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De l'Allemagne; t.1

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Jamais tant de respect n’admit tant de pitié[21].

Ce vers si touchant et si délicat pourrait exprimer l’attendrissement que le Messie fait éprouver dans Klopstock. Sans doute le sujet est bien au-dessus de toutes les inventions du génie; il en faut beaucoup cependant pour montrer avec tant de sensibilité l’humanité dans l’être divin, et avec tant de force la divinité dans l’être mortel. Il faut aussi bien du talent pour exciter l’intérêt et l’anxiété, dans le récit d’un événement décidé d’avance par une volonté toute-puissante. Klopstock a su réunir avec beaucoup d’art tout ce que la fatalité des anciens et la providence des chrétiens peuvent inspirer à la fois de terreur et d’espérance.

J’ai parlé ailleurs du caractère d’Abbadona, de ce démon repentant qui cherche à faire du bien aux hommes: un remords dévorant s’attache à sa nature immortelle; ses regrets ont le ciel même pour objet, le ciel qu’il a connu, les célestes sphères qui furent sa demeure: quelle situation, que ce retour vers la vertu, quand la destinée est irrévocable! Il manquait aux tourments de l’enfer d’être habité par une âme redevenue sensible. Notre religion ne nous est pas familière en poésie, et Klopstock est l’un des poètes modernes qui ont su le mieux personnifier la spiritualité du christianisme, par des situations et des tableaux analogues à sa nature.

Il n’y a qu’un épisode d’amour dans tout l’ouvrage, et c’est un amour entre deux ressuscités, Cidli et Semida; Jésus-Christ leur a rendu la vie à tous les deux, et ils s’aiment d’une affection pure et céleste comme leur nouvelle existence; ils ne se croient plus sujets à la mort; ils espèrent qu’ils passeront ensemble de la terre au ciel, sans que l’horrible douleur d’une séparation apparente soit éprouvée par l’un d’eux. Touchante conception qu’un tel amour, dans un poème religieux! elle seule pouvait être en harmonie avec l’ensemble de l’ouvrage. Il faut l’avouer cependant, il résulte un peu de monotonie d’un sujet continuellement exalté; l’âme se fatigue par trop de contemplation, et l’auteur aurait quelquefois besoin d’avoir affaire à des lecteurs déjà ressuscités, comme Cidli et Semida.

On aurait pu, ce me semble, éviter ce défaut, sans introduire dans la Messiade rien de profane: il eût mieux valu peut-être prendre pour sujet la vie entière de Jésus-Christ, que de commencer au moment où ses ennemis demandent sa mort. L’on aurait pu se servir avec plus d’art des couleurs de l’Orient pour peindre la Syrie, et caractériser, d’une manière forte, l’état du genre humain sous l’empire de Rome. Il y a trop de discours, et des discours trop longs, dans la Messiade; l’éloquence elle-même frappe moins l’imagination qu’une situation, un caractère, un tableau qui nous laisse quelque chose à deviner. Le Verbe, ou la parole divine, existait avant la création de l’univers; mais pour les poètes, il faut que la création précède la parole.

On a reproché aussi à Klopstock de n’avoir pas fait de ses anges des portraits assez variés; il est vrai que dans la perfection les différences sont difficiles à saisir, et que ce sont d’ordinaire les défauts qui caractérisent les hommes: néanmoins on aurait pu donner plus de variété à ce grand tableau; enfin, surtout, il n’aurait pas fallu, ce me semble, ajouter encore dix chants à celui qui termine l’action principale, la mort du Sauveur. Ces dix chants renferment sans doute de grandes beautés lyriques; mais quand un ouvrage, quel qu’il soit, excite l’intérêt dramatique, il doit finir au moment où cet intérêt cesse. Des réflexions, des sentiments, qu’on lirait ailleurs avec le plus grand plaisir, lassent presque toujours, lorsqu’un mouvement plus vif les a précédés. On est pour les livres à peu près comme pour les hommes; on exige d’eux toujours ce qu’ils nous ont accoutumés à en entendre.

Il règne dans tout l’ouvrage de Klopstock une âme élevée et sensible; toutefois les impressions qu’il excite sont trop uniformes, et les images funèbres y sont trop multipliées. La vie ne va que parce que nous oublions la mort; et c’est pour cela, sans doute, que cette idée, quand elle reparaît, cause un frémissement si terrible. Dans la Messiade, comme dans Young, on nous ramène trop souvent au milieu des tombeaux; c’en serait fait des arts, si l’on se plongeait toujours dans ce genre de méditation; car il faut un sentiment très énergique de l’existence pour sentir le monde animé de la poésie. Les païens dans leurs poèmes, comme sur les bas-reliefs des sépulcres, représentaient toujours des tableaux variés, et faisaient ainsi de la mort une action de la vie; mais les pensées vagues et profondes dont les derniers instants des chrétiens sont environnés, prêtent plus à l’attendrissement qu’aux vives couleurs de l’imagination.

Klopstock a composé des odes religieuses, des odes patriotiques, et d’autres poésies pleines de grâce sur divers sujets. Dans ses odes religieuses, il sait revêtir d’images visibles les idées sans bornes; mais quelquefois ce genre de poésie se perd dans l’incommensurable qu’elle voudrait embrasser.

Il est difficile de citer tel ou tel vers dans ses odes religieuses, qui puisse se répéter comme une maxime détachée. La beauté de ces poésies consiste dans l’impression générale qu’elles produisent. Demanderait-on à l’homme qui contemple la mer, cette immensité toujours en mouvement et toujours inépuisable, cette immensité qui semble donner l’idée de tous les temps présents à la fois, de toutes les successions devenues simultanées; lui demanderait-on de compter, vague après vague, le plaisir qu’il éprouve en rêvant sur le rivage? Il en est de même des méditations religieuses embellies par la poésie; elles sont dignes d’admiration, si elles inspirent un élan toujours nouveau vers une destinée toujours plus haute, si l’on se sent meilleur après s’en être pénétré: c’est là le jugement littéraire qu’il faut porter sur de tels écrits.

Parmi les odes de Klopstock, celles qui ont la révolution de France pour objet ne valent pas la peine d’être citées: le moment présent inspire presque toujours mal les poètes; il faut qu’ils se placent à la distance des siècles pour bien juger, et même pour bien peindre: mais ce qui fait un grand honneur à Klopstock, ce sont ses efforts pour ranimer le patriotisme chez les Allemands. Parmi les poésies composées dans ce respectable but, je vais essayer de faire connaître le chant des bardes, après la mort d’Hermann, que les Romains appellent Arminius: il fut assassiné par les princes de la Germanie, jaloux de ses succès et de son pouvoir.

Hermann, chanté par les bardes Werdomar, Kerding et Darmond.

«W. Sur le rocher de la mousse antique, asseyons-nous, ô bardes! et chantons l’hymne funèbre. Que nul ne porte ses pas plus loin, que nul ne regarde sous ces branches, où repose le plus noble fils de la patrie.

«Il est là, étendu dans son sang, lui, le secret effroi des Romains, alors même qu’au milieu des danses guerrières et des chants de triomphe, ils emmenaient sa Thusnelda captive: non, ne regardez pas! Qui pourrait le voir sans pleurer? et la lyre ne doit pas faire entendre des sons plaintifs, mais des chants de gloire pour l’immortel.

«K. J’ai encore la blonde chevelure de l’enfance, je n’ai ceint le glaive qu’en ce jour; mes mains sont, pour la première fois, armées de la lance et de la lyre, comment pourrais-je chanter Hermann?

«N’attendez pas trop du jeune homme, ô pères; je veux essuyer avec mes cheveux dorés mes joues inondées de pleurs, avant d’oser chanter le plus grand des fils de Mana[22].

«D. Et moi aussi, je verse des pleurs de rage; non, je ne les retiendrai pas: coulez, larmes brûlantes, larmes de la fureur, vous n’êtes pas muettes, vous appelez la vengeance sur des guerriers perfides; ô mes compagnons! entendez ma malédiction terrible: que nul des traîtres à la patrie, assassins du héros, ne meure dans les combats!

«W. Voyez-vous le torrent qui s’élance de la montagne, et se précipite sur ces rochers; il roule avec ses flots des pins déracinés; il les amène, il les amène pour le bûcher d’Hermann. Bientôt le héros sera poussière, bientôt il reposera dans la tombe d’argile; mais que sur cette poussière sainte soit placé le glaive par lequel il a juré la perte du conquérant.

«Arrête-toi, esprit du mort, avant de rejoindre ton père Siegmar! tarde encore, et regarde comme il est plein de toi, le cœur de ton peuple.

«K. Taisons, ô taisons à Thusnelda que son Hermann est ici tout sanglant. Ne dites pas à cette noble femme, à cette mère désespérée, que le père de son Thumeliko a cessé de vivre.

«Qui pourrait le dire à celle qui a déjà marché chargée de fers devant le char redoutable de l’orgueilleux vainqueur, qui pourrait le dire à cette infortunée, aurait un cœur de Romain.

«D. Malheureuse fille, quel père t’a donné le jour? Segeste[23], un traître, qui dans l’ombre aiguisait le fer homicide! Oh! ne le maudissez pas. Héla[24] déjà l’a marqué de son sceau.

«W. Que le crime de Segeste ne souille point nos chants, et que plutôt l’éternel oubli étende ses ailes pesantes sur ses cendres; les cordes de la lyre qui retentissent au nom d’Hermann seraient profanées, si leurs frémissements accusaient le coupable. Hermann! Hermann! toi, le favori des cœurs nobles, le chef des plus braves, le sauveur de la patrie, c’est toi dont nos bardes, en chœur, répètent les louanges aux échos sombres des mystérieuses forêts.

«O bataille de Winfeld[25], sœur sanglante de la victoire de Cannes, je t’ai vue, les cheveux épars, l’œil en feu, les mains sanglantes, apparaître au milieu des harpes de Walhalla; en vain le fils de Drusus, pour effacer tes traces, voulait cacher les ossements blanchis des vaincus dans la vallée de la mort. Nous ne l’avons pas souffert, nous avons renversé leurs tombeaux, afin que leurs restes épars servissent de témoignage à ce grand jour; à la fête du printemps, d’âge en âge, ils entendront les cris de joie des vainqueurs.

«Il voulait, notre héros, donner encore des compagnons de mort à Varus; déjà, sans la lenteur jalouse des princes, Cæcina rejoignait son chef.

«Une pensée plus noble encore roulait dans l’âme ardente d’Hermann: à minuit, près de l’autel du dieu Thor[26], au milieu des sacrifices, il se dit en secret:—Je le ferai.

«Ce dessein le poursuit jusque dans vos jeux, quand la jeunesse guerrière forme des danses, franchit les épées nues, anime les plaisirs par les dangers.

«Le pilote, vainqueur de l’orage, raconte que, dans une île éloignée[27], la montagne brûlante annonce longtemps d’avance, par de noirs tourbillons de fumée, la flamme et les rochers terribles qui vont jaillir de son sein; ainsi, les premiers combats d’Hermann nous présageaient qu’un jour il traverserait les Alpes, pour descendre dans la plaine de Rome.

«C’est là que le héros devait ou périr ou monter au Capitole, et près du trône de Jupiter, qui tient dans sa main la balance des destinées, interroger Tibère et les ombres de ses ancêtres sur la justice de leurs guerres.

«Mais, pour accomplir son hardi projet, il fallait porter entre tous les princes l’épée du chef des batailles; alors ses rivaux ont conspiré sa mort, et maintenant il n’est plus, celui dont le cœur avait conçu la pensée grande et patriotique.

«D. As-tu recueilli mes larmes brûlantes? as-tu entendu mes accents de fureur, ô Héla! déesse qui punit?

«K. Voyez dans Walhalla, sous les ombrages sacrés, au milieu des héros, la palme de la victoire à la main, Siegmar s’avance pour recevoir son Hermann; le vieillard rajeuni salue le jeune héros; mais un nuage de tristesse obscurcit son accueil, car Hermann n’ira plus, il n’ira plus au Capitole interroger Tibère devant le tribunal des dieux».

 

Il y a plusieurs autres poèmes de Klopstock, dans lesquels, de même que dans celui-ci, il rappelle aux Allemands les hauts faits de leurs ancêtres les Germains; mais ces souvenirs n’ont presque aucun rapport avec la nation actuelle. On sent, dans ces poésies, un enthousiasme vague, un désir qui ne peut atteindre son but; et la moindre chanson nationale d’un peuple libre cause une émotion plus vraie. Il ne reste guère de traces de l’histoire ancienne des Germains; l’histoire moderne est trop divisée et trop confuse pour qu’elle puisse produire des sentiments populaires: c’est dans leur cœur seul que les Allemands peuvent trouver la source des chants vraiment patriotiques.

Klopstock a souvent beaucoup de grâce sur des sujets moins sérieux: sa grâce tient à l’imagination et à la sensibilité; car dans ses poésies il n’y a pas beaucoup de ce que nous appelons de l’esprit; le genre lyrique ne le comporte pas. Dans l’ode sur le rossignol, le poète allemand a su rajeunir un sujet bien usé, en prêtant à l’oiseau des sentiments si doux et si vifs pour la nature et pour l’homme, qu’il semble un médiateur ailé qui porte de l’une à l’autre des tributs de louange et d’amour. Une ode sur le vin du Rhin est très originale: les rives du Rhin sont pour les Allemands une image vraiment nationale; ils n’ont rien de plus beau dans toute leur contrée; les pampres croissent dans les mêmes lieux où tant d’actions guerrières se sont passées, et le vin de cent années, contemporain de jours plus glorieux, semble recéler encore la généreuse chaleur des temps passés.

Non seulement Klopstock a tiré du christianisme les plus grandes beautés de ses ouvrages religieux; mais comme il voulait que la littérature de son pays fût tout à fait indépendante de celle des anciens, il a tâché de donner à la poésie allemande une mythologie toute nouvelle, empruntée des Scandinaves. Quelquefois il l’emploie d’une manière trop savante; mais quelquefois aussi il en a tiré un parti très heureux, et son imagination a senti les rapports qui existent entre les dieux du Nord et l’aspect de la nature à laquelle ils président.

Il y a une ode de lui, charmante, intitulée l’art de Tialf, c’est-à-dire l’art d’aller en patins sur la glace, qu’on dit inventé par le géant Tialf. Il peint une jeune et belle femme, revêtue d’une fourrure d’hermine, et placée sur un traîneau en forme de char; les jeunes gens qui l’entourent font avancer ce char comme l’éclair, en le poussant légèrement. On choisit pour sentier le torrent glacé qui, pendant l’hiver, offre la route la plus sûre. Les cheveux des jeunes hommes sont parsemés des flocons brillants des frimas; les jeunes filles, à la suite du traîneau, attachent à leurs petits pieds des ailes d’acier, qui les transportent au loin dans un clin d’œil: le chant des bardes accompagne cette danse septentrionale; la marche joyeuse passe sous des ormeaux dont les fleurs sont de neige; on entend craquer le cristal sous les pas; un instant de terreur trouble la fête; mais bientôt les cris d’allégresse, la violence de l’exercice, qui doit conserver au sang la chaleur que lui ravirait le froid de l’air, enfin la lutte contre le climat, raniment tous les esprits, et l’on arrive au terme de la course, dans une grande salle illuminée, où le feu, le bal et les festins, font succéder des plaisirs faciles aux plaisirs conquis sur les rigueurs mêmes de la nature.

L’ode à Ébert sur les amis qui ne sont plus, mérite aussi d’être citée. Klopstock est moins heureux quand il écrit sur l’amour; il a, comme Dorat, adressé des vers à sa maîtresse future, et ce sujet maniéré n’a pas bien inspiré sa muse: il faut n’avoir pas souffert pour se jouer avec le sentiment; et quand une personne sérieuse essaie un semblable jeu, toujours une contrainte secrète l’empêche de s’y montrer naturelle. On doit compter dans l’école de Klopstock, non comme disciples, mais comme confrères en poésie, le grand Haller, qu’on ne peut nommer sans respect; Gessner, et plusieurs autres qui s’approchaient du génie anglais par la vérité des sentiments, mais qui ne portaient pas encore l’empreinte vraiment caractéristique de la littérature allemande.

Klopstock lui-même n’avait pas complètement réussi à donner à l’Allemagne un poème épique sublime et populaire tout à la fois, tel qu’un ouvrage de ce genre doit être. La traduction de l’Iliade et de l’Odyssée par Voss fit connaître Homère, autant qu’une copie calquée peut rendre l’original; chaque épithète y est conservée, chaque mot y est mis à la même place, et l’impression de l’ensemble est très grande, quoiqu’on ne puisse trouver dans l’allemand tout le charme que doit avoir le grec, la plus belle langue du Midi. Les littérateurs allemands, qui saisissent avec avidité chaque nouveau genre, s’essayèrent à composer des poèmes avec la couleur homérique, et l’Odyssée, renfermant beaucoup de détails de la vie privée, parut plus facile à imiter que l’Iliade.

Le premier essai dans ce genre fut une idylle en trois chants, de Voss lui-même, intitulée Louise; elle est écrite en hexamètres, que tout le monde s’accorde à trouver admirables; mais la pompe même du vers hexamètre paraît souvent peu d’accord avec l’extrême naïveté du sujet. Sans les émotions pures et religieuses qui animent tout le poème, on ne s’intéresserait guère au très paisible mariage de la fille du vénérable pasteur de Grünau. Homère, fidèle à réunir les épithètes avec les noms, dit toujours, en parlant de Minerve, la fille de Jupiter aux yeux bleus; de même aussi Voss répète sans cesse le vénérable pasteur de Grünau (der ehrwürdige pfarrer von Grünau). Mais la simplicité d’Homère ne produit un si grand effet que parce qu’elle est noblement en contraste avec la grandeur imposante de son héros et du sort qui le poursuit; tandis que, quand il s’agit d’un pasteur de campagne et de la très bonne ménagère sa femme, qui marient leur fille à celui qu’elle aime, la simplicité a moins de mérite. L’on admire beaucoup en Allemagne les descriptions qui se trouvent dans la Louise de Voss, sur la manière de faire le café, d’allumer la pipe; ces détails sont présentés avec beaucoup de talent et de vérité; c’est un tableau flamand très bien fait: mais il me semble qu’on peut difficilement introduire dans nos poèmes, comme dans ceux des anciens, les usages communs de la vie: ces usages chez nous ne sont pas poétiques, et notre civilisation a quelque chose de bourgeois. Les anciens vivaient toujours à l’air, toujours en rapport avec la nature, et leur manière d’exister était champêtre, mais jamais vulgaire.

