Du Cameroun au Caire par le désert de Libye : $b chasses au Tchad
Un campement au Cameroun : le village de Cholliré.
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La place de Rei Bouba, vue de l’entrée de la demeure du lamido, le jour de mon arrivée.
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Ils présentent un intérêt particulier pour l’hygiène des bovidés. Les troupeaux viennent chaque année s’y abreuver à plusieurs reprises, et leur prospérité trouve un élément très actif dans cette eau chargée de sels, et notamment de natron. Le natron est un sesqui-carbonate de soude plus ou moins pur qui joue un grand rôle dans l’alimentation du bétail de presque toute l’Afrique Centrale. On le rencontre, en dehors de ces sources, dans certaines cuvettes plus ou moins voisines du lac Tchad ; il forme le fond de ces dernières ; les indigènes l’y découpent en plaques, et il fait ensuite l’objet d’un commerce relativement important. Sa présence se révèle encore en maint endroit.
Il y avait là environ 4.000 bovidés. Il n’est pas rare d’en voir jusqu’à 30.000. Les troupeaux témoignaient par leur aspect des soins assidus dont ils sont l’objet. Sans même parler de ceux de M. Bonhomme, qui, triés par robe, sont exceptionnellement décoratifs, ceux des indigènes se font remarquer par leur bonne mine. Ici comme au Tchad, du reste, le pasteur a, pour son bétail, de minutieuses attentions. Si ses méthodes d’élevage restent rudimentaires et empiriques, du moins peut-on dire qu’elles ont emprunté à l’expérience le maximum de ce qu’un observateur sans culture, mais attentif, peut en tirer. Le bétail est pour l’indigène une source, tout à la fois, de richesse et de fierté.
J’avais eu la bonne fortune de rencontrer, à bord de l’Asie, M. Faure, et, à Ngaoundéré, comme je l’ai dit, M. Bonhomme. Ce sont les deux grands éleveurs européens du Cameroun. Après avoir passé au Tchad un certain nombre d’années, ils sont venus se fixer dans notre nouvelle colonie, où ils possèdent actuellement de nombreux et magnifiques troupeaux. Ils y offrent l’exemple des résultats que peut obtenir l’initiative intelligente associée à l’énergie et à la persévérance. Il arrive trop souvent, en effet, dans certaines de nos possessions africaines, qu’on voie dans le bétail un objet de commerce ou de spéculation exclusivement ; ce n’est pas l’intermédiaire qui est intéressant en pareil cas, c’est l’éleveur ; ce sont les progrès que l’élevage, par lui, réalise.
Notre promenade avait été interrompue par la poursuite d’une antilope, qui s’était imprudemment montrée à 400 mètres de nous et que M. Lozet, excellent tireur, avait blessée. Nous n’avions d’ailleurs pu la rejoindre ; la vitalité de ces animaux est extrême, et leurs jarrets leur fournissent, pour échapper au chasseur, d’incroyables ressources. Nous y avions gagné grand appétit, et c’est avec cette sensation de bien-être qui suit une saine dépense physique, que nous nous sommes installés, pour déjeuner, dans une petite ferme que M. Bonhomme faisait justement aménager tout près de là ; quelques grandes cases rondes, au toit conique de chaume épais, sur une éminence dénudée.
Le bellaka des M’Bums nous y attendait pour nous saluer. Les M’Bums descendirent autrefois au Cameroun d’une région qu’ils disent être le Fouta-Djallon. Ils soumirent les populations qu’ils y trouvèrent et s’installèrent dans le pays en conquérants. Les Foulbés suivirent plus tard leur exemple, vinrent, et les soumirent à leur tour. L’administration du pays est actuellement confiée aux sultans foulbés — les lamidos. — Ils exercent leur autorité sous notre contrôle et selon nos directives. Par là nous nous rapprochons beaucoup, et avec raison, du système anglais, qui consiste à laisser aux peuplades indigènes leurs chefs naturels pourvu que ceux-ci fassent preuve, à l’égard de la nation colonisatrice, du loyalisme, et, au besoin, de la docilité nécessaires.
Mais le bellaka demeure, au-dessous du lamido, le chef des M’Bums. On assure qu’il continue d’accepter certaines astreintes curieuses que la tradition attache à son titre, notamment l’interdiction de se laisser voir, même accidentellement, la tête découverte, sous peine de mort : la tête, non le visage ; car il ne portait ce jour-là, pour coiffure, qu’une sorte de chéchia rouge. Un boubou blanc complétait son costume.
Puisque je suis amené à parler des populations de la région, je dois nommer aussi les Bororos, pasteurs nomades, les Dourous, les Baias, les Yangérés, les Mbérés, les Lakas, les Nyams-Nyams, les Kakas, les Mabilas, les Tikars, les Ouaks, les Koutines, les Voutés. Les Mabilas, notamment, voisins de la frontière nigérienne, se font remarquer par cette particularité qu’il n’y a chez eux ni cimetières, ni tombes. Ils paraissent être encore anthropophages, mais avec tact, avec sentiment même, en ce sens que les morts d’un village ne sont pas mangés par les gens de celui-ci ; ce sont les centres voisins qui bénéficient, si l’on peut dire, de leur consommation : à charge de revanche.
Ma suite s’est accrue, à Ngaoundéré, d’une unité. C’est une jeune foulbé de 13 à 14 ans, du nom de Faadematou, qui va rejoindre sa mère à Maroua. Un des captifs de confiance du lamido m’a demandé pour elle, de la part de son maître, l’autorisation de se joindre à mon convoi, ce qui lui épargnera les difficultés de la route, et, fidèle à mes habitudes accueillantes, j’y ai consenti.
Elle est petite, vive, rieuse et bavarde. Chacune de ses oreilles porte deux trous ; il y en a un, également, dans sa narine droite ; ce dernier est destiné à recevoir, aux jours de parure, un bouton de faux corail. Ses ongles, le bout de ses doigts sont teints en rouge ; ses dents vont l’être dès qu’elle se sera procuré les fleurs de tabac dont le suc, mêlé avec celui de la noix de kola, lui permettra cette définitive élégance. Des gri-gris renfermés dans de petits portefeuilles de cuir pendent à son cou.
Elle a gardé, de plusieurs années passées au Tchad malgré qu’elle soit bien jeune encore, l’habitude de la coiffure arabe, en tresses multiples et minuscules, retombant autour de la tête à la Jeanne d’Arc. Elle la complète, selon l’une des nombreuses variantes par lesquelles se distinguent entre elles les modes locales, d’une sorte de cimier bas auquel pend un très petit anneau d’argent. Elle s’habille de pagnes choisis avec un goût discret, et noue volontiers sur sa tête un petit mouchoir de couleur.
De même qu’à Yoko et à Tibati, j’ai questionné, à Ngaoundéré, le principal marabout et quelques indigènes connus pour leur instruction dans la religion musulmane et pour leur piété. Mais nos entretiens ont été plus rapides qu’avec El Hadj Yakobou à Yoko et avec le lamido à Tibati. Lorsqu’un voyageur a l’occasion de séjourner dans un lieu où se trouvent d’autres Européens, la plus grande partie de son temps s’écoule très naturellement hors de l’ambiance indigène proprement dite, et s’il s’assure plus rapidement alors, grâce aux emprunts qu’il fait à l’expérience toujours complaisante de ses compagnons, une bonne documentation moyenne, l’observation directe, toujours plus féconde, intervient dans des proportions bien moindres. C’est pourquoi j’estime que la solitude où je me complais, dans mes voyages, n’est pas sans avantages à cet égard.
J’ai quitté Ngaoundéré le 9 mars. Je résume en quelques lignes les caractères de la région : pays peu peuplé ; climat relativement sain, grâce à l’altitude moyenne — 1.100 mètres — du plateau qui constitue toute cette partie du Cameroun ; cultures indigènes à peu près limitées au maïs, à la patate, au manioc, au mil, à la banane, auxquels il faut ajouter un peu de coton ; possibilité de faire produire aux jardins des postes, moyennant des soins assidus, la plupart des légumes d’Europe. Élevage, bovidé surtout, florissant, cheptel déjà considérable ; circonstance exceptionnellement favorable des puits natronés ; constitution géologique vraisemblablement intéressante pour un prospecteur ; intérêt de l’extension de la culture du coton dans la mesure des ressources en main-d’œuvre, et d’expériences méthodiques dans ce but.
CHAPITRE V
DE NGAOUNDÉRÉ A GAROUA PAR REI BOUBA
J’espérais que la traversée de la région comprise entre Ngaoundéré et Rei Bouba apporterait à mon voyage un pittoresque particulier. Dès qu’on a quitté le pays de Ngaoundéré, c’est-à-dire peu après le départ, on entre dans une contrée d’administration indigène, sans fonctionnaire européen, quoique placée sous notre suzeraineté. Le lamido Bouba, qu’on nomme aussi Bouba Rei, y exerce seul le pouvoir. C’est d’ailleurs un vassal fidèle, et la situation qu’on lui laisse, étant donnée sa personnalité considérable, a plus d’avantages que d’inconvénients.
Le trajet, tout au moins, m’a déçu. Le peu de gibier que j’ai vu — quelques troupeaux d’antilopes — était si sauvage qu’à la fin je ne cherchais même plus à l’approcher. Cependant, un peu de viande, pour moi comme pour mes hommes, eût été fort utile. D’autre part, malgré la bienveillance avec laquelle j’ai coutume de traiter les gens, le vide se faisait à mon approche dans les villages et la question des vivres était un problème tous les jours.
M. Lozet avait eu l’amabilité de me procurer un bon cheval. J’étais délivré de mon tippoy, que je conservais pourtant en prévision du cas où j’aurais un malade en route. On verra que cette précaution ne devait pas être superflue.
J’ai loué des chevaux aussi pour Denis, pour Somali ; la petite Faadematou en a un. J’emmène encore, outre mes porteurs, Yahia et Somanakandji, un garde, un cavalier du lamido de Ngaoundéré et deux hommes de Rei Bouba qui retournent chez eux. L’un me servira de guide, l’autre me précédera d’un jour pour avertir les villages et assurer notre ravitaillement. J’ai d’ailleurs pris des notes sur l’itinéraire, et M. Bonhomme, qui est allé à Rei Bouba, m’a donné en outre une indication précieuse : « Pour tout ce que vous désirerez, m’a-t-il dit, adressez-vous là-bas à Guédal. C’est un des grands captifs du lamido ; il a la confiance de Bouba ; par lui, vous obtiendrez promptement satisfaction. »
Je ne quitte Ngaoundéré qu’à sept heures du matin, afin de recevoir les adieux du lamido, qui m’attend, avec toute sa suite, sur la place du marché. Je traverse, par une chaleur assez forte, un vaste plateau à peine ondulé, sans arbres ou presque, couvert d’une herbe sèche et jaune où les feux de brousse ont laissé de larges plaques noires, entouré de longues collines — les monts Mbang et la montagne de Ganga — d’où se détachent quelques cônes bien caractérisés. J’y rencontre plusieurs troupeaux de bœufs foulbés. J’arrive à deux heures à Gangassao, distant de 34 kilomètres, et dès ce premier campement les complications commencent : six porteurs à remplacer ; trois sont malades, trois se sont enfuis. Je fais appeler le chef du village, qui complète mon effectif.
Nous atteignons le lendemain des collines boisées à travers lesquelles toute l’étape s’effectue. Vers la fin, je mets pied à terre pour tirer un grand oiseau noirâtre, aux ailes marquées d’un peu de blanc, qui court sur le sol. Je ne puis l’approcher, et en le poursuivant, j’en fais lever quatre autres, perchés par couples dans les arbres. Ces oiseaux, dont j’ignore le nom, et que je n’ai vus que là, sont, paraît-il, bons à manger. Leur taille atteint celle de l’outarde. C’est dans ces cas-là que je regrette de n’avoir pas avec moi de fusil à plombs. Mais j’hésite toujours à compliquer mon équipement au delà du strict nécessaire.
Nous faisons halte à 11 heures du matin à un vieux campement en pleine brousse. Je pensais y trouver des vivres, grâce à l’homme que je faisais marcher en avant ; un petit village, en effet, se trouve près de là ; mais mon envoyé m’attend seul : tout le monde s’est sauvé, me dit-il. La surprise est désagréable. Les porteurs, fatigués, peuvent difficilement doubler l’étape. Cependant tout s’arrange toujours. Je finis par apprendre, à force de questions, qu’il y a deux autres villages un peu plus loin ; j’y envoie mon garde ; il y trouve quelques indigènes, les rassure, et finalement les rations arrivent ; pour moi, j’ai du riz.
Le pays, d’ailleurs, n’est pas aussi sauvage qu’on pourrait le croire d’après cet incident. Des Européens y passent parfois. Mais les populations y sont très arriérées. L’argent qu’on leur donne a pour elles moins d’intérêt que les vivres qu’elles cèdent en échange, car il n’y a pas de factorerie dans le voisinage, et comme elles ne quittent guère le pays, elles n’ont pas l’occasion de l’utiliser ; aussi se dérobent-elles de leur mieux à des marchés dans lesquels elles ont toujours l’impression d’être lésées.
Quand nous repartons, le matin, au clair de la lune, une panthère nous accompagne assez longtemps ; elle est très loin, perdue dans la brousse serrée où chemine le sentier ; seuls de petits grondements brefs, de temps à autre, nous révèlent sa présence. Je les entends à peine ; les indigènes, au contraire, avec l’acuité de leurs sens, les perçoivent très bien.
Peu après le lever du jour, j’aperçois, non loin de la piste, un troupeau de grandes antilopes qui s’enfuient. Je laisse mon cheval et, avec le garde et Somali, je pars dans la direction qu’elles ont prise ; elles nous fourniraient une provision de viande fort opportune. Mais je comprends vite l’inanité de ma tentative. Le sol est jonché partout de feuilles épaisses, très sèches, qui font beaucoup de bruit sous le pied, et qui leur annoncent notre approche par des craquements sonores. Après une heure de marche sous bois, je renonce à continuer ; je regagne le sentier, et je m’assieds sur un bloc de roche qui affleure là ; je ne vois pas d’empreintes fraîches, mon convoi n’est donc pas encore passé, et je n’ai qu’à attendre mon cheval.
Voici des voyageurs. Ils sont rares ici ; nous n’avions encore rencontré personne. C’est d’abord une petite femme très maigre, presque une enfant ; elle porte allègrement sur la tête une énorme corbeille qui paraît lourdement chargée. Derrière elle, le mari, avec un boubou bleu qui s’effile sur son dos et autour de ses jambes en longues guenilles crasseuses, une calotte sur le crâne et des sandales aux pieds ; sa seule charge, à lui, consiste en une lance, un sabre, un arc et un carquois plein de flèches. Ils me regardent avec un peu de crainte, puis, comme je ne leur dis rien, ils continuent leur chemin.
Bientôt apparaît à son tour la file de mes porteurs, qui ont dépassé les chevaux durant le temps que ceux-ci ont cru devoir m’attendre. A peine vêtus de loques sordides, ils marchent les uns après les autres, à un mètre de distance. La procession de leurs noires silhouettes, différentes par la taille, l’embonpoint, la forme de la charge que leur tête, bien droite sur le cou raidi, supporte avec une surprenante aisance, me montre de pauvres anatomies de serfs, des faces bestiales indifférentes plus que résignées, des regards placides et sans pensée ; mais, maigres ou gras, tous sont forts ; la vigueur et la résistance des noirs suffiraient à les différencier incontestablement de notre race.
Les chevaux viennent, eux aussi, le mien en tête, et me voici en selle, de nouveau. Nous franchissons des hauteurs boisées par un long col, nous descendons dans une vallée herbeuse où passe, presque à sec en ce moment, le mayo Dagala, et c’est Haldou, où je compte coucher. Les cases sont propres. L’endroit n’est pas désagréable. La ration, copieuse, arrive presque aussitôt. C’est un des charmes de cette vie que la soudaineté avec laquelle les circonstances faciles et apaisantes y succèdent à des heures d’inquiétude et d’irritation. Les besoins et les aspirations y sont simples, et si réduits, que la moindre chose suffit à les combler.
Le lendemain matin nous réserve, d’abord, une montée longue et rude. Puis nous cheminons longtemps à la même altitude, sous un air vif et léger. Je remarque pour la première fois de beaux cocons qui pendent aux branches de certains arbres. Ils sont fuselés ; certains dépassent vingt centimètres ; j’en ouvre un : il contient une vingtaine de grandes chenilles vivantes. Une brochure de vulgarisation que j’ai entre les mains signale une soie qu’emploient les Haoussas de la Nigéria du Nord. Ce doit être celle-là. Je demande le nom foulbé de ces cocons : « toumlagné », me dit-on. A tout hasard, je prélève quelques chenilles pour le Muséum.
Les difficultés matérielles se renouvellent à l’étape, et il en est de même le lendemain : le campement, proche du village de Man, est sale ; il n’y a pas de vivres ; mon envoyé, parti la veille, n’est arrivé que tard ce matin, et il y avait au plus trois heures de route pour un indigène sans charge. La faute est flagrante. Au surplus, il faut que ces complications cessent. J’ai des chevaux et des porteurs qui travaillent, ils ont le droit de manger tous les jours, et suffisamment. Je fais ligotter le coupable. Le chef du village a montré de la mauvaise volonté : on l’attache aussi.
Hier soir, Denis m’a fait part d’une conversation qu’il avait surprise. Le guide — celui des hommes de Rei Bouba qui marchait avec nous — avertissait Yahia que tant que je ne leur aurais pas donné, à lui et à son camarade, une large gratification, les mêmes déconvenues m’attendraient.
Je dis au garde que c’est lui, désormais, qui me précédera dans les villages pour faire préparer les rations. Quant aux deux hommes de Rei Bouba, je les préviens, sans mettre Denis en cause, que je les tiens pour responsables de ce qui se produit, et que je les remettrai au lamido en arrivant, pour qu’il les punisse.
A peine ai-je communiqué cette décision qu’un colloque animé s’engage entre le guide, Yahia et Denis. Je comprends bientôt, au ton violent qu’il prend, que mon intervention est opportune, et je demande de quoi il s’agit.
Voici. Le guide veut me mettre en garde contre l’imprudence du procédé auquel je viens de m’arrêter. Si j’envoie un soldat, tous les hommes des villages fuiront ; et je serai encore moins avancé. Il s’engage, au contraire, si je veux passer l’éponge sur le passé et ne rien dire au lamido, à m’assurer désormais tout le nécessaire promptement et sans difficulté. Il va d’ailleurs s’occuper lui-même, tout de suite, si je veux, de la ration d’aujourd’hui. Il est sûr que je serai satisfait.
Je le prends au mot. Il part en courant dans la direction du village. Deux heures plus tard, en effet, les vivres sont là. Ils sont abondants et de qualité parfaite. La manière forte a réussi. En outre, les choses en sont à ce point que l’homme ne peut plus se dérober désormais sans prendre une attitude d’hostilité ouverte ; et j’aurais alors d’autres ressources. Mais cela ne se produira sûrement pas, me dit Yahia. Bouba est rude dans ses procédés. La moindre plainte de ma part aurait des conséquences capitales — c’est bien le mot — et l’intéressé n’aurait garde de s’y exposer.
