Dictionnaire raisonné de l'architecture française du XIe au XVIe siècle - Tome 7 - (P)
«... pictoribus atque poetis,
Quidlibet audendi semper fuit æqua potestas.»
Cet hommage rendu à la liberté qui doit être laissée à l'artiste fait un étrange contraste avec la rigueur des traditions de l'école byzantine, conservées presque intactes jusqu'à nos jours 63. Dans le style aussi bien que dans le faire et les procédés des peintures produites en France pendant les XIe et XIIe siècles, on reconnaît exactement les enseignements de Denis, l'auteur grec du Guide de la peinture. Nous retrouvons les recettes de ce maître grec du XIe siècle dans le traité du moine Théophile 64 (XIIe siècle), et même encore dans l'ouvrage du peintre italien Cennino Cennini, qui vivait au XIVe siècle 65; mais si les artistes du moyen âge conservèrent longtemps les procédés fournis par l'école byzantine, ils s'affranchirent très-promptement des traditions hiératiques, disons-nous, et cherchèrent leurs inspirations dans l'observation de la nature. Toutefois (et cela est à remarquer), en donnant au style de leurs oeuvres un caractère de moins en moins traditionnel, nos artistes occidentaux, surtout en France, surent laisser à leurs peintures une harmonie décorative jusque vers le milieu du XVe siècle, en maintenant le principe du dessin enluminé et légèrement modelé. Nos artistes en France, en ce qui touche au dessin, à l'observation juste du geste, de la composition, de l'expression même, s'émancipèrent avant les maîtres de l'Italie; les peintures et les vignettes des manuscrits qui nous restent du XIIIe siècle en sont la preuve, et cinquante ans avant Giotto nous possédions en France des peintures qui avaient déjà fait faire à l'art les progrès qu'on attribue à l'élève Cimabue 66. De la fin du XIIe au XVe siècle le dessin se modifie. D'abord rivé aux traditions byzantines, bientôt il rejette ces données conventionnelles d'école, il cherche des principes dérivant d'une observation de la nature, sans toutefois abandonner le style; l'étude du geste atteint bientôt une délicatesse rare, puis vient la recherche de ce qu'on appelle l'expression. Le modelé, sans atteindre à l'effet, s'applique à marquer les plans.
On reconnaît des efforts de composition remarquables dès la seconde moitié du XIIIe siècle. L'idée dramatique est admise, les scènes prennent parfois un mouvement d'une énergie puissante. Vers le milieu du XIVe siècle, de fin, de délicat, le dessin penche déjà vers la manière; les types admis se perdent pour être remplacés par l'imitation de la nature individuelle: l'exagération de ce parti est sensible au commencement du XVe siècle, à ce point que le laid s'introduit dans l'art de la peinture, et arrive trop souvent à s'emparer de toute forme. En même temps on reconnaît que l'habileté de la main est extrême, que les artistes possèdent des procédés excellents, et qu'ils poussent à l'excès la recherche du détail, la minutie dans l'exécution, dans l'étude des accessoires.
La coloration subit des transformations moins rapides: l'harmonie de la peinture monumentale est toujours soumise à un principe essentiellement décoratif; cette harmonie change de tonalité, il est vrai, mais c'est toujours une harmonie applicable aux sujets comme aux ornements. Ainsi, par exemple, au XIIe siècle, cette harmonie est absolument celle des peintures grecques, toutes très-claires pour les fonds. Pour les figures comme pour les ornements, ton local, qui est la couleur et remplace ce que nous appelons la demi-teinte; rehauts clairs, presque blancs, sur toutes les saillies; modelé brun égal pour toutes les nuances; finesses soit en clair sur les grandes parties sombres, soit en brun sur les grandes parties claires, afin d'éviter, dans l'ensemble, les taches. Couleurs rompues, jamais absolues 67, au moins dans les grandes parties; quelquefois emploi du noir comme rehauts. L'or admis comme broderie, comme points brillants, nimbes; jamais, ou très-rarement, comme fond. Couleurs dominantes, l'ocre jaune, le brun-rouge clair, le vert de nuances diverses; couleurs secondaires, le rose pourpre, le violet pourpre clair, le bleu clair. Toujours un trait brun entre chaque couleur juxtaposée. Il est rare, d'ailleurs, dans l'harmonie des peintures de XIIe siècle, que l'on trouve deux couleurs d'une valeur égale posées l'une à côté de l'autre, sans qu'il y ait entre elles une couleur d'une valeur inférieure. Ainsi, par exemple, entre un brun rouge et un vert de valeur égale, il y aura un jaune ou un bleu très clair; entre un bleu et un vert de valeur égale, il y aura un rose pourpre clair. Aspect général, doux, sans heurt, clair, avec des fermetés très-vives obtenues par le trait brun ou le rehaut blanc. Vers le milieu du XIIIe siècle, cette tonalité change. Les couleurs franches dominent, particulièrement le bleu et le rouge. Le vert ne sert plus que de moyen de transition; les fonds deviennent sombres, brun rouge, bleu intense, noirs même quelquefois, or, mais dans ce cas toujours gaufrés. Le blanc n'apparaît plus guère que comme filets, rehauts délicats; l'ocre jaune n'est employée que pour des accessoires; le modelé se fond et participe de la couleur locale. Les tons sont toujours séparés par un trait brun très-foncé ou même noir. L'or apparaît déjà en masse sur les vêtements, mais il est, ou gaufré, ou accompagné de rehauts bruns. Les chairs sont claires. Aspect général chaud, brillant, également soutenu, sombre même, s'il n'était réveillé par l'or. Vers la fin du XIIIe siècle, la tonalité devient plus heurtée; les fonds noirs apparaissent souvent, ou bleu très-intense, ou brun rouge, rehaussés de noir; les vêtements, en revanche, prennent des tons clairs, rose, vert clair, jaune rosé, bleu très-clair; l'emploi de l'or est moins fréquent; le blanc, et surtout le blanc gris, le blanc verdâtre, couvrent les draperies. Celles-ci parfois sont polychromes, blanches, par exemple, avec des bandes transversales rouges brodées de blanc, ou de noir, ou d'or. Les chairs sont presque blanches. Au XIVe siècle, les tons gris, gris vert, vert clair, rose clair, dominent; le bleu est toujours modifié: s'il apparaît pur, c'est seulement dans des fonds, et il est tenu clair. L'or est rare; les fonds noirs ou brun rouge, ou ocre jaune, persistent; le dessin brun est fortement accusé et le modelé très-passé. Les rehauts blancs n'existent plus, mais les rehauts noirs ou bruns sont fréquents; les chairs sont très-claires. L'aspect général est froid. Le dessin l'emporte sur la coloration, et il semble que le peintre ait craint d'en diminuer la valeur par l'opposition de tons brillants. Vers la seconde moitié du XIVe siècle, les fonds se chargent de couleurs variées comme une mosaïque, ou présentent des damasquinages ton sur ton. Les draperies et les chairs restent claires; le noir disparaît des fonds, il ne sert plus que pour redessiner les formes; l'or se mêle aux mosaïques des fonds; les accessoires sont clairs, en grisailles rehaussées de tons légers ou d'ornements d'or. L'aspect général est doux, brillant; les couleurs sont très-divisées, tandis qu'au commencement du XVe siècle elles apparaissent par plaques, chaudes, intenses. Alors le modelé est très-poussé, bien que la direction de la lumière ne soit pas encore déterminée nettement. Les parties saillantes sont les plus claires, et cela tient au procédé employé dans la peinture décorative. Mais dans les fonds, les accessoires, arbres, palais, bâtiments, etc., sont déjà traités d'une manière plus réelle; la perspective linéaire est quelquefois cherchée, quant à la perspective aérienne, on n'y songe point encore. Les étoffes sont rendues avec adresse, les chairs très-délicatement modelées; l'or se mêle un peu partout, aux vêtements, aux cheveux, aux détails des accessoires, et l'on ne voit pas de ces sacrifices considérés comme nécessaires, avec raison, dans la peinture de tableau. L'accessoire le plus insignifiant est peint avec autant de soin, est tout autant dans la lumière que le personnage principal. C'est là une des conditions de la peinture monumentale. Sur les parois d'une salle vues toujours obliquement, ce que l'oeil demande, c'est une harmonie générale soutenue, une surface également solide, également riche, non point des percées et des plans dérobés par des tons sacrifiés qui dérangent les proportions et les partis de l'architecture. Ces données générales établies, nous passons à l'étude des styles de la peinture de sujets et à celle des procédés employés.
Nous l'avons dit plus haut, les peintures les plus anciennes que nous possédions en France, présentant un ensemble passablement complet, sont celles de l'église de Saint-Savin, près de Poitiers. Dans ces peintures, ainsi que nous l'avons encore avancé, bien que l'on retrouve les traditions de l'école byzantine, on observe cependant une certaine liberté de composition, une étude vraie du geste, une tendance dramatique, qui n'existent plus dans la peinture grecque du XIe siècle, rivée alors à des types invariables. Dans les fresques de Saint-Savin, à côté d'un personnage représenté évidemment suivant une tradition hiératique, l'artiste a donné à des groupes de figures des attitudes étudiées sur la nature. Quelques scènes ont même un mouvement dramatique très-énergiquement rendu, malgré l'imperfection et la grossièreté du dessin. Nous citerons, entre autres, les scènes de l'Apocalypse peintes sous le porche; dans l'église, sous la voûte, l'offrande de Caïn et d'Abel, la fuite en Égypte, la construction de la tour de Babel, l'ivresse de Noé, les funérailles d'Abraham (fig. 1); Joseph vendu par ses frères; Joseph accusé par la femme de Putiphar.
Dans ces compositions on remarque de la grandeur, un sentiment vrai, puissant, des hardiesses même, qui font assez voir que cette école du Poitou ne se bornait pas à la reproduction sèche des peintures byzantines. Plus tard cependant, au XIIe siècle, nous retrouvons des peintures françaises se soumettant scrupuleusement aux traditions grecques: telles sont celles de la chapelle du Liget 68, dont le dessin, les types, les compositions, le modelé, se rapprochent exactement de l'école de Byzance 69, au point qu'on les pourrait attribuer à un artiste de cette école.
Dans les peintures de la chapelle du Liget, si l'art est soumis à une sorte d'archaïse, on sent la recherche du beau, on aperçoit les dernières lueurs de l'antiquité, si brillantes encore dans les catacombes de la Rome chrétienne.
La figure 2, qui donne l'un des personnages peints sur les parois de la chapelle du Liget, suffit pour faire ressortir les rapports existant entre cet art du XIIe siècle et celui des époques primitives de la peinture byzantine. Les tons de ces peintures sont doux, le dessin large et ferme. Les couleurs sont: le jaune clair pour la chasuble, avec ornements bruns; le vert pour le capuchon rabattu, le blanc pour la robe; le brun rouge clair pour le manipule et le nimbe, ainsi que pour le fond. Le dessin est soutenu par un trait brun.
Pendant la période du moyen âge comprise entre le Xe siècle et la fin du XIIe, il y avait donc, dans l'art de la peinture plus encore que dans l'architecture en France, diversité d'écoles, tâtonnements; ici une soumission entière aux maîtres byzantins, là tentatives d'émancipation, observation de la nature, étude du geste, recherche de l'effet dramatique. En Auvergne, par exemple, au XIIe siècle, il existait une puissante école de peinture, serrée dans son exécution, belle par son style, autant que des fragments, rares aujourd'hui, nous permettent de l'apprécier. Mais alors (à la fin du XIIe siècle), l'attention des populations au nord de la Loire semblait se concentrer sur les développements d'une architecture nouvelle. On abandonnait les sujets peints sur les murailles pour se livrer à l'exécution de la peinture translucide des vitraux. D'ailleurs l'architecture nouvellement inaugurée n'offrait plus aux artistes de ces grandes surfaces nues propres à la peinture. La peinture se bornait à la coloration de la sculpture et aux décorations obtenues par des combinaisons d'ornements. Mais dans les cartons de leurs vitraux, les peintres avaient l'occasion de développer largement leur talent, et l'art ne restait pas stationnaire. Lorsque la fièvre d'architecture qui s'empara des populations du domaine royal de 1160 à 1230 fut un peu calmée, on vit la peinture de sujets reparaître sur les surfaces intérieures des édifices, et l'on put reconnaître les pas immenses qu'elle avait faits dans l'observation attentive de la nature, dans la recherche du beau et dans l'exécution. Il faut bien le reconnaître toutefois, elle avait perdu beaucoup au point de vue du grand style, tel que l'antiquité l'avait compris; elle penchait déjà vers la manière, l'exagération de l'expression; le geste était toujours vrai, le dessin s'était épuré, mais la grandeur faisait place à la recherche d'une certaine grâce déjà coquette.
Villard de Honnecourt, qui vivait alors (de 1230 à 1270), nous a laissé,
sur les méthodes des peintres de son temps, des renseignements
précieux
70. Les vignettes de ce manuscrit reproduites en fac-simile
dans les planches XXXIV, XXXV, XXXVI et XXXVII, nous donnent certains
procédés pratiques pour obtenir les attitudes et les gestes des figures,
au moyen de combinaisons de lignes droites ou d'arcs de cercle et de
figures géométriques; nous nous bornerons à présenter ici un seul des
exemples fournis, afin de faire saisir les méthodes sur lesquelles
Villard s'appuie.
Voici (fig. 3) deux lutteurs que le dessinateur paraît vouloir montrer comme étant de forces égales 71. Le procédé de tracé est celui-ci (fig. 4).
Soit un triangle équilatéral ABC, dont la base AB, divisée en deux parties égales, donne deux autres triangles équilatéraux secondaires. La ligne d'axe DC étant prolongée, sur ce prolongement en E nous prenons un point, centre des arcs de cercle, FG, HI. Sur l'arc FG, ayant marqué deux points O, O, ces points sont les centres des arcs KL. Ainsi, les côtés du grand triangle équilatéral et les côtés des deux petits triangles nous donnent la direction des jambes des lutteurs; les deux arcs FG, HI, le mouvement des genoux et des torses; les arcs KL, la ligne des dos des deux figures. D'où s'ensuit la stabilité des personnages et la relation de leur attitude. Villard, qui n'est pas un peintre, mais un architecte, ne donne qu'un certain nombre de ces figures obtenues au moyen de tracés géométriques, et principalement de triangles; mais il nous fait suffisamment connaître ainsi quelles étaient les méthodes pratiques employées par les imagiers; méthodes qui obligeaient les artistes les plus médiocres à se renfermer dans l'observation de certaines lois très-simples, d'une application facile, à l'aide desquelles ils restaient dans des données justes du moins, s'ils n'avaient un mérite assez élevé pour produire des chefs-d'oeuvre.
Dans les peintures françaises du XIIIe siècle qui nous restent, l'art archaïque, encore conservé pendant la période du XIIe siècle, est abandonné; les artistes cherchent non-seulement la vérité dans le geste, mais une souplesse dans les poses; déjà éloignée de la rigidité du dessin byzantin. Le faire devient plus libre, l'observation de la nature plus délicate.
L'exemple que nous donnons ici (fig. 5), copié sur un fragment d'une peinture de la fin du XIIIe siècle 72, explique en quoi consiste ce changement ou plutôt ce progrès dans l'art. Ici le trois-quarts de la tête de la Vierge est finement tracé. La pose ne manque pas de souplesse, les draperies sont dessinées avec une liberté et une largeur remarquables au moyen d'un trait brun rouge 73. On voit que le peintre a dû opérer sur un décalque ne donnant qu'une masse générale, une silhouette et quelques linéaments principaux, et que les détails ont été rendus au bout de pinceau. Certains repentirs même ont été laissés apparents, dans le bas du manteau du côté gauche. Souvent ces peintures murales sont de véritables improvisations; ces artistes ne faisaient des cartons que pour des sujets étudiés avec un soin exceptionnel. Or, pour tracer comme un croquis une figure de grandeur naturelle, il faut posséder des méthodes sûres, très-arrêtées.
Les peintres byzantins ne faisaient pas, et encore aujourd'hui, ne font pas de cartons; ils peignent immédiatement sur le mur. Pendant le moyen âge, en Occident, on procédait de la même manière: c'est ce qui explique l'utilité absolue de ces recettes données dans le Guide de la peinture cité plus haut, dans l'essai du moine Théophile et dans le traité de Cennino Cennini. D'ailleurs, comment ces artistes qui couvraient en peu de temps des surfaces très-étendues auraient-ils eu le temps de faire des cartons; tout au plus pouvaient-ils préparer des maquettes à une échelle réduite. Pendant les XIIe et XIIIe siècles, les traits gravés dans l'enduit frais ne se voient qu'exceptionnellement, et ces traits indiquent toujours le décalque d'un carton; on aperçoit souvent au contraire des traits légers faits au pinceau, couverts de la couche colorante sur laquelle le trait définitif qui est une façon de modelé, vient s'apposer. Ce trait définitif, corrige, rectifie l'esquisse primitive, la modifie même parfois complétement, et nous ne connaissons guère de peintures des XIIe, XIIIe et XIVe siècles sans repentirs.
Les peintres du XIIe siècle employaient plusieurs sortes de peintures: la peinture à fresque, la peinture à la colle, à l'oeuf, et la peinture à l'huile. Cette dernière, faute d'un siccatif, n'était toutefois employée que pour de petits ouvrages, des tableaux sur panneaux que l'on pouvait facilement exposer au soleil. Pour l'emploi de la peinture à fresque, c'est-à-dire sur enduit de mortier frais, l'artiste commençait, ainsi que nous venons de le dire, par tracer avec de l'ocre rouge délayée dans de l'eau pure les masses de ses personnages, puis il posait le ton local qui faisait la demi-teinte, par couches successives, mêlant de la chaux au ton; il modelait les parties saillantes, ajoutant une plus grande partie de chaux à mesure qu'il arrivait aux dernières couches; puis avec du brun rouge mêlé de noir, il redessinait les contours, les plis, les creux, les linéaments intérieurs des nus ou des draperies.
Cette opération devait être faite rapidement, afin de ne pas laisser sécher complétement l'enduit et les premières couches. Cette façon de peindre dans la pâte donne une douceur et un éclat particuliers à ce genre de travail, et un modelé qui, d'un bleu intense, arrivant par exemple sur les parties saillantes ou claires, au blanc presque pur, n'est ni sec ni criard, chaque ton superposé s'embuvant dans le ton inférieur et y participant. L'habileté du praticien consiste à connaître exactement le degré de siccité qu'il faut laisser prendre à chaque couche avant d'en apposer une nouvelle. Si cette couche est trop humide, le ton apposé la détrempe de nouveau et fait avec elle une boue tachée, lourde, sale; si elle est trop sèche, le ton apposé ne tient pas, ne s'emboit pas, et forme un cerné sombre sur son contour. Le trait noir brun, si nécessaire et qui accuse les silhouettes et les formes intérieures, les ombres, les plis, etc., était souvent placé lorsque le modelé par couches successives était sec, afin d'obtenir plus de vivacité et de netteté. Alors on le collait avec de l'oeuf ou de la colle de peau. Aussi voit-on souvent, dans ces anciennes fresques, ce trait brun se détacher par écailles et ne pas faire corps avec l'enduit.
L'emploi de la chaux comme assiette et même comme appoint lumineux dans chaque ton, ne permettait au peintre que l'usage de certaines couleurs, telles que les terres, le cobalt bleu ou vert. Cette obligation de n'employer que les terres et un très-petit nombre de couleurs minérales, contribuait à donner à ces peintures une harmonie très-douce et pour ainsi dire veloutée. Au XIIIe siècle, cette harmonie paraissant trop pâle en regard des vitraux colorés qui donnent des tons d'une intensité prodigieuse, on dut renoncer à la peinture à fresque, afin de pouvoir employer les oxydes de plomb, les verts de cuivre et même des laques. D'ailleurs, l'architecture adoptée ne permettant pas les enduits, il fallait bien trouver un procédé de peinture qui facilitât l'apposition directement sur la pierre. En effet, divers procédés furent employés. Les plus communs sont: la peinture à l'oeuf, sorte de détrempe légère et solide; la peinture à la colle de peau ou à la colle d'os, également très-durable lorsqu'elle n'est pas soumise à l'humidité. La plus solide est la peinture à la résine dissoute dans un alcool, mais ce procédé assez dispendieux, n'était employé que pour des travaux délicats. Quelquefois aussi on se contentait d'un lait de chaux appliqué comme assiette, et sur lequel on peignait à l'eau avant que cette couche de chaux, mise à la brosse, fût sèche. La peinture à l'huile très-clairement décrite par le moine Théophile, et adoptée avant lui, puisqu'il ne s'en donne pas comme l'inventeur, ne s'employait, ainsi que nous le disions plus haut, que sur des panneaux, à cause du temps qu'il fallait laisser à chaque couche pour qu'elle pût sécher au soleil, les siccatifs n'étant pas encore en usage 74.
La peinture à la gomme, employée au XIIe siècle, paraît avoir été fréquemment pratiquée par les peintres du XIIIe pour de menus objets, tels que retables, boiseries, etc. «Si vous voulez accélérer votre travail, dit Théophile 75, prenez de la gomme qui découle du cerisier ou du prunier, et la coupant en petites parcelles, placez-la dans un vase de terre; versez de l'eau abondamment, puis exposez au soleil, ou bien, en hiver, sur un feu doux, jusqu'à ce que la gomme se liquéfie. Mêlez soigneusement au moyen d'une baguette, passez à travers un linge; broyez les couleurs (avec) et appliquez-les. Toutes les couleurs et leurs mélanges peuvent être broyés et posés à l'aide de cette gomme, excepté le minium, la céruse et le carmin, qui doivent se broyer et s'appliquer avec du blanc d'oeuf...» Ces peintures à la gomme, ou même à l'huile, étaient habituellement recouvertes d'un vernis composé de gomme arabique dissoute à chaud dans l'huile de lin 76; elles avaient ainsi un éclat extraordinaire.
