Dictionnaire raisonné de l'architecture française du XIe au XVIe siècle - Tome 7 - (P)
Les portes intérieures des palais et maisons, c'est-à-dire celles qui s'ouvrent d'une pièce sur une autre, sont habituellement très-simples, basses et étroites avant la fin du XVe siècle. Ce ne sont que des ouvertures permettant à une seule personne de passer à la fois. Ces portes étaient en outre garnies de portières. Dans aucune habitation du moyen âge, fût-elle princière, on ne trouverait de ces portes d'appartements ayant 3 ou 4 mètres de hauteur, comme dans nos hôtels modernes, par cette raison bien naturelle, que si nobles qu'elles fussent, les personnes passant par ces portes n'avaient pas une taille qui atteignit six pieds. Si ces portes parfois sont larges, pour permettre une circulation facile, elles ne dépassent pas 2m,50 sous linteau.
C'est sous le règne de Louis XIV qu'on a commencé seulement à percer des portes d'appartements ayant une plus grande élévation: on considérait cela comme plus noble alors, sinon plus sensé.
Les portes intérieures des habitations du moyen âge sont très-simples, parce qu'elles s'ouvraient derrière des tapisseries, et qu'on n'en apercevait qu'à peine les jambages et les linteaux. Leurs vantaux seuls étaient travaillés avec recherche. Les linteaux sont, ou rectilignes, ou en portion d'arc de cercle, ou en cintre surbaissé. On voit déjà, dans des bâtiments du commencement du XIVe siècle, apparaître ces linteaux tracés au moyen de trois centres; mais c'est surtout vers la fin du XVe siècle que leur emploi est fréquent. Pendant les XIIIe et XIVe siècles, très-souvent ces linteaux sont soulagés par des corbeaux ménagés dans l'épaisseur du tableau.
Alors (fig. 89) un chanfrein ou un profil pourtournent la baie du côté opposé à la feuillure du vantail, car il est très-rare que ces portes soient à deux vantaux.
Vers la fin du XIVe siècle, les corbeaux soulageant les linteaux ne sont plus employés pour les portes d'appartements. Celles-ci sont quadrangulaires et ornées parfois d'un boudin formant colonnette, avec chapiteau et base (fig. 90).
Telles sont construites les portes d'appartements du château de Pierrefonds. Au-dessus du linteau est ménagée une clef en décharge, et du côté de l'ébrasement est pratiqué un arc; ou si les portes sont étroites, un plafond d'un seul morceau de pierre. Le boudin qui orne le tableau, le chapiteau et la base, sont d'ailleurs pris dans l'épannelage rectangulaire des pieds-droits, et ne forment pas saillie sur le nu du mur.
Dans les habitations décorées avec luxe, les linteaux étaient surmontés de dessus de porte en menuiserie; car nous avons souvent constaté la présence de scellements sur ces linteaux et sur les parements qui les recouvrent. Si nos hôtels modernes étaient un jour abandonnés, pillés et ruinés, on serait bien embarrassé de dire en quoi consistait la décoration de nos portes d'appartements, car elles ne sont, après tout, qu'une ouverture quadrangulaire dans un mur, ouverture que l'on revêt de boiseries, de stucs et de peintures. Sans donner un rôle aussi important à la décoration d'emprunt, les architectes du moyen âge ne se préoccupaient cependant que de l'encadrement du tableau qui restait apparent; les lambris, les dessus de portes et les tapisseries faisaient le reste; la pierre n'apparaissait absolument que dans le tableau et sur cette moulure d'encadrement. Cette simplicité des baies de portes intérieures était cachée sous la richesse des boiseries et tentures qui concouraient à la décoration des pièces, car il ne faudrait pas croire que nos aïeux habitaient entre des murailles nues 336, comme celles que nous laissent voir les ruines des châteaux. Beaucoup de ces portes d'appartements étaient d'ailleurs garnies de tambours ou de clotets, qui, ne s'élevant qu'à une hauteur de 6 à 7 pieds, empêchaient l'air extérieur de pénétrer dans la pièce lorsqu'on ouvrait un vantail. On ne possédait pas alors de calorifères, et si l'on ouvrait une porte, on introduisait un cube d'air froid, dans les pièces chauffées, fort désagréable. Ces tambours et ces portières étaient destinés à éviter cet inconvénient. On sait comme on gelait dans les appartements de Versailles, grâce à ces portes nobles qui, chaque fois qu'on les ouvrait, faisaient entrer une vingtaine de mètres d'air glacial dans les pièces à feu; et comme Mme de Maintenon, qui craignait les coups d'air, n'avait trouvé d'autre remède contre ce soufflet perpétuel que d'établir son fauteuil dans ce que le duc de Saint-Simon appelle un tonneau.
Les portes des appartements du moyen âge, et jusqu'au règne de Louis XIV, sont donc basses et peu larges, et ne sont, si l'on peut ainsi parler, que des soupapes bien munies de clapets, pour éviter les courants d'air. Il faut en prendre son parti. Ces portes ne s'élargissent qu'autant qu'elles servent de communication entre de grandes salles destinées à offrir une série de pièces propres à donner des fêtes ou à recevoir un grand concours de monde, mais elles conservent toujours une hauteur variant entre 2 mètres et 2m,50 au plus.
Peut-être voudra-t-on prendre une idée de la manière dont ces portes d'appartements étaient décorées, dans des châteaux ou palais. C'est pour rendre intelligible ce que nous venons de dire à ce sujet, que nous avons réuni dans la figure 91 les renseignements recueillis, soit dans des édifices civils de la fin du XIVe siècle ou du commencement du XVe, soit dans des vignettes de manuscrits, des peintures et des bas-reliefs. On voit ici que la porte proprement dite, la baie de pierre, est à peine visible; les jambages et le bord inférieur de son linteau sont seuls apparents. Au-dessus est scellé un grand ouvrage de menuiserie peint, et qui se raccorde avec les porte-tapisseries moulurés. Ces tapisseries s'arrêtent sur un lambris inférieur qui garnissait généralement le bas des murs. La partie du mur laissée nue entre le plafond et les tapisseries était décorée de peintures, et une portière était suspendue à la boiserie formant dessus de porte.
Il arrivait que certaines portes d'appartements étaient complétement masquées sous la tapisserie, laquelle était fendue seulement pour laisser passer les habitants. C'étaient là de véritables portes sous tenture.
Les exemples de portes d'appartements de la fin du XVe siècle ne manquent pas, et l'on peut les trouver partout; elles sont généralement terminées par un arc surbaissé, et quelquefois cet arc est couronné par une accolade. On voit encore de jolies portes de ce genre au palais des Ducs de Bourgogne à Dijon, à l'hôtel de Cluny à Paris, à l'évêché d'Évreux, au palais de justice de Rouen, et dans beaucoup de châteaux de cette époque, tels que ceux d'Amboise, de Blois, etc.
L'époque de la renaissance éleva de très-belles portes extérieures et intérieures dans les habitations seigneuriales ou dans les maisons; mais l'étendue de cet article ne nous permet pas de dépasser la limite de l'ère gothique. Si nous voulions choisir parmi les beaux exemples des portes du commencement de la renaissance, nous serions entraîné beaucoup trop loin. D'ailleurs ces exemples sont reproduits dans un grand nombre d'ouvrages mis entre les mains de tous les artistes.
PORTIQUE, s. m. Ce n'est qu'à dater du XVIe siècle que ce mot fut introduit dans le langage des architectes. Mais si le mot n'existait pas pendant le moyen âge, en français, on possédait l'ordonnance. On disait porche, si le portique avait peu d'étendue et se présentait devant l'entrée d'un édifice; cloistre, s'il entourait une cour; piliers, s'il se développait devant des façades de maisons ou de palais sur la voie publique ou sur un préau. Grégoire de Tours parle de portiques de bois peints de couleurs éclatantes qui entouraient les cours des palais mérovingiens. Eginhard 337 rapporte que l'empereur Louis le Débonnaire passant sur un portique de bois le jeudi de la semaine sainte, en revenant de l'église, cette construction vermoulue s'écroula et l'entraîna dans sa chute avec sa suite. Les vignettes des manuscrits des IXe et Xe siècles montrent assez fréquemment des portiques composés de colonnes avec arcades que l'on fermait au moyen de draperies: on en voit de figurées dans la tapisserie de Bayeux. Toutefois il ne paraît pas que pendant le moyen âge on ait élevé, comme pendant l'antiquité grecque et romaine, des portiques uniquement destinés à servir de promenoirs et d'abri aux habitants d'une cité. Ils faisaient toujours partie d'un édifice, se développaient sous des maisons, sur la voie publique 338, ou s'ouvraient sur les cours des établissements monastiques et des palais 339. Ce qui distingue le portique du cloître proprement dit, c'est que le premier est une galerie couverte présentant une seule face, tandis que le cloître entoure complétement une cour au moyen de quatre galeries desservant des bâtiments plantés d'équerre. Quant aux dispositions de détail de ces portiques, elles rappellent celles adoptées pour les cloîtres. Ce sont de simples piliers portant un appentis ou des poitrails, et soutenant alors des étages supérieurs, ou bien des arcades reposant sur des colonnes; des pieds-droits; et donnant un couvert lambrissé ou voûté. Le palais épiscopal de Laon présente ainsi, du côté de la cathédrale, un beau portique du commencement du XIIIe siècle, composé de piliers cylindriques supportant des arcs en tiers-point avec plafond lambrissé 340. Les arcades de ce portique ont été malheureusement remaniées au XIVe siècle; il en reste une seule intacte, formant l'extrémité de la galerie du côté de l'ouest: c'est celle que nous présentons ici (fig. 1).
Il existait au Palais de Paris de beaux portiques voûtés donnant autrefois sur trois côtés d'un préau, et formant ainsi une sorte de cloître 341. Avant la construction de l'Hôtel de ville actuel de Paris, les bourgeois de la Cité se réunissaient dans des maisons situées sur la place de Grève, et désignées sous le nom de maisons aux piliers, parce qu'elles laissaient à rez-de-chaussée, sur la voie publique, un portique composé de piles de pierre supportant des poitrails avec étages supérieurs. On disait aussi les piliers des halles de Paris, pour désigner les portiques pratiqués dans les maisons entourant la place du marché et qui servaient d'abri aux acheteurs. Beaucoup de villes du moyen âge avaient leurs maisons bâties sur des portiques 342; mais ceux-ci ne présentaient jamais une architecture uniforme, chacun disposait son portique comme bon lui semblait: ce qui donnait à ces allées couvertes un aspect des plus pittoresques. On voyait encore à Luxeuil, il y a peu d'années, une rue entièrement percée d'après ce système, d'un aspect original, plaisant par la variété.
Les hôtels, pendant le moyen âge, possédaient souvent des portiques intérieurs qui servaient d'abri aux personnes attendant d'être introduites dans les appartements, sous lesquels se tenaient les valets, et où parfois on attachait les chevaux pendant les visites des maîtres. Ces portiques n'étaient qu'une galerie devant un mur; car, dans notre climat, on n'établissait pas des portiques entièrement ouverts, comme cela s'est pratiqué en Italie. On devait éviter les courants d'air. Ces portiques de nos vieux hôtels sont profonds, relativement à leur hauteur, et fermés à leurs extrémités.
L'hôtel de la Trémoille à Paris (hôtel dont il ne reste plus que des débris déposés à l'École des Beaux-Arts) contenait un charmant portique adossé à la façade donnant sur la rue des Bourdonnais. Ce portique était voûté et construit avec une hardiesse extraordinaire 343. Exposé au sud-ouest, il était fermé par les bouts et surmonté d'une galerie. De la porte charretière, donnant sur la rue, on ne pouvait pénétrer directement sous le portique; il fallait d'abord entrer dans la cour. Cette disposition, que nous voyons adoptée quelques années plus tôt dans l'hôtel de Jacques Coeur, était bonne en ce qu'elle permettait aux personnes se promenant sous les portiques de n'être pas interrompues par les arrivants ou sortants, et de ne point être incommodées par les courants d'air si fréquents dans nos portiques prétendus classiques. Les seigneurs et bourgeois du moyen âge ne pensaient pas qu'un rhume valût une ordonnance monumentale imitée des Grecs ou des Romains. Pour eux, un portique était une galerie ouverte sur une seule face, profonde, relativement peu élevée, fermée au moins à l'une de ses extrémités, se retournant parfois pour profiter d'une orientation favorable. C'est ainsi qu'au château de Pierrefonds, le long de la grande salle, il existait un portique bas, entresolé, fermé aux extrémités, orienté à l'est, et donnant ainsi, en toute saison, un promenoir couvert bien abrité contre les mauvais vents, parfaitement sec et sain, vitré à l'entresol, et fournissant, dans toute la longueur de la grande salle du rez-de-chaussée, un balcon fermé s'ouvrant sur cette salle. C'est ainsi que dans les résidences de l'époque de la renaissance, nous voyons encore des portiques fermés aux extrémités et parfaitement orientés. Tels étaient les portiques du château de Madrid, au bois de Boulogne 344; tels sont encore debout les portiques des châteaux de Blois et de Chambord, de quelques habitations d'Orléans 345. Ceci tend il prouver que nos aïeux craignaient les rhumes, et pensaient qu'un promenoir couvert doit être fait pour abriter les promeneurs.
POT, s. m. Les architectes du moyen âge ont placé parfois à l'intérieur des édifices religieux, dans les parements des murs, des pots acoustiques de terre cuite, probablement pour augmenter la sonorité des vaisseaux. Nous avons fréquemment constaté la présence de ces pots dans les choeurs des églises des XIIe et XIIIe siècles. Plusieurs archéologues ont fait les mêmes observations. Ces poteries sont généralement engagées dans la maçonnerie, ne laissant voir à l'intérieur que leur orifice au nu du mur. Elles sont placées à différentes hauteurs et parfois en quinconce, mais particulièrement près des angles. Il en existe dans l'abside carrée de l'église de Montréale (Yonne), dans l'église de Saint-Laurent en Caux, à l'abbaye de Montivilliers, dans les églises de Contremoulins près Fécamp, de Perruel près Périers-sur-Andelle (arrondissement des Andelys). La Normandie est peut-être la province où ces poteries acoustiques ont été le plus fréquemment employées pour donner de la sonorité aux choeurs, mais on en trouve aussi dans des monuments de Provence, et notamment dans l'église de Saint-Blaise, à Arles. Dans une Notice sur le couvent des Célestins de Metz, M. Bouteiller, membre de l'Académie impériale de Metz, cite un passage très-curieux d'une chronique de ce monastère, écrite vers la fin du XVe siècle, et dans laquelle il est question de ces poteries acoustiques. À l'année 1432, page 133 du manuscrit, on lit:
«En cest année dessus dit, au mois d'aoust le vigile de l'Assumption Nostre-Dame, aprez ceu que frere Ode le Roy, priour de seans, fuit retournez du chapitre gral dessus dit, il fit et ordonnoit de mettre les pots au cuer de l'eglise de seans, portant qu'il avoit vu altepart en aucune eglise et pensant qu'il y fesoit meilleur chanter et que il ly rèsonneroit plus fort. Et y furent mis tuis en ung jour on point tant douvrier quil souffisoit. Mais ie ne scay si on chante miex que on ne fesoit. Et cest une chose à croire que les murs en furet grandement crolley et deshochiet et becop de gens qui viennent seans sont bien merveillez que y soie fait. Et dixent aucune foix qui valeoit mieux quil furet apresent dehors, portant que bon pensoyt-il seroit là mis pour en prendre et jouyr à plaisir aux foux 346.»
Efficace ou non, il est certain que ce mode de sonorité était admis pendant le moyen âge. Parfois aussi, et notamment dans l'église de Montréale citée plus haut, des poteries acoustiques ont été noyées dans les reins des voûtes, l'orifice des pots étant tourné vers l'intérieur.
M. Mandelgren, archéologue suédois, qui a publié un très-curieux ouvrage sur les monuments scandinaves du moyen âge, a constaté dans la plupart des églises relevées par lui, un grand nombre de ces poteries incrustées dans les murs et les voûtes, soit en Suède, soit en Danemark. Est-ce là une tradition antique ou scandinave, puisqu'en Normandie on trouve quantité de ces poteries? Nous nous garderons de décider la question. En Russie, beaucoup d'églises dans le style pseudo-byzantin possèdent également des pots acoustiques. Cet usage aurait-il été transmis à la Russie par les grecs byzantins?
POTEAU, s. m. (estaque). Pièce de bois posée verticalement et portant des poitrails, des sablières, et parfois des façades ou des planchers.
Les constructions de bois, si fréquemment employées pendant le moyen âge, exigeaient l'emploi de poteaux pour soutenir des pans de bois, des planchers, des appentis, etc. Ces poteaux restaient apparents, car les architectes du moyen âge avaient le bon esprit de ne jamais revêtir les bois de charpente d'enduits, de stucs qui les détruisent rapidement. Les laissant apparents, ils les façonnaient avec soin, les chanfreinant sur les arêtes, s'ils étaient à portée de la main, pour ne pas offenser les allants et venants et pour éviter la dégradation de ces arêtes. Beaucoup de nos maisons, de nos halles du XVe siècle, possèdent encore des poteaux isolés, travaillés avec soin et parfois même décorés de sculptures. Mais on peut citer comme un type de ces morceaux de charpente, les poteaux qui soutiennent le plancher et les combles de la douane de Constance; aussi nous n'hésitons pas à les donner ici comme un résumé de ce que la charpente a su faire en ce genre de plus complet et de mieux entendu. La douane de Constance fut construite en 1388. Elle se compose d'un rez-de-chaussée et d'un premier étage couvert par un comble énorme. Le plancher et le comble sont portés à l'intérieur par deux rangées de poteaux ainsi disposés (fig. 1).
Sur une assise de grès A s'élève le poteau inférieur de bois d'orme, qui n'a pas moins de 0m,96 d'équarrissage à la base et au chapiteau, si bien que, comme l'indique la section B, chacun de ces poteaux a dû être pris dans un arbre de 1m,50 de diamètre, franc d'aubier. La tête du poteau est entaillée en fourchette, reçoit un premier chapeau C et deux poitrails superposés, sur lesquels s'appuient les solives. Sur la tête du poteau inférieur repose une seconde assise de grès D servant de dez au second poteau E, qui porte la charpente et un deuxième plancher sous comble. Le poteau supérieur est plus léger que celui du bas, mais est de même entaillé à fourchette et reçoit un chapeau et deux poitrails superposés.
La figure 2 donne en coupe transversale, en A, le poteau supérieur avec son chapeau et ses poitrails en B, ceux-ci étant supposés enlevés en C et la fourchette de la tête du poteau étant alors visible. En D, est un tracé perspectif de cet assemblage de charpente; en E, le chapeau désassemblé, avec son embrévement F entrant dans la fourchette de tête. En G, est tracé le congé inférieur du chanfrein, avec le profil, en I, des renforts demi-circulaires de la base et du chapiteau. Ces poteaux supérieurs, ainsi que tous les chapeaux, poitrails et solives, sont de sapin et taillés avec le plus grand soin. Mais ce qui a lieu de surprendre dans cet ouvrage, c'est la belle qualité des bois et leur parfaite conservation. Ces poteaux, non plus que les poitrails, ne présentent de gerçures, ils semblent taillés dans une matière homogène. Pour que des bois d'un aussi fort équarrissage pussent subir, sans se gercer, les variations de la température, il fallait qu'ils fussent purgés de leur séve par un moyen quelconque, et approvisionnés très-longtemps avant leur emploi. Cette même observation peut s'appliquer aux poteaux de nos maisons et halles datant de quatre cents ans. Il est bien rare que dans ces pièces de bois on signale une gerçure 347.
On entend par poteau cornier, une pièce de bois verticale qui fait l'angle de deux pans de bois se retournant d'équerre, et dans laquelle viennent s'assembler les sablières. Les poteaux corniers doivent être pris, autant que faire se peut, dans un seul brin, afin de présenter une parfaite rigidité.
La pièce A, fig. 3, est un poteau cornier. Des repos, outre les mortaises, reçoivent les extrémités des sablières des planchers. Ces poteaux corniers sont habituellement façonnés avec soin, ornés de sculptures, de profils, de statuettes, choisis dans les plus beaux brins et les plus sains. Nous avons montré plusieurs de ces pièces de charpente dans les articles MAISON et PAN DE BOIS; il paraît donc inutile de nous étendre plus longtemps sur leur fonction et leur forme. On voit encore des poteaux corniers bien travaillés dans quelques maisons de Rouen, de Chartres, de Beauvais, de Reims, d'Angers, d'Orléans, de Sens. Il en existe un encore, représentant un arbre de Jessé, à l'angle d'une maison de la rue Saint-Denis, à Paris, qui date du commencement du XVIe siècle. Quelquefois, dans les châteaux des XIIIe et XIVe siècles notamment, les solives des planchers ne portaient pas dans les murs, mais sur des lambourdes épaisses soutenues de distance en distance par des poteaux adossés au parement intérieur de ces murs. C'était un moyen d'éviter la pourriture, qui trop souvent se manifeste dans les portées des solives pénétrant la maçonnerie, et de permettre d'élever les murs sans se préoccuper d'y sceller les solivages. Ainsi couvrait-on le bâtiment et posait-on les planchers sans craindre de les laisser mouiller; ce qui est un point capital si l'on veut éviter la détérioration des bois et les gerçures. Les poteaux adossés aux murs avaient encore cet avantage de permettre d'attacher les lambris de menuiserie et les tapisseries en laissant un isolement très-favorable à leur parfaite conservation. D'ailleurs si l'on eût voulu n'habiter ces châteaux, dont les murs ont souvent plus de deux mètres d'épaisseur, que quand les maçonneries eussent été sèches, il eût fallu attendre plusieurs années. L'isolement laissé entre les murs et les boiseries ou tentures permettait de s'installer dans ces demeures sans avoir à redouter les funestes effets produits par les maçonneries fraîches sur la santé. Il y avait donc plusieurs bonnes raisons pour poser des planchers sur des poteaux adossés, et nous recommandons cette méthode aux architectes qui bâtissent des habitations de campagne, où la place n'est point à épargner comme dans les grandes villes. C'est l'emploi de ces poteaux adossés qui fait que dans beaucoup de nos châteaux, on n'aperçoit pas la trace des planchers séparant les étages, bien que ceux-ci soient marqués par des portes et des fenêtres.
Les poitrails adossés portent souvent des liens ou des esseliers, afin de soulager les poutrelles. On revêtait ces supports en écharpe de lambris, et ceux-ci devinrent ainsi l'origine des voussures de plafonds que nous voyons persister jusque pendant le dernier siècle.
POTELET, s. m. Petit poteau. On donne habituellement le nom de potelets aux petites pièces verticales qui soutiennent les appuis des fenêtres, dans les pans de bois, au-dessus des sablières basses. Souvent ces potelets, pendant les XVe et XVIe siècles, ont été ouvragés (voy. MAISON).
POUTRE, s. f. Pièce de bois posée horizontalement, d'un fort équarrissage, et qui sert à soulager la portée des solives des planchers. Depuis plus de deux cents ans, pour ne pas perdre de la place en hauteur, dans les habitations de Paris, on n'emploie plus les poutres, et l'on combine les planchers au moyen de solives d'enchevêtrures, de chevêtres et de solives, toutes les pièces posées sur un seul plan, afin de pouvoir latter et plafonner en plâtre; mais autrefois, et encore dans la plupart des provinces françaises, on posait et l'on pose les solives sur des poutres soulagées à leurs extrémités par des corbeaux (voy. PLAFOND).
