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De l'Allemagne; t.1

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CHAPITRE XIX

Des institutions particulières d’éducation et de bienfaisance.

Il paraîtra d’abord inconséquent de louer l’ancienne méthode, qui faisait de l’étude des langues la base de l’éducation, et de considérer l’école de Pestalozzi comme l’une des meilleures institutions de notre siècle; je crois cependant que ces deux manières de voir peuvent se concilier. De toutes les études, celle qui donne chez Pestalozzi les résultats les plus brillants, ce sont les mathématiques. Mais il me paraît que sa méthode pourrait s’appliquer à plusieurs autres parties de l’instruction, et qu’elle y ferait faire des progrès sûrs et rapides. Rousseau a senti que les enfants, avant l’âge de douze à treize ans, n’avaient point l’intelligence nécessaire pour les études qu’on exigeait d’eux, ou plutôt pour la méthode d’enseignement à laquelle on les soumettait. Ils répétaient sans comprendre, ils travaillaient sans s’instruire; et ne recueillaient souvent de l’éducation que l’habitude de faire leur tâche sans la concevoir, et d’esquiver le pouvoir du maître par la ruse de l’écolier. Tout ce que Rousseau a dit contre cette éducation routinière est parfaitement vrai; mais, comme il arrive souvent, ce qu’il propose comme remède est encore plus mauvais que le mal.

Un enfant qui, d’après le système de Rousseau, n’aurait rien appris jusqu’à l’âge de douze ans, aurait perdu six années précieuses de sa vie; ses organes intellectuels n’acquerraient jamais la flexibilité que l’exercice, dès la première enfance, pouvait seul leur donner. Les habitudes d’oisiveté seraient tellement enracinées en lui, qu’on le rendrait bien plus malheureux en lui parlant de travail, pour la première fois, à l’âge de douze ans, qu’en l’accoutumant depuis qu’il existe à le regarder comme une condition nécessaire de la vie. D’ailleurs, l’espèce de soin que Rousseau exige de l’instituteur, pour suppléer à l’instruction, et pour la faire arriver par la nécessité, obligerait chaque homme à consacrer sa vie entière à l’éducation d’un autre, et les grands-pères seuls se trouveraient libres de commencer une carrière personnelle. De tels projets sont chimériques, tandis que la méthode de Pestalozzi est réelle, applicable, et peut avoir une grande influence sur la marche future de l’esprit humain.

Rousseau dit avec raison que les enfants ne comprennent pas ce qu’ils apprennent, et il en conclut qu’ils ne doivent rien apprendre. Pestalozzi a profondément étudié ce qui fait que les enfants ne comprennent pas, et sa méthode simplifie et gradue les idées de telle manière qu’elles sont mises à la portée de l’enfance, et que l’esprit de cet âge arrive sans se fatiguer aux résultats les plus profonds. En passant avec exactitude par tous les degrés du raisonnement, Pestalozzi met l’enfant en état de découvrir lui-même ce qu’on veut lui enseigner.

Il n’y a point d’à peu près dans la méthode de Pestalozzi: on entend bien, ou l’on n’entend pas: car toutes les propositions se touchent de si près, que le second raisonnement est toujours la conséquence immédiate du premier. Rousseau a dit que l’on fatiguait la tête des enfants par les études que l’on exigeait d’eux; Pestalozzi les conduit toujours par une route si facile et si positive, qu’il ne leur en coûte pas plus de s’initier dans les sciences les plus abstraites, que dans les occupations les plus simples; chaque pas dans ces sciences est aussi aisé, par rapport à l’antécédent, que la conséquence la plus naturelle tirée des circonstances les plus ordinaires. Ce qui lasse les enfants, c’est de leur faire sauter les intermédiaires, de les faire avancer sans qu’ils sachent ce qu’ils croient avoir appris. Il y a dans leur tête alors une sorte de confusion qui leur rend tout examen redoutable, et leur inspire un invincible dégoût pour le travail. Il n’existe pas de trace de ces inconvénients chez Pestalozzi: les enfants s’amusent de leurs études, non pas qu’on leur en fasse un jeu, ce qui, comme je l’ai déjà dit, met l’ennui dans le plaisir et la frivolité dans l’étude; mais parce qu’ils goûtent dès l’enfance le plaisir des hommes faits, savoir, comprendre, et terminer ce dont ils sont chargés.

La méthode de Pestalozzi, comme tout ce qui est vraiment bon, n’est pas une découverte entièrement nouvelle, mais une application éclairée et persévérante de vérités déjà connues. La patience, l’observation, et l’étude philosophique des procédés de l’esprit humain, lui ont fait connaître ce qu’il y a d’élémentaire dans les pensées, et de successif dans leur développement; et il a poussé plus loin qu’un autre la théorie et la pratique de la gradation dans l’enseignement. On a appliqué avec succès sa méthode à la grammaire, à la géographie, à la musique; mais il serait fort à désirer que les professeurs distingués qui ont adopté ses principes, les fissent servir à tous les genres de connaissances. Celle de l’histoire en particulier n’est pas encore bien conçue. On n’a point observé la gradation des impressions dans la littérature, comme celle des problèmes dans les sciences. Enfin, il reste beaucoup de choses à faire pour porter au plus haut point l’éducation, c’est-à-dire, l’art de se placer en arrière de ce qu’on sait pour le faire comprendre aux autres.

Pestalozzi se sert de la géométrie pour apprendre aux enfants le calcul arithmétique; c’était aussi la méthode des anciens. La géométrie parle plus à l’imagination que les mathématiques abstraites. C’est bien fait de réunir autant qu’il est possible la précision de l’enseignement à la vivacité des impressions, si l’on veut se rendre maître de l’esprit humain tout entier; car ce n’est pas la profondeur même de la science, mais l’obscurité dans la manière de la présenter, qui seule peut empêcher les enfants de la saisir: ils comprennent tout de degré en degré: l’essentiel est de mesurer les progrès sur la marche de la raison dans l’enfance. Cette marche lente, mais sûre, conduit aussi loin qu’il est possible, dès qu’on s’astreint à ne la jamais hâter.

C’est chez Pestalozzi un spectacle attachant et singulier, que ces visages d’enfants dont les traits arrondis, vagues et délicats, prennent naturellement une expression réfléchie: ils sont attentifs par eux-mêmes, et considèrent leurs études comme un homme d’un âge mûr s’occuperait de ses propres affaires. Une chose remarquable, c’est que ni la punition ni la récompense ne sont nécessaires pour les exciter dans leurs travaux. C’est peut-être la première fois qu’une école de cent cinquante enfants va sans le ressort de l’émulation et de la crainte. Combien de mauvais sentiments sont épargnés à l’homme, quand on éloigne de son cœur la jalousie et l’humiliation, quand il ne voit point dans ses camarades des rivaux, ni dans ses maîtres des juges! Rousseau voulait soumettre l’enfant à la loi de la destinée; Pestalozzi crée lui-même cette destinée, pendant le cours de l’éducation de l’enfant, et dirige ses décrets pour son bonheur et son perfectionnement. L’enfant se sent libre, parce qu’il se plaît dans l’ordre général qui l’entoure, et dont l’égalité parfaite n’est point dérangée même par les talents plus ou moins distingués de quelques-uns. Il ne s’agit pas là de succès, mais de progrès vers un but auquel tous tendent avec une même bonne foi. Les écoliers deviennent maîtres quand ils en savent plus que leurs camarades; les maîtres redeviennent écoliers quand ils trouvent quelques imperfections dans leur méthode, et recommencent leur propre éducation pour mieux juger des difficultés de l’enseignement.

On craint assez généralement que la méthode de Pestalozzi n’étouffe l’imagination, et ne s’oppose à l’originalité de l’esprit; il est difficile qu’il y ait une éducation pour le génie, et ce n’est guère que la nature et le gouvernement qui l’inspirent ou l’excitent. Mais ce ne peut être un obstacle au génie, que des connaissances primitives parfaitement claires et sûres; elles donnent à l’esprit un genre de fermeté qui lui rend ensuite faciles toutes les études les plus hautes. Il faut considérer l’école de Pestalozzi comme bornée jusqu’à présent à l’enfance. L’éducation qu’il donne n’est définitive que pour les gens du peuple; mais c’est par cela même qu’elle peut exercer une influence très salutaire sur l’esprit national. L’éducation, pour les hommes riches, doit être partagée en deux époques: dans la première, les enfants sont guidés par leurs maîtres; dans la seconde, ils s’instruisent volontairement, et cette éducation de choix, c’est dans les grandes universités qu’il faut la recevoir. L’instruction qu’on acquiert chez Pestalozzi donne à chaque homme, de quelque classe qu’il soit, une base sur laquelle il peut bâtir à son gré la chaumière du pauvre ou les palais des rois.

On aurait tort si l’on croyait en France qu’il n’y a rien de bon à prendre dans l’école de Pestalozzi, que sa méthode rapide pour apprendre à calculer. Pestalozzi lui-même n’est pas mathématicien; il sait mal les langues; il n’a que le génie et l’instinct du développement intérieur de l’intelligence des enfants; il voit quel chemin leur pensée suit pour arriver au but. Cette loyauté de caractère, qui répand un si noble calme sur les affections du cœur, Pestalozzi l’a jugée nécessaire aussi dans les opérations de l’esprit. Il pense qu’il y a un plaisir de moralité dans des études complètes. En effet, nous voyons sans cesse que les connaissances superficielles inspirent une sorte d’arrogance dédaigneuse, qui fait repousser comme inutile, ou dangereux, ou ridicule, tout ce qu’on ne sait pas. Nous voyons aussi que ces connaissances superficielles obligent à cacher habilement ce qu’on ignore. La candeur souffre de tous ces défauts d’instruction, dont on ne peut s’empêcher d’être honteux. Savoir parfaitement ce qu’on sait, donne un repos à l’esprit, qui ressemble à la satisfaction de la conscience. La bonne foi de Pestalozzi, cette bonne foi portée dans la sphère de l’intelligence, et qui traite avec les idées aussi scrupuleusement qu’avec les hommes, est le principal mérite de son école; c’est par là qu’il rassemble autour de lui des hommes consacrés au bien-être des enfants d’une façon tout à fait désintéressée. Quand, dans un établissement public, aucun des calculs personnels des chefs n’est satisfait, il faut chercher le mobile de cet établissement dans leur amour de la vertu: les jouissances qu’elle donne peuvent seules se passer de trésors et de pouvoir.

On n’imiterait point l’institut de Pestalozzi en transportant ailleurs sa méthode d’enseignement; il faut établir avec elle la persévérance dans les maîtres, la simplicité dans les écoliers, la régularité dans le genre de vie, enfin surtout, les sentiments religieux qui animent cette école. Les pratiques du culte n’y sont pas suivies avec plus d’exactitude qu’ailleurs; mais tout s’y passe au nom de la Divinité, au nom de ce sentiment élevé, noble et pur, qui est la religion habituelle du cœur. La vérité, la bonté, la confiance, l’affection, entourent les enfants; c’est dans cette atmosphère qu’ils vivent, et, pour quelque temps du moins, ils restent étrangers à toutes les passions haineuses, à tous les préjugés orgueilleux du monde. Un éloquent philosophe, Fichte, a dit qu’il attendait la régénération de la nation allemande de l’institut de Pestalozzi: il faut convenir au moins qu’une révolution fondée sur de pareils moyens ne serait ni violente ni rapide; car l’éducation, quelque bonne qu’elle puisse être, n’est rien en comparaison de l’influence des événements publics: l’instruction perce goutte à goutte le rocher, mais le torrent l’enlève en un jour.

Il faut rendre surtout hommage à Pestalozzi, pour le soin qu’il a pris de mettre son institut à la portée des personnes sans fortune, en réduisant le prix de sa pension autant qu’il était possible. Il s’est constamment occupé de la classe des pauvres, et veut lui assurer le bienfait des lumières pures et de l’instruction solide. Les ouvrages de Pestalozzi sont, sous ce rapport, une lecture très curieuse: il a fait des romans dans lesquels les situations de la vie des gens du peuple sont peintes avec un intérêt, une vérité et une moralité parfaites. Les sentiments qu’il exprime dans ces écrits sont, pour ainsi dire, aussi élémentaires que les principes de sa méthode. On est étonné de pleurer pour un mot, pour un détail si simple, si vulgaire même, que la profondeur seule des émotions le relève. Les gens du peuple sont un état intermédiaire entre les sauvages et les hommes civilisés; quand ils sont vertueux, ils ont un genre d’innocence et de bonté qui ne peut se rencontrer dans le monde. La société pèse sur eux, ils luttent avec la nature, et leur confiance en Dieu est plus animée, plus constante que celle des riches. Sans cesse menacés par le malheur, recourant sans cesse à la prière, inquiets chaque jour, sauvés chaque soir, les pauvres se sentent sous la main immédiate de celui qui protège ce que les hommes ont délaissé, et leur probité, quand ils en ont, est singulièrement scrupuleuse.

Je me rappelle, dans un roman de Pestalozzi, la restitution de quelques pommes de terre par un enfant qui les avait volées: sa grand’mère mourante lui ordonne de les reporter au propriétaire du jardin où il les a prises, et cette scène attendrit jusqu’au fond du cœur. Ce pauvre crime, si l’on peut s’exprimer ainsi, causant de tels remords; la solennité de la mort, à travers les misères de la vie, la vieillesse et l’enfance rapprochées par la voix de Dieu, qui parle également à l’une et à l’autre, tout cela fait mal, et bien mal: car dans nos fictions poétiques, les pompes de la destinée soulagent un peu de la pitié que causent les revers; mais l’on croit voir dans ces romans populaires une faible lampe éclairer une petite cabane, et la bonté de l’âme ressort au milieu de toutes les douleurs qui la mettent à l’épreuve.

L’art du dessin pouvant être considéré sous des rapports d’utilité, l’on peut dire que, parmi les arts d’agrément, le seul introduit dans l’école de Pestalozzi, c’est la musique, et il faut le louer encore de ce choix. Il y a tout un ordre de sentiments, je dirais même tout un ordre de vertus, qui appartiennent à la connaissance, ou du moins au goût de la musique; et c’est une grande barbarie que de priver de telles impressions une portion nombreuse de la race humaine. Les anciens prétendaient que les nations avaient été civilisées par la musique, et cette allégorie a un sens très profond; car il faut toujours supposer que le lien de la société s’est formé par la sympathie ou par l’intérêt, et certes la première origine est plus noble que l’autre.

Pestalozzi n’est pas le seul, dans la Suisse allemande, qui s’occupe avec zèle de cultiver l’âme du peuple: c’est sous ce rapport que l’établissement de M. de Fellemberg m’a frappée. Beaucoup de gens y sont venus chercher de nouvelles lumières sur l’agriculture, et l’on dit qu’à cet égard ils ont été satisfaits; mais ce qui mérite principalement l’estime des amis de l’humanité, c’est le soin que prend M. de Fellemberg de l’éducation des gens du peuple; il fait instruire, selon la méthode de Pestalozzi, les maîtres d’école des villages, afin qu’ils enseignent à leur tour les enfants; les ouvriers qui labourent ses terres apprennent la musique des psaumes, et bientôt on entendra dans la campagne les louanges divines chantées avec des voix simples, mais harmonieuses, qui célèbreront à la fois la nature et son auteur. Enfin M. de Fellemberg cherche, par tous les moyens possibles, à former entre la classe inférieure et la nôtre un lien libéral, un lien qui ne soit pas uniquement fondé sur les intérêts pécuniaires des riches et des pauvres.

L’exemple de l’Angleterre et de l’Amérique nous apprend qu’il suffit des institutions libres pour développer l’intelligence et la sagesse du peuple; mais c’est un pas de plus que de lui donner par delà le nécessaire, en fait d’instruction. Le nécessaire en tout genre a quelque chose de révoltant quand ce sont les possesseurs du superflu qui le mesurent. Ce n’est pas assez de s’occuper des gens du peuple sous un point de vue d’utilité, il faut aussi qu’ils participent aux jouissances de l’imagination et du cœur. C’est dans le même esprit que des philanthropes très éclairés se sont occupés de la mendicité à Hambourg. Ils n’ont mis dans leurs établissements de charité, ni despotisme, ni spéculation économique; ils ont voulu que les hommes malheureux souhaitassent eux-mêmes le travail qu’on leur demande, autant que les bienfaits qu’on leur accorde. Comme ils ne faisaient point des pauvres un moyen, mais un but, ils ne leur ont pas ordonné l’occupation, mais ils la leur ont fait désirer. Sans cesse on voit, dans les différents comptes rendus de ces établissements de charité, qu’il importait bien plus à leurs fondateurs de rendre les hommes meilleurs, que de les rendre plus utiles; et c’est ce haut point de vue philosophique qui caractérise l’esprit de sagesse et de liberté de cette ancienne ville hanséatique.