Les artistes du XIIIe siècle, en peignant des sujets dans des salles garnies de vitraux colorés, tenaient à leur donner un brillant et une solidité de ton supérieurs à la peinture d'ornement et qui pussent lutter avec l'or très-fréquemment employé alors. Pour obtenir cet éclat, ils devaient faire usage des glacis, et en effet la coloration des figures, lorsqu'elles sont peintes avec quelque soin, est obtenue principalement par des appositions de couleurs transparentes sur une préparation en camaïeux très modelés. Ces artistes, soit par tradition, soit d'instinct, avaient le sentiment de l'harmonie (leurs vitraux en sont une preuve évidente pour tout le monde). Du jour que l'or entrait dans la décoration pour une forte part, il fallait nécessairement modifier l'harmonie douce et claire admise par les peintres du XIIe siècle. L'or est un métal et non une couleur, et sa présence en larges surfaces dans la peinture force le peintre à changer toute la gamme de ses tons. L'or a des reflets clairs très-vifs, très-éclatants, des demi-teintes et des ombres d'une intensité et d'une chaleur auprès desquelles toute couleur devient grise, si elle est claire, obscure et lourde, si elle est sombre 77. Pour pouvoir lutter avec ces clairs si brillants et ces demi-teintes si chaudes de l'or, il fallait des tons très-colorés, mais qui, pour ne pas paraître noirs, devaient conserver la transparence d'une aquarelle. C'est ainsi que les petits sujets décorant l'arcature de la sainte Chapelle haute du Palais à Paris étaient traités. Ces sujets, qui se détachent alternativement sur un fond de verre damasquiné de dorures ou d'or gaufré, avaient été peints très-clairs, puis rehaussés par une coloration transparente très-vive et des traits bruns. Cependant, avec l'or, tous les tons n'étaient pas traités de la même manière; les bleus, les verts clairs (verts turquoise) sont empâtés, et ainsi posés, prennent une valeur très-colorante; tandis que les rouges, les verts sombres, les pourpres, les jaunes, ont besoin, pour conserver un éclat pouvant lutter avec les demi-teintes de l'or, d'être apposés en glacis. Ces glacis semblent avoir été collés au moyen d'un gluten résineux, peut-être seulement à l'aide de ce vernis composé d'huile de lin et de gomme arabique. Quant à la peinture des dessous ou empâtée, elle est fine, et est posée sur une assiette de chaux très-mince; ce n'est cependant pas de la fresque, car cette peinture s'écaille et forme couverte.
Il arrivait même souvent aux artistes peignant des sujets ou des ornements sur fond d'or, de dorer les dessous des ornements ou draperies destinés à être colorés en rouge, en pourpre ou en jaune mordoré. Alors la coloration n'était qu'un glacis très-transparent posé sur le métal, et, avec des tons très-intenses, on évitait les lourdeurs. Ces tons participaient du fond et conservaient quelque chose de son éclat métallique.
La cherté des peintures dans lesquelles l'or jouait un rôle important, les difficultés, conséquences de l'emploi de ce métal, qui entravaient le peintre à chaque pas pour conserver partout une harmonie brillante, très-soutenue, sans tomber dans la lourdeur, firent que vers la fin du XIIIe siècle, ainsi que nous l'avons dit, on adopta souvent le parti des grisailles. On avait poussé si loin, vers le milieu du XIIIe siècle, la coloration des vitraux; cette coloration écrasante avait entraîné les peintres à donner aux tons de leurs peintures un tel éclat et une telle intensité, qu'il fallait revenir en arrière. On fit alors beaucoup de vitraux en grisailles, ou l'on éclaircit la coloration translucide; l'or ne joua plus dans la peinture qu'un rôle très-secondaire et les sujets furent colorés par des tons doux, très-clairs, et, pour éviter l'effet plat et fade de ces camaïeux à peine enluminés, on les soutint par des fonds très-violents, noirs, brun-rouge, bleu intense, chargés souvent de dessins tons sur tons ou de damasquinages de couleurs variées, mais présentant une masse très vigoureuse. On ne songeait guère alors aux fonds de perspective, mais on commençait à donner aux accessoires, comme les siéges, les meubles, une apparence réelle. Peu à peu le champ de l'imitation s'étendit; après avoir peint seulement les objets touchant immédiatement aux figures suivant leur forme et leur dimension vraie, on plaça un édifice, une porte, un arbre, sur un plan secondaire; puis enfin les fonds de convention et purement décoratifs disparurent, pour faire place à une interprétation réelle du lieu où la scène se passait. Toutefois il faut constater que si les peintres, avant le XVIe siècle, cherchaient à donner une représentation réelle du lieu, ils ne songeaient, comme nous l'avons dit déjà, ni à la perspective aérienne, ni à l'effet, c'est-à-dire à la répartition de la lumière sur un point principal, ni à produire l'illusion, et que leurs peintures conservaient toujours l'aspect d'une surface plane décorée, ce qui est, croyons-nous, une des conditions essentielles de la peinture monumentale.
Nous ne pourrions nous étendre davantage, sans sortir du cadre de cet article, sur la peinture des sujets dans les édifices. D'ailleurs nous avons l'occasion de revenir sur quelques points touchant la peinture, dans les articles STYLE et VITRAIL. Nous passerons maintenant à la peinture d'ornement, à la décoration peinte proprement dite. Il y a lieu de croire que sur cette partie importante de l'art, les artistes du moyen âge n'avaient que des traditions, une expérience journalière, mais peu ou point de théories. Les traités de peinture ne s'occupent que des moyens matériels et n'entrent pas dans des considérations sur l'art, sur les méthodes à employer dans tel ou tel cas. Pour nous, qui avons absolument perdu ces traditions, et qui ne possédons qu'une expérience très-bornée de l'effet décoratif de la peinture, nous devons nécessairement nous appuyer sur l'observation des exemples passés pour reconstituer certaines théories résultant de cette expérience et de ces traditions. Il serait assez inutile à nos lecteurs de savoir que tel ornement est jaune ou bleu, si nous n'expliquons pas pourquoi il est jaune ici et bleu là, et comment il produit un certain effet dans l'un ou l'autre cas. La peinture décorative est avant tout une question d'harmonie, et il n'y a pas de système harmonique qui ne puisse être expliqué.
La peinture décorative est d'ailleurs une des parties de l'art de l'architecture difficiles à appliquer, précisément parce que les lois sont essentiellement variables en raison du lieu et de l'objet. La peinture décorative grandit ou rapetisse un édifice, le rend clair ou sombre, en altère les proportions ou les fait valoir; éloigne ou rapproche, occupe d'une manière agréable ou fatigue, divise ou rassemble, dissimule les défauts ou les exagère. C'est une fée qui prodigue le bien ou le mal, mais qui ne demeure jamais indifférente. À son gré, elle grossit ou amincit des colonnes, elle allonge ou raccourcit des piliers, élève des voûtes ou les rapproche de l'oeil, étend des surfaces ou les amoindrit; charme ou offense, concentre la pensée en une impression ou distrait et préoccupe sans cause. D'un coup de pinceau elle détruit une oeuvre savamment conçue, mais aussi d'un humble édifice elle fait une oeuvre pleine d'attraits, d'une salle froide et nue un lieu plaisant où l'on aime à rêver et dont on garde un souvenir ineffaçable.
Lui fallait-il, au moyen âge, pour opérer ces prodiges, des maîtres excellents, de ces artistes comme chaque siècle en fournit un ou deux? Non certes; elle ne demandait que quelques ouvriers peintres agissant d'après des principes dérivés d'une longue observation des effets que peuvent produire l'assemblage des couleurs et l'échelle des ornements. Alors la plus pauvre église de village badigeonnée à la chaux avec quelques touches de peinture était une oeuvre d'art, tout comme la sainte Chapelle, et l'on ne voyait pas, au milieu de la même civilisation, des ouvrages d'art d'une grande valeur ou au moins d'une richesse surprenante, et à quelque pas de là de ces désolantes peintures décoratives qui déshonorent les murailles qu'elles couvrent et font rougir les gens de goût qui les regardent.
Il n'y a, comme chacun sait, que trois couleurs, le jaune, le rouge et le bleu, le blanc et le noir étant deux négations: le blanc la lumière non colorée, et le noir l'absence de lumière. De ces trois couleurs dérivent tous les tons, c'est-à-dire des mélanges infinis. Le jaune et le bleu produisent les verts, le rouge et le bleu les pourpres, et le rouge et le jaune les orangés. Au milieu de ces couleurs et de leurs divers mélanges la présence du blanc et du noir ajoute à la lumière ou l'atténue. Précisément parce que le blanc et le noir sont deux négations et sont étrangers aux couleurs, ils sont destinés, dans la décoration, à en faire ressortir la valeur. Le blanc rayonne, le noir fait ressortir le rayonnement et le limite. Les peintres décorateurs du moyen âge, soit par instinct, soit bien plutôt par tradition, n'ont jamais coloré sans un appoint blanc ou noir, souvent avec tous les deux. Partant du simple au composé, nous allons expliquer leurs méthodes. Nous ne parlons que de la peinture des intérieurs, de celle éclairée par une lumière diffuse; nous nous occuperons en dernier lieu de la peinture extérieure, c'est-à-dire éclairée par la lumière directe. Pendant la période du moyen âge, où la peinture monumentale joue un rôle important, nous observons que l'artiste adopte d'abord une tonalité dont il ne s'écarte pas dans un même lieu. Or, ces tonalités sont peu nombreuses, elles se réduisent à trois: la tonalité obtenue par le jaune et le rouge avec l'appoint lumineux et obscur, c'est-à-dire le blanc et le noir; la tonalité obtenue avec le jaune, le rouge et le bleu, qui entraîne forcément les tons intermédiaires, c'est-à-dire le vert, le pourpre et l'orangé, toujours avec appoint blanc et noir, ou noir seul; la tonalité obtenue à l'aide de tous les tons donnés par les trois couleurs, mais avec appoint d'or et l'élément obscur, le noir, les reflets lumineux de l'or remplaçant dans ce cas le blanc.
En supposant que le jaune vaille 1, le rouge 2, le bleu 3: mêlant le jaune et le rouge, nous obtenons l'orangé, valeur 3; le jaune et le bleu, le vert, valeur 4; le rouge et le bleu, le pourpre, valeur 5. Si nous mettons des couleurs sur une surface, pour que l'effet harmonieux ne soit pas dépassé, posant seulement du jaune et du rouge, il faudra que la surface occupée par le jaune soit le double au moins de la surface occupée par le rouge. Mais si nous ajoutons du bleu à l'instant, l'harmonie devient plus compliquée; la présence seule du bleu nécessite, ou une augmentation relative considérable des surfaces jaune et rouge, ou l'appoint des tons verts et pourpres, lesquels, comme le vert, ne devront pas être au-dessous du quart et le pourpre du cinquième de la surface totale. Ce sont là des règles élémentaires de l'harmonie de la peinture décorative des artistes du moyen âge. Aussi ont-ils rarement admis toutes les couleurs et les tons qui dérivent de leur mélange, à cause des difficultés innombrables qui résultent de leur juxtaposition et de l'importance relative que doit prendre chacun de ces tons, comme surface. Dans le cas de l'adoption des trois couleurs et de leurs dérivés, l'or devient un appoint indispensable, c'est lui qui est chargé de compléter ou même de rétablir l'harmonie. Revenant aux principes les plus simples, on peut obtenir une harmonie parfaite avec le jaune et le rouge (ocre rouge), surtout à l'aide de l'appoint blanc; il est impossible d'obtenir une harmonie avec le jaune, et le bleu, ni même avec le rouge et le bleu, sans l'appoint de tons intermédiaires. Voudriez-vous décorer une salle toute blanche comme fond, avec des ornements rouges et bleus ou jaunes et bleus, même clairsemés, que l'harmonie serait impossible. Le rouge (ocre rouge) et le jaune (ocre jaune) étant les deux seules couleurs qui puissent, sans l'appoint d'autres tons, se trouver ensemble.
L'observation d'autres principes aussi élémentaires n'était pas moins familière à ces artistes. Ils avaient reconnu, par exemple, qu'une même forme d'ornement blanc ou d'un ton clair sur un fond noir, ou noir sur un fond clair, changeait de dimension. Pour nous faire bien comprendre, soient (fig. 6), en A, des billettes brun rouge sur fond blanc, ou B, blanches sur fond brun rouge: les billettes brunes paraîtront, plus on s'éloignera de la surface peinte, plus petites que les billettes blanches, et la surface occupée par le fond blanc paraîtra plus étendue que celle occupée par le fond brun. Soient deux pilastres de même largeur et de même hauteur: si l'un des deux, celui C, est décoré de lignes verticales, il paraîtra, à distance, plus long et plus étroit que celui D orné de bandes horizontales. Et pour en revenir aux observations précédentes sur la valeur harmonique des couleurs, le rouge étant supposé 2 et le bleu 3, le rouge devant alors occuper une surface plus grande que le bleu pour obtenir une harmonie entre ces deux couleurs, si (fig. 6) les billettes A sont bleues sur un fond rouge, il sera possible d'avoir une surface harmonique; mais si au contraire c'est le fond qui est bleu et les billettes qui sont rouges, l'oeil sera tellement offensé, qu'il ne pourra s'attacher un instant sur cette surface: l'assemblage des deux couleurs, dans cette dernière condition, fera vaciller les contours au point de causer le vertige. Chacun peut faire cette expérience en employant du vermillon pur pour le rouge et un bleu d'outre-mer pour le bleu. Non-seulement les couleurs ont une valeur absolue, mais aussi une valeur relative quant à la place qu'elles occupent et à l'étendue qu'elles couvrent; de plus elles modifient, en raison de la forme de l'ornement qu'elles colorent, l'étendue réelle des surfaces. Dans la tonalité la plus simple, celle où le jaune (ocre) et le rouge (ocre) sont employés, il est clair que l'une des deux couleurs, l'ocre rouge, a plus d'intensité que le jaune; mais si à ces deux couleurs nous ajoutons le bleu, il faut que la valeur du rouge et du bleu soit différente, que le rouge le cède au bleu, ou ce qui est plus naturel, que le bleu le cède au rouge. Alors c'est le brun rouge qu'il faut admettre et le bleu clair; si nous ajoutons (presque forcément d'ailleurs) des tons dérivés à ces trois couleurs, comme le vert et le pourpre, il faudra également établir ces tons et ces couleurs suivant une valeur différente, c'est-à-dire n'avoir jamais deux tons de valeur égale. Il ne s'agit plus ici de surface occupée, mais d'intensité; or cette intensité est facultative. Si, quand nous n'employons que les trois couleurs, le rouge doit être brun rouge et prendre la plus grande intensité, employant avec ces trois couleurs les dérivés, le rouge doit redevenir franc, c'est-à-dire vermillon, parce que le brun rouge ne pourrait s'harmonier ni avec le vert ni avec le pourpre; l'adjonction des tons dérivés exige que les couleurs soient pures si on les emploie. Toutefois il est bon que la première valeur soit laissée à une couleur plutôt qu'à un ton; cette première valeur ne pouvant être donnée au jaune, ce sera le ton rouge (vermillon) ou le bleu qui la prendra (habituellement le bleu). Supposons que ce soit le bleu intense qui soit la première valeur: les peintres du moyen âge se sont gardés de donner la seconde valeur à une autre couleur, c'est-à-dire au rouge; ils l'ont accordée à un ton, le plus souvent au vert, parfois au pourpre. Vient alors la troisième valeur, qui sera le rouge (vermillon); puis entre cette couleur et le jaune, un autre ton, habituellement le pourpre, parfois le vert. Après le jaune viennent les valeurs inférieures, les pourpres très-clairs (roses), les bleus clairs, les verts turquoise, les jaune-paille, blanc laiteux et gris. Car au-dessous de la dernière valeur couleur, qui est forcément le jaune ocre, il faut des tons, jamais la gamme des valeurs ne finissant par une couleur, comme rarement elle ne commence par un ton 78. Ces principes connus, il reste encore une quantité de règles d'un ordre secondaire que ces artistes du moyen âge ont scrupuleusement observées. Nous en citerons quelques-unes. Le bleu intense étant dur et froid, les peintres l'ont souvent un peu verdi, et l'ont relevé par des semis d'or; puis ils y ont presque toujours accolé un rouge vif (vermillon), puis après le rouge un vert clair ou même un blanc bleui ou verdi, des traits noirs séparant d'ailleurs chaque ton et chaque couleur. Le bleu en contact direct avec le jaune produit un effet louche, le rouge ou le pourpre a été interposé. Le bleu gris ardoise peut seul se coucher sur une surface jaune. Le vert est souvent mis en contact direct avec le bleu, et c'est une dissonance dont on a tiré parti avec une adresse rare, mais alors le vert incline au jaune ou au bleu, il n'est pas franchement vert; si le vert est en contact avec le jaune, cette dernière couleur est orangée et le vert est clair, ou le jaune est limpide et le vert est sombre. Les pourpres qui, comme surface, ont la valeur 5, et qui par conséquent doivent occuper le moindre champ dans la décoration peinte, ne s'approchent jamais du violet; ce ton faux étant absolument exclu, il incline vers l'orangé ou la garance. Nous avons souvent observé combien la nature est ingénieuse dans la combinaison harmonique des tons des plantes: ainsi sur dix géraniums ou dix roses trémières qui auront des fleurs de rouges et de pourpres différents, nous verrons dix tons verts différents pour les feuilles, tons verts combinés chacun pour le rouge ou le pourpre qu'ils entourent. Les peintres du moyen âge avaient-ils étudié les secrets de l'harmonie des tons sur la nature? Nous ne savons; mais comment se fait-il que ces secrets soient perdus, ou que les femmes seules les possèdent encore lorsqu'il s'agit de leurs toilettes? Que s'il faut peindre une salle, nos artistes semblent appliquer au hasard des couleurs, des tons, produisant dans l'ensemble une harmonie presque toujours fausse? est-ce défaut de principes, de traditions, de pratique? Il est certain que dans l'art difficile de la décoration peinte, l'instinct ne suffit pas, comme plusieurs le pensent, et que dans cette partie importante de l'architecture, le raisonnement et le calcul interviennent comme dans toutes les autres, à défaut d'une longue suite de traditions.
La peinture décorative la plus simple, celle qui demande le moins de combinaisons, est celle que l'on obtient avec l'ocre jaune, l'ocre rouge ou brun rouge, le noir, le blanc et le composé des deux, le gris. Cette peinture n'est, pour ainsi dire, qu'un dessin, une grisaille chaude de ton, cependant elle peut produire des effets très-variés déjà. L'ocre jaune et l'ocre rouge sont deux couleurs de la même famille, pour ainsi dire, qui s'harmonisent toujours sans difficultés. Que vous peigniez un ornement jaune sur brun rouge, ou brun rouge sur fond jaune, quelle que soit la forme ou la dimension de l'ornement, celui-ci ne fera jamais tache; mais si vous rehaussez l'ornement jaune ou brun rouge de filets noirs ou blancs, vous obtenez alors des effets d'une extrême finesse et riches de ton. Cette observation peut être faite dans les salles du donjon du château de Coucy. La décoration peinte de la salle du rez-de-chaussée ne consiste guère qu'en un appareil tracé en blanc avec filets brun rouge sur un fond d'ocre jaune.
Les formerets de la voûte se composent (voyez leur section en A, fig. 7) d'un retour d'équerre avec ornement courant de a en b et de b en c, puis d'un profil dont les membres sont alternativement peints en brun rouge et en ocre jaune. Nous donnons en B, B', B'', trois échantillons de ces ornements courants sur les deux faces en retour d'équerre. Celui B est brun rouge sur fond ocre, avec larges filets noirs sur les rives des feuilles, et trait blanc à une égale distance du bord, à cheval sur le filet noir. Celui B' est jaune foncé (ocre jaune mêlé d'ocre rouge) sur fond ocre jaune redessiné de filets brun rouge très-sombre et de traits blancs à l'intérieur; des pois blancs sont de plus marqués sur le fond jaune; celui B" est brun rouge redessiné d'un filet blanc sur fond jaune avec tiges G gris ardoise. L'effet de cette ornementation est des plus brillants. Il va sans dire que le même ornement se retrouve à chaque formeret sur les deux faces ab, bc, et se double. Quelques tons verts se voient sur les chapiteaux de cette salle et des tons vermillon sur les nervures des voûtes, mais il y a absence de bleu, le gris remplaçant parfois cette couleur. Le vert et le gris ardoise entrent sans difficultés dans cette harmonie simple, et il semble que les artistes du XIIe siècle et du commencement du XIIIe aient reculé devant l'emploi du bleu, qui, comme nous le disions tout à l'heure, exige immédiatement l'application de tons variés entre le bleu et le rouge, ou le bleu et le jaune. Il existe, dans l'édifice connu à Poitiers sous le nom de temple de Saint-Jean, des peintures du XIIe siècle qui présentent les combinaisons les plus riches de l'harmonie simple. L'une des faces de la salle principale présente avec des figures colorées en jaune, en brun rouge clair, en vert, en gris vert et gris ardoise, des litres dont nous donnons (fig. 8) deux échantillons.
Celle A forme la frise supérieure sous la charpente, celle B tient lieu d'appui relevé sous les fenêtres. La litre A est composée d'un méandre obliqué, coloré en brun rouge, en ocre jaune et en vert sur fond blanc laiteux. Un filet blanc forme la rive antérieure du méandre. Chaque ton du méandre est modelé au moyen de hachures parallèles d'un ton plus sombre, et d'autant plus larges qu'elles s'approchent du bord postérieur de chaque face oblique. Les tons sont marqués ainsi: le brun rouge par la lettre R, le jaune J, le vert V, le gris ardoise BG. Les oiseaux sont brun rouge et jaune. Les points blancs sont piqués régulièrement sur les bandes horizontales supérieure et inférieure. À cette époque, au XIIe siècle, les points blancs (perlés) sont très-fréquemment employés sur les tons brun rouge et jaune, souvent à cheval entre les deux: c'était un moyen de donner une apparence précieuse à la peinture et d'enlever aux tons absolus leur crudité. Il est bon d'observer que les bruns rouges de ces peintures sont d'un éclat remarquable, transparents et vifs, sans avoir la dureté du rouge (vermillon). La seconde litre que nous donnons en B est sur fond gris ardoise clair; les palmes sont jaunes, les fleurons brun rouge clair avec milieu brun rouge foncé; ces ornements jaune et rouge sont bordés d'un filet blanc. L'harmonie des tons de cette litre est d'une extrême finesse et en même temps très-solide. On peignait à cette époque, c'est-à-dire pendant le XIIe siècle et le commencement du XIIIe, la plupart des édifices non-seulement à l'intérieur, mais à l'extérieur, et le système harmonique de ces peintures repose toujours, sauf de bien rares exceptions, sur cette donnée simple. Cependant on fabriquait alors une quantité de vitraux qui acquéraient d'autant plus de richesse comme couleur que les fenêtres devenaient plus grandes (voy. VITRAIL). Si avec des fenêtres d'une petite dimension, garnies de vitraux blancs ou très-clairs, sous une lumière diffuse et peu étendue, il était naturel et nécessaire même de donner à la peinture décorative un aspect brillant et doux à la fois, lorsque l'on prit l'habitude de placer des verrières très-colorées devant les baies destinées à éclairer les intérieurs, cette peinture claire, d'un ton transparent, était complétement éteinte par l'intensité des tons des nouveaux vitraux. Le bleu, le rouge, entrant pour une forte part dans la coloration translucide des vitraux, donnaient aux tons ocreux un aspect louche, les verts devenaient gris et ternes, les blancs disparaissaient ou s'irisaient. Avec les vitraux colorés il fallait nécessairement des tons brillants sur les murs et encore, ces tons, pour prendre leur valeur, devaient être accompagnés et cernés de noirs comme les verres colorés eux-mêmes. Aussi voyons-nous que pendant le XIIIe siècle, l'harmonie de la peinture décorative des intérieurs se modifie. Si par des raisons d'économie on conserve encore de grandes surfaces claires, occupées seulement par des filets; les litres, les nervures des voûtes, leurs tympans, se colorent vivement, et cette coloration est d'autant plus brillante qu'elle s'éloigne de l'oeil. Nous avons un exemple remarquable de cette transition du système harmonique de la peinture décorative dans l'ancienne église des Jacobins d'Agen, bâtie vers le milieu du XIIIe siècle. Cette église, conformément à l'usage établi par l'ordre de Saint-Dominique, se compose de deux nefs séparées par une épine de piliers. Peinte avec simplicité, on voit cependant que l'artiste a voulu soutenir l'effet éclatant des verrières qui autrefois garnissaient les fenêtres.
