Du Cameroun au Caire par le désert de Libye : $b chasses au Tchad
Il paraît aussi que les gens de l’endroit savent faire des radeaux avec des fascines. Il y a là une ressource intéressante. A tout hasard, j’en fais préparer un certain nombre et nous nous mettons en route.
Mais ce n’étaient, une fois encore, que contes d’indigènes ; l’eau, dans aucun des bahrs, ne monte au-dessus de la ceinture. Nous passons sans la moindre difficulté.
Près d’Am Dam, la savane verte et relativement boisée que nous traversions jusque-là prend un caractère plus septentrional. Des talhas, clairsemés sur l’herbe, forment le principal de la végétation. Cette herbe toutefois met encore une fraîcheur dans le paysage. Il n’y en avait pas lors de ma dernière mission, les pluies étant moins avancées, et je dois faire un effort de mémoire pour évoquer mes impressions d’alors. Les descriptions des voyageurs, lorsqu’elles sont minutieuses, risquent souvent d’être taxées d’inexactitude ; beaucoup de détails changent avec les saisons, et dans les pays où l’aspect des lieux est tout entier dans les manifestations de la nature, le caractère de l’ensemble peut en être transformé.
Am Dam est sans pittoresque : un village banal dans une plaine presque nue ; à côté, le poste. La rivière Batha, encaissée entre des rives que souligne une étroite zone boisée, passe à quelques centaines de mètres. Elle était encore à sec il y a un mois. L’eau y a maintenant un mètre environ de profondeur.
Le poste, jusqu’au 1er juillet dernier (1923), était occupé par un gradé européen. On l’a supprimé. Il est souvent préférable, en effet, en cas de pénurie de personnel, de prendre une mesure radicale, plutôt que de confier le commandement d’une région et la direction de ses habitants à un subalterne insuffisamment préparé. Mieux vaut un chef indigène considéré, qu’un Européen, s’il ne l’est pas. La considération joue un grand rôle en cette matière ; elle agit sur le sentiment pour déterminer l’obéissance, et diminue d’autant la part de la contrainte. Les indigènes, surtout les Musulmans, plus affinés, montrent, à donner la leur, un discernement qui surprend. La détention de l’autorité n’assure pas nécessairement leur respect. Ils ne tardent pas à acquérir une notion plus ou moins confuse, mais généralement assez clairvoyante, du milieu social de ceux avec qui ils sont en contact. Les particularités parfois subtiles, dont l’ensemble assure à tous les actes de certaines personnalités un caractère de supériorité et d’autorité naturelles, n’échappent nullement à leur sensibilité de primitifs.
J’ai passé là les 15, 16 et 17 juillet. Le jour de mon arrivée, vers 4 heures, une nouvelle apporte un peu d’animation : un cheval du chef vient d’être tué par un lion à une demi-heure du village. Je fais aussitôt appeler Paki pour profiter de cette occasion si c’est possible, et, sous la conduite du chef même, tout brûlant du désir de voir châtier le coupable, nous nous rendons au lieu du crime.
C’est sur le bord de la Batha, verdoyant d’herbes et d’arbustes touffus, près d’un gros buisson. La pauvre bête est couchée sur le dos, les cuisses écartées, le bas-ventre dévoré, les intestins à l’air. Les jambes de devant, dont l’une porte encore une entrave brisée, sont pliées, les sabots contre le poitrail, dans une attitude de course effrénée ; l’encolure, tordue dans une convulsion, laisse voir la gorge largement entaillée ; les dents serrées apparaissent entre les lèvres ; l’œil mort, exorbité, exprime encore une folle terreur. Tout auprès, deux places où l’herbe est foulée. Il y a deux lions : c’est de là qu’on les a fait lever tout à l’heure.
Nous tenons conseil. Paki estime qu’ils reviendront, au crépuscule, procéder à un nouveau repas. Je m’en remets à son expérience, mais comme le vent souffle justement dans la direction qu’ils ont prise, nous nous écartons d’une centaine de mètres afin de n’être pas sentis, et nous nous installons, pour les attendre, dans un étroit espace dénudé que le hasard a ménagé au milieu d’un fourré, et d’où une petite éclaircie nous permet de voir le cadavre du cheval.
Je m’étends sur le sol et je sommeille en attendant l’heure. La fraîcheur me réveille bientôt et je me lève. Autour de moi sont accroupis Paki, Somali, le chef et un indigène. Nous gardons, bien entendu, depuis le commencement, un silence absolu.
J’aperçois dans un arbuste une sauterelle pointillée de jaune et de noir, sans ailes, et, toujours curieux des insectes, je m’absorbe dans sa contemplation. Elle m’a vu aussi, mais, paresseuse, elle se contente de tourner autour de la branche, pour mettre celle-ci entre elle et moi. J’approche ma main, elle ne bouge pas. A ce même moment, j’ai l’impression que Somali, derrière moi, a fait un mouvement. Je me retourne ; son visage exprime l’épouvante. Il regarde fixement dans la direction du buisson sur lequel se trouve la sauterelle et, de son bras allongé vers moi, me tend mon fusil. Je n’ai pas de peine à comprendre que les lions viennent de se révéler. Je prends l’arme d’un geste prompt, et je me retourne à nouveau. Paki, lui aussi, a changé de position ; il n’est plus accroupi ; il a un genou en terre, son fusil épaulé, et il vise sous le buisson.
Le silence est toujours complet.
Je prends en hâte la même position, tout près et un peu en avant de lui et, de l’épaule, j’écarte son arme, pour me réserver le premier coup. Mais je ne vois rien, et, dans l’instant, tout le monde se lève ; puis Paki se met à courir. Je m’élance derrière lui ; Somali fait de même. C’est lui qui a la meilleure vue ; deux fois, il s’arrête, puis repart : ce sont les lions qui se montrent, mais si peu de temps que Paki ne semble pas les distinguer plus que moi. Enfin, à cent mètres environ, une forme jaune clair passe rapidement d’un buisson à un autre, et un peu plus loin un gros lion, que je distingue bien cette fois, franchit au galop un espace dénudé d’une vingtaine de mètres. Je tire sans qu’il accuse le coup. Nous cherchons encore cinq minutes, et la nuit qui gagne nous arrête.
Je demande alors ce qui s’est passé.
Pendant que je regardais ma sauterelle, Somali, en portant machinalement ses regards dans ma direction, a vu soudain, dans les broussailles, à une distance que je me fais montrer, et qui représente trois à quatre mètres, l’un des animaux — le plus petit, la femelle — qui s’avançait doucement, les yeux fixés sur moi, écrasé sur ses pattes, prêt à bondir. Terrifié pour son maître, il avait alors fait un léger bruit pour attirer mon attention, et m’avait épargné par là, sans doute, une grave surprise.
Pendant que je m’agenouillais, la lionne, effarouchée par nos mouvements, était partie avant que j’aie pu l’apercevoir, et les deux bêtes, depuis ce moment, n’avaient cessé de fuir.
Nous rentrons. Pour ce soir, il n’y a plus rien à faire. Mais les lions vont sans doute finir le cheval cette nuit. Nous irons demain matin à l’aube, et peut-être serons-nous plus heureux.
Voici le campement. On a entendu mon coup de fusil, et le feu de Denis groupe, autour de mon dîner qui cuit, un entourage intéressé. Paki et Somali, tout près l’un de l’autre, mais se tournant le dos, entament avec volubilité, ensemble, un récit animé de l’incident. L’auditoire est impressionné. Quand c’est fini, une des femmes s’empare de sa diantou et traduit l’émotion et la sympathie générales par une monotone et interminable chanson où je suis l’objet des louanges les plus flatteuses. Je lui fais porter un franc pour la remercier ; son attendrissement est à son comble. Je suis forcé de lui envoyer dire de se taire. Elle chanterait, je crois, toute la nuit, et toujours la même chose, sur le même air.
La diantou mérite une courte mention. C’est un instrument de musique répandu dans toute l’Afrique centrale. L’art de jouer de la diantou est le couronnement d’une éducation de jeune fille. Cela se compose d’un tube de cinquante à soixante centimètres, renflé aux deux tiers environ de sa longueur, ouvert aux deux extrémités et fait ordinairement d’une courge vide ; d’autres sont en métal.
Le maniement en est simple : l’artiste s’assied sur une natte — ou par terre — prend la diantou d’une main et en frappe, à coups cadencés, l’extrémité contre sa cuisse ; en même temps ses doigts s’élèvent et s’abaissent tour à tour, faisant résonner, sous les lourdes bagues d’argent que porte ici toute élégante, la mince paroi ; l’autre main ferme et ouvre successivement, afin de modifier le son, l’orifice supérieur. Le résultat de cette manœuvre est d’un charme discutable.
Ce n’est là, d’ailleurs, qu’un instrument d’accompagnement. Tout est dans le chant. La joueuse de diantou improvise ; elle improvise sur un air plaintif et monotone, avec des temps lorsqu’elle hésite. Les paroles sont ordinairement des allusions à des faits simples de la journée ; souvent aussi, les louanges de l’époux de la dame ; parfois enfin, lorsque celui-ci se conduit mal, et s’il est absent, la chanson prend à son égard un caractère de critique acerbe. Elle fait connaître à l’entourage les tristes côtés de son caractère.
En franchissant le seuil de ma porte, je fais la connaissance d’un nouvel animal ; il m’est tombé sur la tempe quelque chose de long et de mou. Cela glisse sur ma joue, s’accroche à mon cou. Un geste rapide m’en débarrasse, et cela tombe à terre. C’est un lézard grisâtre, plat, disgracieux et lent, d’environ 10 centimètres. Ahmed, qui le tue aussitôt, le nomme aboundigel. Il m’apprend que sa morsure est inéluctablement mortelle : « Si lui piquer toi, me dit-il, déjà toi plus moyen ouvrir ton bouche. » Somali, instruit de l’incident et toujours plein de condescendance pour mon ignorance des choses de la nature, me rassure sur les intentions de l’animal, dont la mentalité semble n’avoir pas de secret pour lui. Ce lézard, déclare-t-il, ne cherchait pas à me mordre ; il était habitué à ne voir personne dans la case dont il habite le toit ; mon arrivée a éveillé sa curiosité ; il est venu voir et, en me regardant, il est tombé sur moi. Rien de plus : une curiosité, peut-être sympathique.
Je parle de l’aboundigel, si futile que soit ce récit, parce que tous les indigènes, de quelque région qu’ils soient, m’ont répété que quiconque était mordu par lui était fatalement condamné. En revanche, mis au pied du mur, aucun d’eux n’a pu me rapporter un cas de morsure, de sorte que la nocivité de ce lézard, quoiqu’ils en disent, reste au moins douteuse. J’en ai expédié un au Muséum, où l’on pourra trancher la question.
Le lendemain matin, il n’y avait pas de nouvelles traces des lions près du cadavre du cheval. Vers la fin de l’après-midi, à l’heure où nous pouvions les rencontrer, nous avons inutilement battu la brousse. Le matin suivant, toujours rien. Je me décide à me remettre en route. Nous traversons une succession d’espaces plans que circonscrivent de toutes parts des collines basses. Le sol est couvert d’une herbe courte et nouvelle. De nombreux arbustes, où les talhas aux maigres feuilles dominent, sont semés partout, formant un immense bois sans ombre. Les collines montrent une roche d’un jaune tantôt grisâtre, tantôt presque rougeâtre ; divisées, morcelées, éboulées, une chétive végétation s’élance de leurs multiples fissures. Tout ce que j’ai vu du Ouadaï offre cet aspect ; on ne sort d’un de ces grands cirques que pour passer dans un autre, et le regard, jusqu’à Biltine, à trois jours au nord d’Abéché, trouve constamment devant lui les mêmes plaines pauvrement boisées, vite limitées par les flancs pelés, tachés de vert, hérissés de débris, de reliefs aux faîtes déchiquetés.
Le dernier jour — le quatrième ou le cinquième après avoir quitté Am Dam — on gravit longtemps une faible pente, au milieu d’affleurements rocheux ; on traverse, par des chemins que l’eau des tornades a creusés profondément, une crête peu élevée, mais qui jusque-là avait masqué l’horizon, et on aperçoit tout à coup, au fond d’une de ces plaines, large de dix à douze kilomètres, et bornée, comme les précédentes, d’arides chaînons, la capitale du Ouadaï : le poste et le camp des tirailleurs, quelques maisons pour le logement des officiers ; un grand marché, de construction toute récente ; les quartiers indigènes, partie en terre, partie en paille ; tout cela s’étale, avec de larges intervalles vides, sur une surface d’environ deux kilomètres de diamètre. Deux fleuves y creusent de faibles dépressions, presque toujours à sec.
La population d’Abéché, jadis plus forte, est tombée, il y a une dizaine d’années, à 4.000 habitants à la suite d’une terrible famine qui a provoqué à la fois des morts et des émigrations. Elle est maintenant remontée à 8.000 environ. C’est un centre de trafic important par sa situation géographique en même temps que par son activité. Le commerce y est tout entier entre les mains de riches indigènes et de Syriens ; il y avait aussi, lors de mon passage, une maison grecque. L’importation et l’exportation se font principalement par le Soudan anglo-égyptien et par la Libye ; dans le premier cas, elles empruntent la route bien connue d’El Facher, El Obeid, Khartoum, Port-Soudan, déjà suivie par de nombreux Européens ; dans le second cas, elles passent par Ounyanga, Koufra et Djalo ; cette voie est celle que je me proposais de prendre.
L’exportation porte notamment sur le bétail et sur l’ivoire ; l’importation, sur des étoffes, des conserves, le thé, les cigarettes, la parfumerie, le sucre, etc. Chaque commerçant, le plus souvent, fait l’une et l’autre. Cette énumération est d’ailleurs loin d’être complète, et je renvoie les personnes qui s’intéresseraient professionnellement à la question, aux rapports techniques que j’ai déposés au Ministère des Colonies.
De même que dans le Salamat, les indigènes, au Ouadaï, sont surtout pasteurs. De même que dans le Salamat, ils cultivent le coton, quoique en petite quantité, et le tissent habilement pour leurs besoins personnels. Au point de vue alimentaire, le mil constitue le principal de leurs récoltes. La plus grande partie des travaux agricoles ou autres est d’ailleurs faite par les femmes.
Il y a peu de grands troupeaux. Quand on rencontre ensemble deux ou trois cents bovidés, c’est exceptionnel. Il est d’usage, et cela dans tout le Tchad, que chacun répartisse ses animaux entre plusieurs groupements ; sur un ensemble de cent têtes, il n’y en a parfois que cinq ou six qui appartiennent au même propriétaire. C’était jadis une assurance contre les rezzous. En cas de capture, chacun y perdait, mais peu de chose. La coutume en a subsisté, quoique la sécurité règne actuellement dans tout le pays.
La population du Ouadaï est musulmane ou islamisée ; elle est constituée par des Ouadaïens proprement dits, par des Arabes noirs appartenant à différentes tribus, et par quelques autres éléments d’une faible importance numérique parmi lesquels un groupe de touareg sédentarisés.
Le Ouadaï fut jadis un des royaumes les plus puissants de l’Afrique Centrale ; son avant-dernier sultan, Doud Mourrah, qui lutta longtemps contre nous, est encore interné à Fort-Lamy, comme je l’ai dit.
Les coutumes en étaient, sur certains points, particulièrement barbares ; l’usage, notamment, d’après lequel le Sultan, à son avènement, faisait crever les yeux de ses frères, pour éviter qu’ils n’eussent ensuite la tentation ou le pouvoir de le détrôner.
Le commerce des esclaves a été une des principales ressources du Ouadaï, comme d’ailleurs des régions avoisinantes.
Le cheikh Mohammed Ibn Omar el Tounsi, qui fit au commencement du siècle dernier un voyage au Ouadaï et au Dar Four, rapporte, au sujet de ce dernier pays[16], que la chasse aux esclaves était régie par des coutumes précises. Celui qui désirait entreprendre une expédition de ce genre devait d’abord obtenir un permis du sultan. Ce potentat lui remettait, en gage de son acquiescement, une longue lance appelée salatieh, et une autorisation écrite. Le nouveau chef de rezzou allait alors se placer sur la grande place d’El Facher et assemblait la foule en faisant battre du tambourin. Il donnait connaissance de son permis et se mettait en devoir d’acquérir, des marchands accourus, ce qui lui était nécessaire ; il achetait à crédit, moyennant un prix fixé en esclaves, à percevoir sur ses prises. En même temps, il s’associait un certain nombre de lieutenants à chacun desquels il remettait une copie de son firman. Puis on se mettait en route.
Un rendez-vous avait été préalablement fixé au delà de la limite sud du Dar Four. Chaque lieutenant s’y rendait par un chemin différent, faisant connaître en même temps dans les villages le but de l’entreprise et les avantages offerts aux participants ; une troupe de partisans se recrutait de la sorte ; une convention générale, qui déterminait les proportions du partage final, les attachait à la fortune du rezzou.
Le rendez-vous atteint, on procédait à l’organisation définitive. Le chef du rezzou prenait le titre de Sultan, auquel il avait droit jusqu’au jour de la dissolution de la troupe. Celle-ci était nombreuse ; il arrivait qu’elle comptât une dizaine de milliers d’hommes. Il y choisissait une cour, copiée sur celle du sultan authentique.
Le sultan du rezzou avait droit à tous les esclaves pris sans combat ; il conservait tous ceux qu’il recevait en route en cadeau ; enfin il participait au partage général des individus capturés. Quand l’expédition était arrivée au point qu’elle s’était assigné pour terme de sa course, on plantait une grande zériba (haie) à deux issues. Les gens du rezzou, avertis la veille par un crieur, se massaient auprès d’elle, dès l’aube, avec leurs prises. Chacun entrait à son tour avec ses esclaves, abandonnait au chef la part prévue et sortait avec le reste, muni d’une attestation qui le libérait de sa dette. La durée de certains partages atteignait un mois. Le prélèvement normal du sultan était d’un tiers ; il pouvait aller jusqu’à la moitié.
Le sultan réglait alors ceux de ses créanciers qui étaient présents, et on rentrait au Dar Four ; le retour était l’occasion d’une deuxième expédition suivie d’un deuxième partage. Il prenait enfin sur ses esclaves ceux qu’il devait remettre à son souverain en retour du firman qu’il en avait reçu, et ceux qui correspondaient, soit à la rémunération des influences qui l’avaient aidé à obtenir celui-ci, soit au règlement du reste de ses créanciers.
D’après Mohammed el Tounsi, le sultan du Dar Four délivrait chaque année plusieurs salatiehs semblables ; les départs ayant lieu à la même époque, il assignait à chacun un terrain de parcours, pour éviter les conflits.
Beaucoup d’esclaves mouraient en route. Ceux qui ne voulaient pas accepter la captivité pouvaient s’y soustraire en s’asseyant sur le sol et en demandant la mort. On faisait alors droit à leur requête en les assommant à coups de bâton, devant les autres, auxquels leur sort servait d’exemple. Quelques-uns succombaient à la fatigue. Il se déclarait aussi des épidémies. Enfin le changement de climat et de nourriture en tuait beaucoup au Dar Four même. A tout cela s’ajoutait la tristesse de leur nouvelle condition, ainsi que la crainte, très répandue encore qu’injustifiée, d’être, à l’arrivée, vendus aux Arabes et mangés par eux.