Il y a beaucoup de bienfaisance dans le monde, et celui qui n’est pas capable de servir ses semblables par le sacrifice de son temps et de ses penchants, leur fait volontiers du bien avec de l’argent: c’est toujours quelque chose, et nulle vertu n’est à dédaigner. Mais la masse considérable des aumônes particulières n’est point sagement dirigée dans la plupart des pays, et l’un des services les plus éminents que le baron de Voght et ses excellents compatriotes aient rendus à l’humanité, c’est de montrer que sans nouveaux sacrifices, sans que l’État intervînt, la bienfaisance particulière suffisait au soulagement du malheur. Ce qui s’opère par les individus convient singulièrement à l’Allemagne, où chaque chose, prise séparément, vaut mieux que l’ensemble.

Les entreprises charitables doivent prospérer dans la ville de Hambourg; il y a tant de moralité parmi ses habitants, que pendant longtemps on y a payé les impôts dans une espèce de tronc, sans que jamais personne surveillât ce qu’on y portait: ces impôts devaient être proportionnés à la fortune de chacun, et, calcul fait, ils ont toujours été scrupuleusement acquittés. Ne croit-on pas raconter un trait de l’âge d’or, si toutefois dans l’âge d’or il y avait des richesses privées et des impôts publics? On ne saurait assez admirer combien, sous le rapport de l’enseignement comme sous celui de l’administration, la bonne foi rend tout facile. On devrait bien lui accorder tous les honneurs qu’obtient l’habileté; car en résultat elle s’entend mieux même aux affaires de ce monde.

CHAPITRE XX

La fête d’Interlaken.

Il faut attribuer au caractère germanique une grande partie des vertus de la Suisse allemande. Néanmoins il y a plus d’esprit public en Suisse qu’en Allemagne, plus de patriotisme, plus d’énergie, plus d’accord dans les opinions et les sentiments; mais aussi la petitesse des États et la pauvreté du pays n’y excitent en aucune manière le génie; on y trouve bien moins de savants et de penseurs que dans le nord de l’Allemagne, où le relâchement même des liens politiques donne l’essor à toutes les nobles rêveries, à tous les systèmes hardis qui ne sont point soumis à la nature des choses. Les Suisses ne sont pas une nation poétique, et l’on s’étonne, avec raison, que l’admirable aspect de leur contrée n’ait pas enflammé davantage leur imagination. Toutefois un peuple religieux et libre est toujours susceptible d’un genre d’enthousiasme, et les occupations matérielles de la vie ne sauraient l’étouffer entièrement. Si l’on en avait pu douter, on s’en serait convaincu par la fête des bergers, qui a été célébrée l’année dernière, au milieu des lacs, en mémoire du fondateur de Berne.

Cette ville de Berne mérite plus que jamais le respect et l’intérêt des voyageurs: il semble que depuis ses derniers malheurs elle ait repris toutes ses vertus avec une ardeur nouvelle, et qu’en perdant ses trésors elle ait redoublé de largesse envers les infortunés. Ses établissements de charité sont peut-être les mieux soignés de l’Europe: l’hôpital est l’édifice le plus beau, le seul magnifique de la ville. Sur la porte est écrite cette inscription: Christo in pauperibus, au Christ dans les pauvres. Il n’en est point de plus admirable. La religion chrétienne ne nous a-t-elle pas dit que c’était pour ceux qui souffrent que le Christ était descendu sur la terre? et qui de nous, dans quelque époque de sa vie, n’est pas un de ces pauvres en bonheur, en espérances, un de ces infortunés, enfin, qu’on doit soulager au nom de Dieu?

Tout, dans la ville et le canton de Berne, porte l’empreinte d’un ordre sérieux et calme, d’un gouvernement digne et paternel. Un air de probité se fait sentir dans chaque objet que l’on aperçoit; on se croit en famille au milieu de deux cent mille hommes, que l’on appelle nobles, bourgeois ou paysans, mais qui sont tous également dévoués à la patrie.

Pour aller à la fête, il fallait s’embarquer sur l’un de ces lacs dans lesquels les beautés de la nature se réfléchissent, et qui semblent placés au pied des Alpes pour en multiplier les ravissants aspects. Un temps orageux nous dérobait la vue distincte des montagnes; mais, confondues avec les nuages, elles n’en étaient que plus redoutables. La tempête grossissait, et bien qu’un sentiment de terreur s’emparât de mon âme, j’aimais cette foudre du ciel qui confond l’orgueil de l’homme. Nous nous reposâmes un moment dans une espèce de grotte, avant de nous hasarder à traverser la partie du lac de Thun, qui est entourée de rochers inabordables. C’est dans un lieu pareil que Guillaume Tell sut braver les abîmes, et s’attacher à des écueils pour échapper à ses tyrans. Nous aperçûmes alors dans le lointain cette montagne qui porte le nom de Vierge (Jungfrau), parce qu’aucun voyageur n’a jamais pu gravir jusqu’à son sommet: elle est moins haute que le Mont-Blanc, et cependant elle inspire plus de respect, parce qu’on la sait inaccessible.

Nous arrivâmes à Unterseen, et le bruit de l’Aar qui tombe en cascades autour de cette petite ville, disposait l’âme à des impressions rêveuses. Les étrangers, en grand nombre, étaient logés dans des maisons de paysans fort propres, mais rustiques. Il était assez piquant de voir se promener dans les rues d’Unterseen de jeunes Parisiens tout à coup transportés dans les vallées de la Suisse; ils n’entendaient plus que le bruit des torrents; ils ne voyaient plus que des montagnes, et cherchaient si dans ces lieux solitaires ils pourraient s’ennuyer assez pour retourner avec plus de plaisir encore dans le monde.

On a beaucoup parlé d’un air joué par les cors des Alpes, et dont les Suisses recevaient une impression si vive qu’ils quittaient leurs régiments, quand ils l’entendaient, pour retourner dans leur patrie. On conçoit l’effet que peut produire cet air quand l’écho des montagnes le répète; mais il est fait pour retentir dans l’éloignement; de près, il ne cause pas une sensation très agréable. S’il était chanté par des voix italiennes, l’imagination en serait tout à fait enivrée; mais peut-être que ce plaisir ferait naître des idées étrangères à la simplicité du pays. On y souhaiterait les arts, la poésie, l’amour, tandis qu’il faut pouvoir s’y contenter du repos et de la vie champêtre.

Le soir qui précéda la fête, on alluma des feux sur les montagnes; c’est ainsi que jadis les libérateurs de la Suisse se donnèrent le signal de leur sainte conspiration. Ces feux, placés sur les sommets, ressemblaient à la lune, lorsqu’elle se lève derrière les montagnes, et qu’elle se montre à la fois ardente et paisible. On eût dit que des astres nouveaux venaient assister au plus touchant spectacle que notre monde puisse encore offrir. L’un de ces signaux enflammés semblait placé dans le ciel, d’où il éclairait les ruines du château d’Unspunnen, autrefois possédé par Berthold, le fondateur de Berne, en mémoire de qui se donnait la fête. Des ténèbres profondes environnaient ce point lumineux, et les montagnes, qui pendant la nuit ressemblent à de grands fantômes, apparaissaient comme l’ombre gigantesque des morts qu’on voulait célébrer.

Le jour de la fête, le temps était doux, mais nébuleux; il fallait que la nature répondît à l’attendrissement de tous les cœurs. L’enceinte choisie pour les jeux est entourée de collines parsemées d’arbres, et des montagnes à perte de vue sont derrière ces collines. Tous les spectateurs, au nombre de près de six mille, s’assirent sur les hauteurs en pente, et les couleurs variées des habillements ressemblaient dans l’éloignement à des fleurs répandues sur la prairie. Jamais un aspect plus riant ne put annoncer une fête; mais quand les regards s’élevaient, des rochers suspendus semblaient, comme la destinée, menacer les humains au milieu de leurs plaisirs. Cependant s’il est une joie de l’âme assez pure pour ne pas provoquer le sort, c’était celle-là.

Lorsque la foule des spectateurs fut réunie, on entendit venir de loin la procession de la fête, procession solennelle en effet, puisqu’elle était consacrée au culte du passé. Une musique agréable l’accompagnait; les magistrats paraissaient à la tête des paysans; les jeunes paysannes étaient vêtues selon le costume ancien et pittoresque de chaque canton; les hallebardes et les bannières de chaque vallée étaient portées en avant de la marche par des hommes à cheveux blancs, habillés précisément comme on l’était il y a cinq siècles, lors de la conjuration du Rutli. Une émotion profonde s’emparait de l’âme, en voyant ces drapeaux si pacifiques qui avaient pour gardiens des vieillards. Le vieux temps était représenté par ces hommes âgés pour nous, mais si jeunes en présence des siècles! Je ne sais quel air de confiance dans tous ces êtres faibles touchait profondément, parce que cette confiance ne leur était inspirée que par la loyauté de leur âme. Les yeux se remplissaient de larmes au milieu de la fête, comme dans ces jours heureux et mélancoliques où l’on célèbre la convalescence de ce qu’on aime.

Enfin les jeux commencèrent, et les hommes de la vallée et les hommes de la montagne montrèrent, en soulevant d’énormes poids, en luttant les uns contre les autres, une agilité et une force de corps très remarquables. Cette force rendait autrefois les nations plus militaires; aujourd’hui que la tactique et l’artillerie disposent du sort des armées, on ne voit dans ces exercices que des jeux agricoles. La terre est mieux cultivée par des hommes si robustes; mais la guerre ne se fait qu’à l’aide de la discipline et du nombre, et les mouvements même de l’âme ont moins d’empire sur la destinée humaine, depuis que les individus ont disparu dans les masses, et que le genre humain semble dirigé, comme la nature inanimée, par des lois mécaniques.

Après que les jeux furent terminés, et que le bon bailli du lieu eut distribué les prix aux vainqueurs, on dîna sous des tentes, et l’on chanta des vers à l’honneur de la tranquille félicité des Suisses. On faisait passer à la ronde pendant le repas des coupes en bois, sur lesquelles étaient sculptés Guillaume Tell et les trois fondateurs de la liberté helvétique. On buvait avec transport au repos, à l’ordre, à l’indépendance; et le patriotisme du bonheur s’exprimait avec une cordialité qui pénétrait toutes les âmes.

«Les prairies sont aussi fleuries que jadis, les montagnes aussi verdoyantes: quand toute la nature sourit, le cœur seul de l’homme pourrait-il n’être qu’un désert[17]»?

Non, sans doute, il ne l’était pas; il s’épanouissait avec confiance au milieu de cette belle contrée, en présence de ces hommes respectables, animés tous par les sentiments les plus purs. Un pays pauvre, d’une étendue très bornée, sans luxe, sans éclat, sans puissance, est chéri par ses habitants comme un ami qui cache ses vertus dans l’ombre, et les consacre toutes au bonheur de ceux qui l’aiment. Depuis cinq siècles que dure la prospérité de la Suisse, on compte plutôt de sages générations que de grands hommes. Il n’y a point de place pour l’exception quand l’ensemble est si heureux. On dirait que les ancêtres de cette nation règnent encore au milieu d’elle: toujours elle les respecte, les imite et les recommence. La simplicité des mœurs et l’attachement aux anciennes coutumes, la sagesse et l’uniformité dans la manière de vivre, rapprochent de nous le passé, et nous rendent l’avenir présent. Une histoire, toujours la même, ne semble qu’un seul moment dont la durée est de plusieurs siècles.

La vie coule dans ces vallées comme les rivières qui les traversent; ce sont des ondes nouvelles, mais qui suivent le même cours: puissent-ils n’être point interrompus! puisse la même fête être souvent célébrée au pied de ces mêmes montagnes! L’étranger les admire comme une merveille, l’Helvétien les chérit comme un asile où les magistrats et les pères soignent ensemble les citoyens et les enfants.

SECONDE PARTIE

DE LA LITTÉRATURE ET DES ARTS.


CHAPITRE PREMIER

Pourquoi les Français ne rendent-ils pas justice à la littérature allemande?

Je pourrais répondre d’une manière fort simple à cette question, en disant que très peu de personnes en France savent l’allemand, et que les beautés de cette langue, surtout en poésie, ne peuvent être traduites en français. Les langues teutoniques se traduisent facilement entre elles; il en est de même des langues latines: mais celles-ci ne sauraient rendre la poésie des peuples germaniques. Une musique composée pour un instrument n’est point exécutée avec succès sur un instrument d’un autre genre. D’ailleurs, la littérature allemande n’existe guère dans toute son originalité qu’à dater de quarante à cinquante ans; et les Français, depuis vingt années, sont tellement préoccupés par les événements politiques, que toutes leurs études en littérature ont été suspendues.

Ce serait toutefois traiter bien superficiellement la question, que de s’en tenir à dire que les Français sont injustes envers la littérature allemande, parce qu’ils ne la connaissent pas; ils ont, il est vrai, des préjugés contre elle, mais ces préjugés tiennent au sentiment confus des différences prononcées qui existent entre la manière de voir et de sentir des deux nations.

En Allemagne, il n’y a de goût fixe sur rien, tout est indépendant, tout est individuel. L’on juge d’un ouvrage par l’impression qu’on en reçoit, et jamais par les règles, puisqu’il n’y en a point de généralement admises: chaque auteur est libre de se créer une sphère nouvelle. En France, la plupart des lecteurs ne veulent jamais être émus, ni même s’amuser aux dépens de leur conscience littéraire: le scrupule s’est réfugié là. Un auteur allemand forme son public; en France, le public commande aux auteurs. Comme on trouve en France un beaucoup plus grand nombre de gens d’esprit qu’en Allemagne, le public y est beaucoup plus imposant, tandis que les écrivains allemands, éminemment élevés au-dessus de leurs juges, les gouvernent au lieu d’en recevoir la loi. De là vient que ces écrivains ne se perfectionnent guère par la critique; l’impatience des lecteurs, ou celle des spectateurs, ne les oblige point à retrancher les longueurs de leurs ouvrages, et rarement ils s’arrêtent à temps, parce qu’un auteur, ne se lassant presque jamais de ses propres conceptions, ne peut être averti que par les autres du moment où elles cessent d’intéresser. Les Français pensent et vivent dans les autres, au moins sous le rapport de l’amour-propre; et l’on sent, dans la plupart de leurs ouvrages, que le principal but n’est pas l’objet qu’ils traitent, mais l’effet qu’ils produisent. Les écrivains français sont toujours en société, alors même qu’ils composent; car ils ne perdent pas de vue les jugements, les moqueries et le goût à la mode, c’est-à-dire l’autorité littéraire sous laquelle on vit, à telle ou telle époque.

La première condition pour écrire, c’est une manière de sentir vive et forte. Les personnes qui étudient dans les autres ce qu’elles doivent éprouver, et ce qu’il leur est permis de dire, littérairement parlant, n’existent pas. Sans doute, nos écrivains de génie (et quelle nation en possède plus que la France!) ne se sont asservis qu’aux liens qui ne nuisaient pas à leur originalité; mais il faut comparer les deux pays en masse, et dans le temps actuel, pour connaître à quoi tient leur difficulté de s’entendre.

En France, on ne lit guère un ouvrage que pour en parler; en Allemagne, où l’on vit presque seul, on veut que l’ouvrage même tienne compagnie; et quelle société de l’âme peut-on faire avec un livre qui ne serait lui-même que l’écho de la société! dans le silence de la retraite, rien ne semble plus triste que l’esprit du monde. L’homme solitaire a besoin qu’une émotion intime lui tienne lieu du mouvement extérieur qui lui manque.