Chacune des travées de cette
salle (fig. 9) se compose d'une tapisserie bornée par les piliers
engagés et par le formeret de la voûte. Une fenêtre, relativement
étroite, s'ouvre au milieu de la tapisserie. En A est couché un ton uni
sombre, avec filets; au-dessus est tracé un appareil brun rouge sur fond
blanc, de B en C. Une litre est peinte en D; le tympan au-dessus de
cette litre est occupé par un fond blanc avec deux écussons armoyés.
Cette peinture est donc d'une extrême simplicité; les voûtes sont plus
riches: non-seulement les nervures sont colorées ainsi que les clefs,
mais sous les intrados des triangles de remplissages, de la clef
centrale à celle des formerets, de larges bandes A (fig. 10) sont
couvertes d'ornements peints d'un beau dessin. Quant aux triangles B,
ils ne sont occupés que par un appareil tracé en brun rouge sur fond
blanc. Or il est nécessaire d'observer que la couleur bleue n'apparaît
que dans les ornements des voûtes et sur les écus armoyés. Toutes les
tapisseries ne reçoivent d'autres tons que le jaune ocre, le brun rouge,
le noir et le blanc laiteux.
Ainsi, figure 11, les litres indiquées en D dans la travée, figure 9, sont colorées au moyen de deux tons, ocre jaune et brun rouge avec parties blanches et fonds noirs. Les tiges de l'enroulement sont alternativement jaunes et rouges, ainsi que les feuilles et les grappes. Les feuilles jaunes sont cernées de rouge et de noir sur fond blanc, les feuilles rouges sont couchées à plat. Deux larges filets, jaunes en dedans, rouges en dehors, arrêtent le fond noir. Ces litres varient comme dessin à chaque travée, tout en conservant la même harmonie. Les nervures des voûtes, dont la section est donnée en S (fig. 12), sont couvertes chacune d'ornements variés dont nous donnons en G et en H deux échantillons. Ces ornements ne tiennent compte qu'à demi du profil, c'est-à-dire que, pour le dessin G, le milieu a de la nervure étant en a', l'arête b tombe en b', et l'arête c en c'.
Pour la nervure C les rosettes sont pourpres, bordées d'un filet blanc intérieur et d'un filet noir extérieur; l'oeil est jaune, bordé de noir; le fond est bleu intense (indigo). Pour la nervure H, les amandes sont jaunes bordées d'un filet blanc à l'intérieur, noir à l'extérieur; les rosettes sont blanches, avec oeil jaune bordé d'un filet noir; les fonds sont alternativement bleu intense et rouge; le vert apparaît dans d'autres nervures. Quant aux bandes des clefs de triangles, nous en donnons un échantillon dans la figure 13.
Toutes ces bandes sont variées, mais toutes détachent le dessin sur fond noir; les méandres sont brun rouge, bleu clair et blanc avec filet blanc sur la rive antérieure. Les palmettes sont blanches avec quelques parties bleu très-clair, modelées au moyen de hachures brun rouge. Le système harmonique de coloration de cette salle,--car cette église n'est à proprement parler qu'une salle à deux nefs,--est celui-ci: pour les parties verticales, les murs, les tapisseries, harmonie la plus simple, celle qui est donnée par les tons jaune et rouge sur fond blanc avec rehauts noirs; mais pour les voûtes, plus éloignées de l'oeil et que l'on ne voit qu'à travers l'atmosphère colorée par la lumière passant à travers des verrières brillantes de ton, harmonie dans laquelle le bleu clair et le bleu intense interviennent, et par suite le pourpre et le vert, le tout rehaussé par des fonds et filets noirs: fonds noirs pour les bandes des triangles des voûtes, filets noirs seulement pour redessiner les ornements des nervures. En effet, le redessiné noir devient nécessaire dès que l'on passe à une harmonie composée des trois couleurs, jaune, rouge et bleu avec leurs dérivés; car s'il y a une si grande différence de valeur entre le jaune et le rouge brun, qu'il n'est pas nécessaire de séparer le hrun rouge du jaune ocre par un trait noir, il n'en est pas ainsi quand on juxtapose deux couleurs dont les valeurs sont peu différentes, comme le pourpre et le bleu, le bleu et le rouge, le bleu clair et le jaune, le vert et le pourpre, etc.; le filet noir devient alors absolument nécessaire pour éviter la bavure d'un ton sur l'autre, et par suite la décomposition de l'un des deux. Ainsi, si vous couchez un ton bleu immédiatement à côté d'un ton pourpre, vous rendrez le pourpre gris et louche si le bleu est intense, où le bleu clair azuré, lilas même, si le pourpre est vif. Plus on s'éloignera de l'objet peint, plus cette décomposition de l'un des deux tons, et quelquefois des deux, sera complète. Mais si, entre ce bleu et ce pourpre vous interposez, comme dans l'exemple G (fig. 12), un filet noir et un filet blanc même doublant le noir, vous isolez chacun des tons, vous leur rendez leur valeur; ils influent l'un sur l'autre sans se confondre et se nuire par conséquent; ils contribuent à une harmonie, précisément parce qu'ils gardent chacun leur qualité propre et qu'ils agissent (qu'on nous passe le mot) dans la plénitude de cette qualité. En musique, pour qu'il y ait accord, il faut que chacune des notes données, devant concourir à l'accord, soit juste; mais si une seule de ces notes est fausse, l'accord ne saurait exister. Eh bien! il en est de même dans la peinture décorative: pour qu'il y ait accord, il faut que chaque ton conserve, à part lui, toute sa pureté; pour qu'il la conserve, il ne faut pas que sa coloration ou sa valeur soit faussée par le mélange d'un ton voisin, mélange qui se fait surtout à distance, si l'on n'a pas pris le soin de circonscrire chaque ton par du noir, qui n'est pas un ton. Le blanc seul serait insuffisant à produire cet effet, parce que le blanc se colore et subit le rayonnement des tons voisins. Le noir est absolu, il peut seul circonscrire chaque ton. Il faut donc établir entre les tons d'une peinture décorative cette échelle harmonique de valeurs dont nous avons parlé plus haut, mais, il faut aussi tenir compte du rayonnement plus ou moins prononcé de ces tons; rayonnement qui augmente en raison de la distance à laquelle l'oeil est placé. Ainsi, par exemple, le bleu rayonne plus qu'aucune autre couleur. Une touche bleue sur un fond jaune, près de l'oeil n'altère presque pas le jaune; à, distance, cette même touche bleue rendra le jaune vert sale et le bleu paraîtra gris. Si la touche bleue est cernée d'un trait noir, le jaune sera moins altéré; si entre la touche bleue et le jaune vous interposez un trait noir et un trait brun rouge, le fond jaune conservera sa valeur réelle, le brun rouge circonscrira entièrement le bleu, qui demeurera pur.
Les peintres décorateurs du moyen âge ont poussé aussi loin que possible cette connaissance de la valeur des tons, de leur influence et de leur harmonie; et si les essais qu'on a tentés de nos jours n'ont guère réussi, ce n'est point à ces peintres qu'il faut s'en prendre, mais à notre ignorance à peu près complète en ces matières. Le système harmonique simple pour les parties verticales plus près de l'oeil, composé déjà pour les voûtes, employé dans la décoration de l'église des Jacobins d'Agen, établit une transition des plus intéressantes à observer. Les décorateurs de cette salle ont été avares de bleu, et cependant, ne l'employant qu'en très-petites surfaces, ils ont immédiatement admis le pourpre, le vert et les filets noirs. Ils n'ont admis que deux tons bleus, le bleu intense (valeur indigo, mais moins azuré), et le bleu limpide (cobalt mélangé de blanc); quant au pourpre, il est brillant, comme celui qu'on pourrait obtenir avec un glacis de laque garance avec une pointe de bleu minéral sur une assiette de mine-orange posée claire. Les touches vertes, très-rares d'ailleurs, sont vives et tendent au jaune. Les bruns rouges sont éclatants, ils ont la valeur du vermillon avec plus de transparence. Les jaunes sont du plus bel ocre mélangé parfois d'une pointe de cinabre. D'or il n'en est pas une parcelle; c'est que l'or est commandé par la présence du bleu en grande surface. Nous l'avons dit tout à l'heure, le bleu est une couleur qui rayonne plus qu'aucune autre, c'est-à-dire que sa présence altère jusqu'à un certain point tous les autres tons; avec le bleu le rouge chatoie, le jaune verdit, les tons intermédiaires grisonnent ou sont criards. L'or seul, par ses reflets métalliques, peut rétablir l'harmonie entre les tons, quand le bleu apparaît en grande surface. L'or a cette qualité singulière, bien qu'il donne une gamme de tons jaunes, de ne pas être verdi par le bleu et de ne pas altérer son éclat. Il prend, dans ses ombres, des tons chauds qui tiennent lieu du brun rouge que nous interposions ci-dessus entre le jaune ocre et le bleu; dans les demi-teintes, il acquiert des reflets verdâtres qui ont une valeur puissante et qui azurent le bleu. Dans les clairs, il scintille et prend un éclat qui ne peut être altéré par aucun ton, si brillant qu'il soit. L'or devient ainsi comme un thème dominant des accords, thème assez puissant pour maintenir l'harmonie entre des tons si heurtés qu'ils soient. Il empêche le rayonnement du bleu, et l'azure tellement, qu'il faut le verdir pour qu'il ne paraisse pas violet; il éclaircit le rouge (vermillon) par la chaleur extraordinaire de ses ombres; il donne aux verts un éclat qu'ils ne pourraient avoir à côté de surfaces bleues; il réchauffe le pourpre par ses demi-teintes verdâtres. Ce n'est donc pas un désir assez vulgaire de donner de la richesse à une décoration peinte qui a fait employer l'or en si grande quantité pendant le XIIIe siècle, c'est un besoin d'harmonie imposé par l'adoption du bleu en grande surface, et l'adoption du bleu en grande surface est commandée par les vitraux colorés. Cette question mérite d'être examinée. Au XIIe siècle, ainsi que nous l'avons vu, on avait adopté une harmonie décorative simple et claire, composée de blanc, de tons jaunes, brun rouge, verdâtres, gris, gris ardoise, gris noir. Lorsque l'on en vint à poser des verrières très-vivement colorées, et que la lumière, éclairant les intérieurs, fut décomposée par l'interposition de ces vitraux, on s'aperçut bientôt que ces tons clairs s'alourdissaient et prenaient un aspect louche: on multiplia les traits noirs pour rendre de l'éclat à ces peintures; mais le noir lui-même, sous le rayonnement des verrières colorées, grisonnait. On mit des touches bleues, mais il était difficile de les harmoniser avec les jaunes ocres, et en petite surface ces bleus faisaient taches. Alors on prit un parti franc, on osa coucher des voûtes entièrement en bleu, non pas en bleu pâle comme dans certaines décorations de l'époque romane, mais en bleu pur, vif, éclatant. Il ne fallut qu'un essai de ce genre pour faire voir que cette hardiesse devait faire modifier tout le système harmonique de la peinture décorative. D'abord, les voûtes bleues éclairées par la lumière décomposée des vitraux prirent un aspect tellement azuré, qu'elles paraissaient presque violettes, d'un ton lourd que rien ne pouvait soutenir. Sur ces voûtes bleues on essaya, comme correctif et pour rendre au bleu sa valeur réelle, de poser des touches rouges, mais le chatoiement du rouge sur le bleu ne faisait qu'azurer davantage cette couleur. On essaya des étoiles blanches, mais les étoiles blanches paraissaient grises; puis enfin on appliqua des étoiles d'or. Immédiatement le bleu prit sa valeur, et au lieu de paraître écraser le vaisseau, il s'éleva et acquit de la transparence. Soit que ces touches d'or prissent la lumière, soit qu'elles restassent dans l'ombre, dans le premier cas, leur éclat jaune, brillant, métallique, adoucissait le ton bleu, dans le second, leur valeur d'un jaune brun très-chaud le bleuissait. Alors on put modifier ce ton bleu sans inconvénient, on le verdit un peu pour lui enlever tout aspect violet. Mais ce point de départ si intense, si brillant, si puissant, devait faire changer toute la gamme des tons admis jusqu'alors. Pour soutenir des voûtes bleues rehaussées de points d'or, aucune couleur n'était trop brillante ni trop intense, il fallut admettre le vermillon, et même le vermillon glacé de laque, les verts brillants, les pourpres transparents, et au milieu de tout cela jeter l'or comme élément harmonique, saillant, dominant le tout. On alla même jusqu'à plaquer des fonds d'émail ou de verre coloré et doré simulant un émail, des gaufrures dorées, des applications de verroteries. C'est ainsi que fut comprise la coloration de la sainte Chapelle du palais. Aucun genre de décoration n'est plus entraînant que la peinture. Si vous montez un ton, il faut monter tous les autres pour conserver l'accord; la première couche de couleur que vous posez sur une partie est une sorte d'engagement que vous vous imposez, qu'il faut rigoureusement tenir jusqu'au bout, sous peine de ne produire qu'un barbouillage repoussant. Depuis longtemps on se tire d'affaire avec de l'or; quand l'harmonie ne peut se soutenir, qu'elle n'a pas été calculée, on prodigue l'or. Mais l'or (qu'on nous permette l'expression) est un épice, ce n'est pas un mets; en jeter partout, toujours et à tout propos, peut-être n'est-ce qu'un aveu d'impuissance. Il est des peintures d'un aspect très-riche sans que l'or y entre pour la plus faible parcelle. L'or est l'appoint presque obligé du bleu; mais on peut produire un effet très-brillant sans bleu, et par conséquent sans or. Les peintures du donjon de Coucy, où il n'entre pas une parcelle de bleu ni d'or, sont vives, gaies, harmonieuses, chaudes et riches. Celles du réfectoire de la commanderie du Temple, à Metz 79, sont d'un éclat merveilleux, et l'or ni le bleu ne s'y trouvent. Cette peinture date de la première moitié du XIIIe siècle; elle décore une salle composée de deux nefs, avec une épine de colonnes portant un plafond en charpente (fig. 14, voy. le plan A). Sur les colonnes est posée une poutre maîtresse qui reçoit un solivage.
La poutre, les solives et les parois de la muraille sont entièrement revêtues de peintures. En B, nous indiquons la peinture des murailles dont le fond se modifie, comme dessin, à chaque travée. Toute l'ornementation ne comporte que le blanc pour les fonds, le jaune (ocre) et le rouge (ocre). Entre chaque solive a est un dessin représentant des animaux se détachant en brun rouge vif sur fond blanc. Au-dessous est une frise b dont l'ornement est blanc sur fond brun rouge clair, avec redessinés brun rouge foncé. Puis, au droit de chaque colonne, un dais c tracé de même en brun rouge, avec figure d. Entre chaque dais les fonds e se composent d'un semis brun rouge sur blanc. Le soubassement f consiste en de larges denticules brun rouge, avec intervalles jaune ocre g et feuillages brun rouge clair rehaussés de traits noirs. La poutre maîtresse, par-dessous, donne le dessin h composé d'un onde brun rouge sur le blane, avec larges bordures jaunes. Les solives i sont toutes variées: les unes figurent un vairé blanc sur fond gris, avec filets brun rouge; d'autres, des chevrons alternativement blancs, rouges et jaunes séparés par des traits noirs. Sur ces faces, la poutre maîtresse l présente des chevaliers chargeant peints et redessinés en rouge brun sur fond blanc, avec rosettes également rouges. Toute la décoration de cette salle ne consiste donc qu'en deux tons, le jaune ocre et le rouge ocre sur fond blanc, avec quelques rares touches grises. À l'aide de ces moyens si simples, l'artiste a cependant obtenu un effet très-brillant, très-vif et d'une harmonie parfaite. Mais ici le bleu ni l'or n'interviennent dans la peinture.
On observera que les parties qui figurent des membres d'architecture, comme le dais c, par exemple, ne prétendent pas simuler une ornementation en relief. Cette architecture peinte est toute de convention; c'est un hiéroglyphe. On ne songeait pas alors, pas plus que pendant la bonne antiquité, à faire des trompe-l'oeil. Cette façon d'interpréter en peinture certaines formes architectoniques mérite quelque attention, c'est une partie importante de cet art. Il ne s'agit point de reproduire exactement les dimensions relatives, le modelé, l'apparence réelle des reliefs, des moulures, des colonnes et des chapiteaux, mais d'interpréter ces formes et de les faire entrer dans le domaine de la peinture. De fait, si l'on prétend modeler, par exemple, une arcature en pierre par des tons, admettant que l'on puisse produire quelque illusion sur un point, il est certain qu'en regardant ce trompe-l'oeil obliquement, non-seulement l'illusion est impossible, mais ces surfaces qui n'ont pas de saillies, ces moulures et profils qui ne se soumettent pas aux lois de la perspective, produisent l'effet le plus désagréable. Le trompe-l'oeil, dans ce cas, est une satisfaction puérile que se donne le peintre à lui-même, considérant l'objet qu'il veut rendre sur un point; il ne fait pas une peinture décorative, mais seulement un tour d'adresse. La belle antiquité et le moyen âge n'ont pas compris de cette manière la peinture décorative. Les peintres du XIIIe siècle voulaient-ils décorer un soubassement par une arcature que l'architecte n'avait pu obtenir en réalité, ils interprétaient les formes architectoniques de cette manière (fig. 15 80).
À l'aide de couchés à plat en ocre jaune et de dessins brun rouge sur fond blanc, ils obtenaient une décoration très-riche, très-facile à exécuter, peu dispendieuse, et qui, en réalité, produit un effet beaucoup plus décoratif que ne pourrait le faire une peinture en trompe-l'oeil. Ici les tympans entre les arcs, et les voiles tendus, ainsi que le filet J, sont couchés en ocre jaune; tout le reste de l'arcature, ainsi que les redessinés et bordures des voiles, les ornements des tympans, est en brun rouge; le fond est blanc laiteux. Ces procédés si simples, que l'on peut faire employer par les ouvriers les plus ordinaires, expliquent comment la peinture s'appliquait alors aussi bien à des édifices modestes qu'à des chapelles et à des salles somptueuses. Supposons le fond de cette arcature en bleu intense, les formes en or redessinées de noir, les voiles et tympans pourpre clair ou vert clair avec damasquinage d'or, et nous aurons un soubassement d'une extrême richesse, qui cependant ne présentera aucune difficulté d'exécution. Dans la peinture modeste comme dans la peinture somptueuse, nous aurons une dose égale d'art; cela, en vérité, vaut mieux que les marbres peints, et l'apparence grossière et barbare de la richesse que l'on cherche généralement dans la peinture décorative, en essayant, sans jamais y parvenir, bien entendu, à tromper le spectateur sur la valeur réelle de l'objet décoré. Nous avons conservé quelques restes de ces bonnes traditions dans nos papiers peints. Aussi se vendent-ils dans le monde entier comme des oeuvres d'art.
On a vu précédemment que les verrières très-colorées avaient imposé une
grande variété et une grande intensité de tons dans la peinture murale,
ainsi que l'appoint de l'or. Mais des raisons d'économie ne permettaient
pas toujours d'adopter résolûment cette harmonie compliquée que l'on ne
pouvait obtenir qu'avec des ressources étendues. Il est intéressant de
voir comment les artistes se sont tirés d'affaire en pareil cas, en ne
pouvant employer l'or, ni le bleu par conséquent, et en se bornant à
l'harmonie simple, celle qui ne comporte que le rouge, le jaune, le
blanc, le noir et quelques intermédiaires, comme le gris et le vert.
Le choeur de l'église Saint-Nazaire de Carcassonne, ancienne cathédrale, est une véritable lanterne garnie de vitraux d'un éclat et d'une richesse de ton incomparables. Pour soutenir la coloration translucide de ces verrières, on a cru devoir peindre ce choeur, mais probablement les ressources étaient minimes, et l'on a visé à l'économie. Ne pouvant employer l'or, les peintres n'ont pas adopté le bleu; ils se sont contentés de l'harmonie simple, et voici comment ils ont procédé. Les verrières formant la surface totale des parois, il ne restait à peindre que l'arcature du soubassement, les piles et la voûte. La figure 16, donnant la projection horizontale de cette voûte, on a réservé le triangle A pour y tracer un sujet: le Christ dans sa gloire; tous les autres triangles ont été divisés aux clefs par des bandes b. Dans les quatre demi-triangles c ont été tracées des figures d'anges sur fonds blancs étoilés de rouge. Quant aux autres fonds des voûtes, ils ont été alternativement couchés en blanc et en ocre rouge, ainsi que l'indique le tracé, la lettre B marquant les fonds blancs et la lettre R les fonds rouges. Cela était hardi, on en conviendra. Pour soutenir la valeur de ces tons placés sous les voûtes, non-seulement celles-ci ont été coupées par les bandes des clefs, mais elles ont été bordées d'ornements très-vifs de tons et très-détaillés. Les nervures ont été de même couvertes d'ornements menus d'une extrême vivacité.
Voici (fig. 17) un détail de la partie de la voûte occupée par le Christ. Le personnage divin est vêtu d'une robe pourpre se rapprochant du violet, avec doublure vert clair; son nimbe seul est or; aussi la seconde auréole a, peinte derrière ses épaules, est-elle bleue. C'est la seule touche bleue de toute la voûte. Le fond du Christ est rouge vif, les animaux sont en grisaille, ainsi que l'auréole externe. Le fond des séraphins est brun rouge. Les deux anges et les deux séraphins sont en grisaille, avec ailes jaunes. Quant au fond F des autres grands anges, il est blanc étoilé de rouge, comme nous l'avons dit. Ceux-ci sont vêtus de jaune, avec ailes en grisaille.
La figure 18 donne les détails de la peinture de ces voûtes. En A est l'arc-doubleau, tracé en A' sur la fig. 17. Le listel b est peint de carrés alternativement vermillon et brun rouge bordés de larges traits noirs, avec demi-carrés ocre jaune. La gorge c est brun rouge. Le boudin d est orné d'une torsade alternativement noire, ocre jaune et brun rouge, chaque ton étant séparé par un filet blanc. La gorge d' est brun rouge. Le second listel e est rempli par de petits quatre-feuilles ocre jaune et brun rouge bordés d'un filet blanc, avec fond noir. La gorge f est brun rouge. Le second boudin possède sur sa partie supérieure des carrés vermillon bordés de filets blancs; le fond est ocre jaune; la gorge au-dessous est ocre jaune. Le listel h se décore par des quatre-feuilles alternativement brun rouge et ocre jaune sur fond noir et bordés de filets blanc.
