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Du Cameroun au Caire par le désert de Libye : $b chasses au Tchad

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Bichara. Au premier plan, mes hommes, parmi lesquels Doma est au milieu, un peu en avant. A droite de sa tête, derrière, assez loin, le puits.

A droite, un tas d’ossements.

(Page 299.)

Mes hôtes et ma case à Telab, à l’entrée de l’oasis de Koufra.

Au centre, le chef Amran. A droite Abd el Kader.

(Page 308.)

Le commandor m’avise que nous attendrons la nuit pour quitter Telab ; nous éviterons ainsi, me dit-il, un attroupement des gens du village autour de mes bagages.

L’après-midi, un certain nombre de visiteurs se succèdent à nouveau dans ma case ; mais l’attitude s’est modifiée ; je les sens confiants. Ma boussole, une fois de plus, est examinée ; puis, c’est une paire de bretelles qui obtient un succès considérable. On me demande aussi, comme partout, des médicaments.

Quand le jour tombe, je vais surveiller l’arrangement des charges. Quelques Zoueyas, qui rôdent alentour, essayent de me vendre divers objets de fabrication européenne, une théière notamment. Tout est prêt. Seul le commandor ne vient pas. Je vais l’avertir. Il est chez Amran, dans une longue pièce nue. Il prend le thé avec le cheikh et ses trois soldats ; ils m’invitent à me joindre à eux, mais j’entends des éclats de voix du côté des chameaux et je vais voir ce qui se passe.

C’est Ahmed qui, à l’occasion d’un achat, se dispute avec un vieillard. Le vieux pince avec fureur sa petite bouche sans dents, toute rentrée, et vocifère d’une voix enrouée, sur un ton suraigu, de longs arguments. Les Zoueyas, qui ne cessent de tourner autour des cantines, se groupent derrière lui. J’interviens. J’admoneste vivement Ahmed, et mon ton irrité ramène le calme chez tous.

Pendant ce temps, le fils du cheikh, sans rien dire, est allé prévenir le commandor qu’il est préférable de se hâter. Celui-ci comprend, arrive, et dix minutes plus tard nous sommes en route. Les Zoueyas se sont dispersés dans l’ombre, silencieux et lents. Quand, à Tadj, j’ai fait vérifier mes bagages, j’ai constaté que rien ne manquait. Surveillance de mes hommes ou réserve de mes hôtes, le fait mérite d’être noté.

Le clair de lune me permet de distinguer, chemin faisant, des palmeraies et, non loin, des garas. Le sol est de sable mou, généralement bossué de gros monticules. Nous marchons à une allure moyenne et nous sommes en trois heures et demie à Zouroug, où sont groupés des arbres divers, des cultures et quelques cases. Mais nous n’y voyons personne, encore que le lieu soit habité ; nous couchons à l’abri de palmiers.

Le commandor a une montre ; tous ces jours-ci, elle me donnera les indications que me refusent désormais les miennes.

24 octobre. — Nous repartons au soleil levant. J’ai repris le costume européen. Je ne veux pas entrer à Tadj déguisé. Je garde seulement mon tarbouch, car je n’ai plus de casque.

Après une demi-heure de marche dans le sable d’un nouvel espace nu, nous sommes au commencement de Djof ; je vois un groupe étendu de quadrilatères de murs bas, ternes et gris, irrégulièrement répartis sur la pente douce d’une large éminence sans végétation. Une vaste palmeraie s’étend au pied de cette pente, et des étangs d’eau salée miroitent à travers ses arbres. Le sol est revêtu lui-même, par endroits, d’une couche de sel abondante. Nous laissons le village à notre droite. La piste, contournant l’éminence, passe entre les cases et la palmeraie, puis entre dans celle-ci.

Au nord, à quelques kilomètres, apparaît maintenant, au-dessus des palmiers, une sorte de falaise dans la face antérieure de laquelle se sculptent des cônes et des garas, d’ailleurs peu accusés. Des pistes se dessinent, blanchâtres, sur ses pentes terreuses ; au-dessus, des murs bas et sombres comme les ruines d’un vieux château-fort. C’est Tadj. Nous aurons mis, de Zouroug, deux heures et demie pour l’atteindre.

La partie de la falaise où se trouve Tadj forme une pointe légèrement avancée. A l’Est et à l’Ouest, la ligne des reliefs continue avec des saillants et des rentrants.

Des indigènes, une trentaine au plus, vêtus de boubous blancs, surgissent çà et là entre les vieux murs et s’avancent curieusement pour me voir.

Nous gravissons la pente. Le détour que fait la piste en arrivant au sommet me montre un groupe, arrêté, qui m’attend. Le commandor met pied à terre. Je l’imite. Un homme corpulent, au teint brun, au visage aimable et grave, avec une courte barbe, se détache et vient à nous. Il est vêtu de riches étoffes. C’est le kaïmakan Si Mohammed Saleh el Beskri. Derrière lui se tiennent, silencieux, des personnages de moindre importance.

Nous échangeons des salutations et nous pénétrons dans une cour carrée dont la porte n’est qu’à quelques mètres de nous. Une colonnade forme le côté qui fait face à l’entrée. Sous la colonnade, une large galerie, que je traverse, puis j’entre dans une longue pièce rectangulaire claire et gaie, qui n’est que la répétition intérieure de la galerie, et sur le sol de laquelle sont des tapis. Nous nous asseyons, le kaïmakan et moi, sur l’un d’eux, adossés au mur, face à la porte, et les notables se rangent, accroupis comme nous, à notre droite, sur une ligne perpendiculaire à la nôtre.

Je reprends mon petit discours de Telab, et je l’ai à peine terminé que le kaïmakan se lève précipitamment et, sans un mot de réponse, sans un salut, se dirige vers la porte, imité par tous les notables.

Je reste seul, un peu inquiet. Ai-je commis quelque maladresse, une faute d’usage grave ? Mais le commandor, qui arrive, me rassure. Le kaïmakan n’est qu’un mandataire. Il a qualité pour écouter mes paroles, non pour y répondre. Il n’y a donc pas répondu. Mais il est parti, en hâte, les transmettre. Je m’incline devant cette logique.

Dans la cour, mes hommes sont entrés, laissant les chameaux dehors. Ils ont l’air enchantés de l’accueil qu’on leur a fait.

Une demi-heure plus tard, deux soldats viennent me chercher. Ils me conduisent chez Sidi Mohammed par des rues désertes, bordées de petits murs bas et sombres. Nous longeons par moments le bord de la falaise qui domine les environs, et d’où la vue s’étend au loin sur l’immense palmeraie avoisinante et, derrière elle, sur quelques reliefs dénudés. Bientôt une porte modeste s’ouvre devant nous. Nous suivons d’étroits couloirs à ciel ouvert, coupés de très petites cours, le tout rustique et propre. L’un de ces couloirs, qui me paraît plus étroit encore que les autres, nous mène à une dernière cour, spacieuse, dont un côté est occupé, comme dans la mienne, par des arceaux, puis par une galerie couverte, puis par une belle pièce parallèle à celle-ci. Seulement, c’est plus grand que chez moi, et les tapis couvrent une surface plus étendue : il y en a jusque dans la cour. Dans la pièce, aux murs garnis de bibelots d’Europe où les pendules et les réveille-matin se distinguent par leur nombre, un immense plateau de cuivre, chargé de mets soignés, — œufs, mouton à différentes sauces, couscous, — est à terre. Le kaïmakan, dans ses beaux vêtements aux couleurs chatoyantes, me reçoit, m’invite à m’asseoir, et nous commençons, servis par les mêmes soldats qui sont venus me chercher chez moi, un excellent repas. Mon hôte se tait d’abord, et je l’imite. A deux reprises, un serviteur lui apporte un petit bout de papier. Il le lit, prend un stylographe, y écrit quelques mots, le rend. Ce sont des ordres et des questions de Sidi Mohammed.

Vers la fin, il m’annonce que celui-ci viendra tout à l’heure. On sert le dessert, qui ravit ma gourmandise, un peu à l’épreuve depuis quelque temps : un gâteau de semoule parfumé, des melons à chair blanche, des pastèques sucrées et un admirable raisin doré qui peut rivaliser avec les meilleures espèces d’Europe. L’Ennedi et le Borkou possèdent d’ailleurs ce même raisin. Après une minuscule tasse de café, on me présente un bassin où, d’une aiguière, de l’eau est versée sur mes doigts ; au commencement déjà, on avait eu cette attention. Le kaïmakan se lève ensuite, me laisse, et, du dehors, devant la porte, il guette l’arrivée du prince. Bientôt, il me fait signe que celui-ci arrive. Je le vois se porter de quelques pas à sa rencontre. Ils entrent tous deux.

Je suis en présence d’un homme de taille moyenne, d’âge mûr, un peu épaissi par l’embonpoint. Son teint est cuivré, son regard clair, dur, expressif. Il est vêtu avec une recherche discrète.

Le kaïmakan se retire respectueusement, et reste dehors près de la porte. Ahmed, que j’ai envoyé chercher pour qu’il me serve d’interprète, est dehors aussi.

Sidi Mohammed me tend sa main, qu’il porte ensuite à son front. Nous échangeons les salutations habituelles où les « Kif Hâlak », « Taïbin », « Hâfia » se croisent lentement à plusieurs reprises. Nous nous asseyons. Ce sont ensuite de nouvelles salutations. Je fais une fois de plus mon petit discours. J’ai soin, pour éviter toute équivoque, de bien préciser que je ne suis l’envoyé de personne ; que le gouvernement français ignore ma visite ; que je viens à titre personnel. Il met dans sa réponse beaucoup de politesse, en même temps qu’il lui donne un caractère amical très marqué. Je me montre sensible à cet accueil qui aurait pu être si différent. Nous nous entretenons une dizaine de minutes de banalités. On sert le thé — les trois petits verres traditionnels. Puis il fait un signe au kaïmakan, qui entre. Je me lève, il se lève aussi, je prends congé de lui et mes deux gardes du corps — ce sont deux officiers, me dit Ahmed, — me ramènent chez moi par les rues toujours aussi vides. Nous avons pu causer sans interprète. Il me comprend aisément. J’éprouve plus de difficulté, car il parle un arabe savant qui est nouveau pour moi.

Le kaïmakan m’a prévenu que c’était à lui seul que je devais exprimer mes désirs, de manière à ne pas surprendre Sidi Mohammed par des demandes auxquelles il ne soit pas préparé, et à ne pas le mettre dans la nécessité de résister, le cas échéant, à certaines d’entre elles. Je l’ai donc avisé, avant de partir, que je serais heureux de passer trois jours à Koufra, d’y visiter notamment le marché et de prendre quelques photographies ; qu’ensuite je souhaite me diriger sur Alexandrie.

J’attends avec une impatience particulière la réponse qui me sera faite sur ce dernier point. Le succès de mon voyage ne sera, en effet, complet, que si je puis atteindre la Méditerranée et achever ainsi la liaison.

Je passe l’après-midi dans une solitude qui contraste avec les visites de Telab, mais qui me repose. Seuls, le commandor et les deux officiers qui m’ont accompagné se présentent vers quatre heures pour me saluer de la part de leur maître.

Le soir, on vient à nouveau me prendre pour dîner.

Je retrouve le kaïmakan, très aimable.

Le menu n’est ni moins copieux ni moins recherché que le précédent. Le pain, auquel je n’étais plus habitué, est blanc et excellent. Mon hôte a fait improviser une table et apporter des chaises, parce qu’il m’a vu gêné, à midi, pour manger par terre. De même qu’alors, il engage la conversation vers le dessert seulement. Il m’annonce notamment que le Chérif — Sidi Mohammed a droit à ce titre — se réserve de m’entretenir longuement le lendemain. Je lui demande, à cette occasion, qui est le chérif Abd el Kader, qui remplaçait le cheikh à Telab, lorsque j’y suis arrivé. Il sourit. « Ils ne sont ni chérif ni cheikh, me dit-il ; Abd el Kader est un homme quelconque ; Amran est chef du village, mais non cheikh. »

Après le thé, mes deux officiers me reconduisent. De la falaise de Tadj, on voit, au clair de lune, l’immense palmeraie qui s’étend au loin. Je considère ce spectacle ; je songe à ces fruits, à ce blé, à ce raisin, tirés, en plein désert, de la terre la plus ingrate ; je me rappelle Sarra, creusé loin de tout, dans la roche, à soixante mètres de profondeur, et par quels moyens ! Je me dis que les auteurs de ces efforts et de ces résultats sont mieux que de simples sauvages, et que, devant l’humanité et devant la justice, ils ont acquis, peut-être, quelque droit à garder pour eux, pour eux seuls si bon leur semble, entre les solitudes jonchées d’ossements qui, de toutes parts les isolent du reste du monde, le rude refuge qu’a créé leur volonté et que féconde chaque jour leur labeur.

Je traverse la cour carrée au fond de laquelle est mon logis. Le long du mur le plus éloigné de ma porte, mes hommes sont couchés, endormis. Seuls Ahmed et Denis veillent en m’attendant. La bougie qu’ils allument n’éclaire qu’un coin de la grande pièce silencieuse, où, sur un tapis sombre, ma natte, avec ma couverture, est étendue. Je les congédie ; je me déshabille lentement, dans la paix de ce domicile si longtemps attendu ; dans cette sérénité soudaine, ma pensée s’attarde à loisir au souvenir des jours précédents, et je me pénètre du sentiment de ce qui est, en songeant à ce qui aurait pu être.

25 octobre. — Déjeuner comme la veille chez le kaïmakan, qui m’annonce que je resterai à Koufra tout le temps que je voudrai et que c’est à moi-même qu’il appartient de fixer la date de mon départ. Quant à continuer vers le Nord, c’est, dès à présent, chose convenue, puisque cela m’agrée. Cette réponse m’apporte la satisfaction qu’on imagine ; désormais, tout le plus difficile est fait.

Sidi Mohammed vient ensuite, et nous avons un entretien de près d’une heure, dans lequel il me manifeste beaucoup de confiance. Puis il donne son assentiment à mon désir de visiter le marché et d’y prendre des photographies. Les gens de Koufra, me dit-il, sont prévenus. Ils me considèrent maintenant comme un ami.

Je n’ai toujours aucune visite chez moi. Il y a constamment trois soldats à ma porte. L’entrée forme un petit corps de garde. Je me demande si la consigne vise aussi mes propres sorties, et je tente l’expérience. Mais on se contente de me saluer lorsque je franchis le seuil.

Je fais appeler le commandor vers deux heures afin de me diriger vers le marché.

Il me fait remarquer que Sidi a fixé quatre heures, sans manifester toutefois l’intention de refuser ; je préfère rester dans la stricte correction ; attendons quatre heures ; il y a peut-être une raison à cela. Je prends, dans l’intervalle, quelques vues de l’oasis.

Vers trois heures et demie nous partons enfin ; je suis à chameau ; le commandor monte un petit âne alerte, ses longues jambes traînant presque à terre ; nous avons avec nous trois soldats, à chameau comme moi ; j’emmène en outre quelques-uns de mes hommes, qui ont des achats à faire. Nous descendons dans la palmeraie de Djof, et après une heure de marche environ, une série de quadrilatères de murs bas indique l’emplacement, très vaste, des souqs. Ma visite est sans doute annoncée, car une foule sort, qui se porte à ma rencontre, et bientôt plus de cinq cents indigènes m’entourent. Le commandor paraît soucieux et les soldats s’efforcent de faire reculer les gens, quoique la curiosité de ceux-ci affecte un caractère sympathique ; ils craignent sans doute l’initiative d’un fanatique quelconque. Je circule de mon mieux, mais je ne puis presque rien voir ; je suis noyé dans une mer humaine. Je réussis à prendre plusieurs photographies ; je n’ai pas besoin de me cacher, on s’empresse devant l’appareil ; puis je donne le signal du départ, ce qui paraît causer une vive satisfaction au commandor et aux soldats. Ceux-ci, lorsque nous nous sommes éloignés, retirent de leurs fusils des chargeurs qu’ils y avaient mis.

Je revois, en passant dans la palmeraie, de nombreux jardins cultivés avec un soin extrême, les mares dont on tire le sel, et, à côté, des puits d’eau douce, peu profonds. Je remarque des chiens, des pigeons. Ahmed, qui a pu se faufiler parmi les Khouans, me dit qu’il y avait peu de chose au marché, et rien qui ne se trouve au Ouadaï. On y vend des munitions autant qu’on en veut. Il m’apporte un chargeur qu’il a payé, en medjidiehs, l’équivalent de trois francs. Il est de six cartouches et porte l’inscription F. P. — C. 09. Il y en a, me dit-il, une énorme quantité.

26 octobre. — Mon départ est fixé à demain deux heures.

Je n’ai pas jugé à propos de reculer le terme que j’avais moi-même assigné, en arrivant, à mon séjour. J’aurais peut-être pu obtenir de pousser plus loin mes investigations dans Tadj et dans Djof, et ma documentation y aurait gagné en pittoresque. Mais l’accueil du chérif et de la population m’a semblé de nature à assurer à mon voyage une portée plus intéressante. Il m’a paru dès lors opportun de rechercher le succès de celui-ci dans les effets de la confiance et de la sympathie, plutôt que dans le butin problématique d’une curiosité surveillée, curiosité qui, chez les musulmans surtout, n’est jamais vue favorablement ; et sans cesser d’observer avec soin ce que les circonstances, des questions directes ou indirectes, et les rapports de mes hommes, qui sortaient et circulaient librement, faisaient apparaître à mes yeux, je me suis gardé à dessein de tout ce qui aurait pu laisser après moi, à l’heure où on se fait une opinion définitive sur la visite d’un hôte, l’impression que j’étais venu pour surprendre des secrets.

L’organisation de la deuxième partie de ma route est assez délicate ; le plus simple et le plus sûr serait de conserver mes serviteurs et mon escorte, après m’être procuré de nouveaux chameaux : nous entrons, en effet, dans la saison des nuits froides, et il me faut des chameaux à long poil, des chameaux du Nord.

Mais je me heurte à une difficulté capitale. Mes ressources s’épuisent. Il est bon, d’autre part, pour le prestige français, que je laisse sur mon passage une réputation de libéralité. Je me trouve ainsi dans la nécessité de réduire au strict minimum mes dépenses personnelles.

Le commandor est chargé de m’assister dans la préparation matérielle de mon départ. Je le fais venir. Je suis, désormais, lui dis-je, l’hôte des Senoussia. Cette circonstance est une sauvegarde suffisante à mes yeux. Mes hommes ne me sont plus nécessaires et leur rapatriement, si je les emmène, sera compliqué. Je vais les laisser ici, à l’exception de mes serviteurs. Il part souvent de Djof des caravanes de marchands qui se rendent en Égypte. Je voyagerai avec l’une d’elles. C’est beaucoup plus simple.

Il semble un peu surpris ; il ne fait toutefois aucune objection, et pendant qu’il va rendre compte au kaïmakan de la manière dont j’envisage la continuation de mon trajet, je fais venir Denis et Ahmed, et je les avise de ma décision. Tout de suite, leur attitude traduit une hésitation marquée. Je leur dis qu’il m’est nécessaire d’avoir tout au moins l’un d’eux avec moi ; et qu’ils aient à s’entendre pour savoir qui m’accompagnera. Ils se retirent, silencieux.

Lorsqu’une demi-heure après je les rappelle, leur répugnance à s’engager plus avant dans ces conditions se manifeste d’une manière plus claire encore. Puis, comment revenir, ensuite ? Je leur réponds que j’assurerai leur rapatriement. Mais je ne puis leur donner de précisions, n’en possédant pas moi-même, sur la voie que je leur ferai suivre, ni sur le temps du trajet ; et je vois que leurs appréhensions persistent.

Il n’a jamais été convenu qu’ils m’accompagneraient au delà de Koufra ; ils ne me le font pas remarquer, mais je m’en souviens bien ; ils ne résisteront pas, j’en suis sûr, à un ordre formel, si je le donne ; mais j’hésite à récompenser, par une surprise, l’entrain avec lequel ils m’ont suivi dans cette aventure ; puis, je ne veux pas, avec moi, de gens qui marchent à contre-cœur. Je me décide à les laisser. Je les congédie. Ils semblent soulagés ; je les entends maintenant, dehors, causer avec les autres sur un ton animé.

Leurs services vont me faire grand défaut. C’était le principal élément de mon confort.

Lorsque le commandor revient, je lui dis que je n’emmène personne, décidément. Il a justement connaissance d’une petite caravane de Medjabras qui se rendent à Djalo. Il l’a déterminée à avancer son départ. Elle quittera Tadj le lendemain à deux heures, avec moi. Pour des chameaux, il m’en a trouvé aussi, et il amène leurs propriétaires, à qui je vais, selon l’usage, payer la location d’avance. Sidi Mohammed me donnera un sauf-conduit et un homme de confiance, un Khouan, qui m’assistera dans le règlement des difficultés, s’il s’en produit en chemin. Tout me paraît bien ainsi.

Le commandor part, mais je le revois bientôt. Il a réfléchi. Je ne puis, d’après lui, me mettre en route sans un des mes hommes au moins avec moi, quel qu’il soit. L’arabe que je parle, et que je parle mal, sera de moins en moins compris à mesure que j’approcherai de l’Égypte. Ici, déjà, lui-même, qui s’exprime en arabe tripolitain, a beaucoup de peine à s’entretenir avec moi. S’il surgit un incident, ce qui est toujours possible, je ne pourrai même pas m’expliquer.

Il a raison, et dans le moment, Doma, qui, de la cour, nous entend, demande à entrer. C’est lui, on le sait, qui a fait fonction de chef de détachement pendant le trajet. Il s’est bien acquitté de sa tâche. Il s’est montré sérieux et consciencieux.

Il a eu connaissance, dit-il, de la difficulté créée par l’attitude de Denis et d’Ahmed. Il s’en est entretenu avec Suleyman, Fezzanais du Kanem comme lui. Ils estiment qu’ils ne doivent pas me laisser partir dans de telles conditions ; qu’ils manqueraient, autrement, à leur devoir vis-à-vis d’un Français. Ils ont décidé que l’un d’eux au moins m’accompagnerait. Comme je le comprends plus facilement que Suleyman, il a pensé que c’est lui qui pourrait m’être le plus utile, et il vient s’offrir.

Je suis sincèrement touché de l’initiative de ce brave garçon. Je fais venir Suleyman. Je leur exprime à tous deux le sentiment de satisfaction que j’éprouve devant cette preuve de leur dévouement. J’accepte d’emmener Doma : il sait en effet quelques mots de français. La question est réglée.

Pour les autres, il faut encore quarante-huit heures pour que leurs chameaux, auxquels on apporte chaque matin une abondante ration de dattes et de paille, soient en état de refaire la route de Tekro. Ils vont donc rester ici deux jours environ après moi. Le kaïmakan se charge d’assurer leur départ dans des meilleures conditions de sécurité. On commencera par les consigner dans ma cour, afin d’éviter qu’ils ne profitent de mon absence pour s’émanciper trop et se laisser aller à leur humeur querelleuse. On m’a d’ailleurs fait part d’une circonstance qui justifie particulièrement cette mesure : Allanga, hier soir, a rencontré dans le village le frère d’un homme qu’il a tué jadis. Celui-ci l’a reconnu, mais n’a rien dit. Chez les Gorânes, la vengeance est de règle. Il est préférable qu’ils ne se retrouvent plus.

Je déjeune, comme d’ordinaire, chez le kaïmakan.

La fin du repas me ménageait une surprise. Lorsque arriva le moment de l’entremets, un de mes serviteurs s’avança et plaça devant moi un flacon d’un aspect tout à fait européen. Je lus machinalement l’étiquette. Elle portait ces mots imprévus : « Huile de ricin. » Je commençai à me demander si un raffinement d’élégance nouvellement introduit dans les mœurs musulmanes allait exiger de moi l’absorption d’un petit verre de ce produit, auquel j’eusse de beaucoup préféré l’excellent café habituel, quand un second flacon, puis un troisième vinrent s’ajouter au premier. Sur l’un il y avait : « Teinture d’iode », sur l’autre : « Bicarbonate de soude » ; ce fut, après cela, un dépuratif. Ces prévenances étaient un peu excessives, et atteignaient l’indiscrétion. Je n’avais rien demandé. Mais j’eus presque aussitôt la clef du mystère. Sidi Mohammed avait fait venir un certain nombre de produits pharmaceutiques réputés, mais comme personne de son entourage ne lisait le français, il ne savait qu’en faire et désirait que je lui en indique l’usage et les doses.

