... Et l'horreur des responsabilités (suite au Culte de l'incompétence)
I
LES IDÉES ET MŒURS JURIDIQUES
Tout le système juridique et toute la coutume juridique du régime qui a suivi 1789 sont dominés par cette idée générale que celui qui juge soit irresponsable, et que l’on ne puisse rien lui reprocher. En effet : 1o Le juge ne juge point en équité, mais selon la loi ; autrement dit il n’est pas un juge, il est un greffier ; il est un homme qui, à propos d’un fait, dit la loi qui a prévu ce fait et qui s’y applique ; il est un homme qui ajuste un fait à la loi ce qui dit que la loi s’adapte exactement à ce fait, « couvre » ce fait, comme disent les Allemands et qui fait arrêt en conséquence.
Par suite, il est absolument irresponsable ; c’est la loi, ce n’est pas lui qui a fait arrêt ; l’arrêt est sorti de la loi, d’une manière pour ainsi dire automatique ; à qui peut s’en prendre le lésé ? Au juge, évidemment non ; à la loi tant qu’il voudra ; au juge, il est impossible ; le juge est strictement irresponsable.
Aimeriez-vous mieux, me dira-t-on, que le juge jugeât en équité, c’est-à-dire en arbitraire ? Ce serait beau ! Ne savez-vous point que les Savoyards ayant été réunis au royaume de France demandèrent pour première faveur au Roi de France de n’être plus jugés en équité, mais de l’être selon une loi et n’importe laquelle, très satisfaits pourvu que ce ne fût plus l’équité, toujours si parfaitement inéquitable ? Seriez-vous un disciple du président Magnaud, qui, de 1890 à 1900 environ, se rendit très célèbre et fit même des fanatiques par sa doctrine et son habitude de juger contre la loi et de substituer le juge à la loi toutes les fois que le juge, c’est-à-dire lui, considérait la loi comme mauvaise ? Êtes-vous contraire à ces maximes de Montesquieu : « Plus le gouvernement approche de la République, plus la façon de juger devient fixe. C’était un vice de la République de Lacédémone que les éphores jugeassent arbitrairement, sans qu’il y eût des lois pour les diriger. A Rome les premiers consuls jugèrent comme les éphores ; on en sentit les inconvénients et l’on fit des lois précises. Dans les États despotiques il n’y a point de loi ; le juge est lui-même sa règle. Dans les États monarchiques il y a une loi et là où elle est précise, le juge la suit et là où elle ne l’est pas il en cherche l’esprit. Dans le gouvernement républicain il est de la nature de la constitution que les juges suivent la lettre de la loi. Il n’y a point de citoyen contre lequel on puisse interpréter une loi quand il s’agit de ses biens, de son honneur ou de sa vie. »
Je ne songe nullement à vouloir ou à souhaiter que le juge juge en équité et je trouve très bon qu’il juge selon une loi précise. Je fais remarquer seulement que toute chose a son mauvais côté et que si juger sur texte a d’incomparables avantages et incomparables est le mot auquel je tiens, la pratique de juger sur texte a aussi cet inconvénient qu’elle décharge les juges de toute responsabilité morale. Elle leur laisse celle d’avoir ou de n’avoir pas compris la loi, d’avoir ou de n’avoir pas bien appliqué la loi au fait dont s’agissait, ou le fait dont s’agissait à la loi, ou de n’avoir pas bien observé les formes ; mais elle ne leur laisse que celle-ci. En un mot elle leur laisse une responsabilité intellectuelle ; elle les décharge de toute responsabilité morale ; et ceci est peut-être l’inconvénient d’un grand bien, mais c’est un bien grand inconvénient.
Dans l’Ancien Régime les lois étaient si compliquées et si confuses que, tout en s’appuyant sur la Loi et tout en se piquant très fort de ne s’appuyer que sur elle et, comme disait Montesquieu, de « n’avoir que des yeux », les juges jugeaient, dans une très large mesure, en équité. Il en résultait qu’ils avaient une très grande responsabilité morale. Ils étaient ce que sont encore les juges anglais. La loi anglaise n’est qu’une jurisprudence, qu’une collection de précédents. A travers ces précédents, souvent contradictoires, comme on peut penser, le juge anglais a une très grande latitude d’interprétation, de théorisation, de doctrination, s’inspirant des précédents, mais librement et sans aucune raison d’être servile. Car cette loi qu’ont faite ses prédécesseurs par les précédents qu’ils ont laissés, très légitimement il la fait à son tour par le jugement qu’il élabore et qu’il laissera derrière lui comme précédent. Au fond les juges anglais ont été législateurs et comme ils l’ont été, partiellement, mais dans une large mesure, le juge anglais continue de l’être.
Il ressemble assez, quoique je ne songe point à identifier, au préteur romain. Le préteur romain n’était pas seulement un homme qui disait le droit, il était un homme qui faisait le droit. En entrant en charge il publiait une espèce de manifeste législatif, edictum prœtoris, et il y énonçait les principes généraux de droit qu’il comptait suivre. Ils ont créé ainsi, successivement, tout un droit, c’est à savoir le droit prétorien, que l’on étudiait à Rome au temps d’Auguste et aux temps suivants jusqu’à Papinien, beaucoup plus que la législation des législateurs et qui était tout compte fait le vrai droit, d’où tout le droit romain codifié plus tard est sorti.
Je n’ai pas besoin de dire que le droit ainsi fait est le plus vivant, est le droit vivant, s’étant formé peu à peu des faits et de la raison humaine s’appliquant aux faits, éclairé par les faits antérieurs analogues ; et non pas issu de telle ou telle idée, souvent très a priorique, d’un législateur.
Tant y a que les préteurs romains étaient des juges-législateurs, des juges disant le droit et faisant le droit et que les juges anglais ne laissent pas de leur ressembler.
De tels juges ont une responsabilité énorme et se sentent une énorme responsabilité et sont maintenus dans le devoir de justice et dans la dignité du magistrat par le sentiment constant de cette responsabilité même. Ils sentent qu’ils jugent en équité, en équité éclairée par la connaissance d’une jurisprudence très étendue, très lointaine, très vénérable, très considérable, qu’il faut connaître et qu’en effet ils connaissent, ils consultent, ils considèrent et ils vénèrent ; mais enfin, pour part considérable aussi, en équité, c’est-à-dire en raison et en raison qui contribuera à faire le droit du pays qui leur est cher ; et ils sont traditionnistes de deux manières, ce qu’il faut être du reste sous peine de n’être traditionnistes qu’à moitié ; ils sont traditionnistes en arrière par toute la tradition qui aboutit à eux, traditionnistes en avant et dans l’avenir par la tradition qu’ils fondent.
Oui, tout cela doit très fortement développer et confirmer en eux le sentiment profond de la responsabilité.
Tels étaient les préteurs de Rome, tels les juges anglais, tels les juges de l’ancien régime français. Encore maintenant un juge très vertueux me disait :
Les textes sont si nombreux, si contradictoires et, malgré leur rigueur apparente, si malléables que l’on peut toujours juger en équité.
— Et on le fait.
— Jamais ; parce que, à juger en équité, on assume une responsabilité dont personne ne veut.
— A la bonne heure !
— Peut-être.
Cette terreur de la responsabilité on la voit bien dans le passage célèbre de Beccaria. Il est pour la littéralité du jugement, pour le juge jugeant par simple rapprochement du fait à juger et du texte de loi auquel il se rapporte, pour le juge qui n’a que des yeux. Bien, certes, et je ne songe pas à le contredire. Mais voyez comme il a peur de juger selon l’esprit de la loi et surtout pourquoi il en a peur : « Rien n’est plus dangereux que l’axiome communément répandu : « consulter l’esprit de la loi » ; adopter cet axiome, c’est rompre toutes les digues et jeter les lois au torrent des opinions. Chaque homme a sa manière de voir : l’esprit d’une loi est donc le résultat de la logique bonne ou mauvaise d’un juge, d’une digestion aisée ou pénible, de la faiblesse de l’accusé, de la violence des passions du magistrat, de ses relations avec l’offensé, enfin de toutes les petites causes qui changent les apparences et dénaturent les objets de l’homme. A adopter ce principe nous verrions l’esprit d’un citoyen changer de face en passant d’un tribunal à un autre et la vie des malheureux serait à la merci d’un faux raisonnement ou de la mauvaise humeur de son juge. Nous verrions les mêmes délits permis différemment en différents temps par le même tribunal, parce que, au lieu d’écouter la voix constante et invariable des lois, ils se livreraient à l’instabilité trompeuse des interprétations arbitraires. » Rien de plus juste et je répète que je préfère l’application passive de la loi et au jugement par équité et même au jugement selon l’esprit de la loi ; mais encore voyez bien ce que craint Beccaria, c’est l’intervention du juge dans le procès. Il veut qu’il ne soit qu’une machine enregistreuse, qu’il ne soit pas un homme qui raisonne, qui digère, qui a des passions, qui a des amitiés, qui change d’avis ; soit et très bien ; mais aussi qu’il ne soit pas un homme sensible aux nuances qu’il y a entre un délit et un autre délit qui, selon le texte de la loi est le même et qui n’est pas du tout le même aux yeux de la raison ; qu’il ne soit pas un homme pesant les circonstances, pesant le danger plus ou moins grand couru par la société ; qu’en un mot il ne soit pas un homme appréciant et qu’il ne soit qu’une mécanique collant des textes sur un cas.
Pourquoi ? Dans l’intérêt de l’accusé, répond la phrase de Beccaria. Il est possible, mais plus encore dans l’intérêt du juge qui est ainsi délivré et soulagé d’un grand poids, celui de juger. Que veulent-ils ? Être irresponsables.
Ajoutez ceci, sur quoi on trouvera que je me répète, sur quoi j’estime que je ne me répéterai jamais assez. Comment, en France, sont nommés les juges ? Par le Prince. Par qui payés ? Par le Prince. Par qui favorisés d’un avancement ou laissés indéfiniment dans des postes infimes ? Par le Prince. Donc « le fait du prince » c’est-à-dire les volontés du gouvernement les domine et ils jugent selon la volonté du gouvernement, sauf dans les causes dont le gouvernement se désintéresse et en France, il n’y a qu’un mot qui serve : on est jugé par le gouvernement.
Il n’en était pas de même sous l’ancien régime parce que les juges y étaient propriétaires de leurs charges et par conséquent indépendants ; car il n’y a guère d’autre moyen d’être indépendant que d’être propriétaire. La vénalité des charges c’était l’indépendance de la magistrature. On sait comment Montesquieu la défendait et comment Voltaire attaquait Montesquieu sur ce point. Montesquieu disait : « La vénalité des charges est bonne dans les États monarchiques parce qu’elle fait faire comme un métier de famille ce qu’on ne voudrait pas entreprendre par vertu… »
Voltaire s’écrie : « La fonction divine de rendre la justice, de disposer de la fortune et de la vie des hommes, un métier de famille ! »
A quoi je réponds : Ce n’est pas la principale raison que Montesquieu ait donnée de son opinion ; mais cette raison est déjà loin d’être méprisable au point de pouvoir être réfutée par un haussement d’épaules. Nous avons ici tout simplement l’idée aristocratique, à laquelle Voltaire, despotiste obstiné, n’a jamais rien compris. Montesquieu veut dire : la vénalité met une charge de judication dans une famille ; voilà des juges de pères en fils. Toute aristocratie repose sur cela. Chez les sénateurs romains, chez les sénateurs vénitiens la fonction divine de veiller aux intérêts de l’État est un métier de famille et c’est précisément pour cela qu’elle est bien remplie. S’étonnera-t-on que la fonction divine de se faire casser la figure sur les champs de bataille soit un métier de famille ? Elle n’est pourtant pas autre chose dans la noblesse française et elle est remplie d’une façon assez brillante. Il n’y a pas autre chose et il y a tout cela dans le mot de Montesquieu qui est le plus naturel du monde pour quiconque sait ce que c’est que l’aristocratie.
« Cette vénalité rend les ordres de l’État plus permanents, continue Montesquieu. Suidas dit très bien qu’Anastase avait fait de l’Empire une espèce d’aristocratie en vendant toutes les magistratures. » — Voltaire ne relève pas ces lignes, précisément parce qu’elles contiennent toute la pensée de Montesquieu et que c’est dans cette pensée que Voltaire ne peut pas entrer. Les ordres de l’État pour lui n’existent pas et ne doivent pas exister ; il ne doit y avoir qu’un roi absolu et des sujets égaux. Il va sans dire, par conséquent, que ce qui a créé un ordre de l’État qui est un frein aux fantaisies de l’absolutisme est pour Montesquieu une bonne chose, pour Voltaire une chose détestable ; et si Voltaire ne rapporte pas ce texte important c’est sans doute qu’il se dit : « Bon. Ceci c’est la marotte aristocratique de Montesquieu ; il n’y faut même pas faire attention. Passons. »
Et il était plus facile de passer que de discuter le fond même de la question, qui est ici, à savoir si le régime aristocratique est bon ou mauvais.
