peut considérer cette scène, à quelques égards, comme la parodie des Sorcières de Macbeth. Les Sorcières de Macbeth chantent des paroles mystérieuses, dont les sons extraordinaires font déjà l’effet d’un sortilège; les Sorcières de Gœthe prononcent aussi des mots bizarres, dont les consonnances sont artistement multipliées; ces mots excitent l’imagination à la gaîté, par la singularité même de leur structure; et le dialogue de cette scène, qui ne serait que burlesque en prose, prend un caractère plus relevé par le charme de la poésie.

On croit découvrir, en écoutant le langage comique de ces chats-singes, quelles seraient les idées des animaux s’ils pouvaient les exprimer, quelle image grossière et ridicule ils se feraient de la nature et de l’homme.

Il n’y a guère d’exemples dans les pièces françaises de ces plaisanteries fondées sur le merveilleux, les prodiges, les sorcières, les métamorphoses, etc.: c’est jouer avec la nature, comme dans la comédie de mœurs on joue avec les hommes. Mais il faut, pour se plaire à ce comique, n’y point appliquer le raisonnement, et regarder les plaisirs de l’imagination comme un jeu libre et sans but. Néanmoins ce jeu n’en est pas pour cela plus facile, car les barrières sont souvent des appuis; et quand on se livre en littérature à des inventions sans bornes, il n’y a que l’excès et l’emportement même du talent qui puissent leur donner quelque mérite; l’union du bizarre et du médiocre ne serait pas tolérable.

Méphistophélès conduit Faust dans les sociétés des jeunes gens de toutes les classes, et subjugue de différentes manières les divers esprits qu’il rencontre. Il ne les subjugue jamais par l’admiration, mais par l’étonnement. Il captive toujours par quelque chose d’inattendu et de dédaigneux dans ses paroles et dans ses actions; car la plupart des hommes vulgaires font d’autant plus de cas d’un esprit supérieur qu’il ne se soucie pas d’eux. Un instinct secret leur dit que celui qui les méprise voit juste.

Un écolier de Leipzig, sortant de la maison maternelle, et niais comme on peut l’être à cet âge dans les bons pays de l’Allemagne, vient consulter Faust sur ses études; Faust prie Méphistophélès de se charger de lui répondre. Il revêt la robe de docteur, et pendant qu’il attend l’écolier, il exprime seul son dédain pour Faust. «Cet homme, dit-il, ne sera jamais qu’à demi pervers, et c’est en vain qu’il se flatte de parvenir à l’être entièrement». En effet, une maladresse causée par des regrets invincibles entrave les honnêtes gens, quand ils se détournent de leur route naturelle, et les hommes radicalement mauvais se moquent de ces candidats du vice, qui ont bonne intention de faire le mal, mais qui sont sans talent pour l’accomplir.

Enfin l’écolier se présente, et rien n’est plus naïf que l’empressement gauche et confiant de ce jeune Allemand, qui arrive pour la première fois dans une grande ville, disposé à tout, et ne connaissant rien, ayant peur et envie de chaque chose qu’il voit; désirant de s’instruire, souhaitant fort de s’amuser, et s’approchant avec un sourire gracieux de Méphistophélès, qui le reçoit d’un air froid et moqueur; le contraste entre la bonhomie tout en dehors de l’un, et l’insolence contenue de l’autre, est admirablement spirituel.

Il n’y a pas une connaissance que l’écolier ne voulût acquérir, et ce qu’il lui convient d’apprendre, dit-il, c’est la science et la nature. Méphistophélès le félicite de la précision de son plan d’étude. Il s’amuse à décrire les quatre facultés: la jurisprudence, la médecine, la philosophie, et la théologie, de manière à embrouiller la tête de l’écolier pour toujours. Méphistophélès lui fait mille arguments divers, que l’écolier approuve tous les uns après les autres, mais dont la conclusion l’étonne, parce qu’il s’attend au sérieux et que le Diable plaisante toujours. L’écolier de bonne volonté se prépare à l’admiration, et le résultat de tout ce qu’il entend n’est qu’un dédain universel. Méphistophélès convient lui-même que le doute vient de l’enfer, et que les démons, ce sont ceux qui nient; mais il exprime le doute avec un ton décidé, qui, mêlant l’arrogance du caractère à l’incertitude de la raison, ne laisse de consistance qu’aux mauvais penchants. Aucune croyance, aucune opinion ne reste fixe dans la tête, après avoir entendu Méphistophélès, et l’on s’examine soi-même, pour savoir s’il y a quelque chose de vrai dans ce monde, ou si l’on ne pense que pour se moquer de tous ceux qui croient penser.

«Ne doit-il pas toujours y avoir une idée dans un mot? dit l’écolier.—Oui, si cela se peut, répond Méphistophélès; mais il ne faut pourtant pas trop se tourmenter là-dessus; car là où les idées manquent, les mots viennent à propos pour y suppléer».