Les arêtes B ont leur listel i semblable au listel e. La gorge k est brun rouge, le boudin l torsadé comme le boudin d. La gorge m possède des petits carrés gris ardoise sur fond ocre jaune, avec filet blanc inférieur. Le boudin extrême n est couvert de quatre-feuilles vermillon sur fond noir, avec filets blancs. Le filet extrême o est également blanc. En C, nous donnons l'une des bordures couchées sur les voûtes à côté des arêtes; ces bordures sont toutes à peu près semblables. Le fond du dessin est brun rouge vif; les quatre-feuilles vermillon, avec carrés noir-bleu; ils sont cernés d'un trait noir et d'un bord blanc; les carrés intermédiaires sont ocre jaune et le petit enroulement blanc. Un large filet blanc borde ces bandes; il est doublé d'un autre filet brun rouge clair, avec carrés gris ardoise et traits noirs. L'une des étoiles est figurée en p. Ces étoiles, qui sont rouges sur les fonds blancs des voûtes, sont blanches sur les fonds brun rouge. En D, nous donnons une des bandes de clefs des voûtes; leur coloration consiste en un ornement blanc quelque peu modelé de traits rouges, sur fond vermillon; un large filet brun rouge les divise par le milieu dans leur longueur; des filets blancs arrêtent les fonds vermillon et sont bordés extérieurement de filets noirs. Ces voûtes étant supportées par des faisceaux de fines colonnettes, celles-ci sont simplement colorées de tons alternativement jaunes et rouges, avec gorges noires ou rouges garnies de carrés noirs et filets blancs; les chapiteaux ont leurs feuillages peints en ocre jaune sur fond brun sombre. À l'entrée du choeur, des demi-colonnes G d'un assez fort diamètre, 0m,40, sont décorées de peintures dont nous donnons le détail développé en G'. Ce sont des carrés à quatre lobes alternativement vert bleu et ocre jaune, sur les fonds desquels se détachent des ornements jaune foncé sur le bleu verdâtre, blancs sur le jaune. Les intervalles t sont ocre jaune, avec ornements blancs dont nous traçons un fragment à une plus grande échelle en S. Les carrés lobés sont cernés d'un trait brun rouge et d'un champ blanc. Les filets externes de la demi-colonne sont blancs, brun rouge et ocre jaune. Sous les fenêtres il règne une arcature très-riche 81 peinte d'écus armoyés sur des fonds verts. Des mitres surmontent les écus. Les boudins sont ornés de torsades blanches, noires et rouges; les gorges, de tons verts, avec carrés semés noirs. Des filets blancs et rouges bordent les fonds. Malgré l'éclat des vitraux, cette coloration se soutient et s'harmonise parfaitement avec les tons translucides. Ces voûtes à triangles blancs et rouges alternés, avec leurs bandes de clefs d'un ton brillant, et leurs bordures riches, sont d'un effet très-chaud et très-solide. Les membres de l'architecture, vivement détachés par des détails très-fins où le noir joue un rôle important, se distinguent bien des remplissages, tout en paraissant légers. Ces peintures datent du commencement du XIVe siècle, comme la construction elle-même.
Il était nécessaire de prendre un parti franc lorsqu'on prétendait décorer de peintures l'architecture dite gothique. Il fallait que cette peinture laissât dominer entièrement l'éclat des vitraux colorés, ou qu'elle pût soutenir cet éclat et y participer; il était important surtout que les formes de la construction, qui ont une si grande importance à dater du XIIIe siècle dans les édifices, fussent accusées nettement par le système de peinture. Si l'on admettait les voûtes bleues étoilées d'or, par exemple, il fallait que les nervures des voûtes fussent assez brillamment colorées pour soutenir ces fonds puissants de ton et les renvoyer pour ainsi dire à un autre plan. L'or était d'un grand secours en ces occasions, ainsi que le noir cernant des tons vifs, comme le vermillon et le vert. La peinture des nerfs de voûtes ainsi montée, il fallait, pour la soutenir, des tons non moins vifs sur les faisceaux composant les piles, d'autant que le rayonnement des couleurs des vitraux tendait à atténuer la coloration de ces piles, souvent très-minces. Ce n'était alors que par des gorges d'un ton très-chaud et très-sombre, comme le brun rouge glacé de laque, ou le pourpre très-puissant, ou le noir brun, que l'on pouvait combattre le grisonnement que répandait le rayonnement des verrières sur ces surfaces voisines. Il fallait même, pour donner à certaines couleurs, comme le vermillon, tout leur éclat, les semer de touches opposées. Ainsi sur la colonnette couchée en vermillon, on semait des touches bleu clair cernées toujours de noir; ou sur la colonnette couchée en bleu clair, des touches d'un pourpre vif; sur celle couchée en bleu intense, des touches pourpre rose. L'or venait aussi, bien entendu, prêter son éclat à ces faisceaux de colonnettes dévorées par la juxtaposition des couleurs translucides, lorsque le bleu entrait pour une grande part dans l'harmonie générale. Les arcatures ou tapisseries disposées au-dessous des fenêtres, moins dévorées par les vitraux et plus près de l'oeil, pouvaient reprendre des tons plus doux et plus clairs, et alors les faisceaux de colonnettes passant devant elles se détachaient en vigueur et en éclat. Ce parti était parfaitement compris dans la peinture de la sainte Chapelle haute du palais 82. En effet, dans le système de peinture adopté pour cet intérieur, toutes les parties qui portent, qui forment l'ossature et les nerfs de l'édifice, se détachent en vigueur et en éclat. Les fonds sont au contraire doux et tenus au second plan.
Les peintres décorateurs du moyen âge, pour circonscrire le rayonnement des vitraux colorés, employaient certains moyens d'un effet sûr. Si les fenêtres possédaient des ébrasements, comme au commencement du XIIIe siècle, par exemple, ceux-ci étaient décorés d'ornements très-vivement accusés par la différence des tons. Ces dessins étaient noirs et blancs, comme celui présenté en A dans la figure 19, ou brun rouge noir et blanc, comme celui tracé en B. Ces couleurs tranchées, atténuées par l'effet de la lumière décomposée passant à travers des vitraux colorés, conservaient assez de vigueur et de netteté pour border les peintures translucides, et prenaient des tons harmonieux par le rayonnement de ces peintures. Si les fenêtres, comme la plupart de celles qui se voient dans les édifices du milieu des XIIIe siècle, se composaient de meneaux formant de légers faisceaux de colonnettes, celles-ci se couvraient de tons très-voisins du noir, ainsi que le brun rouge foncé, le vert bleu très-intense, l'ardoise sombre, le pourpre brun. Ces lignes obscures faisaient un encadrement à la verrière; mais cependant les vitraux colorés étant toujours bordés d'un mince filet de verre blanc, comme pour les mettre en marge et empêcher la bavure des tons translucides sur l'architecture, le long de ce filet blanc transparent on peignait le solin en vermillon, afin de mieux faire ressortir l'éclat de la ligne lumineuse (voy. VITRAIL).
Indépendamment de la coloration et du système harmonique des tons de la peinture décorative, les artistes des XIIe et XIIIe siècles notamment donnaient aux dessins des ornements peints des formes qui convenaient à la place qu'ils occupaient dans l'architecture. En effet, le dessin d'un ornement appliqué sur une surface modifie sensiblement celle-ci, comme nous l'avons indiqué sommairement dans la figure 6. Les litres, les bandeaux, se couvrent d'ornements courant horizontalement. Les piliers, les colonnes, les surfaces verticales, qui portent et doivent paraître rigides, ont leur surface occupée par des ornements ascendants.
Voici quelques exemples (fig. 20) d'ornements empruntés à des peintures couvrant des colonnes des XIIe et XIIIe siècles. L'exemple A provient de colonnes des chapelles absidales de Saint-Denis. Il présente une torsade vert clair sur fond blanc jaune, bordée d'un filet brun rouge, avec perlé blanc à cheval sur le rouge et le vert 83. Les exemples B proviennent de colonnes de l'église de Romans (Drôme). Celui B donne un treillis de feuillages rouges sur fond vert bleu; celui Ba, un losangé vert bleu, avec dessins brun rouge sur fond blanc; celui Bb, un vairé brun sombre et vert sur blanc; celui Bc, un chevronné vert et rouge sur fond blanc, avec filet brun interposé. Le dessin C, qui est tracé sur un fût d'une colonne de l'église Saint-Georges de Boscherville, est un chevronné rouge laqueux et vert vif sur fond blanc, avec filet brun rouge vif interposé 84. L'exemple D, très-fréquent au XIIIe siècle, donne aux colonnes de la finesse et de la rigidité. Les ressauts des lignes verticales ont l'avantage de faire sentir la surface cylindrique de la colonne, toujours détruite par les cannelures, surtout si ces colonnes sont grêles. C'est ce besoin de conformer l'ornement peint à la structure, et d'appuyer même celle-ci par le genre de peinture, qui a fait adopter ces appareils si fréquents dans la décoration colorée des XIIe et XIIIe siècles particulièrement.
Ces appareils sont très-simples ou riches, ainsi que le fait voir la figure 21, blancs sur fond jaune ocre, ou, plus fréquemment, brun rouge sur fond blanc ou sur fond jaune pâle; les lignes ainsi filées au pinceau sur de grandes surfaces, simples, doublées, triplées ou accompagnées de certains ornements, présentent une décoration très-économique, faisant parfaitement valoir les litres, les bandeaux, les faisceaux de colonnes, les bordures couvertes d'une ornementation plus compliquée et de couleurs brillantes.
Dans les intérieurs, lorsque les parois et les piles sont peintes, la sculpture, naturellement, se couvre de couleurs; car il est à observer que les artistes du moyen âge, comme ceux de l'antiquité, n'ont pas admis la coloration partielle; ou bien ils n'ont pas peint les intérieurs, ou ils les ont peints entièrement. S'ils ne disposaient que de ressources minimes, quelquefois cette peinture n'était, sur une grande partie des surfaces, qu'un badigeon; mais ils pensaient que la peinture appelait la peinture, et qu'une litre colorée ne pouvait se poser toute seule sur un mur conservant son ton de pierre. C'est là un sentiment d'harmonie très-juste. S'il est parfois des exceptions à cette règle, c'est quand la peinture n'est considérée que comme un redessiné de la forme. On voit certaines sculptures de chapiteaux, par exemple, et des bas-reliefs, dont les ornements ou les figures sont redessinés en noir ou en brun rouge; certaines gorges de nervures ou de faisceaux de colonnettes remplies d'un ton brun, pour tracer la forme: mais cela n'est plus de la peinture, c'est du dessin, un moyen d'insister sur des formes que l'on veut faire mieux saisir. Parfois aussi, comme dans les voûtes du choeur de la cathédrale de Meaux, par exemple, on a eu l'idée de distinguer les claveaux des arcs ogives ou des arcs-doubleaux au moyen de deux tons différents. Ce sont là des exceptions. À l'article STATUAIRE, nous parlerons du mode de coloration des imageries et des statues, car les artistes du moyen âge ont le plus souvent admis, comme les Grecs de l'antiquité, que la statuaire devait être colorée. Quant à la sculpture d'ornement des intérieurs, tenue dans des tons clairs sur fonds sombres pendant l'époque romane et le XIIe siècle, vert clair ou jaune ocre sur fonds brun, pourpre et même noir, elle se colore plus vivement pendant le XIIIe siècle, et surtout pendant le XIVe, afin de se détacher en vigueur sur les parties simples, conformément au parti que nous avons signalé plus haut. Si l'or apparaît dans la décoration, les feuillages des chapiteaux sont dorés en tout ou partie sur fonds pourpre, bleu, ou vermillon. Si l'or est exclu, les ornements se couvrent de tons jaune, vert vif, sur fonds très-vigoureux, et le jaune est redessiné de traits noirs comme l'or; car jamais la dorure n'est posée sans être accompagnée d'épaisseurs et de dessous rouges, avec redessinés noirs, afin de nettoyer et d'éclaircir les formes de la sculpture. Ces traits noirs sont brillants, posés au moyen d'une substance assez semblable à notre vernis, et ont toujours un oeil brun. De cette manière la dorure prend un éclat et un relief merveilleux, elle n'est jamais molle et indécise. Si la dorure est posée en grandes surfaces, comme sur des fonds ou sur des draperies de statues, des gaufrures ou un glacis donnent un aspect précieux et léger à son éclat; on évite ainsi ces reflets écrasants pour la coloration voisine, les lumières trop larges et trop uniformément brillantes.
Terminons cet aperçu de la décoration peinte des intérieurs par une remarque générale sur le système adopté par les artistes du moyen âge. Tout le monde a vu des tapis dits de Perse, des châles de l'Inde, chacun est frappé de l'éclat doux et solide de ces étoffes et de leur harmonie incomparable. Eh bien! que l'on examine le procédé de coloration adopté par ces tisserands orientaux. Ce procédé est au fond bien simple. Mettant de côté le choix des tons, qui est toujours sobre et délicat, nous verrons que sur dix tons huit sont rompus, et que la valeur de chacun d'eux résulte de la juxtaposition d'un autre ton. Défilez un châle de l'Inde, séparez les tons, et vous serez surpris du peu d'éclat de chacun d'eux pris isolément. Il n'y aura pas un de ces pelotons de laine qui ne paraisse terne en regard de nos teintures, et cependant, lorsqu'ils ont passé sur le métier du Tibétain et qu'ils sont devenus tissus, ils dépassent en valeur harmonique toutes nos étoffes. Or cette qualité réside uniquement dans la connaissance du rapport des tons, dans leur juste division, en raison de leur influence les uns sur les autres, et surtout dans l'importance relative donnée aux tons rompus. Il ne s'agit pas en effet, pour obtenir une peinture d'un aspect éclatant, de multiplier les couleurs franches et de les faire crier les unes à côté des autres, mais de donner une valeur singulière à un point par un entourage neutre. Un centimètre carré de bleu turquoise sur une large surface brun mordoré acquerra une valeur et une finesse, telles qu'à dix pas cette touche paraîtra bleue et transparente. Quintuplez cette surface, non-seulement elle semblera terne et louche, mais elle fera paraître le ton brun chaud qui l'entoure lourd et froid. Il y a donc là une science, science expérimentale, il est vrai, mais que nos décorateurs possédaient à merveille pendant le moyen âge, ainsi qu'ils l'ont prouvé dans la peinture de leurs monuments, de leurs vignettes de manuscrits et de leurs vitraux; car ces lois, impérieuses déjà dans la coloration monumentale, sont bien autrement tyranniques encore dans la coloration translucide des vitraux, où chaque touche de couleur prend une si grande importance.
Les procédés employés par les peintres pour décorer les intérieurs étaient déjà très-perfectionnés au XIIIe siècle, ainsi qu'on en peut juger en examinant les peintures anciennes de la sainte Chapelle et celles de certains retables de la même époque 85. Alors les vernis et même la peinture à l'huile étaient en usage. Au XIVe siècle, il paraît même qu'on faisait un emploi fréquent de ce dernier procédé, en France, en Italie et en Allemagne 86. M. Émeric David, dans ses Discours historiques sur la peinture moderne 87, démontre d'une manière évidente que dès le XIe siècle les peintres employaient les couleurs broyées avec de l'huile de lin pure, et le devis des peintures exécutées par ordre du duc de Normandie (depuis Charles V) dans le château de Vaudreuil, en 1355, par Jehan Coste, prouve que le procédé de la peinture à l'huile était alors connu en France et pratiqué non-seulement pour les meubles et menus ouvrages, mais aussi pour la décoration sur les murs. Ce devis commence ainsi:
«Premièrement pour la salle assouvir en la manière que elle est commenciée ou mieux; c'est assavoir: parfaire l'ystoire de la vie de César, et au-dessouz en la derreniere liste (litre) une liste de bestes et d'images, einsi comme est commencée.
Item la galerie à l'entrée de la salle en laquelle est la chace parfaire, einsi comme est commencée.
Item la grant chapelle fere des ystoires de Notre Dame, de sainte Anne et de la Passion entour l'autel, ce qui en y pourra estre fet, etc.
Et toutes ces choses dessus devisées seront fetes de fines couleurs à l'huile, et les champs de fin or enlevé (en relief)... etc.»
Les glacis, fréquemment employés dans la peinture décorative, à dater du XIIIe siècle, la finesse de ces peintures, leur solidité et leur aspect brillant, indiquent un procédé permettant toutes les délicatesses de modelé et de coloration. Avec la peinture à l'huile, les artistes des XIVe et XVe siècles, en France, employaient aussi une peinture dans laquelle il entre, comme gluten, un principe résineux très-dur et très-transparent, ainsi que la gomme copal par exemple. Peut-être les deux éléments, l'huile et la résine, étaient-ils simultanément employés, la gomme copal tenant lieu alors de siccatif. L'analyse de quelques-unes de ces peintures présente souvent en effet une certaine quantité de résine.
La peinture décorative ne s'appliquait pas seulement aux parois des intérieurs, elle jouait un rôle important à l'extérieur des édifices. La façade de Notre-Dame de Paris présente de nombreuses traces de peintures et de dorures, non pas posées sur les nus des murs, mais sur les moulures, les colonnes, les sculptures d'ornement et la statuaire. On peut faire la même observation sous les porches de la cathédrale d'Amiens; et les ornements placés au sommet des grands pignons du transsept de la cathédrale de Paris, qui datent de 1257, étaient dorés avec fonds rouge sombre et noir.
La coloration appliquée à l'extérieur est beaucoup plus heurtée que ne l'est celle des intérieurs; ce sont des tons rouge vif (vermillon glacé d'un ton pourpre très-brillant), des tons vert cru, des jaune ocre orangé, des noirs et des blancs purs, rarement des bleus. C'est qu'en effet, à l'extérieur, la vivacité de la lumière directe et des ombres permet des duretés de coloration qui ne seraient pas supportables sous la lumière tamisée et diffuse des intérieurs.
La statuaire, suivant la méthode antique, est redessinée par des linéaments noir brun, qui accusent les traits des têtes, les bords des draperies, les broderies, les plis des vêtements. Les ornements sont de même très-fortement redessinés par ces traits noirs, soit sur les fonds, soit sur les rives. Quelquefois, sous les saillies des larmiers, des bandeaux ou corniches, les boudins couchés d'un ton rouge ou vert étaient rehaussés de perlés blancs ou jaunes qui donnaient une singulière finesse aux moulures. Nous sommes devenus si timides, en fait de peinture monumentale, que nous ne comprenons guère aujourd'hui cette expression de l'art. Il en est de la peinture appliquée à l'architecture comme d'une composition musicale qui, pour être comprise, doit être entendue plusieurs fois. Et s'il y a vingt ans, personne à Paris ne comprenait une symphonie de Beethoven, on ne saurait s'en prendre à Beethoven. L'harmonie est un langage pour les oreilles comme pour les yeux; il faut se familiariser avec lui pour en saisir le sens. Quelques personnes éclairées admettent volontiers que les intérieurs des édifices peuvent bien être décorés de peintures; mais l'idée de décorer les extérieurs semble très-étrange, surtout s'il s'agit de les décorer, non point par quelques tympans sous des porches, mais par un ensemble de coloration qui s'étendrait sur presque toute une façade.
Cependant les artistes du moyen âge n'eurent jamais l'idée de couvrir entièrement de couleur une façade de 70 mètres de hauteur sur 50 de large, comme celle de Notre-Dame de Paris. Mais sur ces immenses surfaces ils adoptaient un parti de coloration. Ainsi à Notre-Dame de Paris les trois portes avec leurs voussures et leurs tympans étaient entièrement peintes et dorées; les quatre niches reliant ces portes, et contenant quatre statues colossales, étaient également peintes. Au-dessus, la galerie des rois formait une large litre toute colorée et dorée. La peinture, au-dessus de cette litre, ne s'attachait plus qu'aux deux grandes arcades avec fenêtres, sous les tours, et à la rose centrale qui étincelait de dorures. La partie supérieure, perdue dans l'atmosphère, était laissée en ton de pierre. En examinant cette façade, il est aisé de se rendre compte de l'effet splendide que devait produire ce parti si bien d'accord avec la composition architectonique. Dans cette coloration le noir jouait un rôle important; il bordait les moulures, remplissait des fonds, cernait les ornements, redessinait les figures en traits larges et posés avec un sentiment vrai de la forme. Le noir intervenait là comme une retouche du maître, pour lui enlever sa froideur et sa sécheresse; il ne faisait que doubler souvent un large trait brun rouge. Les combles étaient brillants de couleurs, soit par la combinaison de tuiles vernissées, soit par des peintures et dorures appliquées sur les plombs (voy. PLOMBERIE). Quelquefois même des plaques de verre posées dans des fonds sur un mastic, avec interposition d'une feuille d'étain ou d'or, ajoutaient des touches d'un éclat très-vif au milieu des tons mats. Pourquoi nous privons-nous de toutes ces ressources fournies par l'art? Pourquoi l'école dite classique prétend-elle que la froideur et la monotonie sont les compagnes inséparables de la beauté, quand les Grecs, que l'on nous présente comme les artistes par excellence, ont toujours coloré leurs édifices à l'intérieur comme à l'extérieur, non pas timidement, mais à l'aide de couleurs d'une extrême vivacité?
À dater du XVIe siècle on a renoncé à la peinture extérieure de l'architecture, et n'est-ce que peu à peu que la coloration disparaît; encore au commencement du XVIIe siècle cherchait-on les effets colorés à l'aide d'un mélange de brique et de pierre, parfois même de faïences appliquées.
Note 61: (retour) Voyez la Notice sur les peintures de l'église de Saint-Savin.--M. Mérimée, auquel nous empruntons ce passage, ajoute un peu plus loin ces observations, que nous devons signaler. «... Presque toujours les figures se détachent sur une couleur claire et tranchante, mais il est difficile de deviner ce que le peintre a voulu représenter. Souvent une suite de lignes parallèles de teintes différentes offre l'apparence d'un tapis; mais cela n'est, je pense, qu'un espèce d'ornementation capricieuse, sans aucune prétention à la vérité, et le seul but de l'artiste semble avoir été de faire ressortir les personnages et les accessoires essentiels à son sujet. À vrai dire, ces accessoires ne sont que des espèces d'hiéroglyphes ou des images purement conventionnelles. Ainsi les nuages, les arbres, les rochers, les bâtiments, ne dénotent pas la moindre idée d'imitation; ce sont plutôt, en quelque sorte, des explications graphiques ajoutées aux groupes de figures pour l'intelligence des compositions.«Blasés aujourd'hui par la recherche de la vérité dans les petits détails que l'art moderne a poussée si loin, nous avons peine à comprendre que les artistes d'autrefois aient trouvé un public qui admit de si grossières conventions. Rien cependant de plus facile à produire que l'illusion, même avec cette naïveté de moyens qui semblent l'éloigner. Assurément un mur de scène de marbre, avec sa décoration immobile, n'empêchait pas les Grecs de s'intéresser à une action qui devait se passer dans une forêt ou parmi les rochers du Caucase; et le parterre de Shakspeare, en voyant deux lances croisées au fond de la grange qui servait de théâtre, comprenait qu'une bataille avait lieu: la péripétie l'agitait, et chacun frémissait aux cris de Richard offrant tout son royaume pour un cheval. À côté de cette indifférence pour les détails accessoires, ou si l'on veut, de cette ignorance primitive, on remarque parfois une imitation très-juste et un sentiment d'observation très-fin dans les attitudes et les gestes des personnages. Les têtes, bien que dépourvues d'expression, se distinguent souvent par une noblesse singulière et une régularité de traits qui rappelle, de bien loin, il est vrai, les types que nous admirons dans l'art antique...»
