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Du Cameroun au Caire par le désert de Libye : $b chasses au Tchad

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Les cases curieuses que construisent les Massas, photographiées au village de Pous, sur le fleuve Logone.

(Page 110.)

Girafe abattue près de Motokaba, dans la région de l’Aouk.

A droite, Paki. A gauche, Somali.

(Page 168.)

En aucune circonstance, l’Européen ne doit oublier qu’il est à leur égard un chef, et que la possession d’une autorité se double de l’obligation de montrer, chaque fois qu’on l’exerce, les qualités qui la justifient.

Le jour qui suit notre passage à Miltou, la chasse m’offre dans la matinée deux belles occasions que je manque l’une et l’autre : un hippopotame absolument énorme, d’abord, dont la tête affleure, immobile, à cent mètres de moi ; je tire à loisir, de la baleinière, en visant la tempe ; je touche, mais trop bas ; il s’enfonce, et ne se montre plus. Je descends ensuite à terre avec Somali. La région s’affirme de plus en plus giboyeuse. Ce sont tout de suite des empreintes de girafes de la veille, puis des empreintes de buffle, mais plus anciennes ; une tornade, déjà, les a surpluées ; enfin, trois énormes sangliers, qui marchent en file : la mère, le petit, le chef de famille. Je tire ce dernier, il part au galop ; je le tire encore, il tombe net et reste par terre, se débattant désespérément. Je remets mon fusil à la bretelle et Somali, au pas gymnastique, se dirige vers lui pour lui ouvrir la gorge. C’est une coutume que j’ai adoptée, par souci d’hygiène, même pour les animaux comme celui-là, que ne mangent pas les Musulmans. Il arrive près de l’animal et prend tranquillement son couteau. Au même instant, le moribond se remet sur ses pattes, le charge incontinent avec vigueur et disparaît en un clin d’œil dans les broussailles, nous laissant stupéfaits et vexés. Nous l’avons vainement cherché pendant près d’une heure.

L’après-midi, je poursuis pendant dix minutes, sans réussir à les approcher, deux grandes antilopes grises qu’on appelle des katanbourou ; je tire un sanglier, mais de loin, et mal placé ; quoique visiblement atteint, il m’échappe aussi. Une autre antilope de belle taille — un tetel — qui, arrêtée entre deux arbres, me regarde avec curiosité, me donne moins de peine. Ma première balle l’atteint en plein poitrail et lui traverse le cœur. Elle tourne sur elle même, part au galop et disparaît. Mais Somali m’affirme qu’il vient de l’entendre tomber ; nous la trouvons bientôt, morte.

Au retour, nous en apercevons une beaucoup plus petite, de cette jolie espèce à robe rousse tachée de blanc que j’ai déjà rencontrée il y a quelques jours. Elle est couchée dans un endroit découvert et me laisse approcher à vingt mètres ; elle me regarde, mais elle ne bouge pas. Les hommes ont assez de viande, et je suis heureux de pouvoir épargner cette gracieuse petite bête. Je marche droit sur elle pour voir ce qu’elle fera. Ce n’est que lorsque je suis à dix mètres qu’elle se lève brusquement, fait deux grands bonds, et fuit.

Goré devait marquer la fin de notre navigation. J’ai fait encore, ce jour-là une partie de la route à pied. Nous avons vu des singes que j’ai dédaignés, et une troupe d’une vingtaine de katanbourous, dont j’ai tué l’un. Il y avait aussi de petites antilopes, de nombreuses traces de sangliers, des traces de lion. Celles-ci m’ont surpris par cette particularité que les griffes avaient marqué le sol. Les félins, qui ont des griffes rétractiles, les tiennent ordinairement rentrées. On m’a expliqué qu’ils les sortent légèrement, lorsque, sur un terrain glissant, après une pluie par exemple, elles peuvent contribuer à assurer la sûreté de leur marche.

A Goré m’attendaient le chef de la région, des porteurs, deux gardes. Mais de Paki, qui m’est indispensable pour commencer à chasser sérieusement, aucune nouvelle. Ce contretemps va m’obliger à me détourner de Kiya-bé et à passer par Fort-Archambault, où il est sans doute. D’ailleurs, ce n’est pas plus long, et j’y aurai plutôt avantage, en raison des facilités de ravitaillement que présente ce poste important.

Il n’y a en ce moment à Goré aucun chasseur indigène qui sache se servir d’un fusil ; mais on me signale à Nyo, ma prochaine étape, d’excellents pisteurs. Quant au gibier, la région, au sud de Nyo, abonde, me dit-on, en buffles et en rhinocéros. On trouvait autrefois des rhinocéros, également, entre Nyo et Goré ; les habitants y ont beaucoup chassé, et il n’y en a plus.

J’ai blessé l’après-midi deux sangliers, que je n’ai pas pris, et abattu un katanbourou.

Jusqu’ici, je n’ai chassé qu’au hasard des rencontres, encore que Somali déploie, dans la recherche des animaux, un flair remarquable. Je vais maintenant pénétrer dans la véritable région du grand gibier, et apporter plus de méthode, plus de prudence aussi, dans mes tentatives.


CHAPITRE II

FORT-ARCHAMBAULT. — LE BAHR AOUK ET KIYA-BÉ

Avant d’aborder la période de mon voyage qui commence à Nyo, c’est-à-dire à une trentaine de kilomètres au sud de Goré, et qui en constitue la partie purement cynégétique[12], je ne crois pas inutile de rappeler les armes dont je me sers.

Mon fusil habituel est un Lebel du modèle 1902, à chargeurs de trois cartouches, dit indo-chinois. Il y a mieux. Les carabines spéciales qu’on emploie souvent pour la chasse au grand gibier (éléphant, rhinocéros, girafe, buffle, fauves), doivent à leur gros calibre une précieuse supériorité : tout coup bien dirigé, c’est-à-dire dirigé sur une des parties que j’indiquerai en temps et lieu pour les espèces d’animaux que je connais, amène, sinon la mort instantanée, tout au moins la chute immédiate ; au lieu qu’avec un fusil Lebel, il est exceptionnel, à moins de coups très difficiles et par là hasardeux, qu’on obtienne ce résultat. L’animal blessé grièvement par une arme comme la mienne ne chargera généralement pas sur le coup, et c’est déjà un avantage très appréciable, mais il tentera de s’enfuir. Il faudra le poursuivre, le rejoindre et l’achever. La poursuite peut réserver des surprises, avec le buffle principalement ; et l’animal rejoint et acculé retrouvera souvent assez de force, dans sa terreur ou dans sa rage, pour renverser momentanément les rôles et mettre le chasseur en difficulté. Ce fusil, toutefois, m’a suffi jusqu’ici, et habitué que je suis à son emploi, je n’ai pas l’intention d’en changer. Il est d’un prix modique, robuste, léger, suffisamment précis et d’un fonctionnement très régulier.

J’ai un deuxième Lebel du même modèle ; Somali, que je n’ai jamais vu lâcher pied, et de qui je suis sûr à cet égard, le tient tout prêt derrière moi. Ce n’est qu’une arme de sûreté, pour le cas où la première viendrait à se bloquer, ce qui m’est arrivé plusieurs fois ; pour le cas aussi où j’aurais épuisé mes quatre premières cartouches (trois dans le chargeur, une dans le canon) et n’aurais pas le temps de recharger. Je complète en principe cet équipement, comme je l’ai dit à l’occasion de mon essai de chasse au gorille, par un pistolet automatique Colt du calibre de 11 m/m 25, à chargeur de sept cartouches, également de pure précaution, et que d’ailleurs, dans la pratique, je néglige bien souvent d’emporter.

J’ai commis cette fois la faute de ne pas essayer mes armes avant mon départ, et j’ai eu constamment, pour l’une d’elles, une correction à faire. Le tir doit être parfaitement juste à une distance d’environ cinquante mètres lorsqu’on veut chasser dans cette région. Dans les contrées tout à fait découvertes, il faut naturellement tirer de beaucoup plus loin.

Je décrirai, à mesure que j’y serai amené par les circonstances, ma manière de procéder dans les différents cas. J’y apporterai une minutie qui sera peut-être jugée excessive, mais qui aura du moins l’avantage d’assurer l’exactitude et la précision de mon récit.

Sans trouver dans ce dernier de véritables règles, que je n’ai pas l’autorité nécessaire pour formuler, ceux qui viendraient à me lire avant de pratiquer ce sport si intéressant pourront y puiser des renseignements empruntés à l’expérience, sur le gibier de la partie de l’Afrique que nous allons traverser. Il n’est pas inopportun de rappeler ici que les caractères des animaux et les conditions dans lesquelles on les aborde varient avec les pays. Il y a des régions de l’Afrique où les éléphants, par exemple, font preuve d’une extrême irritabilité, d’autres où ils sont très placides. Il est bien évident aussi que la chasse en montagne diffère de la chasse en plaine, et que la chasse en forêt n’est pas la chasse au Sahara.

J’avais laissé à Goré ma baleinière et ma pirogue. J’y avais trouvé un tippoy, 26 porteurs et 2 gardes, que le chef de la subdivision de Melfi, prévenu de mon passage, m’avait envoyés.

A défaut de Paki, j’ai emmené, en quittant Nyo, un chasseur indigène nommé Dakour. Je considérais ce début comme une sorte de mise en train, aussi n’ai-je pas jugé utile d’interrompre le cours de mes étapes. J’ai donc décidé de déjeuner à Niroum, à quinze kilomètres de Nyo, et de dîner à Farar, à quinze kilomètres plus loin ; j’ai mis tout mon monde en route, Denis, sa femme, Ahmed, les porteurs, les gardes, et je me suis engagé dans la brousse avec Somali, Dakour, et un homme pour servir d’agent de liaison et porter mon appareil photographique.

Le site, près de Nyo, est très favorable à la chasse : des bois d’épineux peu serrés, alternant avec des clairières parfois semées de grands arbres et avec de petites plaines à longues herbes. On voit devant soi et on peut en même temps se dissimuler. Mon objectif est le rhinocéros, car il n’y a pas d’éléphants ici, et, pour le buffle, je sais par expérience devoir rencontrer plus au sud une espèce dont les cornes sont sensiblement plus belles.

Ce n’est plus l’aimable promenade des jours précédents, où biches et sangliers venaient tour à tour s’offrir à mes balles. Nous négligeons les quelques antilopes que nous voyons, et marchons les yeux attachés au sol, cherchant et lisant les empreintes ; c’est la chasse âpre, silencieuse, méthodique, qui n’attend du hasard qu’un concours minimum.

Après une heure et demie, nous tombons en arrêt sur une piste de rhinocéros ; elle ne date que de quelques instants. Mais notre chance n’ira pas plus loin. Nous avons suivi l’animal, sans le voir, durant deux heures ; ensuite, comme nous nous étions arrêtés, cherchant les traces devenues soudain moins nettes, près d’une petite plaine, nous avons entendu, à cinquante mètres devant nous, un souffle fort, quelques piétinements lourds dans de hautes herbes violemment agitées, et nous avons compris que la bête, rejointe enfin, nous avait éventés et avait fui.

Il y avait deux ans que je n’avais approché un de ces grands animaux. J’ai retrouvé l’impression très particulière, un peu troublante, que donne à l’homme, chétif près d’eux, la plupart des manifestations de leur vie et de leur activité : le bruit de leur souffle, puissant et profond comme celui d’un soufflet de forge, celui de leur course, sourd et pesant, la vue de leur piste, lorsqu’ils ont dû se frayer un passage à travers la végétation ; l’intensité de l’odeur que certains — les buffles surtout — dégagent et laissent derrière eux dans l’air, ou sur le sol où ils se sont couchés.

L’être humain, habitué à vivre parmi des animaux dont le cheval et le bœuf sont les plus forts, se sent d’abord déconcerté par l’échelle à laquelle s’inscrivent pour ses sens les divers indices de leur récent passage ou de leur présence proche.

On s’y fait vite, du reste.

Désappointés, mais connaissant par expérience que les désappointements de ce genre ne sont que trop normaux en pareil cas, nous avons repris notre marche, tantôt rapide quand le sol meuble nous montrait des traces bien marquées, tantôt lente et hésitante, quand il devenait plus dur et qu’il fallait chercher. Après une heure, nous avons dû abandonner tout espoir. La bête ne cessait de marcher rapidement ; elle ne s’était pas arrêtée une seule fois.

Nous n’avions plus qu’à prendre le chemin du retour en nous dirigeant sur Niroum, ce que nous avons fait.

En route, comme nous nous préparions à traverser une large dépression verdoyante, Somali signale, au milieu de celle-ci, un troupeau d’une douzaine de gros animaux, qui, de loin, semblent être des buffles. Nous nous glissons à travers de petits épineux qui vont nous cacher à leurs yeux, et nous arrivons à 150 mètres. Ce ne sont que des kobas — espèce d’antilope — mais énormes. J’en tire un et je le blesse ; toute la troupe s’éloigne ; je ne la poursuis pas.

Il y a cinq heures maintenant que je marche sous le soleil et je n’ai qu’un très petit entraînement. Je suis las, et je cherche des yeux depuis un moment, avec cette impatience de l’arrivée que connaissent tous les voyageurs, les cases du village où m’attendent le repos, mon campement, mon confort. Voici, là-bas, entre les arbres, deux petites taches jaunes ; ne sont-ce pas leurs toits ? Elles sont ici toutes neuves, en paille très claire. Je baisse les yeux, je m’impose de cesser quelque temps de regarder, pour me ménager le plaisir de les voir nettement tout à coup, et m’en faire un peu la surprise. Mais ce n’était qu’un champ d’herbes sèches que me laissaient voir les intervalles des arbres, un très grand champ, et qu’il va falloir traverser. Une fois encore, un peu plus loin, j’ai une fausse espérance. Puis, enfin, j’ai bien vu : ce sont elles ; toute ma fatigue est oubliée.

A l’étape de l’après-midi, je marche deux heures. Le soir, je constate avec consternation que je suis fortement blessé aux pieds. J’ai voulu aller trop vite. Pourrai-je chasser demain ? Ici, la moindre écorchure peut amener de l’adénite, et ce sont alors plusieurs semaines d’immobilité forcée.

Je me fais porter, le lendemain matin, aussi près que possible du terrain de chasse. Ce qui me gêne le plus est une ampoule du diamètre d’une pièce de cinq francs, qui me prend tout le talon. Je n’ai pas mis de chaussettes, et je me suis abondamment enduit la peau de vaseline. Nous quittons la route après une demi-heure et je descends : en appuyant surtout sur la pointe du pied, cela va quand même. J’ai avec moi Somali, Dakour et deux hommes du village.

Au bout d’un instant, l’un de nos guides assure avoir entendu mugir des buffles, et quoique je sois là surtout pour les rhinocéros, je tirerai évidemment ce que je trouverai. Nous changeons donc de direction pour aller du côté d’où vient ce bruit de bon augure. D’empreintes, aucune.

Nous atteignons une petite mare entourée d’arbres, déserte. C’est là, me disent les indigènes, qu’ils viennent boire ; mais aujourd’hui, ils ont fini. Je le vois bien. Je donne l’ordre de rentrer.

Nous voyons, au retour, une empreinte de rhinocéros. Elle est du matin, affirme Dakour ; d’hier, dit Somali, qui prouve, en imprimant son doigt à côté d’elle, et en comparant l’aspect des deux traces, qu’il a raison.

Puis, un troupeau d’une vingtaine de katanbourous passe devant nous, à 100 mètres. Je tire. Toute la bande, au trot, disparaît entre les arbres. Nous allons voir le point où elle s’y est enfoncée. Comme nous en sommes tout près, un souffle fort, bref, précipité, venant des broussailles, nous arrête net, en alerte. Je complète l’approvisionnement de mon fusil, et nous approchons, pas à pas.

Un bruit, un corps au pelage foncé qui se lève, part au galop, et disparaît : c’est seulement l’un des katanbourous de tout à l’heure ; il a le museau plein de sang ; la terre, à l’endroit qu’il quitte, en est arrosée ; ma balle l’a touché aux poumons.

Nous prenons la piste, facile à suivre ; et, après deux minutes à peine, nous le trouvons mort, sous un arbuste, où il est allé cacher les derniers instants de sa courte agonie.

J’arrive bientôt au campement, que je voudrais quitter à trois heures. Mais il est impossible d’avoir un renseignement précis sur la distance qui nous sépare du prochain village. Je m’épuise à poser successivement à Dakour, au chef, à un guide que le chef de la région m’a donné, à mes gardes, la question traditionnelle : « Si nous partons quand le soleil sera ainsi, où sera-t-il quand nous arriverons ? » les temps de marche qu’on m’indique varient du simple au double. Je finis par me résigner à ne reprendre la route que le lendemain matin. Comme elle suit le fleuve, je louerai pour moi une pirogue afin de ménager mes pieds et de pouvoir, l’après-midi, chasser un peu.

Je suis reparti à l’aube. La pirogue n’était pas très confortable. Nous étions en marche depuis un quart d’heure lorsque l’eau commença à sourdre à travers la natte sur laquelle j’étais étendu. Somali, que j’avais pris avec moi, s’est employé à la rejeter par-dessus bord à l’aide d’une calebasse, et nous avons marché sans incident jusqu’à un point où il a été possible, avec un peu d’argile prise sur la rive, et un morceau de bois, de pratiquer une réparation de fortune. Ces pirogues sont d’un seul tenant, creusées dans un tronc d’arbre, mais recousues souvent, en maint endroit, avec des liens pour le passage desquels on pratique préalablement une série de trous. On y met même des pièces. Pour assurer l’étanchéité, on place alors, sur la section, un faisceau de paille qu’on prend et serre dans la couture. Mon étape s’est passée sans autre incident que la prise d’un assez gros poisson qu’un de nos deux pagayeurs, celui de tête, a harponné, fort adroitement, d’un coup de sagaie.

Le paysage, ici, se modifie légèrement. Nous venons de laisser derrière nous, sur la rive gauche — que nous avons, puisque nous remontons le courant, à notre droite — la ligne longue et basse des hauteurs boisées de Niellim. Le fleuve devient plus étroit, plus herbeux. Des semis de rochers, d’ordinaire arrondis, s’y montrent.

A Coign, où nous arrivons à quatre heures — c’est aujourd’hui, depuis Yaoundé, mon 2.000e kilomètre — je me renseigne sur la faune du lieu. Buffles et girafes abondent, me répond-on ; mais les gens qui passent — fonctionnaires, officiers, quelques commerçants — tirent des coups de fusil nombreux qui éloignent le gibier de la rive ; les chances d’en rencontrer sont faibles.

Je m’abstiens.

Je ne trouverai à Coign, en fait d’animaux, que des insectes de un à deux centimètres de longueur, d’un si beau rouge et d’un si bel éclat qu’on les croirait découpés dans une pièce de velours cramoisi. Ils sont d’ailleurs communs ici.

Je n’ai vu le chef de Coign que le lendemain matin. Il était absent quand je suis arrivé. On m’avait dit que c’est tout près de là qu’Hubert Latham a trouvé la mort en chassant, et je tenais, si c’était possible, à faire une pieuse visite au lieu de l’accident.

Je n’étais pas des familiers de Latham, les circonstances ne nous ayant pas rapprochés assez souvent pour cela. Mais j’avais une sincère admiration pour sa remarquable bravoure, en même temps que pour son exceptionnelle maîtrise d’aviateur. Je l’avais rencontré à Mourmelon au début de 1910. J’y subissais les épreuves du brevet de pilote. Lui, déjà célèbre, venait parfois y faire quelques vols ; j’appréhendais de le trouver un peu grisé par ses succès ; il s’est montré au contraire, très affable, très gentleman, tout disposé à aider de ses conseils les débutants qui, comme moi, ambitionnaient d’en recevoir de lui. Je lui ai gardé un souvenir reconnaissant de la bonne grâce avec laquelle, durant toute une soirée que nous passâmes ensemble, il répondit aux multiples questions que mon ami le regretté capitaine Dickson et moi-même lui posions les unes après les autres.

Le chef est venu à sept heures ; mais dès le lever du jour, un des plus anciens habitants du village, instruit de mon désir, s’était offert à m’accompagner. Il n’y avait guère qu’un kilomètre à faire. A travers une plaine sèche, semée de nombreux arbustes et légèrement broussailleuse par endroits, nous sommes arrivés au pied d’un assez gros rocher aux pentes verdoyantes qui domine une dépression large et peu accusée, le bahr Kéré. A droite du rocher, une petite place nue d’une quinzaine de mètres de diamètre, circonscrite par un mince rideau de végétation. Devant, dans la dépression, à trente mètres, quelques mares, perdues dans l’herbe demeurée épaisse et verte à cet endroit. Près de ces mares se trouvait le buffle.

Hubert Latham, venant de Fort-Archambault, descendait le fleuve sur une embarcation. A l’embouchure du bahr, réputé giboyeux, il accosta, vit l’animal, et, faisant un long détour pour n’être pas aperçu, il gagna la place nue que je viens de dire ; de là, dissimulé, il tira et toucha au ventre.

Le buffle prit la fuite, passa derrière Latham et s’arrêta, à quelque distance, sous un arbre. Le chasseur le suivit, le rejoignit, et lui brisa cette fois une jambe de derrière au-dessous du jarret.

Le buffle de qui on a brisé une jambe de devant au-dessus du genou marche lourdement, mais assez bien, sur les trois pattes qui lui restent ; au-dessous du genou, il croise la jambe brisée sur l’autre, l’appuie de la sorte, et peut courir. La fracture de la jambe de derrière au-dessus du jarret l’arrête et, souvent, le jette à terre ; plus bas, elle lui laisse encore une certaine mobilité : il se déplace en s’aidant de la partie indemne. Celui qu’attaquait Latham s’enfuit encore une fois, quoique avec peine, et se réfugia sous un autre arbre, très proche, où il s’affaissa. C’est alors que Latham s’approcha de lui à quelques mètres, avec sa hardiesse habituelle, afin de l’achever.

L’animal rassembla ses dernières forces et, brusquement, chargea. Latham épaula rapidement et tira presque à bout portant. Son fusil éclata, et dans l’instant, la bête furieuse se trouva sur lui. Il avait avec lui trois indigènes, mais sans fusil, qui ne purent le dégager.

Le buffle fut tué peu après par les habitants du village. Tel est le récit que me fit mon compagnon. Il m’a donné une impression d’exactitude. Le chef, qui est arrivé sur ces entrefaites, me l’a confirmé de point en point.

J’ai pris des photographies des trois endroits. Une pyramide de pierre doit s’élever aujourd’hui sur le lieu de l’accident. L’administration avait fait construire un petit monument de briques à l’embouchure du bahr Kéré, mais les crues annuelles n’en ont rien laissé.

L’étape, assez longue, qui m’a conduit ensuite à Mairoum, a été banale ; j’ai aperçu, comme presque chaque jour, des hippopotames, dont certains, émergeant cette fois jusqu’au tiers du corps, se chauffaient le dos au soleil ; plusieurs crocodiles, des biches qui venaient boire, de nombreux oiseaux, et une petite tortue d’eau aux yeux vifs et au museau allongé, que les piroguiers ont prise et qui, lorsqu’elle atteint son entier développement est, paraît-il, agressive, et redoutée des indigènes.

J’ai aperçu devant moi, durant quelques minutes, la baleinière d’un jeune officier qui allait, lui aussi, à Fort-Archambault, mais je n’ai pas cherché à le rejoindre. Nous nous étions rencontrés hier déjà et j’avais eu le plaisir de causer fort agréablement avec lui durant une demi-heure ; cela suffit, ici, à mes ambitions. Je ne sais rien des événements d’Europe, et les sujets de conversation sont vite épuisés.

Peu de villages sur le fleuve, un ou deux, très petits, et dont l’un n’était qu’une sorte de campement où on faisait du sel avec du bois de doum. Ce sel n’est pas mauvais, mais brûle légèrement la langue.

Le lendemain, j’arrivais à Fort-Archambault. C’est, en cette saison, un des séjours les plus plaisants du Tchad. De vastes places plantées de manguiers aux excellents fruits et de flamboyants aux fleurs écarlates alternent, le long du Chari, avec des groupes de petites constructions simples — bâtiments administratifs, logements de fonctionnaires, une factorerie — entourées de jardins, espacées entre elles, tantôt alignées, tantôt disposées avec une irrégularité heureuse.

A trois cents mètres environ du fleuve, une grande et belle avenue suit la ligne de son cours sur une longueur de plusieurs kilomètres. D’autres avenues sensiblement perpendiculaires à la première s’amorcent vers l’intérieur des terres ; entre deux de celles-ci, le camp qu’occupaient les tirailleurs avant que la garnison eût été réduite à un détachement de quelques hommes, puis le marché. L’ensemble est aéré et clair. Des villages indigènes, qui réunissent un total de plusieurs milliers d’habitants — Saras, Baghirmiens, Bornouans, Haoussas, etc. — s’espacent autour de la ville.

Une aimable réception m’y attendait. En l’absence du chef de circonscription, en tournée, M. Bélan, chef de la subdivision, M. Fourastié, M. Libéral, directeur des Postes, ont tout fait pour m’en rendre le séjour agréable et ont parfaitement réussi. Quelques heures après mon arrivée, M. Bélan, qui emploie ses congés à la chasse — il a même connu l’émotion rare, et peu enviable, d’être renversé et piétiné par un buffle blessé qu’un chasseur indigène a abattu fort opportunément — me donnait des indications précieuses pour mes projets : lions à 30 kilomètres, élans dans la région. Je décidai séance tenante de partir le lendemain matin pour deux ou trois jours afin d’essayer de joindre ces deux gibiers si tentants. Ma nuit, toutefois, a été fâcheusement troublée. Je m’étais levé vers une heure, chassé de mon lit par la chaleur, et je m’étais assis, ma lampe allumée, devant la porte ouverte de ma chambre. Deux grandes mouches grises de plusieurs centimètres de long, sont entrées bientôt, puis d’autres, puis tout un essaim ; les indigènes les nomment andennan et en craignent particulièrement la piqûre ; j’étais entouré de leur bourdonnement ; je ne pouvais faire un geste sans en heurter une. Je me suis réfugié en hâte sous ma moustiquaire étouffante ; mais le bruit qu’elles ont continué de faire pendant plus d’une heure en tournant autour de mon lit me causait une inquiétude irritée.