Montesquieu continue en reconnaissant que Platon ne peut pas souffrir cette vénalité et qu’il prétend qu’elle est comme si, dans son navire, on faisait pilote le plus riche ; mais, fait-il remarquer, Platon parle en citoyen d’une République et lui, Montesquieu, en sujet d’une monarchie : « Or dans une monarchie où, quand les charges ne se vendraient pas par un règlement public, l’indigence et l’avidité des courtisans les vendraient tout de même, le hasard donnera de meilleurs choix que ceux du Prince. »
Montesquieu touche ici le point juste, qui est celui-ci : il faut choisir entre la vénalité des charges et la vénalité des juges. Si le juge est propriétaire de sa charge il ne sera pas vénal ; si la charge lui est donnée, c’est lui qui le sera. D’abord, pour l’avoir, il sera souvent forcé de l’acheter, non pas du propriétaire, puisqu’il n’y en aura pas ; mais du ministre qui en disposera ou des gens ayant influence sur le même ministre qui en disposera ; ensuite, pour garder cette charge, ou pour en conquérir une plus belle et plus lucrative, il sera toujours à la disposition de ceux qui les donnent et son métier divin sera un métier de serviteur. Il faut choisir entre la vénalité des charges et la vénalité, (ou la servitude, ce qui est la même chose), des magistrats.
Voltaire répond, ce me semble, bien latéralement, comme il fait toujours parce que le fond des questions lui échappe ou parce que les approfondir répugne à son naturel léger : « Pourquoi la France est-elle la seule monarchie de l’Univers qui soit souillée de cet opprobre de la vénalité passée en loi de l’État ? Pourquoi cet étrange abus ne fut-il introduit qu’au bout de onze cents années ? On sait assez que ce monstre naquit d’un roi alors indigent et prodigue et de la vanité de quelques citoyens dont les pères avaient amassé de l’argent. On a toujours attaqué cet abus par des cris impuissants parce qu’il eût fallu rembourser les offices qu’on avait vendus. Il eût mieux valu mille fois, dit un sage jurisconsulte, vendre les trésors de tous les couvents et l’argenterie de toutes les églises que de vendre la justice. Lorsque François Premier prit la grille d’argent de Saint-Martin, il ne fit tort à personne ; Saint-Martin ne se plaignit point ; il se passa très bien de sa grille. Mais vendre publiquement la place du juge et faire jurer à ce juge qu’il ne l’a pas achetée c’est une sottise sacrilège qui a été une de nos modes. »
Soustraction faite des turlupinades, il n’y a que ceci dans ce texte : c’est une monstruosité de vendre la justice. Or c’est précisément ce que disait Montesquieu, qu’acheter le droit de rendre la justice était le moyen de ne pas la vendre, parce que si vous achetez le droit de la vendre vous êtes le propriétaire de ce droit et n’avez plus aucune raison de vendre vos arrêts et ne les vendrez point ; tandis que si vous n’êtes pas propriétaire de votre charge vous l’achetez sans cesse en rendant les arrêts que celui qui vous la donne désire qui soient rendus : vous l’achetez sans cesse en la payant en arrêts. Ou vénalité des charges, ou vénalité des juges.
Voltaire comprend si peu la question qu’il appelle vendre la justice ce qui précisément empêche que les arrêts soient à vendre.
Pour ce qui est de sa remarque très juste que la monarchie française était la seule en Europe où la magistrature fût propriétaire de ses offices, ce n’est pas une monstruosité, c’est une supériorité. Cela revient à dire que seule en Europe la magistrature française était un Ordre de l’État. Dans tous les autres pays la magistrature est un corps de fonctionnaires, comme les douaniers. Elle ne juge pas ; c’est le gouvernement qui juge par elle. Dans ces pays il n’y a pas séparation du pouvoir exécutif et du pouvoir judiciaire ; et donc (du moins d’après la Déclaration des droits de l’homme, de 1789, article 16) il y a despotisme. Mais justement pour Voltaire c’est le despotisme qui est le vrai. Sans doute et c’est ce qui le sépare de Montesquieu pour qui le despotisme est un monstre et qui, voyant dans l’indépendance de la magistrature un frein du despotisme, quelle que soit l’origine historique de cette indépendance, est satisfait que la magistrature soit indépendante.
Et que vous lui disiez avec scandale qu’il n’y a qu’en France qu’elle l’est, il serait capable de vous répondre que c’est en cela que la France est non pas le dernier pays de l’Europe, mais le premier.
— Le dernier ! s’écrierait Voltaire puisqu’il est celui où le despotisme est le plus endigué.
— Le premier ! répondrait Montesquieu, puisqu’il est celui où il y a le moins de despotisme.
Quand la discussion, ce qui est son seul effet, a ramené chacun des disputants très précisément au point de départ de toutes ces idées, à son premier principe, elle s’arrête.
Montesquieu, sur cette même question, ajoute encore quelque chose à quoi Voltaire n’a rien répondu : « Enfin la manière de s’avancer par les richesses inspire et entretient l’industrie, chose dont cette espèce de gouvernement [la monarchie] a grand besoin. Paresse de l’Espagne : on y donne tous les emplois. »
Ceci a besoin d’être expliqué parce que c’est mal écrit ; Montesquieu veut dire : un père est industriel et fait fortune ; il s’est appliqué à faire fortune, c’est pour acheter à son fils une charge de judicature et pour que son fils, ainsi, avançât dans la hiérarchie sociale. Voilà un joli stimulant à l’industrie. Dans les pays où l’on n’accède pas ainsi d’une classe à une classe supérieure, on ne travaille pas, on intrigue. Paresse de l’Espagne, les emplois y sont donnés ; dès lors on ne travaille pas pour les acheter ; on les demande.
Et comme il arrive à ceux qui ont toutes leurs idées à la fois, Montesquieu donne ici l’idée générale de tout le régime. Les pays les plus grands du monde sont ceux où il y a une aristocratie très traditionnelle mais toujours ouverte, sans cesse rajeunie par un afflux venant des parties actives et énergiques des classes inférieures. Or, en France, il y a trois aristocraties : la noblesse, la plus fermée, ouverte cependant, puisque le Roi peut créer des nobles et en crée ; le clergé, absolument ouvert puisqu’il se recrute, non par hérédité mais par cooptation, c’est-à-dire par une sorte d’hérédité élective ; la magistrature qui est moitié héréditaire, moitié achetable par gens qui auront gagné de l’argent en travaillant. Ces trois ordres aristocratiques forment ensemble une aristocratie qui, étant très ouverte, est une élite. Il n’y a pas de pays plus intelligemment et plus heureusement aristocratique que la France ; c’est le premier pays du monde.
Voilà à quoi Voltaire n’a pas répondu ; parce que dès qu’il s’agissait de doctrine aristocratique il ne comprenait plus rien. Mais on voit bien tout l’ensemble des idées de Montesquieu sur la vénalité des charges.
Mirabeau devait dire plus tard : « Il ne doit y avoir dans l’État que des mendiants, des voleurs et des salariés. » C’est la pure doctrine socialiste ; cela exclut le propriétaire et le travailleur indépendant ; il n’y aura plus de propriétaire ; car il n’est ni salarié, ni voleur, ni mendiant ; il n’y aura plus de travailleur indépendant ; il y aura des travailleurs mais ils seront des salariés de l’État. C’est à cette doctrine que Montesquieu répond d’avance : « Justement ! A moi qui ne suis pas socialiste, à moi qui ne veux pas d’un gouvernement qui fasse tout, qui puisse tout faire et de qui tout dépende, à moi qui veux un gouvernement limité et endigué par des volontés libres, il me faut des travailleurs indépendants qui visent à la propriété et qui y arrivent et qui, par elle, arrivent à des fonctions sociales conquises par eux et non données par l’État, indépendantes de lui. Par exemple, la magistrature conquise par l’industrie et le travail en est une. Mes magistrats, grand pouvoir social, ne seront ni mendiants, ni voleurs, ni salariés. Il m’importe qu’ils ne soient pas salariés, parce que s’ils étaient salariés ils seraient mendiants. Or des mendiants peuvent très bien juger ; mais dans les procès où le gouvernement sera en conflit avec un particulier les assistés du gouvernement jugeront peut-être avec une impartialité incomplète.
Ces idées de Montesquieu ont été, trois ans après la publication de l’Esprit des Lois, soutenues presque d’une façon originale et avec plus de vigueur précise que par Montesquieu lui-même, par un jeune homme qui devait avoir une destinée aventureuse et très traversée, mais qui, à vingt-cinq ans, promettait bien, Angliviel de La Beaumelle. Dans son premier ouvrage, Mes Pensées, La Beaumelle disait : « La vénalité des charges fit murmurer tous les bons Français. C’est l’avarice des princes et la nécessité du temps qui l’a introduite ; les mêmes causes l’ont étendue et la maintiennent. Je suis fâché pour l’honneur de la politique que ce n’en soit pas l’ouvrage ; ce serait un de ses chefs-d’œuvre. C’est une chose admirable qu’il y ait une nation où le droit de juger se vende et où les jugements ne s’achètent pas, où l’industrie soit encouragée par les emplois [le texte de Montesquieu reparaît] et où les emplois ne soient pas avilis [et ne puissent pas l’être, puisque le pouvoir n’a aucune prise sur eux]. Cette vénalité des charges de judicature est un des plus grands biens de la police de la France. »
La Révolution a annexé la magistrature au pouvoir central et c’est-à-dire qu’elle a supprimé cet ordre de l’État comme elle supprimait les deux centres et c’est-à-dire aussi qu’elle a décidé que désormais ce serait le pouvoir exécutif qui jugerait. C’était un grand progrès si c’est du côté du despotisme que nous nous dirigeons, ce que je crois ; c’était une grande régression si c’est la liberté qui est le but.
Or, pour revenir à cette question des responsabilités, dont nous ne nous sommes nullement éloignés, comme vous allez voir, au point de vue des responsabilités, qu’a fait ici le nouveau régime ? A une irresponsabilité il en a ajouté une autre. Les juges de l’ancien régime étaient moins couverts que ceux du nouveau, parce qu’ils jugeaient selon la loi, il est vrai, mais beaucoup moins strictement que ceux du nouveau régime, comme nous l’avons montré. Ceux du régime actuel sont absolument couverts par la loi, plus précise, moins multiple, moins susceptible d’interprétations ; ils doivent, simplement, dire le droit et c’est le droit qui est responsable. Or à cette irresponsabilité s’ajoute celle-ci, que, puisqu’ils sont le gouvernement jugeant, quand le gouvernement leur dit de juger de telle manière ils doivent juger de cette manière-là et c’est le gouvernement, non pas eux, qui est responsable.