Note 63: (retour) Voyez à ce sujet le Manuel d'iconographie chrétienne, traduit du manuscrit byzantin: Le Guide de la peinture, par le docteur Paul Durand, avec une introduction et des notes de M. Didron. L'auteur de ce guide, Denis, vivait au XIe siècle.«Le canon suivant,» dit M. Didron dans une de ses notes (Introduction, p. VIII), du second concile de Nicée, comparé au passage de l'évêque de Mende, exprime à merveille la condition de dépendance où vivaient les artistes grecs... «Non est imaginum structura pictorum inventio, sed Ecclesiæ catholicæ probata legislatio et traditio. Nam quod vetustate excellit venerandum est, ut inquit divus Basilius. Testatur hoc ipsa rerum antiquitas et patrum nostrorum, qui Spiritu sancto feruntur, doctrina. Etenim, cum has in sacris templis conspicerent, ipsi quoque animo propenso veneranda templa exstruentes, in eis quidem gratas orationes suas et incruenta sacrificia Deo omnium rerum domino offerunt. Atqui consilium et traditio ista non est pictoris (ejus enim sola ars est), verum ordinatio et dispositio patrum nostrorum, quæ ædificaverunt.» (SS. Concil. Phil. Labbe, t. VII, Synod. Nicæna II, actio VI, col. 831 et 832.) De fait le concile de Nicée n'avait pas tout à fait tort, et les plus belles peintures byzantines connues sont incomparablement les plus anciennes.
Note 74: (retour) «On peut, dit Théophile, broyer les couleurs de toute espèce avec la même sorte d'huile (l'huile de lin), et les poser sur un ouvrage de bois, mais seulement pour les objets qui peuvent être séchés au soleil; car, chaque fois qu'une couleur est appliquée, vous ne pouvez en apposer une autre, si la première n'est séchée: ce qui, dans les images et autres peintures, est long et très-ennuyeux.» (Liv. I, chap. XXVII.)
Note 77: (retour) Nous avons des exemples de l'effet que produit l'or à côté de tons à la fresque, à la cire ou même à l'huile empâtée. Des vêtements blancs sur un fond d'or paraissent sales, gris et ternes, les chairs sont lourdes. Les seuls tons qui se soutiennent sur des fonds d'or, sont les tons transparents que l'on peut obtenir par des glacis. Et encore faut-il faire sur l'or, soit un travail de gaufrure, soit un treillis puissant, une mosaïque. Les voûtes des Stanze peintes par Raphaël, au Vatican, nous fournissent des observations d'un grand intérêt à cet égard; particulièrement celle de la salle de la Dispute du saint sacrement. Les fonds d'or sont craquelés comme des mosaïques, et les sujets à fresque sont d'une vigueur de coloration qui n'a pu être obtenue que par des retouches, soit à l'oeuf, soit de toute autre manière, apposées en glacis. La même observation peut être faite dans la Librairie de la cathédrale de Sienne, en examinant la voûte absidale de l'église Santa-Maria del Popolo, à Rome, attribuée à Pinturicchio.
Note 78: (retour) La sainte Chapelle du palais présente le plus curieux exemple de cette échelle chromatique. Malgré de nombreuses et larges traces des tons anciens, lors de la restauration des peintures, les difficultés ont été nombreuses; il est des tons qu'il a fallu refaire bien des fois, et faute d'une expérience consommée. En couchant un ton dont la trace était certaine, il a fallu souvent changer la valeur des tons supérieurs ou inférieurs.
Note 82: (retour) Lorsque l'on commença la restauration des peintures de la sainte Chapelle, on n'avait pas découvert le parti de coloration du fond des arcatures sous les fenêtres. On fit de nombreux essais, tous sur une gamme sombre, mais l'harmonie générale était dérangée par celle de ces fonds obscurs. En lavant un mur, du côté de l'entrée, on trouva, un jour, un fragment de la tapisserie claire qui forme le fond de cette arcature; reproduit immédiatement, l'harmonie générale fut rétablie.
PENDENTIF, s. m. Triangle d'une voûte hémisphérique laissé entre les pénétrations, dans cette voûte, de deux berceaux semi-cylindriques, ou formés d'une courbe brisée (dite ogive). Les pendentifs les plus anciens signalés dans l'architecture du moyen âge en France sont ceux qui portent les coupoles de l'église abbatiale de Saint-Front, à Périgueux (voy. COUPOLE, fig. 6). Ce système de construction n'a guère été employé que dans les localités voisines de ce monument important. Mais, par extension, on a donné le nom de pendentifs à des trompes ou à des encorbellements posés dans les angles formés par des arcs portant sur plan carré et destinés à faire passer la construction du carré à l'octogone ou au plan circulaire.
Prenant la dénomination de pendentifs dans cette dernière acception, nous aurions dans beaucoup de provinces de la France des coupoles et des tours de transsept portant sur pendentifs. Ainsi, par exemple, la lanterne centrale de l'église de Nantua serait portée sur des pendentifs (fig. 1).
De fait, le triangle A n'est qu'un encorbellement dont la section horizontale est droite et non courbe, ainsi que doit être toute section horizontale de pendentif. Les assises qui composent cet encorbellement ont leurs lits horizontaux, et non point tendants au centre d'une sphère, comme doivent l'être les lits des pendentifs.
Afin de rétablir la véritable signification du mot pendentif, nous présentons dans la figure 2 une sorte d'analyse du système de construction auquel seul on doit l'appliquer. Soit une demi-sphère dont la projection horizontale est la ligne ponctuée ABCD. Si, sur chaque face du carré ABCD inscrit par cette sphère, nous élevons des plans verticaux, nous formons quatre sections ABa, BCb, CDc, DAd, dans la demi-sphère, qui donnent les demi-cercles. Supposons que, sous ces quatre demi-cercles, nous bandions quatre arcs, nous reportons le poids de la calotte supérieure de cette sphère et des quatre triangles sur les quatre points ABCD. Ceci fait, admettons qu'au-dessus de la clef de ces quatre arcs, nous fassions une section horizontale dans la demi-sphère, nous obtenons un cercle parfait abcd. Sur ce cercle élevons une voûte hémisphérique abcde, nous aurons une coupole portée sur quatre véritables pendentifs. Les coupes de tous les claveaux formant ces pendentifs (qui ne sont que des fragments d'une première coupole) tendront au centre E, comme toutes les coupes des claveaux de la coupole supérieure abcde tendront au centre g. Ainsi l'ensemble formera une croûte homogène, dont les pesanteurs tendront à presser les claveaux vers l'intérieur et se reporteront en totalité sur les quatre points ABCD. Ce système de voûte, employé pour la première fois dans la grande église de Sainte-Sophie de Constantinople 88, fut, comme nous l'avons dit, appliqué à la construction de l'église de Saint-Marc de Venise, puis à celle de l'église de Saint-Front de Périgueux, vers la fin du Xe siècle. Toutefois les constructeurs périgourdins manifestèrent une timidité dans l'emploi des moyens, qui ferait croire à leur peu de confiance dans l'efficacité de ce système, et surtout à leur complète ignorance de la théorie des pendentifs; tandis qu'à Saint-Marc de Venise les coupoles et leurs pendentifs sont tracés et conduits suivant le principe théorique qui régit ce genre de structure. À Saint-Marc, la courbe génératrice des pendentifs et des coupoles est le demi-cercle parfait; il n'en est pas de même à Saint-Front de Périgueux, et nous allons voir quelles furent les conséquences singulières de la modification apportée par les architectes français au principe admis à Saint-Marc.
La figure 3 donne en A la projection horizontale de l'une des coupoles de Saint-Front. Les quatre piliers qui portent les arcs-doubleaux recevant les pendentifs sont en B. Effrayé peut-être du surplomb qu'allaient former les quatre pendentifs, s'ils étaient engendrés par un demi-cercle, l'architecte de Saint-Front eut l'idée d'engendrer ces pendentifs au moyen d'une courbe brisée abc (voy. la coupe C). Dès lors, élevant des plans verticaux des angles des quatre piliers pour former la pénétration des arcs-doubleaux dans la forme génératrice des pendentifs, on ne pouvait obtenir des demi-cercles, mais une courbe elliptique tracée en efg. L'ellipse présentant des difficultés d'appareil, l'architecte tricha et remplaça cette courbe elliptique par un arc brisé efi. Fait inusité pour l'époque, et qui semble d'autant plus étrange, que, dans cet édifice, tous les autres arcs sont plein cintre. Cet architecte, au lieu d'élever la coupole sur les pendentifs à l'aplomb h, la retraita en l, et donna à celle-ci une courbe en ogive émoussée lm, ainsi que le fait voir la coupe. Si bien que la coupe faite sur la diagonale no donne le tracé D. Il faut dire que les pendentifs, au lieu d'être construits au moyen de claveaux dont les coupes tendraient au centre n, sont formés d'assises de gros moellons posés horizontalement en encorbellement, comme on le voit en p. Les pendentifs n'étaient donc ici qu'une apparence, non point un principe de structure compris et admis. Ce fait seul semblerait indiquer que si l'église de Saint-Front fut élevée à l'instar de celle de Saint-Marc, ainsi que l'a parfaitement démontré Félix de Verneilh 89, la construction en aurait été confiée à quelque architecte occidental qui, ne se rendant pas un compte exact du système des coupoles sur pendentifs (puisque ces pendentifs ne sont, après tout, que des encorbellements), cherchait par conséquent à diminuer leur surplomb en ne faisant pas élever les coupoles à l'aplomb de la section supérieure de ces pendentifs. Plus tard nos architectes occidentaux, mieux renseignés ou plus savants, élevèrent de véritables coupoles sur pendentifs, ainsi que le démontrent les églises d' Angoulême, de Solignac, de Cahors, de Souillac, etc. Et cependant on observera que la courbe génératrice admise pour les pendentifs de Saint-Front de Périgueux demeura consacrée, car les arcs-doubleaux de ces églises donnent tous des courbes brisées, bien que, dans ces contrées, le plein cintre fût longtemps en honneur (voy. ARCHITECTURE RELIGIEUSE, CONSTRUCTION, COUPOLE).
PÉNÉTRATION, s. f. Mot employé en architecture pour désigner les points
d'intersection de deux corps ou de deux formes. Ainsi, par exemple, dans
la figure 139 (article CONSTRUCTION), les ouvertures des lucarnes de la
grand'salle du château de Coucy forment des pénétrations dans la voûte
en lambris. Dans l'architecture romane, on voit quelquefois des fenêtres
faire pénétration dans des voûtes en maçonnerie. Quelques voûtes en
berceau de l'époque romane reçoivent aussi parfois des voûtains en
pénétration. Ces cas toutefois sont extrêmement rares. En voici (fig. 1)
un exemple provenant de l'église abbatiale de Fontgombaud (Indre) (XIIe
siècle). Il est surprenant qu'ayant reconnu le danger des voûtes en
berceau, dont les poussées agissent sur toute la longueur des murs
goutterots, les architectes du XIIe siècle n'aient pas plus souvent
employé le système des pénétrations, qui avait cet avantage de répartir
ces poussées sur certains points plus solides ou contre-butés. Dans
l'église de Fontgombaud, les arcs et voûtes sont en plein cintre. Cette
pénétration seule, bien que de la même époque, présente une courbe en
tiers-point; elle avait été pratiquée dans la première travée des bras
de croix, pour permettre l'ouverture d'une fenêtre supérieure
exceptionnelle. On voit des fenêtres en pénétration dans la voûte de la
nef de la petite église de Châteauneuf (Saône-et-Loire).
On donne aussi le nom de pénétrations à ces formes prismatiques verticales qui, dans l'architecture du XVe siècle, passent à travers les bandeaux et se retrouvent à des hauteurs différentes (voy. l'article TRAIT).
PENTURE, s. f. Pièce de serrurerie employée pour suspendre les vantaux de portes (voy. SERRURERIE).
PERRON, s. m. Pendant le moyen âge, le mot perron s'emploie communément pour désigner l'emmarchement extérieur qui donne entrée dans la salle principale du château ou du palais, dans le lieu réservé aux plaids, aux grandes assemblées.
Dans la Chanson des Saxons 90, les barons apportent à Charlemagne chacun quatre deniers. L'empereur fait mettre la somme en monceau:
«Karles les a fait fondre à force de charbons.
Devant la maistre sale an fu faiz. i. perrons,
Li baron de Herupe (Angers) i escristrent lor nons;
Puis i fu mis li Karle, si que bien le savons,
Que jamais en Herupe n'iert chevages semons 91.»
Le perron est une de ces traditions des peuples du Nord dont l'origine remonte bien loin dans les annales historiques. C'est la plate-forme des Scythes, l'amoncellement de pierres sur lequel s'assied le chef de la tribu; l'emblème du lieu élevé où se tiennent et d'où descendent les races conquérantes et supérieures. Il serait intéressant de rechercher et de réunir les origines de la plate-forme assise sur un emmarchement, car c'est là un des monuments que l'on trouve sur la surface du globe partout où une race supérieure s'est établie au milieu de peuplades conquises. C'est du haut d'un perron que l'imperator romain parle aux troupes sous ses ordres. Le tribunal de campagne sur lequel s'assied le général pour recevoir la soumission des vaincus, n'est-ce qu'un amoncellement de pierres avec emmarchement 92. C'est sur un perron que l'auteur de la Chanson de Roland fait mourir son héros, comme sur un lieu sacré:
«Prist l'olifan, que reproce n'en ait,
E Durandal s'espée en l'altre main;
D'un arbaleste ne poest traire un quarrel;
Devers Espaigne en vait en un guaret,
Muntet sur un tertre desuz un arbre bele;
Quatre perrons i ad de marbre faite;
Sur l'erbe verte si est caeit envers,
Là s'est pasmet; kar la mort li est près 93.»
Dans les romans des XIe et XIIIe siècles, il est sans cesse question de perrons au haut desquels se tiennent les seigneurs pour recevoir leurs vassaux:
«Li dux s'asist sus un peon de marbre 94.»
C'est au bas du perron des palais que descendent les personnages qui viennent visiter le suzerain; c'est là qu'on les reçoit, si l'on veut leur faire honneur.
«De joiaus, de richesses trestous Paris resplent:
Au perron de la sale la roijne descent,
Maint haut baron l'adestrent moult debonairement,
Car de li honorer a chascun bon talent 95.»
Lorsque Guillaume d'Orange se rend auprès du roi de France après la prise d'Orange, il arrive incognito:
«Li cuens Guillaumes descendi au perron
Mès ne trova escuier né garçon
Qui li tenist son auferrant gascon (son cheval).
Li bers l'atache à l'olivier réon 96.»
Les perrons des châteaux étaient accompagnés de montoirs (voy. MONTOIR):
Le perron, comme nous l'avons vu déjà ci-dessus, est quelquefois un monument destiné à perpétuer une victoire. Tel est celui que Charlemagne fait élever à Trémoigne:
«An la cit de Tremoigne fist. i. perron lever
Large et gros et qarré an haut plus d'un esté;
Sa victoire i fist metre, escrire et seeler,
A beles letres d'or dou meillor d'outre-mer;
Ce fist-il que li Saisne s'i poïssent mirer;
Sovantes foiz avoient telant de reveler 99.»
Le perron était donc une marque de noblesse, un signe de puissance et de juridiction. Les communes élevaient des perrons devant leurs hôtels de ville, comme signe de leurs franchises; aussi voyons-nous que lorsque Charles, duc de Bourgogne, a soumis le territoire de la ville de Liége, en 1467, pour punir les bourgeois de leur révolte, et comme marque de leur humiliation:
« Les turs, les murs, les portes,
Fist le duc mettre jus
Et toutes plaches fortes,
Encoire fist-il plus:
Car pour porter en Flandres
Fist hoster le perron,
Adfin que de leur esclandre
Puist estre mention 100.»
Ce passage fait comprendre toute l'importance qu'on attachait au perron pendant le moyen âge, et comment ces degrés extérieurs étaient considérés comme la marque visible d'un pouvoir seigneurial. Le sire de Joinville rapporte qu'un jour allant au palais, il rencontra une charrette chargée de trois morts qu'on menait au roi. Un clerc avait tué ces trois hommes, lesquels étaient sergents du Châtelet et l'avaient dépouillé de ses vêtements. Sortant de sa chapelle, le roi «ala au perron pour veoir les mors, et demanda au prevost de Paris comment ce avoit esté.» Le fait éclairci, et le clerc ayant agi bravement, dans un cas de légitime défense: «Sire clerc, fist le roy, le rapport entendu, vous avez perdu a estre prestre par vostre proesce, et par vostre proesce je vous restieng à mes gages, et en venrez avec moy outre-mer. Et ceste chose vous foiz-je encore, pour ce que je veil bien que ma gent voient que je ne les soustendrai en nulles de leurs mauvestiés 101.»
Voilà donc un jugement rendu par le suzerain, en plein air, du haut du perron de son palais.
Ces perrons, par l'importance même qu'ils prenaient dans les palais et châteaux, étaient richement bâtis, ornés de balustrades et de figures sculptées. Quelques seigneurs, d'après un usage qui semble fort ancien, attachaient même parfois des animaux sauvages au bas des perrons, comme pour en défendre l'approche. Un fabliau du XIIIe siècle 102 rapporte qu'un certain sénéchal de la ville de Rome, homme riche et puissant, avait attaché un ours au perron de son palais. En haut du perron du château de Coucy, à l'entrée de la grand'salle, était une table portant un lion de pierre, soutenue par quatre autres lions 103.
On nous pardonnera la longueur de ces citations; elles étaient nécessaires pour expliquer l'importance des perrons pendant le moyen âge. Nous allons examiner maintenant quelques-uns de ces monuments. L'un des plus remarquables, bien qu'il ne fût pas d'une époque très-ancienne, était le perron construit devant l'aile qui réunissait la sainte Chapelle du palais à Paris à la grand'salle. Ce perron datait du règne de Philippe le Bel, et avait été élevé par les soins d'Enguerrand de Marigny. À l'avénement de Louis le Hutin, Enguerrand ayant été condamné au gibet, son effigie fut «jettée du haut en bas des grands degrez du palais 104». Ce ne fut que vers la fin du dernier siècle que le grand degré du palais fut détruit, pour être remplacé par le perron actuel (voy. PALAIS, fig. 1). C'est devant cet emmarchement, un peu vers la gauche, qu'était planté le may.
Nous donnons (fig. 1) une vue perspective du perron élevé au commencement du XIVe siècle 105. Lorsqu'il fut détruit, des échoppes encombraient ses deux murs d'échiffre et venaient s'accoler à la belle galerie d'Enguerrand; mais la porte que l'on voit dans notre figure subsistait encore presque entière, avec ses trois statues. Une voûte pratiquée sous le grand palier supérieur permettait de communiquer d'un côté à l'autre de la cour. Le perron du palais des comtes de Champagne, à Troyes, présentait une disposition semblable, et datait du commencement du XIIIe siècle. Il donnait directement entrée sur l'un des flancs de la grand'salle. Au bas des degrés, à quelques mètres en avant, était placé un socle sur lequel on coupait le poing aux criminels, après qu'on leur avait lu la sentence qui les condamnait au dernier supplice 106. Quelquefois ces perrons étaient couverts en tout ou partie tel était celui du château de Montargis (voy. ESCALIER, fig. 2), qui datait du XIIIe siècle, et se divisait en trois rampes surmontées de combles en charpente.
Le château de Pierrefonds possédait un remarquable perron à la base de l'escalier d'honneur, avec deux montoirs pour les cavaliers et une voûte en arcs ogives, avec terrasse au-dessus. Nous donnons (fig. 2) le plan de ce perron. L'escalier B permet d'arriver aux grandes salles du donjon situées en A; il débouche vers la cour 107, sur un degré à trois pans. Les deux montoirs sont en C; trois voûtes d'arête recouvrent l'emmarchement. Une vue de ce perron, prise du point P (fig. 3), nous dispensera d'entrer dans de plus amples détails. Il est peu de dispositions adoptées dans la construction des châteaux du moyen âge qui se soient perpétuées plus longtemps, puisque nous la voyons conservée encore de nos jours.
Le grand escalier en fer à cheval du château de Fontainebleau, dont on attribue la construction à Philibert Delorme, est une tradition des perrons du moyen âge. Celui du château de Chantilly formait une loge, avec deux rampes latérales, et datait du XVIe siècle 108.
Le perron était un signe de juridiction, et les prévôts rendaient la justice en plein air, du haut de leur perron 109; aussi les hôtels de ville possédaient-ils habituellement un perron, et l'enlèvement de ce degré avait lieu lorsqu'on voulait punir une cité de sa rébellion envers le suzerain, comme nous l'avons vu ci-dessus à propos de l'insurrection des gens de Liége.
PIERRE (à bâtir), s. f. Les Romains ont été les plus intelligents explorateurs de carrières qui aient jamais existé. Les constructions de pierre qu'ils ont laissées sont élevées toujours avec les meilleurs matériaux que l'on pouvait se procurer dans le voisinage de leurs monuments. Il n'existe pas d'édifice romain dont les pierres soient de médiocre qualité; lorsque celles-ci faisaient absolument défaut dans un rayon étendu, ils employaient le caillou ou la brique, plutôt que de mettre en oeuvre de la pierre à bâtir d'une qualité inférieure; et si l'on veut avoir de bonnes pierres de taille dans une contrée où les Romains ont élevé des monuments, il ne s'agit que de rechercher les carrières romaines. Cette règle nous a été souvent d'un grand secours, lorsque nous avons eu à construire dans des localités où l'usage d'employer les pierres de taille était abandonné depuis longtemps. Même sur les terrains riches en matériaux propres à la construction, il est intéressant d'observer comment les bâtisseurs romains ont su exploiter avec une sagacité rare les meilleurs endroits, quelque difficile que fût l'extraction. Ce fait peut être observé en Provence, en Languedoc, dans le pays des Éduens (environs d'Autun), dans le Bordelais et la Saintonge, et sur les côtes de la Méditerranée. On voit, par exemple, sur la route romaine de Nice à Menton, au point où se trouve le monument connu sous le nom de la Turbie, une carrière romaine demeurée intacte depuis l'époque où fut élevé cet édifice Cette carrière, au milieu de montagnes calcaires, est située sur un escarpement presque inaccessible au-dessus de la petite ville de Monaco; c'est qu'en effet, il se trouve sur ce point un banc épais de roches calcaires d'une qualité très-supérieure. Ces traditions se conservèrent pendant le moyen âge; on connaissait les bonnes carrières, et la pierre que l'on employait était généralement choisie avec soin. Il n'est pas de contrée en Europe qui fournisse une quantité de pierres à bâtir aussi variées et aussi bonnes que la France.