Une fois acheté, au contraire, l’esclave trouvait une double sauvegarde dans les recommandations d’humanité de la religion musulmane et dans l’intérêt qu’avait son maître à le conserver en bon état.
Ces expéditions, conformément à la loi religieuse, ne portaient que sur les infidèles. On négligeait toutefois la prescription d’après laquelle les idolâtres attaqués auraient dû être préalablement mis en demeure d’embrasser l’islamisme.
Elles étaient régies, au Ouadaï, par des coutumes différentes. Le titre de sultan y restait exclusif au souverain du pays. C’est également lui qui prenait l’initiative des chasses. Il déléguait un fonctionnaire pour les conduire, et se réservait la plus grosse part.
Ces détails appartiennent au domaine d’un passé relativement lointain déjà ; les rezzous de ce genre ont pris fin ; et si parfois de faux et même de véritables pèlerins, en se rendant à La Mecque, essayent de faire franchir notre frontière, par fraude, à quelques captifs qu’ils espèrent vendre en Arabie, l’administration locale s’attache avec succès à déjouer et à punir leurs tentatives.
TROISIÈME PARTIE
LA TRAVERSÉE DU DÉSERT DE LIBYE
CHAPITRE PREMIER
VERS LA LIBYE. — D’ABÉCHÉ A FAYA
J’étais arrivé à Abéché le 22 juillet.
Je m’y trouvais à pied d’œuvre.
C’est, pour le sud, comme je l’ai dit, la tête du mouvement caravanier du désert de Libye ; celui-ci n’a par ailleurs que des points de départ tout à fait secondaires. De nombreux commerçants fezzanais y sont installés, qui chaque année ou presque se rendent à Koufra, à Djalo, à Sioua, à Alexandrie, avec des chameaux chargés de peaux ou d’ivoire principalement, et en reviennent avec du sucre, du thé, diverses denrées, réalisant un modeste et double bénéfice sur l’aller et sur le retour. Beaucoup d’entre eux se dirigeaient, à une époque encore récente, sur Ben Ghazi ; mais la lutte entre Senoussia et Italiens a, depuis lors, coupé la route à la hauteur de Djedabia[17].
Abéché était ainsi le lieu où, logiquement, je devais trouver les renseignements les plus sûrs sur les chances de succès de ma tentative, peut-être aussi les moyens de l’entreprendre. Celle-ci devenait désormais mon seul objectif. A la période des projets succédait celle de la réalisation.
Les Senoussia, avec qui j’allais entrer en contact à cette occasion, sont une confrérie religieuse que ses intérêts et les circonstances ont conduite à emprunter le rôle d’un groupement politique. Elle se distingue par un purisme particulier en matière de doctrine, et a constamment donné les preuves d’une violente animosité à l’égard de tout élément chrétien.
Fondée au commencement du siècle dernier, elle a établi ses premières zaouias, ou centres religieux, dans l’Afrique Septentrionale, à El Beida, d’où son influence s’étendit rapidement vers le Sud et gagna une grande partie de l’Afrique centrale, cependant que s’accroissaient à la fois le nombre de ses membres, ses richesses, et son prestige. Des revers ont affaibli sensiblement sa situation depuis lors.
Mais il serait d’autant plus imprudent de la négliger, que ses moyens d’action ne sont pas exclusivement militaires, et que sa propagande, à la fois active, discrète et adroite, emprunte une efficacité particulière aux considérations religieuses sur lesquelles elle s’appuie.
Les Khouans — c’est le pluriel du mot frère, en arabe, et c’est ainsi que se désignent les Senoussia — se montrèrent toujours les adversaires irréductibles de notre puissance.
En revanche, ils s’entendirent avec les Turcs, ennemis comme eux des infidèles, et acceptèrent d’eux, vers 1908, un kaïmakan, ou gouverneur, à Koufra. Lors de la guerre italo-turque, ils se déclarèrent contre les Italiens, mais après la conclusion du traité qui attribuait la Libye à ceux-ci, ils se résignèrent à un accord qui semblait satisfaisant pour les deux parties. Cet accord fut rompu violemment un peu plus tard ; on sait avec quelle énergie les populations de Cyrénaïque, pour ne parler que de la région correspondant à mon itinéraire, ont alors repris les armes pour assurer leur indépendance.
Les Senoussia devaient également se heurter à nos troupes. Leur plan d’extension vers le sud et leur animosité à notre égard les amenèrent à des actes que le drapeau français ne pouvait accepter, et à la suite desquels le colonel Largeau les chassa, en 1913, du Borkou, de l’Ennedi et du Tibesti.
Un échange de lettres suivit en vue d’un accommodement. Mais ils rompirent brusquement, non sans arrogance, les pourparlers qu’ils avaient eux-mêmes entamés, et annoncèrent qu’ils n’entendaient traiter qu’avec Paris, où ils allaient envoyer deux délégués. La guerre de 1914 survint, et ceux-ci n’arrivèrent jamais.
L’hostilité des Khouans reprit de plus belle. Nous étions heureusement libres d’agir au Tibesti ; le commandant Tilho — aujourd’hui colonel — y procéda à la belle expédition militaire et scientifique que l’on sait, et nous continuâmes à lutter victorieusement contre eux.
Enfin, toujours pendant la guerre, les Senoussia s’attaquèrent aux Anglais, au nord-ouest de l’Égypte. Ils se virent d’ailleurs infliger une défaite complète, dont l’un des épisodes se place à Girba, près de Sioua ; leur chef d’alors, Ahmed Cherif, se réfugia en Tripolitaine, d’où il s’embarqua pour la Turquie. Il y réside actuellement.
Le fondateur de l’ordre fut Si Mohammed ben Ali es Senoussi el Khettabi el Hassani el Idrissi ; il eut deux fils. L’aîné, Mohammed el Mahdi, particulièrement vénéré, lui succéda ; à sa mort, en 1859, le pouvoir échut à son neveu Ahmed Cherif, ses propres enfants étant trop jeunes encore ; puis, ce dernier s’étant réfugié en Turquie, ainsi que je l’ai dit, Sidi Idriss, fils aîné de Mohammed el Mahdi, qui avait grandi en âge, prit le titre de chef de la secte[18]. Mais Ahmed Cherif a conservé, de l’investiture religieuse qu’il avait reçue avant lui, un prestige particulier et une influence, semble-t-il, prépondérante.
A côté de lui, son frère cadet, Sidi Rida, exerce l’autorité dans la région qui s’étend autour de Djalo, et son cousin, frère d’Ahmed Cherif, Sidi Mohammed el Abid, personnalité dont l’importance doit être soulignée, est le chef de Koufra.
Les membres de la famille Senoussi possèdent une situation religieuse dont le prestige s’étend au loin, et portent tous le titre de Cherif.
Je m’étais déjà documenté de mon mieux sur la contrée où devait me conduire ma tentative, à l’aide de textes émanant de quelques Européens qui, par le nord, avaient atteint Koufra. J’avais consulté, notamment, les ouvrages de Rohlfs, la relation du maréchal des logis Laurent Lapierre, enlevé par surprise durant la guerre, qui y subit courageusement, peu après le soldat Stefano Mascio, une longue et dure captivité ; la très intéressante monographie de M. Ettore Ceriani. Une intrépide Anglaise, Mrs Rosita Forbes, avait pu, durant l’accalmie qui suivit immédiatement l’accord italo-senoussi, obtenir un sauf-conduit du grand-maître de l’ordre, Sidi Idriss, et, en compagnie d’un musulman cultivé, Ahmed Hassanein bey, visiter, en partant du Nord, elle aussi, la mystérieuse oasis, d’où elle avait regagné la côte méditerranéenne. Elle avait publié à cette occasion un livre remarqué. Mais sur la partie sud de la route, il n’existait, au delà du puits de Sarra, atteint en 1914 par le lieutenant français Fouché, venant d’Ounyanga, que des indications d’indigènes.
Comme cartes, je possédais, pour le Borkou, l’Ennedi et le Tibesti, celle du lieutenant-colonel Tilho, dont la valeur est indiscutablement établie. Pour la Libye proprement dite, celle qu’a dressée, en 1922, au service géographique du ministère des Colonies, M. Meunier, réunit un ensemble d’indications exactes que je n’ai trouvé nulle part ailleurs.
La lettre que, de Fort-Lamy, j’avais fait porter à Koufra, était très certainement entre les mains de son destinataire depuis un certain temps déjà. La réponse devait normalement passer par Faya. Ce poste étant, comme Abéché, pourvu d’une station radiotélégraphique, il me fut possible de m’informer ; j’appris ainsi qu’elle n’y était pas encore arrivée. Je résolus donc de m’installer dans une grande case de la ville, que M. le chef de bataillon Rabut, commandant la région, voulut bien mettre à ma disposition, et j’entrepris avec son concours de réunir les précisions qui, avant tout, m’étaient nécessaires.
Le commandant Rabut me mit tout d’abord en relations avec le cheikh des Fezzanais, Braek. C’était un homme de 50 à 60 ans, au visage basané, aux moustaches grises tombantes, vêtu du halack blanc, à larges manches, coiffé du tarbouch rouge à long gland bleu ; son apparence de vieux paysan rude et sincère, ses réponses brèves, nettes et promptes, m’inspirèrent confiance. Le commandant m’en avait d’ailleurs parlé dans des termes qui auraient, à eux seuls, justifié ce sentiment. Aussi attachai-je une importance particulière aux indications qu’il me donna. Celles-ci, malheureusement, furent aussi défavorables que possible.
La mauvaise saison, me dit-il, venait de commencer. Les ouadis qui coupent la route entre Biltine et Faya avaient grossi, et leur passage était devenu très difficile ; le trafic avec le nord était actuellement suspendu, et il fallait compter cinq mois avant qu’il devînt possible de le reprendre. Il me présenta la seconde partie du trajet, celle qui va d’Ounyanga à Koufra, comme extrêmement pénible ; en outre, elle n’était pas sûre ; il me déconseillait de m’y engager sans une escorte de 40 à 50 fusils ; et cette escorte, il ne voyait guère de moyen de la réunir, moins encore de l’armer. Enfin, le chef qui exerçait le pouvoir senoussi à Koufra, ce Mohammed el Abid, était l’un des ennemis les plus redoutables de l’influence française ; il s’était signalé pendant la guerre par une hostilité violente et active à notre égard ; il avait été l’instigateur de la plupart des agitations contre lesquelles nous avions eu à réagir durant cette période, notamment de la révolte de Kaocen, à Agadès. Rien ne permettait de croire qu’il fût disposé à bien m’accueillir, et Braek s’abstenait de tout pronostic à cet égard.
Sidi Idriss es Senoussia, le grand-maître de l’ordre, de qui j’avais escompté les sentiments modérés, avait depuis longtemps déjà quitté l’oasis et était allé se fixer au Caire.
Je revis Braek, pensant qu’il varierait peut-être. J’allai, à plusieurs reprises, lui rendre visite. Je le trouvais, chaque fois m’attendant, dans la petite rue tortueuse qui conduit à sa demeure modeste. Il était là, patient, déférent, grave, accompagné d’un serviteur. Il me faisait passer par la porte étroite et basse, aux planches disjointes, qui donnait accès chez lui, m’arrêtait aussitôt dans une toute petite cour dont un côté formait une sorte de pièce, et nous causions là. Mais ses réponses ne changèrent jamais, et chacun de nos entretiens m’ôtait un peu d’espérance.
Je vis aussi le chef de la mosquée, le Sebah el Djami, vieillard à lunettes, à mine de chanoine, plein d’onction, et dont je ne pus tirer que des bénédictions souriantes, qu’il répétait interminablement.
Je m’entretins avec les indigènes, avec les marchands syriens ; je multipliai les sources d’informations ; je ne pus recueillir aucun indice encourageant.
Mes visites, mes courses dans la ville, n’avaient d’autre résultat que de me montrer successivement tous les quartiers de celle-ci et de me faire pénétrer chez ses principaux habitants. Je fus invité, notamment, à prendre le thé, par un commerçant fezzanais important. J’y allai avec le lieutenant Cariou, qui avait fort aimablement accepté de m’accompagner chez lui.
Nous voici hors de l’ancien tata, aujourd’hui reconstruit, qui groupe les divers services administratifs au sein d’une vaste enceinte d’argile crénelée. Nous traversons l’immense place qui s’étend devant nous. Une herbe courte, interrompue en maint endroit, y sème de larges taches vertes irrégulières ; des mimosas rangés y tracent quelques longues lignes ; de petites mares, laissées par la dernière tornade, reflètent un ciel d’orage à la lumière diffuse, au rayonnement lourd et brûlant.
Nous nous engageons dans Am Segou, la rue principale. Le long de ses murs se tiennent, debout ou accroupis, des Ouadaïens, des Arabes, des Fezzanais, ces derniers très reconnaissables à leur teint d’un jaune orangé, à leurs nez souvent un peu busqués dont l’extrémité s’incurve vers la bouche, à leurs longues moustaches. Le vêtement varie peu : halacks blancs ou bleu foncé, larges pantalons serrés aux chevilles, markoubs — sorte de souliers qui rappellent nos pantoufles — calottes de coton blanc ou tarbouch rouges ; quelques Arabes se contentent d’un boubou grisâtre. Beaucoup sont porteurs de chapelets à gros grains. Les femmes, qui d’ordinaire circulent librement, le visage découvert comme partout au Tchad, ont des pagnes bleu foncé, ou blancs ; quelques-unes, mais fort peu, en arborent de rouges, de verts ou de jaunes ; elles se parent souvent de hauts bracelets d’argent, de bagues, parfois aussi de bijoux d’or.
Sur une petite place, non loin de la mosquée, bien fruste et qu’on ne distinguerait pas, si l’on n’était prévenu, des pauvres cases d’argile avoisinantes, trois chameaux viennent d’arriver ; ils sont baraqués, placides, immobiles, leurs charges auprès d’eux ; les pauvres bêtes sont maigres ; elles ont le dos couvert de plaies.
Nous accédons enfin à la demeure de notre Fezzanais par le dédale de ruelles étroites, aux murs jaunâtres et fendillés, qui constitue, de part et d’autre de la longue et tortueuse Am Segou, le réseau circulatoire d’Abéché. Peu de toitures dépassent ces murs ; il est exceptionnel que les constructions indigènes comportent un étage ; ce sont ici, pour la plupart, d’humbles habitations basses, qui procèdent de la forme cubique. Quelques quartiers seulement groupent des cases cylindro-coniques à toit de chaume, plus misérables encore que les autres. Presque tout cela est fait d’une terre peu résistante, une sorte de boue séchée, et les tornades y causent de grands dégâts.
Notre hôte, venu à notre rencontre, nous précède et nous guide chez lui. Après avoir traversé à sa suite le labyrinthe de cours minuscules propre à la plupart de ces maisons, nous nous arrêtons dans l’une d’elles ; une petite chambre basse, dont nous voyons seulement les deux ouvertures ogivales, donne sur celle-ci ; le sol, soigneusement aplani, est d’une rigoureuse propreté ; dans un coin se trouve un menu parterre d’un mètre carré au plus, sur lequel croissent, serrées les unes contre les autres, de courtes pousses de menthe ; le milieu est occupé par une table entourée de fauteuils, que le mur protège du soleil ; il est près de cinq heures. Nous nous arrêtons là, et le fils du Fezzanais, un petit garçon de 7 ans à peine, au teint bronzé comme celui de son père, avec de grands yeux aux cils retroussés, drôle dans sa longue robe, apporte sur un large plateau de cuivre deux théières de métal émaillé, un pain de sucre, un marteau au manche grêle et de petits verres sans pied, d’un verre très épais.
J’ai déjà dit, à l’occasion de mon passage au Cameroun, comment il est d’usage qu’on serve le thé. La deuxième infusion sera aromatisée de menthe, que notre hôte cueille, de sa chaise, en se penchant. Il verse, dans la troisième, un peu d’une lotion capillaire à la violette, dont il parfume ensuite nos cheveux. Je dois à cette circonstance d’être l’une des rares personnes qui puissent déclarer par expérience que l’usage interne de ce médicament, aussi bien que son usage externe, est parfaitement inopérant.
Nous causons durant tout ce temps. Mais je n’apprends rien de nouveau. Ses renseignements ne font que corroborer ceux que je possède déjà. Puis nous prenons congé, et il nous reconduit à la porte.
Je me suis enfin entretenu plusieurs fois avec le Faqih Taa. Faqih est le mot arabe par lequel on désigne un lettré. Beaucoup plus fin que le Cheikh Braek, c’est un vieillard sec, noir de peau, au nez droit très court sur une bouche épaisse, avec une petite barbe presque blanche. Il a des manières d’homme du monde, avec une physionomie intelligente et affable où l’on surprend parfois quand, un instant, on l’a quitté du regard, une expression grave, réfléchie, profondément attentive, qui contraste avec l’apparente légèreté de sa conversation. C’est à coup sûr la personnalité la plus intéressante d’Abéché. On l’y soupçonne d’être resté fortement attaché au passé que notre domination a détruit. Je n’ai eu, pour ma part, qu’à me louer de lui : et s’il s’est abstenu de contredire aux renseignements que le cheikh m’avait fournis, il a été, de toute la ville, le seul à me laisser entrevoir, très discrètement, à peine, mais assez pour que j’aie compris, que si je me rendais à Faya, j’y trouverais peut-être des indigènes plus disposés à servir mes projets. Son pronostic devait se réaliser pleinement, ainsi qu’on le verra tout à l’heure.
En même temps que je me livrais à cette enquête si intéressante et si importante pour moi, je goûtais, chez les Européens du poste, le plaisir d’un accueil aimable et cordial. Je m’entretenais fréquemment avec le commandant Rabut. J’ai été plusieurs fois l’hôte de M. Journée, officier d’administration, et de Mme Journée. Mme Lavit et Mme Journée sont, je crois, les deux premières Françaises qui aient séjourné à Abéché. Les lieutenants Cariou et Couturier m’ont reçu à diverses reprises. Enfin, j’ai gardé un souvenir tout particulièrement reconnaissant de la sympathie amicale que m’a manifestée le docteur Jeandeau, médecin major des troupes coloniales. Le voir chaque jour était devenu pour moi une agréable et réconfortante habitude, et si j’ai pu terminer mon voyage dans des conditions de santé satisfaisante, je le dois beaucoup à l’assistance dévouée, éclairée et sûre que j’ai trouvée auprès de lui, durant une période difficile que j’ai, vers ce moment, traversée.
J’ai quitté Abéché le 20 août, pour me rendre à Faya.
J’avais congédié Somali, dont les négligences devenaient insupportables. Je m’étais séparé aussi de mon chasseur Paki. Je lui ai fait présent, la veille de mon départ, d’un fusil 74 presque neuf. C’était la plus grande ambition de sa vie. Il m’a exprimé, en arabe, de vifs remerciements. Je les avais compris, mais Ahmed, qui partageait son émotion devant le don d’un objet si précieux, a tenu à me les traduire encore.
— « Il dit toi qui es son père, et aussi toi pas moyen jamais crever ».