Je fais détacher le chef et l’homme punis ; on a cédé, il sied de rendre légèrement la main. Le soir, de nouveaux vivres arrivent. Les chefs des deux villages qui les envoient sont là aussi, craintifs. Je les rassure et paye largement ce qu’on apporte. Ils se confondent en humbles remerciements : « Ousoko, Ousoko », répètent-ils en frappant doucement dans leurs mains. Ce sont de pauvres sauvages, sans calculs méchants.
Après Man, les reliefs boisés deviennent moins nombreux. On se sent déjà moins enfermé, la route est facile, sauf près de Yet, à 20 kilomètres plus loin, où montées et descentes font une nouvelle apparition. Elles nous réservaient un incident.
A chaque escarpement, je mettais régulièrement pied à terre, pour ménager mon cheval. Les hommes montés — Denis, Somali, les gardes — m’imitaient. Seule, Faadematou, invariablement, restait en selle. Je la laissais faire, indulgent à sa nonchalance. Elle n’était pas bien lourde. Elle ne faisait d’ailleurs pas partie de mon personnel, et je n’avais pas à m’en occuper.
Elle nous précédait, ce jour-là, d’une centaine de mètres. Aux passages difficiles, je la voyais souvent s’arrêter, pour chercher sa route. Puis les petites jambes noires s’agitaient de chaque côté du cheval, une minuscule cravache entrait en action, et le mouchoir aux tons vifs dont elle parait sa tête commençait de s’enfoncer lentement lorsque c’était un ravin, ou de progresser tout doucement vers la crête s’il fallait monter.
Elle était arrivée devant une rivière à sec, encaissée, au lit rocailleux ; il y avait un petit pont de bois, tout vermoulu, qui semblait prêt à s’effondrer ; elle s’était arrêtée, et elle hésitait. Je la rejoins, je la dépasse et traverse. Le cheval de Yahia arrive à sa hauteur au même moment et, dans une soudaine gaieté, mord le sien, qui se met à pointer. Elle tombe en arrière, d’abord sur le sol de la berge, puis de pierre en pierre, de choc en choc, elle roule lentement jusqu’au fond.
On l’a relevée ; elle semblait souffrir beaucoup. Je l’ai fait asseoir sur le tippoy et on l’a portée jusqu’au campement.
L’après-midi, j’ai envoyé un message au lamido Bouba Rei afin de l’avertir de ma venue prochaine. Puis je suis parti sur les traces d’antilopes, que je n’ai pu rejoindre. Nous continuions à manquer de viande, et je n’avais même pas la ressource du lait quand par hasard on m’en apportait, car les gens de la région y mêlent souvent des gri-gris pour s’assurer les bonnes dispositions du voyageur qui passe, et ces drogues, sans être dangereuses, peuvent incommoder.
A la fin du jour, les porteurs se sont groupés sous deux arbres immenses qui couvrent de leur ombre tout le campement, et ont allumé de grands feux. La petite blessée s’est assoupie dans une case. Elle paraissait avoir une côte fracturée. J’ai fait monter mon lit dehors, comme d’ordinaire. J’étais presque endormi, lorsque, confusément d’abord, un bruit vint frapper mon oreille : une galopade effrénée, ponctuée de chocs, comme d’un animal affolé qui traîne un objet pesant après lui. Je me réveille tout à fait, je vois des torches qui s’agitent, courent, s’éloignent dans l’obscurité. En même temps, un vent violent secoue rageusement ma moustiquaire, qu’il menace d’emporter. Je n’ai pas de peine à comprendre ce qui se passe : une tornade — la première de la saison — commence ; mon cheval a pris peur ; il a arraché le lourd piquet auquel il était attaché, et s’est enfui ; gardes et porteurs se sont élancés à sa poursuite à travers la nuit.
Mais, dans leur hâte, ils ont abandonné leurs feux. Le vent, de plus en plus puissant, disperse les foyers et lance sur tout le camp des étincelles et des tisons incandescents. Les cases sont en paille sèche. L’une d’elles abrite la jeune Foulbé, incapable de se mouvoir sans aide ; dans une autre est mon matériel de mission. Un incendie serait un désastre.
Je rallie difficilement quelques hommes, car le bruit de la tornade domine ma voix. On éteint avec de la terre, comme on peut, tout ce qui brûle encore. C’est ensuite un instant de répit, dans les ténèbres profondes, au milieu des mugissements de l’ouragan, avec seulement, de temps à autre, l’éblouissement d’un éclair. Voici que les torches, d’abord lointaines, apparaissent de nouveau, se rapprochent, reviennent. Comme elles arrivent, nouvelle alerte, dans un fracas terrible : un des grands arbres qui nous abritent vient de s’abattre, sous l’effort de la tempête. On crie que la case du cuisinier est écrasée et qu’il est dessous. Tout le monde se précipite de ce côté.
A tâtons, on la trouve. Elle est intacte, Denis indemne.
Le vent s’apaise enfin ; la pluie commence à tomber, et tout se calme.
Je demande si on a rattrapé mon cheval. Il est là, déjà rattaché. Chacun regagne son gîte. Nous nous rendormons.
C’est la mauvaise saison qui s’annonce. Je suis parti six semaines trop tard, et l’époque des pluies étant plus tardive à mesure que j’approcherai du Ouadaï, je vais marcher jusqu’à Abéché, c’est-à-dire jusqu’au commencement d’août, dans des conditions climatériques éminemment défavorables. Le côté pénible de mon voyage devait s’en trouver très accru.
Nous ne repartons qu’à l’aube. Tout le monde est fatigué, d’abord ; puis le ciel est couvert, et la nuit trop noire pour que les porteurs puissent marcher plus tôt. La ressource des torches nous fait défaut, toute l’herbe, dont on les fabrique, est mouillée.
Nous sommes entrés ce jour-là dans une zone véritablement torride, pour n’en sortir que deux semaines plus tard. Nous sommes arrivés à une heure et demie au campement — le village de Cholliré. Le soleil avait tant de puissance que, pour la première fois depuis que je voyage, je m’en suis senti incommodé. J’ai envoyé Somali chercher de l’eau. Il y en avait dans le voisinage. Je me suis fait un couvre-nuque de mon mouchoir mouillé, et je suis parti au galop de mon cheval avec l’impression qu’il était nécessaire que j’arrive le plus tôt possible, car la route n’offrait aucun abri.
Cholliré est un village étendu, où jadis habita Bouba, me dit-on ; il est en partie démoli maintenant. Qu’on imagine, au pied d’une colline qui forme la fin d’une chaîne, un vaste emplacement plan au sol sans herbes, irrégulièrement planté de quelques arbres, notamment des baobabs, aux énormes troncs, à l’écorce d’un gris argenté, aux branches relativement chétives, dépourvues de feuilles ; de petits enclos circulaires, circonscrits par des seccos, et dont chacun contient quatre ou cinq cases, en occupent quelques points, disséminés à des distances qui varient entre 100 et 300 mètres. L’un, plus grand, plus soigné, est l’ancienne résidence de Bouba.
L’effet de la lettre que j’ai fait parvenir à ce dernier se manifeste à mon arrivée. Un capitat du lamido est là, qui se porte à ma rencontre. Il m’exprime les souhaits de bienvenue de son maître, et me précède au campement, où m’attendent des présents : ce sont, soigneusement alignées, quatre énormes calebasses de riz, dix bourmas de miel, six corbeilles d’ignames, quatre autres calebasses de gâteaux de miel et de farine aussi vastes que les premières, des jarres d’hydromel. Le lamido, me dit-il, me prie de coucher demain à Taparé et d’en partir le matin de manière à arriver dans sa ville vers dix heures : il me prépare une grande réception.
Pour la première fois, j’ai revu tout à l’heure des talhas, avec leur bois rougeâtre, leurs petites feuilles vert foncé, leurs longues épines blanches, droites, pointues, si dures qu’on en fait des épingles ; ils me rappellent tout à la fois la Nigéria du Nord, le Tchad, le Ouadaï, le Niger, le Sahara, et me donnent, comme il y a quelques jours le « kourkourou » des pigeons verts, l’impression qu’eux aussi sont là pour me saluer de la part de ces contrées si chères à ma mémoire.
Bientôt arrive un deuxième émissaire ; je m’enquiers : un simple garde, esclave quelconque, me dit Yahia. Je devais avoir peu de jours plus tard, à ce sujet, une nouvelle preuve de la facilité avec laquelle se produisent les malentendus dans ces contrées, et de l’inconvénient des interprètes insuffisants.
Vers le soir, ce même homme, accompagné de Yahia, se présente et demande à me parler. Il aurait une communication importante à me faire. Voici : le lamido a un interprète, mais il désire que nous nous entretenions le moins possible devant celui-ci, car sa discrétion est sujette à caution, et nos conversations risqueraient d’être répétées ensuite un peu partout. Il convient, si je désire lui être agréable, que je me serve de mon interprète à moi.
Une communication d’un caractère aussi confidentiel, par un tel intermédiaire ? C’est peu vraisemblable. Mais un détail, que mon souvenir évoque soudain, éclaire pour moi la situation : il est d’usage, en pareil cas, que l’interprète reçoive un cadeau, et Bouba Rei est un grand chef, donc un chef généreux. Or mon interprète, c’est Yahia. C’est lui qui sera de la sorte le bénéficiaire du présent. Les deux compères ont dû s’entendre et pensent me prendre pour dupe de leur petite combinaison. Je les congédie assez brusquement. Ils s’en vont, visiblement déconfits.
Je m’arrête le lendemain, comme me l’a demandé le lamido, à Taparé. Ce n’est qu’à une demi-étape, 15 kilomètres. Le campement est construit à la manière des demeures foulbés ; de petites cours sablées et nues, contenant chacune une case, parfois deux, rarement plus. Communiquant entre elles par des portes étroites, elles forment, dans leur ensemble, une sorte de labyrinthe à compartiments.
On ne tarde pas à m’apporter une lettre du lamido. Elle est écrite dans un français assez correct par son interprète. J’y note une phrase qui montre bien le caractère familial que prennent fréquemment en Afrique les rapports entre esclaves et maîtres, et l’importance des situations auxquelles peuvent accéder les premiers.
« Mais je vous fais connaître, me dit Bouba, que je suis un peu triste, car mon grand captif, nommé Maicodé, est mort le jour de mercredi 14 mars 1923. »
« Mais quand même, ajoute-t-il, je monterai dans ma voiture pour vous recevoir à ma place nommé Djoulol, et là vous me trouverez. »
Certes la traite des esclaves, que la civilisation a d’ailleurs réussi à réprimer presque partout, et dont elle poursuit les rares et dernières pratiques avec une sévérité légitime, a été l’occasion de cruautés. Le caractère de valeur d’échange qu’elle prêtait à l’esclave, en dehors des avantages directs qui s’attachaient à sa possession, incitait les tribus puissantes à s’assurer de gros contingents de captifs. Celles-ci, pour s’approvisionner, multipliaient les opérations guerrières contre leurs voisines moins fortes ou moins courageuses, sur lesquelles pesait ainsi une lourde oppression. De véritables chasses même s’organisaient parfois, comme je l’exposerai en parlant du Ouadaï. Il y avait ensuite la vente, le voyage, l’expatriation définitive, et c’étaient là, même pour des races dont l’apathie et la passivité sont extrêmes, de dures épreuves, qu’aggravaient encore l’insensibilité et la rudesse naturelles de ceux qui en réglaient les modalités.
Actuellement, dans toute la partie de l’Afrique soumise à notre autorité, il n’existe guère plus que des esclaves en quelque sorte volontaires ; nos lois se refusent partout à sanctionner leur condition, et dès que l’un d’eux se plaint d’un abus, nos représentants officiels interviennent et le libèrent. Chez les gens de condition moyenne, ils forment d’ailleurs une véritable annexe de la famille. Ils sont traités sans morgue, souvent affectueusement. Les grands chefs sont nécessairement plus distants ; ainsi le veut leur prestige ; mais les esclaves auxquels ils accordent leur confiance deviennent vite riches, puissants et respectés ; au Cameroun, la plupart des ministres des lamidos se recrutent parmi eux.
Ainsi compris, l’esclavage ne présente aux colonies que des inconvénients bien atténués. Il n’est nullement excessif d’ajouter qu’une modification prématurée de la situation actuelle léserait gravement la plupart des intéressés, à commencer par les plus humbles. Si, par une exaltation sentimentale inconsciente des réalités, on brusquait inconsidérément l’évolution en cours, une profonde perturbation économique et sociale serait la conséquence immédiate d’une telle erreur. Nous avons tari les sources de l’esclavage. Nous en surveillons les vestiges, nous en réprimons les excès, nous assurons la libération de tout captif qui fait appel à notre autorité. Tel est le programme nécessaire et suffisant sur lequel s’accordent à la fois les faits et les principes.
La dépendance est une loi commune à toutes les sociétés. Dans les groupements normalement ordonnés, la masse est soumise à l’élite. Ailleurs, c’est l’inverse qui se produit, sans avantage ni pour les uns ni pour les autres. Mais on ne vit sans contrainte qu’à l’état de solitude. Ce qu’en Europe on nomme liberté se réduit au droit d’opter entre un certain nombre de servitudes ; c’est à quoi nous nous résignons d’ailleurs sans peine, contents du mot. Les modalités du servage évoluent d’elles-mêmes avec la sensibilité et la mentalité des individus.
J’ai répondu au lamido, que son envoyé me disait en outre un peu souffrant, que je le priais de se borner à me recevoir devant sa demeure.
Ce n’est pas sans curiosité que j’attendais mon arrivée à Rei Bouba. C’est, comme je l’ai dit, l’un des points du Cameroun où les vieux usages et la couleur locale subsistent avec le plus de liberté.
Le lamido, dont le vrai nom est Bouba Djana, exerce sur un territoire étendu une autorité que nul indigène ne songerait impunément à discuter. Son grand-père est venu du Fouta Toro à Lamé, près de Léré, avec un certain nombre de Foulbés comme lui. Il a poussé ensuite jusqu’à Djouroum, à une vingtaine de kilomètres de Rei, alors occupé par les Damras. Après avoir guerroyé contre eux, il a épousé la fille de leur chef. L’aspect de Bouba se ressent de cette alliance. Au lieu d’avoir le teint cuivré ou même presque blanc de la race paternelle, il est sensiblement noir. D’ailleurs, sauf un très petit nombre de foulbès qui constituent une partie de son entourage immédiat, tous ses gens sont des noirs païens — on désigne en Afrique Centrale sous le nom de kirdi cet élément de population.
Je me mets en route au jour. Le paysage s’est transformé. C’est maintenant une grande plaine où le pâturage domine. Le plateau central du Cameroun est derrière nous. Je m’arrête à deux reprises, pour tirer une sorte d’échassier qu’on me dit fournir une viande appréciée des porteurs, puis une oie de Gambie. J’ai remarqué que mon tir, faute d’exercice évidemment, n’avait plus la même précision que lors de mon dernier voyage ; j’ai senti la nécessité de m’entraîner un peu avant d’aborder de nouveau le buffle et les grands animaux, et toute cible m’est bonne. Je manque les deux fois.
J’aperçois bientôt à l’horizon la longue ligne d’arbres par laquelle se révèlent généralement, en plaine, les villages indigènes. Les constructions n’atteignent nulle part la ligne des cimes ; mais dès qu’on regarde attentivement, on remarque au-dessous de celle-ci de nombreuses taches grises, que font les cases.
Nous approchons. Devant nous, un groupe multicolore se tient immobile, au soleil. Il y a là deux cents soldats, fantassins ou cavaliers. Un de ces derniers se détache et vient à ma rencontre ; deux hommes le précèdent, habillés de rouge. C’est un des principaux captifs du lamido, et le premier par son rang. Il me renouvelle les souhaits de bienvenue de son maître ; puis de longues trompettes jettent des clameurs barbares, et toute la troupe fait demi-tour pour me précéder. Les cavaliers portent de très beaux costumes, avec des casques de métal brillant, à plumes. Leurs chevaux sont couverts de longues housses où les teintes se répètent en dessins régulièrement disposés. Les fantassins sont vêtus de tuniques demi-longues aux nuances vives. Ils sont munis d’armes primitives, — lances, arcs, flèches, sabres, couteaux — et d’énormes boucliers.
Mais voici la porte de la ville : une case à deux hautes ouvertures, l’une sur l’extérieur, l’autre sur l’intérieur, interrompt le mur bas, de terre jaunâtre, qui forme l’enceinte. Les fantassins sont déjà entrés. Je m’arrête pour laisser aux cavaliers le temps de les suivre. Ils se pressent sous le soleil ardent, dans la blanche poussière ; tour à tour, pour passer, ils baissent la tête, inclinant en avant les longues plumes de leurs casques ; à mesure que leur groupe diminue, s’égrenant lentement sous la case, je vois par-dessus la muraille, en une longue file irrégulière qui se hâte au galop vers le centre du village, le haut de leurs corps secoués par les caprices de leurs montures.
Je passe à mon tour. Quelques minutes de lente progression dans une rue modeste, et j’arrive sur une petite place d’environ cent mètres de diamètre, entourée, sauf d’un côté, de seccos que l’air et la pluie ont brunis. C’est vers ce côté qu’on me dirige : un haut mur, qui domine toutes les cases avoisinantes, et, au milieu, une sorte de péristyle, abrité d’un toit de chaume que soutiennent de robustes piquets. Tout autour de la place, sauf là, les soldats, maintenant, sont massés.
Sous le péristyle, dans un fauteuil, vêtu d’une ample robe bleu sombre, le visage très noir, voilé et laissant voir seulement les yeux, le lamido est seul. Il se lève et, lentement, s’avance à ma rencontre. Je mets pied à terre, je vais à lui, nous nous serrons la main et je m’assieds sur un siège préparé à côté du sien. Son interprète, un jeune noir, celui-là même qui m’a écrit, traduit, à demi prosterné, le visage tourné vers la terre, les phrases banales que nous échangeons.
Les soldats se livrent ensuite en mon honneur à quelques évolutions simples et à des danses naïves qui secouent contre leur dos leurs lourds carquois. Puis je prends congé après avoir annoncé à Bouba ma visite pour l’après-midi.
Au lieu de se lever comme moi, ainsi que j’étais en droit de l’attendre, il reste majestueusement assis dans son fauteuil et se borne à me tendre la main négligemment. Je crois qu’il n’a pas compris et je me rassieds moi-même. Mais quand, un moment après, je recommence, c’est la même immobilité. Alors je lui fais dire, par son interprète, que je le sais fatigué, et que je le prie de ne pas se lever, puis je pars assez irrité. Cette désinvolture publiquement affichée, bien que j’aie pris soin de l’instruire de mon caractère officiel, dépasse ma personnalité et est d’autant moins acceptable.