Et je profite de cette anecdote pour insister une fois de plus sur un point intéressant entre tous. Du haut en bas de l’échelle, l’un des besoins principaux des indigènes africains est l’assistance médicale. A Koufra, ce n’est pas à nous qu’elle incombe ; mais nous n’y consacrerons jamais assez d’efforts, assez de sollicitude dans nos colonies. C’est à la fois une œuvre politique, par la confiance qui attache l’indigène au médecin qui l’a guéri ; c’est une œuvre humanitaire, car la santé est le premier des bienfaits que nous devions à nos sujets moins instruits. C’est un devoir économique, parce que c’est par là, et seulement par là, que nous lutterons contre la dépopulation africaine, contre la pénurie de main-d’œuvre qui en est la conséquence, contre le défaut de rendement des richesses immenses que nous possédons là-bas. L’assistance médicale, l’éducation professionnelle, accompagnée de quelques principes moraux simples et souvent répétés, des voies de communication, tous les vrais coloniaux diront avec moi que c’est là ce que nos possessions veulent d’abord.

J’ai, après le thé, un nouvel entretien, non moins cordial, avec Sidi Mohammed. Il m’invite à revenir. Il sera toujours heureux, me dit-il, de me voir à Koufra. Il me prie de transmettre au gouvernement français les assurances de sa plus haute considération et de son désir sincère de vivre désormais en bonne intelligence avec nous. « Je connaissais mal les Français, me dit-il. Tu es venu. Je les comprends mieux, et je veux être leur ami. »

27 octobre. — Je passe la matinée à payer les hommes que je renvoie, à m’assurer qu’ils ont tout ce qu’il faut pour la route, à écrire des lettres qu’ils remettront au commandant du Borkou, à Faya. A une heure, je prends congé de Sidi Mohammed. Il m’a fait apporter, dans la matinée, du thé, du sucre, des bougies pour que je puisse m’éclairer en route, des melons, du raisin, du couscous, et deux grands sacs de petits gâteaux secs aromatisés de graines odorantes qui me tiendront lieu de pain.

— « Tu es maintenant un frère pour moi », me dit-il en manière d’adieu, avec cette emphase qui fait partie de la politesse arabe.

Cependant la formule était loin d’être vaine, et j’ai pu me rendre compte, par la suite, du soin qu’il avait pris de me ménager un retour facile. Les sous-ordres chargés de réaliser ses intentions ne répondent malheureusement pas toujours, et ce fut le cas, à la confiance qu’il met en eux. Son rang l’éloigne de la surveillance des détails. Le kaïmakan est son intermédiaire à l’égard de la population. C’est son porte-paroles et son agent d’exécution. Lui-même, d’ailleurs, a sous ses ordres de nombreux subalternes.

Comme je rentre chez moi, croyant trouver mes chameaux déjà prêts, le commandor m’annonce qu’ils n’ont pu arriver à temps, et que le départ est remis à demain. Mais nulle inquiétude ne me vient à l’esprit. J’ai pleine confiance, désormais, dans mes hôtes.

Quelques serviteurs du chérif viennent me rendre visite dans l’après-midi ; leur entretien est sans intérêt. Le soir, je dîne seul pour la première fois. Le kaïmakan me fait dire qu’il a pensé que j’avais mes cantines à faire pour le lendemain et que je préférerais sans doute disposer de mon temps. Je suis un peu surpris. Il sait fort bien que j’étais prêt à partir dès deux heures. Le dîner est excellent et copieux : quatre pigeons, couscous, etc.

A huit heures, un nouveau serviteur de Sidi Mohammed se présente. Il m’apporte une lettre de recommandation de son maître pour Sidi Rida, le cherif senoussi qui exerce l’autorité à Djalo. Quant aux hommes que je laisse, ajoute-t-il, répondant à ma pensée secrète, ils partiront après-demain sans faute, en compagnie de commerçants sûrs ; je puis être absolument tranquille. Il me donne aussi des allumettes, du savon, du pain pour la route, et quelques oranges.

Je remercie. Je me montre touché. Je le suis, d’ailleurs, et le séjour de Koufra, l’hospitalité de Mohammed el Abid, la loyauté, la cordialité, les prévenances dont j’ai été l’objet chez lui, tiendront toujours, dans mon estime et dans mon souvenir, une place à part.

28 octobre. — Les chameaux sont là dès le lever du jour. Toutefois, ils sont si petits, si peu dressés, que je décide de garder celui qui m’a servi de monture jusqu’ici ; il s’est remis très vite de sa fatigue et paraît pouvoir repartir dès maintenant. On répartit mes bagages sur les six autres ; ils sont à peine chargés, car je n’ai que peu de chose avec moi. On m’amène, au dernier moment, deux moutons ; c’est un présent encore. J’en laisse un à mes hommes. Je leur renouvelle mes recommandations. Je leur serre la main à tous, et pars avec le commandor et trois soldats qui vont m’escorter jusqu’à la première étape. Le convoi suivra. Le pauvre Douma a le cœur gros, en quittant tous ses camarades qui, eux, vont rentrer au pays. Mais sa résolution ne faiblit pas.

Un homme accourt, alors que je suis déjà en route, pour me remettre une lettre que les Fezzanais, les Fezzanais de Sarra, arrivés la veille à Telab, ont apportée pour moi de la part du capitaine Ledru. « Les goumiers, m’écrit-il, les lui ont amenés à Tekro. La fausse manœuvre a été complète. Il les a dédommagés, ravitaillés, et ils sont partis après avoir pris le repos nécessaire, se faisant forts de me rattraper pour me servir d’introducteurs. » Il leur aurait fallu marcher plus vite.

Pierreuse d’abord, la falaise sur le bord de laquelle Tadj est construit descend bientôt en une pente de sable presque insensible, au bas de laquelle se répète, à peu de chose près, le paysage d’arrivée à Telab : deux lignes d’arbres placées presque bout à bout, et, derrière, un mouvement de terrain ; au-dessus de celui-ci s’élèvent quelques reliefs, notamment la gara Haouari, très nette. La palmeraie de l’ouest est celle d’Haouari ; celle de l’est, celle d’Hououiouri.

Nous atteignons Haouari en trois heures et demie : un village banal. Les chameaux des bagages n’arrivent que deux heures après nous, avec les commerçants qui doivent m’accompagner. Je laisse ceux-ci s’installer. Je les verrai l’après-midi. On monte ma tente. Le commandor et ses soldats, qui ont ordre de rester jusqu’à mon départ, s’installent à quelque distance.

Le chef vient me saluer. C’est un homme d’un certain âge ; il est hadji, il porte un grand châle vert. Il tient constamment à la main deux clefs énormes, longues de vingt centimètres chacune, et un petit fusil ouvragé, de la taille d’un grand pistolet ; il est armé de la carabine à baïonnette repliée le long du canon que j’ai déjà vue à maint indigène.

La journée me paraît interminable. J’attends, sous ma tente surchauffée, la venue du soir. Le pauvre Doma se perd dans les détails de son nouveau service et en oublie les deux ou trois mots de français qu’il sait. Heureusement, je me fais comprendre beaucoup plus facilement que je ne comprends. L’homme de confiance annoncé n’arrivera qu’à la nuit. Le commandor partira demain, comme moi, sans doute. Je suis dans le provisoire.

Puis, je m’inquiète de la pénurie de numéraire dans laquelle je me trouve. La location de mes chameaux a fortement entamé ce qui me restait. J’ai encore deux points délicats à franchir, Djalo et Djerboub, et l’appréhension de voir mes ressources s’épuiser avant le terme du voyage se mêle à la satisfaction que j’éprouve de me trouver sur le chemin de la réussite, le gros barrage de Koufra passé, et dans les meilleures conditions.

Les mouches m’obsèdent. C’est un autre ordre de choses.

Je m’approche du tapis sur lequel le commandor, le chef d’Haouari et les soldats prennent le thé. Je veux payer des poulets et des œufs qu’on m’a apportés du village. Je tends cinq pièces de cinq francs au chef. Il refuse. « Tu es l’hôte de Sidi, me dit-il ; je suis trop heureux de t’offrir ces victuailles. » C’est pour moi le premier exemple d’une telle discrétion. Le commandor, qui connaît la valeur de l’argent et me l’a déjà montré, se charge, peu après, de m’éclairer. Je ne dois pas payer le chef devant les autres. Lui seul doit être témoin du présent que je lui ferai. Il me suggère en même temps de lui donner six pièces de cinq francs au lieu de cinq. Je m’exécute, volontiers du reste.

Un captif arrive de Tadj. Il m’apporte une bague d’argent que j’avais commandée. J’en profite pour lui demander si mes hommes s’apprêtent à partir. Demain soir seulement, répond-il. Le commandor vient du reste m’avertir que je ne me mettrai moi-même en route que le surlendemain. Nous attendons une caravane qui doit marcher avec moi et qui n’est pas arrivée. Je ne comprends pas très bien pourquoi, dans ces conditions, on ne m’a pas tout simplement engagé à rester à Tadj un jour de plus. Il est probable que les subalternes trouvent plus commode de laisser ignorer aux grands chefs les détails qui ne concordent pas avec les instructions qu’ils donnent ; on accepte celles-ci avec soumission, on s’y conforme dans la mesure où le contrôle est à craindre, puis on s’arrange : ce n’est pas uniquement à Koufra qu’il en est ainsi.

Ma pensée se reporte sur les jours qui viennent de s’écouler, et je profite de mon désœuvrement pour mettre en ordre les quelques observations que j’ai faites.

Les principaux centres de population de la région sont, m’a-t-on dit, Djof, Rebiana, Bizeima et Taiserbo. Djof et les oasis voisines, à l’exclusion de ces trois derniers points, compteraient 4 ou 5.000 habitants.

J’ai constaté à Koufra la présence de plusieurs éléments : les Khouans, qui sont les descendants des premiers Senoussia, et les maîtres actuels du pays ; les Arabes Zoueyas ; quelques Toubous ; une population flottante de commerçants presque tous Medjabras (c’est une tribu des environs de Djalo) qui font le va-et-vient entre l’Égypte et l’Afrique Centrale ; puis un certain nombre d’hommes de partout, Ouadaïens, Kredas, Mahamides, Boulabas, Saras, Touareg, etc., esclaves en partie. Ces éléments sont liés aux chérifs de la famille senoussi par une discipline très forte. Elle est religieuse plutôt que civile. Celui qui y manquerait serait un pécheur plutôt qu’un révolté. Aussi ses racines sont-elles très profondes, et pour exigeante qu’elle soit par moments, on s’y plie sans en ressentir toute la contrainte parce que la conscience, automatiquement, contresigne et répète l’ordre reçu.

Le sol, cultivé avec beaucoup de soin partout où il est cultivable, produit des dattes en abondance, des céréales, divers légumes, quelques fruits.

Les chèvres sont nombreuses ; on trouve en outre des moutons, des ânes, des chameaux bien entendu, et des chevaux tout à fait par exception ; des poules, des pigeons aussi. Il y avait autrefois, dans l’oasis même et alentour, d’abondantes ressources en pâturage. Mais une sécheresse prolongée les a réduites à peu près à néant.

On fabrique à Koufra des châles de laine blancs ou bruns, des tapis en poil de mouton et de chameau, des sacs en poil de chèvre, des plateaux de métal, des couteaux, de grossiers coussins pour supporter la haouia ou bât de chameau, des sacs de cuir, des cartouchières.

Tadj est uniquement un centre religieux et administratif, qui comporte la Kubba de Sidi el Mahdi, une mosquée, une école, des demeures réservées aux membres de la famille senoussi et à leur entourage.

Le mariage est recommandé, la prostitution réprimée, le vol durement puni. La justice est rendue d’une manière régulière, selon la loi musulmane (code malékite), qui régit également à Koufra la perception de l’impôt. Cette dernière est exercée sans rigueur. Il y a de la part de Sidi Mohammed un effort caractérisé vers la moralité et vers l’ordre. J’ai gardé des Senoussia une impression très supérieure, à tous égards, à celle à laquelle j’étais préparé.

29 octobre. — Je continue de trouver que le temps passe bien lentement. Je me sens seul. Ma petite troupe avait ses défauts. Mais elle était faite à mes habitudes, et tout le monde y était animé du désir de me satisfaire. J’étais le chef. Maintenant, je ne sais pas très bien ce que je vais être.

Le Khouan qui doit m’accompagner arrive. C’est un nommé Rhed. Il a le teint clair, à peine brun, et semble âgé d’une cinquantaine d’années. Il est vêtu du même costume que je verrai désormais jusqu’en Égypte et que d’ailleurs je porte moi-même : un seroual, des babouches, un grand boubou, une calotte blanche par-dessus laquelle on coiffe le tarbouch, et un djered, sorte de longue couverture dans laquelle on se drape de manière qu’elle forme à la fois une robe, des manches, une pèlerine et un capuchon.

Le commandor me demande ce que je vais donner au nouveau venu. C’est, me dit-il, un grand personnage. Je fixe un chiffre, qui est approuvé. Mais il m’engage à en verser la moitié dès maintenant. Il n’y perdra probablement rien.

A peine est-ce réglé qu’un des trois soldats, qui me fait l’effet d’un brave garçon et aide spontanément Doma, depuis hier, à la confection de mes repas, vient me prévenir en confidence que le Khouan en question est fort peu de chose et qu’une fois de plus il y a abus. Je le vois bien, et je m’y résigne. Si on m’avait demandé à Koufra un droit de passage, j’aurais encore été très heureux de le payer et de passer. Il faut tenir compte, non seulement de ce que font les gens, mais de ce qu’ils s’abstiennent de faire. Puis toutes ces demandes se présentent sous une forme très déférente, très acceptable. Je sais fort bien qu’un refus de ma part ne ferait l’objet d’aucune objection. Il n’y a pas pression.

Doma, pendant que je déjeune, vient me dire, avec une expression de satisfaction sur sa figure enfantine de géant naïf, que tous se répandent en éloges sur mon compte, sur ma générosité, et que je laisse un très bon souvenir. Il est bien qu’il en soit ainsi. Les Français ont montré leur force devant les attaques. Il convient qu’on les voie sensibles aux bons procédés qui succèdent maintenant à celles-ci. J’aurai fait de bonne besogne chez les Senoussia.

Je prends le thé avec le Commandor. Je prétexte un peu de fièvre pour ajourner provisoirement le départ fixé à demain matin. Je désire rester en liaison avec Tadj aussi longtemps que les gens que j’y ai laissés n’auront pas été mis en route.

Je lui demande de s’occuper personnellement de Doma, lorsque celui-ci reviendra seul. Il me le promet, et m’engage, en outre, à lui remettre alors une lettre pour Sidi Mohammed. Ce ne sera plus un voyageur quelconque, mais mon messager, et il bénéficiera de cette qualité. L’idée est excellente. Je trouve dans ces procédés un retour et une justification de mes libéralités. Je ne saurais oublier que je laisse et laisserai derrière moi des gens dont je dois assurer la sécurité.

Il me présente les deux commerçants qui, avec Rhed, constitueront mon entourage immédiat. L’un se nomme Ratab, l’autre Abokhar ; ce sont deux frères, deux Arabes Mahamides, au teint et à la barbe noirs, aux traits fins, à l’air faux.

Ils sont campés tout près de nous, sous une petite tente conique blanche ; c’est le modèle en usage ici. Non loin est une autre tente semblable. Elle abrite un second groupe. Celui-là aussi marchera avec nous, pour faire nombre ; mais il a ordre de se tenir à l’écart. Doma, Rhed, Ratab et Abokhar seront seuls en rapports directs avec moi. Ainsi en a-t-on décidé en haut lieu.

30 octobre. — J’apprends, par un homme qui arrive dans la matinée, que tout mon monde a quitté Tadj. Je puis partir. Nous levons le camp à 4 heures.

Je remarque à ce moment que mes chameaux sont chargés en partie avec les bagages des deux Mahamides. Ils m’ont déjà dupé pour le prix, trop élevé ; pour la qualité des chameaux, petits et faibles : pour le nombre nécessaire, en m’en faisant prendre six quand quatre auraient suffi. Ils veulent maintenant profiter pour eux de l’excédent dont je dispose ainsi. C’est se moquer de moi.

Mais Ratab arrive, et, d’un ton cauteleux, il m’explique que ses animaux, en revanche, portent la paille et les dattes destinées aux miens ; qu’au surplus il prend, en quelque sorte, l’entreprise du transport de mes bagages à forfait ; il se charge de les amener à Djalo sans qu’il y manque rien ; si un des chameaux qu’il m’a loués venait à mourir en route, il le remplacerait par un des siens, quitte à abandonner la charge de celui-ci. Je fais décharger quand même ses caisses, pour affirmer dès le départ que j’entends exercer une autorité et un contrôle. Puis j’accepte sa combinaison. Cette garantie de remplacement d’un chameau indisponible compense en partie l’abus que j’ai relevé.

Nous partons, et dès le début la lenteur s’affirme désespérante. C’est le pas des animaux du pays, paraît-il. Où sont mes excellents chameaux de Faya ! Je vais avoir à passer bien des heures en selle pour couvrir chaque jour la distance nécessaire.

Le commandor m’accompagne une demi-heure avec ses trois soldats, puis prend congé pour regagner Tadj. Les soldats, en me quittant, me regardent avec de bonnes figures.

Bientôt Abokhar s’approche. Il sollicite la permission de rebrousser chemin. Sans m’enquérir du motif de son désir, je lui demande sèchement pourquoi il ne s’est pas adressé au commandor quand il était là. Il n’insiste pas.

Je dépasse légèrement les chameaux et je cause avec Doma. Il a bien de la peine à me comprendre. Le pauvre interprète que ce sera à Djalo !

Mais Rhed, qui marche un peu à l’écart, un bâton de pèlerin à la main, s’approche de nous. Il me demande de rejoindre les autres indigènes. On voit au loin une caravane qui chemine en sens inverse, et il est préférable que je sois dans le groupe ; avec mon costume et le teint que m’a fait le soleil, je passerai inaperçu, ce qui simplifiera les choses. Lui-même se porte au-devant des arrivants, pour éviter qu’ils ne nous rendent visite. Nous userons désormais de cette tactique chaque fois que l’occasion s’en présentera. Les convois qui viennent de Cyrénaïque ne sont pas à craindre. Le sauf-conduit de Sidi Mohammed est péremptoire à leurs yeux. Il n’en serait pas de même de ceux qui viennent de Tripolitaine, par la route de Zeïla, et nous risquerions, s’ils connaissaient ma qualité de chrétien, d’être attaqués par eux.

Le soleil n’est pas couché qu’on arrête. Nous avons marché à peu près une heure. C’est pour que le deuxième groupe, celui qui doit faire route en même temps que nous, nous rejoigne. Les hommes qui le forment avaient demandé au commandor la permission de coucher à Haouari. Il la leur a refusée. Alors ils ont fait semblant de partir, et quand il a eu le dos tourné, ils sont revenus.

Ce sentiment de la discipline me promet un voyage agréable.

Doma se met à faire mon dîner. Le soldat d’Haouari n’est plus là pour l’aider. Si peu difficile que je sois, j’ai peine à l’achever. Pendant ce temps, je dispose sur le sol ma natte et mes couvertures. Il ne faut plus songer désormais à monter ma tente.

31 octobre. — Le soleil est déjà haut quand nous partons. On a dû courir de tous les côtés après les chameaux qui, mal dressés, s’enfuient aussitôt chargés.

Après dix minutes, il faut que je m’arrête : le convoi est loin derrière nous.

Cette allure de tortue m’exaspère. Nous allons être obligés de marcher quinze heures par jour pour couvrir les 50 kilomètres nécessaires. Tout cela parce que, non contents de m’avoir loué des animaux en mauvais état, Ratab et son frère, par âpreté au gain, ont emporté trop de marchandises. Je le leur dis, ce qui ne paraît leur faire aucun plaisir.

Nous faisons halte vers dix heures. Ils dressent leur tente, car le soleil est chaud, et, par déférence, me l’abandonnent. Je m’installe dans un coin et je les rappelle pour qu’ils s’abritent aussi. Ils viennent ; ils ont avec eux leur jeune frère, et un enfant à la tête couverte de croûtes, le fils de Ratab.

Ces tentes coniques sont d’un montage rapide et pratique : on place le piquet du milieu, et on attache à des bagages les cordes de la périphérie ; puis, avec deux bâtons, on relève le bas de la toile en deux points diamétralement opposés, dans le sens du vent, de manière à faire un courant d’air.

La petite caravane qui marche avec nous s’installe à quelque distance ; la lenteur qu’elle apporte à la préparation de son repas retarde le départ jusqu’à midi et demi.

Nous sommes quatorze en comptant les deux groupes : moi, Doma, Rhed, Ratab, son fils, ses deux frères, un touareg du Damerghou et six medjabras.

Nous avons laissé à quelques centaines de mètres au S.-O. la gara Haouari et longé la partie sud du Serai el Allaghi, long groupement de garas dont la plupart servent d’appui à une dune. Nous voyons l’après-midi, à l’Ouest, le Djebel Neri. Nous coupons une piste peu marquée qu’on me dit correspondre à la route directe de Djerboub. J’aperçois au S.-E. deux saillies nommées Hemeimêt el Haouari.

J’apprends bientôt que Ratab, qui avait assuré se charger de tout, n’a pris que cinq guerbas d’eau pour notre groupe. C’est insuffisant. Au surplus, je désire avoir mes guerbas distinctes ; chacun sa provision. Je signifie aux deux frères qu’au prochain puits, j’entends qu’on procède autrement. Ils paraissent agacés. Ratab entame une longue explication. Je l’interromps, en lui disant qu’il sait parler, mais que je sais voir.

Les indigènes, insouciants par nature, et d’ailleurs très résistants, n’emportent d’eau que le minimum ; ils en usent sans se contraindre les premiers jours ; si les guerbas se vident trop vite, on en est quitte pour se rationner vers la fin, en même temps qu’on augmente les étapes pour arriver plus tôt au puits. Je n’ai nullement l’intention de me mettre à ce régime.

Comme je le pensais, nous marchons assez longtemps après la nuit tombée. On se couche aussitôt les chameaux déchargés.

1er novembre. — Départ un peu avant le lever du soleil. Nous marchons sensiblement N.-O. et coupons bientôt un cordon de dunes. Je remarque une borne qui donne l’impression d’un gros tronc d’arbre pétrifié. Je ramasse des débris d’œufs d’autruche de date ancienne.

Les chameaux continuent à se traîner avec la même lenteur. L’un d’eux s’arrête. Il a mal au pied. On le décharge, et Ratab allège son fardeau en abandonnant un sac de dattes qu’il comptait vendre à Djalo. Je profite de ce que je suis seul en avant avec Rhed et un vieillard nommé Mohammed, qui paraît être le guide de l’autre caravane, pour leur demander si tous les animaux de la région sont ainsi. Ils répondent négativement.

« Sidi Mohammed el Abid ne sait sûrement pas qu’on t’en a donné de semblables », me disent-ils.

J’appelle Ratab. Je lui dis que je ne veux pas lui nuire, mais que je tiens à faire la route dans des conditions convenables ; que nous allons regagner Haouari, et que de là j’enverrai chercher trois chameaux à Tadj, en lui laissant la latitude d’expliquer le fait par un motif qui le mette à l’abri de tout reproche : trois des nôtres se seraient blessés, par exemple.

Cette perspective l’inquiète visiblement. Son visage de fourbe joue la peine, la surprise. Il m’enveloppe d’assurances réitérées. Sa voix parcourt toute la gamme des inflexions persuasives. J’emploie plus d’un quart d’heure, malgré l’aide de Doma, à lui faire comprendre que nous marchons déjà toute la journée et que nous faisons très peu de chemin ; que dans quelque temps nous serons forcés, absolument forcés, de couvrir de longues étapes, à cause de l’éloignement des puits ; alors il faudra donc marcher presque sans repos ?

Il me répète que les chameaux prendront en temps voulu l’allure nécessaire. Il se charge de me ménager chaque jour des haltes d’une durée normale. Je puis être absolument tranquille. Je n’ai qu’à le laisser faire.

— « On s’arrêtera quand tu voudras, me répète-t-il ; on partira quand tu voudras ; toi seul ordonneras. »

Son ton doucereux et sa mauvaise foi m’irritent ; ce-sont là vaines paroles. Je serai bien forcé de régler mes ordres sur la distance à parcourir et sur la vitesse du notre marche. Aucun de ces deux éléments ne peut être éliminé. Mais je ne demande, au fond, qu’à me laisser leurrer. Je répugne à retourner en arrière. En somme, ces gens ne tiennent pas plus que moi à mourir de soif. Nous allons faire la route dans des conditions matériellement très pénibles, et que nous aurions pu éviter, je ne me le dissimule pas ; mais nous arriverons toujours, et je serais bien surpris que ma résistance physique me trahisse en chemin. J’accepte finalement de continuer.