PRISON, s. f. (chartre). Les châteaux, les abbayes, les palais épiscopaux, les beffrois des villes, les chapitres, possédaient des prisons dans leurs murs, pendant le moyen âge; ces prisons n'étaient que des cellules plus ou moins bien disposées, des cachots ou même des culs de basse-fosse. Le moyen âge n'avait pas à élever des établissements spéciaux destinés aux prisonniers; établissements qui ne peuvent subsister qu'au milieu d'un État dans lequel l'exercice de la justice est centralisé. Il va sans dire que les prisons que contiennent nos vieux édifices ne se font pas remarquer par ces mesures prévoyantes, ces dispositions saines et ce système de surveillance bien entendu, qui placent aujourd'hui ces établissements au rang des édifices complets et sagement entendus. Toutefois on a beaucoup exagéré et le nombre et l'horreur de ces lieux de réclusion pendant le moyen âge. Il existe encore au château de Loches des prisons bien authentiques, qui ne sont autre chose que des chambres grillées, saines d'ailleurs et suffisamment claires. On en voit également à l'abbaye du mont Saint-Michel en mer, encore au donjon de Vincennes, et dans la plupart de nos vieilles forteresses, qui ne diffèrent des chambres réservées aux habitants que par la rareté des issues et la nudité des murs. Il n'est pas besoin d'être fort versé dans l'histoire de ces temps, pour reconnaître que les prisons étaient nécessaires dans tout domaine féodal, mais nous devons constater que bien peu de ces terribles vade in pace paraissent avoir été occupés, tandis que les cellules, qui n'étaient que des chambres bien fermées, ont été souvent remplies. Il semble que ce qui était plus à craindre pour les prisonniers du roi ou des seigneurs, c'étaient les exactions des geôliers, et nous en prenons pour preuve ce passage de l'Apparicion de maistre Jehan de Meun:
Et plus loin:
«Ly Sarrazins dit des geoliers
Qu'ils despouillent les prisonniers,
Mais cecy est chose certaine
Que les vendre est du demaine,
Et sy n'est pas petite rente
Que les geoles soient en vente 349.»
Si les geôles étaient affermées, il est clair que les prisonniers avaient tout à redouter de leurs geôliers; mais ceci sort de notre sujet. Les prisons qui sont groupées dans le voisinage d'une salle de justice sont celles qui présentent évidemment le plus d'intérêt et dont la destination ne peut être mise en doute. Or, il existe encore dans l'officialité de Sens une prison complète à côté de la salle où l'on jugeait les accusés. Cette salle est située à rez-de-chaussée sous la grand'salle synodale; elle est voûtée sur une rangée de colonnes formant épine. Les prisons occupent un quart environ de l'espace, et sont prises à l'extrémité d'une des deux nefs.
Nous en donnons (fig. 1) le plan. L'entrée du palais archiépiscopal est en A, la cour en B. L'escalier C conduit à la grand'salle au premier étage. Par le guichet D, on pénètre dans l'officialité E. Le guichet G donne entrée dans une prison H voûtée en berceau. En I est une dalle percée d'un orifice communiquant à une fosse d'aisances; scellée au mur est une barre de fer, à 0m,60 de hauteur environ, destinée à passer la chaîne qui retenait le prisonnier assis. Une hotte de pierre K empêche le patient de voir le ciel par la fenêtre L, très-relevée au-dessus du sol, et ne lui laisse qu'un jour reflété. Mais cette prison présente une particularité curieuse: au-dessus du guichet G, fort bas, est un petit escalier qui conduit à une cellule placée au-dessus du cabinet M, et qui est mise, par une fenêtre, en communication avec la prison H. Ainsi pouvait-on placer là, soit un surveillant, soit une personne recueillant les moindres paroles du prisonnier. De la place occupée par celui-ci, il était impossible de voir la fenêtre de la cellule, à cause de la hotte qui abat le jour extérieur.
Un second guichet N donne entrée dans trois cellules O, P, Q; cette dernière assez spacieuse et munie d'un siége d'aisances. La cellule O ne paraît pas avoir été destinée à enfermer un prisonnier; elle ne reçoit pas de jour de l'extérieur, mais son pavé est percé d'une trappe R donnant dans un vade in pace, ou un paradis, comme on disait alors. En M, est un cabinet d'aisances qui donnait directement dans la salle de l'officialité par une porte S.
Si nous soulevons la trappe R, nous descendons, au moyen d'une échelle ou d'une corde, dans le cachot A (fig. 2), prenant de l'air, sinon du jour, par une sorte de cheminée B. La fosse d'aisances des prisons étant en C, au niveau du cachot, le prisonnier avait un siége d'aisances relevé de plusieurs marches en D. Nous avons encore trouvé dans ce paradis un lambris de bois placé dans l'angle près de la cheminée de ventilation B, pour préserver le prisonnier de l'humidité des murs. Dans la crainte que le malheureux jeté dans ce cul de basse-fosse ne cherchât à s'évader en perçant les murs de la fosse, le plus épais, celui qui donne le long de l'escalier descendant aux caves de l'officialité, est bardé extérieurement de larges bandes de fer posées en écharpe et retenant ainsi unies toutes les pierres.
Si ce cachot ne présente que peu de traces du séjour des humains, il n'en est pas ainsi pour les cellules du rez-de-chaussée, qui sont, surtout celle H, littéralement couvertes de gravures et de sculptures grossières datant des XIIIe, XIVe et XVe siècles. On y voit un crucifiement, un tournoi, des inscriptions, des noms, gravés sur l'enduit de plâtre; car ces divisions et murs intérieurs sont en moellons enduits d'une épaisse couche de plâtre.
Nous n'avons trouvé nulle part un ensemble aussi complet de cachots et prisons n'ayant subi aucune modification depuis l'époque de leur établissement.
Ces prisons ont été bâties en même temps que l'officialité de Sens, et datent par conséquent du milieu du XIIIe siècle. Toutes les voûtes, celle du vade in pace comprise, sont en berceau et construites en moellons. Seule la voûte de la fosse d'aisances est composée d'arcs de pierre parallèles, avec intervalles en moellons posés sur les extrados de ces arcs.
Les prisons des châteaux ne sont pas habituellement groupées, mais au contraire séparées les unes des autres. Beaucoup de tours de châteaux possèdent des prisons; mais nous n'en connaissons pas qui en présentent un aussi grand nombre et d'aussi belles (si cette épithète peut s'appliquer à des prisons) que le château de Pierrefonds. Dans cette résidence, le luxe s'est étendu jusque dans ces demeures. Sur huit tours, quatre possèdent deux étages de cachots: l'un éclairé et aéré, l'autre absolument dépourvu de lumière.
La figure 3 donne le plan d'une de ces tours (celle nord-est) au niveau de la prison supérieure située au-dessous du sol de la cour, mais beaucoup au-dessus du chemin de ronde extérieur. On descend à cette prison par l'escalier à vis A. Elle est circulaire, et son diamètre est de 4 mètres. Deux portes ferment le couloir B. Elle reçoit du jour et de l'air par deux meurtrières C, et est munie d'un cabinet d'aisances D. Au centre de cette salle circulaire, est ménagée une trappe qui donne au centre d'une voûte couvrant un cachot absolument fermé, mais muni également d'un siége d'aisances.
La figure 4 donne la coupe qe ces deux salles 350. On voit, dans cette figure, que la prison supérieure est spacieuse, largement éclairée, aérée et parfaitement saine. La voûte, composée de six arcs ogives, a 1m,20 d'épaisseur, pour éviter toute tentative de communication avec les prisonniers; la salle A était au niveau de la cour et destinée à l'habitation. Cette coupe fait voir le cachot inférieur dont le sol est au niveau du chemin de ronde extérieur O. On ne peut descendre dans cette chartre que par l'orifice percé dans la voûte, lequel était fermé par un tampon de pierre et une barre cadenassée. Les malheureux enfermés dans cette sorte de cloche de pierre n'avaient pas à craindre l'humidité, car les murs sont parfaitement secs, mais ne recevaient ni air ni jour de l'extérieur. L'épaisseur prodigieuse des murs et leur admirable construction ne pouvaient laisser aucune chance d'évasion. On remarquera que la voûte de cette chartre est bâtie par assises horizontales réglées, comme toutes celles du château, et non en claveaux. Dans l'un de ces cachots (celui de la tour nord-est) est gravé grossièrement un crucifiement sur la paroi intérieure, ouvrage de quelque prisonnier qui n'a pu exécuter ce travail qu'à tâtons, puis deux noms et quelques linéaments informes. Dans le cachot de la tour du milieu (ouest), nous avons découvert un squelette de femme accroupi dans la niche formant siége d'aisances. La construction de ces étages inférieurs est exécutée avec autant de soins que celle des parties du château destinées à l'habitation. Les parements sont admirablement dressés, et les lits d'une régularité irréprochable. La tour sud-ouest contient, au milieu du cachot inférieur, une oubliette (voy. OUBLIETTE).
Nous avons découvert encore des prisons basses dans des tours de la cité de Carcassonne. Un de ces cachots, dépendant de l'ancien évêché, possède un pilier dans le milieu et une chaîne avec entraves attachée à ce pilier, de telle sorte que le prisonnier ne pouvait atteindre les parois intérieures de la muraille. Des ossements humains tenaient encore à cette chaîne. Toutefois nous devons constater que beaucoup de cachots intérieurs ne paraissent pas avoir été habités. Il en est qui ne présentent aucune trace d'être humain et semblent sortir des mains du maçon. Ajoutons que l'on donne souvent, dans les résidences des seigneurs du moyen âge, le nom de cachot à des caves destinées à recevoir des approvisionnements. Il n'est pas nécessaire d'exagérer l'emploi de ces moyens de répression, et en tenant compte des moeurs du temps, on peut même considérer ces prisons et cachots comme établis relativement dans des conditions de salubrité qui n'ont pas toujours été observées pendant les derniers siècles.
PROFIL, s. m. S'entend, en architecture, comme section faite sur une moulure. Le profil d'une corniche, c'est la section perpendiculaire à la face de cette corniche; le profil d'une base de colonne, c'est la section normale à la courbe de sa circonférence. Pour faire tailler une moulure, une corniche, un bandeau, une archivolte, on en donne le profil au tailleur de pierre. On ne pourrait donner le nom de profil à la section horizontale d'un pilier, d'un pied-droit; ce sont là des sections horizontales, des plans, non des profils, car le profil indique toujours une section verticale ou normale à la courbe d'un arc.
Les profils ont une importance majeure dans l'architecture; ils sont, pour ainsi dire, une des expressions du style, et une des expressions les plus vives. Les architectures considérées comme des arts types ont possédé chacune des profils dont le tracé dérive d'un principe essentiellement logique, et l'on peut même dire que seules les architectures qui s'élèvent à la hauteur d'un art supérieur possèdent des profils. En effet, toutes les architectures ne peuvent être considérées comme constituant un art. Les unes ne sont qu'une structure, d'autres qu'un amas de formes dépourvues d'un sens logique. Nous ne saurions, sans sortir des limites de cet ouvrage, développer toutes les considérations qui tendent à établir cette distinction entre les architectures atteignant à l'art et celles qui ne sont qu'une expression confuse de ce besoin naturel à l'homme d'orner ses demeures ou ses monuments. Il nous suffira de dire que les profils n'ont une signification définie que chez les peuples appuyant toute expression de la pensée sur la logique. Les Grecs de l'antiquité ont été les premiers qui aient su donner aux profils de l'architecture un tracé dérivé d'un raisonnement appliqué à l'objet. Avant eux, l'architecture, chez les Égyptiens, par exemple, ne possédait pas, à proprement parler, de profils tracés en raison de l'objet et de la matière. Chez les Égyptiens, les profils, très-rares d'ailleurs, ne sont qu'une forme hiératique; ils s'appuient sur une tradition, non sur un raisonnement. Chez les Ioniens déjà, le profil est une expression. Chez les Doriens, il est tracé pour satisfaire à une nécessité matérielle et en vue de produire un effet harmonieux; il a ses lois propres et n'est plus le résultat d'un caprice. Aussi, à dater du développement complet de l'architecture grecque, les profils appartenant à l'architecture des peuples occidentaux ont leurs périodes qui permettent de les classer suivant un ordre méthodique. Un profil de la brillante époque grecque se reconnaît à première vue, sans qu'il soit nécessaire de savoir à quel monument il appartient. Il en est de même du profil romain de l'empire, du profil byzantin, du profil roman de l'Occident, du profil gothique. Certains profils appartenant à des architectures très-différentes peuvent avoir et ont en effet des analogies singulières: ainsi on établit des rapports entre ie tracé des profils grecs et celui des profils employés au XIIe siècle en Occident. Des styles d'architectures très-voisins au contraire présentent des profils tracés sur des données absolument étrangères l'une à l'autre. Il n'y a nulle analogie entre les profils des écoles romanes qui s'éteignent au XIIe siècle et les profils de celle qui naît dans l'Île-de-France vers 1160. Le profil romain de l'empire diffère essentiellement du profil grec. L'étude des profils est donc nécessaire: 1º pour reconnaître les principes qui ont régi les styles divers d'architecture; 2º pour classer ces styles et constater la date des monuments. Dès l'instant que l'on a étudié ces monuments avec quelque soin, il est facile de reconnaître, par exemple, que tel profil n'est qu'un dérivé de tel autre, et que par conséquent il lui est postérieur; que telle moulure appartient à un art qui s'essaye ou qui touche à son déclin.
Dans tout profil, il y a deux éléments, l'utilité et le sentiment plus ou moins vrai de la forme et de l'effet que doit produire cette forme. Le sentiment ici n'est autre chose que le moyen de traduire un besoin sous une forme d'art; mais ce sentiment est soumis lui-même à certaines lois dont on ne saurait s'écarter et dont on pourra tout à l'heure apprécier l'importance.
Ce qui caractérise les profils des belles époques de l'architecture, c'est l'expression vraie du besoin auquel ils doivent satisfaire et une distinction, dirons-nous, dans leur tracé, qui les signale aux regards et les grave dans le souvenir. Cette distinction dérive d'une sobriété de moyens, d'un choix dans le galbe et d'une observation fine des effets produits par la lumière. Il est tel profil dans le tracé duquel on peut reconnaître la main d'un artiste consommé, d'un esprit délicat, d'un constructeur réfléchi et savant. Aucune partie de l'architecture n'est moins soumise au caprice ou à la fantaisie que celle-là, et l'on peut dire du profil ce qu'on dit du style: «Le profil, c'est l'architecture.»
Les Romains, peu délicats en fait d'art, ne paraissent pas avoir attaché d'importance au tracé des profils, et si, dans quelques-uns de leurs monuments du commencement de l'empire, on signale l'intervention d'un certain goût dans ces détails d'architecture, il faut en savoir gré aux artistes grecs qui travaillaient pour eux. Déjà même on constate que les profils ne reproduisent que des galbes consacrés, des poncifs exécutés avec plus ou moins de soin, mais qui ne sont qu'une sorte d'exagération des types admis chez les populations grecques et étrusques, types dont évidemment on a dès lors perdu l'origine et la raison d'être. À la fin de l'empire, l'exécution fait défaut, et les profils, amollis, chargés, paraissant tracés au hasard ou abandonnés à des ouvriers affaiblissant chaque jour les types primitifs, manquent absolument de caractère; ils ne sont reconnaissables que par la négligence même de leur tracé et de leur facture. Nous ne parlerons pas des profils, rares d'ailleurs, que l'on peut observer dans les monuments de l'époque romane primitive, dernier reflet affaibli encore de l'art de la décadence romaine. Ce n'est que vers la fin du XIe siècle, alors que l'architecture tend à s'affranchir de traditions abâtardies et à chercher de nouvelles voies, que l'on peut constater, dans la façon de tracer les profils, certaines méthodes empruntées au seul art auquel on pouvait alors recourir, l'art byzantin. Ces emprunts toutefois ne sont pas faits de la même manière sur la surface de la France actuelle. Déjà des écoles apparaissent, et chacune d'elles procède différemment quant à la manière d'interpréter les profils de l'architecture byzantine ou quant à la façon de continuer les traditions romaines locales. Ainsi, par exemple, si les gens de Périgueux bâtissent, dès la fin du Xe siècle, leur église byzantine par le plan et la donnée générale, ils conservent dans cet édifice les profils de la décadence romaine; le sol de Vésonne étant couvert encore à cette époque d'édifices gallo-romains. Si les architectes du Berry et du haut Poitou, au commencement du XIIe siècle, conservent dans la disposition des plans et les données générales de leurs édifices, les traditions romaines de l'empire, leurs profils sont évidemment empruntés à l'architecture gréco-romaine de Syrie. En Provence, sur les bords du Rhône, de Lyon à Arles, les profils de la période romane paraissent calqués sur ceux des byzantins. En Auvergne, il s'établit dans l'architecture une sorte de compromis entre les profils des monuments gallo-romains et ceux rapportés d'Orient. En Bourgogne, les édifices, bâtis généralement de pierres dures et d'un fort échantillon, ont pendant le XIIe siècle une ampleur et une puissance que l'on ne retrouve pas dans l'Île-de-France et la Normandie, où alors on bâtissait avec de petits matériaux tendres; et cependant, malgré ces différences marquées entre les écoles, on reconnaît, à première vue, un profil du XIIe siècle parmi ceux qui sont antérieurs ou postérieurs à cette époque. Les caractères tenant au temps sont encore plus tranchés, s'il est possible, pendant les XIIIe, XIVe et XVe siècles, bien que certaines écoles persistent. Ces faits peuvent ainsi s'expliquer: pour les profils, il y a le principe qui régit leur tracé par périodes, indépendamment des écoles; puis il y a le goût, le sentiment dépendant de l'école.
Il est une loi générale qui régit tout d'abord le tracé des profils de l'architecture du moyen âge. Cette loi est très-sage: elle exige que tout profil soit pris dans une hauteur d'assise. Forcé de s'y soumettre, l'architecte trace ses profils à l'échelle de la construction, et non point suivant une échelle conventionnelle, un module. Il en résulte, par exemple, que si deux édifices sont bâtis avec des matériaux d'une dimension donnée, entre lits, l'un ayant 10 mètres de hauteur et l'autre 30, la corniche du premier sera, à très-peu près, de la même dimension que la corniche du second, c'est-à-dire que ces deux corniches seront prises dans une assise de même hauteur. C'est en cela que les profils de l'architecture du moyen âge diffèrent, dès le principe, des profils des architectures grecque et romaine. Pendant le moyen âge, le profil est à l'échelle de la structure comme l'architecture elle-même. Par suite de l'emploi des ordres et du module, les architectes de l'antiquité grecque et romaine devaient nécessairement tracer leurs profils suivant un rapport de proportions avec un ordre, sans tenir compte des dimensions des matériaux; aussi voyons-nous que, dans la même contrée, s'ils peuvent profiler une corniche d'un petit ordre corinthien dans une seule assise, passant à un grand ordre corinthien, ils profileront sa corniche dans deux ou trois assises. Partant d'un principe différent, l'architecte du moyen âge donnera de la grandeur à un profil, non point au moyen du grandissement d'un tracé, mais par l'adoption d'un tracé différent. Ainsi, par exemple, ayant à placer deux bandeaux sur les parements d'un grand et d'un petit édifice, il donnera, si les matériaux l'exigent, la même hauteur à ces deux bandeaux, mais il tracera le bandeau du grand monument suivant le profil A (fig. 1), et celui du petit monument suivant le profil B.
Le profil A paraîtra plus ferme, plus accentué et plus grand d'échelle que le profil B. Il y avait donc, dans l'adoption de ce nouveau principe, ample matière aux observations de l'artiste, le sujet d'une étude très-délicate des effets; et si un architecte du Bas-Empire pouvait, ayant donné les dimensions principales d'un ordre, ne plus avoir à s'inquiéter des profils de cet ordre, il n'était pas loisible à l'architecte du moyen âge de laisser aux ouvriers le soin de tracer les profils de son monument, puisque c'était par ce tracé qu'il pouvait donner l'échelle de l'ensemble. Ceci étant, on comprend comment des architectes habitués à ne considérer les profils que comme un tracé élastique qui diminue ou augmente en raison des dimensions données à l'ensemble, ont pu affirmer que les tracés des profils appartenant aux monuments occidentaux du moyen âge étaient dus au hasard. Or, c'est un langage qu'il faut connaître, langage qui a ses lois parfaitement définies.
Les profils ont deux raisons d'exister: la première répond simplement à une nécessité de la structure; la seconde dérive de l'art pur. Il est clair qu'un profil extérieur de corniche est destiné à éloigner les eaux pluviales du parement qu'il recouvre; qu'un profil de soubassement n'est autre chose qu'un empattement donnant de l'assiette à la partie inférieure d'un mur ou d'une pile. Mais il ne suffit pas que ces fonctions soient remplies, il faut encore que l'oeil trouve dans le galbe de ces profils une expression saisissante de leur utilité.
Le profil d'un chapiteau dorique grec est admirablement tracé pour exprimer un support; et si un architecte du moyen âge avait eu quelque chose à lui reprocher, c'est de ne pas porter une charge qui soit en rapport avec son galbe robuste, puisque, sur deux de ses faces en encorbellement, ce chapiteau ne porte rien. C'est à l'expression rigoureuse du besoin que les architectes du moyen âge se sont d'abord appliqués dans le tracé de leurs profils; le besoin satisfait, ils ont cherché à en rendre l'expression sensible aux yeux les moins exercés, et il faut reconnaître qu'ils y ont réussi beaucoup mieux que ne l'ont fait les artistes de l'antiquité, les Grecs compris. Une erreur trop répandue est de croire qu'un profil est beau par lui-même, et cette erreur semble avoir été partagée par les architectes grecs et romains depuis l'empire. Un profil n'a qu'une valeur relative, et celui qui produit un effet satisfaisant ici sera fâcheux ailleurs. Jamais, par exemple, les architectes des XIIe et XIIIe siècles n'ont donné à des profils intérieurs et extérieurs d'un même édifice le même galbe, par la raison: 1º que les besoins auxquels ils avaient à satisfaire extérieurement et intérieurement diffèrent; 2º que l'effet produit par la lumière directe ne peut être le même que celui produit par la lumière diffuse. Un profil éclairé de haut en bas par le soleil ou de bas en haut par reflet, se modifie aux yeux: c'est alors que l'art, appuyé sur une observation fine, intervient.
Les profils les plus anciens que nous observons dans les édifices primitifs du moyen âge en France, et particulièrement dans l'Île-de-France, dans le Valois, une partie de la Champagne, de la Bourgogne, du Nivernais et de l'Auvergne, s'ils s'adaptent à des bandeaux, des corniches, des cordons et des tailloirs de chapiteaux, consistent en un simple épannelage, un biseau (fig. 2) partant du nu du mur ou reposant sur des corbelets. Mais on reconnut bientôt: 1º que ces profils ne garantissaient pas les parements des eaux pluviales; 2º qu'ils produisaient peu d'effet: car si le rayon solaire est au-dessus de la ligne ab, toute la partie biseautée cb est plongée dans l'ombre; si le rayon solaire est suivant la ligne ab, la partie cb est dans un jour frisant pâle et sans relief; si le rayon solaire est au-dessous de la ligne ab, le biseau cb est dans la lumière et se confond presque avec le listel dc. Dès le commencement du XIe siècle on chercha à obtenir plus de relief ou plus d'effet en creusant au-dessus du grand biseau un grain d'orge e (fig. 3).
Ainsi, lorsque le rayon solaire était dans le prolongement du biseau ou même au-dessus, on obtenait un filet lumineux entre le listel et ce biseau; puis, pour éviter la bavure des eaux pluviales, on creusa sous le biseau une mouchette g. Le biseau se trouvait compris ainsi entre deux grains d'orge plus ou moins profonds, qui faisaient ressortir la demi-teinte habituellement répandue sur ce plan incliné et donnaient du relief au profil. De là à creuser légèrement le biseau en forme de cavet, il n'y a qu'un faible effort, mais le résultat obtenu est relativement considérable.
En effet (fig. 4), en supposant le rayon solaire suivant la direction des lignes ponctuées, sous le listel supérieur on obtient d'abord une ombre vive, puis une lumière a; sous cette ligne lumineuse, une ombre reflétée, douce par conséquent, b; puis une ligne lumineuse c légèrement voilée par une demi-teinte; puis l'ombre portée d. Si haut que soit le soleil, la ligne lumineuse a paraît toujours, et le grand cavet est au moins modelé par un reflet, s'il ne reçoit pas de lumière sur sa partie inférieure. Si bas que soit le soleil, il y a toujours un filet d'ombre au-dessus de a et une demi-teinte en b. Par ce procédé, avec une saillie moindre, le traceur produisait un effet de relief plus grand que dans l'exemple précédent.