Michelet, dans un beau livre, porte sur l’insecte son attention apitoyée. Il blâme, avec une finesse où l’on sent un peu d’émotion, la cruauté dont l’humanité fait preuve à son égard.

« Provisoirement, dit-il, on le tue. Il est si petit qu’avec lui, on n’est pas tenu d’être juste. »

On sent dans cette phrase de la pitié, quelque amertume et une manière de leçon.

Il est impossible, à quiconque a vécu aux colonies, de partager sa sollicitude et son scrupule. Les insectes y sont nos ennemis les plus cruels et les plus dangereux tout ensemble. Leurs attaques y troublent notre paix, notre repos, gâtent les admirables spectacles que nous y ménage la nature, nous inoculent les maladies les plus redoutables. On a coutume de dire que les principaux dangers de ces contrées, pour un voyageur, sont les fauves. Cela fait, je dois le reconnaître, beaucoup mieux dans un récit. Mais les pauvres fauves, malgré leur puissance, à part des incidents absolument exceptionnels, ne demandent qu’à nous céder la place ; il faut même, j’en sais quelque chose, se donner beaucoup de peine pour les approcher. L’insecte, lui, nous poursuit inlassablement de ses piqûres, de son venin, de son répugnant contact. C’est une perpétuelle et odieuse obsession.

L’après-midi me ménageait la bonne surprise de voir arriver mon vieux chasseur Paki. Il a enfin retrouvé ma piste. Ahmed me l’annonce, et dans l’instant il est devant moi. Je le regarde. Il est tel qu’à mon précédent voyage. Sa barbe, qui était déjà grise, est presque blanche. Mais ses petits yeux vifs et enfoncés gardent leur expression mécontente, et quand il sourit, son front se plisse et ses sourcils se froncent sévèrement, comme pour tempérer par un correctif l’amabilité de cet instant d’abandon. Il porte une vieille chéchia rougeâtre, qu’il enfonce, replie, arrange en calotte ; un large pantalon sac, serré aux chevilles, à la mode indigène, qui jadis fut blanc. Il est sec, et me vient à peine à l’épaule. Tel qu’il est, c’est un merveilleux pisteur, un chasseur plein d’adresse et de sang-froid, et un brave homme.

Sa présence va changer un peu mes projets. Au lieu de partir demain, je partirai après-demain, ce qui permettra d’ailleurs à tout mon monde de passer tranquillement ici l’aïd el feter, fête de la rupture du jeûne, : car la lune du Rhamadan est finie ; on a vu la nouvelle lune hier soir ; c’est, comme on le sait, la condition exigée — rigoureusement exigée — par la religion musulmane pour le début et la cessation de cette période, de telle sorte qu’un ciel nuageux peut en retarder la date ou en prolonger la durée. Puis, au lieu de revenir ici après la pointe que je vais pousser dans le sud, je me dirigerai directement, cette pointe faite, sur Kiyabé, à l’est. Les renseignements qu’apporte Paki sont extrêmement satisfaisants. Les éléphants, qui sont toujours les plus difficiles à joindre, et dont la recherche doit dominer les préoccupations dans un programme de chasse, abondent, me dit-il, tout près de là.

Nous quittons Fort-Archambault le 19 mai. M. Bélan a bien voulu me céder 100 cartouches, ce qui porte ma provision à 628. Je suis à peu près sûr, avec cela, de ne pas en manquer. J’ai engagé un deuxième chasseur, nommé Do, qui connaît, mieux que Paki, la région où je veux aller d’abord, et que je garderai, à cause de cela, trois ou quatre jours. Ma petite troupe, en dehors de lui, se trouve sensiblement augmentée. Paki emmène sa femme, la sœur de sa femme, nommée Khadidja, son boy, le boy de sa femme, le boy de son boy, et une petite servante, jeune personne d’environ sept ans, nommée Hâmé, et qui est affectée à Khadidja. J’aime avoir des indigènes avec moi. Ils animent mon entourage sans compliquer ma vie ; et c’est le meilleur moyen d’observer leurs mœurs et d’étudier leur caractère. En route, je marche d’ordinaire seul avec un serviteur et un garde ; le reste du détachement suit. Au campement, j’occupe la grande case — ou l’unique case, s’il n’y en a qu’une, ou ma tente, s’il n’y en a pas. Ma petite troupe se répartit comme elle veut alentour, à quelque distance néanmoins pour que je ne sois pas gêné du caquetage de tout ce monde, et seuls pénètrent chez moi mes serviteurs personnels. La nuit, personne ne couche sous mon toit, quand j’en ai un, et si je couche dehors, j’impose à tous une distance d’au moins 30 à 40 mètres, désireux que je suis de jouir en paix de l’espace qui constitue ici l’un de mes privilèges les plus chers.

Je suis de nouveau, pour quelque temps, condamné au tippoy, car je vais passer par des endroits où l’on rencontre assez fréquemment la tsétsé.

Nous arrivons vers 11 heures au petit village de Banda, sur la rive gauche du fleuve, à 18 kilomètres environ au sud de Fort-Archambault. C’est à 10 kilomètres de là, vers l’ouest, que se trouve le marigot qui m’est signalé et près duquel les lions sont, paraît-il, nombreux. Je déjeune à Banda, je choisis quelques objets qui me sont nécessaires pour passer vingt-quatre ou quarante-huit heures dans les bois, et je me dispose à me mettre en route avec Do, Paki, Denis, Somali, un garde et une demi-douzaine de porteurs, laissant au campement le reste de ma troupe.

Quelques instants avant de partir, comme je m’agite, affairé, dans ma case, veillant à ce qu’on n’oublie rien, Denis arrive, d’un air triomphant. Il s’est mal conduit la veille, m’a fait un dîner immangeable pour avoir fêté immodérément la fin du jeûne, que d’ailleurs, étant chrétien, il n’avait pas pratiqué, et cherche visiblement à rentrer en grâce.

« Il y a, me dit-il en hâte, une outarde qui se promène tout près du camp. »

Il tombe très mal. Je suis maintenant tout au gros gibier. Je n’ai aucune envie de tirer une outarde. Je sors pourtant, par acquit de conscience. Denis, de moins en moins bien inspiré, a attiré l’attention générale ; tout le monde est debout pour assister au trépas de l’imprudent oiseau. Le malheur est que depuis quelque temps, je manque en général quatre oiseaux sur cinq ; je vais probablement me couvrir de ridicule et, en outre, faire perdre confiance à Do qui, soucieux de sa sécurité et de la mienne, se montrera alors beaucoup moins empressé à me mettre en présence d’animaux susceptibles de réagir. Rien de plus fréquent avec les chasseurs noirs, lorsqu’ils accompagnent un Européen. Outre le souci de leur propre personne, ils sentent qu’ils ont un peu la responsabilité de la sienne, sans posséder cependant l’autorité qu’il faudrait quelquefois pour l’obliger à la prudence. Quand, en outre, un animal réputé difficile ne compense ce caractère par aucun avantage matériel bien établi à leurs yeux — grande quantité de viande ou trophée de prix — leur enthousiasme se trouve encore diminué. C’est le cas du lion, dont la peau, dans le centre africain, est sans valeur, parce qu’elle est presque toujours pelée et abîmée par endroits.

L’outarde est toujours là. Elle marche avec lenteur. Pendant que je cherche un prétexte pour me dérober, j’entends Somali charger mon fusil derrière moi. Il faut en prendre mon parti.

J’avance. J’avance à pas lents. Je n’ose pas taper du pied franchement, cela se verrait ; mais je marche exprès sur les petites branches sèches, je fais du bruit, je tousse un peu. Rien n’y fait. Impassible, ne se doutant de rien, l’outarde continue avec dignité son innocente promenade. Peut-être est-elle sourde ? Voilà bien ma chance.

J’arrive à 60 mètres. Somali veut me passer mon fusil. « Toi tirer, toi tirer, bientôt lui partir », me suggère-t-il tout bas.

« Trop loin », dis-je d’un ton sans réplique, à haute voix.

Mais qu’attend-elle donc !

Il n’y a plus que 50 mètres. Allons ! Il faut s’exécuter. Je prends mon fusil, j’épaule avec lenteur, je vise, je tire. Des ailes, un brusque envol. C’est, près d’elle, un oiseau plus petit que des herbes me cachaient, et qui fuit en hâte. Elle, elle est là. Elle a à peine bougé. Ma balle l’a tuée net.

Alors, négligemment, d’un air d’indifférence, comme si nul doute n’était jamais entré dans mon esprit, je mets mon fusil à la bretelle et je rentre à pas lents. Je ne vais même pas la voir. Je laisse Somali courir à elle et lui ouvrir la gorge. Je m’occupe d’autre chose. Je pose.

Après cela, enfin, nous partons.

Une heure de marche, d’abord, parmi des arbustes serrés. Toute la faune du Jardin des Plantes, grossie de celle du Jardin d’Acclimatation, serait ici que nous ne pourrions la voir, dans la végétation drue qui nous entoure. Au bout de ce temps, une belle plaine, et, tout de suite, un abouhourf (antilope cheval), un tetel, une troupe de sangliers nous apparaissent. Rien de tout cela n’est bien tentant, mais nous avons besoin de deux animaux : l’un pour dîner, l’autre pour attirer les lions.

Je donne deux cartouches à Do, deux à Paki ; ils partent chacun vers l’une des antilopes ; je me dirige, avec Somali, vers les sangliers. Mais après une demi-heure, nous nous retrouvons tous quatre sur le sentier sans avoir pu, les uns pas plus que les autres, approcher à bonne portée.

Un peu plus loin, une piste de rhinocéros de la veille, puis une nouvelle plaine ; c’est là, d’ailleurs, que nous devons camper. Elle est pleine de tetels. Il y en a deux ou trois cents : trois groupes, disposés en éventail par rapport à nous. Tout à l’extrémité, deux girafes, qui nous ont vues, rentrent rapidement sous bois. La région s’annonce giboyeuse.

Do prend le troupeau de gauche, Paki celui du milieu, moi celui de droite. Nous nous hâtons, car une tornade est visiblement imminente ; des nuages couleur d’ardoise nous encerclent complètement.

Do tire et blesse, tire encore — je ne vois plus rien se manifester, il a dû manquer. Paki tire une fois et manque. Je tire deux fois et blesse seulement ; une troisième fois, à 100 mètres, sur un gros mâle qui, plus curieux que les autres, s’est arrêté pour me regarder : ma balle l’abat. Comme pour l’outarde, je fais demi-tour, quoique pour une raison différente ; le souffle de la tornade s’élève.

Je cours, mais suis gagné de vitesse. J’atteins, sous une tempête de vent, de tonnerre et de pluie, Denis et le groupe des porteurs, qui sont restés à la lisière des arbres. Les braves gens ne s’embarrassent pas pour si peu ; en dix minutes, ma tente est solidement montée. Je leur donne le double toit pour s’abriter aussi. Do, pendant ce temps, me rend compte qu’il a, de son deuxième coup, achevé son antilope. Tout va bien, nous avons ainsi tout ce qu’il nous faut. On laissera l’une des deux bêtes dans la plaine. Demain, à la pointe du jour, nous irons relever les traces près d’elle ; s’il est venu un lion, ainsi que nous en avons l’espoir, nous prendrons immédiatement la piste fraîche. L’animal, repu, ne sera pas allé loin ; et, sur le sol détrempé par l’averse, les empreintes seront nettement inscrites.

La tornade, qui dure une partie de la nuit, me permet de me convaincre que ma nouvelle tente résiste très bien. C’est une constatation réconfortante au commencement de la saison des orages.

A l’aube, nous allons voir : rien près de l’antilope morte ; les lions ne sont pas venus. Nous quittons la plaine pour nous engager dans la brousse, n’espérant plus rien que du hasard.

Après plusieurs traces de girafes, mais de deux jours au moins, nous trouvons l’empreinte fraîche d’un pied de rhinocéros. Hésitation. C’est pour les lions que je suis venu à Banda. Des rhinocéros, je sais où en trouver. Je crains de lâcher la proie pour l’ombre. Après tout, puisque nous marchons à l’aventure, nous avons autant de chances de rencontrer ce que nous cherchons en suivant la piste ; elle est orientée dans un sens satisfaisant par rapport au vent. L’animal a une grosse avance, mais il se retarde en mangeant sans discontinuer, comme en témoignent les petites branches cassées qui jalonnent sa route ; il se couche même de temps en temps. Silencieux et rapides, les yeux à terre, nous marchons à sa suite, sans hésiter, car ses pas sont marqués avec une continuité rare.

J’ai conservé les lunettes jaunes que je mets pour me préserver du soleil. Je dis qu’on m’avertisse lorsque nous serons tout près, pour que je les change contre des verres non teintés, avec lesquels je distingue mieux. Il est rare, en effet, dans les endroits boisés, que la présence d’un grand quadrupède se révèle à sa silhouette. C’est, le plus souvent, sa couleur qui le trahit. Il n’apparaît pas tout entier. Une tache d’une nuance insolite, dans la verdure, fixera d’abord l’attention du chasseur. Pour ce motif, des verres de couleur peuvent diminuer la promptitude de la perception.

Mais nous sommes encore loin, me dit Do — et il a tort : car, tout d’un coup, il s’arrête net, et Somali, qui me précède à un mètre, me passe mon fusil avec une expression que je connais bien.

Il y a, devant nous, à dix mètres, un arbuste, que d’autres entourent. Derrière, le dépassant de la tête et de la croupe, la bête. Elle était couchée. Elle a perçu une présence suspecte. Elle ne nous a encore ni vus, ni sentis, mais, lentement, elle s’est levée, et, de profil, énorme, elle regarde devant elle.

Je la mets en joue. Elle entend, et, en hâte, se tourne vers moi : mon coup de feu la surprend au milieu de son mouvement ; je la touche juste à la hauteur du cœur.

Elle part aussitôt au grand trot, dans la direction opposée à la nôtre. Je tire encore. Elle disparaît. Nous nous élançons à sa suite. Mais courir, dans cette petite brousse, est difficile ; nous reprenons bientôt une allure normale, et ce n’est qu’un quart d’heure après que nous la retrouvons, arrêtée sous un arbre. Elle repart en nous voyant. Je tire trois fois, Do une fois. Elle tombe, se relève, repart encore, et nous repartons aussi.

Bientôt, il est visible que ses forces la trahissent. Enfin elle s’arrête, me fait face à 15 mètres à peine, mais ne semble pas me voir. Je lui envoie deux balles encore ; Do, lui aussi, fait feu deux fois. Elle tombe de nouveau, atteinte au cou, et ne se relève plus.

C’est une très grosse femelle. Chasse heureuse, comme on le voit, mais sans péripéties intéressantes. Elle a duré une heure et demie en tout. Après une pause d’une heure et demie encore — photographie, enlèvement des cornes, prélèvement d’organes pour le Muséum — nous nous remettons en quête de traces de lion. La promenade est agréable, le site plaisant : des arbres de taille moyenne, de formes pittoresques, d’un vert frais, semés à peu de distance les uns des autres sur un sol où se montrent, tantôt un beau sable à la croûte résistante, tantôt une herbe fine, courte, toute nouvelle, qui met un tapis de soie claire sous nos pas. Nous ne rencontrons que des tetels, une antilope de petite taille, et deux longs quadrupèdes de la grosseur et de la couleur d’un renard, mais plus bas sur pattes, dont le nom, ici, est lolokadjia, durban en arabe, et que je ne connais pas. A 11 heures, nous regagnons le camp.

Bientôt arrivent une dizaine de femmes de Banda. Elles nous apportent des bourmas pour l’eau. Nous n’avions oublié que cela. De taille moyenne, les plus jeunes sont de proportions très harmonieuses. Les autres sont lourdes. Toutes sont nues, à part un petit triangle de cotonnade placé comme il sied.

J’ai appris ce matin, moitié par expérience, moitié par les réponses de Do et de Paki, que lorsqu’un rhinocéros fait face, il est vain de tirer à l’épaule ; le front, d’autre part, n’est pas vulnérable. Il faut viser le poitrail, s’il lève la tête, sinon, le défaut antérieur de l’épaule ou, mieux encore, quand on le peut, se déplacer, afin de le voir au moins de trois quarts : ceci, de même que tout ce qui suivra, s’applique au fusil dont je me sers. Je ne parle pas des armes de gros calibre, puisque je n’en ai pas.

Nous battons l’après-midi un nouveau secteur. En dieux heures de marche rapide, nous ne relevons pas une seule empreinte intéressante. Ou le grand gibier, très capricieux et très mobile, a quitté la région, le rhinocéros de ce matin n’étant alors qu’un attardé, ou Do ne juge pas mon tir suffisamment précis, et s’arrange pour me ménager un minimum d’occasions.

Je tue encore une antilope pour mes hommes. Mais m’apercevant, lorsque, vers cinq heures, j’exprime le désir de prendre mon tub, qu’ils ont négligé d’aller chercher la provision d’eau qui m’est nécessaire, afin de pouvoir manger plus vite, je reprends la viande et je la fais brûler sous mes yeux. Leur gourmandise en souffrira, mais non leur appétit lui-même, car ils ont avec eux une large provision de mil — leur nourriture ordinaire ; aussi puis-je me permettre sans inhumanité cette petite punition.

Puis je tiens conseil avec Do et Paki — Paki, tant que Do est là, se borne à nous accompagner et à exprimer des avis ; je ne veux pas plus d’un chasseur armé avec moi. Nous décidons de repartir pour Banda le lendemain matin. Après quoi nous passerons le fleuve et tâcherons de gagner le soir même le petit village de Bambara, qui m’est également signalé comme un centre excellent, et qui, de toute manière, se trouve sur notre route vers l’Est.

Au lever du jour, on plie ma tente. Les méharistes de nos compagnies sahariennes, si supérieurs pour tout ce qui concerne le désert, et ceux de nos sections soudanaises, il y a deux ans, n’ont jamais pu procéder convenablement ni au remontage ni au démontage de celle-ci. C’étaient toujours des à-coups, de faux mouvements, dont mon pauvre matériel souffrait d’une manière de plus en plus évidente. Je suis surpris de l’adresse et du soin avec lesquels les porteurs Saras s’acquittent de cette opération, sous la direction éclairée du savant Denis, il faut le dire. Le point faible de beaucoup de tentes, c’est, à mon avis, la tige métallique qui, fixée à la partie supérieure de chacun des deux montants, dont elle prolonge l’axe de quelques centimètres, reçoit l’extrémité, trouée pour son passage, de la traverse constituant l’arête du toit. Si, durant le dressage, l’homme qui tient l’un des montants l’incline à droite, pendant que celui qui tient l’autre l’incline à gauche, ce qui se produit constamment, les trous de la traverse, qui restent parallèles entre eux, exercent, sur ces tiges métalliques, un effort de torsion qui, souvent répété, les coude d’abord, les brise ensuite, et rend alors la tente inutilisable. Faire donner aux tiges menacées un diamètre qui leur assure une très grande résistance, vérifier en même temps si le collier métallique qui enserre et consolide le bois dans lequel elles sont plantées, est d’une bonne épaisseur, ne pas mettre la clavette qui empêche les deux parties de la traverse horizontale de tourner l’une dans l’autre, emporter, par surcroît de précaution, un montant de rechange, ou simplement une moitié supérieure de montant, tels sont les moyens que j’emploie pour parer à cet inconvénient, et sauvegarder tout ensemble mon confort, mon hygiène et mon repos.

Je déjeune à Banda, où je trouve ma case pleine de termites. Ils ont vite remarqué ma présence, et dès ce moment, ils commencent à se laisser tomber du toit, sur ma tête, sur mes épaules, sur ma table, où mon assiette et mon verre ne sont pas épargnés. Ils sont inoffensifs, ne mangeant que les effets — avec une incroyable célérité, du reste, comme je l’ai déjà dit ; mais ces espèces de grosses fourmis blanchâtres restent d’un commerce sans agrément.

Je viens de parler de mon verre : une indication pratique à ce propos. Si l’on vient, en route, à perdre son gobelet, et qu’on ne veuille pas boire dans une calebasse, on prend une bouteille — il est bien rare qu’on n’en ait pas dans ses bagages — et on la ceinture, à mi-hauteur, de deux grosses ficelles ou cordelettes bien serrées, séparées entre elles par un espace d’un centimètre. Elles auront pour objet d’empêcher une troisième ficelle, dont je vais expliquer le rôle, de s’écarter à droite ou à gauche. Cette troisième ficelle, d’un mètre environ, sera nouée par l’une de ses extrémités à un point fixe, le tronc d’un arbre par exemple ; à l’autre extrémité on attachera par le milieu une petite traverse de bois d’une quinzaine de centimètres ; un homme, faisant face au point fixe, prendra la ficelle, la passera une fois autour de la bouteille entre les deux cordelettes guides, sans la nouer, et, rapprochant ses jambes l’une de l’autre, la maintiendra entre elles, tendue, au moyen de la traverse. Alors, prenant la bouteille à deux mains, il imprimera à celle-ci un mouvement de va-et-vient entre le point fixe et ses jambes de manière à échauffer, par frottement, la surface en contact avec la ficelle ; il suffira de quelques instants, après lesquels un aide versera doucement, sur ce verre chaud, un peu d’eau froide ; le verre se cassera, et la bouteille sera divisée en deux par une section circulaire, la partie inférieure constituant un robuste et profond gobelet. On limera ensuite légèrement les bords afin d’aplanir les saillies coupantes.

Une autre recette.

J’ai déjà dit ce qu’est un photophore ; cela se casse ; d’une manière générale, il n’est guère d’objet, si solide soit-il, qui résiste longtemps aux soins quotidiens d’un serviteur noir. On peut alors remplacer le bougeoir par un gobelet de ce genre ; pour le verre, on prendra la partie supérieure d’une bouteille de la forme dite de Saint-Galmier, coupée à une hauteur choisie de telle manière que son diamètre, à cet endroit, soit un peu inférieur à celui de la partie « bougeoir », et privée, toujours par le même procédé, de sa partie la plus rétrécie — le goulot ; cela donnera une sorte de tronc de cône. On remplira le « bougeoir » d’un sable dans lequel on plantera la bougie et sur lequel on posera le verre. C’est là une seconde application de l’opération facile que je viens de décrire — et une raison de plus pour avoir toujours avec soi trois ou quatre bouteilles vides.

Nous partons après déjeuner. Le Chari présente bientôt un gué dont nous profitons ; puis nous nous enfonçons, par un étroit sentier, dans une brousse basse, verte, claire et gaie.

La nuit que je passe au petit campement Bambara, isolé en plein bois, est marquée par une violente tornade. L’eau coule à travers le toit de ma case et a bientôt inondé mon lit. Je me lève et j’attends la fin ; cela dure une heure ; puis, sur une natte demeurée à peu près sèche, je retrouve repos et sommeil.

Le lendemain matin, 22 mai, nous partons pour la chasse un peu après 6 heures, dans la direction du Sud-Est. Notre intention est de décrire un demi-cercle de ce côté, le matin ; un autre, du côté opposé, l’après-midi. Les circonstances, d’ailleurs, devaient en décider autrement.

Nous entrons tout de suite dans ce que j’appellerai la petite brousse, très fréquente sous cette latitude ; elle est faite d’arbustes de 3 à 4 mètres, rapprochés sans être pressés ; entre leurs troncs grêles croît parfois une herbe dure, longue d’un mètre environ, tantôt droite, tantôt couchée et, dans ce cas, gênante pour la marche, parce que le pied s’y prend.

Après avoir relevé quelques empreintes, malheureusement anciennes, de buffles et d’élans, — je passe sous silence le petit gibier — nous traversons une dépression herbeuse dont le fond retient encore un peu d’eau, puis nous tombons sur une piste fraîche de rhinocéros que je décide de suivre.

A la petite brousse succède bientôt une végétation plus riante ; une herbe verte comme du gazon, encore si courte qu’elle semble rasée, tapisse agréablement un sol plan où de gros arbres mettent de nombreuses taches d’ombre. Le tronc de beaucoup d’entre eux s’enchâsse jusqu’à deux et trois mètres dans l’argile jaune d’une termitière ; des lianes, des broussailles s’élancent de leur pied pour rejoindre en désordre leurs premières branches.

Nous observons, chemin faisant, des empreintes de girafes et d’autres empreintes de buffles, mais toutes de la veille.

Un hippopotame, tué quelques heures plus tôt, est ramené au rivage pour y être dépecé.

(Page 172.)

Femmes Saras à soundous, dans la région de Kiya-bé.

(Pages 174 et 406.)

Quoique nous marchions très rapidement, il ne semble pas que nous gagnions de terrain. Je commence à désespérer, quand, vers 10 heures, Do et Somali, qui me précèdent, s’arrêtent brusquement, reculent d’un pas et se baissent. Somali, sans parler, vite, me passe mon fusil et me montre un point, devant lui.

Je regarde, mais il y a, à une quinzaine de mètres, derrière un arbuste aux branches étalées, une grosse termitière qui me bouche la vue.