Les Allemands mettent trop peu d’importance au sujet d’un poème, et croient que tout consiste dans la manière dont il est traité. D’abord la forme donnée par la poésie ne se transporte presque jamais dans une langue étrangère; et la réputation européenne n’est cependant pas à dédaigner; d’ailleurs le souvenir des détails les plus intéressants s’efface quand il n’est point rattaché à une fiction dont l’imagination puisse se saisir. La pureté touchante, qui est le principal charme du poème de Voss, se fait sentir surtout, ce me semble, dans la bénédiction nuptiale du pasteur, en mariant sa fille: «Ma fille, lui dit-il avec une voix émue, que la bénédiction de Dieu soit avec toi. Aimable et vertueux enfant, que la bénédiction de Dieu t’accompagne sur la terre et dans le ciel. J’ai été jeune et je suis devenu vieux, et dans cette vie incertaine le Tout-Puissant m’a envoyé beaucoup de joie et de douleur. Qu’il soit béni pour toutes deux! Je vais bientôt reposer sans regret ma tête blanchie dans le tombeau de mes pères, car ma fille est heureuse; elle l’est, parce qu’elle sait qu’un Dieu paternel soigne notre âme par la douleur comme par le plaisir. Quel spectacle plus touchant que celui de cette jeune et belle fiancée! Dans la simplicité de son cœur, elle s’appuie sur la main de l’ami qui doit la conduire dans le sentier de la vie; c’est avec lui que, dans une intimité sainte, elle partagera le bonheur et l’infortune; c’est celle qui, si Dieu le veut, doit essuyer la dernière sueur sur le front de son époux mortel. Mon âme était aussi remplie de pressentiments, lorsque, le jour de mes noces, j’amenai dans ces lieux ma timide compagne: content, mais sérieux, je lui montrai de loin la borne de nos champs, la tour de l’église, et l’habitation du pasteur où nous avons éprouvé tant de biens et de maux. Mon unique enfant, car il ne me reste que toi, d’autres à qui j’avais donné la vie dorment là-bas sous le gazon du cimetière; mon unique enfant, tu vas t’en aller en suivant la route par laquelle je suis venu. La chambre de ma fille sera déserte; sa place à notre table ne sera plus occupée; c’est en vain que je prêterai l’oreille à ses pas, à sa voix. Oui, quand ton époux t’emmènera loin de moi, des sanglots m’échapperont, et mes yeux mouillés de pleurs te suivront longtemps encore; car je suis homme et père, et j’aime avec tendresse cette fille qui m’aime aussi sincèrement. Mais bientôt, réprimant mes larmes, j’élèverai vers le ciel mes mains suppliantes, et je me prosternerai devant la volonté de Dieu, qui commande à la femme de quitter sa mère et son père pour suivre son époux. Va donc en paix, mon enfant, abandonne ta famille et la maison paternelle; suis le jeune homme qui maintenant te tiendra lieu de ceux à qui tu dois le jour; sois dans sa maison comme une vigne féconde, entoure-la de nobles rejetons. Un mariage religieux est la plus belle des félicités terrestres; mais si le Seigneur ne fonde pas lui-même l’édifice de l’homme, qu’importent ses vains travaux»?

Voilà de la vraie simplicité, celle de l’âme, celle qui convient au peuple comme aux rois, aux pauvres comme aux riches, enfin à toutes les créatures de Dieu. On se lasse promptement de la poésie descriptive, quand elle s’applique à des objets qui n’ont rien de grand en eux-mêmes; mais les sentiments descendent du ciel, et dans quelque humble séjour que pénètrent leurs rayons, ils ne perdent rien de leur beauté.

L’extrême admiration qu’inspire Gœthe en Allemagne, a fait donner à son poème d’Hermann et Dorothée le nom de poème épique; et l’un des hommes les plus spirituels en tout pays, M. de Humboldt, le frère du célèbre voyageur, a composé sur ce poème un ouvrage qui contient les remarques les plus philosophiques et les plus piquantes. Hermann et Dorothée est traduit en français et en anglais; toutefois on ne peut avoir l’idée, par la traduction, du charme qui règne dans cet ouvrage: une émotion douce, mais continuelle se fait sentir depuis le premier vers jusqu’au dernier, et il y a, dans les moindres détails, une dignité naturelle qui ne déparerait pas les héros d’Homère. Néanmoins, il faut en convenir, les personnages et les événements sont de trop peu d’importance; le sujet suffit à l’intérêt quand on le lit dans l’original; dans la traduction cet intérêt se dissipe. En fait de poème épique, il me semble qu’il est permis d’exiger une certaine aristocratie littéraire; la dignité des personnages et des souvenirs historiques qui s’y rattachent peuvent seuls élever l’imagination à la hauteur de ce genre d’ouvrage.

Un poème ancien du treizième siècle, les Niebelungen, dont j’ai déjà parlé, paraît avoir eu dans son temps tous les caractères d’un véritable poème épique. Les grandes actions du héros de l’Allemagne du Nord, Sigefroi, assassiné par un roi bourguignon, la vengeance que les siens en tirèrent dans le camp d’Attila, et qui mit fin au premier royaume de Bourgogne, sont le sujet de ce poème. Un poème épique n’est presque jamais l’ouvrage d’un homme, et les siècles mêmes, pour ainsi dire, y travaillent: le patriotisme, la religion, enfin la totalité de l’existence d’un peuple, ne peut être mise en action que par quelques-uns de ces événements immenses que le poète ne crée pas, mais qui lui apparaissent agrandis par la nuit des temps: les personnages du poème épique doivent représenter le caractère primitif de la nation. Il faut trouver en eux le moule indestructible dont est sortie toute l’histoire.

Ce qu’il y avait de beau en Allemagne, c’était l’ancienne chevalerie, sa force, sa loyauté, sa bonhomie, et la rudesse du Nord, qui s’alliait avec une sensibilité sublime. Ce qu’il y avait aussi de beau, c’était le christianisme enté sur la mythologie scandinave; cet honneur sauvage que la foi rendait pur et sacré; ce respect pour les femmes, qui devenait plus touchant encore par la protection accordée à tous les faibles; cet enthousiasme de la mort, ce paradis guerrier où la religion la plus humaine a pris place. Tels sont les éléments d’un poème épique en Allemagne. Il faut que le génie s’en empare, et qu’il sache, comme Médée, ranimer par un nouveau sang d’anciens souvenirs.

CHAPITRE XIII

De la poésie allemande.

Les poésies allemandes détachées sont, ce me semble, plus remarquables encore que les poèmes, et c’est surtout dans ce genre que le cachet de l’originalité est empreint: il est vrai aussi que les auteurs les plus cités à cet égard, Gœthe, Schiller, Bürger, etc., sont de l’école moderne, qui seule porte un caractère vraiment national. Gœthe a plus d’imagination, Schiller plus de sensibilité, et Bürger est de tous celui qui possède le talent le plus populaire. En examinant successivement quelques poésies de ces trois hommes, on se fera mieux l’idée de ce qui les distingue. Schiller a de l’analogie avec le goût français; toutefois on ne trouve dans ses poésies détachées rien qui ressemble aux poésies fugitives de Voltaire; cette élégance de conversation et presque de manières, transportée dans la poésie, n’appartenait qu’à la France; et Voltaire, en fait de grâce, était le premier des écrivains français. Il serait intéressant de comparer les stances de Schiller sur la perte de la jeunesse, intitulées l’Idéal, avec celles de Voltaire:

Si vous voulez que j’aime encore,
Rendez-moi l’âge des amours, etc.

On voit, dans le poète français, l’expression d’un regret aimable, dont les plaisirs de l’amour et les joies de la vie sont l’objet: le poète allemand pleure la perte de l’enthousiasme et de l’innocente pureté des pensées du premier âge; et c’est par la poésie et la pensée qu’il se flatte d’embellir encore le déclin de ses ans. Il n’y a pas dans les stances de Schiller cette clarté facile et brillante que permet un genre d’esprit à la portée de tout le monde; mais on y peut puiser des consolations qui agissent sur l’âme intérieurement. Schiller ne présente jamais les réflexions les plus profondes que revêtues de nobles images: il parle à l’homme comme la nature elle-même; car la nature est tout à la fois penseur et poète. Pour peindre l’idée du temps, elle fait couler devant nos yeux les flots d’un fleuve inépuisable; et pour que sa jeunesse éternelle nous fasse songer à notre existence passagère, elle se revêt de fleurs qui doivent périr, elle fait tomber en automne les feuilles des arbres que le printemps a vues dans tout leur éclat: la poésie doit être le miroir terrestre de la Divinité, et réfléchir, par les couleurs, les sons et les rythmes, toutes les beautés de l’univers.

La pièce de vers intitulée la Cloche consiste en deux parties parfaitement distinctes: les strophes en refrain expriment le travail qui se fait dans la forge, et entre chacune de ces strophes il y a des vers ravissants sur les circonstances solennelles, ou sur les événements extraordinaires annoncés par les cloches, tels que la naissance, le mariage, la mort, l’incendie, la révolte, etc. On pourrait traduire en français les pensées fortes, les images belles et touchantes qu’inspirent à Schiller les grandes époques de la destinée humaine; mais il est impossible d’imiter noblement les strophes en petits vers, et composées de mots dont le son bizarre et précipité semble faire entendre les coups redoublés et les pas rapides des ouvriers qui dirigent la lave brûlante de l’airain. Peut-on avoir l’idée d’un poème de ce genre par une traduction en prose? c’est lire la musique au lieu de l’entendre; encore est-il plus aisé de se figurer, par l’imagination, l’effet des instruments que l’on connaît, que les accords et les contrastes d’un rythme et d’une langue qu’on ignore. Tantôt la brièveté, régulière du mètre fait sentir l’activité des forgerons, l’énergie bornée, mais continue, qui s’exerce dans les occupations matérielles; et tantôt, à côté de ce bruit dur et fort, l’on entend les chants aériens de l’enthousiasme et de la mélancolie.

L’originalité de ce poème est perdue quand on le sépare de l’impression que produisent une mesure de vers habilement choisie, et des rimes qui se répondent comme des échos intelligents que la pensée modifie; et cependant ces effets pittoresques des sons seraient très hasardés en français. L’ignoble nous menace sans cesse: nous n’avons pas, comme presque tous les autres peuples, deux langues, celle de la prose et celle des vers; et il en est des mots comme des personnes, là où les rangs sont confondus, la familiarité est dangereuse.

Une autre pièce de Schiller, Cassandre, pourrait plus facilement se traduire en français, quoique le langage poétique y soit d’une grande hardiesse. Cassandre, au moment où la fête des noces de Polyxène avec Achille va commencer, est saisie par le pressentiment des malheurs qui résulteront de cette fête: elle se promène triste et sombre dans les bois d’Apollon, et se plaint de connaître l’avenir qui trouble toutes les jouissances. On voit dans cette ode le mal que fait éprouver à un être mortel la prescience d’un dieu. La douleur de la prophétesse n’est-elle pas ressentie par tous ceux dont l’esprit est supérieur et le caractère passionné? Schiller a su montrer, sous une forme toute poétique, une grande idée morale: c’est que le véritable génie, celui du sentiment, est victime de lui-même, quand il ne le serait pas des autres. Il n’y a point d’hymen pour Cassandre, non qu’elle soit insensible, non qu’elle soit dédaignée; mais son âme pénétrante dépasse en peu d’instants et la vie et la mort, et ne se reposera que dans le ciel.

Je ne finirais point si je voulais parler de toutes les poésies de Schiller qui renferment des pensées et des beautés nouvelles. Il a fait sur le départ des Grecs après la prise de Troie, un hymne qu’on pourrait croire d’un poète d’alors, tant la couleur du temps y est fidèlement observée. J’examinerai, sous le rapport de l’art dramatique, le talent admirable des Allemands pour se transporter dans les siècles, dans les pays, dans les caractères les plus différents du leur: superbe faculté, sans laquelle les personnages qu’on met en scène ressemblent à des marionnettes qu’un même fil remue, et qu’une même voix, celle de l’auteur, fait parler. Schiller mérite surtout d’être admiré comme poète dramatique: Gœthe est tout seul au premier rang, dans l’art de composer des élégies, des romances, des stances, etc.; ses poésies détachées ont un mérite très différent de celles de Voltaire. Le poète français a su mettre en vers l’esprit de la société la plus brillante; le poète allemand réveille dans l’âme, par quelques traits rapides, des impressions solitaires et profondes.

Gœthe, dans ce genre d’ouvrages, est naturel au suprême degré; non seulement il est naturel quand il parle d’après ses propres impressions, mais aussi quand il se transporte dans des pays, des mœurs et des situations toutes nouvelles, sa poésie prend facilement la couleur des contrées étrangères; il saisit avec un talent unique ce qui plaît dans les chansons nationales de chaque peuple; il devient, quand il le veut, un Grec, un Indien, un Morlaque. Nous avons souvent parlé de ce qui caractérise les poètes du Nord, la mélancolie et la méditation: Gœthe, comme tous les hommes de génie, réunit en lui d’étonnants contrastes; on retrouve dans ses poésies beaucoup de traces du caractère des habitants du Midi; il est plus en train de l’existence que les septentrionaux; il sent la nature avec plus de vigueur et de sérénité; son esprit n’en a pas moins de profondeur, mais son talent a plus de vie; on y trouve un certain genre de naïveté qui réveille à la fois le souvenir de la simplicité antique et de celle du moyen âge: ce n’est pas la naïveté de l’innocence, c’est celle de la force. On aperçoit dans les poésies de Gœthe qu’il dédaigne une foule d’obstacles, de convenances, de critiques et d’observations qui pourraient lui être opposées. Il suit son imagination où elle le mène, et un certain orgueil en masse l’affranchit des scrupules de l’amour-propre. Gœthe est en poésie un artiste puissamment maître de la nature, et plus admirable encore quand il n’achève pas ses tableaux; car ses esquisses renferment toutes le germe d’une belle fiction: mais ses fictions terminées ne supposent pas toujours une heureuse esquisse.

Dans ses élégies, composées à Rome, il ne faut pas chercher des descriptions de l’Italie; Gœthe ne fait presque jamais ce qu’on attend de lui, et quand il y a de la pompe dans une idée, elle lui déplaît; il veut produire de l’effet par une route détournée, et comme à l’insu de l’auteur et du lecteur. Ses élégies peignent l’effet de l’Italie sur toute son existence, cette ivresse du bonheur, dont un beau ciel le pénètre. Il raconte ses plaisirs, même les plus vulgaires, à la manière de Properce; et de temps en temps quelques beaux souvenirs de la ville maîtresse du monde donnent à l’imagination un élan d’autant plus vif qu’elle n’y était pas préparée.

Une fois il raconte comment il rencontra, dans la campagne de Rome, une jeune femme qui allaitait son enfant, assise sur un débris de colonne antique: il voulut la questionner sur les ruines dont sa cabane était environnée; elle ignorait ce dont il lui parlait; tout entière aux affections dont son âme était remplie, elle aimait, et le moment présent existait seul pour elle.

On lit dans un auteur grec qu’une jeune fille, habile dans l’art de tresser des fleurs, lutta contre son amant Pausias qui savait les peindre. Gœthe a composé sur ce sujet une idylle charmante. L’auteur de cette idylle est aussi celui de Werther. Depuis le sentiment qui donne de la grâce, jusqu’au désespoir qui exalte le génie, Gœthe a parcouru toutes les nuances de l’amour.

Après s’être fait grec dans Pausias, Gœthe nous conduit en Asie, par une romance pleine de charmes, la Bayadère. Un dieu de l’Inde (Mahadoeh) se revêt de la forme mortelle, pour juger des peines et des plaisirs des hommes, après les avoir éprouvés. Il voyage à travers l’Asie, observe les grands et le peuple; et comme un soir, au sortir d’une ville, il se promène sur les bords du Gange, une bayadère l’arrête, et l’engage à se reposer dans sa demeure. Il y a tant de poésie, une couleur si orientale, dans la peinture des danses de cette bayadère, des parfums et des fleurs dont elle s’entoure, qu’on ne peut juger d’après nos mœurs un tableau qui leur est tout à fait étranger. Le dieu de l’Inde inspire un amour véritable à cette femme égarée, et, touché du retour vers le bien qu’une affection sincère doit toujours inspirer, il veut épurer l’âme de la bayadère par l’épreuve du malheur.

A son réveil elle trouve son amant mort à ses côtés: les prêtres de Brahma emportent le corps sans vie que le bûcher doit consumer. La bayadère veut s’y précipiter avec celui qu’elle aime; mais les prêtres la repoussent, parce que, n’étant pas son épouse, elle n’a pas le droit de mourir avec lui. La bayadère, après avoir ressenti toutes les douleurs de l’amour et de la honte, se précipite dans le bûcher malgré les brames. Le dieu la reçoit dans ses bras; il s’élance hors des flammes, et porte au ciel l’objet de sa tendresse qu’il a rendu digne de son choix.

Zelter, un musicien original, a mis sur cette romance un air tour à tour voluptueux et solennel, qui s’accorde singulièrement bien avec les paroles. Quand on l’entend, on se croit au milieu de l’Inde et de ses merveilles; et qu’on ne dise pas qu’une romance est un poème trop court pour produire un tel effet. Les premières notes d’un air, les premiers vers d’un poème transportent l’imagination dans la contrée et dans le siècle qu’on veut peindre; mais si quelques mots ont cette puissance, quelques mots aussi peuvent détruire l’enchantement. Les sorciers jadis faisaient ou empêchaient les prodiges, à l’aide de quelques paroles magiques. Il en est de même du poète; il peut évoquer le passé ou faire reparaître le présent, selon qu’il se sert d’expressions conformes ou non au temps ou au pays qu’il chante, selon qu’il observe ou néglige les couleurs locales, et ces petites circonstances ingénieusement inventées, qui exercent l’esprit, dans la fiction comme dans la réalité, à découvrir la vérité sans qu’on vous la dise.

Une autre romance de Gœthe produit un effet délicieux par les moyens les plus simples: c’est le Pêcheur. Un pauvre homme s’assied sur le bord d’un fleuve, un soir d’été; et, tout en jetant sa ligne, il contemple l’eau claire et limpide qui vient baigner doucement ses pieds nus. La nymphe de ce fleuve l’invite à s’y plonger; elle lui peint les délices de l’onde pendant la chaleur, le plaisir que le soleil trouve à se rafraîchir la nuit dans la mer, le calme de la lune, quand ses rayons se reposent et s’endorment au sein des flots; enfin, le pêcheur attiré, séduit, entraîné, s’avance vers la nymphe, et disparaît pour toujours. Le fond de cette romance est peu de chose; mais ce qui est ravissant, c’est l’art de faire sentir le pouvoir mystérieux que peuvent exercer les phénomènes de la nature. On dit qu’il y a des personnes qui découvrent les sources cachées sous la terre, par l’agitation nerveuse qu’elles leur causent: on croit souvent reconnaître dans la poésie allemande ces miracles de la sympathie entre l’homme et les éléments. Le poète allemand comprend la nature, non pas seulement en poète, mais en frère; et l’on dirait que des rapports de famille lui parlent pour l’air, l’eau, les fleurs, les arbres, enfin pour toutes les beautés primitives de la création.

Il n’est personne qui n’ait senti l’attrait indéfinissable que les vagues font éprouver, soit par le charme de la fraîcheur, soit par l’ascendant qu’un mouvement uniforme et perpétuel pourrait prendre insensiblement sur une existence passagère et périssable. La romance de Gœthe exprime admirablement le plaisir toujours croissant qu’on trouve à considérer les ondes pures d’un fleuve: le balancement du rythme et de l’harmonie imite celui des flots, et produit sur l’imagination un effet analogue. L’âme de la nature se fait connaître à nous de toutes parts et sous mille formes diverses. La campagne fertile, comme les déserts abandonnés, la mer, comme les étoiles, sont soumises aux mêmes lois; et l’homme renferme en lui-même des sensations, des puissances occultes qui correspondent avec le jour, avec la nuit, avec l’orage: c’est cette alliance secrète de notre être avec les merveilles de l’univers qui donne à la poésie sa véritable grandeur. Le poète sait rétablir l’unité du monde physique avec le monde moral: son imagination forme un lien entre l’un et l’autre.