Si l'on jette les yeux sur la carte géologique de la France, on observera que depuis Mézières, en remontant la Meuse et en se dirigeant vers le sud-ouest par Chaumont, Châtillon-sur-Seine, Clamecy, la Charité, Nevers, la Châtre, Poitiers et Niort, puis descendant vers le sud-est par Ruffec, Nontron, Exideuil, Souillac, Figeac, Villefranche, Mende, Millaud, puis remontant par Anduze, Alais, Largentière et Privas, on suit une chaîne non interrompue de calcaire jurassique que l'on retrouve encore après avoir traversé le Rhône, en remontant l'Ain depuis Belley jusqu'à Salins, et le Doubs depuis Pontarlier jusqu'à la limite de la forêt Noire. Vers le nord, de Sablé jusqu'à l'embouchure de l'Orne, s'allonge une branche de cette chaîne qui semble avoir été disposée pour répartir sur toutes les provinces de la France les matériaux les plus favorables à la construction. Dans les cinq grandes divisions que forme cette chaîne, on trouve dans la première, au nord, la craie à Troyes, à Arcis, à Châlons-sur-Seine, et à Reims; les calcaires grossiers dans les bassins de la Seine, de l'Oise, de l'Aisne et de la Marne, les grès vers l'ouest; de l'autre côté de la branche jurassique se dirigeant vers la Manche, dans la seconde division, le granit, des calcaires grossiers; dans la troisième, sur la rive gauche de la Garonne, les grès verts et les grès de Fontainebleau, jusques au pied des Pyrénées; dans la quatrième, au centre, les granits, les terrains cristallisés, et enfin, dans la cinquième, qui comprend le bas bassin du Rhône, les grès et le calcaire alpin. Ajoutons à cette collection les terrains volcaniques, laves et basaltes au centre, et nous aurons un aperçu des richesses que possède la France en matériaux propres à bâtir.
Jusqu'à la fin du XIIe siècle, les constructeurs ont évidemment reculé devant l'emploi des matériaux d'une grande dureté, comme le granit; ils cherchaient les pierres d'une dureté moyenne, et les employaient, autant que faire se pouvait, en petits échantillons: et telle est la répartition des terrains sur la surface de la France, qu'il n'était jamais besoin d'aller chercher des matériaux calcaires, ou des craies, ou des grès tendres très-loin, si ce n'est dans quelques contrées, comme la Bretagne, la Haute-Garonne et le Centre, vers Guéret et Aubusson. Les établissements monastiques exploitèrent les carrières avec adresse et soin: la maison mère de Cluny, établie sur terrain jurassique, ainsi que celle de Clairvaux, semblèrent imposer à leurs filles l'obligation de se fonder à proximité de riches carrières. Nous voyons, en effet, que la plus grande partie des couvents dépendants de ces deux abbayes sont bâtis, en France, sur cette chaîne jurassique qui coupe le territoire en cinq grandes parts, et l'architecture de ces deux ordres, celle particulièrement de l'ordre de Cluny, robuste, grande d'échelle, reçoit une influence marquée de l'emploi des matériaux, tandis que dans les contrées où les pierres à bâtir sont fines, basses ou tendres, comme dans les bassins de la Seine et de l'Oise, par exemple, nous voyons que l'architecture romane s'empreint de la nature même de la matière employée.
Lorsque l'architecture gothique fut adoptée, elle sut tirer un merveilleux parti des matériaux divers fournis par le sol. À dater du XIIe siècle, on voit employer simultanément des pierres de qualités très-diverses, suivant le besoin, ainsi qu'il est aisé de s'en apercevoir en lisant notre article CONSTRUCTION. Alors on ne recule pas devant des difficultés de transport qui devaient être considérables lorsqu'il s'agissait de se procurer certaines pierres dont la qualité était propre à un objet spécial. C'est ainsi, par exemple, que nous voyons employer, pour les colonnes monolithes du choeur de Vézelay, bâti vers 1190, des pierres dures de Coutarnoux, dont la carrière est à 30 kilomètres de l'abbaye, bien qu'on possédât des pierres propres à la construction à une faible distance; qu'à Semur en Auxois, nous voyons mettre en oeuvre cette admirable pierre de Pouillenay, qui prend le poli; qu'à Sens on fait venir de la pierre de Paris pour bâtir la salle synodale; qu'à Troyes, à la fin du XIIIe siècle, nous voyons les constructeurs aller chercher du liais à Tonnerre pour bâtir l'église de Saint-Urbain, qu'il eût été impossible d'élever avec d'autres matériaux; que bien plus tard, à Paris, nous voyons les architectes demander de la pierre à Vernon pour restaurer la rose de la sainte Chapelle et pour élever certaines parties de l'hôtel de la Trémoille. Ces exemples, que nous pourrions multiplier à l'infini, prouvent combien les constructeurs de la période dite gothique portaient une attention scrupuleuse dans le choix des pierres qu'ils mettaient en oeuvre. Lorsque le style gothique fut définitivement admis sur toute la surface de la France, vers la fin du XIIIe siècle, les constructeurs n'hésitèrent pas, pour se conformer au goût du temps, à employer des pierres qui certes, par leur nature, ne se prêtaient guère à recevoir ces formes. C'est ainsi que, vers 1270, on élève le choeur de la cathédrale de Limoges en granit, celui de la cathédrale de Clermont en lave de Volvic; que, vers le milieu du XVe siècle, on construit le chevet de l'église abbatiale du mont Saint-Michel en mer de même en granit, sans se préoccuper des difficultés de taille que présente cette matière; qu'au commencement du XIVe siècle on construit en grès très-dur le sanctuaire et le transsept de l'ancienne cathédrale de Carcassonne (Saint-Nazaire).
À l'inspection des monuments élevés pendant le moyen âge, il est aisé de reconnaître qu'alors, plus encore que pendant la période gallo-romaine, on exploitait une quantité considérable de carrières qui depuis ont été abandonnées, qu'on savait employer les pierres exploitées en raison de leur qualité, mais avec une économie scrupuleuse; c'est-à-dire qu'on ne plaçait pas dans un parement, par exemple, une pierre de qualité supérieure convenable pour faire des colonnes monolithes, des corniches, des chéneaux ou des meneaux. Ce fait est remarquable dans un de nos édifices bâti avec un luxe de matériaux exceptionnel: nous voulons parler de la cathédrale de Paris. Là les constructeurs ont procédé avec autant de soin que d'économie dans l'emploi des matériaux. Les pierres employées dans la cathédrale de Paris proviennent toutes des riches carrières qui existaient autrefois sous la butte Saint-Jacques, et qui s'étendent sous la plaine de Montrouge jusqu'à Bagneux et Arcueil.
La façade est entièrement construite en roche et en haut banc pour les parements, en liais tendre pour les grandes sculptures (banc qui avait jusqu'à 0m,90 de hauteur) et en cliquart pour les larmiers, chéneaux, colonnettes (banc de 0m,45 de hauteur au plus). Le liais tendre des carrières Saint-Jacques se comporte bien en délit, aussi est-ce avec ces pierres qu'ont été faites les arcatures à jour de la grande galerie sous les tours. Les cliquarts ont donné des matériaux incomparables pour la rose et pour les grandes colonnettes de la galerie, ainsi que pour tous les larmiers des terrasses. Parmi ces matériaux, on rencontre aussi dans les parements et pour les couronnements des contre-forts des tours l'ancien banc royal de Bagneux, qui porte 0m,70, et le gros banc de Montrouge, qui porte 0m,65: ces dernières pierres se sont admirablement conservées. Dans les fondations, nous avons reconnu l'emploi des lambourdes de la plaine, et surtout de la lambourde dite ferme, qui porte jusqu'à 1 mètre; quelquefois, mais rarement, du banc vert.
Les grosses colonnes intérieures de la nef, qui ont 1m,30 de diamètre, sont élevées par assises du banc de roche basse de Bagneux ou de Saint-Jacques, qui porte franc 0m,50 en moyenne. Mais les deux piliers à sections rectilignes qui terminent la nef sur le transsept, lesquels piliers ont une section relativement faible, vu le poids qu'ils ont à porter, sont entièrement élevés en belles assises de cliquart de Montrouge, lequel porte 0m,40 franc de bousin. Les arcs-doubleaux, archivoltes et arcs ogives des voûtes sont généralement en banc franc ou en banc blanc de Montrouge, qui porte de 0m,30 à 0m,35. Ainsi les constructeurs ont employé la pierre, toujours en conservant la hauteur du banc de carrière, se contentant de la purger complétement du bousin ou des délits marneux, mais sans faire de levées à la scie à grès 110. De plus, ils posaient ces matériaux sur leur lit de carrière, lorsqu'ils ne prenaient pas le parti de les poser franchement en délit comme étai (voy. CONSTRUCTION), mettant en dessous le lit de dessous. Cette précaution est surtout observée dans les assises en fondation.
Les constructeurs romans, ainsi que nous l'avons dit, cherchaient surtout les pierres douces, les lambourdes, les vergelés, les bancs francs. Le choeur de Maurice de Sully, sauf les piliers et les colonnettes, est entièrement construit en matériaux d'une dureté médiocre, bas et petits. Mais dès le commencement du XIIIe siècle, la nouvelle école laïque cherche au contraire les matériaux très-fermes et grands. C'est alors que dans la construction de la cathédrale de Chartres on emploie ce calcaire de Berchère, d'un aspect si rude, mais si solide, et qui donne des bancs de 1 mètre de hauteur sur des longueurs de 3 à 4 mètres; qu'à la cathédrale de Reims on pose ces assises de 1m,20 de hauteur en pierre introuvable aujourd'hui dans les carrières qui les ont fournies, que l'on emploie les liais et les cliquarts les plus durs, en ayant le soin de les purger des lits tendres; que l'on repousse, autant que faire se peut, les bancs friables, les pierres creuses et sans nerf.
La fin du XIIIe siècle apporte encore plus de soin dans le choix des pierres. Il suffit d'examiner les constructions de l'église de Saint-Urbain de Troyes, du choeur de Narbonne, des pignons du transsept des cathédrales de Paris et de Rouen, de l'église abbatiale de Saint-Ouen de Rouen, du château de Vincennes, pour reconnaître que les constructeurs connaissaient parfaitement les qualités des matériaux calcaires, et qu'ils les choisissaient avec une attention qui pourrait nous servir d'exemple. Au XVe siècle, on incline à employer de préférence les pierres douces, mais cependant celles-ci sont scrupuleusement triées. Au XVIe siècle, trop souvent cette partie importante de l'art de bâtir est négligée, les matériaux sont inégaux, pris au hasard et employés sans tenir compte de leurs propriétés.
EMPLOI DES PIERRES À BÂTIR SUIVANT LEURS QUALITÉS.--Plusieurs causes contribuent à détruire les pierres calcaires propres à la construction, et des causes qui agissent sur les unes n'ont pas d'action sur les autres. De plus, l'assemblage de certaines pierres est nuisible à quelques-unes d'entre elles. Les principes destructeurs les plus énergiques sont les sels qui se développent, par l'effet de l'humidité, dans l'intérieur même des pierres, et les alternatives du chaud et du froid. Toutes les pierres, grès, granits même et calcaires, contiennent une quantité notable d'eau, et s'emparent de l'humidité du sol et de l'atmosphère lorsqu'elles viennent à sécher. Cette propriété, qui est nécessaire à l'agrégation de leurs molécules, est en même temps la cause de leur destruction. Si les pierres sont posées près du sol, en élévation, elles tendent sans cesse à pomper l'humidité de la terre, et cette humidité apporte avec elle des sels qui, tendant à se cristalliser par l'effet de la sécheresse de l'air, forment autant de petits coins qui désagrégent les molécules du grès, du calcaire et même du granit. Ces matériaux portent, d'ailleurs, dans leurs flancs des sels que l'humidité atmosphérique met sans cesse en travail. Telle pierre qui dans l'eau ou sous le sol ne se décomposera jamais, s'altère après une année de séjour à l'air. La question est donc, non pas de priver les pierres de toute humidité, mais de faire en sorte, pour les conserver, que cette humidité ait une action du dehors au dedans et non du dedans au dehors; que les sels qu'elles contiennent soient toujours à l'état de dissolution, et qu'ils ne tendent jamais à venir se cristalliser à leur surface ou qu'ils restent à l'état latent.
Supposons une pierre calcaire, par exemple, posée en A (fig. 1) sur une assise de libages, et une fondation en béton ou en moellon; par l'effet de la capillarité, c'est-à-dire par suite de l'action aspirante de cette pierre, l'humidité sera plus considérable en a, au coeur même de la pierre, qu'à sa surface externe séchée par l'air; dès lors les sels tendront à venir se cristalliser suivant la direction des flèches sur ces surfaces externes, et les désagrégeront peu à peu. Supposons qu'entre cette pierre de soubassement B et l'assise de libages C est interposée une lame de plomb ou un lit imperméable, comme du bitume, l'eau de pluie qui balayera les parements fera que ces parements seront plus humides au moment même de l'émission aqueuse que le coeur: d'ailleurs cette eau sera séchée promptement par l'air; les sels qui pourraient se développer et venir à la surface seront lavés, dissous et entraînés par cette abondance d'eau externe, et ne pourront se développer en cristaux, par conséquent faire lever les parements. Dans le cas d'un isolement complet de la pierre soustraite à l'humidité du sol, plus elle sera poreuse, plus ses parements seront facilement lavés et séchés et mieux ils se conserveront.
Retournons la figure: supposons (fig. 2), en A, qu'une
pierre a est posée sous un chéneau. Si compacte que soit la pierre
dont est fait ce chéneau, elle tend à absorber une certaine quantité de
l'eau qui coule dans sa concavité. La pierre a, séchée par l'air, tend
à son tour à demander au chéneau une partie de l'eau qui l'a pénétré;
cette eau agira dans le sens des flèches, c'est-à-dire qu'étant plus
abondante, moins rapidement séchée au coeur de la pierre a qu'à sa
surface, elle dissoudra les sels intérieurs qui viendront se
cristalliser sur les parements et les feront lever d'abord en fine
poussière, puis par écailles. Mais si entre ce chéneau B et la pierre
sous-posée nous interposons un corps imperméable C, cette pierre
sous-posée sera, comme dans le cas précédent, lavée à l'extérieur par la
pluie ou humectée par les brouillards plus abondamment que son coeur, et
les sels ne pourront se cristalliser à sa surface. La pierre de
Saint-Leu, le banc royal de Saint-Maximin, qui se conservent pendant des
siècles à l'air libre ou en parements parfaitement préservés de toute
humidité intérieure, tombent en poussière, posés sous des chéneaux ou
des tablettes de corniche de pierre dure qui reçoivent l'eau de pluie et
en absorbent une partie. Bien que dans ce cas la pierre dure reste
intacte, la pierre au-dessous est rapidement décomposée par les sels qui
la traversent et viennent se cristalliser à sa surface; souvent même la
croûte de ces pierres est restée ferme, que la décomposition est fort
avancée à un millimètre au-dessous. Soit, par exemple (fig. 3), une
tablette de pierre dure A posée sur une corniche B de pierre de
Saint-Leu, on verra bientôt la croûte de cette pierre se lever comme des
copeaux D, en démasquant l'altération profonde de la sous-surface. Cette
croûte même dont se revêtent certaines pierres contribue à hâter le
travail de décomposition produit par les sels, en protégeant la
sous-surface contre le contact de l'air. Les pores n'étant plus aussi
ouverts sur la pellicule externe de la pierre qu'à 1 ou 2 millimètres de
profondeur, les sels se cristallisent sous cette pellicule qu'ils ne
peuvent traverser, et produisent des ravages dont on ne s'aperçoit que
quand la croûte tombe. Les profils employés pendant la période du moyen
âge pour les corniches et bandeaux avaient l'avantage de ne point
conserver l'humidité et de la renvoyer au contraire rapidement. Aussi
les pierres qui recouvrent ces saillies sont-elles réellement protégées,
et ne présentent pas les altérations que l'on observe sous les tablettes
des corniches de la renaissance ou de l'époque moderne. Les
constructeurs du moyen âge avaient si bien observé ces phénomènes de
décomposition des pierres, qu'ils ont souvent isolé les chéneaux, soit
en les portant sur des corbeaux ou sur des arcs, soit en laissant sous
leur lit un espace vide ou bien rempli d'une matière imperméable, telle
qu'un mastic à l'huile ou à la résine. Ils n'avaient pas moins observé
les effets que certaines pierres juxtaposées produisent les unes sur les
autres. Ainsi les grès, ayant la propriété de contenir une grande
quantité d'eau, absorbent rapidement celle du sol et de l'atmosphère.
Lorsqu'au-dessus de ces assises de grès on pose des pierres qui se
salpêtrent assez facilement, on voit bientôt la décomposition se
produire près de leur lit touchant au grès, et cette décomposition ne
s'arrête plus, elle monte chaque année. Ces mêmes pierres, posées sur
des assises d'une roche calcaire n'absorbant pas une aussi grande
quantité d'eau que le grès, ne se seraient peut-être jamais décomposées.
Aussi, quand les constructeurs du moyen âge ont posé des assises de grès
en soubassement surmontées d'assises calcaires, ils ont eu le soin de
choisir celles-ci parmi les qualités compactes n'étant pas sensibles à
l'action du salpêtre, ou bien ils ont interposé entre le grès et le
calcaire un lit d'ardoises (schiste). Cette méthode a été
très-fréquemment employée pendant les XIVe et XVe siècles.
Toutes les pierres calcaires, au sortir de la carrière, contiennent une quantité d'eau considérable; sitôt exposées à l'air, une grande partie de cette eau tend à s'évaporer, et arrive successivement du coeur à la surface. En faisant ce trajet, cette eau entraîne avec elle une certaine quantité de carbonate de chaux en dissolution qui se cristallise sur le parement, et forme une croûte ferme, résistante, qui non-seulement préserve la pierre des agents extérieurs, mais lui donne une patine, une couverte que rien ne peut remplacer. Les constructeurs du moyen âge ayant eu pour habitude de tailler définitivement la pierre sur le chantier avant le montage et la pose, il en résultait que cette patine se formait sur les moulures et sur les sculptures comme sur les parements, et que l'édifice construit était uniformément recouvert de cette croûte produite par ce qu'on appelle l'eau de carrière. C'était un double avantage: parements résistant mieux aux agents atmosphériques, et belle couleur uniforme et chaude que donne cette patine naturelle. L'usage moderne de monter les édifices épannelés seulement et de faire les ravalements très-longtemps souvent après que la pose a été achevée, d'enlever sur ces matériaux mis en oeuvre 1 ou 2 centimètres d'épaisseur et quelquefois plus, a pour conséquence de détruire à tout jamais cette croûte préservatrice, puisqu'elle ne se forme sur les parements qu'autant que la pierre est fraîchement extraite de la carrière. Cet usage moderne est particulièrement funeste à la conservation des pierres tendres, telles que le banc royal de l'Oise, les vergetés, les calcaires de Saintonge, de Caen, les calcaires alpins de Beaucaire, les calcaires tendres de Bourgogne, les pierres de Molènes, de Mailly-la-Ville, de Courson, de Tonnerre; les craies. Mais que dire de cet autre usage de gratter à vif des parements anciens? On leur enlève ainsi l'élément conservateur qui les a préservés pendant plusieurs siècles; on tue la pierre, pour nous servir d'une expression du métier. Aussi, après cette opération barbare, voit-on souvent des matériaux qui ne présentaient aucun signe d'altération, se décomposer rapidement à la surface, s'efflorer, puis se creuser, sans que la maladie qui les atteint puisse être arrêtée 111. Les pierres tendres ne sont pas, d'ailleurs, les seules qui se recouvrent d'une patine résistante naturelle, étant fraîchement taillées. Des pierres dures, comme les liais, les cliquarts, présentent les mêmes phénomènes, et nous avons vu des liais en oeuvre depuis cinq et six cents ans qui avaient pris à la surface une couverte à peine attaquable avec le ciseau, tandis qu'à un demi-centimètre de profondeur le calcaire se rayait avec l'ongle. Les pierres dites froides, comme celles des carrières de Château-Landon, par exemple, sont les seules qui ne perdent rien à être taillées longtemps après leur extraction. Quant aux grès, tout le monde sait qu'ils ne peuvent être taillés que fraîchement sortis de la carrière. Certains grès rouges des Vosges sont inattaquables à l'outil au bout de plusieurs années, bien qu'au sortir du sol ils soient maniables.
Il est une précaution qu'il est toujours bon de prendre lorsqu'on élève des édifices sans caves: c'est d'interposer sous un lit d'assise au-dessus du sol une couche d'une matière imperméable, comme du bitume ou un mastic gras, un papier fortement goudronné, un lit d'ardoises. Cette précaution arrête l'humidité qui remonte du sol dans les murs, et elle empêche les pierres de se salpêtrer. Tous les monuments du Poitou, beaucoup de ceux de la Vendée et de la Saintonge, présentent à 2 mètres environ au-dessus du sol, à l'extérieur, une zone profondément altérée par l'action des sels. Ceci prouve l'exactitude de l'observation faite précédemment, savoir, que les sels n'agissent sur les pierres calcaires que là où ils ne sont plus tenus en dissolution et où ils se cristallisent. En effet, les assises inférieures des murs, dans les monuments de ces contrées, tous bâtis avec un calcaire tendre et qui résiste parfaitement à l'action de l'air, sont imprégnées d'humidité, mais ne se décomposent pas; ce n'est qu'à la hauteur où cesse l'action de capillarité, que la pierre, étant plus sèche, permet aux sels de se cristalliser, que commence la décomposition des parements extérieurs. Les maçons prétendent que cette décomposition, qui se produit par un vermiculage d'abord peu prononcé, puis très-profond à la longue, est produite par l'action de la lune. Le fait est que ce genre de décomposition ne se manifeste guère qu'à l'exposition du midi, un peu à l'est et à l'ouest, jamais au nord; on comprend que la chaleur des rayons solaires hâte la cristallisation des sels au-dessus de la zone humide où ils sont tenus en dissolution. D'ailleurs le midi est l'exposition la plus défavorable à la conservation des matériaux propres à bâtir en France: 1º parce que dans notre climat le vent du midi apporte la pluie, qui fouette les parements; 2º parce que les différences de température sont brusques et violentes à cette exposition en hiver. La nuit, s'il gèle à l'exposition du nord à 8 degrés, il gèle à 7 à l'exposition du midi par les temps clairs; mais le jour, si la température reste à l'exposition du nord à 6 degrés au-dessous de zéro, elle monte souvent à 10 degrés au-dessus de zéro en plein soleil. Les matériaux plus ou moins perméables qui subissent dans l'espace de quelques heures ces différences de température, s'altèrent plus vite que ceux exposés à une température à peu près égale, fût-elle très-froide; mais la lune, pensons-nous, n'a rien à voir là-dedans, si ce n'est qu'elle se présente précisément, quand elle est pleine, du même côté de l'horizon que le soleil.