Bientôt ces grands cavets parurent mous; on divisa l'épannelage en plusieurs membres, ainsi qu'on le voit dans la figure 5, donnant le profil des tailloirs des chapiteaux du porche de l'église de Créteil près Paris (deuxième moitié du XIe siècle). En accrochant les membres moulurés dans l'épannelage du biseau, la lumière produit une succession d'ombres, de demi-teintes et de clairs qui donnent à ce profil si plat une beaucoup plus grande valeur qu'il n'en a réellement.
Les architectes du XIIe siècle, par suite de leur système de construction et la nature des matériaux qu'ils mettaient en oeuvre, voulant éviter les gros blocs, ne donnèrent qu'une assez faible saillie à leurs profils extérieurs, mais ils cherchèrent par le tracé à suppléer à ce défaut de relief, et ils obtinrent ainsi des résultats remarquables. Quand on relève des monuments de cette époque, on ne peut croire que des effets aussi nets, aussi vifs et tranchés, aient pu être obtenus à l'aide de profils d'un très-faible relief. Les profils du clocher vieux de la cathédrale de Chartres, par exemple, bien que dépendant d'un monument colossal, ont des saillies à peine senties, sont visibles de loin cependant, et remplissent leur objet d'une manière absolument satisfaisante. Mais les profils extérieurs de cette époque sont rarement tracés en vue de rejeter les eaux pluviales; les artistes qui en ont donné le galbe paraissent surtout s'être préoccupés de l'effet architectonique, de la répartition des clairs et des ombres. Ils ont observé que sur une surface, une succession d'ombres vient lui donner de l'importance en contraignant l'oeil à s'y arrêter. C'est une façon d'insister sur une forme.
Les architectes du milieu du XIIe siècle ont été certainement les plus habiles traceurs de profils en raison des faibles saillies en oeuvre. Ils ont adopté, si l'on peut s'exprimer ainsi, une accentuation. Dans les mots de la langue, l'accent porte sur une syllabe. Si le mot se compose de deux syllabes en français, il est, sauf de rares exceptions, sur la première; s'il se compose de trois syllabes, il est sur la première ou la seconde; de quatre, sur la pénultième ou l'antépénultième. Dans le vieux français, qu'il s'agisse de la langue d'oc ou de la langue d'oil, l'accentuation est parfaitement réglée; c'est l'accentuation qui même indique invariablement les étymologies. Eh bien, dans le tracé des profils de la dernière période romane, à l'époque où l'architecture comme la langue étaient faites, l'accentuation est toujours marquée. Un profil devient ainsi comme un mot: au lieu d'être composé de syllabes, il est composé de membres distincts et son accentuation est réglée. Mais le commencement d'un profil est en raison de sa position: si le profil est une base ou un socle, son commencement est à la partie supérieure qui porte d'abord; si le profil est un bandeau ou une corniche, son commencement, son premier membre, est à la partie inférieure, qui naît du nu d'un parement.
Ainsi (fig. 6), voici en A et B deux profils de base 351 qui se composent chacun de trois membres; l'accent est sur le second membre, et cet accent est marqué par l'ombre vive qui se projette sur la scotie en a marquera même que pour accentuer davantage ce deuxième membre, dans le profil A, la scotie a été cannelée.
En C et en D sont tracés deux profils de bandeaux et tailloirs 352; le premier membre est à la partie inférieure, et l'accent dans ces deux profils composés, l'un de trois membres, l'autre de deux, est sur ce premier membre, accent indiqué par l'ombre vive projetée en b. Dans l'exemple figure 5, le profil (nous allions dire le mot) n'est pas encore formé, et l'accentuation est vague. Dans la formation des mots, le français a procédé habituellement par contraction, en maintenant toujours la syllabe sur laquelle porte l'accent. De dominus il a fait dom, de vice-dominus, vidam, de dominiarium, donger, dangier et danger; de vasseletus, vaslet, varlet; de consobrinus, cousin; de palus, peu, puis pieu; du verbe cogitare, cuider; de flebilis, fieble, aujourd'hui faible: d'augurium, heur, d'où malheur; d'araneoe tela, arentele, vieux mot perdu et qui valait bien toile d'araignée; de soror, suer (prononcez soeur) au sujet; de sororem, seror au régime, comme infans donne enfe au sujet, et infantem, enfant, au régime 353, comme abbas a donné abbe au sujet, et abbatem, abbé, au régime, etc. Or, il est assez intéressant d'observer que dans la composition des profils de l'architecture, les maîtres du moyen âge ont procédé de même par contraction en conservant toujours le membre accentué et faisant tomber la plupart des autres. Revenons aux exemples donnés dans la figure 6. Nous voyons que les profils de base ont conservé le tore supérieur de la base romaine, qu'ils ont accentué plus vivement la scotie, et qu'ils ont affaibli le tore inférieur en lui ôtant son relief. L'accentuation du profil romain était bien aussi sur la scotie.
Si, en regard du profil D, nous plaçons un profil analogue romain, un profil E de bandeau ou d'imposte, nous voyons que dans le profil romain le membre accentué est bien celui e; le maître du moyen âge, dans le bandeau D, a supprimé le membre f, a appuyé sur l'accent du membre e, mais a singulièrement réduit le membre g.
Mais pendant le XIIe siècle il se produit dans l'art, comme dans la langue, un travail de transformation. Des influences diverses agissent: d'abord et au premier rang, l'influence latine; puis celles venues d'Orient, qui d'ailleurs sont elles-mêmes en grande partie latines: les profils se contractent, l'accentuation prend plus d'importance. Bientôt vient se mêler à ce travail de transformation un élément nouveau, l'élément logique; les tâtonnements, les incertitudes disparaissent, et les maîtres laïques inaugurent un système entièrement neuf dans le tracé des profils. Cependant, si brusque ou si profonde que soit une transformation, on peut toujours, à l'aide de l'analyse, retrouver les éléments qui ont servi à la reproduire. Procédons en effet par l'analyse, et voyons comment d'un profil romain les maîtres du XIIIe siècle arrivent à tracer un profil qui ne semble plus rien garder de son origine.
Il est nécessaire, dans tout travail d'analyse, de connaître les éléments primitifs. Les architectes du moyen âge n'avaient pu, à l'époque dite romane, s'emparer que des éléments qu'ils avaient sous la main. Ces éléments étaient les restes des édifices gallo-romains, ceux venus d'Orient, mélanges, des arts grec et romain. Or, ne parlant que des profils, ces éléments, n'étant plus, pour la plupart, constitués logiquement, ne pouvaient donner des imitations ou fournir à des interprétations logiques. Il ne restait guère, dans le tracé des profils des monuments gréco-romains de Syrie, qu'un sentiment délicat des effets, une accentuation marquée, très-supérieure du reste à tout ce que laissait la décadence romaine en Italie et sur le sol de la Gaule. Le caractère saillant du profil grec des beaux temps, c'est l'alternance des surfaces planes et des surfaces moulurées, les premières ayant une importance relative considérable. Soit que l'on considère le profil d'un entablement comme dérivé d'une structure de bois ou d'une structure de pierre, l'apparence du bois équarri ou du bloc de pierre domine, et les moulures ne semblent être que des couvre-joints, des transitions entre les surfaces planes verticales et horizontales. Cela était, comme nous le disions en commençant cet article, très-logique; mais les Romains, pour lesquels l'art ne s'exprimait guère que par le luxe, la profusion de la richesse, devaient nécessairement prendre cette sobriété délicate pour de la pauvreté; les entablements, comme tous les membres de l'architecture, se couvrirent donc de moulures plus développées, relativement aux surfaces planes, plus nombreuses et décorées souvent d'ornements. Il suffit de comparer les profils des ordres grecs, dorique, ionique, corinthien, avec ceux des mêmes ordres romains depuis Auguste jusqu'à Trajan, pour constater que ces derniers ajoutent des membres moulurés ou tout au moins leur donnent une plus grande importance relative. Peu à peu les surfaces planes sont étouffées sous le développement croissant des moulures; si bien qu'à la fin de l'empire, ces surfaces planes ont presque complétement disparu et que les frises mêmes sont tracées suivant des lignes courbes. Mais cependant, le Romain, qui, en fait de formes d'art, ne raisonne point, conserve tous les membres de l'entablement, bien que cet entablement n'ait plus de raison d'être, entre le chapiteau d'une colonne, par exemple, et un arc ou une voûte.
Lorsque le génie du Grec se trouve en possession de l'architecture et n'a plus à se soumettre au régime romain, il ne repousse pas les éléments de structure admis par ses anciens maîtres; il s'en sert au contraire, il conserve l'arc et la voûte, mais son esprit logique le porte à modifier l'entablement de l'ordre, en raison des nouvelles fonctions auxquelles il doit satisfaire. Bien mieux, s'il adopte l'arc sur la colonne, il supprime totalement l'entablement, et comme dans les édifices romano-grecs de Syrie, le Grec renonce souvent à poser la plate-bande sur la colonne, il sépare dorénavant ces deux membres unis jusqu'alors; les séparant, il fait de l'entablement nouveau une contraction de l'entablement antique. Personne n'ignore que l'entablement grec, et par suite l'entablement romain, posé sur un ordre, se compose de l'architrave, autrement dit du linteau, portant d'une colonne à l'autre, de la frise qui gagne l'épaisseur destinée à recevoir le plafond intérieur, et de la corniche saillante qui abrite le tout. À cette règle il n'y a guère d'exceptions jusqu'à la fin de l'empire, en tant que l'entablement est une partie de l'ordre. Les Romains, mauvais logiciens en fait d'art, posaient des entablements complets au couronnement d'un édifice, quand même il n'y avait pas au-dessous une ordonnance de colonnes ou de pilastres. Cependant si ces trois membres étaient parfaitement justifiés lorsqu'il s'agissait de franchir un entre-colonnement, ils n'avaient nulle raison d'être, la colonne étant absente; alors la corniche seule devait suffire. Les Grecs de Syrie raisonnèrent ainsi. Au sommet de leurs monuments, dans lesquels désormais la colonne n'a plus guère pour fonctions que de porter des arcs ou des linteaux de galeries, l'entablement antique se contracte.
La frise 354 (fig. 7) n'est plus indiquée que par le gros tore a, elle se confond avec l'architrave A, et la corniche B seule persiste entière. L'architrave elle-même perd presque entièrement ses plans verticaux. Ainsi une nouvelle méthode de profiler un entablement se manifeste. N'étant plus associé à l'ordre, il tend à se soustraira aux règles imposées par la structure de l'ordre. Dans des monuments de petite dimension, comme des tombeaux, l'entablement abandonne toute tradition, il est tracé suivant une méthode nouvelle et rationnelle (fig. 8).
Le larmier, indépendant des moulures inférieures, est taillé en biseau; c'est un abri, l'égout d'un comble, et la moulure qui le porte n'est qu'un encorbellement destiné à maintenir la bascule de l'assise saillante. Ces profils, qui proviennent des monuments du Ve siècle, relevés par M. le comte de Vogué et M. Duthoit, entre Antioche et Alep, vont nous fournir des points de départ pour nos profils romans du XIIe siècle.
En effet (fig. 9), plaçant en parallèle quelques-uns de ces profils de l'architecture romano-grecque de Syrie avec ceux de France, nous reconnaîtrons parfaitement que les derniers sont inspirés des premiers, mais que les artistes français ont, suivant leur méthode, procédé par contraction. Les profils A proviennent de bases, ceux B de socles, ceux D de linteaux et de bandeaux appartenant à des monuments de la Syrie septentrionale. Or, les profils A' proviennent de bases, ceux B' de socles, et ceux D' de bandeaux appartenant à la nef de l'église de Vézelay, qui date des premières années du XIIe siècle. L'analogie entre les méthodes de tracé de ces profils est frappante; mais les profils clunisiens de Vézelay sont tous plus ou moins contractés, bien que l'accentuation dans chacun d'eux soit sensible. Ainsi, dans les profils des bases, l'accentuation est invariablement sur la scotie a, comme dans les profils de socles elle est sur le premier membre b et dans les bandeaux sur le premier membre inférieur e.
Si, dans les profils romano-grecs, les surfaces planes ont presque totalement disparu entre les membres moulurés, elles n'existent plus dans les profils de Vézelay, ou se réduisent à des filets de quelques millièmes de largeur. C'est qu'en effet, dans une transformation procédant par contraction, les surfaces g, par exemple, devaient être les premières à disparaître; mais aussi, par cela même que le profil se contracte, l'accentuation prend plus d'importance, et, de fait, les profils français paraissent plus accentués que ceux dont ils sont dérivés. Si l'on trouve des exceptions à cette règle de l'accentuation, c'est au moment où l'architecture romane tend à se transformer de nouveau et à laisser la place au style dit gothique. Alors parfois, comme dans l'exemple C, provenant d'une base des colonnes du sanctuaire de l'église de Vézelay (fin du XIIe siècle), il y a tâtonnement, incertitude. Cet état transitoire ne dure qu'un instant, car dans les constructions de ce sanctuaire, sauf ces bases qui naturellement ont dû être taillées et posées les premières, tous les autres profils accusent un art très-franc et un tracé de profils établi sur des données nouvelles.
Cette transformation par contraction ne cesse de se produire dans le tracé des profils du XIIe siècle à la fin du XIIIe. Ainsi, pour n'en donner ici qu'un exemple bien sensible, voici (fig. 10) le tracé d'un bandeau A très-fréquemment employé dans les édifices du milieu du XIIe siècle, comme l'église de Saint-Denis, la cathédrale de Noyon, l'église Saint-Martin de Laon, etc. Le profil A, pris dans un épannelage abc, se compose d'une pente ae, d'un grain d'orge f, d'un large cavet g, d'un tore et d'un élégissement h. C'est le tore avec son cavet qui est le membre accentué. Observant que ce profil n'est pas de nature à rejeter les eaux de e en c, l'architecte du commencement du XIIIe siècle, tout en maintenant les mêmes saillies données par l'épannelage, trace le profil B. Il augmente sensiblement la pente supérieure, la retourne d'équerre, creuse en l une mouchette prononcée pour rejeter les eaux pluviales, et contracte le profil inférieur. Un peu plus tard, l'architecte augmente encore la pente, conserve la mouchette (voy. le tracé D), et contracte davantage la moulure inférieure en ne lui laissant plus que son accentuation, le tore m. Vers la fin du XIIIe siècle, le traceur augmentera encore la pente (voy. le tracé E) et ne conservera qu'une mouchette qui se confondra avec l'ancien cavet g. Du tore m il ne subsistera que le listel o. Ainsi, du profil roman dérivé d'un art étranger, l'architecte gothique, par une suite de déductions logiques, aura obtenu une section très-différente de celle qui avait servi de point de départ. En augmentant peu à peu la pente du membre supérieur de ce profil, en terminant cette pente par un larmier bien autrement accusé que ne l'est le larmier antique, en contractant, jusqu'à la supprimer presque complétement, la moulure inférieure, le traceur de l'école du XIIIe siècle a fait d'un bandeau qui n'avait qu'une signification décorative, un membre utile, un moyen d'éloigner des parements les eaux pluviales, sans avoir à craindre même l'effet de leur rejaillissement sur une surface horizontale ou même sur une pente peu prononcée.
S'il s'agit cependant de couronner un édifice important, il faut une saillie prononcée. Une seule assise ne saurait suffire; l'architecte de l'école laïque naissante procède toujours par contraction. Du profil de corniche romano-grec devenu profil roman, il ne prend que des rudiments. Dans l'exemple figure 7, nous avons vu que les membres de l'architecture antique sont à peu près complets. Les deux faces b, d, quoique bien amoindries, subsistent encore; par compensation, le profil supérieur c s'est développé aux dépens de ces faces. La frise a n'est plus qu'un tore écrasé entre la corniche et l'architrave.
Le traceur de la fin du XIIe siècle (fig. 11) 355, supprime la frise dont on soupçonne encore l'existence dans quelques monuments d'architecture romane; de l'architrave, il ne conserve que le membre développé, en abandonnant les autres, et de la corniche il ne fait qu'un larmier, comme dans l'exemple précédent.
Cependant les architectes romans, pendant le XIe siècle et le commencement du XIIe, composaient habituellement les corniches au moyen d'une suite de corbeaux portant une tablette 356. Ce mode, simple comme structure, permettait de donner à peu de frais, à ce membre de l'architecture, une apparence très-riche. Si nombreuses et bien tracées que fussent les moulures horizontales, elles ne pouvaient produire ce jeu brillant d'ombres et de lumière d'une corniche à corbeaux. Dans le tracé de leurs corniches de couronnement, les architectes du commencement du XIIIe siècle, renonçant aux corbeaux, qui ne pouvaient convenir pour de grands monuments, reconnaissant l'effet insuffisant des moulures, même saillantes et multipliées sous le larmier, firent de la première assise une grande gorge qu'ils décorèrent de larges feuilles ou de crochets 357, et de la deuxième assise un larmier. Mais alors des méthodes de tracé s'établissent. Jusqu'alors les architectes semblent avoir suivi leur sentiment dans le tracé des profils, ce que leur indiquaient le besoin, l'effet ou le goût; ils cherchaient, par des moyens empiriques, dirons-nous, à profiter de la lumière pour donner une expression à leurs profils. Si nombreux que soient les exemples de profils romans que nous avons pu recueillir et comparer, on ne peut les soumettre qu'à certains principes généraux dont nous avons fait ressortir la valeur, mais qui ne dérivent pas de procédés purement géométriques. Il en est tout autrement lorsqu'on aborde l'architecture de l'école laïque du XIIIe siècle. Alors la géométrie s'établit en maîtresse, et les profils sont dorénavant tracés d'après des lois fixes dérivées des angles et des cercles.
Il nous faudrait ici fournir une quantité d'exemples pour démontrer l'universalité de ces méthodes géométriques. Nous devons nous borner et choisir ceux qui sont les plus sensibles.
Prenons ces larmiers qui, extérieurement, remplacent la corniche antique, et qui couronnent toutes les ordonnances de nos édifices du commencement du XIIIe siècle. Ces larmiers, dont la figure 11 donne un des premiers types, sont tracés suivant certains angles.
S'ils sont très-inclinés, l'angle de pente a 60º (fig. 12, en A), qui est l'inclinaison d'un côté d'un triangle équilatéral (n'oublions pas ce point). Le carré de la mouchette a, se retournant à angle droit, donne un angle de 30º avec l'horizon. La face cd de la mouchette étant déterminée en raison de la résistance de la pierre et de l'effet qu'on veut obtenir. Ces faces étant d'autant plus larges que le larmier est placé plus haut, on a pris les deux tiers de cette face, lesquels, répartis sur la ligne cd prolongée en b, donnent le rayon fd: la mouchette est ainsi tracée. Du point f élevant une verticale, du point d traçant une horizontale, du point f une ligne à 45º avec l'horizon, on a obtenu le point e, centre d'un cercle dont le rayon est eg. Du point e, traçant une ligne eh, suivant un angle de 60º, on obtient sur la ligne db le centre h d'un cercle dont hi est le rayon. Du point h, traçant une ligne horizontale, et du point k, arête inférieure du profil, élevant une ligne à 30º au-dessus de l'horizon, on obtient le point l, centre d'un cercle dont lm est le rayon. Ainsi le profil du larmier est-il tracé, inscrit dans l'épannelage cok.
Si le larmier doit être moins incliné, sa pente est donnée par une ligne suivant un angle de 45º (voy. le tracé B); la face cd de la mouchette est par conséquent inclinée à 45º. Prenant les deux tiers de cette face comme précédemment, et reportant cette longueur sur le prolongement de la ligne cd, on obtient le point f. De ce point, élevant une ligne à 45º, une verticale fp; de la rencontre de cette verticale avec l'arc de cercle mouchette dp, tirant une ligne ps à 45º, on obtient le point s, centre du cercle dont le rayon est st. De ce point t abaissant une ligne à 45º et du centre s une ligne à 60º, on obtient le point de rencontre v, centre d'un cercle dont vq est le rayon. Du centre v, tirant une ligne horizontale, abaissant une verticale jusqu'à la ligne cd prolongée, on obtient x. De ce point x, traçant une ligne à 30º au-dessus de l'horizon, on obtient par la rencontre de cette ligne avec l'horizontale le point y, centre d'un cercle dont le rayon est yn, le congé z est un quart de cercle dont le centre est en u.
Si le larmier doit encore être moins incliné, sa pente est donnée par une ligne suivant un angle de 30º (voy. le tracé D). La face cd de la mouchette est par conséquent inclinée suivant un angle de 60º. Du point d, tirant une horizontale, prenant sur le prolongement de la ligne cd le tiers de la face de la mouchette, on obtient le point f. De ce point, élevant une ligne à 30º, perpendiculaire par conséquent à la ligne cf, la rencontre de cette ligne avec l'horizontale donne le point g, centre d'un cercle dont gh est le rayon. Du centre g, abaissant une ligne à 60º, et du point tangent o une verticale, on obtient le point de rencontre p, centre d'un cercle dont pq est le rayon. Du centre p, tirant une ligne horizontale, on y place le centre s du dernier cercle, dont le diamètre est plus ou moins grand, suivant que l'on veut obtenir le congé extrême plus ou moins prononcé. Dans ces larmiers peu inclinés, la mouchette n'est pas habituellement tracée au moyen d'un arc de cercle, par la raison que ce tracé (tel qu'il est indiqué en C) ne donnerait pas un angle assez prononcé pour assurer l'écoulement brusque de la goutte d'eau.
Dans ces trois exemples on observera que le profil le plus saillant est celui du larmier dont la pente a la plus forte inclinaison: c'est qu'en effet ces larmiers sont ceux qui, placés à la base de grands combles, doivent porter un large chéneau et même parfois une balustrade. La pente prononcée du larmier prend ainsi peu de place. Dans le second exemple, la corniche est faite pour ne laisser au-dessus d'elle qu'un passage étroit; aussi la pente du larmier prend de la place et le profil est moins saillant. Dans le troisième, la pente du larmier va rejoindre un nu supérieur, et se rapproche de l'horizontale pour ne pas donner une pente trop longue. Tels sont tracés, par exemple, les larmiers des corniches de l'ordonnance inférieure de l'abside de Notre-Dame de Reims, qui vont se marier au nu des contre-forts supérieurs.
Mais ces trois larmiers surmontent une frise feuillue, comme autour du choeur et de la grande nef de Notre-Dame de Paris. Si les larmiers ne forment que de simples bandeaux entre deux nus, s'ils ne remplissent pas la fonction de couronnements, s'ils ne surmontent pas une frise, ils portent moins de saillie et sont généralement très-inclinés, variant entre 50º et 70º (voy. même fig. 12). Celui donné en G est tracé par la méthode suivante: les centres des cercles sont posés sur les lignes horizontales tirées de l'arête a et de celle b, et obtenus au moyen de lignes parallèles à la pente et verticales. Si le bandeau-larmier a moins de saillie encore, comme celui H, sa mouchette n'est qu'un demi-cercle dont le centre est posé sur le prolongement de la face inférieure du larmier. Parfois aussi, comme dans l'exemple donné en P, le profil du larmier se compose d'un cavet et d'un tore. Ou le cavet se marie avec le tore, ou le centre de ce cavet est reculé en a, de façon à donner un ressaut en g qui détache le tore. Alors, comme on le voit en i, une portion de cercle marie les deux courbes.