Plusieurs pièces de Gœthe sont remplies de gaîté; mais on y trouve rarement le genre de plaisanterie auquel nous sommes accoutumés: il est plutôt frappé par les images que par les ridicules; il saisit avec un instinct singulier l’originalité des animaux, toujours nouvelle et toujours la même. La Ménagerie de Lily, le Chant de noce dans le vieux château, peignent ces animaux, non comme des hommes, à la manière de La Fontaine, mais comme des créatures bizarres dans lesquelles la nature s’est égayée. Gœthe sait aussi trouver dans le merveilleux une source de plaisanteries d’autant plus aimables qu’aucun but sérieux ne s’y fait apercevoir.

Une chanson, intitulée l’Élève du Sorcier, mérite d’être citée sous ce rapport. Le disciple d’un sorcier a entendu son maître murmurer quelques paroles magiques, à l’aide desquelles il se fait servir par un manche à balai: il les retient, et commande au balai d’aller lui chercher de l’eau à la rivière pour laver sa maison. Le balai part et revient, apporte un seau, puis un autre, puis un autre encore, et toujours ainsi sans discontinuer. L’élève voudrait l’arrêter, mais il a oublié les mots dont il faut se servir pour cela: le manche à balai, fidèle à son office, va toujours à la rivière, et toujours y puise de l’eau, dont il arrose et bientôt submergera la maison. L’élève, dans sa fureur, prend une hache, et coupe en deux le manche à balai: alors les deux morceaux du bâton deviennent deux domestiques au lieu d’un, et vont chercher de l’eau, et la répandent à l’envi dans les appartements avec plus de zèle que jamais. L’élève a beau dire des injures à ces stupides bâtons, ils agissent sans relâche; et la maison eût été perdue si le maître ne fût pas arrivé à temps pour secourir l’élève, en se moquant de sa ridicule présomption. L’imitation maladroite des grands secrets de l’art est très bien peinte dans cette petite scène.

Il nous reste à parler de la source inépuisable des effets poétiques en Allemagne, la terreur: les revenants et les sorciers plaisent au peuple comme aux hommes éclairés: c’est un reste de la mythologie du Nord; c’est une disposition qu’inspirent assez naturellement les longues nuits des climats septentrionaux: et d’ailleurs, quoique le christianisme combatte toutes les craintes non fondées, les superstitions populaires ont toujours une analogie quelconque avec la religion dominante. Presque toutes les opinions vraies ont à leur suite une erreur; elle se place dans l’imagination, comme l’ombre à côté de la réalité: c’est un luxe de croyance qui s’attache d’ordinaire à la religion comme à l’histoire; je ne sais pourquoi l’on dédaignerait d’en faire usage. Shakespeare a tiré des effets prodigieux des spectres et de la magie, et la poésie ne saurait être populaire quand elle méprise ce qui exerce un empire irréfléchi sur l’imagination. Le génie et le goût peuvent présider à l’emploi de ces contes: il faut qu’il y ait d’autant plus de talent dans la manière de les traiter, que le fond en est vulgaire; mais peut-être que c’est dans cette réunion seule que consiste la grande puissance d’un poème. Il est probable que les événements racontés dans l’Iliade et dans l’Odyssée étaient chantés par les nourrices, avant qu’Homère en fît le chef-d’œuvre de l’art.

Bürger est de tous les Allemands celui qui a le mieux saisi cette veine de superstition qui conduit si loin dans le fond du cœur. Aussi ses romances sont-elles connues de tout le monde en Allemagne. La plus fameuse de toutes, Lénore, n’est pas, je crois, traduite en français, ou du moins il serait bien difficile qu’on pût en exprimer tous les détails, ni par notre prose, ni par nos vers. Une jeune fille s’effraie de n’avoir point de nouvelles de son amant, parti pour l’armée; la paix se fait; tous les soldats retournent dans leurs foyers. Les mères retrouvent leurs fils, les sœurs leurs frères, les époux leurs épouses; les trompettes guerrières accompagnent les chants de la paix, et la joie règne dans tous les cœurs. Lénore parcourt en vain les rangs des guerriers; elle n’y voit point son amant; nul ne peut lui dire ce qu’il est devenu. Elle se désespère: sa mère voudrait la calmer; mais le jeune cœur de Lénore se révolte contre la douleur; et, dans son égarement, elle renie la Providence. Au moment où le blasphème est prononcé, l’on sent dans l’histoire quelque chose de funeste, et dès cet instant l’âme est constamment ébranlée.

A minuit, un chevalier s’arrête à la porte de Lénore: elle entend le hennissement du cheval et le cliquetis des éperons: le chevalier frappe; elle descend et reconnaît son amant. Il lui demande de le suivre à l’instant, car il n’y a pas un moment à perdre, dit-il, avant de retourner à l’armée. Elle s’élance; il la place derrière lui sur son cheval, et part avec la promptitude de l’éclair. Il traverse au galop, pendant la nuit, des pays arides et déserts; la jeune fille est pénétrée de terreur, et lui demande sans cesse raison de la rapidité de sa course; le chevalier presse encore plus les pas de son cheval par ses cris sombres et sourds, et prononce à voix basse ces mots: les morts vont vite, les morts vont vite. Lénore lui répond: Ah! laisse en paix les morts! Mais toutes les fois qu’elle lui adresse des questions inquiètes, il lui répète les mêmes paroles funestes.

En approchant de l’église où il la menait, disait-il, pour s’unir avec elle, l’hiver et les frimas semblent changer la nature elle-même en un affreux présage: des prêtres portent en pompe un cercueil, et leur robe noire traîne lentement sur la neige, linceul de la terre; l’effroi de la jeune fille augmente, et toujours son amant la rassure avec un mélange d’ironie et d’insouciance qui fait frémir. Tout ce qu’il dit est prononcé avec une précipitation monotone, comme si déjà, dans son langage, l’on ne sentait plus l’accent de la vie; il lui promet de la conduire dans la demeure étroite et silencieuse où leurs noces doivent s’accomplir. On voit de loin le cimetière, à côté de la porte de l’église: le chevalier frappe à cette porte, elle s’ouvre; il s’y précipite avec son cheval, qu’il fait passer au milieu des pierres funéraires; alors le chevalier perd par degrés l’apparence d’un être vivant; il se change en squelette, et la terre s’entr’ouvre pour engloutir sa maîtresse et lui.

Je ne me suis assurément pas flattée de faire connaître, par ce récit abrégé, le mérite étonnant de cette romance: toutes les images, tous les bruits, en rapport avec la situation de l’âme, sont merveilleusement exprimés par la poésie: les syllabes, les rimes, tout l’art des paroles et de leurs sons est employé pour exciter la terreur. La rapidité des pas du cheval semble plus solennelle et plus lugubre que la lenteur même d’une marche funèbre. L’énergie avec laquelle le chevalier hâte sa course, cette pétulance de la mort cause un trouble inexprimable; et l’on se croit emporté par le fantôme, comme la malheureuse qu’il entraîne avec lui dans l’abîme.

Il y a quatre traductions de la romance de Lénore en anglais; mais la première de toutes, sans comparaison, c’est celle de M. Spencer, le poète anglais qui connaît le mieux le véritable esprit des langues étrangères. L’analogie de l’anglais avec l’allemand permet d’y faire sentir en entier l’originalité du style et de la versification de Bürger; et non seulement on peut retrouver dans la traduction les mêmes idées que dans l’original, mais aussi les mêmes sensations; et rien n’est plus nécessaire pour connaître un ouvrage des beaux-arts. Il serait difficile d’obtenir le même résultat en français, où rien de bizarre n’est naturel.

Bürger a fait une autre romance moins célèbre, mais aussi très originale, intitulée: le féroce Chasseur. Suivi de ses valets et de sa meute nombreuse, il part pour la chasse un dimanche, au moment où les cloches du village annoncent le service divin. Un chevalier dont l’armure est blanche, se présente à lui, et le conjure de ne pas profaner le jour du Seigneur; un autre chevalier, revêtu d’armes noires, lui fait honte de se soumettre à des préjugés qui ne conviennent qu’aux vieillards et aux enfants: le chasseur cède aux mauvaises inspirations; il part, et arrive près du champ d’une pauvre veuve; elle se jette à ses pieds pour le supplier de ne pas dévaster la moisson, en traversant les blés avec sa suite; le chevalier aux armes blanches supplie le chasseur d’écouter la pitié; le chevalier noir se moque de ce puéril sentiment; le chasseur prend la férocité pour de l’énergie, et ses chevaux foulent aux pieds l’espoir du pauvre et de l’orphelin. Enfin, le cerf poursuivi se réfugie dans la cabane d’un vieil ermite; le chasseur veut y mettre le feu pour en faire sortir sa proie; l’ermite embrasse ses genoux, il veut attendrir le furieux qui menace son humble demeure; une dernière fois le bon génie, sous la forme du chevalier blanc, parle encore; le mauvais génie, sous celle du chevalier noir, triomphe; le chasseur tue l’ermite, et tout à coup il est changé en fantôme, et sa propre meute veut le dévorer. Une superstition populaire a donné lieu à cette romance: l’on prétend qu’à minuit, dans de certaines saisons de l’année, on voit au-dessus de la forêt où cet événement doit s’être passé, un chasseur dans les nuages, poursuivi jusqu’au jour par ses chiens furieux.

Ce qu’il y a vraiment de beau dans cette poésie de Bürger, c’est la peinture de l’ardente volonté du chasseur: elle était d’abord innocente, comme toutes les facultés de l’âme; mais elle se déprave toujours de plus en plus, chaque fois qu’il résiste à sa conscience, et cède à ses passions. Il n’avait d’abord que l’enivrement de la force: il arrive enfin à celui du crime, et la terre ne peut plus le porter. Les bons et les mauvais penchants de l’homme sont très bien caractérisés par les deux chevaliers blanc et noir; les mots, toujours les mêmes, que le chevalier blanc prononce pour arrêter le chasseur, sont aussi très ingénieusement combinés. Les anciens et les poètes du moyen âge ont parfaitement connu l’effroi que cause, dans de certaines circonstances, le retour des mêmes paroles; il semble qu’on réveille ainsi le sentiment de l’inflexible nécessité. Les ombres, les oracles, toutes les puissances surnaturelles, doivent être monotones; ce qui est immuable est uniforme; et c’est un grand art dans certaines fictions, que d’imiter, par les paroles, la fixité solennelle que l’imagination se représente dans l’empire des ténèbres et de la mort.

On remarque aussi, dans Bürger, une certaine familiarité d’expression qui ne nuit point à la dignité de la poésie, et qui en augmente singulièrement l’effet. Quand on parvient à rapprocher de nous la terreur ou l’admiration, sans affaiblir ni l’une ni l’autre, ces sentiments deviennent nécessairement beaucoup plus forts: c’est mêler, dans l’art de peindre, ce que nous voyons tous les jours à ce que nous ne voyons jamais, et ce qui nous est connu nous fait croire à ce qui nous étonne.

Gœthe s’est essayé aussi dans ces sujets, qui effraient à la fois les enfants et les hommes; mais il y a mis des vues profondes, et qui donnent pour longtemps à penser. Je vais tâcher de rendre compte de celle de ses poésies de revenants, la Fiancée de Corinthe, qui a le plus de réputation en Allemagne. Je ne voudrais assurément défendre en aucune manière ni le but de cette fiction ni la fiction en elle-même; mais il me semble difficile de n’être pas frappé de l’imagination qu’elle suppose.

Deux amis, l’un d’Athènes et l’autre de Corinthe, ont résolu d’unir ensemble leur fils et leur fille. Le jeune homme part pour aller voir à Corinthe celle qui lui est promise, et qu’il ne connaît pas encore: c’était au moment où le christianisme commençait à s’établir. La famille de l’Athénien a gardé son ancienne religion; celle du Corinthien adopte la croyance nouvelle; et la mère, pendant une longue maladie, a consacré sa fille aux autels. La sœur cadette est destinée à remplacer sa sœur aînée qu’on a faite religieuse.

Le jeune homme arrive tard dans la maison; toute la famille est endormie; les valets apportent à souper dans son appartement, et l’y laissent seul; peu de temps après, un hôte singulier entre chez lui; il voit s’avancer jusqu’au milieu de la chambre une jeune fille revêtue d’un voile et d’un habit blanc, le front ceint d’un ruban noir et or, et quand elle aperçoit le jeune homme, elle recule intimidée, et s’écrie, en élevant au ciel ses blanches mains:—Hélas! suis-je donc devenue déjà si étrangère à la maison, dans l’étroite cellule où je suis renfermée, que j’ignore l’arrivée d’un nouvel hôte?

Elle veut s’enfuir, le jeune homme la retient; il apprend que c’est elle qui lui était destinée pour épouse. Leurs pères avaient juré de les unir; tout autre serment lui paraît nul.—Reste, mon enfant, lui dit-il; reste, et ne sois pas si pâle d’effroi; partage avec moi les dons de Cérès et de Bacchus; tu amènes l’amour, et bientôt nous éprouverons combien nos dieux sont favorables aux plaisirs. Le jeune homme conjure la jeune fille de se donner à lui.

«Je n’appartiens plus à la joie, lui répond-elle, le dernier pas est accompli; la troupe brillante de nos dieux a disparu, et dans cette maison silencieuse, on n’adore plus qu’un Être invisible dans le ciel, et qu’un Dieu mourant sur la croix. On ne sacrifie plus des taureaux, ni des brebis; mais on m’a choisie pour victime humaine. Ma jeunesse et la nature furent immolées aux autels: éloigne-toi, jeune homme; éloigne-toi; blanche comme la neige, et glacée comme elle, est la maîtresse infortunée que ton cœur s’est choisie».

A l’heure de minuit, qu’on appelle l’heure des spectres, la jeune fille semble plus à l’aise; elle boit avidement d’un vin couleur de sang, semblable à celui que prenaient les ombres dans l’Odyssée, pour se retracer leurs souvenirs; mais elle refusa obstinément le moindre morceau de pain: elle donne une chaîne d’or à celui dont elle devait être l’épouse, et lui demande une boucle de ses cheveux; le jeune homme, que ravit la beauté de la jeune fille, la serre dans ses bras avec transport, mais il ne sent point de cœur battre dans son sein, ses membres sont glacés.—N’importe, s’écrie-t-il, je saurai te ranimer, quand le tombeau même t’aurait envoyée vers moi.

Et alors commence la scène la plus extraordinaire que l’imagination en délire ait pu se figurer; un mélange d’amour et d’effroi, une union redoutable de la mort et de la vie. Il y a comme une volupté funèbre dans ce tableau, où l’amour fait alliance avec la tombe, où la beauté même ne semble qu’une apparition effrayante.

Enfin, la mère arrive, et, convaincue qu’une de ses esclaves s’est introduite chez l’étranger, elle veut se livrer à son juste courroux; mais tout à coup la jeune fille grandit jusqu’à la voûte comme une ombre, et reproche à sa mère d’avoir causé sa mort, en lui faisant prendre le voile.—«Oh! ma mère, ma mère, s’écrie-t-elle d’une voix sombre, pourquoi troublez-vous cette belle nuit de l’hymen? n’était-ce pas assez que, si jeune, vous m’eussiez fait couvrir d’un linceul, et porter dans le tombeau? Une malédiction funeste m’a poussée hors de ma froide demeure; les chants murmurés par vos prêtres n’ont pas soulagé mon cœur; le sel et l’eau n’ont point apaisé ma jeunesse: ah! la terre elle-même ne refroidit point l’amour.

«Ce jeune homme me fut promis quand le temple serein de Vénus n’était point encore renversé. Ma mère, deviez-vous manquer à votre parole, pour obéir à des vœux insensés? Aucun Dieu n’a reçu vos serments, quand vous avez juré de refuser l’hymen à votre fille. Et toi, beau jeune homme, maintenant tu ne peux plus vivre; tu languiras dans ces mêmes lieux où tu as reçu ma chaîne, où j’ai pris une boucle de ta chevelure: demain tes cheveux blanchiront, et tu ne retrouveras ta jeunesse que dans l’empire des ombres.

«Écoute au moins, ma mère, la prière dernière que je t’adresse: ordonne qu’un bûcher soit préparé; fais ouvrir le cercueil étroit qui me renferme; conduis les amants au repos à travers les flammes; et quand l’étincelle brillera, et quand les cendres seront brûlantes, nous nous hâterons d’aller ensemble rejoindre nos anciens dieux».

Sans doute un goût pur et sévère doit blâmer beaucoup de choses dans cette pièce; mais quand on la lit dans l’original, il est impossible de ne pas admirer l’art avec lequel chaque mot produit une terreur croissante: chaque mot indique, sans l’expliquer, l’horrible merveilleux de cette situation. Une histoire, dont rien ne peut donner l’idée, est peinte avec des détails frappants et naturels, comme s’il s’agissait de quelque chose qui fût arrivé; et la curiosité est constamment excitée, sans qu’on voulût sacrifier une seule circonstance pour qu’elle fût plus tôt satisfaite.

Néanmoins cette pièce est la seule, parmi les poésies détachées des auteurs célèbres de l’Allemagne, contre laquelle le goût français eût quelque chose à redire: dans toutes les autres, les deux nations paraissent d’accord. Le poète Jacobi a presque dans ses vers le piquant et la légèreté de Gresset. Mattisson a donné à la poésie descriptive, dont les traits étaient souvent trop vagues, le caractère d’un tableau aussi frappant par le coloris que par la ressemblance. Le charme pénétrant des poésies de Salis fait aimer leur auteur, comme si l’on était de ses amis. Tiedge est un poète moral et pur, dont les écrits portent l’âme au sentiment le plus religieux. Enfin, une foule de poètes devraient encore être cités, s’il était possible d’indiquer tous les noms dignes de louange, dans un pays où la poésie est si naturelle à tous les esprits cultivés.

A.-W. Schlegel, dont les opinions littéraires ont fait tant de bruit en Allemagne, ne se permet pas dans ses poésies la moindre expression, la moindre nuance que la théorie du goût le plus sévère pût attaquer. Ses élégies sur la mort d’une jeune personne, ses stances sur l’union de l’Église avec les beaux-arts, son élégie sur Rome, sont écrites avec la délicatesse et la noblesse la plus soutenue. On n’en pourra juger que bien imparfaitement par les deux exemples que je vais citer; ils serviront du moins à faire connaître le caractère de ce poète. L’idée du sonnet, l’Attachement à la terre, m’a paru pleine de charme.

«Souvent l’âme, fortifiée par la contemplation des choses divines, voudrait déployer ses ailes vers le ciel. Dans le cercle étroit qu’elle parcourt, son activité lui semble vaine, et sa science du délire; un désir invincible la presse de s’élancer vers des régions élevées, vers des sphères plus libres; elle croit qu’au terme de sa carrière un rideau va se lever pour lui découvrir des scènes de lumière; mais quand la mort touche son corps périssable, elle jette un regard en arrière, vers les plaisirs terrestres et vers ses compagnes mortelles. Ainsi, lorsque jadis Proserpine fut enlevée dans les bras de Pluton, loin des prairies de la Sicile, enfantine dans ses plaintes, elle pleurait pour les fleurs qui s’échappaient de son sein».

La pièce de vers suivante doit perdre encore plus à la traduction que le sonnet; elle est intitulée Mélodies de la vie: le cygne y est mis en opposition avec l’aigle, l’un comme l’emblème de l’existence contemplative, l’autre comme l’image de l’existence active: le rythme du vers change quand le cygne parle et quand l’aigle lui répond, et les chants de tous les deux sont pourtant renfermés dans la même stance où la rime les réunit: les véritables beautés de l’harmonie se trouvent aussi dans cette pièce, non l’harmonie imitative, mais la musique intérieure de l’âme. L’émotion la trouve sans réfléchir, et le talent qui réfléchit en fait de la poésie.