Alors, il reprend de l’assurance, et se plaint de ce que chaque jour, dit-il, je fais des histoires.

Je lui fais vite baisser le ton. Je le remets vertement à sa place ; je l’avertis que s’il ne me donne pas toute satisfaction, je le ferai punir par Sidi Rida, à Djalo. J’ajoute que les Français ont des soldats à Faya et au Ouadaï, et que si je quitte le pays mécontent, on ne sera pas longtemps sans s’en apercevoir ici. Puis je dis au vieux Mohammed, qui a eu l’air de ricaner tout à l’heure, que je n’ai pas besoin de sa présence, et qu’il aille rejoindre son convoi. Il obéit, Ratab est penaud. Ma menace produit son effet. Mais il ne faudrait pas que j’abuse du procédé. Il y a là un point délicat. Quoiqu’il advienne, je dois éviter de manifester un mécontentement définitif. Il convient de maintenir ceux qui m’accompagnent dans le sentiment que mon arrivée à bon port comporte pour eux plus d’avantages que d’inconvénients. S’ils venaient à se mettre en tête qu’elle doit marquer l’heure d’un châtiment, je pourrais tout craindre en route. Avec Doma, nous ne sommes que deux ; et la nuit, on dort.

Durant tout ce temps, Rhed, sur qui je croyais pouvoir compter, surtout après ce qu’il venait de dire, n’a fait qu’acquiescer aux dires de Ratab.

Je songe que je n’ai pas vu Abokhar. Où est-il ?

— « Il est parti, me dit Doma, dans la nuit. Il a un champ à cultiver. » Un homme est arrivé, qu’il me montre, pour le remplacer.

Je ne soulève pas d’incident. C’est assez d’une fois aujourd’hui. Ce départ, néanmoins, me paraît singulier, et j’engage Doma à la vigilance.

Nous avons ce matin coupé un cordon de dunes, puis aperçu vers l’Est, un peu au Nord du Djebel Haouaïch, le Djebel Cherib, peu important comme lui ; l’après-midi, nous franchissons d’autres petits cordons dunaires ; ils appartiennent tous, d’après Rhed, à l’erg qui s’étend à l’Ouest de la route de Sarra et dont la limite passerait entre Rebiana d’une part, le djebel Neri, Telab et Bechara d’autre part, puis entre Gouro et Ounyanga.

Je lui demande à cette occasion ce qu’est le village de Yaska, porté sur ma carte. Il ne le connaît pas. Yaska veut dire noir en toubou. Il suppose qu’il y a là une confusion.

Nous laissons au Nord, vers le crépuscule, le Hadjer el Mahagel, pour incliner vers le N.-N.-O. Les hommes, qui font presque tous la route à pied, s’arrêtent pour la prière. Ceux qui ont un bâton à la main s’en servent pour tracer devant eux, d’un mouvement large, le demi-cercle rituel qui, selon la religion musulmane, doit circonscrire le lieu de leur tête à tête avec Allah.

Mohammed el Abid Chérif.

(Page 313.)

La palmeraie de Djof, à Koufra. La vue est prise de Tadj, au bord de la falaise.

(Page 315)

Nous marchons tard. Ratab a allumé une sorte de lanterne et nous précède pour reconnaître les traces sur lesquelles il se guide ; la piste, depuis Haouari, est, en effet, très nettement indiquée par les empreintes des chameaux. Je marche en tête du reste de la caravane, en suivant de l’œil, lointaine, la toute petite lueur qui, dans l’obscurité, nous conduit.

2 novembre. — Le lever du soleil nous trouve en route. Des garas s’élèvent un peu partout. Nous découvrons, très loin dans l’Ouest, une partie du Hadjer Bizeima ; au N.-E., beaucoup plus près, la gara Oubneyeta. L’après-midi, nous escaladons encore des dunes. On me montre au N.-N.-O. le djebel Fedil, à l’E., la gara Hefel, au N.-N.-O., relativement près, la gara Gemandi. Plusieurs de ces noms ne figurent sur aucune carte.

Nous n’avons déjà presque plus de bois. Mais les crottes de chameau sèches sont nombreuses sur le sol. C’est un combustible très employé au désert. Chaque fois que nous en rencontrons, les hommes s’empressent, et dans leurs boubous qu’ils relèvent, ils en ramassent le plus possible.

3 novembre. — Nous avons campé au pied du Djebel Fedil. Nous traversons de nouvelles dunes. Le Djebel Bizeima apparaît nettement au S.-O.

Ratab, depuis ma dernière observation, est plein de prévenances.

Je commence à m’accoutumer à notre lenteur. Une des qualités les plus nécessaires à un voyageur est la facilité d’adaptation. L’immensité monotone où nous progressons cesse peu à peu de représenter dans mon esprit un passage à franchir. Je n’y vois plus qu’une sorte de domicile très étendu où je me déplace machinalement parce qu’il doit en être ainsi, sans impatience du but, l’oubliant même souvent, ce pendant que ma pensée s’échappe.

Notre marche est souvent accompagnée par les chants des caravaniers ; ce sont tantôt des mélodies traînantes et plaintives, où la phrase gutturale et comme sanglotante s’éteint progressivement en une note nasillarde prolongée ; tantôt des duos d’un caractère tout différent, l’un des chanteurs scandant de courtes phrases sur un rythme de pas redoublé, l’autre se bornant à répéter chaque fois les derniers mots de la phrase qui s’achève.

Vers midi, quatre faibles taches de un à deux mètres de diamètre, que forment sur le sable des groupes de brindilles grisâtres, sèches, de la taille d’une allumette, nous annoncent l’approche de la zone du bois.

Doma, en route, me renseigne sur Ratab. C’est un tout petit commerçant. Il a une case à Faya, une à Abéché. C’est à cause de ces attaches qu’on l’a choisi pour m’accompagner. Il va vendre à Djalo des peaux de filali et quelques dattes. Il remploiera, sur place s’il le peut, au Caire sans cela, la somme réalisée, et ira colporter ses nouvelles marchandises à Koufra, Faya, Abéché, plus loin au besoin.

Quand nous campons, nous sommes très près du puits, et on me fait poser à terre et masquer la boîte de fer-blanc pleine de sable dans laquelle est plantée ma bougie. Il y a souvent, en effet, à l’Oued Zirhen, des Toubous de Rebiana ou de Taiserbo. Ils attendent les caravanes pour leur louer des chameaux frais quand elles en ont besoin ; ce qui ne les empêche pas, en bons pillards, de s’emparer, à l’occasion, des animaux qui viennent à s’écarter. S’ils s’aperçoivent de ma présence, nous aurons à combattre, assure Ratab. Il faut éviter tout ce qui peut les mettre en éveil.

4 novembre. — Nous partons au petit jour. Le terrain s’aplanit de plus en plus. Une ligne de dunes, lointaine, apparaît par moments à l’Est. A l’Ouest, nous apercevons les quelques arbres de Bir el Harrach. Les brindilles ligneuses dont nous avons rencontré hier de rares spécimens réapparaissent, en touffes nombreuses cette fois. Devant nous, proches, s’accusent trois petits groupes dunaires isolés.

Ratab relève, dans la direction de Bir Bou Sereig — notre objectif — une piste de Toubous de l’avant-veille ; il devient soucieux. Deux hommes partent en avant. S’ils voient des gens suspects, ils leur diront qu’ils précèdent de peu un détachement de soldats de Sidi Mohammed chargés de réquisitionner des chameaux, ce qui les déterminera peut-être à s’éloigner, puis l’un d’eux reviendra nous prévenir. Dans le cas où notre stratagème échouerait, nous camperions à quelque distance du puits ; mes compagnons dresseraient leur tente, je me tiendrais dessous, et on s’arrangerait pour éviter les visites.

Un instant après, ce sont des traces de Fezzanais ; celles-là ne sont pas inquiétantes. Je demande comment on les distingue de celles des Toubous. Ces dernières, me dit-on, sont reconnaissables à la forme du pied ; il est, en effet, très petit, et donne une empreinte curieusement contournée.

Nous apercevons bientôt un quatrième groupe de dunes. Le puits de Bou Sereig est au pied. Nous sommes dans l’Oued Zirhen. Nos deux patrouilleurs sont là, arrêtés. Les environs sont déserts. La chance nous a favorisés.

Le puits n’est qu’un trou creusé dans le sable, puis dans une terre grisâtre. Il a un mètre de diamètre, autant de profondeur. L’eau est à 30 ou 40 centimètres. Elle se renouvelle à mesure qu’on puise. Elle est d’une limpidité parfaite et sans natron. Les enveloppes frustes cachent souvent des cœurs purs.

Il y a, planté dans un petit tertre, à 100 mètres de l’orifice, un bâton surmonté d’un lambeau de cotonnade blanche ; il marque la place où s’arrêta jadis Si Mohammed Cherif, père de Mohammed el Abid. Des traces innombrables, des crottes de chameaux, quelques ossements de ces animaux — ils sont devenus très rares depuis Koufra, et les ossements humains ont complètement disparu — attestent qu’on se trouve en un lieu de campement fréquenté.

Le site est morne. Lorsqu’on gravit la dune, on ne voit, vers le nord, que du sable plan, avec une autre ligne de dunes un peu plus loin.

A l’Est et au Sud-Est, des touffes plus rapprochées de menu bois capricieusement tordu, si sec qu’il semble n’avoir jamais porté de feuilles, marquent le lit de l’Oued Zirhen. Mais elles évoquent l’idée de leur mort présente plutôt que celle de la vie qui fut en elles. C’est un des lieux les plus désolés qui soient. Je songe au Sahara, que j’ai traversé deux ans plus tôt ; à ses oueds aux arbustes verts, à ses plateaux accidentés. Il me fait l’effet d’un parc, à côté de ce lugubre pays.

5 novembre. — Nous nous sommes arrêtés au puits pour vingt-quatre heures. J’ai fait monter ma tente, et je me repose de mes énervements. Les hommes s’occupent surtout de manger. Ils absorbent cinq repas copieux dans la journée.

Je dis à Ratab que je compte prendre, pour moi et Doma, huit guerbas d’eau. Il fait la grimace, et, de son ton doucereux, cherche à me convaincre que c’est excessif. Je coupe court ; il se tait.

Je vais, pendant qu’on les remplit, me promener, solitaire, sur la dune ; je regarde au loin devant moi ; un peu d’angoisse émane de cette immensité pâle et terne. Mais voici que sort du sable, presque à mes pieds, un petit lézard comme je n’en ai jamais vu. Très clair, avec des taches à peine nuancées sur le dos, il présente un éclat extraordinaire, un éclat de verre ou de métal brillant et poli qui le fait étinceler au soleil comme une vivante coulée d’argent. Je le rattrape sans peine ; il s’ensable et disparaît en un instant ; je le découvre, il repart, puis s’enterre encore. Il me fait songer aux équilles dont la pêche est l’une des distractions de certaines plages.

Nous partons vers 4 heures. Un peu avant, quatre longs rangs de chameaux alignés ont été signalés, venant de Tadj. Rhed et Ratab savent ce que c’est : un convoi de dattes qui monte sur Djalo. Il arrive, campe en quatre groupes à une certaine distance de ma tente, et deux hommes viennent s’entretenir quelques instants avec Rhed. Ils me connaissent ; ils étaient à Tadj au moment où je m’y trouvais moi-même.

Nous marchons deux heures à peine. Le sol est semé de monticules de 0 m. 50 à 2 mètres de relief, dont chacun se couronne d’une des touffes ligneuses que j’ai signalées. En plusieurs endroits, certaines d’entre elles présentent des brins assez développés pour que nous puissions les recueillir comme combustible. Il y eut là jadis un immense pâturage de had.

6 novembre. — La température devient agréable. Nous avons à nous protéger du froid jusqu’à sept ou huit heures du matin. Ensuite le soleil nous réchauffe, dans le souffle léger d’un air vif et pur ; de 11 heures à 3 heures l’ardeur de ses rayons devient excessive, sans être pénible toutefois. Nous partons autant que possible au lever du jour. A midi, on s’arrête ; on dresse, comme je l’ai dit, la tente de mes compagnons de voyage. Je m’étends sur le sol et je déjeune ; ils font de même, près de moi ; puis on repart.

Nous allons plus vite depuis Zirhen, pas assez pourtant pour ménager à nos haltes quotidiennes une durée qui les rende agréables. Le souvenir du Sahara se présente encore à ma pensée. Je ne connais plus le charme des soirées d’alors, la halte au coucher du soleil, le thé pris en commun sur un tapis ou sur dès couvertures, autour d’un feu qui craque, flambe et fume, dans la détente de l’effort terminé. C’était ensuite la prise de possession joyeuse de ma tente hâtivement aménagée, l’isolement enfin, cet élément capital du repos pour un civilisé aux nerfs sensibles.

Nous continuons toujours, maintenant, de marcher très avant dans la nuit. Puis je prends en silence mon dîner froid, abondamment mêlé de sable, j’étends vite sur le sol ma natte et mes couvertures pendant que Doma dispose mes cantines de manière à me protéger un peu du vent, et je me hâte de profiter d’un repos qui n’est jamais bien long.

7 novembre. — Notre progression se poursuit, monotone. Nous voyons parfois un terrier ; mes compagnons creusent aussitôt avec leurs mains et leurs bâtons, pour essayer de capturer l’occupant ; ils le nomment taleb ; c’est une sorte de renard ; mais ils n’y réussissent jamais.

Il y a aussi, fréquemment, sur le sol, des marques isolées, en fer à cheval. En fouillant un peu, on trouve là une sorte d’enveloppe qui contient des larves. Pour les indigènes, cette empreinte est celle d’un démon, et ces larves sont la sécrétion qu’il a laissée. Sur le sable si uni qu’un insecte même y inscrit son passage, on ne voit en effet, près de ces marques, aucune empreinte, si légère soit-elle, et cette absence de traces, de la part d’un être dont le passage est prouvé, leur paraît surnaturelle.

Nous dépassons dans l’après-midi une courte ligne de dunes, el Mazoul es Serir.

J’entends derrière moi un chant, un chœur au rythme pressé, des claquements de mains. Ce sont Ratab et deux des hommes qui se livrent à une incantation véhémente. On m’explique qu’elle a pour effet, en toute circonstance, de chasser la fatigue et de donner des forces. Ils continuent en riant, les jambes légèrement écartées, le haut du corps un peu fléchi, les bras tendus devant eux.

8 novembre. — Nous entrevoyons le matin, un instant, une autre petite ligne de dunes, El Mazoul el Kebir. Elle disparaît presque aussitôt et nous ne la découvrons plus de toute la journée. Doma casse aujourd’hui mon unique verre de photophore, celui qui protégeait le soir ma bougie ; adieu la lumière ; heureusement, nous aurons bientôt la lune.

Nos pauvres chameaux ont faim. Ils mangent, selon le hasard des rencontres, les ossements ou les crottes de leurs congénères. Délicats, ils choisissent d’ailleurs avec soin parmi ces dernières ; mais j’ignore tout des qualités particulières qui déterminent leur choix.

9 novembre. — Nous dépassons de bonne heure el Mazoul el Kebir. De son sommet, nous apercevons, loin devant nous, un point blanc ; c’est el Ferig, qui marque la moitié du chemin. Presque aussitôt, nous le perdons de vue. Deux heures plus tard, il apparaît de nouveau sous la forme d’un double rectangle d’un jaune lumineux, bien net ; on croirait voir, l’un près de l’autre, deux panneaux de bois, de ces panneaux-réclame qu’on rencontre si souvent dans nos campagnes. Ils semblent n’attendre qu’une couche de peinture et une inscription. Mais bientôt leurs angles s’arrondissent, d’autres taches se révèlent qui les relient et les prolongent, l’illusion capricieuse des jeux de lumière prend fin, et nous distinguons très nettement un petit groupe dunaire dont la base se noie dans le lac bleu d’un mirage.

Nous le dépasserons dans l’après-midi ; derrière, assez éloignées, sont d’autres dunes, puis, au Nord-Est, plus loin encore, la limite du grand erg.

10 novembre. — La limite de l’erg est sensiblement plus proche de notre route. Celle-ci, depuis Bou Sereig, est orientée droit sur l’étoile polaire. Ratab, le soir, ne se sert plus de sa lanterne. Souvent même, je marche en tête, ce point de direction me suffisant.

Nous coupons le matin l’oued Farag. Il s’arrête, me dit Rhed, vers le Sud-Est, au début des dunes ; et, vers le Sud-Ouest, à Taiserbo. Je reproduis ce renseignement sans en garantir l’exactitude. C’est une très faible dépression, aux bords en pente à peine sensible ; on la distinguerait difficilement de la plaine environnante si des traînées de petites pierres blanchâtres ou grisâtres, en semis serrés, ne tachaient et parfois bosselaient, çà et là, le sable ferme de son lit. Quelques heures plus tard, d’autres semis analogues se montrent devant nous, mais ce n’est pas un oued, me dit le vieux Mohammed, qui connaît bien la région.

Nous marchons très tard aujourd’hui encore.

11 novembre. — L’anniversaire de l’Armistice. La guerre semble déjà lointaine ; mais qui donc, à part ceux peut-être qui n’y ont vu qu’une occasion de carence ou qu’une source de profits, pourrait l’oublier ?

Je me réveille le premier, au tout petit jour. Je donne le signal du départ et nous sommes promptement en route. Ratab m’a affirmé hier que nous verrions aujourd’hui une gara bien connue du nom d’Hemeimêt, après laquelle les voyageurs se considèrent comme presque arrivés. Mais le vieux Mohammed me dit que nous n’y serons pas avant demain matin. Depuis Tadj les mensonges de Ratab se renouvellent ainsi chaque jour. Il veut me faire croire que nous progressons normalement, craignant que je n’insiste pour aller plus vite. Cela rend la route moralement assez fatigante pour moi, car les endroits dont j’escompte la vue ne se montrent jamais au moment où je m’attends à les rencontrer, et j’ai perpétuellement une impression de déception et de retard. Le but semble reculer à mesure que nous avançons.

Après le repas de midi, au moment où on commence à recharger les chameaux, nous avons la visite d’un petit oiseau si familier et d’une confiance si tenace que Hassan, le fils de Ratab, court un bon moment après lui, le poursuivant de place en place, et toujours près de le prendre. La pauvre bête cherche l’ombre précieuse, se faisant abri de tout, d’un chameau couché, d’une caisse. Elle vient, une seconde, se poser sur moi. L’ombre, ici, n’est pas dans la nature. C’est un phénomène d’importation.

Au coucher du soleil, les caravaniers proposent de s’arrêter une heure. J’acquiesce, et j’en profite pour dîner moi-même. Il me faut me fâcher pour les faire repartir. Ils prennent le thé ; interminablement, j’entends remplir, de haut, les verres. Nous marchons ensuite jusque vers minuit. Je ne ressens plus, à la fin des plus longues étapes, aucune fatigue.

12 novembre. — Sur pied de bonne heure, nous attendons impatiemment les premières lueurs du jour, car elles doivent nous montrer enfin la gara souhaitée. Mais l’aube froide n’éclaire que l’immense plaine nue. Cependant des semis de cailloux étendus, qui se révélaient à nos pieds dès cette nuit, en décèlent, paraît-il, le voisinage.

Soudain, du haut de mon chameau, j’aperçois une tache noire qui semble suspendue au-dessus du sol. Je la signale. Les hommes, qui sont tous à pied, ne la voient pas. Toutefois, à la description que j’en donne, ils la reconnaissent sans hésiter : c’est Hemeimêt. Il est environ 7 heures. Une demi-heure au plus, selon toute apparence, nous en sépare.

Les légères ondulations que nous coupons depuis longtemps déjà sont capables de cacher un relief ; aussi n’ai-je pas de surprise à constater que la gara disparaît presque aussitôt. Je la retrouverai à la prochaine convexité du sol. Mais non. Jusqu’à midi, mes yeux la cherchent en vain. Je suis seul à l’avoir vue ; pourtant, je n’ai pu me tromper ; d’ailleurs, ne l’ai-je pas décrite avec exactitude ?

L’aurions-nous donc dépassée sans la voir ? S’il en était ainsi, nous ferions route dans une fausse direction.

Je pense à l’eau, et je m’informe, auprès de Doma, de mes guerbas. C’est notre septième jour de marche. Nous en consommons, à nous deux, une demie par jour. J’en ai fait remplir huit. Aucune ne fuit. Il doit m’en rester quatre et demie. Doma m’en montre une qui est pleine ; une autre, à demi-pleine ; le reste est vide.

Il est de toute évidence que malgré sa surveillance, on y a puisé ; la nuit, sans doute. On m’a obéi à Zirhen, mais les hommes n’ont presque rien emporté pour eux, se réservant de recourir discrètement à ma provision, qu’ils jugeaient excessive. Je ne crée pas d’incident. Pourquoi ? Je suis maître de la situation : cela me suffit. Je feins une vive surprise, et je dis à Doma, de manière que tous entendent, de ne plus prendre d’eau sans m’en prévenir ; d’accrocher, en route, les deux guerbas à ma selle ; et, la nuit, de les mettre près de ma natte. Je place à portée de ma main, pour dormir, mon fusil chargé, et personne ne s’avisera de venir les prendre.

J’ai la satisfaction de lire sur les visages une consternation générale. C’est bien ce que je pensais, davantage même : je ne tarde pas à constater que personne n’a d’eau. Mais nul n’ose me le dire ; ce serait avouer qu’on vit sur la mienne.

Je suis révolté par la duplicité de Ratab. Malgré tout le soin que j’ai pris de régler cette question si sérieuse d’une manière qui exclue tout aléa, elle se pose finalement quand même, par sa faute : quelques guerbas de plus, c’eût été quelques sacs de marchandises de moins, puisque les chameaux sont chargés au maximum ; nous subissons la conséquence de son âpreté au gain.

La situation est sans remède. Il faut l’accepter telle quelle.

Ma carte place Hemeimêt à soixante kilomètres du puits ; mais une monographie particulièrement documentée dont j’ai noté, avant de partir, les passages essentiels, dit que quatre-vingt-dix kilomètres l’en séparent[21] ; nous n’y sommes pas encore ; et nos chameaux sont lents. Puis, suivons-nous le bon chemin ? C’est là le point capital.

Nous nous remettons en route. Cette fois le départ ne traîne pas. Si je voulais activer la marche, j’ai fait un coup de maître. Le frisson de la soif est passé sur la caravane.

Vers quatre heures, Rhed et le vieux Mohammed, qui nous précèdent de quelques centaines de mètres, s’arrêtent et se tournent vers nous. Un instant après je vois au Nord, à une dizaine de kilomètres, semble-t-il, deux monticules clairs, coiffés de sombre, auxquels je donne quinze à vingt mètres de relief. Les voici enfin. C’est bien leur silhouette que j’avais aperçue, rapprochée par le mirage. Le soulagement est général. Nous serons au puits ce soir, me dit-on.

Ce soir ? D’après les indications que je possède, nous avons encore, je l’ai dit, soixante ou quatre-vingt-dix kilomètres à faire à partir d’Hemeimêt ; soit, en ce moment, avec les dix qui nous en séparent, soixante-dix ou cent. Mais je comprends fort bien. Si nous devons arriver ce soir, je n’ai plus à me préoccuper de l’eau ; je puis relâcher ma surveillance. C’est là qu’on veut en venir.

Mes guerbas sont maintenant sur mon chameau ; nul n’y touchera. En tout cas, nous ne sommes pas égarés. C’est déjà un point important.

Hemeimêt disparaît, comme ce matin, presque aussitôt. Nous le revoyons une heure plus tard. Je constate que les deux monticules, qui me semblaient accolés d’abord, sont bien séparés.

Le soleil se couche lorsque nous arrivons à sa hauteur.

Nous cessons à ce moment de nous diriger vers le Nord et nous obliquons N.-N.-O.

On ne s’arrête pas, aujourd’hui, pour le thé. Je ne dis rien. Je sais pourquoi. Je demande jusqu’à quelle heure nous marcherons. Comme hier, me répond-on, c’est-à-dire jusqu’à une heure du matin environ ; et demain, au lever du soleil, nous verrons le puits. Le voici déjà plus loin que tout à l’heure ; nous devions arriver ce soir.