Les exemples qui précèdent suffisent à démontrer: 1º que les profils du commencement du XIIIe siècle sont tracés au moyen de portions de cercle; 2º que les centres de ces cercles sont donnés par des méthodes géométriques consistant principalement en des intersections de lignes horizontales, verticales et inclinées à 30º, 45º et 60º. Il ne s'ensuit pas que tous les profils des monuments de cette époque soient identiques, mais ils procèdent toujours des mêmes méthodes. Ainsi, prenant la grande corniche de couronnement de la nef de la cathédrale d'Amiens, dans les parties où elle n'a pas été remaniée, notamment sur la façade (partie primitive datant de 1225 environ), nous trouvons le tracé ci-contre (fig. 13, en A).
Les pentes du larmier sont à 45º. Ici le centre du cercle supérieur est obtenu en reportant la largeur de la face de la mouchette ab de b en c sur la ligne ab prolongée. Le point c est le centre de l'arc de la mouchette dont le rayon est cb. Du point c, élevant une verticale et une perpendiculaire sur la ligne ac (laquelle perpendiculaire donne un angle de 45º avec l'horizon), la rencontre de cette perpendiculaire avec l'arc de la mouchette donne le point d, centre du cercle dont de est le rayon. La ligne à 45º d f rencontre l'arête inférieure f du profil. Sur cette ligne est pris le centre g du dernier membre circulaire. Le centre h du cavet de jonction est pris également sur une ligne à 45º tangente au cercle supérieur; quant à la frise à crochets et à feuilles que recouvre ce larmier, elle consiste en un listel supérieur, une large gorge et un boudin inférieur. Le centre de ce boudin est posé sur une ligne à 45º partant de l'arête m inférieure du profil. La largeur du listel p étant connue, le point o est réuni au centre du boudin par une ligne; la longueur os est divisée en deux par une perpendiculaire kl, sur laquelle est pris le centre de la grande gorge. Ici le centre de cette gorge est pris sur la rencontre de cette perpendiculaire avec la ligne verticale d'épannelage de la sculpture en n. Si la gorge doit être moins concave, on recule le centre; si plus, on le rapproche; mais jamais le point v ne dépasse le nu du mur inférieur. Ce profil étant donné au dixième de l'exécution, on remarquera que la frise a 0m,60 de hauteur, le larmier 0m,30, et que la saillie de ce larmier, sur le listel, est de 0m,33 (un pied). À la fin du XIIIe siècle, plusieurs parties de ces larmiers furent refaites, et le profil fut modifié comme l'indique le tracé B. Nos lecteurs sont assez familiers maintenant avec ces méthodes pour qu'il ne soit pas nécessaire d'expliquer celle employée pour le dessin de ce profil. On observera cependant que le système de contraction est toujours adopté, et que dans ce dernier profil le membre circulaire inférieur est remplacé par un simple biseau.
Est-il besoin de faire ressortir le sens logique de ces traces? Ne voit-on pas au premier coup d'oeil qu'ils sont conçus autant pour satisfaire à des besoins bien marqués qu'en vue de la solidité et de l'effet? Ces profils, placés à de grandes hauteurs, présentent leurs moulures aux yeux du spectateur; aucune ne perd de son importance par l'effet de la perspective, aucune n'est diminuée ni masquée par un membre voisin. Comme solidité (le premier résultat obtenu, celui qui consiste à se débarrasser promptement des eaux pluviales), l'architecte a tout de suite voulu rendre à la pierre de la résistance par l'adoption de ce membre circulaire supérieur. Aussi a-t-il pu creuser dans le larmier un chéneau. Au droit de l'angle interne de la cuvette il n'y a pas de démaigrissement. Puis, pour obtenir un jeu d'ombres, vient le cavet intermédiaire, et le boudin inférieur plus grêle, mais qui suffit pour arrêter l'ensemble du profil. Au-dessous s'épanouissent ces grandes feuilles, ces crochets, dans une gorge large qui conquit l'oeil de la forte saillie du larmier, par une transition, au nu vertical du mur. La saillie de ces feuilles et crochets arrête des rayons lumineux sous l'ombre large et modelée du larmier.
Cette composition de corniche ne rappelle en aucune façon les formes de l'antiquité grecque ou romaine, mais elle est belle, produit un grand effet, couronne admirablement un édifice, est sagement raisonnée. Que peut-on lui reprocher? Son originalité?
Il serait à souhaiter que ce même reproche pût être adressé à nos profils modernes.
Vers le commencement du XIVe siècle, l'architecture tend à s'amaigrir, le système de contraction continue à dominer, les corniches extérieures ne présentent plus que rarement deux assises, la frise disparaît et se confond avec le larmier. Ainsi, dans le même édifice, à Notre-Dame d'Amiens, la tour nord, qui ne fut terminée que vers 1325, possède une corniche d'une seule assise (fig. 14, en A).
La sculpture a quitté la frise du XIIIe siècle pour se réfugier dans la gorge B du larmier; mais comme la mouchette de ce larmier aurait laissé baver l'eau pluviale sur les sculptures, le traceur a ajouté le contre-larmier a, composé d'un boudin terminant une pente. Du larmier primitif il reste la face b, qui peu à peu s'amoindrit pour disparaître entièrement vers la fin du XIVe siècle; mais alors, pour mieux écouler les eaux, le boudin s'arme d'un coupe-larme c. Dans l'exemple A, le boudin inférieur est réduit d'épaisseur, et il est surmonté d'un listel pour arrêter nettement la sculpture. Nous trouvons d'autres profils de larmiers de la même époque sans sculpture, dont la méthode de tracé se simplifie, comme par exemple pour le larmier D. On cherche les procédés rapides, on diminue les membres secondaires. Ainsi le grand coupe-larme G, si souvent usité pendant le XIIIe siècle, est remplacé par le maigre cavet H, s'il s'agit de bandeaux destinés à bien abriter les murs.
Laissons les profils extérieurs pour nous occuper des tracés et des transformations des profils intérieurs pendant les XIIe et XIIIe siècles. Revenons en arrière, et analysons les profils des arcs des voûtes, au moment ou le système de la structure dite gothique est adopté, vers 1140, dans l'Île-de-France. S'il est aujourd'hui un fait incontesté, c'est que l'église abbatiale de Saint-Denis ouvre, du temps de Suger, la période de la transformation de l'architecture romane en architecture réellement française. C'est au XIIe siècle que se forme définitivement la langue française, en abandonnant les débris de la basse latinité, pour composer un langage ayant désormais sa grammaire et sa syntaxe propres. C'est aussi au XIIe siècle que l'abâtardissement de plus en plus complet des traditions gallo-romaines en architecture fait place à un art nouveau. La transformation est palpable dans les constructions dues à l'abbé Suger à Saint-Denis, de 1140 à 1145. Le système des voûtes romanes fait place à un principe entièrement neuf, qui n'a d'analogues ni dans l'antiquité, ni dans l'Italie et l'Allemagne du moyen âge. Nous avons fait ressortir l'importance de cette transformation à l'article CONSTRUCTION. Désormais les voûtes en berceau ou d'arête romaines sont remplacées par des voûtes en arcs d'ogive, possédant des nerfs principaux, des arcs-doubleaux, des formerets et des arcs ogives. Ces arcs sont déjà profilés à Saint-Denis, et présentent les sections A pour les arcs formerets, B pour les arcs ogives (fig. 15). Quant aux arcs-doubleaux, ils prennent le même profil que les formerets, avec un listel inférieur large (la ligne ponctuée ab étant le milieu du profil de ces arcs-doubleaux).
Ces exemples sont fournis par les voûtes des chapelles du choeur. Dans la tour nord de cette église, qui date de la même époque, les arcs ogives présentent déjà une arête à l'intrados, ainsi que l'indique le profil C. Il n'y a plus rien dans ces profils qui rappelle les moulures décorant parfois les arcs-doubleaux des monuments de la période romane. Le traceur prétend évidemment obtenir des élégissements, diminuer à l'oeil la force de ces arcs, tout en accusant leur courbure et leur nerf par un certain nombre de cavets. C'est qu'en effet un arc prend d'autant plus de résistance aux yeux, paraît d'autant mieux remplir sa fonction de cintre, que des traits concentriques plus nombreux accusent sa courbure.
Vers la même époque, l'école clunisienne de Bourgogne cherchait de son côté à obtenir le même résultat, mais n'osait pas aussi complétement s'affranchir des traditions romanes. Dans les salles capitulaires de Vézelay, dont la construction remonte à 1140 environ, les arcs-doubleaux donnent la section E (le milieu de l'arc étant la ligne cd), les arcs ogives la section F, et les formerets la section G, fig. 15; ou encore les arcs-doubleaux la section H (le milieu de l'arc étant la ligne gh), les arcs ogives la section I, et les formerets la section K. Ces derniers exemples accusent des réminiscences des profils romans; ces profils sont beaux, produisent un bel effet, mais n'ont pas la franchise du parti pris qui frappe déjà dans les profils de l'église abbatiale de Saint-Denis. Il y a des tentatives, mais non un système arrêté.
À Saint-Denis, l'architecte considère l'arc ogive comme un nerf, une baguette, il trace un gros tore; pour lui, le formeret n'est qu'un arc-doubleau engagé, aussi prend-il la section de cet arc-doubleau. À Vézelay, l'architecte cherche, tâtonne. Il veut élégir les arcs ogives, il leur donne des membres fins; l'arc-doubleau et le formeret prennent chacun leurs profils distincts.
La méthode n'existe pas, elle ne peut être suivie d'après une donnée logique. C'est une affaire de sentiment, non de raisonnement; la preuve, c'est qu'en prenant dix édifices bourguignons de la même époque, nous trouverions dans chacun d'eux des profils d'arcs très-adroitement tracés, très-beaux même, mais qui n'ouvrent pas une voie nouvelle, qui n'accusent pas l'intervention d'un principe rigoureux, fertile en déductions. Au contraire, les trois ou quatre profils d'arcs de voûtes de l'église de Saint-Denis, si simples qu'ils soient, et précisément parce qu'ils sont très-simples, sont bien le commencement d'un système dont on ne se départira plus jusqu'au XVe siècle, en l'étendant aux dernières conséquences.
Comme il arrive toujours lorsque dès l'abord s'impose une méthode, bientôt on tend à simplifier les moyens. L'architecte de Saint-Denis, encore voisin des formes romanes, donne à l'arc ogive un autre profil qu'à l'arc-doubleau et qu'au formeret; cependant il adopte le boudin, le tore cylindrique pour les tracer tous deux (le profil de l'arc-doubleau étant le même que celui du formeret). Mais il reconnaît bientôt que l'arc qui doit paraître le plus léger à l'oeil, l'arc ogive, composé d'un gros boudin, est lourd, et semble offrir plus de résistance que l'arc-doubleau possédant deux boudins d'un diamètre inférieur pris dans les deux arêtes d'intrados. Quelques années plus tard, vers 1165, l'architecte de la cathédrale de Paris adopte franchement les conséquences de la méthode admise. La section des arcs-doubleaux, arcs ogives et formerets étant donnée, il soumet ces trois arcs à un même système de profils, faisant dériver leur apparence plus ou moins légère des différences données par les sections.
Ainsi (fig. 16), A étant l'arc-doubleau, B l'arc ogive, C le formeret, le mode de tracé des profils est le même pour tous trois. Dans l'épannelage de l'intrados, il dégage de chaque arête un boudin de 0m,10 à 0m,12 de diamètre (4 pouces à 4 pouces-1/2); abaissant du centre a une perpendiculaire sur l'intrados, il obtient le point b, centre de l'arc de cercle dont bc est le rayon de 0m,08 (3 pouces). Du point d, rencontre de la ligne à 45º gd avec le cercle, il mène la ligne à 45º de. Il élève du centre la perpendiculaire af, pour éviter l'amaigrissement, comme il a tracé la ligne horizontale ai du même centre pour couper l'angle aigu formé par la rencontre des deux sections de cercle. Le même tracé est adopté pour les trois arcs, comme l'indique notre figure 16. Outre l'avantage de la simplicité, ce procédé avait encore un mérite: les membres de moulures, étant les mêmes pour les trois arcs d'une voûte, donnaient l'échelle, c'est-à-dire faisaient paraître les différents arcs dans les rapports de force qu'ils avaient réellement entre eux. Aucun architecte, tant soit peu familier avec la pratique, n'ignore qu'il est facile de donner à un membre d'architecture une apparence plus ou moins robuste par les profils dont on le décore. Les arcs ayant chacun leur dimension vraie, nécessaire, adoptant pour tous une même moulure, ces arcs présentaient aux yeux l'apparence de leur force réelle; et cette force étant dans des rapports exacts en raison de la fonction de ces arcs, il en résultait que l'oeil était satisfait, autant que la solidité y trouvait son compte. Alors, le système des voûtes gothiques admis, les arcs formerets n'avaient pas la volée des arcs-doubleaux, puisque les voûtes étaient croisées, et que les formerets ne franchissaient que la moitié de l'espace au plus franchi par les arcs-doubleaux: d'ailleurs les formerets n'étaient qu'un tracé de la voûte le long du mur et n'avaient pas à porter une charge; il était naturel de ne leur donner que la section d'un demi-arc ogive.
Voyons comme au même moment, dans une province où le système de la structure dite gothique arrivait à l'état d'importation, procédaient les architectes. Le choeur de l'église abbatiale de Vézelay est bâti peu après celui de Notre-Dame de Paris, c'est-à-dire vers 1190: là, dans le tracé des arcs des voûtes, les tâtonnements sont encore sensibles; les méthodes ne sont pas franches et sûres comme à Paris.
Il suffit, pour s'en convaincre, de jeter les yeux sur la figure 17, qui donne en A deux arcs doubleaux des chapelles du choeur, et en B un arc ogive de ces mêmes chapelles 358.
Ces tracés indiquent un sentiment fin de l'effet (et ces arcs en produisent beaucoup); mais la méthode est absente. Les deux arcs ogives et doubleaux provenant des voûtes hautes du choeur (car, ainsi que dans beaucoup de grandes voûtes de la fin du XIIe siècle, les arcs ogives et doubleaux donnent la même section), tracés en D, accusent une étude plus complète de l'architecture de l'Île-de-France, et reproduisent à peu près les profils des voûtes de Notre-Dame de Paris. Mais ces voûtes étaient élevées en effet quelques années après celles des chapelles, et les tâtonnements ont à peu près disparu. Il se manifeste dans ces derniers profils une tendance qui appartient à l'école bourguignonne gothique: c'est la prédominance des courbes sur les lignes droites dans le tracé des moulures. La nature des matériaux employés était bien pour quelque chose dans cette prédominance des courbes, mais aussi le goût de cette école pour la largeur des formes. Pendant que les architectes romans de l'Île-de-France, du Berry, du Poitou, de la Saintonge et de la Provence taillaient des profils fins et détaillés jusqu'à l'excès, ceux de Bourgogne traçaient déjà des profils d'une ampleur et d'une hardiesse de galbe extraordinaires. En adoptant le système de la structure gothique, les architectes de l'école bourguignonne conservèrent cette qualité de terroir; nous aurons tout à l'heure l'occasion de le reconnaître.
Nous ne saurions trop le répéter, on ne peut pas plus étudier l'architecture française en s'en tenant à une seule province, qu'on ne saurait étudier la langue, si l'on ne tenait compte des diverses formes du langage qui sont devenues des patois de nos jours, mais qui étaient bien réellement, au XIIe siècle, des dialectes ayant des grammaires, des syntaxes et des tournures variées. Aucune partie de l'architecture n'est plus propre à faire saisir ces différences d'écoles que les profils, qui sont l'expression la plus sensible du génie appartenant à chacune de ces écoles, si bien que certains monuments bâtis dans une province par un architecte étranger, tout en adoptant les méthodes de bâtir et les dispositions générales admises dans la localité, manifestent clairement l'origine de l'artiste par les profils, qui sont en réalité le langage usuel de l'architecte. On peut faire l'observation contraire. Il est, par exemple, des monuments gothiques bâtis en Auvergne (province dans laquelle l'architecture gothique n'a jamais pu être qu'à l'état d'importation), dont les profils sont auvergnats. L'architecte a voulu parler un langage qu'il ne comprenait pas. Il est d'autres édifices, comme la salle synodale de Sens, bâtie dans une province subissant l'influence champenoise, où la disposition générale, le système de structure est local, et où les profils appartiennent, la plupart, à l'Île-de-France. Comme le choeur de l'église Saint-Nazaire de Carcassonne, où le plan, les données, les formes des piliers, l'apparence extérieure, sont tout méridionaux, et où les profils dénotent la présence d'un artiste du domaine royal. Cet artiste a exprimé les idées admises dans la localité au moyen de son langage à lui. Cette partie de notre architecture nationale mérite donc une étude attentive, délicate, car elle donne le moyen, non-seulement de fixer des dates positives, mais aussi d'indiquer les écoles. Cette étude doit être faite dans chaque province, car tel profil que l'on voit adopter en 1200, à Paris, n'apparaîtra en Poitou qu'en 1230, avec quelques modifications apportées par le génie provincial. Nous pourrions citer des monuments de Champagne de 1250, qui, dans l'Île-de-France, seraient classés à l'aide des profils, par des yeux peu exercés, au commencement du XIVe siècle. Aussi doit-on étudier les profils dans les seuls édifices vraiment originaux et dus à des artistes du premier ordre, et ne pas tenir plus de compte de certaines bizarreries ou exceptions qu'on ne tient compte, pour avoir la connaissance parfaite d'un dialecte, de manuscrits mal copiés ou d'oeuvres grossières. Toutes les époques, même la nôtre, ont produit des oeuvres barbares; ce n'est pas sur celles-là qu'il faut juger un art, ni à plus forte raison l'étudier. Cette étude, faite avec les yeux du critique, nous démontre encore que dans cet art, si longtemps et injustement dédaigné, il existe des lois aussi bien établies que dans les arts de l'architecture grecque et romaine; que ces lois s'appuient sur des principes non moins impérieux: car, s'il en était autrement, comment expliquer certaines similitudes; ou des dissemblances ne s'écartant jamais du principe dominant?
Voici maintenant des profils d'arcs des voûtes du tour du choeur de la cathédrale d'Amiens, qui date de 1240 environ (fig. 18). A est le profil des arcs-doubleaux, B celui des arcs ogives, au dixième de l'exécution. À dater de cette époque, les méthodes employées pour tracer les profils sont de plus en plus soumises à des lois géométriques et à des mesures régulières. Ainsi, dans le profil A d'arc-doubleau, le boudin inférieur a 0m,215 de diamètre (8 pouces). Du centre de ce boudin, tirant une ligne à 45º ab, la rencontre de cette ligne avec la verticale cb donne en b l'arête du cavet supérieur. Le boudin est engagé au douzième de son diamètre par l'horizontale ef. La ligne gh à 45º, tangente au boudin inférieur, est également tangente au boudin supérieur l, dont le diamètre a 0m,108 (4 pouces). Ce boudin est également tangent à la verticale cb prolongée. Le rayon du cavet supérieur est égal au rayon du boudin l, son centre étant en i. Le centre m du cavet inférieur est placé à la rencontre de la ligne ef avec une verticale tangente au boudin supérieur, et le rayon de ce cavet est de 2 pouces-1/2. Le listel bc a 0m,162 (6 pouces). Le filet saillant p se marie avec le gros boudin au moyen de deux contre-courbes dont les centres sont placés en r. On conçoit combien ces méthodes de tracés facilitaient l'épannelage. La verticale co a un pied juste. Cette base prise et la ligne og étant tirée à 45º, on inscrivait ainsi tous les membre du profil dans un épannelage très-simple. Quant au profil B de l'arc ogive, sa largeur est d'un pied. La face st a 10 pouces, et la ligne w est tirée à 45º. Le diamètre du boudin inférieur de ce profil a 5 pouces-1/2. Du point x, élevant une ligne xy à 60º, on obtient le point y, arête du cavet supérieur. Le boudin supérieur a 2 pouces-1/2 de diamètre. Il est facile de reconnaître que ces tracés sont faits en vue de donner aux profils l'aspect léger qui convient à des arcs de voûtes, en laissant à la pierre le plus de résistance possible. L'arête inférieure ménagée dans l'axe, sous les gros boudins, dessine nettement la courbe, ce que ne pouvait faire un cylindre, car les architectes, dès le commencement du XIIIe siècle, ainsi que nous l'avons vu dans les exemples précédents, avaient senti la nécessité, lorsqu'ils terminaient l'arc par un boudin, d'arrêter la lumière (diffuse dans un intérieur) sur ce boudin par un nerf saillant, d'abord composé de deux lignes droites, puis bientôt de courbes avec filet plat. En effet, pour qui a observé les effets de la lumière sur des cylindres courbés, sans nerfs, il se fait un passage de demi-teintes, de clairs et d'ombres formant une spirale très-allongée, détruisant la forme cylindrique et laissant des surfaces indécises; de sorte que les moulures secondaires, avec leurs cavets, prenaient plus d'importance à l'oeil que le membre principal. Il fallait nerver celui-ci pour lui donner toute sa valeur et le faire paraître résistant, saillant et léger en même temps. Ainsi pouvait-on dorénavant renoncer aux profils d'arcs avec boudins latéraux et large listel plat entre eux, comme ceux donnés figure 16, qui avaient l'inconvénient de laisser au milieu même du profil un membre en apparence faible, parce qu'il restait dans la demi-teinte et n'accrochait jamais vivement la lumière. C'était donc une étude profonde des effets qui conduisait ainsi peu à peu à modifier les profils si importants des arcs de voûtes, non point une mode ou un désir capricieux de changement.
Les architectes de l'Île-de-France, toutefois, semblent avoir répugné à adopter les nerfs saillants sous les boudins principaux des arcs des voûtes, jusque vers le milieu du XIIIe siècle. Ils essayèrent de donner à ces arcs une apparence de fermeté par d'autres moyens.
Les parties de l'église abbatiale de Saint-Denis, qui datent de 1240 environ, nous fournissent un exemple de ces tentatives (fig. 19). En A est tracé le profil des archivoltes des bas côtés; en B, celui des arcs-doubleaux; en C et D, ceux des arcs ogives. Les profils d'archivoltes A, dont nous ne donnons ici qu'une moitié, participent encore, à cause de leur épaisseur, des tracés antérieurs, avec boudins sur les arêtes et méplat intermédiaire. En a, nous indiquons une variante, c'est-à-dire le cavet dont le centre est en c avec une partie droite, et le cavet dont le centre est en b. Le profil d'arc-doubleau B présente un tracé très-étudié; la ligne ab est inclinée à 60º. Ainsi que le montre notre figure, c'est sur cette ligne que sont posés les centres du boudin supérieur c et du cavet intermédiaire e. Du centre c une ligne à 45º ayant été tirée, c'est sur cette ligne que se trouvent placés les centres du boudin inférieur g et des baguettes h et i. De plus, le boudin g est tangent à la ligne inclinée à 60º ab. Or, ce gros boudin a 4 pouces de diamètre et le boudin C 3 pouces.
Le tracé est devenu plus méthodique que dans l'exemple précédent, et le traceur a donné au boudin inférieur de la fermeté en le flanquant des deux baguettes qui le redessinent vivement au moyen des noirs k. Le centre du cavet supérieur est en l, c'est-à-dire au point de rencontre de la verticale bl avec l'horizontale tirée du centre c. Pour les profils des arcs ogives C et D, le système de tracé n'est pas moins géométrique. Ici la ligne ab inclinée à 60º donne le centre b du boudin inférieur, dont le diamètre est égal à celui des arcs-doubleaux. De ce centre b, la ligne be tangente au boudin supérieur reçoit le centre de la baguette f et celui g du cavet. Bien que les membres soient de diamètres différents dans les deux exemples C et D, on voit que la méthode de tracé est la même. Sur les détails E et F des boudins principaux, nous avons donné deux des méthodes employées dès cette époque pour nerver ces cylindres. Dans l'exemple E, le tracé donne l'arête vive obtenue au moyen de tangentes à 30º (cette arête étant parfois dégagée, pour plus de netteté, au moyen d'une ligne concave dont le centre est en h sur une perpendiculaire abaissée de la ligne à 30º) 359. Dans l'exemple F, les centres des arcs ik sont pris sur les angles d'un triangle équilatéral, dont le côté est deux fois le rayon du boudin.