«Le cygne: Ma vie tranquille se passe sur les ondes, elle n’y trace que de légers sillons qui se perdent au loin, et les flots à peine agités répètent, comme un miroir pur, mon image sans l’altérer.

«L’aigle: Les rochers escarpés sont ma demeure; je plane dans les airs au milieu de l’orage; à la chasse, dans les combats, dans les dangers, je me fie à mon vol audacieux.

«Le cygne: L’azur du ciel serein me réjouit, le parfum des plantes m’attire doucement vers le rivage, quand au coucher du soleil je balance mes ailes blanches sur les vagues pourprées.

«L’aigle: Je triomphe de la tempête, quand elle déracine les chênes des forêts, et je demande au tonnerre si c’est avec plaisir qu’il anéantit.

«Le cygne: Invité par le regard d’Apollon, j’ose aussi me baigner dans les flots de l’harmonie; et, reposant à ses pieds, j’écoute les chants qui retentissent dans la vallée de Tempé.

«L’aigle: Je réside sur le trône même de Jupiter; il me fait signe, et je vais lui chercher la foudre; et pendant mon sommeil, mes ailes appesanties couvrent le sceptre du souverain de l’univers.

«Le cygne: Mes regards prophétiques contemplent souvent les étoiles et la voûte azurée qui se réfléchit dans les flots, et le regret le plus intime m’appelle vers ma patrie, dans le pays des cieux.

«L’aigle: Dès mes jeunes années, c’est avec délices que dans mon vol j’ai fixé le soleil immortel; je ne puis m’abaisser à la poussière terrestre, je me sens l’allié des dieux.

«Le cygne: Une douce vie cède volontiers à la mort; quand elle viendra me dégager de mes liens, et rendre à ma voie sa mélodie, mes chants, jusqu’à mon dernier souffle, célébreront l’instant solennel.

«L’aigle: L’âme, comme un phénix brillant, s’élève du bûcher, libre et dévoilée; elle salue sa destinée divine; le flambeau de la mort la rajeunit[28]».

C’est une chose digne d’être observée, que le goût des nations, en général, diffère bien plus dans l’art dramatique que dans toute autre branche de la littérature. Nous analyserons les motifs de ces différences dans les chapitres suivants; mais avant d’entrer dans l’examen du théâtre allemand, quelques observations générales sur le goût me semblent nécessaires. Je ne le considérerai pas abstraitement comme une faculté intellectuelle; plusieurs écrivains, et Montesquieu en particulier, ont épuisé ce sujet. J’indiquerai seulement pourquoi le goût en littérature est compris d’une manière différente par les Français et par les nations germaniques.

CHAPITRE XIV

Du goût.

Ceux qui se croient du goût en sont plus orgueilleux que ceux qui se croient du génie. Le goût est en littérature comme le bon ton en société; on le considère comme une preuve de la fortune, de la naissance, ou du moins des habitudes qui tiennent à toutes les deux; tandis que le génie peut naître dans la tête d’un artisan qui n’aurait jamais eu de rapport avec la bonne compagnie. Dans tout pays où il y aura de la vanité, le goût sera mis au premier rang, parce qu’il sépare les classes, et qu’il est un signe de ralliement entre tous les individus de la première. Dans tous les pays où s’exercera la puissance du ridicule, le goût sera compté comme l’un des premiers avantages, car il sert surtout à connaître ce qu’il faut éviter. Le tact des convenances est une partie du goût, et c’est une arme excellente pour parer les coups, entre les divers amours-propres; enfin, il peut arriver qu’une nation entière se place en aristocratie de bon goût, par rapport aux autres, et qu’elle soit ou qu’elle se croie la seule bonne compagnie de l’Europe; et c’est ce qui peut s’appliquer à la France, où l’esprit de société régnait si éminemment, qu’elle avait quelque excuse pour cette prétention.

Mais le goût, dans son application aux beaux-arts, diffère singulièrement du goût dans son application aux convenances sociales: lorsqu’il s’agit de forcer les hommes à nous accorder une considération éphémère comme notre vie, ce qu’on ne fait pas est au moins aussi nécessaire que ce qu’on fait; car le grand monde est si facilement hostile, qu’il faut des agréments bien extraordinaires pour qu’il compense l’avantage de ne donner prise sur soi à personne: mais le goût en poésie tient à la nature, et doit être créateur comme elle; les principes de ce goût sont donc tout autres que ceux qui dépendent des relations de la société.

C’est la confusion de ces deux genres qui est la cause des jugements si opposés en littérature; les Français jugent les beaux-arts comme des convenances, et les Allemands les convenances comme des beaux-arts: dans les rapports avec la société il faut se défendre, dans les rapports avec la poésie il faut se livrer. Si vous considérez tout en homme du monde, vous ne sentirez point la nature; si vous considérez tout en artiste, vous manquerez du tact que la société seule peut donner. S’il ne faut transporter dans les arts que l’imitation de la bonne compagnie, les Français seuls en sont vraiment capables; mais plus de latitude dans la composition est nécessaire pour remuer fortement l’imagination et l’âme. Je sais qu’on peut m’objecter avec raison que nos trois grands tragiques, sans manquer aux règles établies, se sont élevés à la plus sublime hauteur. Quelques hommes de génie, ayant à moissonner dans un champ tout nouveau, ont su se rendre illustres, malgré les difficultés qu’ils avaient à vaincre; mais la cessation des progrès de l’art, depuis eux, n’est-elle pas une preuve qu’il y a trop de barrières dans la route qu’ils ont suivie?

«Le bon goût en littérature est, à quelques égards, comme l’ordre sous le despotisme; il importe d’examiner à quel prix on l’achète[29]». En politique, disait M. Necker, il faut toute la liberté qui est conciliable avec l’ordre. Je retournerais la maxime, en disant: il faut, en littérature, tout le goût qui est conciliable avec le génie: car si l’important dans l’état social, c’est le repos, l’important dans la littérature, au contraire, c’est l’intérêt, le mouvement, l’émotion, dont le goût à lui tout seul est souvent l’ennemi.

On pourrait proposer un traité de paix entre les façons de juger, artistes et mondaines, des Allemands et des Français. Les Français devraient s’abstenir de condamner, même une faute de convenance, si elle avait pour excuse une pensée forte ou un sentiment vrai. Les Allemands devraient s’interdire tout ce qui offense le goût naturel, tout ce qui retrace des images que les sensations repoussent: aucune théorie philosophique, quelque ingénieuse qu’elle soit, ne peut aller contre les répugnances des sensations, comme aucune poétique des convenances ne saurait empêcher les émotions involontaires. Les écrivains allemands les plus spirituels auraient beau soutenir que, pour comprendre la conduite des filles du roi Lear envers leur père, il faut montrer la barbarie des temps dans lesquels elles vivaient, et tolérer que le duc de Cornouailles, excité par Régane, écrase avec son talon, sur le théâtre, l’œil de Glocester; notre imagination se révoltera toujours contre ce spectacle, et demandera qu’on arrive à de grandes beautés par d’autres moyens. Mais les Français aussi dirigeraient toutes leurs critiques littéraires contre la prédiction des sorcières de Macbeth, l’apparition de l’ombre de Banquo, etc., qu’on n’en serait pas moins ébranlé jusqu’au fond de l’âme, par les terribles effets qu’ils voudraient proscrire.

On ne saurait enseigner le bon goût dans les arts, comme le bon ton en société; car le bon ton sert à cacher ce qui nous manque, tandis qu’il faut avant tout, dans les arts, un esprit créateur: le bon goût ne peut tenir lieu du talent en littérature, car la meilleure preuve de goût, lorsqu’on n’a pas de talent, serait de ne point écrire. Si l’on osait le dire, peut-être trouverait-on qu’en France il y a maintenant trop de freins pour des coursiers si peu fougueux, et qu’en Allemagne beaucoup d’indépendance littéraire ne produit pas encore des résultats assez brillants.

CHAPITRE XV

De l’art dramatique.

Le théâtre exerce beaucoup d’empire sur les hommes; une tragédie qui élève l’âme, une comédie qui peint les mœurs et les caractères, agissent sur l’esprit d’un peuple presque comme un événement réel; mais pour obtenir un grand succès sur la scène, il faut avoir étudié le public auquel on s’adresse, et les motifs de toute espèce sur lesquels son opinion se fonde. La connaissance des hommes est aussi nécessaire que l’imagination même à un auteur dramatique; il doit atteindre aux sentiments d’un intérêt général, sans perdre de vue les rapports particuliers qui influent sur les spectateurs; c’est la littérature en action, qu’une pièce de théâtre, et le génie qu’elle exige n’est si rare, que parce qu’il se compose de l’étonnante réunion du tact des circonstances et de l’inspiration poétique. Rien ne serait donc plus absurde que de vouloir à cet égard imposer à toutes les nations le même système; quand il s’agit d’adapter l’art universel au goût de chaque pays, l’art immortel aux mœurs du temps, des modifications très importantes sont inévitables; et de là viennent tant d’opinions diverses sur ce qui constitue le talent dramatique; dans toutes les autres branches de la littérature, on est plus facilement d’accord.

On ne peut nier, ce me semble, que les Français ne soient la nation du monde la plus habile dans la combinaison des effets du théâtre: ils l’emportent aussi sur toutes les autres par la dignité des situations et du style tragique. Mais, tout en reconnaissant cette double supériorité, on peut éprouver des émotions plus profondes par des ouvrages moins bien ordonnés; la conception des pièces étrangères est quelquefois plus frappante et plus hardie, et souvent elle renferme je ne sais quelle puissance qui parle plus intimement à notre cœur, et touche de plus près aux sentiments qui nous ont personnellement agités.

Comme les Français s’ennuient facilement, ils évitent les longueurs en toutes choses. Les Allemands, en allant au théâtre, ne sacrifient d’ordinaire qu’une triste partie de jeu, dont les chances monotones remplissent à peine les heures; ils ne demandent donc pas mieux que de s’établir tranquillement au spectacle, et de donner à l’auteur tout le temps qu’il veut pour préparer les événements et développer les personnages: l’impatience française ne tolère pas cette lenteur.

Les pièces allemandes ressemblent d’ordinaire aux tableaux des anciens peintres: les physionomies sont belles, expressives, recueillies; mais toutes les figures sont sur le même plan, quelquefois confuses, ou quelquefois placées l’une à côté de l’autre, comme dans les bas-reliefs, sans être réunies en groupes aux yeux des spectateurs. Les Français pensent, avec raison, que le théâtre, comme la peinture, doit être soumis aux lois de la perspective. Si les Allemands étaient habiles dans l’art dramatique, ils le seraient aussi dans tout le reste; mais en aucun genre ils ne sont capables même d’une adresse innocente: leur esprit est pénétrant en ligne droite, les choses belles d’une manière absolue sont de leur domaine; mais les beautés relatives, celles qui tiennent à la connaissance des rapports et à la rapidité des moyens, ne sont pas d’ordinaire du ressort de leurs facultés.

Il est singulier qu’entre ces deux peuples les Français soient celui qui exige la gravité la plus soutenue dans le ton de la tragédie; mais c’est précisément parce que les Français sont plus accessibles à la plaisanterie qu’ils ne veulent pas y donner lieu, tandis que rien ne dérange l’imperturbable sérieux des Allemands: c’est toujours dans son ensemble qu’ils jugent une pièce de théâtre, et ils attendent, pour la blâmer comme pour l’applaudir, qu’elle soit finie. Les impressions des Français sont plus promptes; et c’est en vain qu’on les préviendrait qu’une pièce comique est destinée à faire ressortir une situation tragique; ils se moqueraient de l’une sans attendre l’autre; chaque détail doit être pour eux aussi intéressant que le tout: ils ne font pas crédit d’un moment au plaisir qu’ils attendent des beaux-arts.

La différence du théâtre français et du théâtre allemand peut s’expliquer par celle du caractère des deux nations; mais il se joint à ces différences naturelles des oppositions systématiques dont il importe de connaître la cause. Ce que j’ai déjà dit sur la poésie classique et romantique s’applique aussi aux pièces de théâtre. Les tragédies puisées dans la mythologie sont d’une toute autre nature que les tragédies historiques; les sujets tirés de la fable étaient si connus, l’intérêt qu’ils inspiraient était si universel, qu’il suffisait de les indiquer pour frapper d’avance l’imagination. Ce qu’il y a d’éminemment poétique dans les tragédies grecques, l’intervention des dieux et l’action de la fatalité, rend leur marche beaucoup plus facile; le détail des motifs, le développement des caractères, la diversité des faits, deviennent moins nécessaires, quand l’événement est expliqué par une puissance surnaturelle; le miracle abrège tout. Aussi l’action de la tragédie, chez les Grecs, est-elle d’une étonnante simplicité; la plupart des événements sont prévus et même annoncés dès le commencement: c’est une cérémonie religieuse qu’une tragédie grecque. Le spectacle se donnait en l’honneur des dieux, et des hymnes interrompus par des dialogues et des récits, peignaient tantôt les dieux cléments, tantôt les dieux terribles, mais toujours le destin planant sur la vie de l’homme. Lorsque ces mêmes sujets ont été transportés au théâtre français, nos grands poètes leur ont donné plus de variété; ils ont multiplié les incidents, ménagé les surprises, et resserré le nœud. Il fallait en effet suppléer de quelque manière à l’intérêt national et religieux que les Grecs prenaient à ces pièces, et que nous n’éprouvions pas; toutefois, non contents d’animer les pièces grecques, nous avons prêté aux personnages nos mœurs et nos sentiments, la politique et la galanterie modernes; et c’est pour cela qu’un si grand nombre d’étrangers ne conçoivent pas l’admiration que nos chefs-d’œuvre nous inspirent. En effet, quand on les entend dans une autre langue, quand ils sont dépouillés de la beauté magique du style, on est surpris du peu d’émotion qu’ils produisent, et des inconvenances qu’on y trouve; car ce qui ne s’accorde ni avec le siècle, ni avec les mœurs nationales des personnages que l’on représente, n’est-il pas aussi une inconvenance? et n’y a-t-il de ridicule que ce qui ne nous ressemble pas?

Les pièces dont les sujets sont grecs ne perdent rien à la sévérité de nos règles dramatiques; mais si nous voulions goûter, comme les Anglais, le plaisir d’avoir un théâtre historique, d’être intéressés par nos souvenirs, émus par notre religion, comment serait-il possible de se conformer rigoureusement, d’une part, aux trois unités, et de l’autre, au genre de pompe dont on se fait une loi dans nos tragédies?

C’est une question si rebattue que celle des trois unités, qu’on n’ose presque pas en reparler; mais de ces trois unités il n’y en a qu’une d’importante, celle de l’action, et l’on ne peut jamais considérer les autres que comme lui étant subordonnées. Or, si la vérité de l’action perd à la nécessité puérile de ne pas changer de lieu, et de se borner à vingt-quatre heures, imposer cette nécessité, c’est soumettre le génie dramatique à une gêne dans le genre de celle des acrostiches, gêne qui sacrifie le fond de l’art à sa forme.

Voltaire est celui de nos grands poètes tragiques qui a le plus souvent traité des sujets modernes. Il s’est servi, pour émouvoir, du christianisme et de la chevalerie; et si l’on est de bonne foi, l’on conviendra, ce me semble, qu’Alzire, Zaïre et Tancrède font verser plus de larmes que tous les chefs-d’œuvre grecs et romains de notre théâtre. Dubelloy, avec un talent bien subalterne, est pourtant parvenu à réveiller des souvenirs français sur la scène française; et quoiqu’il ne sût point écrire, on éprouve, par ses pièces, un intérêt semblable à celui que les Grecs devaient ressentir quand ils voyaient représenter devant eux les faits de leur histoire. Quel parti le génie ne peut-il pas tirer de cette disposition? Et cependant il n’est presque point d’événements qui datent de notre ère, dont l’action puisse se passer ou dans un même jour, ou dans un même lieu; la diversité des faits qu’entraîne un ordre social plus compliqué, les délicatesses de sentiment qu’inspire une religion plus tendre, enfin, la vérité de mœurs, qu’on doit observer dans les tableaux plus rapprochés de nous, exigent une grande latitude dans les compositions dramatiques.

On peut citer un exemple plus récent de ce qu’il en coûte pour se conformer, dans les sujets tirés de l’histoire moderne, à notre orthodoxie dramatique. Les Templiers de M. Raynouard sont certainement l’une des pièces les plus dignes de louange qui aient paru depuis longtemps; cependant qu’y a-t-il de plus étrange que la nécessité où l’auteur s’est trouvé de représenter l’ordre des Templiers accusé, jugé, condamné et brûlé, le tout dans vingt-quatre heures? Les tribunaux révolutionnaires allaient vite; mais quelle que fût leur atroce bonne volonté, ils ne seraient jamais parvenus à marcher aussi rapidement qu’une tragédie française. Je pourrais montrer les inconvénients de l’unité de temps avec non moins d’évidence, dans presque toutes nos tragédies tirées de l’histoire moderne; mais j’ai choisi la plus remarquable de préférence, pour faire ressortir ces inconvénients.

L’un des mots les plus sublimes qu’on puisse entendre au théâtre se trouve dans cette noble tragédie. A la dernière scène, l’on raconte que les Templiers chantent des psaumes sur leur bûcher; un messager est envoyé pour leur apporter leur grâce, que le roi se détermine à leur accorder;

Mais il n’était plus temps, les chants avaient cessé.

C’est ainsi que le poète nous apprend que ces généreux martyrs ont enfin péri dans les flammes. Dans quelle tragédie païenne pourrait-on trouver l’expression d’un tel sentiment? et pourquoi les Français seraient-ils privés au théâtre de tout ce qui est vraiment en harmonie avec eux, leurs ancêtres et leur croyance?

Les Français considèrent l’unité de temps et de lieu comme une condition indispensable de l’illusion théâtrale; les étrangers font consister cette illusion dans la peinture des caractères, dans la vérité du langage, et dans l’exacte observation des mœurs du siècle et du pays qu’on veut peindre. Il faut s’entendre sur le mot d’illusion dans les arts: puisque nous consentons à croire que des acteurs séparés de nous par quelques planches, sont des héros grecs morts il y a trois mille ans, il est bien certain que ce qu’on appelle l’illusion, ce n’est pas s’imaginer que ce qu’on voit existe véritablement; une tragédie ne peut nous paraître vraie que par l’émotion qu’elle nous cause. Or, si, par la nature des circonstances représentées, le changement de lieu et la prolongation supposée du temps ajoutent à cette émotion, l’illusion en devient plus vive.

On se plaint de ce que les plus belles tragédies de Voltaire, Zaïre et Tancrède, sont fondées sur des malentendus; mais comment ne pas avoir recours aux moyens de l’intrigue, quand les développements sont censés avoir lieu dans un espace aussi court? l’art dramatique est alors un tour de force; et pour faire passer les plus grands événements à travers tant de gênes, il faut une dextérité semblable à celle des charlatans, qui escamotent aux regards des spectateurs les objets qu’ils leur présentent.

Les sujets historiques se prêtent encore moins que les sujets d’invention aux conditions imposées à nos écrivains: l’étiquette tragique, qui est de rigueur sur notre théâtre, s’oppose souvent aux beautés nouvelles dont les pièces tirées de l’histoire moderne seraient susceptibles.