Je trouve, tout près, le campement ; très exigu, il est incomplètement nettoyé. Mon impatience s’accroît de ce nouveau manque d’égards. Je cherche l’occasion de prendre ma revanche ; et comme j’aperçois, disposés avec ordre, les cadeaux que Bouba y a fait placer pour moi — une peau de lion, une peau de léopard, des sagaies de cuivre, des arcs, des flèches, des chapeaux, des paniers et des plateaux de paille — je fais appeler l’homme qui vient de me conduire et je l’invite sèchement à les remporter sans délai. Il semble atterré. C’est l’une des marques de mécontentement le plus caractéristiques que comportent les usages africains. J’envoie en outre un homme prévenir le lamido que le voyage m’a fatigué, que je ne lui ferai pas la visite annoncée, et que je repartirai dans la nuit.
Une demi-heure plus tard son interprète arrive. Je ne lui cache pas ma manière de penser. Mais je comprends vite que, selon mes prévisions, mon coup de caveçon fait son effet et que les choses vont s’arranger. Il excuse son maître. Il argue de son ignorance. Si celui-ci me rend visite le jour même, considérerai-je sa maladresse comme réparée ? Je réponds oui, tout de suite. Bouba sait parfaitement ce qu’on doit à un hôte de ma qualité ; l’ignorance qu’il allègue est une vaine excuse ; il y a, même dans ces cours barbares, un vague protocole ; dans quelques jours, lorsque de grands chefs viendront à ma rencontre sur les routes, mon interprète me dira fort bien que certains d’entre eux s’attendent à ce que je descende de cheval lorsqu’eux-mêmes ont mis pied à terre et s’avancent pour me saluer. Mais Bouba est un chef, et un chef qui a donné aux Français, dans des circonstances importantes, des preuves utiles de sympathie. Je désire, autant que lui, clore l’incident, pourvu que ce soit de façon satisfaisante pour moi.
L’interprète part, revient. Le lamido sera là à cinq heures. J’acquiesce. On me demande de reprendre les cadeaux ; d’accepter, selon l’usage, un bœuf pour mes porteurs ; et, pour moi, un très beau cheval. Je reprends les sagaies, les peaux, les flèches, les objets de paille ; j’accepte le bœuf qui renforcera la ration de mes hommes ; je refuse le cheval, avec toutes sortes de remerciements toutefois, en donnant pour prétexte que je vais passer dans une région infestée de tsé-tsés et qu’il y mourrait avant peu. Les lamidos envoient souvent, aux gens de quelque importance, des cadeaux d’une valeur réelle ; Bouba, notamment, qui est fort riche. Mais ils comprennent très bien qu’on ait scrupule à les prendre, et pourvu qu’on se retranche derrière un semblant de motif, qu’on remercie avec courtoisie et qu’on accepte les menus objets, on ne les désoblige aucunement.
Je lui envoie moi-même deux épées baïonnettes, que je sais devoir lui faire grand plaisir. Nous voilà redevenus bons amis.
A cinq heures, une foule débouche, se range sur la place. Lentement, le sultan arrive, porté haut dans un grand tippoy. Il descend. Je vais au-devant de lui, et nous entrons, seuls avec son interprète. Un esclave, toutefois, se tiendra accroupi près de la porte, de manière à entendre tout au moins le son de sa voix ; et, à chaque phrase du maître, il se penchera, les mains jointes, à droite et à gauche, en prononçant d’une voix nasillarde et traînante, le mot na-am — (oui, c’est bien), — que toute la foule assise dehors répétera aussitôt après lui, ce pendant que mes paroles, à moi, seront accueillies avec la plus parfaite indifférence.
Nous nous entretenons ainsi pendant près d’une heure. Il me questionne sur l’aviation ; puis, sur ma demande, il fait venir deux marabouts importants, de qui j’essaie de tirer des renseignements utiles pour ma mission. Mais la présence du lamido, la mienne, les impressionnent visiblement. Sur chaque point ou presque, ils se retranchent derrière une feinte ignorance. Il faut que Bouba me dise pour eux que tous les musulmans du pays appartiennent au rite malékite, circonstance banale s’il en fût. Il s’étonne à cette occasion de la science coranique dont je fais preuve. A la vérité, je n’ai fait que placer quelques mots que je savais devoir lui donner cette impression ; mon instruction islamique est encore rudimentaire.
Lorsqu’il part, nous sommes en très bons termes.
La nuit passe lentement et péniblement, étouffante dans la cour exiguë, au milieu des ronflements de voisins trop proches ; une mince cloison de seccos me sépare seule des cases voisines, et la quasi-intimité de cette installation m’est insupportable.
Dès le matin, je me rends chez le lamido pour prendre congé de lui ; sa demeure est sensiblement mieux aménagée que celles que j’ai vues précédemment. C’est toujours le même style foulbé pourtant, la même division en petites cours nues dont chacune entoure une case. Mais certaines de ces cases, chez lui, s’éloignent, par leur forme et par leur structure, de l’habituel modèle cylindro-conique ; et l’ornementation curieuse, à la fois archaïque et modern-style que présentent plusieurs d’entre elles, n’est ni sans goût, ni sans ingéniosité.
Il se tient, quand j’arrive, dans une longue galerie. Je remarque d’abord près de la porte quelques ustensiles de toilette et de vieux objets sans intérêt, entassés dans un coin ; plus loin, un grand lit de cuivre et de fer peint en noir, décoré de nacre, d’une fabrication très ordinaire, mais recouvert d’un magnifique tapis rouge brodé d’or. Bouba est assis sur un divan. Il est coiffé d’une simple calotte et son visage est découvert. Les traits épais ne nuisent pas à l’expression intelligente et bienveillante de sa physionomie.
Notre entretien est plus court que celui de la veille, nous avons épuisé tous les sujets. Il me montre l’étoile du Bénin, qu’il porte aujourd’hui. Je ne manque pas de le féliciter et de lui dire que c’est là une grande décoration. Je le questionne sur la voie suivie par les musulmans qui, de Rei, se rendent au pèlerinage de la Mecque. Comme je vais partir, il me demande un remède contre les maladies d’estomac.
L’après-midi, Faadematou, qui n’est pas encore remise de sa chute, mais chez qui le souci de la parure n’a pas abdiqué, fait procéder à sa coiffure dans un coin du campement. Il y a, dans chaque village, des femmes connues pour posséder cet art. Celle qui est là est une Bornouane. L’intéressée se confie à elle, en spécifiant toutefois que ce n’est pas la mode bornou, mais la mode arabe qu’elle désire ; gravement, l’autre acquiesce. Puis, au milieu de jacassements de perruches, la coiffeuse défait une à une, en s’aidant d’un poinçon de fer, toutes les petites tresses, et les refait en agrémentant l’ensemble d’un motif de fantaisie. Elle rase ensuite ce qui reste sur le haut du front. Le tout dure environ trois heures.
La soirée ne m’apporte que sujets d’impatience. Ce sont des provisions de route, nécessaires, qui n’arrivent pas ; un porteur, malade depuis la veille, qui n’a rien manifesté, et qu’il faut soigner, puis remplacer au dernier moment ; enfin, voici une diversion : une captive que j’ai fait demander hier pour la petite blessée, dont l’état exigera pendant quelque temps des soins et une aide, et dont je désire ne pas avoir à m’occuper. L’interprète ne m’envoyait personne ; alors, à tout hasard, j’ai dit qu’on s’adresse au garde, le fameux garde dont j’ai si mal reçu la communication à Cholliré, et qui, depuis lors, par ordre, sans doute, est toujours là ; et, à ma grande surprise, en cinq minutes, il m’a donné satisfaction.
Faadematou la désirait jeune, sa servante. Mais celle-ci, c’est un bébé. Elle paraît avoir tout au plus dix ans. Elle arrive menue, sans voix, pleine de crainte, par avance soumise à tout. Je caresse sa petite tête pour la rassurer, puis j’envoie Somali prévenir que cela ne peut aller, qu’il en faut une autre, plus robuste. Il serait véritablement inhumain d’exiger de cet être minuscule une étape quotidienne de 25 à 30 kilomètres et, à l’arrivée, un travail.
En attendant, elle reste là, dans la case, sage, assise par terre. Elle est enveloppée jusqu’à la taille dans un petit pagne blanc bien propre, comme un jupon très serré, qu’on lui a sûrement mis tout à l’heure pour venir. Ses cheveux, comme ceux des païennes d’ici, sont courts, presque ras, et rasés en rond autour de la tête, de manière que seule subsiste une espèce de calotte de sacristain. Ses jambes sont jointes et allongées ; ses reins font un angle droit avec elles. Au-dessus, son buste enfantin se penche en avant, et ses petites mains de travailleuse, au bout de ses bras noirs, longs et grêles, viennent reposer sur ses tibias. Elle exprime avec une intensité étonnante la passivité sans défense, la résignation absolue, l’absence de toute conception qui ne soit pas celle de l’implacable fatalité.
Mais l’autre arrive bientôt. Somali s’est adressé au même garde. Que n’ai-je eu recours à ses offices plus tôt ! Le porteur, les vivres, sont venus aussi, avec la même célérité, dès qu’il a su que j’en avais exprimé le désir. L’interprète, lui, n’a pas reparu.
La nouvelle captive est plus vigoureuse, grande, lourde, jeune, pourtant presque obèse ; aussi passive, d’ailleurs. Elle s’appelle Hebbini. C’est chose faite, je l’emmènerai.
Puis, comme j’entends me mettre en route dans la nuit, je fais tout de suite les présents d’usage : au chef du campement, au garde. Je suis très large avec ce dernier. Je viens de voir quelle est sa bonne volonté, et je désire compenser mon accueil un peu rude de l’autre jour. Il n’y a que Guédal, le Guédal dont m’a parlé M. Bonhomme, que je n’aie pas vu. Ce grand personnage n’a pas daigné se déranger.
Au dernier moment, je me décide à m’en enquérir. J’appelle le garde, puisqu’il semble être le plus débrouillard.
— Connais-tu, lui dis-je, ici, un grand captif du nom de Guédal ?
— Guédal, me répond-il simplement : mais c’est moi !
Personne, dans mon entourage, où on le savait, ne m’en avait averti ; et Yahia, qui s’était si lourdement trompé en me présentant cet homme à Cholliré, n’avait même pas pensé aux conséquences de son erreur, et avait négligé jusqu’à la fin de la réparer.
Les insectes et les faux renseignements sont parmi les principales plaies des pays noirs. L’indigène donne souvent des indications incomplètes, parce que son attention se porte sur des points négligeables à nos yeux et néglige en même temps ceux qui nous préoccupent. Il donne, en outre, des indications fausses parce que la notion de la vérité n’est chez lui que relative ; et devant une question, il arrivera qu’il croie bien faire en nous faisant la réponse qu’il suppose que nous désirons, et dont il imagine que nous serons satisfaits, plutôt qu’en nous fixant avec exactitude sur le fait.
Aussi ne faut-il pas hésiter, lorsqu’on veut acquérir une certitude, à multiplier les interrogations, à les répéter en des termes différents, à les reprendre un moment ou quelques jours plus tard, et s’il arrive qu’on leur ait donné au début une forme qui semble attendre l’affirmation, à leur donner ensuite le caractère opposé. Ce n’est qu’au prix d’une patiente persévérance qu’on découvre les sentiers qui percent la brousse de son cerveau. Le cas, ici, était bien simple. Mais j’avais été négligent.
Je me suis mis en chemin un peu avant le lever du jour, pour me diriger sur Garoua. Une piste large, sablée, plane, facile, à gauche de laquelle se profilent au loin les hauteurs du plateau de l’Adamoua, que nous avons désormais quitté, nous conduit à Diouroum à travers une végétation clairsemée. Vers huit heures, un homme qui me précède me signale, dans un vaste étang, à 1 kilomètre de la route, des hippopotames. Ce n’est pas une chasse bien intéressante, mais elle me procurera de la viande pour les porteurs. Je me dirige vers l’endroit d’où on les voit, et j’aperçois sur l’eau brillante, à des distances qui varient entre 200 et 300 mètres, un certain nombre de taches foncées, à peu près rectangulaires ; c’est la partie supérieure de leurs têtes, leurs fronts, leurs oreilles, leurs chanfreins, leurs naseaux proéminents. De temps à autre, l’une de ces taches disparaît sous l’eau, ou bien c’en est une nouvelle, au contraire, qui surgit brusquement avec un grand souffle sonore. Tant que la répétition des coups de feu n’a pas alerté la bande, on a beaucoup plus de temps qu’il n’en faut pour ajuster. C’est du tir à la cible. Ensuite, les apparitions deviennent très courtes, en même temps qu’elles se font rares.
J’en touche un. La tête plonge, un pied se montre, puis le ventre ; tout s’enfonce encore, et c’est alors une série de convulsions qui font émerger à de brefs intervalles tantôt l’une, tantôt l’autre des parties de ce corps monstrueux. L’eau se teinte de rose, en même temps. Mais comme l’animal tarde à s’immobiliser et que ses mouvements m’ôtent le moyen de l’achever par une nouvelle balle dans la tête, j’en vise un autre qui, lui, semble succomber presque aussitôt. Il n’y a plus qu’à attendre le gonflement qui ne va pas tarder à se produire, et qui fera remonter le corps à la surface.
Je gagne un village voisin qui comporte un campement. La chaleur continue d’être franchement pénible. Où est la sécheresse, heureusement prochaine, des régions tchadiennes ! Il y a, avec cela, tant de moustiques, que malgré la température, je mets, pour déjeuner, des gants épais, en coton tricoté.
Les gens de l’endroit vont voir ce qu’il advient des hippopotames. Ils reviennent quelques heures plus tard, chargés d’énormes quartiers de viande ; le premier avait disparu ; le second flottait, ils l’ont ramené au rivage et dépecé.
Nous repartons pour coucher à Dobinga, un autre tout petit village où je retrouve deux amis encore, deux amis de mon dernier voyage, l’un et l’autre aperçus une ou deux fois déjà, mais par exception, au lieu que maintenant on les sent bien chez eux : les genêts du Cameroun, au tronc gris clair, aux feuilles vert pâle, aux longues gousses ; ils me rappellent la petite maison du conquérant Rabah, qui subsiste à Dikoa, environnée d’ombrage, et où j’ai couché deux ans plus tôt ; puis les palmiers doum, aux troncs nus assemblés par la base en bouquet très ouvert, aux têtes rondes, évocateurs de bien des régions, mais surtout, pour moi, du Kanem, du Kanem aux dunes arides que séparent de longues vallées vertes, du Kanem au lac immense et perfide.
Tam-tam chez les Moundangs, au village de Léré, près du lac de ce nom.
Les maoulis. (Page 103.)
J’ai entendu, la nuit, distinctement pour la première fois, le rugissement du lion. Quoique lointain, il s’imposait à l’attention. Si sensible pourtant que je sois aux manifestations des forces de la nature, je trouverais difficilement pour le décrire le lyrisme qu’il a inspiré à quelques voyageurs. C’est évidemment très puissant. Mais le voisinage des ménageries d’Europe nous a dès longtemps révélé ses accents.
Les étapes suivantes ne présentent que peu d’intérêt. Toutefois, à mesure qu’on approche de Garoua, la population devient plus dense. Les villages se succèdent, dans la plaine découverte, avec une continuité bien rare dans l’Afrique Centrale. Ils sont tous à peu près les mêmes : un certain nombre de petites enceintes de seccos, tantôt groupées au point de ne laisser entre elles que d’étroites ruelles, tantôt dispersées sur un large espace et isolées les unes des autres par de grands vides. Dans chaque enceinte, souvent une ceinture d’arbres, en ce moment presque sans feuilles, et les petites cases cylindro-coniques habituelles.
Des hauteurs fortement découpées bornent la plaine. Je couche, le dernier soir, au pied de l’une d’elles, à Djebacké. Il n’y a pas de campement, mais l’ardo — c’est, comme je l’ai dit, un chef dont le rang vient immédiatement au-dessous de celui de lamido — m’offre l’hospitalité dans sa demeure, semblable à celles que je viens de décrire. Il me cède sa propre chambre, c’est-à-dire la petite case où il se tient. Elle est occupée, pour un quart, par un gros tas de mil. Une moitié du sol est d’argile durcie. Sur l’autre, on a jeté une couche de dix centimètres de gravier très fin, très propre, sans poussière. Il y a, au milieu, un trou de la grandeur d’un chapeau, dans lequel fume encore un feu mal éteint. Elle n’est meublée que d’un lit bas — dépourvu de toute espèce de literie — qu’on nomme ici argao. L’ardo emportera, en me cédant la place, un chapelet qui était dans une calebasse, contre le mur, et une petite bouteille de parfum, à demi enfoncée dans le gravier qui assurait son équilibre. Il n’y a rien d’autre. Je suis d’ailleurs fort bien, et j’apprécie d’autant mieux la fraîcheur relative de l’endroit que le soleil continue d’être torride et que j’ai un mouvement de fièvre assez prononcé.
Nous avons, ce jour-là, traversé le mayo Kebbi. Nous sommes à la fin de mars. Il n’y a encore que très peu d’eau. Mon cheval s’y est à peine mouillé les boulets.
La servante que j’ai engagée nous a donné des tracas. Elle est restée en route, on ne savait où. J’ai fini par envoyer à sa recherche un cavalier, qui l’a ramenée. Elle avait une ampoule aux pieds et s’était arrêtée sans rien dire, sachant qu’on ne la laisserait pas là. Cette fille, qui chez Bouda Rei devait être astreinte à un assez gros travail, est devenue toute mollesse et paresse, et ne voit dans la bienveillance que la possibilité d’en abuser. Rien de plus près de l’animal.
J’écris une lettre au capitaine Monteil, qui commande à Garoua, pour lui annoncer mon arrivée. C’est un parent éloigné du glorieux explorateur de ce nom.
CHAPITRE VI
DE GAROUA A KOUSSERI ET FORT-LAMY
Garoua, où je me rendais, est le centre administratif d’une des circonscriptions les plus intéressantes du Cameroun. Des lamidos assez nombreux, mais de puissances très inégales, s’y partagent l’autorité indigène. Bouba Rei, dont j’ai déjà parlé, et le lamido de Garoua, Ayatou, occupent parmi eux un rang particulièrement important. La population de la circonscription, d’environ 130.000 têtes, est, à peu de chose près, moitié Foulbé, et moitié autochtone, avec, en outre, quelques Bornouans, Haoussas, ou Arabes.
Les Foulbés, venant du Fouta-Djallon, étaient d’abord arrivés paisiblement dans la contrée. Musulmans, ils s’y étaient si complètement soumis aux chefs kirdis, qu’ils acceptaient de ceux-ci le droit de cuissage. Mais il y a environ quatre-vingts ans, ils se sont révoltés contre eux, et sous le commandement de leur chef Adama, de qui le nom reste au plateau de l’Adamoua, ils les ont battus, chassés en grande partie des plaines, et obligés de se réfugier dans les montagnes. Nomades au début, ils se sont ensuite sédentarisés, et partagent maintenant leurs soins entre l’élevage et la culture, tout comme les païens ; seulement, chez eux, les travaux de la terre sont réservés d’ordinaire aux captifs, Foulbés ou non. Le bétail, la noix de karité, les arachides, la gomme arabique, la cire, le coton, le mil, le riz, le kapok sont parmi les principales richesses exploitées de la région. Il est, en outre, vraisemblable que des prospections sérieuses y donneraient des résultats.