Suivant qu'on a voulu obtenir un filet plus ou moins large, on a fait la section o plus haut ou plus bas, sur les arcs de cercle. Les tâtonnements arrivent ici à des formules. Désormais les angles à 30º, 60º et 45º, vont nous servir pour les tracés de ces profils, en employant des méthodes de plus en plus simples. Les architectes bourguignons, qui, ainsi que nous l'avons dit, sont si bons traceurs de profils, nous démontreront comment la méthode peut s'allier avec la liberté de l'artiste, et devient pour lui, s'il sait l'appliquer, non point une gêne, mais au contraire un moyen d'éviter les pertes de temps, les tâtonnements sans fin. Nous arrivons au moment où l'art de l'architecture, désormais affranchi des traditions romanes, livré aux mains laïques, n'en est plus réduit à copier avec plus ou moins de bonheur des formes consacrées, mais s'appuie sur le raisonnement, cherche et trouve des méthodes qui, n'étant point une entrave pour l'artiste de génie, empêchent l'artiste vulgaire de s'égarer.
Les profils, comme le système de construction, de proportion et d'ornementation, procèdent suivant une marche logique favorisant le progrès, la recherche du mieux. C'est qu'en effet, les architectures dignes d'être considérées comme un art, chez les Égyptiens, chez les Grecs, comme chez nous pendant le moyen âge, ont procédé de la même façon: cherchant de sentiment ou d'instinct, si l'on veut, les formes qui semblent le mieux s'approprier aux nécessités; arrivant, par une suite d'expériences, à donner à ces formes une certaine fixité, puis établissant peu à peu des méthodes, et enfin des formules, des lois fondées sur ce sentiment vrai et cette expérience. Alors l'architecte, en prenant son crayon, son compas et ses équerres, ne travaille plus dans le vide à la recherche de formes que sa fantaisie lui suggérera; il part d'un système établi, procède méthodiquement.
Nous savons tout ce qu'on peut dire contre l'adoption des formules; mais nous devons constater qu'il n'y a pas eu d'architecture digne de ce nom qui n'ait fatalement abouti à un formulaire. Plus qu'aucun autre peuple, les Grecs ont eu des méthodes conduisant aux formules, et si quelqu'un en doutait, nous l'engagerions à consulter les travaux si remarquables de M. Aurès sur ce sujet 360. Mais le formulaire architectonique des Grecs ne s'appuie que sur un système harmonique des proportions, développé sous l'influence du sentiment délicat de ce peuple. Ce formulaire, qui commence par une simple méthode empirique, établie par l'expérience, n'est pas une déduction logique d'un raisonnement, c'est un canon, c'est le beau chiffré; aussi ne peut-il se maintenir plus longtemps que ne se maintiendrait une loi établie sous l'empire d'un sentiment; il est renversé, ce formulaire, à chaque génération d'artistes. Il n'en est pas de même, en France, sous l'empire des écoles laïques: la méthode, dès l'abord, s'appuie moins sur un sentiment de la forme que sur le raisonnement; étant logique dans sa marche, elle n'aboutit à une formule que la veille du jour où l'art se perd définitivement. Car, du moment que la méthode atteignait à la formule, toute déduction devenait impossible; dès lors, au sein d'un art dont l'élément était le progrès incessant, la formule était la mort.
Les exemples de profils déjà présentés à nos lecteurs indiquent une tendance, vague d'abord, puis plus accentuée, vers une méthode géométrique, pour le tracé des divers membres qui les composent.
Le sentiment, mais un sentiment raisonné, a évidemment fait trouver les profils donnés dans les figures 15, 16 et 17. Il s'agissait d'allégir, pour l'oeil, des arcs supportant des voûtes élevées, en leur laissant cependant la plus grande résistance possible. Dans les deux figures 16 et 17, il est évident que ces boudins ménagés, comme autant de nerfs, entre des cavets, et ménagés dans les angles saillants, tendent à laisser à la pierre toute résistance en la faisant paraître légère comme le serait un faisceau de baguettes. Le raisonnement est donc intervenu pour beaucoup dans le tracé de ces profils. D'ailleurs, il est non moins évident que l'architecte a soumis son raisonnement à un certain sentiment de la forme, des rapports entre les pleins et les vides, des effets; mais la méthode géométrique pour tracer ces profils est encore incertaine. Dans l'exemple (fig. 18), déjà cette méthode géométrique se développe. On voit que dans cette figure, le tracé A établit la ligne à 45 °, et le tracé B la ligne à 60°, comme limites de la partie résistante de la pierre; les boudins n'étant plus alors qu'un supplément de résistance en même temps qu'une apparence d'allégissement.
Dans la figure 19, la méthode géométrique du tracé se complète, se perfectionne; les lignes à 45° et à 60° reçoivent, sans exception, tous les centres des boudins, et le principe de résistance de l'arc-doubleau comme des arcs ogives est le même cependant que celui admis dans l'exemple (fig. 18). Les évidements, trop prononcés peut-être pour ne pas altérer la force de la pierre dans l'exemple (fig. 18), sont, dans la figure 19, remplis par des baguettes qui, tout en produisant à l'oeil un effet très-vif, laissent à la pierre tout son nerf.
Voyons maintenant comment, vers 1230, les architectes bourguignons procédaient dans le tracé de profils d'arcs de voûtes remplissant le même objet que les précédents; comment la différence de qualité des matériaux employés, le sentiment propre à cette province, faisaient interpréter les méthodes déjà admises dans l'Ile-de-France. Voici (fig. 20), en A, un arc-doubleau de bas côté; en B, une archivolte; en C, un arc-doubleau de grande voûte; en DD', des arcs ogives, et en E, un formeret de l'église de Semur en Auxois 361.
Pour l'arc-doubleau A, la ligne ab est à 45°, la ligne cd à 30°. Tous les centres sont posés sur ces lignes. La ligne de base du profil ef ayant été divisée en cinq parties, une de ces parties a donné le diamètre du cavet inférieur et du boudin inférieur a. Ici, les courbes sont larges, les évidements prononcés, les matériaux très-résistants (pierre de Pouillenay), se prêtant à des tailles profondes et puissantes. Dans l'archivolte B, les centres des cavets et boudins sont posés sur des lignes à 60°. Dans l'arc-doubleau C et les arcs ogives DD', les centres sont posés sur des lignes à 45°. Dans le formeret E, sur une ligne à 60°. La largeur de ces profils contraste avec la délicatesse et la recherche de ceux adoptés dans l'église de Saint-Denis, bien que l'église de Semur en Auxois soit d'une dimension petite, relativement à celle de l'abbaye du domaine royal. La méthode des tracés est encore incertaine quant aux détails, et procède beaucoup du sentiment, quoique, pour la donnée générale, elle se conforme aux éléments établis dans l'Île-de-France; mais dans l'architecture de Bourgogne, soit qu'il s'agisse de la structure, de la composition des masses, des profils ou de l'ornementation, on remarque toujours une certaine liberté, une hardiesse et une part considérable laissée au sentiment, qui donnaient à cette école un caractère particulier.
Les architectes bourguignons reconnaissent les règles et les méthodes de l'école laïque de l'Île-de-France, mais ils les soumettent à leur caractère local. Ils admettent la grammaire et la syntaxe, mais ils conservent des tournures et une prononciation qui leur sont propres.
La grande école clunisienne et la nature des matériaux calcaires du pays laissaient une trace ineffaçable de leur influence sur les formes de l'architecture bourguignonne du XIIIe siècle. Il en est tout autrement en Champagne: dans cette province, les matériaux sont d'une faible résistance, rares sur une grande partie du territoire, et ne pouvant permettre des hardiesses de tracés. Aussi les profils de l'architecture de Champagne, dès l'époque romane et à dater du commencement du XIIIe siècle, sont bas, petits d'échelle, timides, si l'on peut ainsi parler, s'encombrent de membres secondaires et redoutent les évidements. Il est intéressant d'observer comme, dans une partie de cette province qui est située sur les lisières de la Bourgogne et de la Champagne, à Sens, l'architecte de la salle synodale a cherché à concilier les tracés de l'Île-de-France avec ceux de la Champagne. La salle synodale, bâtie vers 1245, par un architecte du domaine royal, emprunte à la Champagne certaines dispositions de structure propres à cette province, à la Bourgogne certaines partie de l'ornementation, à l'Île-de-France les profils, mais en les modifiant cependant quelque peu d'après les données champenoises. Cette tendance vers une fusion le fait hésiter; il prétend continuer les profils français en leur donnant plus de plénitude, suivant la méthode champenoise.
Ainsi (fig. 21) il trace les arcs-doubleaux et les arcs ogives des voûtes de la grande salle du premier étage A, en renforçant le boudin inférieur 362. Ce boudin inférieur est tracé, comme le montre notre figure, au moyen de deux centres aa'. Pour dissimuler la rencontre obtuse des deux cercles, il fait saillir le filet b. Du point a', élevant une ligne a'c à 45º, il pose sur cette ligne le centre c du second boudin. Du centre c, tirant une ligne cd à 30º, et du point e fixé, abaissant une ligne ed à 60º, il obtient le point d, centre du cavet supérieur. Du même centre c, abaissant une ligne cf à 60º, il obtient le filet g, et sur cette ligne le centre f du cavet inférieur, dont la courbe vient mordre celle du gros boudin. Il rachète l'angle h par un arc de cercle dont le centre est posé en i. Ce profil prend un galbe trapu qui n'appartient pas à l'architecture de l'Île-de-France, mais il est d'ailleurs étudié avec soin, et prend, en exécution, un aspect résistant et ferme. Grâce au filet b qui détruit la jonction des deux cercles aa', ces deux courbes ne paraissent être qu'une portion de cercle; mais pour ne pas trop développer à l'oeil ce membre important, le cavet inférieur l'entame et lui enlève sa lourdeur. Le traceur a ainsi obtenu plus de force, sans donner à son profil un aspect moins léger.
Mais tous les traceurs ne procèdent pas avec cette finesse. En Normandie et dans le Maine, les profils, tout en étant tracés suivant les méthodes que nous venons d'indiquer, accusent une tendance vers l'exagération des effets et un défaut dans les rapports de proportion. Un artiste du Maine tracerait ce profil d'arc ainsi qu'il est indiqué en B. Il accuserait l'intersection k; il donnerait une courbe au filet l; il exagérerait la saillie du filet inférieur m, ou bien, comme l'indique le profil C, il flanquerait le gros boudin inférieur d'une baguette n, ou même d'un filet latéral o, et retrouverait des arrêts, des listels et des angles en pq, en diminuant le rayon du second boudin. Cette tendance à l'exagération des cavets, à la multiplicité des membres anguleux, se développe surtout en Angleterre dès le milieu du XIIIe siècle. Les profils de cette contrée et de cette époque se chargent d'une quantité de tores, de listels, d'évidements profonds; mais les méthodes de tracés ne varient guère: ce qui prouve qu'une méthode en architecture est un moyen qui permet à chacun, d'ailleurs, de suivre son goût et son sentiment. Supprimez la méthode dans le tracé des profils de l'architecture dite gothique, et l'on tombe dans un chaos d'incertitudes et de tâtonnements. La fantaisie est maîtresse, et la fantaisie dans un art qui doit tant emprunter à la géométrie ne peut produire que des formes sans nom. N'est-ce pas la méthode qui donne aux profils de l'architecture, à dater du XIIe siècle, en France, une physionomie si saisissante, un style si particulier, qu'on ne saurait prendre un tracé de 1200 pour un tracé de 1220, qu'on ne pourrait confondre une moulure bourguignonne avec une moulure champenoise? Supposons qu'une méthode géométrique n'existe pas, comment tracer un de ces profils, à quel point s'attacher, où commencer, où finir? Comment donner à tous ces membres un rapport, une harmonie? Comment les souder entre eux? et que de temps perdu à tâter le mieux dans le vague! Nous avons vu souvent de nos confrères chercher des tracés de profils à l'aide du sentiment seul, sans, au préalable, s'enquérir d'une méthode; s'ils étaient soigneux, combien ne revenaient-ils pas sur un trait, sans jamais être assuré d'avoir rencontré le bon?
Voyons maintenant comment, en Champagne, les architectes, toujours en suivant la méthode des angles à 45º, à 60º ou 30º, pour le tracé des profils d'arcs, arrivent à donner à ces profils un caractère qui appartient à leur génie et qui s'accorde avec la nature des matériaux employés.
À Troyes, la pierre mise en oeuvre dans l'église de Saint-Urbain, qui date de la fin du XIIIe siècle, est du calcaire de Tonnerre, fin, compacte, résistant, mais fier, comme disent les tailleurs de pierre, c'est-à-dire qui se brise facilement, soit en le travaillant, soit lorsqu'il est posé avec des évidements profonds. L'habile architecte de l'église de Saint-Urbain, si souvent mentionnée dans le Dictionnaire, connaît bien la nature des matériaux qu'il emploie. Il sait qu'il ne faut point trop les évider, s'ils ont une charge à porter; que pour les boudins des arcs, par exemple, il ne faut pas les détacher par des cavets trop creux; cependant il prétend élever un édifice d'un aspect léger, remarquable par la délicatesse de ses membres.
Voici donc comme il tracera en A (fig. 22), les archivoltes de la nef 363. Comme dans l'exemple précédent, il donnera au boudin inférieur deux centres a et a', un nerf b dont les contre-courbes auront leurs centres posés sur les lignes ac, a'c', tracées à 60º; le rayon cb étant égal au rayon ab. De l'un des centres a, il élèvera une ligne ad à 45º. Sur cette ligne, il posera le centre e du deuxième boudin. Mais observons que l'architecte doit bander ces archivoltes au moyen de deux rangs de claveaux, plus un formeret pour la voûte du collatéral. Le deuxième boudin, de 0m,108 de diamètre (4 pouces), est tangent aux lignes d'épannelage du second claveau; sa position est donc fixée. Du centre e, tirant deux lignes à 30º et 60º, la rencontre de ces deux lignes avec celles d'épannelage lui donne les centres des contre-courbes du filet f. L'horizontale tirée de ce centre, et rencontrant la ligne verticale d'épannelage, lui donne en g le centre du cavet h. La verticale fg prolongée lui donne le filet surmontant ce cavet. Il trace alors le cavet supérieur i, dont le centre est sur la verticale dj. Ce centre est au niveau de celui de la baguette k. Sur le claveau inférieur de 0m,31 de largeur, pour obtenir le listel l assez fort pour résister à la pression, il élève du centre a' une ligne à 45º ao. Du point de rencontre de cette ligne avec le cercle du boudin, tirant une horizontale, il pose le centre de la baguette p sur cette horizontale, en prenant la ligne à 45º comme tangente. Cette baguette remplit l'évidement qui serait trop prononcé en q, et même, dans la crainte que l'évidement restant s ne soit trop aigre, il trace la deuxième baguette s, dont le centre est posé sur la ligne à 45º. C'est la même crainte des évidements qui lui fait tracer, sur le deuxième claveau, la baguette t. Les baguettes k, t, p, ont de diamètre 0m,04 (1 pouce 1/2); celle s, 1 pouce. Le tracé du formeret s'explique de lui-même. À l'aide de ces baguettes, le traçeur a supprimé les évidements dangereux, et il a cependant obtenu l'effet désirable en ce que les membres principaux, les boudins, nervés d'ailleurs par les filets saillants, prennent leur saillie et leur importance par la proximité des membres grêles et des lignes noires qui les cernent. Placer une moulure très-fine, une baguette d'un faible diamètre à côté d'un tore ou d'un boudin, c'est donner à celui-ci une valeur qu'il n'aurait pas s'il était isolé. Les Grecs, dans le tracé de leurs profils, avaient bien compris cette règle et l'avaient appliquée. C'est par les contrastes qu'ils donnaient de la valeur aux moulures, bien plus que par leur dimension réelle.
Le tracé des arcs ogives de l'église de Saint-Urbain, donné en B et en C, n'est pas moins remarquable. Celui B devait être résistant, les évidements sont remplacés par des baguettes; celui C, ne recevant aucune charge, pouvait être plus évidé. On voit comme la méthode de tracé de ces deux profils est simple, obtenue entièrement par l'intersection des lignes à 30º, 60º et 45º. Dans l'exemple C, les deux lignes à 60º donnent exactement la résistance de la pierre, les membres laissés tous en dehors. Dans la même église et dans d'autres édifices de la même époque, en Champagne, on voit apparaître le tracé D pour les boudins inférieurs des arcs. Le triangle abc étant équilatéral, et par conséquent les lignes ba, ca, à 60º.
Dans le profil de l'archivolte A, non-seulement le boudin inférieur est nervé, mais les boudins latéraux le sont également. En multipliant les membres, en remplaçant les évidements par des baguettes, on sentait la nécessité de donner plus d'énergie aux membres principaux, et les filets formant nerfs, en arrêtant vivement la lumière, permettent d'obtenir ce résultat.
Les architectes de l'Île-de-France ne se décident pas volontiers à recourir à ces nerfs saillants; s'ils les emploient pour les boudins inférieurs, dès la fin du XIIe siècle, anguleux d'abord, puis à contre-courbes et à filets plus tard, ils ne les adoptent pour les boudins latéraux des arcs que fort rarement avant le milieu du XIVe siècle. Ces architectes semblent prendre à tâche de simplifier les méthodes géométriques qu'ils ont les premiers appliquées. L'église de Saint-Nazaire de Carcassonne nous fournit un exemple bien frappant de ce fait. Cette église, dont la construction est élevée entre les années 1320 et 1325, donne des tracés d'arcs-doubleaux et d'arcs ogives, procédant toujours du système développé plus haut, mais avec des simplifications notables.
Dans le profil A d'arc-doubleau (fig. 23), le boudin inférieur (5 pouces-1/2 de diamètre) étant tracé, de son centre a, la ligne à 45º ab a été élevée jusqu'à sa rencontre avec la verticale cb, limite du profil. L'angle cba a été divisé en deux parties par la ligne be. Tenant compte de la saillie du nerf, sur cette ligne a été posé le centre f du boudin (4 pouces de diamètre); le rayon du cavet est égal à celui du boudin et est placé en g. Le centre h du grand cavet est posé sur la ligne à 45º. Pour tracer les nerfs à contre-courbes, on a tracé les triangles équilatéraux aij; flm. La même méthode, avec des différences sensibles que la figure fait assez comprendre, a été employée pour le tracé des arcs ogives et des arcs-doubleaux B, C, E, F. N'oublions pas que cette église fut construite après que la ville de Carcassonne fut comprise dans le domaine royal, et par un architecte de la province de l'Île-de-France très-certainement, ainsi que tous les détails de l'architecture le prouvent. Ici les nerfs saillants apparaissent sur les boudins latéraux, mais seulement dans les deux exemples A et F.
Toute architecture établie sur des principes logiques et sur des méthodes dérivées de ces principes, ne saurait s'arrêter en chemin; il faut nécessairement qu'elle procède par une suite de déductions. Ce phénomène s'observe chez les Grecs, comme chez nous pendant le moyen âge.
Toute découverte découlant de l'application méthodique d'un principe est le point de départ de nouvelles formes.
Il semble que l'art de l'architecture, qui est une création du second ordre, procède comme la nature elle-même, qui, sans se départir jamais du principe primitif, développe les conséquences en conservant toujours une trace de son point de départ. Si nous avons été saisis d'un profond sentiment de curiosité et d'intérêt philosophique en étudiant peu à peu l'architecture du moyen âge en France, c'est que nous avons reconnu, dans les développements de cet art, un système créateur qui nous reporte à ces tâtonnements logiques de la nature en travail de ses oeuvres. Cet art, si étrangement méconnu, et dont le premier tort est de s'être développé chez nous, le second d'exiger, pour être compris, une tension de l'esprit, ne procède point, comme de nos jours, par une succession de modes; mais par une filiation non interrompue dans l'application des principes admis. Si bien qu'en décomposant un édifice du XVe siècle, on peut y retrouver le développement de ce que ceux du XIIe siècle donnent en germe, et que, en présentant une suite d'exemples choisis entre ces deux époques extrêmes, on ne saurait, en aucun point, marquer une interruption. De même, dans l'ordre de la création, l'anatomie comparée présente, dans la succession des êtres organisés, une échelle dont les degrés sont à peine sensibles, et qui nous conduit, sans soubresauts, du reptile à l'homme. C'est pour cela que nous donnons réellement à cette architecture, comme à celle de la Grèce, le nom d'art, c'est-à-dire que nous la considérons comme une véritable création, non comme un accident.
Ne perdons pas de vue les exemples précédents. Dans ces exemples, la même méthode de tracé est adoptée; l'expérience, le besoin auquel il faut satisfaire, le sentiment d'un mieux, d'une perfection absolue, guident évidemment l'artiste. Il s'agit de soumettre la matière à une forme appropriée à l'objet, en la dégageant de tout le superflu, en lui donnant l'apparence qui indique le mieux sa fonction. Les architectes ne se contentent pas encore des résultats obtenus, car l'hiératisme est l'opposé de cet art, toujours en quête de nouvelles applications, toujours cherchant, mais sans abandonner le principe créateur. Dans ces derniers exemples, la matière a été réduite déjà à son minimum de force; amoindrir encore les résistances, c'était se soumettre aux éventualités les plus désastreuses. Mais le minimum de force obtenu, il s'agit de donner à ces membres une apparence plus légère, sans inquiéter le regard. Les architectes ont observé que les nerfs saillants ajoutés aux boudins, donnent à ceux-ci une apparence de fermeté, de résistance qui, loin de détruire l'effet de légèreté, l'augmente encore. Ils observent que les corps soumis à une pression, comme les arcs de pierre, résistent en raison, non de leur surface réelle, mais de la figure donnée à cette surface. Le principe que nos ingénieurs modernes ont appliqué avec l'exacte connaissance des lois de résistance des corps, à la fonte de fer, par exemple, les architectes du moyen âge cherchent à l'appliquer à la pierre, mais en tenant compte des qualités propres à cette matière, qui est loin d'avoir la force de cohésion du métal.
En effet, si une colonne de fonte dont la section horizontale (fig. 24) est A résiste à une pression beaucoup plus considérable que celle dont la section est B (ces deux sections ayant d'ailleurs la même surface), il est évident qu'on ne peut donner à une colonne de pierre la section A, parce qu'il y aurait rupture sous la charge en a. Mais si une pile de pierre, au lieu d'être taillée suivant la section horizontale C, est taillée sur le panneau D (à surfaces égales d'ailleurs), la pile D devra résister à une pression plus forte que celle C, les évidements n'étant pas assez prononcés pour qu'on ait à redouter des ruptures en b. À l'oeil, la pile D paraîtra et plus légère et plus résistante que celle C. Ajoutons encore que la pierre à bâtir, étant extraite en parallélipipèdes, à surfaces égales de lits, le morceau D est plus voisin, taillé, de l'équarrissement du bloc que le morceau C. Le panneau D profite mieux de la forme naturelle de la pierre que le panneau C. Mais pourquoi la pile D résistera-t-elle mieux à une charge, à une pression, que la pile C, puisque, après tout, le développement de la paroi externe ne donne pas pour les pierres, comme pour le métal, une croûte d'autant plus résistante qu'elle est plus étendue, les sections étant égales? C'est que la section D, présentant plus d'assiette, est moins sujette à subir une déviation, et, par suite, un surcroît de charge sur un point. De même, dans le tracé des arcs, la résistance à la pression étant exactement résolue par la section def (voy. en E), nous augmenterons, non pas tant cette force de résistance par les appendices ghi, que nous empêcherons la déviation des claveaux de l'arc, déviation qui, en portant un surcroît de pression sur un point, pourrait causer une rupture.