Note 111: (retour) Dans ce cas, la silicatisation bien faite est le seul moyen à employer pour rendre à la pierre cette couverte âpre et résistante qui en assure la durée. La silicatisation devrait toujours être employée lorsqu'on a eu l'idée malheureuse de gratter les parements des monuments, et même lorsque les ravalements sont faits après que la pierre a jeté son eau de carrière.
PIGNON, s. m. (pingon). Mur terminé en triangle suivant la pente d'un comble à deux égouts et formant clôture devant les fermes de la charpente. Un bâtiment simple se compose de deux murs goutterots et de deux pignons. Suivant que le bâtiment est tourné, il présente sur sa façade, soit un des pignons, soit un des murs goutterots. Le fronton du temple grec est un véritable pignon. Les portails nord et sud du transsept de la cathédrale de Paris sont terminés par deux pignons. Les maisons élevées pendant l'époque romane en France présentaient habituellement un des murs goutterots sur la rue, les murs pignons étaient alors mitoyens; mais plus tard, vers le milieu du XIIIe siècle, les habitations montraient quelquefois l'un des pignons sur la rue. Cette méthode devint habituelle pendant les XIVe et XVe siècles, et alors ces pignons étaient fréquemment élevés en pans de bois (voy. MAISON, PAN DE BOIS).
La forme et la structure qui conviennent aux pignons en maçonnerie, ont fort préoccupé les architectes du moyen âge. En effet, un pignon qui sort des dimensions ordinaires n'acquiert et ne conserve sa stabilité que dans certaines conditions qu'il est bon de ne pas négliger. Si un pignon est mitoyen entre deux bâtiments; s'il n'est, à proprement parler, qu'un mur de refend maintenu des deux côtés par les charpentes de deux combles égaux, il est clair que pour le rendre stable, il n'est besoin que de l'élever dans un plan vertical, en lui donnant une épaisseur proportionnée à sa hauteur; mais si ce pignon est isolé d'un côté, chargé de l'autre par des cheminées, poussé ou tiré par une charpente dont la fixité n'est jamais absolue, il est nécessaire, si l'on prétend le maintenir dans un plan vertical, de prendre certaines précautions propres à assurer sa stabilité. Si les pignons isolés sont très-élevés, ils donnent une large prise au vent; leur extrémité supérieure, n'étant pas chargée, peut s'incliner sous une faible pression, soit en dedans, soit en dehors, et ces grands triangles, oscillant sur leur base, sortent très-facilement du plan vertical pour peu qu'une force les sollicite.
Lorsque, pendant la période romane, les combles avaient une inclinaison qui atteignait bien rarement 45 degrés, la construction des pignons ne demandait pas des précautions particulières; le pignon n'était guère qu'un mur terminé par deux pentes. Mais quand on en vint à donner aux charpentes de combles une inclinaison de plus de 45 degrés, et que ces charpentes eurent jusqu'à 12 et 15 mètres d'ouverture, il fallut bien adopter des moyens extraordinaires pour maintenir dans un plan vertical ces énormes maçonneries triangulaires, abandonnées, au sommet des édifices, aux coups de vent et aux mouvements inévitables des bois.
Déjà cependant, vers les derniers temps de la période romane, on avait senti la nécessité de faire des pignons autre chose qu'un mur simple terminé à son sommet par un angle obtus. On croyait devoir assurer leur stabilité au moyen d'arcs qui reportaient les charges sur quelques points. Nous trouvons un exemple d'une de ces tentatives sur le mur de face de l'église de Saint-Honorat, dans l'île de Lérins 112. Le pignon de cette façade, présenté dans la figure 1, et dont la construction remonte au commencement du XIIe siècle, se compose en réalité de quatre larges pieds-droits A avec baie centrale et arcs-boutants; ainsi la charge de la maçonnerie était répartie sur quatre points, de B en C. Cette construction était la conséquence d'une observation judicieuse. En effet, les maçonneries acquièrent une grande partie de leur stabilité en raison du poids plutôt qu'en raison de la surface qu'elles occupent.
Si (fig. 2) nous élevons un pignon A plein, de 4 mètres de hauteur sur 8 mètres de base, et 0m,50 d'épaisseur, nous aurons, en élévation, une surface bâtie de 16 mètres et un cube de 8 mètres. Mettant le poids du cube de pierre de taille à 2000 kilogrammes, la charge sera de 16 000 kilogr., et la surface chargée (section horizontale D, du pignon à la base) aura 4 mètres. Or, la charge sera ainsi répartie sur cette surface de 4 mètres: 1 mètre de surface horizontale ab recevra 7000 kilogr.; 1 mètre ac, bd, 5000 kilogr.; 1 mètre ce, df, 3000 kilogr.; 1 mètre eg, fh, 1000 kilogr.: total égal, 16 000 kilogrammes. Mais si, sans rien changer ni aux dimensions, ni à l'épaisseur, ni par conséquent au poids du pignon, nous le construisons avec arcs de décharge noyés dans la maçonnerie, comme il est indiqué en B, nous aurons 1 mètre de surface horizontale ab chargé de 3800 kilogrammes; 1 mètre ac, bd, chargé de 8200 kilogr.; 1 mètre ce, df, chargé de 1900 kilogr., et 1 mètre eg, fh, chargé de 2100 kilogr.: total égal, 16 000 kilogrammes. Dans le premier cas, A, la partie la plus chargée est la partie ab, qui ne reçoit que 7000 kilogrammes, tandis que dans le second, B, la partie ac, bd, égale comme surface à ab, reçoit 8200 kilogram. Dans l'exemple A les surfaces eg, fh, ne reçoivent ensemble que 1000 kilogrammes, tandis que dans le second ces mêmes surfaces reçoivent 2100 kilogrammes. Ainsi, dans ce second exemple, les pesanteurs tendent à s'équilibrer ou à se répartir plus également sur l'ensemble de la base; le poids le plus fort n'est plus au milieu de la base, mais reporté sur deux points. Une force comme le vent, ou une poussée, trouve donc une résistance plus solidement appuyée sur sa base, opposée à son action. Tout le système de la construction des grands pignons de l'époque savante du moyen âge est établi sur cette observation très-simple de la répartition des pesanteurs, non pas conformément à la gradation donnée par la configuration du pignon, mais contrairement à cette gradation, autant que faire se peut. La décoration de ces pignons dérive du système de construction adopté. Lorsque le bâtiment ne contient qu'un vaisseau, les points d'appui sont reportés aux deux extrémités; le triangle du pignon est terminé par deux épaulements: mais lorsque ce bâtiment est divisé dans sa longueur par un mur ou une épine de piliers, le pignon accuse la construction intérieure, et son milieu est maintenu par un contre-fort qui s'élève jusqu'au sommet du triangle. Si c'est une cheminée qui est adossée à l'intérieur dans l'axe de la salle, son tuyau, apparent à l'extérieur, s'élève jusqu'à la pointe du triangle dans les meilleures conditions de tirage, et sert d'épaulement à la construction.
Ces principes dans la construction des pignons ne furent admis toutefois qu'assez tard, vers le milieu du XIIe siècle, et avant cette époque nous voyons élever des pignons qui ne sont que des murs triangulaires pleins, décorés de membres peu saillants, d'arcatures, d'imbrications, de compartiments qui ne contribuent en rien à la solidité.
L'église latine de Saint-Front, antérieure à l'église actuelle, qui date de la fin du Xe siècle, possédait à l'occident un pignon dont on voit encore quelques traces, et qui était construit d'après ces données élémentaires, apparentes déjà à l'extérieur du monument de Poitiers connu sous le nom de temple de Saint-Jean 113.
Les églises de la Basse-Oeuvre à Beauvais et de Montmille présentent leurs pignons occidentaux simplement ornés de croix et de quelques imbrications 114. Mais un des plus riches parmi ces pignons du Beauvaisis est celui qui ferme le bras de croix septentrional de l'église Saint-Étienne de Beauvais. Ce pignon, dont quelques auteurs font remonter la construction au commencement du XIe siècle, ne peut être antérieur au commencement du XIIe. Il couronne une rose entourée d'une suite de figures représentant une roue de fortunes 115. La structure du parement extérieur du pignon est entièrement composée de très-petites pierres taillées, formant, par la manière dont elles sont posées, un treillis de bâtons, entre les intervalles desquels sont incrustées des rosaces sculptées sur le parement d'un moellon carré (fig. 3).
Ce treillis est coupé horizontalement par une ligne de bâtons rompus et par une très-petite baie rectangulaire terminée par un cintre pris dans une seule pierre. Les angles latéraux et du sommet de ce triangle ont été restaurés au XIVe siècle, et leurs amortissements primitifs remplacés par trois pinacles. Nous avons essayé de suppléer à cette lacune en nous appuyant sur des vignettes de manuscrits du temps. L'imbrication de petits moellons taillés formant décoration extérieure est appareillée, ainsi que l'indique le détail A, et n'a qu'une faible épaisseur; ce n'est qu'un revêtement posé devant un mur de maçonnerie ordinaire. Les tablettes de rampant couvraient le tout et formaient filet sur la tuile.
Un peu avant la construction de ce pignon, en Auvergne, à Clermont, on
élevait l'église de Notre-Dame du Port, dont les pignons étaient
richement décorés d'imbrications de billettes et d'incrustations de
pierres de deux couleurs (blanches et noires). Nous donnons (fig. 4) un
géométral du pignon méridional de cette église. Ici la construction est
plus rationnelle. La corniche des murs goutterots passe à la base du
pignon et est adroitement arrêtée par les deux contre-forts A et B.
Cette corniche accuse le couronnement de l'édifice, et le triangle du
pignon n'est que le masque de la couverture qu'il recouvre au moyen de
la tablette saillante formant le rampant suprême. Ces deux exemples et
ceux de Saint-Front et de Montmille font voir que les architectes romans
cherchaient à donner une certaine richesse relative aux pignons des
édifices. Ces tympans triangulaires couronnant les murs, aperçus de
loin, à cause de leur hauteur, leur paraissaient comporter une
décoration toute spéciale, rappelant la construction de bois des combles
qu'ils étaient destinés à masquer. À Notre-Dame du Port, les lignes de
billettes incrustées dans la maçonnerie et servant d'encadrements aux
mosaïques affectent les dispositions d'une charpente. À Saint-Étienne de
Beauvais, c'est un treillis de rondins qui semble posé devant le comble.
Mais les amortissements latéraux, composés de deux angles plus ou moins
aigus, sans épaulements, sans retours et souvent même sans acrotères,
étaient maigres et faisaient naître la crainte d'un glissement des
tablettes. Il fallait à ces deux angles un arrêt, un poids, ou tout au
moins un retour de profil. La configuration des charpentes et combles
que masquaient les pignons nécessitait d'ailleurs un arrangement
particulier. En effet, les murs goutterots d'un édifice (fig. 5) étant
donnés, ces murs goutterots étaient couronnés d'une tablette de corniche
A recevant les coyaux et l'égoût du toit B (les chéneaux n'étant pas en
usage au XIIe siècle); élevant un pignon devant cette projection, il
fallait, ou que la corniche A se retournât à la base du pignon, ou
qu'elle s'arrêtât brusquement au nu du mur, ou qu'elle fût masquée par
une saillie ab; il fallait encore que la tablette couronnant le pignon
servit de filet recouvrant la toiture, afin d'empêcher les eaux
pluviales de passer entre la face postérieure du pignon et la tuile ou
l'ardoise. C'est alors (vers le milieu du XIIe siècle) que les
architectes cherchèrent diverses combinaisons plus ou moins ingénieuses
pour satisfaire à ces conditions. La plus simple de ces combinaisons,
adoptée dans beaucoup d'édifices de la Bourgogne et de la haute
Champagne vers le milieu du XIIe siècle, est celle que nous présentons
(fig. 6).
La corniche des murs goutterots étant prolongée jusqu'au nu du mur pignon, sa saillie recevait les extrémités inférieures du triangle rehaussées en encorbellement de manière à dégager la toiture et à la couvrir au moyen de la saillie a de la tablette. Mais cette tablette, pour ne pas glisser sur la pente du mur triangulaire, devait nécessairement faire corps avec l'assise b, ainsi que l'indique le détail géométral A. Alors le morceau d était assez lourd pour arrêter le glissement des tablettes rampantes e. En faisant tailler cette pierre dans un bloc, les maîtres étaient naturellement obligés de faire tomber le triangle g. Bientôt, au lieu de le jeter bas, ils laissèrent la pierre entière et profitèrent de ce triangle g restant, pour y conserver un petit gable, comme nous l'avons tracé dans le détail B. Cette réserve avait l'avantage de laisser plus de poids à la pierre, d'éviter un évidement, et de donner à l'oeil plus de solidité à cette assise d'arrêt.
Dans des constructions élevées avec économie même, nous voyons que les architectes apportent une attention toute particulière à couronner les pignons, afin d'éviter le passage des eaux pluviales entre la couverture et la maçonnerie, sans avoir jamais recours à ces solins de mortier ou de plâtre qui se détachent facilement, nécessitent des réparations incessantes et ont un aspect misérable. Quelquefois la tuile vient recouvrir les rampants du pignon, mais au sommet est posée une pierre d'amortissement recouvrant les deux peines de la tuile et les faîtières de terre cuite, ainsi que le fait voir la figure 7 116.
En A, l'amortissement d'extrémité supérieure du pignon est présenté en profil, et en B en perspective. Ainsi le mur est parfaitement préservé par les tuiles du couvert, et la jonction de celles-ci à la pointe du faîtage est garantie par la pierre d'amortissement formant filet sur les côtés, sur la face et par derrière.
Le système de charpente et de couverture adopté au commencement du XIIIe siècle donnant habituellement un triangle équilatéral et même quelquefois plus aigu, les pignons prennent de l'importance; les édifices étant élevés sur une plus grande échelle que dans les siècles précédents, il devient nécessaire, pour donner une assiette convenable à ces ouvrages de maçonnerie, de les combiner avec plus d'art. Présentant une très-grande surface, il faut en même temps les décorer et les alléger, d'autant que souvent ils s'élèvent sur de grands à-jour, roses, larges fenêtres, éclairant l'intérieur des vaisseaux. Les constructeurs cherchent alors à roidir ces grands murs abandonnés à eux-mêmes par des combinaisons de piles et de vides habilement répartis. On éleva en Bourgogne (province des hardis constructeurs), pendant la première moitié du XIIIe siècle, des pignons singulièrement audacieux comme structure, et d'un effet décoratif tout à fait remarquable. Nous en voyons deux, bâtis en même temps, devant le porche de l'église abbatiale de Vézelay et devant la nef de la petite église de Saint-Père sous Vézelay 117, qui présentent à la fois une construction hardie et une décoration d'une extrême richesse. Le pignon de la face occidentale de l'église de Saint-Père avait été construit en prévision d'une surélévation de la nef qui ne fut pas effectuée, de sorte qu'aujourd'hui ce pignon s'élève beaucoup au-dessus des combles. Il devait être flanqué de deux hauts clochers; celui du nord seul fut construit (voy. CLOCHER, fig. 70).
Un grand arc (fig. 8) était destiné à tracer la pénétration de la voûte sur la face. Sous cet arc s'ouvre une rose qui surmonte une baie à meneaux 118 Toute la décoration au-dessus de l'archivolte devait masquer la charpente, et présente dans une arcature une série de statues de grande dimension. Au sommet est assis le Christ bénissant, couronné par deux anges agenouillés. Sous le Christ est placé, debout sur un piédestal, saint Étienne, puis à la droite du Christ la Vierge, à la gauche sainte Anne. À la droite de la Vierge s'échelonnent les statues de saint Pierre, de saint André et d'un troisième apôtre. À la gauche de sainte Anne, saint Paul, saint Jean et un apôtre. Sous les statues de sainte Anne et de la Vierge on voit deux têtes de démons; les autres statues sont portées sur des pilettes et des culs-de-lampe. Des deux côtés de la rose sont sculptés le lion et le dragon. L'iconographie de ce pignon est donc complète et n'a subi aucune mutilation grave. Quant à la construction de cet important morceau d'architecture, elle consiste en un mur bâti en assises basses, roidi à l'extérieur par l'arcature composée d'assez grandes assises. Les deux clochers devaient l'épauler à ses deux extrémités; celui du nord ayant été seul élevé, le pignon avait gauchi du côté sud; mais il a été facile d'arrêter ce mouvement au moyen d'un contre-fort bâti à l'intérieur sur le mur de la nef, dont la voûte actuelle ne dépasse pas le niveau A. Il n'est pas nécessaire de faire ressortir la valeur de cette composition vraiment magistrale, et il faut dire que la statuaire ainsi que la sculpture d'ornement sont traitées de main de maître. Les figures, un peu longues en géométral, prennent en perspective leur proportion réelle, et forment un ensemble surprenant par sa richesse et la belle entente des lignes.
Le pignon de la face occidentale de l'église abbatiale de Vézelay, dû très-probablement au même artiste, présente une disposition différente et plus originale encore. Il sert de tympan aux voûtes du porche qui datent du XIIe siècle; l'arcature est à jour, éclaire le porche et les figures sont placées au droit des piles. Mais, fait unique peut-être, les rampants de ce pignon, au lieu d'être rectilignes, sont formés par deux courbes donnant une ogive (fig. 9) 119. Les statues qui décorent ce pignon présentent, comme à l'église de Saint-Père, au sommet, le Christ assis, tenant le livre des Évangiles et bénissant; deux anges portent une large couronne au-dessus de sa tête. À la droite du Christ est la Vierge, à sa gauche sainte Anne. Deux anges thuriféraires terminent la série. Au-dessous on voit, au droit des piliers: saint Jean-Baptiste, saint Pierre, saint Paul et saint Jean, un évêque et un saint que nous n'avons pu désigner. La section des piles formant claire-voie est donnée par le détail A. Les vitraux étant placés en B, il existe un passage entre l'arcature vitrée et l'arcature intérieure un peu moins élevée (fig. 10).
La construction de ce pignon est à étudier et s'explique par le géométral intérieur. La courbe A est celle donnée par le formeret fait au XIIIe siècle sous la voûte B du XIIe. Un arc de décharge C renforce le formeret et passe au-dessus de la galerie (voy. la coupe D, en C'). Un second arc de décharge EE' supporte le poids de l'extrémité supérieure du pignon, la trace du comble est en ab. Des piles F, F', maintiennent le placage GG' formant le fond de la décoration extérieure. Les colonnettes H, isolées et qui sont indiquées dans la section horizontale de l'une des piles de la figure 9, sont donc déchargées par le formeret, par l'arc C' et par celui E'. De plus, à partir du niveau I, elles sont reliées à la portion des piles donnant à l'extérieur par des languettes K, s'élevant jusque sous l'arc de décharge C'. Le passage L communique par quelques marches aux salles du premier étage des deux tours qui flanquent la façade. De l'intérieur comme de l'extérieur cette grande claire-voie produit beaucoup d'effet, et sa double arcature est disposée d'après une donnée perspective très bien entendue: la balustrade M n'étant pas assez élevée pour masquer l'appui N des baies vitrées; les arcatures O laissant voir dans tout leur développement les découpures de celle P, et le peu de diamètre des colonnettes H intérieures démasquant les vitraux. Tout cela est bâti en beaux matériaux, la sculpture est traitée de main de maître et date du milieu du XIIIe siècle. La statuaire est empreinte d'un grand caractère, et appartient franchement à la belle école bourguignonne (voy. STATUAIRE).
À la même époque, dans l'Île-de-France, on élevait des pignons conçus peut-être avec moins de hardiesse, d'une disposition moins originale, mais dans la composition desquels on observe un goût plus châtié, plus de délicatesse et une meilleure entente de la destination. On remarquera que le pignon de Vézelay est un masque du comble, mais ne se combine guère avec sa forme. Dans nos bons édifices gothiques du XIIe siècle, ceux de l'Île-de-France, ceux auxquels il faut toujours recourir comme étant la véritable expression classique de cet art, les pignons sont bien faits pour fermer le comble, ils l'éclairent franchement et le recouvrent. Nous ne saurions trouver un meilleur exemple que celui fourni par l'un des pignons du transsept de Notre-Dame de Paris (1257). Ce pignon s'élève sur une rose de 13 mètres de diamètre, et est percé lui-même d'un oeil en partie aveugle, qui éclaire le comble. Cette belle composition (fig. 11) est autant décorative que sagement raisonnée.
Sur le grand arc qui fait le formeret de la voûte et l'archivolte de la rose est posé un entablement portant balustrade, et qui permet de communiquer des galeries supérieures de l'est à celles de l'ouest. Le pignon proprement dit s'élève en retraite sur l'arc de la rose et porte principalement sur le formeret; il est de plus supporté par un arc de décharge noyé dans la construction. Ce pignon, qui a 70 centimètres d'épaisseur, est allégé par la rose qui éclaire le comble, dont les parties aveugles ne sont que des dalles portant sculpture, par des rosaces et écoinçons. Deux grands pyramidions le flanquent, forment les têtes des contre-forts contre-butant la rose, et permettent à un escalier postérieur de se développer et de passer au-dessus du comble qu'il recouvre, et sur la jonction duquel il forme un large solin, ainsi que le font voir le profil A et la portion du pignon postérieur B, la section A étant faite sur ab. Trois statues décorent le sommet et les deux angles inférieurs du pignon. Celle du sommet représente le Christ apparaissant en songe à saint Martin, revêtu de la moitié du manteau donné au pauvre 120; les deux autres figurent le même saint Martin et saint Étienne 121. Éclairé par le soleil, ce pignon produit un merveilleux effet. D'ailleurs il accuse parfaitement le comble qu'il est destiné à fermer; la sculpture en est large, sobre, bien à l'échelle et admirablement traitée. L'oeil du comble est d'une proportion parfaitement en rapport avec la grande rose qui s'ouvre sur le transsept. Cette composition ne fut pas surpassée. Le pignon méridional de la cathédrale d'Amiens, élevé vers le milieu du XIVe siècle, présente cependant une disposition originale qui se rapproche de la composition du pignon de Vézelay. Le grand triangle est divisé verticalement par des piles formant comme une suite de contre-forts ornés de statues et de pinacles, et entre lesquels s'ouvrent des jours qui éclairent le comble. Mais là les détails, trop petits d'échelle, sont confus et n'offrent plus cette simplicité de lignes que nous admirons à Paris et même à Vézelay. Pour ne pas laisser isoler ces grands triangles, on eut quelquefois l'idée, au XIVe et au XVe siècle, de les épauler par des galeries à jour ou aveugles qui réunissent leurs rampants aux pyramidions ou tourelles d'épaulement. Un des pignons les mieux composés en ce genre est celui de la façade principale de l'église Saint-Martin de Laon, qui date de la fin du XIIIe siècle ou du commencement du XIVe.