Nous progressons longtemps dans la nuit, d’une allure maintenant rapide.

Quand l’aube me paraît proche, je manifeste l’intention de faire halte. Les hommes semblent ne pas entendre. Seul, Ratab arrive, insinuant, cauteleux. Il insiste pour continuer. Il croit que j’ignore toujours qu’il n’a pas d’eau.

— « C’est pour les chameaux, me dit-il ; ils n’ont pas bu depuis sept jours. Il faut à tout prix qu’ils arrivent au puits demain matin. »

Il oublie que je ne suis pas un débutant en matière de désert. Je lui réponds que je ne lui demande rien. Je fais barraquer ma monture et je mets pied à terre. On se décide alors à obéir.

Je demande tout bas à Doma si le fils de Ratab et le vieux Mohammed sont aussi sans eau. Il y en a encore un peu pour le petit Hassan. Quant à Mohammed, il n’est pas là ; vaincu par la fatigue, il s’est couché sur le sol, il y a deux heures environ. Il nous rejoindra demain, s’il peut.

J’appelle Ratab. Je lui dis que je suis au courant, qu’il m’a trompé. Je lui reproche durement sa duplicité. Les autres écoutent. Il s’excuse, se confond en protestations. L’heure n’est pas aux longues phrases, il faut dormir vite. Satisfait des appréhensions par lesquelles tous ont payé leur faute, et les jugeant suffisamment punis, je distribue la moitié de ma provision d’eau, à l’exception d’une part que je garde pour Mohammed. Personne ne me remercie. Nous dormons jusqu’aux premières lueurs de l’aube. Il n’est pas question de sentinelles ; depuis Tadj, nous ne nous gardons plus la nuit ; l’insouciance des indigènes se fait l’alliée de leur paresse ; et comme Doma seul, en réalité, est à mon service, je ne puis les contraindre.

13 novembre. — En nous levant, nous voyons tout de suite, au Sud-Ouest, un renflement prononcé du sable de la plaine ; c’est Kelb Metemma. Là sont ensevelis, me dit-on, les hommes et les chameaux d’une immense caravane, qui, il y a bien longtemps, se perdit.

La carte et tous les renseignements sont d’accord pour placer Kelb Metemma à mi-chemin d’Hemeimêt et de Bir Bettefal. Nous sommes désormais tranquilles, et c’est gaiement qu’on se remet à marcher.

La ligne dunaire a reparu à l’Est. Sur un point, elle semble présenter une saillie plus accusée. C’est un relief rocheux, me dit Mohammed, qui est arrivé pendant que nous dormions et est reparti avec nous ; il marque la place du premier puits d’El Obaied. Il y a deux puits de ce nom, assure-t-il. L’eau est buvable à l’un et à l’autre ; on trouve en outre, au premier, de la paille et du bois.

Maintenant, quelques arbres apparaissent distinctement au Nord-Est. Puis, comme hier Hemeimêt, ils disparaissent. Je les revois quatre heures plus tard, à l’Est. J’en compte sept. Nous tournons franchement à l’Ouest. Nous entrons, vers midi, dans un sable blanc et fin dont la réverbération, à cette heure, est douloureuse. Peu de temps après, un trou à demi comblé : nous sommes dans un oued, on a pris de l’eau ici. Deux têtes de palmiers, celles-ci devant nous, sont visibles depuis un instant ; ce serait Bettefal. Mais voici des touffes d’akirch ; il est inutile d’aller plus loin, le lieu offre les ressources nécessaires. On s’arrête, et on campe sur la pente d’une dune. En creusant, nous trouvons, à 0 m. 80 environ, une eau blanchâtre, excellente, lente toutefois à venir.

L’après-midi, un homme pousse jusqu’à Bettefal pour se renseigner sur la résidence actuelle de Sidi Rida. Les abords du puits sont inhabités, mais fréquentés par des gens de Djalo. L’eau de cette localité est légèrement salée, celle de Bettefal, excellente ; les habitants aisés envoient volontiers des captifs chercher de cette dernière, malgré que plus de vingt kilomètres séparent les deux points.

Il revient bientôt. Sidi Rida est dans l’Oued Ghetmir, à l’Est de Djalo. Il y va souvent pour « boire doux » — chirbou hélou. Nous allons donc nous diriger de ce côté.

On me désigne le point où nous sommes par le mot Letela.

Je vais enfin pouvoir me soigner un peu. Je suis couvert de vermine : ô poésie des grands voyages ! Pour commencer, je me suis frictionné vigoureusement tout à l’heure, après une toilette minutieuse, avec de l’alcool de menthe ; c’est tout ce que j’ai.

Une de nos chamelles achève d’accoucher. L’expulsion avait commencé ce matin. Chargée comme les autres, elle a continué à marcher, ce pendant que celle-ci progressait, et n’a donné aucun signe de souffrance ni de fatigue. Il s’en faut de deux mois pour que son chamelon soit viable.

Vers le soir, le vieux Mohammed vient prendre congé de moi. Il nous quitte, avec sa petite caravane. Il va à Djalo, puis à Djedabia. Ensuite, on ne peut plus passer, à cause des opérations de guerre. Je lui demande si les Italiens ne sont pas à Djebadia.

— « Si, me dit-il, mais il y a un poste musulman tout près, et il porte le même nom. La campagne est tout entière aux mains des Musulmans. »

Je le quitte amicalement, et lui fais un modeste présent, qu’il accepte avec reconnaissance.

Ses compagnons restent à l’écart et s’en vont sans me dire au revoir. Pourtant plusieurs d’entre eux se sont montrés prévenants durant la route.

14 novembre. — Départ à quatre heures de l’après-midi. Nous nous arrêtons à cinq heures et demie pour camper dans un pâturage abondant. J’éprouve une satisfaction véritable à voir nos pauvres bêtes manger enfin, et avec quel appétit !

Contrairement à Mohammed, Rhed et Ratab me disent qu’il n’y a qu’un puits à El Obaied ; on trouve d’ailleurs de l’eau en abondance dans toute la région.

15 novembre. — Nous partons de bonne heure en nous dirigeant vers le Nord. Nous entendons, non loin de nous, les cris de chameaux qu’on charge. Il y a là, dans une dépression qui nous la cache, une caravane. Nous nous hâtons pour l’éviter. Je demande s’il y a des pillards dans la région. La réponse est négative. Les Senoussia s’appliquent à faire régner partout l’ordre et la sécurité, et se montrent sévères pour les voleurs.

Nous traversons constamment des pâturages. Ils sont composés d’akrich, de necha et de belbel. Il y a aussi d’assez nombreux palmiers, d’ailleurs ensablés jusqu’à la naissance des feuilles. Nous campons un peu avant midi dans l’Oued Ghetmir, où ces deux éléments se trouvent réunis. Un tertre de sable, près de nous, fut jadis occupé par une zaouia dont le nom seul lui reste. Doma creuse et trouve, à moins d’un mètre, une eau parfaite. Au loin, quelques tentes blanches mettent leurs taches crues entre des palmiers dispersés : peut-être celles de Sidi Rida ; peut-être seulement des gens de sa suite. Ratab va partir pour s’informer, et surtout pour prévenir que j’arrive dans des conditions qui comportent un bon accueil.

Il me demande de lui prêter mon chameau. Je lui dis de prendre l’un des autres. Il me répond qu’aucun d’eux n’est dressé pour la selle et qu’ils n’obéissent pas à la rêne. C’est de l’impudence. Ne me les a-t-il pas loués pour que l’un, tout au moins, me serve de monture ? Il se décide à s’en aller à pied.

Le jour se passe dans l’attente de son retour. Je finis par exprimer mon étonnement. J’apprends alors qu’il a prévenu que s’il ne revenait pas dans l’après-midi, nous n’aurions qu’à nous mettre en route. On avait négligé de m’en avertir, sans doute parce qu’on savait fort bien que je n’aurais pas accepté cette désinvolture.

Partons donc.

Nous sommes bientôt près des tentes blanches. Il y en a cinq ou six, disposées sans ordre sur le sable, à une centaine de mètres les unes des autres, les plus petites entourées de haies de feuilles de palmiers.

Un homme se détache. Il vient me saluer de la part d’un nommé Amboy, de qui c’est le campement. Sidi Rida est sensiblement plus loin. Amboy est un wakil, sorte d’agent d’exécution, de Sidi Idriss. Il me prie d’accepter son hospitalité, en attendant qu’arrive la réponse du chef Senoussi. L’invitation est-elle... pressante ? Je l’ignore. De toute manière, il est préférable de m’y rendre. Je maudis une fois de plus Ratab, par la faute de qui je viens de me mettre en route pour m’arrêter si près, dans des conditions infiniment moins confortables, moins reposantes, que la tranquille solitude de mon logis de toile.

Le messager est un Fezzanais de Mao, principal centre du Kanem ; il connaît Doma. Nous arrivons à la plus grande des tentes : cinq mètres sur quatre environ. Devant elle se tiennent trois hommes, dont l’un, vêtu de couleurs sombres, le teint presque noir, jeune, la physionomie ouverte et intelligente, m’engage à entrer. C’est Amboy. A l’intérieur, tout est garni de tapis, de coffres, de tentures. La conversation s’engage, avec l’aide de Doma. Mon hôte est lettré. Il écrit dans plusieurs journaux du Caire. Il a fait ses études à Stamboul. L’homme de Mao, qui est un esclave de confiance, élégant dans sa mise, à la fois déférent et aisé dans ses manières, prend part à notre entretien. Il parle plusieurs fois du Kanem avec une nuance de tristesse. Un autre des assistants me demande des nouvelles de Doud Mourrah, l’ancien Sultan du Ouadaï, en termes qui manifestent de la considération et de la sympathie. Puis c’est le dîner. Je le prends sur une petite table, dans un excellent fauteuil pliant, avec couverts, verre et assiettes, en face d’Amboy, propriétaire de ces richesses ; les trois autres convives et Doma sont accroupis sur le tapis autour d’un grand plateau de cuivre. La boisson est une eau parfumée de fleur d’oranger. Menu : mouton aux spaghetti, poulet au riz, thon à l’huile ; puis le thé. Ratab arrive pendant le repas. Il rapporte une réponse satisfaisante. Je partirai demain matin. Le camp de Sidi Rida n’est pas très loin.

Tout le monde se retire bientôt : j’ai la fièvre aujourd’hui et je fais dire par Doma que j’ai besoin de repos.

16 novembre. — Départ au soleil levé. Je n’ai pu faire ma toilette, craignant de répandre de l’eau sur les tapis. J’y procède en route. Nous nous arrêtons près d’un palmier dont une petite dune enveloppe le tronc, et là, protégé de l’âpre bise par cet abri naturel, je me rase, etc. Deux heures et demie de marche nous mènent à un autre campement à peu près identique au précédent. C’est, cette fois, celui du chérif. Sur le sable piétiné que tachètent de rares touffes de belbel et d’akirch, avec quelques buissons de feuilles de palmier, ses tentes, au nombre d’une dizaine, presque toutes blanches, s’espacent, très éloignées les unes des autres, sur une surface de près d’un kilomètre de côté. L’une, très vaste, est sa demeure. Les autres sont de dimensions moyennes. Dans un petit campement isolé se groupent trois abris bas pour les serviteurs : ce petit campement, la tente de Sidi Rida et une autre sont entourés de haies, comme au camp d’Amboy.

Le wakil, accompagné de deux esclaves, vient à ma rencontre. C’est un grand vieil homme, au nez en bec d’aigle, aux longues moustaches tombantes, dont le teint n’est pas plus brun que le mien. Il est coiffé d’un turban de soie jaune damassée.

Son accueil est plein de cordialité. Il me fait entrer dans une petite tente et nous causons en prenant le thé pendant qu’on dresse la mienne. Le repas se fait attendre et j’ai terriblement faim, car je n’ai rien pris le matin, en dehors d’une tasse de café de la grandeur de deux dés à coudre. Mais le voici : morceaux de mouton grillé, sauce aux herbes, riz, encore du thé. Un grand bol — unique — est plein d’une très bonne eau. Nous y buvons tour à tour. Le soleil échauffe la tente, et nous nous défendons à grand’peine contre des mouches innombrables. Je rentre enfin chez moi.

On vient bientôt me prévenir que Sidi Rida, à qui j’ai fait porter la lettre de Sidi Mohammed, va me recevoir. Dans une tente plus grande, meublée, elle aussi, d’un tapis seulement, et proche de la sienne, mais à l’extérieur de la haie, j’entre le premier avec le wakil. Il arrive presque aussitôt : trente à trente-cinq ans, de teint très clair, avec de beaux yeux intelligents et vifs, et une courte moustache noire. Sa physionomie est franche et sympathique. Il me reçoit avec une aimable courtoisie. J’insiste à nouveau sur ce fait que je n’ai pas de mission du gouvernement français et que ma visite est celle d’un simple particulier. Mais j’ai beaucoup de peine, malgré l’assistance laborieuse de Doma, à me faire comprendre de lui et à en être compris.

Je le quitte après lui avoir demandé à visiter Djalo le lendemain ; il acquiesce sans difficulté. Comme nous retournons sous nos tentes, à trois ou quatre cents mètres de là, le wakil insiste pour que je n’y reste que vingt-quatre heures et pour que je me tienne, durant ce temps, chez le chef. On fera appeler les gens que je voudrai voir. Je le sens préoccupé d’une tentative possible contre ma sécurité. L’état de guerre, me dit-il, a forcément une influence sur l’état d’esprit des populations, surtout ici, où nous sommes près du front. On connaît, dès à présent, mon arrivée. Elle produit une émotion. Je suis Européen et chrétien. Cette émotion, certainement, lui semble sympathique. Mais il peut y avoir une exception. Il me conseille, en outre, de remettre mon costume indigène.

Pendant ces vingt-quatre heures, il va s’occuper de conclure pour moi la location de très bons chameaux, qui me reposeront de ceux de Ratab, et d’un esclave, de qui les services m’assureront un peu plus de confort quand je partirai pour Djerboub.

Le soir, Ratab se présente. Il vient prendre congé. Il va à Chrerra, tout près, pour quelques jours. Je ne veux pas créer de complications, et puisque je suis débarrassé de lui, je passe condamnation. La route de Libye est ouverte désormais aux voyageurs français — moyennant certaines précautions, bien entendu. Je désire la laisser derrière moi aussi sûre que possible ; pour cela, la première condition est de la jalonner de sympathies, tout au moins d’éviter les rancunes. Ratab m’a menti constamment ; mais son attitude est toujours restée pleine de soumission et de déférence ; l’indulgence, dans ces conditions, m’est plus facile. Cependant, je garde à son égard un fond d’irritation. A Doma, qui me fait part de sa visite, je réponds en français :

— Je ne veux pas le voir. Qu’il s’en aille et me f... la paix.

Et j’entends, au dehors, le sage Doma qui traduit en arabe :

— Il est fatigué. Mais il te salue beaucoup, beaucoup.

Puis je reste seul, goûtant mon repos et laissant mon esprit se détendre.

On vient me demander si je désire dîner chez moi ou avec le wakil. Je réponds en indiquant ma préférence pour la compagnie de celui-ci. Un serviteur paraît bientôt, qui m’avertit que je suis attendu.

La nuit est venue. Il souffle un aigre vent d’hiver. La lune jette une clarté morte sur la froide pâleur du sable. Les tentes, si blanches sous le soleil, ne se révèlent plus que par des taches d’ombre. L’une d’elles est entr’ouverte ; c’est celle où je vais ; dans le silence apaisant de ce paysage sans vie, je me dirige vers elle à pas lents.

Lointaine encore, un faible rayon de lumière s’en échappe ; plus près, je perçois, dans un mince triangle éclairé, les teintes chaudes du tapis qui couvre le sol. J’éprouve une sensation de bien-être dont la soudaine intensité me surprend. Toute impression de foyer prend au désert une douceur et un charme inexprimables.

17 novembre. — A midi, je pars pour Djalo, qui se trouve à une trentaine de kilomètres.

J’ai avec moi Doma, monté sur un chameau, et un soldat, à pied. J’ai gardé, malgré tout, mon costume européen, mais j’ai pris un djered dont je m’envelopperai en route.

Le chemin est banal : une immense étendue de sable, toujours ; au loin, quelques taches vertes qui sont des palmeraies : Chiefa au sud, Chrerra au nord ; enfin, devant nous, une longue ligne d’arbres qui bientôt devient une immense tache verte ; à la lisière s’accusent quelques garas.

Nous pénétrons dans la végétation : palmiers aux troncs raccourcis par l’envahissement dunaire ; pâturage étendu de belbel.

Nous dépassons vite le lieu dit Nebous, que marquent seules, sur une place nue, au milieu des arbres, deux grandes cases rectangulaires, placées bout à bout, à angle droit ; nous contournons Lebba qui, à cette heure, projette seulement, sur le coucher de soleil rouge sombre, un monticule couronné de quelques longs rectangles bas. La lune nous éclaire quand, peu de temps après, nous arrivons à Djalo[22] : un vide dans la palmeraie ; un petit cercle de cinq hommes, assis sur le sol, qui s’entretiennent sans bruit dans l’ombre ; puis des constructions de terre grise, misérables, écroulées en partie.

Nous nous engageons entre celles-ci, pour nous arrêter devant l’une d’elles, pauvre et triste comme les précédentes, fermée par une porte de bois en forme d’arceau ; un chameau est couché tout auprès, dans la ruelle déserte. C’est là que je dois loger. J’éprouve de l’étonnement. Je croyais Djalo beaucoup plus important.

Un homme sort, que notre arrivée paraît surprendre. Le chef est absent. Il ne sait où il est. Peut-être le trouverons-nous, en cherchant un peu, dans le village.

Nous repartons, à pied cette fois, nos deux chameaux en main. Notre marche silencieuse, en file par un, dans ces ruelles vides, étroites, que, par endroits, bordent des ruines, me rappelle certains soirs de relève de la guerre.

A travers les fentes des portes closes, un peu de lumière, parfois, révèle un feu. Nous atteignons une petite place. Le soldat qui m’accompagne entre dans une case plus importante, surmontée d’une espèce de mât. Il y a là d’autres soldats, mais ils ignorent aussi où est le chef, et semblent s’en désintéresser. Nous nous arrêtons, un peu déconcertés par cet accueil, alors que ma visite est sûrement annoncée. Dans le moment, deux hommes, à pas lents, débouchent sur la place. Le soldat se dirige vers eux : ils reviennent ensemble ; l’un de ces hommes est le chef, enfin.

Il se montre surpris. Nul ne l’a prévenu. Il envoie son compagnon s’informer, je ne sais où. Celui-ci reparaît bientôt : un messager de Sidi Rida, effectivement, est arrivé dans la journée. Il a averti un des principaux du village de ma venue prochaine ; mais celui-ci a négligé d’en transmettre la nouvelle.

C’est assez bizarre. En tout cas, nous voici loin, avec cette promenade nocturne, des précautions que le wakil m’avait recommandées.

Nous retournons à la case du début. On me fait attendre un peu dehors, puis nous entrons : une petite cour pleine de détritus, un passage voûté, une autre cour étroite et longue aussi malpropre que la première ; enfin, une assez grande pièce au sol de sable, avec deux tapis, et un plafond de troncs de palmiers que soutiennent deux colonnes, palmiers aussi.

Il y a deux fenêtres, fermées par des volets de bois ; et, plus haut, une minuscule ouverture. Au milieu, par terre, une lanterne, où brûle une bougie, jette, trop bas, une faible clarté. Je m’assieds sur un des tapis, le chef près de moi. Nous causons, avec de longs silences. Mon impression est froide. Le lieu me paraît peu accueillant, sans pittoresque aussi ; je me demande ce que je suis venu faire.

Maintenant, les uns après les autres, arrivent des vieillards, L’un d’eux, aimable, me parle avec animation, gaiement. Il est assez instruit, connaît l’Égypte. La glace fond. On apporte le dîner, simple, mais préparé avec soin : le plateau habituel — de paille tressée, ici — du pain sans levain, du mouton grillé sur une assiette, du mouton avec de la sauce dans une cuvette d’émail ; le grand bol d’eau, où chacun boit à son tour ; l’aiguière et le bassin d’usage, qu’on fait passer, sans savon avant le repas, avec du savon après ; enfin le thé ; tout cela au milieu d’une conversation qui, peu à peu, est devenue générale.

Quand, vers dix heures, mes hôtes se retirent pour me laisser reposer, la pauvre case, avec sa lanterne avare, me paraît différente. Ils ont été, tous, simples, sans démonstrations bruyantes, mais cordiaux, amicaux, discrètement contents de me voir ; je me sens à l’aise, et j’éprouve, une fois de plus, que les sentiments qui président à l’accueil peuvent effacer les disgrâces d’un logis.

18 novembre. — Je m’éveille au jour, dispos et gai. Le frère du cheik des Fezzanais d’Abéché, que je savais être ici, et que j’ai fait demander, vient me rendre visite ; je procède à quelques achats : 2 kilogrammes de sucre, 8 francs ; une paire de markoubs, qui viennent d’Abéché, 10 francs ; un djered, 62 fr. 50 ; cinq paquets de cigarettes, 5 francs ; quelques livres sterling en or, 60 francs la livre, le tout payé en argent métal.

Je m’enquiers de la question des douanes. Les tarifs sont les mêmes, me dit-on, à Djalo et à Tadj ; mais ceux qui ont payé à l’un de ces points ne paient pas à l’autre. Un fonctionnaire, qui se tient près du chef, et qui est chargé précisément de la perception, me donne les chiffres suivants :

25 francs pour 500 francs de marchandises, en général ; 5 % ad valorem pour l’ivoire, le kountar — d’environ 50 kil. ici — étant évalué 600 francs.

Le tout se règle en medjidiehs turcs ou en écus de cinq francs, l’un valant l’autre ; toutefois, l’écu, au nord de Koufra, devient une monnaie d’exception.

Il fait grand jour, et je sors pour prendre quelques photographies. Le soldat montre de l’inquiétude, mais il ne dit rien. Il porte mon appareil et me suit pas à pas. Je m’arrête d’ailleurs bientôt, devant une ruelle où se trouvent un vieillard et une petite fille. Tout de suite, des gens arrivent, un, deux, dix ; ils ont l’air de sortir de terre. Ils ne manifestent d’ailleurs aucune hostilité, et tous se placent devant mon objectif, sauf un, qui s’y refuse.

Je poursuis quelque temps ma promenade, qui ne me révèle rien d’intéressant, puis je rentre. Devant la porte, le chameau d’hier est toujours baraqué ; les nôtres sont près de lui. Il faut déranger la tête de l’un d’eux pour entrer. Tout près, au ras du sol, un puits étroit, où l’eau me paraît à huit mètres : une eau un peu salée, très peu.

Nous déjeunons, et comme il est près de midi, nous pressons le départ. Le temps est nuageux, sans soleil. Nous arrivons à Lebba, que je vois mieux cette fois : un sable très pâle, d’où sortent des palmiers, sans ordre, parmi des dunes qui s’appuient sur leurs groupes et enterrent une partie de leurs troncs ; quelques beaux atels.

Le village, plus loin, montre de longs murs bas, d’un gris très clair, tirant sur le gris perle ; des portes en arceaux, fermées, en rompent parfois la continuité ; je ne vois aucune fenêtre ; seulement de rares et petits jours carrés, placés tout en haut. Une femme, avec un âne, s’approche de nous, lentement. Elle se dirige vers des tentes de Khouans en toile misérable, rapiécées partout, dressées à l’écart : trois parois verticales de 1 mètre à 1 mètre 20 de hauteur, dessinant un carré de 2 mètres, à peu près, de côté, dont la face antérieure tout entière est ouverte ; au-dessus, un toit très bas, presque plat malgré son arête médiane ; devant, quelques ustensiles de cuisine ; à l’intérieur, de pauvres coussins. Dans l’une d’elles est une autre femme, au teint clair, vêtue d’un pagne rouge sombre en lambeaux.

Je manifeste l’intention de mettre pied à terre ; on m’en dissuade ; l’endroit n’est pas sûr ; il faut rester sur mon chameau, enveloppé dans mon djered, et passer vite ; la reprise des hostilités avec les Italiens a créé, ainsi que me le disait le wakil de Sidi Rida, un état d’esprit qui nécessite des précautions.

Le tableau surprend par l’étrangeté de son coloris. L’ordre normal des tons y est inversé. La lumière semble émaner de la blancheur crue du sable, de la peinte gris clair des cases, au lieu que le ciel, couvert, demeure sombre.

Notre retour, monotone, est interrompu par une forte averse qui fait barraquer spontanément nos montures.