La clarté passe en France pour l’un des premiers mérites d’un écrivain; car il s’agit, avant tout, de ne pas se donner de la peine et d’attraper, en lisant le matin, ce qui fait briller le soir en causant. Mais les Allemands savent que la clarté ne peut jamais être qu’un mérite relatif: un livre est clair selon le sujet et selon le lecteur. Montesquieu ne peut être compris aussi facilement que Voltaire, et néanmoins il est aussi lucide que l’objet de ses méditations le permet. Sans doute, il faut porter la lumière dans la profondeur; mais ceux qui s’en tiennent aux grâces de l’esprit, et aux jeux des paroles, sont bien plus sûrs d’être compris: ils n’approchent d’aucun mystère, comment donc seraient-ils obscurs? Les Allemands, par un défaut opposé, se plaisent dans les ténèbres; souvent ils remettent dans la nuit ce qui était au jour, plutôt que de suivre la route battue; ils ont un tel dégoût pour les idées communes, que, lorsqu’ils se trouvent dans la nécessité de les retracer, ils les environnent d’une métaphysique abstraite qui peut les faire croire nouvelles jusqu’à ce qu’on les ait reconnues. Les écrivains allemands ne se gênent point avec leurs lecteurs; leurs ouvrages étant reçus et commentés comme des oracles, ils peuvent les entourer d’autant de nuages qu’il leur plaît; la patience ne manquera point pour écarter ces nuages; mais il faut qu’à la fin on aperçoive une divinité: car ce que les Allemands tolèrent le moins, c’est l’attente trompée; leurs efforts mêmes et leur persévérance leur rendent les grands résultats nécessaires. Dès qu’il n’y a pas dans un livre des pensées fortes et nouvelles, il est bien vite dédaigné; et si le talent fait tout pardonner, l’on n’apprécie guère les divers genres d’adresse par lesquelles on peut essayer d’y suppléer.

La prose des Allemands est souvent trop négligée. L’on attache beaucoup plus d’importance au style en France qu’en Allemagne; c’est une suite naturelle de l’intérêt qu’on met à la parole, et du prix qu’elle doit avoir dans un pays où la société domine. Tous les hommes d’un peu d’esprit sont juges de la justesse et de la convenance de telle ou telle phrase, tandis qu’il faut beaucoup d’attention et d’étude pour saisir l’ensemble et l’enchaînement d’un ouvrage. D’ailleurs les expressions prêtent bien plus à la plaisanterie que les pensées, et dans tout ce qui tient aux mots, l’on rit avant d’avoir réfléchi. Cependant, la beauté du style n’est point, il faut en convenir, un avantage purement extérieur; car les sentiments vrais inspirent presque toujours les expressions les plus nobles et les plus justes; et, s’il est permis d’être indulgent pour le style d’un écrit philosophique, on ne doit pas l’être pour celui d’une composition littéraire; dans la sphère des beaux-arts, la forme appartient autant à l’âme que le sujet même.

L’art dramatique offre un exemple frappant des facultés distinctes des deux peuples. Tout ce qui se rapporte à l’action, à l’intrigue, à l’intérêt des événements, est mille fois mieux combiné, mille fois mieux conçu chez les Français; tout ce qui tient au développement des impressions du cœur, aux orages secrets des passions fortes, est beaucoup plus approfondi chez les Allemands.

Il faut, pour que les hommes supérieurs de l’un et de l’autre pays atteignent au plus haut point de perfection, que le Français soit religieux, et que l’Allemand soit un peu mondain. La piété s’oppose à la dissipation d’âme, qui est le défaut et la grâce de la nation française; la connaissance des hommes et de la société donnerait aux Allemands, en littérature, le goût et la dextérité qui leur manquent. Les écrivains des deux pays sont injustes les uns envers les autres: les Français cependant se rendent plus coupables à cet égard que les Allemands; ils jugent sans connaître, ou n’examinent qu’avec un parti pris: les Allemands sont plus impartiaux. L’étendue des connaissances fait passer sous les yeux tant de manières de voir diverses, qu’elle donne à l’esprit la tolérance qui naît de l’universalité.

Les Français gagneraient plus néanmoins à concevoir le génie allemand que les Allemands à se soumettre au bon goût français. Toutes les fois que de nos jours, on a pu faire entrer dans la régularité française un peu de sève étrangère, les Français y ont applaudi avec transport. J.-J. Rousseau, Bernardin de Saint-Pierre, Chateaubriand, etc., dans quelques-uns de leurs ouvrages, sont tous, même à leur insu, de l’école germanique, c’est-à-dire, qu’ils ne puisent leur talent que dans le fond de leur âme. Mais si l’on voulait discipliner les écrivains allemands d’après les lois prohibitives de la littérature française, ils ne sauraient comment naviguer au milieu des écueils qu’on leur aurait indiqués; ils regretteraient la pleine mer, et leur esprit serait plus troublé qu’éclairé. Il ne s’ensuit pas qu’ils doivent tout hasarder, et qu’ils ne feraient pas bien de s’imposer quelquefois des bornes; mais il leur importe de les placer d’après leur manière de voir. Il faut, pour leur faire adopter de certaines restrictions nécessaires, remonter au principe de ces restrictions, sans jamais employer l’autorité du ridicule contre laquelle ils sont tout à fait révoltés.

Les hommes de génie de tous les pays sont faits pour se comprendre et pour s’estimer; mais le vulgaire des écrivains et des lecteurs allemands et français rappelle cette fable de La Fontaine, où la cigogne ne peut manger dans le plat, ni le renard dans la bouteille. Le contraste le plus parfait se fait voir entre les esprits développés dans la solitude et ceux qui sont formés par la société. Les impressions du dehors et le recueillement de l’âme, la connaissance des hommes et l’étude des idées abstraites, l’action et la théorie donnent des résultats tout à fait opposés. La littérature, les arts, la philosophie, la religion des deux peuples, attestent cette différence; et l’éternelle barrière du Rhin sépare deux régions intellectuelles qui, non moins que les deux contrées, sont étrangères l’une à l’autre.

CHAPITRE II

Du jugement qu’on porte en Angleterre sur la littérature allemande.

La littérature allemande est beaucoup plus connue en Angleterre qu’en France. On y étudie davantage les langues étrangères, et les Allemands ont plus de rapports naturels avec les Anglais qu’avec les Français; cependant il y a des préjugés, même en Angleterre, contre la philosophie et la littérature des Allemands. Il peut être intéressant d’en examiner la cause.

Le goût de la société, le plaisir et l’intérêt de la conversation ne sont point ce qui forme les esprits en Angleterre: les affaires, le parlement, l’administration, remplissent toutes les têtes, et les intérêts politiques sont le principal objet des méditations. Les Anglais veulent à tout des résultats immédiatement applicables, et de là naissent leurs préventions contre une philosophie qui a pour objet le beau plutôt que l’utile.

Les Anglais ne séparent point, il est vrai, la dignité de l’utilité, et toujours ils sont prêts, quand il le faut, à sacrifier ce qui est utile à ce qui est honorable; mais ils ne se prêtent pas volontiers, comme il est dit dans Hamlet, à ces conversations avec l’air, dont les Allemands sont très épris. La philosophie des Anglais est dirigée vers les résultats avantageux au bien-être de l’humanité. Les Allemands s’occupent de la vérité pour elle-même, sans penser au parti que les hommes peuvent en tirer. La nature de leurs gouvernements ne leur ayant point offert des occasions grandes et belles de mériter la gloire et de servir la patrie, ils s’attachent en tout genre à la contemplation, et cherchent dans le ciel l’espace que leur étroite destinée leur refuse sur la terre. Ils se plaisent dans l’idéal, parce qu’il n’y a rien dans l’état actuel des choses qui parle à leur imagination. Les Anglais s’honorent avec raison de tout ce qu’ils possèdent, de tout ce qu’ils sont, de tout ce qu’ils peuvent être; ils placent leur admiration et leur amour sur leurs lois, leurs mœurs et leur culte. Ces nobles sentiments donnent à l’âme plus de force et d’énergie; mais la pensée va peut-être encore plus loin, quand elle n’a point de bornes, ni même de but déterminé, et que, sans cesse en rapport avec l’immense et l’infini, aucun intérêt ne la ramène aux choses de ce monde.

Toutes les fois qu’une idée se consolide, c’est-à-dire qu’elle se change en institution, rien de mieux que d’en examiner attentivement les résultats et les conséquences, de la circonscrire et de la fixer: mais quand il s’agit d’une théorie, il faut la considérer en elle-même; il n’est plus question de pratique, il n’est plus question d’utilité; et la recherche de la vérité dans la philosophie, comme l’imagination dans la poésie, doit être indépendante de toute entrave.

Les Allemands sont comme les éclaireurs de l’armée de l’esprit humain; ils essaient des routes nouvelles, ils tentent des moyens inconnus; comment ne serait-on pas curieux de savoir ce qu’ils disent, au retour de leurs excursions dans l’infini? Les Anglais, qui ont tant d’originalité dans le caractère, redoutent néanmoins assez généralement les nouveaux systèmes. La sagesse d’esprit leur a fait tant de bien dans les affaires de la vie, qu’ils aiment à la retrouver dans les études intellectuelles; et c’est là cependant que l’audace est inséparable du génie. Le génie, pourvu qu’il respecte la religion et la morale, doit aller aussi loin qu’il veut: c’est l’empire de la pensée qu’il agrandit.

La littérature, en Allemagne, est tellement empreinte de la philosophie dominante, que l’éloignement qu’on aurait pour l’une pourrait influer sur le jugement qu’on porterait sur l’autre: cependant les Anglais, depuis quelque temps, traduisent avec plaisir les poètes allemands et ne méconnaissent point l’analogie qui doit résulter d’une même origine. Il y a plus de sensibilité dans la poésie anglaise, et plus d’imagination dans la poésie allemande. Les affections domestiques exerçant un grand empire sur le cœur des Anglais, leur poésie se sent de la délicatesse et de la fixité de ces affections: les Allemands, plus indépendants en tout, parce qu’ils ne portent l’empreinte d’aucune institution politique, peignent les sentiments comme les idées, à travers des nuages: on dirait que l’univers vacille devant leurs yeux, et l’incertitude même de leurs regards multiplie les objets dont leur talent peut se servir.

Le principe de la terreur, qui est un des grands moyens de la poésie allemande, a moins d’ascendant sur l’imagination des Anglais de nos jours; ils décrivent la nature avec charme, mais elle n’agit plus sur eux comme une puissance redoutable qui renferme dans son sein les fantômes, les présages, et tient chez les modernes la même place que la destinée parmi les anciens. L’imagination, en Angleterre, est presque toujours inspirée par la sensibilité; l’imagination des Allemands est quelquefois rude et bizarre: la religion de l’Angleterre est plus sévère, celle de l’Allemagne est plus vague; et la poésie des nations doit nécessairement porter l’empreinte de leurs sentiments religieux. La convenance ne règne point dans les arts en Angleterre comme en France; cependant l’opinion publique y a plus d’empire qu’en Allemagne; l’unité nationale en est la cause. Les Anglais veulent mettre d’accord en toutes choses les actions et les principes; c’est un peuple sage et bien ordonné, qui a compris dans la sagesse la gloire, et dans l’ordre la liberté: les Allemands, n’ayant fait que rêver l’une et l’autre, ont examiné les idées indépendamment de leur application, et se sont ainsi nécessairement élevés plus haut en théorie.

Les littérateurs allemands actuels se montrent (ce qui doit paraître singulier) beaucoup plus opposés que les Anglais à l’introduction des réflexions philosophiques dans la poésie. Les premiers génies de la littérature anglaise, il est vrai, Shakespeare, Milton, Dryden dans ses odes, etc., sont des poètes qui ne se livrent point à l’esprit de raisonnement; mais Pope et plusieurs autres doivent être considérés comme didactiques et moralistes. Les Allemands se sont refaits jeunes, les Anglais sont devenus mûrs[18]. Les Allemands professent une doctrine qui tend à ranimer l’enthousiasme dans les arts comme dans la philosophie, et il faut les louer s’ils la maintiennent; car le siècle pèse aussi sur eux, et il n’en est point où l’on soit plus enclin à dédaigner ce qui n’est que beau; il n’en est point où l’on répète plus souvent cette question, la plus vulgaire de toutes: à quoi bon?

CHAPITRE III

Des principales époques de la littérature allemande.

La littérature allemande n’a point eu ce qu’on a coutume d’appeler un siècle d’or, c’est-à-dire une époque où les progrès des lettres sont encouragés par la protection des chefs de l’État. Léon X, en Italie, Louis XIV, en France, et dans les temps anciens, Périclès et Auguste, ont donné leur nom à leur siècle. On peut aussi considérer le règne de la reine Anne comme l’époque la plus brillante de la littérature anglaise: mais cette nation, qui existe par elle-même, n’a jamais dû ses grands hommes à ses rois. L’Allemagne était divisée; elle ne trouvait dans l’Autriche aucun amour pour les lettres, et dans Frédéric II, qui était à lui seul toute la Prusse, aucun intérêt pour les écrivains allemands; les lettres en Allemagne n’ont donc jamais été réunies dans un centre, et n’ont point trouvé d’appui dans l’État. Peut-être la littérature a-t-elle dû à cet isolement comme à cette indépendance, plus d’originalité et d’énergie.

«On a vu, dit Schiller, la poésie, dédaignée par le plus grand des fils de la patrie, par Frédéric, s’éloigner du trône puissant qui ne la protégeait pas; mais elle osa se dire allemande; mais elle se sentit fière de créer elle-même sa gloire. Les chants des bardes germains retentirent sur le sommet des montagnes, se précipitèrent comme un torrent dans les vallées; le poète indépendant ne reconnut pour loi que les impressions de son âme, et pour souverain que son génie».

Il a dû résulter cependant de ce que les hommes de lettres allemands n’ont point été encouragés par le gouvernement, que pendant longtemps ils ont fait des essais individuels dans les sens les plus opposés, et qu’ils sont arrivés tard à l’époque vraiment remarquable de leur littérature.

La langue allemande, depuis mille ans, a été cultivée d’abord par les moines, puis par les chevaliers, puis par les artisans, tels que Hans-Sachs, Sébastien Brand, et d’autres, à l’approche de la réformation; et dernièrement enfin par les savants, qui en ont fait un langage propre à toutes les subtilités de la pensée.

En examinant les ouvrages dont se compose la littérature allemande, on y retrouve, suivant le génie de l’auteur, les traces de ces différentes cultures, comme on voit dans les montagnes les couches des minéraux divers que les révolutions de la terre y ont apportés. Le style change presque entièrement de nature suivant l’écrivain, et les étrangers ont besoin de faire une nouvelle étude, à chaque livre nouveau qu’ils veulent comprendre.

Les Allemands ont eu, comme la plupart des nations de l’Europe, du temps de la chevalerie, des troubadours et des guerriers qui chantaient l’amour et les combats. On vient de retrouver un poème épique intitulé les Niebelungen, et composé dans le treizième siècle. On y voit l’héroïsme et la fidélité qui distinguaient les hommes d’alors, lorsque tout était vrai, fort, et décidé comme les couleurs primitives de la nature. L’allemand, dans ce poème, est plus clair et plus simple qu’à présent; les idées générales ne s’y étaient point encore introduites, et l’on ne faisait que raconter des traits de caractère. La nation germanique pouvait être considérée alors comme la plus belliqueuse de toutes les nations européennes, et ses anciennes traditions ne parlent que des châteaux-forts, et des belles maîtresses pour lesquelles on donnait sa vie. Lorsque Maximilien essaya plus tard de ranimer la chevalerie, l’esprit humain n’avait plus cette tendance, et déjà commençaient les querelles religieuses, qui tournent la pensée vers la métaphysique, et placent la force de l’âme dans les opinions plutôt que dans les exploits.

Luther perfectionna singulièrement sa langue, en la faisant servir aux discussions théologiques: sa traduction des Psaumes et de la Bible est encore un beau modèle. La vérité et la concision poétique qu’il donne à son style sont tout à fait conformes au génie de l’Allemand, et le son même des mots a je ne sais quelle franchise énergique sur laquelle on se repose avec confiance. Les guerres politiques et religieuses, où les Allemands avaient le malheur de se combattre les uns les autres, détournèrent les esprits de la littérature: et quand on s’en s’occupa de nouveau, ce fut sous les auspices du siècle de Louis XIV, à l’époque où le désir d’imiter les Français s’empara de la plupart des cours et des écrivains de l’Europe.