Mais le problème des moyens de transport se présente ici d’une manière peu satisfaisante, et grève l’exportation — lorsqu’elle est possible — de frais qu’un très petit nombre de produits sont à même de supporter[3].
Ainsi que dans toute la partie du Cameroun où l’existence de chefs puissants permet l’application de ce procédé, l’administration, à Garoua et dans la région avoisinante, est laissée aux lamidos pour une large part. Dans les villages kirdis, les arnados reçoivent un mandat analogue. Ils sont associés au règlement des litiges, perçoivent l’impôt, assurent l’exécution des travaux d’intérêt général, veillent à la sécurité des voies de communication. Ils sont en revanche responsables devant l’autorité centrale.
Lorsqu’on veut, prématurément, appliquer une méthode d’administration trop directe à des peuples primitifs, l’examen superficiel de l’organisation qu’on réussit à leur imposer peut donner l’illusion qu’on a fait œuvre de civilisation ; mais l’observation attentive de la mentalité des individus montre qu’en réalité on a fait œuvre de domestication seulement. Les populations subissent sans comprendre. Le seul sentiment qu’on finisse alors par développer chez elles est celui de l’impuissance et de la résignation. Aussi le système que je viens de mentionner est-il excellent. Il n’est pas réalisable, toutefois, dans n’importe quelle colonie. Il suppose, je le répète, des chefs indigènes d’une certaine valeur.
La justice est rendue avec le concours d’assesseurs indigènes, et la coutume est, autant que possible, respectée. On y apporte néanmoins, dans certains cas, une atténuation nécessaire. Le capitaine Monteil m’a cité des peines dont l’application, si elle eût été maintenue, n’aurait pas manqué de gêner quelque peu la Société des Nations dans les éloges dont elle a honoré l’administration française au Cameroun[4]. Voici quelques exemples des rigueurs de l’ancien Code.
Meurtre avec préméditation : le criminel, enterré vivant, la tête hors de terre, était lapidé.
Vol : première fois, coups de chicote et remboursement ; première récidive : ligottage et emprisonnement de plusieurs mois ; deuxième récidive : amputation du bras droit ; troisième récidive : amputation de la jambe gauche.
Quand on songe, en outre, aux conditions chirurgicales dans lesquelles devaient se pratiquer ces opérations, on s’étonne que le vol n’ait pas été découragé à jamais par de telles perspectives.
L’impôt est payé sans résistance, sans difficultés même. Sur quelques points, toutefois, la perception de la taxe de capitation, en argent, déroute encore l’indigène.
Le principe même d’une redevance n’est pas discuté. Il est admis depuis fort longtemps par tous. La terre est considérée comme appartenant au lamido. Celui qui la détient reconnaît aisément qu’il est, de ce chef, redevable à son immuable possesseur d’une partie des produits qu’il en tire. La récolte, tant qu’elle est sur pied, n’est pas tout à fait sa propriété. Elle tient encore par un lien au sol dont elle naît.
De même pour le bétail qui vient au monde. Le prélèvement d’une gerbe ou d’un animal lui donne ainsi l’impression d’un partage avec une sorte d’associé, détenteur en outre du pouvoir. Mais l’argent, quelle qu’en soit la source, lui semble être son bien propre, exclusivement. Il n’y reconnaît plus les dons de la nature. C’est à lui, et à lui seul. De quel droit vient-on le lui prendre ? La conception est simpliste, mais nous sommes en présence de simples.
Certes, l’impôt de capitation n’est pas négligeable. D’abord, c’est un facteur de l’équilibre du budget ; il impose aux populations l’obligation d’un travail ; il constitue en outre un gage et un symbole de leur soumission ; il témoigne enfin, si on se place à un autre point de vue, de l’autorité, de l’activité et de la vigilance des chefs chargés d’en assurer la perception. D’autre part, il ne peut être question de le faire payer autrement qu’en espèces. Qu’en feraient nos administrateurs ? Mais c’est parfois un instrument à double tranchant. Dans les régions à populations peu nombreuses et susceptibles d’émigration, l’élévation de l’impôt demande une circonspection très grande, une connaissance parfaite des ressources des éléments qu’elle frappe, et, ajouterai-je, un examen préalable attentif des tarifs en vigueur dans les colonies voisines. Ici, le premier des biens, c’est la main-d’œuvre ; les sacrifices qu’on fait pour la retenir — pour l’attirer — sont des sacrifices rémunérateurs.
Combien plus intéressantes m’apparaissent les recettes douanières. Elles attestent la production du pays, d’abord ; puis, ses capacités d’absorption — par là, le nombre de ses colons, le degré de civilisation de ses indigènes, la prospérité des uns et des autres. Elles sont enfin la contribution de la richesse. La taxe de capitation est trop souvent celle de la pauvreté.
L’arrivée est sans pittoresque. Le poste domine le village, qui compte environ six mille habitants ; très étendu et presque tout entier de cases rondes à toit de chaume conique, celui-ci descend en pente douce jusqu’à la rivière Bénoué, à peu près sans eau à l’époque de mon passage. Des hauteurs capricieusement découpées, d’une faible élévation, les unes proches, les autres lointaines, bornent l’horizon de toutes parts.
Le capitaine Monteil me ménageait à la fois l’agrément de la réception la plus cordiale, et la satisfaction d’un ensemble de constatations qui m’a laissé, du territoire placé sous ses ordres, l’impression d’une administration remarquablement comprise et conduite.
J’ai pu visiter en entier, avec lui, la demeure du lamido. Après les petites cours à une case unique que je connaissais déjà, j’y ai trouvé des cours plus vastes, où plusieurs de ces cases étaient groupées ; au milieu de l’une d’elles, un feu, et une dizaine de bourmas, le tout très propre : c’est la cuisine ; ailleurs, une large pierre sur laquelle on broie le mil pour en faire de la farine ; quelques cases, enfin, de formes différentes, adroitement disposées pour éviter au lamido, de qui elles constituent les appartements personnels, l’ardeur du soleil, mais toujours petites et sommairement meublées.
J’ai remplacé, à Garoua, la jeune Hebbini par une autre servante du nom de Padamasou. Depuis quelques jours le goulot de mon bidon exhalait une odeur répugnante de graisse et de poisson séché dont je cherchais vainement la cause. J’en ai eu brusquement l’explication : Faadematou a surpris la dite Hebbini au moment où, le tenant dans ses deux mains et la tête rejetée en arrière, elle y buvait avec une satisfaction évidente. Faadematou m’a fait prévenir par Denis. La coupable a repris le chemin de Rei Bouba.
Je me suis remis en chemin le 26 mars. A mon personnel habituel, le capitaine Monteil avait ajouté deux gardes, deux tirailleurs, et un interprète excellent, nommé Djubairou. Celui-ci a séjourné jadis en Allemagne et en France. D’une instruction exceptionnelle pour un indigène, ayant beaucoup vu, beaucoup lu et beaucoup appris, fort intelligent en outre, il devait me rendre de précieux services, et j’ai pu, grâce à lui, préciser avec certitude quelques points délicats de ma documentation.
Je passe le premier jour près de l’ancienne station cotonnière allemande de Pitoa. Elle a permis jadis des expériences utiles.
La soirée est pénible, comme les précédentes : le calme de l’orage et, de temps à autre, un grand souffle de vent qui s’élève. Il n’est pas possible de coucher dehors, la moustiquaire serait arrachée ; force m’est de laisser mon lit dans une case du campement ; je passe la nuit dans un bain de transpiration ; par moments, une brise fraîche entre par les orifices, qui me refroidit et me sèche en quelques secondes ; j’ai l’impression, entre ces murs d’argile qui restituent la chaleur absorbée durant tout le jour, sous ce toit de paille, de dormir dans un four encore chaud, dont la porte s’ouvrirait sur une pièce irrégulièrement ventilée.
Je laisse le surlendemain derrière moi l’ancien haras allemand de Colombé. On y avait fait venir d’Allemagne, en vue de croisements, quatre étalons. Les produits que j’ai vus çà et là, reconnaissables en général à leur chanfrein fortement busqué, ne semblent nullement supérieurs à ceux des races indigènes.
Somali, autrefois le meilleur de mes serviteurs, donne lieu, au cours de ce voyage, à de fréquents reproches. Devant une observation justifiée par sa négligence, il proteste aujourd’hui, s’insurge et entre dans une telle fureur que pour le remettre à la raison je dois le faire enfermer dans une case. Je renvoie en outre son cheval à Garoua. Il fera les étapes à pied jusqu’à nouvel ordre. Si cette punition, que je sais être encore plus sensible à son amour-propre qu’à ses jambes, est inefficace, je le congédierai dès que je serai à même de le remplacer d’une manière satisfaisante.
La route est étendue, sablée, facile, coupée de temps à autre par des mayos de largeurs diverses, légèrement encaissés et tous à sec en cette saison. Elle chemine à travers une savane aux arbres maigres et poussiéreux.
La chaleur, qui reste accablante, me prive généralement, la nuit, du repos nécessaire ; je me lève souvent dès une heure, ne pouvant plus rester couché. Le jour, les envoyés des lamidos et leurs cortèges continuent de me précéder une partie du temps. Les tam-tams, les trompettes au son de cornemuse, les cavaliers vêtus de couleurs éclatantes ne compensent malheureusement pas les inconvénients de la poussière que soulève leur troupe turbulente et que je ne cesse de respirer ; en revanche, animation bruyante qu’ils entretiennent autour de moi détourne mon attention de la monotonie du paysage, et la route me semble plus courte.
Le 30 mars, j’atteins le village de Biparé. Je suis là sur le territoire du Tchad, mais pour quatre étapes seulement. Je dois ensuite retrouver devant moi le Cameroun, que je ne quitterai définitivement que quelques jours plus tard.
Le pays a pris cet aspect de verger normand si fréquent en Afrique Centrale. Nous traversons deux mayos. Le second, le mayo Loué, a environ quatre cents mètres de largeur ; assez escarpées, les berges de son lit de sable atteignent vingt mètres. Dans le voisinage, la roche affleure partout. L’un et l’autre sont à sec.
Je trouve, quand j’arrive, plusieurs groupes qui m’attendent. Il y a l’ardo Bael, chef des Bororos de Figuil, accompagné de son fils ; le chef de Hiré, un chef Kirdi, d’autres encore, chacun avec sa suite, en tout de deux à trois cents hommes. Les politesses d’usage échangées, je reprends mon chemin. A ce moment un nuage de poussière s’élève à 1 kilomètre en aval, dans le lit du fleuve ; c’est encore un chef qui arrive en retard, au triple galop, avec tout son monde ; il a fait quarante kilomètres pour venir ; je m’arrête à nouveau.
L’après-midi, je trouve au campement le chef des Bororos de Léré, Adamou, plus connu sous le nom de Sindijo. Comme le chef de Figuil, il a gardé de son origine un type arabe qui le distingue à première vue des Kirdis et même des Foulbès. Je manifeste l’intention de lui poser quelques questions sur les procédés d’élevage qu’il emploie ; les Bororos sont des maîtres en fait d’élevage indigène. Il me déclare qu’il est tout prêt à me renseigner, et qu’il ne manquera pas de le faire avec une parfaite exactitude sur tout ce que je désirerai savoir ; mais je suis fixé sur la valeur de ce genre de protestation. Quelques instants après, comme nous parlons d’une maladie qui s’abat fréquemment, ici, sur le bétail, je lui demande s’il y connaît un remède.
— « Aucun », me dit-il d’un air chagriné.
Sur ce, je lui expose tout le traitement. Il ne se trouble en rien.
— « C’est bien ainsi que nous les soignons », me répond-il avec simplicité. Et il s’étonne de mon savoir. Quant à sa réponse mensongère, elle lui paraît si naturelle qu’il n’y fait aucune allusion. Je profite toutefois de la circonstance pour tirer de lui des précisions intéressantes, et vérifier certaines indications que je possède déjà.
A cinq heures je vais au village, où un tam-tam doit avoir lieu en mon honneur. Un serpent de poussière traverse la plaine, à peu près nue, qui y conduit ; il est soulevé par une succession de travailleurs. C’est, me dit-on, un chemin qu’on a voulu faire exprès pour moi : seulement on s’y est pris un peu trop tard. L’intention est bonne ; je remercie, je retiens ma respiration, et j’entre dans le nuage.
Biparé est Moundang. Le village est curieux, tout différent des précédents. Chaque demeure s’y présente sous la forme d’une enceinte à tourelles. Ces tourelles, à toits à peu près coniques, sont des greniers à mil. Chacune d’elles, porte, en haut, une ouverture qu’on obstrue quand c’est nécessaire — par exemple, s’il pleut. Normalement, elles alternent avec des cases à toit en terrasse, plus basses, réservées au logement des femmes. Au milieu, l’habitation du chef de famille, et des bâtiments d’affectations diverses. Tout cela est très petit, sillonné d’étroits passages où règne une sordide malpropreté. De l’extérieur, on croirait voir des réductions de châteaux forts, naïvement et grossièrement édifiées avec de la boue et des madriers. On s’aperçoit à l’examen que ces frustes logis sont en réalité fort bien construits. On les enduit intérieurement d’un revêtement noir, dur et poli, dont une écorce d’arbre convenablement traitée fournit le principal élément. Leur toiture comporte un épais paillasson, que protège une couche de terre. Ils ne craignent rien ni des termites voraces, ni de la pluie, ni du vent. Ici, c’est beaucoup.
Le tam-tam commence. Il est primitif et sans aucun style. Tout le monde y prend part, même les enfants à la mamelle, que les mères portent contre leur flanc. De toutes petites filles — trois à quatre ans — comiques de gravité, se trémoussent lentement dans le groupe, comme les autres.
Le chef des Bororos, l’ardo, qui est là, et quelques-uns de mes hommes, musulmans, regardent ces lourds divertissements de Kirdis avec un dédain qu’ils ne cherchent pas à dissimuler.
Le merissé — c’est une boisson fermentée à base de mil, dont les indigènes s’enivrent — a dû couler à flots au village. Le chef est, comme il sied, le plus gris de tous.
Le jour suivant, après avoir traversé le Mayo Bindéré, affluent du Mayo Kebi, et plusieurs rivières à sec comme lui, nous apercevons sur notre droite une vaste étendue d’eau, le lac de Léré. En face de nous, la rive s’élève en collines dénudées, d’ailleurs pittoresques. De notre côté elle est d’abord plane. C’est ensuite, sur une éminence, dominant la région voisine et ce beau lac, le poste administratif de Léré. Une petite île, inhabitée, couverte d’une végétation assez dense, émerge tout près.
Je passe au poste la journée du lendemain. De là je vais voir M. Rousseau, commerçant en bétail ; puis l’agent de la Société France-Afrique, dont j’ai longé, en venant, la plantation de coton ; création intéressante, malheureusement arrêtée dans son développement par la trop grande difficulté d’expédier les récoltes en France.
L’après-midi, nouveau tam-tam, au village de Léré, cette fois, distant du poste de trois kilomètres. Pendant que les préparatifs se terminent, je visite la maison du chef. Elle est du type que j’ai déjà décrit, mais vaste : ce fruste personnage y loge environ deux cents femmes.
Tout autour, les cases de celles-ci et les greniers à mil, formant enceinte, alternent avec une parfaite régularité. Contre chaque grenier, un beau madrier, posé obliquement, comme une échelle, et entaillé d’une succession d’encoches, permet d’accéder à la fois à l’ouverture supérieure et à la terrasse.
La fête n’est pas sans pittoresque : après une danse exécutée par quelques hommes revêtus de robes multicolores et coiffés de plumes, deux hautes figures sinistres s’avancent soudain. Elles ne feront que circuler lentement, quelques minutes, ce pendant que tous s’écarteront d’elles, et cette grave promenade silencieuse est ce qui convient à leur aspect.
Elles ne montrent ni visage, ni rien de leur corps ; la tête disparaît entièrement sous de longues franges serrées dont la matière est une sorte de paille sèche et souple d’un brun presque noir ; ce voile, épais de plusieurs centimètres, les coiffe comme une capsule et descend, en cachant les bras, jusqu’à la taille. Là commence une courte jupe de danseuse, faite aussi de paille, rigide, épaisse, noire elle-même, puis les longues franges reprennent, cachant les jambes et jusqu’aux pieds. Une grande pièce en forme d’éventail est ajustée verticalement sur les épaules et encadre la tête, qu’elle dépasse, augmentant la stature et amplifiant l’ensemble. Ces hautes, sombres et lourdes silhouettes, marchant lentement et sans parler, l’une près de l’autre, donnent une impression singulière de deuil, de mystère et de sauvagerie. Elles sont censées, me dit Djubairou, mon interprète, être des démons soumis aux prêtres animistes. Ceux-ci gardent à l’écart les hommes qu’elles dissimulent et ne les laissent voir de personne ; on les nomme maoulis.
En rentrant, je me rends chez des missionnaires installés depuis peu, m’a dit le fonctionnaire qui occupe le poste, dans un bâtiment distant de quelques centaines de mètres de Léré. Je pénètre dans une enceinte déserte, et je franchis le seuil d’une petite maison dont la porte est ouverte. La première chose qui frappe ma vue est un berceau dans lequel dort un enfant au teint parfaitement blanc. Ce n’est pas le spectacle qu’en ce lieu j’attendais, et je crains que ma visite, vraiment, ne soit indiscrète.
J’ai vite la clef du mystère : un homme vient à moi, qui parle français, mais avec un accent américain très prononcé ; l’instant d’après, il me présente à une jeune femme, qui est la sienne ; ce sont des missionnaires, en effet, et fort respectables, mais étrangers et protestants. Notre fonctionnaire, distrait sans doute, n’avait pas fait la distinction.
Je rentre enfin au poste où j’arrive vers 6 heures ; je prends quelques instants de repos, quand Denis arrive. Son front d’ébène est sillonné de rides sinueuses et profondes. Ce signe a pour moi une éloquence. Il est étranger aux soucis. Il me révèle que mon brave cuisinier a bu une dose généreuse de merissé. Je dois reconnaître que ni la dignité de son maintien, ni, ce qui importe bien davantage encore, l’apparente intégrité de ma cuisine — n’approfondissons pas — ne sont généralement altérés par les effets de son intempérance.
Il est là, devant moi. Il attend. Il est bien maître de son équilibre. Il n’a pas dû boire plus d’une bourma : six litres. Je l’interroge. Denis, élève des Pères, parle un français académique.
— Eh bien, Denis, qu’est-ce qu’il y a ?
— Ah ! (Un temps.) sidi, moi content marier.
— Allons, bon. Ça vient de te prendre ?
Il dédaigne mon ironie.
— Moi content toi voir mon femme.
— Je ne comprends pas. Voir ton femme ? D’abord, es-tu marié ou non ?