« Là, là », me dit tout bas Somali, sur un ton pressant. Je ne vois toujours rien, c’est à ne pas comprendre. Je fais doucement un pas vers la droite. La termitière, à ma stupeur, se déplace du même côté, avec un reniflement sonore : c’est le rhinocéros en personne. Il s’est roulé dans la boue argileuse, et en a pris la couleur et l’aspect.

Ce n’est pas toujours un avantage de trop approcher son gibier, à moins qu’on ne l’ait vu de loin et qu’on ne se soit dirigé en conséquence. Il devient, en effet, très difficile de manœuvrer sans attirer son attention. Or il ne faut pas oublier que sur les animaux d’une certaine taille, et, je le répète, avec un fusil de petit calibre, il n’y a que quelques points où la balle produise un effet appréciable ; toucher ailleurs, c’est, pour le résultat de la chasse, exactement comme si on ne touchait pas. On peut ainsi manquer une occasion qui laisse d’autant plus de regrets qu’elle semblait, à première vue, plus favorable. On risque encore, si la bête est irritable, de déterminer une réaction, et d’avoir alors bien peu de temps pour aviser.

Mon rhinocéros, justement, est aussi mal placé que possible : il se présente de face, a la tête baissée, et me regarde. Au front, ma balle ne traversera probablement pas son crâne. Je ne vois pas son poitrail, qui serait, lui, vulnérable. Je me décide à viser l’épaule et, la situation comportant une certaine circonspection, je fais signe à Do de se préparer à tirer aussi. Nos deux coups portent. Pendant que je recharge en toute hâte, prêt à sauter de côté, la bête fait un demi à gauche et se sauve au grand trot. Do se précipite à sa suite, et m’empêche par là de placer une deuxième balle. Paki, puis moi, puis Somali, nous suivons à toutes jambes.

La difficulté du terrain — nous venons de rentrer dans la petite brousse, et il y a des herbes et des trous — nous oblige, après quelques minutes, à reprendre notre allure habituelle, et, silencieux, attentifs aux indices, à pas pressés, nous marchons sur les traces.

Je ne les trouve pas encourageantes. Un peu de sang d’abord, puis rien. Un court sillon que le membre antérieur droit creuse parfois dans le sol atteste une fracture, mais c’est insuffisant pour donner la certitude du succès final. A 10 h. 50, pourtant, le terrain révèle une chute ; à 11 h. 45, nous constatons que l’animal est encore tombé ; aucun arrêt prolongé, néanmoins.

Il nous emmène souvent, maintenant, dans de hautes herbes serrées, où, malgré toute notre ardeur à le rejoindre, nous souhaitons chaque fois ne pas le rencontrer. Nous ne l’y verrions pas à un mètre. S’il nous sentait, nous l’aurions sur nous dans l’instant. Nous les traversons, pas à pas, l’oreille aux aguets, le fusil prêt, et c’est chaque fois avec satisfaction que nous en sortons.

Nous nous arrêtons dix minutes. Puis, comme nous nous éloignons de plus en plus, j’envoie un homme à Bambara dire que tout le monde se mette en route pour le village de Motokaba, dont nous suivons sensiblement, me dit-on, la direction.

A 1 heure, nouveau repos, d’une demi-heure cette fois. Il est troublé par une multitude de petites mouches, qui s’assemblent en essaims, tourbillonnent autour de nos têtes, se posent sur nous, entrent dans nos yeux, dans notre bouche, dans nos oreilles. Elles ne piquent pas, mais sont odieuses quand même ; en outre, si lentes à s’envoler que chaque fois qu’on veut les chasser, on en écrase cinq ou six ; elles laissent alors sur la peau une odeur pénétrante et désagréable. Leur nombre augmente de plus en plus, et malgré que la fatigue commence à se faire sentir, c’est avec soulagement que nous reprenons notre marche.

Cette halte avait aussi, d’ailleurs, un motif tactique. En voyant que l’animal ne s’arrêtait pas, j’ai pensé que nous le suivions peut-être de trop près, et que le bruit constant de notre approche le privait de la quiétude nécessaire à la pause et peut-être au sommeil qui auraient pu nous le livrer.

A deux heures, il marchait toujours. Nous tînmes un rapide conciliabule ; Do et Paki qui, au début s’étaient montrés pleins de confiance dans le succès, se trouvèrent d’accord pour exprimer cette fois un avis pessimiste. Cette persistance de la bête à fuir sans arrêt, ou presque, déroutait leurs prévisions. Son avance, maintenant, ne cessait d’augmenter. Il n’y avait plus grand’chose à espérer.

Je me suis rangé, non sans regret, à cet avis de l’expérience. J’avais, je m’en suis rendu compte ensuite, commis une faute dès le début. Au lieu de tirer dans des conditions si défavorables, j’aurais dû mettre en joue simplement, et attendre. L’arbuste qui me séparait du rhinocéros était assez résistant pour qu’il ne pût me charger sans le tourner d’abord. Au surplus, il n’était pas sûr qu’il me chargeât, et peut-être aurait-il simplement détalé. Dans les deux cas, je l’aurais vu un instant de côté et c’était suffisant pour loger utilement ma balle.

Une balle mal placée nuit plus qu’elle ne sert. C’est un coup de fouet qu’on donne à un animal qu’on veut approcher.

A 4 h. 30, nous sommes arrivés à Motokaba ; nous avions fait à peu près 45 kilomètres, en grande partie sous le soleil, et pour rien. Mes serviteurs m’y ont rejoint vers huit heures, m’apportant à la fois mon déjeuner et mon dîner. Une nouvelle tornade, un toit dans le même état que celui de la veille, me ménageaient encore une douche pour la nuit. C’est peut-être ce qui m’a reposé, car je me suis réveillé vers 5 heures dispos, les pieds intacts et les jambes légères. Tous les secrets de l’hygiène ne sont pas connus. J’ai immédiatement réglé les détails de la journée : départ de Do, que je n’avais engagé que pour trois jours, et sur l’assurance qu’il m’avait donnée de me faire trouver un lion ; il est d’ailleurs d’une suffisance dont je ne saurais m’accommoder longtemps ; observations bien senties au chef, sur l’état du toit de son campement ; paiement des vivres fournis par le village ; fixation de l’étape du jour — Béguégué — où Denis, Ahmed, les gardes et les porteurs vont se rendre directement, pendant qu’avec Paki et Somali, je tenterai de nouveau la fortune.

Aujourd’hui, il me faut absolument refaire ma provision de viande. Tout le monde est fatigué ; c’est, actuellement, pour nous, un aliment indispensable. Si nous ne rencontrons rien d’intéressant, nous nous attaquerons aux tetels. J’abandonnerai à Paki, selon mon habitude lorsque j’ai un chasseur avec moi, le soin de cette opération sans attrait.

Nous coupons d’abord des pistes anciennes d’hyènes, d’éléphants, d’élans, puis nous tombons sur des empreintes de girafes datant de quelques minutes. Bientôt, à 500 mètres, j’aperçois trois de ces animaux. L’endroit est très favorable à l’approche : plaine découverte, avec de petits arbres clairsemés aux branches descendant jusqu’à terre ; on peut marcher vite, et voir constamment sans cesser de se couvrir. Une demi-heure après, les trois grands corps clairs tachés de fauve sont étendus immobiles sur le sol.

Je ne comptais pas tuer de girafes cette année. Ce sont des êtres doux et décoratifs, et ce massacre me répugne un peu. Mais, comme je l’ai dit tout à l’heure, il me fallait me réapprovisionner en viande ; et je préfère, les jours qui vont venir, ne pas être obligé de tirer des antilopes, parce que les coups de fusil risqueraient d’inquiéter et d’éloigner l’espèce de gibier que je recherche. J’ajoute que la viande de la girafe est de beaucoup la meilleure que j’aie mangé sous cette latitude.

Une antilope, nous en verrons une tout à l’heure, si familière que nous nous en amusons tous ; elle nous regarde, s’approche, s’arrête, puis nous suit. Pour un peu, elle nous accompagnerait au campement. Après elle, une autre troupe de girafes croise ma route, à 200 mètres. Je les épargne cette fois.

Vers dix heures et demie — il y a quatre heures que nous avons quitté Motokaba — nous nous arrêtons un quart d’heure. Je mange une sorte de gros navet sauvage qui, à défaut de goût, est très aqueux et désaltère ; il y en a une assez grande quantité, et de temps à autre les hommes en déterrent un ou deux. On trouve aussi dans toute la région des fruits ronds, de la couleur d’une prune de mirabelle, un peu plus gros, à la fois sucrés, amers et acides, très rafraîchissants. Leur nom, en arabe, est amedeke. Puis d’affreuses petites mouches semblables à celles d’hier s’assemblent autour de nous et nous chassent. A 11 heures, nous apercevons les quelques cases de Béguégué.

Les villages de la région ont l’accueil agréable et empressé. J’aime du reste les Saras d’ici, honnêtes et travailleurs. Dès qu’on arrive, les femmes se précipitent, armées de petits balais faits de faisceaux de paille, et nettoient le sol, gaiement, comme satisfaites de voir un hôte. Leur costume est plus que simple : j’ai déjà parlé de la branche de feuillage qu’elles portent par derrière en petite queue pudiquement étalée ; quelques verroteries, avec cela ; nous ne sommes pas encore chez les tribus où elles enchassent dans leurs lèvres les plateaux dits soundous. Elles dédaignent les artifices de coiffure, et y gagnent en propreté : leurs cheveux sont tantôt ras, tantôt complètement rasés.

Je comptais repartir vers 4 heures, mais une tornade m’a bloqué au campement.

La nuit m’a fait concevoir quelque espérance de trouver le lion que j’ambitionne. Des rugissements se sont fait entendre à faible distance du village. A six heures moins vingt, je me suis mis en route avec Paki, Somali, et quatre hommes de l’endroit qui nous serviront d’auxiliaires dans la recherche des pistes. Comme toujours, à part moi-même, Paki est seul à disposer d’une arme à feu. Nous traversons d’abord une belle plaine herbeuse irrégulièrement boisée, où se montrent deux ou trois katanbourous ; à six heures nous atteignons le bahr Aouk, où des hippopotames nombreux affleurent et disparaissent tour à tour. Sa largeur est, à ce point, d’une soixantaine de mètres. Ses rives, que de beaux arbres ombragent, sont plaisantes, gaies et pittoresques. Une brise légère nous apporte par instants les parfums d’invisibles fleurs. La marche est agréable, dans l’atmosphère qu’a rafraîchie la pluie de la veille.

Un peu plus loin, nous traversons le bahr, facilement : l’eau ne dépasse guère notre ceinture.

Ensuite, nous avons une fausse joie : l’oiseau bien connu des chasseurs s’est fait entendre. Compagnon habituel du buffle, de la girafe, de l’éléphant et du rhinocéros, son trille grasseyant annonce d’ordinaire le proche voisinage d’un de ces animaux. Nous nous dirigeons vite de son côté ; mais nous ne trouvons ni gibier ni empreinte. Nous nous arrêtons un instant après pour déterminer la date, douteuse à première vue, d’une trace de panthère. Elle est de la veille.

Notre marche nous conduit maintenant dans ces belles clairières à îlots ombreux que je connais déjà ; nous entendons encore l’oiseau, et son appel, de nouveau, est mensonger. Nous relevons des empreintes de rhinocéros, de deux jours ; de singe aussi. Puis nous entrons dans la petite brousse, où nous ne trouvons d’ailleurs rien de plus.

A huit heures, nous n’avons pas encore coupé la piste du lion. Cependant, c’est bien de ce côté qu’on l’avait entendu. Nous modifions légèrement notre direction, afin de décrire un arc de cercle dont la dernière partie nous ramènera vers le village. Somali me montre dans un arbre, tout près de nous, une longue queue fine que je prends d’abord pour celle d’un grand lézard, et qui appartient à un petit serpent. Nous traversons vers neuf heures un bras du bahr, à sec : c’est une dépression de forme irrégulière, encaissée, sablée, au milieu de laquelle se dressent quelques arbres ; chacun d’eux sort d’un monticule de terre que ses racines ont retenue pendant que l’eau creusait alentour. Paki me dit que c’est un lieu d’élection pour les lions.

La sauvagerie de l’endroit est bien faite pour s’harmoniser avec la présence de tels hôtes. Mais là encore, nous ne relevons aucun indice de leur présence.

Voici le bras principal du bahr. Nous le passons comme la première fois et nous nous engageons dans une grande plaine à l’herbe jaunie. Un troupeau d’hamrayas s’arrête près de nous, dont je prends une photographie.

Un peu plus loin, Paki se baisse et examine le sol longuement. Somali et l’un des pisteurs, qui portent mes fusils, s’approchent à leur tour. Je les rejoins. Ce sont les traces cherchées, enfin. Il s’agit maintenant de voir où s’est dirigé l’animal. Les hommes se dispersent, cherchent, courbés vers la terre, attentifs aux moindres anomalies. La piste va et vient sur un petit espace ; elle n’accuse pas d’orientation déterminée. Puis, on la perd. D’ailleurs elle était déjà un peu vieille : du début de la nuit.

Rencontrer un lion sans le chercher, soudain, c’est un hasard, mais qui n’a rien d’exceptionnel, encore que les fauves restent souvent cachés toute une partie du jour et circulent principalement après le coucher du soleil. Le rejoindre en suivant ses traces est, en revanche, une entreprise qui exige des circonstances particulièrement favorables. Le lion, comme tous les félins, a des griffes rétractiles, qu’il tient ordinairement rentrées, et qui, par conséquent, ne marquent pas le sol. Quant à ses pattes elles-mêmes, elles sont arrondies et relativement molles, de sorte qu’elles ne s’impriment que sur les terrains très meubles ou détrempés. C’est ainsi qu’on peut marcher sur une piste de lion pendant plusieurs heures, et la voir tout d’un coup s’interrompre définitivement. Le procédé le moins aléatoire consiste à ménager à l’animal, dans un endroit où l’on croit qu’il viendra, la possibilité d’un repas copieux. Rassasié, il ne va presque jamais loin. Il se couche, alourdi, dans le plus proche voisinage, et on l’y découvre facilement. Ce système présente un avantage : lorsqu’il est repu, le lion prend de l’assurance ; au lieu de fuir aussitôt qu’il aperçoit l’homme, ainsi qu’il le fait le plus souvent, il cède alors la place de mauvaise grâce, lentement, de sorte qu’on a plus de temps pour le tirer. Toutes ces remarques s’appliquent aux panthères ; il faut noter seulement que celles-ci grimpent volontiers dans les arbres pour dormir : du moins me l’a-t-on dit, je ne l’ai pas vu moi-même.

Je décide finalement de tuer un hippopotame, puisqu’il y en a tout près. Les allées et venues que nous avons constatées cherchaient certainement à surprendre les petits de ces animaux au cours de leurs pérégrinations nocturnes. Nous le laisserons sur place et, demain, au jour, nous viendrons voir. Si cette invitation discrète attire quelque convive de qualité, nul doute que nous le trouvions ensuite sans peine.

Nous nous dirigeons vers le fleuve. Les empreintes des hippopotames sont très nombreuses. On les prendrait pour des traces de rhinocéros, si elles n’étaient un peu plus allongées et ne présentaient quatre saillies onglées au lieu de trois. Il y en a en ce moment une dizaine qui viennent les uns après les autres souffler à la surface de l’eau.

Je tire, je retire, et à ma septième balle je n’ai encore obtenu aucun résultat.

Je m’impatiente ; cette chasse est stupide ; je m’irrite tout à la fois de l’avoir tentée, et des insuccès qui la marquent. En voilà assez. Nous partons.

Un peu plus loin, désireux de savoir si je dois douter de mon adresse ou de mes cartouches, je fais un essai sur un arbre. Il est assez satisfaisant. Je suis seul coupable.

Alors, je me calme, je reviens, je tire cinq fois encore, et je touche deux fois sur les cinq. L’un des animaux commence ses contorsions d’agonie. Son ventre émerge, rentre. Sa tête, brusquement, se dresse hors de l’eau, se renverse en arrière, disparaît. Mais la blessure est très visible. Il a, sous l’oreille, une large tache rouge. Il sera mort dans quelques instants.

Je rentre déjeuner au village. J’ai maintenant un bon entraînement. Quand je reviens — en tippoy, car j’ai assez marché le matin — la victime de mon jeu de massacre flotte, montrant son abdomen d’un jaune rosé. On la tire, non sans difficulté, sur le rivage. C’est une femelle. Elle mesure 3 mètres de l’extrémité du museau à la naissance de la queue. Ses paupières, le tour de ses yeux, ses joues, sont de la même teinte jaune rosé, sa nuque brune, entre deux oreilles presque roses, son muffle gris, tout piqueté. Les hommes l’ouvrent, pour que les lions en sentent mieux les émanations. Je m’éloigne au même moment pour les éviter.

Je rentre à cinq heures et demie à mon campement animé et paisible ; la viande des girafes se fume lentement, au-dessus de feux que des groupes d’indigènes entourent. Le ciel, vers l’est, est couleur d’ardoise. Notre nuit aura sa tornade.

Ahmed m’apporte un petit rongeur à la queue touffue, au joli pelage, de la taille d’un rat, qu’il appelle sabarou. Je m’en amuse quelques instants, puis je le remets en liberté.

Le lendemain, nous ne trouvons que des empreintes d’hyènes. Après quoi nous marchons quatre heures dans la petite brousse sans voir absolument rien.

Le surlendemain, nos constatations sont encore négatives. J’envoie les porteurs et mes serviteurs à Gongo, et je m’y rends par la brousse, où sont des traces nombreuses, — toutes de la veille, c’est de la malechance.

Las de ces marches inutiles, où s’usent vainement mes forces, je charge trois hommes de Gongo d’aller inspecter les environs. Ils rapportent, le soir, que le nombre, la diversité et la date des pistes sont encourageants ; le gibier n’a pas déserté la région. Nous faisons le lendemain une vingtaine de kilomètres, et malgré leur pronostic, nous ne trouvons que quelques empreintes de girafe, datant du matin, et celles de trois sangliers, d’antilopes, puis une troupe d’aigrettes. Je rentre sans avoir brûlé une cartouche, et je fais lever le camp afin de coucher à Diabata, autre petit village peu éloigné.

Je dispose d’un temps limité, puisqu’il me faut être au Ouadaï avant la fin du mois de juillet, et que d’ailleurs les pluies m’obligeront bientôt, de toute manière, à quitter la zone giboyeuse afin de remonter vers le nord, où elles sont un peu plus tardives. Tandis que je rumine ma mauvaise humeur, Somali, triomphalement, me révèle qu’il a trouvé la cause de nos déceptions successives.

Avec Paki, il a, sans m’en parler, consulté un homme de Gongo, qu’on sait expert dans l’art de percer les mystères. Après de savantes opérations, celui-ci lui a livré la clef de notre triste situation. La lumière, enfin, est faite. Maintenant, il faut aviser.

Je l’interroge. Et comme c’est simple !

Je me rappelle bien qu’à Banda, parce que les hommes m’avaient mécontenté, j’ai fait brûler la viande d’une antilope ? Ce fait devait avoir des conséquences que j’étais bien loin de soupçonner. C’est en lui, en lui seul, a révélé le sorcier, qu’il convient de voir la cause de mes échecs. Je ne rencontrerai plus de grand gibier désormais. Ainsi en ont décidé les puissances occultes, soulevées contre moi par cet acte attentatoire aux droits de la gloutonnerie.

Mais cet homme éclairé a eu soin d’indiquer, en même temps, un moyen de réparer tout le mal. Il suffit que je prenne la même quantité de viande, que je la présente quelque temps à un feu en ayant soin de ne pas la brûler à nouveau, et que je la fasse jeter ensuite, non loin de là, dans la brousse, où il est plus que vraisemblable qu’elle ne sera pas perdue pour tout le monde.

Je ne sais pas trop comment je dois accueillir la communication de Somali. Si ce nigaud venait, avec Paki, à se mettre en tête qu’un mauvais sort est désormais attaché à mes chasses, je risquerais fort, guidé par eux, de ne plus rencontrer souvent le genre d’animaux que je désire. Nous avons appris hier que deux chasseurs indigènes ont été tués tout dernièrement, à peu de jours de distance, l’un par un éléphant, l’autre par un rhinocéros ; la crainte de subir le même sort déterminerait bien vite, chez les miens, une secrète résolution dont je supporterais les désagréables conséquences.

Je lui demande d’abord d’un air aimable si ce personnage à l’heureuse clairvoyance est parmi les hommes de Gongo qui nous accompagnent. Non. Il n’est même pas au village. Il s’est absenté momentanément. Je réponds alors que je regrette d’autant plus de ne pouvoir faire sa connaissance que je possède une cravache parfaite, avec laquelle, bien plus sûrement que par tout autre moyen, j’excelle à conjurer l’effet des maléfices de ce genre. Il comprend et se met à rire. Notre entretien ne va pas plus loin.

Je pars le lendemain de bonne heure avec l’intention de déjeuner à Oua, très petit groupement Sara, tout proche, et de gagner Kiya bé, l’après-midi, par la brousse. Deux heures plus tard, j’aperçois, à 200 mètres du sentier, un troupeau d’abouhourf, grandes antilopes, je l’ai dit, à crinière en brosse. Je n’en ai jamais tué de cette espèce, et notre provision de viande est de nouveau épuisée. Je m’approche un peu, et à 100 mètres, j’en abats une d’une seule balle.

Je regarde Somali. Mais c’est lui qui prend la parole. Rien d’étonnant. Il s’est livré la veille au soir à l’opération suggérée. Maintenant, c’est fini, me dit-il, nous allons avoir du gibier tous les jours.

Il est grand temps. J’en accepte l’augure.

Nous trouvons, à Oua, les premières femmes à soundous. Quant au grand gibier, qui m’intéresserait davantage, la situation se précise encore ; il n’y en a pas aux environs. En revanche, j’ai une consolation ; on me fournit cette fois une explication. Des Arabes de Melfi viennent de chasser à cheval, à la sagaie, dans tout le pays. Ils ont abattu des élans, des buffles ; et les animaux sont partis plus loin.

Ces chasseurs indigènes, s’ils tuent relativement peu — je ne parle pas de ceux, en très petit nombre, qui sont autorisés à chasser au fusil — restent néanmoins, pour le grand gibier, si farouche, si vite inquiet, de dangereux ennemis. Nombreux, résistants, braves d’ailleurs, ils le pourchassent longuement, l’affolent, et par la ténacité de leur poursuite, par l’agitation dont s’accompagnent leurs entreprises, ils le troublent profondément dans sa quiétude, nuisent à son alimentation, à sa reproduction, à la multiplication des individus en même temps qu’à la qualité de l’espèce.

Je me remets en route à 2 heures, et après deux heures de tippoy et deux heures de marche au cours desquelles je passe le bahr Keita, large, divisé, et d’ailleurs presque à sec, j’arrive à Kiya bé.

C’est un grand village formé de plusieurs quartiers, dont chacun est entouré d’une longue clôture de seccos. On voit, dépassant celle-ci, les toits généralement coniques, parfois hémisphériques, de nombreuses cases de paille.

Ces quartiers sont séparés les uns des autres par des rues droites et propres ; elles rayonnent régulièrement autour d’une vaste place et se perdent bientôt dans les défrichements plantés d’arbres et de mil qui baignent les abords du village d’une immense mer de verdure. Sur la place même donne la maison du chef, haute, étroite, flanquée de deux tourelles, unique par cette architecture inusitée ici. Tout près subsistent, plus importantes, les constructions d’un ancien poste, devenu un excellent campement. De beaux arbres au feuillage foncé et dru, aux cimes amples et arrondies, l’ombragent par endroits. L’ensemble est agréable, riant et paisible, et réunit les caractères de la plupart des localités de moindre importance que le voyageur rencontre ensuite, vers l’est, jusqu’aux pâturages du Salamat. Toute cette région m’est familière ; j’y retrouve, presque à chaque pas, les souvenirs d’un séjour antérieur.


CHAPITRE III

LE BAHR HADID ET LE BAHR KEITA

Je n’ai passé à Kiya bé que la soirée et la nuit. Je n’avais rien à y faire. J’avais hâte de me remettre à chasser, tout en me dirigeant vers Am Timane, d’où je devais gagner Abéché.

Banale a été la journée suivante : une étape de 30 kilomètres que ne marque aucun incident. La route est magnifique, large de 15 mètres, soigneusement aplanie. Depuis le monoroue jusqu’au chariot à bœufs, des véhicules à roues rendraient de grands services dans ce pays ; l’automobile elle-même y passerait aisément. D’ailleurs l’administration emploie cette dernière, déjà, dans une partie du Tchad et de l’Oubangui.

De chaque côté, une végétation uniforme, basse, épaisse, très verte, fait la haie sur notre passage. Nous n’arrivons qu’à 9 heures du soir. Il y a peu de moustiques, le clair de lune est éclatant, et dans la petite enceinte qui circonscrit les trois cases du campement, sous l’arbre immense dont les sombres rameaux l’ombragent tout entier, j’attends sans impatience que Denis ait achevé la confection de mon menu de chaque jour et de chaque repas : des œufs, un de ces très petits poulets décharnés et coriaces qui sont la spécialité du pays, du riz, du café ; comme boisson, de l’eau bouillie, que je filtre à travers un peu de coton hydrophile lorsqu’elle est trop épaisse.

Je m’amuse à observer Khadidja, la sœur de la femme de Paki. Elle est née d’un Égyptien d’El Facher, et d’une Arabe du Salamat. Elle est noire, longue et étroite. Elle parle d’une voix nasillarde et plaintive, et semble toujours sous le coup d’une catastrophe. Tout pour elle est difficulté. Elle n’est pas faite pour les voyages.