Les ouvrages de Hagedorn, de Gellert, de Weiss, etc., n’étaient que du français appesanti; rien d’original, rien qui fût conforme au génie naturel de la nation. Ces auteurs voulaient atteindre à la grâce française, sans que leur genre de vie ni leurs habitudes leur en donnassent l’inspiration; ils s’asservissaient à la règle, sans avoir ni l’élégance, ni le goût, qui peuvent donner de l’agrément à ce despotisme même. Une autre école succéda bientôt à l’école française, et ce fut dans la Suisse allemande qu’elle s’éleva; cette école était d’abord fondée sur l’imitation des écrivains anglais. Bodmer, appuyé par l’exemple du grand Haller, tacha de démontrer que la littérature anglaise s’accordait mieux avec le génie des Allemands que la littérature française. Gottsched, un savant sans goût et sans génie, combattit cette opinion. Il jaillit une grande lumière de la dispute de ces deux écoles. Quelques hommes alors commencèrent à se frayer une route par eux-mêmes. Klopstock tint le premier rang dans l’école anglaise, comme Wieland dans l’école française; mais Klopstock ouvrit une carrière nouvelle à ses successeurs tandis que Wieland fut à la fois le premier et le dernier dans l’école française du dix-huitième siècle: le premier, parce que nul n’a pu dans ce genre s’égaler à lui; le dernier, parce qu’après lui les écrivains allemands suivirent une route tout à fait différente.

Comme il y a dans toutes les nations teutoniques des étincelles de ce feu sacré que le temps a recouvert de cendre, Klopstock, en imitant d’abord les Anglais, parvint à réveiller l’imagination et le caractère particuliers aux Allemands; et presqu’au même moment, Winkelmann dans les arts, Lessing dans la critique, et Gœthe dans la poésie, fondèrent une véritable école allemande, si toutefois on peut appeler de ce nom ce qui admet autant de différences qu’il y a d’individus et de talents divers. J’examinerai séparément la poésie, l’art dramatique, les romans et l’histoire; mais chaque homme de génie formant, pour ainsi dire, une école à part en Allemagne, il m’a semblé nécessaire de commencer par faire connaître les traits principaux qui distinguent chaque écrivain en particulier, et de caractériser personnellement les hommes de lettres les plus célèbres, avant d’analyser leurs ouvrages.

CHAPITRE IV

Wieland.

De tous les Allemands qui ont écrit dans le genre français, Wieland est le seul dont les ouvrages aient du génie; et quoiqu’il ait presque toujours imité les littératures étrangères, on ne peut méconnaître les grands services qu’il a rendus à sa propre littérature, en perfectionnant sa langue, en lui donnant une versification plus facile et plus harmonieuse.

Il y avait en Allemagne une foule d’écrivains qui tâchaient de suivre les traces de la littérature française du siècle de Louis XIV; Wieland est le premier qui ait introduit avec succès celle du dix-huitième siècle. Dans ses écrits en prose, il a quelques rapports avec Voltaire, et dans ses poésies, avec l’Arioste. Mais ces rapports, qui sont volontaires, n’empêchent pas que sa nature au fond ne soit tout à fait allemande. Wieland est infiniment plus instruit que Voltaire; il a étudié les anciens d’une façon plus érudite qu’aucun poète ne l’a fait en France. Les défauts, comme les qualités de Wieland, ne lui permettent pas de donner à ses écrits la grâce et la légèreté françaises.

Dans ses romans philosophiques, Agathon, Pérégrinus Protée, il arrive tout de suite à l’analyse, à la discussion, à la métaphysique; il se fait un devoir d’y mêler ce qu’on appelle communément des fleurs; mais l’on sent que son penchant naturel serait d’approfondir tous les sujets qu’il essaie de parcourir. Le sérieux et la gaîté sont l’un et l’autre trop prononcés, dans les romans de Wieland, pour être réunis; car, en toute chose, les contrastes sont piquants, mais les extrêmes opposés fatiguent.

Il faut, pour imiter Voltaire, une insouciance moqueuse et philosophique qui rende indifférent à tout, excepté à la manière piquante d’exprimer cette insouciance. Jamais un Allemand ne peut arriver à cette brillante liberté de plaisanterie; la vérité l’attache trop, il veut savoir et expliquer ce que les choses sont, et lors même qu’il adopte des opinions condamnables, un repentir secret ralentit sa marche malgré lui. La philosophie épicurienne ne convient pas à l’esprit des Allemands; ils donnent à cette philosophie un caractère dogmatique, tandis qu’elle n’est séduisante que lorsqu’elle se présente sous des formes légères: dès qu’on lui prête des principes, elle déplaît à tous également.

Les ouvrages de Wieland en vers ont beaucoup plus de grâce et d’originalité que ses écrits en prose: l’Obéron et les autres poèmes dont je parlerai à part, sont pleins de charme et d’imagination. On a cependant reproché à Wieland d’avoir traité l’amour avec trop peu de sévérité, et il doit être ainsi jugé chez ces Germains qui respectent encore un peu les femmes, à la manière de leurs ancêtres; mais quels qu’aient été les écarts d’imagination que Wieland se soit permis, on ne peut s’empêcher de reconnaître en lui une sensibilité véritable; il a souvent eu bonne ou mauvaise intention de plaisanter sur l’amour, mais une nature sérieuse l’empêche de s’y livrer hardiment; il ressemble à ce prophète qui bénit au lieu de maudire; il finit par s’attendrir, en commençant par l’ironie.

L’entretien de Wieland a beaucoup de charme, précisément parce que ses qualités naturelles sont en opposition avec sa philosophie. Ce désaccord peut lui nuire comme écrivain, mais rend sa société très piquante: il est animé, enthousiaste, et comme tous les hommes de génie, jeune encore dans sa vieillesse; et cependant il veut être sceptique, et s’impatiente quand on se sert de sa belle imagination même pour le porter à la croyance. Naturellement bienveillant, il est néanmoins susceptible d’humeur; quelquefois parce qu’il n’est pas content de lui, quelquefois parce qu’il n’est pas content des autres: il n’est pas content de lui, parce qu’il voudrait arriver à un degré de perfection dans la manière d’exprimer ses pensées, à laquelle les choses et les mots ne se prêtent pas; il ne veut pas s’en tenir à ces à peu près qui conviennent mieux à l’art de causer que la perfection même: il est quelquefois mécontent des autres, parce que sa doctrine un peu relâchée et ses sentiments exaltés ne sont pas faciles à concilier ensemble. Il y a en lui un poète allemand et un philosophe français, qui se fâchent alternativement l’un pour l’autre; mais ses colères cependant sont très douces à supporter; et sa conversation, remplie d’idées et de connaissances, servirait de fonds à l’entretien de beaucoup d’hommes d’esprit en divers genres.

Les nouveaux écrivains, qui ont exclu de la littérature allemande toute influence étrangère, ont été souvent injustes envers Wieland: c’est lui dont les ouvrages, même dans la traduction, ont excité l’intérêt de toute l’Europe; c’est lui qui a fait servir la science de l’antiquité au charme de la littérature; c’est lui qui a donné, dans les vers, à sa langue féconde, mais rude, une flexibilité musicale et gracieuse; il est vrai cependant qu’il n’était pas avantageux à son pays que ses écrits eussent des imitateurs: l’originalité nationale vaut mieux, et l’on devait, tout en reconnaissant Wieland pour un grand maître, souhaiter qu’il n’eût pas de disciples.

CHAPITRE V

Klopstock.

Il y a eu en Allemagne beaucoup plus d’hommes remarquables dans l’école anglaise que dans l’école française. Parmi les écrivains formés par la littérature anglaise, il faut compter d’abord cet admirable Haller, dont le génie poétique le servit si efficacement, comme savant, en lui inspirant plus d’enthousiasme pour la nature, et des vues plus générales sur ses phénomènes; Gessner, que l’on goûte en France, plus même qu’en Allemagne; Gleim, Ramler, etc., et avant eux tous Klopstock.

Son génie s’était enflammé par la lecture de Milton et de Young; mais c’est avec lui que l’école vraiment allemande a commencé. Il exprime d’une manière fort heureuse, dans une de ses odes, l’émulation des deux muses.

«J’ai vu.... Oh! dites-moi, était-ce le présent, ou contemplais-je l’avenir? J’ai vu la muse de la Germanie entrer en lice avec la muse anglaise, s’élancer pleine d’ardeur à la victoire.

«Deux termes élevés à l’extrémité de la carrière se distinguaient à peine, l’un ombragé de chêne, l’autre entouré de palmiers[19].

«Accoutumée à de tels combats, la muse d’Albion descendit fièrement dans l’arène; elle reconnut ce champ qu’elle parcourut déjà, dans sa lutte sublime avec le fils de Méon, avec le chantre du Capitole.

«Elle vit sa rivale, jeune, tremblante; mais son tremblement était noble: l’ardeur de la victoire colorait son visage, et sa chevelure d’or flottait sur ses épaules.

«Déjà, retenant à peine sa respiration pressée dans son sein ému, elle croyait entendre la trompette, elle dévorait l’arène, elle se penchait vers le terme.

«Fière d’une telle rivale, plus fière d’elle-même, la noble anglaise mesure d’un regard la fille de Thuiskon. Oui, je m’en souviens, dit-elle, dans les forêts de chênes, près des bardes antiques, ensemble nous naquîmes.

«Mais on m’avait dit que tu n’étais plus. Pardonne, ô muse! si tu revis pour l’immortalité, pardonne-moi de ne l’apprendre qu’à cette heure... Cependant je le saurai mieux au but.

«Il est là... le vois-tu dans ce lointain? par delà le chêne vois-tu les palmes, peux-tu discerner la couronne? Tu te tais... Oh! ce fier silence, ce courage contenu, ce regard de feu fixé sur la terre... je le connais.

«Cependant... pense encore avant le dangereux signal, pense... n’est-ce pas moi qui déjà luttai contre la muse des Thermopyles, contre celle des Sept Collines?

«Elle dit: le moment décisif est venu, le héraut s’approche: O fille d’Albion! s’écria la muse de la Germanie, je t’aime, en t’admirant je t’aime... mais l’immortalité, les palmes me sont encore plus chères que toi. Saisis cette couronne, si ton génie le veut; mais qu’il me soit permis de la partager avec toi.

«Comme mon cœur bat!... Dieux immortels... si même j’arrivais plus tôt au but sublime... oh! alors tu me suivras de près... ton souffle agitera mes cheveux flottants.

«Tout à coup la trompette retentit, elles volent avec la rapidité de l’aigle, un nuage de poussière s’élève sur la vaste carrière; je les vis près du chêne, mais le nuage s’épaissit, et bientôt je les perdis de vue».

C’est ainsi que finit l’ode, et il y a de la grâce à ne pas désigner le vainqueur.

Je renvoie au chapitre sur la poésie allemande l’examen des ouvrages de Klopstock, sous le point de vue littéraire, et je me borne à les indiquer maintenant comme des actions de sa vie. Tous ses ouvrages ont eu pour but, ou de réveiller le patriotisme dans son pays, ou de célébrer la religion: si la poésie avait ses saints, Klopstock devrait être compté comme l’un des premiers.

La plupart de ses odes peuvent être considérées comme des psaumes chrétiens: c’est le David du Nouveau Testament, que Klopstock; mais ce qui honore surtout son caractère, sans parler de son génie, c’est l’hymne religieuse, sous la forme d’un poème épique, à laquelle il a consacré vingt années, la Messiade. Les chrétiens possédaient deux poèmes, l’Enfer, du Dante, et le Paradis Perdu, de Milton: l’un était plein d’images et de fantômes, comme la religion extérieure des Italiens. Milton, qui avait vécu au milieu des guerres civiles, excellait surtout dans la peinture des caractères, et son Satan est un factieux gigantesque, armé contre la monarchie du ciel. Klopstock a conçu le sentiment chrétien dans toute sa pureté; c’est au divin Sauveur des hommes que son âme a été consacrée. Les Pères de l’Église ont inspiré le Dante; la Bible, Milton: les plus grandes beautés du poème de Klopstock sont puisées dans le Nouveau Testament; il sait faire ressortir de la simplicité divine de l’Évangile, un charme de poésie qui n’en altère point la pureté.

Lorsqu’on commence ce poème, on croit entrer dans une grande église, au milieu de laquelle un orgue se fait entendre, et l’attendrissement et le recueillement qu’inspirent les temples du Seigneur, s’emparent de l’âme en lisant la Messiade.

Klopstock se proposa, dès sa jeunesse, ce poème pour but de son existence: il me semble que les hommes s’acquitteraient tous dignement envers la vie, si, dans un genre quelconque, un noble objet, une grande idée, signalaient leur passage sur la terre; et c’est déjà une preuve honorable de caractère que de diriger vers une même entreprise les rayons épars de ses facultés, et les résultats de ses travaux. De quelque manière qu’on juge les beautés et les défauts de la Messiade, on devrait en lire souvent quelques vers: la lecture entière de l’ouvrage peut fatiguer; mais chaque fois qu’on y revient, l’on respire comme un parfum de l’âme, qui fait sentir de l’attrait pour toutes les choses célestes.

Après de longs travaux, après un grand nombre d’années, Klopstock enfin termina son poème. Horace, Ovide, etc., ont exprimé de diverses manières le noble orgueil qui leur répondait de la durée immortelle de leurs ouvrages: Exegi monumentum æere perennius: et, nomenque erit indelebile nostrum[20]. Un sentiment d’une toute autre nature pénétra l’âme de Klopstock quand la Messiade fut achevée. Il l’exprime ainsi dans l’ode au Rédempteur, qui est à la fin de son poème.

«Je l’espérais de toi, ô Médiateur céleste! j’ai chanté le cantique de la nouvelle alliance. La redoutable carrière est parcourue, et tu m’as pardonné mes pas chancelants.

«Reconnaissance, sentiment éternel, brûlant, exalté, fais retentir les accords de ma harpe; hâte-toi; mon cœur est inondé de joie, et je verse des pleurs de ravissement.

«Je ne demande aucune récompense; n’ai-je pas déjà goûté les plaisirs des anges, puisque j’ai chanté mon Dieu? L’émotion pénétra mon âme jusque dans ses profondeurs, et ce qu’il y a de plus intime en mon être fut ébranlé.

«Le ciel et la terre disparurent à mes regards; mais bientôt l’orage se calma: le souffle de ma vie ressemblait à l’air pur et serein d’un jour de printemps.

«Ah! que je suis récompensé! n’ai-je pas vu couler les larmes des chrétiens? et dans un autre monde, peut-être m’accueilleront-ils encore avec ces célestes larmes!

«J’ai senti aussi les joies humaines; mon cœur, je voudrais en vain te le cacher, mon cœur fut animé par l’ambition de la gloire: dans ma jeunesse, il battit pour elle; maintenant, il bat encore, mais d’un mouvement plus contenu.

«Ton apôtre n’a-t-il pas dit aux fidèles: Que tout ce qui est vertueux et digne de louange soit l’objet de vos pensées!... C’est cette flamme céleste que j’ai choisie pour guide; elle apparaît au-devant de mes pas, et montre à mon œil ambitieux une route plus sainte.

«C’est par elle que le prestige des plaisirs terrestres ne m’a point trompé; quand j’étais près de m’égarer, le souvenir des heures saintes où mon âme fut initiée, les douces voix des anges, leurs harpes, leurs concerts me rappelèrent à moi-même.

«Je suis au bout, oui, j’y suis arrivé, et je tremble de bonheur; ainsi (pour parler humainement des choses célestes), ainsi nous serons émus, quand nous nous trouverons un jour auprès de celui qui mourut et ressuscita pour nous.

«C’est mon Seigneur et mon Dieu dont la main puissante m’a conduit à ce but, à travers les tombeaux; il m’a donné la force et le courage contre la mort qui s’approchait; et des dangers inconnus, mais terribles, furent écartés du poète que protégeait le bouclier céleste.

«J’ai terminé le chant de la nouvelle alliance; la redoutable carrière est parcourue. O Médiateur céleste, je l’espérais de toi!»

Ce mélange d’enthousiasme poétique et de confiance religieuse inspire l’admiration et l’attendrissement tout ensemble. Les talents s’adressaient jadis à des divinités de la Fable. Klopstock les a consacrés, ces talents, à Dieu même; et, par l’heureuse union de la religion chrétienne et de la poésie, il montre aux Allemands comment ils peuvent avoir des beaux-arts qui leur appartiennent, et ne relèvent pas seulement des anciens en vassaux imitateurs.

Ceux qui ont connu Klopstock le respectent autant qu’ils l’admirent. La religion, la liberté, l’amour, ont occupé toutes ses pensées; il professa la religion par l’accomplissement de tous ses devoirs; il abdiqua la cause même de la liberté, quand le sang innocent l’eut souillée, et la fidélité consacra les attachements de son cœur. Jamais il ne s’appuya de son imagination pour justifier aucun écart; elle exaltait son âme, sans l’égarer.

On dit que sa conversation était pleine d’esprit et même de goût; qu’il aimait l’entretien des femmes, et surtout celui des Françaises, et qu’il était bon juge de ce genre d’agréments que la pédanterie réprouve. Je le crois facilement; car il y a toujours quelque chose d’universel dans le génie, et peut-être même tient-il par des rapports secrets à la grâce, du moins à celle que donne la nature.