— Ah ! (Un temps.) pas encore. Lui pitit. Moi marier lui un an maintenant.
— Dans un an ? C’est bien imprudent. D’ici là, il peut se passer bien des choses, mon pauvre Denis.
— Ah ! (Un temps.) pas moyen. Son mère ici, y garder lui.
— Enfin, c’est ton affaire. Alors, voyons, montre-la moi.
— Voilà lui.
Il se retourne, fait un signe, puis me regarde avec attention, guettant mon impression d’un air satisfait.
Dans l’ombre de la galerie qui entoure le petit bâtiment où je suis installé, silencieusement, une silhouette grêle s’estompe, s’approche, se précise. Je vois apparaître une jeune personne, assez grande, qui doit avoir quelque chose comme onze ans. Elle est vêtue avec goût d’un petit triangle de coton bleu grand comme la moitié de la main, qui cache ce qu’il est décent de dissimuler, d’une ceinture de perles — un seul rang — et d’une petite tige de bois de la taille d’une allumette, élégamment piquée dans sa narine droite. Elle me salue avec une timidité qui n’est pas sans grâce, et se met immédiatement à quatre pattes, en jeune fille bien élevée qu’elle est. C’est d’ailleurs la première fois que je vois adopter cette attitude en pareil cas. Elle la conservera tout le temps que durera notre entretien, forcément assez bref. Sans doute est-ce un raffinement de civilité dans l’expression de la déférence. Je l’interroge avec bienveillance, en arabe maintenant :
— Es-tu foulbé ?
— Non, sidi, lui pas foulbé, répond Denis avec vivacité.
— Moundang ?
— Non, sidi, pas moundang.
— Toi, laisse-la répondre, je ne te parle pas... Alors, quoi ? qu’est-ce que tu es ?
— Arabe.
Cela ne l’empêche pas, du reste, d’être noire comme les ténèbres.
— Alors tu veux te marier avec Denis ?
Pas de réponse.
— Tu as raison. C’est très bien. Et quand l’épouseras-tu ?
Pas de réponse.
— Eh bien, c’est parfait. Je suis content de t’avoir vue.
La présentation est terminée. Elle reprend la position verticale et s’en va. Je félicite Denis de la distinction de son choix. Mais l’attendra-t-elle ? C’est possible. Sinon, il s’en consolera.
Denis est un parti. Il a été, affirme-t-il, au service du lieutenant-colonel Brisset, lors de la conquête du Cameroun. Il connaît tous les dialectes, tous les coins, et presque tous les boys du Cameroun et du Tchad. Il a été infirmier et a quelques notions de pansement. Il fait assez bien la cuisine. C’est quelqu’un.
Nous partirons dans la nuit. Je me suis procuré des bananes, rare aubaine, et de la peau de lamentin pour faire des cravaches. Le lac, qui contient un assez grand nombre de ces animaux, a, paraît-il, des endroits dangereux, des tourbillons redoutés des indigènes. Mais il est large et gai, et du village, les vastes pâturages qui l’environnent m’ont rappelé d’une manière saisissante nos belles prairies de France, si loin.
Le premier campement après Léré est celui d’Elleboré. Somali, qui a l’air de se remettre au pas, m’apporte un serpent qu’il a tué pour moi, en route. Je tire aussitôt de ma cantine une trousse complète que m’a donnée, avant de partir, pour cet objet, le docteur Coyon, et je commence à disséquer de mon mieux la tête pour en extraire les glandes à venin selon ses indications ; il en destine le contenu à des travaux de laboratoire, au Muséum. Mais l’animal est petit, l’opération est difficile, et finalement, je perce les glandes l’une après l’autre. C’est manqué. Je tâcherai d’être plus habile la prochaine fois.
Un de ces beaux lézards si communs ici — il n’est pas rare que j’en aie quatre ou cinq à la fois dans ma case — a suivi l’opération avec une attention soutenue. Je l’examine à mon tour. Il a la tête d’un rouge vif, le cou presque blanc, le corps noir et brillant comme du charbon de bois, la queue grise, orangée à son extrémité. Puis le bourdonnement d’une mouche mâconne me distrait dans mon examen. Ces longs insectes noirs, à taille de guêpe, au dard virulent, construisent sur tous les murs leurs petits nids de terre agglomérée ; il n’est de gîte, à part ma tente, où je ne les aie, sans plaisir, pour voisins.
Les notes pittoresques du reste de la route, jusqu’à Maroua d’où me séparent encore quatre étapes, sont les villages de Lara et de Mindif. Lara est un pauvre hameau kirdi, construit au pied d’un relief rocheux. La pierre de ce relief est parfois lisse, mais le plus souvent très fractionnée ; des arbustes sortent des moindres intervalles ; il abrite les cases et sert de refuge éventuel à leurs habitants. Dès qu’un sujet d’inquiétude vient troubler le calme de leur vie monotone, ceux-ci en gravissent les pentes avec une agilité de singes, et disparaissent en un instant. Lorsque nous arrivons, deux femmes passent justement, qui portent du mil dans des calebasses. Elles nous voient, s’arrêtent, hésitent, puis s’enfuient, en abandonnant leurs fardeaux pour courir plus vite. Leur toilette est celle des femmes Saras ; un petit coin d’étoffe par devant, une branche de feuillage qui pend par derrière, telle une queue verte, brève et étalée. J’envoie deux cavaliers, de deux côtés différents, pour surprendre les hommes de l’endroit ; ils y réussissent, arrivent lorsqu’ils sont encore là, les rassurent et m’amènent le chef et cinq d’entre eux.
Le costume des Laras, qu’on retrouve dans plusieurs régions de l’Afrique, est assez imprévu. C’est un étui de paille claire et brillante de la langueur et du diamètre d’une banane, et dont on se demande s’il a pour objet de dissimuler dans sa gaine, ou de signaler par sa couleur, tranchant sur la peau noire, ce que le vêtement le moins ambitieux s’efforce de dérober à la fois à l’attention et aux regards.
J’explique au chef que je ne veux de mal à personne ; que je désire du mil pour ma troupe, et que je le paierai largement. Il me fait apporter de très bonne grâce ce qui m’est nécessaire ; mais quand, l’après-midi, je manifeste l’intention de photographier un groupe de mes hôtes, c’est aussitôt une fuite éperdue, et je me divertis de la célérité avec laquelle hommes et femmes, grands et petits, escaladent les rochers avoisinants, où je les perds de vue en moins d’une minute. On trouve toutefois un homme et une petite fille qui étaient restés dans une case, ignorants du péril. On me les amène. L’homme, un de ceux qui sont venus le matin, n’a pas peur ; il accepte de tenter l’aventure. Il fait même habiller la petite pour la circonstance : un long collier de verroteries et trois petites tiges de bois piquées, l’une dans la narine droite, une autre au milieu de la lèvre inférieure, la troisième au milieu de la lèvre supérieure ; elle est prête ; elle se place près de lui. Je vise les deux patients avec mon appareil. Le père commence à donner des signes d’inquiétude. Néanmoins, il fait bonne contenance, se bornant à bien assurer son équilibre et à se raidir dans l’attente du projectile que cet engin bizarre va probablement lui lancer. Il est tout surpris quand je lui annonce que c’est fini, et sa bonne figure naïve s’épanouit devant le menu présent que je lui fais remettre.
La nuit est cruelle. Dans une atmosphère étouffante, baigné de sueur, dévoré d’innombrables puces, je cherche en vain le sommeil. Vers dix heures, un cavalier apporte le lait qui doit constituer mon dîner ; atteint, depuis la veille, d’un commencement de dysenterie, j’ai renoncé, par prudence, à toute autre alimentation. Mais il faut l’aller chercher au loin dans la brousse, où sont les troupeaux.
Le sentier, le lendemain, chemine à travers la savane sèche, épineuse, aux arbustes clairsemés, que j’ai déjà connue en Nigéria. Devant nous se profilent les deux sommets de roche lisse et dénudée du mont Mindif, isolé dans la plaine. A une vingtaine de kilomètres du village, deux cavaliers, habillés très simplement de cotonnade bleu sombre, viennent me saluer de la part du lamido. Celui-ci est, par l’importance de son commandement et par l’autorité de son caractère, l’un des plus notables du Cameroun. Dix kilomètres plus loin, un troisième cavalier, qui m’annonce que son maître va se porter à ma rencontre : deux kilomètres encore, et c’est, dans un nuage de poussière, une troupe d’une vingtaine d’hommes vêtus, cette fois, avec richesse, que précède un sonneur de trompette. Leurs chevaux, comme ceux de Bouba Rei, portent des housses sur lesquelles certains dessins rappellent les pièces du blason. L’un d’eux se détache des autres, met pied à terre. C’est un grand dignitaire. Le sultan, me dit-il, est derrière lui.
Mais j’aperçois déjà le village, et je distingue en même temps un long cortège de costumes éclatants ; deux cents cavaliers environ, plus une vingtaine de fantassins, armés de fusils de modèles divers. Au milieu, seul, en blanc, avec un turban bleu foncé, le lamido Bokhari. Il s’arrête, met pied à terre et s’avance vers moi. Je l’imite ; nous échangeons des politesses ; je le félicite de la tenue de ses hommes ; les fantassins, notamment, sont formés d’une manière qui révèle un commencement d’instruction militaire ; il se montre très sensible à mon éloge. Puis il me conduit au campement et regagne ses cases. Il a l’air intelligent, énergique.
Les cadeaux habituels ne tardent pas à arriver : riz, miel, arachides, gâteaux, hydromel, dans de grands récipients qu’on aligne sur deux rangs devant la case que j’occupe ; six bœufs, huit moutons, quatre chevaux, deux pièces d’une très belle cotonnade qu’on fait à Mindif. J’accepte le riz, les provisions et un bœuf pour mes porteurs. Je renvoie le reste sous des prétextes quelconques, avec force remerciements, et je fais remettre à mon hôte quelques objets d’Europe que je sais devoir lui être agréables.
Je vais le voir l’après-midi. Nous nous entretenons de la guerre. Son père a été fusillé par les Allemands.
Je suis arrivé à Maroua le lendemain, 6 avril. De loin, on aperçoit le poste. Les petites constructions de ce dernier sont perchées avec beaucoup de pittoresque sur de hauts reliefs rocheux qui dominent le village — exceptionnellement important, car il a 20.000 habitants — et la vaste plaine avoisinante ; un mayo, entièrement à sec, large et sablé, met, tout auprès, nette, sa traînée blanchâtre ; la multitude des cases, généralement cylindro-coniques, à toits de chaume, étend en contre-bas une immense surface grise tachetée d’un vert poussiéreux et discret, qu’une avenue droite et claire, d’environ douze cents mètres, divise en deux parties inégales.
Maroua est actuellement la grande agglomération du Nord-Cameroun. La circonscription de ce nom se prolonge, à l’Ouest, jusqu’à la Nigéria, au Nord jusqu’au lac Tchad, à l’Est jusqu’au Logone et au Chari. A côté de montagnes relativement élevées — la chaîne granitique du Mandara — elle comprend d’immenses plaines alluvionnaires inondées aux pluies et des herbages abondants.
Les principales peuplades qui l’habitent sont les Foulbés, les Bororos, les Mandaras, les Mousgoums, les Choas, les Kotokos. Elle possède notamment de nombreux troupeaux de bœufs, des moutons et des chèvres, de beaux chevaux, et produit du mil, du coton, du maïs, des arachides, du riz, de l’indigo, etc. Mais, comme pour la région de Garoua, l’exportation n’y est guère possible qu’au profit de la Nigéria anglaise, faute de moyens de transport français.
Reçu fort aimablement par le capitaine Têtu, je suis reparti le 8 avril. Je laissais, à Maroua, la petite Faadematou, arrivée à destination, et guérie.
La contrée qui sépare Maroua de Pous, petit centre indigène de la rive gauche du Logone, est essentiellement plane ; c’est d’abord la savane, avec son herbe maigre et ses arbres épineux ; puis un interminable pâturage, où rien n’échappe à l’ardeur du soleil.
On couche trois fois en route et on arrive à Pous. J’ai retrouvé les troupes de cavaliers, les rudes musiques, qui depuis quelque temps, pour honorer ma venue, me noient chaque jour, durant les trois quarts de l’étape, dans les flots de leur poussière.
Les environs de Pous sont occupés par des Massas. Ils vivent dans de petits groupes de cases dispersés sur les faibles reliefs que l’inondation annuelle respecte. Ces cases sont assez décoratives. Ils les font d’une belle terre gris clair, en forme d’obus. Eux-mêmes ne portent pour vêtement qu’une peau de chèvre, attachée comme un tablier, mais par derrière. Les femmes se percent les lèvres et y enchassent des ornements de métal dont la taille dépasse celle d’une pièce de cinq francs. Cette mode est sœur de celles de certaines peuplades Saras, mais chez celles-ci les disques ou soundous sont en bois et d’un diamètre bien supérieur.
Je dîne à Pous, au bord du fleuve, dans un tourbillon d’insectes. Puis le vent m’oblige à regagner la grande case qui sert de campement, et je me couche dans un autre tourbillon, de chauves-souris, cette fois, ce que d’ailleurs je préfère de beaucoup, car les chauves-souris, elles, m’évitent.
Je m’embarque le lendemain matin sur une petite pirogue creusée dans un tronc d’arbre. Une natte fixée sur des branches courbées en arceaux m’abrite relativement du soleil. Mais l’abri est bas et je ne puis m’y tenir que couché. Un certain nombre d’autres pirogues semblables, sans natte toutefois, transportent mes gens et mes bagages.
Les tsé-tsé se révèlent bientôt, si nombreuses, que préférant le supplice de la chaleur au harcèlement douloureux et irritant de leurs piqûres, je fais installer ma moustiquaire sous l’espèce de tunnel où je suis confiné, et passe ainsi toute la journée, comme une chenille dans son cocon, près d’étouffer. Ce n’est pas la tsé-tsé de la maladie du sommeil ; celle-ci n’est dangereuse que pour le bétail ; on ne rencontre l’autre que plus au Sud. Je me rappelle qu’il y a deux ans, j’ai remonté le Logone à la même époque de l’année et que je n’ai pas été piqué. La zone de la tsé-tsé s’étendrait-elle ? Quoique cette odieuse mouche ne s’éloigne généralement pas de ses gîtes habituels, sa prédilection pour l’ombre la porte à séjourner dans certaines embarcations ; elle accompagne ainsi plus ou moins loin les voyageurs ; peut-être se fixe-t-elle ensuite dans le voisinage du lieu où elle les laisse.
Mes pirogues sont si petites que sur une partie d’entre elles, il n’y a qu’un homme et une cantine. En revanche nous marchons vite, et nous ne mettrons que trois jours et demi pour arriver au poste de Kousseri ; d’ordinaire, il en faut six.
La largeur du fleuve varie, en cette saison, entre 80 et 100 mètres. Son eau est jaune et peu profonde. Nous avançons à la perche ; nous touchons souvent. Les rives terreuses, à pic, ont de 2 à 3 mètres, juste ce qu’il faut pour qu’on ne puisse pas voir le paysage avoisinant. Quand, par hasard, celui-ci se révèle, c’est, le plus souvent, une immense plaine toute couverte d’herbes jaunes avec, de loin en loin, un arbre sec ; parfois aussi, sur une éminence de la rive, un pauvre village.
Les oiseaux sont nombreux. On voit, pressés sur les bancs de sable où on les approche facilement, des bandes de gros canards et surtout de pélicans dont certaines comptent certainement plus d’un millier d’individus. C’est pour moi l’occasion de coups de fusil fructueux.
On me signale peu après, dans la plaine, des tetels, sorte de grosse antilope. Je n’ai pas de peine à en tuer un. Mon tir reprend un peu de justesse. Nous nous arrêtons pour déjeuner devant quelques huttes misérables. Denis, qui a trouvé du merissé à Pous, me fait attendre deux heures, quoique nous soyons déjà en retard sur l’étape normale, un repas de poisson pourri et de viande gâtée, dont je ne peux rien manger. Je donne une sanction immédiate à cette négligence. La chaleur m’a fatigué durant ce dernier mois, et je suis très amaigri. C’est pour moi une nécessité sérieuse de me refaire par une nourriture suffisante, alors que je le puis encore.
L’après-midi, les bandes de canards et de pélicans ont disparu. Mais, de place en place, des oiseaux dont la grosseur n’est généralement pas inférieure à celle d’un cygne, se tiennent sur la rive et nous regardent curieusement passer. Ils me rappellent les petits commerçants qui, les soirs d’été, s’échelonnent, assis devant leurs portes, le long de certaines rues de Paris.
Je compte mes pirogues. Il y en a quinze. Elles marchent sans ordre, à grande vitesse, tenant toute la largeur du fleuve. On croirait assister à des régates barbares. Nous ne terminerons l’étape qu’à minuit.
Le lendemain, le fleuve s’élargit. Les rives, toujours à pic, se couvrent d’herbes vertes et montrent quelques arbres. Un courrier m’apporte une lettre de M. Montchamp, directeur du Bureau politique à Fort-Lamy, que j’ai rencontré au cours de mon dernier voyage. Il a connu mon arrivée et me souhaite fort aimablement la bienvenue. Une deuxième lettre m’arrive le soir, du chef de Cabinet, celle-là. Elle m’apprend, hélas ! que j’ai manqué de quelques jours M. Lavit, gouverneur du Tchad, de qui j’ai été l’hôte il y a deux ans, et que j’aurais eu un vif plaisir à rencontrer encore. Il rentre en France avec Mme Lavit, et vient de partir. Un courrier rapide, que je lui ai envoyé de Ngaoundéré pour m’éviter précisément cette déconvenue, n’est jamais parvenu à destination.
Je campe le jour suivant à Karnak Logone, dans une grande case d’argile, plaisante, aérée, construite en terrasse sur le fleuve ; c’était, il y a deux ans encore, un poste ; nous avons cessé de l’occuper ; il est tout près de Kousseri, où l’administration du Cameroun est déjà représentée.
Le village de Karnak Logone est d’une importance moyenne. Je reçois presque aussitôt la visite de son lamido, seigneur de petite envergure. A peine est-il parti que Somanakandji arrive, tenant dans ses bras un animal que je n’ai jamais vu, construit en forme de poire, presque sans cou, avec une petite tête conique et une grosse croupe ronde, au pelage joliment cerclé de gris et de brun foncé. C’est une espèce de mangouste. Les indigènes le nomment ougnar. Il se nourrit d’œufs, de poulets, et mange les serpents : bonne note.
Ce nouvel hôte, qui paraît très doux, se laisse caresser. Puis il se met à fureter dans la case en poussant de temps à autre un trille strident comme un coup de sifflet, et que j’aurais pris pour un cri d’oiseau si je n’en avais pas vu l’auteur.
Je me décide à l’acheter. Le propriétaire attend là. Il lui passe une ficelle autour des reins et l’attache à une de mes cantines.