On se rappelle ce haut magistrat qui, devant une commission de parlementaires, interrogé sur une opération de procédure parfaitement contraire à la loi, répondit : « Le fait du Prince ! » Il fut sévèrement jugé par l’opinion. Pourquoi ? Il n’avait fait que se décharger d’une responsabilité en replaçant la responsabilité là où elle est selon le régime. Il pouvait dire : « Nous avons reçu un ordre du gouvernement et nous avons obéi à cet ordre. C’est une félonie ? En quoi ? Sommes-nous un ordre de l’État ? Point du tout. Sommes-nous un corps intermédiaire, comme disait Montesquieu, entre le Prince et le peuple ? Point du tout. Sommes-nous le peuple lui-même jugeant, comme les Héliastes d’Athènes ? Point du tout. Sommes-nous délégués des Sénateurs ou des Chevaliers comme, successivement, à Rome, et par conséquent des représentants d’un ordre de l’État ? Nullement. Sommes-nous, comme à Rome encore, des préteurs, nommés par le peuple ? En aucune façon. Nous sommes nommés, payés, avancés ou laissés en arrière par le Gouvernement ; nous sommes des officiers de justice du gouvernement ; le gouvernement juge par nous ; nous ne sommes que des instruments ; quand il veut juger lui-même, c’est évidemment son droit et dès qu’il l’exerce nous n’avons qu’à nous taire. C’est ce que nous avons fait. Par la façon dont nous sommes faits ce que nous sommes, nous nous sentons absolument irresponsables. Du temps de la première dynastie en France, si le prévôt avait appelé quelqu’un à comparoir et qu’il ne fût pas venu il allait à lui et lui disait : « Je t’ai envoyé chercher et tu n’as pas daigné venir. Rends-moi raison de ce mépris » ; et l’on se battait. Voilà des gens qui se sentaient terriblement responsables. Savez-vous bien qu’il faudrait que nous agissions ainsi à l’égard du Gouvernement quand il commande et que nous n’avons pas son ordre pour agréable ? Et de quel droit ? Nous ne pouvons pas lui dire : « Qui t’a fait prince ? » et il peut nous dire : « Qui t’a fait juge ? » Nous sommes pouvoir dépendant, pouvoir de délégation, avec perpétuelle reprise possible de notre pouvoir par celui qui nous l’a prêté. Nous sommes dépendants par définition et par conséquent irresponsables, de quoi nous sommes charmés ; car nous n’avons pas le point d’honneur des prévôts du moyen âge. »
Un autre exemple de ce sentiment de leur irresponsabilité qu’ont évidemment les magistrats français dès qu’il s’agit d’une affaire où la politique est mêlée. Une « lettre » des évêques français aux fidèles (1910) déconseille l’école laïque aux familles pour beaucoup de raisons, entre autres pour celle-ci qu’il y a des écoles laïques où petits garçons et petites filles sont mêlés ensemble, tant en classe et en étude, qu’en récréation. Procès intenté à Mgr le Cardinal Luçon, signataire de cette lettre, par des sociétés d’instituteurs. Gain de cause des instituteurs en première instance ; appel ; la Cour d’appel, à savoir la Cour de Paris, 14 janvier 1911, condamne de nouveau le cardinal Luçon ; un de ses considérants est celui-ci : « Considérant qu’elles [les accusations contenues dans la lettre des évêques] ajoutent spécialement pour les écoles mixtes que le mélange des enfants des deux sexes y est admis, alors que l’appelant [le cardinal de Luçon] N’IGNORE POINT qu’en classe comme en récréation les jeunes garçons et les filles sont séparés, qu’aucune école n’est bâtie et acceptée sans remplir cette condition… »
Par le texte de ce considérant « alors qu’il n’ignore pas » la Cour de Paris taxait formellement Mgr le Cardinal Luçon de mensonge et elle le condamnait comme menteur.
Le journal La Croix fit immédiatement une enquête (janvier 1911) pour savoir s’il y avait réellement des écoles mixtes laïques où les sexes fussent mélangés. Elle n’en trouva guère que deux cents, qu’elle nomma, avec détails.
Détail curieux : précisément, dans la plupart des communes où le fait avait lieu les choses se passaient ainsi : l’instituteur prenait avec lui les grands garçons et les grandes filles et l’institutrice les petits garçons et les petites filles, de sorte que la répartition se faisait, comme si c’eût été à dessein, de manière que la cohabitation fût la plus dangereuse possible. Certes ce n’était qu’absurde, et sans mauvaise intention ; mais enfin c’était ainsi.
En tout cas la cohabitation existait et Mgr Luçon n’avait pas menti et la Cour de Paris l’avait faussement déclaré menteur. Avant de déclarer, si légèrement, Mgr Luçon menteur, que devait faire la Cour de Paris ? Une enquête pour savoir s’il avait menti, l’enquête même que le journal La Croix a faite depuis. Pourquoi n’a-t-elle pas fait cette enquête ? Pourquoi s’est-elle contentée évidemment, comme son texte l’indique, de plans de maison d’école que lui a passés le ministère de l’Instruction publique, comme si ces plans prouvaient quelque chose sur la façon dont on use des maisons bâties d’après eux ; comme si une partie de la maison étant réservée à l’institutrice et une autre à l’instituteur, l’instituteur ne pouvait pas prendre dans sa partie de maison tous les grands sans distinction de sexe et laisser à l’institutrice tous les petits sans distinction de sexe, ce qui est justement ce qui a été fait souvent ? Enfin pourquoi la Cour de Paris n’a-t-elle pas fait l’enquête et a-t-elle si légèrement proclamé menteur le cardinal Luçon ?
Parce que, quand il s’agit d’une affaire politique, la magistrature française ne se sent plus responsable. Pour elle, dans ces affaires-là, c’est le gouvernement qui doit juger et elle ne doit être que son tuyau acoustique.
Ici il me semble que nous saisissons cette pratique sur le fait ; car enfin on voit comment la Cour procède. Il y a une question de fait, donc il y a une enquête à faire ; elle ne la fait point ; mais, parce que c’est une affaire politique, elle la regarde comme concernant le gouvernement, elle dit : « c’est au gouvernement de parler » et elle consulte l’Instruction publique. L’Instruction publique répond : « légendes, fables, mythologie ; voici les plans de maison d’école ; vous voyez qu’il est matériellement impossible qu’il y ait cohabitation des deux sexes. » Évidemment, répond la Cour. Pourquoi dit-elle : « évidemment » ; pourquoi ne se demande-t-elle pas si, malgré les plans, il n’y a pas quelque part, réellement, une cohabitation théoriquement impossible ? Parce que, pour elle, le gouvernement a jugé ; il n’a pas, à ses yeux, fourni un renseignement ; il a jugé ; c’était une affaire politique, elle concernait le gouvernement et l’avis ou le désir, ou la velléité, ou la tendance du gouvernement était l’arrêt ; il n’y avait plus qu’à la rédiger. Mgr Luçon avait menti parce que le gouvernement semblait désirer qu’il fût déclaré que Mgr Luçon était menteur. L’irresponsabilité de la magistrature en toute affaire politique semble être un principe juridique pour la magistrature française des XIXe et XXe siècles.
Il y a plus — ou autant — dans cette même affaire. Mgr Luçon avait produit pour sa défense une consultation de maître Hannotin, avocat au conseil d’État et à la Cour de cassation et c’est sur cette consultation même de maître Hannotin que l’arrêt de la Cour de Paris du 4 janvier 1911 s’appuie pour condamner Mgr Luçon. Et pour s’appuyer sur lui elle le cite et voici la manière dont elle s’appuie sur lui et le cite : « Considérant… qu’aussi bien la consultation produite en son nom [au nom de Mgr Luçon] proclame qu’à l’école du hameau les filles et les garçons sont soigneusement séparés ; qu’ainsi par cette pièce même du dossier la dénonciation [contenue dans la lettre des évêques relativement au mélange des deux sexes dans les écoles mixtes] est reconnue inexacte et injuste… » — Or maître Hannotin avait-il dit cela dans sa consultation ? Avait-il dit qu’à l’école du hameau les filles et les garçons sont soigneusement séparés ? S’il avait dit cela il aurait eu une singulière manière de défendre Mgr Luçon ; il aurait eu une singulière manière de plaider pour lui ; qu’aurait-il fait pour l’attaquer ? Mais enfin il est possible qu’il l’ait dit ; la force de la vérité arrache quelquefois un propos accusateur à qui veut défendre et un propos de justification à qui veut accuser ; il est possible qu’il l’ait dit, mais enfin l’a-t-il dit ?
Mon Dieu, il a dit exactement le contraire. Il a dit : « Ce que la lettre pastorale a en vue ce n’est pas l’école du hameau où un instituteur ou une institutrice enseigne à la fois les filles et les garçons soigneusement séparés les uns des autres, c’est l’école où volontairement, systématiquement… les deux sexes sont mélangés. » Voilà ce qu’avait dit maître Hannotin ; il avait mis de côté, par scrupule de précision et aussi de justice, les pauvres petites écoles de hameau où soit un instituteur soit une institutrice, faisant la classe à six petits garçons et quatre petites filles, est bien forcé de n’être qu’un, mais du reste peut maintenir, soit en classe, soit en récréation la séparation et la maintient en effet ; il avait visé les écoles, très nombreuses, ainsi que l’enquête de La Croix l’a prouvé, où volontairement, systématiquement, (pourquoi ? pour leurs convenances personnelles), instituteurs et institutrices, étant deux, mélangeant les sexes, l’institutrice prenant petits garçons et petites filles de très jeune âge, l’instituteur prenant petits garçons et petites filles d’âge plus avancé.
Or, que fait la Cour ? Elle isole le membre de phrase où maître Hannotin fait la concession qu’il devait faire ; elle ne tient pas compte du membre de phrase où est la critique ; et elle conclut qu’il a reconnu que dans les écoles les sexes sont rigoureusement séparés ; et elle fait entendre qu’il a reconnu que dans toutes les écoles les sexes sont rigoureusement séparés.
Notez encore que pour conclure ainsi et pour faire entendre ainsi, elle est forcée d’altérer le texte qu’elle met en guillemets, de sorte qu’il n’y a pas seulement citation tronquée mais citation altérée. Car comment cite-t-elle ? « à l’école du hameau les filles et les garçons sont soigneusement séparés. » Le texte de maître Hannotin était « ce que la lettre pastorale a en vue ce n’est pas l’école du hameau où un instituteur enseigne à la fois les filles et les garçons soigneusement séparés ; c’est l’école où… » le contraire a lieu. De sorte qu’à une forme verbale indiquant, par elle-même, qu’il y a des écoles irréprochables et qu’il y en a d’autres très condamnables, la Cour substitue une forme verbale qui affirme que toutes les écoles sont irréprochables.
Voilà comment par isolation d’un texte, puis, en surcroît, par altération d’un texte qu’on a déjà dénaturé en l’isolant, on arrive à faire dire non à quelqu’un qui a dit oui. Il y a des occasions, qui malheureusement se multiplient, où je regrette de n’être pas Pascal.
Or là-dessus certains s’indignent et crient que les magistrats français n’ont pas de sens moral. C’est une erreur complète, absolue. Ils ont autant de sens moral que quiconque ; mais ils ont une conception particulière de la magistrature. Ils considèrent la magistrature comme un organe du gouvernement, comme faisant partie de lui. Elle est nommée par le gouvernement, elle est payée par lui ; elle fait partie de lui ; elle est le gouvernement qui juge. Donc dans toute affaire où le gouvernement n’est pas engagé elle juge justement et juridiquement ; mais dans toute affaire où est engagé le gouvernement elle juge selon l’avis du gouvernement et après l’avoir préalablement demandé, reçu ou supposé ; ce n’est pas elle, selon elle, qui peut juger dans une telle affaire ; c’est directement le pouvoir prenant la magistrature pour simple porte-voix.
On objectera que c’est dire qu’on ne prend le gouvernement pour juge que quand il est juge et partie. Mais précisément ! Quand il n’est pas partie il peut laisser d’autres juges à sa place, mais quand il est partie il juge lui-même, parce que d’autres pourraient lui donner tort, ce qui est inadmissible. Qui dit cela ? Moi, magistrature, qui faisant partie du gouvernement n’admets pas que le gouvernement ait jamais tort, parce que le gouvernement c’est moi. On ne peut pas me demander de me condamner moi-même.
— Mais il s’ensuit que dans toute affaire où un individu ou groupe d’individus est contre l’État, il est condamné d’avance.
— Évidemment.
— Ne vaudrait-il pas mieux qu’il en fût autrement ?
— Peut-être, mais pour qu’il en pût être d’autre sorte il faudrait avoir institué un pouvoir entre l’État et l’individu. Or c’est ce qui n’existe pas. Ce qu’on a institué c’est la confusion du judiciaire et de l’exécutif ; ce que l’on a institué c’est l’exécutif jugeant. Eh bien, il juge très bien dans toute affaire qui ne le touche pas et dans toute affaire qui le touche il juge pour lui. Et nous, étant confondus avec lui, étant lui, nous le prions purement et simplement de juger à notre place. Et qu’on ne nous reproche pas, ce qui serait jeu puéril de petits journalistes, les singularités de nos considérants quand il s’agit d’affaires politiques. Dès qu’il s’agit d’affaires où le gouvernement est engagé, comprenez donc que nous ne sommes plus des magistrats, nous sommes des gens du roi, des gens du prince, nous sommes le gouvernement jugeant, c’est-à-dire se défendant ; et nos considérants ne sont plus que des discours de ministre sans portefeuille défendant la politique du ministère dont il fait partie et à qui l’on n’ira pas sans doute reprocher ses parologismes, ses sophismes, ses citations tronquées, ses altérations de textes et ses inversions.
Voilà qui est très bien raisonné, mais qu’est-ce que c’est ? C’est la responsabilité judiciaire transportée par les juges, très allègrement, de la tête des juges sur la tête du gouvernement, tout au moins pour toutes affaires où le gouvernement est intéressé. Une responsabilité de moins voilà le gain, sur ce point, de la magistrature moderne relativement à la magistrature d’ancien régime.