Combien un tel homme était loin de l’envie, de l’égoïsme, des fureurs de vanité, dont plusieurs écrivains se sont excusés au nom de leurs talents! S’ils en avaient eu davantage, aucun de ces défauts ne les aurait agités. On est orgueilleux, irritable, étonné de soi-même, quand un peu d’esprit vient se mêler à la médiocrité du caractère; mais le vrai génie inspire de la reconnaissance et de la modestie: car on sent qui l’a donné, et l’on sent aussi quelles bornes celui qui l’a donné y a mises.

On trouve dans la seconde partie de la Messiade, un très beau morceau sur la mort de Marie, sœur de Marthe et de Lazare, et désignée dans l’Evangile comme l’image de la vertu contemplative. Lazare, qui a reçu de Jésus-Christ une seconde fois la vie, dit adieu à sa sœur avec un mélange de douleur et de confiance profondément sensible. Klopstock a fait des derniers moments de Marie un tableau de la mort du juste. Lorsqu’à son tour il était aussi sur son lit de mort, il répétait d’une voix expirante ses vers sur Marie; il se les rappelait, à travers les ombres du cercueil, et les prononçait tout bas, pour s’exhorter lui-même à bien mourir: ainsi, les sentiments exprimés par le jeune homme étaient assez purs pour consoler le vieillard.

Ah! qu’il est beau, le talent, quand on ne l’a jamais profané, quand il n’a servi qu’à révéler aux hommes, sous la forme attrayante des beaux-arts, les sentiments généreux et les espérances religieuses obscurcies au fond de leur cœur!

Ce même chant de la mort de Marie fut lu à la cérémonie funèbre de l’enterrement de Klopstock. Le poète était vieux quand il cessa de vivre; mais l’homme vertueux saisissait déjà les palmes immortelles qui rajeunissent l’existence, et fleurissent sur les tombeaux. Tous les habitants de Hambourg rendirent au patriarche de la littérature les honneurs qu’on n’accorde guère ailleurs qu’au rang ou au pouvoir, et les mânes de Klopstock reçurent la récompense que méritait sa belle vie.

CHAPITRE VI

Lessing et Winckelmann.

La littérature allemande est peut-être la seule qui ait commencé par la critique; partout ailleurs la critique est venue après les chefs-d’œuvre: mais en Allemagne elle les a produits. L’époque où les lettres y ont eu le plus d’éclat est cause de cette différence. Diverses nations s’étant illustrées depuis plusieurs siècles dans l’art d’écrire, les Allemands arrivèrent après toutes les autres, et crurent n’avoir rien de mieux à faire que de suivre la route déjà tracée; il fallait donc que la critique écartât d’abord l’imitation, pour faire place à l’originalité. Lessing écrivit en prose avec une netteté et une précision tout à fait nouvelles: la profondeur des pensées embarrasse souvent le style des écrivains de la nouvelle école; Lessing, non moins profond, avait quelque chose d’âpre dans le caractère, qui lui faisait trouver les paroles les plus précises et les plus mordantes. Lessing était toujours animé dans ses écrits par un mouvement hostile contre les opinions qu’il attaquait, et l’humeur donne du relief aux idées.

Il s’occupa tour à tour du théâtre, de la philosophie, des antiquités, de la théologie, poursuivant partout la vérité, comme un chasseur qui trouve encore plus de plaisir dans la course que dans le but. Son style a quelque rapport avec la concision vive et brillante des Français; il tendait à rendre l’allemand classique: les écrivains de la nouvelle école embrassent plus de pensées à la fois, mais Lessing doit être plus généralement admiré; c’est un esprit neuf et hardi, et qui reste néanmoins à la portée du commun des hommes; sa manière de voir est allemande, sa manière de s’exprimer européenne. Dialecticien spirituel et serré dans ses arguments, l’enthousiasme pour le beau remplissait cependant le fond de son âme; il avait une ardeur sans flamme, une véhémence philosophique toujours active, et qui produisait, par des coups redoublés, des effets durables.

Lessing analysa le théâtre français, alors généralement à la mode dans son pays, et prétendit que le théâtre anglais avait plus de rapport avec le génie de ses compatriotes. Dans ses jugements sur Mérope, Zaïre, Sémiramis et Rodogune, ce n’est point telle ou telle invraisemblance particulière qu’il relève; il s’attaque à la sincérité des sentiments et des caractères, et prend à partie les personnages de ces fictions comme des êtres réels: sa critique est un traité sur le cœur humain, autant qu’une poétique théâtrale. Pour apprécier avec justice les observations de Lessing sur le système dramatique en général, il faut examiner, comme nous le ferons dans les chapitres suivants, les principales différences de la manière de voir des Français et des Allemands à cet égard. Mais ce qui importe à l’histoire de la littérature, c’est qu’un Allemand ait eu le courage de critiquer un grand écrivain français, et de plaisanter avec esprit le prince des moqueurs, Voltaire lui-même.

C’était beaucoup pour une nation sous le poids de l’anathème qui lui refusait le goût et la grâce, de s’entendre dire qu’il existait dans chaque pays un goût national, une grâce naturelle, et que la gloire littéraire pouvait s’acquérir par des chemins divers. Les écrits de Lessing donnèrent une impulsion nouvelle; on lut Shakespeare, on osa se dire Allemand en Allemagne, et les droits de l’originalité s’établirent à la place du joug de la correction.

Lessing a composé des pièces de théâtre et des ouvrages philosophiques qui méritent d’être examinés à part; il faut toujours considérer les auteurs allemands sous plusieurs points de vue. Comme ils sont encore plus distingués par la faculté de penser que par le talent, ils ne se vouent point exclusivement à tel ou tel genre; la réflexion les attire successivement dans des carrières différentes.

Parmi les écrits de Lessing, l’un des plus remarquables, c’est le Laocoon; il caractérise les sujets qui conviennent à la poésie et à la peinture, avec autant de philosophie dans les principes que de sagacité dans les exemples. Toutefois, l’homme qui fit une véritable révolution en Allemagne dans la manière de considérer les arts, et par les arts la littérature, c’est Winckelmann; je parlerai de lui ailleurs sous le rapport de son influence sur les arts; mais la beauté de son style est telle, qu’il doit être mis au premier rang des écrivains allemands.

Cet homme, qui n’avait connu d’abord l’antiquité que par les livres, voulut aller considérer ses nobles restes; il se sentit attiré vers le Midi avec ardeur; on retrouve encore souvent dans les imaginations allemandes quelques traces de cet amour du soleil, de cette fatigue du Nord qui entraîna les peuples septentrionaux dans les contrées méridionales. Un beau ciel fait naître des sentiments semblables à l’amour de la patrie. Quand Winckelmann, après un long séjour en Italie, revint en Allemagne, l’aspect de la neige, des toits pointus qu’elle couvre, et des maisons enfumées, le remplissait de tristesse. Il lui semblait qu’il ne pouvait plus goûter les arts, quand il ne respirait plus l’air qui les a fait naître. Quelle éloquence contemplative dans ce qu’il écrit sur l’Apollon du Belvédère, sur le Laocoon! Son style est calme et majestueux comme l’objet qu’il considère. Il donne à l’art d’écrire l’imposante dignité des monuments, et sa description produit la même sensation que la statue. Nul, avant lui, n’avait réuni des observations exactes et profondes à une admiration si pleine de vie; c’est ainsi seulement qu’on peut comprendre les beaux-arts. Il faut que l’attention qu’ils excitent vienne de l’amour, et qu’on découvre dans les chefs-d’œuvre du talent, comme dans les traits d’un être chéri, mille charmes révélés par les sentiments qu’ils inspirent.

Des poètes, avant Winckelmann, avaient étudié les tragédies des Grecs, pour les adapter à nos théâtres. On connaissait des érudits qu’on pouvait consulter comme des livres; mais personne ne s’était fait, pour ainsi dire, païen pour pénétrer l’antiquité. Winckelmann a les défauts et les avantages d’un Grec amateur des arts, et l’on sent, dans ses écrits, le culte de la beauté, tel qu’il existait chez un peuple où, si souvent, elle obtint les honneurs de l’apothéose.

L’imagination et l’érudition prêtaient également à Winckelmann leurs lumières différentes; on était persuadé jusqu’à lui qu’elles s’excluaient mutuellement. Il a fait voir que, pour deviner les anciens, l’une était aussi nécessaire que l’autre. On ne peut donner de la vie aux objets de l’art que par la connaissance intime du pays et de l’époque dans laquelle ils ont existé. Les traits vagues ne captivent point l’intérêt. Pour animer les récits et les fictions dont les siècles passés sont le théâtre, il faut que l’érudition même seconde l’imagination, et la rende, s’il est possible, témoin de ce qu’elle doit peindre, et contemporaine de ce qu’elle raconte.

Zadig devinait, par quelques traces confuses, par quelques mots à demi déchirés, des circonstances qu’il déduisait toutes des plus légers indices. C’est ainsi qu’il faut prendre l’érudition pour guide à travers l’antiquité; les vestiges qu’on aperçoit sont interrompus, effacés, difficiles à saisir: mais, en s’aidant à la fois de l’imagination et de l’étude, on recompose le temps, et l’on refait la vie.

Quand les tribunaux sont appelés à décider sur l’existence d’un fait, c’est quelquefois une légère circonstance qui les éclaire. L’imagination est, à cet égard, comme un juge; un mot, un usage, une allusion saisie dans les ouvrages des anciens, lui sert de lueur pour arriver à la connaissance de la vérité toute entière.

Winckelmann sut appliquer à l’examen des monuments des arts l’esprit de jugement qui sert à la connaissance des hommes; il étudie la physionomie d’une statue comme celle d’un être vivant. Il saisit avec une grande justesse les moindres observations, dont il sait tirer des conclusions frappantes. Telle physionomie, tel attribut, tel vêtement, peut tout à coup jeter un jour inattendu sur de longues recherches. Les cheveux de Cérès sont relevés avec un désordre qui ne convient pas à Minerve; la perte de Proserpine a pour jamais troublé l’âme de sa mère. Minos, fils et disciple de Jupiter, a, dans les médailles, les mêmes traits que son père; cependant, la majesté calme de l’un, et l’expression sévère de l’autre, distinguent le souverain des dieux du juge des hommes. Le torse est un fragment de la statue d’Hercule divinisé, de celui qui reçoit d’Hébé la coupe de l’immortalité, tandis que l’Hercule Farnèse ne possède encore que les attributs d’un mortel; chaque contour du torse, aussi énergique, mais plus arrondi, caractérise encore la force du héros, mais du héros qui, placé dans le ciel, est désormais absous des rudes travaux de la terre. Tout est symbolique dans les arts, et la nature se montre sous mille apparences diverses dans ces statues, dans ces tableaux, dans ces poésies, où l’immobilité doit indiquer le mouvement, où l’extérieur doit révéler le fond de l’âme, où l’existence d’un instant doit être éternisée.

Winckelmann a banni des beaux-arts, en Europe, le mélange du goût antique et du goût moderne. En Allemagne, son influence s’est encore plus montrée dans la littérature que dans les arts. Nous serons conduits à examiner par la suite si l’imitation scrupuleuse des anciens est compatible avec l’originalité naturelle, ou plutôt si nous devons sacrifier cette originalité naturelle, pour nous astreindre à choisir des sujets dans lesquels la poésie, comme la peinture, n’ayant pour modèle rien de vivant, ne peuvent représenter que des statues; mais cette discussion est étrangère au mérite de Winckelmann; il a fait connaître en quoi consistait le goût antique dans les beaux-arts; c’était aux modernes à sentir ce qui leur convenait d’adopter ou de rejeter à cet égard. Lorsqu’un homme de talent parvient à manifester les secrets d’une nature antique ou étrangère, il rend service par l’impulsion qu’il trace: l’émotion reçue doit se transformer en nous-mêmes: et plus cette émotion est vraie, moins elle inspire une servile imitation.

Winckelmann a développé les vrais principes admis maintenant dans les arts sur l’idéal, sur cette nature perfectionnée dont le type est dans notre imagination, et non au dehors de nous. L’application de ces principes à la littérature est singulièrement féconde.

La poétique de tous les arts est rassemblée sous un même point de vue dans les écrits de Winckelmann, et tous y ont gagné. On a mieux compris la poésie par la sculpture, la sculpture par la poésie, et l’on a été conduit par les arts des Grecs à leur philosophie. La métaphysique idéaliste, chez les Allemands comme chez les Grecs, a pour origine le culte de la beauté par excellence, que notre âme seule peut concevoir et reconnaître; c’est un souvenir du ciel, notre ancienne patrie, que cette beauté merveilleuse; les chefs-d’œuvre de Phidias, les tragédies de Sophocle et la doctrine de Platon, s’accordent pour nous en donner la même idée sous des formes différentes.

CHAPITRE VII

Gœthe.

Ce qui manquait à Klopstock, c’était une imagination créatrice: il mettait de grandes pensées et de nobles sentiments en beaux vers, mais il n’était pas ce qu’on peut appeler artiste. Ses inventions sont faibles, et les couleurs dont il les revêt n’ont presque jamais cette plénitude de force qu’on aime à rencontrer dans la poésie, et dans tous les arts qui devaient donner à la fiction l’énergie et l’originalité de la nature. Klopstock s’égare dans l’idéal: Gœthe ne perd jamais terre, tout en atteignant aux conceptions les plus sublimes. Il y a dans son esprit une vigueur que la sensibilité n’a point affaiblie. Gœthe pourrait représenter la littérature allemande tout entière; non qu’il n’y ait d’autres écrivains supérieurs à lui, sous quelques rapports, mais seul il réunit tout ce qui distingue l’esprit allemand, et nul n’est aussi remarquable par un genre d’imagination dont les Italiens, les Anglais ni les Français ne peuvent réclamer aucune part.

Gœthe ayant écrit dans tous les genres, l’examen de ses ouvrages remplira la plus grande partie des chapitres suivants; mais la connaissance personnelle de l’homme qui a le plus influé sur la littérature de son pays sert, ce me semble, à mieux comprendre cette littérature.

Gœthe est un homme d’un esprit prodigieux en conversation; et l’on a beau dire, l’esprit doit savoir causer. On peut présenter quelques exemples d’hommes de génie taciturnes: la timidité, le malheur, le dédain ou l’ennui, en sont souvent la cause; mais en général l’étendue des idées et la chaleur de l’âme doivent inspirer le besoin de se communiquer aux autres; et ces hommes qui ne veulent pas être jugés par ce qu’ils disent, pourraient bien ne pas mériter plus d’intérêt pour ce qu’ils pensent. Quand on sait faire parler Gœthe, il est admirable; son éloquence est nourrie de pensées; sa plaisanterie est en même temps pleine de grâce et de philosophie; son imagination est frappée par les objets extérieurs, comme l’était celle des artistes chez les anciens; et néanmoins sa raison n’a que trop la maturité de notre temps. Rien ne trouble la force de sa tête; et les inconvénients même de son caractère, l’humeur, l’embarras, la contrainte, passent comme des nuages au bas de la montagne sur le sommet de laquelle son génie est placé.

Ce qu’on nous raconte de l’entretien de Diderot pourrait donner quelque idée de celui de Gœthe; mais, si l’on en juge par les écrits de Diderot, la distance doit être infinie entre ces deux hommes. Diderot est sous le joug de son esprit; Gœthe domine même son talent: Diderot est affecté, à force de vouloir faire effet; on aperçoit le dédain du succès dans Gœthe, à un degré qui plaît singulièrement, alors même qu’on s’impatiente de sa négligence. Diderot a besoin de suppléer, à force de philanthropie, aux sentiments religieux qui lui manquent; Gœthe serait plus volontiers amer que doucereux; mais ce qu’il est avant tout, c’est naturel; et sans cette qualité, en effet, qu’y a-t-il dans un homme qui puisse en intéresser un autre?

Gœthe n’a plus cette ardeur entraînante qui lui inspira Werther; mais la chaleur de ses pensées suffit encore pour tout animer. On dirait qu’il n’est pas atteint par la vie, et qu’il la décrit seulement en peintre: il attache plus de prix maintenant aux tableaux qu’il nous présente qu’aux émotions qu’il éprouve; le temps l’a rendu spectateur. Quand il avait encore une part active dans les scènes des passions, quand il souffrait lui-même par le cœur, ses écrits produisaient une impression plus vive.