Nous avons fait assez ressortir ailleurs 364 comment les architectes de l'école laïque avaient adopté un principe de structure basé sur l'équilibre, et, par suite, comment ils avaient admis l'élasticité des bâtisses comme un moyen de stabilité. Admettant l'élasticité dans la structure, il fallait nécessairement en admettre les conséquences dans les détails; c'est-à-dire, dans le tracé des arcs, un système d'étrésillonnements, de butées latérales. Les boudins des arcs n'ont pas d'autre fonction. Nous avons vu (fig. 19) comment, lorsque ces architectes se défiaient de la qualité des pierres, lorsqu'ils les trouvaient fières, les évidements étaient engraissés et même remplacés par des baguettes formant, par la multiplicité des noirs et des membres grêles, une opposition avec les boudins, afin de laisser à ceux-ci toute leur valeur. Mais ces boudins, souvent très-détachés, comme dans les exemples (fig. 20 et 23), si les matériaux n'avaient pas une force de cohésion et de résistance considérable 365, se fêlaient dans la gorge par l'effet d'une pression inégale. Les architectes, vers la fin du XIVe siècle, ayant eu l'occasion de remarquer ces ruptures, prétendirent y remédier, sans toutefois diminuer l'apparence légère des profils d'arcs, et même en appuyant sur cette apparence de légèreté.
Aussi les voyons-nous (fig. 25) adopter des profils d'arcs dans lesquels les membres, moins détachés de la masse, acquièrent cependant une apparence d'extrême délicatesse. La méthode pour tracer ces arcs est la même que celle admise dans les exemples derniers. La surface aa', bc (voy. le profil d'arc-doubleau A) est la surface de résistance minimum, les deux lignes ac, a'b étant à 60º. Aucun évidement ne vient entamer cette surface, mais les membres supplémentaires, les boudins nervés, donnent du roide au claveau et s'opposent à sa déviation. Bien que larges, les cavets laissent de fortes attaches aux boudins, et ceux-ci prennent une apparence à la fois plus légère et plus ferme par l'adjonction des nerfs saillants très-prononcés. Le tracé A, après toutes nos définitions précédentes, n'a pas besoin d'être décrit.
C'est toujours par des sections de lignes à 60º, 45º et 30º que les centres sont obtenus. On voudra bien jeter les yeux sur le tracé B d'un boudin inférieur et sur la manière de trouver les centres des contre-courbes du nerf, les lignes ef étant à 60º. Mais les boudins inférieurs, d'un diamètre plus fort que les autres, présentent latéralement des surfaces molles en regard des autres boudins nervés d'un diamètre plus faible. Alors on prétend aussi nerver latéralement ces gros boudins inférieurs (voy. en C); on leur donne ainsi plus de résistance, et on les fait paraître plus détachés et plus légers; cependant la courbe originaire se voit encore en ij, comme pour ne pas laisser périr le principe de tracé. Ces nerfs latéraux donnent une apparence trop prismatique à ces boudins inférieurs: on y renonce promptement, et on relève le nerf latéral sur un axe à 30º (voy. l'exemple D en k). Alors la forme génératrice du boudin inférieur reparaît moins altérée, et c'est à ce parti que les architectes s'arrêtent au commencement du XVe siècle.
Les constructeurs avaient reconnu encore que la force de résistance des claveaux réside en contre-bas de l'extrados, c'est-à-dire en m (voy. le profil D). D'autre part, si nous nous enquérons du moyen de construire les triangles de remplissage des voûtes gothiques, nous voyons que ces triangles sont construits non point à l'aide de couchis et de formes, mais. au moyen de courbes mobiles de bois (voy. CONSTRUCTION, fig. 57, 58, 59 et 60); que ces courbes de bois étaient calées sur l'extrados des arcs-doubleaux, des arcs ogives et des formerets, et qu'il était nécessaire dès lors, soit de pratiquer des entailles biaises sur l'arête des extrados de ces arcs, soit de laisser un petit intervalle entre ces extrados et les remplissages. Les architectes du XVe siècle prennent cette nécessité de construction comme prétexte pour modifier le profil des arcs à leur point de contact avec les remplissages des voûtes; ils pratiquent l'évidement indiqué en o (voy. le profil D) pour recevoir l'about des courbes de bois et cela contribue à donner encore une apparence de légèreté extrême à leurs arcs en les détachant des remplissages et en donnant plus d'importance aux membres latéraux nervés p.
Nous atteignons les dernières expressions de la méthode adoptée pour le tracé des profils d'arcs, pendant la première moitié du XVe siècle. Soit (fig. 26 366) en A un arc-doubleau, composé de deux claveaux superposés. Le boudin inférieur a est tracé d'abord au moyen de deux cercles; abc étant un triangle équilatéral, c'est-à-dire les lignes ab, ac, étant à 60º; le rayon de la contre-courbe du filet eb étant égal au diamètre ae. En f, est posé le centre de la courbe du nerf latéral, plus ou moins éloigné suivant que l'on veut avoir ce nerf plus ou moins accentué. Du centre g est élevée la ligne gh à 30º; de ce même centre g, la ligne gi à 60º. Sur cette ligne gh est placé le centre h du grand cavet, de telle sorte que son arc soit tangent à la ligne gi, pour ne pas affamer le triangle de résistance. Du point h est élevée la verticale hk. La demi-largeur du claveau lm étant fixée, le second boudin aura pour diamètre l'intervalle entre les deux verticales kh, ln.
Le nerf de ce boudin sera sur l'axe op à 60º; de telle sorte que la saillie du nerf ne déborde pas l'épannelage donné par la ligne ln prolongée. Du centre p une ligne pq est élevée à 60º. Sur cette ligne est posé le centre r du petit cavet dont le rayon est égal à celui du boudin p. La verticale ln donne le filet supérieur. Le centre du boudin du deuxième claveau est posé sur la ligne pq à 60º; le nerf de ce boudin sur un axe à 60º partant de ce centre; le centre du cavet inférieur sur une ligne à 30º, et le centre du congé supérieur sur la ligne pq, le chanfrein s restant pour poser les courbes de bois. Le mode de tracé se simplifie; on renonce décidément à laisser voir la courbe originaire du gros boudin inférieur (voy. le tracé B); on ne laisse plus voir de la courbe originaire des boudins secondaires que celle externe. On pose les nerfs de ces boudins sur des axes verticaux, et on les trace comme l'indique le détail C, en n'employant pour placer les centres que les lignes à 30º et 60º. Notre figure s'explique d'ailleurs d'elle-même. Il faut remarquer que si, dans ce dernier exemple, le triangle de résistance a été affamé en t par la courbe du grand cavet dont le centre est en v, on a augmenté la résistance du boudin inférieur devenu un prisme concave. Ainsi a-t-on donné du champ à la résistance. L'effet de légèreté et de fermeté en même temps est accusé par les boudins à nerfs verticaux et par les cavets qui suppriment la partie interne de la courbe des boudins. La taille est moins compliquée et la forme plus compréhensible.
Ainsi sommes-nous arrivés, par une suite de transitions presque insensibles et toutes dérivées d'une méthode uniforme, des exemples donnés figures 18 et 19 à celui-ci; et cependant, si l'on ne tenait compte des intermédiaires, il serait difficile d'admettre que le dernier de ces profils n'est qu'une déduction des premiers.
Peut-être pensera-t-on que nous nous sommes trop étendu sur ces détails de l'architecture du moyen âge; mais nous trouvions là une occasion de faire ressortir l'esprit de méthode, le sens logique qui guident les architectes de l'école laïque naissant au XIIe siècle.
Le travail d'analyse auquel nous nous sommes livrés à propos des profils d'arcs pourrait être fait sur toutes les parties qui constituent l'architecture de ces temps; on suivrait ainsi pas à pas, par province, les tâtonnements, l'établissement des méthodes et les perfectionnements incessants de cette architecture française, qu'il est permis de ne point admirer (c'est là une affaire de goût), mais à laquelle on ne saurait refuser l'unité, la science, la profondeur logique, des principes arrêtés et bien définis, la souplesse et des éléments de perfectibilité.
En fait d'architecture, les fantaisistes de notre temps n'ont pas toujours été heureux dans leurs essais, nos monuments récents trahissent leurs efforts; ce qui tendrait à prouver que l'art de l'architecture ne peut se passer d'une méthode jointe aux qualités que nous venons d'énumérer; et qu'au lieu de repousser l'étude de l'art du moyen âge, il y aurait de fortes raisons de la cultiver, ne serait-ce que pour connaître par quels moyens les maîtres de ces temps sont arrivés à produire de si grands effets, et aussi pour ne pas rester au-dessous de leurs oeuvres. Cela, nous en convenons, exigerait du travail, beaucoup de travail; et il est si facile de nier l'utilité d'une chose qu'on ne veut pas se donner la peine d'apprendre!
Certaines personnes ne pouvant parvenir à faire une équation, prétendent bien que l'algèbre n'est qu'un grimoire! Pourquoi serions-nous surpris d'entendre nier le sens logique, la cohésion et l'utilité pratique de cet art que nous avons laissé perdre et dont nous ne savons comprendre ni utiliser les ressources!
Les méthodes suivies pour le tracé des profils d'arcs sont invariables, parce qu'un arc est toujours vu suivant tous les angles possibles. Quelle que soit la hauteur à laquelle il est placé, sa courbure présente à l'oeil, ses côtés, son intrados sous tous les aspects; mais il n'en est pas ainsi d'un bandeau, d'une base, d'un tailloir, d'un profil horizontal en un mot, dont la position peut, par l'effet de la perspective, masquer, ou tout au moins diminuer une partie des membres. Les Grecs avaient évidemment tenu compte de la place dans le tracé des profils; mais leurs édifices étant relativement de petite dimension, les déformations perspectives ne pouvaient avoir une grande importance. Les Romains ne paraissent pas s'être préoccupés de l'influence de la perspective sur les profils. Ceux-ci sont tracés d'une manière absolue, suivant un mode admis, sans tenir compte de la position qu'ils occupent au-dessus de l'oeil. Il ne paraît pas que pendant la période romane on ait modifié le tracé des profils en raison de leur place; mais à dater du commencement du XIIIe siècle, l'étude des effets de la perspective sur les profils apparaît clairement. Nous en trouvons un exemple remarquable dans la cathédrale d'Amiens élevée de 1225 à 1230. Les bandeaux intérieurs, les bases et tailloirs du triforium sont tracés en raison du point de vue pris du pavé de l'église (voy. TRIFORIUM).
Voici comment a procédé l'architecte de la nef de Notre-Dame d'Amiens pour le tracé des tailloirs et des bases des colonnettes de la galerie (fig. 27). L'angle visuel le plus fermé, perpendiculaire à la nef, permettant d'apercevoir les tailloirs, est de 60º. Le profil a été tracé suivant la méthode indiquée en A, méthode qui n'a pas besoin d'être décrite après les démonstrations précédentes.
D'après cet angle visuel, le tailloir se trouve réduit, par la perspective, au profil A'. En s'éloignant dans le sens longitudinal, c'est-à-dire en regardant les chapiteaux des travées au delà de celle en face de laquelle on se trouve, il est évident que l'on voit le profil se développer sans qu'il prenne jamais cependant l'importance en hauteur, par rapport aux saillies, que lui donne le géométral. Pour les bases, le profil est celui indiqué en B. Les regardant suivant l'angle de 60º qui a servi à les tracer, on ne peut voir que les membres indiqués en B'; mais en prenant un peu plus de champ, de manière à les voir suivant un angle de 45º, le profil donné par la perspective est celui B", qui est satisfaisant et en rapport de proportions avec les colonnettes.
En général, dans les édifices gothiques, l'inclinaison de l'angle visuel influe sur le tracé des profils; il est donc important, lorsqu'on relève ceux-ci, de mentionner leur place. Nous ne saurions trop insister sur les différences de tracé des profils intérieurs et des profils extérieurs dans l'architecture gothique. Sur la façade de la cathédrale de Paris, les profils se développent en hauteur par rapport à leur saillie, en raison de l'élévation à laquelle ils sont placés; si bien que les tailloirs des chapiteaux de la grande galerie à jour sont pris dans une assise égale à celle du chapiteau. De la place du parvis, cependant, ces tailloirs ne paraissent pas avoir plus du quart de la hauteur du chapiteau.
Dans les intérieurs, les profils horizontaux, afin de ne pas perdre de leur importance, et de ne point interrompre les lignes verticales qui dominent, n'ont qu'une faible saillie. Mais à l'extérieur, force était autant pour abriter les parements que pour obtenir de grands effets d'ombres de donner aux profils une saillie prononcée; on observera dans ce cas qu'ils sont toujours amortis à leur partie supérieure par le glacis, plus ou moins incliné au-dessus de 45º, qui les relie aux nus supérieurs, en évitant ainsi l'effet toujours fâcheux des saillies horizontales qui masquent une portion des élévations et diminuent d'autant la hauteur des édifices. Il est clair, par exemple, que si l'on décore une façade de profils tels que ceux indiqués en A (fig. 28), les rayons visuels étant suivant les lignes ab, les parties verticales cd sont entièrement perdues pour l'oeil, qui ne peut les deviner; le monument paraît s'abaisser d'autant.
Mais si les profils sont tracés suivant le dessin B, les rayons visuels suivant et découvrant les glacis, ceux-ci ne masquent aucune portion des parements, qui conservent leur élévation réelle, et par conséquent leurs rapports de proportions.
Cela est élémentaire, et il semblerait qu'il fût inutile de le démontrer; cependant on ne semble pas se préoccuper dans notre architecture moderne de ces lois si simples, et chaque jour nous voyons les artistes eux-mêmes être fort surpris qu'une élévation bien mise en proportion en géométral, ne produise plus, à l'exécution, l'effet auquel on s'attendait.
Dans le cours de cet ouvrage, nous avons eu maintes occasions de présenter des tracés de profils, nous ne croyons donc pas nécessaire de nous étendre plus longtemps sur cet objet. Ce que nous tenions à démontrer ici, c'est que le hasard ou la fantaisie n'ont été pour rien dans le tracé des profils de l'architecture du moyen âge, que ceux-ci sont soumis à des lois établies par les nécessités de la structure et sur une entente judicieuse des effets.
PROPORTION, s. f. Les Grecs avaient un mot pour désigner ce que nous entendons par proportion: [Grec: summetria], d'où nous avons fait symétrie, qui ne veut nullement dire proportion; car un édifice peut être symétrique et n'être point établi suivant des proportions convenables ou heureuses. Rien n'indique mieux la confusion des idées que la fausse acception des mots; aussi ne s'est-on pas fait faute de confondre dans l'art de l'architecture, depuis le XVIe siècle, la symétrie, ou ce qu'on entend par la symétrie, avec les rapports de proportions; ou plutôt a-t-on pensé souvent satisfaire aux lois des proportions en ne se contentant que des règles de la symétrie.
L'artiste le plus vulgaire peut adopter facilement un mode symétrique; il lui suffit pour cela de répéter à gauche ce qu'il a fait à droite, tandis qu'il faut une étude très-délicate pour établir un système de proportions dans un édifice, quel qu'il soit. On doit entendre par proportions, les rapports entre le tout et les parties, rapports logiques, nécessaires, et tels qu'ils satisfassent en même temps la raison et les yeux. À plus forte raison, doit-on établir une distinction entre les proportions et les dimensions. Les dimensions indiquent simplement des hauteurs, largeurs et surfaces, tandis que les proportions sont les rapports relatifs entre ces parties suivant une loi. «L'idée de proportion, dit M. Quatremère de Quincy dans son Dictionnaire d'Architecture, renferme celle de rapports fixes, nécessaires, et constamment les mêmes, et réciproques entre des parties qui ont une fin déterminée.» Le célèbre académicien nous paraît ne pas saisir ici complétement la valeur du mot proportion. Les proportions, en architecture, n'impliquent nullement des rapports fixes, constamment les mêmes entre des parties qui auraient une fin déterminée, mais au contraire des rapports variables, en vue d'obtenir une échelle harmonique. M. Quatremère de Quincy nous semble encore émettre une idée erronée, s'il s'agit des proportions, lorsqu'il ajoute:
«Ainsi il est sensible que toutes les créations de la nature ont leurs dimensions, mais toutes n'ont pas des proportions. Une multitude de plantes nous montrent de telles disparates de mesures, de si nombreuses et de si évidentes, qu'il serait, par exemple, impossible de déterminer avec précision la mesure réciproque de la branche de tel arbre avec l'arbre lui même.» L'auteur du Dictionnaire confond ainsi les dimensions avec les proportions; et s'il eût consulté un botaniste, celui-ci lui aurait démontré facilement qu'il existe au contraire, dans tous les végétaux, des rapports de proportions établis d'après une loi constante entre le tout et les parties. M. Quatremère de Quincy méconnaît encore la loi véritable des proportions en architecture, lorsqu'il dit: «C'est qu'un vrai système de proportions repose, non pas seulement sur des mesures de rapports générales, comme seraient ceux, par exemple, de la hauteur du corps avec sa grosseur, de la longueur de la main avec celle du bras, mais sur une liaison réciproque et immuable des parties principales, des parties subordonnées et des moindres parties entre elles. Or, cette liaison est telle que chacune, consultée en particulier, soit propre à enseigner, par sa seule mesure, quelle est la mesure, non-seulement de chacune des autres parties, mais encore du tout, et que ce tout puisse réciproquement, par sa mesure, faire connaître quelle est celle de chaque partie.» Si nous comprenons bien ce passage, il résulterait de l'application d'un système de proportions en architecture, qu'il suffirait d'admettre une sorte de canon, de module, pour mettre sûrement un monument en proportion, et qu'alors les proportions se réduiraient à une formule invariable, d'une application banale. «Voilà, ajoute encore M. Quatremère de Quincy, ce qui n'existe point et ne saurait se montrer dans l'art de bâtir des Égyptiens, ni dans celui des gothiques; plus inutilement, encore le chercherait-on dans quelque autre architecture. Et voilà quelle est la prérogative incontestable du système de l'architecture grecque.» Il faut convenir que ce serait bien malheureux pour l'art grec s'il en était ainsi, et que si cet art se réduisait, lorsqu'il s'agit de proportions, à l'application rigoureuse d'un canon, le mérite des artistes grecs se bornerait à bien peu de choses, et les lois des proportions à une formule.
Les proportions en architecture dérivent de lois plus étendues, plus délicates et qui s'exercent sur un champ bien autrement libre. Que les architectes grecs aient admis un système de proportions, une échelle harmonique, cela n'est pas contesté ni contestable; mais de ce que les Grecs ont établi un système harmonique qui leur appartient, il ne s'en suit pas que les Égyptiens et les gothiques n'en aient pas aussi adopté un chacun de leur côté. Autant vaudrait dire que les Grecs, ayant possédé un système harmonique musical, on ne saurait trouver dans les opéras de Rossini et dans les symphonies de Beethowen que désordre et confusion, parce que ces auteurs ont procédé tout autrement que les Grecs. Quoi qu'en ait dit M. Quatremère de Quincy, les proportions en architecture ne sont pas un canon immuable, mais une échelle harmonique, une corrélation de rapports variables, suivant le mode admis. Les Grecs eux-mêmes n'ont pas procédé comme le suppose l'auteur du Dictionnaire, et cela est à leur louange, car il existe dans leurs ordres mêmes des écarts notables de proportions; les proportions sont chez eux relatives à l'objet ou au monument, et non pas seulement aux ordres employés. Nous avons expliqué ailleurs 367 comment certaines lois dérivées de la géométrie avaient été admises par les Égyptiens, par les Grecs, les Romains, les architectes byzantins et gothiques, lorsqu'il s'agissait d'établir un système de proportions applicable à des monuments très-divers; comment ces lois n'étaient point un obstacle à l'introduction de formes nouvelles; comment, étant supérieures à ces formes, elles ont pu en gouverner les rapports de manière à présenter un tout harmonique à Thèbes aussi bien qu'à Athènes, à Rome aussi bien qu'à Amiens ou à Paris; comment les proportions dérivent, non point d'une méthode aveugle, d'une formule inexpliquée et inexplicable, mais de rapports entre les pleins et les vides, les hauteurs et les largeurs, les surfaces et les élévations, rapports dont la géométrie rend compte, dont l'étude demande une grande attention, variable d'ailleurs, suivant la place et l'objet; comment, enfin, l'architecture n'est pas l'esclave d'un système hiératique de proportions, mais au contraire peut se modifier sans cesse et trouver des applications toujours nouvelles, des rapports proportionnels, aussi bien qu'elle trouve des applications variées à l'infini, des lois de la géométrie; et c'est qu'en effet les proportions sont filles de la géométrie aussi bien en architecture que dans l'ordre de la nature inorganique et organique.
Les proportions en architecture s'établissent d'abord sur les lois de la stabilité, et les lois de la stabilité dérivent de la géométrie. Un triangle est une figure entièrement satisfaisante, parfaite, en ce qu'elle donne l'idée la plus exacte de la stabilité. Les Égyptiens, les Grecs, sont partis de là, et plus tard les architectes du moyen âge n'ont pas fait autre chose. C'est au moyen des triangles qu'ils ont d'abord établi leurs règles de proportions, parce qu'ainsi ces proportions étaient soumises aux lois de la stabilité. Ce premier principe admis, les effets de la perspective ont été appréciés et sont venus modifier les rapports des proportions géométrales; puis ont été établis les rapports de saillies, des pleins et des vides, qui, pendant le moyen âge du moins, sont dérivés des triangles. Nous avons indiqué même comment dans les menus détails de l'architecture les lignes inclinées à 45º à 60º et à 30º ont été admises comme génératrices des tracés de profils. Les triangles acceptés par les architectes du moyen âge comme générateurs de proportions sont: 1º le triangle isocèle rectangle; 2º le triangle que nous appelons isocèle égyptien. c'est-à-dire dont la base se divise en quatres parties et la verticale tirée du milieu de la base au sommet en deux parties et demie 368; 3º le triangle équilatéral.
Il est évident (fig. 1) que tout édifice inscrit dans l'un de ces trois triangles accusera tout d'abord une stabilité parfaite; que toutes les fois que l'on pourra rappeler, par des points sensibles à l'oeil, l'inclinaison des lignes de ces triangles, on soumettra le tracé d'un édifice aux conditions apparentes de stabilité. Si des portions de cercle inscrivent ces triangles, les courbes données auront également une apparence de stabilité. Ansi le triangle isocèle rectangle A donnera un demi-cercle; le triangle isocèle B et le triangle équilatéral C donneront des arcs brisés, improprement appelés ogives: courbes qui rappelleront les proportions générales des édifices engendrés par chacun de ces triangles. Ce sont là des principes très-généraux, bien entendu, et qui s'étendent à l'application, ainsi que nous allons le voir.
Mais, d'abord, il convient d'indiquer sommairement les découvertes récemment faites par un savant ingénieur des ponts et chaussées, M. Aurès, relatives aux proportions admises chez les Grecs. M. Aurès a démontré dans plusieurs mémoires 369, que pour rendre compte du système de proportions admis par les Grecs, il fallait partir des mesures qu'ils possédaient, c'est-à-dire du pied grec et du pied italique, et en ce qui concerne les ordres, chercher les rapports de mesures, non pas au pied de la colonne, mais à son milieu, entre le soubassement et le chapiteau; c'est-à-dire par une section prise au milieu de la hauteur du fût. Les fûts des colonnes des ordres grecs étant coniques, il est clair que les rapports entre le diamètre de ces colonnes, leur hauteur et leurs entre-colonnements, différeront sensiblement si l'on mesure l'ordre à la base de la colonne au milieu du fût. Or, prenant les mesures au milieu du fût, et comptant en pieds grecs, si l'on est en Grèce, en pieds italiques, si l'on est dans la Grande Grèce, on trouve des rapports de mesure tels, par exemple, que 5 pieds pour les colonnes, 10 pieds pour les entre-colonnements, c'est-à-dire des rapports exacts et conformes aux proportions indiquées par Vitruve. Ce n'est point ici l'occasion d'insister sur ces rapports, il nous suffit de les indiquer, afin qu'il soit établi que les architectes de l'antiquité ont suivi les formules arithmétiques dans la composition de leurs ordres, des rapports de nombres, tandis que les architectes du moyen âge se sont servis des triangles pour obtenir des rapports harmoniques.