L’écolier quelquefois ne comprend pas Méphistophélès, mais n’en a que plus de respect pour son génie. Avant de le quitter, il le prie d’écrire quelques lignes sur son Album; c’est le livre dans lequel, selon les bienveillants usages de l’Allemagne, chacun se fait donner une marque de souvenir par ses amis. Méphistophélès écrit ce que Satan a dit à Ève pour l’engager à manger le fruit de l’arbre de vie: Vous serez comme Dieu, connaissant le bien et le mal. «Je peux bien, se dit-il à lui-même, emprunter cette ancienne sentence à mon cousin le serpent; il y a longtemps qu’on s’en sert dans ma famille». L’écolier reprend son livre, et s’en va parfaitement satisfait.

Faust s’ennuie, et Méphistophélès lui conseille de devenir amoureux. Il le devient en effet d’une jeune fille du peuple, tout à fait innocente et naïve, qui vit dans la pauvreté avec sa vieille mère. Méphistophélès, pour introduire Faust auprès d’elle, imagine de faire connaissance avec une de ses voisines, Marthe, chez laquelle la jeune Marguerite va quelquefois. Cette femme a son mari dans les pays étrangers, et se désole de n’en point recevoir de nouvelles; elle serait bien triste de sa mort, mais au moins voudrait-elle en avoir la certitude; et Méphistophélès adoucit singulièrement sa douleur, en lui promettant un extrait mortuaire de son époux, bien en règle, qu’elle pourra, suivant la coutume, faire publier dans la gazette.

La pauvre Marguerite est livrée à la puissance du mal; l’esprit infernal s’acharne sur elle, et la rend coupable, sans lui ôter cette droiture de cœur qui ne peut trouver de repos que dans la vertu. Un méchant habile se garde bien de pervertir entièrement les honnêtes gens qu’il veut gouverner: car son ascendant sur eux se compose des fautes et des remords qui les troublent tour à tour. Faust, aidé par Méphistophélès, séduit cette jeune fille, singulièrement simple d’esprit et d’âme. Elle est pieuse, bien qu’elle soit coupable, et, seule avec Faust, elle lui demande s’il a de la religion.—«Mon enfant, lui dit-il, tu le sais, je t’aime. Je donnerais pour toi mon sang et ma vie; je ne voudrais troubler la foi de personne. N’est-ce pas là tout ce que tu peux désirer?

MARGUERITE.

«Non, il faut croire.

FAUST.

«Le faut-il?

MARGUERITE.

«Ah! si je pouvais quelque chose sur toi! tu ne respectes pas assez les saints sacrements.

FAUST.

«Je les respecte.

MARGUERITE.

«Mais sans en approcher; depuis longtemps, tu ne t’es point confessé, tu n’as point été à la messe; crois-tu en Dieu?

FAUST.

«Ma chère amie, qui ose dire: Je crois en Dieu?—Si tu fais cette question aux prêtres et aux sages, ils répondront comme s’ils voulaient se moquer de celui qui les interroge.

MARGUERITE.

«Ainsi donc, tu ne crois rien.

FAUST.

«N’interprète pas mal ce que je dis, charmante créature: qui peut nommer la divinité et dire: Je la conçois? qui peut être sensible et ne pas y croire? Le soutien de cet univers n’embrasse-t-il pas toi, moi, la nature entière? Le ciel ne s’abaisse-t-il pas en pavillon sur nos têtes? la terre n’est-elle pas inébranlable sous nos pieds, et les étoiles éternelles, du haut de leur sphère, ne nous regardent-elles pas avec amour? Tes yeux ne se réfléchissent-ils pas dans mes yeux attendris? Un mystère éternel, invisible et visible, n’attire-t-il pas mon cœur vers le tien? Remplis ton âme de ce mystère, et quand tu éprouves la félicité suprême du sentiment, appelle-là, cette félicité, cœur, amour, Dieu, n’importe. Le sentiment est tout, les noms ne sont qu’un vain bruit, une vaine fumée, qui obscurcit la clarté des cieux».

Ce morceau, d’une éloquence inspirée, ne conviendrait pas à la disposition de Faust, si dans ce moment il n’était pas meilleur, parce qu’il aime, et si l’intention de l’auteur n’avait pas été, sans doute, de montrer combien une croyance ferme et positive est nécessaire, puisque ceux même que la nature a faits sensibles et bons, n’en sont pas moins capables des plus funestes égarements, quand ce secours leur manque.

Faust se lasse de l’amour de Marguerite comme de toutes les jouissances de la vie; rien n’est plus beau, en allemand, que les vers dans lesquels il exprime tout à la fois l’enthousiasme de la science et la satiété du bonheur.

FAUST, seul.

«Esprit sublime! tu m’as accordé tout ce que je t’ai demandé. Ce n’est pas en vain que tu as tourné vers moi ton visage entouré de flammes; tu m’as donné la magique nature pour empire, tu m’as donné la force de la sentir et d’en jouir. Ce n’est pas une froide admiration que tu m’as permise, mais une intime connaissance, et tu m’as fait pénétrer dans le sein de l’univers, comme dans celui d’un ami; tu as conduit devant moi la troupe variée des vivants, et tu m’as appris à connaître mes frères dans les habitants des bois, des airs et des eaux. Quand l’orage gronde dans la forêt, quand il déracine et renverse les pins gigantesques dont la chute fait retentir la montagne, tu me guides dans un sûr asile, et tu me révèles les secrètes merveilles de mon propre cœur. Lorsque la lune tranquille monte lentement vers les cieux, les ombres argentées des temps antiques planent à mes yeux sur les rochers, dans les bois, et semblent m’adoucir le sévère plaisir de la méditation.