Cette paternité ne me flatte qu’à demi, car Paki a dépassé la cinquantaine ; c’est un fils qui me vieillit un peu. En revanche, je reste sensible au vœu de longévité qui suit, encore que le choix des termes du traducteur ne soit pas particulièrement heureux.
Il est revenu me voir le lendemain matin. Il m’a dit, en me regardant bien, de ses petits yeux durs et sévères, que lorsque je reviendrais au Tchad, il viendrait me rejoindre, partout où je serais, s’il n’était pas mort. Je lui ai donné la main. Il a tourné le dos et il est parti. Il n’a pas d’éloquence. Mais nous nous comprenons bien ; et, à regret, j’ai vu s’éloigner ce vieux compagnon, courageux et rude, de tant d’heures parfois rudes aussi. C’est la seconde fois qu’il chassait avec moi ; il m’accompagnait déjà dans mon précédent voyage.
Mon détachement comprenait désormais Denis, Ahmed, un boy nommé Gaudji que je venais d’engager, 3 tirailleurs montés et 14 bœufs pour mes bagages.
Je m’attendais à trouver tout de suite le désert. Il n’en fut rien. La région qui s’étend immédiatement au nord d’Abéché ne fait que répéter pour le voyageur, en plus peuplé au contraire, celle qu’il a traversée au sud. Je l’ai déjà décrite. Jusqu’à Biltine, on rencontre, tous les 10 ou 15 kilomètres, des villages — cases de paille au toit conique de forme particulièrement allongée, circonscrites d’une cloison commune, le tout, lorsque les cases sont vieilles, d’un brun voisin du noir. Des cultures de mil étendues entourent chacun d’eux. De petites antilopes, des outardes, se montrent fréquemment. Les mouches abondent, au moins en cette saison ; j’en ai, durant ma marche, posées sur moi, deux ou trois cents. Les moustiques sont nombreux aussi. Le sol est humide, mais sans mares gênantes et sans boue. L’air est à la fois orageux et frais ; la pluie tombe, par longues averses, d’un ciel uniformément sombre et gris. Si le soleil se montre, la température s’élève aussitôt. Nous croisons, le 1er juin, une petite caravane d’ânes chargés de mil ; ils appartiennent aux Ouadaïens qui les conduisent et qui se rendent à Abéché pour vendre le produit de leur récolte ; la somme réalisée ainsi sera consacrée à l’achat de bœufs. Le lendemain, c’est un chameau qui transporte des dattes ; un indigène de Tekro l’accompagne.
Je suis reçu à Biltine, le 24, par le capitaine Berthollier. J’y admire le poste, une imposante construction à deux étages, toute de briques séchées au soleil. Sans un morceau de bois, sans une pièce de fer, et d’une solidité qui s’affirme victorieusement sous les pluies, c’est un petit tour de force d’architecture, utile en outre, car les procédés employés paraissent résoudre le problème de la construction d’une habitation vaste, robuste et confortable dans un lieu dépourvu de toute autre ressource que celle d’un sol argileux.
De ces tours de force, nos fonctionnaires et nos officiers coloniaux sont d’ailleurs coutumiers. Le dévouement que ces Français courageux et désintéressés apportent dans l’exercice de leurs fonctions multiples n’a d’égal que leur ingéniosité.
Deux jours plus tard, je pars pour Oum Chalouba ; la plaine s’étend maintenant jusqu’à l’horizon, sauf vers l’est où l’on voit, très loin, de basses collines.
La première étape est Mogroum. Les habitants du village m’apportent, pour nous tous, une dizaine d’œufs de pintade, deux œufs de poule et un peu de mil. Je fais dire que ce n’est pas suffisant ; pour les œufs, notamment, je n’accepte pas, pour moi, d’œufs de pintade.
Le chef est momentanément absent ; on traduit à son remplaçant, qui répond qu’il n’y a pas d’œufs de poule. J’insiste. Au bout d’une heure, il en apporte deux de plus, affirmant qu’il n’y en a pas d’autres.
J’envoie deux tirailleurs, avec ordre de chercher dans les cases, et cinq minutes plus tard, j’ai mes douze œufs. Je fais enfermer l’homme, et je préviens qu’il ne sera libéré que quand j’aurai reçu, maintenant, les rations d’asidé nécessaires à ma petite troupe.
L’asidé est le repas normal des indigènes de l’Afrique centrale : une boulette de farine de mil grosse comme les deux poings, entourée, soit de lait, soit de sauce. L’asidé arrive deux heures après. Il faut le temps de le préparer. Je renvoie le prisonnier.
A 5 heures, nouvel incident. Le tirailleur qui fait fonction de chef de détachement vient me rendre compte que les gens de Mogroum ne veulent pas fournir de paille pour nos chevaux. Le chef, qui est de retour, se présente au même moment. Il me confirme le fait, en alléguant qu’on refuse de lui obéir. Cela commence à m’impatienter. Je laisse un de mes tirailleurs au campement, je prends les deux autres et je me dirige vers le village.
C’est à 300 mètres. Nous traversons de beaux troupeaux de bœufs, de chèvres, de moutons à longs poils, presque noirs, qui viennent de rentrer du pâturage ; nous atteignons un petit terre-plein dénudé, le long des cases ; on va chercher le principal auteur du refus. Les hommes s’assemblent pendant ce temps et se forment en demi-cercle derrière moi.
Mais voici le coupable. Je lui demande pourquoi il n’a pas obéi. Il me donne une explication qui n’excuse rien. Je le prends par l’épaule, je lui fais faire demi-tour et j’ajoute que je lui donne l’ordre, moi-même, d’apporter la paille demandée. Il part en courant. Les autres gardent le silence.
Je m’en vais, et un quart d’heure plus tard, j’ai trois énormes bottes de fourrage au campement. Je les paie largement, pour montrer que je tiens compte, malgré tout, de cet empressement tardif.
Dans l’intervalle, on m’a renseigné. C’est le seul mauvais endroit de la région. Il y a dix-huit mois, presque sans motif, les habitants ont tué, au campement même, trois voyageurs indigènes. De là à s’attaquer à un Européen, du reste, il y a loin, et je ne cours pas de risques. Par excès de prudence, néanmoins, j’établis pour la nuit un tour de garde entre mes trois soldats. Il ne se passe rien. En revanche, moustiques, araignées, fourmis, nous infligent une nuit pénible. Tous se plaignent de ne pas pouvoir dormir, et ma moustiquaire ne me met pas à l’abri des piqûres.
Au village d’Am Gafal, le lendemain, nous trouvons les meilleures dispositions. Nous couchons ensuite à Arada. C’est un ancien poste français. Quelques kilomètres avant d’y arriver, l’aridité qui, depuis quelques jours déjà, annonçait le voisinage du désert, s’accentue nettement. Les arbustes deviennent de plus en plus clairsemés. L’herbe, par endroits, fait place à de larges espaces de sable nu, dur et plan qui mettent leurs taches jaunes irrégulières dans le vert de la plaine. Les villages disparaissent. On commence à rencontrer, rarement d’ailleurs, des campements de nomades. Ce sont de misérables huttes de paille, groupées en cercle au nombre d’une dizaine tout au plus. Leur caractère provisoire s’accuse dans tous les détails.
Comme gibier, j’aperçois, pour la première fois cette année, un ariel ; c’est une antilope de la grosseur d’un petit âne, blanche, sauf le cou et le dos qui sont de couleur alezane. Les biches du nord du Tchad, si gentilles avec leurs grandes oreilles écartées, leurs pattes grêles, leur museau court et leur queue toujours frétillante, abondent ici. Certaines s’arrêtent, curieuses, à notre passage ; elles nous regardent avec un vif intérêt. Je vois aussi quelques outardes.
Arada détient, pour la région, le record des moustiques.
Le 29, nous nous arrêtons au puits de Mereg, qu’encadre un petit bois d’épineux, note sombre sur l’herbe clairsemée environnante ; un Arabe et sa femme habitent là. Je croise sur la route trois Gorânes d’Oum Chalouba ; ils vont vendre à Abéché du sel d’Ounyanga, que portent des ânes ; ce sont ensuite cinq Fezzanais qui viennent de Faya et se dirigent, comme eux, vers la capitale du Ouadaï avec deux chameaux chargés de dattes et de sel.
Les Gorânes constitueront désormais le principal élément de la population ; le seul même en beaucoup d’endroits. C’est une race turbulente et belliqueuse. Fins et nerveux, le teint brun, presque noir, islamisés mais n’ayant le plus souvent de la religion qu’une teinture très faible, peu fidèles à leur parole, ils sont toutefois généreux, hospitaliers et secourables entre eux.
Le jour suivant, au point dit Am Hereze, j’en trouve une vingtaine, qui m’attendent ; ce sont les cheikhs d’Oum Chalouba qui les envoient me souhaiter la bienvenue. Comme tous ceux que je rencontrerai dans la suite, ils sont vêtus de halacks bleus, quelquefois blancs. Leur chef porte un turban bleu ; les autres sont nu-tête.
Un ferig d’Arabes Mahamides, qui déménage, nous dépasse le lendemain matin ; cinquante à soixante beaux bœufs d’un brun foncé, divisés en deux groupes, dont chacun marche formé sur une seule ligne, portent les pieux et les nattes dont les pasteurs feront leurs abris, ainsi que quelques calebasses qui constituent le principal de leur mobilier.
Je me dirige ensuite sur le puits de Ouadié. Je me suis mis en route l’après-midi seulement. A peine suivons-nous la piste depuis une heure, dans la boue et dans les flaques d’eau, que le ciel, déjà gris, devient couleur d’ardoise, en même temps qu’un vent froid s’élève, contrastant avec la chaleur d’orage qui pesait sur nous jusque-là. Les Gorânes me demandent la permission de pousser leurs chevaux pour essayer de devancer la pluie qui arrive. Je me retourne et je vois, en effet, que l’horizon a perdu sa netteté. Ils partent au grand galop à travers la plaine. Mon chameau ne peut suivre leur allure. L’averse me rejoint, et je constate sans plaisir que mon excellent caoutchouc, s’il a perdu, au soleil, les qualités habituelles aux vêtements de ce genre, y a gagné en revanche la propriété caractéristique du papier buvard. Après avoir pataugé une heure et demie, car j’ai dû mettre pied à terre, j’atteins une zone où le sol est sec. La tornade s’est arrêtée là. Mais nous en essuyons une autre en arrivant au puits. Dans l’ouragan, mes hommes, adroitement, avec ordre, dressent ma tente, et je puis, jusqu’à trois heures du matin, heure que je me suis fixée pour repartir, goûter un repos réparateur. Le lendemain, à huit heures, je suis à Am Chalouba.
Le poste s’élève sur un sable dur et plan, au bord d’un oued à sec, parmi de nombreux affleurements rocheux. Une fantasia — une succession de courses de chevaux, plutôt, dont chacune réunit trois ou quatre cavaliers — s’organise l’après-midi en mon honneur ; puis c’est un tam-tam.
La parure des femmes témoigne d’une recherche particulière : vêtues de longues robes de cotonnade bleu sombre, de forme droite, cachant jusqu’aux pieds, à très larges manches, toute l’originalité de leur toilette est dans leur coiffure. Leurs cheveux tombent en fines tresses serrées sur leurs épaules ; de chaque côté de leurs visages pendent de grands anneaux d’argent disposés les uns au-dessous des autres, et de longs fils chargés de corail. Sur leur tête, des peignes d’argent d’une forme que j’ai vue jadis au Kanem[19] ; quelques ornements accessoires sans caractère, enfin, une sorte de cimier assez décoratif, fait de deux figurines de cuivre placées l’une à la suite de l’autre et qui représentent, soit des cavaliers, soit des chameaux : l’une d’elles est surmontée d’un court panache de petites plumes d’autruche. Ces élégantes ont également autour du cou des porte-amulettes plats, rectangulaires, en argent. Toute cette coquetterie est un peu gâtée par une note fâcheuse : leurs cheveux sont d’un gris de terre, dû à une sorte d’enduit qui enveloppe chacune de leurs tresses, et n’est autre qu’un mélange de bouse de vache et de beurre.
Elles dansent avec gravité, très droites, trois par trois ou quatre par quatre ; leurs rangs s’avancent à très petits pas, avec de sobres gestes des bras ; les hommes tournent en sens inverse en brandissant des couteaux ; un tambour leur donne le rythme.
Ensuite les cavaliers s’élancent à toute allure à travers l’immense place qui s’étend devant la porte. Tous montrent le même étonnant équilibre dans une équitation instinctive, simpliste, hardie et brutale, la même souplesse de corps, la même rudesse de main, la même absence de tout accord dans les aides, l’action la plus violente dominant les autres.
Les cases des Gorânes se différencient très nettement de toutes celles que j’ai vues jusque-là. Elles comportent une armature de bois formée d’abord de trois rangs de piquets parallèles, le rang du milieu un peu plus haut que les autres. Chacun de ces piquets, très grossiers, se termine par une petite fourche, et l’ensemble supporte une carcasse de toit dont les branches transverses ont été arquées au feu pour déterminer une surface d’une convexité continue, d’ailleurs très légère.
Des seccos sont placés verticalement le long de cette charpente, ce sont les murs ; d’autres sont fixés sur les branches supérieures, c’est le toit, un toit à travers lequel la pluie passe presque librement. L’ensemble est spacieux. Il est orienté est-ouest, et son unique ouverture est une porte qui regarde le couchant. A l’intérieur de la demeure que j’ai visitée, et qui était l’une des plus luxueuses de l’endroit, une margelle de pierre très basse, circulaire, constituait le foyer ; une natte placée verticalement enfermait un lit à claire-voie, misérable ; une autre natte circonscrivait un assortiment de bourmas et de vases de paille tressée suspendus à mi-hauteur de la case.
J’ai passé deux jours à Oum Chalouba. Je m’y suis occupé surtout, avec le concours aimablement empressé de l’adjudant Ferrandi, chef du poste, d’organiser la dernière partie du trajet qui me séparait de Faya. Elle comprenait 350 kilomètres environ dans une contrée absolument désertique, où un Européen ne peut guère passer que durant deux mois de l’année — août et septembre — à cause du manque d’eau complet qui la caractérise le reste du temps.
J’ai fait coudre ensemble huit peaux de ces moutons à longs poils qui abondent dans la région, m’assurant ainsi un confortable tapis de selle pour les étapes, assez longues désormais, que j’allais avoir à faire à chameau, en même temps qu’une chaude couverture pour l’époque prochaine des nuits froides. J’ai acheté une vingtaine de poulets étiques, que j’ai enfermés dans une cage vaste et solide ; et deux douzaines d’œufs. J’avais déjà du riz et une sorte de graminée qu’on récolte aux environs d’Abéché et dont la zone s’étend d’ailleurs assez loin vers le nord ; on la nomme kreb, et, cuite, elle ressemble à notre semoule. J’ai fait réduire en farine, pour mes serviteurs, 50 kilogrammes de mil ; je me suis procuré des piquets de tente métalliques, en prévision d’un sol dur où les piquets de bois dont j’étais muni n’auraient pas pu pénétrer. J’ai fait remplir les six outres de peau de bouc, ou guerbas, que je m’étais procurées à Abéché, afin de laver un peu, d’avance, le goudron dont elles sont intérieurement enduites. Lorsque ces outres ont voyagé quelques jours sur les chameaux, où on a le soin de les laisser demi-pleines, le va-et-vient répété de leur contenu les rince, et elles peuvent ensuite recevoir l’eau destinée à la boisson : celle-ci reste d’ailleurs, pour quelque temps encore, trouble et noirâtre, et des peaux de bouc déjà usagées sont à conseiller aux voyageurs délicats.
Enfin, je me suis assuré un bon guide. Je sais, par expérience, combien il est grave de se perdre au désert. Tant qu’on est dans un poste, les hésitations relatives à la route se résolvent avec simplicité ; mais à les traiter légèrement, on risque de se ménager, lorsqu’il est trop tard pour revenir, d’amers regrets.
Mon détachement s’est augmenté, au départ, de deux esclaves Zaghaouas qui se rendaient à Faya afin d’y être libérés par les autorités militaires françaises, et d’un chef prisonnier qu’on dirigeait également sur Faya pour le faire juger. Il a, voici plusieurs années déjà, servi de guide à un rezzou, moyennant la promesse d’une part de butin, et fait surprendre un convoi ; quatorze tirailleurs ont été tués à cette occasion. On l’a capturé récemment par surprise. C’est un homme à barbe blanche, grand, maigre, encore plein de vigueur. Il est sur un chameau, la chaîne aux pieds. Une corde est passée autour de son cou. Un tirailleur, qui suit à pied, en tient l’extrémité. J’ai aussi mon guide, Tcholle Abdallah, un caporal, quatre tirailleurs et un goumier ; plus mes serviteurs.
Je passe rapidement sur cette partie de la route, qui présente peu d’intérêt. Nous sommes sortis enfin de la zone des grandes pluies ; le ciel est redevenu d’une absolue pureté ; le vent est frais, le soleil de feu. La plaine s’étend à perte de vue. Elle est couverte d’une herbe courte et jaune, souvent interrompue pour laisser place à un sable dur ou à des affleurements rocheux ; de temps à autre une longue veine d’arbustes épineux marque, au milieu du pâturage soudain plus vert et plus dru, le cours d’un ouadi ; cinq d’entre eux — Haouache, Oum Hadjer, Goumeur, Baher, Ellera — nous arrêteront quelque temps par la boue glissante qui s’étend de part et d’autre de leur eau jaune à demi stagnante. Nous voyons beaucoup d’ariels, mais toujours loin, quelques outardes, des traces d’hyènes, de chacals et d’autruches. Le caporal des tirailleurs tue un ariel, le deuxième jour. Je prends moi-même une petite biche. Elle était couchée entre deux touffes de retem. Elle ne manifeste ni surprise ni frayeur ; elle n’a pas un mouvement pour se débattre ; elle n’a guère plus d’un jour. Je m’en amuse un instant, puis je la repose à la même place, pour que la mère l’y trouve en revenant.
Nous atteignons en quelques jours, peu de temps avant l’ouadi Goumeur, les rochers bas et bruns dits Amaré Bizza ; puis nous entrons dans les dunes.
Le vent, qui est devenu brûlant, me couvre constamment d’une couche de sable fin. J’en ai dans les narines, dans les oreilles, dans la bouche, dans les yeux. Ce sont de grandes dunes lisses et nues, dont certaines me paraissent dépasser quarante mètres ; tantôt nous suivons des coupures nettement marquées, qui les divisent en deux groupes éloignés d’une centaine de mètres ; tantôt nous franchissons un col qui nous conduit à une nouvelle coupure. La concavité de celles des dunes que nous laissons à l’ouest est orientée sud-ouest. Je vois par endroits de faibles affleurements rocheux. Il y a sur le sol des scories. Après avoir marché deux jours dans cette région sans végétation ni gibier, nous nous enfonçons dans un cirque d’environ cent cinquante mètres de diamètre, entouré d’une muraille de sable continue, dont le sommet fuit en courbe molle. On pourrait le comparer à une cuvette d’émail jaune clair, aux bords légèrement incurvés vers l’extérieur.