Elle est là, à quelque distance, paresseusement étendue sur sa natte. Elle porte un pagne bleu sombre, une petite blouse de cotonnade noire dont elle paraît très fière, et que Faadmé, la femme de Denis, lui a prêtée. Les échanges de vêtements se font constamment entre indigènes, du moins entre ceux qui en portent.

Hier, elle s’est fait coiffer. Elle a maintenant une corne de cheveux qui, de la partie antérieure de la tête, s’incurve, en se rétrécissant, vers l’arrière ; sur les côtés, une multitude de petites tresses descendent de part et d’autre de la raie médiane et se terminent en grosses touffes crépues. Le haut du front est rasé. Aujourd’hui elle complète cette parure en se rougissant les dents par le procédé habituel, kola et fleur de tabac.

La femme de Paki, à dessein peut-être, car elle a beaucoup à apprendre en matière de travaux domestiques, la laisse s’organiser elle-même. Elle se donne beaucoup de peine, avec la minuscule Hâmé, pour préparer ses repas, faire ses provisions dans les villages, satisfaire aux nécessités de la vie nomade que j’impose à mes gens. Elle sait que je n’entends pas être importuné sans nécessité. De temps à autre seulement, quand elle atteint le comble du désarroi, elle se rappelle que si je suis le chef, je suis aussi le protecteur. Alors elle vient me trouver comme sa ressource suprême, et me met au courant de ses difficultés ; ce sont les gens du village qui ne lui ont pas apporté de farine de mil, ou de daou-daoua, ou de derraba, condiments recherchés ; ou bien, c’est sa sœur, de mauvaise humeur ce jour-là, qui lui refuse soudain le précieux concours de son expérience. Elle est bien intimidée pour m’expliquer cela ; elle termine en levant un peu les bras, puis les laissant retomber le long de son corps, pour m’exprimer son découragement, son impuissance, s’excuser de me déranger ainsi.

Maintenant, comme elle est fatiguée, elle se fait masser, sous l’arbre où elle a élu domicile. Elle est couchée à plat ventre, toute vêtue, et debout sur son dos, la petite Hâmé lui piétine doucement les épaules, les reins, les jambes. A Fort-Archambault, on m’avait dit, de cette Hâmé, que c’était sa servante. Elle l’appelle sa sœur, et c’est en réalité son esclave. Légalement, cette enfant, née de captifs depuis l’occupation française, est de condition libre ; mais l’esclavage revêt un caractère si familial dans certaines parties de l’Afrique que sa mère ne songe pas à réclamer pour elle une indépendance qui n’aurait d’autre effet que de la priver de leur commune famille d’adoption ; si elle désire un jour être affranchie, il lui suffira de se présenter devant le représentant de notre administration, et ce sera fait à l’instant même. Il est plus que probable qu’elle n’en aura jamais l’idée ; elle y perdrait bien plus qu’elle n’y pourrait gagner. Le titre de sœur que lui donne Khadidja n’est pas un vain mot ; ce sont en réalité deux associées devant les petites difficultés matérielles par lesquelles la nature rappelle ici chaque jour que sa généreuse fécondité n’exclut pas l’obligation du travail. Aucune des deux ne sert l’autre, à proprement parler. Elles s’entr’aident durant le jour, et le soir, la même natte les rapproche, serrées l’une contre l’autre, lorsque les nuits sont froides, sans souci du lendemain, dans la sécurité de mon camp.

Nous quittons, le 30 au matin, la belle route, et nous rentrons, par un sentier, dans la brousse, où nous allons de nouveau tenter la fortune. De-ci, de-là, apparaissent des indigènes, qui récoltent des noix de karité, très nombreuses. Ils mangent la pulpe sucrée qui entoure le noyau, et de l’amande que celui-ci contient, ils extraient une bonne huile alimentaire. Les cultures régionales sont surtout le mil, l’arachide, un peu de maïs et de manioc, le sésame, les haricots. Du bétail, point, à cause de la tsétsé.

Le seul incident du jour est la capture d’un long serpent, mince comme un fouet, d’un vert uni et délicat de jeune feuille, le ventre à peine teinté d’or. Dès que je l’aperçois, se glissant dans ma case, j’appelle Somali. Dans l’organisation de mes services, Somali assure notamment la police des reptiles et des insectes impressionnants. Chaque fois que je vois près de moi une bestiole inconnue, je le fais venir en toute hâte, et je lui demande si c’est méchant. Dans la négative, je laisse la visiteuse vaquer à ses occupations, si elles sont compatibles avec les miennes. Dans l’affirmative, on s’en débarrasse. Somali, très adroitement, tue le serpent d’un coup de bâton, et j’en fais ôter la peau pour remplacer mon bracelet de montre, dont le cuir est usé ; grattée de toute chair, puis tendue, séchée à l’ombre, et frottée de cendres ou mieux encore de savon arsenical, elle se conservera fort bien.

Je chasse trois heures dans l’après-midi, sans résultat, et couche au village de Kioko. J’y laisse mon monde le lendemain matin et vais au petit jour explorer la brousse. La malechance persiste.

Nous verrons qui se lassera le plus vite, elle ou moi.

Comme je rentre, deux indigènes me disent avoir vu, pas très loin, une piste de buffle du matin. Je déjeune et je repars à deux heures. A trois heures et demie, nous sommes aux empreintes. Elles sont nettes, profondes, avec les ergots très marqués. Nous les suivons, et j’aperçois bientôt, à deux cents mètres, dans la petite végétation où nous cheminons, une lourde silhouette qui disparaît immédiatement. Nous nous orientons pour couper sa route. Peu après, Paki m’arrête, et me montre silencieusement, à moins de quatre-vingts mètres, dans l’ombre d’un buisson, une grosse masse noirâtre. C’est l’animal. Mais je le vois trop peu. Je ne tire pas.

J’ai pour principe de chasser avec mes jambes tout autant qu’avec mon fusil, et j’ai remarqué souvent qu’une demi-heure de marche de plus, lorsqu’elle a pour effet de ménager au premier coup de feu des conditions favorables, peut avancer l’heure du succès d’un temps sensiblement plus long.

Je résiste donc à la tentation. Elle se représente, du reste, presque aussitôt après, et Paki, de nouveau, m’engage à tirer. Nous sommes cette fois à cinquante mètres. Le buffle est au milieu d’arbustes, sous les feuilles, dans une demi-obscurité. Je ne vois ni sa tête, ni sa croupe. Le milieu de son corps seul m’apparaît. Je cède pourtant, je vise, en cherchant l’épaule, et je presse la gachette.

Il part au galop. En hâte, nous prenons la piste. La brousse est très épaisse. Je pense l’avoir touché, mais où ? Je marche l’arme prête, avec les précautions qu’on devine. Pourtant lui-même ne songe, en ce moment, qu’à fuir. Sa route est aussi droite que la végétation le permet. Ses empreintes, piquées brutalement, la terre que ses larges pieds ont chassée derrière chacune d’elles, nous disent qu’il est lancé à toute allure.

Nous allons constater bientôt qu’il ralentit sa course, et le coucher du soleil nous trouvera à dix kilomètres de là, occupés à suivre, à pas lents, une piste capricieuse et tranquille, qui se recoupe en boucles, va, revient, hésite, et nous révèle le très proche voisinage d’un animal qui se croit en pleine sécurité. Mais l’obscurité nous arrête. Il faut rentrer. Nous arrivons au village à neuf heures. J’ai d’ailleurs pu me servir de mon tippoy à l’aller et au retour, et je n’ai fait à pied qu’une vingtaine de kilomètres.

Le lendemain matin, à quatre heures et demie, nous sommes en route. Nous nous hâtons vers l’endroit où nous avons abandonné les traces et nous les reprenons aussitôt. Nous les suivons longtemps, sans recueillir aucun indice encourageant. L’animal a marché, marché. Mon amour-propre attribue cette agitation à la blessure que je lui ai faite. J’ai tiré, le voyant mal, trop en arrière sans doute, et ma balle a dû perforer les intestins. Il en souffre évidemment, mais c’est, pour le succès de la chasse, un coup de fusil à peu près nul.

Nous arrivons à un champ de hautes herbes jaunes, toujours guidés par des empreintes datant de douze heures au moins. Paki, toutefois, arme son fusil, le lieu pouvant ménager des surprises, et machinalement, devant son geste, je prends le mien des mains de Somali. Ces vieux chasseurs indigènes ont vraiment une sorte d’instinct. Nous n’avons pas fait cinquante mètres qu’une masse brune émerge avec bruit des herbes, à quelques pas de nous, part au galop, et disparaît en quelques secondes. C’est notre buffle. Il a passé la nuit là. Je tire presque sans voir, et nous continuons à marcher, en hâte, dans ses abattues.

Mon coup de fusil est une faute. Je l’ai jeté à peu près au hasard, et j’ai dit tout à l’heure les inconvénients de la précipitation en pareil cas. En outre, nous sommes aussi mal engagés que possible. L’herbe est très dense et monte au-dessus de nos yeux. Nous ne voyons pas à un mètre. Le sol est plein de trous. En cas d’attaque de l’animal, celui qu’il prendra pour objectif a peu de chances de l’éviter.

Nous atteignons sans incident, après vingt longues minutes, un terrain meilleur, quoique très broussailleux, et, patiemment, rapidement, en silence, nous continuons la poursuite.

Une heure s’écoule. Le buffle, depuis longtemps déjà, a ralenti sa marche. Il tourne, retourne, nous apprenant par là que l’instant approche où nous l’apercevrons soudain. En effet, le voici, de nouveau, sous un arbre, debout, de profil, la tête et l’avant-main bien en lumière. Je tire. Paki tire aussitôt après. Il part au galop, traverse une clairière, où je lui envoie deux balles encore.

Puis tout recommence. Nous ne voyons plus que sa piste. Elle nous ramène dans les broussailles, mais mes nerfs sont calmés par la marche, par la chaleur, par la répétition surtout, depuis un temps relativement long, de circonstances identiques. On s’accoutume à l’insécurité jusqu’à l’oubli complet du risque. Par instants, je pense à tout autre chose qu’à la chasse. Parfois aussi, une attitude, un geste de Somali et de Paki me rappellent au sentiment de la réalité. Alors je redeviens brusquement une sorte de machine faite essentiellement de deux yeux, de deux oreilles, et d’un fusil, et prête, dès l’alerte, à jeter automatiquement, avec le maximum de promptitude, sa balle dans la direction de l’arrivant.

Bientôt pourtant, mon attention s’éveille à nouveau tout entière. Les traces commencent à révéler les boucles, spéciales au buffle, qui sont l’un des principaux dangers de la poursuite de ce gibier redoutable. Après avoir suivi quelque temps la même direction, il tourne court à droite ou à gauche, parcourt de la sorte une certaine distance, revient prendre sa piste vers l’endroit où il l’a laissée, et continue sa marche dans la direction initiale. Le chasseur, qui croit l’avoir devant lui, est ainsi constamment exposé à arriver à sa hauteur dans le moment où il parcourt une de ces boucles ; s’il est alors senti, entendu ou vu, l’animal sera sur lui en quelques instants.

Un deuxième aléa de la chasse au buffle, puisque j’ai abordé ce sujet, se place au début. Il est dans le fait de ne blesser que légèrement. Il arrive en ce cas — ce n’est pas une règle — que l’animal charge au lieu de fuir. C’est une impression intéressante, mais dont on ne goûte vraiment tout le charme que lorsqu’elle est à l’état de souvenir. Toutefois, l’attaque se produisant ainsi est moins dangereuse déjà ; on voit l’adversaire ; on est encore en position de tir, et on a le temps de redoubler. Bien entendu, il ne faut pas manquer, car lutter d’agilité avec lui est une entreprise chimérique. Si on a réussi, par l’effet d’un sang-froid et d’une adresse exceptionnels, à l’éviter au passage, il s’arrête après quelques mètres, volte avec une extrême agilité, et revient immédiatement, aussi redoutable. La ressource ultime — ultime, je le dis bien, car elle n’est pas sûre, et ne doit être employée que si on est rejoint — consiste à se coucher à plat ventre en se collant bien au sol, de manière à ne laisser aucune prise. Il se peut alors — l’émouvante aventure dont j’ai parlé en est un exemple — que la bête, en raison de la forme et de la position de ses cornes, ne réussisse pas à se servir de celles-ci pour piquer, et s’il se produit une intervention assez prompte, on peut être simplement piétiné ou mordu et sauver sa vie. Au cas contraire il y a bien peu d’espoir. Le buffle s’acharne longuement, et sa puissance est formidable.

Enfin, de même que tous les grands animaux, il est dangereux quand, grièvement blessé, il sent qu’il ne peut plus fuir, et tient tête ; on le conçoit aisément.

Je reviens à notre chasse. La vue des boucles que commence à former la piste m’a enlevé toute tendance à la distraction. Presque aussitôt après, Paki se porte vivement en avant d’une vingtaine de mètres. Je presse le pas, mais il se livre à une mimique désespérée pour me faire conserver ma distance. Somali me dit tout bas que le terrain est aussi désavantageux que possible, car on ne voit pas autour de soi, et que Paki, s’il est surpris, grimpera à un arbre avec une célérité que je ne puis escompter pour moi-même ; aussi dois-je rester en arrière pendant qu’il éclaire la route. Il achève à peine sa phrase que Paki s’arrête, met précipitamment un genou en terre, et tire à trois reprises sur un but manifestement tout proche que, pourtant, je n’aperçois pas. Je suis presque aussitôt à sa hauteur ; je distingue quelque chose de brun devant nous, mon coup de fusil se confond avec le troisième des siens, la masse brune disparaît, et Paki se met à courir en avant ; je le suis de mon mieux, mais, plus rapide et plus adroit, il prend encore une vingtaine de mètres d’avance, et je cesse de le voir. C’est pour l’entendre, il nous appelle : l’animal est couché, là, immobile, sur des branches basses que son énorme corps écrase.

On n’approche pas encore. De sa longue sagaie, un des pisteurs le pique. Il ne tressaille pas. Un autre, s’avançant doucement, de côté, lui lance un peu de terre dans l’œil. L’œil ne cligne pas. C’est fini.

Il est brun, presque noir, le poil, par endroits, très clairsemé sur la peau sombre. Nous cherchons ses blessures. Quelle atteinte à mon amour-propre ! Hier, je l’ai manqué. Aujourd’hui, dans les herbes, je l’ai manqué encore. Lorsqu’il courait, je l’ai de nouveau manqué par deux fois. En revanche, quand je l’ai vu arrêté ce matin, ma balle lui a brisé une côte, et s’est logée dans l’os d’une des côtes opposées, après avoir traversé le cœur. Il en a une deuxième dans le cou, récente, trop bas. C’est tout. C’est de la première qu’il est mort. On voit par là ce qu’est la vitalité de ces animaux. Ainsi blessé, il a pu courir près d’une heure.

Nous trouvons, tout de suite après, une seconde piste, de buffle aussi. Il n’est que neuf heures. Nous laissons deux hommes pour dépecer notre prise, et nous la suivons. Mais il y a trop de brousse. Nous entendons bientôt un départ au galop, et la cadence de quatre pieds lourds qui frappent le sol en s’éloignant : nous ne voyons rien. Nous persévérons quelque temps. Puis la bête nous mène dans de telles épines qu’il faut nous résoudre à nous arrêter.

Le village est loin. C’est l’heure d’en chercher la route. Nous avons déjà fait cinq ou six kilomètres dans sa direction, et relevé, chemin faisant, la trace d’un boa qui, d’ailleurs, se perd presque aussitôt, quand nous découvrons, datant d’une minute à peine, des fumées et des empreintes de rhinocéros. Comment résister ? En avant !

Après une demi-heure, un reniflement violent, à quelques mètres, nous arrête net ; une énorme et vague silhouette se dresse bruyamment, disparaît dans l’ombre. C’est l’animal. Surpris, je n’ai pas eu le temps de tirer. Sans paroles inutiles, nous repartons derrière lui en pressant le pas.

Une heure encore, et puis Paki renonce de lui-même. Le rhinocéros, depuis que nous l’avons réveillé, n’a cessé de courir. Il a maintenant une grande avance. Continuer serait vain. Nous retrouvons le sentier à midi et demi. Mon tippoy, qui nous rejoint bientôt, me ramène au village. J’ai fait au moins trente kilomètres à pied, et dans ce climat torride, c’est suffisant pour moi.

Même ainsi, sur ce siège que rien n’abrite, car pour circuler dans ce pays boisé, il a fallu enlever arceaux et natte, le soleil me paraît bien chaud. En revanche, que de joies au retour ! Le tub qui m’attend, le verre d’eau fraîche sucrée de miel que m’apporte Ahmed — il ne lui manque, à cette bonne eau, que la transparence, mais nous ne sommes pas à Paris — et le déjeuner réconfortant de Denis !

L’après-midi, repos.

Voici, puisque j’ai parlé des buffles, les points auxquels je les vise de préférence :

A. Le buffle est de profil.

1o Toute la saillie osseuse et musculaire qui accuse la région de l’épaule, et mieux encore le défaut de celle-ci ; on atteint ainsi des os dont la fracture est d’un effet décisif, le cœur ou les poumons ; si on tire un peu trop haut, la colonne vertébrale ; trop bas, il y a encore la jambe.

2o Le cou, sous l’oreille, juste au-dessous des cornes.

3o La pointe de la fesse. La verticale correspondante, jusqu’à l’articulation suivante de la jambe, en bas, et à la colonne vertébrale, en haut, offre également de bonnes chances.

Il faut remarquer que la pointe de la fesse est très en arrière, juste au-dessus de l’articulation précitée. On est tenté, en général, de tirer plus en avant.

B. Le buffle présente la croupe.

La pointe de la fesse. Il faut viser alors à peu près au milieu de la ligne qui va de la naissance de la queue à la face latérale de la croupe, vers le pli qui contourne la saillie de la région anale.

C. Le buffle est de face.

1o Si la tête est haute, le défaut antérieur de l’épaule.

2o Si la tête est basse, la face supérieure du cou, de chaque côté de la colonne vertébrale.

Un buffle blessé au cœur ou aux poumons ne songera qu’à fuir. Il ne pourra devenir dangereux qu’acculé, au dernier moment.

Une balle dans le cou juste au-dessous des cornes, ou dans l’épine dorsale, amène la chute instantanée — et définitive.

La fracture de la hanche immobilise tout l’arrière-train. L’animal ne peut plus — lorsqu’il le peut — que se traîner lentement sur le sol en se servant de ses jambes de devant. La fracture de la cuisse le livre sans risques au chasseur prudent.

En revanche, la fracture de la partie inférieure d’un membre n’est que d’un effet très relatif.

Un buffle dont une jambe de devant est brisée au-dessous du genou, croisera souvent, je l’ai déjà dit, au sujet de l’accident d’Hubert Latham, cette jambe sur l’autre et continuera à courir. Si c’est la jambe de derrière, il sera plus gêné, mais ne sera pas arrêté pour cela.

La préférence à donner à tel ou tel de ces coups dépend de la position de l’animal, de la distance, de l’adresse du chasseur, de l’arme dont il se sert. L’occasion que je préfère de beaucoup est celle de l’épaule, de profil, en cherchant le cœur.

On lira avec fruit, sur cette question, l’appendice qui termine les remarquables récits de chasse de M. Edouard Foa, de qui l’expérience était très supérieure à la mienne. Je m’en suis beaucoup inspiré, l’ayant étudié avec soin, avant de chasser moi-même. Il est plus complet que ce bref aperçu, où je ne donne que les coups que j’ai personnellement adoptés. On doit retenir, — il le dit aussi, et je l’ai constaté — que les coups qui n’atteignent pas les parties vitales ou motrices sont sans effet utile.

La matinée du 2 juin est consacrée à des préparatifs de départ. Je quitte Kioko à trois heures, y laissant une partie des charges et n’emmenant avec moi que Denis, Somali, Paki et son boy, un garde, huit porteurs, quelques pisteurs de bonne volonté pris au village.

Nous allons nous mettre à la recherche des éléphants, qui sont signalés tout près, à Bali, et pour plus de mobilité, je coucherai sous ma tente, au hasard de nos pérégrinations. La femme de Paki lui a préparé un couscous spécial, dont elle m’offre, et qu’elle veut qu’il emporte. Il y entre du mil, des arachides, du miel, et même un peu de terre. Ce n’est d’ailleurs pas mauvais, à part la terre, et malgré le dédain que Denis affecte pour ce mets qu’il n’a pas confectionné. Elle me déclare qu’elle va être très triste, ce soir, de notre départ, et qu’elle ne manquera pas de pleurer l’absence de son époux. Je lui offre de venir avec lui. Alors, elle me confie qu’elle préfère, tout de même, rester tranquille. J’aime cette naïve sincérité. Elle est essentiellement reposante. La paix de l’âme est auprès des simples.

Nous arrivons après une heure au petit village de Bembé. Paki avait fait prévenir de mon passage, pour que deux hommes, connaissant bien les possibilités de chasse de la région, se tiennent prêts à nous accompagner. Nous le trouvons à moitié vide. Il n’y reste que des femmes, quelques malades, et les vieillards. Le chef est parti, m’assure-t-on, avec tous ceux qui auraient pu nous être utiles, dès qu’il a connu notre approche. La mauvaise volonté paraît indiscutable.

Je dis à ceux qui sont là que j’entends voir le chef se présenter le lendemain à mon campement sous peine d’une punition sévère. Personne ne semble impressionné. Malgré tout, je demeure circonspect. Je ne parle pas le Sara, et je ne puis rien saisir des propos qui s’échangent. Il est bien surprenant que ces gens, me sachant si près, aient pris une attitude aussi étrange. Au surplus, je reste dans la région, et je suis sûr d’avoir le dernier.

Notre file, une vingtaine d’hommes, s’engage dans le sentier de brousse qui, vers cinq heures, nous conduira devant le bahr Hadid. Nous en descendons la rive argileuse, haute de cinq à six mètres et presque à pic. Il n’y a d’eau que dans les parties profondes. A notre droite, à notre gauche, s’étendent de grandes mares. Devant nous, le lit du fleuve est presque à sec ; on y voit grouiller les poissons ; Denis s’amuse à les poursuivre.

Nous voici maintenant dans de hautes herbes vertes ; puis nous remontons une pente, et gagnons la rive opposée. C’est une vaste plaine où des bouquets d’arbres puissants sèment des îlots d’ombre et de mystère. Le fleuve s’y montre et disparaît selon les caprices de son cours encaissé et sinueux. Nous marchons quelque temps encore. Puis, au milieu d’une clairière silencieuse, les porteurs posent leurs charges, et je fais monter ma tente. On dresse près d’elle ma table. Les feux s’allument. La nuit est venue, sans lune encore, mais constellée d’innombrables étoiles. Des souvenirs traversent ma pensée. Je m’arrête à certains d’entre eux. Quelle sérénité l’on acquiert à voir de loin, devant la nature, tout ce dont, jadis, on s’est ému !

Le jour levant nous trouve en route. Nous apercevons quatre girafes, que je laisse. Nous suivons plus de deux heures une piste de buffles. Nous les apercevons deux fois, mais de loin chaque fois, et déjà en alerte. Le vent souffle derrière nous, et ils nous sentent.

Nous rentrons ; trois girafes, encore, passent si près de nous, que je sacrifie l’une d’elles à la convoitise de mes hommes.

Je campe, le soir, un peu plus loin, dans une grande prairie bien verte, découpée comme à l’emporte-pièce sur la brousse avoisinante. Au milieu, elle se creuse un peu, et une étroite et longue ligne d’arbres, plusieurs fois interrompue, marque la présence d’un marigot, invisible de ma tente. Il nous fournira l’eau.

Le lendemain, nous couchons au bord du Bahr Keita. Je tue un hippopotame. Le chef de Bembe ne vient toujours pas ; je commence à m’irriter. Nous manquons de renseignements, par la faute du village, et nous chassons à l’aventure. Puis nous rencontrons un de ses hommes, et tout paraît s’expliquer. Il se trouve, m’assure-t-on, depuis plusieurs jours, à quelque distance, pour pêcher ; les habitants sont presque tous avec lui. Aucun d’eux n’a connu ma venue. Où est, dans tout cela, la vérité ?

Je diffère ma décision ; rien ne presse. A 3 heures, une mauvaise nouvelle me parvient. Paki, que j’ai envoyé reconnaître les environs, me rapporte qu’il n’a trouvé aucune empreinte récente d’éléphants. Les moins anciennes datent de dix jours. J’apprendrai bientôt qu’un chasseur indigène a tiré des coups de fusil à tort et à travers près de Bali, blessé plusieurs de ces animaux pour en abattre un et, finalement, provoqué un exode général.

Pour employer la fin de l’après-midi, je vais faire une courte reconnaissance. Je blesse un rhinocéros, mais ne puis le rejoindre ensuite. Je passe sur les détails de la poursuite, que nous avons poussée jusqu’à la fin du jour sans que les indices nous aient donné un seul moment de véritable espoir. Quand on suit une piste de ce genre, il est rare, en effet, qu’on ne puisse prévoir à l’avance le moment où on va découvrir l’animal. Il est généralement aisé de déterminer si son allure est lente ou rapide, comme l’explique fort bien Edouard Foa, qui ne fait qu’adapter sur ce point aux grands animaux des principes généraux de vènerie. Au pas, le pied de derrière se pose presque sur le pied de devant du même bipède latéral ; l’empreinte est à peu près également appuyée partout. Au trot, l’animal marche par bipède diagonal ; les empreintes sont également espacées ; la pince est plus enfoncée que le talon ; au galop, le talon est encore moins visible. Enfin, aux allures rapides, trot ou galop, il y a derrière chaque empreinte, si la nature du sol s’y prête, pour les pieds de derrière surtout, une traînée de terre projetée par l’effort de propulsion du membre.