Remarquez, si vous vous souvenez de ce que nous avons dit plus haut, que cela fait deux responsabilités de moins. Donc, pour ce qui est du pouvoir judiciaire deux irresponsabilités : irresponsabilité pour cause de stricte application de la loi, pour cause de justice automatique ; irresponsabilité pour cause de dépendance, de non autonomie du côté du pouvoir central.
Comme il devait arriver, il advient que ces deux irresponsabilités se superposent, se surajoutent l’une à l’autre. Il arrive aussi qu’elles entrent en conflit. Conflit d’irresponsabilités, conflit, non de devoirs, mais de non-devoirs, cela est curieux. Cela s’est vu parfaitement. En juillet 1906 la cour de cassation a à juger une fois de plus l’affaire du capitaine Dreyfus. D’après la loi elle ne peut, si elle le trouve mal jugé par le second conseil de guerre, que le renvoyer devant un troisième conseil de guerre. Il existe bien un article (445 du Code d’instruction criminelle) qui admet cassation sans renvoi ; mais il ne s’applique, quand il s’agit d’un condamné vivant encore, qu’au cas où de l’affaire il n’existe plus rien qui puisse être qualifié crime ou délit. Par exemple, si j’ai été accusé d’avoir tué Paul et condamné pour cela et s’il a été prouvé depuis que Paul s’est donné la mort, il ne subsiste plus rien qui, à mon égard ou à l’égard de qui que ce soit, puisse être qualifié crime ou délit. Or cet article ne s’appliquait pas à l’affaire Dreyfus, puisque, que M. Dreyfus fût innocent, il était possible ; mais qu’il y eût eu un acte de trahison en 1894 ce n’était pas contestable ni contesté et cela subsistait. Et d’autre part M. Dreyfus étant vivant, l’exception marquée par l’article 445 n’existait pas.
Et pour toutes ces raisons légalement la Cour de cassation ne pouvait qu’envoyer M. Dreyfus devant un troisième Conseil de guerre. C’est ce qu’avait dit, lors de la première révision, le procureur général Manau, quoique favorable à M. Dreyfus : « Pour qu’il fût possible à nous d’abord [ministère public], à vous ensuite [juges] de proclamer [nous-mêmes, hic et nunc] l’innocence de Dreyfus, IL FAUDRAIT QUE DREYFUS FÛT MORT… La loi ne laisse aucun doute à cet égard. Il suffit de la connaître et pour la connaître, de la lire. »
La Cour de cassation ne pouvait donc que ne pas casser, ou casser avec renvoi.
Mais le gouvernement en avait assez de cette interminable affaire et n’eut même pas besoin de le dire à la Cour de cassation ; la Cour de cassation le savait comme tout le monde.
Or voyez-vous le conflit des deux irresponsabilités ? Si la Cour se conforme à la loi, elle est irresponsable : « Je suis couverte par la loi ; prenez-vous-en à la loi ; de ce que je décide je me lave les mains ; car c’est la loi, non moi qui décide. » — Si la Cour, obéissant au gouvernement ou aux désirs du gouvernement, n’obéit pas à la loi, elle est irresponsable tout de même : « Je suis agent du gouvernement ; je me lave les mains de ce que je décide ; c’est lui qui juge par ma bouche, ce n’est pas moi. »
— Mais il fausse la loi, ce qui n’est pas plus permis à lui qu’à vous, puisqu’il n’est permis à personne.
— Il se peut ; mais dites-le, non à moi, mais à lui.
La Cour était donc bien à son aise… Mais pas du tout ; parce que dans cet étrange conflit, si elle avait irresponsabilité de tous les côtés il fallait cependant que, dans la forme, elle contentât tout le monde, la loi et le prince ; car, encore que la magistrature, dans le nouveau régime, ne soit qu’agent du prince, il faut, selon la loi, qu’elle juge selon texte de loi.
Alors, voulant casser sans renvoi, bien que d’après la loi elle ne pût casser qu’avec renvoi, elle a imaginé, pour casser sans renvoi, de s’appuyer sur le texte même par lequel la loi l’interdisait. Mais il fallait pour cela le fausser. C’est ce qu’elle a fait d’une manière très ingénieuse. Au lieu de citer l’article 445 comme il est : « Si l’annulation de l’arrêt à l’égard d’un condamné vivant ne laisse plus rien subsister qui puisse être qualifié crime ou délit aucun renvoi ne sera prononcé », elle le vise ainsi : « Si l’annulation de l’arrêt ne laisse rien subsister qui puisse à la charge du condamné être qualifié crime ou délit, aucun renvoi ne sera prononcé. » — Vous voyez les différences. D’abord il y a dans le texte de l’arrêt : « A la charge du condamné », au lieu de : « A l’égard d’un condamné vivant », ce qui n’est pas du tout la même chose.
Par la suppression de vivant le rédacteur a sans doute voulu écarter l’esprit du lecteur de cette idée qu’il fallait, pour que fût possible cassation sans renvoi, que Dreyfus fût mort.
Par le changement de « à l’égard » en « à la charge » le rédacteur a voulu éviter cette tournure peu française « être qualifié crime ou délit à l’égard de », tournure où l’amenait sa nouvelle façon de disposer les morceaux du texte ; il a voulu surtout bien indiquer que rien à son avis ne subsistait chargeant M. Dreyfus.
Mais ces infidélités au texte sont encore légères. La plus grave, l’essentielle c’est celle qui a consisté à mettre les mots « à l’égard du condamné » après les mots « ne laisse rien subsister qui puisse » au lieu de les laisser avant, comme ils y sont dans le texte de la loi. C’est un invertatur, comme on dit en langue typographique. Or un invertatur peut ne rien changer au sens d’une phrase, comme dans « blanc bonnet » et « bonnet blanc » ; mais il peut la changer du tout au tout et c’est ce qui a lieu ici.
Dans « si l’annulation de l’arrêt à l’égard d’un condamné vivant ne laisse rien subsister qui puisse être qualifié crime ou délit », « à l’égard d’un condamné » se rapporte à arrêt et la phrase veut dire : « Si on annule un arrêt concernant un condamné vivant et s’il ne subsiste plus rien qui soit crime, rien du tout, à la charge de qui que ce soit. »
Dans « si l’annulation de l’arrêt ne laisse plus rien subsister à l’égard du condamné qui puisse être qualifié crime ou délit », « à l’égard du condamné » se rapporte à subsister et cela veut dire : « Si l’accusé n’est plus considéré par nous comme coupable. »
Les deux sens sont à cent lieues l’un de l’autre, si bien que celui de la loi défend de casser sans renvoi et que le texte adopté par la Cour le permet ; et cela par une simple inversion. C’est le triomphe de la prestidigitation verbale ; les membres de la Cour de cassation de juillet 1906 devaient être d’incomparables joueurs de puzzle.
Il y a eu contestation sur ce point. M. Armand Charpentier (Annales de la Jeunesse Laïque de mars 1911) écrit : « Pour pouvoir accuser de faux les magistrats de la Cour de cassation, l’Action Française leur attribue faussement un texte fabriqué pour elle. Voici en effet ce que dans son ridicule langage l’Action Française appelle « le Talisman » :
Article 445
Texte du Code. |
Texte inexistant visé par la Cour. |
| Si l’annulation de l’arrêt à l’égard d’un condamné vivant, ne laisse rien subsister qui puisse être qualifié crime ou délit, aucun renvoi ne sera prononcé. | Si l’annulation de l’arrêt ne laisse rien subsister qui puisse, à la charge du condamné, être qualifié crime ou délit, aucun renvoi ne sera prononcé. |
« A gauche sont transcrits en lettres italiques les sept mots inscrits dans le texte du Code et que la Cour de cassation a supprimés. A droite sont transcrits les mots que la Cour a ajoutés à un autre endroit du texte. »
« Or, écrit M. Charpentier, voici le seul passage de l’arrêt de la Cour où se trouve cité le texte de l’article en question : « Attendu que de l’ensemble des moyens de révision qui précèdent… il résulte que des faits nouveaux ou des pièces inconnues du Conseil de guerre sont de nature à établir l’innocence du condamné… et qu’il y a lieu de rechercher, au fond, s’il faut, dans la cause, appliquer le paragraphe final de l’article 445 du Code d’instruction criminelle aux termes duquel, si l’annulation prononcée à l’égard d’un condamné vivant ne laisse rien subsister qui puisse être qualifié crime ou délit, aucun renvoi ne sera prononcé. »
« Il suffit, reprend M. Charpentier, de se reporter à la colonne de gauche pour voir que cette citation est scrupuleusement exacte. C’est l’Action Française QUI A COMMIS LE FAUX QU’ELLE ATTRIBUE A LA COUR DE CASSATION. »
Il est parfaitement exact que dans le corps de son arrêt la Cour a cité le texte de la loi comme le cite à son tour M. Charpentier. Mais il est parfaitement exact aussi qu’à la fin de son arrêt la Cour vise cet arrêt et s’appuie sur lui en le rappelant ainsi : « Attendu, en dernière analyse, que de l’accusation portée contre Dreyfus rien ne reste debout ; et que l’annulation du jugement du Conseil de guerre ne laisse rien subsister qui puisse à sa charge être qualifié crime ou délit ; Attendu dès lors que, par application du paragraphe 445 aucun renvoi ne doit être prononcé… »
D’où il appert que la Cour de cassation a cité deux fois le texte du 445 : une première fois très fidèlement, une seconde fois et quand elle s’appuie sur lui pour sa décision, en l’altérant. On dirait qu’elle a voulu montrer elle-même, par ces deux citations, comment elle aurait dû juger d’après la loi et comment elle jugeait contre elle. Et, au fond, c’est mon avis et c’est dans mon système : la Cour aura voulu montrer qu’elle connaissait très bien la loi, qu’elle l’avait devant elle, qu’elle la lisait et qu’elle jugeait contre elle par raison d’État. Et cette interprétation que je fais est certainement celle qui lui est le plus favorable.
Un détail curieux : La Gazette des Tribunaux rapportant l’arrêt, le fait précéder (c’est pour la Jurisprudence) de cet esprit de l’arrêt, de cet axiome, je ne sais pas trop comment il faut dire : « Lorsque l’annulation d’une décision dont la révision est demandée ne laisse rien subsister, qui puisse, à la charge du condamné, être qualifié crime ou délit, aucun renvoi ne doit être prononcé par la Cour de cassation aux termes du paragraphe final de l’article 445 du Code d’instruction criminelle. » — De sorte que c’est le texte vrai de l’article 445 qui reste enfoui dans un coin de l’arrêt du 12 juillet 1906, et qui du reste demeure dans la loi ; mais c’est le texte altéré qui fera jurisprudence. Cela peut faire rire Héraclite.
Tant y a que la Cour a appliqué une loi qu’elle inventait. Les défenseurs eux-mêmes de M. Dreyfus le reconnaissent et disent seulement, peut-être avec raison, qu’il fallait faire l’apaisement et que la Cour de cassation a ainsi réussi à le faire. Il est possible. Son arrêt ayant, à la vérité, ravivé les polémiques, mais évité un troisième procès public en Conseil de guerre, il a peut-être un peu plus favorisé l’apaisement qu’il ne lui a été contraire.
Seulement, ce qui n’était peut-être pas le but poursuivi : 1o il a laissé ouverte, pour toute la suite des temps, pour toute l’histoire, au lieu de la clore, l’affaire Dreyfus ; 2o il a condamné M. Dreyfus.
Il a laissé ouverte, au lieu de la clore, pour toute l’histoire, l’affaire Dreyfus. En effet éternellement on pourra dire : M. Dreyfus a été condamné par deux Conseils de guerre, d’autre part envoyé en révision par un arrêt de la Cour de cassation, puis acquitté par la Cour de cassation mais par altération avérée de la loi ; les choses sont au moins en balance ; l’affaire reste ouverte ; elle peut être discutée indéfiniment. Et en effet mon opinion est qu’elle le sera indéfiniment et que c’est bien légitimement, d’après le dernier arrêt même de la Cour de cassation et la façon dont il a été rédigé, qu’elle le sera.
Et la Cour de cassation par son dernier arrêt a condamné M. Dreyfus. Oui, certainement ; car par son arrêt, contraire à l’esprit et à la lettre de la loi et imposé par la seule volonté que M. Dreyfus ne passât point devant un troisième Conseil de guerre ; d’une part elle a déclaré que la cassation sans renvoi ne pouvait être faite que par une altération de la loi, ce qui est une condamnation morale très précise ; d’autre part elle a déclaré qu’à quelque Conseil de guerre que fût renvoyé M. Dreyfus, elle estimait qu’infailliblement il serait condamné de nouveau, ce qui est une condamnation morale assez précise encore.