Là encore, ni arbres, ni herbe : seulement, par terre, de nombreuses crottes de chameaux qui attestent le passage de caravanes ; puis, dans le coin le plus septentrional, trois orifices circulaires d’un peu moins d’un mètre de diamètre, au ras de terre ; percés dans un rocher que le sable recouvre tout alentour, ils laissent voir, à trois mètres environ de profondeur, une vaste cavité pleine d’eau. C’est le puits de Latma.
Le début de l’étape suivante nous conduit sur la partie la plus élevée de la masse dunaire. Nous y recevons un vent frais et réconfortant. Les petits Gorânes qui conduisent nos chameaux et qui les ramèneront au retour, ont froid. Ils marchent vite, vêtus de serouals blancs et de halacks bleu foncé dont ils s’enveloppent aussi la tête : ce sont de grêles enfants de dix à douze ans ; leur résistance est surprenante. Quoique faisant toute la route à pied, ils ont vécu de rien, ou presque. Ils avaient emporté, pour les deux jours que nous venons de passer sans rencontrer d’eau, une petite guerba de douze à quinze litres, — ils sont sept, — mais comme nourriture, ils n’avaient rien pris avec eux ; ils se sont contentés du peu que les tirailleurs et mes boys, pour ne pas les laisser mourir de faim, leur donnaient sur leur propre ration. L’un d’eux est venu me montrer, ce jour-là, une formidable otite suppurante, qui lui déformait toute l’oreille, et dont il souffrait, m’a-t-il dit, depuis le départ. Il ne s’en était pas encore plaint, et était aussi gai que les autres. J’ai réussi à le soulager un peu.
Puis, nous sommes redescendus dans la plaine. Partis à trois heures et demie du matin, nous avons déjeuné près d’un puits marqué par un arbre unique, un hidjilidj, qui donne son nom à l’endroit. Quelques Arabes, quand nous y arrivons, y abreuvent huit chameaux. L’eau me paraît à une quinzaine de mètres. Il y a du pâturage alentour. Le sol est marqué de vastes taches blanches faites d’une argile fendillée et schisteuse.
Nous nous arrêtons là jusqu’à deux heures de l’après-midi. Nous marchons ensuite jusqu’à huit heures dans un reg absolument plan et nu. Nous dormons jusqu’à minuit, et nous nous remettons en route. Il y a sept jours que nous avons quitté Oum Chalouba. Vers cinq heures nous sommes à l’ouadi Rou, qui nous oppose toute une succession de sillons à sec, au lit de sable, séparés les uns des autres par des bandes de roches à silhouettes géométriques ; on croirait voir des entassements irréguliers, bas et allongés, de pierres de taille ; de plus près, on y remarque des traces accusées d’érosion. Puis, ce sont quelques dunes, d’autres dépressions sableuses où des roches plus hautes, aux sommets tabulaires, émergent.
La dernière de ces roches démasque une vaste étendue d’un vert sombre : Faya, la palmeraie, le poste blanc sous le soleil, le village gorâne, le village des goumiers, le village des passagers, formés de cases identiques à celles que j’ai remarquées à Oum Chalouba ; le village des Bornouans ; une large place, une mosquée neuve en briques séchées ; quelques pâtés de modestes maisons à terrasses, habitées par les Fezzanais ; le tout peu important.
J’ai fait, hier, mon 4.000e kilomètre depuis la Sanaga, point où j’ai abandonné les moyens de transport mécaniques. Le désert de Libye s’étend maintenant devant moi. Je suis arrivé au moment capital. Je dois ici, ou renoncer à ma tentative, ou m’engager définitivement sur la route à laquelle, tant de fois, j’ai songé.
Malgré le jour défavorable sous lequel mon enquête d’Abéché a fait apparaître mon projet, je ne puis croire à une impossibilité véritable. Le mot est tellement relatif !
CHAPITRE II
PRÉPARATIFS A FAYA
Nous avions atteint Faya — nommé aujourd’hui Fort-Berryer-Fontaine, en souvenir d’une mort glorieuse et d’un bon Français — le 10 septembre. Le commandant Couturier, chef de la circonscription du Borkou-Ennedi-Tibesti, était en tournée depuis trois mois. On attendait son retour d’un jour à l’autre. Le capitaine Ledru, son officier adjoint, le remplaçait. La subdivision du Borkou était administrée par le lieutenant Dufail, de qui l’aide cordiale, active et dévouée devait m’être précieuse pour la solution des petits problèmes que souleva, les jours suivants, la préparation de mon départ. Il y avait également là le lieutenant Brenneur, qui venait d’arriver ; l’adjudant Souverain, qui commandait une section méhariste ; un groupe de sous-officiers dont je connaissais quelques-uns pour les avoir rencontrés au cours de voyages antérieurs ; M. Trillant, chef du service radio-télégraphique, que j’avais, lui, aussi, déjà vu, trois ans plus tôt, au Kanem. Tous furent pleins d’amabilité pour moi.
Mon premier soin fut naturellement de reprendre mon enquête d’Abéché. Je m’étais ménagé, en prévision du cas où je me heurterais à des obstacles véritablement absolus, un itinéraire encore intéressant, quoique d’une portée infiniment moindre : l’ascension de l’Emi-Koussi, qui est le plus haut sommet du Tibesti (3.400 mètres), puis Bilma et Tunis par le Sahara. Répugnant à me targuer d’un projet incontestablement ambitieux tant que je n’étais pas sûr de pouvoir en entreprendre la réalisation, pour éviter aussi de trop attirer l’attention sur cette partie de mon programme, ce qui pouvait avoir des inconvénients, j’avais même cru devoir, depuis le début, mettre surtout en évidence mon intention de rentrer par Tunis et ne parler de mon désir d’atteindre Koufra que comme d’un rêve de voyageur évidemment très séduisant, mais bien difficile à envisager sérieusement avec les faibles moyens dont je disposais. Il y avait d’ailleurs, dans cette manière de l’apprécier, une part de vérité.
La réponse de Mohammed el Abid était arrivée enfin ; on m’en remit aussitôt la traduction, déjà prête. Elle était réservée, mais courtoise. Elle se terminait par l’assurance de bons sentiments à l’égard des Français. Mais elle donnait, relativement à ma demande d’un sauf-conduit, l’impression d’une fin de non-recevoir bien nette. Le chef senoussi annonçait son intention d’en référer à Sidi Idriss, grand-maître de l’ordre, lequel était au Caire ! C’était un peu remettre la solution aux calendes grecques. Mon interprétation, je l’ai su depuis, était exacte. Mohammed el Abid avait tous les pouvoirs nécessaires pour m’envoyer, de sa propre autorité, le laisser-passer demandé ; et Sidi Idriss, lorsque je l’ai vu moi-même au Caire en y arrivant, n’avait jamais eu connaissance de mon désir. Mohammed el Abid ne l’en avait même pas avisé.
En tout cas, il n’y avait pas refus catégorique, et la porte, si elle n’était pas ouverte, n’était pas expressément fermée. C’est là une circonstance dont je pouvais tirer parti, et il me parut dès ce moment possible de tourner à mon profit l’ambiguïté polie de la lettre du Chérif de Koufra.
Je fis appeler le cheikh des Fezzanais de Faya, Abdallah Younous, et lui demandai ce qu’il pensait de mon plan, que je lui exposai.
Abdallah Younous fut très net. Le chemin était extrêmement rude à partir du puits de Tekro ; il y avait là douze jours sans bois ni pâturages, avec deux puits seulement : il fallait, pour franchir cette zone ingrate, pouvoir marcher comme les indigènes, c’est-à-dire environ dix-huit heures sur vingt-quatre. Mais pour quiconque était à même de surmonter cette fatigue, le succès était très probable ; les attaques des Toubous, sur la route, étaient devenues fort rares ; les Fezzanais la parcouraient couramment par petits groupes de cinq ou six, même moins. Quant à Mohammed el Abid et aux Khouans ils étaient, selon lui, incapables d’attenter à la vie d’un étranger venant en ami et sans soldats.
Cette réponse levait pour moi toute hésitation. Il n’y avait pas de motif pour que les renseignements pessimistes de Fort-Lamy et du Ouadaï fussent plus exacts que les renseignements favorables de Faya ; et la contradiction catégorique qui se manifestait entre eux me laissait, logiquement, le choix. Abdallah Younous était, au surplus, un homme d’âge et d’expérience. Il ne donnait nullement l’impression d’un fanatique capable de m’orienter sciemment vers une issue tragique dans le seul but de venger des morts ou de plaire à Allah. Il exprimait très vraisemblablement sa conviction. En admettant même que son opinion fut déterminée en partie par le prestige que l’Européen avait, sous notre domination, acquis à ses yeux, et par l’idée qu’il avait appris à se faire de notre intangible puissance, il ne l’aurait certainement pas conçue si elle avait été en désaccord formel avec les éléments d’appréciation qu’il possédait par devers lui. Il était impossible, en présence de ses dires, de me refuser une chance, au moins, de succès. Serait-ce assez pour réussir : l’événement seul pouvait me fixer. En tout cas, c’était assez pour essayer.
D’ailleurs, pourquoi tant de souci de mettre la logique avec soi ? Nous sommes si glorieux du peu de raison que nous avons, que nous nous adressons à elle sans nous demander toujours si les circonstances lui fournissent des éléments d’intervention suffisants. Pourquoi, dans les cas douteux, la contraindre à trancher dans l’ombre, au lieu de décider simplement en faveur du côté où le désir nous incline ? L’instinct, une impulsion secrète, sont parfois les guides les plus sûrs.
J’entrai sans délai dans la voie des réalisations pratiques. J’engageai, le jour même, un nommé Nadji, ancien goumier, qui était allé déjà à Koufra et y possédait des relations.
Il ne s’était écoulé que dix heures depuis mon arrivée à Faya. Ce court espace de temps avait suffi pour changer entièrement la face des choses. Je fis, cette nuit-là, des rêves agités et joyeux.
Deux jours plus tard, on me présentait dix braves gens aux faces patibulaires, dont certains avaient déjà un ou deux meurtres sur la conscience ; le fait n’est pas rare chez les Gorânes, race batailleuse, sans méchanceté, mais qui estime que les armes sont faites pour qu’on s’en serve.
On leur expliqua ce dont il s’agissait. Le goût de l’aventure, l’appât d’une récompense, leur confiance dans le succès d’une entreprise que devait commander un Français, déterminèrent chez eux une acceptation empressée. On leur recommanda la discrétion, ce qui n’empêcha pas, d’ailleurs, que tout Faya s’entretint le jour suivant de mon prochain départ.
Tout semblait prêt.
Alors s’éleva la grosse difficulté. Mes hommes n’avaient pas de fusils. Il fallait leur en trouver.
Il n’y avait à Faya que les fusils 86 de la compagnie des tirailleurs qui occupe le poste, les fusils 74 du service local et un certain nombre d’armes de prise. Mais en dehors des fusils de la compagnie, tout était à peu près hors d’usage. J’envoyai un radio chiffré au gouverneur pour solliciter le prêt d’un certain nombre de ces derniers, prélevé sur l’excédent disponible ; j’offrais de laisser, en dépôt, leur valeur. On jugea peut-être, non sans raison, que mon expédition devant opérer en dehors de la zone française, il eût été incorrect, au point de vue international, de la munir d’armes réglementaires, et je ne reçus pas la réponse que j’espérais. Nous finîmes, à force de recherches, par trouver, dans Faya et aux environs, des armes vétustes dont quatre ou cinq fonctionnaient encore, et dont les autres devaient du moins tirer convenablement un premier coup : ensuite, les extracteurs étant hors d’usage, et les munitions, en outre, défectueuses, les ruptures d’étuis qui se seraient immanquablement produites au cours de l’expulsion des douilles à l’aide de la baguette, eussent mis obstacle à leur emploi ; néanmoins, c’étaient des armes tout de même ; leurs défectuosités n’étaient pas apparentes, et notre petite troupe, ainsi équipée, devait avoir une allure assez martiale pour intimider bien des agresseurs.
Le 20, il se produisit un fait nouveau : le retour du commandant Couturier, qui rentrait, avec le lieutenant de Bentzmann, de sa tournée dans le Tibesti septentrional. Il rapportait des renseignements extrêmement intéressants sur la route qui, du nord du Tibesti, conduit également à Koufra, et le choix de mon itinéraire se trouva brusquement remis en question.
La route de Sarra, à laquelle je m’étais arrêté, avait deux avantages : d’abord, c’était celle que me conseillait Abdallah Younous ; ensuite, c’était la route séculaire des caravanes indigènes, et, par là, la plus intéressante à explorer ; mais elle était, je l’ai dit, excessivement dure à cause de l’espacement des puits, de l’absence complète de bois et de pâturage de Tekro à Telab — c’est-à-dire pendant douze jours — et, abstraction faite des hommes, car on peut souffrir de la fatigue, mais je ne crois pas qu’elle ait jamais arrêté un voyageur, elle était épuisante pour les chameaux, obligés à la fois de marcher très vite, et de marcher sans s’alimenter pendant un temps qui excède la limite de leur sobriété habituelle.
« Cette région est méchante, m’avait dit Nadji. Elle est un ennemi. Si nous allons vite, très vite, si nous marchons tout le jour et une partie des nuits, tout se passera bien. Mais si nous nous attardons, ajoutait-il dans son langage imagé, nous serons mangés par le désert. »
Il résultait de là que mes animaux, une fois arrivés à Telab, se trouveraient certainement hors d’état de refaire le trajet avant d’avoir réparé leurs forces, ce qui demanderait une huitaine de jours. Dès lors, si à Telab on refusait de nous accueillir, c’était une situation à peu près sans issue, car nous nous trouvions à la fois dans l’impossibilité d’avancer et dans l’impossibilité de revenir en arrière, en un lieu où l’eau et les vivres seraient en outre au pouvoir d’une peuplade hostile, belliqueuse et sans doute bien armée.
Cela méritait réflexion.
L’autre route, celle d’Ouri, plus à l’ouest, présentait deux grandes supériorités : du pâturage constamment, des puits au moins tous les trois jours, et, en raison du tracé de notre frontière, qui remonte sensiblement vers le nord-ouest, il serait devenu possible au commandant de me faire escorter de ce côté jusqu’à une huitaine de jours de Koufra, ce qui eût été pour ma sécurité un facteur très important.
Devant des considérations si fortes, j’ai fait appeler le cheikh et Nadji, et j’ai développé devant eux un nouveau projet, prévoyant l’emploi de la route d’Ouri. Leur attitude, contre notre commune attente, a été tout à fait défavorable à son adoption. Ils semblaient avoir perdu toute confiance. Ils ne connaissaient pas la contrée. Les hommes qui devaient m’accompagner, et que je fis venir, ne la connaissaient pas non plus, et manifestèrent la même impression.
Le commandant fit alors sentir au cheikh la gravité du cas dans lequel il se serait mis en me donnant un conseil perfide. Abdallah Younous persista à préconiser la route de Sarra.
Je la préférais moi-même. C’était, comme je l’ai dit, la principale. Logiquement, l’exploration devait la prendre pour premier objectif. La clef de la région était attachée à sa reconnaissance. Je considérais aussi l’entrain de ma petite troupe comme un élément désirable. Je décidai de ne rien changer à mon plan initial, et mon départ fut fixé au lendemain.
J’avais traité pour la location de vingt chameaux, choisis avec le plus grand soin, et dont l’excellente qualité m’a rendu les services les plus utiles. Nadji et le cheikh insistaient chaque jour sur ce point. Aucun retard, disaient-ils, n’était permis impunément sur le parcours.
Il fut convenu que le capitaine Ledru, avec l’adjudant Souverain et une section méhariste, m’accompagnerait jusqu’à notre frontière, à trois jours environ au delà du puits de Tekro. Là, il me quitterait, regagnerait Tekro, et s’y tiendrait pendant dix jours pour pouvoir me prêter main forte aussitôt que possible si j’étais forcé de me replier.
On ne pouvait mieux concilier le respect des conventions internationales avec le légitime souci de la sécurité d’un compatriote engagé dans une entreprise hasardeuse.
Chacun des hommes de mon détachement personnel emportait deux mois de vivres. Pour moi, j’étais abondamment pourvu de riz, de haricots, de farine, de café, auxquels s’ajoutaient des figues sèches et un certain nombre de boîtes d’endaubage, le « singe » de l’époque de la guerre. Je m’étais muni, en outre, d’un litre de tafia, où j’avais fait macérer des noix de kola, pour les jours de grande fatigue. Enfin, j’avais, dans mes cantines, un costume de Fezzanais : halack, seroual, markoubs, tagiya, tarbouch, plus une grande pièce de cotonnade blanche dont on s’enveloppe, au soleil, les épaules et la tête. La tagiya est une calotte blanche qu’on met sous le tarbouch, qu’elle dépasse légèrement tout autour de la tête. Je comptais toutefois n’adopter de déguisement que le plus tard possible.
Comme argent, j’avais pu me procurer une certaine quantité de pièces de cinq francs, monnaie indispensable à défaut des pièces turques — les medjidiehs — qui ont cours à Koufra.
J’avais en outre télégraphié en France pour me faire envoyer une somme que, même en billets, au prix, évidemment, d’une perte, je pensais pouvoir utiliser.
Mais j’ai appris, à cette occasion, que les mandats télégraphiques, qui vont en Afrique Occidentale Française, exceptent l’Afrique Equatoriale de leur zone de circulation, et c’est à l’obligeance de M. Léon Mathey, un des principaux colons de Fort-Lamy, que j’ai dû de recevoir en temps utile les fonds nécessaires. Instruit de ma demande et du règlement qui mettait obstacle à ce qu’il y fût donné satisfaction, il en a spontanément fait l’avance, témoignant ainsi de son patriotique intérêt pour le succès de ma mission.
Nous avons quitté Faya le 20 septembre.
Nous avons marché avec une prudente lenteur pour ménager nos animaux. La région est désertique, plane, semée d’affleurements rocheux, et la couleur jaune grisâtre qui la caractérise le plus souvent ne s’interrompt qu’aux environs des puits, où elle fait place à quelques épineux et à des pâturages en touffes assez étendus. Nous avons trouvé de l’eau tous les jours. Le 26 nous étions à Ounyanga — Fort-Lagrion. Avant d’atteindre ce poste, le dernier de notre route, nous avons traversé une vaste surface entièrement plane. Devant nous seulement se dressait, lointaine, une longue muraille rocheuse qui barrait tout l’horizon. Nous avons pénétré, le soir, par une brèche naturelle, entre les reliefs dont elle est faite, nous avons vu des palmiers, rares d’abord, plus serrés ensuite, enfin le poste, que commande un sergent.
Il y a, à Ounyanga Kebir, une palmeraie, un petit village, trois grands étangs d’eau salée. Le site est aride, lumineux, pittoresque, entouré de rochers à l’aspect théâtral.
J’y ai remplacé sept de mes chameaux, qui s’étaient révélés insuffisants ; et, comme Nadji, tout en se disant à même de me conduire, avait exprimé le désir que, pour plus de sûreté, deux guides suppléants lui fussent adjoints, le capitaine ordonna au chef de nous en présenter dont il fut sûr.