Il existait en France, dans une province très-éclairée et florissante, dès le XIe siècle, à Toulouse, un monument d'une grande importance, mais qui n'était guère apprécié, il y a quelques années, que par les artistes: c'est l'église de Saint-Saturnin, vulgairement dite Saint-Sernin. Cet édifice restauré, ou plutôt débarrasé des superfétations qui en dénaturaient les formes générales, a tout à coup pris aux yeux du public une valeur considérable. Ce n'est ni par le soin apporté dans l'exécution, ni par la richesse de la sculpture ou des moulures, ni par les détails, que cette énorme bâtisse a frappé les yeux de la foule, mais seulement par le rapport de ses proportions. L'église de Saint-Sernin a été conçue certainement par un architecte savant, très-versé dans la connaissance de son art, possédant des principes très-développés sur le rapport des proportions, mais exécutée par des ouvriers grossiers et à l'aide de matériaux médiocres, dénaturée au XVIe siècle par des adjonctions qui en détruisaient l'harmonie, et rangée par suite au nombre de ces essais des temps barbares.
Aujourd'hui, grâce, disons-nous, à l'enlèvement de quelques pans de mur, au replacement des couvertures d'après leur ancienne forme, voilà un édifice qui, tout massif qu'il est, présente un ensemble d'une élégance robuste qui charme les yeux les moins exercés, et fournit un spécimen des plus intéressants de ce que peut obtenir l'architecte par une judicieuse pondération des masses, par le rapport étudié des parties, sans le secours d'aucun ornement. Grand enseignement pour nous, qui, en appelant à notre aide toutes les ressources d'une exécution délicate, de la sculpture et des ordres superposés, des profils compliqués, ne parvenons pas toujours à arrêter le regard du passant, et qui dépensons des millions pour faire dire parfois: «Que nous veulent ces colonnes, ces corniches et ces bas-reliefs?»
L'intérieur de l'église de Saint-Sernin, bien que très-défiguré par des renforcements de piliers, par un sanctuaire ridiculement surchargé d'ornements de mauvais goût, et par un crépi grossier, d'une couleur déplaisante, avait seul conservé la renommée qu'il mérite. Cet intérieur, en effet, produit un effet saisissant et grandiose, bien qu'au total l'édifice ne soit pas d'une dimension extraordinaire. Cependant, sauf quelques chapiteaux, l'intérieur de l'église de Saint-Sernin laisse voir à peine quelques profils; ses piliers à sections rectangulaires sont nus, comme les parements et les arcs de voûtes; on ne voit dans tout cela qu'une structure, et l'effet qu'elle produit est dû à l'harmonie parfaite des proportions. Comment cette harmonie a-t-elle été trouvée?
Constatons d'abord un fait majeur: c'est que dans l'architecture du moyen âge le système harmonique des proportions procède du dedans au dehors. Les Grecs ne procédaient pas toujours de cette manière, mais bien les Romains dans leurs édifices voûtés et dans la construction de leurs basiliques. Cet énoncé demande quelques éclaircissements. Si nous considérons le Parthénon, ou le temple de Thésée, ou même les temples de la Grande Grèce, à l'extérieur, il nous est impossible de préjuger les proportions intérieures admises dans ces édifices. Nous voyons un ordre extérieur conçu d'après une harmonie de proportions admirable, mais nous ne pouvons en déduire l'échelle harmonique de l'intérieur. L'ordre extérieur et le mur de la cella nous masquent un ou deux ordres intérieurs superposés, des dispositions d'étages qui ne sont point visibles à l'extérieur, un ciel ouvert ou un couvert fermé, des escaliers que le dehors ne saurait faire deviner. Si bien qu'aujourd'hui encore, on peut se demander si les intérieurs de ces monuments étaient totalement clos ou présentaient une sorte de cour. Si les ordres placés à l'intérieur sont établis dans un rapport harmonique de proportions avec l'ordre extérieur, c'est là une question de pure convention, mais qui ne peut être appréciée par l'oeil, puisque ces ordres extérieurs et intérieurs ne sauraient être vus simultanément. C'est une satisfaction théorique que l'architecte s'est donnée. Supposons que les dispositions intérieures du Parthénon ne nous soient pas connues (et elles le sont à peine), sur dix architectes qui examineront cet extérieur seulement, nous n'aurons probablement pas deux restitutions pareilles de l'intérieur. Si, au contraire, dix architectes examinent seulement à l'extérieur des thermes romains, ou l'édifice connu sous le nom de basilique de Constantin, à Rome, ou encore l'église de Sainte-Sophie de Constantinople, et qu'ils essayent d'en présenter les dispositions intérieures, il est évident qu'ils ne différeront dans cette restitution que sur quelques détails d'une importance secondaire. C'est que, dans ces édifices, l'aspect extérieur n'est autre chose que l'enveloppe exacte de la structure intérieure; par conséquent, si nous ne parlons que des proportions, c'est le système harmonique admis pour l'intérieur qui a commandé les proportions visibles à l'extérieur. En cela donc, les Romains ont procédé autrement que les Grecs. Mais, il faut le reconnaître, les Romains n'étaient guère sensibles à cet ordre de beautés simples qui ne s'expriment que par l'harmonie des proportions. Ils préféraient la richesse, le luxe ou la rareté des matières à un ensemble dont le seul mérite eût été d'être harmonieux; aussi la plupart de leurs édifices ne se recommandent-ils pas par ce juste emploi des proportions qui nous frappe et que l'on ne se lasse pas d'admirer dans les oeuvres de la Grèce. Le Romain confond les dimensions avec les proportions, et, pour lui, la grandeur ne réside pas dans un accord des formes, mais dans leur étendue. Pour lui, ce qui est grand, c'est ce qui est vaste.
Mieux doués heureusement du véritable sentiment de l'art que les Romains, les populations occidentales, dès l'époque romane, donnèrent à l'étude des proportions une attention singulière. Soit que ce sentiment eût été provoqué ou réveillé par la vue des édifices romano-grecs de la Syrie, soit qu'il fût instinctif, nous voyons déjà, au commencement du XIIe siècle, qu'un système harmonique de proportions est adopté dans les provinces d'en deçà et d'au delà de la Loire. Mais le système harmonique s'établit sur le principe de structure romaine, c'est-à-dire qu'il procède de l'intérieur à l'extérieur, que l'ossature apparente extérieurement n'est que l'enveloppe de la conception intérieure. Pour être plus clair, l'architecte proportionne son monument intérieurement, et ce parti pris fournit le système des proportions de l'extérieur. C'était il faut bien en convenir, une idée juste; car, qu'est-ce qu'un édifice, sinon une nécessité enveloppée? N'est-ce pas le contenu qui donne la forme de l'étui? N'est-ce pas le pied qui impose la forme à la chaussure? Et si aujourd'hui nous faisons des chaussures dans lesquelles on pourrait loger la main ou la tête, aussi bien et aussi incommodément que le pied, est-ce raisonner juste?
Les édifices grecs, si beaux qu'ils soient (du moins ceux qui nous restent), ressemblent un peu à ces meubles qu'à l'époque de la Renaissance on appelait des cabinets. Meubles charmants parfois, admirablement décorés, précieux objets d'amateurs et de musées, mais qui sont, de fait un prétexte plutôt que l'expression d'un besoin réel. Il n'était donc pas surprenant que les Grecs, amateurs passionnés de la forme extérieure, songeassent avant tout à cette forme, qu'ils aient inventé des ordres d'une si heureuse proportion, quitte à placer derrière eux des services qui n'avaient point toujours une intime corrélation avec ce système harmonique. Le sens pratique des Romains, toutes les fois qu'ils cessaient d'imiter les monuments grecs pour rester vraiment romains, leur avait prescrit une tout autre méthode de procéder, comme nous l'avons indiqué ci-dessus; mais il leur manquait, comme nous l'avons dit aussi, le sentiment délicat des proportions, et les Grecs étaient en droit de regarder leurs gros monuments concrets, moulant, pour ainsi dire, la nécessité intérieure, comme nous considérons une ruche d'abeilles ou des cabanes de castors, et de trouver là plutôt l'expression brutale d'un besoin qu'une oeuvre d'art. Cependant les Grecs étaient des gens de trop d'esprit pour ne pas saisir tout le parti que l'on pouvait tirer du principe romain en lui appliquant de nouvelles lois harmoniques: c'est ce qu'ils firent en Asie. Ils eurent la sagesse d'abandonner définitivement les méthodes de proportions des ordres de l'antiquité, pour soumettre la structure matérielle romaine à tout un système de proportions procédant du dedans au dehors.
C'était là un trait de génie, ou plutôt une de ces ressources que le génie sait toujours trouver, lorsque changent les conditions dans lesquelles il se meut. C'est donc raisonner en dehors de la connaissance des faits et des circonstances, raisonner dans le vide, que de vouloir rapporter toute harmonie des proportions aux ordres grecs seuls. Les Grecs ont adopté un système harmonique propre aux ordres, lorsque les ordres formaient, pour ainsi dire, toute leur architecture; ils en ont admis un autre lorsque l'architecture romaine est venue s'imposer au monde, et découvrir des moyens neufs, utiles, nécessaires. Au point de vue de la structure, l'architecture romaine était en progrès sur l'architecture grecque; les Grecs se sont bien gardés de s'attacher à des traditions qui devaient cependant leur être chères, ils ont franchement admis le progrès matériel accompli et l'ont soumis à leur sentiment d'artistes, à leur esprit philosophique. Ils nous ont ainsi transmis des méthodes qui se sont bien vite développées au milieu de notre Occident, après les premières croisades.
L'église de Saint-Sernin de Toulouse, est un des monuments de nos provinces méridionales qui donne la plus complète et la plus vive empreinte de ces influences romano-grecques et des principes de proportions qui avaient été appliqués à la structure romaine par les Grecs du Bas-Empire. En effet, le système de proportions admis à Saint-Sernin procède du dedans au dehors.
Ce système de proportions est dérivé des triangles équilatéraux et isocèles rectangles. Nous donnons d'abord la moitié de la coupe transversale de l'édifice (fig. 2). Le sol, AB, a été divisé en vingt parties de 0m,813 chacune (2 pieds et demi). Cinq parties ont été prises pour la demi-largeur de la haute nef; deux parties pour l'épaisseur du pilier, dont le plan est donné en C; quatre parties pour la largeur du premier collatéral; deux parties pour l'épaisseur du second pilier, dont le plan est donné en D; quatre parties pour le second collatéral, compris l'épaisseur de la pile engagée; deux parties pour l'épaisseur du mur à la base; une partie pour la saillie du contre-fort à la base.
La hauteur des bases intérieures ayant été fixée au niveau E, c'est de ce niveau que l'on a opéré pour établir le système des proportions, car on observera que c'est toujours le niveau des bases qui est considéré comme la ligne horizontale servant de base aux triangles employés pour établir ies proportions intérieures d'un édifice pendant le moyen âge. Aussi ces bases sont-elles placées à un mètre environ au-dessus du sol dans les édifices de la période gothique, et à 65 centimètres (2 pieds) au plus dans les monuments de la période romane. La saillie des piliers engagés ayant été fixée à 16 parties et demie. De ce point a, a été élevé le triangle équilatéral ab, qui donne la hauteur totale de l'édifice, le niveau des impostes c, le niveau des impostes d et la hauteur des chapiteaux supérieurs e. Du même point a le triangle isocèle rectangle af ayant été élevé, il a donné le niveau des clefs des arcs g et le niveau des chapiteaux du triforium f. Du point h (douzième partie et axe de la seconde pile) a été élevé le triangle équilatéral hi, qui a donné, à son sommet, le point de centre des voûtes en berceau et arcs-doubleaux de la haute nef. Les autres lignes à 45º ou à 60º, que nous avons tracées, indiquent suffisamment les opérations secondaires, sans qu'il soit besoin de les décrire une à une. Ce qui ressort de ce système, c'est que l'architecte a prétendu soumettre les proportions de son édifice au tracé des deux triangles isocèle rectangle et équilatéral; car on observera que tous les niveaux principaux, les points qui arrêtent le regard, sont placés sur les lignes à 45º et à 60º. La silhouette extérieure de l'édifice ne sort sur aucun point de ces lignes inclinées, elle est comme enveloppée par ces lignes, et reproduit ainsi les formes et les proportions intérieures.
Si nous examinons (fig. 3) deux travées intérieures et extérieures de l'église de Saint-Sernin, nous voyons également que tous les niveaux, tous les points marquants de l'architecture, ont été obtenus au moyen des deux mêmes triangles, c'est-à-dire à l'aide de lignes à 45º et à 60º, rencontrant les verticales. De ce mode, il résulte un rapport géométrique entre les parties et le tout; une sorte de principe de cristallisation, dirons-nous, d'une grande puissance harmonique. La preuve, c'est l'effet que produit cet édifice 370. Mais l'architecte de Saint-Sernin, bien qu'employant un procédé géométrique pour établir les proportions de l'édifice, n'a pas moins tenu compte des effets de la perspective.
Ainsi, par exemple, si nous jetons les yeux sur les travées extérieures en A (fig. 3), nous voyons que le grand triangle équilatéral ab, qui, à l'intérieur B, donne le rapport de la hauteur des chapiteaux avec l'écartement des colonnes des travées, par l'effet de la perspective, extérieurement, le comble c disparaissant à l'oeil; le point d vient tomber sur le point e, et ainsi le triangle équilatéral dfg complète les lignes inclinées à 60º ae. La clef de l'archivolte f, quand on se place dans l'axe d'une travée, est dans un rapport d'harmonie avec l'écartement des contre-forts des deux autres travées à droite et à gauche, bien qu'à l'extérieur, à cause de la saillie du comble du second collatéral, l'architecte ait dû procéder autrement qu'à l'intérieur, où la travée se présente sur un seul plan vertical, et reprendre une opération nouvelle au-dessus de ce comble; cependant on voit, par cet exemple, qu'il a pu établir un rapport entre les deux opérations, celle du collatéral inférieur et celle du triforium. Tout cela dénote évidemment un art très-savant, une étude approfondie des effets, des connaissances supérieures, une expérience consommée.
Ailleurs 371 nous avons expliqué comment les proportions des cathédrales de Paris et d'Amiens avaient été établies à l'aide des triangles égyptien et équilatéral. En effet, le triangle isocèle rectangle est rarement admis comme principe de proportions dans les édifices de la période gothique; le triangle dont la base contient quatre parties, et la verticale élevée du milieu de cette base au sommet, deux parties et demie (triangle égyptien), et le triangle équilatéral, deviennent dorénavant les générateurs des proportions.
Nous en trouvons un exemple frappant dans un édifice remarquable par l'harmonie parfaite de ses parties, la sainte Chapelle du Palais, à Paris. Ce monument religieux, considéré de tout temps, avec raison, comme un chef-d'oeuvre, procède, quant à ses proportions, de triangles équilatéraux.
La sainte Chapelle de Paris se compose de deux étages: la chapelle basse et la chapelle haute 372. Voici (fig. 4) comment Pierre de Montereau, l'architecte de ce monument, a procédé pour établir ses plans et coupes:
En A, est tracée une travée du plan du rez-de-chaussée; en B, une travée du plan du premier étage. Au premier étage, la projection horizontale des voûtes est obtenue au moyen du triangle équilatéral abc, le sommet c donnant le centre de la clef de la voûte; les nervures des arcs ogives sont projetées suivant les lignes bc, ac, la base ab étant le nu intérieur. Le niveau d du banc intérieur (voy. la coupe transversale) est la base de l'opération. Le nu intérieur étant la verticale e (c'est l'axe des colonnettes de l'arcature), le triangle équilatéral efg a été élevé sur la base, dont eh est la moitié. Les côtés de ce triangle équilatéral ont été prolongés indéfiniment. La ligne horizontale ik étant donnée comme le niveau de l'appui des grandes fenêtres, sur la base ik égale à he a été élevé le second triangle équilatéral, dont l est le sommet. Ce sommet a donné la hauteur des naissances de la voûte. Le côté gf prolongé a donné en m les clefs des arcs des fenêtres. Pour la chapelle basse, les axes des colonnes isolées se trouvent élevés aux deux extrémités de la base du triangle équilatéral dont no est un des côtés. Du niveau p (naissance des voûtes basses) et de l'axe des colonnes, la rencontre de la ligne pq avec le prolongement du côté fe a donné la clef des fenêtres de la chapelle basse. Les côtés fm prolongés ont servi à poser les pinacles supérieurs. La pente rs du comble est également tracée suivant un angle de 60º. Ainsi, pour la coupe transversale comme pour le plan du premier étage, les triangles équilatéraux ont été les générateurs des proportions.
La même méthode de tracé a été observée pour le dehors. Si nous prenons deux travées de la sainte Chapelle de Paris, nous voyons (fig. 5) que les axes des contre-forts étant donnés en a, b, c, ac étant pris comme base, on a élevé le triangle équilatéral ace, qui a donné le niveau du bandeau d'appui des fenêtres. Les côtés prolongés de ce triangle, établi sur chaque travée ont donné une suite de losanges à 60º et toutes les hauteurs; celles des naissances et clefs des arcs des fenêtres, celle de la corniche g supérieure, celle h des pinacles. Quant aux gâbles des fenêtres, tracés suivant des triangles dont les côtés sont au-dessous de 60º, le triangle équilatéral a encore été rappelé par le niveau de la bague i des fleurons supérieurs. Dans cet édifice, l'unité des proportions est donc obtenue au moyen de l'emploi des triangles équilatéraux. Des rapports constants s'établissent ainsi entre les parties et le tout, puisque l'oeil trouve tous les points principaux posés sur les sommets de triangles semblables.
Ces méthodes permettaient un tracé rapide, et toujours établi d'après un même principe pour chaque édifice. C'est qu'en effet les architectes qui tentent aujourd'hui d'élever des constructions suivant le mode dit gothique, s'ils veulent (comme cela se pratique habituellement) suivre leur sentiment, composer sans l'aide d'une méthode géométrique, se trouvent bientôt acculés à des difficultés innombrables. Ne sachant sur quelles bases opérer, ils procèdent par une suite de tâtonnements, sans jamais rencontrer, soit des proportions heureuses, soit des conditions de stabilité rassurantes. Il est certain que si les maîtres du moyen âge avaient composé ainsi dans le vague, sans méthodes fixes, non-seulement ils n'auraient jamais pu trouver le temps de construire un aussi grand nombre de monuments, mais encore ils n'auraient point obtenu cette parfaite unité d'aspect qui nous charme et nous surprend encore aujourd'hui. Au contraire, partant de ce principe de la mise en place et en proportion par le moyen des triangles, ils pouvaient très-rapidement établir les grandes lignes générales avec la certitude que les proportions se déduisaient d'elles-mêmes, et que les lois de la stabilité étaient satisfaites. Ce n'est pas à dire, cependant, que le sentiment de l'artiste ne dût intervenir, car on pouvait appliquer ces méthodes suivant des combinaisons variées à l'infini. La sainte Chapelle de Paris, la cathédrale d'Amiens, sont évidemment tracées par des artistes d'une valeur peu commune; mais, à côté de ces monuments, il en est d'autres d'où le principe de l'emploi des triangles, bien qu'admis, ne l'a été qu'imparfaitement, et où, par suite, les proportions obtenues sont vicieuses. Nous en avons un exemple frappant dans le tracé de la cathédrale de Bourges. Ce grand monument, qui présente de si belles parties, un plan si largement conçu, donne en coupe, et par conséquent à l'intérieur, des proportions disgracieuses par l'oubli d'une des conditions de son tracé même.
Contrairement à la méthode admise au XIIIe siècle, tout le système des proportions de la cathédrale de Bourges dérive du triangle isocèle rectangle, et non point du triangle équilatéral. C'était là un reste des traditions romanes, très-puissantes encore dans cette province.
Le plan de la nef, dont nous présentons quelques travées (fig. 6), est dérivé d'une suite de triangles isocèles rectangles. La nef principale donne des carrés de deux en deux travées. Quant aux nefs latérales doubles, elles ont de même été engendrées par la prolongation des côtes de ces triangles; mais, dans la crainte d'exercer des poussées trop actives sur les piliers de la nef centrale, l'architecte a avancé le second rang des piles A en dedans des axes a afin de diminuer, la largeur du premier collatéral. Les centres des clefs des voûtes du premier collatéral se trouvent donc ainsi déportés en b, et les centres des clefs de voûtes du second collatéral en c.