Si un animal marche vite et droit, sans hésiter, j’ai personnellement constaté qu’il ne faut guère s’attendre à le voir tout de suite. Il n’a fait que passer. On peut marcher rapidement et prendre un minimum de précautions : exception faite pour le buffle, à cause de ses boucles soudaines. Mais si on se trouve dans la petite brousse, ou sur un terrain découvert présentant des îlots d’ombre, et qu’en même temps les empreintes, fermes et nettes, dénotent une marche lente et posée, avec des hésitations, des détours, c’est que l’animal, ou s’est attardé à manger, ou bien a cherché là un endroit qui lui plaise pour s’y coucher ; et comme il reste souvent à la même place durant toute la chaleur du jour, il faut, même si les traces datent de plusieurs heures, progresser pas à pas, sans bruit, l’arme prête, et s’attendre à le découvrir tout d’un coup.

Un des plus beaux buffles de mon tableau.

(Page 199.)

Petit rhinocéros capturé le 11 Juin au Sud-Est du village de Komda.

(Page 209.)

Le jour suivant, nous chassons de nouveau presque toute la journée sans résultat. En rentrant, je trouve enfin le chef de Bembe, qui m’attend. Il a appris mon mécontentement, me dit-il ; il est accouru ; il m’apporte une poule et quelques œufs, en témoignage de son désir de m’être agréable. Je n’ai pas de raisons, pour le moment du moins, de ne pas accepter son explication, et je lui fais bon accueil.

Je décide, après un jour encore, de transporter mon camp à douze kilomètres plus à l’Ouest, jusqu’à un autre point d’eau plus proche de son village ; lui-même dépêche un homme aux habitants, pour qu’ils recherchent s’il y a des pistes fraîches aux environs, et m’en informent sans retard. Je ne vois rien en route, sauf une petite troupe de girafes, que je laisse en paix.

A neuf heures, nous sommes arrivés, et on s’installe. Je me demande comment je vais employer ma journée, faute d’aucun renseignement qui me guide, lorsqu’un de nos pisteurs, qui est près de moi, me montre du doigt deux empreintes sur le sol. Elles sont parfaitement nettes, et je ne puis m’y tromper. Ce sont des traces de lion, récentes. J’appelle Paki. Elles datent de la nuit. Il ne peut préciser l’heure.

Je suis indécis. Il est assez tard, et le soleil est chaud ; puis l’animal, peut-être, est déjà loin. Je suggère de prendre la piste. Une mauvaise humeur si évidente se peint aussitôt sur les visages que, ne fût-ce que pour rappeler mes gens à un sentiment plus exact de la discipline, je donne immédiatement l’ordre du départ. J’emmène seulement Paki, Somali et un pisteur — le minimum de monde, pour faire le minimum de bruit.

La piste, tout de suite, apparaît difficile. Mais mes auxiliaires sont repris très vite par leur tempérament de chasseurs, et font de leur mieux pour découvrir les traces, presque invisibles dès que le terrain durcit un peu. Nous restons souvent plusieurs minutes au même point, durant lesquelles chacun va et vient de son côté, à pas lents, la tête inclinée et les yeux fixés au sol, à la recherche de la plus petite raie, de la plus légère dépression d’une forme anormale ; s’il découvre la moindre chose, il se baisse aussitôt, examine avec soin ; quand cet examen révèle la présence d’un des éléments dont l’ensemble constituerait le dessin du pied cherché, il prévient les autres d’un petit claquement de langue et, d’un geste, il indique la direction ; alors on se groupe à nouveau, et on continue.

A onze heures et demie, la situation ne s’est modifiée en rien. Aucun indice ne permet de croire que nous soyons près des fauves — il y en a plusieurs. Nous nous en sommes certainement rapprochés, car les lions marchent la nuit, et dorment le jour. Ils doivent donc être arrêtés depuis ce matin. Mais ils peuvent être très loin encore.

Une autre question, intéressante pour nous, reste sans réponse dans notre esprit : ont-ils mangé ? Que ce soit digestion lourde ou assurance consécutive à un bon repas, le lion repu ne s’enfuit d’ordinaire que lentement, ainsi que je l’ai dit. Le chasseur qui le découvre a tout le temps de tirer. A jeun, au contraire, il semble plus mobile, plus craintif ; on a donc moins de chances pour soi.

Nous avons vu, à un certain endroit, que l’un d’eux au moins avait poursuivi une antilope. Les empreintes des deux animaux se confondaient presque, et le lion, qui courait, avait sorti ses griffes ; elles marquaient profondément le sol, où se dessinait leur section allongée. Toutefois, ni sang, ni débris ne révélaient qu’il eût réussi.

La chaleur était forte, et j’avais justement fait emporter un peu de viande et du café. Je ressentais une certaine fatigue. Je me suis arrêté à l’ombre d’un grand arbre, et nous nous sommes reposés là une heure et demie ; j’ai déjeuné et dormi ; à une heure, je suis reparti.

La carcasse de ma dernière girafe était tout près de nous, la piste nous y avait conduits. Le sommet d’un arbre chargé de vautours dont notre approche avait troublé le repas nous indiquait sa place. Nous y sommes allés, mais les lions n’y étaient pas venus.

Nous avons alors repris notre progression, tantôt lente et tantôt rapide. Et, brusquement, nous sommes entrés dans une nouvelle phase de notre chasse. La piste venait de nous conduire à un arbuste sous lequel deux corps lourds, visiblement, étaient restés longtemps couchés. Les lions y avaient dormi, et s’étaient levés quelques minutes seulement avant notre arrivée. A moins de malechance, nous ne pouvions plus manquer de les voir bientôt. Tous les espoirs étaient dès lors permis.

Nous nous arrêtons là un instant, pour échanger des regards de satisfaction, et, à voix basse, des observations brèves. Paki a repris cette attitude que je connais si bien, le fusil à la main, l’œil au guet. Je m’arme, moi aussi, de mon fusil, et nous nous remettons en route.

L’endroit est parfait. Une grande plaine, avec une herbe tantôt semée en petites touffes courtes et rèches, tantôt serrée, plus haute alors et plus dense à la fois, mais ne dépassant jamais le genou ; sur cette étendue verdoyante, espacés entre eux d’une cinquantaine de mètres en moyenne, de gros arbres aux troncs entourés de lianes et de petites broussailles mettent, dans le gai soleil, des taches d’une ombre épaisse et pourtant lumineuse. C’est sous l’un d’eux que doivent être les lions. Ils ne nous attaqueront pas. Ils nous céderont très certainement la place. Je considère, au surplus, leur chasse comme moins périlleuse que celles de l’éléphant et du buffle. Nous apercevront-ils les premiers, les verrons-nous dans des conditions favorables à un tir précis, s’éloigneront-ils immédiatement, telles sont, pour le moment, les seules questions qui se posent ; mais elles sont d’un intérêt passionnant pour un chasseur.

J’ai, maintenant, à dix mètres devant moi, le plus rapproché de ces arbres. Ils ne sont pas dessous. Nous les verrions déjà. Mon regard se porte vers le suivant, passant vite sur l’intervalle, une place herbeuse, en pleine lumière.

Il y a ici d’innombrables termitières, grandes et petites, d’une argile jaune clair, avec un sommet arrondi. Aussi mes yeux dépassent-ils avec négligence une calotte pâle, qui à 30 mètres de moi, émerge de cette herbe verte et ensoleillée. Mais, tout de suite, ils y reviennent instinctivement. Elle a quelque chose d’anormal, cette termitière. Elle donne une impression de symétrie inaccoutumée : deux petits points sombres, bien nets, un de chaque côté, et juste au milieu, une légère tache d’ombre plus étalée. Je la regarde mieux.

C’est absolument immobile. Cela me regarde aussi, fixement, d’un air méchant et froid, avec une attention extrême. Je distingue dans l’instant deux courtes oreilles dressées, des joues épaisses de chaque côté d’un nez large. J’épaule.

Le lion se lève brusquement, me tourne le dos d’un mouvement souple et prompt, et se sauve au galop. Je ne vois plus dans l’herbe que la petite cible ronde de sa croupe, qui s’élève et s’abaisse à chaque foulée. Je tire.

Il s’arrête net, tourne la tête vers moi, et gronde. Mais il y a actuellement plus de cent mètres d’espace découvert entre nous. En revanche, l’étui de ma première cartouche vient de se bloquer dans la culasse, et la seconde cartouche ne se place pas. Pendant que j’ai la tête baissée vers mon arme, que je cherche, plus nerveux maintenant, à recharger, Paki tire : j’entends Somali qui crie : « Talata ! Talata ! » (Trois ! Trois !) et je vois deux autres lions qui s’enfuient vers la gauche et disparaissent presque aussitôt. En même temps, le premier, qui a repris sa course, tourne à droite, en décrivant autour de nous un grand demi-cercle, et passe derrière un petit monticule qui va le cacher un instant à nos yeux.

Paki part à toutes jambes pour tirer dès qu’il débouchera. Ma cartouche s’est enfin mise en place, et je cours sur ses talons. Le lion reparaît, mais il s’est encore éloigné. Il passe au galop, à 150 mètres de nous pour le moins ; pendant quatre ou cinq secondes, je le vois parfaitement, tout entier, de profil ; il est très grand, beaucoup plus clair de robe que je ne l’aurais cru, et, chose normale ici, n’a pas de crinière. Je tire encore. Il ne ralentit pas, et disparaît dans les broussailles ; nous nous y jetons après lui. Paki me montre tout de suite, sur une herbe droite et haute, une goutte de sang. Pour le moment, nous n’en verrons pas d’autre. La piste dénote une allure aussi rapide que l’épaisseur du fourré le permet. Après une demi-heure, elle cesse ; nous nous arrêtons, déçus.

Alors, Somali suggère de retourner à l’endroit où nous avons découvert les trois animaux, et de nous mettre à la recherche des deux autres qui, n’étant pas blessés, se seront peut-être arrêtés dans le voisinage. L’idée est bonne, et nous voici en route.

Nous prenons les premières empreintes qui se présentent. Elles nous conduisent dans un autre fourré. Une vingtaine de minutes plus tard, Paki s’arrête : il a eu le temps, plus heureux que moi, d’apercevoir un lion qui se levait et fuyait. Nous avançons. Voici la place où il était couché. Sur une feuille sèche, ici encore, une goutte de sang tout frais. Le hasard nous a ramenés, je ne sais comment, vers celui que j’ai blessé et nous avons pris le change. Nous le poursuivons dans cette brousse dense et très difficile, constamment sur nos gardes, car nous l’entendons ou l’entrevoyons fréquemment, et nous marchons en quelque sorte sur ses talons. Le coucher du soleil marquera seul l’heure de la fin de la chasse, et ma défaite. Il n’y a plus rien à espérer, même pour demain. Les animaux ont été effrayés et profiteront de la nuit pour s’éloigner.

Nous regagnons le camp. Une girafe, arrêtée à cent mètres à peine, nous regarde curieusement, puis s’épouvante soudain, et se sauve de son grand galop maladroit.

Le chef de Bali m’attend pour me saluer. Maintenant, toute la région semble bien disposée. On me favorise même, ce soir, d’une révélation. Un capitaine est venu, dernièrement, chasser ici. Il a tué un rhinocéros, plusieurs hippopotames et nombre d’antilopes. Puis, au lieu de distribuer la viande aux villages voisins, selon l’usage, il l’a envoyée à Fort-Archambault pour les tirailleurs affectés à ce poste ; sans doute avait-il eu comme moi un sujet de mécontentement, mais on n’a garde de me le dire. On a aussitôt fait une conjuration à l’aide de farine et d’autres ingrédients non moins efficaces, pour que le gibier, dans la suite, s’éloigne systématiquement des blancs. Mais comme on voit que je suis, moi, dans les bons principes, on va, aujourd’hui même, détruire en ma faveur l’effet du sortilège, et mes chasses seront heureuses désormais. Je veux l’espérer.

Repos, le jour suivant, jusqu’à deux heures. Tout le monde l’a bien gagné. L’après-midi, je porte mon camp sur le bahr Hadid, me rapprochant encore des villages.

Une constatation imprévue m’attendait le lendemain.

A midi, le chef de Bembe se présente. L’homme qu’il a envoyé au nord de la localité vient d’arriver, me dit-il, sans avoir trouvé aucune empreinte récente. Celui qu’il a chargé d’explorer la partie sud n’est pas encore là. Il rendra compte dès son retour.

Je mande Paki. Il est sceptique. Il y a sûrement du gibier près d’ici. Il va voir. Et il part vers le sud, lui. Deux heures après, il est à la porte de ma tente. Il a une piste de rhinocéros.

Je n’emmène pas Somali. Depuis qu’il m’accompagne dans la brousse, il se donne des allures indépendantes de chasseur, et néglige de plus en plus son service. Je lui ai infligé pour aujourd’hui cette punition qui l’humilie, et, par là, lui est sensible entre toutes.

Nous arrivons bientôt, conformément au rapport de Paki, devant les empreintes du matin ; nous les suivons un certain temps en terrain découvert ; puis nous entrons dans un bois relativement touffu. L’animal marche droit devant lui. La piste ne fait pas de détours, ne trahit pas d’hésitation. Il n’a pas dû s’arrêter là. J’ai tout le temps de prendre mon fusil.

Au même moment, un bruit de branches cassées nous arrête sur place, et dans la brousse de plus en plus épaisse, nous entendons, sans le voir, le départ lourd du rhinocéros.

Mon raisonnement était juste, mais la théorie a toujours à apprendre de la pratique. La bête a bien cherché sa place ; mais elle a commencé ses recherches un peu plus loin, et elle les a continuées en revenant sensiblement en arrière. Jusque-là, rien d’étonnant. J’ai commis une erreur ; elle n’est ni la première, ni sûrement la dernière.

Voici, en revanche, quelque chose de plus singulier. A la place que vient de quitter le rhinocéros, il y a des feuilles sèches. Paki se baisse, et, sur l’une d’elles, il trouve une goutte de sang liquide, donc frais. Or, je n’ai pas tiré aujourd’hui. Une conclusion semble s’imposer. Le chef de Bembe me trompe pour m’éloigner, et ses hommes, durant ce temps, chassent à la sagaie pour leur compte. J’éclaircirai cela tout à l’heure, au retour.

Nous abandonnons bientôt la piste ; le vent nous est défavorable, et nous sommes constamment sentis.

Nous sommes assez heureux pour en trouver une autre à quatre heures et demie, et pour surprendre l’animal un quart d’heure plus tard. Il est debout, assez loin, nous faisant face. Je tire, il part vers nous — non sur nous, il semble ne pas nous voir. Une deuxième balle l’abat au moment où il nous dépasse. C’est une femelle, et c’est elle qui devait me fournir le fœtus demandé par le Muséum.

J’interroge, en rentrant, le chef de Bembe. Lui-même paraît avoir été de bonne foi, mais la duplicité de deux de ses hommes au moins se confirme avec certitude. On les amènera ce soir. Ils seront châtiés comme il convient. Le village sera exclu des distributions de viande durant tout le temps que je chasserai. L’incident est clos.

Voici, pour le rhinocéros, les points que je cherche de préférence à atteindre.

A. Le rhinocéros est de profil.

1o Toute la saillie osseuse et musculaire qui occupe la région de l’épaule, et, mieux encore, le défaut de celle-ci[13]. On atteint ainsi le cœur, les poumons, ou des os dont la fracture est, comme pour le buffle, d’un effet décisif.

2o La région qui correspond à la pointe de la fesse.

La ligne qui va de ce point à l’articulation de la cuisse, vers le bas, et à la colonne vertébrale, vers le haut, offre également de grandes chances. Cette ligne est légèrement brisée, la pointe de la fesse se trouvant un peu en arrière.

3o Immédiatement sous l’oreille, et, plus bas, la verticale qui passe par la naissance de l’oreille jusqu’au-dessous de l’os de la mâchoire, mais pas plus bas que le point qui se trouve juste sous celle-ci.

B. Le rhinocéros présente la croupe.

En visant un peu au-dessous du niveau de l’anus, dans la partie verticale du pli qui contourne la saillie anale, on atteint la région utilement vulnérable correspondant à la pointe de la fesse.

C. Le rhinocéros est de face.

1o Entre les deux oreilles, un peu plus bas que la ligne droite (imaginaire) qui les réunit. Il faut toucher juste au milieu. J’ai retrouvé, aplatie dans l’os du crâne qu’elle n’avait pas perforé, une balle du modèle M. que j’avais placée un peu trop à droite.

2o Le défaut antérieur de l’épaule, mais bien en dedans, dans la direction du cœur.

3o Le poitrail. Il faut alors mettre un genou en terre.

On m’a parfois demandé si la peau du rhinocéros était assez résistante pour diminuer sensiblement la pénétration de la balle. J’ai fait rechercher, à mon précédent voyage, une balle D arrivée au défaut de l’épaule. Elle avait traversé, et s’était logée sous la peau, de l’autre côté. La simple réflexion exclut d’ailleurs cette hypothèse.

Nous sommes sur pied, le jour suivant, avant six heures, et je vais d’abord photographier mon animal ; hier, je n’avais pas mon appareil. Ce rite accompli, nous nous mettons à la recherche d’une nouvelle piste, que nous trouvons vers sept heures et demie : deux rhinocéros. Mais leur passage date du début de la nuit, et nous aurons peut-être à marcher beaucoup pour les atteindre.

Nous sommes mal tombés. Je n’ai jamais vu d’animaux plus indécis. Peu à peu, sur le sol durci d’une plaine abondamment ensoleillée, semée d’arbres trop rares et d’innombrables petites touffes d’herbe, nous suivons le fastidieux caprice de leurs nocturnes fantaisies. Nous sommes sûrs de ne pas les voir là. Ce n’a été, pour eux, qu’un passage. Nul abri n’apparaît qui ait pu les tenter.

Cela dure trois heures. Ils ont tourné, retourné, s’approchant par instants des limites boisées de l’immense plaine, puis s’en éloignant à nouveau. Nous y voici quand même. Leurs empreintes pénètrent dans un de ces petits bois verts et bas qu’ils affectionnent. Se seront-ils enfin couchés là ?

Mais les mêmes hésitations les ont suivis dans cet agréable séjour, où tout, pour un rhinocéros d’un caractère équilibré et raisonnable, semble devoir inciter au repos. Ils ont dormi ici, se sont relevés, ont encore dormi là. Il est onze heures. Je suis fatigué. Je m’accorde une heure de halte.

Nous repartons à midi, sous le soleil aux rayons puissants. La piste conserve le même caractère. Puis, vers une heure, nous arrivons à une place qu’ils viennent de quitter. Ils ont pris le trot, dans le sens du vent. Toutes nos espérances s’évanouissent. Au cours de nos allées et venues, ils nous ont sentis, et dans cette direction, nul espoir de les approcher. C’est fini.

Je me repose une demi-heure encore. Je n’ai rien emporté pour déjeuner, et je viens d’achever mon bidon d’eau. Il fait chaud. Mais nous sommes loin. Nous nous remettons en route.

A quatre heures, je demande à notre guide si nous approchons du campement. Il me répond que non. Il a dû se perdre. C’est sans inconvénient sérieux ; un léger retard, rien de plus.

Encore que l’appréciation des distances en kilomètres dépasse naturellement les connaissances des indigènes, on arrive, avec un peu d’habitude, à se faire une idée suffisamment approchée de ce que représentent, pour la plupart d’entre eux, les expressions « très loin », « loin », « pas beaucoup loin », « loin un peu », « près ». Cependant, leur sens varie légèrement avec les individus, et sensiblement avec les contrées. Il faut questionner d’abord une ou deux fois pour fixer l’échelle. Ici, « près » c’est un ou deux kilomètres ; en Libye, c’est trente kilomètres ; une fois qu’on le sait, on est fixé.

Peu après, ce même guide s’arrête, fait ensuite rapidement quelques pas vers la gauche, et se dispose à lancer sa longue sagaie sur un objet qu’un grand buisson me cache. Nous sommes dans une plaine qui longe un petit bois ; quelques arbres aux troncs embroussaillés dominent les herbes jaunes.

Il a vu sans doute un de ces menus gibiers sur lesquels les pisteurs, en route, s’amusent souvent à éprouver leur adresse. Je m’immobilise pour le laisser faire, et tout le monde m’imite.

Au même moment, du pied même du tronc le plus voisin, et dans la direction où il vise, une petite biche d’un joli roux part avec de grands bonds qui tour à tour la font émerger de l’herbe, puis disparaître, puis émerger encore. Il a trop attendu. Nous rions, et je me remets en marche.

Mais il se baisse maintenant, très vite ; je suppose qu’il en a vu une autre. Somali et Paki, qui sont juste derrière lui, regardent, et, aussitôt, s’arrêtent. Somali recule, et, rapidement, me tend mon fusil.

Je le prends, et, au même instant, je fais, moi aussi, un pas en arrière pour me dissimuler derrière l’arbre. Je viens d’apercevoir confusément, près de la lisière du bois, à deux cents mètres, juste de profil, une grande et lourde silhouette qui m’a paru celle d’un rhinocéros.

Déjà Paki m’a fait un signe. Nous courons ensemble, à peu de bruit, en masquant nos mouvements à l’aide de deux petits buissons que nous gagnons par bonds successifs. Lorsque nous sommes derrière le second, je m’approche tout doucement d’une étroite solution de continuité à travers laquelle je puis voir ; je regarde, et j’aperçois deux buffles, énormes. L’un d’eux, le plus éloigné, est celui que j’avais pris pour un rhinocéros. Il s’est roulé dans une terre grise, et sa couleur naturelle a complètement disparu. L’autre, brun foncé, presque noir, est plus près, à cinquante mètres environ.

Il vient de nous voir ; il nous fait face, et nous regarde en baissant la tête. Il reçoit au même moment ma balle entre le cou et l’épaule. Puis, je tire sur l’autre, pendant que Paki tire à son tour sur le premier, et comme celui-ci s’enfuit au galop, je tire encore. Il tombe, s’agite, mais ne se relève pas. C’est fini pour lui. Je l’abandonne aux pisteurs.

Dans cet instant, un troisième apparaît, venant je ne sais d’où, et se hâtant vers la lisière du bois. Je fais feu rapidement, et, avec Paki, nous nous élançons derrière lui. Il a déjà disparu sous le couvert. Il saigne beaucoup, et se remet presque tout de suite au pas. Après un quart d’heure environ, nous le distinguons une première fois ; il se faufile entre les arbres. Une seconde fois, sa silhouette immobile, debout, se dessine dans l’ombre d’un petit fourré. Je vise. Comme je tire, il nous voit, fait un bond, s’enfuit à nouveau. Nous repartons aussi. Mais bientôt, Paki s’arrête, prend une poignée de poussière, la laisse retomber ; elle s’envole dans la direction de la piste. Le vent nous est défavorable. Nous en avons, si nous voulons le suivre, pour longtemps. Mieux vaut revenir, et s’occuper du second, qui, lui aussi, a fortement accusé mon coup de fusil, et qui est en ce moment derrière nous.

Nous retrouvons vite sa trace. Comme le dernier, il saigne abondamment. Il s’est arrêté plusieurs fois, et chaque fois, une flaque rouge, de la grandeur des deux mains, a marqué la place. Nous allons le trouver d’un instant à l’autre.

Paki plisse le front. Il a l’air préoccupé depuis quelque temps. On ne voit pas de loin, dans les arbustes, et nous y avons deux sérieux adversaires.

Il m’arrête, et me fait ses recommandations.

Blessé comme est notre animal, il sera probablement couché. S’il nous sent ou nous voit, il nous chargera sans doute tout de suite. Il faut marcher avec le maximum de précautions, puis, le moment venu, tirer très vite, me jeter de côté, tirer encore. C’est entendu.

Les choses se passent beaucoup plus simplement. Après dix minutes de marche l’arme prête, l’œil attentif, sur une piste à boucles, nous le voyons à 100 mètres, debout comme le précédent, et, comme lui, dans l’ombre. Je tire, il part droit devant lui, passe dans un petit espace clair où je tire encore une fois : il tombe et reste immobile.

Nous allons le voir, n’ayant plus rien à faire. Il est formidable ; ses cornes sont les plus belles que j’aie encore. Ce sont vraiment des animaux d’une puissance magnifique. Je le photographie, je photographie le premier ; nous les couvrons de feuillage à cause des vautours. On les dépècera demain.

Notre petit groupe se reforme, et nous voici de nouveau en marche. Je sens tout d’un coup ma fatigue. J’ai soif, et l’eau de mon bidon me fait défaut. Un phacochère se montre et me distrait un instant ; je l’abats, car c’est une chair excellente ; je dois en ce moment corser un peu ma nourriture. Puis c’est une tornade qui s’amasse, et la nuit qui vient. Il faut se hâter. Tout le monde presse le pas. Les dix premières minutes de notre dernière heure de chemin se passent sous un ciel d’ardoise, aux nuages impressionnants, mais au milieu des souffles d’un vent rafraîchissant ; les cinquante autres, dans l’ouragan, dans l’averse et dans les éclairs. Nous distinguons à peine le sol, où l’eau ruisselle. Il y a des trous où nos pieds se prennent à tout instant.

A sept heures et demie, nous voyons les feux du campement. J’absorbe en quelques minutes le contenu d’un bidon de deux litres. Puis je dîne avec appétit, je me couche, et je m’endors d’un sommeil sans rêves.