Mais le petit sauvage donne des signes d’impatience. Il n’aime pas être tenu ainsi. Je veux le délivrer, il me mord avec rage. Je me relève la main pleine de sang et je l’envoie promener d’un coup de pied. Prompt comme l’éclair, il se relève, se retourne, et, furieux, se précipite vers moi. Sa ficelle, qui l’arrête à temps, m’évite seule une nouvelle morsure. J’admire tant de courage, mais je ne veux plus de cette belliqueuse bestiole, et je la rends incontinent à son maître, tout déconfit de manquer une bonne affaire. Quand il me prendra fantaisie de posséder un animal irritable, je chercherai une petite panthère, et si je suis mordu ou griffé, je n’aurai qu’à m’en prendre à moi ; mais par cette espèce de lapin, non. Cela me désoblige.
Je voulais partir le lendemain avant l’aube, afin de coucher à Kousseri. Le chef piroguier m’a objecté qu’on rencontre, non loin d’ici, un endroit infesté d’hippopotames et qu’il y a deux ans, un Européen, pour avoir voulu passer de nuit, a vu son embarcation bousculée, quoique ce fût une baleinière de deux tonnes, infiniment plus lourde et plus stable que mes modestes pirogues, et s’est noyé. C’est vrai : je me rappelle qu’on m’a parlé, à l’époque, de cet accident. J’étais justement au Tchad.
Nous ne quittons donc Karnak Logone qu’assez tard ; après trois heures, mais en plein jour, nous nous heurtons, en effet, aux animaux annoncés ; c’est un véritable barrage. Leurs têtes, qui émergent à fleur d’eau, sont réparties sur toute la largeur du fleuve. Je fais faire halte à ma petite flottille, j’accoste. Je fais 200 mètres le long de la berge, et je m’arrête à peu de distance de ce cénacle. Personne ne se dérange.
Je choisis l’animal le plus rapproché, je tire, et je manque. Mon second coup de fusil est plus heureux et ce sont tout aussitôt les convulsions habituelles, dans une eau qui se teinte de rouge.
Je laisse deux pirogues et quatre hommes pour dépecer la bête qui va bientôt reparaître, gonflée, à la surface, et nous apporter la viande. Je remonte dans mon embarcation et je fais passer tout le monde très près de la rive ; par surcroît de précaution, je me tiens prêt à tirer en cas d’espièglerie de nos lourds voisins, maintenant invisibles, mais, sans nul doute, toujours présents.
Les fantaisies agressives des hippopotames ne sont pas absolument rares ; soit que la venue d’une pirogue les égaie, soit qu’elle les irrite, soit qu’elle les inquiète, principalement dans le cas d’une mère avec un petit, il arrive qu’ils la bousculent, la soulèvent même, et il est très dangereux de tomber dans l’eau si près d’un animal de cette puissance et de cette brutalité.
Je vois, peu après, quatre crocodiles, dont je tue l’un ; puis, tout proches les uns des autres, de véritables bancs d’oiseaux ; chacun est composé d’une espèce différente : il y en a un de pélicans blancs, un autre de gris, un d’énormes canards, un de grues couronnées ; enfin, quelques isolés, non moins décoratifs, mais dont j’ignore les noms. C’est ensuite, s’élevant brusquement de la rive, l’étincelante nuée d’un vol de martins-pêcheurs très communs ici, en tunique rouge, avec des ailes vertes et une tête d’un bleu verdâtre qu’on retrouve dans les plumes de la queue.
Les tsé-tsé, cependant, gâtent pour moi l’attrait du spectacle. J’étouffais littéralement sous ma moustiquaire ; je me suis décidé à la faire ôter, et me voici couvert de piqûres. J’enveloppe mon casque et ma tête d’une pièce de gaze verte que m’a donnée avant mon départ mon vieil ami Pierre Perrier, et je mets des gants. Je dois être comique, ainsi accoutré, couché sous l’étroit tunnel de mon abri de nattes, et lançant à travers mes lunettes jaunes et ma voilette des regards courroucés. Cela ne suffit pas. Je suis encore piqué à travers mes vêtements. L’ombre, qu’elles aiment, les attire. Je me décide à sortir ; mais elles aussi.
Le lendemain, 17 avril, au jour levant, j’arrivais à Kousseri : un petit poste perché sur la rive, assez haute à cet endroit ; derrière, un village qui fut important, et qui ne présente maintenant que peu d’intérêt. Le chef de poste est un adjudant, qu’un sergent assiste.
De Kousseri, on est tout de suite au confluent du Logone et du Chari. Fort-Lamy est presque en face. J’y étais une heure plus tard. J’entrais là dans notre colonie du Tchad, laissant définitivement le Cameroun derrière moi.
Royaumes tous deux dans l’empire du soleil, ils réservent les mêmes joies aux fatigues des voyageurs. Ils assureront aux colons la même abondance le jour où l’initiative nationale aura achevé la tâche d’aménagement préparatoire qui les livrera dans des conditions pratiques à l’exploitation raisonnée. Sous une forme rude, mais éminemment favorable à la culture de l’énergie physique et morale, ils ménagent, à quiconque possède le goût de l’indépendance et de l’action, les éléments d’une vie intense et pleine de sensations. On comprend mal, dans leurs majestueuses solitudes, l’étrange travers qui nous incite à toujours rester groupés en troupeaux, à végéter pressés les uns contre les autres, sous un ciel avare de lumière, de chaleur et de fécondité, lorsque, là-bas, restent inhabités, incultes, d’immenses espaces où la nature ne demande qu’à récompenser le moindre effort avec une générosité magnifique.
Chez le chef de Léré, qu’on voit vêtu de noir, au milieu.
A droite, les greniers à miel alternent avec les cases des femmes.
DEUXIÈME PARTIE
CHASSES AU TCHAD
CHAPITRE PREMIER
FORT-LAMY. — EN REMONTANT LE CHARI
Une large allée ombragée, le long du fleuve ; puis une ligne de constructions de briques, entourées de jardins verdoyants ; derrière, une autre allée, une autre ligne de constructions et de jardins semblables ; derrière encore, une immense place où conduisent une série d’avenues perpendiculaires aux premières, et que limite finalement le marché, toujours animé et pittoresque : c’est à peu près, plaisante, mais sans caractère, la ville européenne de Fort-Lamy, siège du gouvernement du Tchad, fondée le 29 mai 1900 par le commissaire du gouvernement Gentil.
Autour, plusieurs villages indigènes. La population, composée de Saras, de Ouadaïens, d’Arabes, de Bornouans, de Haoussas, etc..., atteint 7.000 habitants. Les Européens, fonctionnaires, officiers ou commerçants, sont une centaine. Il y a, dans la ville, trois grandes factoreries européennes. On trouve, parmi les artisans locaux, des bouchers, des tailleurs, des potiers, des cordonniers, des teinturiers, des forgerons, des vanniers, des tanneurs. Ces mêmes industries, auxquelles il faut ajouter le tissage du coton, se répètent d’ailleurs dans presque toute la colonie. Doud Mourrah, l’ancien sultan du Ouadaï, destitué, est interné là, dans une vaste demeure. On le voit parfois traverser la place, grand et fort, très noir, l’œil intelligent encore impérieux, tout de blanc vêtu. Il monte généralement un très petit cheval chargé de broderies d’or, au pas pressé, et s’abrite sous une ombrelle claire. Des cavaliers le précèdent, ce pendant qu’une quarantaine de serviteurs se pressent derrière son cheval jusqu’à en toucher la croupe. Dans cet appareil qui nous semble, ici, un peu étrange, il garde un assez grand air.
Quelques mots maintenant sur notre colonie du Tchad. Ses limites sont le lac, le Chari et le Logone, à l’Ouest ; au Sud, une ligne qui descend un peu au-dessous de Laï-Béhagle et de Fort-Archambault pour remonter ensuite, le long du fleuve Aouk, vers le N.-E. ; à l’Est, le Soudan anglo-égyptien ; au Nord, la Libye et le prolongement oriental de la colonie du Niger.
La température est ordinairement élevée, mais sèche et aisément supportable, avec des nuits souvent assez fraîches. A Fort-Lamy, une cinquantaine de jours de pluie par an, entre juillet et octobre. La géologie est à peine étudiée encore. Le sol est en grande partie argilo-siliceux ; la latérite est fréquente. Le terrain reste généralement plat ; quelques massifs granitiques de faible altitude s’accusent pourtant, quelques grès dans le Sud, quelques calcaires près du lac, des gneiss et des micaschistes dans l’Est. Le Tchad possède un réseau fluvial important, mais dont les éléments occidentaux sont seuls accessibles à la navigation permanente, sous la condition, d’ailleurs, d’employer, pendant la saison sèche surtout, des embarcations à faible tirant d’eau. Les autres bahrs sont temporaires sur presque toute leur longueur.
Mais alors que la Nigéria anglaise, pour environ 860.000 kilomètres carrés, a plus de 17.000.000 d’habitants, pour notre colonie du Tchad qui s’étend à peu près sur 1.110.000 kilomètres carrés, le recensement de 1920 accusait 1.245.416 habitants seulement, chiffre certainement inférieur à la réalité, qui est toutefois bien faible encore.
Ces habitants se divisent en deux grandes catégories, les musulmans et les animistes ou kirdis. Les premiers avant notre domination, pressuraient et pillaient les autres ; maintenant tout est rentré dans l’ordre. On y trouve beaucoup d’Arabes, la plupart au teint noir ; quelques Foulbés qui se localisent principalement dans le Baghirmi, près de Massenya et de Melfi ; des Yal-Nas, nouveau groupement ethnique de la région de Melfi, signalé par le lieutenant — aujourd’hui lieutenant-colonel — Derendinger ; les Saras, qui occupent les rives du Bahr Sara et celles du Chari, près de Fort-Archambault, et, au nombre de près de 300.000, constituent la population la plus laborieuse et la plus utilisable de tout le Tchad ; les Boudoumas et les Kouris, habitants des îles du lac, les Kanembous, qui peuplent le Kanem, et seraient venus jadis du Tibesti, des Gorânes, Tedas, ou Toubous, dispersés au nord de la ligne Abéché-Lac Tchad ; les Mabas, Kibets, Kondongos, etc., au Ouadaï, et, près d’Abéché, capitale de ce même Ouadaï, un tout petit village de Touareg qu’on nomme là des Kindin. La maladie du sommeil limite jusqu’ici ses ravages, pour le Tchad, à l’extrême sud de la colonie. On ne saurait mettre assez de diligence, d’attention et de ténacité, à lutter contre ce fléau, et c’est un point qui mérite d’être particulièrement signalé. L’organisation rationnelle de la lutte contre la maladie du sommeil, à l’aide de moyens suffisants, est une des mesures les plus indispensables à la prospérité présente et surtout future de notre Afrique équatoriale.
Le sous-sol du Tchad est mal connu. On n’y avait pas encore prospecté sérieusement quand j’y suis passé. Mais le cuivre, le zinc, le plomb argentifère, l’étain, le fer, sont signalés parmi ses ressources.
Le Nord, le Borkou, l’Ennedi, fournissent du sel ; au Kanem on trouve du natron, à la surface du sol, ou près de celle-ci, dans des cuvettes caractéristiques de cette région.
Les principaux produits de la terre sont le coton[5], le gros et le petit mil, l’arachide, le blé, le riz, le maïs, les haricots, les patates, le sésame, le karité, le manioc, la gomme, le tabac, l’indigo, le ricin, le kapok, le garad, employé pour le tannage des peaux, de nombreuses essences de bois parmi lesquelles l’ambadj est à remarquer à cause de sa faible densité, les palmiers deleb, dattiers et hyphènes (doum) ; une partie d’entre eux toutefois assez étroitement localisée. La mission Chevallier et la mission Périquet, notamment, ont étudié d’une façon très complète, et bien avant moi, les végétaux de la région.
Certains de ces produits sont susceptibles, on le voit, de fournir soit de l’huile, soit de l’alcool, et méritent à cet égard une attention toute particulière, car une des difficultés qui s’opposent à la prompte solution du problème des transports mécaniques en Afrique Centrale, est le prix de revient du combustible, et les ressources locales de cet ordre doivent être rangées parmi les plus précieuses.
Les jardins des postes, lorsque la terre y est convenablement travaillée, produisent, de Fort-Archambault au Ouadaï, et du Kanem au Salamat, c’est-à-dire partout, presque tous les légumes d’Europe.
Comme animaux, un immense troupeau d’abord, qui a été évalué, pour les bovidés seuls — pour la plupart zébus — à près de 1.500.000 têtes ; de bons chevaux de trois types différents, beaucoup d’ânes, des moutons, mais presque pas de moutons à laine, des chèvres, des poules, des canards, etc., quelques porcs importés ; en outre, tout le gibier, gros et petit, des régions les plus favorisées de l’Afrique centrale. Par endroits, des abeilles.
Il faut ajouter, pour être juste, que la viande du bétail y est d’une très médiocre qualité, et que son amélioration est un problème dont les conditions climatériques rendent la solution très difficile.
Toutes ces richesses sont peu utilisées, faute de moyens d’exportation convenables[6]. Les autorités françaises, au prix d’efforts qu’on n’apprécie pas toujours comme ils devraient l’être, ont déjà doté le Tchad d’un réseau de routes important ; mais les desiderata du commerce sont plus complexes.
La construction du chemin de fer du Cameroun, celle du chemin de fer de Brazzaville à la côte, qui sont activement poussées l’une et l’autre, permettent à cet égard d’heureux espoirs. Je rappelle toutefois qu’aussi longtemps qu’une solution commercialement pratique n’aura pas été entièrement réalisée, l’exploitation du Tchad, malgré toute la bonne volonté de l’administration locale, restera à peu près impossible, et que c’est à l’Angleterre, maîtresse des meilleures voies, que profitera surtout la faible activité qu’y entretient la courageuse persévérance de nos rares colons.
Il faut citer pourtant, parmi les produits que le Tchad exporte dans les difficiles conditions actuelles, le bétail sur pied, les peaux, l’ivoire, les cornes de rhinocéros, quelques plumes, un peu de coton ; parmi ceux qu’il importe, des étoffes, des conserves, des verroteries, des ustensiles de cuisine, de la parfumerie, de la verrerie, des vins et spiritueux, du sucre, du tabac, des kolas, du thé, etc.
Je mentionnerai enfin, puisque je parle du commerce, le mouvement de colportage très actif alimenté, dans la colonie même, par l’activité incessante des petits marchands, principalement Bornouans ou Haoussas — comme au Cameroun — qui en sillonnent les routes dans toutes les directions.
On en rencontre couramment, conduisant de petites troupes de bœufs ou d’ânes. Ces animaux sont employés pour le transport des marchandises ou des bagages, sauf dans l’extrême-sud, où il faut recourir aux porteurs, parce que la tsé-tsé tue les animaux domestiques, et dans l’extrême-nord, où il faut prendre des chameaux. Quant aux voyageurs eux-mêmes, les Européens tout au moins, et d’ailleurs bon nombre d’indigènes, se servent de chevaux, excepté dans ces deux régions.
Je ne saurais terminer cet exposé rapide sans adresser le plus déférent des hommages aux explorateurs de la contrée que je viens de décrire sommairement : Oudney, Denham, Clapperton, Barth, Vogel, Monteil, furent les premiers d’entre eux.
Nombreux sont les Français qui visitèrent et étudièrent encore cette partie si intéressante de l’Afrique. Parmi ceux dont j’ai consulté les travaux avec fruit à l’occasion de mon voyage, je citerai les noms de Lenfant, Gentil, de Béhagle, Lancrenon, Faure, Moll, Auguste Chevallier, Largeau, Périquet, Bastet, Bruel[7], Carbou, Derendinger, Delingette, Audoin, Tilho, Foureau, Lamy. Cette énumération est bien loin de constituer la liste complète des hommes de qui le dévouement, le patriotisme et le courage assurèrent dans l’Afrique centrale le prestige du drapeau français, et je m’incline ici, modeste voyageur, avec autant de respect que de gratitude, devant les grands coloniaux qui ont écrit là — souvent avec leur sang — l’une des pages les plus glorieuses de notre histoire nationale.
Lorsque j’arrivai à Fort-Lamy, M. Lavit était parti, comme je l’ai dit, non sans avoir laissé à mon sujet des instructions qui m’apportaient un nouveau témoignage de son intérêt pour ma mission et de sa délicate courtoisie à mon endroit. M. Reste, le gouverneur intérimaire, était en route pour rejoindre son poste. Reçu très amicalement, j’ai eu le plaisir de m’entretenir souvent, au cours de mon séjour, avec le colonel Thiry, commandant le régiment de tirailleurs réparti dans les divers postes de la colonie, avec M. Léon Mathey, l’un des plus anciens colons du Tchad, actuellement à la tête d’une importante firme commerciale à laquelle il consacre l’initiative et l’activité qui lui sont propres, avec M. Sieutat Lacaze, chef du cabinet du gouverneur, ainsi qu’avec MM. les administrateurs Montchamp et Devallée, le commandant Reymond, et les principaux Européens de la localité.
Mon temps s’est partagé entre l’agréable et l’utile : réceptions pleines de cordialité, dont les aimables hôtes que je viens de nommer ont bien voulu me ménager le plaisir ; envoi d’une lettre, en guise de ballon d’essai, à Koufra. Je l’adresse impersonnellement au chef de l’oasis, à qui je fais part de mon désir de lui rendre visite. Je lui demande de me faire parvenir un sauf-conduit à Abéché, capitale du Ouadaï, où je serai, lui dis-je, au milieu de juillet. Faute d’avoir reçu celui-ci pour le 15 septembre, dernière limite, je conclurai à une décision négative de sa part, et je m’abstiendrai. Je précise la nature de ma démarche en ajoutant que je ne suis qu’un voyageur ami de l’Islam et curieux d’inconnu, et non un envoyé du gouvernement français. Je prends aussi l’avis de Doud Mourrah, qu’on soupçonne d’avoir encore des intelligences avec les Senoussia. Doud Mourrah me déconseille nettement l’entreprise.
Qui vivra verra.
J’apprends, à cette occasion, qu’une mission égyptienne, venue du Caire, serait actuellement à Koufra, et qu’elle se prépare à continuer sa route à travers le désert de Libye ; la nouvelle m’est peu agréable. Si cette mission est composée uniquement d’Égyptiens, peu m’importe ; je n’étais pas né que des Musulmans parcouraient déjà la contrée, et que les plus cultivés d’entre eux y recueillaient des observations pittoresques ou intéressantes ; plusieurs ouvrages, dont nous possédons des traductions, en témoignent. Mais il est fort à craindre pour moi qu’un Européen, un Anglais peut-être, n’ait trouvé le moyen de s’adjoindre à ces voyageurs ; dans ce cas, je risquerais d’être devancé sur le secteur Sarra-Koufra, le plus important de mon itinéraire.
Ce n’est que longtemps après, à Koufra même, que je devais être tiré d’inquiétude[8].
Mes occupations à Fort-Lamy se sont complétées par divers achats de matériel et de provisions. Quelques changements se sont produits dans mon personnel. J’ai remplacé Somanakandji, le « marmata », trop paresseux. Mon boy Ahmed, qui m’attendait ici, est venu reprendre sa place à mon arrivée ; Denis, oublieux de sa jeune fiancée de Léré, a épousé une robuste ouadaïenne du nom de Faadmé.