Comme on se fait toujours la poétique de son talent, Gœthe soutient à présent qu’il faut que l’auteur soit calme, alors même qu’il compose un ouvrage passionné, et que l’artiste doit conserver son sang-froid pour agir plus fortement sur l’imagination de ses lecteurs: peut-être n’aurait-il pas eu cette opinion dans sa première jeunesse; peut-être alors était-il possédé par son génie, au lieu d’en être le maître; peut-être sentait-il alors que le sublime et le divin étant momentanés dans le cœur de l’homme, le poète est inférieur à l’inspiration qui l’anime, et ne peut la juger sans la perdre.

Au premier moment on s’étonne de trouver de la froideur et même quelque chose de raide à l’auteur de Werther; mais quand on obtient de lui qu’il se mette à l’aise, le mouvement de son imagination fait disparaître en entier la gêne qu’on a d’abord sentie: c’est un homme dont l’esprit est universel, et impartial parce qu’il est universel; car il n’y a point d’indifférence dans son impartialité: c’est une double existence, une double force, une double lumière qui éclaire à la fois dans toute chose les deux côtés de la question. Quand il s’agit de penser, rien ne l’arrête, ni son siècle, ni ses habitudes, ni ses relations; il fait tomber à plomb son regard d’aigle sur les objets qu’il observe; s’il avait eu une carrière politique, si son âme s’était développée par les actions, son caractère serait plus décidé, plus ferme, plus patriote; mais son esprit ne planerait pas si librement sur toutes les manières de voir; les passions ou les intérêts lui traceraient une route positive.

Gœthe se plaît, dans ses écrits comme dans ses discours, à briser les fils qu’il a tissés lui-même, à déjouer les émotions qu’il excite, à renverser les statues qu’il a fait admirer. Lorsque dans ses fictions il inspire de l’intérêt pour un caractère, bientôt il montre les inconséquences qui doivent en détacher. Il dispose du monde poétique, comme un conquérant du monde réel, et se croit assez fort pour introduire, comme la nature, le génie destructeur dans ses propres ouvrages. S’il n’était pas un homme estimable, on aurait peur d’un genre de supériorité qui s’élève au-dessus de tout, dégrade et relève, attendrit et persifle, affirme et doute alternativement, et toujours avec le même succès.

J’ai dit que Gœthe possédait à lui seul les traits principaux du génie allemand; on les trouve tous en lui à un degré éminent: une grande profondeur d’idées, la grâce qui naît de l’imagination, grâce plus originale que celle que donne l’esprit de société; enfin une sensibilité quelquefois fantastique, mais par cela même plus faite pour intéresser des lecteurs qui cherchent dans les livres de quoi varier leur destinée monotone, et veulent que la poésie leur tienne lieu d’événements véritables. Si Gœthe était Français, on le ferait parler du matin au soir: tous les auteurs contemporains de Diderot allaient puiser des idées dans son entretien, et lui donnaient une jouissance habituelle par l’admiration qu’il inspirait. En Allemagne on ne sait pas dépenser son talent dans la conversation; et si peu de gens, même parmi les plus distingués, ont l’habitude d’interroger et de répondre, que la société n’y compte pour presque rien; mais l’influence de Gœthe n’en est pas moins extraordinaire. Il y a une foule d’hommes en Allemagne qui croiraient trouver du génie dans l’adresse d’une lettre, si c’était lui qui l’eût mise. L’admiration pour Gœthe est une espèce de confrérie dont les mots de ralliement servent à faire connaître les adeptes les uns aux autres. Quand les étrangers veulent aussi l’admirer, ils sont rejetés avec dédain, si quelques restrictions laissent supposer qu’ils se sont permis d’examiner des ouvrages qui gagnent cependant beaucoup à l’examen. Un homme ne peut exciter un tel fanatisme sans avoir de grandes facultés pour le bien et pour le mal; car il n’y a que la puissance, dans quelque genre que ce soit, que les hommes craignent assez pour l’aimer de cette manière.

CHAPITRE VIII

Schiller.

Schiller était un homme d’un génie rare et d’une bonne foi parfaite; ces deux qualités devraient être inséparables, au moins dans un homme de lettres. La pensée ne peut être mise à l’égal de l’action que quand elle réveille en nous l’image de la vérité; le mensonge est plus dégoûtant encore dans les écrits que dans la conduite. Les actions, même trompeuses, restent encore des actions, et l’on sait à quoi se prendre pour les juger ou pour les haïr; mais les ouvrages ne sont qu’un amas fastidieux de vaines paroles, quand ils ne partent pas d’une conviction sincère.

Il n’y a pas une plus belle carrière que celle des lettres, quand on la suit comme Schiller. Il est vrai qu’il y a tant de sérieux et de loyauté dans tout, en Allemagne, que c’est là seulement qu’on peut connaître d’une manière complète le caractère et les devoirs de chaque vocation. Néanmoins Schiller était admirable entre tous, par ses vertus autant que par ses talents. La conscience était sa muse: celle-là n’a pas besoin d’être invoquée, car on l’entend toujours quand on l’écoute une fois. Il aimait la poésie, l’art dramatique, l’histoire, la littérature pour elle-même. Il aurait été résolu à ne point publier ses ouvrages, qu’il y aurait donné le même soin; et jamais aucune considération tirée, ni du succès, ni de la mode, ni des préjugés, ni de tout ce qui vient des autres enfin, n’aurait pu lui faire altérer ses écrits; car ses écrits étaient lui; ils exprimaient son âme, et il ne concevait pas la possibilité de changer une expression, si le sentiment intérieur qui l’inspirait n’était pas changé. Sans doute, Schiller ne pouvait pas être exempt d’amour-propre. S’il en faut pour aimer la gloire, il en faut même pour être capable d’une activité quelconque; mais rien ne diffère autant dans ses conséquences que la vanité et l’amour de la gloire; l’une tâche d’escamoter le succès; l’autre veut le conquérir; l’une est inquiète d’elle-même et ruse avec l’opinion; l’autre ne compte que sur la nature et s’y fie pour tout soumettre. Enfin, au-dessus même de l’amour de la gloire, il y a encore un sentiment plus pur, l’amour de la vérité, qui fait des hommes de lettres comme les prêtres guerriers d’une noble cause; ce sont eux qui désormais doivent garder le feu sacré, car de faibles femmes ne suffiraient plus comme jadis pour le défendre.

C’est une belle chose que l’innocence dans le génie et la candeur dans la force. Ce qui nuit à l’idée qu’on se fait de la bonté, c’est qu’on la croit de la faiblesse; mais quand elle est unie au plus haut degré de lumières et d’énergie, elle nous fait comprendre comment la Bible a pu nous dire que Dieu fit l’homme à son image. Schiller s’était fait tort, à son entrée dans le monde, par des égarements d’imagination; mais avec la force de l’âge il reprit cette pureté sublime qui naît des hautes pensées. Jamais il n’entrait en négociation avec les mauvais sentiments. Il vivait, il parlait, il agissait comme si les méchants n’existaient pas; et quand il les peignait dans ses ouvrages, c’était avec plus d’exagération et moins de profondeur que s’il les avait vraiment connus. Les méchants s’offraient à son imagination comme un obstacle, comme un fléau physique; et peut-être en effet qu’à beaucoup d’égards ils n’ont pas une nature intellectuelle; l’habitude du vice a changé leur âme en un instinct perverti.

Schiller était le meilleur ami, le meilleur père, le meilleur époux; aucune qualité ne manquait à ce caractère doux et paisible que le talent seul enflammait; l’amour de la liberté, le respect pour les femmes, l’enthousiasme des beaux-arts, l’adoration pour la Divinité, animaient son génie; et dans l’analyse de ses ouvrages, il sera facile de montrer à quelle vertu ses chefs-d’œuvre se rapportent. On dit beaucoup que l’esprit peut suppléer à tout; je le crois, dans les écrits où le savoir-faire domine; mais quand on veut peindre la nature humaine dans ses orages et dans ses abîmes, l’imagination même ne suffit pas; il faut avoir une âme que la tempête ait agitée, mais où le ciel soit descendu pour ramener le calme.

La première fois que j’ai vu Schiller, c’était dans le salon du duc et de la duchesse de Weimar, en présence d’une société aussi éclairée qu’imposante; il lisait très bien le français, mais il ne l’avait jamais parlé; je soutins avec chaleur la supériorité de notre système dramatique sur tous les autres; il ne se refusa point à me combattre, et sans s’inquiéter des difficultés et des lenteurs qu’il éprouvait en s’exprimant en français, sans redouter non plus l’opinion des auditeurs, qui était contraire à la sienne, sa conviction intime le fit parler. Je me servis d’abord, pour le réfuter, des armes françaises, la vivacité et la plaisanterie; mais bientôt je démêlai, dans ce que disait Schiller, tant d’idées à travers l’obstacle des mots; je fus si frappée de cette simplicité de caractère, qui portait un homme de génie à s’engager ainsi dans une lutte où les paroles manquaient à ses pensées: je le trouvai si modeste et si insouciant dans ce qui ne concernait que ses propres succès, si fier et si animé dans la défense de ce qu’il croyait la vérité, que je lui vouai, dès cet instant, une amitié pleine d’admiration.

Atteint, jeune encore, par une maladie sans espoir; ses enfants, sa femme, qui méritait par mille qualités touchantes l’attachement qu’il avait pour elle, ont adouci ses derniers moments. Madame de Wollzogen, une amie digne de le comprendre, lui demanda, quelques heures avant sa mort, comment il se trouvait: Toujours plus tranquille, lui répondit-il. En effet, n’avait-il pas raison de se confier à la Divinité, dont il avait secondé le règne sur la terre? n’approchait-il pas du séjour des justes? n’est-il pas dans ce moment auprès de ses pareils, et n’a-t-il pas déjà retrouvé les amis qui nous attendent?

CHAPITRE IX

Du style et de la versification dans la langue allemande.

En apprenant la prosodie d’une langue, on entre plus intimement dans l’esprit de la nation qui la parle, que par quelque genre d’étude que ce puisse être. De là vient qu’il est amusant de prononcer des mots étrangers. On s’écoute comme si c’était un autre qui parlât: mais il n’y a rien de si délicat, de si difficile à saisir que l’accent: on apprend mille fois plus aisément les airs de musique les plus compliqués, que la prononciation d’une seule syllabe. Une longue suite d’années, ou les premières impressions de l’enfance, peuvent seules rendre capable d’imiter cette prononciation, qui appartient à ce qu’il y a de plus subtil et de plus indéfinissable dans l’imagination et dans le caractère national.

Les dialectes germaniques ont pour origine une langue mère, dans laquelle ils puisent tous. Cette source commune renouvelle et multiplie les expressions d’une façon toujours conforme au génie des peuples. Les nations d’origine latine ne s’enrichissent, pour ainsi dire, que par l’extérieur; elles doivent avoir recours aux langues mortes, aux richesses pétrifiées pour étendre leur empire. Il est donc naturel que les innovations, en fait de mots, leur plaisent moins qu’aux nations qui font sortir les rejetons d’une tige toujours vivante. Mais les écrivains français ont besoin d’animer et de colorer leur style par toutes les hardiesses qu’un sentiment naturel peut leur inspirer, tandis que les Allemands, au contraire, gagnent à se restreindre. La réserve ne saurait détruire en eux l’originalité; ils ne courent le risque de la perdre que par l’excès même de l’abondance.

L’air que l’on respire a beaucoup d’influence sur les sons que l’on articule; la diversité du sol et du climat produit dans la même langue des manières de prononcer très différentes. Quand on se rapproche de la mer, les mots s’adoucissent; le climat y est plus tempéré; peut-être aussi que le spectacle habituel de cette image de l’infini porte à la rêverie, et donne à la prononciation plus de mollesse et d’indolence: mais quand on s’élève vers les montagnes, l’accent devient plus fort, et l’on dirait que les habitants de ces lieux élevés veulent se faire entendre au reste du monde, du haut de leurs tribunes naturelles. On retrouve dans les dialectes germaniques les traces des diverses influences que je viens d’indiquer.

L’allemand est en lui-même une langue aussi primitive, et d’une construction presque aussi savante que le grec. Ceux qui ont fait des recherches sur les grandes familles des peuples, ont cru trouver les raisons historiques de cette ressemblance: toujours est-il vrai qu’on remarque dans l’allemand un rapport grammatical avec le grec; il en a la difficulté sans en avoir le charme; car la multitude des consonnes dont les mots sont composés les rendent plus bruyants que sonores. On dirait que ces mots sont par eux-mêmes plus forts que ce qu’ils expriment, et cela donne souvent une monotonie d’énergie au style. Il faut se garder cependant de vouloir trop adoucir la prononciation allemande: il en résulte alors un certain gracieux maniéré tout à fait désagréable: on entend des sons rudes au fond, malgré la gentillesse qu’on essaie d’y mettre, et ce genre d’affectation déplaît singulièrement.

J.-J. Rousseau a dit que les langues du Midi étaient filles de la joie, et les langues du Nord, du besoin. L’italien et l’espagnol sont modulés comme un chant harmonieux; le français est éminemment propre à la conversation; les débats parlementaires et l’énergie naturelle à la nation, ont donné à l’anglais quelque chose d’expressif qui supplée à la prosodie de la langue. L’allemand est plus philosophique de beaucoup que l’italien, plus poétique par sa hardiesse que le français, plus favorable au rythme des vers que l’anglais: mais il lui reste encore une sorte de raideur, qui vient peut-être de ce qu’on ne s’en est guère servi ni dans la société ni en public.

La simplicité grammaticale est un des grands avantages des langues modernes; cette simplicité, fondée sur des principes de logique communs à toutes les nations, fait qu’on s’entend plus facilement; une étude très légère suffit pour apprendre l’italien et l’anglais; mais c’est une science que l’allemand. La période allemande entoure la pensée comme des serres qui s’ouvrent et se referment pour la saisir. Une construction de phrases à peu près telle qu’elle existe chez les anciens, s’y est introduite plus aisément que dans aucun autre dialecte européen; mais les inversions ne conviennent guère aux langues modernes. Les terminaisons éclatantes des mots grecs et latins, faisaient sentir quels étaient parmi les mots ceux qui devaient se joindre ensemble, lors même qu’ils étaient séparés: les signes des déclinaisons chez les Allemands sont tellement sourds, qu’on a beaucoup de peine à retrouver les paroles qui dépendent les unes des autres sous ces uniformes couleurs.

Lorsque les étrangers se plaignent du travail qu’exige l’étude de l’allemand, on leur répond qu’il est très facile d’écrire dans cette langue avec la simplicité de la grammaire française; tandis qu’il est impossible, en français, d’adopter la période allemande, et qu’ainsi donc il faut la considérer comme un moyen de plus; mais ce moyen séduit les écrivains et ils en usent trop. L’allemand est peut-être la seule langue dans laquelle les vers soient plus faciles à comprendre que la prose; la phrase poétique, étant nécessairement coupée par la mesure même du vers, ne saurait se prolonger au delà.

Sans doute, il y a plus de nuances, plus de liens entre les pensées, dans ces périodes qui forment un tout, et rassemblent sous un même point de vue les divers rapports qui tiennent au même sujet; mais, si l’on se laissait aller à l’enchaînement naturel des différentes pensées entre elles, on finirait par vouloir les mettre toutes dans une même phrase. L’esprit humain a besoin de morceler pour comprendre; et l’on risque de prendre des lueurs pour des vérités, quand les formes mêmes du langage sont obscures.

L’art de traduire est poussé plus loin en allemand que dans aucun autre dialecte européen. Voss a transporté dans sa langue les poètes grecs et latins avec une étonnante exactitude, et W. Schlegel les poètes anglais, italiens et espagnols, avec une vérité de coloris dont il n’y avait point d’exemple avant lui. Lorsque l’allemand se prête à la traduction de l’anglais, il ne perd pas son caractère naturel, puisque ces langues sont toutes deux d’origine germanique; mais quelque mérite qu’il y ait dans la traduction d’Homère par Voss, elle fait de l’Iliade et de l’Odyssée, des poèmes dont le style est grec, bien que les mots soient allemands. La connaissance de l’antiquité y gagne; l’originalité propre à l’idiome de chaque nation y perd nécessairement. Il semble que ce soit une contradiction d’accuser la langue allemande tout à la fois de trop de flexibilité et de trop de rudesse; mais ce qui se concilie dans les caractères peut aussi se concilier dans les langues; et souvent dans la même personne, les inconvénients de la rudesse n’empêchent pas ceux de la flexibilité.