CHAPITRE IV

SINGAKO

Nous sommes au 9 mai.

La pluie a duré toute la nuit. Je n’ai pu songer, ce matin, à rejoindre le buffle blessé hier soir. Les empreintes sont certainement effacées. J’ai envoyé deux hommes relever les pistes fraîches. En attendant j’expédie Somali et mon garde à Kioko. Ils me rapporteront des cantines dont j’ai besoin, et ramèneront Ahmed, qui sera plus utile ici que là-bas. Je demande aussi quels sont les porteurs qui désirent être remplacés, puisque j’en ai à Kioko qui ne font rien : il s’en présente quatre ; les autres, dans leur sagesse, préfèrent rester le plus près possible de l’endroit où on tue le gibier ; on est plus sûr ainsi de participer aux distributions de viande, et la viande, comme je l’ai dit, joue un rôle considérable dans leurs préoccupations.

Cette petite troupe est partie depuis peu, quand Denis vient tourner autour de la table où j’écris, s’arrête et attend. Il agit ainsi quand il a de graves communications à me faire. J’accueille toujours volontiers celles-ci. Quand elles ne m’instruisent pas, elles m’amusent par leur imprévu. Cette fois, voici de quoi il s’agit :

Somali s’est entretenu avec lui et avec Paki, à plusieurs reprises, de l’intention qu’il aurait de me tuer. Il m’en veut de la rigueur avec laquelle je l’ai puni, sur la route de Garoua notamment, quand je l’ai fait enfermer, puis privé de son cheval. Denis m’engage à ne plus lui faire porter mon fusil et mon pistolet à la chasse — ce pistolet que je dois toujours prendre et que je ne prends jamais. Le fusil surtout, qu’il tient, parfois tout armé, derrière moi. Mais même en dehors de cela, il sera bon que je me tienne sur mes gardes.

Qu’y a-t-il de vrai là-dedans ? Avec les noirs, la vérité est toujours malaisée à découvrir. Denis, d’une part, est très mal avec Somali, qui me dévoile ses petites roueries de cuisinier voleur. D’autre part, Somali, c’est de toute évidence, n’apporte plus dans mon service le zèle de jadis. Il me faut beaucoup de patience pour le supporter. Ses regards haineux, que je surprends quelquefois, m’étonnent. Enfin il est, je le sais depuis longtemps, violent et brutal, et parfaitement capable d’un acte extrême. Mais de là à m’assassiner, il y a un écart. Je fais venir néanmoins Paki, puisque Denis l’a mis en cause.

Paki, sans embarras, sans réticences, nettement, me confirme de point en point les dires de Denis.

C’est plus sérieux.

Il n’y a pas urgence ; Somali est absent jusqu’à demain ; mais je vais aviser.

La chasse de l’après-midi est rapide — je ne m’en plains pas, après celle de la veille. Elle est assez émouvante aussi. On a relevé ce matin, à peu de distance du campement, de nouvelles traces de rhinocéros. A une heure et demie nous partons, à deux heures et quart nous avons la piste, et tout de suite elle nous mène dans un fourré très épais. Dix minutes plus tard, un violent reniflement, tout proche, le bruit d’un animal invisible qui se lève précipitamment dans les broussailles, souffle avec force, puis part au galop pour s’arrêter brusquement après quelques mètres ; et, de nouveau, un silence complet.

Nous nous sommes arrêtés aussi, cloués sur place. La situation est délicate. Nous ne voyons absolument rien, tant la végétation est dense. Il est certain, d’autre part, que la bête est tout près de nous, qu’elle nous guette, et la manière dont elle procède, ce reniflement furieux, ce brusque arrêt, sont les indices indiscutables de dispositions agressives.

Nous faisons cinq ou six pas, en nous frayant laborieusement un chemin à travers les broussailles qui, littéralement, nous emprisonnent. L’endroit est aussi mal choisi que possible. Après chaque pas nous nous arrêtons pour écouter et essayer de voir. Paki et moi nous sommes en tête, à côté l’un de l’autre, le doigt sur la gachette du fusil. Derrière nous, un peu à droite, un pisteur.

Mais celui-ci a tendu le bras, très vite. Je regarde en hâte dans la direction qu’il indique. A une dizaine de mètres on voit, dans un trou de feuillage, une tache noirâtre grande comme les deux mains. Au même moment, un nouveau reniflement, un départ puissant, des branches cassées ou écrasées ; il arrive. Il n’y a pas une seconde à perdre.

Je tire immédiatement, presque au jugé. Paki tire aussi. Nous redoublons tous deux. Il s’est arrêté.

Il était presque sur nous. Maintenant, à travers les feuilles et les lianes, je vois distinctement, tantôt son énorme tête qu’il secoue avec fureur, tantôt son épaule ou sa croupe. Il semble déconcerté, tourne sur place, s’agite violemment, piétine avec bruit. Comment ne franchit-il pas la distance si courte qui nous sépare ? En hâte, nous tirons encore. Il tombe, se débat un instant, se remet sur ses jambes. Ce tumulte, cette force, tout près de nous, sont impressionnants. Enfin, à la neuvième balle, il reste par terre. Nous n’avons que quatre pas à faire pour arriver jusqu’à lui.

Il est tombé sur ses pattes pliées, la tête droite, ses deux cornes presque verticales. Je l’achève d’une balle sous l’oreille, car il remue encore.

Comme je montre à Paki, en la touchant du doigt, la trace d’entrée de cette dernière balle, pour lui demander un renseignement anatomique, l’animal trouve la force de tourner la tête vers moi. Nous sautons en arrière. Mais ce sera son dernier mouvement.

Nous sommes de retour à quatre heures. Les nouveaux porteurs, le garde, Somali, Ahmed, sont là. Avec eux sont venues la femme de Paki et sa sœur. J’emmène ces dernières à l’écart. Je les questionne sur l’attitude générale de Somali. Elles me confirment ce qu’on m’a dit tout à l’heure.

Paroles que tout cela. Somali n’osera jamais. Telle est ma conclusion finale. Néanmoins, je vais l’observer et me tenir sur mes gardes, car il devient évident qu’il a bien tenu les propos rapportés.

Une fausse manœuvre marque la journée du 10. Désireux de ménager un peu mes jambes, et le procédé m’ayant déjà réussi, j’ai envoyé, à l’aube, deux hommes chercher une piste. Ils sont revenus vers dix heures, ayant relevé des empreintes de buffles de la nuit.

Quand nous y sommes arrivés, après deux heures de route, nous avons reconnu, à l’ancienneté relative du passage des animaux, que nous ne pouvions guère espérer les rejoindre avant le coucher du soleil. Il n’y avait qu’à rentrer, ce que nous avons fait.

Il est toujours préférable de procéder soi-même à la recherche des pistes, mais le temps dont je disposais pour la chasse était limité par la saison des pluies, qui s’annoncait déjà, et si je ne m’étais fait aider un peu, chasser tous les jours ne m’aurait pas été possible. Ces longues marches quotidiennes, sous un soleil dont on ne connaît pas chez nous la puissance, et dans des circonstances qui s’accompagnent aisément d’une tension nerveuse appréciable, sont très fatigantes.

Le lendemain devait être plus intéressant. Nous étions partis à six heures pour reprendre, malgré tout, la piste des buffles. Celle-ci était tentante par le nombre des animaux dont elle révélait le passage. Un bahr, auquel ils se heurteraient bientôt, nous n’y avions pas songé hier, les déterminerait peut-être aussi à changer de direction, ce qui les ramènerait vers nous.

Prévoyant une poursuite assez longue, je m’étais fait porter en tippoy jusqu’aux premières empreintes. Nous les avons retrouvées à huit heures.

J’ai mis pied à terre et nous sommes entrés dans un vaste espace boisé d’où nous ne devions plus sortir de toute la journée : de grands arbres espacés les uns des autres, et, entre eux, un semis de grêles arbustes d’un vert frais, sans broussailles, laissant partout la vue libre jusqu’à cinquante mètres au moins, et permettant de se déplacer rapidement ; un site, en somme, monotone, sauvage et sans grâce, mais qui devait nous amener dans de bonnes conditions devant notre gibier.

Nous avons traversé presque aussitôt une petite clairière, bien nette, au sol plan, à peu près dépourvue d’herbe, qui mettait, dans ce sous-bois, un vide. Comme nous venions d’y entrer, un énorme phacochère a débouché à notre gauche. Il était suivi d’un plus petit. Il nous a regardés sans surprise, et, tranquillement, s’est avancé sur nous. A une dizaine de mètres, il a fait deux petits bonds de gaieté et s’est éloigné au grand trot. C’était un jour où les rencontres fortuites devaient, comme on va le voir, se multiplier. Déjà nous avions, en route, tué deux serpents, dont l’un très redouté des indigènes, parce qu’il saute.

Longtemps nous avons suivi notre piste sans autre incident que la charge pittoresque d’une bande de magnifiques tetels. Dérangés par un des hommes qui m’accompagnaient, ils se sont lancés, à fond de train, sans me voir, dans ma direction. Ils arrivaient si droit sur nous que Paki a fait un geste du bras pour attirer leur attention. Ils nous ont aperçus alors, et se jetant, dans leur épouvante, les uns sur les autres, ils ont exécuté en désordre, à cinq ou six mètres de nous, une brusque conversion qui les a fait défiler sous nos yeux, en pleine action, avec leurs longues cornes coudées, leurs belles robes alezanes, et leurs corps aux formes lourdes qu’allégeait alors la rapidité de leur course.

Un peu plus loin, de nombreuses termitières en terre d’un rouge franc, les seules que j’aie vues de cette couleur, ont égayé notre sous-bois d’une note imprévue.

Vers onze heures, nous avons constaté que nous nous rapprochions des buffles. Aux empreintes de la veille avaient succédé des traces de la nuit. Mais voici que les hommes s’arrêtent, regardent le sol, et commencent à discourir avec animation. Ils parlaient le dialecte des Saras Kabas et je dus demander à Somali de quoi il s’agissait. Je l’avais emmené tout de même, provisoirement, car il devenait peu à peu un très bon pisteur ; mais j’avais, à tout hasard, confié mon fusil à un autre.

— Comment, me répond-il, tu voir pas ? C’est pied éléphant !

Il me montre en effet, sur le sol très plastique à cet endroit, la large dépression habituelle, sur laquelle se sont même inscrits les trois petits ongles placés à la partie antérieure du pied.

Paki refroidit aussitôt mon enthousiasme en me faisant remarquer qu’elle date de deux jours. Toutefois un fait très intéressant est acquis : les éléphants sont revenus par ici.

La facilité avec laquelle ils se déplacent, la longueur des trajets qu’ils accomplissent, les rendent difficiles à trouver. Il faut, pour éviter de véritables voyages, dont le résultat, en outre, demeure aléatoire jusqu’au dernier moment parce que les renseignements d’après lesquels on se détermine, s’ils sont exacts lors du départ, peuvent ne plus l’être à l’arrivée, être conduit par la chance dans leur voisinage immédiat. C’est ce qui venait de se produire pour nous.

Dans la satisfaction de cette heureuse nouvelle, nous nous asseyons sous un arbre pour déjeuner ; nous y restons une demi-heure, puis nous reprenons notre route. Les buffles ne semblent pas en disposition de ralentir. Je ne sais pas quand nous les joindrons. Pourtant, voici des empreintes du matin : elles n’ont plus l’aspect légèrement défraîchi qui distinguait celles de la nuit.

Je m’efforce de faire diversion à l’extrême banalité du site en songeant aux émotions que me ménage peut-être le moment attendu, lorsqu’un nouvel arrêt se produit. Qu’y a-t-il encore ?

C’est une seconde piste d’éléphant. Seulement, celle-ci est d’aujourd’hui. Le hasard ne pouvait nous offrir de plus précieuse aubaine.

Les buffles sont immédiatement oubliés — la fatigue aussi ; sans perdre de temps en paroles inutiles, nous nous engageons, d’une allure rapide, sur les traces des pachydermes. Cette piste, du reste, ne présente pas le caractère brutal et presque grandiose de celles que j’ai déjà vues. Je ne retrouve pas les avenues de dévastation qui disent, ailleurs, la formidable puissance de ces gigantesques promeneurs : herbes écrasées, arbres brisés du diamètre du bras, d’autres, plus gros encore, renversés, montrant, arrachée du sol, la pelote terreuse de leurs longues racines. Il semble ici qu’ils aient marché un à un, bien sages, avec le souci de ne rien déranger ; même je me demande s’ils sont plusieurs, mais j’évite de questionner Paki. Un bruit inopportun, en pareil cas, peut se payer de plusieurs heures de marche supplémentaire, lorsque ce n’est pas d’un insuccès. D’ailleurs, nous approchons visiblement. En deux endroits le sol est humide d’urine ; et au deuxième, sur une feuille, dans cette région où tout s’évapore si vite, un peu de liquide n’a pas encore eu le temps de sécher. Les pisteurs ne regardent plus les empreintes que distraitement ; c’est la brousse même, maintenant, que tous les yeux interrogent. D’une seconde à l’autre, ce peut être l’impressionnante apparition, puis l’instant de l’action décisive.

L’arrêt brusque, l’attitude de Somali viennent de nous immobiliser tous. Mon cœur, soudain, bat plus fort.

Paki se baisse un peu, regarde à travers les feuilles, me fait un signe et me conduit en silence à deux mètres plus à gauche : je les vois.

Ils sont là dix ou douze, à 30 mètres à peine, immobiles, à l’ombre, groupés à se toucher. Seules, leurs larges oreilles s’agitent lentement comme de grands éventails. Je les trouve laids. Sans être petits, ils n’ont pas l’ampleur de ceux que j’ai chassés déjà. Puis ils se sont roulés, ou bien frottés contre les termitières rouges que j’ai remarquées tout à l’heure, et ils sont tout poudrés d’une poussière rougeâtre.

Le bruit de mon premier coup de fusil, dirigé sur le plus grand, les affole. Ils s’enfuient en hâte vers notre gauche, semblant ne pas nous voir. Nous tirons au passage, moi et Paki, le plus vite que nous pouvons, sans sacrifier toutefois la précision à la rapidité. Ils disparaissent. Nous courons à leur suite. Il n’y a plus que Somali avec nous. Le seul pisteur qui fût encore là vient de se sauver à toutes jambes.

Bientôt, je dois m’arrêter pour souffler un instant. Paki en profite pour regarder les traces. L’un des animaux a la patte cassée ; son pied laisse, par endroits, un sillon sur le sol.

Nous reprenons la piste en hâtant le pas. Paki me dit alors que si nous ne courons pas, il ne faut pas espérer les rattraper.

Je rassemble mon énergie, et dans la chaleur torride que nul souffle ne vient tempérer, je me mets au pas gymnastique. Mon effort est récompensé. Sept ou huit minutes plus tard, j’aperçois, entre les arbres, la grande masse brune de l’un d’eux. Il nous a vus, il s’arrête, fait face, sa longue trompe, large à la base, mince au bout, tombant toute droite presque jusqu’à terre. Il se jette en avant à ma première balle, en reçoit une autre dans le poitrail, une autre, de Paki celle-là, dans la jambe, et il tombe en poussant des cris de fureur.

Sans nous en occuper davantage, car pour l’instant nous avons mieux à faire, nous reprenons le pas de course. Je le soutiens quelque temps, puis, étouffant, je ralentis et j’envoie Somali demander un bidon, afin de me mettre un mouchoir mouillé sur la tête. Paki a déjà pris une cinquantaine de mètres d’avance. Je fais un grand effort et je repars pour le rattraper. Nous rejoignons presque aussitôt un second éléphant, qui tombe sous nos balles ; mais il se relève, un autre s’approche, et les deux bêtes disparaissent à nos yeux : nous n’avons plus de cartouches ni l’un ni l’autre ; Somali porte la réserve, je n’y ai pas pensé. Le voici heureusement qui revient. Deux minutes plus tard nous trouvons le blessé, arrêté et seul, dans de hautes broussailles. En nous apercevant, il vient franchement vers nous. Nous l’abattons sans incident en quelques balles rapidement ajustées.

Maintenant c’est fini. Tout le troupeau est loin. Nous revenons doucement sur nos pas. Je suis étonné de la distance que nous avons parcourue.

Peu à peu, les indigènes qui s’étaient dispersés reparaissent, accueillis par nos rires et, assis sur le sol, de nouveau tous groupés, nous prenons, en commentant les péripéties de la chasse, une demi-heure d’un repos bien gagné. A cinq heures, nous repartons, car le campement est loin.

La chance devait me combler ce jour-là. Cinq minutes plus tard, nouvelle piste, celle d’un éléphant isolé qui vient de passer à l’instant. Nous ne résistons pas à la tentation. Elle nous mène presque tout de suite dans d’épaisses broussailles ; mais l’animal y a lui-même frayé notre sentier.

Vers six heures, au moment où des fumées chaudes viennent attester à nos yeux son voisinage immédiat, un souffle sonore et bien connu, à dix mètres sur notre gauche, nous surprend. J’ai à peine le temps de voir émerger des buissons une corne et une partie d’un dos gris sombre : un rhinocéros, dont nous étions bien loin de soupçonner la présence, nous a sentis, et nous charge. C’est la première fois que je me trouve en présence d’une telle spontanéité et d’une telle franchise dans l’attaque. Je ne sais qui de nous deux, Paki ou moi, tire le premier : le péril est imminent : Somali, qui n’a pas l’émotion facile, me dira un peu plus tard, visiblement impressionné encore, qu’il a cru que je n’éviterais pas le choc.

La bête, frappée, hésite. Nous redoublons aussitôt. Elle tombe, se relève, mais paraît sérieusement touchée. Elle piétine un instant encore sur place. Elle montre une fureur, un acharnement rares. Nous l’achevons enfin. Quand l’élan d’une attaque de ce genre est brisé, on peut considérer la partie comme gagnée.

Et, maintenant, nous comprenons : quelque chose court en tous sens, avec bruit, invisible, dans les arbustes. C’était une femelle, et il y a un petit.

Déjà les pisteurs prennent leurs sagaies. Je leur crie violemment de ne pas frapper. Je veux l’avoir, et sans blessures.

On le cerne et on finit par s’en emparer. Ce n’est pas absolument facile ; il résiste désespérément ; il n’est pas plus gros qu’un mouton, mais il est méchant, et d’une incroyable vigueur. Il a quelques semaines. Ses cornes ne sont encore qu’à peine indiquées. On lui lie les pieds deux par deux avec des cordes que l’écorce d’un arbuste nous fournit. On coupe un autre arbuste dont on lui passe le tronc entre les jambes ; une lanière découpée dans la peau maternelle entoure ses reins et lui applique le ventre contre ce bâton ; une seconde lui soutient la tête. Il ne peut plus bouger, et se contente de pousser de longs cris de crainte et de fureur, semblables à ceux d’un porc qu’on égorge.

Deux hommes le prennent, et en route. Quant à l’éléphant, inutile de s’en occuper. Après tout ce bruit, il doit avoir pris la fuite.

Le soleil se couchait déjà. Nous nous sommes perdus au retour, et nous ne sommes arrivés qu’à quatre heures et demie du matin, ayant péniblement cherché notre route au milieu des obstacles que la végétation, les trous, les marigots ménageaient, dans la nuit, à nos pas.

J’ai fait attacher aussitôt mon jeune pensionnaire à un arbre par une corde de deux mètres d’une solidité à toute épreuve, une lanière de peau, comme celles de la veille. Il était plein de santé et donnait les preuves du même caractère irascible que sa mère. Denis a voulu l’amadouer en lui apportant une calebasse d’eau dans laquelle il avait délayé un peu de farine de mil. Le petit animal a fait rapidement un pas en avant et, d’un bon coup de tête, a envoyé la calebasse à trois mètres, cependant que Denis, dans sa précipitation à reculer, s’asseyait par terre, à la joie générale.

La matinée du 12 a été consacrée à un repos légitime. J’en ai profité pour étudier mon nouvel hôte. Son odorat est d’une extrême finesse, son ouïe bonne, sa vue plus que faible. Dès que quelqu’un passe dans le vent, il renifle avec bruit, pousse ce souffle bref et sonore que j’ai entendu tant de fois, et charge avec fureur jusqu’à ce que sa corde l’arrête. Si l’arrivant se déplace alors, il s’arrête, écoule, tourne, sent le vent, mais ses yeux ne paraissent lui rendre que peu de services. Je m’amuse ainsi à reconstituer à l’aise des attitudes, des mouvements que je n’avais encore perçus que dans des conditions peu favorables à un examen posé ; l’observation de cette petite bête complète ce que je savais du rhinocéros et de la manière dont il procède lorsqu’on l’approche.

J’ai aussi fait venir Somali, pour liquider la situation dont on m’avait fait part. Il a, naturellement, nié ses menaces, et s’est répandu en protestations de dévouement. Son embarras m’a confirmé dans l’impression qu’il avait bien tenu les propos qu’on lui prêtait. Je lui ai parlé comme il le fallait. J’ai décidé, devant son attitude, qui témoignait d’un repentir véritable, de surseoir provisoirement au renvoi de ce serviteur ancien déjà, qui, longtemps, s’était bien comporté, et, tout récemment encore, à la chasse, avait partagé sans hésiter des risques dont il s’émouvait cependant pour moi. Paki et Denis ne manqueraient pas, je le savais d’ailleurs, de surveiller désormais ses dispositions.

L’après-midi, je suis parti à deux heures avec Paki et quelques hommes pour aller prendre des photographies de mon gibier pendant qu’on commencerait à enlever dents et cornes. Mais nous avions fait moins de détours que nous ne l’avions cru ; à quatre heures, nous en étions encore bien loin. Nous sommes revenus, et, le jour suivant, nous nous sommes mis en route plus tôt. J’avais donné des ordres pour qu’en mon absence on transportât le camp au village de Komda, habité par des Saras Tiés. Je ne pouvais plus, après les coups de fusil de la veille, espérer rencontrer de nouveau des éléphants ; et, pour les rhinocéros et les buffles, j’en trouverais aussi bien partout.

Lorsque je suis arrivé sur le lieu de ma chasse, le soleil avait fait son œuvre ; éléphants et rhinocéros étaient gonflés, les pattes écartées, semblables à des animaux de baudruche. Déjà, les gens du village voisin, accourus pour demander leur part de viande — sauf ceux de Bembe, bien entendu — avaient commencé le dépeçage. L’odeur était épouvantable. Mais elle ne les rebutait pas. « On ne mange pas l’odeur », disent les noirs.

Il faut plusieurs heures pour enlever les défenses d’un éléphant ; on coupe d’abord la trompe ; puis on procède, au couteau et à la hache, à un travail long et assez délicat. Les pointes extraites, on les nettoie. On ôte la moelle ; dans la longue alvéole qu’elle laisse à la base, on bourre du crottin, et on ferme la cavité pleine avec un morceau d’intestin qui se rétrécit et se fixe en séchant. Sans cette précaution, l’ivoire se fendrait.

J’étais, vers trois heures, installé sous un arbre au feuillage clair, m’abritant à l’ombre de son tronc que je suivais à mesure qu’elle tournait vers l’Est, quand, à ma grande surprise, j’ai vu arriver Denis, le visage décomposé. Il avait, me dit-il, pris notre trace pour m’avertir d’un événement qu’il savait devoir m’irriter, mais pour lequel il déclinait toute responsabilité : le petit rhinocéros était mort.

Je l’avais laissé plein de vie. Il s’accoutumait déjà à sa condition nouvelle et commençait d’accepter la nourriture. On devine l’accueil que je fis à cette communication.

C’est pendant qu’on l’attachait que l’accident s’était produit. Les explications de Denis étaient si confuses que j’ai renoncé, sur le moment, à comprendre. Je l’ai renvoyé à sa cuisine.

Notre besogne était achevée au coucher du soleil. Mais les Saras Tiès sont à ce point sédentaires qu’ils semblent ignorer le monde, en dehors de leur village. L’obscurité nous a surpris en route. Notre guide nous a conduits par des chemins impossibles, si pleins de trous qu’il fallait qu’on me guidât par la main — les indigènes y voient un peu quand l’obscurité est déjà complète pour moi. Nous ne sommes arrivés qu’à minuit à Komda, après avoir essuyé le déluge d’une violente tornade. Denis, parti bien avant nous avec un homme du pays, n’était pas encore rentré. L’hypothèse d’une attaque de rhinocéros n’était pas vraisemblable ; cela ne se produit pas tous les jours. Il avait dû coucher dans un village voisin.

On m’a présenté le corps du petit animal mort, qu’on avait apporté. J’ai su que celui-ci s’était débattu, que les gens avaient pris peur et que, pour le maîtriser, ils lui avaient si brutalement renversé la tête en arrière, qu’ils lui avaient brisé la colonne vertébrale. Denis, que j’avais spécialement chargé, avant de partir, de la surveillance de l’opération, s’était montré aussi négligent que maladroit.

C’est presque à regret que je me suis retrouvé dans une case. Durant ces derniers jours, je traversais, chaque fois que je partais pour la chasse ou que je rentrais, une région exquise : un sol plat comme celui d’un tennis, couvert d’une herbe verte, égale, veloutée, de trois à quatre centimètres à peine, doucement nuancée de reflets gris ou noirs, selon la couleur de la terre qu’elle laissait transparaître ; sur cet admirable tapis, de petits groupes d’arbres dont les branches, capricieusement enchevêtrées, supportaient de mystérieux bosquets de lianes et se terminaient soit en larges touffes sombres, soit en fines dentelles de feuillage. Le pied des ces groupes était souvent noyé, jusqu’à deux et trois mètres alentour, dans de longues herbes blondes et brillantes qui mettaient un îlot d’or, aux bords nettement découpés, sur la verdure avoisinante. Nous circulions pendant une demi-heure dans les petites clairières aérées qu’ils formaient entre eux ; chaque détour ménageait à nos yeux la grâce nouvelle d’une disposition différente, mais toujours si heureuse qu’on l’aurait attribuée à un art ingénieux et délicat plutôt qu’aux hasards de la nature.