Il y a dans les mœurs chevaleresques une simplicité de langage, une naïveté de sentiment pleine de charme; mais ni ce charme, ni le pathétique qui résulte du contraste des circonstances communes et des impressions fortes, ne peut être admis dans nos tragédies: elles exigent des situations royales en tout, et néanmoins l’intérêt pittoresque du moyen âge tient à toute cette diversité de scènes et de caractères dont les romans des troubadours ont fait sortir des effets si touchants.

La pompe des alexandrins est un plus grand obstacle encore que la routine même du bon goût à tout changement dans la forme et le fond des tragédies françaises: on ne peut dire en vers alexandrins qu’on entre ou qu’on sort, qu’on dort ou qu’on veille, sans qu’il faille chercher pour cela une tournure poétique; et une foule de sentiments et d’effets sont bannis du théâtre, non par les règles de la tragédie, mais par l’exigence même de la versification. Racine est le seul écrivain français qui, dans la scène de Johas avec Athalie, se soit une fois joué de ces difficultés: il a su donner une simplicité aussi noble que naturelle au langage d’un enfant; mais cet admirable effort d’un génie sans pareil n’empêche pas que les difficultés trop multipliées dans l’art ne soient souvent un obstacle aux inventions les plus heureuses.

M. Benjamin Constant, dans la préface si justement admirée qui précède sa tragédie de Walstein, a fait observer que les Allemands peignaient les caractères dans leurs pièces, et les Français seulement les passions. Pour peindre les caractères, il faut nécessairement s’écarter du ton majestueux exclusivement admis dans la tragédie française; car il est impossible de faire connaître les défauts et les qualités d’un homme, si ce n’est en le présentant sous divers rapports; le vulgaire, dans la nature, se mêle souvent au sublime, et quelquefois en relève l’effet: enfin, on ne peut se figurer l’action d’un caractère que pendant un espace de temps un peu long, et dans vingt-quatre heures il ne saurait être vraiment question que d’une catastrophe. L’on soutiendra peut-être que les catastrophes conviennent mieux au théâtre que les tableaux nuancés; le mouvement excité par les passions vives plaît à la plupart des spectateurs plus que l’attention qu’exige l’observation du cœur humain. C’est le goût national qui seul peut décider de ces différents systèmes dramatiques; mais il est juste de reconnaître que, si les étrangers conçoivent l’art théâtral autrement que nous, ce n’est ni par ignorance, ni par barbarie, mais d’après des réflexions profondes et qui sont dignes d’être examinées.

Shakespeare, qu’on veut appeler un barbare, a peut-être un esprit trop philosophique, une pénétration trop subtile pour le point de vue de la scène; il juge les caractères avec l’impartialité d’un être supérieur, et les représente quelquefois avec une ironie presque machiavélique; ses compositions ont tant de profondeur, que la rapidité de l’action théâtrale fait perdre une grande partie des idées qu’elles renferment: sous ce rapport, il vaut mieux lire ses pièces que de les voir. A force d’esprit, Shakespeare refroidit souvent l’action, et les Français s’entendent beaucoup mieux à peindre les personnages ainsi que les décorations, avec ces grands traits qui font effet à distance. Quoi! dira-t-on, peut-on reprocher à Shakespeare trop de finesse dans les aperçus, lui qui se permit des situations si terribles? Shakespeare réunit souvent des qualités et même des défauts contraires; il est quelquefois en deçà, quelquefois en delà de la sphère de l’art; mais il possède encore plus la connaissance du cœur humain que celle du théâtre.

Dans les drames, dans les opéras-comiques et dans les comédies, les Français montrent une sagacité et une grâce que seuls ils possèdent à ce degré; et d’un bout de l’Europe à l’autre, on ne joue guère que des pièces françaises traduites: mais il n’en est pas de même des tragédies. Comme les règles sévères auxquelles on les soumet font qu’elles sont toutes plus ou moins renfermées dans un même cercle, elles ne sauraient se passer de la perfection du style pour être admirées. Si l’on voulait risquer en France, dans une tragédie, une innovation quelconque, aussitôt on s’écrierait que c’est un mélodrame; mais n’importe-t-il pas de savoir pourquoi les mélodrames font plaisir à tant de gens? En Angleterre, toutes les classes sont également attirées par les pièces de Shakespeare. Nos plus belles tragédies en France n’intéressent pas le peuple; sous prétexte d’un goût trop pur et d’un sentiment trop délicat pour supporter de certaines émotions, on divise l’art en deux; les mauvaises pièces contiennent des situations touchantes mal exprimées, et les belles pièces peignent admirablement des situations souvent froides, à force d’être dignes: nous possédons peu de tragédies qui puissent ébranler à la fois l’imagination des hommes de tous les rangs. Ces observations n’ont assurément pas pour objet le moindre blâme contre nos grands maîtres. Quelques scènes produisent des impressions plus vives dans les pièces étrangères; mais rien ne peut être comparé à l’ensemble imposant et bien combiné de nos chefs-d’œuvre dramatiques: la question seulement est de savoir si, en se bornant, comme on le fait maintenant, à l’imitation de ces chefs-d’œuvre, il y en aura jamais de nouveaux. Rien dans la vie ne doit être stationnaire, et l’art est pétrifié quand il ne change plus. Vingt ans de révolution ont donné à l’imagination d’autres besoins que ceux qu’elle éprouvait, quand les romans de Crébillon peignaient l’amour et la société du temps. Les sujets grecs sont épuisés; un seul homme, Lemercier, a su mériter encore une nouvelle gloire dans un sujet antique, Agamemnon; mais la tendance naturelle du siècle, c’est la tragédie historique.

Tout est tragédie dans les événements qui intéressent les nations; et cet immense drame, que le genre humain représente depuis six mille ans, fournirait des sujets sans nombre pour le théâtre, si l’on donnait plus de liberté à l’art dramatique. Les règles ne sont que l’itinéraire du génie; elles nous apprennent seulement que Corneille, Racine et Voltaire ont passé par là; mais si l’on arrive au but, pourquoi chicaner sur la route? et le but n’est-il pas d’émouvoir l’âme en l’ennoblissant?

La curiosité est un des grands mobiles du théâtre: néanmoins l’intérêt qu’excite la profondeur des affections est le seul inépuisable. On s’attache à la poésie, qui révèle l’homme à l’homme; on aime à voir comment la créature semblable à nous se débat avec la souffrance, y succombe en triomphe, s’abat et se relève sous la puissance du sort. Dans quelques-unes de nos tragédies, il y a des situations tout aussi violentes que dans les tragédies anglaises ou allemandes; mais ces situations ne sont pas présentées dans toute leur force, et quelquefois c’est par l’affectation qu’on en adoucit l’effet, ou plutôt qu’on l’efface. L’on sort rarement d’une certaine nature convenue, qui revêt de ses couleurs les mœurs anciennes comme les mœurs modernes, le crime comme la vertu, l’assassinat comme la galanterie. Cette nature est belle et soigneusement parée, mais on s’en fatigue à la longue; et le besoin de se plonger dans des mystères plus profonds doit s’emparer invinciblement du génie.

Il serait donc à désirer qu’on pût sortir de l’enceinte que les hémistiches et les rimes ont tracée autour de l’art; il faut permettre plus de hardiesse, il faut exiger plus de connaissance de l’histoire; car si l’on s’en tient exclusivement à ces copies toujours plus pâles des mêmes chefs-d’œuvre, on finira par ne plus voir au théâtre que des marionnettes héroïques, sacrifiant l’amour au devoir, préférant la mort à l’esclavage, inspirées par l’antithèse, dans leurs actions comme dans leurs paroles, mais sans aucun rapport avec cette étonnante créature qu’on appelle l’homme, avec la destinée redoutable qui tour à tour l’entraîne et le poursuit.

Les défauts du théâtre allemand sont faciles à remarquer: tout ce qui tient au manque d’usage du monde, dans les arts comme dans la société, frappe d’abord les esprits les plus superficiels; mais, pour sentir les beautés qui viennent de l’âme, il est nécessaire d’apporter dans l’appréciation des ouvrages qui nous sont présentés un genre de bonhomie tout à fait d’accord avec une haute supériorité. La moquerie n’est souvent qu’un sentiment vulgaire traduit en impertinence. La faculté d’admirer la véritable grandeur, à travers les fautes de goût en littérature, comme à travers les inconséquences dans la vie, cette faculté est la seule qui honore celui qui juge.

En faisant connaître un théâtre fondé sur des principes très différents des nôtres, je ne prétends assurément, ni que ces principes soient les meilleurs, ni surtout qu’on doive les adopter en France: mais des combinaisons étrangères peuvent exciter des idées nouvelles; et quand on voit de quelle stérilité notre littérature est menacée, il me paraît difficile de ne pas désirer que nos écrivains reculent un peu les bornes de la carrière; ne feraient-ils pas bien de devenir à leur tour conquérants dans l’empire de l’imagination? Il n’en doit guère coûter à des Français pour suivre un semblable conseil.

CHAPITRE XVI

Des drames de Lessing.

Le théâtre allemand n’existait pas avant Lessing; on n’y jouait que des traductions ou des imitations des pièces étrangères. Le théâtre a plus besoin encore que les autres branches de la littérature d’une capitale où les ressources de la richesse et des arts soient réunies; et tout est dispersé en Allemagne. Dans une ville il y a des acteurs; dans l’autre, des auteurs; dans une troisième, des spectateurs; et nulle part un foyer où tous les moyens soient rassemblés. Lessing employa l’activité naturelle de son caractère à donner un théâtre national à ses compatriotes, et il écrivit un journal intitulé la Dramaturgie, dans lequel il examina la plupart des pièces traduites du français, qu’on représentait en Allemagne: la parfaite justesse d’esprit qu’il montre dans ses critiques suppose encore plus de philosophie que de connaissance de l’art. Lessing, en général, pensait comme Diderot sur l’art dramatique. Il croyait que la sévère régularité des tragédies françaises s’opposait à ce qu’on pût traiter un grand nombre de sujets simples et touchants, et qu’il fallait faire des drames pour y suppléer. Mais Diderot, dans ses pièces, mettait l’affectation du naturel à la place de l’affectation de convention, tandis que le talent de Lessing est vraiment simple et sincère. Il a donné le premier aux Allemands l’honorable impulsion de travailler pour le théâtre d’après leur propre génie. L’originalité de son caractère se manifeste dans ses pièces: cependant elles sont soumises aux mêmes principes que les nôtres; leur forme n’a rien de particulier, et quoiqu’il ne s’embarrassât guère de l’unité de temps ni de lieu, il ne s’est point élevé, comme Gœthe et Schiller, à la conception d’un système nouveau. Minna de Barnhelm, Emilia Galotti, et Nathan le Sage, sont les trois drames de Lessing qui méritent d’être cités.

Un officier d’un noble caractère, après avoir reçu plusieurs blessures à l’armée, se voit tout à coup menacé dans son honneur par un procès injuste; il ne veut pas laisser voir à la femme qu’il aime, et dont il est aimé, l’amour qu’il a pour elle, déterminé qu’il est à ne pas lui faire partager son malheur en l’épousant. Voilà tout le sujet de Minna de Barnhelm. Avec des moyens aussi simples, Lessing a su produire un grand intérêt; le dialogue est plein d’esprit et de charme, le style très pur, et chaque personnage se fait si bien connaître, que les moindres nuances de ses impressions intéressent, comme la confidence d’un ami. Le caractère d’un vieux sergent, dévoué de toute son âme au jeune officier qu’on persécute, offre un mélange heureux de gaîté et de sensibilité: ce genre de rôle réussit toujours au théâtre; la gaîté plaît davantage quand on est assuré qu’elle ne tient pas à l’insouciance, et la sensibilité paraît plus naturelle quand elle ne se montre que par intervalles. Dans cette même pièce il y a un rôle d’aventurier français tout à fait manqué; il faut avoir la main légère pour trouver ce qui peut prêter à la moquerie dans les Français; et la plupart des étrangers ne les ont peints qu’avec des traits lourds et dont la ressemblance n’est ni délicate ni frappante.

Emilia Galotti n’est que le sujet de Virginie transporté dans une circonstance moderne et particulière; ce sont des sentiments trop forts pour le cadre, c’est une action trop énergique pour qu’on puisse l’attribuer à un nom inconnu. Lessing avait sans doute un sentiment d’humeur assez républicain contre les courtisans, car il se complaît dans la peinture de celui qui veut aider son maître à déshonorer une jeune fille innocente; ce courtisan, Martinelli, est presque trop vil pour la vraisemblance, et les traits de sa bassesse n’ont pas assez d’originalité: l’on sent que Lessing l’a représenté ainsi dans un but hostile, et rien ne nuit à la beauté d’une fiction comme une intention quelconque qui n’a pas cette beauté même pour objet. Le personnage du prince est traité par l’auteur avec plus de finesse; les passions tumultueuses et la légèreté de caractère, dont la réunion est si funeste dans un homme puissant, se font sentir dans toute sa conduite; un vieux ministre lui apporte des papiers parmi lesquels se trouve une sentence de mort: dans son impatience d’aller voir celle qu’il aime, le prince est prêt à la signer sans y regarder; le ministre prend un prétexte pour ne la pas donner, frémissant de voir exercer avec cette irréflexion une telle puissance. Le rôle de la comtesse Orsina, jeune maîtresse du prince, qu’il abandonne pour Émilie, est fait avec le plus grand talent; c’est un mélange de frivolité et de violence qui peut très bien se rencontrer dans une italienne attachée à une cour. On voit dans cette femme ce que la société a produit, et ce que cette société même n’a pu détruire; la nature du midi, combinée avec ce qu’il y a de plus factice dans le mœurs du grand monde, et le singulier assemblage de la fierté dans le vice, et de la vanité dans la sensibilité. Une telle peinture ne pourrait entrer ni dans nos vers, ni dans nos formes convenues, mais elle n’en est pas moins tragique.

La scène dans laquelle la comtesse Orsina excite le père d’Émilie à tuer le prince, pour dérober sa fille à la honte qui la menace, est de la plus grande beauté; le vice y arme la vertu, la passion y suggère tout ce que la plus austère sévérité pourrait dire pour enflammer l’honneur jaloux d’un vieillard; c’est le cœur humain présenté dans une situation nouvelle, et c’est en cela que consiste le vrai génie dramatique. Le vieillard prend le poignard, et, ne pouvant assassiner le prince, il s’en sert pour immoler sa propre fille. Orsina, sans le savoir, est l’auteur de cette action terrible; elle a gravé ses passagères fureurs dans une âme profonde, et les plaintes insensées de son amour coupable ont fait verser le sang innocent.

On remarque dans les rôles principaux des pièces de Lessing un certain air de famille, qui ferait croire que c’est lui-même qu’il a peint dans ses personnages; le major Tellheim, dans Minna, Odoard, le père d’Émilie, et le Templier, dans Nathan, ont tous les trois une sensibilité fière, dont la teinte est misanthropique.

Le plus beau des ouvrages de Lessing c’est Nathan le Sage; on ne peut voir dans aucune pièce la tolérance religieuse mise en action avec plus de naturel et de dignité. Un Turc, un Templier et un Juif sont les principaux personnages de ce drame; la première idée en est puisée dans le conte des trois Anneaux de Boccace; mais l’ordonnance de l’ouvrage appartient en entier à Lessing. Le Turc, c’est le sultan Saladin, que l’histoire représente comme un homme plein de grandeur; le jeune Templier a dans le caractère toute la sévérité de l’état religieux qu’il professe, et le Juif est un vieillard qui a acquis une grande fortune dans le commerce, mais dont les lumières et la bienfaisance rendent les habitudes généreuses. Il comprend toutes les croyances sincères, et voit la Divinité dans le cœur de tout homme vertueux. Ce caractère est d’une admirable simplicité. L’on s’étonne de l’attendrissement qu’il cause, quoiqu’il ne soit agité ni par des passions vives ni par des circonstances fortes. Une fois cependant, on veut enlever à Nathan une jeune fille à laquelle il a servi de père, et qu’il a comblée de soins depuis sa naissance: la douleur de s’en séparer lui serait amère; et pour se défendre de l’injustice qui veut la lui ravir, il raconte comment elle est tombée entre ses mains.

Les chrétiens immolèrent tous les Juifs à Gaza, et dans la même nuit, Nathan vit périr sa femme et ses sept enfants; il passa trois jours prosterné dans la poussière, jurant une haine implacable aux chrétiens; peu à peu la raison lui revint, et il s’écria: «Il y a pourtant un Dieu; que sa volonté soit faite»! Dans ce moment, un prêtre vint le prier de se charger d’un enfant chrétien, orphelin dès le berceau, et le vieillard hébreu l’adopta. L’attendrissement de Nathan, en faisant ce récit émeut d’autant plus qu’il cherche à se contenir, et que la pudeur de la vieillesse lui fait désirer de cacher ce qu’il éprouve. Sa sublime patience ne se dément point, quoiqu’on le blesse dans sa croyance et dans sa fierté, en l’accusant comme d’un crime d’avoir élevé Reca dans la religion juive; et sa justification n’a pour but que d’obtenir le droit de faire encore du bien à l’enfant qu’il a recueilli.

La pièce de Nathan est plus attachante encore par la peinture des caractères que par les situations. Le Templier a dans l’âme quelque chose de farouche qui vient de la crainte d’être sensible. La prodigalité orientale de Saladin fait contraste avec l’économie généreuse de Nathan. Le trésorier du sultan, un derviche vieux et sévère, l’avertit que ses revenus sont épuisés par ses largesses.—«Je m’en afflige, dit Saladin, parce que je serai forcé de retrancher de mes dons; quant à moi, j’aurai toujours ce qui fait toute ma fortune, un cheval, une épée et un seul Dieu».—Nathan est un ami des hommes; mais la défaveur dans laquelle le nom de juif l’a fait vivre au milieu de la société mêle une sorte de dédain pour la nature humaine à l’expression de sa bonté. Chaque scène ajoute quelques traits piquants et spirituels au développement de ces divers personnages; mais leurs relations ensemble ne sont pas assez vives pour exciter une forte émotion.

A la fin de la pièce, on découvre que le Templier et la fille adoptée par le Juif sont frère et sœur, et que le sultan est leur oncle. L’intention de l’auteur a visiblement été de donner dans sa famille dramatique l’exemple d’une fraternité religieuse plus étendue. Le but philosophique vers lequel tend toute la pièce en diminue l’intérêt au théâtre; il est presque impossible qu’il n’y ait pas une certaine froideur dans un drame qui a pour objet de développer une idée générale, quelque belle qu’elle soit; cela tient de l’apologue, et l’on dirait que les personnages ne sont pas là pour leur compte, mais pour servir à l’avancement des lumières. Sans doute, il n’y a pas de fiction, il n’y a pas même d’événement réel dont on ne puisse tirer une pensée; mais il faut que ce soit l’événement qui amène la réflexion, et non pas la réflexion qui fasse inventer l’événement; l’imagination dans les beaux-arts doit toujours agir la première.