Par son arrêt la Cour de cassation dit très nettement : « La loi veut que M. Dreyfus soit encore jugé par un Conseil de guerre ; mais comme il serait condamné encore par tous les Conseils de guerre, je l’acquitte moi, contre la loi. » C’est une condamnation éclatante.
Si éclatante, remarquez-le, que M. Dreyfus n’a été condamné que par deux Conseils de guerre et que par son arrêt la Cour de cassation le donne comme devant être condamné par tous les Conseils de guerre possibles, puisque, pour ne pas le renvoyer devant quelque Conseil de guerre que ce soit, elle l’acquitte. Elle aurait voulu dire : « Je proclame que M. Dreyfus sera toujours condamné » qu’elle ne s’y serait pas prise autrement. Un humoriste dirait : « La Cour de cassation était animée des plus mauvaises intentions du monde contre M. Dreyfus ; car elle a crié à l’univers par son arrêt qu’il n’était pas possible que M. Dreyfus fût acquitté. »
Ce n’est pas cela ; et la Cour n’avait pas de mauvaises dispositions à l’endroit de M. Dreyfus ; mais il faut avouer qu’on pourrait le croire. Toujours est-il qu’elle l’a moralement condamné autant qu’il pouvait l’être.
Cela est si vrai que, comme on sait, les gens pacifiques ont été contents de l’arrêt ; mais les Dreyfusistes purs en ont été très choqués. Ils ont bien senti ce que je viens de dire et que l’affaire n’était que rouverte, sans désormais pouvoir être close ; et que l’acquittement avec de pareils artifices et un pareil aveu qu’il n’était possible qu’ainsi procuré, était une condamnation assez cruelle. L’arrêt du 12 juillet 1906 est une prestidigitation juridique et de plus une incomparable maladresse.
Or cette contorsion juridique et cette maladresse est-ce la Cour de cassation qui les a commises ? Pas le moins du monde. C’est le gouvernement. C’est le gouvernement qui, dès le mois de juillet 1899, avait dans son dessein d’imposer aux juges de M. Dreyfus, quels qu’ils fussent, un verdict d’acquittement, comme il résulte de cette lettre de M. de Galliffet, ministre de la Guerre, à M. Waldeck-Rousseau, président du Conseil : « Lundi, 10 juillet 1899. Mon cher président et ami, vous avez trouvé trop « ouvertes » [d’après le contexte, veut dire probablement : laissant trop le champ libre] les instructions que j’étais disposé à donner au commissaire du gouvernement près le Conseil de guerre de Rennes ; je les trouvais, moi, trop fermées [probablement : trop strictes]. Depuis deux jours toute mon attention a été portée sur cette affaire et pour des raisons que je vous expose sur cette lettre j’ai résolu de n’envoyer aucune instruction, ce qui est conforme aux usages et qui a été pratiqué lors du procès Bazaine par exemple. Croyez-moi quand je vous affirme que ce qui serait utile à l’égard des magistrats de l’ordre civil est nuisible quand il s’agit de commissions du gouvernement, de présidents du Conseil de guerre et de juges militaires… Si nous nous mêlons de l’affaire en quoi que ce soit je suis convaincu que nous aurons préparé une condamnation. J’en suis tellement certain que je me garderai bien d’y travailler. Les juges du Conseil de guerre ainsi que le commissaire du gouvernement ont été chapitrés par leurs camarades. « Ne tenez compte d’aucun conseil, d’aucun ordre, leur a-t-on dit, ce serait autant de pièges tendus par le gouvernement ! » Ils sont tous, sous ce rapport, hors de leur assiette. Nos instructions ne resteraient pas secrètes ; elles seraient publiées, commentées, décrites, et le commissaire du gouvernement n’en tiendrait aucun compte. Il est un homme parti pour la gloire et se fera un piédestal de toutes nos instructions qu’il aura foulées bruyamment de ses deux pieds. Nous ne pouvons pas le changer en ce moment. Je n’ai aucune idée des règles de la jurisprudence ; mais quelque connaissance des différents états d’âme des officiers… Je termine vous affirmant que si nous parlons et si nous écrivons la condamnation deviendra certaine… — Galliffet. »
Cette lettre historique prouve bien des choses. Elle prouve d’abord que le gouvernement de 1899 avait voulu exercer une pression, non seulement sur son commissaire auprès du Conseil de guerre, ce qui était parfaitement légitime, mais sur le président du Conseil de guerre et sur les juges de ce Conseil, puisque M. de Galliffet dit à M. Waldeck-Rousseau : « croyez-moi… » notre intervention serait nuisible auprès de « commissaire du gouvernement, président de Conseil de guerre, juges militaires » ; donc M. Waldeck-Rousseau avait été d’avis, et assez énergiquement, d’une intervention auprès du commissaire du gouvernement et même du président et des juges.
Cette lettre prouve d’abord cela, qui, à la vérité, n’avait pas besoin d’être prouvé. Ce que M. de Galliffet disait de son commissaire du gouvernement, M. Waldeck-Rousseau a dû le dire avec quelque amertume de M. de Galliffet. « Je ne puis pas le changer maintenant. »
Cette lettre prouve ensuite que, malgré leurs divergences, M. Waldeck-Rousseau et M. de Galliffet sont parfaitement d’accord en ceci que cette intervention du gouvernement auprès de ceux qui jugent, que le fait du prince « SERAIT TRÈS UTILE AUPRÈS DES MAGISTRATS DE L’ORDRE CIVIL ». Là-dessus point de divergences, point de désaccord, point de différend, parce qu’il n’y a ni doute, ni hésitation possible ; unanimité ; M. Waldeck-Rousseau est aussi convaincu que M. de Galliffet et M. de Galliffet est aussi convaincu que M. Waldeck-Rousseau que des magistrats civils obéiraient.
Et, remarquez, c’est parce que M. Waldeck-Rousseau, avocat, est habitué aux usages de la magistrature civile qu’il est entraîné à penser que des juges militaires agiraient de même et qu’on peut les traiter de la même manière ; c’est parce que M. de Galliffet, soldat, a « quelque connaissance des états d’âme des officiers » qu’il n’est pas du tout du même avis et qu’il croit que plus on voudra qu’ils obéissent, moins ils obéiront. Mais de l’avis de l’un comme de l’avis de l’autre, c’est du côté des magistrats civils qu’est l’obéissance militaire.
Pourquoi cela ? Parce qu’il y a comme une différence de race entre les officiers et les magistrats ? Point du tout ; qui soutiendrait cela ? Mais tout simplement parce que les juges d’un Conseil de guerre se sentent parfaitement indépendants et que des magistrats civils ne se sentent point tels. Un officier, juge pour un temps dans un Conseil de guerre, opine comme il l’entend et rentre le lendemain dans le rang à très peu près comme ferait un juré civil. Je dis à très peu près, parce qu’il est vrai que ce n’est pas tout à fait la même chose ; cet officier court un peu plus de risques que le juré civil ; on peut se souvenir plus tard qu’il a fait partie d’un Conseil de guerre qui a jugé contrairement aux désirs du gouvernement et son avancement peut en souffrir et s’il ne consulte que son intérêt il fera mieux de juger selon les instigations ou selon les désirs du pouvoir ; mais enfin il n’est pas, comme le magistrat civil, destiné à rester magistrat toute sa vie et à avoir tous les jours des rapports avec le gouvernement. Son indépendance est beaucoup plus grande ; elle est intermédiaire, en dernière analyse entre celle du magistrat de l’ordre civil, qui ne peut être que très faible, et celle du juré civil, qui est absolue.
Voilà pourquoi la pression du gouvernement sur celui qui doit juger est utile s’il s’agit de magistrats civils et nuisible quand il s’agit de juges militaires et est aussi nuisible quand il s’agit de juges militaires, qu’elle est utile quand il s’agit de magistrats civils.
Notez que, dans l’espèce, je n’attaque personne. La conduite des juges militaires de Rennes en 1899 peut être blâmée, la conduite des juges civils en 1906 peut être défendue. On peut dire que les juges militaires de Rennes ont obéi à des passions (entêtement à ne pas démentir les premiers juges, instinct de solidarité militaire, etc.) et l’on peut dire que les juges civils de 1906 ont obéi… sans doute au gouvernement, mais, en obéissant au gouvernement, n’ont fait qu’obéir à la raison d’État qui est une chose considérable.
Resterait à savoir si précisément il n’est pas d’une raison d’état supérieure qu’il y ait un pouvoir qui puisse s’opposer à la raison d’état telle qu’à tel moment le gouvernement l’envisage. Ce serait encore à discuter. Mais je reviens ; et considérant simplement l’arrêt de 1906 en lui-même, arrêt très évidemment ajusté aux circonstances, je demande : pourquoi une cour de justice peut-elle, matériellement, en quelque sorte, agir ainsi ? Parce qu’elle se sent et parce qu’elle se veut irresponsable. Prise entre deux irresponsabilités, ce qui est un cas très rare et assez piquant, elle rejette tout sur d’autres qu’elle. D’une part elle rejette son arrêt sur la loi, que du reste elle sollicite : « Ce n’est pas moi qui juge ; c’est la loi. » D’autre part, elle rejette l’indépendance singulière qu’elle se permet à l’égard de la loi sur le gouvernement : « Tout le monde comprendra bien qu’en fléchissant la loi pour arrêter l’affaire Dreyfus, j’obéis à un désir du gouvernement. Qu’on s’en prenne au gouvernement. » Mais qu’est-ce que c’est que cette magistrature-là ? C’est une magistrature très sage, très prudente, très éclairée, même très honnête, chez qui tout souci de la responsabilité a disparu ; et il n’y a que cela.
Un de ses ancêtres, sous la Restauration, a dit au gouvernement d’alors : « La Cour rend des arrêts et non pas des services. » Voyez-vous « les morts qui parlent » ? Voyez-vous, chez ce magistrat de 1820, la survivance de la mentalité qui animait les magistrats de 1750 ? La Cour rend des arrêts et non pas des services ? Qu’est-ce que cela veut dire ? Ces paroles dans la bouche d’un magistrat de 1750, membre d’un ordre de l’État et qui en aucune façon ne dépend du pouvoir central, sont toutes naturelles et témoignent seulement d’un grand sentiment de sa dignité ; mais, prononcées par un magistrat de 1820, elles ne sont qu’un archaïsme. Le magistrat de 1820 étant un fonctionnaire, comme un préfet, tout précisément n’a pas autre chose à rendre que des services. Il lui est loisible, du reste, dans toutes les affaires où le gouvernement n’intervient pas, de juger en conscience, selon la loi ; mais dès que le gouvernement intervient, par cela seul qu’il est homme du gouvernement, il ne doit avoir de loi ni de conscience que le gouvernement lui-même ; — ou il serait bien illogique et même monstrueux ; il serait un homme du gouvernement jugeant contre le gouvernement, en d’autres termes le gouvernement jugeant contre le gouvernement ; ce serait l’anarchie pure.
En prononçant, pour clore l’affaire Dreyfus, un arrêt qui ne tient pas debout, la Cour de cassation a simplement obéi au désir de n’être pas anarchiste.
C’est à ces conséquences plaisantes et un peu tristes qu’aboutit le fait d’avoir délivré la magistrature de toute responsabilité. Elle peut s’en réjouir, sans doute ; rien n’est plus agréable que de le dire : « Personne, à moins d’être fou, ne peut s’en prendre à moi. » Cependant la chose est grave. Une nation jugée par des hommes qui sont irresponsables, qui se savent irresponsables, qui se disent irresponsables, qui montrent qu’ils sont irresponsables et que le pouvoir veut qu’ils soient irresponsables, peut se sentir en danger. Elle peut se demander s’il n’est pas très périlleux pour les particuliers que, la magistrature n’étant que l’État jugeant, tout démêlé entre un particulier et l’État soit nécessairement jugé contre le particulier. Elle peut se dire : « Ne serait-ce pas le despotisme ? »
Il est très probable que c’est le despotisme. Il a commencé en France, à l’état intégral, en 1789. Mais il a été perfectionné depuis dans les détails. Il peut être perfectionné, du reste, encore. Ce sera l’affaire du régime socialiste.
Montesquieu était comme épouvanté de cette idée : le gouvernement juge. Il disait : « Dans les États despotiques le prince peut juger lui-même [et inversement tout régime où le prince juge lui-même est despotique]. Il ne le peut dans les monarchies : la constitution serait détruite ; les pouvoirs intermédiaires anéantis ; on verrait cesser toutes les formalités du jugement [et la loi elle-même tournée, dont les formalités ne sont que la sauvegarde], la crainte s’emparerait de tous les esprits ; on verrait la pâleur sur tous les visages ; plus de confiance, plus d’honneur, plus d’amour, plus de sûreté, plus de monarchie… le prince est la partie qui poursuit les accusés et les fait punir ou absoudre : s’il jugeait lui-même il serait le juge et la partie. »
Mais précisément, en despotisme ce qui importe c’est que, ayant un différend avec un particulier, le prince soit en même temps partie et juge. Sans cela il n’y aurait plus de despotisme.