De même que je l’ai fait pour le rhinocéros et pour le buffle, j’indique ici les objectifs qui, avec le fusil que j’emploie, m’ont paru les plus efficaces sur l’éléphant. J’ai contrôlé ces constatations par les dires de Paki. Comme pour les deux espèces d’animaux précédentes, cette énumération n’a pas la prétention d’être rigoureusement limitative.

A. — L’éléphant est de profil :

1o Toute la saillie de l’épaule, depuis sa limite inférieure jusqu’au niveau du bord inférieur de l’oreille : de préférence, à une main environ au-dessous de celui-ci[14]. Le défaut de l’épaule.

2o La dépression située entre l’œil et l’orifice de l’oreille, très légèrement au-dessous de la ligne imaginaire qui va de l’un à l’autre.

3o La pointe de la fesse, et la ligne à peu près verticale qui va de ce point à l’articulation de la jambe située immédiatement au-dessous ; la balle qui, tirée trop haut dans cette région, atteindrait la colonne vertébrale, serait bonne aussi.

B. — L’éléphant se présente de dos :

Les deux points situés de part et d’autre de la queue sur la ligne imaginaire qui va de la naissance de celle-ci à la pointe de la fesse.

C. L’éléphant est de face :

1o Le poitrail à la naissance du cou.

2o La partie osseuse de l’épaule.

3o La naissance de la trompe.

Ce dernier coup est à éviter, si on n’est pas de face très exactement ; autrement, on risque d’atteindre et d’abîmer la base des défenses. Je ne le conseille du reste qu’aux très bons tireurs, munis d’armes d’une précision et d’un réglage parfaits ; un peu trop haut ou un peu trop bas, il est sans effet utile.

De face et de profil, les parties osseuses correspondant au genou et au jarret peuvent également, faute de mieux, en cas d’urgence, faire l’objet d’un tir efficace.

L’éléphant, comme le rhinocéros, a un excellent odorat. Son ouïe est peu à craindre lorsqu’il marche, à cause du bruit qu’il fait. Sa vue est bonne, mais ses oreilles, dont il s’évente presque constamment, lui cachent souvent les objets. J’ai pu, il y a quelques années, marcher plusieurs minutes sur le flanc d’un troupeau, à soixante mètres, sans en être aperçu.

Le meilleur moyen d’éviter un animal qui charge, à défaut d’arme et de refuge, consiste, avant tout, à sortir de son vent. J’avais l’habitude, autrefois, de toujours repérer, quand je suivais une piste, l’angle de la direction du vent avec l’ombre ; je l’ai négligé, à tort peut-être, dans la suite.

Denis est arrivé le lendemain matin vers huit heures. Il s’est laissé tomber, devant moi, sur le sol, affectant l’épuisement. Puis, saisissant une cuvette qu’on avait préparée là pour ma toilette, il y a trempé des lèvres avides. Cette comédie m’a agacé. Je connais la résistance des noirs. L’étape qu’il venait de faire n’était rien pour lui. Quant à sa prétendue soif, il avait eu en route, et dans mon campement même, avant d’arriver jusqu’à moi, mainte occasion de l’étancher. Comme il commençait une explication, me jugeant suffisamment apitoyé par sa détresse, je l’ai interrompu et congédié sèchement.

Une heure plus tard, je l’ai fait venir et je l’ai questionné, sur le rhinocéros d’abord, puis sur les causes de son retard. Pour le rhinocéros, il était, bien entendu, innocent comme un nouveau-né. Il avait surveillé, vu et constaté avec peine une mort subite, que rien, aucune circonstance extérieure, aucun fait, ne pouvaient expliquer. J’étais déjà fixé sur ce point, et dans le sens contraire.

Pour son absence, il m’a répondu, reproduisant une remarque qu’il m’avait entendu faire, que les gens du pays ne connaissaient pas même le chemin de leurs villages, et que le guide que je lui avais donné l’avait perdu et mené à Singako. Puis, comme une tornade menaçait — celle que j’avais reçue — il y avait passé la nuit.

Je l’ai congédié à nouveau. J’ai alors appelé son guide. Je lui ai fait dire que je ne comptais nullement le punir, s’il s’était perdu ; que cela m’était tout à fait égal ; mais que je désirais le savoir.

Il m’a déclaré, avec beaucoup de simplicité, qu’il avait au contraire voulu mener Denis à Koumda, puisque j’y campais, et que Denis avait insisté pour aller à Singako.

Le sieur Denis commençait à m’agacer, avec sa prétention de me prendre pour dupe. Il s’était cru, là encore, très habile, en s’absentant du campement de manière à laisser mon mécontentement se passer sur les autres. Je l’entendais à ce moment même, alors que je restais affecté de la perte de ma capture, si rare, rire joyeusement, non loin de ma case, avec sa femme, trompé par mon silence de tout à l’heure et croyant m’avoir définitivement donné le change.

Je l’ai fait venir, et je lui ai notifié une punition qui a mis fin à sa gaieté.

Denis, de tous mes serviteurs, est le moins sûr, et quoi qu’il soit adroit et actif, sa mentalité, peu intéressante, veut un contrôle fréquent et une fermeté continuelle.

Vers midi, deux pisteurs, que j’avais envoyés reconnaître les environs, sont venus me faire un rapport négatif. J’ai donné aussitôt l’ordre de boucler les cantines, et, avec quelques hommes, je suis allé camper à une dizaine de kilomètres de là, de l’autre côté du bahr Hadid.

J’ai repris, pour m’y rendre, le même chemin que la nuit : un sentier capricieux dans une verdure basse. Il m’a paru aussi riant sous le soleil qu’il m’avait semblé sinistre dans les ténèbres, à la seule lueur des éclairs, sous les torrents de la pluie. On ne connaît pas assez le prix d’un ciel pur, d’une belle lumière. L’éclat et le charme dont ils revêtent les sites les plus ingrats sont peut-être une explication de l’attachement que presque tous les coloniaux éprouvent pour des régions qui, par ailleurs, ne présentent pas toujours beaucoup d’agréments.

Il en est d’autres encore. Le spectacle offert par les cités n’est qu’une sorte d’exposition réservée à l’espèce humaine et aux produits de son industrie. Les manifestations de la nature en sont à peu près bannies. Si elles s’y montrent, c’est anémiées, rares, travesties, domestiquées. Lorsqu’on sort des cellules sans air où la civilisation nous confine, c’est pour voir surtout des gens préoccupés d’intérêts, des murs, des machines. Il y a mieux pour les yeux et pour l’esprit.

Nous avons profité, en arrivant, de ce que le soleil était encore très haut pour aller voir les environs. Nous sommes rentrés deux heures plus tard, pleinement satisfaits, ayant relevé de très nombreuses empreintes.

Une formidable tornade s’est abattue sur nous dans la soirée, et a duré presque jusqu’au matin. J’ai cru, à deux reprises, que ma tente allait être emportée. L’eau, finalement, a traversé la toile et s’est mise à tomber à grosses gouttes sur mon lit. J’avais heureusement là mon manteau de caoutchouc. Je l’ai étendu sur ma moustiquaire et j’ai pu attendre confortablement la fin de l’ouragan.

Celui-ci assurait d’ailleurs à notre chasse du lendemain des conditions favorables, car les animaux se déplacent volontiers après les grandes pluies, et inscrivent sur le sol détrempé des pistes d’une lecture facile.

Nous partons à six heures. Nous atteignons bientôt un petit bois clair et bas formé d’arbres qu’affectionne le rhinocéros ; on les nomme, en sara, dama, kelembe, kakondjo ; le dama est un épineux ; il y en a un quatrième dont le nom arabe est abilaï ; c’est tout ce qu’on a pu me dire. A sept heures et demie, nous avons la chance de tomber sur une piste particulièrement intéressante : un couple avec un petit.

Nous nous arrêtons un instant pour nous organiser. Il va falloir, dit Paki, prendre de grandes précautions ; marcher lentement, bien regarder, et, à tout instant, être prêts. Si nous sommes sentis, nous serons chargés immédiatement par la femelle, à cause du petit, et le mâle l’imitera très probablement.

Les circonstances, toutefois, sont satisfaisantes. Le bois, avec ses arbres grêles, n’offre guère d’abri ; mais pour un tireur de sang-froid, le meilleur de tous, c’est son fusil. On voit facilement à cinquante, parfois à cent mètres, ce qui est important ; en outre, il n’y a pas de feuilles sèches par terre, et nous pouvons marcher sans bruit.

Devant la perspective d’une partie sérieuse, je réduis mon effectif au minimum. Moins nous serons, moins nous risquerons d’être entendus ; et le principe est ici de surprendre l’adversaire. Je ne garde que le meilleur des pisteurs ; il marchera en tête ; dès qu’il apercevra les animaux, il s’effacera et passera derrière nous. Paki et moi le suivrons à deux mètres. Somali marchera le dernier. Je prends mon fusil, je regarde, comme toujours, si le canon n’est pas obstrué, je vérifie l’état du chargeur, je mets dans la chambre une quatrième cartouche, et en avant. De tels instants sont d’un rare attrait.

Ce n’est pas long. Au bout d’un quart d’heure, le pisteur tourne la tête vers nous, s’écarte, puis s’immobilise. Paki me fait signe. Seuls, pas à pas, avec mille précautions, nous avançons au milieu d’un profond silence ; je vois maintenant à une quinzaine de mètres, dans un endroit où le feuillage est un peu plus dense, une double masse grise. Ce sont deux rhinocéros couchés.

L’affaire se présente au mieux. Le vent est pour nous. En outre, je distingue parfaitement toute l’épaule du plus gros.

J’ajuste, je vise lentement, avec beaucoup de soin, car nous sommes très près : je tire. J’entends le bruit du percuteur qui frappe la cartouche, et c’est tout.

Déjà les deux bêtes sont debout. Néanmoins, nous ne sommes pas sentis ; le reniflement caractéristique ne s’est pas fait entendre. Les rhinocéros ont perçu notre présence ; mais ils en sont encore à nous chercher.

Paki tire, me devançant, contre mes instructions ; mais je ne saurais le lui reprocher, il y a urgence.

Je manœuvre ma culasse mobile. Décidément, la malechance s’en mêle : un bloquage, maintenant : comme sur le lion, l’autre jour[15]. Je passe précipitamment mon fusil à Somali, je prends celui de Paki, je tire à mon tour. Dans le même moment, Somali me rend mon arme prête, Paki reprend la sienne, nous tirons encore.

Le sort de l’affaire est fixé ; nous aurons les deux animaux ; l’un vient de tomber ; l’autre pousse ce souffle sonore et précipité qui révèle une perforation du poumon : une dernière balle au cœur l’achève. C’est terminé.

Une fois de plus j’ai la preuve de la faible valeur qui s’attache en cette matière à presque tous les pronostics.

Le plus gros des rhinocéros est la femelle. Elle mesure, en ligne droite, de la naissance de la queue au bout du nez, 2 m. 72. La plus petite de ses cornes, d’ailleurs de belle taille, présente cette particularité d’être presque tranchante à sa face postérieure, au lieu que la section, d’ordinaire, est arrondie sur tout le contour.

L’autre est le jeune. Il est beaucoup plus développé que nous ne le pensions ; nous l’avions pris, en le voyant, pour la mère. Le mâle s’était fortuitement éloigné avant notre arrivée.

On procède tout de suite à l’enlèvement des cornes, puis nous rentrons. Cela me fait, cette année, six rhinocéros, et seulement trois buffles. Je vais, durant les quelques jours qui me restent, porter mon effort sur ceux-ci. Nous partons le lendemain matin à cinq heures et demie, et nous sommes à 8 heures à Singako, village de Saras Tiés, aux environs duquel Paki pense rencontrer les animaux désirés.

En arrivant, j’ai expédié mes documents anatomiques à Fort-Archambault. Là, grâce aux ressources de la pharmacie locale, M. Bélan, je l’ai su plus tard, a pu compléter, dans le récipient qui contenait le principal d’entre eux — la tête du fœtus — la quantité de liquide antiseptique nécessaire : sur trois bouteilles de formol que j’avais emportées de Paris, deux s’étaient brisées en route, et je n’étais pas sans inquiétude sur l’état dans lequel parviendrait mon envoi. Il a eu l’amabilité d’en faire remplacer l’emballage insuffisant. Enfin le chef de la circonscription a décidé, par l’argument péremptoire de la réquisition, une factorerie récalcitrante à en effectuer le transport. Cette pièce rare a été remise, parfaitement conservée, au Muséum, et c’est bien à l’intervention de ces fonctionnaires que je le dois. On parle volontiers de l’inertie de notre administration. Aux Colonies, ainsi que dans les bureaux du ministère, j’ai toujours trouvé, pour les petites choses comme pour les grandes, le concours le plus actif, le plus courtois et le plus utile.

Je me suis installé à Singako dans une case du village. C’était, comme ses voisines, une hutte hémisphérique de quatre à cinq mètres de diamètre : une carcasse de longues branches courbées et entrecroisées, extérieurement garnie de paillassons fixés solidement. Celle-ci était propre, fumée intérieurement, et la pluie ne la traversait qu’en des points assez espacés pour qu’il fût possible d’y dormir à sec.

La fin du déjeuner me ménageait le règlement d’un grave différend. Après une discussion bruyante, dont les éclats, depuis un moment, parvenaient jusqu’à moi, Somali et Paki se sont présentés simultanément devant ma table, érigée pour la circonstance en tribunal.

Le cas était délicat.

J’avais, quelques jours plus tôt, envoyé Somali à Kioko, comme je l’ai dit, pour en rapporter des cantines. Il était revenu avec quatre nouveaux porteurs, Ahmed, un garde, la femme de Paki et sa sœur. Mais au cours du trajet, il s’était attardé avec la première, et Ahmed, en revenant sur ses pas pour les chercher, les avait aperçus de loin engagés dans une conversation qu’il avait jugée d’une cordialité peu compatible avec l’exclusivité des droits conjugaux.

Il s’était empressé d’en aviser l’époux ; et celui-ci, après s’être contenu plusieurs jours, venait de prendre violemment Somali à partie. D’ailleurs, c’est encore l’accusé qui criait le plus fort. Il affirmait être calomnié ; surtout, il protestait d’avance contre le projet que pourrait former Paki, qui possède, je l’ai appris à cette occasion, plusieurs recettes nocives d’un effet aussi prompt que certain, de le faire périr par ses maléfices. Ainsi l’honneur de l’un, la vie de l’autre, se trouvaient en cause. J’ai déplacé ma table sur laquelle une gouttière commençait à couler, car une averse, dehors, tombait, et j’ai questionné les adversaires avec la gravité qui convenait à de telles circonstances. J’ai pu me convaincre, dès le début, qu’à défaut de certitude, il existait de fortes présomptions. Ahmed donnait des détails impressionnants. Mais j’ai pensé que l’illusion, aussi longtemps qu’elle peut être conservée, reste encore, au moins pour les faibles, le plus grand des biens, et j’ai calmé Paki en exploitant le léger doute qui, malgré tout, subsistait. Je me suis appuyé sur la loi coranique, qui exige, en pareil cas, quatre témoins oculaires catégoriques et précis ; même auprès des païens, elle possède un prestige. J’ai affirmé ma propre incertitude ; et mon vieux chasseur, confiant dans ma clairvoyance autant que dans ma justice, a retrouvé sa sérénité.

Après quoi, j’ai pris Somali à part et je lui ai dit que si j’apprenais qu’il s’entretienne désormais une seule fois avec la femme de Paki hors de la présence de celui-ci, je lui infligerais une punition sévère. J’ai constaté, dans la suite, que j’étais obéi.

J’ai fait de même avec Ahmed, que j’ai tancé vertement pour sa dénonciation inopportune. Mais le jeune Ahmed a été très noble. Il m’a déclaré qu’il mangeait chaque jour à la même calebasse que Paki, et que c’était, à ses yeux, un devoir strict de lui révéler un fait de cet ordre.

Je lui ai répondu que j’étais le père, autant que le chef, de tous ceux qui m’entouraient ; que c’était moi, et moi seul, qu’il aurait dû informer ; et qu’il eût, à l’avenir, à procéder de la sorte, parce qu’à côté de la satisfaction de remplir son devoir, je ne manquerais pas de lui ménager, sans cela, des témoignages bien caractérisés de ma désapprobation personnelle. Ahmed, qui est un très bon petit garçon, et a toujours manifesté d’excellents sentiments, s’est mis à rire, et m’a dit que désormais il me préviendrait, et nul autre.

Tout était terminé. La seule victime de l’affaire a été la femme de Paki. Je l’ai trouvée, peu après, assise, dolente, devant la porte de la case qui lui était affectée. Elle avait la figure légèrement enflée et le front ceint d’un étroit bandeau que formaient trois fils de coton rouge : remède souverain, m’a-t-on dit, contre les traces douloureuses de la correction qu’avant de venir me porter ses doléances, son seigneur et maître, en sage qu’il est, lui avait provisoirement infligée.

La pluie avait cessé, et j’ai pu, à trois heures, partir à la chasse ; mais il n’y avait que de multiples empreintes d’antilopes, auxquelles des empreintes de chevaux se mêlaient. Les Arabes étaient venus, ici encore, et tout le gibier avait déserté.

Je repars avec ma tente, le matin suivant. Deux jours de recherches demeurent sans résultat. Partout des traces de ces Arabes ; le second soir, je découvre, entre deux mares, un petit dôme de paille où ils se sont abrités la nuit ; devant, trois courts piquets qui ont servi à attacher leurs chevaux.

Les tsés-tsés sont nombreuses, et je suis constamment piqué. Les tornades deviennent de plus en plus fortes et de plus en plus fréquentes. L’humidité envahit la région. Le matin, quand je marche dans l’herbe, je suis, après cinq minutes, complètement mouillé jusqu’au-dessus des genoux. Enfin mes provisions s’épuisent. Mes besoins sont modestes ; je me passe généralement de conserves ; mais je n’ai plus ni riz, ni sucre, ni farine, et cela réduit exagérément mon alimentation.

Le 19 mai, comme nous sommes en route depuis l’aube, toujours à la recherche d’empreintes que nous ne trouvons pas, nous apercevons, vers huit heures, un serpent d’environ trois mètres qui se glisse dans une touffe d’herbes, tout près de nous. Il en ressort bientôt, souple et prompt, passe sans accident entre trois sagaies qu’on lui lance, gagne une autre touffe et disparaît dans le creux d’un arbre, que nous entourons aussitôt, à distance d’ailleurs respectueuse.

Somali pique une sagaie dans la cavité. Un souffle irrité se fait entendre. Nous reculons avec ensemble. Denis, au même moment, me montre dans l’herbe la tête de l’animal qui, par un autre trou, sort du sol ; il a là, vraisemblablement, toute une demeure aux multiples couloirs. Je me fais donner mon fusil et j’ai la chance de lui traverser le cou d’une balle. On le décapite sans difficulté, mais il faut toute la vigueur d’un indigène pour sortir le corps, qui résiste. Il est marron sur le dos, gris sur le ventre, avec une raie plus claire qui sépare les deux teintes ; sans dessin nulle part, et d’un éclat, presque, de vernis.

Peu après, on en tue un petit, d’une autre espèce, sans que j’aie à m’en mêler. Puis c’est un des hommes qui prend à la course un beau lézard tacheté, de plus d’un mètre de long.

Nous campons, ce jour-là, au bord du bahr Lala, où nous arrivons à dix heures. Deux pisteurs vont reconnaître les environs. Pendant ce temps, sous ma tente, à l’atmosphère de four, laborieusement, avec des soins et une maladresse infinis, j’extrais, des glandes du plus gros des serpents, le venin destiné au Muséum. Je le recueille dans un verre de montre préalablement flambé. Je le fais sécher à l’abri de la lumière. Je l’enferme dans un tube stérilisé, et je contemple avec orgueil la minuscule quantité de poudre jaune que j’ai finalement obtenue.

La reconnaissance des pisteurs dure quatre heures ; elle est infructueuse. Je décide de rentrer à Singako, qui n’est pas loin ; nous nous sommes maintenus constamment dans les environs. On plie la tente, et nous y arrivons au coucher du soleil. J’ai tué en route deux tetels afin de ne pas revenir sans viande, ce qui eut été une cruelle déception pour ceux que j’y ai laissés.

On n’a pas à leur apprendre que nous n’avons pas trouvé de buffles. Ils le savent. L’information, en Afrique, est prompte et discrète.

Mais voici une nouvelle venue : la femme de Somali est là. J’ai négligé de dire qu’il s’était marié à Fort-Archambault, avec une Sara, qu’il connaît depuis longtemps, et aime beaucoup. C’est qu’à Banda, une quinzaine de kilomètres après le départ, elle était tombée si malade, d’une espèce de dysenterie, que j’avais dû la faire mettre dans une pirogue et ramener au poste, où elle était entrée à l’hôpital. Nous n’en avions, depuis lors, aucune nouvelle. Aussi sa présence va-t-elle être une joyeuse surprise pour son époux.

Lorsqu’il arrive, un peu après moi, elle est devant une case, assise sur une natte à côté de la femme de Paki. Il passe devant elle. Il la voit. Son visage prend une expression satisfaite. Mais il la regarde à peine, et ne lui adresse pas la parole. De son côté, elle ne paraît faire aucune attention à lui.

Une heure après, comme il est assis sur un billot de bois, en train de discourir au milieu des porteurs, je l’appelle :

— Eh bien ! lui dis-je, tu as vu ta femme ?

— Ah ! me répondit-il, avec un petit temps d’arrêt, oui.

— Tu es content qu’elle soit revenue ?

— Content beaucoup.

— Qu’est-ce qu’elle a eu à Fort-Archambault ? Est-ce qu’elle a été très malade ?

— Ah ! (temps d’arrêt), moi n’a pas connais. Moi pas demandé lui.

En effet, puisqu’elle est guérie, c’est un détail sans intérêt. J’admire cette logique.

Le lendemain, à tout hasard, j’envoie un homme du côté du lac Iro, qui est à peu de distance vers le Nord. Il se renseignera, et, s’il y a lieu, nous irons le jour suivant. En l’attendant, nous prendrons vingt-quatre heures de repos.

J’en profite pour me faire faire, avec de la peau de buffle et de la peau de girafe, très résistantes l’une et l’autre, deux paires de sandales, que des courroies retiendront à mes pieds. Ici, elles seraient peu pratiques, à cause de la boue et des insectes, mais au désert, je les utiliserai.

Cette journée d’immobilité est assombrie par une violente tornade — encore. La pluie tombe, par intervalles, depuis midi jusqu’au soir. Le crépuscule donne une impression d’automne. Le ciel est gris. Il fait froid.

Le village est formé d’un semis de petites cases hémisphériques, toutes semblables et ne montrant, extérieurement, que la paille dont elles sont revêtues ; disposées irrégulièrement sur un sol plan, propre et sans herbe, elles sont espacées les unes des autres, à des distances de deux et trois fois leur diamètre ; une enceinte large circonscrit, d’assez loin, l’ensemble. Je me suis réfugié dans la mienne. Elle n’a qu’une ouverture, la porte, une porte étroite, d’un mètre de haut, de sorte que lorsque je suis assis, il faut encore que je m’incline si je veux voir au delà du seuil ; alors je découvre la terre humide, et de grandes flaques où les gouttes d’eau font de petits ronds. Elle n’est pas bien gaie ; mais par ce temps maussade et hostile, je m’y sens bien enfermé, bien protégé, bien chez moi.

J’attends, dans une demi-obscurité, mon dîner, qu’on ne m’apporte pas. J’ai pour compagnons deux rats, qui vagabondent autour de ma chaise, sans timidité : mais ils sont discrets, plus que les termites ; ils ne m’ont encore rien mangé ; en retour, je les laisse tranquilles.

De temps à autre, un chien maigre se montre à la porte. Je l’appelle, parce que, malgré mes rats, j’ai une impression de solitude. Il n’ose pas entrer.

La nuit me ménage un espoir : de onze heures et demie à trois heures, des lions ne cessent de rugir. A cinq heures, en nous levant, nous trouvons, à cent mètres, les empreintes d’un couple de ces animaux. Ils ont d’abord suivi, sur la route qui mène à Ganatyr, les traces récentes d’un troupeau de bœufs, car nous venons de rentrer dans la zone du bétail ; les tsés-tsés qui m’ont piqué ces jours-ci sont les dernières que je sois appelé à rencontrer. Puis les fauves ont quitté le chemin et, vers sept heures, leur piste nous conduit dans une plaine légèrement boisée, dont l’aspect rappelle les vieux vergers normands ; mais elle s’interrompt soudain ; il n’a pas plu ici, et le sol, trop dur, ne nous apprend plus rien. Pendant une heure, nous poursuivons nos recherches. Aucun indice. Nous rentrons.

Une nouvelle tornade, l’après-midi, nous immobilise.

On me montre des empreintes de panthères, de la nuit, le long de ma case. Cela me rappelle que j’ai vu il y a deux ans, à Fort-Archambault, une tête et des pattes de ces félins, transformées en masque et en gants. Certains voleurs s’affublent de leurs dépouilles pour aller dérober des poules, les soirs sans lune. Les traces, le lendemain, déroutent l’accusation.