Une petite complication se produit alors. Aucun indigène, paraît-il, ne connaît la route de Koufra. L’un d’eux, pourtant, le chef de poste le sait, y est allé à plusieurs reprises ; mais quand nous l’envoyons chercher par deux goumiers, il s’enfuit et leur échappe. Je ne tarde pas à comprendre que la présence de mon escorte militaire a créé un malentendu.
Lorsqu’à Faya j’ai vu que, malgré mes recommandations de discrétion, mon objectif n’était un mystère pour personne, j’ai pris le parti de répandre le bruit que la section méhariste venait avec moi jusqu’à Koufra, de manière à décourager les Toubous qui auraient songé à organiser un rezzou en mon honneur. On en a conclu que nous nous proposions d’attaquer Koufra ; et devant cette perspective, les guides s’abstiennent.
Il y a là un commerçant fezzanais qui se rend à Abéché. Sa tente, une tente conique, blanche sur le sable, est installée à cent mètres du poste, près du puits, un beau puits aux parois de roche, qui donne en abondance, à un mètre environ du sol, une eau limpide. Je lui explique que je vais à Koufra sans aucune intention belliqueuse, et je lui propose — il en vient — de m’y conduire. Mais il me donne des raisons devant lesquelles il faut bien que je cède : il a là pour 3.000 francs de halack, achetés à Koufra à crédit. S’il revient sans les avoir écoulés, il ne pourra payer ce qu’il doit et s’exposera à des difficultés. Je le laisse, et je dis à Denis, à Ahmed et à Nadji d’aller le soir au village, de causer, d’affirmer mes intentions pacifiques. Je ne doute pas que demain les choses ne se présentent d’une manière plus satisfaisante.
A cinq heures, il y a tam-tam. Les femmes sont de taille moyenne, sveltes, laides de visage, mais gracieuses. Elles portent les cheveux assez longs, divisés, comme à Oum Chalouba, en petites tresses, et généreusement enduits d’une mixture dont l’odeur les enveloppe d’une atmosphère nauséabonde. Elles sont vêtues ici de pagnes bleu foncé qui, d’un côté, passent sur l’épaule et, de l’autre, sous le bras. Beaucoup ont un large bandeau de cuir autour de la tête ; les deux extrémités pendent, derrière, jusqu’à leurs pieds. Une large ceinture de cuir également, leur serre la taille, prenant ces extrémités au passage. Leurs narines percées se parent de bâtonnets ou de boutons généralement rouges. Leurs bijoux sont des peignes d’argent à trois ou cinq dents, et des anneaux d’argent suspendus le long de leurs oreilles. Mais elles n’ont pas le cimier de figurines de cuivre que j’ai remarqué à Oum Chalouba.
Leur danse se rapproche de celle que j’y ai vue, sans être tout à fait identique.
Ainsi parées, elles se tiennent sur un rang et s’enlacent par les bras, que chacune d’elles étend au-dessus des épaules de ses deux voisines. Le tam-tam commence sur un rythme lent. Elles s’élèvent toutes ensemble sur la pointe des pieds, puis se laissent retomber légèrement en fléchissant un peu les genoux et en reculant chaque fois, mais à peine, de deux ou trois centimètres seulement. Le mouvement s’accentue peu à peu, la ligne qu’elles forment exécute, toujours à reculons, une conversion continuelle, poussée en quelque sorte par le joueur de tam-tam qui lui fait face et qui s’avance lentement. Alors un autre rang, d’hommes cette fois, se groupe et se place derrière le musicien. Aussi violents dans leurs gestes qu’elles sont réservées dans les leurs, ils brandissent des cravaches, voire des sagaies, au-dessus de leurs têtes, et semblent les menacer et les poursuivre, ce pendant que dans leur mouvement rythmé de vague qui s’élève et s’abaisse, elles continuent leur fuite exempte de frayeur et de hâte. C’est décent, gracieux et naïf. La civilisation n’a pas encore appris l’art de la danse à ces sauvages. Enfin elles vont s’asseoir en cercle, et les hommes, devant elles, exécutent des pas de fantaisie, ce pendant que tout le monde accompagne d’un chant monotone le haut tambourin qui est l’orchestre de la fête.
La propreté semble inconnue ici. C’est un défaut commun à toutes les populations des régions franchement désertiques que j’ai observées. L’économie de l’eau y est si souvent une nécessité vitale, qu’elle est entrée dans les mœurs. Il faut bien dire que tout gravite autour de cette question. On ne peut aller d’un point à un autre que par les itinéraires qui comportent, relativement à la distance, un nombre de puits raisonnable ; à moins d’un puits tous les huit jours, une piste est considérée comme exceptionnellement mauvaise, et, de préférence, on l’évite. En principe, on ne peut camper plusieurs jours qu’auprès d’un puits ; partout ailleurs la mort est là qui guette. Sa situation, son sol, sa profondeur, l’abondance de l’eau qu’il contient, le caractère temporaire ou permanent de celle-ci, le plus ou moins de rapidité qu’elle met à se renouveler, sont des questions qui retiennent l’attention de tous. Le voyageur voit parfois sur la carte une région plane et d’accès facile qui constitue géométriquement la route la plus courte entre deux points. Lorsqu’il veut se rendre de l’un à l’autre, on lui fait faire un grand détour, suivre un itinéraire souvent deux ou trois fois plus long. C’est qu’on ne connaît pas d’eau sur le parcours direct. La nature a mis son veto.
Nadji, Ahmed et Denis se sont adroitement acquittés de leur mission. Dès cinq heures du matin on m’amène deux guides, dont l’un n’est autre que le fuyard de la veille. Le village est désormais rassuré et le chef, à qui je montre la lettre de Mohammed el Abid, sans lui dire qu’elle élude la question du sauf-conduit, et après m’être assuré qu’il ne sait pas lire, en baise le sceau avec dévotion et me couvre de regards attendris. Le prestige des chérifs senoussia est resté considérable dans cette partie de la contrée.
Ahmed a attrapé la gale. Il vient m’en prévenir d’un air penaud. Je lui donne, pour qu’il puisse continuer mon service sans danger de contamination, une paire de gants de troupier que j’avais gardés de l’époque de la guerre, et que j’ai parfois mis, dans le Sud, pour me protéger contre les moustiques. Il en manifeste d’ailleurs une telle satisfaction que je me hâte de prévenir Denis que je n’en ai pas d’autres, car je craindrais qu’il n’aille au-devant de la contagion, exprès, pour en avoir aussi.
Nous nous mettons en route à quatre heures de l’après-midi. Les environs immédiats d’Ounyanga sont très pittoresques ; des murs de roches claires, sur lesquels s’appuient des éminences de sable rougeâtre ; dans les parties basses, des palmiers circonscrivent un étang de leur sombre barrière. Sur plusieurs de ces éminences, d’une teinte uniforme et parfaitement nues, sont dispersées, largement espacées entre elles, les cases de campements gorânes, plus longues que hautes, et qui, d’où je suis, me paraissent affecter la forme d’un demi ellipsoïde de révolution ; parmi elles, de place en place, des abris de quelques mètres carrés seulement, faits de gros pieux qui supportent une plate-forme ; c’est là qu’on se réunit afin de causer à l’ombre. Sur le faîte des rochers qui dominent l’ensemble, de fines silhouettes d’enfants, grimpés là pour mieux voir passer notre colonne, se projettent en ombres chinoises, dans l’atmosphère pure, sur le bleu du ciel.
Nous ne marchons qu’une heure et demie, et nous nous arrêtons auprès d’un petit groupe isolé de talhas dont nos chameaux pourront manger les feuilles.
Ounyanga kebir est le dernier poste français dans cette direction. Le prochain point habité de ma route est maintenant Koufra. La traversée du désert de Libye proprement dit a commencé pour moi.
Pour offrir une peinture aussi précise que possible de cette partie de mon voyage, je me bornerai désormais à reproduire les notes que je rédigeais chaque jour.
CHAPITRE III
JOURNAL DE ROUTE
D’OUNYANGA A ALEXANDRIE
29 septembre. — Nadji a pris aujourd’hui, pour la première fois, la direction du convoi. Le guide assume, dans ces régions, au point de vue de l’eau, du bois et du pâturage, de graves responsabilités.
C’est avec le pâturage qu’on entretient les forces des chameaux, seul moyen de transport ; c’est avec le bois qu’on fait cuire les aliments ; enfin l’eau est le premier élément de la vie.
Il est d’usage qu’on laisse en revanche à celui qui conduit la marche une grande latitude.
Nous partons à trois heures du matin, pour nous arrêter à six, dans un petit pâturage de had. Le paysage est devenu plus sévère : une plaine de sable et de petites pierres, des roches multiples, d’un faible relief, de couleur brune, en forme de cônes plus ou moins tronqués, et fortement ensablées à leur base. La végétation est strictement localisée sur des points très espacés les uns des autres, que nous choisissons pour les haltes afin de ménager aux chameaux plus de facilité pour manger.
Nous marchons encore deux heures et demie le soir ; nous trouvons à nouveau un vague pâturage. Nous couchons là. Il a été convenu que jusqu’à Tekro nous progresserions très lentement, pour ménager nos animaux pendant que la région offre encore des ressources alimentaires.
30 septembre. — Départ à deux heures du matin, arrêt à cinq. Il était bien inutile de nous faire lever si tôt pour marcher si peu. Nadji ne paraît pas très sûr de son chemin. Les deux guides d’Ounyanga le laissent faire et s’abstiennent, comme s’ils désiraient éviter toute solidarité avec lui.
Je profite des loisirs que nous ménage cette lenteur pour observer mes hommes. Trois d’entre eux me font bonne impression. Les autres se montrent assez paresseux. Je les guérirai. Cette paresse ayant été particulièrement marquée hier, je leur fais faire aujourd’hui la route à pied.
J’ai chargé Ahmed et Denis — Gaudji n’est plus avec moi, je l’ai laissé à Ounyanga, c’était convenu — de se mettre dans leur confiance et de me rapporter leurs propos. Mon escorte militaire partie, je vais être à peu près à leur merci. Mes bagages, si modestes soient-ils, éveillent au plus haut point, ce n’est pas douteux, leurs convoitises. Il convient que je me tienne au courant.
La température s’abaisse de jour en jour. Le vent de N.-E. qui souffle presque sans interruption nous en rend la fraîcheur encore plus sensible. Les nuits sont froides, reposantes aussi.
Repartis à deux heures, nous nous arrêtons à six, après avoir franchi un étroit cordon de dunes. D’après Nadji, nous devions être à Tekro dans l’après-midi. Il semble nous retarder à plaisir.
Le capitaine le fait venir. Pourquoi ne pas coucher à Tekro ?
— Nous y sommes presque, répond-il. Mais ici, il y a des talhas ; à Tekro, il n’y a que des siwaks. Nous ne trouverions pas de bois sec pour faire du feu.
Les siwaks, aussi bien que les talhas, sont des arbres. Se moque-t-il de nous ? Nous n’en pouvons rien tirer d’autre, mais la nuit est tombée et force nous est bien de camper là.
Ce ne sont pas les premiers sujets d’étonnement que nous donne Nadji, au capitaine et à moi. Déjà, entre Faya et Ounyanga, il s’est montré cauteleux, menteur ; il m’a trompé sur des détails, mais toujours dans le sens de son intérêt et contre le mien.
Nous éprouvons le besoin de nous concerter un peu. Deux conclusions se dégagent des faits ; l’une, c’est que Nadji est bien loin d’avoir les capacités que nous lui prêtions à Faya ; l’autre, c’est qu’il prétend me mener à sa guise et me prendre pour dupe des prétextes par lesquels il essaye de donner le change sur ses infériorités. Pour le moment, c’est sans portée. Jusqu’à Koufra aussi. Il y a, dans le fait de couvrir le trajet dans de bonnes conditions, une question vitale pour tous, et ces conditions sont assez nettement déterminées pour qu’il ne puisse s’en écarter sans que les deux autres guides s’en aperçoivent. Mais à Koufra, je vais être forcé de l’employer comme négociateur au moment de mon arrivée. Si j’y suis accueilli, tout le monde verra en lui mon porte-parole. Alors, sans même lui prêter d’intentions coupables, car, ici surtout, il faut savoir se garder de prendre inutilement les choses au tragique, il nous est du moins permis de craindre que sa duplicité naturelle, son esprit d’intrigue, la cupidité aussi, ne le déterminent à des initiatives maladroites qu’on m’imputera sans me le dire, et qui pourront créer de dangereux malentendus. Il faut peu de chose pour soulever une foule. Nous décidons d’attendre et de l’observer de très près. Peut-être, au surplus, les environs de Tekro, sur lesquels nous n’avons que peu de renseignements d’Européens, et anciens déjà, se sont-ils modifiés et nous ménagent-ils une déconvenue quant à la végétation.
1er octobre. — Départ à 5 heures. Après deux heures et demie de marche dans une plaine sablée, semée de pierres par endroits, et tachée d’affleurements rocheux noirs ou blancs, avec, au loin, quelques reliefs, nous arrivons au pied d’une courte ligne de garas brunes assez accusées ; une faible dépression en forme la bordure immédiate ; des dunes, que coiffent des touffes de siwaks d’un beau vert frais et des atels, s’élèvent du fond de cette dépression ; çà et là, très rares, des talhas ; au ras du sol, un trou d’un peu plus d’un mètre de diamètre, où l’eau se montre à un mètre cinquante de profondeur environ. C’est le puits de Tekro. Une surprise nous y attend : on nous avait dit à Ounyanga que deux notables commerçants fezzanais venaient de s’engager sur la route de Koufra, mais qu’ils étaient partis trois jours avant notre arrivée. Or, nous trouvons près du puits leurs traces fraîches. Ils étaient encore là hier à midi.
Faire route avec ces Fezzanais qui sont, paraît-il, des gens d’importance, m’assurer leurs bons offices pour mon arrivée à Koufra, serait pour ma tentative un précieux élément de succès. Le capitaine le comprend comme moi et, sans perdre un instant, il dépêche deux goumiers — le sergent et le caporal — et un guide sur leur piste, avec ordre de les rejoindre et de les ramener s’il se peut.
Quant à Nadji, nous lui montrons les talhas, le bois sec, les preuves de son mensonge, et nous le confions, à titre de punition, à la garde d’un tirailleur qui l’empêchera de communiquer avec les autres indigènes.
2 octobre. — Nous allons attendre à Tekro le retour des deux goumiers qui doivent nous ramener les Fezzanais. J’ai installé ma tente sous un grand épineux ; le capitaine et l’adjudant ont fait monter les leurs un peu plus loin, près du puits. Les tirailleurs ont placé selles et armes suivant la formation carrée habituelle au désert ; la nuit, chaque homme couche près de sa selle, son fusil à portée de la main, approvisionné ; au centre du carré sont les bagages ; à la tombée du jour on y fait entrer les chameaux.
Je découvre un nouveau mensonge de Nadji, grave, celui-ci. Il avait été question, à Faya, que la section méhariste m’accompagnât jusqu’au puits de Sarra. Nadji nous avait dit à cette occasion que l’eau du puits était assez abondante pour qu’on pût y abreuver deux cents chameaux sans le mettre à sec — l’effectif des nôtres aurait été d’une centaine — et que des cordes y étaient laissées en permanence pour descendre les puisettes : nous le savions très profond. Néanmoins, nous avions abandonné ce projet, Sarra se trouvant au delà de la frontière française.
J’ai causé ce matin avec les deux guides d’Ounyanga. Ce sont deux hommes déjà âgés, aux traits fins, aux yeux rusés et circonspects. Jusqu’à présent, ils se sont montrés très réservés, communiquant à peine avec les autres, faisant bande à part. Je désire me mettre un peu plus en contact avec eux.
Il était naturel que l’entretien portât sur Sarra et sur la route qui y conduit. Ils sont d’accord pour m’affirmer que l’eau est au contraire peu abondante ; qu’on ne peut y abreuver plus de 25 chameaux par jour ; qu’il y a une corde, mais dans un tel état qu’il est prudent de n’y pas compter.
La question de l’abondance de l’eau a une importance facile à comprendre ; si on ne peut faire boire plus de 25 chameaux par jour, il faut quatre jours pour en faire boire 100, comme c’eût été le cas pour nous ; de sorte que quand le dernier a bu, le premier a déjà quatre jours d’abstinence. D’où nécessité pour le détachement de s’arrêter quatre jours au moins, ce qui diminue sensiblement sa mobilité ; et départ, ensuite, dans des conditions défectueuses quant à l’état d’une partie des animaux.
C’est pour un motif de cet ordre que les rezzous, au désert, n’ont d’ordinaire qu’un très faible effectif ; la moyenne est de 60 à 80 chameaux ; en outre, ils choisissent soigneusement des routes où l’eau se présente en quantité satisfaisante. Autrement, avec leur butin surtout, ils seraient retardés à chaque puits et perdraient beaucoup de leurs chances d’échapper à la poursuite d’un petit détachement sans bagages.
Nadji risquait ainsi de nous placer par son mensonge dans une situation au moins difficile, et que l’intervention de circonstances toujours possibles, une attaque, par exemple, aurait pu rendre critique.
Il n’y a pas eu d’intention criminelle de sa part, son sort, jusqu’à Koufra, étant à peu près inéluctablement lié au nôtre. Mais sa tendance à l’imposture, même inutile, n’en est pas moins dangereuse, comme je l’ai dit.
Je ne veux rien faire à la légère et je remets à demain ma décision.
Le guide, qui est parti hier avec les deux goumiers, arrive seul, à la nuit. Les traces relevées au puits ne sont pas celles des Fezzanais. Sans doute des Arabes sont-ils venus chercher du sel par ici, et nous avons confondu. Les Fezzanais ont quatre jours d’avance. Les goumiers font demander s’ils doivent continuer ou revenir. En attendant les ordres, ils marcheront très lentement, pour qu’on puisse aisément les rattraper. Un autre guide part immédiatement sur leur piste pour leur dire de rebrousser chemin.
3 octobre. — Nous tenons conseil, le capitaine et moi, au sujet de Nadji. Nous nous trouvons finalement d’accord pour estimer qu’il est préférable que je m’en sépare. Il rentrera à Faya avec le détachement.
La décision n’est pas sans gravité. De toute manière, je vais arriver à Koufra dans des conditions délicates, puisque, après avoir demandé un sauf-conduit, je m’y présenterai sans qu’on me l’ait accordé. Mais avec Nadji, j’avais du moins un négociateur connu dans la place. Je me trouverai maintenant, au contraire, sans un seul homme du pays ; je ne serai qu’un étranger accompagné d’étrangers. Enfin, sur mes hommes, je considère que Denis et Ahmed, quoique à peu près sûrs, ne sont pas accoutumés au désert, à l’esprit, aux mœurs de ses habitants, et me seraient de peu d’utilité en dehors de leur service ; quant aux autres, malgré le soin avec lequel nous les avons choisis, je ne les connais pas, je ne suis pas connu d’eux, et les liens qui les soumettent à mon autorité sont bien nouveaux pour être très forts ; or, je vais être, à peu de chose près, à la merci de leur fidélité.
Pour pallier, dans une certaine mesure, les inconvénients de cette situation, je me décide à attendre ici le retour des deux goumiers ; je prendrai avec moi le caporal, qui, à Faya, a fait ses preuves. C’est une solution. Tout vaut mieux, en tout cas, que d’emmener un fourbe, dont la moindre tentation, là-bas, peut faire un traître.