Nous en donnons (fig. 12) une vue perspective. Voulant donner une grande importance aux deux tourelles flanquantes, l'architecte a senti que le pignon entre ces deux clochetons paraîtrait maigre; aussi l'a-t-il accompagné d'une galerie aveugle qui termine ainsi, comme masse, carrément le portail, et cependant il n'a pas voulu mentir au principe, et a fait reparaître la trace du comble à travers cette galerie.
Un peu avant la construction de Saint-Martin de Laon, le célèbre architecte Libergier, pendant la seconde moitié du XIIIe siècle, avait élevé, sur le portail de l'église de Saint-Nicaise à Reims, un pignon relié aux deux tours de la façade par une galerie à jour, ce qui était bien plus vrai que le parti adopté à Saint-Martin de Laon. Cette galerie mettait d'ailleurs en communication les étages supérieurs des clochers 122. Le pignon de Saint-Nicaise de Reims était percé de trois oeils circulaires éclairant le comble, et son nu était décoré d'une imbrication, dernier vestige de cette tradition romane que nous voyons acceptée franchement dans le pignon de l'église de Saint-Étienne de Beauvais, donné plus haut, et dans des pignons des provinces du Centre et de l'Ouest. Comme à la cathédrale de Reims, le pignon occidental de l'église de Saint-Nicaise était doublé, se répétait au droit des faces postérieures des tours, et ce second pignon était, comme celui antérieur, relié aux tours par une galerie à jour semblable à celle de la face. On conçoit combien cette claire-voie doublée devait produire d'effet en perspective. Nous donnons (fig. 13) un géométral du pignon de Saint-Nicaise 123. Il faut dire que les colonnettes supportant la galerie étaient jumelles, afin de donner l'épaisseur nécessaire au passage courant sur l'arcature (voy. le détail en coupe A).
Il ne faut pas croire que l'architecture religieuse seule élevait des pignons d'une grande importance et richesse. Le pignon de la salle du palais à Poitiers est un des plus riches qu'on puisse imaginer et des plus singuliers comme composition. À sa base, à l'intérieur, est établie une cheminée qui embrasse toute sa largeur; les tuyaux de cette cheminée traversent hardiment les fenêtres qui s'ouvrent dans le pignon. On peut prendre une idée de cette composition en examinant la figure 10 à l'article CHEMINÉE (XVe siècle). Le pignon de la grand'salle du château de Coucy était aussi très-richement décoré sur le dehors (voy. SALLE), et surmonté d'une statue colossale. Une baie immense s'ouvrait sous son triangle et éclairait largement la salle dans sa longueur. Ce pignon appartenait aux constructions élevées par Louis d'Orléans pendant les premières années du XVe siècle. Parmi les pignons d'architecture civile, plus simplement traités, il faut citer ceux du logis du château de Pierrefonds. Nous en présentons (fig. 14) deux spécimens.
Ils se combinent avec les crénelages du château, ainsi qu'on peut le voir en A. Derrière le crénelage ressautant, suivant le rampant du comble, est posé l'escalier de service pour les couvreurs, et pouvant même au besoin être garni de défenseurs. En B est donnée la coupe de ce pignon, l'emmarchement étant profilé en a et le faîtage du comble en b.
Le pignon C, qui appartient au même château, est muni d'un triple tuyau de cheminée d qui interrompt le degré, lequel alors se continue au moyen de marches de plomb sur le comble. En D, nous donnons l'un de ces pignons de granges du XIIIe siècle, avec son contre-fort d'axe destiné à contre-buter la poussée des arcs portant sur une épine de colonnes et soulageant les portées de la charpente. Les architectes du moyen âge ne se faisaient pas faute de munir les pignons de contre-forts suivant les distributions intérieures, soit pour accuser des murs de refend, soit pour contre-buter des arcs. Ils faisaient preuve, dans cette partie importante de leurs édifices, de la liberté que nous aimons à trouver dans leurs oeuvres les plus modestes comme les plus riches. Le pignon accuse la coupe transversale d'un édifice, c'est donc la partie qui indique le plus clairement sa construction et sa destination; les architectes ont compris ainsi sa fonction, et ils se sont bien gardés de la cacher. À voir un pignon du dehors, on saisit facilement les diverses divisions du bâtiment et sa structure, s'il est voûté ou lambrissé, s'il ne possède qu'un rez-de-chaussée, ou s'il se compose de plusieurs étages. Habituellement, les cheminées sont placées dans l'axe des pignons, afin d'amener facilement leurs tuyaux jusqu'au faîte du comble et d'éviter leur isolement. Ces tuyaux forment alors de véritables contre-forts creux qui roidissent les grands triangles de maçonnerie et leur donnent plus d'assiette. L'établissement des pignons dans les édifices civils avait encore l'avantage d'éviter les croupes en charpente d'une construction et d'un entretien dispendieux, et de fournir de beaux dessous de combles bien fermés, aérés et sains.
PILASTRE, s. m. (ante). Pendant l'antiquité grecque, le pilastre, ou
plutôt l'ante, est, ainsi que ce mot l'indique assez, une tête de mur
ou une chaîne saillante élevée au retour d'équerre d'un mur. Sur le mur
d'une cella, l'ante est le renfort élevé en A ou en B (fig. 1), lequel
renfort porte un chapiteau et s'appuie quelquefois sur une base. Dans
l'architecture romaine, ce qu'on appelle pilastre, est la projection
d'une colonne sentie sur le nu d'un mur par une faible saillie.
A (fig.
2) étant une colonne, B est son pilastre: quelquefois la colonne isolée
ou engagée disparaît, comme par exemple autour de l'étage supérieur du
Colisée à Rome, et le pilastre reste seul. Les Grecs n'ont jamais,
pendant la belle époque, donné à l'ante le même chapiteau qu'à la
colonne; mais, sous l'empire, le chapiteau du pilastre n'est que la
projection du chapiteau de la colonne, comme le pilastre lui-même n'est
que la projection du fût. Si le pilastre est seul, s'il n'est pas la
projection d'une colonne, il possède le chapiteau d'un ordre dorique,
ionique, corinthien ou composite, mais ne prend pas un chapiteau
spécial.
Dans les premiers temps du moyen âge, les architectes ne prennent pas la peine de projeter la colonne adossée sur le mur d'adossement, mais ils placent parfois des pilastres comme décoration ou renfort d'un mur. On voit de petits pilastres à l'extérieur du monument de Saint Jean à Poitiers; on en retrouve sur le pignon occidental de la basilique latine de Saint-Front de Périgueux, accompagnant deux étages d'arcatures 124, et, plus tard, vers la fin du Xe siècle, à l'intérieur même de cet édifice. Ces pilastres, couronnés par des chapiteaux pseudo corinthiens, portent une arcature haute (dans les tympans fermant les grandes travées des coupoles) qui forme un passage continu tout autour de l'édifice. Des fenêtres sont ouvertes, dans l'arcature au droit du choeur et du transsept. Mais cet exemple que l'on trouve répété dans la partie ancienne de l'église de la cité (cathédrale) à Périgueux, n'est pas suivi généralement dans les édifices de l'Ouest. La colonne engagée remplace le pilastre, tandis que, dans la haute Bourgogne, le Morvan et la haute Champagne, le pilastre romain persiste fort tard, jusqu'au commencement du XIIIe siècle. Il existe encore à Autun deux portes de ville de l'époque gallo-romaine, les portes d'Arroux et de Saint-André, qui sont couronnées par un chemin de ronde consistant en une suite d'arcades entre lesquelles sont disposés des pilastres, cannelés à la porte d'Arroux, lisses à la porte Saint-André. Cette arcature avec pilastres servit évidemment de type aux architectes qui, au XIIe siècle, élevèrent les cathédrales d'Autun et de Langres, et les églises de Saulieu et de Beaune. Mais soit qu'il existât encore à cette époque de grands monuments romains avec pilastres, soit que les galeries des portes romaines d'Autun aient inspiré aux architectes l'idée de se servir du pilastre, et du pilastre cannelé, dans la composition des piles mêmes des édifices précités, nous voyons le pilastre appliqué en grand à Langres, à Autun et dans quelques autres, monuments de ces contrées. À Langres, de grands pilastres pseudo-corinthiens forment la tête des contre-forts de l'abside à l'extérieur. À la cathédrale d'Autun, les piliers intérieurs sont cantonnés de pilastres cannelés (voy. PILIER). À Vézelay même, dans la nef, au-dessus des archivoltes des bas côtés, des pilastres portent les formerets de la grande voûte, tandis qu'on ne voit jamais de pilastres employés dans les édifices romans de l'Île-de-France. Le pilastre est quelquefois employé aussi dans certains monuments romans de la Provence, et il est habituellement cannelé. De fait, dans l'architecture française du moyen âge, le pilastre est une exception, son emploi est dû à la présence de monuments romains voisins.
PILE, s. f. Voy. PILIER.
PILIER, s. m. Support vertical de pierre isolé, destiné à porter les charpentes ou les voûtes des édifices. Le pilier appartient à l'architecture du moyen âge. Les Grecs ni les Romains n'élevaient, à proprement parler, de piliers, car ce nom ne peut être donné à la colonne non plus qu'à ces masses épaisses et compactes de blocages qui, dans les grands édifices romains, comme les salles des Thermes, par exemple, supportent et contre-butent les voûtes. Le pilier est trop grêle à lui seul pour résister à des poussées obliques; il faut, pour qu'il puisse conserver la ligne verticale, qu'il soit chargé verticalement, ou que les résultantes des poussées des voûtes agissant sur lui se neutralisent de manière à se résoudre en une pression verticale. Lorsque les nefs d'églises, les salles, étaient couvertes par des charpentes, il n'était pas besoin de donner aux piliers une force extraordinaire, et de chercher, par la combinaison de leur section horizontale, à résister aux pressions obliques des voûtes; mais dès que l'on prétendit substituer la voûte aux charpentes pour fermer les vaisseaux, les constructeurs s'ingénièrent pour donner aux piliers des formes propres à remplir cette nouvelle destination. Ils augmentèrent d'abord démesurément le diamètre de la colonne cylindrique, puis ils groupèrent plusieurs colonnes; puis ils cantonnèrent les piliers à section carrée de colonnes engagées; ils cherchèrent ainsi des combinaisons résistantes jusqu'au moment où l'architecture adopta, vers le milieu du XIIe siècle, un système de structure entièrement nouveau. Alors le pilier ne fut plus que le dérivé de la voûte ou de la pression agissant sur lui.
Mieux que tout autre membre de l'architecture, le pilier, pendant le moyen âge, exprime les essais, les efforts des architectes et les résultats logiques des principes qu'ils admettent au moment où l'art vient aux mains des écoles laïques; aussi devrons-nous entrer dans des explications assez étendues à propos des curieuses transformations que subit le pilier du Xe au XVe siècle.
Dans la basilique romaine, le pilier n'est autre que la colonne portant un mur vertical, soit au moyen de plates-bandes, soit au moyen d'arcs. Sur deux rangs de colonnes s'élevaient deux murs; sur ces deux murs, de l'un à l'autre, une charpente. Pression verticale, assez faible d'ailleurs, par conséquent résistance suffisante si les colonnes étaient de pierre dure, de granit ou de marbre. Des murs de brique bien faits ne pèsent guère; des charpentes, si larges qu'elles soient, n'exercent qu'une pression assez faible. Mais quand à l'art de la construction pratiquée par les Romains, on tomba dans une grossière imitation de cet art, on dut substituer à des murs minces, bien liaisonnés, garnis de mortier excellent, revêtus d'enduits indestructibles ou bâtis de pierres d'appareil posées à joints vifs, des murs de moellons smillés, mal liaisonnés, remplis de mauvais mortier; dès lors il fallait nécessairement donner à ces murs une plus forte épaisseur, partant un poids plus considérable, aux colonnes ou piliers une plus large section. D'ailleurs les constructeurs romans, pendant la période carlovingienne, ne pouvaient ni extraire ni tailler des colonnes de marbre, de granit ou de pierre dure monolithes; ils composaient celles-ci par assises de pierres basses et même quelquefois de moellons. Les piliers renforcés ne résistaient pas toujours aux charges qu'on leur imposait, ils se gerçaient, se lézardaient; on en vint à augmenter démesurément leur force pour éviter ces accidents, on adopta les sections rectangulaires: leurs assises étaient ainsi plus faciles à poser et plus résistantes; souvent on leur donna une épaisseur plus forte que celle des murs dont ils avaient à supporter la charge.
Beaucoup de monuments des Xe et XIe siècles ont conservé des piliers dans la construction desquels on observe les tâtonnements, les essais des constructeurs, rarement satisfaits du résultat obtenu; car ces piliers étaient non-seulement disgracieux, mal reliés aux parties supérieures, mais encore ils prenaient une place considérable, encombraient les intérieurs et gênaient la circulation. Aussi n'est-il pas rare alors de voir dans un même édifice des piliers bâtis en même temps affectant des formes différentes, comme si les architectes dussent les essayer toutes, dans l'impossibilité où ils se trouvaient d'en trouver une qui pût les contenter. Pendant le XIe siècle nous voyons employer simultanément les piliers à section carrée, carrée avec arêtes abattues, circulaire, lobée, carrée cantonnée de demi-cercles, barlongue, circulaire, entourée d'une série de sections de cercle, etc.; mais rien n'est arrêté, rien n'est définitif, aucun système ne prévaut.
Dans la petite église de Vignory (Haute-Marne) 125, les murs de la nef sont supportés par une suite de piliers à section barlongue; puis la dernière travée près du choeur présente des piliers à section circulaire (fig. 1). Au-dessus du pilier à section circulaire A est posé, pour former le faux triforium B, un pilier à section carrée dont les angles sont arrondis 126.
L'architecte, se défiant de la petitesse de ses matériaux, n'a pas osé élever les piles de la nef jusqu'à la hauteur du lambris des combles des bas côtés, il les a étrésillonnées dans le sens de la longueur par des arcs C (voy. la coupe) qui portent une claire-voie n'ayant d'autre destination que de rendre le mur de la nef moins lourd et de décorer cet intérieur.
Dans l'église de Bonneuil-en-France (Seine-et-Oise), nous voyons des piliers du XIe siècle, dont la section est donnée en A, fig. 2, portant des archivoltes à doubles claveaux; mais ici l'esprit méthodique des artistes de l'Île-de-France apparaît: la section de ces piliers est motivée par la construction supérieure, on sent là l'influence d'une école dont les principes sont déjà raisonnés. Ces piliers sont bien construits en assises régulières. Les profils sous les arcs ne se retournent pas sur les faces, ce qui est parfaitement justifié par la construction.
Dans la nef de l'église Saint-Rémi de Reims, élevée vers la fin du Xe siècle (nous parlons des constructions primitives), on voit des piliers dont la forme singulière ne paraît motivée en aucune manière.
Ces piliers (fig. 3 et 3 bis) se composent d'un faisceau de segments de colonnettes dont la section horizontale donne le tracé reproduit dans la figure 3. Un cercle ayant été tracé avec le rayon AB, ce cercle est le socle de la pile; ayant été divisé en sept parties égales, on a obtenu un polygone qui donne le plinthe des bases des colonnettes. Le rayon AB ayant été divisé en deux parties égales, AC, BC, les points C ont donné les centres des sept grosses colonnettes. La rencontre des segments de ces grosses colonnettes a donné le centre des sept autres colonnettes dont les tores des bases sont tangents aux côtés du polygone. Les archivoltes HH, II, le nu du mur FG, posent assez gauchement sur cette pile, comme il est facile de le reconnaître par le tracé. L'arc-doubleau KL du collatéral prend sa naissance au-dessous de celle des archivoltes, ce qui fait que le tailloir des chapiteaux sous cet arc-doubleau vient buter contre les fûts de la pile, et que les tailloirs des chapiteaux portant les archivoltes pénètrent dans l'arc-doubleau. La perspective de cette pile (fig. 3 bis) explique d'ailleurs ces bizarreries, et comment tous les chapiteaux, sauf ceux portant l'arc-doubleau, sont inscrits dans un cercle qui est de même diamètre que celui donnant la projection horizontale du socle. Il semblerait que l'architecte a voulu obtenir ici une puissante résistance et une apparence légère par ces divisions du gros fût en portions de cylindres se pénétrant.
Dans l'église de Saint-Aubin de Guérande, la nef, dont la construction date de 1130 environ, repose sur des piliers alternativement cylindriques et composés. Voici (fig. 4) l'un de ces derniers. La section horizontale tracée en A donne quatre grosses demi-colonnes de 60 centimètres de diamètre, et quatre plus menues de 40 centimètres de diamètre. Les bases de ces colonnes sont circulaires, et reposent sur un plateau également circulaire, enveloppant les huit bases partielles et formant socle. La projection horizontale de ce plateau donne celle du tailloir commun aux huit chapiteaux, et portant sur la face, un pilier C dont la section est un trapèze, des archivoltes à double rang E, D, et un arc-doubleau G sur le bas côté. Le pilier C (voy. l'élévation F) ne portait que les entraits de la charpente, cette nef n'ayant pas été voûtée primitivement. La construction de ces piliers est beaucoup mieux entendue que celle des piliers de l'église de Saint-Remi de Reims, car ici chaque colonne engagée a déjà sa fonction distincte et bien motivée. Le tracé perspectif B fait comprendre la disposition des huit chapiteaux groupés sous le tailloir circulaire 127.
L'église de Lons-le-Saulnier nous montre une nef du XIIe siècle portée sur des piliers alternativement cylindriques et à section polygonale, terminés par des amortissements carrés formant chapiteaux et recevant en plein les sommiers des archivoltes (fig. 5).
Le XIIe siècle présente une grande variété de piliers. Les constructeurs, cherchant les moyens d'élever des voûtes sur les nefs romanes, qui jusqu'alors en étaient habituellement dépourvues (dans les provinces du Nord du moins), passaient de la forme primitive de la colonne monocylindrique à la section carrée, au groupe de cylindres, aux plans carrés cantonnés de colonnes engagées, sans trouver la forme qui convenait définitivement à ces supports; car chaque jour amenait un nouveau mode dans la structure des voûtes, et bien souvent, pendant que l'on élevait les piliers, il survenait un perfectionnement dans la manière de disposer les sommiers qui ne trouvait que difficilement son emploi sur des piles préparées antérieurement à la connaissance de ce progrès. C'est ce qui explique comment, dans beaucoup d'édifices de la dernière période romane, on voit des arcs reposant gauchement sur des piliers qui évidemment n'avaient pas été tracés en prévision de la forme de ces voûtes.
Il est une école cependant qui tâtonne peu, c'est l'école bourguignonne, ou plutôt l'école de Cluny. Aussi est-ce dans les édifices dus à cet ordre que l'on voit déjà, dès le commencement du XIIe siècle, apparaître des piles très-franchement disposées pour recevoir les voûtes telles qu'on les concevait à cette époque. Les piles de la nef de l'église abbatiale de Vézelay, élevée à la fin du XIe siècle et pendant les premières années du XIIe, sont déjà tracées sur un plan coïncidant parfaitement avec la construction des voûtes. Elles sont formées par la pénétration de deux parallélogrammes rectangles cantonnés de quatre colonnes cylindriques engagées.
La figure 6 donne en A la section horizontale de ces piles au niveau ab, et en B leur section au niveau cd. C donne la face de la pile du côté de la nef, et D la coupe de la travée sur le milieu des archivoltes. On voit qu'au-dessus du bandeau G, le mur de la nef se retraite pour dégager des pilastres H qui sont destinés à porter déjà des formerets I, sur lesquels s'appuient les voûtes d'arête sans arcs ogives. Des contre-forts K étaient seuls destinés primitivement à contre-buter les grandes voûtes, et reposaient sur les sommiers L des arcs-doubleaux des bas côtés. Ici les chapiteaux sont placés aux naissances des archivoltes et des arcs-doubleaux, de sorte qu'ayant les mêmes diamètres, les colonnes engagées antérieures X sont beaucoup plus longues que les colonnes M et N. Ainsi, dès cette époque, le principe de soumettre les hauteurs des colonnes aux naissances des arcs est admis. Ce sont les voûtes qui commandent l'ordonnance. Les colonnes ne sont engagées que d'un tiers, afin de laisser à leur diamètre toute leur pureté, ce qui est un point important, car toute colonne engagée de la moitié de son diamètre, par l'effet de la perspective, ne paraît jamais posséder son épaisseur réelle. Il est évident que dans la nef de Vézelay, l'architecte a su, dès la base de l'édifice, comment il le pourrait voûter; les arcs-doubleaux reposent en plein sur les saillies des chapiteaux et sur les dosserets auxquels les colonnes sont adossées; les formerets de la grande voûte trouvent leurs points d'appui, et les arêtes des voûtes leur place dans des angles rentrants, comme dans la structure romaine.
Les piliers de la cathédrale d'Autun, d'une époque plus récente (1140 environ), mais appartenant à cette belle école de la haute Bourgogne, méritent également de fixer notre attention. Ils se composent, suivant la section horizontale, de deux parallélogrammes se pénétrant, cantonnés, non de colonnes engagées, mais de pilastres cannelés. Il faut observer que la nef principale de cette église est voûtée en berceau, et non point par des voûtes d'arête, comme à Vézelay. Ses piliers sont, d'ailleurs, parfaitement disposés pour ce genre de construction.
La section A est faite sur ab (fig. 7), la section B sur cd, la section C sur ef. Les arcs-doubleaux D reposent sur la tête du pilastre montant de fond, et le nerf qui les cerne à l'extrados, sur les colonnettes E. Les pilastres latéraux i s'arrêtent à la naissance des archivoltes des collatéraux, et celui postérieur reçoit, au même niveau, l'arc-doubleau de la voûte du bas côté. C'est donc, comme à Vézelay, la naissance des arcs des voûtes qui détermine la hauteur des colonnes ou pilastres engagés; mais pour ne pas donner au pilastre antérieur une proportion démesurément allongée, l'architecte a eu le soin de le couper par les bandeaux n et m. Il n'est pas nécessaire de faire ressortir l'étude des proportions et des détails qui perce dans cet exemple d'architecture. On croirait voir là un fragment de ces monuments gréco-romains si délicats que M. le comte Melchior de Vogué a découverts dans les environs d'Antioche et d'Alep. Il n'est pas jusqu'à la sculpture qui ne rappelle cette école orientale si brillante au Ve siècle; et bien que les portes gallo-romaines d'Autun aient pu inspirer aux architectes de la cathédrale du XIIe siècle le motif de l'arcature du triforium, ceux-ci ont été certainement prendre ailleurs leurs profils et leur ornementation, ces profils et ornements étant d'un tout autre style que ceux des édifices gallo-romains et d'une exécution bien supérieure.