C’est justement là que nous en sommes. En faisant de la magistrature un organe de lui-même, l’État s’est despotisé, de ce côté-là, autant qu’il a pu.
Cette situation a été très vivement mise en lumière par M. Raymond Poincaré dans une éloquente préface qu’il a mise en tête d’un livre de souvenirs d’un vieux magistrat. Il commence par rappeler le mot de Guizot : « Dès que la politique pénètre dans l’enceinte des tribunaux il faut que la justice en sorte. » Et c’est bien l’évidence elle-même. Mais, se demande M. Poincaré, « jamais la magistrature n’a été plus incorruptible ni plus consciencieuse ; comment se fait-il donc que son impartialité soit si souvent suspectée ? » Il n’en accuse pas la malice croissante des hommes ; il se dit que c’est peut-être parce que « rarement justice et politique ont été si exposées à des contrats périlleux et à des confusions funestes. Autrefois [vers le milieu du XIXe siècle] la magistrature composait une sorte de famille, étroitement fermée, animée d’un esprit corporatif, hiérarchique, presque sacerdotal, et isolée du monde dans une tour d’ivoire. Elle avait les défauts de cette condition. Elle était doctrinaire, formaliste, réfractaire aux idées nouvelles. Mais elle passait d’ordinaire pour indépendante et pour impartiale. Ce n’est pas cependant qu’elle fût alors tout à fait à l’abri des influences politiques. Elle était trop souvent, elle aussi, dans la main du pouvoir. Il y a quelque part dans Balzac, un juge d’instruction qui est le digne précurseur des magistrats de MM. Brieux et Arthur Bernède. Il se nomme Camusot. Il a une femme qui soigne jalousement sa carrière et qui, rêvant pour lui un siège au tribunal de la Seine, lui murmure en douceur : « De là, mon chat, à la présidence d’une chambre à la Cour il n’y aura pas d’autre distance qu’un service rendu dans quelque affaire politique. » Les services de ce genre, le juge, du moins, n’était autrefois mis en demeure de les rendre qu’au gouvernement. C’était trop ; mais au prix de ce qui se passe maintenant ce n’était presque rien. Aujourd’hui le pouvoir exécutif affaibli n’ose plus guère porter atteinte à la dignité des magistrats que lorsqu’il cède à l’impulsion du pouvoir législatif. Mais le Parlement, en bloc et en détail, est porté à considérer que la justice est à sa dévotion et le public lui-même finit par être convaincu qu’il en doit être ainsi.
« Combien de justiciables qui ont peur de perdre un procès n’ont-ils pas la candeur [mais non, l’intelligence] de s’adresser à leur député ! Et combien de députés ne s’aventurent-ils pas à faire, auprès du juge, une demande insolente ou discrète ! Encore ces ingérences personnelles sont-elles moins graves que les immixtions collectives auxquelles les Chambres se croient autorisées : interpellations sur les affaires judiciaires, instructions réclamées du haut de la tribune, injonctions au garde des sceaux, commissions d’enquête, que sais-je ? La politique a imaginé mille moyens de se glisser au foyer de la justice et il y a longtemps que la justice, séduite ou découragée, a renoncé à résister : ne sont-ce pas les Chambres qui sont les vraies dépositaires de la puissance publique et les dispensatrices souveraines de l’avancement ? Il s’est rencontré en 1906 un garde des sceaux qui a eu la courageuse velléité de ramener un peu d’ordre dans cette anarchie, de soustraire les juges à la mainmise parlementaire et de donner quelque solidité à leur statut personnel. Le décret qu’il a contresigné a soulevé de telles tempêtes qu’il a fallu le remanier et l’édulcorer. On a parlé depuis lors, d’instituer un Conseil suprême de la magistrature, analogue à ceux qui fonctionnent dans plusieurs ministères et chargé d’apprécier en toute indépendance les titres à l’avancement. Et certes, il n’y aurait aucune impossibilité à ce qu’il existât à la chancellerie un organe comparable au conseil général des mines ou des ponts et chaussées, au comité des inspecteurs généraux de l’enseignement secondaire ou à tout autre groupement professionnel destiné à limiter l’arbitraire des choix ministériels. Tout ce qu’on fera pour séparer la politique de la justice et pour les confiner toutes deux dans leur domaine respectif sera une œuvre de salut national. Si le juge ne parvenait pas à s’affranchir de la tutelle parlementaire ce serait bientôt fait de l’autorité de la justice. Besoin ne serait plus d’écrire ni de lire des essais sur l’art de juger. L’art d’intriguer suffirait à tout. »
Tout est à méditer dans cette lumineuse et forte page. Remarquez-y, en les distinguant, l’ordinaire et l’extraordinaire des pratiques judiciaires. L’ordinaire c’est l’ingérence du gouvernement dans les affaires à juger. Ceci est le quotidien, la vie de tous les jours. Dès que le gouvernement a un intérêt dans une affaire, par définition elle est sienne et la magistrature reconnaît qu’elle appartient au gouvernement et que c’est lui qui en connaît et qui doit la juger.
L’ordinaire encore c’est l’ingérence des députés, personnellement, dans les affaires judiciaires et ceci est intéressant parce qu’il nous met une fois de plus — ceux qui m’ont lu savent combien souvent j’ai examiné cette question — en face de cette institution illégale mais qui n’en est pas moins une des institutions de la France : les gouvernements locaux. La France est beaucoup plus décentralisée qu’on ne le croit généralement. Chaque département est administré par un préfet et un conseil général.
— Par le préfet et le conseil général.
Point du tout et vous répondez comme un élève de l’école primaire ; ce dont vous parlez n’est que la façade. Chaque département est gouverné par ses Quinze-Mille, c’est-à-dire par ses députés et ses sénateurs, un peu plus par ses députés que par ses sénateurs, parce que les députés renversent plus souvent les ministères que ne font les sénateurs ; mais enfin par ses sénateurs et ses députés.
Avant d’aller plus loin il faut encore faire une distinction. Voulez-vous, vous département de Saône-et-Marne, être bien gouverné, à peu près ? Ne nommez que des sénateurs et des députés de l’opposition. Pourquoi ? Parce que si vous ne nommez que des sénateurs et des députés de l’opposition ils n’auront aucune influence sur votre préfet, sur vos magistrats, sur vos ingénieurs, sur vos agents voyers et vous serez gouvernés administrativement, c’est-à-dire à peu près régulièrement, à peu près légalement. Mais si vous nommez des sénateurs et des députés du gouvernement, c’est par eux que vous serez gouvernés. La France ainsi est partagée un peu comme elle l’était — il y a du moins analogie — du temps du droit coutumier et du droit écrit. Comme il y avait des pays de droit coutumier et des pays de droit écrit, il y a des pays d’État et des pays de Parlement. Les pays dont la représentation parlementaire est d’opposition, sont gouvernés par le gouvernement ayant pour agents ses préfets ; les pays dont la représentation parlementaire est gouvernementale sont gouvernés par leur représentation, devant laquelle le préfet n’est rien du tout et à laquelle le préfet et aussi le procureur général obéissent. Il en résulte — de toutes les choses sérieuses la politique étant la plus bouffonne — que les préfets ne désirent rien tant que d’être nommés dans les départements d’opposition ; car ils y ont leurs coudées franches ; et n’aiment guère être nommés dans les pays gouvernementaux où ils sont subordonnés ; il en résulte aussi que le gouvernement français ne gouverne réellement que dans les départements d’opposition, qui, parce qu’ils sont d’opposition, sont pays d’État ; et ne gouverne que d’une façon très partagée et très précaire dans les départements gouvernementaux, qui, parce qu’ils sont gouvernementaux, sont pays de Parlement.
Mais ne considérons que ces derniers, qui sont les plus nombreux. Ils ont un véritable gouvernement local. Leurs sénateurs et députés forment un comité départemental qu’il ne faudrait pas que le préfet contrariât. Ils font les nominations en imposant au ministre celles qui dépendent du ministre, en imposant aux préfets celles qui dépendent du préfet ; ils déplacent les instituteurs qui ne sont pas agents électoraux puisqu’ils manquent à la seule mission pour laquelle on les a nommés et aussi ceux qui ne sont pas agents électoraux assez zélés, puisqu’ils manquent de zèle dans la seule fonction pour laquelle on leur en demande ; ils interviennent auprès des magistrats dans les affaires où un de leurs partisans pourrait être condamné, ce qui serait d’un mauvais exemple et ce qui compromettrait la République ; enfin ils gouvernent.
Ces gouvernements locaux, très bien organisés et très forts, institués uniquement en somme pour que la loi ne gouverne pas, parce que la loi pourrait favoriser des ennemis de la République, sont un des aspects les plus curieux du régime actuel, s’imposent à l’attention de l’historien par leur mécanisme ingénieux et du reste sont peut-être l’institution essentielle de la troisième République française.
On comprend combien la magistrature trouve dans cette institution un excellent prétexte à se décharger de toute responsabilité et du reste est à peu près dans l’impossibilité d’en conserver une. Car il est plus difficile de résister à un gouvernement local qu’à un gouvernement central ; le gouvernement local vous tient de plus près, vous surveille de plus près, vous serre plus étroitement. Au gouvernement central on peut refuser l’acquittement d’un de ses partisans convaincu de délit de chasse ; tout compte fait on sait bien qu’il s’en moque ; à un gouvernement local il serait bien irrespectueux et il serait très dangereux de le lui refuser.
Ajoutez que si la magistrature désobéissait au gouvernement local, elle aurait contre elle et le gouvernement local et le gouvernement central, puisque les membres du gouvernement local la dénonceraient comme antirépublicaine au gouvernement central et que le gouvernement central dépend du gouvernement local en tant que celui-ci est composé de parlementaires par qui le gouvernement central peut être si facilement renversé. La chaîne est parfaitement rivée ; elle est très solide.
En conséquence la magistrature française obéit le plus qu’elle peut, ou, si l’on veut, désobéit le moins possible au gouvernement local dans les pays de Parlement et lui passe volontiers la responsabilité de ses arrêts.
Et ceci, comme nous avons dit, est l’ordinaire, le quotidien. L’extraordinaire, que nous avons vu, que M. Poincaré n’a pas manqué de viser aussi, ce sont ces occasions, assez nombreuses encore, où le pouvoir législatif évoque à lui une affaire judiciaire qui lui semble avoir été mal engagée ou mal jugée. Exemple, en 1910, l’affaire Rochette. Rochette, banquier et lanceur d’affaires, qui semble, du reste, peu intéressant, a un succès énorme et une popularité immense. Tous les actionnaires de ses innombrables entreprises ont confiance en lui. Le gouvernement, soit par souci de la petite épargne, comme il l’a dit, et il n’est pas impossible ; car il se peut que le gouvernement ait quelquefois souci des intérêts généraux de la nation et cela est tout à fait dans la tradition du gouvernement monarchique, du gouvernement paternel et cet intérêt porté à des gens dont pas un ne se plaint mais qui devraient se plaindre a quelque chose d’aussi touchant que burlesque ; — soit, ce qui est, non pas plus probable, mais aussi probable, par intérêt porté à des banquiers amis de lui et ennemis de Rochette ; décide de perdre celui-ci. Ne pouvant pas agir directement sur le parquet parce qu’il n’y a pas de plaignant, il trouve un plaignant, le suscite, l’invente et met en mouvement la machine judiciaire. La Chambre des députés, qui n’a pas, semble-t-il, la même sollicitude que le gouvernement pour la petite épargne, décide une enquête parlementaire c’est-à-dire moralement au moins, évoque l’affaire à elle et se fait juge. Qu’est-ce à dire ? C’est-à-dire que le Roi ordonne des Grands Jours. Sous l’Ancien Régime quand, dans une province, la Justice, à cause de la multiplicité des crimes et de la puissance des criminels, était impuissante, le Roi ordonnait des Grands Jours, à savoir constituait une haute cour de justice à pleins pouvoirs qui le représentait lui, le Roi, exactement ; et qui avait le droit de faire tout ce qu’il aurait fait lui-même. Tout ainsi, la Chambre, c’est-à-dire le Souverain, c’est-à-dire le prince, c’est-à-dire la France, constatant ou croyant constater que la magistrature, dans une affaire dont le gouvernement se mêle, obéit, comme toujours et comme c’est son axiome, au gouvernement ; constatant de plus que le gouvernement a peut-être cédé à la voix de son intérêt propre et non à la voix de l’intérêt de la France, fait ses Grands Jours, déclare qu’elle, pouvoir suprême, jugera souverainement elle-même. Elle se substitue au gouvernement qui s’est substitué lui-même à la magistrature ; elle jette son « fait du prince » sur « le fait du prince » que le gouvernement a jeté sur la magistrature ; elle dessaisit le gouvernement qui a dessaisi le magistrat ; elle déclare détestable l’arbitraire du gouvernement, ce pourquoi elle le remplace par le sien à elle.