Le chef d’Ounyanga est là. Il est arrivé ce matin, amenant cinq chameaux dont nous avions besoin pour remplacer cinq des miens, moins bons que les autres.
Il y a aussi, à quelques centaines de mètres du puits, trois hommes d’Oum Chalouba, venus chercher du sel gemme. Chacun d’eux est accroupi devant un trou d’environ quarante centimètres de profondeur. Il écarte le sable fin qui forme la première couche du sol, et en tire des pierres informes dont la couleur va du rougeâtre au blanc. C’est le sel de Tekro. Il y a une zone de salines ici, une autre à Arouelli, une autre à Dimi.
J’emploie le reste de la journée à écrire quelques lettres, à me reposer en vue du long effort que je vais avoir à fournir. Ce n’est guère que dans les contrées lointaines qu’on goûte le véritable repos, dans la véritable liberté. En Europe, les préoccupations du jour disputent, la nuit, notre esprit au sommeil, et ce que nous y appelons l’indépendance n’est qu’un modeste compromis entre de multiples servitudes et l’ambition timide de nous en affranchir.
4 Octobre. — Je profite de la présence du chef d’Ounyanga, qui n’est pas reparti, pour le questionner sur les deux Fezzanais qui nous précèdent. Il me confirme que ce sont des commerçants sérieux. L’un d’eux a un frère à Faya. Mais voici qu’il me parle des « petits » qui les accompagnent.
A maintes reprises, on m’avait affirmé que ces indigènes étaient seuls.
— Des enfants ?
— Non, un enfant seulement. Je dis petits parce que ce sont des gens sans importance : deux hommes d’Ounyanga qui conduisent leurs chameaux.
— Mais tu me dis un enfant. Alors, il y a avec eux deux hommes et encore un enfant ?
— Oui, c’est bien cela.
— De qui cet enfant est-il le fils ? De celui qui a son frère à Faya ?
— Il est le fils de celui qui a sa femme.
— Comment, il y a aussi une femme ?
— Oui.
— Alors, il y a six personnes ?
— Oui.
— Et tu les connais tous très bien ?
— Il y en a un jeune que je n’ai jamais vu. Le boy non plus, je ne l’ai pas vu.
— Un jeune ? Un boy ? Enfin, combien sont-ils en tout ? Tiens, plutôt, combien ont-ils de chameaux ?
— Ils ont dix chameaux.
— Et combien de personnes pour ces dix chameaux ?
— Huit.
Je lui pose à nouveau, sous une autre forme, les mêmes questions. Il ne varie plus. Ils sont bien huit, et non deux. Encore la précision des renseignements indigènes.
En attendant les goumiers, je termine mes préparatifs. On fait des fagots : jusqu’à Koufra nous n’avons pas plus de bois que de pâturage. J’ai, pour les chameaux, une provision de paille et de dattes emportée d’Ounyanga. Le capitaine me laisse une corde de cent mètres pour puiser de l’eau, un grand panier en forme de tub qui servira d’abreuvoir, et quelques-uns de ces tampons de fibres qu’on place entre le dos de l’animal et la selle, car les hommes de mon escorte se sont discrètement approprié en route ceux que j’avais emportés pour moi, et il est prudent d’en avoir un jeu de rechange : ils s’aplatissent par l’usage ; enfin une bonne chaîne que j’enferme avec soin dans une des mes cantines pour le cas où la discipline subirait quelque atteinte.
5 octobre. — Les goumiers ne sont pas de retour. Nous commençons à être inquiets. Cependant ils ont un bon guide et n’ont pas pu se perdre.
A deux heures, une petite caravane arrive. Les voilà enfin ! Mais non. Ce ne sont que trois captifs d’un commerçant d’Abéché, récemment parti pour Koufra. Ils ramènent au Ouadaï des chameaux appartenant à leur maître. Néanmoins, ils apportent des nouvelles. Ils ont rencontré les Fezzanais il y a deux jours ; puis, sur leurs traces, et déjà tout près d’eux, les goumiers, avec le guide que précisément le capitaine leur avait dépêché pour leur ordonner de revenir. Ceux-ci leur auraient dit qu’ils allaient arrêter les Fezzanais au puits de Sarra, et m’y attendre. Cela devient incompréhensible et, en tout cas, désastreux. Je ne puis maintenant être à Sarra avant six jours. La contrée, comme je l’ai dit, n’offre aucune ressource. Nos gens n’ont emporté que quelques dattes pour eux, rien pour leurs chameaux. De leur côté, les Fezzanais, selon l’habitude des indigènes, ne doivent avoir pris qu’un strict minimum, calculé parcimonieusement sur un trajet total de douze jours, et excluant, jusqu’à Koufra, toute possibilité d’arrêt en dehors des repos quotidiens. Ces circonstances constituent un ensemble inquiétant. Nous relevons heureusement, dans le récit des arrivants, une contradiction de dates qui nous laisse l’espoir d’une confusion de leur part.
En tout cas, il faut aviser, et sans retard. Nous nous arrêtons, avec le capitaine, au plan suivant.
Je vais partir demain. Je laisserai à Tekro quatre de mes hommes. Il m’en restera six, plus Denis et Ahmed, plus les deux guides, plus le caporal goumier que je prendrai en route. C’est suffisant. Quatre de mes chameaux vont se trouver ainsi disponibles ; avec un autre qui, déjà, n’a pas de charge — il est toujours bon d’avoir un animal en surnombre — cela en fait cinq. Le gros de la section méhariste demeurera au puits. L’adjudant Souverain m’accompagnera seul jusqu’à la frontière, avec une escouade. Cela permettra à la section de me donner presque toute la paille qu’elle devait emporter pour venir avec moi ; à Tekro elle n’en a pas besoin. Je chargerai cette paille et des dattes sur les cinq chameaux susdits. Quand je rencontrerai les goumiers et les Fezzanais, je ravitaillerai tout le monde. Le sergent goumier rejoindra la section avec le guide. Le caporal et les Fezzanais rebrousseront chemin avec moi. C’est la seule solution. Je désigne les hommes que j’élimine. Mon effectif, finalement, est le suivant : Toroe et Sidia, d’Ounyanga, guides ; Denis et Ahmed, serviteurs ; Doma, Suleyman, Fezzanais fixés au Kanem ; Allanga, Koti, Guetté, Degoré, Gorânes ; ces six derniers viennent comme partisans. Je passe la fin de la journée à revoir des détails d’équipement. On fera boire les chameaux demain matin entre huit et dix heures, et à deux heures nous nous mettrons en route.
Mes hommes ne peuvent ignorer que j’emporte des sacs d’argent dans mes cantines ; je les ai souvent ouvertes devant eux depuis Faya. J’en retire ostensiblement ces sacs et je les leur fais porter au capitaine à qui je demande, en leur présence, de les conserver. Dans la nuit, je les reprends et je les remets à leur place. Il est inutile d’éveiller les convoitises.
6 octobre. — Je vais le matin voir le capitaine Ledru sous sa tente. Je tiens, malgré que le lieu ne comporte guère de protocole, à bien marquer par cette visite de remerciements, le sentiment où ses procédés m’ont laissé. Sans enfreindre à aucun moment les instructions supérieures qui prescrivent aux autorités françaises d’observer à l’égard des territoires libyens une réserve absolue — nous n’y sommes plus chez nous — il m’a manifesté en toute occasion sa sympathie personnelle pour mon effort, et je reste vivement touché de l’intérêt amical dont j’ai trouvé la preuve dans ses moindres initiatives.
C’est un peu la France dont je m’éloignerai tout à l’heure en le quittant. Il représente ici cette phalange coloniale où tant de nobles caractères, tant de Français courageux, désintéressés et modestes, donnent à l’intérêt national le meilleur de leur vie, de leur santé et de leur cœur. Je parle ici des civils comme des militaires, des militaires comme des civils. Ils doivent être unis devant la gratitude du pays comme ils sont unis dans l’effort.
Cependant, quelque chose de notre commune patrie m’accompagnera encore, car un peu du prestige français est engagé, avec moi, dans ma tentative.
Nous ne sommes prêts qu’à trois heures. Nous partons. Après six kilomètres, la fourche de ma bassoure se fend en deux. La bassoure est la selle qu’on emploie dans ce pays pour les chameaux. Je connais quatre sortes de selles indigènes, encore que les deux dernières ne soient, à proprement parler, que des bâts. Il y a la rahla, la meilleure de toutes lorsqu’on y est un peu habitué ; c’est celle des Touaregs : un plateau circulaire, légèrement creusé ; derrière, un dossier fuyant sur lequel on ne s’appuie pas ; devant, une croix, dont on peut, au besoin, saisir la base. Je n’en ai pas trouvé à Faya. Il y a la selle de Mauritanie, qui se rapproche de la rahla, en plus large, moins dur et peut-être plus confortable ; la haouia, formée de deux Y renversés que réunissent des traverses ; elle repose sur un long coussin qui épouse la forme de la croupe et des flancs de l’animal ; la bassoure est formée, elle aussi, d’Y renversés, mais elle est plus longue et plus large. Deux coussins supportent l’Y antérieur, deux autres l’Y postérieur. On dispose ensuite sur cette carcasse une certaine épaisseur de couvertures.
La bassoure est très confortable, à la condition que la bosse du chameau ne dépasse pas son armature de bois ; autrement l’échine de l’animal forme saillie et l’Européen le plus entraîné blesse en quelques heures. Cette condition n’est pas toujours aisée à réaliser. Les chameaux, lorsqu’ils sont en bon état, ont une bosse très accusée ; son volume est en proportion des réserves dont ils disposent ; c’est elle qu’on observe d’abord pour juger de l’état de l’animal ; et comme celui-ci, lorsqu’on marche, vit le plus souvent sur ces réserves, il est important de ne se mettre en route qu’avec des chameaux chez qui ce témoin de prospérité soit d’un volume significatif.
Le chameau, en effet, boit et mange proportionnellement à sa taille, ce qui n’a rien que de naturel. Mais il a le privilège de pouvoir manger et boire en une seule fois pour plusieurs jours, accumulant ainsi des provisions qu’il dépense ensuite progressivement. Il a encore d’autres avantages. C’est la monture la plus douce, la plus facile et la moins fatigante, lorsqu’il est normalement dressé, et la légende du chameau qui donne le mal de mer ne manquera jamais de faire sourire un Saharien.
On croit, en revanche, trop volontiers, que sa résistance à la fatigue est presque sans limites : un chameau ne travaille guère plus de quatre mois par an ; il se repose et récupère pendant les huit autres.
Mais je reviens à l’incident qui m’a fourni l’occasion de cette digression.
Je fais desseller immédiatement plusieurs de nos montures ; je prends la bassoure qui me paraît devoir convenir le mieux. On la dispose, j’essaie, et je suis forcé de descendre, la bosse dépasse. Je procède à deux autres expériences : elles sont également négatives.
Alors, plutôt que d’entreprendre, dans des conditions matérielles défectueuses, un effort physique que les indigènes mêmes me représentent comme si considérable, je donne, à la surprise et à la déception générales, l’ordre du retour. Nous allons rentrer coucher à Tekro. On m’y aménagera ce soir même une autre selle. Je l’essaierai demain matin ; l’après-midi, si elle est parfaitement au point, nous repartirons.
Sous ces latitudes, une écorchure ne se néglige pas impunément ; elle est toujours de conséquence. S’envenime-t-elle, l’adénite survient presque aussitôt, et cette complication, souvent bénigne en France, s’aggrave ici avec une incroyable rapidité. C’est alors, pour plusieurs semaines, l’immobilisation forcée. Je ne veux pas introduire cet aléa supplémentaire parmi ceux que mon voyage présente déjà.
Le fait qu’on accepte certains côtés aventureux d’une tentative ne doit pas conduire à l’envisager avec insouciance dans tous ses détails. Se griser du risque est une faiblesse et une infériorité. La réalisation des entreprises hasardeuses appartient aux esprits prudents.
Le ridicule de notre retour solennel, après notre solennel départ, ne me fait pas hésiter un seul instant.
7 octobre. — Le secret espoir que je conservais de voir arriver les goumiers ce matin est encore déçu.
Ce que nous ont dit les Fezzanais est certainement faux ; à l’examen, les détails ne concordent pas. Où sont-ils ? Peut-être à Sarra, leurs chameaux morts, ne pouvant revenir. Ils y ont de l’eau, et la chair de leurs animaux : je les trouverais du moins vivants, en ce cas. D’autre part, ont-ils rejoint les marchands, et, alors, que s’est-il passé ? Toutes les hypothèses sont permises. Jusqu’à présent, ils ont exécuté à contre-sens chacun des ordres qui leur ont été donnés. Si les Fezzanais, confiants dans leur nombre, ont résisté à leur injonction de rebrousser chemin, ils ont dû employer la force ; en admettant même qu’ils aient eu le dessus, la mort d’un homme du côté adverse pourrait me coûter cher lorsque j’arriverai à Koufra.
Qui vivra verra.
Nous quittons Tekro à deux heures. J’ai cette fois une selle parfaite. Nous marchons jusqu’à sept heures et demie. Le terrain n’est d’abord qu’une succession de reliefs faibles, formations rocheuses, tronconiques principalement, et de dépressions à fond de sable. Nous dépassons, vers six heures, un petit enclos de pierres qui désigne à la piété des voyageurs une place où s’arrêta Sidi Mohammed el Mahdi, le prophète vénéré des Senoussia, oncle de Mohammed el Abid. Quelques-uns de mes hommes y prient un instant. Nous arrivons ensuite à une plaine de sable qui s’étend de toutes parts jusqu’à l’horizon. Nous y campons.
8 octobre. — Repartis à une heure et demie du matin, nous marchons jusqu’à neuf heures. Je fais monter ma tente, car le soleil est encore très chaud ; le soir, nous éviterons cette perte de temps ; c’est d’ailleurs ainsi que nous procédons depuis Faya. Nous nous remettons en route à trois heures, et, à sept heures, nous arrivons à des roches ensablées qui marquent le début du plateau de Jef Jef ou Jeb Jeb. Nos chameaux, excellents et à peine chargés, marchent à une allure très rapide. Arrêt à sept heures quarante.
9 octobre. — Départ à deux heures trente-cinq du matin. A cinq heures cinquante, nous commençons à descendre. Le plateau s’abaisse progressivement, par longs gradins faiblement accusés. A dix heures un quart, arrêt dans une dépression sablée.
J’ai besoin d’un objet qui se trouve dans l’une des cantines. Je la fais apporter. Je fouille vers le fond. Ahmed, qui est là, me saisit brusquement la main. Il vient de voir un petit scorpion jaune qui frétille dans mes effets. Il le cherche, l’attrape adroitement et le tue. La piqûre de ces scorpions n’est pas mortelle, mais elle détermine des accidents douloureux, de la fièvre, un phlegmon parfois. Je suis d’ailleurs muni de sérum anti-serpent.
Voici quelque chose de plus sérieux. L’adjudant Souverain vient me chercher. J’ai emporté de Tekro, pour moi, Denis et Ahmed, onze guerbas pleines ; les hommes d’escorte ont les leurs. Nous en usons, à nous trois, une par jour à peine. L’adjudant vient de constater qu’on a volé de l’eau dans les onze, et que la plupart sont à moitié vides. C’est un acte de grave indiscipline, et un mauvais début. Je retourne à ma tente : je prends un petit revolver que j’ai dans ma cantine, je le mets dans ma poche et je reviens. Je procède à un semblant d’enquête qui, bien entendu, ne donne pas de résultat. Alors, je tire mon revolver, je le mets sous le nez de celui des partisans qui est le plus proche, et je l’avertis que le premier acte de ce genre sera puni d’une balle dans la tête. Il a cru que j’allais tirer, et il a changé de visage.
Désormais, les peaux de bouc, aux arrêts, seront étalées sur une natte, près de moi. On n’y touchera qu’en ma présence. Ces gens ont leurs qualités, mais ce sont d’incorrigibles pillards. Il est nécessaire que je les prenne en main. Jusqu’ici, j’ai laissé au capitaine le soin de la discipline ; à me voir m’en désintéresser, ils ont conclu à ma faiblesse. Demain, je vais être seul avec eux ; le moment est venu de les détromper.
L’aspect de la région est le même. Les points de repère font absolument défaut. Nous repartons à deux heures trente et nous arrêtons à sept heures trois quarts.
Je vais dîner, pour la dernière fois, avec l’adjudant. Demain, il regagnera Tekro avec son escorte. A la clarté des étoiles, on dresse, dans la nuit, notre table. On apporte un photophore, puis le repas : riz, endaubage, figues cuites, café, notre menu habituel, auquel s’ajoute, en cette période de longues étapes, un peu de vin.
10 octobre. — A deux heures quarante-cinq, par une nuit claire et fraîche, je prends congé de mon compagnon. Une poignée de main cordiale, des vœux de bonne chance réciproques. Je le remercie sincèrement. Il a été pour moi un aimable et précieux collaborateur.
Me voici livré à mes propres forces. Je songe au navire, qui, le pilote parti, s’avance, seul désormais, vers la pleine mer. Selon mon habitude, je marche deux heures, puis je monte sur mon chameau. La température, au lever du jour, s’abaisse encore, et je m’enveloppe frileusement dans une couverture. Pourtant, depuis Tekro, les journées, de nouveau, sont devenues assez chaudes.
Vers huit heures, je dépasse un squelette humain convulsé, blanchi, à demi ensablé. Ses mains, crispées, sont ramenées devant sa poitrine, dans une attitude d’agonie. Un peu plus loin, j’en aperçois un autre. Je n’avais encore rencontré cette particularité dans aucune contrée, même au Sahara[20]. Ce sont de pauvres gens qui ont été mangés par le désert, selon l’expression de Nadji, lorsqu’il m’entretenait à Faya. Ils sont morts là. Leurs ossements se dessèchent et blanchissent dans le grand silence désertique, enveloppés d’un linceul de lumière, veillés tour à tour par le soleil et par les astres de la nuit. C’est une tombe qui en vaut bien d’autres.
Halte à dix heures quinze, tente, déjeuner. Le sable porte la trace de chameaux qui ont couché là récemment. Mais les empreintes d’arrivée et de départ ont été effacées par le vent.
Un cordon de dunes éloignées reste presque constamment visible, depuis quelque temps, dans l’Ouest. A l’Est, plus loin, semble-t-il, une autre ligne de hauteurs au sommet rectiligne, mais dont je ne puis dire si ce sont des dunes ou une falaise. Elles paraissent baignées dans des flaques d’eau bleue, où elles se reflètent. Ces flaques sont des effets de mirage. Autour de nous, le sable est uniformément plan et nu.
Nous repartons à deux heures cinq et campons à huit heures trente.
11 octobre. — Départ à cinq heures quarante-cinq. Le jour levant nous montre, à l’ouest, très près, quelques reliefs isolés. Nous coupons la piste d’une caravane ; elle date d’avant-hier ; les empreintes sont tournées vers Tekro, le nombre des animaux est d’une quinzaine. Seraient-ce les Fezzanais et les goumiers ensemble ?
Encore un squelette.