Panthères ? Ce qu’on nomme couramment panthère, au Tchad, me paraît être un léopard, si j’en juge à la taille et à la robe. Mais la panthère, quoique moins commune, y existe vraisemblablement aussi.

Les renseignements qui m’arrivent étant assez encourageants, je pars le lendemain pour le village de Tor ; il est tout proche du lac Iro, vaste étendue d’eau peu profonde qui s’étale au Nord de notre route, comme je l’ai dit.

Nous avons trouvé, après quelques heures de marche à travers des prairies banales, une belle campagne verte et touffue, puis un de ces vieux parcs aux arbres ombreux, à l’herbe rare, que la nature s’est complu à former çà et là dans cette partie de l’Afrique. Les pluies récentes l’avaient paré des plus fraîches couleurs. Un peu avant, nous avions traversé un bahr qu’on m’a dit être le bahr Salamat, étroit, jaune, encaissé, tortueux.

Nous avons atteint un grand village, pauvre et sale, environné d’une végétation magnifique, qu’habitent d’anciens esclaves des Arabes, mal faits, malsains, d’une race trop longtemps opprimée, mais industrieux, cultivant et travaillant assez habilement le coton.

Là, j’apprends que les buffles dont j’escomptais la présence dans les environs ont été mis en fuite, la veille, par des Saras accompagnés de chiens.

Que les divinités infernales veuillent bien accepter l’offrande que, solennellement, du plus profond de mon cœur, je leur fais des cavaliers arabes de Melfi, des cavaliers arabes du Salamat, et des Saras qui se promènent avec des chiens !

J’attends vingt-quatre heures encore, puis je me remets en route, dans la soirée, pour Singako. La pluie retarde notre départ jusqu’à neuf heures. A deux heures, la lune disparaît ; la nuit est noire, le sentier glissant et plein de trous ; nous nous couchons dans la plaine jusqu’à quatre heures. A six heures nous arrivons enfin.

Les panthères — ou les léopards — se sont encore promenées la nuit dans le village. Je demande pourquoi les chiens n’aboient pas lorsqu’elles passent. Ils sont alors enfermés, me dit-on, dans les cases. Au surplus, leurs visites n’ont pas d’importance : les gens d’ici sont très versés dans l’art des sortilèges ; ils ont fait le nécessaire et sont immunisés à jamais, eux, leurs enfants, leurs chiens et leurs poules, contre ce genre de péril. Tout est bien ainsi. Je suis désormais rassuré sur leur sort.

La superstition, si elle offre de précieux avantages, présente également des inconvénients. C’est ainsi que les Saras Tiès et les Saras Kabas, qui ont, de notoriété publique, un rhinocéros dans leurs ancêtres, doivent s’abstenir de manger la viande de cet animal. S’ils se nourrissaient de ce parent, une prompte attaque d’une maladie qui, à la description qui m’en est faite, est vraisemblablement la lèpre, serait leur châtiment.

J’ai passé une journée monotone et tranquille. Le soir, je dîne hors de ma case. Il fait une agréable fraîcheur. J’observe les insectes qui pleuvent sur ma table, où la lumière les attire. Il y a là un termite qui va perdre ses ailes, selon la destinée de son espèce. Il s’épuise en contorsions pour s’en débarrasser. Avoir des ailes, et vouloir les arracher, c’est bien d’un termite, — c’est d’un sage aussi, peut-être.

La période cynégétique de mon voyage est à peu près finie. Je n’aurai plus que de très rares occasions de rencontrer les espèces d’animaux qui m’intéressent. J’aurai tenté, avec plus ou moins de succès, au cours de cette mission ou antérieurement, la plupart des grandes chasses africaines, j’entends par là celles qui visent un gibier susceptible de réaction, et je ne saurais vraiment, quand j’évoque mes souvenirs, exprimer une préférence pour telle ou telle d’entre elles. Elles sont également attachantes, à mon sens, quoique par des caractères légèrement différents. On peut dire de chacune d’elles qu’elle constitue un grand sport dans toute l’acception du terme. Je leur dois des heures pleines d’action, d’imprévu, d’émotion parfois.

J’aurais montré un ordre plus logique si j’avais placé ici les indications qu’on a lues, relativement aux points vulnérables que j’ai coutume de viser dans les animaux. C’est à dessein que je les ai mêlées à ce qui précède, afin qu’on ne fût pas tenté de voir, dans une présentation trop méthodique, la prétention d’un exposé complet.

Ce que je sais de la chasse est peu de chose, et j’ai, sur ce sujet comme sur beaucoup d’autres, plus à apprendre qu’à enseigner.


CHAPITRE V

DE SINGAKO A ABÉCHÉ PAR AM TIMANE

Lorsque, de Singako, on se rend à Ganatyr, première étape sur la route d’Am Timane, on quitte, après quelques kilomètres, la région du Chari pour le Salamat. Le voyageur qui passe d’une contrée à une autre s’attend volontiers à ce qu’une différence dans le paysage corresponde à la différence d’appellation dont la lecture de la carte l’a averti. Si cette attente est fréquemment déçue, ce n’est pas le cas ici. Quelques centaines de mètres suffisent pour que le site se modifie totalement. Au pays agréablement boisé dans lequel cheminait une route claire, largement tracée, se substitue brusquement une vaste plaine, un immense pâturage où se déroule à perte de vue un mauvais sentier. A l’horizon s’étend de toutes parts, basse et lointaine, une ligne d’arbres aux cimes inégales. On gagne lentement la partie de cette ligne qu’on a devant soi, on en traverse en dix minutes la végétation dispersée, et un paysage identique s’offre aux regards. Des antilopes se montrent de temps à autre ; parfois aussi des girafes et des autruches ; près des villages, des chevaux en liberté et de grands troupeaux de bœufs à bosses ou zébus.

Là comme ailleurs, la nature a dicté les mœurs. Les hommes y ont obéi à ses muettes suggestions. Aux agriculteurs du pays Sara succèdent des Arabes pasteurs : Arabes d’un teint brun foncé, dont la couleur se traduit par le mot « ahmer », parfois même presque noirs, quoique leur type bien caractérisé ne laisse aucun doute sur leur race. Le costume diffère aussi. Ce n’est plus la presque totale nudité du Sara. Les hommes portent la robe à larges manches, que nous appelons boubou et qu’eux-mêmes nomment halack, et parfois un pantalon sac serré aux chevilles, le séroual. Les femmes également sont vêtues, et leurs cheveux, au lieu d’être ras ou rasés, sont séparés en tresses courtes et ténues qui retombent de chaque côté de leur tête. Les vêtements des gens du Salamat sont faits d’un tissu de coton qu’ils fabriquent avec la récolte de leurs petites plantations. Ils sont en général d’une teinte jaunâtre, qu’ils doivent uniquement à un usage prolongé.

Les villages, composés de cases de paille hémisphériques, ne comportent plus de clôture ; toutefois les cases ont une disposition plus ou moins circulaire qui laisse libre la partie centrale : les troupeaux s’y tiennent la nuit.

Les moyens de transport employés varient également. Jusque-là c’étaient des porteurs ; mais ici la tsé-tsé n’est plus à craindre, sauf en un très petit nombre de points faciles à éviter. On voyage à cheval, et les bagages sont placés sur des bœufs habitués à ce service.

Les principales routes du Salamat sont d’ailleurs coupées pendant une partie de la saison des pluies.

Ses cultures ordinaires sont le mil, le maïs, le sésame, le coton, l’arachide, le tabac ; on y trouve, outre des bovins et des chevaux, des ânes et des ovins, et, comme dans tout le Tchad, des poules nombreuses ; des abeilles également.

Les produits de la grande chasse (ivoire, cornes de rhinocéros, etc...) y font l’objet d’un commerce assez important. Ils sont achetés, soit par les représentants des maisons de commerce européennes, soit par des Syriens, Djellabas ou Fezzanais venant d’Égypte et du Soudan Anglo-Égyptien, qui importent à cette occasion du sucre, du thé, du sel, des articles manufacturés, des cotonnades, etc...

J’ai déjà signalé l’ardeur avec laquelle les Arabes de cette contrée, notamment, se livrent à la chasse. Ils y montrent beaucoup de courage et vont jusqu’à poursuivre les éléphants à cheval. Ils se réunissent un certain nombre, s’efforcent de séparer un animal du troupeau, le fatiguent, et lorsqu’il a suffisamment ralenti sa course, le rejoignent, mettent pied à terre et le frappent de leurs sagaies, soit au jarret, soit au flanc.

La population n’est pas uniquement arabe. Il existe, principalement dans les parties montagneuses de la région, quelques centres Kirdis (païens), d’ailleurs de peu d’importance.

La seconde étape conduit au village de Kichkech ; elle ménage aux yeux du voyageur le repos d’une agréable diversion : à 20 kilomètres environ au N.-E. de Ganatyr, on traverse une zone riante et boisée. De petits groupes de cases qui, de loin, par leur forme et leur couleur, font songer aux meules de nos champs, s’y abritent sous de beaux arbres à l’ombre hospitalière.

La frivole épouse de Paki profite de la halte, assez longue, que nous faisons auprès de l’un d’eux, pour se faire noircir les gencives par une des habitantes du lieu. D’abord, c’est fort joli, comme on l’imagine, ensuite cela décongestionne. La patiente est couchée sur le dos, la tête sur les genoux de l’opératrice. A côté d’elle, Faadmé, la femme de Denis, lui tapote la poitrine pour l’encourager à supporter patiemment la douleur. On lui enduit les gencives de beurre fondu sur lequel on étale de la poudre de charbon de bois ; puis, avec un petit pinceau d’épines d’hidjilidj — cet arbre est, me dit-on, spécialement qualifié pour fournir l’instrument du supplice — on picote longuement, en insistant, en frottant parfois, en revenant à plusieurs reprises sur les mêmes endroits, la partie intéressée. Je livre bien volontiers cette modeste recette à la coquetterie féminine européenne, qui nous a donné déjà tant d’agréables surprises. Hidjilidj est le nom arabe de l’arbre dit savonnier.

Il m’a fallu, ce même jour, réagir à l’égard de l’insoucieux Denis. Je ne mange pas de pain en voyage, mais je me fais faire, pour déjeuner le matin avant de me mettre en route, des gâteaux de farine de blé ou de maïs, selon ce que j’ai, cuits dans d’huile. C’est ainsi que les prétendues privations des voyageurs ne cachent souvent qu’un raffinement de gourmandise.

Depuis un certain temps déjà, ces petits gâteaux sont pleins de terre. Je les mange tout de même, mais mon plaisir en est diminué. Or, je tiens à mes satisfactions gastronomiques. Elles ne sont pas très nombreuses.

J’ai fait à Denis des observations répétées. Chaque matin, je l’appelle. Il arrive sans émoi. Il sait d’avance ce dont il s’agit.

— Denis, tes gâteaux sont encore pleins de terre. Je commence à en avoir assez.

— Ah ! oui ! me répond-il d’un ton résigné.

Et il s’en va.

Le lendemain, le sol argilo-sablonneux du Tchad recommence à craquer sous mes dents.

— Puisque tu tiens absolument à en mettre, ai-je fini par lui dire, tu ne pourrais pas au moins me la servir à part ?

Cette fine plaisanterie l’a enchanté. Il est parti tout joyeux. Je ne sais pas s’il y a vu un encouragement, mais il avait encore forcé la dose le lendemain.

J’hésitais à le punir. Il y a deux cas où la présence du sable dans les aliments est à peu près inévitable : au désert, les jours de vent ; et, où qu’on soit, lorsque la pierre du pays est tendre et qu’on se sert de farine indigène. Celle-ci est broyée entre deux pierres façonnées à cet effet, l’une en cupule, l’autre en pilon grossier, et toujours un peu de matière se détache de l’une et de l’autre.

J’ai donc consulté la rumeur publique. La rumeur publique m’a révélé que Denis, lorsqu’il fait la cuisine, jacasse, m’a-t-on dit, comme une poule, tourne la tête à droite et à gauche, accueille un grand nombre d’interlocuteurs dont les pas soulèvent la poussière autour des casseroles, et manque totalement de soin.

Voilà qui est grave.

Alors, décidé à frapper un grand coup, j’ai fait venir Ahmed. Ahmed est un excellent serviteur. Je ne l’entends jamais, et tout ce qu’il fait est fait avec soin. Les deux autres commencent à prendre avec moi le laisser-aller des vieux domestiques. Ils ne se donnent plus la peine de dissimuler leurs défauts, pensant que j’y suis suffisamment accoutumé.

— Puisque tu es décidément incapable, dis-je à mon cuisinier négligent, de faire convenablement mon déjeuner du matin, c’est Ahmed qui le fera désormais. J’ajouterai, pour ce travail supplémentaire, une petite indemnité à ses mois, et cette indemnité, je la prélèverai sur tes gages.

Cette décision paraît le toucher, à cause du prélèvement. Mais je retourne le fer dans la plaie.

— C’est bien honteux pour toi. Toi qui es connu dans tout le Tchad, toi qui as une grande réputation, tu verras ce qu’on va dire quand on saura que je suis forcé de faire faire mon déjeuner par un de mes boys. Ta femme même ne voudra plus te regarder.

Cette fois, il est visiblement vexé. Il a senti le caractère humiliant de sa situation. Il s’en va.

Quant à Ahmed, il se pique d’amour-propre, et je m’apercevrai le lendemain que j’ai trouvé la bonne solution.

Le chef de Kichkech, selon l’usage, s’est présenté à moi à mon arrivée. Son visage est soucieux. Un homme le guide. Je demande ce qu’il a.

— Un de ses yeux, me dit-on, ne voit plus, et l’autre voit de moins en moins.

Je regarde. Il semble atteint d’une maladie à l’état aigu.

— Il y a, lui dis-je, un grand médecin blanc à Fort-Archambault. Lui te guérirait peut-être. Va le voir.

— C’est trop loin, répond-il sur un ton d’indifférence.

C’est, pour un indigène, à six jours tout au plus. L’insouciance est un trait caractéristique des populations africaines. Je serais tenté de l’attribuer au seul fatalisme islamique, si je ne l’avais constatée maintes fois chez le Kirdi comme chez le Musulman.

La plaine reprend plus nue encore, après Kichkech. Nous voyons vers cinq heures une troupe d’une dizaine de girafes, dont une petite, à laquelle mes hommes s’amusent à donner la chasse. Nous couchons à Marfeine. Nous n’en partons le lendemain qu’assez tard, car une tornade se montre au Nord-Est, imminente. Dès une heure de l’après-midi, mes cantines sont bouclées ; je suis seul dans ma case, désœuvré, attendant l’éclaircie libératrice. Mon silence rassure les hôtes discrets des seccos qui m’environnent, cependant que l’approche de l’orage les anime d’une humeur turbulente. Il sort de jolis lézards de partout. L’un d’eux se laisse tomber du toit à mes pieds, pour abréger son parcours. Puis il mange avec appétit de longues mouches jaunes qui se sont noyées ce matin dans mon tub et qu’on a jetées là.

Un autre, petit, d’un éclat d’émail, rayé, dans sa longueur, de brun, de blanc et de noir, bien campé sur ses pattes que leur transparence fait paraître roses, se donne plus de mal. Gourmet, il les veut vivantes. Il dresse sa tête attentive au milieu d’une large tache de soleil. Il guette. De temps en temps, il s’élance, puis s’arrête net, et le rapide va-et-vient de ses petites mâchoires m’apprend qu’il a été heureux chasseur. Il y a aussi un long serpent qui s’est montré un instant tout à l’heure. Je n’avais rien sous la main et je l’ai laissé partir. Maintenant, il se promène dans mon mur de paille ; je l’entends, et de temps à autre, je vois ses molles sinuosités. Mais la case est grande et le sol nu. Il ne peut venir jusqu’à moi sans que je l’aperçoive, et s’il lui prenait fantaisie de gagner le toit pour se laisser choir, lui aussi, je l’entendrais monter. Au surplus, pourquoi viendrait-il ?

Le plus audacieux de tous est un rat. Il arrive fièrement tout près de moi, par petits bonds ; il me croit inanimé. Je bouge, il s’enfuit éperdu. Pas de scorpions dans tout ce monde. Je ne le regrette pas. J’ai cette affreuse bête en horreur.

Le soir, à Gara, un autre serpent se montre dans la case de Paki. Les hommes le poursuivent avec des torches et le tuent sans peine. Malheureusement, la dissection des glandes est au-dessus de mon habileté, sauf pour les individus de très grande taille, et je ne pourrai faire profiter le Muséum de cette nouvelle rencontre.

Le lendemain, à la nuit, vers huit heures, j’arrive à l’endroit où se trouvait jadis le campement d’Am Redjio. J’y ai couché, il y a deux ans. Mais il est détruit. On en a fait un autre à quelque distance. Comme une tornade commence, je me dirige vers le village et je demande une case pour m’abriter durant l’orage. On me la donne avec empressement. Il faut, pour y entrer, ramper sur les genoux et sur les coudes, tant l’unique ouverture est basse. Dedans, il y a, par terre, un vieux cadre de bois sans pieds, qui a servi de lit ; un petit tas de paille, humide, noirâtre, sous lequel chante un crapaud, et, suspendu au point le plus élevé du toit en dôme, un autre cadre horizontal où l’on a posé des bourmas ; l’herbe a poussé, puis séché sur le sol. J’ai fait entrer avec moi Denis et Somali. Nous avons vite allumé un petit feu, tout petit pour ne pas brûler la case, et aussi pour ne pas être enfumés. Dans la nuit devenue tumultueuse, le tonnerre, au dehors, multiplie maintenant ses éclats ; le vent fait rage ; j’entends des torrents de pluie qui se plaquent en longues rafales sur notre misérable abri ; et dans ce gîte sûr, j’éprouve une sensation de bien-être que m’ont rarement ménagée les lieux mieux meublés, sans nul doute, où je fréquente en France. Que le confortable est donc chose relative, et quelle n’est pas la qualité d’une existence qui sait donner tant de prix aux plus pauvres choses !

Les pasteurs de ces régions ont deux villages plus ou moins éloignés l’un de l’autre. L’un est situé dans le pâturage même. Les cases en sont toutes semblables à la nôtre : une armature de branches entrecroisées, façonnée en calotte sphérique ; là-dessus, une certaine épaisseur de paille est liée. Ce village-là est temporaire. Quand vient l’inondation annuelle, on l’abandonne à la crue des eaux. On regagne le village permanent. Mieux construit, celui-ci est en même temps un centre de culture. Pendant que les plus valides sont avec les troupeaux, les vieillards, les infirmes, y entretiennent quelques champs dont le mil fournit la nourriture de tous.

Lors de mon précédent voyage, j’ai traversé la contrée dans le temps où le grain mûrissait. Il était divertissant d’observer, au milieu des grands champs verts, une sorte de nid de paille que des piquets rustiques supportaient à deux mètres environ au-dessus du sol. De là rayonnaient dans tous les sens de longues ficelles, auxquelles on avait suspendu, de point en point, des morceaux de calebasse ; chacune d’elles aboutissait à un autre piquet. Dans le nid, un négrillon minuscule tenait soigneusement les extrémités des ficelles. De temps à autre, il exerçait une brusque traction sur elles, en poussant un cri aigu ; les morceaux de calebasse s’entrechoquaient avec bruit et les oiseaux dévastateurs s’enfuyaient, effrayés par la manœuvre de ce petit gardien vigilant.

Les musulmans du Salamat, on le voit, sont à la fois cultivateurs et pasteurs ; sédentaires, mais avec deux résidences dont l’une est susceptible de se déplacer au besoin.

Je les ai trouvés accueillants, serviables et pleins de bonne volonté.

J’arrive le 1er juillet à Am Timane, le principal village du pays et le siège de l’administration locale. Je croyais être au 29 juin. Les erreurs de dates sont fréquentes en route, et je n’ai pu rectifier toutes celles qui se sont produites dans mes notes. Les chiffres que je donne ne doivent jamais être tenus pour exacts qu’à une ou deux unités près ; ceci s’applique à tout le cours de mon voyage.

Am Timane se compose d’un grand village propre et bien tenu, que sépare en deux une allée nue, d’une trentaine de mètres de largeur, toute droite entre deux rangées de seccos ; cette allée aboutit à une vaste place aussi nue qu’elle ; de l’autre côté de celle-ci est le poste, avec sa grande porte d’argile, sa tourelle, son long mur bas, que dépasse un arbre immense. Sobre, mais de lignes élégantes, c’est un des plus décoratifs de tout le Tchad. Il est dû au lieutenant Tourencq.

A gauche de la place se trouve le marché, très rustique, et, un peu plus loin, deux habitations modestes, affectées respectivement au chef de circonscription et au chef de subdivision. Le premier, M. Griffon, était installé depuis quelques jours à peine. J’ai reçu de ce fonctionnaire, et de M. Martine, chef de la subdivision, de qui Mme Martine partage la résidence, l’accueil le plus aimable. J’ai été, pendant mon séjour, l’hôte de M. Gustave Bimler, leur proche voisin.

Je connaissais M. Bimler depuis mon précédent passage au Tchad ; il en est l’un des principaux colons et l’un des chasseurs les plus experts ; il a montré, au cours d’un premier séjour de onze années consécutives, son énergie et son courage. Réinstallé tout récemment, il venait de reprendre la direction de ses entreprises. Sa réception amicale et le plaisir de le retrouver ont achevé de m’assurer à Am Timane un repos réconfortant et agréable.

Il y avait au poste un certain nombre d’aigrettes ; elles égayaient la cour de leurs jolies silhouettes blanches, au long bec jaune clair, teinté de vert près des yeux ; on les nourrissait de petits poissons qui leur étaient apportés vivants chaque jour. Toutefois, elles ne se reproduisaient pas encore.

L’autruche, commune dans la région, était représentée dans le village par plusieurs individus ; mais on n’y garde que les femelles, car les mâles deviennent vite méchants. Un enfant a été éventré par l’un d’eux, il y a un certain temps déjà, d’un coup de patte.

Le 6 juillet, j’ai pris la route d’Am Dam. M. Martine m’avait procuré un très bon cheval. J’ai laissé le Bahr Salamat, large fossé sans pittoresque, à ma droite, et je me suis engagé dans une petite brousse où apparaissent quelques palmiers.

La saison a achevé son évolution. Nous sommes arrivés aux grandes pluies, qui durent habituellement jusqu’en octobre. La route est difficile, marécageuse par endroits, et mes bagages, chargés sur des bœufs, prennent des bains fréquents. Le soleil, dont les rayons parent ici les moindres objets d’un air de fête, ne se montre que par intervalles. Ce sont constamment des orages, des averses longues et monotones ; sous un ciel gris d’automne, de larges flaques d’eau noient l’herbe courte et verte, baignant le pied des épineux au feuillage grêle ; l’air est humide et sans chaleur. C’est aussi le temps des souvenirs, des heures de tristesse.

Chaque jour maintenant, à l’arrivée, je fais allumer un feu dans ma case. Il chauffe, éclaire et égaye à la fois. Lorsque le temps est particulièrement frais, j’invite trois petites indigènes, qui sont parmi les conducteurs des bœufs, à venir se réchauffer quelques instants à sa flamme. Je fais venir avec elles une vieille femme chétive et un enfant sourd. Tout ce monde se groupe, s’assied discrètement. L’une de ces petites filles est une Salamat ; elle s’appelle Zenaba ; la deuxième, Addahaba, est Rachid ; la troisième, Achta, est Gorâne. Elles sont d’un brun foncé ; elles peuvent avoir une douzaine d’années chacune. La Salamat et la Gorâne sont longues et grêles comme des sauterelles, avec des traits durs et fins, des bouches proéminentes, des profils de chèvres, de beaux yeux pleins d’expression et de feu. La Rachid est petite et trapue. Toutes trois portent la coiffure à petites tresses multiples dont j’ai déjà parlé. Elles sont vêtues de pagnes de coton qu’un long usage a brunis, et portent quelques misérables bijoux de perles, avec des amulettes. D’abord pleines de crainte, elles se sont rassurées bien vite, et le caquetage rude et véhément de leur petit groupe met de la vie autour du foyer.

Nous arrivons le 11 juillet au pied de faibles collines rocheuses. Elles dressent devant nous leur longue barrière, où la roche sème des taches grises dans une verdure maigre et basse. La campagne est moins morne et la surface du sol se fait plus dure, ce qui nous évite au moins la boue. Puis c’est Djaguel, puis Salta, minuscules villages. Depuis Am Timane, notre ravitaillement est devenu difficile ; chaque jour, il me faut envoyer des hommes dans plusieurs directions pour me procurer le lait, les quelques poulets, le mil dont j’ai besoin. Est-ce vraiment pénurie chez les indigènes, ou désir de garder leurs provisions ? Je l’ignore, et contrairement à ce que je fais parfois, je ne cherche pas à le savoir, car il est délicat d’user de contrainte en cette région pauvre, où les gens se sentent toujours menacés par la famine.

L’avant-dernière étape me réserve une nouvelle désagréable ; on vient m’avertir dans la nuit que deux bahrs que nous avons à traverser le lendemain et qui, une partie de l’année, sont à sec, coulent en ce moment à pleins bords ; des hommes s’y sont déjà noyés, me dit-on. La complication serait assez sérieuse. Il n’y a pas de pirogues ici. Derrière nous, la route doit être coupée maintenant. Il paraît qu’à l’Est et à l’Ouest elle l’est aussi. Allons-nous être bloqués plusieurs semaines, presque sans vivres, dans ce coin de brousse ?

Je pousse mes questions. On finit par me dire que si les tornades cessent deux ou trois jours, le passage deviendra possible parce que, tout de suite, les bahrs baisseront. C’est là toutefois une modeste espérance : le régime des pluies quotidiennes est nettement installé.

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