Ces défauts se font sentir beaucoup plus rarement dans les vers que dans la prose, et dans les compositions originales que dans les traductions; je crois donc qu’on peut dire avec vérité, qu’il n’y a point aujourd’hui de poésie plus frappante et plus variée que celle des Allemands.

La versification est un art singulier, dont l’examen est inépuisable; les mots qui, dans les rapports ordinaires de la vie, servent seulement de signe à la pensée, arrivent à notre âme par le rythme des sons harmonieux, et nous causent une double jouissance, qui naît de la sensation et de la réflexion réunies; mais si toutes les langues sont également propres à dire ce que l’on pense, toutes ne le sont pas également à faire partager ce que l’on éprouve, et les effets de la poésie tiennent encore plus à la mélodie des paroles qu’aux idées qu’elles expriment.

L’allemand est la seule langue moderne qui ait des syllabes longues et brèves, comme le grec et le latin; tous les autres dialectes européens sont plus ou moins accentués, mais les vers ne sauraient s’y mesurer à la manière des anciens d’après la longueur des syllabes: l’accent donne de l’unité aux phrases comme aux mots, il a du rapport avec la signification de ce qu’on dit; l’on insiste sur ce qui doit déterminer le sens, et la prononciation, en faisant ressortir telle ou telle parole, rapporte tout à l’idée principale. Il n’en est pas ainsi de la durée musicale des sons dans le langage; elle est bien plus favorable à la poésie que l’accent, parce qu’elle n’a point d’objet positif et qu’elle donne seulement un plaisir noble et vague, comme toutes les jouissances sans but. Chez les anciens, les syllabes étaient scandées d’après la nature des voyelles et les rapports des sons entre eux, l’harmonie seule en décidait: en allemand tous les mots accessoires sont brefs, et c’est la dignité grammaticale, c’est-à-dire l’importance de la syllabe radicale qui détermine sa quantité; il y a moins de charme dans cette espèce de prosodie que dans celle des anciens, parce qu’elle tient plus aux combinaisons abstraites qu’aux sensations involontaires; néanmoins c’est toujours un grand avantage pour une langue d’avoir dans sa prosodie de quoi suppléer à la rime.

C’est une découverte moderne que la rime, elle tient à tout l’ensemble de nos beaux-arts; et ce serait s’interdire de grands effets que d’y renoncer; elle est l’image de l’espérance et du souvenir. Un son nous fait désirer celui qui doit lui répondre, et quand le second retentit, il nous rappelle celui qui vient de nous échapper. Néanmoins cette agréable régularité doit nécessairement nuire au naturel dans l’art dramatique, et à la hardiesse dans le poème épique. On ne saurait guère se passer de la rime dans les idiomes dont la prosodie est peu marquée; et cependant la gêne de la construction peut être telle, dans certaines langues, qu’un poète audacieux et penseur aurait besoin de faire goûter l’harmonie des vers sans l’asservissement de la rime. Klopstock a banni les alexandrins de la poésie allemande; il les a remplacés par les hexamètres et les vers ïambiques non rimés en usage aussi chez les Anglais, et qui donnent à l’imagination beaucoup de liberté. Les vers alexandrins convenaient très mal à la langue allemande; on peut s’en convaincre par les poésies du grand Haller lui-même, quelque mérite qu’elles aient; une langue dont la prononciation est si forte étourdit par le retour et l’uniformité des hémistiches. D’ailleurs cette forme de vers appelle les sentences et les antithèses, et l’esprit allemand est trop scrupuleux et trop vrai pour se prêter à ces antithèses, qui ne présentent jamais les idées ni les images dans leur parfaite sincérité, ni dans leurs plus exactes nuances. L’harmonie des hexamètres, et surtout des vers ïambiques non rimés, n’est que l’harmonie naturelle inspirée par le sentiment: c’est une déclamation notée, tandis que le vers alexandrin impose un certain genre d’expressions et de tournures dont il est bien difficile de sortir. La composition de ce genre de vers est un art tout à fait indépendant même du génie poétique; on peut posséder cet art sans avoir ce génie, et l’on pourrait au contraire être un grand poète et ne pas se sentir capable de s’astreindre à cette forme.

Nos meilleurs poètes lyriques, en France, ce sont peut-être nos grands prosateurs, Bossuet, Pascal, Fénelon, Buffon, Jean-Jacques, etc. Le despotisme des alexandrins force souvent à ne point mettre en vers ce qui serait pourtant de la véritable poésie; tandis que chez les nations étrangères, la versification étant beaucoup plus facile et plus naturelle, toutes les pensées poétiques inspirent des vers, et l’on ne laisse en général à la prose que le raisonnement. On pourrait défier Racine lui-même de traduire en vers français Pindare, Pétrarque ou Klopstock, sans dénaturer entièrement leur caractère. Ces poètes ont un genre d’audace qui ne se trouve guère que dans les langues où l’on peut réunir tout le charme de la versification à l’originalité que la prose permet seule en français.

Un des grands avantages des dialectes germaniques en poésie, c’est la variété et la beauté de leurs épithètes. L’allemand, sous ce rapport aussi, peut se comparer au grec; l’on sent dans un seul mot plusieurs images, comme dans la note fondamentale d’un accord, on entend les autres sons dont il est composé, ou comme de certaines couleurs renouvellent en nous la sensation de celles qui en dépendent. L’on ne dit en français que ce qu’on veut dire, et l’on ne voit point errer autour des paroles ces nuages à mille formes, qui entourent la poésie des langues du Nord, et réveillent une foule de souvenirs. A la liberté de former une seule épithète de deux ou trois, se joint celle d’animer le langage, en faisant des noms avec les verbes: le vivre, le vouloir, le sentir, sont des expressions moins abstraites que la vie, la volonté, le sentiment; et tout ce qui tend à changer la pensée en action donne toujours plus de mouvement au style. La facilité de renverser à son gré la construction de la phrase est aussi très favorable à la poésie, et permet d’exciter, par les moyens variés de la versification, des impressions analogues à celles de la peinture et de la musique. Enfin l’esprit général des dialectes teutoniques, c’est l’indépendance; les écrivains cherchent avant tout à transmettre ce qu’ils sentent; ils diraient volontiers à la poésie, comme Héloïse à son amant: S’il y a un mot plus vrai, plus tendre, plus profond encore pour exprimer ce que j’éprouve, c’est celui-là que je veux choisir. Le souvenir des convenances de société poursuit en France le talent jusque dans ses émotions les plus intimes; et la crainte du ridicule est l’épée de Damoclès, qu’aucune fête de l’imagination ne peut faire oublier.

On parle souvent dans les arts du mérite de la difficulté vaincue; néanmoins on l’a dit avec raison: ou cette difficulté ne se sent pas, et alors elle est nulle, ou elle se sent, et alors elle n’est pas vaincue. Les entraves font ressortir l’habileté de l’esprit; mais il y a souvent dans le vrai génie une sorte de maladresse, semblable, à quelques égards, à la duperie des belles âmes; et l’on aurait tort de vouloir l’asservir à des gênes arbitraires, car il s’en tirerait beaucoup moins bien que des talents du second ordre.

CHAPITRE X

De la poésie.

Ce qui est vraiment divin dans le cœur de l’homme ne peut être défini; s’il y a des mots pour quelques traits, il n’y en a point pour exprimer l’ensemble, et surtout le mystère de la véritable beauté dans tous les genres. Il est difficile de dire ce qui n’est pas de la poésie; mais si l’on veut comprendre ce qu’elle est, il faut appeler à son secours les impressions qu’excitent une belle contrée, une musique harmonieuse, le regard d’un objet chéri, et par-dessus tout un sentiment religieux qui nous fait éprouver en nous-mêmes la présence de la Divinité. La poésie est le langage naturel à tous les cultes. La Bible est pleine de poésie. Homère est plein de religion; ce n’est pas qu’il y ait des fictions dans la Bible, ni des dogmes dans Homère; mais l’enthousiasme rassemble dans un même foyer des sentiments divers; l’enthousiasme est l’encens de la terre vers le ciel, il les réunit l’un à l’autre.

Le don de révéler par la parole ce qu’on ressent au fond du cœur est très rare; il y a pourtant de la poésie dans tous les êtres capables d’affections vives et profondes; l’expression manque à ceux qui ne sont pas exercés à la trouver. Le poète ne fait, pour ainsi dire, que dégager le sentiment prisonnier au fond de l’âme; le génie poétique est une disposition intérieure, de la même nature que celle qui rend capable d’un généreux sacrifice: c’est rêver l’héroïsme que de composer une belle ode. Si le talent n’était pas mobile, il inspirerait aussi souvent les belles actions que les touchantes paroles; car elles partent toutes également de la conscience du beau, qui se fait sentir en nous-mêmes.

Un homme d’un esprit supérieur disait que la prose était factice, et la poésie naturelle: en effet, les nations peu civilisées commencent toujours par la poésie, et, dès qu’une passion forte agite l’âme, les hommes les plus vulgaires se servent, à leur insu, d’images et de métaphores; ils appellent à leur secours la nature extérieure pour exprimer ce qui se passe en eux d’inexprimable. Les gens du peuple sont beaucoup plus près d’être poètes que les hommes de bonne compagnie; car la convenance et le persiflage ne sont propres qu’à servir de bornes, ils ne peuvent rien inspirer.

Il y a lutte interminable dans ce monde entre la poésie et la prose, et la plaisanterie doit toujours se mettre du côté de la prose; car c’est rabattre que de plaisanter. L’esprit de société est cependant très favorable à la poésie de la grâce et de la gaîté, dont l’Arioste, La Fontaine, Voltaire, sont les plus brillants modèles. La poésie dramatique est admirable dans nos premiers écrivains; la poésie descriptive et surtout la poésie didactique, ont été portées chez les Français à un très haut degré de perfection; mais il ne paraît pas qu’ils soient appelés jusqu’à présent à se distinguer dans la poésie lyrique ou épique, telle que les anciens et les étrangers la conçoivent.

La poésie lyrique s’exprime au nom de l’auteur même; ce n’est plus dans un personnage qu’il se transporte, c’est en lui-même qu’il trouve les divers mouvements dont il est animé: J.-B. Rousseau dans ses Odes religieuses, Racine dans Athalie, se sont montrés poètes lyriques; ils étaient nourris des psaumes et pénétrés d’une foi vive; néanmoins les difficultés de la langue et de la versification française s’opposent presque toujours à l’abandon de l’enthousiasme. On peut citer des strophes admirables dans quelques-unes de nos odes; mais y en a-t-il une entière, dans laquelle le dieu n’ait point abandonné le poète? De beaux vers ne sont pas de la poésie; l’inspiration, dans les arts, est une source inépuisable, qui vivifie depuis la première parole jusqu’à la dernière: amour, patrie, croyance, tout doit être divinisé dans l’ode, c’est l’apothéose du sentiment: il faut, pour concevoir la vraie grandeur de la poésie lyrique, errer par la rêverie dans les régions éthérées, oublier le bruit de la terre en écoutant l’harmonie céleste, et considérer l’univers entier comme un symbole des émotions de l’âme.

L’énigme de la destinée humaine n’est de rien pour la plupart des hommes; le poète l’a toujours présenté à l’imagination. L’idée de la mort, qui décourage les esprits vulgaires, rend le génie plus audacieux, et le mélange des beautés de la nature et des terreurs de la destruction excite je ne sais quel délire de bonheur et d’effroi, sans lequel l’on ne peut ni comprendre ni décrire le spectacle de ce monde. La poésie lyrique ne raconte rien, ne s’astreint en rien à la succession des temps, ni aux limites des lieux; elle plane sur les pays et sur les siècles; elle donne de la durée à ce moment sublime, pendant lequel l’homme s’élève au-dessus des peines et des plaisirs de la vie. Il se sent au milieu des merveilles du monde comme un être à la fois créateur et créé, qui doit mourir et qui ne peut cesser d’être, et dont le cœur tremblant, et fort en même temps, s’enorgueillit en lui-même et se prosterne devant Dieu.

Les Allemands, réunissant tout à la fois, ce qui est très rare, l’imagination et le recueillement contemplatif, sont plus capables que la plupart des autres nations de la poésie lyrique. Les modernes ne peuvent se passer d’une certaine profondeur d’idées dont une religion spiritualiste leur a donné l’habitude; et si cependant cette profondeur n’était point revêtue d’images, ce ne serait pas de la poésie: il faut donc que la nature grandisse aux yeux de l’homme, pour qu’il puisse s’en servir comme de l’emblème de ses pensées. Les bosquets, les fleurs et les ruisseaux, suffisaient aux poètes du paganisme; la solitude des forêts, l’Océan sans bornes, le ciel étoilé, peuvent à peine exprimer l’éternel et l’infini dont l’âme des chrétiens est remplie.

Les Allemands n’ont pas plus que nous de poème épique; cette admirable composition ne paraît pas accordée aux modernes, et peut-être n’y a-t-il que l’Iliade qui réponde entièrement à l’idée qu’on se fait de ce genre d’ouvrage: il faut, pour le poème épique, un concours singulier de circonstances qui ne s’est rencontré que chez les Grecs, l’imagination des temps héroïques et la perfection du langage des temps civilisés. Dans le moyen âge, l’imagination était forte, mais le langage imparfait; de nos jours, le langage est pur, mais l’imagination est en défaut. Les Allemands ont beaucoup d’audace dans les idées et dans le style, et peu d’invention dans le fond du sujet; leurs essais épiques se rapprochent presque toujours du genre lyrique. Ceux des Français rentrent plutôt dans le genre dramatique, et l’on y trouve plus d’intérêt que de grandeur. Quand il s’agit de plaire au théâtre, l’art de se circonscrire dans un cadre donné, de deviner le goût des spectateurs et de s’y plier avec adresse, fait une partie du succès, tandis que rien ne doit tenir aux circonstances extérieures et passagères, dans la composition d’un poème épique. Il exige des beautés absolues, des beautés qui frappent le lecteur solitaire, lorsque ses sentiments sont plus naturels, et son imagination plus hardie. Celui qui voudrait trop hasarder dans un poème épique pourrait bien encourir le blâme sévère du bon goût français; mais celui qui ne hasarderait rien n’en serait pas moins dédaigné.

Boileau, tout en perfectionnant le goût et la langue, a donné à l’esprit français, l’on ne saurait le nier, une disposition très défavorable à la poésie. Il n’a parlé que de ce qu’il fallait éviter, il n’a insisté que sur des préceptes de raison et de sagesse, qui ont introduit dans la littérature une sorte de pédanterie très nuisible au sublime élan des arts. Nous avons en français des chefs-d’œuvre de versification; mais comment peut-on appeler la versification de la poésie! Traduire en vers ce qui était fait pour rester en prose, exprimer en dix syllabes, comme Pope, les jeux de cartes et leurs moindres détails, ou comme les derniers poèmes qui ont paru chez nous, le trictrac, les échecs, la chimie: c’est un tour de passe-passe en fait de paroles; c’est composer avec les mots, comme avec les notes, des sonates sous le nom de poème.

Il faut cependant une grande connaissance de la langue poétique pour décrire ainsi noblement les objets qui prêtent le moins à l’imagination, et l’on a raison d’admirer quelques morceaux détachés de ces galeries de tableaux; mais les transitions qui les lient entre eux sont nécessairement prosaïques, comme ce qui se passe dans la tête de l’écrivain. Il s’est dit:—Je ferai des vers sur ce sujet, puis sur celui-ci, puis sur celui-là;—et, sans s’en apercevoir, il nous met dans la confidence de sa manière de travailler. Le véritable poète conçoit, pour ainsi dire, tout son poème à la fois au fond de son âme; sans les difficultés du langage, il improviserait, comme la sibylle et les prophètes, les hymnes saints du génie. Il est ébranlé par ses conceptions comme par un événement de sa vie; un monde nouveau s’offre à lui; l’image sublime de chaque situation, de chaque caractère, de chaque beauté de la nature, frappe ses regards, et son cœur bat pour un bonheur céleste qui traverse comme un éclair l’obscurité du sort. La poésie est une possession momentanée de tout ce que notre âme souhaite; le talent fait disparaître les bornes de l’existence, et change en images brillantes le vague espoir des mortels.