La nuit venue, nous hésitons sur la direction. Il est plus de neuf heures quand nous retrouvons Ghetmir.

J’apprends que les chameaux qu’on fait venir pour moi n’arriveront que dans quatre jours.

— « Tous ici, me dit tout à coup Doma, contents beaucoup avec toi ; toi passer, et toi faire route pour les autres ; quand Français y venir, contents beaucoup encore. »

19, 20, 21, 22 et 23 novembre. — Ces cinq journées se passent dans le repos. Je prends chaque jour mes repas avec le wakil. Il se nomme Osman Hassen Ed Deraï. Il est égyptien ; lors des dernières hostilités entre l’Angleterre et les Senoussia, il a pris parti pour ceux-ci, et maintenant il est proscrit. Sa culture est fort au-dessus de la situation qu’il occupe ; il supporte d’ailleurs son exil avec une dignité qui s’interdit les doléances.

Souvent, lorsque je suis avec lui, un homme vient lui parler pour affaire de service. Devant les fautes même, il reste bienveillant et paternel.

— « Les gens d’ici n’ont pas de tête, me dit-il parfois. S’ils étaient méchants, nous les punirions avec rigueur ; mais ils ne sont que légers. »

Rhed vient me dire au revoir. Il m’a rendu peu de services. C’est toutefois un très brave homme ; il manque seulement d’autorité. Je lui fais quelques présents qui l’enchantent.

Chaque jour j’envoie Doma saluer pour moi Sidi Rida, qui me répond de même. A aucun moment je ne l’ai vu sortir du petit enclos qui entoure sa tente et protège le mystère de sa vie privée. Il dort tard le jour, me dit le wakil ; il travaille et prie presque toute la nuit.

Je lui rends visite la veille de mon départ. Nous causons, cette fois, plus longuement. Il se montre renseigné sur beaucoup de choses. Il possède à Djerboub un cinématographe « marqué d’un coq ». Il m’invite à revenir.

Je trouve ici, comme à Koufra, une préoccupation hospitalière de ma sécurité. Doma, qui me renseigne sur l’opinion, quand il y pense, me dit que la manière dont je suis arrivé, en m’en remettant entièrement à la loyauté des Senoussia, a fait partout la meilleure impression. On en a conclu, sans réserve, à la pureté de mes intentions.

J’engage un serviteur, que le wakil, enfin, m’a trouvé. C’est un esclave ouadaïen qu’on appelle El Hadj Bakrit ; il a été quelque temps au service de Sidi Idriss. Il fera mes repas.

Le jour fixé pour mon départ, un Arabe de Djalo se présente à la porte de ma tente. Il m’apporte un bout de papier, une lettre : un « prizonié » qui m’appelle « Monsieur le Fransé » me dit avoir confié cette missive à un « mousso » — c’est l’Arabe — et me donne son adresse à Marseille : rue Oupfans, 85, 55 ou 35 ; il écrit peu lisiblement. Il signe Mourl. C’est tout. L’Arabe ajoute qu’il serait heureux de recevoir un secours de 10 francs.

J’ai déjà entendu parler en route, par Ratab, d’un prisonnier italien qui aurait obtenu la vie sauve dans un combat en se réclamant de la nationalité de sa mère française. C’est celui-là, paraît-il. Encore que cette version soit bien invraisemblable, je constate qu’elle est du moins répandue ici. Je donne les dix francs et je propose à l’envoyé d’intervenir pour obtenir la libération du captif. Il me prie instamment de n’en rien faire ; il insiste pour que je garde absolument secrète la commission dont il s’est chargé. Je pourrais provoquer des sanctions.

Cette libération est, paraît-il, déjà décidée pour une époque très prochaine ; et l’homme n’est nullement maltraité.

Des partisans arrivent de temps à autre de la partie septentrionale de la contrée, celle où sont confinées les troupes italiennes ; ils nous apportent des nouvelles des hostilités, en ce moment insignifiantes.

24 novembre. — Je me remets en route cet après-midi. Je vais me diriger sur Djerboub, la dernière étape de mon voyage en pays senoussi, et reprendre ma vie de nomade. Ce sont, une fois de plus, les préparatifs du départ et les petits agacements dont il s’accompagne. Le propriétaire des chameaux, qui, après avoir dit hier devant le wakil que nous mettrions quatre jours à traverser les dunes dans lesquelles nous allons entrer presque tout de suite, en annonce sept aujourd’hui — sept jours sans eau — dans l’intention manifeste de m’imposer, comme a fait Ratab, un train d’une lenteur dérisoire. Pourtant ses chameaux sont robustes et dans un état de prospérité remarquable. Le wakil a tenu compte du désir que j’avais exprimé sur ce point. Je le fais demander, et il réitère devant moi, aux chameliers, l’ordre formel de marcher vite.

Je m’attends d’ailleurs, malgré les précautions que j’ai prises, à un voyage peu agréable. Lorsqu’on se trouve en contact permanent avec des indigènes dont notre discipline ne domine pas encore les instincts, avec des peuplades à la fois frustes et indépendantes comme celles-ci, il faut, si l’on veut conserver quelque sympathie pour leur race, se défendre contre bien des irritations. Le défaut complet d’harmonie qui se manifeste à chaque instant entre leurs habitudes et les nôtres, leur méconnaissance de l’exactitude, de la diligence, de la sincérité, de la véracité, imposent à notre patience une épreuve de tous les instants. En revanche, quand on commence à les connaître, on s’aperçoit que beaucoup de ces défauts sont susceptibles d’une prompte atténuation, et que la fermeté, appliquée avec discernement, tempère la plupart d’entre eux. On distingue alors, chez ces primitifs, de rudes et fortes qualités, insoupçonnées d’abord ; on les découvre sensibles au bienfait, fidèles dans l’attachement et dans la gratitude, hospitaliers, capables d’oublier leur cupidité pour une libéralité inattendue, leur égoïsme pour une généreuse assistance. Le vent aride du scepticisme n’a jamais soufflé sur ces cœurs.

Dans un oued, près de Bir Bettefal. Il a suffi de creuser ce trou, pour trouver à 0m 80 environ une eau excellente.

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Un coin de la vieille ville de Sioua, la célèbre oasis de Jupiter Ammon.

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L’orientation Est que nous prenons nous fait bientôt quitter l’oued Ghetmir. Nos animaux semblent avoir un bon pas. Nous cheminons de nouveau sur un sable plan, avec la ligne des dunes au sud et au sud-est. Nous sommes six : moi, Doma, un captif libéré d’une certaine aisance, du nom de Bou Zeriba, originaire de Djalo, propriétaire d’un de mes chameaux et de deux petits chamelons qui nous suivent, chargé en outre de surveiller et de ramener les autres ; mon nouveau cuisinier El Hadj Bakrit, qui est Ouadaïen ; un bella touareg du nom de Abou Bakr, et un tout jeune homme nommé Mohammed, qui a deux frères à Abéché, et qui va à Sioua avec un chameau pour y acheter de l’huile d’olive et du beurre. Il les revendra à Djerboub et à Djalo, au retour. C’est Bou Zeriba qui servira de guide, lui seul connaît bien la route, m’a-t-on dit.

Nous nous arrêtons au coucher du soleil. Je fais monter ma tente pour la nuit. C’est pour moi un précieux confort. Je vais peut-être, avec ces chameaux choisis, pouvoir marcher ainsi chaque jour à bonne allure, de manière que le temps des repos et les loisirs en soient accrus, la distance parcourue restant la même.

25 novembre. — Je me réveille au petit jour, et je donne ordre de préparer le départ. Mais les hommes se lèvent de mauvaise grâce, sauf Doma qui est, comme toujours, debout le premier. Quand je sors, je trouve Bou Zeriba accroupi près d’un feu que vient de faire Bakrit. Je lui dis de s’occuper des chameaux. Il se contente de rire. D’une violente poussée, je le jette à terre. Il se relève, me regarde de côté, et tous commencent, avec lenteur, à charger.

L’obéissance, ici, est rarement prompte. L’éducation européenne n’est pas venue lui donner ce caractère de réflexe vers lequel doit tendre tout dressage.

Une heure et demie s’écoule, alors qu’il faudrait vingt minutes.

Mes animaux, je ne tarde pas à m’en apercevoir, sont peu dociles. Tout leur est prétexte à gaieté. A chaque instant, ils se débandent et partent au galop. Les charges tombent. Il faut s’arrêter et attendre, car ils se refusent à marcher les uns sans les autres.

La vanité de mes espérances d’hier soir m’apparaît peu à peu.

Seule parmi les éléments de mes impressions quotidiennes, la nature atténue ses rigueurs. Nous rencontrons souvent des pâturages de necha, ou nesi. Il y a des broussailles sèches en plusieurs endroits. Après la route précédente, il me semble que je marche dans un jardin. Nous traversons une faible dépression dite Bou Thamran. Nous gagnons ensuite une série de dunes plates au delà desquelles apparaissent des dunes à arête. La nature a ménagé entre celles-ci une sorte de couloir mal tracé, dont la largeur varie entre quelques centaines de mètres et deux ou trois kilomètres.

A plusieurs reprises, je dois admonester Bou Zeriba, qui néglige de pousser les chameaux. Je vois s’effacer définitivement, devant cette nonchalance, la perspective d’une route agréable et facile. Je commence à m’impatienter. Doma, qui s’en aperçoit, m’engage à lui confier ma cravache. Ma monture, dit-il, n’y est pas habituée, et pourrait, si je m’en servais sans y penser, me jeter à terre. Les défenses des chameaux sont sèches et puissantes, et les meilleurs cavaliers indigènes y résistent difficilement ; je la lui donne, machinalement.

Ensuite, je me demande si c’est vraiment le chameau qu’il avait en vue lorsqu’il a pris cette précaution. Je réfléchis, et je me morigène. J’arrive au terme de mon voyage. La dépense physique, les préoccupations m’ont énervé. Il ne faut pas que par des emportements intempestifs, je compromette ma réussite, alors que, déjà, je touche au but. Que ma patience soit souvent à l’épreuve, c’est entendu ; mais peut-être est-elle insuffisante. De l’Européen, de ses goûts, de sa mentalité, les gens d’ici ignorent presque tout. Leur désir de me satisfaire, si j’en admets l’hypothèse, doit être souvent dérouté. Enfin, ne sont-ce pas ceux-là mêmes de la part de qui j’envisageais, il y a deux mois encore, avant de partir, l’éventualité d’un assassinat pur et simple ? Ils me servent mal, mais ils me servent. J’ai tout de même obtenu quelque chose.

Déjà, depuis Koufra, cette considération m’a aidé plusieurs fois à garder mon calme.

Je me promets de faire une concession de plus au succès final, de transiger, de chercher, en m’inspirant de leur caractère, à les placer dans les conditions les plus favorables à un rendement satisfaisant, plutôt que de prétendre leur imposer ce rendement selon notre manière.

Nous mettrons plus longtemps à faire la route. Qu’est-ce donc ? Ne sais-je pas qu’avant peu je regretterai, malgré tout, ma vie nomade ? Pourquoi, dès lors, tant de hâte ? Le parti le plus sage est de me résigner à la lenteur contre laquelle, depuis Tadj, s’épuisent mes efforts ; elle est dans les mœurs.

Les étapes, ici, sont moins longues. J’aurai, de toute manière, assez de temps pour faire dresser ma tente chaque soir, pour me ménager, dans ce domicile familier et commode, les quelques heures de solitude quotidienne qui sont le meilleur élément de mon repos : c’est le principal.

26 novembre. — La lune éclaire encore lorsque je réveille Doma. Le sable paraît plus pâle sous ses rayons ; c’est un silence, un aspect, une atmosphère même de neige. Bien qu’ayant pris le thé et caqueté interminablement hier soir, les hommes se lèvent tout de suite et nous partons sans retard.

Le site reste à peu près le même ; les dunes qui nous entourent sont irrégulièrement disposées, souvent isolées les unes des autres. Avec les découpures capricieuses de leurs crêtes, tantôt blanches et tantôt d’un gris foncé, selon que la lumière les éclaire ou que l’ombre d’un nuage les assombrit, elles forment un véritable décor polaire. Mais c’est infiniment moins triste que la partie de la route qui se trouve entre Koufra et Djalo. Il y a du moins, ici, une certaine variété dans les détails.

Je marche pour me réchauffer. Je questionne Doma sur les gens qui nous accompagnent. La mémoire de Doma enregistre assez fidèlement les faits ; mais elle ne les restitue que lentement. Je vais en avoir une preuve de plus ; une preuve, aussi, de la sagesse des résolutions que j’ai prises la veille.

Tous mes compagnons lui font bonne impression, même ce Bou Zeriba qui m’agace.

— « Pourquoi trouves-tu qu’il est bien ? » lui dis-je.

— « Parce qu’avec un autre homme d’ici, si tu l’avais jeté par terre comme tu as fait, tu aurais pu avoir une mauvaise affaire. »

Il m’explique alors, avec son naïf bon sens, que pour les indigènes de Cyrénaïque, qui n’ont jamais été en contact avec les Français, et de qui la mentalité subit l’influence des circonstances locales actuelles, le chrétien n’a pas le même prestige que pour les hommes du Tchad et même pour nos voisins de Koufra. C’est un ennemi, peu estimé, et par lequel il sied d’abord de ne pas se laisser malmener ; lui rendre le moindre service est déjà beaucoup. Je risquais hier, selon lui, soit un conflit immédiat, soit des représailles sournoises, encore plus graves. Il me rapporte, à titre d’exemple, des propos qu’il a surpris sur la route de Zirhen, de la part d’un des medjabras qui nous accompagnaient.

« Sans les ordres de Sidi Mohammed, avait déclaré cet homme, le chrétien qui est là mourrait de ma main avant d’arriver à Djalo. Nous ne voulons pas de chrétiens ici. »

Je me rappelle fort bien ce Medjabra. Il avait été blessé à la main en Cyrénaïque, et son frère y avait été tué.

La vivacité des observations que j’ai faites plusieurs fois à Ratab a provoqué, elle aussi, à diverses reprises, chez certains de nos compagnons d’alors, des commentaires menaçants, formulés hors de ma présence. Doma me dit avoir relevé leurs propos, en leur rappelant qu’il y avait de nombreux Français dans le Sud ; que tous les chrétiens ne se ressemblaient pas ; et que ma mort, le cas échéant, serait promptement et durement vengée. Depuis lors, ajouta-t-il, il a souvent guetté la nuit le groupe de nos compagnons.

Brave Doma ! C’est maintenant qu’il m’apprend cela ; et je suis bien sûr que ce n’est pas négligence. Confusément, il a senti qu’il valait mieux que je n’en sois pas informé, ce qui aurait pu compliquer les choses. Seulement, il a veillé.

On s’arrête à onze heures. On prend encore le thé. Mais on obéit, dès que je dis que je veux partir. Nous campons, au coucher du soleil, au pied d’une longue gara, haute seulement de quelques mètres, qui sort du sable et nous barre la route ; elle présente à sa partie médiane un saillant arrondi très caractéristique. Bou Zeriba, quand je demande son nom, me répond qu’il ne le connaît pas.

27 novembre. — Toujours des dunes. Vers quatre heures de l’après-midi pourtant, en contre-bas, au commencement d’une dépression, tout un système de petites garas blanchâtres. Nous trouvons, auprès, les traces d’une caravane partie de Djalo avec quatre jours d’avance sur nous et qui a avec elle, le sol nous le montre, une dizaine de moutons. Les traces d’une caravane ! Après la vue du puits, c’est, au désert, le spectacle le plus réconfortant, surtout lorsqu’on cherche son chemin, comme c’est notre cas depuis une heure. Puis voici les vestiges de travaux que les Turcs firent en ce lieu pour y creuser un puits. Mais Sidi el Mahdi, le prophète senoussi, n’agréa pas cette tentative ; le sol s’effondra, ensevelissant deux hommes, et les Turcs en restèrent là.

Nos ombres s’allongent de plus en plus. L’éclat du soleil s’éteint sur le sable. Ses derniers rayons n’éclairent plus, devant nous, que le sommet des dunes, dont les pentes sont lentement gravies par l’ombre ; puis, ces crêtes lumineuses s’éteignent aussi. Timide d’abord, souveraine bientôt, la nuit froide, aux pâles étoiles, prend possession du désert.

28 novembre. — Je commence à prendre mon parti de la lenteur de notre marche. Ces étapes de neuf heures, dix au plus, me reposent.

Trouvé ce matin un fragment ancien d’œuf d’autruche. Il y a également ici des traces fraîches de gazelles, et d’antilopes de plus grande taille. L’aspect de la région que nous traversons se modifie légèrement. Les dunes forment maintenant une succession de cirques étendus. Le pâturage, had et nesi, reste fréquent.

Nous nous arrêtons de bonne heure, pour déjeuner, dans un de ces cirques ; il se distingue des précédents par la présence de nombreuses garas, très basses, de quelques mètres seulement de relief, montrant des débris de roches blanches ; près d’elles s’étend un vaste semis de ces petits cailloux bruns qui caractérisent le reg désertique ; plus loin, le sable, encore. C’est la fin du rareb qui s’annonce.

Je procède à l’installation sommaire que j’ai adoptée depuis Ghetmir pour la halte de midi. Pour ne pas faire monter ma tente deux fois par jour, je me borne à placer, sur le petit trépied qui me sert d’ordinaire à accrocher mes effets, une couverture. Puis, je m’étends sur le sable en plaçant ma tête dans le triangle d’ombre que projette celle-ci.

Vers une heure, nous traversons un dernier cordon dunaire assez élevé ; et, quand nous descendons, une immense étendue, couverte de cailloux semblables à ceux que nous avons dépassés tout à l’heure, bruns comme eux, se présente à nos yeux et à nos pas. Nous allons maintenant longer, à une distance de 100 à 300 mètres, le grand erg à travers lequel nous cheminions — le même qui, vers le sud, s’étend jusqu’à l’oued Zirhen, et au delà.

Presque tout de suite, une gara blanche, en bonnet phrygien, la concavité tournée vers le nord, avec une sorte de chemin circulaire ascendant, et, devant elle, une petite enceinte de pierres : Sidi el Mahdi aurait prié là.

Les garas sont d’ailleurs nombreuses maintenant : toutes très basses, souvent disposées en cirques, comme étaient les dunes, qu’elles semblent continuer vers le nord, elles peuvent suggérer l’hypothèse d’une armature de nature analogue sous ces dernières.

Après avoir cheminé quelque temps sur un reg absolument plan, nous descendons dans un fond tapissé d’une couche de sable ; nous le traversons et nous remontons sur une autre partie plane d’où nous découvrons à nouveau, jusqu’à l’horizon, le plateau — ou la pénéplaine, — puis c’est, après quelques kilomètres, une autre dépression, une autre plate-forme, et ainsi de suite.

29 novembre. — Hier soir, Bou Zeriba et le touareg ont emmené les chameaux dans le rareb proche pour les faire profiter d’un peu de had qu’ils savaient là. Deux heures après, ils n’étaient pas revenus, et toujours en garde contre une traîtrise, j’ai demandé à Doma s’ils avaient emporté leurs fusils et de l’eau. Mais ils ont fini par reparaître. Le pâturage est loin, voilà tout.

A leur retour, Doma m’a dit qu’ils désiraient déjeuner au campement, ce matin, avant de partir. J’ai répondu négativement. Je tiens à profiter le plus possible des heures fraîches pour marcher.

Aujourd’hui, n’entendant aucun bruit à l’heure habituelle, j’appelle et je m’informe. Bou Zeriba et son compagnon sont partis depuis longtemps déjà, paraît-il, chercher les chameaux. Je rentre sous ma tente. Une demi-heure plus tard, je perçois la voix des deux absents, et je sors à nouveau. Pas de chameaux. Tout le monde est rangé autour du feu. On se prépare à déjeuner, contrairement à ce que j’ai dit hier. Je m’enquiers : qu’est-ce que cela signifie ?

Les deux hommes viennent d’arriver, me dit-on. Ils ont même apporté pour moi du bois dont j’avais besoin. Quant aux chameaux, mais ils sont là, à 500 mètres derrière la dune, on les a ramenés ; seulement, là aussi, il y a un peu de had, et on les laisse manger jusqu’au dernier moment.

Se moque-t-on de moi ? Je donne ordre qu’on aille les chercher immédiatement. Le touareg part au pas de course. Je regagne ma tente, et je vois que les autres commencent à déjeuner. On m’a joué, avec une soumission feinte. Le système de ce qu’on nomme la grève perlée n’est pas une invention européenne. Je sens une telle colère monter en moi que je sors et que je me dirige en hâte du côté opposé à leur petit groupe, pour résister à la tentation d’un acte de violence. Là, je m’apaise peu à peu en cherchant des échantillons de roches. Je ne suis plus qu’à quatre jours de Djerboub, à huit de Sioua. Je suis résolu à mettre toute ma volonté en œuvre pour éviter les derniers pièges des circonstances.

Quand j’ai retrouvé mon calme, j’appelle Bou Zeriba. Il arrive, l’air un peu inquiet. Je lui dis doucement, mais avec fermeté, mon mécontentement. J’ajoute que je ne voudrais pas soulever d’incidents dans un pays où les chefs m’ont si bien reçu, mais que je n’accepte pas qu’on méconnaisse mes ordres, et que s’il recommence, je le ferai punir sévèrement par Sidi Rida.

Je m’attends au ricanement qui lui est habituel. Mais il est penaud, et s’excuse. Son attitude, soudain craintive, me montre une fois de plus combien le calme est plus efficace que la colère lorsque le chef ne dispose pas notoirement d’un châtiment qui puisse être le réflexe immédiat de son irritation.

Nous partons enfin.

Doma, en route, me dit que si on n’a pas obéi ce matin, c’est qu’il n’avait pas compris mes instructions, hier soir. Lui-même, d’ailleurs, a fait comme les autres. Ce n’est pas une preuve. Hier, j’ai simplement répondu : non. Cela ne prête guère à malentendu. Doma se montre dévoué à mes intérêts, mais il a la mentalité d’un indigène.

Il me reparle de Bou Zeriba. Celui-ci lui a demandé aujourd’hui, paraît-il, pourquoi je l’ai jeté par terre l’autre matin. Il s’en souvient. Néanmoins, il n’a fait aucun commentaire. Doma lui a répondu que c’était pour plaisanter. Cette interprétation ne m’agrée qu’à demi.

Je m’efforce de faire une nouvelle provision de patience, car je prévois que ce qui s’est passé aujourd’hui ne sera pas sans se renouveler dans la suite. Il est certain qu’on a déjà bien des ennuis avec les chameliers des pays soumis : en Nigéria, par exemple, où j’en ai connu d’insupportables. Comment, dès lors, s’étonner ici ? Je déroge, peut-être, au surplus, à tous les usages en ne m’inclinant pas respectueusement devant MM. les chameaux. J’ai voulu, cette fois, des animaux de choix, pensant éviter ainsi les complications qui ont rendu si laborieux mon trajet de Tadj à Ghetmir : on les soigne en conséquence. Je suis tombé sur l’écueil opposé. Si j’en avais acheté au lieu d’en louer, si j’avais pu garder mes hommes, que d’ennuis, d’impatiences et de fatigues ne me serais-je pas évité !

Le soir, à 6 heures, ma bête noire file de nouveau vers les dunes, qui sont à un kilomètre à notre droite, en escalade une, disparaît. Il reparaît une demi-heure plus tard et fait signe qu’on vienne camper où il est. Hélas ! il a encore trouvé du had. Mais je m’arrête et je mets pied à terre. El Hadj Bakrit et le touareg insistent pour qu’on se rapproche de lui. Je leur impose silence. Qu’il fasse paître ses animaux, soit. Mais que j’aie à allonger ma route pour les conduire au pâturage, certes non. Doma hésite. Il est fidèle, mais un peu mou ; pour un coup de force, ce ne serait pas l’auxiliaire rêvé. Je répète mon ordre, et on obéit. Bou Zeriba nous rejoint plus tard et, dans la nuit, emmène les animaux. Ils mangent, de la sorte, deux fois par jour. Ils peuvent supporter sans souffrir un jeûne d’une semaine ; en revanche, je dois me priver, ou à peu près, d’un repas sur deux pour regagner le temps que nous perdons ainsi, et cela dans le moment où je commence à éprouver le besoin, au contraire, de me réconforter : il y a près d’une année que je suis en chemin.

30 novembre. — Les choses se passent à peu près comme hier matin. Sournoisement, par l’effet de malentendus feints, on m’impose le retard que je souhaite éviter.