Montesquieu aurait blanchi en une nuit devant cette confusion des pouvoirs, corrigée par une plus grande confusion des pouvoirs, devant cette confusion des pouvoirs doublée, devant une première hérésie amendée par une hérésie plus détestable et aurait dit que c’était là du despotisme à la seconde puissance.
Rien de plus vrai ; mais cependant que faire ? Si, parce que la magistrature n’est plus rien en affaires où la politique se mêle, le gouvernement est juge en affaires politiques, il est logique que, en tant que juge, comme en tant que pouvoir exécutif, il ait comptes à rendre au pouvoir législatif. Moi, pouvoir législatif, j’empiète sur votre pouvoir judiciaire à vous, pouvoir exécutif ; oui, mais parce que vous, pouvoir exécutif, vous avez empiété sur le pouvoir judiciaire ; et cela fait double empiétement ; oui, peut-être, mais cela est peut-être un empiétement qui en corrige un autre et une usurpation qui met à la raison une autre usurpation.
— En attendant, c’est l’anarchie.
— Oh ! pour cela oui ; et c’est encore une raison pour quoi la magistrature se sent irresponsable et finit par se résoudre à l’être avec un sourire. « Ils sont trop, dit-elle. Fait du prince de la part de l’exécutif sur moi ; fait du prince de la part du législatif sur l’exécutif. Je dépends de l’exécutif qui dépend du législatif. J’ai des comptes à rendre au gouvernement qui en a à rendre à la Chambre. Dans tout cela il n’y a qu’une chose qui soit claire, c’est que je suis très peu de chose et que je n’ai pas de responsabilité du tout. En affaires ordinaires, sauf interventions, quotidiennes du reste, des gouvernements locaux, je fais ce que je crois devoir faire d’après la loi et mon interprétation de la loi, en matière d’affaires où le gouvernement s’intéresse, je dis au gouvernement : « Qu’est-ce que vous voulez ? » je dis au pouvoir législatif : « Qu’est-ce que vous voulez ? » Je dis aux deux : « Êtes-vous d’accord ? que votre volonté commune soit faite. Vous ne l’êtes point ? Discutez et arrangez-vous et quand vous serez d’accord, je le serai avec vous. Je n’ai ni autre chose à dire, ni autre chose à faire. Ainsi le veut la Constitution réelle, qui, derrière la façade solennelle de la Constitution officielle, régit ce pays. »
En d’autres termes le pouvoir judiciaire en France n’existe plus, en France il n’y a pas de pouvoir judiciaire. « Un peu d’ordre dans cette anarchie, dit M. Poincaré, un garde des sceaux a voulu cela et il a soulevé des tempêtes parlementaires. » Je voudrais bien savoir en effet qui, dans aucune des deux Chambres, aurait pu avoir la fantaisie de restreindre le pouvoir des deux Chambres en assurant, même dans une petite mesure, l’autonomie ou seulement l’indépendance relative du pouvoir judiciaire. On réussit auprès des corps politiques, comme auprès de tous les autres, en leur proposant de les augmenter, mais non, sans doute, en leur proposant de les amoindrir. M. Poincaré conclut que de ce train c’en sera bientôt fait de l’autorité de la justice. Je suis tout à fait de son avis, sauf que je ne vois pas très distinctement pourquoi il emploie le futur ; et il conclut aussi que l’art de juger sera délaissé par l’art de l’intrigue. Peut-être bien ; mais que peuvent naturellement désirer les parlementaires sinon que tout en France soit, avec plus ou moins de perfection, à leur image ?
Autre irresponsabilité qu’a acquise la magistrature française. On l’a débarrassée de toute la responsabilité des procès criminels ; les procès criminels ne sont jugés que par le jury. L’histoire du jury est extrêmement intéressante. Elle remonte à une antiquité assez reculée. Les Héliastes à Athènes étaient un jury[1]. C’était n’importe qui (pourvu qu’il fût citoyen) allant juger, parce que c’est amusant de juger et parce qu’il disait « Je veux aller juger. » On les payait du reste un peu pour cela. Le plus célèbre de leurs jugements est la condamnation à mort d’un flâneur un peu sarcastique qu’on appelait Socrate.
[1] Je remarque après coup que Montesquieu y a bien songé ; parlant du jury anglais il dit : « La puissance des juges exercée par des personnes tirées du corps du peuple » et il jette en note « comme à Athènes ».
Il n’a jamais existé à Rome, le Romain n’ayant jamais eu pleinement le sens démocratique.
Chez les Anglais il est très ancien.
A l’imitation des Anglais les philosophes français du XVIIIe siècle le recommandèrent — Montesquieu lui-même — de tout leur courage. Il ne manque pas et retenez bien ceci, de quoi je discuterai plus tard, de dire que la juridiction du jury « n’étant attaché ni à un certain état ni à une certaine profession, devient pour ainsi dire invisible et nulle ; on n’a point continuellement les juges devant les yeux et l’on craint la magistrature et non pas les magistrats ». Il ajoute : « Il faut même que les juges soient de la condition de l’accusé ou ses pairs, pour qu’il ne puisse pas se mettre dans l’esprit qu’il soit tombé entre les mains de gens portés à lui faire violence. »
Voltaire loua fort ce jury dans ses lettres sur l’Angleterre et le considéra comme un des remparts de la liberté, étant déjà pénétré de cette haine contre les Parlements qu’il a conservée toute sa vie.
Il est beaucoup plus explicite sur ce point tout à la fin de son existence dans sa lettre à M. Élie de Beaumont (1771) : « … J’aime mieux tout simplement l’ancienne méthode des jurés qui s’est conservée en Angleterre. Ces jurés n’auraient jamais laissé rouer Calas et conclu sous Riquet [procureur général au Parlement de Toulouse] à faire rouer sa respectable femme ; ils n’auraient pas fait rouer Martin sur le plus ridicule des indices ; le chevalier de la Barre, âgé de dix-neuf ans et le fils du président d’Etallonde, âgé de dix-sept ans, n’auraient pas eu la langue arrachée par un arrêt, le poing coupé, le corps jeté dans les flammes pour n’avoir pas fait la révérence à une procession de capucins et pour avoir chanté une mauvaise chanson de grenadiers… »
Voilà qui est bien ; seulement quand Voltaire s’occupait de l’affaire Calas et de l’affaire de la Barre, il a pris très diligemment des informations et c’est à son honneur. Or qu’a-t-il appris ? Il a appris touchant l’affaire La Barre que « pendant une année entière on ne parla dans Abbeville que de sacrilèges ; qu’on disait qu’il se formait une nouvelle secte qui brûlait tous les crucifix, qui jetait par terre toutes les hosties et qui les perçait à coups de couteau ; qu’on assurait qu’elles avaient versé beaucoup de sang : qu’il y avait eu des femmes qui croyaient en avoir été témoins ; qu’on avait renouvelé toutes les calomnies répandues contre les Juifs dans tant de villes de l’Europe ; et vous connaissez, ajoutait-il, à quels excès la populace porte la crédulité du fanatisme toujours encouragé par les moines. »
Il a appris touchant l’affaire Calas ce qu’il dit à Damilaville dans sa lettre du 1er mars 1765 : « Quel fut mon étonnement lorsqu’ayant écrit en Languedoc sur cette étrange aventure, catholiques et protestants me répondirent qu’il ne fallait point douter du crime du Calas ! Je ne me rebutai point. Je pris la liberté d’écrire à ceux-mêmes qui avaient gouverné la province, à des commandants de provinces voisines, à des ministres d’État ; tous me conseillèrent unanimement de ne me point mêler d’une si mauvaise affaire ; tout le monde me condamna ; et je persistai… » Dans une autre lettre il dit : « Le fanatisme du peuple a pu passer jusqu’à des juges prévenus [à Toulouse]. Plusieurs étaient pénitents blancs ; ils peuvent s’être trompés… »
Eh bien alors ! Si le peuple d’Abbeville était forcené contre La Barre et d’Etallonde, si le peuple de Toulouse et du Toulousain, aussi bien protestants que catholiques, était forcené contre Calas ; si le fanatisme du peuple était tel qu’il a pu passer jusqu’aux juges ; étant plus sûr encore qu’il s’exercerait plus violemment n’ayant pas à passer du peuple aux juges et restant dans le peuple lui-même ; il est assez probable qu’un jury tiré du peuple d’Abbeville eût condamné La Barre et d’Etallonde et qu’un jury tiré du peuple toulousain eût condamné Calas ; et il est assez comique de venir dire après : « le jury n’eût jamais laissé rouer Calas », la conclusion plus logique étant que c’est précisément ce qu’il eût fait ; et, « le jury n’aurait jamais brûlé La Barre », la conclusion plus logique étant que selon toute apparence, il n’aurait pas manqué de le faire[2]. La vérité est qu’en attribuant au jury la connaissance du procès des criminels, on en a soustrait l’examen, la répression ou l’acquittement aux passions des juges et l’on en a confié l’examen, la répression ou l’acquittement aux passions du peuple ; et que juges et peuple aient des passions, c’est tout à fait mon avis ; mais que chez les juges les passions soient amorties par une plus grande culture, par la connaissance de la loi et de la jurisprudence, par la lecture des philosophes juristes et par l’habitude du raisonnement, c’est ce que je suis porté à croire et ce que je me permets de dire ; et par conséquent il me semble qu’il y a moins de passions du côté des juges et qu’il n’y a que des passions du côté du peuple.
[2] Pour Martin, pour lequel il y a erreur judiciaire certaine, il n’y a de son histoire rien à tirer pour ou contre le jury : un voyageur avait été assassiné ; des empreintes de pas où les souliers de Martin s’ajoutaient menaient du lieu du crime à la maison de Martin ; l’assassin, vu par quelqu’un, ressemblait, quant à ses habits à Martin ; un témoin du crime arrivé devant Martin dit : « Je ne le reconnais pas », et Martin s’écrie : « Dieu soit loué, en voilà un qui ne me reconnaît pas. » Dans ces paroles amphibologiques le juge voit un aveu ; il condamne Martin. La Tournelle (chambre du Parlement de Paris) confirme. Martin est roué. Le véritable assassin, arrêté pour autre chose, se déclara auteur du meurtre mis au compte de Martin. Ici rien à dire en aucun sens. Voltaire est sûr qu’un jury n’aurait pas condamné Martin ; il n’en sait rien, ni moi non plus.
J’ajoute que les passions chez les juges sont amorties par le sentiment de la responsabilité et que le jury n’a aucune responsabilité. Revenons aux très belles paroles de Montesquieu : « La juridiction du jury n’étant attachée ni à un certain état ni à une certaine profession devient pour ainsi dire invisible et nulle. On n’a point continuellement les juges devant les yeux et l’on craint la magistrature et non pas les magistrats. » Cela est très ingénieux et même très profond. Mais si le jury est une magistrature invisible et nulle, les magistrats ne sont plus redoutés et détestés des coquins et cela est agréable aux magistrats ; mais il n’y a plus personne que les coquins détestent et redoutent et cela est dangereux.
Si ! dites-vous : on ne craint pas les magistrats, qui sont invisibles ; mais on craint la magistrature que l’on ne voit pas, mais qu’on sait qui existe.
Je ne sais pas trop ; je ne sais pas si une magistrature pour ainsi dire invisible et nulle inspire une très grande terreur. Je crois qu’elle inspire la terreur qu’inspire le hasard ; car elle est précisément le hasard. Le jury à qui songe le criminel sera-t-il faible, sera-t-il sévère ? Il n’en sait rien. Qu’il n’en sache rien, cela vous rassure parce que cela doit l’effrayer et cela m’effraie parce que cela peut le mettre en confiance. Le criminel que des juges attendent agit avec certitude d’être puni s’il est pris ; le criminel que le jury attend agit dans l’incertitude d’être acquitté ou condamné. Cette incertitude même est encourageante plutôt, ce me semble, qu’intimidante. Le criminel qu’attend le juge n’a pas à compter sur l’avocat, jamais avocat n’ayant changé l’opinion d’un juge ; le criminel qu’attend le jury compte sur l’avocat qui change très souvent l’état d’âme de plusieurs jurés. Tout compte fait il n’y a pour être contents de la translation des procès criminels des juges au jury, que les juges et les criminels, les juges parce que cela les débarrasse d’une lourde responsabilité, les criminels parce que, aux chances qu’ils ont de n’être pas pris, — 50 % — cela ajoute la chance d’être acquittés par le jury — 75 %. — Cela est rassurant et, dans une certaine mesure, encourageant. Étant donné que sur 100 crimes, 50 % restent inconnus ; que sur les 50 qui restent 50 % des auteurs ne sont pas découverts ; que sur les 25 qui restent, 75 % des auteurs sont acquités ; on peut calculer sans aucune exagération, et au contraire, qu’un criminel, quand il commet un crime, a 94 chances contre 6 de n’être pas puni, ce qui fait l’industrie criminelle beaucoup moins aléatoire que celle du petit boutiquier, 50 % des petits boutiquiers faisant faillite, 6 % seulement des industriels de la criminalité faisant mal leurs affaires.