Il avait hésité jusqu’au dernier moment entre deux candidates à sa main. L’autre était une femme du Batha, à la bouche massacrée selon la mode de son pays d’origine : les lèvres et toute la peau qui les entoure, sur une largeur de un à deux centimètres, ont été criblées de trous à l’aide d’une épine enduite d’une forte teinture noire ; cela fait, au milieu du visage moins sombre, une sorte de mufle d’un noir franc, boursouflé, et percé d’alvéoles multiples comme la face intérieure de certains champignons. Résistant, finalement, à cette séduction, il s’était décidé pour la première, dont la vigueur devait lui assurer, en route, une aide plus efficace.
Je compte employer le temps qui me sépare du 15 juillet à aller chasser dans le sud. Je remonterai ensuite vers Abéché afin de m’y trouver à la date que j’ai fixée au chef de Koufra. Le permis que j’ai obtenu m’autorise à tuer — si je puis — en dehors du gibier banal, 6 éléphants, 6 rhinocéros et 6 girafes.
Ces trois espèces sont protégées, en territoire français, par des règlements spéciaux. Les girafes m’intéressent peu, quoique cet animal, par sa taille, soit, après l’éléphant, le plus indiqué pour ma faible adresse ; mais il est doux, inoffensif, et sa chasse, au point de vue sportif, se range dans une catégorie très inférieure à celle des précédentes.
Je me suis assuré déjà le concours de mon vieux chasseur Paki, actuellement à Fort-Archambault, qui va venir à ma rencontre, à Miltou. Je vais remonter le Chari jusque-là, afin de rencontrer M. Reste, qui arrive et a pris cette voie. Puis, selon les renseignements que me donnera Paki, je gagnerai Kiya Bé par terre, directement, ou je continuerai jusqu’à Fort-Archambault.
Mon séjour à Fort-Lamy s’est prolongé jusqu’au 24 avril. Ce jour-là, je me suis embarqué avec une partie de ma petite troupe sur une baleinière de trois tonnes. Des seccos, fixés solidement sur une armature de bois, en abritaient la partie centrale, me rappelant, en beaucoup plus grand et plus confortable, mon embarcation du Logone. J’ai pris en outre une pirogue sur laquelle se tiendront Denis et sa femme ; nous serions trop à l’étroit autrement.
Le Chari, en cette saison, où il n’occupe que son lit mineur, atteint couramment, et dépasse parfois, 3 et 400 mètres de largeur. Les bancs de sable y sont plus nombreux et d’un aspect plus varié que sur le Logone. L’ensemble est à la fois plus pittoresque et plus riant.
Le premier jour nous ne faisons qu’une petite étape car nous sommes partis tard. Mais nous marchons bien. Mon équipe — un capitat ou chef, huit hommes — divisée en deux parties dont l’une se tient debout sur l’avant, l’autre sur l’arrière, manœuvre vigoureusement ses perches ; lorsque, parfois, le fleuve devient plus profond, chacun s’accroupit, saisit une pagaie, et frappe l’eau à grands coups bruyants. Pélicans, marabouts, canards, grues couronnées, tous les hôtes habituels des rives se montrent dès le début ; quelques tsé-tsé feront demain leur odieuse apparition. Nous nous arrêtons vers 4 heures sur un magnifique banc de sable, car en cette saison où les tornades sont encore exceptionnelles c’est le meilleur et le plus agréable des campements. J’y relève des empreintes d’antilopes toutes fraîches, des traces de panthères, et deux pistes de lions, datant de plusieurs jours. Le fleuve, à cet endroit, comme en maint autre, du reste, s’étale sur une large surface et se divise en plusieurs branches. Je tire inutilement deux crocodiles paresseusement allongés sur la rive. Ils sont sans vase, très propres ; on voit leur dos gris et luisant, leur tête plus claire, leur ventre blanc. Un troisième, à ma balle, se jette à l’eau comme les premiers, mais quelque chose reste sur le sable et se débat avec force. Somali part en courant. Il y a 150 mètres à peine. Je le rejoins vite, et nous en découvrons un autre, long d’un mètre au plus, qui était à côté du grand et de qui, sans le voir, j’ai traversé la gorge. Nous le rapportons. Bientôt il se remet un peu, et retrouve assez de vigueur et de tempérament pour courir, la gueule ouverte, en soufflant avec fureur, vers quiconque fait mine de le toucher. On l’achève, les hommes le mangeront. La ration allouée aux pagayeurs est minime, et chaque voyageur se préoccupe de la compléter en chassant.
Je voudrais toutefois leur donner mieux, et je cherche une seconde victime. Nous entrons dans l’eau, qui semble peu profonde, et guidés par les taches claires qui nous révèlent les bas-fonds, nous arrivons, par une espèce de gué sinueux qui nous fait faire plus d’un demi-kilomètre, sur l’autre rive, où nous poursuivons vainement nos investigations. Je me rabats sur une bande de pélicans posés ; j’en blesse un, qui reste là, seul, après l’envol général.
La pauvre bête, dont l’aile brisée montre une grande tache de sang, se met à l’eau pour s’enfuir. Deux vautours arrivent, tournent au-dessus d’elle ; trois autres bientôt, puis deux encore ; ils guettent la fin de son agonie. Je vois de loin, penché vers le fleuve, son long bec en cône, que termine un crâne nu et arrondi ; son cou grêle et pitoyable, sa silhouette grave et ridicule. Je me reproche la souffrance de cet être sans défense ; je me demande si ma balle aggrave ou atténue pour lui le fardeau du lourd tribut qu’un jour, comme toutes les créatures, il aurait, même sans moi, payé à la mort. Comment se termine la vie des animaux sauvages ? Ils souffrent sans doute, et sans doute complètement passifs ; mais plus heureux que l’homme, ils ne pensent pas ou, même s’ils pensent, c’est trop confusément pour percevoir l’amertume du départ.
Combien de poissons, d’ailleurs, et tout aussi innocents que lui, un pélican sain et de bon appétit ne dévore-t-il pas en quelques heures ?
Il peut le faire, ici, sans risquer de dépeupler le fleuve. Il y en a une quantité incroyable. Leur présence se révèle à tous moments par des sauts bruyants. Aussi, me disait Somali tout à l’heure, pendant qu’il me promenait dans l’eau, les crocodiles sont-ils rassasiés dans ces parages ; pourvu qu’on fasse un peu de bruit en marchant, ils ne s’approchent pas. L’homme inspire de la crainte à presque tous les animaux. Il leur faut, pour la vaincre, l’intervention d’une faim pressante, d’une violente irritation, ou d’un inéluctable péril.
Mes noirs sont entrés dans le fleuve, et maintenant, sur la rive, selon le rite musulman, ils tranchent la gorge de ma victime.
La baleinière rejoint et accoste tout près de moi, après un assez long détour que le manque de fond lui impose. On installe, à quelques mètres de l’eau, sur un sable fin, uni et blanc, ma petite table, ma chaise. La nuit vient. La lune se lève et répand sur nous une intense clarté. A quelque distance, quatre feux pétillent et brillent, allumés par mes hommes. Le bois qu’ils ont ramassé aujourd’hui est imprégné de résines aromatiques. Sa fumée m’arrive chargée d’un léger parfum. Je vais procéder à ma toilette un peu à l’écart. Denis m’apporte, pour dîner, un filet de pélican dont il a su tirer un excellent parti.
La nuit est enfin froide et reposante. Depuis Ngaoundéré, je n’en ai pas connu de semblable. Même à Fort-Lamy, la température nocturne, bien que moins élevée qu’au cours de nos étapes précédentes, était relativement pénible.
La journée du lendemain s’écoule de même, facile et sans incidents. Je tue une antilope et un marabout pour les pagayeurs. Mais je fais à cette occasion le compte de mes cartouches et je m’aperçois que j’en ai été un peu prodigue. Il va falloir me rationner. Je tiens à en conserver une large provision pour mes chasses prochaines, plus sérieuses, et je fixe à trois, jusqu’à Miltou au moins, ma dépense quotidienne. Je n’en ai emporté que six cents. Ce n’est pas assez.
Cette excellente résolution ne m’empêche pas, du reste, d’entamer le soir même ma réserve du lendemain. Comme nous arrivons à un banc de sable dont j’ai fait choix pour camper, nous distinguons, sur le bord, à 50 mètres l’un de l’autre, deux crocodiles d’au moins 3 mètres, qui semblent dormir. En hâte, je prends mon fusil. Pendant que j’enjambe les cantines dont le fond de la baleinière est encombré, l’un d’eux, le plus proche, nous entend. Il se lève sur ses pattes, et, en deux pas, il est au fleuve.
Je fais arrêter, je vise l’autre. Il se met en mouvement aussi pour disparaître, et je me hâte de tirer. Ma balle le bouscule, l’arrête. Nous croyons tous qu’il va rester sur place, nous sautons dans l’eau, nous courons. Il fait un suprême effort, et bien qu’il semble avoir l’épine dorsale brisée, il se traîne sur le sable et plonge aussi. Le voici, arrêté sur un bas-fond. Il est à quelques mètres. Personne n’ose approcher. De leurs perches, les pagayeurs le frappent, pendant que je recharge mon fusil, où je n’avais mis qu’une cartouche. C’est trop tard, il s’est éloigné.
Il se montre plusieurs fois encore. Sa tête, son échine, affleurent tour à tour. Sa mort est sûrement prochaine, mais désormais il est perdu pour nous, le courant emportera son corps. Ses empreintes, à terre, sont étonnamment nettes : cinq larges doigts à griffes — quatre seulement aux pattes de derrière — une longue paume couverte d’écailles dont le fin réseau s’est imprimé avec précision sur le sable humide.
La nuit nous apporte à nouveau une réconfortante fraîcheur. En revanche, la chaleur du soleil reste véritablement accablante, et le jour suivant elle devient si forte que les indigènes même en sont incommodés. La femme de Denis, qui est sur la pirogue, sans abri, me fait demander la permission de venir se réfugier sur la baleinière. Seuls les pagayeurs sont stoïques. Debout sur le fer brûlant des compartiments pontés qui, à l’avant et à l’arrière, forment plate-forme, la tête nue et rasée sous ce rayonnement de fournaise, ils répètent inlassablement, dix heures par jour, leur geste. J’observe ceux qui sont devant moi. Ils ont près d’eux une petite calebasse de mil cuit. De temps à autre, l’un se baisse, y plonge l’extrémité de sa main, en ramène la valeur d’une cuillerée et porte l’aliment à sa bouche ; puis, se baissant à nouveau, il rejette avec soin dans la calebasse les quelques grains qui adhèrent à ses doigts humides ; et c’est le tour d’un autre.
S’ils me demandaient à s’arrêter, j’acquiescerais tout de suite, et je souhaiterais presque qu’ils me le demandent. Mais ils ne donnent aucun signe de fatigue. Ils causent gaiement, et c’est à peine si, sur leurs torses noirs et polis, je vois, de temps à autre, une légère et passagère moiteur.
Pourtant, ce ne sont pas des athlètes. Grands, maigres, mal faits, ils montrent de pauvres anatomies. Les matériaux dont la race noire est faite ont, sur ceux qui président à la construction de nos chétives personnes, une supériorité de qualité musculaire qui se révèle ici tous les jours.
Le banc de sable où nous couchons le soir est entouré d’une région particulièrement peuplée en animaux. Nous dérangeons, en arrivant, sept crocodiles ; et la nuit est à peine tombée que j’entends à quelques centaines de mètres un hippopotame qui clapote lourdement dans l’eau, puis monte sur la berge en poussant son cri sauvage, ce pendant qu’un peu plus loin de petits grondements brefs et comme irrités me révèlent la présence d’un fauve.
J’ai l’habitude, ici, de faire monter mon lit à une centaine de mètres du campement, pour mieux jouir de l’admirable solitude de ces contrées si particulières, et Somali, qui pense à tout, m’apporte mon fusil et quelques cartouches ; la lune du rhamadan nous inonde de sa pâle lumière, et si, curieux, l’un des hôtes de la rive venait à se risquer trop près de moi, ce pourrait être l’occasion d’une balle bien placée.
Le village de Mousgoum, que nous rencontrons le lendemain, se montre peu hospitalier. J’ai besoin de mil pour mon personnel et je ne puis me ravitailler que là. Comme les cases sont à plusieurs centaines de mètres du fleuve, qu’il est midi, et que je suis un peu fiévreux, je charge Denis d’aller en acheter. Au bout d’une heure impatienté de sa longue absence pour une chose aussi simple, je lui dépêche Ahmed pour lui dire de revenir immédiatement. Il arrive les mains vides, accompagné d’un indigène, qui déclare remplacer le chef du village, absent.
— Il n’y a pas de mil, dit ce dernier.
Denis, lui, soutient qu’il y en a. Cela ne peut, d’ailleurs, faire aucun doute. C’est le fond de la nourriture de ces gens. C’est un peu comme si une ville française déclarait qu’elle n’a ni blé, ni farine, ni pain.
Je me décide à me lever. Je me dirige vers Mousgoum. La demeure du chef est la première, j’y entre. Des greniers frappent ma vue dès l’abord.
— Il n’y a pas de mil ? dis-je à l’homme.
— Il y en a dans les greniers, répond-il, mais il n’est pas battu, et on ne peut pas l’utiliser ainsi.
Je constate. C’est vrai.
— Mais on en mange, dans le village ?
— Oui, mais on le bat à mesure, et on n’en bat que ce qu’il faut.
C’est encore vraisemblable.
Il y a chez le chef, outre les greniers, une vingtaine de cases.
— Alors, dans aucune de ces cases il n’y a de mil battu ?
— Dans aucune.
Je dis à Denis et au chef pagayeur de les visiter l’une après l’autre. A la troisième, on trouve une bourma pleine de grain, elle en contient plus de dix kilos.
Je retourne au menteur qu’entourent, intéressés, une douzaine de voisins.
— Tu manges, lui dis-je, et tu ne fais rien. Mes pagayeurs travaillent ; je veux qu’ils mangent aussi. On m’a trompé. Je ferai punir le village.
En attendant, un geste énergique achève de lui exprimer mon mécontentement.
Puis je lui demande la valeur du mil et je paie le prix, d’ailleurs normal, qu’il m’indique.
Alors, les figures changent. Tous sont contents, y compris celui que je viens de châtier. Ces gens ne sont ni cruels ni malfaisants. Au fond de leurs résistances, il y a presque toujours une crainte, rien d’autre. Ils nous savent forts, et de cette force, ils craignent confusément l’abus ; préventivement, ils prennent le maximum de précautions. Ceux-là avaient cru que je ne les paierais pas, et que j’exigerais sans doute, dans ces conditions, tout le mil dont je viendrais à apprendre l’existence. Il faut, pourtant, les traiter avec fermeté, autrement on n’obtiendrait rien : compter sur la conscience des êtres très primitifs est le plus souvent un leurre.
Maintenant, je demande deux hommes pour porter, en pirogue, un pli à M. Reste, dont je vais croiser la baleinière d’un jour à l’autre, et que je désire aviser par avance. On les trouve dans l’instant et je leur remets la lettre que j’ai préparée.
Je dis alors que puisqu’on a mis de l’empressement à me les fournir, j’oublie la mauvaise volonté du début, et que le village ne sera pas puni.
Cette nouvelle est accueillie avec des grognements qui témoignent de la plus haute satisfaction.
Ce sont de grands enfants.
Les pagayeurs ont suivi l’incident. L’un d’eux m’apporte, pour me remercier peut-être d’avoir assuré leur ration, un pauvre petit oiseau d’un beau vert émeraude, avec un bec noir effilé et des yeux grenat, auquel il a coupé les ailes. Il croit me faire plaisir.
Je me rembarque. Le soir et le lendemain matin, de longs vols de sauterelles passent sur le campement. Les dernières semblent incertaines de leur direction. Au milieu du fleuve, la colonne hésite, se masse, très bas, au point de me cacher l’eau, tourne à angle droit. Tout ce qui suit exécute le même crochet, à la même place.
Somali, qui a fait une partie de la route à pied depuis la veille, me donne l’idée de marcher aussi.
Mon premier essai est plein de pittoresque. Je tombe, dès le début, dans une bande d’antilopes et j’en tue deux : deux jours de viande. Je poursuis quelques instants une loutre qui, finalement, m’échappe. Enfin, je vois des traces d’éléphants, anciennes déjà, mais caractéristiques, néanmoins, du changement de région. Je m’arrête après deux heures pour attendre la baleinière que j’ai dépassée. Je suis fatigué. Des moustiques innombrables, qui sont entrés, je ne sais comment, sous ma moustiquaire, m’ont privé de sommeil une partie de la nuit.
Je pensais que la lettre que j’avais envoyée de Mousgoum à M. Reste était déjà entre ses mains, quand j’ai eu la surprise de trouver contre un banc de sable la pirogue qui devait la porter. Elle m’attendait là. Les piroguiers n’avaient pas pensé à emporter de provisions. Les villages riverains avaient refusé de leur donner à manger. Alors, ils s’étaient arrêtés. Je les ai payés et leur ai pris ma lettre pour la faire porter par d’autres. Je leur ai fait donner de la viande, et je leur ai dit que les hommes des villages n’avaient fait que les traiter comme on traitait chez eux les voyageurs. Ils n’ont pas eu l’air de comprendre. Ils ont pris leur argent, leur viande, et sont partis pour rentrer chez eux, sans que leur visage ait reflété de pensée.
Tous les indigènes, fort heureusement, ne sont pas ainsi. Les rives du Chari sont habitées par des païens particulièrement arriérés.
A mesure qu’on avance, le fleuve, d’abord large et banal, devient plus pittoresque. Les immenses bancs de sable, coupés de petites dépressions herbeuses, qui prolongent ses bords en maint endroit, alternent avec des bancs plus petits, encerclés par l’eau de toutes parts, qui divisent capricieusement son cours et en rompent la monotonie. Une végétation plus épaisse apparaît sur les rives basses. Souvent l’une de celles-ci se relève soudain, se couronne de grands arbres, et devient verticale et si lisse que la terre argileuse dont elle est faite évoque l’idée du mur d’un parc de vieux château, que dépasseraient les cimes des chênes.
Nous avançons avec lenteur, cherchant souvent le chenal, évitant, par de fréquents détours, les dépôts amassés devant les méandres convexes. Parfois aussi ce sont des creux subits, où les perches cessent de trouver le fond. On marche alors à la pagaie. Peu de rencontres, en revanche. Nous ne croisons guère plus de deux ou trois pirogues par jour.
Au pittoresque de la nature s’ajoute l’imprévu de la vie. Ce matin, à peine dans la baleinière, un parfum délicieux est arrivé jusqu’à moi. J’en ai cherché la provenance et j’ai constaté qu’il se dégageait de la caisse de cuisine. Cela sentait l’huile de géranium à vingt pas. J’ai questionné Denis, dont la noire personne répandait elle-même des senteurs de bouquet. Il m’a répondu, d’un air gai, qu’un flacon de ce précieux liquide, qu’il avait acheté à Tibati pour ajouter, à son élégance naturelle, la note d’un suprême raffinement, s’était cassé dans les provisions.