Cette fois, je ne dis rien. Je reste sur le terrain de mon avertissement d’hier, sans m’attacher à le rappeler, laissant croire, par, mon mutisme, à mon intention de mettre ma menace à exécution. Je préviens simplement Doma que désormais les chameaux n’iront plus au pâturage le soir ; je suis résolu à m’y opposer.

Les garas deviennent plus importantes à mesure que nous avançons.

Je photographie deux d’entre elles qu’on me dit se nommer gara Fatima. Mais la gara Fatima, d’après Rohlfs, est bien plus à l’ouest ; et je sens chez mes compagnons de route une si vive répugnance à me renseigner, sans doute parce que nous approchons de Djerboub, lieu saint, que je n’enregistre cette indication qu’avec réserves[23].

Je fais don d’une boussole à Mohammed, le petit medjabra. Il se montre, depuis le départ, plein de bonne volonté, aide chaque jour Doma et Bakrit à monter ma tente, active de lui-même les chameaux quand il me voit impatienté. Mon cadeau paraît lui causer une vive satisfaction. Les autres le regardent avec envie.

Vers 4 heures, le touareg signale, venant en sens inverse, une caravane d’une vingtaine de chameaux.

Je m’enveloppe dans mon djered et je reste sur ma monture pendant que les hommes s’arrêtent et causent. Doma m’apprend ensuite que mon arrivée a été annoncée à Djerboub par la caravane qui nous précède ; que la nouvelle en a été accueillie sans hostilité ; enfin que le puits de Tarfaoui, notre objectif actuel, n’est plus très loin.

Bou Zeriba s’approche à son tour. Il me montre quelque chose au caveçon de mon chameau. J’ai cessé depuis ce matin de lui adresser la parole. Je lui réponds : « Parle à Doma ».

Il répète ma phrase, d’un air vexé : « Parle à Doma, parle à Doma ! »

Je n’ai pas de lui la bonne impression qu’en a ce dernier. Il a encore reparlé aujourd’hui du jour où je l’ai poussé. Il est borné et haineux. En revanche, les autres paraissent être de braves gens, et cela le retient.

Je commence à ressentir un peu de fatigue nerveuse. De là, peut-être, ma sensibilité, certainement excessive, à ces petits incidents. Ils ont néanmoins, en dehors de l’irritation qu’ils me causent, une répercussion effective sur mon bien-être : quand nous partons tard, nous ne pouvons guère arrêter qu’un quart d’heure vers midi, car il faut rattraper le temps perdu ; je marche ainsi tout le jour sous le soleil, presque sans repos, et comme je l’ai dit hier, sans repas.

Ce soir, les chameaux sont restés près de nous.

1er décembre. — Doma est venu, hier soir, vers neuf heures, me dire que les hommes demandaient à nouveau, pour ce matin, la permission de déjeuner avant de partir ; mais qu’ils feraient en sorte d’être prêts au lever du soleil. Dans ces conditions, je n’y vois pas d’inconvénient.

Je crois deviner toutefois qu’on projette, ensuite, une marche sans arrêt jusqu’au puits, éloigné d’une journée encore, ce qui, en revanche, n’entre nullement dans mes vues.

Méfiant, je m’avise qu’il ne reste plus qu’une très petite quantité de bois. Le meilleur moyen de me déterminer à ne pas m’arrêter en route, c’est évidemment, pour eux, de l’user avant le départ sous prétexte de faire cuire leur repas.

Je rappelle Doma et je me fais apporter le bois sous ma tente. Les autres dorment déjà et ne s’aperçoivent de rien.

Le matin, l’orient pâlit à peine lorsque j’entends Bou Zeriba, déjà sur pied, éveiller tout le monde et faire préparer les charges. Ce n’est aucunement pour me complaire. Mais comme ses animaux ne sont pas au pâturage, il n’a pas de raison de s’attarder, tout au contraire ; plus tôt nous serons à Tarfaoui, plus tôt ils trouveront à manger ; ils pourront même boire.

Tout de suite, il demande où est le bois. Le cuisinier et Mohammed, à qui Doma a raconté ma précaution, s’amusent à lui faire croire que ses chameaux l’ont mangé pendant la nuit, et lui reprochent amèrement, en riant sous cape, de l’avoir laissé à leur portée. Il se résigne et réclame ma tente pour la faire plier. Je réponds que je ne suis pas prêt ; que le soleil n’est pas levé ; et que lorsque je serai disposé à partir, je l’en avertirai.

J’entends prendre mon quart de café comme d’ordinaire ; lui et ses chameaux attendront. Puis je donne la moitié du bois, en me divertissant de sa surprise, et ce n’est qu’une demi-heure après, que je quitte ma tente. Nous sommes néanmoins en route avant que le soleil n’ait fait son apparition. Le froid est sensible.

L’aspect reste le même, mais avec des garas moins découpées. Leurs sommets sont légèrement arrondis ; seules de faibles dépressions dessinent leurs contours.

Vers 4 heures, nous apercevons une nombreuse caravane. Doma m’engage à remettre mon djered, que j’ai ôté durant la chaleur. Bou Zeriba lui dit qu’il n’y a pas lieu d’avoir peur. L’intention paraît bonne, mais le mot sonne mal. Je réplique, sans me fâcher, que les Français ne craignent personne ; et qu’au surplus, si j’avais peur, je ne serais pas là. Puis, laissant mon djered, je me porte directement au-devant de trois hommes qui viennent vers nous ; je les croise en leur adressant un « Es salam alekum » — le salut soit sur vous — auquel ils répondent par un « U alek es salam » — et soit sur toi le salut — très cordial. Arrive un autre groupe, qui, lui, s’arrête. Nous échangeons des poignées de main. Doma et Bakrit me rejoignent — on cause. Nos interlocuteurs nous confirment que tout le monde, à Djerboub, connaît ma présence dans la région. On regarde chaque jour si on découvre ma caravane. Je suis attendu avec sympathie. Ces voyageurs sont des Arabes du Barga — c’est la région proche de Djalo. Ils rapportent du Caire un chargement important de thé, de sucre, de boubous ou koumadj qu’ils écouleront, partie dans la région, et partie à Koufra. L’un d’eux me déclare avec force, en me montrant son fusil, qu’il ira ensuite se battre contre les Italiens.

Bientôt les dunes, que nous avions perdues de vue depuis quelque temps, réapparaissent devant nous. Nous descendons vers elles d’une manière continue, par longs échelons successifs. Les dernières lueurs du crépuscule nous montrent une gara au pied de laquelle sont des roches blanches ; puis ce sont quelques touffes d’une maigre végétation ; il y a là un trou dans le sable ; le puits de Tarfaoui. La nuit est tombée, et je ne distingue rien alentour.

2 Décembre. — Je suis à peine réveillé, et le soleil est loin d’être levé encore, que Doma m’apporte mon café. Il est accompagné de Bou Zeriba, qui m’exprime le désir de repartir sans délai, le pâturage étant peu substantiel. Le sage Doma s’abstient de lui traduire ma réponse ; mais il en devine le sens à sa vivacité. Il s’en va, déconfit. Pour moi, je procède avec volupté à une toilette complète ; je vais ensuite voir le puits — un mètre de diamètre, deux de profondeur, paroi de roche sous une couche de sable, eau abondante, mais fortement natronée.

Doma revient peu après, l’air amusé. « Toi voir Bou Zeriba, me dit-il, toi voir lui ! » Je regarde le personnage. Il est assis par terre, la tête entre ses mains, dans une attitude de catastrophe. Qu’y a-t-il ? C’est, me dit Doma, qu’un de ses chameaux n’a pas voulu boire.

Ce symptôme alarmant le frappe au point le plus sensible de son cœur. Il est littéralement atterré.

A 9 heures, je me décide à donner le signal du départ. Bou Zeriba, qui s’est isolé avec Doma, me rejoint après les premiers kilomètres. Il me dit, à ma grande surprise, qu’il reconnaît avoir des torts ; qu’il ne vit que pour ses chameaux ; mais qu’il m’obéira strictement désormais. Je lui réponds que lorsqu’on a des chameaux si précieux, on se borne à les mener au pâturage, sans les faire travailler, et surtout sans les louer aux voyageurs. Je l’accueille toutefois avec bienveillance. Il me tend timidement la main. Je lui donne la mienne. Il est enchanté. Il a déjà oublié mes griefs. Je le sens tout prêt à recommencer. La patience, néanmoins, me sera maintenant plus facile.

Nous descendons bientôt dans une vaste dépression que d’innombrables garas limitent ou divisent. Le reg et sa couleur brune ont disparu. Tout est maintenant sable clair ou pierre blanche. Nous apercevons la gara Bou Alia que nous laissons au sud pour quitter la route directe de Sioua (E.-S.-E.) et obliquer N.-E. vers Djerboub. Nous faisons halte dans un bel oued où le pâturage est cette fois excellent et d’une heureuse abondance : l’oued Bou Salama. Devant nous, une grande gara blanche, à la base ensablée, porte le même nom. Beaucoup plus près, à notre droite, sur un monticule, une sorte de table rocheuse, isolée, de quelques mètres de hauteur, formée d’un énorme pied blanc qui supporte une plate-forme foncée ; autour est une petite enceinte de pierres. Je m’en approche avec le bella Touareg et j’en prends deux photographies. Mais Doma, qui est en avant, revient vers nous en hâte. Il invective vivement le Touareg. Il m’explique que celui-ci aurait dû me prévenir ; qu’heureusement, il arrive à temps. Cette gara est sacrée. Quiconque la touche meurt avant d’atteindre Djerboub. Sidi el Madhi a campé ici. Nous entrons dans une zone particulièrement vénérée.

Nous couchons un peu plus loin.

3 décembre. — Dès la fin du pâturage dans lequel nous marchons depuis hier, avant la gara Bou Salama, nous trouvons le puits de ce nom. Il est carré, a environ un mètre dix de côté et deux mètres de profondeur. Mais l’eau en est si chargée de sels qu’on l’a à peu près abandonné.

Je cause, chemin faisant, avec Doma. L’extrême pauvreté de son vocabulaire français, ma connaissance très imparfaite de l’arabe, imposent d’étroites limites à nos entretiens. L’absence d’un interprète suffisant m’a bien souvent fait défaut au cours de ce voyage. J’aurais pu régler certaines questions matérielles d’une manière infiniment plus satisfaisante, augmenter par ailleurs les résultats de mon effort, tout en ménageant davantage mes nerfs et mes forces, si j’avais été à même de m’en assurer un. En outre, le désir de ne perdre aucun élément d’information m’a amené fréquemment, lorsque Doma ne pouvait m’expliquer le détail de ses constatations, faute d’un vocabulaire assez étendu, à m’efforcer d’en recueillir au moins la substance utile, en lui faisant exprimer ses conclusions. J’en suis arrivé de la sorte à le prendre parfois pour conseiller ; c’est là un mauvais système ; le fait de demander, d’accepter même un conseil, comporte une nuance qu’un Europeén doit éviter le plus possible à l’égard d’un indigène.

Bou Zeriba, par une initiative maladroite, trouve bientôt moyen de m’irriter encore. Je me rappelle ses protestations de tout à l’heure, et, pour cette fois, je ne dis rien.

Nous voici maintenant dans une dépression immense ; l’érosion a rongé la terre, mis à nu tout ce qu’elle habillait jadis, entamé les roches, creusé dans la pierre grise ou blanche un dédale de rues et de carrefours. Puis c’est, en contre-bas encore, une nouvelle dépression encaissée entre des bords rocheux. Nous y descendons. De son fond sablé où des palmiers, enfin — les premiers depuis Ghetmir — révèlent l’oasis proche, de nombreuses garas se dressent, sculptées avec un art, un pittoresque inattendus. Les unes affectent la forme de socles de colonnes ; d’autres, qui commencent en cône, s’évasent vers le sommet en larges tables ; le blanc, le jaune, le brun, en bandes étagées, les colorent.

Devant ce riant décor de silhouettes capricieuses et précises, de teintes claires et de gaie lumière, l’esprit doit faire effort pour évoquer l’image, récente pourtant, des étendues ternes et maussades dont la monotonie nous était devenue familière.

Après une heure, nous atteignons un point où les dattiers se font plus serrés et plus nombreux. Nous allons coucher là. Bou Zeriba nous devancera ce soir à Djerboub pour prévenir de mon arrivée, et nous le rejoindrons demain matin.

Les hommes tirent des dattes d’un sac, les mettent dans une cuvette d’émail, s’asseoient en cercle et commencent à manger. Je m’étends sur ma couverture ; j’attends ; nul ne s’occupe de moi ; Doma fait comme les autres. Il est forcé, pour conserver des sympathies qui lui seront nécessaires au retour, de régler parfois son attitude sur celle de ses compagnons. Il ne faut pas qu’il mette trop de diligence à se séparer de coreligionnaires pour s’empresser au service d’un chrétien. Il semble que le voisinage du lieu saint se fasse sentir. Puis, aujourd’hui, il a le mal du pays. Ce matin, il semblait malade.

« As-tu la fièvre », lui ai-je demandé ?

— « Non, mais moi penser tous les jours moi plus loin de Faya. »

Brave garçon ! C’est maintenant qu’il y songe.

Avant de partir, Bou Zeriba fait office de barbier. Abokhar, le Touareg, s’est couché sur le dos. D’un grand rasoir mal aiguisé, l’opérateur, accroupi près de sa tête, lui ôte en une seule fois, sans autre adjuvant qu’un peu d’eau, une barbe longue de dix centimètres.

Indifférente ou stoïque, la victime reste impassible.

Le coucher du soleil est exquis, sur ce beau sable, parmi ces roches, entre ces palmiers en touffes qu’une dune escalade d’un côté, laissant de l’autre une large cavité demi-circulaire qui dessine la partie abritée des apports. Ils me rappellent ceux de l’oued Ghetmir, quand, sous le vent aigre, trois semaines plus tôt, je m’habillais pour me rendre au camp de Sidi Rida ; ceux de Zouroug, où j’ai dîné la veille de mon entrée à Tadj. Près du terme de ma route, ces images s’auréolent déjà de l’émouvant prestige du passé.

Mais que je me sens loin, quand je les évoque, de ma paisible et souriante traversée du Cameroun, des bois clairs du Chari, des plaines hospitalières du Salamat ; sur certaines de mes impressions de Lybie, il soufflera toujours comme un vent d’âpreté ; je n’aimerais pas refaire ce voyage ; en ce moment même, peut-être ne le pourrais-je pas. Mes forces, en surface, n’ont pas diminué ; en profondeur, je suis moins sûr d’elles ; il me semble, par instants, que mes réserves, peu à peu, à mon insu, se sont épuisées, et que je ne dispose plus que d’une sorte de façade.

Pourtant les heures que je vis ici sont d’une rare qualité.

4 décembre. — Je donne le signal du départ vers huit heures. Peu après, notre dépression s’étale en un large espace que ferme devant nous, à quelques kilomètres, une ligne de garas franchement accusée.

Dans cet espace, un dôme d’un blanc éblouissant, flanqué d’un minaret, également blanc, se détache d’un modeste pâté de cases gris clair, aux toits en terrasse. Ce dôme est celui de la Kubba de Sidi Ben Ali, fondateur de la confrérie Senoussi ; nous sommes à Djerboub.

Vers la gauche s’échelonnent encore, à quelque distance les unes des autres, trois enceintes de murs bas, une grande, deux petites ; entre nous et la Kubba, une ruine étroite ; une autre, sensiblement plus étendue, vestige du Djerboub primitif, est perchée à notre droite sur le bord d’une plate-forme avancée que des roches déchiquetées soutiennent ; elle nous domine d’une dizaine de mètres.

Une petite palmeraie, dont je n’aperçois que les premiers arbres, commence à peu de distance de la Kubba. L’ensemble est sans ampleur.

On m’a vu. Un homme vient à ma rencontre et m’adresse un « Salam alek » grave. Il fait arrêter ma caravane près de la plus petite des deux ruines, ce pendant qu’un groupe se hâte vers nous, porteur d’un grand ballot. C’est une tente, qui sera ma demeure ; une belle tente conique blanche, spacieuse, sous laquelle on jette deux tapis.

J’y entre, et trois notables, deux au teint clair, un très noir, en vêtements blancs d’étoffe rustique, y entrent après moi. Ils me saluent, s’asseyent. Je leur explique l’esprit amical dont ma visite s’inspire. Ils n’ont jamais vu de Français, me disent-ils, et ils sont heureux de ma venue, heureux que je sois satisfait. Leurs visages expriment la cordialité.

Ils partent, et on m’apporte un mouton, du beurre, du sucre, du thé. On m’annonce ensuite la visite du cheikh de la zaouia, Hassein, qui représente ici l’autorité Senoussi. Je vois en effet se détacher des maisons, distantes de 2 à 300 mètres, un autre groupe de six hommes, habillés comme les précédents. L’un, de petite taille, le teint à peine brun, la barbe blanche, les yeux légèrement soulignés de kohl, me souhaite la bienvenue. C’est le vieil Hassein. Je recommence mon petit discours, qui paraît faire une excellente impression. Mais on n’entre pas sous ma tente. Nous causons debout ; je puis, me dit spontanément le cheikh, circuler autour de la zaouia, en compagnie d’un homme qu’il m’enverra lorsque je le demanderai, mais il ne faut pas y entrer ; quant à prendre des photographies, du dehors, il n’y voit aucun inconvénient. Il va me faire apporter un repas et se tient à ma disposition si j’ai besoin de quelque chose. Je lui montre, pour établir le fait de mes relations amicales avec un grand chef, un papier sur lequel Sidi Mohammed el Abid a signé une phrase courtoise à mon adresse, en souvenir de mon séjour à Tadj. Il reconnaît la signature ; il l’embrasse, l’appuie contre chacun de ses yeux.

C’est ensuite, dans le désœuvrement du lieu nouveau, la longue attente habituelle, puis un plat d’excellent mouton et de la kesra.

Je profite de mon passage dans un centre habité pour essayer d’y louer d’autres chameaux, ce qui me débarrasserait de Bou Zeriba. Il n’y en a pas, malheureusement.

J’erre çà et là. Je ne vois rien de remarquable, en dehors de la Kubba et de la Zaouia ; on élève, dans celle-ci, les fils des cherifs de la famille senoussi. Certains de leurs vieux serviteurs, aussi, y trouvent une retraite.

Je n’ai pas insisté pour pénétrer dans la Zaouia même, ni pour approcher de la Kubba. De même qu’à Koufra, j’ai laissé au second plan le genre de documentation que j’aurais pu, peut-être, y recueillir. Des publications antérieures, dont j’ai fait mention déjà, ont d’ailleurs donné sur Tadj, sur Djof, sur Djalo, sur Djerboub, des détails nombreux.

Nous sommes maintenant en territoire égyptien. La frontière part du petit port de Sollum, sur la Méditerranée, et passe à 50 milles environ à l’ouest de Djerboub.

En prévision de notre départ, mes indigènes font dépôt de leurs fusils et de leurs cartouches entre les mains du Cheikh. A Sioua, l’administration égyptienne ne leur permettrait pas de rentrer en Libye avec elles. Ils les retrouveront à leur passage.

5 décembre. — Hier soir, on m’a servi pour dîner un plat de riz qu’avait fait Bakrit. Après trois bouchées, je lui ai trouvé un goût étrange, et j’ai laissé le reste. J’ai été bien inspiré, car le peu que j’avais absorbé m’a causé, dans la nuit, un violent malaise, et je suis encore très souffrant ce matin. Bakrit, questionné, attribue mon indisposition à l’huile d’olive qu’il vient d’acheter ici. Je ne vois pas en quoi l’huile d’olive peut avoir, en si faible quantité, des effets aussi insolites. D’ailleurs, on m’avait donné du beurre ; pourquoi cette huile ?

Nous partons à dix heures. Je n’ai plus rien à faire à Djerboub. Nous marchons à peu près Sud-Est. La dépression que nous avons suivie avant-hier s’infléchît d’abord dans cette direction ; puis je la perds de vue. Je demande jusqu’où elle va, on me répond vaguement ; j’ai, une fois de plus, l’impression qu’un sentiment religieux détourne les indigènes de donner des indications, relativement à la région du lieu saint. Doma même, qui, ce matin, est allé visiter la Kubba, me dit qu’il ne peut m’en décrire l’intérieur. On lui a recommandé le silence. Je n’insiste pas. Les détails en sont connus.

Nous faisons halte une demi-heure avant le coucher du soleil au pied d’un groupe de très belles garas qui s’appellerait gara Oum el Acha. Il y a là un pâturage et quantité de moustiques, les premiers pour moi depuis bien longtemps.

6 décembre. — De petites boursouflures, faites d’une croûte saline, apparaissent par places sur le sol ; puis nous passons sur de gros blocs compacts d’un magnifique sel blanc, dont le pied sent les bosses dures sous le sable, et qui affleure en maint endroit ; une vaste sebkha commence là, encadrée de longues barrières rocheuses. J’aperçois deux nappes d’eau assez étendues, au milieu d’une terre brunâtre qui présente l’aspect d’un champ labouré. Je trouve des fossiles de diverses espèces, des coquillages[24].

Les reliefs rocheux sont toujours et nombreux et assez élevés, les pâturages fréquents.

Nous arrêtons à Gegel. C’est, en travers de la route, et venant de notre droite, une pointe de dunes qui s’achève en pâturage et vient buter, à notre gauche, contre une longue gara parallèle à la piste. Il y a, dans un creux, trois trous pleins d’eau claire, mais salée. Ici encore, des moustiques.

Je commence à me remettre de mon étrange malaise de Djerboub. Je n’en connaîtrai jamais la cause exacte. En tout cas, elle ne saurait être imputable aux habitants de la Zaouia. L’hospitalité senoussi s’est montrée, à mon égard, au-dessus de tout soupçon de cet ordre.

7 décembre. — Nous sommes prêts une demi-heure environ avant le lever du soleil, car l’étape d’aujourd’hui doit être un peu plus longue. Il fait froid, et je grelotte. Pendant que les hommes courent après un chameau rétif, je m’approche du feu qu’ils ont abandonné. Il n’y a plus ni flamme ni braise, mais je me chauffe à l’odeur de la fumée.

D’un relief, nous descendons bientôt vers un important groupement de larges troncs de cônes dont la coloration brune, presque noire, forme un contraste pittoresque avec le sable dans lequel ils sont enchâssés.

Reliefs et dépressions se succèderont d’ailleurs tout le jour.

Nous traversons les premiers par des cols, dont la pente ascendante, puis descendante, se resserre entre des murs rocheux et déchiquetés. Le spectacle des dépressions est d’une grande beauté. Sur leur sol clair s’élèvent çà et là de hautes garas qui malgré l’analogie qu’elles présentent entre elles, se distinguent par une variété de détails toujours nouvelle. Certaines, à la base d’un blanc pur, d’un ovale étonnamment régulier, surmontée d’une moulure parfaite, puis d’écroulements bruns, semblent les assises ruinées de formidables colonnes qui auraient eu 20 ou 30 mètres de diamètre. On croirait cheminer entre les derniers vestiges d’une cité de géants, trop étendue pour que le regard puisse embrasser l’ensemble de ses ruines et en discerner le dessin général, mais imposante jusque dans ses moindres parties.

Toutes ces formations procèdent du tronc de cône ou du bonnet de police. Par endroits, ici encore, des coquillages innombrables jonchent le sol.

Vers le coucher du soleil, je vois devant nous, au bas d’une pente droite, longue et facile, une grande flaque bleue entourée de pâturages. Nous camperons là. L’eau, d’ailleurs, est mauvaise.

Notre trajet se termine. Demain, Sioua. Déjà s’efface dans mon esprit le souvenir des petites difficultés multiples qui ont troublé beaucoup de mes satisfactions. J’ai fait un effort, un effort auquel le succès a répondu. N’est-ce pas là le véritable objectif d’une existence virile, et que souhaiter de plus ?

8 décembre. — Le temps est agréable. Le froid a cessé. Le paysage reste le même, pittoresque, grandiose et riant à la fois.

Nous atteignons vers quatre heures de l’après-midi, auprès d’un bel étang où se reflètent des palmiers, le petit village de Maradji ; ses habitants se répartissent en deux groupes ; les uns font leurs demeures d’anciens tombeaux creusés çà et là dans la roche ; les autres s’abritent sous de grandes tentes misérables disposées au bord de l’eau.

Enfin, au bas d’une de ces magnifiques avenues en pente que nous suivons si souvent depuis deux jours, un étang beaucoup plus vaste, une plaine immense que bornent, en face, quelques garas lointaines, et où plusieurs palmeraies mettent des taches foncées ; près d’une de ces palmeraies est Sioua.