Il serait plus aisé de décrire les symptômes du talent que de lui donner des préceptes; le génie se sent comme l’amour, par la profondeur même de l’émotion dont il pénètre celui qui en est doué: mais si l’on osait donner des conseils à ce génie, dont la nature veut être le seul guide, ce ne seraient pas des conseils purement littéraires qu’on devrait lui adresser: il faudrait parler aux poètes comme à des citoyens, comme à des héros; il faudrait leur dire:—Soyez vertueux, soyez croyants, soyez libres, respectez ce que vous aimez, cherchez l’immortalité dans l’amour, et la Divinité dans la nature; enfin, sanctifiez votre âme comme un temple, et l’ange des nobles pensées ne dédaignera pas d’y apparaître.

CHAPITRE XI

De la poésie classique et de la poésie romantique.

Le nom de romantique a été introduit nouvellement en Allemagne, pour désigner la poésie dont les chants des troubadours ont été l’origine, celle qui est née de la chevalerie et du christianisme. Si l’on n’admet pas que le paganisme et le christianisme, le Nord et le Midi, l’antiquité et le moyen âge, la chevalerie et les institutions grecques et romaines, se sont partagé l’empire de la littérature, l’on ne parviendra jamais à juger sous un point de vue philosophique le goût antique et le goût moderne.

On prend quelquefois le mot classique comme synonyme de perfection. Je m’en sers ici dans une autre acception, en considérant la poésie classique comme celle des anciens, et la poésie romantique comme celle qui tient de quelque manière aux traditions chevaleresques. Cette division se rapporte également aux deux ères du monde; celle qui a précédé l’établissement du christianisme, et celle qui l’a suivi.

On a comparé aussi dans divers ouvrages allemands la poésie antique à la sculpture, et la poésie romantique à la peinture; enfin, l’on a caractérisé de toutes les manières la marche de l’esprit humain, passant des religions matérialistes aux religions spiritualistes, de la nature à la Divinité.

La nation française, la plus cultivée des nations latines, penche vers la poésie classique, imitée des Grecs et des Romains. La nation anglaise, la plus illustre des nations germaniques, aime la poésie romantique et chevaleresque, et se glorifie des chefs-d’œuvre qu’elle possède en ce genre. Je n’examinerai point ici lequel de ces deux genres de poésie mérite la préférence: il suffit de montrer que la diversité des goûts, à cet égard, dérive non seulement de causes accidentelles, mais aussi des sources primitives de l’imagination et de la pensée.

Il y a dans les poèmes épiques et dans les tragédies des anciens, un genre de simplicité qui tient à ce que les hommes étaient identifiés à cette époque avec la nature, et croyaient dépendre du destin, comme elle dépend de la nécessité. L’homme, réfléchissant peu, portait toujours l’action de son âme au dehors; la conscience elle-même était figurée par des objets extérieurs, et les flambeaux des Furies secouaient les remords sur la tête des coupables. L’événement était tout dans l’antiquité; le caractère tient plus de place dans les temps modernes; et cette réflexion inquiète, qui nous dévore souvent comme le vautour de Prométhée, n’eût semblé que de la folie, au milieu des rapports clairs et prononcés qui existaient dans l’état civil et social des anciens.

On ne faisait en Grèce, dans le commencement de l’art, que des statues isolées; les groupes ont été composés plus tard. On pourrait dire de même, avec vérité, que dans tous les arts il n’y avait point de groupes: les objets représentés se succédaient comme dans les bas-reliefs, sans combinaison, sans complication d’aucun genre. L’homme personnifiait la nature; des nymphes habitaient les eaux, des hamadryades les forêts: mais la nature, à son tour, s’emparait de l’homme, et l’on eût dit qu’il ressemblait au torrent, à la foudre, au volcan, tant il agissait par une impulsion involontaire, et sans que la réflexion pût en rien altérer les motifs ni les suites de ses actions. Les anciens avaient, pour ainsi dire, une âme corporelle, dont tous les mouvements étaient forts, directs et conséquents; il n’en est pas de même du cœur humain développé par le christianisme: les modernes ont puisé dans le repentir chrétien l’habitude de se replier continuellement sur eux-mêmes.

Mais, pour manifester cette existence tout intérieure, il faut qu’une grande variété dans les faits présente sous toutes les formes les nuances infinies de ce qui se passe dans l’âme. Si de nos jours les beaux-arts étaient astreints à la simplicité des anciens, nous n’atteindrions pas à la force primitive qui les distingue, et nous perdrions les émotions intimes et multipliées dont notre âme est susceptible. La simplicité de l’art, chez les modernes, tournerait facilement à la froideur et à l’abstraction, tandis que celle des anciens était pleine de vie. L’honneur et l’amour, la bravoure et la pitié sont les sentiments qui signalent le christianisme chevaleresque; et ces dispositions de l’âme ne peuvent se faire voir que par les dangers, les exploits, les amours, les malheurs, l’intérêt romantique enfin, qui varie sans cesse les tableaux. Les sources des effets de l’art sont donc différentes, à beaucoup d’égards, dans la poésie classique et dans la poésie romantique; dans l’une, c’est le sort qui règne, dans l’autre, c’est la Providence; le sort ne compte pour rien les sentiments des hommes, la Providence ne juge les actions que d’après les sentiments. Comment la poésie ne créerait-elle pas un monde d’une toute autre nature, quand il faut peindre l’œuvre d’un destin aveugle et sourd, toujours en lutte avec les mortels, ou cet ordre intelligent auquel préside un Être suprême, que notre cœur interroge, et qui répond à notre cœur!

La poésie païenne doit être simple et saillante comme les objets extérieurs; la poésie chrétienne a besoin des mille couleurs de l’arc-en-ciel pour ne pas se perdre dans les nuages. La poésie des anciens est plus pure comme art, celle des modernes fait verser plus de larmes; mais la question pour nous n’est pas entre la poésie classique et la poésie romantique; mais entre l’imitation de l’une et l’inspiration de l’autre. La littérature des anciens est chez les modernes une littérature transplantée: la littérature romantique ou chevaleresque est chez nous indigène, et c’est notre religion et nos institutions qui l’ont fait éclore. Les écrivains imitateurs des anciens se sont soumis aux règles du goût les plus sévères; car ne pouvant consulter ni leur propre nature, ni leurs propres souvenirs, il a fallu qu’ils se conformassent aux lois d’après lesquelles les chefs-d’œuvre des anciens peuvent être adaptés à notre goût, bien que toutes les circonstances politiques et religieuses qui ont donné le jour à ces chefs-d’œuvre soient changées. Mais ces poésies d’après l’antique, quelque parfaites qu’elles soient, sont rarement populaires, parce qu’elles ne tiennent, dans le temps actuel, à rien de national.

La poésie française, étant la plus classique de toutes les poésies modernes, est la seule qui ne soit pas répandue parmi le peuple. Les stances du Tasse sont chantées par les gondoliers de Venise; les Espagnols et les Portugais de toutes les classes savent par cœur les vers de Calderon et de Camoëns. Shakespeare est autant admiré par le peuple en Angleterre que par la classe supérieure. Des poèmes de Gœthe et de Bürger sont mis en musique, et vous les entendez répéter des bords du Rhin jusqu’à la Baltique. Nos poètes français sont admirés par tout ce qu’il y a d’esprits cultivés chez nous et dans le reste de l’Europe; mais ils sont tout à fait inconnus aux gens du peuple et aux bourgeois même des villes, parce que les arts en France ne sont pas, comme ailleurs, natifs du pays même où leurs beautés se développent.

Quelques critiques français ont prétendu que la littérature des peuples germaniques était encore dans l’enfance de l’art; cette opinion est tout à fait fausse; les hommes les plus instruits dans la connaissance des langues et des ouvrages des anciens n’ignorent certainement pas les inconvénients et les avantages du genre qu’ils adoptent, ou de celui qu’ils rejettent; mais leur caractère, leurs habitudes et leurs raisonnements les ont conduits à préférer la littérature fondée sur les souvenirs de la chevalerie, sur le merveilleux du moyen-âge, à celle dont la mythologie des Grecs est la base. La littérature romantique est la seule qui soit susceptible encore d’être perfectionnée, parce qu’ayant ses racines dans notre propre sol, elle est la seule qui puisse croître et se vivifier de nouveau; elle exprime notre religion; elle rappelle notre histoire; son origine est ancienne, mais non antique.

La poésie classique doit passer par les souvenirs du paganisme pour arriver jusqu’à nous: la poésie des Germains est l’ère chrétienne des beaux-arts: elle se sert de nos impressions personnelles pour nous émouvoir: le génie qui l’inspire s’adresse immédiatement à notre cœur, et semble évoquer notre vie elle-même comme un fantôme, le plus puissant et le plus terrible de tous.

CHAPITRE XII

Des poèmes allemands.

On doit conclure, ce me semble, des diverses réflexions que contient le chapitre précédent, qu’il n’y a guère de poésie classique en Allemagne, soit que l’on considère cette poésie comme imitée des anciens, ou qu’on entende seulement par ce mot le plus haut degré possible de perfection. La fécondité de l’imagination des Allemands les appelle à produire plutôt qu’à corriger; aussi peut-on difficilement citer, dans leur littérature, des écrits généralement reconnus pour modèles. La langue n’est pas fixée; le goût change à chaque nouvelle production des hommes de talent; tout est progressif, tout marche, et le point stationnaire de perfection n’est point encore atteint; mais est-ce un mal? Chez toutes les nations où l’on s’est flatté d’y être parvenu, l’on a vu presque immédiatement après commencer la décadence, et les imitateurs succéder aux écrivains classiques, comme pour dégoûter d’eux.

Il y a en Allemagne un aussi grand nombre de poètes qu’en Italie: la multitude des essais, dans quelque genre que ce soit, indique quel est le penchant naturel d’une nation. Quand l’amour de l’art y est universel, les esprits prennent d’eux-mêmes la direction de la poésie, comme ailleurs celle de la politique, ou des intérêts mercantiles. Il y avait chez les Grecs une foule de poètes, et rien n’est plus favorable au génie que d’être environné d’un grand nombre d’hommes qui suivent la même carrière. Les artistes sont des juges indulgents pour les fautes, parce qu’ils connaissent les difficultés; mais ce sont aussi des approbateurs exigeants; il faut de grandes beautés, et des beautés nouvelles, pour égaler à leurs yeux les chefs-d’œuvre dont ils s’occupent sans cesse. Les Allemands improvisent, pour ainsi dire, en écrivant; et cette grande facilité est le véritable signe du talent dans les beaux-arts; car ils doivent, comme les fleurs du midi, naître sans culture; le travail les perfectionne, mais l’imagination est abondante lorsqu’une généreuse nature en a fait don aux hommes. Il est impossible de citer tous les poètes allemands qui mériteraient un éloge à part; je me bornerai à considérer seulement, d’une manière générale, les trois écoles que j’ai déjà distinguées, en indiquant la marche historique de la littérature allemande.

Wieland a imité Voltaire dans ses romans; souvent Lucien, qui, sous le rapport philosophique est le Voltaire de l’antiquité; quelquefois l’Arioste, et, malheureusement aussi, Crébillon. Il a mis en vers plusieurs contes de chevalerie, Gandalin, Gérion le Courtois, Obéron, etc., dans lesquels il y a plus de sensibilité que dans l’Arioste, mais toujours moins de grâce et de gaîté. L’Allemand ne se meut pas, sur tous les sujets, avec la légèreté de l’italien; et les plaisanteries qui conviennent à cette langue, un peu surchargée de consonnes, ce sont plutôt celles qui tiennent à l’art de caractériser fortement qu’à celui d’indiquer à demi. Idris et le Nouvel Amadis sont des contes de fées dans lesquels la vertu des femmes est à chaque page l’objet de ces éternelles plaisanteries qui ont cessé d’être immorales à force d’être ennuyeuses. Les contes de chevalerie de Wieland me semblent beaucoup meilleurs que ses poèmes imités du grec, Musarion, Endymion, Ganymède, le Jugement de Pâris, etc. Les histoires chevaleresques sont nationales en Allemagne. Le génie naturel du langage et des poètes se prête à peindre les exploits et les amours de ces chevaliers et de ces belles, dont les sentiments étaient tout à la fois si forts et si naïfs, si bienveillants et si décidés; mais en voulant mettre des grâces modernes dans les sujets grecs, Wieland les a rendus nécessairement maniérés. Ceux qui prétendent modifier le goût antique par le goût moderne, ou le goût moderne par le goût antique, sont presque toujours affectés. Pour être à l’abri de ce danger, il faut prendre chaque chose pleinement dans sa nature.

L’Obéron passe en Allemagne presque pour un poème épique. Il est fondé sur une histoire de chevalerie française, Huon de Bourdeaux, dont M. de Tressan a donné l’extrait; le génie Obéron et la fée Titania, tels que Shakespeare les a peints, dans sa pièce intitulée Rêve d’une nuit d’été, servent de mythologie à ce poème. Le sujet en est donné par nos anciens romanciers; mais on ne saurait trop louer la poésie dont Wieland l’a enrichi. La plaisanterie tirée du merveilleux y est maniée avec beaucoup de grâce et d’originalité. Huon est envoyé en Palestine, par suite de diverses aventures, pour demander en mariage la fille du sultan, et quand le son du cor singulier qu’il possède met en danse tous les personnages les plus graves qui s’opposent au mariage, on ne se lasse point de cet effet comique, habilement répété; et mieux le poète a su peindre le sérieux pédantesque des imans et des vizirs de la cour du sultan, plus leur danse involontaire amuse les lecteurs. Quand Obéron emporte sur un char ailé les deux amants dans les airs, l’effroi de ce prodige est dissipé par la sécurité que l’amour leur inspire. «En vain la terre, dit le poète, disparaît à leurs yeux; en vain la nuit couvre l’atmosphère de ses ailes obscures; une lumière céleste rayonne dans leurs regards pleins de tendresse: leurs âmes se réfléchissent l’une dans l’autre; la nuit n’est pas la nuit pour eux; l’Élysée les entoure; le soleil éclaire le fond de leur cœur; et l’amour, à chaque instant, leur fait voir des objets toujours délicieux et toujours nouveaux».

La sensibilité ne s’allie guère en général avec le merveilleux; il y a quelque chose de si sérieux dans les affections de l’âme, qu’on n’aime pas à les voir compromises au milieu des jeux de l’imagination; mais Wieland a l’art de réunir ces fictions fantastiques avec des sentiments vrais, d’une manière qui n’appartient qu’à lui.

Le baptême de la fille du sultan, qui se fait chrétienne pour épouser Huon, est encore un morceau de la plus grande beauté; changer de religion par amour est un peu profane; mais le christianisme est tellement la religion du cœur, qu’il suffit d’aimer avec dévouement et pureté pour être déjà converti. Obéron a fait promettre aux deux jeunes époux de ne pas se donner l’un à l’autre avant leur arrivée à Rome: ils sont ensemble dans le même vaisseau, et séparés du monde; l’amour les fait manquer à leur vœu. Alors la tempête se déchaîne, les vents sifflent, les vagues grondent, et les voiles sont déchirées; la foudre brise les mâts; les passagers se lamentent, les matelots crient au secours. Enfin le vaisseau s’entr’ouvre, les flots menacent de tout engloutir, et la présence de la mort peut à peine arracher les deux époux au sentiment du bonheur de cette vie. Ils sont précipités dans la mer: un pouvoir invisible les sauve, et les fait aborder dans une île inhabitée, où ils trouvent un solitaire que ses malheurs et sa religion ont conduit dans cette retraite.

Amanda, l’épouse de Huon, après de longues traverses, met au monde un fils, et rien n’est ravissant comme le tableau de la maternité dans le désert: ce nouvel être qui vient animer la solitude, ces regards incertains de l’enfance, que la tendresse passionnée de la mère cherche à fixer sur elle, tout est plein de sentiment et de vérité. Les épreuves auxquelles Obéron et Titania veulent soumettre les deux époux continuent; mais à la fin leur constance est récompensée. Quoiqu’il y ait des longueurs dans ce poème, il est impossible de ne pas le considérer comme un ouvrage charmant, et s’il était bien traduit en vers français, il serait jugé tel.

Avant et après Wieland, il y a eu des poètes qui ont essayé d’écrire dans le genre français et italien: mais ce qu’ils ont fait ne vaut guère la peine d’être cité: et si la littérature allemande n’avait pas pris un caractère à elle, sûrement elle ne ferait pas époque dans l’histoire des beaux-arts. C’est à la Messiade de Klopstock qu’il faut fixer l’époque de la poésie en Allemagne.

Le héros de ce poème, selon notre langage mortel, inspire au même degré l’admiration et la pitié, sans que jamais l’un de ces sentiments soit affaibli par l’autre. Un poète généreux a dit, en parlant de Louis XVI:

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