Que vais-je manger ces jours-ci, grands dieux !
La pêche m’est, à cet égard, une agréable ressource. Le chef pagayeur a justement acheté, pour dix francs, un vieux filet dans un des villages riverains. C’est une bande de 30 mètres de long sur 1 m. 20 de large, sur laquelle sont fixées, de distance en distance, des traverses de bois. Le soir, après le coucher du soleil, quand nous sommes campés, il le prend, avec ses hommes. Ils se déploient, entrent dans l’eau, vont aussi loin que le fond le leur permet sans perdre pied. Puis ils incurvent leur ligne de manière à former un arc de cercle et s’avancent ainsi, lentement, vers la rive, en râclant le fond. En moins d’une heure, ils rapportent généralement quatre ou cinq gros poissons de 50 à 60 centimètres de longueur, sans compter les petits. Je note, parmi les espèces représentées, des capitaines, des silures, d’autres encore que je ne connais pas, et un poisson électrique de couleur très claire, à petites taches foncées, très nettes, irrégulièrement disposées. Ces pêches, lorsqu’il y a clair de lune, comme en ce moment, sont divertissantes à suivre.
Je questionne Somali sur les mœurs des crocodiles. Je voudrais être nettement fixé. Sont-ils ou non dangereux ici ? Et sinon, pourquoi ? Certains le sont, me dit-il, mais certains seulement. Une circonstance fortuite les a fait manger de la chair humaine ; ils y ont pris goût, et ils la recherchent. Mais le cas est exceptionnel. Comme espèce, ils ne diffèrent pas des autres. Somali connaît fort bien, en général, tout ce qui touche à la brousse, à la chasse, et aux habitudes des animaux. Je n’ai pu contrôler toutefois l’exactitude de ses dires, et je les reproduis sans en garantir l’exactitude. Je croirais plus volontiers à l’existence d’espèces différentes, dont certaines seulement se nourriraient exclusivement de poissons.
Parfois, le ciel se couvre et nous essuyons un furieux coup de vent. Ce sont les perturbations atmosphériques de la saison des pluies qui s’esquissent. On veille alors avec soin, car l’abri disposé sur ma baleinière donne prise, et nous serions vite retournés. Mais nous sommes toujours avertis par la disposition des nuages d’abord, puis, au dernier moment, par des tourbillons de poussière qui s’élèvent au loin sur les rives, et nous gagnons promptement la berge. Les nuages de l’Est et de l’Est-Nord-Est constituent seuls une menace imminente.
Cette partie du trajet devait me valoir le plaisir de rencontrer M. Reste qui venait, comme je l’ai dit, pendant le congé de M. Lavit, exercer les fonctions de gouverneur, et de présenter mes respects à Mme Reste, qui l’accompagnait. Ils descendaient le Chari, que je remontais, et leur baleinière a croisé la mienne tandis qu’à terre je poursuivais une grande antilope blessée. On est venu me chercher en hâte. Ils m’ont accueilli avec la plus aimable bonne grâce et j’ai été ce jour-là leur hôte, à déjeuner, sur leur embarcation. Ma lettre, en revanche, n’était pas parvenue à M. Reste. Le porteur, ne le rencontrant pas aussitôt qu’il l’escomptait, avait dû se lasser.
Quelques jours avant d’atteindre le village de Bosso, j’ai commencé d’être incommodé chaque nuit par les moustiques comme je ne l’avais encore jamais été. Je couchais sur le sol, sans lit, parce qu’il me semblait que je pouvais mieux assurer ainsi le contact des bords de ma natte avec ma moustiquaire. Malgré les précautions les plus minutieuses, je ne pouvais me glisser sous celle-ci sans en entraîner une douzaine à ma suite, et, réveillé dans mon premier sommeil par des démangeaisons intolérables, car ils étaient en même temps d’une exceptionnelle virulence, je ne passais pas moins d’une heure et demie à deux heures, mon photophore[9] à la main, à les pourchasser sous ce vain refuge.
Les hommes se plaignaient, eux aussi, de ne pouvoir dormir. Nous aspirions tous à la fin de notre voyage. Durant le jour, en revanche, nous étions parfaitement tranquilles, et les tsé-tsé ne se montraient plus.
Peu à peu la navigation devenait plus difficile. La profondeur diminuait à mesure que nous remontions le fleuve. Il fallait faire de longs détours pour suivre les caprices du chenal. Le fond nous arrêtait souvent, d’un frottement doux qui faisait frein et nous immobilisait vite. Alors, les hommes sautaient à l’eau et l’embarcation, allégée, poussée par eux, gagnait une dépression voisine, où nous flottions de nouveau.
La végétation, autour de nous, prenait un caractère moins septentrional. Les palmiers deleb, par endroits, lançaient en nombre, vers le ciel, leurs tiges droites, surmontées d’un bouquet de feuilles, et les rives, dans les régions où leur élévation les mettait à l’abri des inondations annuelles, étaient couvertes d’une brousse assez épaisse d’où surgissaient de beaux arbres.
Enfin l’approche de la saison des pluies, après les coups de vent de la semaine précédente, nous valait maintenant des orages, qui n’étaient pas encore les grandes tornades, mais qui dépassaient déjà l’intensité de ceux que nous connaissons en France.
Le 3 mai nous avons atteint Bosso. C’est un grand village, fait de cases aux murs d’argile circulaires, surmontés d’un dôme de paille aplati. Il appartient au pays Baghirmi, qui occupe la rive droite du fleuve à la hauteur où nous étions. Comme dans beaucoup d’agglomérations indigènes, des seccos entourent les groupes de cases dont chacun forme une demeure. Les intervalles que ces seccos laissent entre eux sont les rues. Parfois larges, ils se resserrent souvent aussi de telle manière que je suis forcé de m’effacer pour ne pas frôler à la fois deux clôtures de mes deux épaules. Le tracé des voies de circulation ne paraît pas être intervenu dans les préoccupations des constructeurs. Au lieu que dans une ville moderne la ligne des rues commande la disposition des maisons, nulle conception de cet ordre ne se manifeste ici.
Il y a à Bosso un poste télégraphique, tenu par un noir. J’y trouve également un sergent télégraphiste en tournée. Il est, quand j’arrive, en train de surveiller le travail de quatre hommes du village qui finissent une grande pirogue, déjà creusée dans le tronc d’un arbre de l’espèce appelée mouraï. Il a acheté celle-ci à Miltou, un peu plus loin ; le prix en est de 250 francs ; il vient la faire achever ici, car les habitants de Bosso sont réputés pour leur habileté dans ce genre de fabrication ; les bords, qu’ils façonnent en ce moment avec une sorte de hache, sont aussi lisses que s’ils avaient été rabotés.
Nous essuyons le lendemain, comme nous venons de nous remettre en route, la première vraie tornade de la saison. Elle n’est pas spécialement forte, mais bien caractérisée. Vent furieux, tonnerre, pluie violente. Nous n’avons même pas besoin de nous diriger vers la rive, l’ouragan nous y pousse en un instant. Cette fureur se calme vite, et nous repartons ; il y a, à cent mètres devant nous, une nappe d’eau où le fleuve s’étale sur cinq ou six cents mètres de largeur. Nous y sommes à peine entrés que le vent s’élève encore et nous secoue fortement, menaçant de retourner la baleinière dont mon abri de nattes, alourdi par la pluie, élève le centre de gravité. Je ne veux pas m’aventurer dans ces conditions, et je dis au capitat d’accoster de nouveau. Il m’objecte qu’il n’y a plus rien à craindre étant donnée la direction du vent et qu’on peut marcher. Je me borne à renouveler mon ordre, et nous voici, une fois de plus, arrêtés. Moins d’une minute plus tard, tout le monde se félicitait de ma décision, devant la violence avec laquelle l’orage se déchaînait. Nous aurions sûrement chaviré.
En Europe, il y a chez le spécialiste un jugement, un raisonnement, et souvent une conscience professionnelle qui font qu’on peut d’ordinaire, en un cas difficile, s’en remettre presque aveuglément à son avis ; si l’on vient à se trouver à bord d’une barque de pêcheurs, en mer par gros temps, il est parfaitement inopportun de prétendre donner des conseils. Trop de confiance serait dangereux ici. J’ai fait une première expérience de cet ordre, en 1921, sur le lac Tchad, où mon équipe, toute d’insulaires du lac pourtant, a manœuvré, devant une tempête qui nous a mis sérieusement en péril[10], avec une déconcertante maladresse.
L’indigène est insouciant avant tout. Lorsque son effort est lié à la satisfaction d’un besoin impérieux, la faim, par exemple, sa virtuosité devient extrême : rien de plus habile qu’un chasseur noir. Mais les piroguiers du pays ne courent guère d’autre risque, à voir chavirer leur embarcation, que celui d’un bain. Aussi ne s’appliquent-ils pas à se perfectionner, et, dans un moment difficile, ils sont généralement inférieurs à la situation. La confiance de l’Européen dans ses auxiliaires indigènes ne doit jamais exclure le contrôle de sa raison.
Nous n’étions d’ailleurs pas exposés à nous noyer, la rive n’était pas loin ; en revanche, mes cantines, mes papiers, n’auraient été retirés que bien difficilement, en admettant qu’ils eussent pu l’être.
Peu de temps après, quand la pluie, diminuant, a cessé de borner le champ de ma vue, j’ai eu l’explication de l’optimisme du capitat. Il y avait, de l’autre côté de la nappe d’eau, un petit village. Il espérait arriver jusque-là, et aurait alors, au contraire, trouvé d’excellentes raisons de s’arrêter.
Je me suis fait déposer à terre vers quatre heures, avec Somali, pour essayer de tuer une antilope.
Nous avons marché longtemps sans en trouver à portée. Elles se montraient au loin par petites troupes, pour s’enfuir aussitôt. Pourtant la région était giboyeuse. C’était une petite brousse sèche, assez épaisse, épineuse, — trop épineuse, — où se mêlaient arbustes et beaux arbres, souvent espacés par de pittoresques clairières. Nous y avons relevé les traces d’un éléphant, vieilles d’un mois ; celles d’un lion, anciennes aussi ; des empreintes d’hyènes, récentes et nombreuses ; puis nous avons rencontré à deux reprises des cynocéphales qui, campés effrontément sur leurs quatre pattes vigoureuses, nous regardaient passer sans frayeur. Il y avait aussi des terriers profonds, que les fourmiliers percent.
Dans les parties les plus voisines du fleuve, les visites des hippopotames se révélaient aux larges dépressions, creusées de deux pointes plus marquées à la partie antérieure, que laissent leurs énormes pieds[11].
C’est vers cinq heures et demie seulement qu’une petite biche, tout d’un coup, nous est apparue, dans l’ombre d’un fourré, à distance raisonnable. Je l’ai tirée, quoique la voyant mal, et manquée. Elle est partie à fond de train, et d’un second coup heureux, où le hasard a été pour une large part, je l’ai abattue, le cœur traversé ; elle était de formes particulièrement élégantes, avec une robe d’un roux délicat, marquée d’une ligne noirâtre le long de l’épine dorsale, de raies blanches fines et nettes sur les côtes, et de taches blanches sur la partie postérieure du corps.
Nous avons, aussitôt après, songé à retrouver la baleinière, car le jour baissait. Somali a pris la petite bête sur son dos, nous nous sommes frayé, comme nous avons pu, un passage à travers les branches, et nous sommes arrivés dans une prairie située un peu en contrebas de la partie boisée que nous quittions. Nous n’avions plus qu’à la traverser pour atteindre la berge. La marche, d’ailleurs, était peu agréable. Le sol était couvert d’herbes longues et fortes que la tornade, sans doute, avait couchées. Il fallait littéralement stepper ; le pied, en se posant sur ces herbes, fermait chaque fois une sorte d’arceau qui constituait un piège pour l’autre pied.
Nous avons trouvé une rive à pic de plusieurs mètres de haut. Juste en face, un superbe banc de sable ; mais de baleinière, point, encore que la vue s’étendît assez loin. J’ai sifflé, Somali a appelé. L’attente n’était pas déplaisante, dans le calme de ce beau crépuscule, devant ce grand fleuve qui déroulait son cours tranquille à quelques mètres au-dessous de nos pieds, sur cette prairie verte et touffue que surmontait un peu plus loin, en terrasse, la brousse où nous avions cheminé.
La nuit est venue sans rien amener de nouveau. Nous avons pris la biche près de nous, car une hyène, à peu de distance, commençait à crier timidement. Nous répétions nos appels de temps à autre. Enfin, le bruit des perches glissant contre le bord de l’embarcation, puis la voix des hommes, sont venus jusqu’à nous. Mais ils étaient à plusieurs kilomètres et ne nous entendaient pas encore. L’eau porte au loin les sons qui naissent à sa surface. Nous étions, nous, trop au-dessus d’elle pour qu’elle nous servît de messagère.
On nous a accueillis avec des cris de satisfaction, car on craignait de nous avoir dépassés. Un incident, d’ailleurs dépourvu de gravité, s’était produit en mon absence : un hippopotame était à demi sorti du fleuve près de la pirogue et l’avait bousculée assez brutalement. La femme de Denis était tombée dans l’eau. Cela n’avait pas eu d’autre suite.
Nous avons traversé le Chari, pour camper en face, sur le sable nu. Il n’y avait pas de moustiques, justement. On a dépecé l’antilope. Ensuite les hommes ont pêché. Trois coups de filet leur ont suffi pour entasser de multiples captures : un seul spécimen curieux, tout petit, mais comme hérissé d’épines, et fort dangereux lorsqu’on s’en fait piquer, me dit-on. Pendant que je le regardais dans la nuit claire, Somali m’expliquait la manière dont on fait sécher le poisson.
— D’abord, on ôte le sable qui le couvre, puis on le coupe en tranches.
— On retire l’intérieur, avant ?
— Non. Blancs seulement tirer. Indigènes tout manger.
Grand bien leur fasse. Je n’insiste pas. La recette cesse de m’intéresser.
Il est tard lorsque je m’endors. Mais, sous ma moustiquaire que secouent des rafales, je goûte un sommeil calme et reposant. J’ai retrouvé depuis peu la sensation d’euphorie dont m’avait momentanément privé la rude chaleur du Cameroun. Les satisfactions du voyageur sont simples. Elles empruntent directement à la nature la plupart de leurs éléments. Telles quelles, elles sont incomparables.
Le jour suivant, Je chasse deux heures le matin, autant l’après-midi, sans rien rencontrer que de très petites antilopes. Je ne les tire pas, elles sont trop loin.
Une tornade nous inonde.
Le banc de sable où nous couchons est, de nouveau, infesté d’insectes. Je suis forcé de dîner dans ma moustiquaire, sur ma natte. La nuit, une hyène, dont les empreintes nous ont seules révélé la reconnaissance, est venue voir silencieusement, au milieu de notre campement même, s’il n’y avait pas quelque larcin à faire. C’est la vie de famille.
Je repars en chasse le matin de très bonne heure. Je prends une tortue amphibie, grosse comme les deux poings. Ses longues griffes, qui s’agitent volontiers d’une façon gênante, me décident bientôt à la relâcher. Peu après, comme je passe au pied d’un beau palmier deleb, une bruyante agitation se déclanche à la cime ; les feuilles remuent ; j’entends de multiples claquements. Je regarde ; je ne vois rien tout d’abord ; et c’est, soudain, l’envol d’une troupe de chauves-souris de la taille d’un gros pigeon. Elles étaient là, en attendant que revienne la nuit propice ; notre approche les a troublées. Elles tournent quelques instants, déployant leurs grandes ailes, puis elles reviennent les unes après les autres et s’accrochent de nouveau, rassurées. Un peu plus loin nous trouvons un petit abri formé de quelques feuilles de palmier que supportent, à un mètre du sol, des piquets rustiques ; dessous, un tas de cendres noirâtres ; près de ce tas, deux groupes de petits cônes gris, semblables à des pains de sucre grossiers ; c’est du sel de deleb, et voici l’atelier.
Comme nulle antilope ne paraît, je regagne la rive pour y attendre la baleinière. En face, sur le sable, sont de nombreux oiseaux ; dans le fleuve, laissant voir à fleur d’eau la face supérieure de leurs têtes, trois crocodiles. Beaucoup plus loin, c’est un hippopotame qui souffle.
Ceux-ci, décidément, abondent. Dans l’après-midi, nous en dépassons encore deux groupes d’une vingtaine qui viennent, à brefs intervalles, se montrer à la surface. Mais ils sont plus craintifs que ceux du Logone et n’émergent chaque fois que durant une ou deux secondes. Ma maladresse use inutilement vingt cartouches sur ces brèves apparitions, et je reste dépité ensuite de m’être laissé sottement entraîner à cette vaine dépense. La nuit, nous en entendons d’autres qui se battent à terre, avec des cris sauvages.
L’arrivée à Miltou, le lendemain, me ménageait une petite déception. Je comptais y trouver mes porteurs, et surtout Paki. Il n’y avait personne. C’est à Goré seulement, contrairement à ce que je croyais, que j’étais attendu : deux jours de baleinière encore.
Malgré ma hâte de me remettre en route, j’ai dû stationner quatre heures à Miltou. Il a fallu ce temps pour obtenir que le chef du village consentît à me faire apporter, contre argent, une bouteille de miel, dix œufs, trois poulets, et environ un kilogramme de farine de mil. Encore ai-je dû me rendre moi-même à sa case, le faire prendre et le faire garder près de mon embarcation jusqu’à ce que satisfaction m’eût été donnée.
Ces complications se répètent presque à chaque arrêt, depuis Mousgoum. Mais, même devant des faits de ce caractère, et tout en imposant, bien entendu, sa volonté, il ne faut pas se hâter de sévir durement. On s’exposerait à être injuste. La mentalité des indigènes n’est pas harmonique de la nôtre. Les déductions qui, vis-à-vis d’un Européen, nous conduiraient infailliblement à la vérité, risquent ici de nous mener droit à l’erreur.
Savoir ce qu’on veut, le vouloir avec froideur, avec fermeté, et n’avoir d’abord qu’un seul objectif : l’obtenir. Ensuite on punit si, pour l’exemple, il est nécessaire de punir ; mais de manière à frapper l’imagination plutôt que l’individu. Ces gens sont craintifs, bornés et rudes ; encore n’ont-ils pas de vraie méchanceté, et des circonstances atténuantes, qu’ils ne savent pas toujours plaider, — qu’ils n’osent pas toujours exposer — s’attachent le plus souvent aux fautes que nous avons à leur reprocher.
Surtout, pas de colère, pas d’excès, pas de concession instinctive au besoin de détendre ses nerfs. Certaines mesures de force ne sont, devant la conscience, que des actes de faiblesse. Au surplus, les Africains perçoivent, avec beaucoup de finesse, tout ce qu’il y a de vulgarité dans la véhémence, et se départir de son calme est le meilleur moyen de se déconsidérer à leurs yeux.