Il a paru depuis Lessing un nombre infini de drames en Allemagne; maintenant on commence à s’en lasser. Le genre mixte du drame ne s’introduit guère qu’à cause de la contrainte qui existe dans les tragédies: c’est une espèce de contrebande de l’art; mais lorsque l’entière liberté est admise, on ne sent plus la nécessité d’avoir recours aux drames pour faire usage des circonstances simples et naturelles. Le drame ne conserverait donc qu’un avantage, celui de peindre, comme les romans, les situations de notre propre vie, les mœurs du temps où nous vivons; néanmoins, quand on n’entend prononcer au théâtre que des noms inconnus, on perd l’un des plus grands plaisirs que la tragédie puisse donner, les souvenirs historiques qu’elle retrace. On croit trouver plus d’intérêt dans le drame, parce qu’il nous représente ce que nous voyons tous les jours: mais une imitation trop rapprochée du vrai n’est pas ce que l’on recherche dans les arts. Le drame est à la tragédie ce que les figures de cire sont aux statues; il y a trop de vérité et pas assez d’idéal; c’est trop, si c’est de l’art, et jamais assez pour que ce soit de la nature.

Lessing ne peut être considéré comme un auteur dramatique du premier rang; il s’était occupé de trop d’objets divers pour avoir un grand talent en quelque genre que ce fût. L’esprit est universel; mais l’aptitude naturelle à l’un des beaux-arts est nécessairement exclusive. Lessing était, avant tout, un dialecticien de la plus grande force, et c’est un obstacle à l’éloquence dramatique, car le sentiment dédaigne les transitions, les gradations et les motifs; c’est une inspiration continuelle et spontanée, qui ne peut se rendre compte d’elle-même. Lessing était bien loin sans doute de la sécheresse philosophique; mais il avait dans le caractère plus de vivacité que de sensibilité; le génie dramatique est plus bizarre, plus sombre, plus inattendu que ne pouvait l’être un homme qui avait consacré la plus grande partie de sa vie au raisonnement.

CHAPITRE XVII

Les Brigands et Don Carlos, de Schiller.

Schiller, dans sa première jeunesse, avait une verve de talent, une sorte d’ivresse de pensée qui le dirigeait mal. La Conjuration de Fiesque, l’Intrigue et l’Amour, enfin les Brigands, qu’on a joués sur le théâtre français, sont des ouvrages que les principes de l’art comme ceux de la morale, peuvent réprouver; mais depuis l’âge de vingt-cinq ans, les écrits de Schiller furent tous purs et sévères. L’éducation de la vie déprave les hommes légers, et perfectionne ceux qui réfléchissent.

Les Brigands ont été traduits en français, mais singulièrement altérés; d’abord en n’a pas tiré parti de l’époque qui donne un intérêt historique à cette pièce. La scène se passe dans le quinzième siècle, au moment où l’on publia dans l’Empire l’édit de paix perpétuelle, qui défendait tous les défis particuliers. Cet édit fut très avantageux, sans doute, au repos de l’Allemagne; mais les jeunes gentilshommes, accoutumés à vivre au milieu des périls et à s’appuyer sur leur force individuelle, crurent tomber dans une sorte d’inertie honteuse, quand il fallut se soumettre à l’empire des lois. Rien n’était plus absurde que cette manière de voir; toutefois, comme les hommes ne sont d’ordinaire gouvernés que par l’habitude, il est naturel que le mieux même puisse les révolter, par cela seul que c’est un changement. Le chef des brigands de Schiller est moins odieux qu’il ne le serait dans le temps actuel, car il n’y avait pas une bien grande différence entre l’anarchie féodale sous laquelle il vivait, et l’existence de bandit qu’il adopte; mais c’est précisément le genre d’excuse que l’auteur lui donne, qui rend sa pièce plus dangereuse. Elle a produit, il faut en convenir, un mauvais effet en Allemagne. Des jeunes gens, enthousiastes du caractère et de la vie du chef des brigands, ont essayé de l’imiter. Ils honoraient leur goût pour une vie licencieuse du nom d’amour de la liberté, et se croyaient indignés contre les abus de l’ordre social, quand ils n’étaient que fatigués de leur situation particulière. Leurs essais de révolte ne furent que ridicules; néanmoins les tragédies et les romans ont beaucoup plus d’importance en Allemagne que dans aucun autre pays. On y fait tout sérieusement, et lire tel ouvrage, ou voir telle pièce, influe sur le sort de la vie. Ce qu’on admire comme art, on veut l’introduire dans l’existence réelle. Werther a causé plus de suicides que la plus belle femme du monde; et la poésie, la philosophie, l’idéal enfin, ont souvent plus d’empire sur les Allemands que la nature et les passions même.

Le sujet des Brigands est comme celui d’un grand nombre de fictions, qui toutes ont pour origine la parabole de l’Enfant prodigue. Un fils hypocrite se conduit bien en apparence; un fils coupable a de bons sentiments, malgré ses fautes. Cette opposition est très belle sous le point de vue religieux, parce qu’elle nous atteste que Dieu lit dans les cœurs; mais elle a de grands inconvénients, lorsqu’on veut inspirer trop d’intérêt pour le fils qui a quitté la maison paternelle. Tous les jeunes gens dont la tête est mauvaise s’attribuent en conséquence un bon cœur, et rien n’est plus absurde cependant que de se supposer des qualités parce qu’on se sent des défauts; cette garantie négative est très peu certaine, car de ce que l’on manque de raison, il ne s’ensuit pas du tout qu’on ait de la sensibilité: la folie n’est souvent qu’un égoïsme impétueux.

Le rôle du fils hypocrite, tel que Schiller l’a représenté, est beaucoup trop haïssable. C’est un des défauts des écrivains très jeunes, de dessiner avec des traits trop brusques; on prend les nuances dans les tableaux pour de la timidité de caractère, tandis qu’elles sont la preuve de la maturité du talent. Si les personnages en seconde ligne ne sont pas peints avec assez de vérité dans la pièce de Schiller, les passions du chef des brigands y sont exprimées d’une manière admirable. L’énergie de ce caractère se manifeste tour à tour par l’incrédulité, la religion, l’amour et la barbarie: ne trouvant point à se placer dans l’ordre, il se fait jour à travers le crime; l’existence est pour lui comme une sorte de délire qui s’exalte tantôt par la fureur, et tantôt par le remords.

Les scènes d’amour entre la jeune fille et le chef des brigands qui devait être son époux, sont admirables d’enthousiasme et de sensibilité; il est peu de situations plus touchantes que celle de cette femme parfaitement vertueuse, s’intéressant toujours au fond du cœur à celui qu’elle aimait avant qu’il se fût rendu criminel. Le respect qu’une femme est accoutumée de ressentir pour l’homme qu’elle aime se change en une sorte de terreur et de pitié, et l’on dirait que l’infortunée se flatte encore d’être, dans le ciel, l’ange protecteur de son coupable ami, alors qu’elle ne peut plus devenir son heureuse compagne sur la terre.

On ne peut juger de la pièce de Schiller dans la traduction française. On n’y a conservé, pour ainsi dire, que la pantomime de l’action; l’originalité des caractères a disparu, et c’est elle qui seule peut rendre une fiction vivante; les plus belles tragédies deviendraient des mélodrames si l’on en ôtait la peinture animée des sentiments et des passions. La force des événements ne suffit pas pour lier le spectateur avec les personnages; qu’ils s’aiment ou qu’ils se tuent, peu nous importe, si l’auteur n’a pas excité notre sympathie pour eux.

Don Carlos est aussi un ouvrage de la jeunesse de Schiller, et cependant on le considère comme une composition du premier rang. Ce sujet de don Carlos est un des plus dramatiques que l’histoire puisse offrir. Une jeune princesse, fille de Henri II, quitte la France et la cour brillante et chevaleresque du roi son père, pour s’unir à un vieux tyran tellement sombre et sévère, que le caractère même des Espagnols fut altéré par son règne et que, pendant longtemps, la nation porta l’empreinte de son maître. Don Carlos, fiancé d’abord à Élisabeth, l’aime encore quoiqu’elle soit devenue sa belle-mère. La réformation et la révolte des Pays-Bas, ces grands événements politiques, se mêlent à la catastrophe tragique de la condamnation du fils par le père: l’intérêt individuel et l’intérêt public se trouvent réunis au plus haut degré dans cette tragédie.

Plusieurs écrivains ont traité ce sujet en France; mais on n’a pu, dans l’ancien régime, le mettre sur le théâtre; on croyait que c’était manquer d’égards à l’Espagne que de représenter ce fait de son histoire. On demandait à M. d’Aranda, cet ambassadeur d’Espagne connu par tant de traits qui prouvent la force de son caractère et les bornes de son esprit, la permission de faire jouer une tragédie de Don Carlos, que l’auteur venait d’achever, et dont il espérait une grande gloire. Que ne prend-il un autre sujet? répondit M. d’Aranda.—Monsieur l’ambassadeur, lui disait-on, faites attention que la pièce est terminée, que l’auteur y a consacré trois ans de sa vie.—Mais, mon Dieu, reprenait l’ambassadeur, n’y a-t-il donc que cet événement dans l’histoire? Qu’il en choisisse un autre.—Jamais on ne put le faire sortir de cet ingénieux raisonnement, qu’appuyait une volonté forte.

Les sujets historiques exercent le talent d’une toute autre manière que les sujets d’invention; néanmoins, il faut peut-être encore plus d’imagination pour représenter l’histoire dans une tragédie, que pour créer à volonté les situations et les personnages. Altérer essentiellement les faits, en les transportant sur la scène, c’est toujours produire une impression désagréable; on s’attend à la vérité, et l’on est péniblement surpris quand l’auteur y substitue la fiction quelconque qu’il lui a plu de choisir; cependant l’histoire a besoin d’être artistement combinée pour faire effet au théâtre, et il faut réunir tout à la fois, dans la tragédie, le talent de peindre le vrai et celui de le rendre poétique. Des difficultés d’un autre genre se présentent quand l’art dramatique parcourt le vaste champ de l’invention; on dirait qu’il est plus libre, cependant rien n’est plus rare que de caractériser assez des personnages inconnus, pour qu’ils aient autant de consistance que des noms déjà célèbres. Lear, Othello, Orosmane, Tancrède, ont reçu de Shakespeare et de Voltaire l’immortalité, sans avoir joui de la vie; toutefois les sujets d’invention sont d’ordinaire l’écueil du poète par l’indépendance même qu’ils lui laissent. Les sujets historiques semblent imposer de la gêne; mais quand on saisit bien le point d’appui qu’offrent de certaines bornes, la carrière qu’elles tracent et l’élan qu’elles permettent, ces bornes mêmes sont favorables au talent. La poésie fidèle fait ressortir la vérité comme le rayon du soleil les couleurs, et donne aux événements qu’elle retrace l’éclat que les ténèbres du temps leur avaient ravi.

L’on préfère en Allemagne les tragédies historiques, lorsque l’art s’y manifeste, comme le Prophète du passé[30]. L’auteur qui veut composer un tel ouvrage doit se transporter tout entier dans le siècle et dans les mœurs des personnages qu’il représente, et l’on aurait raison de critiquer plus sévèrement un anachronisme dans les sentiments et dans les pensées que dans les dates.

C’est d’après ces principes que quelques personnes ont blâmé Schiller d’avoir inventé le caractère du marquis de Posa, noble Espagnol, partisan de la liberté, de la tolérance, passionné pour toutes les idées nouvelles qui commençaient alors à fermenter en Europe. Je crois qu’on peut reprocher à Schiller d’avoir fait énoncer ses propres opinions par le marquis de Posa; mais ce n’est pas, comme on l’a prétendu, l’esprit philosophique du dix-huitième siècle qu’il lui a donné. Le marquis de Posa, tel que l’a peint Schiller, est un enthousiaste allemand; et ce caractère est si étranger à notre temps, qu’on peut aussi bien le croire du seizième siècle que du nôtre. Une plus grande erreur, peut-être, c’est de supposer que Philippe II pût écouter longtemps avec plaisir un tel homme, et qu’il lui ait donné même pour un instant sa confiance. Posa dit avec raison, en parlant de Philippe II:—«Je faisais d’inutiles efforts pour exalter son âme, et, dans cette terre refroidie, les fleurs de ma pensée ne pouvaient prospérer». Mais Philippe II ne se fût jamais entretenu avec un jeune homme tel que le marquis de Posa. Le vieux fils de Charles-Quint ne devait voir, dans la jeunesse et l’enthousiasme, que le tort de la nature et le crime de la réformation; s’il avait pu se confier un jour à un être généreux, il eût démenti son caractère et mérité le pardon des siècles.

Il y a des inconséquences dans le caractère de tous les hommes, même dans celui des tyrans; mais elles tiennent par des liens invisibles à leur nature. Dans la pièce de Schiller, une de ces inconséquences est singulièrement bien saisie. Le duc de Medina-Sidonia, général avancé en âge, qui a commandé l’invincible Armada dissipée par la flotte anglaise et les orages, revient, et tout le monde croit que le courroux de Philippe II va l’anéantir. Les courtisans s’écartent de lui, nul n’ose l’approcher; il se jette aux genoux de Philippe, et lui dit: «Sire, vous voyez en moi tout ce qui reste de la flotte et de l’intrépide armée que vous m’aviez confiées.—Dieu est au-dessus de moi, répond Philippe; je vous ai envoyé contre des hommes, mais non pas contre des tempêtes; soyez considéré comme mon digne serviteur». Voilà de la magnanimité; et cependant à quoi tient-elle? à un certain respect pour la vieillesse, dans un monarque étonné que la nature se soit permis de le faire vieux; à l’orgueil, qui ne permet pas à Philippe de s’attribuer à lui-même ses revers, en s’accusant d’un mauvais choix; à l’indulgence qu’il se sent pour un homme abaissé par le sort, lui qui voudrait qu’un joug quelconque courbât tous les genres de fierté, excepté la sienne; enfin, au caractère même d’un despote, que les obstacles naturels révoltent moins que la plus faible résistance volontaire. Cette scène jette une lueur profonde sur le caractère de Philippe II.

Sans doute le personnage du marquis de Posa peut être considéré comme l’œuvre d’un jeune poète qui a besoin de donner son âme à son personnage favori; mais c’est une belle chose en soi-même que ce caractère pur et exalté, au milieu d’une cour où le silence et la terreur ne sont troublés que par le bruit souterrain de l’intrigue. Don Carlos ne peut être un grand homme; son père doit l’avoir opprimé dès l’enfance: le marquis de Posa est un intermédiaire qui semble indispensable entre Philippe et son fils. Don Carlos a tout l’enthousiasme des affections du cœur; Posa, celui des vertus publiques: l’un devrait être le roi, l’autre l’ami; et ce déplacement même dans les caractères est une idée ingénieuse: car serait-il possible que le fils d’un despote sombre et cruel fût un héros citoyen? où aurait-il appris à estimer les hommes? Est-ce par son père, qui les méprise, ou par les courtisans de son père, qui méritent ce mépris? Don Carlos doit être faible pour être bon, et la place même que son amour tient dans sa vie exclut de son âme toutes les pensées politiques. Je le répète donc, l’invention du personnage du marquis de Posa me paraît nécessaire pour représenter dans la pièce les grands intérêts des nations, et cette force chevaleresque qui se transformait tout à coup par les lumières du temps en amour de la liberté. De quelque manière qu’on eût pu modifier ces sentiments, ils ne convenaient pas au prince royal; ils auraient pris en lui le caractère de la générosité, et il ne faut pas que la liberté soit jamais représentée comme un don du pouvoir.

La gravité cérémonieuse de la cour de Philippe II est caractérisée d’une manière bien frappante dans la scène d’Élisabeth avec ses dames d’honneur. Elle demande à l’une d’elles ce qu’elle aime le mieux, du séjour d’Aranjuez ou de Madrid; la dame d’honneur répond que les reines d’Espagne ont coutume, depuis des temps immémoriaux, de rester trois mois à Madrid, et trois mois à Aranjuez. Elle ne se permet pas le moindre signe de préférence pour un séjour ou pour un autre; elle se croit faite pour ne rien éprouver, en aucun genre, qui ne lui soit commandé. Élisabeth demande sa fille; on lui répond que l’heure fixée pour qu’elle la voie n’est pas encore arrivée. Enfin, le roi paraît, et il exile pour dix ans cette même dame d’honneur si résignée, parce qu’elle a laissé la reine une demi-heure seule.

Philippe II se réconcilie un moment avec don Carlos, et reprend sur lui, par une parole de bonté, tout l’ascendant paternel.—«Voyez, lui dit Carlos, les cieux s’abaissent pour assister à la réconciliation d’un père avec son fils».

C’est un beau moment que celui où le marquis de Posa, n’espérant plus échapper à la vengeance de Philippe II, prie Élisabeth de recommander à don Carlos l’accomplissement des projets qu’ils ont formé ensemble pour la gloire et le bonheur de la nation espagnole. «Rappelez-lui, dit-il, quand il sera dans l’âge mûr, rappelez-lui qu’il doit porter respect aux rêves de sa jeunesse». En effet, quand on avance dans la vie, la prudence prend à tort le pas sur toutes les autres vertus; on dirait que tout est folie dans la chaleur de l’âme; et cependant, si l’homme pouvait la conserver encore quand l’expérience l’éclaire, s’il héritait du temps sans se courber sous son poids, il n’insulterait jamais aux vertus exaltées, dont le premier conseil est toujours le sacrifice de soi-même.

Le marquis de Posa, par une suite de circonstances trop embrouillées, a cru servir don Carlos auprès de Philippe, en paraissant le sacrifier à la fureur de son père. Il n’a pu réussir dans ses projets; le prince est conduit en prison, le marquis de Posa va l’y trouver, lui explique les motifs de sa conduite, et, pendant qu’il se justifie, un assassin envoyé par Philippe II le fait tomber, atteint d’une balle meurtrière, aux pieds de son ami. La douleur de don Carlos est admirable; il redemande le compagnon de sa jeunesse à son père qui l’a tué, comme si l’assassin conservait encore le pouvoir de rendre la vie à sa victime. Les regards fixés sur ce corps immobile qu’animaient naguère tant de pensés, don Carlos, condamné lui-même à périr, apprend tout ce qu’est la mort dans les traits glacés de son ami.

Il y a dans cette tragédie deux moines, dont les caractères et le genre de vie sont en contraste: l’un, c’est Domingo, le confesseur du roi; et l’autre, un prêtre retiré dans un couvent solitaire, à la porte de Madrid. Domingo n’est qu’un moine intrigant, perfide et courtisan, confident du duc d’Albe, dont le caractère disparaît nécessairement à côté de celui de Philippe; car Philippe prend à lui seul tout ce qu’il y a de beau dans le terrible. Le moine solitaire reçoit, sans les connaître, don Carlos et Posa, qui se sont donné rendez-vous dans son couvent, au milieu de leurs plus grandes agitations. Le calme, la résignation du prieur qui les accueille, produisent un effet touchant. «A ces murs, dit le pieux solitaire, finit le monde».

Mais rien dans toute la pièce n’égale l’originalité de l’avant-dernière scène du cinquième acte, entre le roi et le grand inquisiteur. Philippe, poursuivi par sa jalouse haine contre son propre fils, et par la terreur du crime qu’il va commettre, Philippe envie ses pages qui dorment paisiblement au pied de son lit, tandis que l’enfer de son propre cœur le prive de tout repos. Il envoie chercher le grand inquisiteur, pour le consulter sur la condamnation de don Carlos. Ce moine cardinal a quatre-vingt-dix ans; il est plus âgé que ne le serait Charles-Quint, dont il a été le précepteur; il est aveugle, et vit dans une solitude absolue; les seuls espions de l’inquisition viennent lui apporter des nouvelles de ce qui se passe dans le monde; il s’informe seulement s’il y a des crimes, des fautes ou des pensées à punir. A ses yeux, Philippe II, âgé de soixante ans, est encore jeune. Le plus sombre, le plus prudent des despotes, lui paraît un souverain inconsidéré, dont la tolérance introduira la réformation en Europe; c’est un homme de bonne foi, mais tellement desséché par le temps, qu’il apparaît comme un spectre vivant que la mort a oublié de frapper, parce qu’elle le croyait depuis longtemps dans le tombeau.