A dix heures, nous laissons à l’Est, à quelques kilomètres, une gara que Toroë me dit se nommer gara Sufta. Je n’en donne toutefois le nom qu’avec réserve. Chuftah, en arabe, signifie : tu l’as vue. Peut-être est-ce ce qu’il a voulu dire. Des confusions de ce genre se sont souvent produites. Quant à tirer plus de précisions de l’excellent Toroë, il n’y faut pas songer.
Je m’aperçois, non sans satisfaction, que je n’ai aucune peine à supporter l’effort des étapes. La rapidité de l’allure de mes chameaux les abrège d’ailleurs sensiblement. Hier matin, je ressentais un peu de fatigue, résultat du manque de sommeil ; mais l’heureuse idée qu’a eue Toroë, notre guide — Sidia ne fait que l’assister et est là surtout pour le cas où un accident l’obligerait à remplacer son camarade — de nous laisser dormir jusqu’à près de six heures, m’a permis de me reposer complètement. Je n’avais abordé cette route qu’avec un peu d’inquiétude : il y a sept mois que je marche presque sans arrêt.
Si mes nuits sont écourtées, mon sommeil est reposant. Je fais disposer chaque soir, en fer à cheval, quatre bottes de paille. On place mon lit entre ces murs improvisés. On n’en déplie pas les pieds, de sorte qu’il est au ras du sol, ou presque ; je suis ainsi parfaitement abrité du vent qui, en ce moment, souffle sans arrêt, avec plus ou moins de violence, du Nord-Est.
Le site continue d’être parmi les plus monotones que j’aie vus, même au désert. On a chaque soir l’impression de coucher au même endroit que la veille. C’est une interminable grève.
La Libye est loin de présenter le pittoresque de certaines parties du Sahara. Elle est plus uniforme, plus nue, plus morne. Mais elle a de commun avec celui-ci son silence, la douceur des soirs, la beauté du ciel et la paix des nuits.
Aucune trace d’animal. Seuls avec quelques squelettes humains, comme je l’ai dit, d’innombrables squelettes de chameaux jalonnent la route ; on ne fait guère cinq cents mètres sans en rencontrer un.
Les voyageurs ont édifié, de-ci, de-là, des bornes. Il y en a trop dans certains endroits, pas assez dans d’autres, et elles ne rendent aucun service. Pas de piste tracée ; on marche dans une direction connue, mais les itinéraires s’écartent largement les uns des autres.
J’ai eu à réprimer cette nuit un nouvel acte d’indiscipline de la part de mes hommes. J’avais commandé un tour de faction. Je me suis réveillé vers une heure et j’ai procédé à une inspection du carré. Chacun dormait, abrité derrière sa selle. Les chameaux étaient parqués au milieu. Mais de sentinelle, point. Je m’adresse à Doma, qui me paraît plus sûr que les autres et que je charge, depuis le départ, de transmettre mes ordres.
— C’est, me dit-il, le tour de Guetté ; Degoré l’a précédé.
Nous les réveillons tous deux. C’est très net : Degoré a prévenu Guetté que c’était son tour, mais Guetté s’est bien gardé de bouger. Le coupable se voit infliger, séance tenante, une punition qui lui donnera à réfléchir et apprendra aux autres, tirés de leur sommeil par l’incident, que j’ai l’intention de me faire obéir.
Nous nous sommes arrêtés à dix heures. Nous ne remportons qu’à deux heures quarante. Nous dépassons de nouveaux ossements humains. Vers sept heures, les guides me montrent une étoile que le soir a fait apparaître à l’Ouest. Ils me disent qu’avant qu’elle ne se couche, nous serons au puits. Mais ils s’arrêtent une heure plus tard ; nous en sommes tout près et, dans l’obscurité, ils craignent de ne pas le voir ; nous allons attendre le jour. C’est pour tous une nuit longue et réconfortante. Nous dormons encore jusqu’au matin.
12 octobre. — Les guides partent seuls, dès l’aurore, pour reconnaître les environs, ils reviennent une demi-heure après, sans avoir rien découvert ; ce doit être un peu plus loin. On selle les chameaux. On me raconte en route l’aventure du lieutenant Fouché qui, en 1914, avec un détachement, a poussé jusqu’à Sarra. Son guide l’a perdu et son audacieuse reconnaissance a failli tourner au tragique. Il est le seul Européen qui ait atteint ce point jusqu’à présent.
Le sable est bossué depuis quelque temps de légers mouvements de terrain. Des affleurements rocheux, tout en débris, mettent des taches sur le sol. Ils se présentent par endroits sous la forme de petits cônes d’un mètre environ de relief. Rien de plus mort que ce pays. C’est un paysage lunaire. Il est des déserts où on trouve un peu de végétation, quelques animaux. Ici, des ossements, c’est tout ; en dehors du passage de rares voyageurs, le soleil qui se lève en ce moment à ma droite, se couche chaque jour sans qu’une goutte de sang ait échauffé une veine, sans qu’une goutte de sève ait vivifié une tige ; nul autre mouvement que la course du sable soulevé par les masses d’air qui fuient sans cesse, puissamment aspirées, en cette saison, vers le Sud-Ouest ; nul autre bruit que la plainte des vents.
L’esprit subit l’influence de cet aspect. Le caractère absolu de l’isolement ambiant lui fait perdre à la fois la notion du temps et celle des distances. On ne se sent ni éloigné ni rapproché d’aucun lieu. Les souvenirs les plus lointains semblent être ceux d’événements proches.
Mais voici que les guides s’arrêtent et montrent, à quelques centaines de mètres de nous, un point blanc. C’est une petite tente conique. Nos gens seraient-ils là ? J’envoie Doma et Suleyman la reconnaître. Suleyman est, avec Doma, le meilleur des six partisans.
Près de cette tente est un monticule de trois à quatre mètres de relief, couronné de pierres, mais je ne vois pas le puits.
Nous approchons ; Doma revient ; la tente est occupée par deux Fezzanais, deux hommes de la caravane que les goumiers ont rejointe. Ils viennent d’ailleurs à ma rencontre. Que s’est-il passé ?
Il n’y a pas eu bataille. Les goumiers ont rattrapé leur petite troupe à Sarra. De là, ils ont emmené tout le monde, sauf eux, à Tekro. Ce sont les hommes de confiance des deux commerçants. On les a laissés là avec une partie des chameaux, un âne, un peu de dattes et de paille, les bagages. Je leur explique le malentendu qui s’est produit. Ils sont pleins d’urbanité, de déférence. Ils se disent heureux d’avoir pu me voir, se plaignent seulement du caporal, qui a été brutal. Ils me demandent quelques vivres. Les leurs sont près d’être épuisés. Je leur fais donner des dattes et du couscous en abondance, de la paille pour leurs animaux. Ils se confondent en remerciements.
J’ai dû croiser la nuit, sans m’en douter, les goumiers et la caravane. Enfin, il ne s’est rien passé de grave, et c’est pour moi un véritable soulagement de l’apprendre.
Puis, je vais au puits. Il est là, tout près du monticule, mais au ras du sol, sans margelle, fermé par une trappe de bois que recouvre une plaque de métal. Il faut être dessus pour le voir.
Auprès sont une corde, en très mauvais état et peu sûre, et un appareil muni de crochets pour repêcher les dellous qui viendraient à tomber. Au bord, on a planté, un peu inclinés en avant, deux pieux courts et robustes, dont l’extrémité porte une petite traverse. Celle-ci sert d’axe à une roulette métallique à gorge. Il y a par terre une roulette de rechange.
Sous un cadre de rondins, l’orifice est sensiblement circulaire, avec un diamètre d’un mètre à peu près.
Ce qu’on voit de la paroi est roche ; il n’y a qu’une petite couche de sable à la surface du sol. L’eau, excellente, était, le jour de mon passage, à 59 mètres de profondeur. J’ai mesuré avec un fusil 1886, dont la longueur est sensiblement 1 m. 30, la corde dont on se servait pour la puiser ; j’ai trouvé un peu plus de quarante-cinq fusils.
Les indigènes m’avaient dit, les uns, 36 brasses, les autres 33 brasses et demie, ce qui, en comptant la brasse à 1 m. 70, donne 61 m. 20 et 56 m. 95.
Le forage est dû aux Senoussia ; sur une indication de Mohammed el Madhi, leur chef vénéré, qui en marqua la place et leur dit que leur labeur serait couronné de succès, ils ont creusé par des moyens rudimentaires, creusé sans relâche, et trouvé l’eau. Le miracle est fils de la foi.
Comme nous venions d’installer notre camp modeste, mes deux vieux guides, Toroe et Sidia sont venus à moi et sont restés debout, immobiles. J’ai compris qu’ils voulaient me parler, et j’ai appelé un de mes Fezzanais, Suleymann, qui comprend le dialecte gorâne.
Solennel, Toroe, le plus âgé, a pris la parole.
« Nous sommes arrivés droit sur le puits, m’a-t-il dit. Nous ne l’avons pas dépassé. Nous ne l’avons pas cherché. Il n’était ni à l’Est, ni à l’Ouest. Nous l’avons trouvé tout de suite. C’est parce que ton cœur est blanc. Sur cette route, ceux dont le cœur n’est pas blanc ne trouvent pas le puits. »
Il continua quelque temps sur ce ton, et, visiblement satisfait, s’arrêta. Je croyais que c’était fini, mais Sidia voulait parler à son tour. Plus bref, car Toroe avait épuisé toutes les ressources de l’éloquence, il me répéta la même chose. Puis ils s’en allèrent côte à côte, toujours lents et solennels, et rejoignirent les autres. A mon tour, j’allai à eux.
— Comment, leur dis-je, trouvez-vous la route ? Quels sont vos points de direction ?
— Il faut, me répondirent-ils, marcher en regardant de l’œil gauche l’étoile qui ne tombe jamais.
En effet, on marche à peu près Nord-Nord-Est. Il parlait de l’étoile polaire.
Tout est relatif. Ce puits, ces hommes, me donnent ici une impression de confort, d’animation, — de centre important ; et c’est avec un sentiment de joie et de bien-être que je vais maintenant me coucher paresseusement sous ma tente, où l’on vient d’étendre une natte.
L’après-midi, les Fezzanais, que j’ai invités à prendre le thé, insistent pour que j’attende le retour de leurs compagnons. Ils seront là demain, m’assurent-ils. Ce sont encore dires d’indigènes. Néanmoins, mes provisions me permettent de m’arrêter quarante-huit heures, et je décide de le faire. Eux-mêmes ne sont jamais allés à Koufra, et leur conversation, banale, ne m’apporte aucun renseignement.
Je vais ensuite assister à l’abreuvoir des chameaux, qu’on a fait manger d’abord, afin qu’ils boivent davantage ; la paille qu’on leur donne est celle que nous avons emportée, car il n’y a aucun pâturage. Cinq ou six hommes, en file, placent la corde sur leur épaule et s’éloignent en courant gaiement jusqu’à ce que la dellou, préalablement immergée, réapparaisse à l’orifice ; deux autres la prennent alors, versent son contenu dans le panier abreuvoir, au fond duquel est une toile de tente qui évite les fuites, et le chameau de qui c’est le tour baisse son grand cou et commence à se désaltérer. Les autres, entravés d’un pied qu’une corde remonte et fixe contre leur cuisse, sagement, attendent derrière lui. Les vingt et un premiers ont leur ration complète. Je suis forcé de réduire celle des deux derniers, car l’eau s’épuise ; ils se dédommageront demain. L’opération a demandé environ trois heures et demie. Je donne tous ces détails, qui semblent fastidieux, parce qu’à défaut d’un intérêt de pittoresque, ils offrent un intérêt pratique. Je ne puis toutefois les multiplier ici à l’excès, et les voyageurs qui désireraient des indications plus précises et plus complètes les trouveraient dans les rapports que j’ai déposés au Ministère des Colonies et à la Société de Géographie.
Le crépuscule éteint progressivement l’éclat du ciel. Avec lui nous vient la fraîcheur. Groupés autour d’un feu chétif dont le bois que nous avons pris à Tekro fait les frais, les hommes causent, tranquilles, avec de longs intervalles de silence. Les chameaux font avec appétit un deuxième et maigre repas. J’ai quitté tout à l’heure mes vêtements d’Européen et j’ai, pour la première fois, revêtu mon costume fezzanais. On sort de ma tente ma petite table ; mon dîner est prêt. Doma place la première sentinelle.
Je m’aperçois, la nuit, que je me suis trop pressé de constater l’absence de tout être animé à Sarra. J’ai négligé de faire dresser mon lit, dont je me passe souvent, et suis tiré de mon sommeil par un frôlement suspect contre ma natte ; je ne vois rien, mais Ahmed, que j’appelle, me dit qu’il a tué un serpent dans la matinée.
De Tekro, nous avons marché, pour arriver à Sarra, cinquante-quatre heures quarante-cinq.
13 octobre. — Repos. Rien à signaler.
14 octobre. — Nous allons repartir aujourd’hui, car les commerçants n’arrivent pas. Mais nous les attendrons encore un ou deux jours à Bichara, le prochain puits. Nous bénéficions du supplément de provisions que nous avions emporté pour eux ; il nous reste dix-huit bottes de paille, avec un peu de dattes. Une botte de paille représente la ration d’un jour pour quinze chameaux ; cela trompe leur faim, d’ailleurs, plus que cela ne les nourrit. Nous allons laisser deux bottes aux hommes qui sont ici pour leurs quelques animaux. Nous en placerons quatre dans un endroit du voisinage repéré avec soin, pour le cas où nous aurions à repasser par le même chemin. Nous emporterons le reste, qui sera largement suffisant pour permettre le nouvel arrêt prévu.
Le départ s’effectue à deux heures. Nous entrons cette fois dans la partie inexplorée du désert de Libye. La route que je vais parcourir n’a encore été vue par aucun Européen. J’éprouve une impression de vie plus intense ; il me semble que chacun de mes pas prend maintenant un intérêt, et je regarde avec une curiosité nouvelle la morne étendue qui s’étend devant moi. Nous nous arrêtons à huit heures un quart ; autour de nous, rien, dans le site, n’a varié.
15 octobre. — Etape de huit heures quarante-cinq ; peu de changement dans l’aspect de la contrée ; deux squelettes encore ; l’un d’eux, une femme, a gardé des lambeaux de pagne. Elle est couchée sur le côté, les jambes un peu pliées, les mains devant la poitrine, dans une position de calme sommeil.
Les difficultés de la route m’avaient été exagérées. Notre temps de marche reste raisonnable. Mais il faut tenir compte de l’allure très rapide de nos chameaux. Pour les caravanes indigènes, beaucoup plus lentes, ce qui m’a été dit reste vrai.
16 octobre. — Des détails d’un caractère nouveau viennent rompre la monotonie du paysage : un groupe de garas assez étendu, les garas Torsen. Nous en coupons la pointe. Je prends des visées.
Mes hommes, maintenant, sont bien en mains. Ils ont compris. L’obéissance est devenue rigoureuse, et la confiance paraît s’être établie, non sans réciprocité d’ailleurs : moi-même, je les connais mieux.
Squelettes, mirages.
A la halte de midi, l’un de ces derniers met une belle flaque bleue si près de nous que j’engage Denis à profiter de cette eau tentante pour aller remplir les bidons. Mais il me répond d’un air vexé qu’il sait très bien ce que c’est. Denis devient un homme du désert.
On se croirait sur une plage immense où la mer, en se retirant, aurait laissé quelques mares.
Demain, a dit Toroë, le puits. Ce sera, comme toujours, un pauvre point dans le sable triste ; mais ce nom bref, qui, en France, évoque seulement l’idée peu émouvante de besognes rustiques, prend ici une incroyable ampleur.
Marche : 10 heures 35.
17 octobre. — Nous partons à cinq heures vingt. Une longue gara, au loin, à l’ouest. Puis une pente légèrement ascendante, une petite crête à peine marquée, et, devant nous, à une dizaine de kilomètres, semble-t-il, beaucoup plus loin en réalité, un groupe rocheux : le Hadjer Bichara.
Entre lui et nous, il y a d’abord une nouvelle plage de sable parfaitement lisse et sans une tache, et une ligne de dunes, pointe avancée de la masse dunaire occidentale qui, près ou loin, semble nous accompagner toujours. J’affirmerais que cette pointe est à trois cents mètres environ ; mais pendant plusieurs heures, je suis l’objet des illusions de distance les plus inattendues pour moi, malgré l’habitude que j’ai de ces régions. Tantôt le hadjer s’approche avec une rapidité incroyable ; tantôt je le vois plus éloigné encore que lorsque je l’ai aperçu pour la première fois. La ligne des dunes me paraît longtemps aussi proche ; puis, tout à coup, au lieu des trois cents mètres que j’ai notés d’abord, j’ai l’impression que des kilomètres m’en séparent. A cela se mêlent des phénomènes de mirage qui parfois noient de bleu et parfois démasquent telle ou telle partie de l’ensemble. Je finis par détourner, de cette fantasmagorie, mes yeux que lasse son optique d’erreur. Je prends mon carnet et je note, pour la reproduire plus exactement dans la suite, la succession des illusions dont mon observation s’est abusée.
Nous mettons quatre heures pour arriver à la lisière des dunes ; mes trois cents mètres représentaient plus de vingt kilomètres. Il est dix heures trente-cinq quand nous campons au milieu d’elles, après cinq heures et quart de marche.
Ahmed, en route, vient me demander, quand je le renverrai à Faya, de ne l’adjoindre ni aux partisans, ni à des commerçants fezzanais. Les premiers ne lui inspirent que peu de confiance s’il a sur lui les gages que je lui aurai payés. Les seconds, paraît-il, ont pour habitude d’abandonner sur la route tout homme incapable de marcher ; et, s’il tombe malade, il se voit déjà perdu.
A cinq heures cinquante nous atteignons le puits. Nous avons marché trente-quatre heures quinze, depuis Sarra. A peu près identique à celui-ci, il est à quelques centaines de mètres au sud-ouest du hadjer Bichara. Un monticule d’ossements, élevé tout près, en signale l’emplacement. Alentour, innombrables, sur un vaste rayon, d’autres ossements sèment le sable de petites taches blanches.
Le hadjer lui-même est un groupe de reliefs rocheux de vingt à trente mètres ; il étend vers nous plusieurs longues arêtes noirâtres entre lesquelles de larges espaces sablés montent en pente douce. Il est flanqué à l’est et au sud-est de plusieurs groupes analogues, quoique moins importante.
Ici encore, mes deux vieux guides viennent me faire chacun leur petit discours. Je les vois encore, debout l’un près de l’autre, noirs et grêles dans leur pagne bleu, bien droits, presque au garde à vous. Mon cœur, décidément, est d’une parfaite blancheur.
Je fais dresser ma tente, puisque nous devons nous arrêter encore pour attendre les Fezzanais.
Tandis que les hommes s’empressent à la tirer du grand sac de cuir qui l’enveloppe, je repais mes yeux du spectacle de ce site sans grâce, mais qu’avant moi nul Européen n’avait vu ; et j’éprouve une satisfaction intense à la pensée que la Société de Géographie, en me confiant le soin d’y porter son pavillon scientifique, ménageait à un Français le privilège d’en fouler le sol pour la première fois.