Prenant la ligne ef comme moitié de base, l'architecte (fig. 7) a élevé le demi-grand triangle isocèle rectangle efg, dont les côtés, par leur rencontre avec les piliers, ont donné les niveaux h du bandeau du triforium du grand bas côté et des tailloirs des chapiteaux i du premier collatéral. Du sommet g, tirant une ligne horizontale, la rencontre de cette ligne avec l'axe vertical des piles de la seconde nef en k a donné la base d'un second triangle isocèle rectangle, dont la moitié est gkl. Le point l a fixé le sommet de l'arc-doubleau, et par conséquent la hauteur de la nef. Pour être logique, le point l aurait dû donner le niveau de la base d'un troisième triangle isocèle rectangle opq, dont le sommet q aurait été la clef de l'arc-doubleau de la haute nef. Ainsi l'écartement des axes extrêmes aurait donné la base du premier triangle, l'écartement des axes intermédiaires la base du second, et l'écartement des axes intérieurs la base du troisième. On obtenait ainsi une proportion parfaitement harmonique; tandis que le sommet du second triangle ayant donné le sommet des arcs-doubleaux, il en résulte un écrasement dans la partie supérieure de l'édifice, qui détruit toute harmonie. Les fenêtres hautes paraissent trop courtes de moitié, et le grand collatéral beaucoup trop élevé en proportion de la hauteur de la grande nef. Nous serions très-disposés à penser que ce dernier parti ne fut adopté que comme moyen de terminer promptement l'édifice, les ressources alors venant à manquer, et que le projet primitif donnait les proportions indiquées sur notre figure, lesquelles sont la déduction naturelle du système employé. Un fait vient appuyer notre opinion: les arcs-boutants supérieurs tracés en m (arcs-boutants existants et qui sont les seuls datant de la construction primitive de la nef) paraissent bien plutôt avoir été disposés pour buter les voûtes C que les voûtes D. Quoi qu'il en soit, qu'il y ait eu changement ou réduction du projet primitif, l'intérieur de la cathédrale de Bourges est d'une proportion fâcheuse, et cela parce que la méthode admise n'a pas été rigoureusement suivie dans ses conséquences. On n'en peut dire autant de l'intérieur du choeur de Beauvais, qui, avant les changements que le XIVe siècle apporta aux dispositions premières, était un chef-d'oeuvre. Toutes les parties, dans ce vaste édifice, dérivent du triangle équilatéral, depuis le plan jusqu'aux ensembles et détails des coupes et des élévations. Malheureusement la cathédrale de Beauvais fut élevée avec des ressources trop médiocres et des matériaux faibles, soit comme qualité, soit comme hauteur; des désordres, provenant de la mauvaise exécution, nécessitèrent des travaux de reprises et de consolidation, des doublures de piles, qui détruisirent en grande partie l'effet vraiment prodigieux que produisait cet immense vaisseau, si bien conçu théoriquement et tracé par un homme de génie. Malgré ses belles proportions, l'église de Notre-Dame d'Amiens est inférieure à ce qui nous reste de la cathédrale de Beauvais, et celle de Cologne, bâtie quelques années plus tard sur un plan et des coupes semblables, est bien loin de présenter des dispositions aussi heureuses. Là, à Cologne, l'architecte a suivi rigoureusement les données géométriques; sa composition est une formule qui ne tient compte ni des effets de la perspective, ni des déformations que subissent les courbes en apparence, à cause de la hauteur où elles sont placées. Aussi le choeur de Cologne surprend plus qu'il ne charme; le géomètre a supprimé l'artiste. Il n'en est pas de même à Beauvais, ni dans aucun des bons édifices de la période gothique française: l'artiste est toujours présent à côté du géomètre, et sait, au besoin, faire fléchir les formules. M. Boisserée, dans sa monographie de la cathédrale de Cologne, a parfaitement fait ressortir l'emploi du triangle équilatéral dans la construction de cet édifice. Mais la savant archéologue ne nous semble pas avoir étudié à fond nos monuments de la période antérieure. M. Félix de Verneilh a relevé quelques erreurs de M. Boisserée relatives à nos cathédrales, notamment en ce qui concerne les mesures de Notre-Dame d'Amiens 373; mais, d'autre part, M. Félix Verneilh n'attache pas à ces méthodes géométriques l'importance qu'elles méritent. «Dresser un plan d'après le principe du triangle équilatéral, c'est un tour de force comme un autre; mais est-il entré dans la pensée du maître de l'oeuvre? C'est une entrave plutôt qu'une source d'harmonie; le maître de l'oeuvre s'en était-il embarrassé? Nos grands artistes des XIIe et XIIIe siècles, cela est attesté par leurs monuments, se dirigeaient par l'expérience, non par des théories, dans la création du style ogival. Hommes de bon sens avant tout, ils n'avaient qu'une règle, qu'un principe: parvenir, avec le moins de frais possibles, à l'effet le plus grand, en évitant les fautes et en s'appropriant le succès de leurs devanciers. L'architecte de Cologne, qui les suivait immédiatement et qui les imitait de si près, serait-il donc déjà devenu si fort en architecture mystique? Pour notre compte, nous avons beaucoup de peine à nous le figurer; et nous penserions volontiers que cette science, affectée et inutile, est venue bien plus tard au monde, par exemple au XVe siècle, avec la franc-maçonnerie, lorsque les architectes n'avaient plus qu'à tout raffiner et à subtiliser sur toute chose.» Nous avons cité tout ce passage, dû à une plume autorisée, parce qu'il tend à établir une certaine confusion dans l'étude de cet art du moyen âge, et qu'il appuie un préjugé fâcheux, à notre sens. La géométrie et ses applications ne sont point une science inutile pour les architectes, et il n'y a pas de tour de force à se servir d'une figure géométrique pour établir une figure harmonique en architecture. Nous dirons même qu'il est impossible à tout praticien de concevoir et de développer un système harmonique sans avoir recours aux figures géométriques ou à l'arithmétique. Les Égyptiens, les Grecs, n'ont pas procédé autrement, et le bon sens ne saurait indiquer d'autres méthodes de procéder. Il n'est pas douteux que l'architecte de Cologne et ses successeurs, en France et en Allemagne, ont subtilisé sur les systèmes de leurs devanciers, mais ceux-ci en possédaient, nous venons de le démontrer, et il n'était pas possible d'élever de pareils monuments sans en posséder. Un système géométrique ou arithmétique propre à établir des lois de proportions, loin d'être une entrave, est au contraire un auxiliaire indispensable, car il nous faut bien nous servir de la règle, du compas et de l'équerre pour exprimer nos idées. Nous ne pouvons établir un édifice à l'aide d'un empirisme vague, indéfini. Disons-le aussi, jamais les règles, dans les productions de l'esprit humain, n'ont été une entrave que pour les médiocrités ignorantes; elles sont un secours efficace et un stimulant pour les esprits d'élite. Les règles, si sévères, de l'harmonie musicale, n'ont point empêché les grands compositeurs de faire des chefs-d'oeuvre et n'ont point étouffé leur inspiration. Il en est de même pour l'architecture. Le mérite des architectes du moyen âge a été de posséder des règles bien définies, de s'y soumettre et de s'en servir. Un malheur aujourd'hui dans les arts, et particulièrement dans l'architecture, c'est de croire que l'on peut pratiquer cet art sous l'inspiration de la pure fantaisie, et qu'on élève un monument avec cette donnée très-vague qu'on veut appeler le goût, comme on compose une toilette de femme. Nos maîtres du moyen âge étaient plus sérieux, et, quand ils posaient la règle et l'équerre sur leur tablette, ils savaient comment ils allaient procéder; ils marchaient méthodiquement, géométriquement, sans passer leur temps à crayonner au hasard, en attendant cette inspiration vague à laquelle les esprits paresseux s'habituent à rendre un culte.
D'ailleurs, l'emploi de ces méthodes géométriques n'était pas, répétons-le, une formule invariable, c'était un moyen propre à obtenir les combinaisons les plus variées, mais combinaisons dérivant toujours d'un principe qu'on ne pouvait méconnaître sans tomber dans le faux. Examinons donc comment l'architecte du choeur de Beauvais s'y est pris pour établir ses plans et ses élévations.
La figure 8 donne une portion du choeur de la cathédrale de Beauvais, l'axe étant en A. D'abord les axes des piles principales qui portent la haute nef ont été fixés à 14m,95 d'écartement (46 pieds.) Sur un point a pris sur l'un de ces axes, il a été élevé une ligne ab à 60º, laquelle a donné, par sa rencontre avec l'autre axe, le point b, centre d'une pile comme le point a. Tirant du point b une perpendiculaire aux axes, on a obtenu le point de rencontre c, centre d'une troisième pile. Ainsi ont été posés les centres des piles. Procédant toujours de même et prolongeant les lignes à 60º, on a obtenu une suite de triangles équilatéraux qui ont donné à leurs sommets les axes C des piles intermédiaires du double collatéral et le nu extérieur D du mur du bas côté. Les diamètres des noyaux cylindriques des piles de la haute nef ont été fixés à 4 pieds, ceux des piliers intermédiaires à 40 pouces; l'épaisseur du mur D; à 4 pieds. Ainsi ont été établis les axes, les écartements des piles, les largeurs des collatéraux. Jusqu'à présent le géomètre seul est intervenu. Il a toutefois la confiance d'avoir, grâce à sa méthode, établi sur plan horizontal des rapports harmonieux. En effet, une des conditions d'harmonie, en fait d'architecture, c'est d'éviter, en apparence directe, les divisions égales, mais cependant de faire que des rapports s'établissent entre elles. Par le moyen de ce tracé, les écartements entre trois des piles du choeur sont égaux, mais ces écartements sont plus de la moitié de l'ouverture de la nef. Les axes des piles a et c sont éloignés de plus de la moitié de l'entre-axe direct cb, tandis que les axes de ces piles a et c sont écartés de la moitié de la diagonale ab. Il y a donc rapport et dissemblance. De même les axes des piles a et d sont moins espacés que les axes a et c, mais ont entre eux une distance égale à la moitié de l'entre-axe ae. L'écartement df est plus petit que l'écartement ad. De sorte que si, dans le sens longitudinal, les travées sont pareilles, dans le sens transversal elles sont dissemblables, diminuant vers les extrémités. Cela était en outre conforme aux règles de la stabilité, car il était important de réduire successivement les poussées en approchant du vide.
Mais ce choeur s'ouvre sur un transsept égal à la grande nef en largeur. L'architecte, l'artiste, le praticien sent que les grandes archivoltes bandées sur les piles a, c, vont exercer une poussée active sur la première pile g du choeur, qui n'est plus étrésillonnée à la hauteur de ces archivoltes. D'abord il augmente la section de cette pile, puis il diminue l'écartement de la première travée B.
Non-seulement ainsi il soumet son tracé à une loi de stabilité, mais il satisfait l'oeil, en donnant plus de fermeté à sa pile d'angle et moins d'écartement à cette première travée. Il rassure le regard, tout comme les Grecs l'avaient fait, lorsqu'ils diminuaient le dernier entre-colonnement à l'angle d'un portique, et qu'ils augmentaient le diamètre de la colonne angulaire. En G, cet architecte, sur la travée du transsept, compte élever une tour; il renforce les piles h et i, comme nous l'avons tracé. Cette méthode appliquée en plan horizontal donne le moyen de tracer les arcs des voûtes suivant des rapports harmonieux. Ainsi, pour les arcs-doubleaux, l'architecte a divisé la base kf en quatre parties, il a pris trois de ces parties pour la hauteur de la flèche ij; pour l'arc ogive, il a également divisé la base mf en quatre parties, et pour la hauteur de la flèche no il a pris deux parties et demie: il en résulte que la flèche no est égale, à quelques centimètres près, à la flèche if. Deux de ces dernières parties ont servi pour la base fn des formerets dont les centres sont en fn, et qui inscrivent ainsi un triangle équilatéral; car on observera que la base nf est égale au côté fp, projection horizontale du formeret. Sur son plan horizontal, l'architecte établissait ainsi tous les rapports harmoniques des parties, les arcs des voûtes, et n'avait plus qu'à procéder par une méthode analogue, en projection verticale, pour que les rapports de hauteurs et de largeurs fussent établis.
Prenant une travée ca en élévation (fig. 9), et des axes des piles, élevant des triangles équilatéraux formant une suite de losanges, les sommets a ont donné le niveau des naissances des archivoltes des collatéraux; les sommets b des triangles dont la base est prise à la hauteur des astragales c des colonnettes accolées ont donné le niveau du cordon inférieur du triforium; la rencontre des lignes verticales d avec les côtés des triangles, le niveau e du cordon supérieur du triforium; les sommets f le niveau des naissances des grandes voûtes, et les points de rencontre g le niveau des naissances des formerets. Il résulte de ce tracé que la hauteur hp (c'est toujours au-dessus des bases que les opérations sont faites) égale la largeur de la grande nef entre axes des piles (voyez le plan); que la hauteur bk du triforium égale la hauteur pb, que la hauteur bf égale la hauteur hp, ou la largeur de la nef entre axes; que cependant, grâce au démanchement des triangles en c, il y a une différence bo qui empêche de deviner, pour l'oeil, ces rapports exacts qui eussent été choquants: toute harmonie de proportions exigeant, comme nous l'avons dit plus haut, des rapports, mais non des similitudes. On constatera également que la ligne mn est égale à la base du triangle; c'est dire aux entre axes des piles de deux en deux travées, ce qui donne une apparence de stabilité à la pile, étayée, pour ainsi dire, par ces côtés fictifs que l'oeil trace sans s'en rendre compte; que les archivoltes en s sont tangentes au prolongement de ces côtés; que de même, les chapiteaux i qui portent les arcs des grandes voûtes sont étayés par les côtés j, i. Si nous pouvions suivre cette composition dans tous ses détails, nous verrions que ce principe est appliqué dans le tracé du triforium, des meneaux des fenêtres, etc.
Si maintenant nous prenons un édifice ne possédant qu'un seul vaisseau voûté, comme la salle synodale de Sens, bâtie en même temps que le choeur de Beauvais, nous verrons que l'architecte a procédé d'après une méthode semblable à celle que nous venons de décrire.
Un quart de travée de cette salle étant figuré en ABC (fig. 10), la voûte a d'abord été tracée, c'est-à-dire que sur la projection horizontale AC de l'arc ogive, on a tracé le demi-cercle ab qui est le rabattement de la moitié de cet arc; prenant sur le demi-diamètre aC une longueur ad égale à la moitié de la base de l'arc-doubleau, et élevant une perpendiculaire de sur la ligne aC, le point de rencontre e a donné la clef de l'arc-doubleau et ae sa courbe; donc de est la flèche de cet arc-doubleau. Du niveau des bases f, g, des piles, élevant un triangle équilatéral fgh, et sur la verticale abaissée du sommet, prenant une longueur hd' égale à ed, le point d' a donné le niveau des naissances des arcs des voûtes, et la proportion de la salle a été ainsi établie. Pour le tracé du fenêtrage qui clôt l'extrémité de cette salle, on a procédé par le moyen des triangles équilatéraux, ainsi que l'indique le côté iK. Donc, des rapports de proportions ont été établis entre ce fenêtrage et la salle elle-même 374. Sous la grande salle synodale de Sens, il existe un rez-de-chaussée voûté sur une épine de colonnes. Le procédé employé pour établir les proportions de cet intérieur est le même que celui que nous venons d'indiquer, et notre figure 11 nous dispensera d'une nouvelle explication.
Ces exemples suffisent pour démontrer qu'un système harmonique de proportions était adopté par les architectes du moyen âge dans la composition de leurs édifices, système qui procédait de l'intérieur à l'extérieur. Ce système diffère essentiellement de celui des Grecs, qui procédait de l'extérieur à l'intérieur et par le rapport des nombres; mais on ne peut nier qu'il ne soit logique et conforme aux lois de la statique. Il n'y a donc point à comparer ces systèmes et à vouloir appliquer les méthodes de l'un à l'autre; on ne peut que les étudier séparément. Parce que les Grecs ont inventé les ordres et leur ont donné des proportions excellentes, on ne saurait conclure de ce fait qu'il ne puisse exister un autre principe de proportions; et si la colonne, dans l'architecture du moyen âge, n'est pas soumise aux lois proportionnelles qui régissent la colonne grecque, de ce qu'elle n'a plus que des proportions relatives au lieu de posséder des proportions absolues, on n'en pourrait conclure que l'architecture gothique, ainsi que l'a fait M. Quatremère de Quincy, est dénuée de tout principe de proportions. La colonne, dans l'architecture romane et gothique, n'est plus un support destiné à soutenir une plate-bande, c'est un nerf recevant des arcs de voûtes; sa fonction n'étant plus la même, il est assez naturel que ses proportions diffèrent. Au lieu d'être un objet principal dans l'architecture, elle n'est plus qu'un objet accessoire qui se soumet aux lois générales de la structure et aux proportions sur lesquelles celle-ci s'établit. Mais en ce point, comme en beaucoup d'autres, lorsqu'il s'agit de comparer les arts de l'antiquité et ceux du moyen âge, on commence par un malentendu: autant vaudrait dire que la langue française n'est pas une langue, parce qu'elle possède une syntaxe différente de la syntaxe grecque, ou qu'un cheval est un animal difforme parce que son organisation diffère essentiellement de l'organisation d'une hirondelle. C'est, à notre sens, rapetisser le champ des études, et réduire singulièrement les ressources de l'art que de prétendre borner l'esprit humain à une seule donnée, si parfaite qu'elle soit; et si l'on voulait absolument établir une comparaison entre l'art grec et l'art du moyen âge, il faudrait d'abord imposer à un architecte grec le programme qui fut donné à l'architecte de la cathédrale de Beauvais, et voir comment, à l'aide de ces éléments, il pourrait y satisfaire. Or, les programmes donnés de nos jours se rapprochant sensiblement plus de ceux qui étaient imposés aux architectes du moyen âge que de ceux fournis aux architectes grecs, on ne conçoit guère comment, pour les remplir, soit par les moyens matériels, soit par les formes d'art, on doive plutôt recourir à l'architecture grecque qu'il celle admise par les artistes du moyen âge; et pourquoi, pour quelle raison, on supprimerait cet ordre de travaux humains qui peut fournir des éléments applicables à tous les points de vue.
Mais, dans une autre partie de cet ouvrage 375, nous avons fait ressortir des dissemblances non moins grandes entre les architectures antique et du moyen âge; nous avons fait voir que si les architectes de la Grèce et de Rome soumettaient les parties de leurs édifices au module, c'est-à-dire à un système de proportions dépendant de l'art seul, les architectes du moyen âge avaient tenu compte de l'échelle humaine, c'est-à-dire de la dimension de l'homme. C'est là un point capital et qui dut nécessairement établir dans le mode des proportions un élément nouveau. En effet, les bases, les chapiteaux, les diamètres de colonnes, les profils et les bandeaux, les baies, les appuis, devraient nécessairement, d'après la donnée des artistes du moyen âge, tout d'abord, et quelle que fût la dimension de l'édifice, rappeler la taille humaine. C'était un moyen de présenter aux yeux la dimension vraie d'un monument, puisqu'on établissait ainsi dans toutes les parties un rapport exact avec l'homme 376. Nous admirons autant que personne les principes de proportions qui régissent l'architecture grecque, mais nous ne pensons pas que ces principes soient les seuls admissibles; nous sommes bien forcés de reconnaître l'existence d'un nouveau mode de procéder chez les maîtres du moyen âge, et, en l'étudiant, nous ne saurions en méconnaître l'importance. Les Grecs admettaient la puissance des nombres: c'était, pour ainsi dire, chez eux un principe religieux. Les nombres impairs et leurs multiples dominent, 3, 9, 7, 21, 49; mais ils ne tiennent compte de l'échelle humaine; ils établissent une harmonie parfaite à l'aide de ces combinaisons de nombres. Cela est admirable sans contredit, et mériterait même une étude plus attentive de la part de ceux qui prétendent posséder le monopole des connaissances de cet art (bien qu'ils se contentent d'en étudier sans cesse les produits, sans jamais en déduire un système philosophique, dirons-nous); mais, à côté ou à la suite de cette méthode arithmétique si intéressante, il y a la méthode géométrique du moyen âge, et l'intervention de l'échelle humaine, qui sont d'une certaine valeur et qu'on ne saurait dédaigner.
Nous n'avons présenté dans cet article, jusqu'à présent, que des exemples tirés de monuments religieux; cependant il n'en faudrait pas conclure que les architectes du moyen âge ne songeaient pas aux proportions, lorsqu'ils élevaient des édifices civils. Loin de là: nous les voyons suivre leurs principes de proportions par voie géométrique, dans des monuments d'utilité publique, dans des maisons, dans des ouvrages même de défense; car ils ne pensaient pas qu'une tour se défendît plus mal contre des assaillants parce qu'elle était établie sur d'heureuses proportions. Et c'est en cela que nous n'hésitons pas à donner à ces maîtres trop méconnus un brevet d'artiste. Certes il était plus aisé de mettre un monument en proportion par des combinaisons de nombres, indépendamment de l'échelle humaine, que de satisfaire les yeux en observant la loi de l'échelle humaine. Alors les combinaisons de nombres ne pouvaient plus être appliquées, car il fallait toujours partir d'une unité invariable, la taille de l'homme, et cependant trouver des rapports harmonieux: on comprend comment, dans ce dernier cas, la méthode géométrique devait être préférée à la méthode arithmétique.
Prenons encore un exemple, tiré cette fois d'un édifice civil. La façade de l'ancien hôpital de Compiègne date du milieu du XIIIe siècle: c'est un simple pignon fermant une salle à deux travées. Pour mettre cette façade (fig. 12) en proportion, l'architecte s'est servi du triangle égyptien, c'est-à-dire du triangle dont la hase a quatre parties, et la perpendiculaire abaissée du sommet sur la base deux et demie. Non-seulement l'inclinaison de la pointe du pignon est donnée par les côtés du triangle, mais notre figure fait voir que les lignes parallèles à ces côtés donnent les niveaux des chapiteaux a, des bases b, des chapiteaux d, du glacis c; que ces côtés sont répétés en f, au-dessus des fenêtres supérieures, et tracent des gâbles qui n'ont d'autre raison d'être que de rappeler le triangle générateur; que les arcs des fenêtres g sont inscrits dans les côtés des triangles; que l'oeil rencontre des points h, i, m, n, tous posés sur ces côtés. La méthode admise, l'architecte établissait, par exemple, un rapport géométrique entre les fenêtres longues du rez-de-chaussée et les portes, ainsi que l'indique le tracé A. L'oeil rencontrait donc sur toute cette façade des points posés sur les lignes inclinées parallèles aux côtés du triangle générateur. Il en résultait naturellement des rapports, une suite de déductions harmoniques qui constituent un véritable système de proportions. Ajoutons que dans cette façade, comme dans toute l'architecture du moyen âge, l'échelle humaine est le point de départ. Les contre-forts ont 3 pieds de largeur; le socle est profilé à 4 pieds au-dessus du sol; les portes ont une toise de largeur, etc.
Si l'on prend la peine d'appliquer cette méthode de l'emploi des triangles, comme moyen de mettre les édifices en proportion, à tous les monuments du moyen âge ayant quelque valeur, on trouvera toujours qu'on a procédé par des tracés logiques, établissant des rapports harmonieux par des sections de lignes parallèles aux côtés de ces triangles, et marquant, pour l'oeil, des points de repère qui rappellent ces lignes inclinées soit à 45º, soit à 60º, soit à 52º.
Si, au lieu de suivre sans examen, sans analyse, des traditions dont nous ne cherchons même plus à découvrir les principes, nous prenions confiance dans l'emploi des méthodes raisonnées, nous pourrions tirer parti de ces exemples d'architecture du moyen âge, et nous en servir, non pour les imiter platement, mais pour les étendre ou les perfectionner. Nous arriverions peut-être à établir un système harmonique de proportions complet, nous qui n'en possédons aucun, et qui nous en tenons au hasard ou à ce que nous appelons le sentiment, ce qui est tout un. Les Grecs, personne ne le contestera, étaient doués d'une délicatesse supérieure à la nôtre. Sur toute question d'art, si ces hommes, placés dans un milieu excellent, croyaient nécessaire de recourir à des lois arithmétiques lorsqu'ils voulaient mettre un édifice en proportion, et ne se fiaient pas à cette inspiration fantasque et variable que nous décorons du nom de sentiment, comment nous qui, relativement, ne sommes pourvus que de sens grossiers, aurions-nous cette prétention de ne reconnaître aucune loi et de procéder au hasard, ou de croire que nous suivons les lois établies par les Grecs, quand nous ne savons plus en interpréter le sens, nous bornant seulement à en reproduire la lettre? Mesurant cent fois le Parthénon avec des différences de quelques millimètres, à quoi nous servira cette compilation de documents, si nous n'en savons déduire le principe générateur des proportions. Autant vaudrait copier cent fois un texte dont le sens demeurerait inconnu, en se bornant à imiter avec plus ou moins d'exactitude matérielle la forme des caractères, l'accentuation et les interlignes. Abandonnés à eux-mêmes, éloignés des exemples laissés par l'antiquité, les artistes du moyen âge ont été plus loin que nous, en cherchant et trouvant un principe logique de proportions et en sachant l'appliquer. Ce n'est donc pas un progrès que d'ignorer ces principes; ce pourrait en être un de les connaître et d'en trouver d'autres plus parfaits. Mais jamais nous ne pourrons admettre comme un progrès l'ignorance d'un fait antérieur. Le progrès, au contraire, ne résulte que de la connaissance des faits antérieurs avec une plus juste appréciation de leur valeur et une meilleure application. Que le bon sens se révolte à l'idée d'employer aujourd'hui en architecture des formes adoptées par les civilisations de l'antiquité ou du moyen âge, cela est naturel; mais quel esprit sensé oserait prétendre qu'il faut ignorer, laisser en oubli les résultats obtenus avant nous, pour produire une oeuvre supérieure à ces résultats?
Si le système harmonique des proportions admis par les Grecs diffère de celui admis par les architectes occidentaux du moyen âge, un lien les réunit. Chez les Grecs, le système harmonique dérive de l'arithmétique; chez les Occidentaux du moyen âge, de la géométrie; mais l'arithmétique et la géométrie sont soeurs. Dans ces deux systèmes, on retrouve un même élément: rapports de nombres, rapports d'angles et de dimensions donnés par des triangles semblables. Mais copier les monuments grecs, sans connaître les rapports de nombres à l'aide desquels ils ont été mis en proportion, la raison logique de ces rapports, et mettre à néant la méthode géométrique trouvée par les gens du moyen âge, ce ne peut être le moyen d'obtenir ces progrès dont on nous parle beaucoup, sans que nous les voyons se développer.
Il serait plus sincère de reconnaître qu'en fait de principes d'architecture, aujourd'hui, nous avons tout à apprendre de nos devanciers, depuis l'art de construire jusqu'à ces grandes méthodes harmoniques de l'antiquité ou du moyen âge. À de savantes conceptions, profondément raisonnées, nous avons substitué une sorte d'empirisme grossier, qui consiste, soit à imiter, sans les comprendre, des formes antérieures, soit à les mélanger sans ordre ni raison, produisant ainsi de véritables monstres qui, le premier étonnement passé, n'inspirent que le dégoût et l'ennui. Qu'on nous présente ces chimères comme un progrès, l'avenir en fera justice, et ne verra dans ces produits bâtards, amoncelés à l'aide de moyens puissants et de dépenses énormes, que confusion et ignorance.