Il demande compte à Philippe II de la mort du marquis de Posa: il la lui reproche, parce que c’était à l’inquisition à le faire périr; et, s’il regrette la victime, c’est parce qu’on l’a privé du droit de l’immoler. Philippe II l’interroge sur la condamnation de son fils:—«Ferez-vous passer en moi, lui dit-il, une croyance qui dépouille de son horreur le meurtre d’un fils»?—Le grand inquisiteur lui répond:—«Pour apaiser l’éternelle justice, le fils de Dieu mourut sur la croix».—Quel mot! quelle application sanguinaire du dogme le plus touchant!

Ce vieillard aveugle fait apparaître avec lui tout un siècle. La terreur profonde que l’inquisition et le fanatisme même de ce temps devaient faire peser sur l’Espagne, tout est peint par cette scène laconique et rapide; nulle éloquence ne pourrait exprimer ainsi une telle foule de pensées mises habilement en action.

Je sais que l’on pourrait relever beaucoup d’inconvenances dans la pièce de Don Carlos; mais je ne me suis pas chargée de ce travail, pour lequel il y a beaucoup de concurrents. Les littérateurs les plus ordinaires peuvent trouver des fautes de goût dans Shakespeare, Schiller, Gœthe, etc.; mais, quand il ne s’agit dans les ouvrages de l’art que de retrancher, cela n’est pas difficile; c’est l’âme et le talent qu’aucune critique ne peut donner: c’est là ce qu’il faut respecter partout où l’on le trouve, de quelque nuage que ces rayons célestes soient environnés. Loin de se réjouir des erreurs du génie, l’on sent qu’elles diminuent le patrimoine de la race humaine, et les titres de gloire dont elle s’enorgueillit. L’ange tutélaire que Sterne a peint avec tant de grâce, ne pourrait-il pas verser une larme sur les défauts d’un bel ouvrage, comme sur les torts d’une noble vie, afin d’en effacer le souvenir?

Je ne m’arrêterai pas davantage sur les pièces de la jeunesse de Schiller; d’abord, parce qu’elles sont traduites en français, et secondement, parce qu’il n’y manifeste pas encore ce génie historique qui l’a fait si justement admirer dans les tragédies de son âge mûr. Don Carlos même, quoique fondé sur un fait historique, est presque un ouvrage d’imagination. L’intrigue en est trop compliquée; un personnage de pure invention, le marquis de Posa, y joue un trop grand rôle; on dirait que cette tragédie passe entre l’histoire et la poésie, sans satisfaire entièrement ni l’une ni l’autre: il n’en est certainement pas ainsi de celles dont je vais essayer de donner une idée.

CHAPITRE XVIII

Walstein et Marie Stuart.

Walstein est la tragédie la plus nationale qui ait été représentée sur le théâtre allemand; la beauté des vers et la grandeur du sujet transportèrent d’enthousiasme tous les spectateurs à Weimar, où elle a d’abord été donnée, et l’Allemagne se flatta de posséder un nouveau Shakespeare. Lessing, en blâmant le goût français, et en se ralliant à Diderot dans la manière de concevoir l’art dramatique, avait banni la poésie du théâtre, et l’on n’y voyait plus que des romans dialogués, où l’on continuait la vie telle qu’elle est d’ordinaire, en multipliant seulement sur les planches les événements qui arrivent plus rarement dans la réalité.

Schiller imagina de mettre sur la scène une circonstance remarquable de la guerre de trente ans, de cette guerre civile et religieuse qui a fixé pour plus d’un siècle, en Allemagne, l’équilibre des deux partis protestant et catholique. La nation allemande est tellement divisée, qu’on ne sait jamais si les exploits d’une moitié de cette nation sont un malheur ou une gloire pour l’autre; néanmoins, le Walstein de Schiller a fait éprouver à tous un égal enthousiasme. Le même sujet est partagé en trois pièces différentes; le Camp de Walstein, qui est la première des trois, représente les effets de la guerre sur la masse du peuple et de l’armée; la seconde, les Piccolomini, montre les causes politiques qui préparèrent les dissensions entre les chefs; et la troisième, la mort de Walstein, est le résultat de l’enthousiasme et de l’envie que la réputation de Walstein avait excités.

J’ai vu jouer le prologue, intitulé le Camp de Walstein; on se croyait au milieu d’une armée, et d’une armée de partisans bien plus vive et bien moins disciplinée que les troupes réglées. Les paysans, les recrues, les vivandières, les soldats, tout concourait à l’effet de ce spectacle; l’impression qu’il produit est si guerrière, que lorsqu’on le donna sur le théâtre de Berlin, devant des officiers qui partaient pour l’armée, des cris d’enthousiasme se firent entendre de toutes parts. Il faut une imagination bien puissante dans un homme de lettres pour se figurer ainsi la vie des camps, l’indépendance, la joie turbulente excitée par le danger même. L’homme, dégagé de tous ses liens, sans regrets et sans prévoyance, fait des années un jour, et des jours un instant; il joue tout ce qu’il possède, obéit au hasard sous la forme de son général: la mort, toujours présente, le délivre gaîment des soucis de la vie. Rien n’est plus original, dans le camp de Walstein, que l’arrivée d’un capucin au milieu de la bande tumultueuse des soldats qui croient défendre la cause du catholicisme. Le capucin leur prêche la modération et la justice dans un langage plein de quolibets et de calembours, et qui ne diffère de celui des camps que par la recherche et l’usage de quelques paroles latines: l’éloquence bizarre et soldatesque du prêtre, la religion rude et grossière de ceux qui l’écoutent, tout cela présente un spectacle de confusion très remarquable. L’état social en fermentation montre l’homme sous un singulier aspect; ce qu’il a de sauvage reparaît, et les restes de la civilisation errent comme un vaisseau brisé sur les vagues agitées.

Le camp de Walstein est une ingénieuse introduction aux deux autres pièces; il pénètre d’admiration pour ce général dont les soldats parlent sans cesse, dans leurs jeux comme dans leurs périls: et quand la tragédie commence, on conserve l’impression du prologue qui l’a précédée, comme si l’on avait été témoin de l’histoire que la poésie doit embellir.

La seconde des pièces, intitulée les Piccolomini, contient les discordes qui s’élèvent entre l’empereur et son général, entre le général et ses compagnons d’armes, lorsque le chef de l’armée veut substituer son ambition personnelle à l’autorité qu’il représente, ainsi qu’à la cause qu’il soutient. Walstein combattait au nom de l’Autriche, contre les nations qui voulaient introduire la réformation en Allemagne; mais, séduit par l’espérance de se créer à lui-même un pouvoir indépendant, il cherche à s’approprier tous les moyens qu’il devait faire servir au bien public. Les généraux qui s’opposent à ses désirs ne les contrarient point par vertu, mais par jalousie; et dans ces cruelles luttes, tout se trouve, si ce n’est des hommes dévoués à leur opinion, et se battant pour leur conscience. A qui s’intéresser? dira-t-on: au tableau de la vérité. Peut-être l’art exige-t-il que ce tableau soit modifié d’après l’effet théâtral; mais c’est toujours une belle chose que l’histoire sur la scène.

Néanmoins Schiller a su créer des personnages faits pour exciter un intérêt romanesque. Il a peint Max Piccolomini et Thécla comme des créatures célestes, qui traversent tous les orages des passions politiques en conservant dans leur âme l’amour et la vérité. Thécla est la fille de Walstein; Max, le fils du perfide ami qui le trahit. Les deux amants, malgré leurs pères, malgré le sort, malgré tout, excepté leurs cœurs, s’aiment, se cherchent et se retrouvent dans la vie et dans la mort. Ces deux êtres apparaissent au milieu des fureurs de l’ambition, comme des prédestinés; ce sont de touchantes victimes que le ciel s’est choisies, et rien n’est beau comme le contraste du dévouement le plus pur avec les passions des hommes, acharnés sur cette terre comme sur leur unique partage.

Il n’y a point de dénouement à la pièce des Piccolomini; elle finit comme une conversation interrompue. Les Français auraient de la peine à supporter ces deux prologues, l’un burlesque, et l’autre sérieux, qui préparent la véritable tragédie, la mort de Walstein.

Un écrivain d’un grand talent a resserré la trilogie de Schiller en une tragédie selon la forme et la régularité françaises. Les éloges et les critiques dont cet ouvrage a été l’objet nous donneront une occasion naturelle d’achever de faire connaître les différences qui caractérisent le système dramatique des Français et des Allemands. On a reproché à l’écrivain français de n’avoir pas mis assez de poésie dans ses vers. Les sujets mythologiques permettent tout l’éclat des images et de la verve lyrique; mais comment pourrait-on admettre, dans un sujet tiré de l’histoire moderne, la poésie du récit de Théramène? Toute cette pompe antique convient à la famille de Minos ou d’Agamemnon; elle ne serait qu’une affectation ridicule dans les pièces d’un autre genre. Il y a des moments, dans les tragédies historiques, où l’exaltation de l’âme amène naturellement une poésie plus élevée: telle est, par exemple, la vision de Walstein[31], sa harangue après la révolte, son monologue avant sa mort, etc. Toutefois la contexture et le développement de la pièce, en allemand comme en français, exige un style simple, dans lequel on ne sente que la pureté du langage, et rarement sa magnificence. Nous voulons en France qu’on fasse effet, non seulement à chaque scène, mais à chaque vers, et cela est inconciliable avec la vérité. Rien n’est si aisé que de composer ce qu’on appelle des vers brillants; il y a des moules tout faits pour cela; ce qui est difficile, c’est de subordonner chaque détail à l’ensemble, et de retrouver chaque partie dans le tout, comme le reflet du tout dans chaque partie. La vivacité française a donné à la marche des pièces de théâtre un mouvement rapide très agréable; mais elle nuit à la beauté de l’art quand elle exige des succès instantanés aux dépens de l’impression générale.

A côté de cette impatience qui ne tolère aucun retard, il y a une patience singulière pour tout ce que la convenance exige; et quand un ennui quelconque est dans l’étiquette des arts, ces mêmes Français, qu’irritait la moindre lenteur, supportent tout ce qu’on veut par respect pour l’usage. Par exemple, les expositions en récit sont indispensables dans les tragédies françaises; et certainement elles ont beaucoup moins d’intérêt que les expositions en action. On dit que des spectateurs italiens crièrent une fois, pendant le récit d’une bataille, qu’on levât la toile du fond, pour qu’ils vissent la bataille elle-même. On a très souvent ce désir dans nos tragédies, on voudrait assister à ce qu’on nous raconte. L’auteur du Walstein français a été obligé de fondre dans sa pièce l’exposition qui se fait d’une manière si originale par le prologue du camp. La dignité des premières scènes s’accorde parfaitement avec le ton imposant d’une tragédie française: mais il y a un genre de mouvement dans l’irrégularité allemande, auquel on ne peut jamais suppléer.

On a reproché aussi à l’auteur français le double intérêt qu’inspirent l’amour d’Alfred (Piccolomini) pour Thécla, et la conspiration de Walstein. En France, on veut qu’une pièce soit toute d’amour ou toute de politique, on n’aime pas le mélange des sujets; et depuis quelque temps surtout, quand il s’agit des affaires d’État, on ne peut concevoir comment il resterait dans l’âme place pour une autre pensée. Néanmoins le grand tableau de la conspiration de Walstein n’est complet que par les malheurs mêmes qui en résultent pour sa famille; il importe de nous rappeler combien les événements publics peuvent déchirer les affections privées; et cette manière de présenter la politique comme un monde à part dont les sentiments sont bannis est immorale, dure et sans effet dramatique.

Une circonstance de détail a été blâmée dans la pièce française. Personne n’a nié que les adieux d’Alfred (Max Piccolomini), en quittant Walstein et Thécla, ne fussent de la plus grande beauté; mais on s’est scandalisé de ce qu’on faisait entendre, à cette occasion, de la musique dans une tragédie: il est assurément très facile de la supprimer; mais pourquoi donc se refuser à l’effet qu’elle produit? Lorsqu’on entend cette musique militaire qui appelle au combat, le spectateur partage l’émotion qu’elle doit causer aux amants, menacés de ne plus se revoir: la musique fait ressortir la situation; un art nouveau redouble l’impression qu’un autre art a préparé; les sons et les paroles ébranlent tour à tour notre imagination et notre cœur.

Deux scènes aussi tout à fait nouvelles sur notre théâtre ont excité l’étonnement des lecteurs français: lorsque Alfred (Max) s’est fait tuer, Thécla demande à l’officier saxon qui en apporte la nouvelle, tous les détails de cette horrible mort; et quand elle a rassasié son âme de douleur, elle annonce la résolution qu’elle a prise d’aller vivre et mourir près du tombeau de son amant. Chaque expression, chaque mot, dans ces deux scènes, est d’une sensibilité profonde; mais on a prétendu que l’intérêt dramatique ne pouvait plus exister quand il n’y a plus d’incertitude. En France, on se hâte, en tout genre, d’en finir avec l’irréparable. Les Allemands, au contraire, sont plus curieux de ce que les personnages éprouvent, que de ce qui leur arrive; ils ne craignent point de s’arrêter sur une situation déterminée comme événement, mais qui subsiste encore comme souffrance. Il faut plus de poésie, plus de sensibilité, plus de justesse dans les expressions, pour émouvoir dans le repos de l’action, que lorsqu’elle excite une anxiété toujours croissante: on remarque à peine les paroles, quand les faits nous tiennent en suspens; mais lorsque tout se tait, excepté la douleur, quand il n’y a plus de changement au dehors, et que l’intérêt s’attache seulement à ce qui se passe dans l’âme, une nuance d’affectation, un mot hors de place frapperait, comme un son faux, dans un air simple et mélancolique. Rien n’échappe alors par le bruit, et tout s’adresse directement au cœur.

Enfin la critique la plus universellement répétée contre le Walstein français, c’est que le caractère de Walstein lui-même est superstitieux, incertain, irrésolu, et ne s’accorde pas avec le modèle héroïque admis pour ce genre de rôle. Les Français se privent d’une source infinie d’effets et d’émotions, en réduisant les caractères tragiques, comme les notes de musique ou les couleurs du prisme, à quelques traits saillants, toujours les mêmes; chaque personnage doit se conformer à l’un des principaux types reconnus. On dirait que chez nous la logique est le fondement des arts, et cette nature ondoyante dont parle Montaigne, est bannie de nos tragédies; on n’y admet que des sentiments tout bons ou tout mauvais, et cependant il n’y a rien qui ne soit mélangé dans l’âme humaine.

On raisonne en France sur un personnage tragique comme sur un ministre d’État, et l’on se plaint de ce qu’il fait ou de ce qu’il ne fait pas, comme si l’on tenait une gazette à la main pour le juger. Les inconséquences des passions sont permises sur le théâtre français, mais non pas les inconséquences des caractères. La passion étant connue plus ou moins de tous les cœurs, on s’attend à ses égarements, et l’on peut, en quelque sorte, fixer d’avance ses contradictions mêmes; mais le caractère a toujours quelque chose d’inattendu, qu’on ne peut renfermer dans aucune règle. Tantôt il se dirige vers son but, tantôt il s’en éloigne. Quand on a dit d’un personnage en France:—Il ne sait pas ce qu’il veut:—on ne s’y intéresse plus; tandis que c’est précisément l’homme qui ne sait pas ce qu’il veut, dans lequel la nature se montre avec une force et une indépendance vraiment tragiques.

Les personnages de Shakespeare font éprouver plusieurs fois dans la même pièce des impressions tout à fait différentes aux spectateurs. Richard II, dans les trois premiers actes de la tragédie de ce nom, inspire de l’aversion et du mépris; mais quand le malheur l’atteint, quand on le force à céder son trône à son ennemi, au milieu du parlement, sa situation et son courage arrachent des larmes. On aime cette noblesse royale qui reparaît dans l’adversité, et la couronne semble planer encore sur la tête de celui qu’on en dépouille. Il suffit à Shakespeare de quelques paroles pour disposer de l’âme des auditeurs, et les faire passer de la haine à la pitié. Les diversités sans nombre du cœur humain renouvellent sans cesse la source où le talent peut puiser.

Dans la réalité, pourra-t-on dire, les hommes sont inconséquents et bizarres, et souvent les plus belles qualités se mêlent à de misérables défauts; mais de tels caractères ne conviennent pas au théâtre; l’art dramatique exigeant la rapidité de l’action, l’on ne peut, dans ce cadre, peindre les hommes que par des traits forts et des circonstances frappantes. Mais s’ensuit-il cependant qu’il faille se borner à ces personnages tranchés dans le mal et dans le bien, qui sont comme les éléments invariables de la plupart de nos tragédies? Quelle influence le théâtre pourrait-il exercer sur la moralité des spectateurs, si l’on ne leur faisait voir qu’une nature de convention? Il est vrai que sur ce terrain factice la vertu triomphe toujours, et le vice est toujours puni; mais comment cela s’appliquerait-il jamais à ce qui se passe dans la vie, puisque les hommes qu’on montre sur la scène ne sont pas les hommes tels qu’ils sont?

Il serait curieux de voir représenter la pièce de Walstein sur notre théâtre; et si l’auteur français ne s’était pas si rigoureusement asservi à la régularité française, ce serait plus curieux encore: mais, pour bien juger des innovations, il faudrait porter dans les arts une jeunesse d’âme qui cherchât des plaisirs nouveaux. S’en tenir aux chefs-d’œuvre anciens est un excellent régime pour le goût, mais non pour le talent: il faut des impressions inattendues pour l’exciter; les ouvrages que nous savons par cœur dès l’enfance se changent en habitudes, et n’ébranlent plus fortement notre imagination.

Marie Stuart est, ce me semble, de toutes les tragédies allemandes la plus pathétique et la mieux conçue. Le sort de cette reine, qui commença sa vie par tant de prospérités, qui perdit son bonheur par tant de fautes, et que dix-neuf ans de prison conduisirent à l’échafaud, cause autant de terreur et de pitié qu’Œdipe, Oreste ou Niobé; mais la beauté même de cette histoire si favorable au génie, écraserait la médiocrité.

La scène s’ouvre dans le château de Fotheringay, où Marie Stuart est renfermée. Dix-neuf ans de prison se sont déjà passés, et le tribunal institué par Élisabeth est au moment de prononcer sur le sort de l’infortunée reine d’Écosse. La nourrice de Marie se plaint au commandant de la forteresse des traitements qu’il fait endurer à sa prisonnière. Le commandant, vivement attaché à la reine Élisabeth, parle de Marie avec une sévérité cruelle: on voit que c’est un honnête homme, mais qui juge Marie comme ses ennemis l’ont jugée; il annonce sa mort prochaine, et cette mort lui paraît juste, parce qu’il croit qu’elle a conspiré contre Élisabeth.