18 octobre. — Le vent, durant la nuit, a secoué si fort ma tente qu’il m’a privé de sommeil la plus grande partie du temps.
Le matin, je passe trois heures à visiter le hadjer Bichara. L’après-midi on fait boire les chameaux. Je mesure la profondeur du puits ; l’eau est à trente-quatre mètres environ : un peu plus de vingt-six longueurs de fusil 1886 ; les indigènes disent vingt-trois brasses, ce qui revient sensiblement au même. J’en note les autres caractéristiques, pour mon rapport technique.
Je remarque, tout près, des chebakas vides. Les chebakas sont de robustes filets dans lesquels on place souvent les charges des chameaux. Ceux-là ont contenu de la paille. Leurs propriétaires, après les avoir vidés, les ont laissés là pour s’embarrasser moins ; ils les prendront au retour ; le voisinage immédiat du puits est, me dit-on, lieu sûr ; les dépôts qu’on y laisse sont scrupuleusement respectés. Il n’en serait pas de même dans le hadjer, par exemple ; c’est déjà plus loin.
19 octobre. — Je prends encore quelques observations, puis des photographies. Un coup de vent met à jour une partie d’un nouveau squelette humain. C’est un véritable ossuaire que cet endroit.
Les nuits sont très fraîches. La chaleur est toujours forte de neuf heures et demie à quatre heures. Le vent est intermittent.
La contrée est éminemment lassante pour l’esprit. Je finis par éprouver une impatience — si peu que ce sentiment puisse avoir sa place au désert, où la notion du temps s’efface — d’apercevoir quelque part une note verte, dans tout ce jaune et dans tout ce brun.
La journée s’achève dans le repos. Le soleil se couche. L’horizon s’embrase, puis s’éteint doucement. Une teinte rose éclaire l’âpre roche du Hadjer Bichara. Les hommes se sont mis en prière, et dans cette ambiance d’Angelus, je me suis écarté quelque peu pour m’abandonner mieux au charme du crépuscule. Je goûte la paix de cette heure ; bientôt peut-être, car Koufra est tout près, j’en connaîtrai de plus agitées.
Instinctivement je me suis dirigé vers le puits. Je me suis arrêté devant ses pierres frustes, et j’ai été surpris du sentiment de confiance, presque de piété, qui m’a envahi tout à coup. Il est ici le but et le refuge, il est le secours et le seul secours. Il emprunte une sorte de solennité à l’inappréciable trésor qu’il recèle, dernier témoin d’une volonté animatrice, et aux drames où sombre la vie de ceux qui l’ont trop longtemps cherché. Le désert, partout ailleurs, est impitoyable.
Déjà, en prévision du départ proche, on a replacé, sur l’orifice étroit, la trappe grise. Du sable fraîchement et soigneusement tassé en assujettit à nouveau les bords, fermant la demeure profonde où dort l’eau salutaire ; pourtant cette eau reste le viatique qui nous soutiendra jusqu’au bout ; demain, elle va nous accompagner dans nos guerbas pleines.
Des tombes se referment ainsi sur les êtres très chers dont l’affection, en ce monde, est le principal élément du bonheur. Mais après que la mort a plongé dans ses implacables ténèbres la source où nous puisions le plus pur de notre force et de nos joies, nous emportons encore, jalousement et pieusement cachés dans le coin le plus secret de notre cœur, le bienfait de cette affection, et sa douceur ; comme l’eau pure sur la piste désertique, elle continue de nous aider à traverser les lieux arides où le caprice des circonstances conduit le cours de notre vie.
20 octobre. — Nous nous mettons en route à cinq heures vingt. Les Fezzanais ne sont toujours pas là. Je n’aurai de la sorte ni eux, ni le caporal goumier. Mais mes provisions sont déjà fortement entamées. Il me faut prévoir l’éventualité d’une période d’expectative en arrivant à Koufra. Il serait imprudent d’attendre davantage. Le manque de vivres dépasserait en gravité tout ce dont j’ai à me préoccuper. Je me décide à tenter l’aventure dans ces conditions, puisque la possibilité de les modifier m’échappe.
J’apprends en revanche une circonstance très intéressante pour moi : le chef de Telab, le petit village par lequel nous allons aborder la célèbre oasis, a un fils qui habite Ounyanga. Ce fils s’est bien gardé de se faire connaître à notre passage, craignant sans doute qu’on ne l’emmenât. Mais il a chargé Suleyman de recommander à son père qu’il me fît bon accueil. Suleyman me le dit aujourd’hui seulement.
Arrêt à dix heures vingt, auprès d’un nouveau groupe rocheux.
L’après-midi est marquée par un petit désastre. Ma montre, la seule qui marchât encore, s’est arrêtée. Je vais essayer de me servir d’un podomètre, mais quelle précision me donnera-t-il ?
Les reliefs, lignes étroites de garas, se multiplient sans arriver à mettre de vrai pittoresque dans le paysage. Nous marchons environ six heures. La soirée est fraîche, la nuit froide.
Je fais à Doma de sérieuses recommandations pour le service de garde. Si les Toubous ont été avertis de notre départ de Faya, comme c’est vraisemblable, c’est sur cette dernière partie de la route qu’ils nous attaqueront, car c’est celle qui se rapproche le plus du territoire qu’ils occupent.
21 octobre. — La nuit n’a pas été moins tranquille que les précédentes.
Nous franchissons le matin, par un col facile et sablé, une étroite barrière rocheuse qui s’était montrée hier à l’horizon. Elle s’appelle Dour, me dit Toroë. Il me faut plus d’un quart d’heure pour lui faire préciser que c’est le nom du lieu et non celui de la halte qu’on y fait habituellement — dohr, en Arabe, correspond à deux heures de l’après-midi.
Suleyman commence à me parler avec confiance ; les indigènes se livrent lentement. Il me demande de scinder le détachement, au retour, en deux groupes, si, continuant mon chemin vers Alexandrie, je le renvoie à Faya sans moi ; lui et Doma, qui sont Fezzanais, Denis et Ahmed, qui acceptent de faire route avec eux, et un guide. Les Gorânes reviendraient de leur côté, avec l’autre guide. Il craint sans cela des querelles. Koti a déjà tué trois hommes au Tibesti. Cela corrobore les appréhensions que me manifestait Ahmed.
Une négligence dans l’ajustage d’une bassoure blesse fortement un des chameaux.
Seuls Guetté et Degoré ont sellé ce matin les animaux de charge. Doma me les amène. Je constate avec satisfaction leur inquiétude. J’ai maintenant sur mes hommes l’emprise nécessaire. Après les avoir abandonnés quelque temps à leurs appréhensions, je leur dis que tout le monde s’est bien conduit durant la fin de la route ; que je ne veux pas, le dernier jour, punir sévèrement ; qu’on se bornera à ne pas seller le chameau tant qu’il ne sera pas guéri, et que sa charge sera mise sur l’un des leurs ; eux-mêmes feront chacun la moitié de l’étape à pied, puisqu’ils n’auront plus, de la sorte, qu’une monture pour deux. C’est, de la part de tout le monde, un visible soulagement, et ils se confondent en marques de gratitude.
Nous arriverons demain à Telab, et je ne sais ce que cette journée réserve à ces pauvres diables.
Je fais abattre dans la soirée, d’une balle dans la tête, un autre chameau qui, malade, ne peut plus suivre.
22 octobre. — Voici le grand jour de mon voyage.
Nous nous mettons en route vers cinq heures et demie. C’est toujours, à perte de vue, le même sable nu, tantôt plan, tantôt légèrement bossué avec, parfois, des débris de roches. Le profil d’un sommet très éloigné, sensiblement plus élevé que tous ceux que j’ai vus jusqu’ici, et que déjà hier j’apercevais dans l’Est, se précise en un double relief. C’est, me dit-on, le Djebel Zourouf. A l’Ouest, une sorte de haute falaise, très loin aussi, s’accuse ; au Nord-Est, une barrière rocheuse se montre, formée par une série de petites garas. Rien n’indique que nous soyons près d’un lieu moins désertique. Pourtant, d’après les guides, nous atteindrons, avant midi, Koufra.
En effet, soudain, vers dix heures, nous découvrons devant nous, lointaines encore, deux longues taches noires qui barrent la route — deux palmeraies. Celle de l’Ouest, la plus proche, est notre objectif.
Telab est là ; notre sort est sous ces palmiers.
Je dépêche Sidia et Suleyman, pour annoncer mon arrivée. Ne pas prévenir serait m’exposer à une effervescence soudaine, au coup de griffe de l’animal surpris à qui on a fait peur. Prévenir trop tôt, ç’aurait été donner, en revanche, aux sentiments hostiles qui pouvaient naître, le temps de se concerter et de s’associer dangereusement.
Je vois mes deux émissaires disparaître dans les palmiers, et je continue de me diriger vers Telab, guettant avec impatience leur retour. J’ai le sentiment d’approcher du moment décisif de ma tentative, dont le caractère aléatoire m’apparaît nettement alors. Comme je ne suis plus qu’à un kilomètre des arbres, un chameau monté en sort, et arrive au trot. Son cavalier est Suleyman. Il a l’air assez ému et s’embrouille un peu. « Cela ne va pas mal, me dit-il en substance. Le chef est absent, il est à Djof, mais son jeune fils est là. Il n’y a qu’à entrer dans le village. »
L’absence du chef est un contretemps sérieux. Je vais me trouver en présence d’une foule livrée aux impressions du moment. Mais je n’ai plus le loisir de m’attarder aux réflexions. Un homme, durant ces quelques instants, s’est montré ; il s’approche. D’autres paraissent et se joignent à lui. Je mets pied à terre, ma petite troupe restant montée derrière moi. En silence, contrairement à leurs habitudes, sans saluer, ils se placent à mes côtés. Ils sont sans armes apparentes. Néanmoins, je trouve qu’ils m’entourent de bien près, d’autant plus qu’ils m’ont peu à peu séparé de mon escorte. Mes hommes ont la même impression et j’entends charger les fusils, approvisionnés déjà.
La manœuvre n’est pas adroite. Je décide de persévérer, en l’accentuant au contraire, dans la tactique que j’ai adoptée : provoquer la loyauté par la confiance. Je me retourne et je donne l’ordre de laisser les fusils tranquilles. Puis je prends progressivement de l’avance sur mon escorte et, laissant ostensiblement mon propre fusil et mon revolver sur mon chameau, j’arrive à la porte d’une case, où un groupe m’attend.
On me fait entrer. Dans l’intérieur, sur le sol, des tapis. Il y a là une dizaine d’hommes, des Arabes Zoueyas. Leur réputation n’est pas très bonne. L’accueil est froid, les salutations réservées, les mines contraintes. Pas de poignées de main. Je m’assieds et je prends la parole. J’explique que je viens en ami et en hôte, que je n’ai pas de soldats avec moi ; que je désire voir Sidi Mohammed el Abid et que je voudrais lui faire porter le plus tôt possible une lettre pour lui annoncer mon arrivée. Sa résidence est à Tadj, à quelques heures de Telab. Je réussis à peu près à me faire comprendre. Puis je fais appeler Ahmed pour qu’il me serve d’interprète dans la suite. Il me dit que les gens du village ont fait arrêter les chameaux à quelques centaines de mètres plus loin, et qu’on les décharge.
Mes explications sont accueillies avec des visages fermés, mais avec une correction parfaite. On va, me dit-on, envoyer immédiatement un homme à Sidi Mohammed avec ma lettre. Il passera en même temps par Djof et préviendra le chef du village.
Deux heures s’écoulent sans qu’on apporte ni thé, ni eau. Les visiteurs se succèdent, entrent, saluent, s’assoient silencieusement, me regardent, détournant rapidement leurs yeux durs dès que mon regard rencontre le leur. Enfin plusieurs d’entre eux, les uns après les autres, s’en vont. La diminution de leur nombre donne comme une impression d’intimité. J’en profite pour poser quelques questions. On y répond d’assez bonne grâce.
Suleyman entre. Je ne sais rien de ce qui se passe au dehors. Il a le teint gris, ce qui est sa pâleur, mais il me fait, à la dérobée, un petit signe, et j’en conclus que nulle complication n’a surgi. Mes hommes, comme moi, semblent maintenant comprendre que la partie est engagée, et qu’elle est décisive. Puis c’est Denis. Il me demande si je ne veux pas manger. En effet, je meurs de faim. Mais mon plus proche voisin l’interrompt. On m’apportera, dit-il, à manger tout à l’heure, ainsi qu’à mes hommes. Je suis ici dans la case du fils du chef. Il sera pourvu à tous mes besoins. Ses paroles ont leur importance : ainsi je suis hôte, et j’ai au moins devant moi les trois jours traditionnels de l’hospitalité musulmane. Cela prend meilleure tournure.
En effet, on apporte des dattes et de l’eau. Je remarque quelques visages ouverts, enfin, parmi d’autres qui restent hostiles. On me demande à voir ma boussole ; on sait, me dit-on, que j’en ai une et que je la regarde souvent en route. Une épingle double, ensuite, passe de main en main. Puis ce sont mon fusil et mon revolver qu’on réclame. Ils sont sur mon chameau, comme je l’ai dit tout à l’heure. J’envoie Ahmed les chercher. La demande, à la vérité, ne me plaît guère. Mais je suis trop engagé pour refuser. Je les leur donne, l’œil aux aguets. On les regarde. Ils passent de main en main. On me les rend.
Enfin du café arrive, puis un repas.
Le soir tombe. Un à un, les visiteurs se retirent. On apporte une lanterne où brûle une bougie. On la pose à terre. Elle éclaire une petite zone circulaire, sur le sol. Le reste de la case est dans l’obscurité. J’attends, désœuvré.
Vers neuf heures, on m’annonce le chef Amran. C’est un grand Arabe, sec, ridé, qui a de l’allure et qui n’hésite pas. « J’ai bien fait, me dit-il tout de suite, de me fier aux gens de Koufra. Je suis ici son hôte. Si la réponse de Sidi Mohammed, que tous maintenant s’étonnent de voir tarder autant, était négative, lui-même me reconduirait jusqu’au premier puits pour que je ne sois pas attaqué en route. Puis, il me demande si je désire qu’on couche près de moi. Lui-même s’y offre. Je réponds que, sous le couvert de l’hospitalité musulmane, je me sens en pleine sécurité et que je préfère n’avoir personne. Il paraît sensible à ma confiance.
Je vais voir mes hommes. Tout se passe au mieux. A peine suis-je arrivé que Toroë et Sidia s’avancent et, selon le rite qu’ils ont institué, ils me font l’habituel discours, que j’écoute gaiement. Je rentre et je passe une nuit tranquille et reposante. Le matin, vers huit heures, pendant que je cause avec le chef qui est déjà venu me rendre visite, on vient le chercher : des soldats arrivent. Il me dit de ne pas bouger et sort.
Cinq minutes plus tard, il revient et, derrière lui, entrent quatre hommes : un officier, un commandor qu’on appelle Effendi, et trois soldats. Ils sont tous parfaitement bien tenus, en costume kaki, à l’européenne, avec boutons de cuivre, jambières de cuir, chaussures et fusil à tir rapide, muni d’une courte baïonnette qui se replie le long du canon. J’ai retrouvé souvent ces particularités d’équipement et d’armement dans la suite.
Le commandor, un grand gaillard aux longues jambes, au teint d’un brun très foncé, aux lèvres proéminentes, me salue, me tend la main. Il apporte la réponse de Sidi Mohammed. On me la lit. Sidi Mohammed se déclare heureux de ma visite. Il me recevra demain à Tadj, où m’escorteront ces soldats, et j’y serai son hôte. Ce soir, ajoute le commandor, nous partirons, nous coucherons à Zouroug, et demain matin, avant la chaleur du soleil, nous serons à Taj, in cha Allah — s’il plaît à Dieu.
La partie est gagnée.
Dans cette partie heureuse, je n’ai pas été seul à tenir les cartes du jeu français. Si l’évolution des Senoussia s’est manifestée nettement, pour la première fois, à l’occasion de ma visite, elle a été préparée par une série d’événements antérieurs.
Après les rudes et victorieuses campagnes au cours desquelles nos officiers et nos soldats imposèrent aux populations du Kanem, du Ouadaï, de l’Ennedi, du Borkou et du Tibesti le respect de notre drapeau, la politique ferme, généreuse et sage de notre administration en Afrique, a inspiré aux indigènes une considération et une confiance dont la portée s’est étendue jusqu’aux Senoussia, très informés de l’opinion extérieure par leurs émissaires, et je suis heureux, au moment où je relate le résultat qu’il m’a été donné de recueillir, de rendre un hommage infiniment sincère et profondément reconnaissant aux morts et aux vivants qui, dès longtemps, l’ont courageusement, modestement et efficacement poursuivi.
Les voisins reviennent. On les informe. Tous les visages deviennent cordiaux. On se prête à des photographies. Quant à mes gens, ils sont radieux.
L’après-midi, je visite les cultures avec un homme du nom d’Abd el Kader, qui se dit chérif et qui, en l’absence du chef, malgré la présence du fils de celui-ci, a pris hier toutes les initiatives et s’est tenu constamment près de moi. Ce sont de petits champs, tout proches des cases.
Des puits, où l’eau paraît à huit mètres environ et dont la paroi est faite de morceaux de palmiers étagés les uns au-dessus des autres, permettent de les irriguer au moyen de canaux et d’un dispositif de puisage. Tout cela est entretenu avec soin. Je vois du maïs, du blé, des tomates, des figues, des arbres fruitiers et, bien entendu, de nombreux dattiers. Il y a, comme animaux, des ânes, des moutons à poil brun foncé, court et droit, des poules. Je remarque un cheval. Il est au chef, qui l’a fait venir de Faya.
Les cases sont construites de morceaux de pierre ou de terre pierreuse superposés, où se mêle beaucoup de sel. Il y a ici du sel comme à Dimi, m’a dit Amran, le cheikh.
Je remets dans la journée les cadeaux qui me paraissent justifiés. Le chérif me remercie, le cheikh aussi. En revanche, je vois sur la figure du fils de ce dernier, qui a compté l’argent sans rien dire, un tel désappointement, que je charge Ahmed de s’enquérir de ses motifs. Je les connais bientôt. Le chérif m’avait dit que j’étais son hôte personnel, et je l’ai rémunéré en conséquence. C’est au contraire le fils du cheikh qui a fait tous les frais de ma nourriture et de celle de mes hommes, et mon présent, dans ces conditions, l’a déçu. Je vois que le brave chérif connaît manière, comme disent les noirs. Néanmoins, je ne soulève aucun incident, ce n’est pas le moment, et je me borne à donner au fils d’Amran, un pauvre garçon estropié d’un pied, qui a fait de son mieux pour me traiter convenablement, ce qui lui revient, en y ajoutant la moitié d’un pain de sucre. Cette fois, il est satisfait. Il me dit qu’il pourrait parler beaucoup sur Abd el Kader. Puis il se dirige vers un coffre de bois qui se trouve dans la pièce où je me tiens. Il l’ouvre avec une longue clef, jette autour de lui un rapide regard de défiance, y place sucre et argent, en ne levant le couvercle que juste ce qu’il faut pour introduire le tout, et referme vite. Le voilà parti, claudicant.