Bou Zeriba choisit ce moment pour parler de s’arrêter. Il y a ici un pâturage ; plus loin nous n’en trouverons pas. Mais la proximité du but, du but si longtemps attendu, m’anime d’une nouvelle impatience ; je tiens à arriver ce soir, et je le lui dis ; il le sait parfaitement d’ailleurs, et nous l’avons toujours envisagé ainsi. Il se tait ; seulement, il cesse de pousser les chameaux et les laisse marcher à leur guise. Je les vois prendre un train de plus en plus lent, interrompu, parfois, par une brusque galopade ; ce sont alors mes bagages qui tombent — à l’instant même, le petit tonnelet où sont mes plaques photographiques. Chaque fois, il faut faire halte pour rattraper l’animal et pour le recharger ; il est tard ; pendant ce temps, le jour baisse. Alors, pris d’une colère dont je ne suis plus maître, je mets pied à terre, je prends ma cravache des mains de Doma, et je marche droit sur Bou Zeriba. Il a compris. Son teint devient gris. Avant que je ne l’aie rejoint, il a pris le pas de course, et s’est dirigé vers les chameaux, qu’il se décide à rassembler et à guider enfin.

Je reste, moi, sur place, et je me calme peu à peu. Cet individu aura joué à mon égard, durant toute la fin de mon trajet, le rôle de la pelure d’orange sur laquelle le pied peut glisser à chaque instant. En pareil cas, c’est le plus souvent par de petites causes que sont provoqués les incidents graves. Un chef important fera rarement exécuter un voyageur, encore que le cas se soit présenté. Mais l’exaltation d’un fanatique, la vindicte d’un serviteur, sont des mobiles avec lesquels il faut toujours compter. Bou Zeriba n’était pas seulement attaché à ses chameaux. Sa haine à mon égard était visible, et je me gardais avec soin. J’ai passé sous silence, dans ce journal, en raison de leur peu d’intérêt, bien des détails par où son hostilité s’est trahie.

Je n’ai jamais supporté qu’il résistât ouvertement à un de mes ordres ; mais il est bien des ordres que je lui aurais volontiers donnés, et dont je me suis abstenu devant la possibilité d’un conflit. J’avais résolu que rien ne me détournerait de mon objectif, et je m’étais mis des œillères pour tout ce qui pouvait nuire au succès de mon voyage. Néanmoins, sa mauvaise volonté entêtée et sournoise a été pour moi un sujet d’irritation quotidien. Il m’a fallu plus d’efforts pour me dominer dans quelques circonstances de ce genre que pour triompher de difficultés bien plus grandes en apparence.

Vers dix heures du soir, le mauvais état de la route et les constantes frayeurs des chameaux nous arrêtent. Il faut coucher ici. Nous devons être près d’un village ou d’un campement, car je distingue, à 300 mètres à peine, une ligne de palmiers, et le scintillement de feux à travers les arbres. Doma et Mohammed vont s’enquérir. Ils reviennent peu d’instants après. Nous sommes presque arrivés, la ville est là.

9 décembre. — Le jour levant nous montre deux petites tentes blanches, près de nous. C’est un campement de Fezzanais. Les feux que nous avons vus hier soir étaient les leurs. Un peu plus loin, un long bâtiment ; et, à peu de distance derrière lui, un haut pâté de murailles grises, qui s’appuie sur une gara ; c’est Sioua.

Les centres habités que j’ai rencontrés jusqu’à présent étaient faits de constructions basses et largement étalées ; ici, c’est au contraire une agglomération de demeures à profil de trapèze étroit et très élevé, collées les unes aux autres, et qui feraient involontairement songer, sans les angles de leurs murs et leurs minuscules ouvertures disposées en petits groupes de trois, à d’énormes cheminées d’usines.

J’ai atteint le terme de ma route.

Quelques minutes plus tard, je suis chez l’aimable fonctionnaire égyptien qui administre la ville, Ali Abd el Wahab effendi ; le gouverneur du Western Desert Province, Mr. Edwin de Halpert, qui réside à Mersa Matruh, à 200 milles environ vers le Nord, me fait appeler au téléphone pour me féliciter et me souhaiter la bienvenue ; il m’annonce en même temps que ses propres automobiles me transporteront incessamment jusqu’à la tête de ligne de la voie ferrée la plus proche, et que je serai, durant mon séjour à Sioua, l’hôte du gouvernement égyptien, en attendant mon passage à Mersa Matruh, où sa demeure sera la mienne. Dans l’après-midi, le lieutenant H. E. Howse, commandant la section du Camel Corps cantonnée à Sioua, vient ajouter pour moi le plaisir d’une relation et d’une compagnie agréables à cette réception si cordiale.

Sioua est habité par une population au teint clair, dont le type et les mœurs accusent la décadence, et qui se rattache vraisemblablement à une origine berbère.

L’intérieur de la ville, dès qu’on quitte la place du marché, est un dédale de ruelles, de passages couverts, de cours minuscules, d’escaliers rudes, le tout épousant les pentes de la gara. A trois kilomètres se trouve le temple antique de Jupiter Ammon ; il se dresse, comme un vieux château-fort en ruines, près du petit village d’Aghourmi, dans un bois paisible où se mêlent oliviers et palmiers.

La dépression de Sioua était jadis extrêmement éprouvée par la malaria. L’administration anglaise l’a assainie par un travail d’irrigation et de drainage dont l’efficacité est aujourd’hui complète. Elle a pris soin, en outre, de peupler étangs et canaux de petits poissons connus sous le nom de Bolti fish, qui se nourrissent des larves des moustiques et contribuent activement à la destruction de ceux-ci.


★ ★

De Sioua, j’ai mis Doma en route pour rentrer à Faya, après avoir pris toutes les précautions nécessaires en vue d’assurer son retour dans les meilleures conditions. Puis je suis parti moi-même pour gagner le Caire, où je désirais rendre visite à Sidi Idriss, l’un des chefs, je l’ai dit, des Senoussia. Dans l’intervalle, j’ai passé vingt-quatre heures à Mersa Matruh. Tout ce que la plus ingénieuse et la plus amicale courtoisie peut ménager d’agréable et de réconfortant à un voyageur, je l’ai trouvé dans l’accueil des fonctionnaires et officiers anglais et égyptiens à cette occasion, et je leur renouvelle ici l’expression de ma vive gratitude.

Mes objectifs étaient atteints.

Le nom de la Société de Géographie de France s’inscrivait le premier sur la liaison Tchad-Alexandrie par le désert de Libye.

La route restait ouverte derrière moi aux explorateurs.

J’avais recueilli, chemin faisant, de nombreux documents scientifiques.

Je ne saurais enfin séparer de ces résultats le souvenir de l’accueil honorable, des procédés loyaux et des manifestations amicales que m’ont ménagés les Senoussia quand, sous la seule sauvegarde de notre prestige national, je suis allé, Français, me présenter chez eux.

FIN


APPENDICE

Afin de donner aux personnes qui liront ce livre une idée au moins approchée du lac Tchad, dont j’ai parlé à plusieurs reprises, j’extrais du récit d’une précédente mission, publié par L’Illustration du 15 juillet 1922, les quelques pages suivantes.

Il convient de remarquer que la traversée du Lac Tchad a été effectuée maintes fois. C’est une question de saison et d’embarcation. Sous ce double rapport, les circonstances m’avaient amené à l’entreprendre dans les conditions les moins favorables : d’où les obstacles que j’ai rencontrés.

SUR LE LAC TCHAD

J’ai quitté Mao, la petite capitale du Kanem, le 22 juillet[25]. Le poste est construit sur une large dune, qui descend en pente douce, de tous côtés, vers une dépression circulaire. Sur le sable avoisinant, que pointillent uniformément d’un vert un peu gris de petits épineux et de dures touffes d’herbe, trois larges taches sombres, à quelques centaines de mètres, accusent la présence de trois palmeraies. Autour, disposées en étoile, cinq pistes droites s’amorcent au bas de la dune, montent légèrement et se perdent : ce sont les routes de Moussoro, de N’gouri, de Bol, de Rig Rig, de Bir Alali.

Ma caravane comprenait deux gardes, mes boys Somali et Ahmed, mon cuisinier Denis et un petit bonhomme du nom de Mahmadou, qui aidait tantôt l’un, tantôt l’autre ; j’étais à cheval, et cinq bœufs portaient mes bagages.

J’allais à Fort-Lamy, que je me proposais de gagner par le lac Tchad et le Chari ; j’avais été mis en garde, par un radio de M. le gouverneur Lavit, contre les surprises que peut ménager le lac en cette saison ; cependant, je ne pouvais me résoudre à laisser passer l’occasion de prendre contact avec une des seules régions de l’Afrique qui gardent encore un prestige aux yeux des voyageurs ; et j’avais décidé de me rendre au village de Bol, que cinq étapes séparent de Mao, pour m’embarquer.

On sait que l’étendue du lac Tchad, d’ailleurs variable avec les années et les saisons, est environ 42 fois celle du lac de Genève. Il reçoit deux fleuves : à l’Ouest, la Komadougou ; au Sud, le Chari, sur la rive droite duquel est Fort-Lamy. Sa profondeur, généralement très faible, ne dépasse pas 6 mètres. Il a déjà été étudié et décrit, principalement par la mission Tilho.

J’extrais les notes qui suivent du journal de voyage que je rédigeais régulièrement chaque soir.

26 juillet. — Je vais voir le lac aujourd’hui. Une fois de plus, je m’efforce, avant d’arriver, de m’imaginer ce qu’il peut être ; en rapprochant les uns des autres quelques détails qui m’ont été donnés en France, j’évoque le spectacle d’une immense flaque d’eau triste, semée d’îles marécageuses, entourée elle-même d’une large ceinture de boue en partie couverte de roseaux.

En attendant, le paysage est le même qu’hier : une succession de dunes ; une piste de sable, où les pieds de mon cheval enfoncent ; des touffes d’herbe et des arbrisseaux, qui piquent, sur le sol, de minuscules taches clairsemées ; çà et là, exceptionnellement, un petit bouquet de palmiers doums, au tronc maigre, noir et nu, à la tête ronde.

Nous traversons successivement deux cuvettes d’une quinzaine de mètres de profondeur sur quelques centaines de mètres de diamètre. Elles contrastent nettement, par la terre noire et plane qui en forme le fond, par la richesse de la végétation qui les couvre, avec le reste du paysage. Dans la seconde, non loin d’une petite flaque d’eau que des roseaux, étroitement, encerclent, un homme cultive un beau champ de mil, auprès duquel sont quelques pieds de coton d’une évidente vigueur. Nous en rencontrons bientôt une troisième, plus vaste, mais dont le sol est nu, uni comme celui d’un tennis, sillonné seulement de quelques rigoles très espacées ; il est toujours noirâtre, mais givré ; il craque sous nos pas ; c’est du natron. Sur les pentes de la cuvette, la végétation reparaît : herbe épaisse, arbustes, palmiers. Puis le sable, d’un jaune éblouissant.

La piste nous fait descendre au fond de plusieurs cuvettes encore. Elles montrent une humidité croissante à mesure que nous approchons du Tchad ; la partie Sud de la dernière, celle qui se trouve à notre gauche, puisque nous marchons vers l’Ouest, est occupée tout entière par un beau lac. Une ceinture de plantes aquatiques de 2 à 3 mètres de hauteur, très dense, très homogène d’épaisseur et de couleur, délimitée vers l’eau comme vers la terre par des lignes nettes, l’entoure presque de toutes parts. Le sentier, pour le contourner, s’infléchit vers la droite et traverse un petit bois riverain, dont les talhas et autres épineux sont assez rapprochés pour former un ombrage, chose rare ici.

Un peu d’eau qui s’est échappée de la ceinture des roseaux, vient, à moitié chemin, mourir à nos pieds ; un petit caïman de cinquante centimètres, à l’allure de jouet, dérangé par notre venue, quitte la rive d’un glissement lent et s’éloigne en nageant à la surface. Puis la route sort du bois, remonte la pente de la cuvette, et nous voici de nouveau parmi les dunes.

Durant toute la fin de l’étape qui va nous conduire à Bol, les cuvettes se succèdent ainsi de plus en plus vastes, avec un caractère lacustre de plus en plus accusé. Chacune d’elles est maintenant d’un pittoresque plaisant, clair, décoratif, qui ne serait déplacé ni en Suisse, ni au milieu du Bois de Boulogne. Bientôt les intervalles des dunes nous laissent voir, sur notre gauche, des alternances de sable et d’eau, comme si tout un chapelet de ces lacs s’égrenait vers l’horizon ; à notre droite, au contraire, à 200 mètres de nous, un seul apparaît, tout en long, bien net, avec des rives d’un dessin ferme, légèrement boisées, sans herbes ni broussailles. A l’extrémité de la piste sableuse, très large maintenant, sur laquelle nous cheminons, se dessinant bien sur le jaune lumineux du sol, des cases groupées, un poste carré construit d’argile, une vaste place qu’un autre petit groupe de cases sépare de nous : c’est Bol, et ce sont, riantes, propres, dégagées, découpées à l’emporte-pièce, les rives du lac proprement dit[26].

Le sergent chef de poste vient à ma rencontre. Je vais aussitôt voir avec lui les pirogues disponibles. Il y en a deux précisément. Je partirai après-demain.

L’après-midi est consacrée au repos ; je donne des instructions pour l’aménagement des embarcations ; je vais voir, au bord de l’eau, les empreintes d’une loutre, et celles d’un hippopotame qui vient, chaque nuit ou presque, manger les légumes du jardin, à cinquante mètres du poste ; je règle divers détails en vue du départ.

27 juillet. — Mes pagayeurs sont là. Ils acceptent de faire le voyage. Ils demandent seulement que je change mes pirogues pour des neuves avant d’arriver dans la partie large du lac. Nous en ferons faire dans une île voisine. Ils demandent aussi à être six au lieu de quatre pour chaque embarcation ; accordé.

Ces pirogues, spéciales au lac Tchad, sont faites de roseaux assemblés par des cordes de feuilles de palmier. On fabrique un premier faisceau de sept à huit mètres, en forme de cigare à pointe effilée. On le flanque de deux autres faisceaux latéraux ; puis on ajoute de chaque côté deux longs flotteurs, de roseaux également. Il n’y a plus qu’à relever la pointe du faisceau central, de manière à faire une proue effilée, et l’embarcation est prête. On en fait aussi de plus petites, pour aller d’une île à l’autre : elles ne comportent que les trois faisceaux médians.

Grandes et petites ont la stabilité d’une bouée. Elles sont très confortables, car leur structure ménage un certain jeu entre leurs éléments, et le choc des vagues, lorsqu’il y en a, est atténué, pour le voyageur, par leur souplesse.

Elles présentent un seul aléa : la rupture des cordes, soit qu’elles pourrissent, ce qui commence à se produire après une quinzaine de jours d’immersion, soit que la violence des lames leur impose un trop rude effort. Alors la pirogue se dissocie, et il n’en reste plus que des roseaux épars. Cela ne se produit presque jamais.

28 juillet. — Je devais partir ce matin, mais on m’annonce que deux des pagayeurs, qui étaient du village voisin, se sont enfuis pendant la nuit. Quant aux autres, dont les cases sont à quelques kilomètres de Bol, ils ne sont pas venus. Un garde part les chercher.

En attendant, je fais confectionner, avec du bois d’ambadj, spécial au lac, et près de trois fois plus léger que le liège, quatre ceintures de sauvetage, une pour chacun de mes boys. Puis, par des ficelles de cinq mètres, j’attache des flotteurs à chacune de mes cantines, de manière qu’on sache toujours où elles sont.

A une heure, personne encore. Je n’en fais pas moins procéder à l’aménagement des pirogues. On y fixe des cerceaux de bois flexible, et sur ce tunnel à claires-voies, on attache des nattes qui m’abriteront de la pluie et du soleil. J’en fais placer trois autres sur le fond même de l’embarcation dans laquelle je dois prendre place, car les roseaux dont elle est faite semblent habités ; un serpent vient d’en sortir. En travers, près d’une des extrémités de l’abri, on dépose quatre dents d’éléphant, produit de ma chasse, solidement amarrées ensemble, entourées elles-mêmes de deux nattes ; j’aurai ainsi, pour m’appuyer ou pour m’étendre, une sorte de dossier en croissant. Je pourrai m’asseoir sur un tonnelet que j’ai là ; mes cantines me serviront de table ; je serai bien.

A deux heures et demie, le garde, le chef du village et 15 hommes arrivent enfin. On fait un choix, on élimine ceux qui paraissent chétifs. Les nouveaux piroguiers, comme les premiers, insistent sur la nécessité de prendre des pirogues neuves au premier village, ce à quoi j’acquiesce de nouveau. J’ai engagé aussi un interprète, car ces gens ne parlent que boudouma.

Nous partons à quatre heures, par un très beau temps. J’ai avec moi Somali, l’interprète, et 6 piroguiers ; dans l’autre pirogue, Denis, Ahmed, Mahmadou et les six autres piroguiers.

Nous marchons à la perche, très lentement, sur une eau tranquille, et nous sortons bientôt du lac qui baigne le poste de Bol, pour passer dans un autre, un peu plus grand, par un large détroit. J’ai l’impression de progresser sur un très grand fleuve. Nous sommes, en réalité, dans les îles. La rive qui se trouve à gauche, et que nous suivons de près, montre, au-dessus d’une barrière de plantes aquatiques, la ligne faîtière d’un bois épineux d’où émergent quelques cimes de palmiers doums ; à droite, c’est une dune basse et moyennement boisée. Voici maintenant un chenal de 50 mètres de large, où nous nous engageons ; puis nous piquons droit vers la rive, nous accostons, les hommes descendent. On va chercher du bois pour faire du feu et remplir de terre la bourma, sorte d’amphore à large col, qui servira de foyer pour cuire mes repas. Je me garde bien de troubler une opération si utile.

On repart. Le lac tourne encore, s’élargit de nouveau et s’allonge au loin. La profondeur a varié jusqu’ici entre 1 et 4 mètres. Il en sera de même durant tout le voyage. Le vent est tombé. La deuxième pirogue suit.

Le crépuscule rougit le ciel ; près de nous, un hippopotame, invisible dans les roseaux, nous salue de son cri sonore et sauvage. Une nuée de moustiques nous assaille. L’obscurité peu à peu devient complète. Nous accostons de nouveau.

Je vois à peine la rive. Somali me prend la main pour me guider. Mais après quelques pas sur une faible pente que couvre d’abord une herbe drue, je distingue la pâleur d’un sable épais et nu. L’aboi des chiens me révèle le voisinage d’un village dont le nom est, me dit-on, Madioro. J’envoie mon nouvel interprète, Abdallah, chercher le chef. Il revient seul au bout d’une heure. Tous les hommes se sont sauvés pour ne pas avoir à nous aider. Quelques femmes sont restées, toutefois ; convaincues très vite de nos dispositions amicales, elles apportent de bonne grâce les vivres dont nous avons besoin ; ces populations sont craintives surtout, et dès qu’on les rassure, rendent service volontiers.

Je dîne, moi-même, sans lumière à cause des moustiques ; j’entends à tout moment les claques que se donnent les hommes pour écraser ceux qui les piquent. J’essaie de me renseigner sur le chemin que nous avons à faire. Je parle français à Denis. Denis traduit en arabe à Abdallah, qui traduit en boudouma aux piroguiers. Comme on le voit, c’est tout à fait simple.

Il me faut toute une heure pour démêler, à travers des réponses contradictoires entre elles, ou sans rapport avec les questions posées, que nous devons, le cinquième jour, arriver à ce qu’ils nomment le grand bahr ; c’est la nappe d’eau dépourvue d’îles. Nous coucherons alors deux nuits sur les pirogues, hors de vue de la terre, puis nous entrerons dans le Chari.

Mais ils me parlent encore de la nécessité de n’aborder le grand bahr qu’avec des pirogues neuves.

Je couche dans l’embarcation, où j’ai fait mettre ma précieuse moustiquaire. Les hommes sont restés à terre. L’eau clapote doucement et des poissons, qui doivent être énormes, si j’en juge par le bruit qu’ils font, sautent autour de moi. Nuit fraîche et reposante.

29 juillet. — Départ vers 3 heures du matin. Ciel d’orage. Nous continuons notre progression au gré d’un vaste chenal qui serpente entre des rives herbeuses et plates, écartées de plusieurs kilomètres le plus souvent, mais qui parfois se rapprochent jusqu’à n’être plus distantes que d’une centaine de mètres à peine.

Je n’ai pas encore rencontré d’île assez petite ou assez isolée pour que, l’œil en embrassant tout le diamètre, son caractère insulaire apparaisse nettement.

Le jour se lève avec lenteur. Nous sommes légèrement balancés. Somali est couché sur l’avant. Ahmet, qui est monté, ce matin, dans ma pirogue, chique paisiblement un affreux tabac. Abdallah, à l’arrière, ne manifeste pas sa présence. Nous accostons vers 10 heures afin de nous procurer les roseaux nécessaires à une réparation, au moins sommaire, de nos embarcations. L’île s’élève en forme de dune. Des épineux, des palmiers doums, des euphorbes s’espacent sur sa pente sableuse. Au sommet — peu élevé, 5 à 6 mètres au-dessus de la surface de l’eau — sont quelques cases en tiges de mil, d’une courbe continue du sommet à la base, comme celles des kanembous, pour la plupart entourées d’une clôture, largement espacées entre elles : c’est le village de Mondikouta. Le chef est là et vient à notre rencontre, entouré d’une dizaine de noirs.

Il n’y a pas de roseaux ; mais il m’apporte trois œufs, que je lui achète. Les piroguiers se dispersent, afin de couper, tout au moins, des perches plus solides.

Le vent s’est levé. Maintenant, l’eau, gris jaune, moutonne fortement. L’aspect des rives donne une impression lacustre ; celui de l’eau donne une impression marine.

Voici les piroguiers de retour. Comme nous devons contourner l’île, je décide de la traverser à pied, cela me permettra de faire un peu d’exercice ; je n’ai pas l’habitude de rester si tranquille.

Le chef m’accompagne, et nous arrivons bientôt à une petite anse où les pirogues ne tardent pas à nous rejoindre. Je veux repartir, mais nous rentrons avant d’avoir fait cinquante mètres ; l’effort de l’eau, qui tend à disjoindre les faisceaux se fait sentir si fortement sous nos pieds que la rupture des liens se produirait infailliblement si nous persistions.

D’ailleurs, c’est l’heure du déjeuner. Je m’installe sur une natte, sous un bel arbre, tout près de la rive, et on m’apporte mon repas. Le soleil est admirable, mais la chaleur ne doit pas dépasser 40°. Je suis tout à coup noyé dans un troupeau de magnifiques bœufs kouris, à cornes énormes, presque tous blancs, en excellent état. Certains d’entre eux marquent, à ma vue, une brève hésitation, puis ils se décident à passer, en allongeant un peu l’allure ; d’autres ne voient manifestement en moi qu’un accident de paysage parfaitement indifférent. Les deux petits noirs qui les conduisent n’ont pas leur courage ; en me découvrant tout à coup sous mon arbre, ils s’enfuient, pleins de terreur, à mon aspect.

Cependant le vent est tombé. On peut partir. Mais messieurs les piroguiers se sont endormis et manifestent de la mauvaise humeur quand Abdallah, que je leur ai dépêché, les réveille. J’interviens et, quelques minutes plus tard, nous sommes en route. A peine notre lac traversé, le vent reparaît et il faut accoster encore. Cette fois, c’est sur une île d’un relief presque insensible : un champ de roseaux, derrière lequel s’élève un bois serré de grands arbres épineux ; plus loin, une plaine de sable où sont encore les tiges séchées du petit mil de la dernière récolte ; partout des traces de bœufs ; je ne relève aucune empreinte d’animal sauvage. Je songe à ce moment que, depuis le départ, je n’ai vu que deux ou trois oiseaux.

Sur le Logone, que j’ai remonté en mars, des troupes de canards, de marabouts, de pélicans couvraient de plaques immenses une partie des bancs de sable. La vie animale, en cette saison du moins, se manifeste bien peu sur le lac.

Le vent augmente encore, le temps se refroidit, quelques gouttes de pluie tombent. Il y a sûrement une tornade dans les environs. Puis tout s’apaise. Les hommes, qui s’étaient frileusement enveloppés dans leurs pagnes, reprennent leurs longues perches et réintègrent l’embarcation. L’un d’eux me prend sur son dos pour m’éviter la partie inondée, glisse, tombe, et nous voici dans l’eau. Avant même de se relever, tout de suite, il me regarde, un peu inquiet de sa maladresse ; il me voit rire, il rit aussi.