J’ai déjà eu l’occasion de parler, à propos de Walstein, du grand avantage des expositions en mouvement. On a essayé les prologues, les chœurs, les confidents, tous les moyens possibles, pour expliquer sans ennuyer; et il me semble que le mieux c’est d’entrer d’abord dans l’action, et de faire connaître le principal personnage par l’effet qu’il produit sur ceux qui l’environnent. C’est apprendre au spectateur de quel point de vue il doit regarder ce qui va se passer devant lui; c’est le lui apprendre sans le lui dire: car un seul mot qui paraît prononcé pour le public, dans une pièce de théâtre, en détruit l’illusion. Quand Marie Stuart arrive, on est déjà curieux et ému; on la connaît, non par un portrait, mais par son influence sur ses amis et sur ses ennemis. Ce n’est plus un récit qu’on écoute, c’est un événement dont on est devenu contemporain.

Le caractère de Marie Stuart est admirablement bien soutenu, et ne cesse point d’intéresser pendant toute la pièce. Faible, passionnée, orgueilleuse de sa figure, et repentante de sa vie, on l’aime et on la blâme. Ses remords et ses fautes font pitié. De toutes parts on aperçoit l’empire de son admirable beauté, si renommée dans son temps. Un homme qui veut la sauver ose lui avouer qu’il ne se dévoue pour elle que par enthousiasme pour ses charmes. Élisabeth en est jalouse; enfin, l’amant d’Élisabeth, Leicester, est devenu amoureux de Marie, et lui a promis en secret son appui. L’attrait et l’envie que fait naître la grâce enchanteresse de l’infortunée rendent sa mort mille fois plus touchante.

Elle aime Leicester. Cette femme malheureuse éprouve encore le sentiment qui a déjà plus d’une fois répandu tant d’amertume sur son sort. Sa beauté, presque surnaturelle, semble la cause et l’excuse de cette ivresse habituelle du cœur, fatalité de sa vie.

Le caractère d’Élisabeth excite l’attention d’une manière bien différente; c’est une peinture toute nouvelle que celle d’une femme tyran. Les petitesses des femmes en général, leur vanité, leur désir de plaire, tout ce qui leur vient de l’esclavage, enfin, sert au despotisme dans Élisabeth; et la dissimulation qui naît de la faiblesse est l’un des instruments de son pouvoir absolu. Sans doute tous les tyrans sont dissimulés. Il faut tromper les hommes pour les asservir; on leur doit, au moins dans ce cas, la politesse du mensonge. Mais ce qui caractérise Élisabeth, c’est le désir de plaire uni à la volonté la plus despotique, et tout ce qu’il y a de plus fin dans l’amour-propre d’une femme, manifesté par les actes les plus violents de l’autorité souveraine. Les courtisans aussi ont avec une reine un genre de bassesse qui tient de la galanterie. Ils veulent se persuader qu’ils l’aiment, pour lui obéir plus noblement, et cacher la crainte servile d’un sujet sous le servage d’un chevalier.

Élisabeth était une femme d’un grand génie, l’éclat de son règne en fait foi: toutefois, dans une tragédie où la mort de Marie est représentée, on ne peut voir Élisabeth que comme la rivale qui fait assassiner sa prisonnière; et le crime qu’elle commet est trop atroce pour ne pas effacer tout le bien qu’on pourrait dire de son génie politique. Ce serait peut-être une perfection de plus dans Schiller, que d’avoir eu l’art de rendre Élisabeth moins odieuse, sans diminuer l’intérêt pour Marie Stuart: car il y a plus de vrai talent dans les contrastes nuancés que dans les oppositions extrêmes, et la figure principale elle-même gagne à ce qu’aucun des personnages du tableau dramatique ne lui soit sacrifié.

Leicester conjure Élisabeth de voir Marie; il lui propose de s’arrêter, au milieu d’une chasse, dans le jardin du château de Fotheringay, et de permettre à Marie de s’y promener. Élisabeth y consent, et le troisième acte commence par la joie touchante de Marie, en respirant l’air libre après dix-neuf ans de prison: tous les dangers qu’elle court ont disparu à ses yeux; en vain sa nourrice cherche à les lui rappeler pour modérer ses transports, Marie a tout oublié en retrouvant le soleil et la nature. Elle ressent le bonheur de l’enfance à l’aspect, nouveau pour elle, des fleurs, des arbres, des oiseaux; et l’ineffable impression de ces merveilles extérieures, quand on en a été longtemps séparé, se peint dans l’émotion enivrante de l’infortunée prisonnière.

Le souvenir de la France vient la charmer. Elle charge les nuages que le vent du nord semble pousser vers cette heureuse patrie de son choix, elle les charge de porter à ses amis ses regrets et ses désirs: «Allez, leur dit-elle, vous, mes seuls messagers, l’air libre vous appartient; vous n’êtes pas les sujets d’Élisabeth».—Elle aperçoit dans le lointain un pêcheur qui conduit une frêle barque, et déjà elle se flatte qu’il pourra la sauver: tout lui semble espérance quand elle a revu le ciel.

Elle ne sait point encore qu’on l’a laissée sortir afin qu’Élisabeth pût la rencontrer; elle entend la musique de la chasse, et les plaisirs de sa jeunesse se retracent à son imagination en l’écoutant. Elle voudrait monter un cheval fougueux, parcourir, avec la rapidité de l’éclair, les vallées, et les montagnes; le sentiment du bonheur se réveille en elle, sans nulle raison, sans nul motif, mais parce qu’il faut que le cœur respire, et qu’il se ranime quelquefois tout à coup, à l’approche des plus grands malheurs, comme il y a presque toujours un moment de mieux avant l’agonie.

On vient avertir Marie qu’Élisabeth va venir. Elle avait souhaité cette entrevue; mais quand l’instant approche, tout son être en frémit. Leicester est avec Élisabeth: ainsi, toutes les passions de Marie sont à la fois excitées: elle se contient quelque temps; mais l’arrogante Élisabeth la provoque par ses dédains; et ces deux reines ennemies finissent par s’abandonner l’une à l’autre à la haine mutuelle qu’elles ressentent. Élisabeth reproche à Marie ses fautes; Marie lui rappelle les soupçons de Henri VIII contre sa mère, et ce que l’on a dit de sa naissance illégitime. Cette scène est singulièrement belle, par cela même que la fureur fait dépasser aux deux reines les bornes de leur dignité naturelle. Elles ne sont plus que deux femmes, deux rivales de figure, bien plus que de puissance; il n’y a plus de souveraine, il n’y a plus de prisonnière; et bien que l’une puisse envoyer l’autre à l’échafaud, la plus belle des deux, celle qui se sent la plus faite pour plaire, jouit encore du plaisir d’humilier la toute puissante Élisabeth aux yeux de Leicester, aux yeux de l’amant qui leur est si cher à toutes deux.

Ce qui ajoute singulièrement aussi à l’effet de cette situation, c’est la crainte que l’on éprouve pour Marie, à chaque mot de ressentiment qui lui échappe; et lorsqu’elle s’abandonne à toute sa fureur, ses paroles injurieuses, dont les suites seront irréparables, font frémir, comme si l’on était déjà témoin de sa mort.

Les émissaires du parti catholique veulent assassiner Élisabeth, à son retour à Londres. Talbot, le plus vertueux des amis de la reine, désarme l’assassin qui voulait la poignarder, et le peuple demande à grands cris la mort de Marie. C’est une scène admirable que celle où le chancelier Burleigh presse Élisabeth de signer la sentence de Marie, tandis que Talbot, qui vient de sauver la vie de sa souveraine, se jette à ses pieds pour la conjurer de faire grâce à son ennemie.

«On vous répète, lui dit-il, que le peuple demande sa mort; on croit vous plaire par cette feinte violence; on croit vous déterminer à ce que vous souhaitez; mais prononcez que vous voulez la sauver, et dans l’instant vous verrez la prétendue nécessité de sa mort s’évanouir: ce qu’on trouvait juste passera pour injuste, et les mêmes hommes qui l’accusent prendront hautement sa défense. Vous la craignez vivante: ah! craignez-la surtout quand elle ne sera plus. C’est alors qu’elle sera vraiment redoutable; elle renaîtra de son tombeau, comme la déesse de la discorde, comme l’esprit de la vengeance, pour détourner de vous le cœur de vos sujets. Ils ne verront plus en elle l’ennemie de leur croyance, mais la petite-fille de leurs rois. Le peuple appelle avec fureur cette résolution sanglante; mais il ne la jugera qu’après l’événement. Traversez alors les rues de Londres, et vous y verrez régner le silence de la terreur; vous y verrez un autre peuple, une autre Angleterre: ce ne seront plus ces transports de joie, qui célébraient la sainte équité dont votre trône était environné; mais la crainte, cette sombre compagne de la tyrannie, ne vous quittera plus; les rues seront désertes à votre passage; vous aurez fait ce qu’il y a de plus fort, de plus redoutable. Quel homme sera sûr de sa propre vie, quand la tête royale de Marie n’aura point été respectée»!

La réponse d’Élisabeth à ce discours est d’une adresse bien remarquable; un homme, dans une pareille situation, aurait certainement employé le mensonge pour pallier l’injustice; mais Élisabeth fait plus, elle veut intéresser pour elle-même, en se livrant à la vengeance; elle voudrait presque obtenir la pitié, en commettant l’action la plus cruelle. Elle a de la coquetterie sanguinaire, si l’on peut s’exprimer ainsi, et le caractère de femme se montre à travers celui de tyran.

«Ah! Talbot, s’écrie Élisabeth, vous m’avez sauvée aujourd’hui, vous avez détourné de moi le poignard; pourquoi ne le laissiez-vous pas arriver jusqu’à mon cœur? le combat était fini; et, délivrée de tous mes doutes, pure de toutes mes fautes, je descendais dans mon paisible tombeau: croyez-moi, je suis fatiguée du trône et de la vie; si l’une des deux reines doit tomber pour que l’autre vive (et cela est ainsi, j’en suis convaincue), pourquoi ne serait-ce pas moi qui résignerais l’existence? Mon peuple peut choisir, je lui rends son pouvoir; Dieu m’est témoin que ce n’est pas pour moi, mais pour le bien seul de la nation que j’ai vécu. Espère-t-on de cette séduisante Stuart, de cette reine plus jeune, des jours plus heureux? alors je descends du trône, je retourne dans la solitude de Woodstock, où j’ai passé mon humble jeunesse, où, loin des vanités de ce monde, je trouvais ma grandeur en moi-même. Non, je ne suis pas faite pour être souveraine; un maître doit être dur, et mon cœur est faible. J’ai bien gouverné cette île, tant qu’il ne s’agissait que de faire des heureux: mais voici la tâche cruelle imposée par le devoir royal, et je me sens incapable de l’accomplir».

A ce mot, Burleigh interrompt Élisabeth, et lui reproche tout ce dont elle veut être blâmée, sa faiblesse, son indulgence, sa pitié: il semble courageux, parce qu’il demande à sa souveraine avec force ce qu’elle désire en secret plus que lui-même. La flatterie brusque réussit en général mieux que la flatterie obséquieuse, et c’est bien fait aux courtisans, quand ils le peuvent, de se donner l’air d’être entraînés dans le moment où ils réfléchissent le plus à ce qu’ils disent.

Élisabeth signe la sentence, et, seule avec le secrétaire de ses commandements, la timidité de femme, qui se mêle à la persévérance du despotisme, lui fait désirer que cet homme subalterne prenne sur lui la responsabilité de l’action qu’elle a commise: il veut l’ordre positif d’envoyer cette sentence; elle le refuse, et lui répète qu’il doit faire son devoir; elle laisse ce malheureux dans une affreuse incertitude, dont le chancelier Burleigh le tire en lui arrachant le papier qu’Élisabeth a laissé entre ses mains.

Leicester est très compromis par les amis de la reine d’Écosse; ils viennent lui demander de les aider à la sauver. Il découvre qu’il est accusé auprès d’Élisabeth, et prend tout à coup l’affreux parti d’abandonner Marie, et de révéler à la reine d’Angleterre, avec hardiesse et ruse, une partie des secrets qu’il doit à la confiance de sa malheureuse amie. Malgré tous ces lâches sacrifices, il ne rassure Élisabeth qu’à demi, et elle exige qu’il conduise lui-même Marie à l’échafaud, pour prouver qu’il ne l’aime pas. La jalousie de femme se manifestant par le supplice qu’Élisabeth ordonne comme monarque, doit inspirer à Leicester une profonde haine pour elle: la reine le fait trembler, quand par les lois de la nature il devrait être son maître; et ce contraste singulier produit une situation très originale: mais rien n’égale le cinquième acte. C’est à Weimar que j’assistai à la représentation de Marie Stuart, et je ne puis penser encore, sans un profond attendrissement, à l’effet des dernières scènes.

On voit d’abord paraître les femmes de Marie vêtues de noir, et dans une morne douleur; sa vieille nourrice, la plus affligée de toutes, porte ses diamants royaux; elle lui a ordonné de les rassembler, pour qu’elle pût les distribuer à ses femmes. Le commandant de la prison, suivi de plusieurs de ses valets, vêtus de noir aussi comme lui, remplissent le théâtre de deuil. Melvil, autrefois gentilhomme de la cour de Marie, arrive de Rome en cet instant. Anna, la nourrice de la reine, le reçoit avec joie; elle lui peint le courage de Marie, qui, tout à coup résignée à son sort, n’est plus occupée que de son salut, et s’afflige seulement de ne pas pouvoir obtenir un prêtre de sa religion, pour recevoir de lui l’absolution de ses fautes et la communion sainte.

La nourrice raconte comment pendant la nuit la reine et elle avaient entendu des coups redoublés, et que toutes deux espéraient que c’étaient leurs amis qui venaient pour les délivrer; mais qu’enfin ils avaient su que ce bruit était celui que faisaient les ouvriers, en élevant l’échafaud dans la salle au-dessous d’elles. Melvil demande comment Marie a supporté cette terrible nouvelle: Anna lui dit que l’épreuve la plus dure pour elle a été d’apprendre la trahison du comte Leicester, mais qu’après cette douleur elle a repris le calme et la dignité d’une reine.

Les femmes de Marie entrent et sortent, pour exécuter les ordres de leur maîtresse; l’une d’elles apporte une coupe de vin que Marie a demandé pour marcher d’un pas plus ferme à l’échafaud. Une autre arrive chancelante sur la scène, parce qu’à travers la porte de la salle où l’exécution doit avoir lieu, elle a vu les murs tendus de noir, l’échafaud, le bloc et la hache. L’effroi toujours croissant du spectateur est déjà presque à son comble, quand Marie paraît dans toute la magnificence d’une parure royale, seule vêtue de blanc au milieu de sa suite en deuil, un crucifix à la main, la couronne sur sa tête, et déjà rayonnante du pardon céleste que ses malheurs ont obtenu pour elle.

Marie console ses femmes, dont les sanglots l’émeuvent vivement: «Pourquoi, leur dit-elle, vous affligez-vous de ce que mon cachot s’est ouvert? La mort, ce sévère ami, vient à moi, et couvre de ses ailes noires les fautes de ma vie: le dernier arrêt du sort relève la créature accablée; je sens de nouveau le diadème sur mon front. Un juste orgueil est rentré dans mon âme purifiée».

Marie aperçoit Melvil, et se réjouit de le voir dans ce moment solennel: elle l’interroge sur ses parents de France, sur ses anciens serviteurs, et le charge de ses derniers adieux pour tout ce qui lui fut cher.

«Je bénis, lui dit-elle, le roi très chrétien mon beau-frère, et toute la royale famille de France; je bénis mon oncle le cardinal, et Henri de Guise, mon noble cousin; je bénis aussi le saint Père, pour qu’il me bénisse à son tour, et le roi catholique qui s’est offert généreusement pour mon sauveur et vengeur. Ils retrouveront tous leur nom dans mon testament; et de quelque faible valeur que soient les présents de mon amour, ils voudront bien ne pas les dédaigner».

Marie se retourne alors vers ses serviteurs, et leur dit: «Je vous ai recommandés à mon royal frère de France; il aura soin de vous, il vous donnera une nouvelle patrie. Si ma dernière prière vous est sacrée, ne restez pas en Angleterre. Que le cœur orgueilleux de l’Anglais ne se repaisse pas du spectacle de votre malheur; que ceux qui m’ont servie ne soient pas dans la poussière. Jurez-moi, par l’image du Christ, que dès que je ne serai plus, vous quitterez pour jamais cette île funeste».

(Melvil le jure au nom de tous).

La reine distribue ses diamants à ses femmes, et rien n’est plus touchant que les détails dans lesquels elle entre sur le caractère de chacune d’elles, et les conseils qu’elle leur donne pour leur sort futur. Elle se montre surtout généreuse envers celle dont le mari a été un traître, en accusant formellement Marie elle-même auprès d’Élisabeth: elle veut consoler cette femme de ce malheur, et lui prouver qu’elle n’en conserve aucun ressentiment.

«Toi, dit-elle à sa nourrice, toi, ma fidèle Anna, l’or et les diamants ne t’attirent point; mon souvenir est le don le plus précieux que je puisse te laisser. Prends ce mouchoir que j’ai brodé pour toi dans les heures de ma tristesse, et que mes larmes ont inondé; tu t’en serviras pour me bander les yeux, quand il en sera temps; j’attends ce dernier service de toi. Venez toutes, dit-elle en tendant la main à ses femmes, venez toutes, et recevez mon dernier adieu: recevez-le, Marguerite, Alise, Rosamonde; et toi, Gertrude, je sens sur ma main tes lèvres brûlantes. J’ai été bien haïe, mais aussi bien aimée! Qu’un époux d’une âme noble rende heureuse ma Gertrude, car un cœur si sensible a besoin d’amour! Berthe, tu as choisi la meilleure part, tu veux être la chaste épouse du ciel, hâte-toi d’accomplir ton vœu. Les biens de la terre sont trompeurs, la destinée de ta reine te l’apprend. C’en est assez, adieu pour toujours, adieu».

Marie reste seule avec Melvil, et c’est alors que commence une scène dont l’effet est bien grand, quoiqu’on puisse la blâmer à plusieurs égards. La seule douleur qui reste à Marie, après avoir pourvu à tous les soins terrestres, c’est de ne pouvoir obtenir un prêtre de sa religion, pour l’assister dans ses derniers moments. Melvil, après avoir reçu la confidence de ses pieux regrets, lui apprend qu’il a été à Rome, qu’il y a pris les ordres ecclésiastiques, pour acquérir le droit de l’absoudre et de la consoler: il découvre sa tête pour lui montrer la tonsure sacrée, et tire de son sein une hostie que le pape lui-même a bénie pour elle.

«Un bonheur céleste, s’écrie la reine, m’est donc encore préparé sur le seuil même de la mort! Le messager de Dieu descend vers moi, comme un immortel sur des nuages d’azur: ainsi jadis l’apôtre fut délivré de ses liens. Et tandis que tous les appuis terrestres m’ont trompée, ni les verrous, ni les épées n’ont arrêté le secours divin. Vous, jadis mon serviteur, soyez maintenant le serviteur de Dieu et son saint interprète; et comme vos genoux se sont courbés devant moi, je me prosterne maintenant à vos pieds, dans la poussière».

La belle, la royale Marie se jette aux genoux de Melvil, et son sujet, revêtu de toute la dignité de l’Église, l’y laisse et l’interroge.

(Il ne faut pas oublier que Melvil lui-même croyait Marie coupable du dernier complot qui avait eu lieu contre la vie d’Élisabeth; je dois dire aussi que la scène suivante est faite seulement pour être lue, et que, sur la plupart des théâtres de l’Allemagne, on supprime l’acte de la communion, quand la tragédie de Marie Stuart est représentée).

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