«Mais je le sens, hélas! l’homme ne peut atteindre à rien de parfait; à côté de ces délices qui me rapprochent des dieux, il faut que je supporte ce compagnon froid, indifférent, hautain, qui m’humilie à mes propres yeux, et d’un mot réduit au néant tous les dons que tu m’as faits. Il allume dans mon sein un feu désordonné qui m’attire vers la beauté; je passe avec ivresse du désir au bonheur; mais au sein du bonheur même, bientôt un vague ennui me fait regretter le désir».

L’histoire de Marguerite serre douloureusement le cœur. Son état vulgaire, son esprit borné, tout ce qui la soumet au malheur, sans qu’elle puisse y résister, inspire encore plus de pitié pour elle. Gœthe, dans ses romans et dans ses pièces, n’a presque jamais donné des qualités supérieures aux femmes, mais il peint à merveille le caractère de faiblesse qui leur rend la protection si nécessaire. Marguerite veut recevoir chez elle Faust à l’insu de sa mère, et donne à cette pauvre femme, d’après le conseil de Méphistophélès, une potion assoupissante qu’elle ne peut supporter, et qui la fait mourir. La coupable Marguerite devient grosse, sa honte est publique, tout le quartier qu’elle habite la montre au doigt. Le déshonneur semble avoir plus de prise sur les personnes d’un rang élevé, et peut-être cependant est-il encore plus redoutable dans la classe du peuple. Tout est si tranché, si positif, si irréparable parmi les hommes qui n’ont pour rien des paroles nuancées! Gœthe saisit admirablement ces mœurs, tout à la fois si près et loin de nous; il possède au suprême degré l’art d’être parfaitement naturel dans mille natures différentes.

Valentin, soldat, frère de Marguerite, arrive de la guerre pour la revoir; et quand il apprend sa honte, la souffrance qu’il éprouve, et dont il rougit, se trahit par un langage âpre et touchant à la fois. L’homme dur en apparence, et sensible au fond de l’âme, cause une émotion inattendue et poignante. Gœthe a peint avec une admirable vérité le courage qu’un soldat peut employer contre la douleur morale, contre cet ennemi nouveau qu’il sent en lui-même, et que ses armes ne sauraient combattre. Enfin, le besoin de la vengeance le saisit, et porte vers l’action tous les sentiments qui le dévoraient intérieurement. Il rencontre Méphistophélès et Faust, au moment où ils vont donner un concert sous les fenêtres de sa sœur. Valentin provoque Faust, se bat avec lui, et reçoit une blessure mortelle. Ses adversaires disparaissent, pour éviter la fureur du peuple.

Marguerite arrive, demande qui est là tout sanglant sur la terre. Le peuple lui répond: Le fils de ta mère. Et son frère, en mourant, lui adresse des reproches plus terribles et plus déchirants que jamais la langue policée n’en pourrait exprimer. La dignité de la tragédie ne saurait permettre d’enfoncer si avant les traits de la nature dans le cœur.

Méphistophélès oblige Faust à quitter la ville, et le désespoir que lui fait éprouver le sort de Marguerite intéresse à lui de nouveau.

«Hélas! s’écrie Faust, elle eût été si facilement heureuse! une simple cabane dans une vallée des Alpes, quelques occupations domestiques, auraient suffi pour satisfaire ses désirs bornés, et remplir sa douce vie: mais moi, l’ennemi de Dieu, je n’ai pas eu de repos que je n’eusse brisé son cœur, et fait tomber en ruines sa pauvre destinée. Ainsi donc la paix doit lui être ravie pour toujours. Il faut qu’elle soit la victime de l’enfer. Hé bien! démon, abrège mon angoisse, fais arriver ce qui doit arriver. Que le sort de cette infortunée s’accomplisse, et précipite-moi du moins avec elle dans l’abîme».

L’amertume et le sang-froid de la réponse de Méphistophélès sont vraiment diaboliques.

«Comme tu t’enflammes, lui dit-il, comme tu bouillonnes! je ne sais comment te consoler, et sur mon honneur je me donnerais au diable, si je ne l’étais pas moi-même: mais penses-tu donc, insensé, que parce que ta pauvre tête ne voit plus d’issue, il n’y en ait plus véritablement? Vive celui qui sait tout supporter avec courage! Je t’ai déjà rendu passablement semblable à moi, et songe, je t’en prie, qu’il n’y a rien de plus fastidieux dans ce monde qu’un diable qui se désespère».

Marguerite va seule à l’église, l’unique refuge qui lui reste; une foule immense remplit le temple, et le service des morts est célébré dans ce lieu solennel. Marguerite est couverte d’un voile: elle prie avec ardeur; et lorsqu’elle commence à se flatter de la miséricorde divine, le mauvais esprit lui parle d’une voix basse et lui dit:

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