Plus que deux kilomètres à faire pour achever l’étape d’aujourd’hui. La rive que nous devons atteindre est devant nous. Elle nous barre la route. Ahmet et Somali ont mis leurs ceintures de sauvetage, ce qui excite l’hilarité générale. Nous ne courons pas le plus léger risque, mais ils sont très fiers de porter cet accessoire de blanc, qu’ils trouvent seyant. Nous arrivons presque à la nuit. L’île s’appelle Ngalasoa.

30 juillet. — Nous allons passer ici la journée entière. Les indigènes ont bien deux pirogues neuves, qu’on nous a amenées au matin ; mais elles sont trop petites, et on décide d’en fabriquer deux autres. Je promets d’en payer deux fois le prix si elles sont faites dans la journée ; cela ne m’entraînera pas très loin : elles valent, chacune, à peu près 2 fr. 50. Les habitants, visiblement, sont pleins de bonnes dispositions, et tout le village se met activement au travail.

Cette matinée m’apporte un nouveau témoignage de l’incertitude qui s’attache aux renseignements de source indigène. Je venais de poser quelques questions au chef. Le coton, m’avait-il dit, n’a pas fait l’objet d’essais jusqu’ici. Les indigènes en tenteraient volontiers s’ils savaient comment s’y prendre. Pour le moment, les quelques étoffes dont ils s’habillent viennent de Kaoua, sur la rive anglaise.

Je fais quelques pas dans l’île et je découvre à cent mètres à peine, soigneusement entourée d’une haie d’épines, une petite plantation, très prospère, de coton. J’envoie Abdallah chercher le chef. Celui-ci, dès son arrivée, devance une demande d’explications : les gens du village ignorent bien, me dit-il, la culture du coton ; mais il y a dans l’île un bornou, qui s’y est fixé, et qui a deux champs. Je n’insiste pas, la chose étant de peu d’importance. Pourquoi m’a-t-il menti ? A-t-il craint la levée d’un impôt ? ou sans doute, plus simplement, en faible qui dissimule ses biens aux yeux du fort, dont la convoitise pourrait s’éveiller.

Je reviens au rivage. Je constate la présence, en face de nous, d’une petite île de 40 mètres de diamètre, qui n’était pas là hier soir. C’est une île flottante. Elles sont fréquentes sur le lac Tchad. Les courants qu’y produit le caprice des vents les pousse, les groupe ou les divise. A Bol, j’ai pris, à une heure chaque fois d’intervalle, quatre photographies d’un même point du lac. Il faisait grand vent. La première fois on y voyait une île, la seconde fois trois, puis deux, puis rien. Elles sont toujours de faibles dimensions, et celles que j’ai vues ne montraient que de l’herbe et des roseaux.

Mahmadou, Ahmed, un homme de village, se baignent ; le lac, ici, n’a pas 1 m. 50 de profondeur. L’indigène cherche à attraper Ahmed et à lui faire perdre l’équilibre. Ahmed se débat en poussant des cris suraigus. Quand il sent qu’il va tomber, il plonge brusquement, court sous l’eau et reparaît à cinq ou six mètres, puis il continue à s’enfuir, avec les mêmes cris ; mais son persécuteur, non moins prompt, le rejoint et le rattrape. Nous nous amusons de cette scène.

Je suis dévoré de piqûres. Somali me montre une petite mouche presque imperceptible, aussi mauvaise, me dit-il, que les moustiques. J’en ai la preuve.

Les pirogues sont prêtes vers quatre heures. On s’empresse aussitôt à fixer sur elles les abris de nattes que portaient des autres, on y place les bagages et nous partons. Elles sont plus petites, 6 mètres sur 1 m. 80, mais paraissent d’une parfaite solidité.

31 juillet. — J’ai renvoyé Abdallah sur la pirogue du cuisinier. Ahmed parle boudouma aussi bien que lui. Le rôle d’un interprète, sa valeur technique et morale sont primordiaux dans les pays primitifs, où les malentendus sont souvent pleins de conséquences. Sans imposer aux fonctionnaires l’étude approfondie des dialectes régionaux, il y aurait un intérêt capital à ce qu’ils en eussent toujours les notions nécessaires pour contrôler avec certitude la fidélité d’un traducteur.

Nous avons marché — lentement, comme toujours, 3 ou 4 kilomètres à l’heure — une partie de la nuit. Hier, comme le soir tombait, un hippopotame a émergé à trois mètres de nous et s’est maintenu quelque temps dans notre voisinage. Il ne laissait voir hors de l’eau que ses gros yeux, son mufle foncé, sa nuque renflée et brune entre deux oreilles presque roses. Je n’avais nul désir de le tuer, c’est un gibier dont j’ai épuisé l’intérêt ; cependant j’ai pris mon fusil et me suis tenu debout sur l’avant jusqu’à ce qu’il ait cessé de venir souffler autour de nous, afin de prévenir toute fantaisie de sa part. Il arrive quelquefois, la nuit surtout, qu’ils bousculent et endommagent les embarcations, dont le passage les effraie. Un Européen a trouvé la mort de la sorte, en janvier, sur le Logone. Le nôtre ne tarda pas à nous abandonner.

Le lever du jour nous a trouvés sur un long chenal qui serpente entre des roseaux bas et dont la largeur varie entre 100 et 10 mètres. Les arbres, lorsque nous en apercevons, sont loin, derrière une large ceinture de plantes aquatiques ; le sable n’apparaît plus ; ce ne sont plus là des dunes ; le sol ne présente aucun relief. Nous approchons, me dit-on, du grand bahr, c’est-à-dire de la partie libre du lac.

Beaucoup de moustiques, cette nuit ; j’en avais jusque dans ma moustiquaire. L’eau continue d’être jaune et trouble. Chaque fois que j’y ai plongé ma main, elle était tiède. Aujourd’hui, elle n’a pas une ride.

Vers neuf heures et demie, si j’en juge par la hauteur du soleil — je n’ai plus de montre depuis longtemps, et je m’en passe d’ailleurs sans peine — nous nous arrêtons pour faire du bois, car nous n’en trouverons plus désormais. Nous cherchons un endroit pour accoster. Bientôt nous trouvons une étroite solution de continuité, qui s’enfonce en serpentant entre les roseaux serrés ; un hippopotame l’a tracée. Les hommes descendent. Malgré mon désir de marcher un peu, je ne les imite pas, car il y a 1 m. 50 d’eau, et rien n’indique que la terre émerge bientôt. Ils sont de retour au bout d’un quart d’heure, avec une abondante récolte.

Voici la fin du chenal ; des ambadj, ces arbres au bois léger dont j’ai parlé déjà, se montrent çà et là, dans l’eau ; anguleuses et nues, leurs branches émergent autour de nous, en bouquets tristes ; nous les dépassons et le lac nous apparaît sous un aspect nouveau.

Nous sommes au fond d’une apparence de golfe que dessinent, à notre droite et à notre gauche, noires, basses, lointaines, des lignes d’herbes aquatiques. Devant nous, une troisième ligne barre la partie médiane de l’horizon ; elle laisse, à ses extrémités, deux détroits par lesquels on ne voit plus que le ciel et l’eau.

Les roseaux que nous longions s’éloignent brusquement vers la droite, et maintenant que leur protection nous manque, de petites lames moutonneuses paraissent et un vent violent se fait sentir. Les piroguiers discutent et finalement, accostent. J’ai la curiosité de descendre sur le banc de hautes herbes qui nous abrite ; je n’y puis faire que quelques mètres, car elles sont très serrées. Le pied n’y trouve pas de terre ; il repose sur un enchevêtrement d’éléments végétaux qui fléchit à chaque pas et laisse sourdre l’eau.

Il est midi lorsque le vent commence à faiblir. Nous nous disposons à repartir. A ce moment, comme les hommes ont déjà repris leurs perches, un d’eux soulève l’extrémité d’une des nattes qui me servent de plancher et montre une voie d’eau. On s’empresse. Il n’y a d’ailleurs aucun danger à l’endroit où nous sommes.

C’est une des cordes qui s’est rompue. L’accident est singulier, dans cette pirogue neuve. Ce qui l’est plus encore, c’est qu’en achevant de soulever la natte, on s’aperçoit que toutes les cordes du faisceau central, point vital de l’embarcation, ont également cédé.

L’homme qui a signalé l’incident, dont personne ne s’apercevait, puisque l’eau était dissimulée par la natte, appartient au village qui a construit les pirogues ; je l’ai pris, au dernier moment, pour remplacer un malade, et il ne s’est embarqué que de très mauvaise grâce.

Mais les indigènes montrent toujours de la mauvaise grâce lorsqu’il s’agit d’un travail ; et je ne trouve de bases suffisantes à aucune hypothèse de quelque portée.

La réparation s’effectue d’ailleurs aisément. On transporte les bagages sur l’autre pirogue. Puis, avec un bâton pointu muni d’une boucle de cuir, sorte d’aiguille, on passe de nouvelles cordes à travers les roseaux. Il n’y a que peu de profondeur. Un homme s’est mis à l’eau et, par-dessous, les tire. Mieux vaut que cette petite complication se soit produite aujourd’hui, car nous allons entrer dans la partie délicate de la traversée.

Une heure plus tard, tout est en ordre. Nous faisons cent mètres, lentement, secoués brutalement par les vagues. Le chef piroguier me fait dire qu’il y a trop de vent et qu’on ne peut continuer. Nous regagnons notre abri.

Vers quatre heures, nouveau départ. Les piroguiers viennent de fixer l’horizon avec attention comme s’ils découvraient soudain quelque chose ; puis ils se sont levés rapidement, ont pris leurs perches et nous voici en route. Les lames, pourtant, sont plus violentes que tout à l’heure et, sous moi, mon embarcation joue en tous sens ; sans doute ont-ils vu qu’au large elles commençaient à s’apaiser. Je renonce à questionner, Ahmed et Abdallah, comme interprètes, étant aussi insuffisants l’un que l’autre ; tout se passe fort bien, du reste. Nous arrivons entre cinq et six heures à la petite ligne isolée que, ce matin, je voyais devant nous. Mais, au lieu de nous engager dans un des détroits qu’elle laisse à sa droite et à sa gauche, nous changeons de direction pour marcher droit au sud, par une brèche étroite que je n’avait pas aperçue jusque-là. Nous coupons la branche de gauche de l’apparence de tenailles qui nous enserrait. Le temps a achevé d’évoluer et le calme de l’eau, comme celui de l’atmosphère, est absolu. Les six piroguiers, qui les jours précédents s’étaient divisés en deux équipes, chacune marchant à son tour, manœuvrent aujourd’hui simultanément. L’énergie qu’ils apportent à la propulsion des pirogues fait contraste avec l’apaisement des éléments.

La nuit tombe déjà. Je me retourne. Le soleil couchant a embrasé tout l’horizon. Sur ce fond rouge et lumineux encore, les roseaux que nous dépassons découpent, en noir, leurs fines silhouettes ; devant eux, en noir également, ombre chinoise d’un pittoresque intense, la pirogue de Denis fend vigoureusement l’eau sans rides ; sa proue relevée, son abri de nattes, les silhouettes de ses six piroguiers, debout, dans des postures d’effort, élevant, au bout de leurs bras musclés, l’extrémité de leurs longues perches aux lignes anguleuses, se projettent avec précision.

Je me couche et j’ai le sentiment que nous marchons environ deux heures. Le vent s’élève ensuite, le lac grossit, nous sommes fortement balancés. Une demi-heure encore se passe. Puis, sans transition, quelques mètres de lente progression sur une eau calme, et tout s’arrête, à l’exception du bruit du vent. Je regarde, mais la nuit est très noire. Je questionne : il y a trop de vent ; nous allons, à l’abri du banc de roseaux que nous venons de rencontrer sur notre route, attendre un moment plus favorable.

Je comprends clairement la tactique de mes Boudoumas : ils procèdent par bonds successifs. Ils savent que leurs embarcations n’ont pas la solidité nécessaire pour supporter l’épreuve d’un gros temps. Ils les garent au milieu d’un banc de roseaux ; là, en sûreté, ils guettent une accalmie et partent dès qu’elle se manifeste, en s’efforçant de gagner sans complication le banc le plus proche, où la même manœuvre recommence. La traversée, dans ces conditions, est assez sportive et prend de l’intérêt.

1er août. — A huit heures du matin, nous ne sommes pas encore repartis. Je distingue au large de fortes vagues ; à leur défaut, le seul mugissement du vent me fixerait sur son intensité. J’ai l’impression d’être en pleine mer ; la terre n’apparaît plus d’aucun côté ; de minces lignes noires se montrent encore à l’horizon, mais ce sont des roseaux comme les nôtres.

Patiemment, et tandis que j’écris ces notes au fond de ma pirogue qui, sans secousses, s’élève et s’abaisse tour à tour, nous guettons l’accalmie qui sera le signal d’un nouveau bond. Celui-ci doit être décisif : les lignes que nous voyons là-bas sont les premiers roseaux de l’embouchure du Chari, sentinelles avancées du rivage.

Onze heures arrivent, le vent est tombé ; mais le temps se couvre, et bientôt un brusque abaissement de température indique le voisinage d’une tornade. Il est peu probable, étant donnée la position des nuages, qu’elle vienne jusqu’à nous ; mais nous en aurons les éclaboussures ; en effet, le vent reprend.

Nous nous risquons à repartir vers deux heures ; c’est pour rentrer presque aussitôt. Une légère pluie tombe, cesse très vite. Le moment, de nouveau, semble favorable.

Les piroguiers, tous ensemble, font à haute voix une prière à Allah, saisissent leurs perches : nous sommes en route.

2 août. — J’écris ces lignes de la même petite anse de roseaux que j’avais quittée, hier, plein d’espoir. Nous avons échoué dans notre effort, quand déjà nous apparaissait la terre promise. Après un excellent départ, et une heure et demie de route dans les conditions les plus favorables, alors que se précisaient, à quelques kilomètres de nous, les silhouettes du banc d’herbes qui marquait la fin de notre étape, j’ai eu l’impression, vite confirmée, que le vent fraîchissait. Dès le début, nous avions eu des lames, mais encore normales. Elles augmentaient maintenant d’une manière qui ne pouvait échapper à l’attention ; lorsque nous marchions vent debout et qu’elles nous heurtaient de front, toute la proue de l’embarcation se courbait sous leur choc, et je sentais jouer les faisceaux de roseaux sur lesquels j’étais étendu ; lorsque nous obliquions un peu, la pirogue avait des ploiements latéraux dans lesquels je n’aurais vu, deux jours plus tôt, qu’une intéressante preuve de sa souplesse, mais qui, depuis l’incident des cordes cassées, n’était pas sans me préoccuper. Presque à chaque lame, l’eau balayait l’avant jusqu’à mes pieds.

J’avais pris avec moi Somali et Ahmed. J’avais laissé sur l’autre pirogue Denis, Abdallah et Mahmadou. Ils nous suivaient à deux cents mètres, et je me retournais de temps à autre pour voir comment s’effectuait leur traversée. Comme je venais de le faire une fois de plus, je les vis tous debout arrachant en hâte les nattes qui formaient abri au-dessus de l’embarcation, et qui donnaient évidemment prise au vent. J’en conclus qu’ils commençaient à se trouver en difficulté. Mais ils ne nous faisaient pas de signes.

Bientôt mon chef piroguier me fit dire par Ahmed qu’il était nécessaire de sacrifier, nous aussi, notre abri, les choses n’allant pas à son gré. Nous nous mîmes à couper les attaches et le vent se chargea du reste : ce fut l’affaire d’un instant. Il avait fallu pour cela déranger les bagages et, pour prendre moins de temps, on les avait placés en désordre au milieu. Ce n’était plus la belle ordonnance du début.

Néanmoins, l’embarcation parut soulagée. Elle était moins éprouvée par le choc des lames ; en même temps la petite ligne noire qu’il fallait atteindre se précisait sur l’horizon. Des têtes d’arbres, ambadj sans doute, s’en détachaient ; quelques kilomètres, et nous arrivions.

Mais il était écrit que nous ne réussirions pas à les franchir. Nous marchions avec une extrême lenteur, et le vent fraîchit encore. Sur l’autre pirogue, je vis Abdallah, Denis et Mahmadou mettre leurs ceintures ; sur la mienne, Somali et Ahmed les avaient depuis longtemps. J’enfermai dans un petit tonnelet étanche les quelques papiers que je n’y avais pas encore mis.

Le chef piroguier, depuis quelque temps, s’était tourné plusieurs fois vers moi d’un air de détresse que j’avais feint de ne pas remarquer ; il fit alors à Ahmed un long discours sur le ton plaintif et nasillard habituel aux Boudoumas. Ahmed me le traduisit en quelques mots : « Il n’était plus possible, disait-il, de lutter contre les lames. D’un instant à l’autre, les cordes allaient se rompre et la pirogue s’ouvrirait. » Au même moment, une rupture se produisit, mais dans un faisceau latéral, et d’une réparation facile.

On remplaça hâtivement la corde. Les perches indiquaient près de quatre mètres de profondeur, ce qui compliqua l’opération. Pendant ce temps le vent tourna un peu et la lame éprouva les embarcations dans un sens moins favorable encore.

Il fallait se rendre à l’évidence. Une deuxième fois, le chef piroguier me fit dire qu’il n’y avait plus qu’un moyen de nous tirer d’affaire, si Allah le voulait : c’était de retourner en arrière ; la rupture de la pirogue était visiblement imminente. Je donnai l’ordre de retour et je fis signe à Denis, qui continuait de nous suivre courageusement, de faire demi-tour aussi.

Après quelques instants, je demandai au chef piroguier si la situation lui semblait améliorée par notre manœuvre ; en effet, nous continuions d’être secoués violemment. Il fit encore un long discours pour dire que si nous avions continué à avancer, les cordes auraient cassé sûrement ; mais qu’elles allaient casser aussi sûrement malgré notre changement de direction, les lames, trop fortes, ne laissant plus d’espoir. En même temps, les hommes qui manœuvraient les perches firent mine de quitter leur poste.

Je me levai et tout le monde, bientôt, eut repris sa place. La pirogue de Denis nous rejoignit à ce moment. Je vis avec plaisir que tous y gardaient leur sang-froid. Abdallah, voyant que je n’avais pas de ceinture, m’offrit la sienne ; il n’était à mon service que depuis trois jours. Denis me fit la même proposition, m’engageant en même temps à passer sur sa pirogue, qui se comportait mieux. Somali, se piquant d’émulation, voulut à son tour me faire mettre une ceinture ; mais, plus avisé, il m’engagea à prendre celle d’Ahmed, qui d’ailleurs acquiesçait. Je remerciai ces braves gens. Je donnai l’ordre de faire marcher les deux pirogues de concert, l’une couvrant l’autre, ce que d’ailleurs il ne fut pas possible de réaliser ; et de se diriger vers notre point de départ, en marchant très lentement, ce qu’on fit. En même temps je détachai les flotteurs de quelques-uns de mes bagages, que je réunis à un flotteur unique ; et, les attachant ensemble, je les fixai autour de ma ceinture, car les lames, trop fortes, m’auraient gêné pour nager.

Depuis que nous avions quitté les îles, nous n’avions pas croisé une seule pirogue. Sur les eaux jaunes du lac flottaient seuls, par endroits, quelques ambadj que le vent avait brisés ; ils accentuaient, par la tristesse de leurs branches noires dépouillées de feuilles, l’aspect d’inondation que présentait, sur le ciel sombre, l’immense désert aquatique qui nous entourait.

Je criai, sur un ton de plaisanterie, à Denis, de commencer à faire cuire le dîner, pour donner l’impression d’une sécurité que je ne ressentais pas, et j’attendis, puisqu’il n’y avait pas autre chose à faire.

Cela dura une heure environ. Après quoi le ciel s’éclaircit, les vagues mollirent ; il devint évident qu’une accalmie était prochaine. Elle se produisit en effet. Le moment critique était passé. Mais il était trop tard, et la fatigue des hommes était trop manifeste pour qu’il nous fût possible de modifier à nouveau notre direction.

Une heure encore, et nous entrâmes dans la petite anse qui, déjà, nous avait servi de refuge. Le soleil se couchait dans un ciel pur, sur le lac apaisé. Dans la pirogue de Denis, des flammes enveloppaient la bourma où mon repas, cette fois, cuisait réellement ; et dans la mienne, accroupi à l’avant, Somali improvisait une complainte sur Mahmadou, que tous plaisantaient parce qu’il avait pleuré tout à l’heure en disant qu’il n’avait pas revu sa mère depuis deux ans et qu’il ne voulait pas mourir.

On examina sommairement les embarcations. L’avant de celle de Denis s’était brisé sous la poussée répétée des vagues, mais ce n’était pas une blessure mortelle. La mienne était plus éprouvée.

Je demandai au chef piroguier s’il pensait qu’en tentant la chance le lendemain, à cette même heure, qui depuis deux jours marquait la chute du vent, nous pourrions cette fois réussir. Sa réponse fut décourageante. L’état des pirogues, me dit-il, ne le permettait plus ; tout ce qu’on pouvait attendre d’elles, c’était qu’elles nous mènent jusqu’à Bol, par temps calme, et après réparation.

J’ai laissé la nuit passer sur ses émotions, et je lui ai reposé, ce matin, la même question. Il m’a fait la même réponse. Nous allons donc rentrer à Bol. Nous attendons que le vent tombe pour partir. J’ai hâte de changer de mouillage, car il y a ici des moustiques d’une nocivité que je n’avais pas rencontrée encore, et je suis couvert de piqûres.

Dans l’eau jaune et sans transparence, Denis pêche, car nous n’avons plus de vivres que pour jusqu’à ce soir. Je n’ai pas surveillé mes Boudoumas, et ils ont épuisé nos provisions. Il a failli prendre, tout à l’heure, un poisson de plus d’un mètre de long ; celui-ci, à demi sorti de l’eau déjà, est retombé, après avoir cassé l’hameçon. Ahmed se baigne. J’entends un « ploc ». C’est un caïman qui dormait, couché sur une branche d’ambadj, et qui plonge. Mais il est seul à se déranger. Les hommes, qui sur le Logone en avaient très peur, ne les redoutent pas ici.

A deux heures, le vent fait rage.

2 août. — Hier, à quatre heures, une légère accalmie s’est produite, si légère que je ne songeais pas au départ. Pourtant, immédiatement, les hommes refont la prière à Allah, qui, depuis deux jours, est devenue traditionnelle, et nous voici en route ; c’est à peine si j’ai eu le temps de m’en apercevoir. Direction Bol, malheureusement.

Le lac est encore assez fort. Le vent nous prend par le travers, et bientôt nous sommes secoués sérieusement ; je retrouve les petites séries de trois chocs avec lesquelles j’ai eu le loisir de me familiariser la veille. Mais le manque de vivres nous impose cette hâte. D’ailleurs, cela s’apaise vite, et je vois tous les visages se rasséréner. Nous atteignons l’extrémité d’une longue ligne de roseaux que nous avions coupée il y a deux jours. Nous y passons, comme à l’aller, au coucher du soleil. La pirogue de Denis, qui était restée en arrière, m’y rejoint, et je suis frappé de l’état où elle se trouve. Elle sème des roseaux partout ; c’est une pirogue de débris ; et, des deux, c’est la moins atteinte.

Ce spectacle me réconforte. Mon Boudouma a dit la vérité : il était impossible de persévérer dans ces conditions. L’honneur est sauf.

La nuit tombe au milieu d’un calme absolu. Elle n’arrête pas les piroguiers. Nous glissons en silence sur l’eau tranquille, au milieu d’une paix extraordinaire, dans l’imperceptible mousseline d’un brouillard tiède, léger et transparent. Je distingue confusément des lignes sombres ; ce sont les bonds des champs de roseaux dont, par instants, nous frôlons les tiges grêles. Au-dessus, de nombreuses lucioles font voltiger de capricieuses et lentes étincelles. Les heures s’écoulent doucement.

Le jour levant me montre la terre d’une île. Nous venons de nous arrêter pour prendre du bois. La pirogue de Denis, avec sa proue cassée, accoste la mienne ; et tous ensemble, gauchement, avec de bons sourires, les Boudoumas se lèvent, me regardent, et me font le salut militaire. Ils m’ont ramené. Ces braves gens sont contents. Nous serons à Bol ce soir.


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