C’est ce qui explique la progression continuelle et très rapide de la criminalité. On a essayé de l’expliquer par la diminution de l’éducation religieuse, par l’influence de la morale athéistique des instituteurs ; tout cela, sans doute, peut contribuer et je doute peu qu’il ne contribue ; mais le fond de la chose c’est que la plupart des métiers offrent beaucoup plus de chances d’insuccès que celui d’assassin ; que la profession d’assassin sans, il faut l’avouer, présenter une sécurité absolue, est, du moins, une des plus sûres ; que fonctionnaire ou assassin sont les seuls métiers à peu près de tout repos. Cela dirige du côté de la criminalité et du fonctionnarisme et détourne de l’industrie un très grand nombre d’esprits sérieux.
Remarquez encore que « cette magistrature invisible et nulle », comme dit Montesquieu, c’est à savoir le jury, se sait invisible et nulle et que cela, à son irresponsabilité ajoute le sentiment et la conscience de son irresponsabilité. Le jury en effet se sent invisible et nul ; il n’est pas, formellement et nommément, désigné aux rancunes et aux colères des criminels punis ou des amis des criminels châtiés…
— Eh bien, cela le rend plus rigoureux !
— … et il n’est pas désigné, formellement et nommément, aux indignations et aux colères des honnêtes gens non défendus et non protégés et cela le laisse libre de céder aux mouvements de sa sensibilité. Le jury est un groupe de citoyens investi pour huit jours du droit de juger ; qui, d’abord, parce qu’il n’a aucune connaissance juridique ni aucune connaissance psychologique du criminel, juge à tort et à travers, soit par opinion politique, soit par sensibilité et selon que l’éloquence de l’avocat ou du ministère public aura fait plus d’impression sur lui ; et qui ensuite, ayant conscience qu’il a jugé à tort et à travers, a une tendance à diminuer encore la responsabilité presque nulle qui pèse, si peu, sur lui ; à augmenter l’irresponsabilité presque absolue dont il jouit.
Il est très rare depuis une dizaine d’années qu’un jury qui a condamné ne signe pas un recours en grâce, après avoir condamné. Qu’est-ce que cela signifie ? Vous ne savez donc pas ce que vous faites et vous avouez donc que vous ne savez pas ce que vous faites ? Vous avez pleins pouvoirs. Il vous est loisible d’acquitter un criminel certain, un criminel, même, qui a avoué ; car on ne vous demande pas : « L’accusé a-t-il fait cela ? » ; mais : « L’accusé est-il coupable ? » et vous pouvez toujours dire, ce qui n’a rien d’irrationnel, qu’un homme qui aura tué son père et sa mère n’est pas coupable. Vous avez donc, immensément et absolument, pleins pouvoirs. Or, ayant pleins pouvoirs, vous condamnez et de la même main et dans le même quart d’heure vous signez un recours en grâce ! C’est là qu’éclate, à aveugler, votre passion de l’irresponsabilité. Vous condamnez parce que quelque répugnance à condamner que vous ayez, vous ne pouvez pas, en conscience et sans vous prendre en mépris, faire autrement ; mais vous voulez déplacer la responsabilité ; vous voulez qu’en définitive ce soit un autre que vous qui condamne, à savoir celui qui refusera la grâce.
Nous saisissons ici sur le fait l’horreur de la responsabilité, la passion de l’irresponsabilité : « Avant tout, surtout, que ce ne soit pas ma faute ! »
Nous saisissons ici, du reste, deux choses qui tout compte fait, reviennent à la même : d’abord le goût du Français pour se laver les mains : « J’ai fait quelque chose ; mais je ne suis pas parti d’ici sans avoir fait en sorte que ce que j’ai fait ici soit nul et non avenu » ; c’est proprement : « Je ne m’en mêle pas ; je ne veux jamais m’en mêler et même quand on m’y a mêlé de par la loi, je cherche et je trouve un moyen de ne m’en être pas mêlé ». Et ensuite, nous saisissons ici non moins pleinement, je crois, le goût tout Français depuis un siècle pour que ce soit le gouvernement qui fasse tout.
De même que la magistrature assise, la Cour de cassation, par exemple, est enchantée de dire : « C’est le fait du prince ; j’étais commandée ; je n’y suis pour rien » ; de même le jury est enchanté de pouvoir dire « je n’y suis pour rien ; dans cette indulgence je ne suis pour rien ; j’avais condamné ; j’avais signé mon recours en grâce ; le gouvernement a grâcié ; ce n’est pas ma faute ; dans cette exécution je ne suis pour rien ; j’avais condamné, il est vrai, j’avais signé un recours en grâce, le gouvernement pouvait grâcier, il ne l’a pas fait, ce n’est pas ma faute ; j’avais transporté mes pouvoirs de moi au gouvernement ; car en France il est juste et il est comme constitutionnel que le gouvernement fasse tout. »
Vous les voyez assez tous fuir les responsabilités avec ardeur ! Par un code relativement simple et cohérent on décharge les magistrats de la responsabilité qui résultait de ce qu’ils étaient obligés d’interpréter la loi et de juger, un peu, en équité ; ils sont contents ; on les décharge de juger un criminel en chargeant de cela le jury, ce qui est agréable aux juges et avantageux aux criminels, et criminels et juges sont satisfaits ; mais le jury lui-même, quoique irresponsable par son invisibilité et sa nullité, n’est pas satisfait du tout de cette responsabilité invisible et quasi-nulle qu’on a transportée sur lui et s’en décharge et la transporte sur le gouvernement par le recours en grâce.
Et ainsi nous avons le spectacle d’une responsabilité errante, mal voulue de toutes parts, chassée d’ici, mal reçue là, repoussée par les uns, repoussée par les autres, odieuse à tous et venant enfin se reposer sur le gouvernement, qui, du reste, ne s’en soucie aucunement.
Tout ceci est significatif de l’état d’esprit du Français aux XIXe et XXe siècles. Mais ce n’est pas tout. A l’irresponsabilité des juges, à l’irresponsabilité du jury, on a depuis une vingtaine d’années ajouté l’irresponsabilité des criminels. Tous les honnêtes gens veulent être irresponsables de la condamnation ; mais il faut savoir aussi que les criminels sont irresponsables de la faute. Il a été posé en principe par le Code lui-même bien avant, notez ce point, qu’on en sût bien précisément ce que c’est un fou : 1o que ce qu’on devait condamner c’était le coupable. (De là la question que l’on pose au jury, non pas : « l’accusé a-t-il fait l’acte dont il s’agit ? » ; mais : « l’accusé est-il coupable ? ») 2o que le fou n’est pas coupable.
Or, on s’est aperçu, en étudiant d’une part la criminalité et d’autre part la folie, que le criminel était toujours un fou, que par conséquent le criminel n’est jamais coupable et que par conclusion définitive le criminel ne doit jamais être condamné.
Reprenons en analysant. Peut-on dire que le fou est coupable ? Non, évidemment ; cela tombe sous le bon sens. Le fou est un malade qui ne sait pas ce qu’il fait et à qui ce qu’il fait n’est pas imputable. Il faut le soigner, non le châtier. Il est irresponsable.
Soit ; mais n’y a-t-il pas des degrés dans la folie ? Oui ; on est plus ou moins fou ; il y a des demi-fous qui sont très dangereux, plus peut-être que les fous complets, parce qu’ils sont fous moins manifestement ; mais enfin qui ne sont fous qu’à moitié.
Bien. N’y a-t-il pas des quarts de fous, des cinquièmes de fous ? Mon Dieu, oui, certainement ; car il est évident qu’il y a beaucoup de degrés. Donc il y aura aussi des irresponsabilités incomplètes ou des responsabilités limitées ? Sans doute.
De là est venu tout le système et tout l’étiage des responsabilités plus ou moins limitées. Il s’est trouvé des médecins pour trouver des huitièmes de responsabilité ; il s’en est trouvé un (c’est historique) pour trouver à un criminel une responsabilité de 45 %.
— Soit ; mais quel est le signe de l’irresponsabilité totale ou partielle chez un criminel ? — S’il vous plaît, c’est sa criminalité même. Les annales de la justice sont toutes pleines d’arrêts indiquant pleinement que ce critérium est le seul. On arrête un homme pour avoir volé dans un grand magasin. On le condamne, on l’emprisonne ; sa peine faite, on le relâche. Il vole une seconde fois, une troisième, une dixième. Cette fois on ne le condamne plus ; car s’il vole dix fois, il n’est plus voleur, il est cleptomane : c’est un fou, il n’est plus coupable. De sorte que plus on est criminel, moins on est coupable ; l’intensité de la criminalité efface toute culpabilité ; on n’est coupable qu’à la condition de l’être peu ; en avançant dans la criminalité on diminue en culpabilité ; et, très grand criminel on n’est plus coupable du tout ; et, en dernière analyse seul est coupable le très honnête homme qui commet une faute.
Notez que c’est très vrai ; c’est très vrai dans l’ordre de l’imputabilité comme disaient les théologiens. Peut-on imputer et c’est-à-dire reprocher à un homme qui a tué toute sa famille depuis sa grand’mère jusqu’à son petit-fils, ce qu’il a fait ? Non, non ! il est trop évident que c’est une brute ; il n’y a absolument rien à lui dire. — Doit-on reprocher, imputer à faute à un très honnête homme, très sage, très éclairé, d’avoir commis une légère malversation ? Évidemment ! C’est lui qui est très coupable, sachant le bien, voyant le bien, le voyant sans cesse, de faire le mal, ne fût-ce qu’une fois ; il est coupable extrêmement.
C’était la discussion entre Pascal et les Jésuites. Les Jésuites disaient : « Celui qui n’a aucune pensée de Dieu, ni des péchés qu’il commet, ni aucune connaissance de l’obligation d’exercer les actes d’amour de Dieu [en langage philosophique : aucune connaissance du devoir] ou de contrition [remords]… ne fait aucun péché en omettant ses actes… Pour faire qu’une action soit péché, il faut que ceci se passe dans l’âme : connaissance de la chose bonne, inclination à la faire, résistance de l’instinct du mal, etc., et si ces choses ne se sont point passées dans l’âme, il n’y a point culpabilité ! »
Pascal répondait, avec un certain talent, je le reconnais : « Oh ! mon père le grand bien que voici pour des gens de ma connaissance ! Il faut que je vous les amène. Peut-être n’en avez-vous guère vu qui aient moins de péchés, car ils ne pensent jamais à Dieu ; les vices ont prévenu leur raison ; ils n’ont jamais connu ni leur infirmité ni le médecin qui peut les guérir. Ils n’ont jamais pensé à désirer la santé de l’âme ni encore moins à prier Dieu de la leur donner ; de sorte qu’ils sont encore selon vous, dans l’innocence du baptême. Ils n’ont jamais été contrits de leurs péchés ; leur vice est dans une recherche continuelle de toutes les sortes de plaisirs dont jamais le moindre remords n’a interrompu le cours. Tous ces excès me faisaient croire leur perte assurée ; mais, mon père, vous m’apprenez que ces mêmes excès rendent leur salut assuré. Béni soyez-vous, mon père, qui justifiez ainsi les gens ! Les autres apprennent à guérir les âmes par des austérités pénibles ; mais vous, vous montrez que celles qu’on aurait crues les plus désespérément malades se portent bien. Oh ! la bonne voie pour être heureux en ce monde et en l’autre ! J’avais toujours pensé qu’on péchait d’autant plus qu’on pensait moins à Dieu. Mais, à ce que je vois, quand on a pu gagner une fois sur soi de n’y plus penser du tout, toutes choses deviennent pures pour l’avenir. Point de ces pécheurs à demi qui ont quelque amour pour la vertu. Ils seront tous damnés, ces demi-pécheurs ; mais pour ces francs pécheurs, pécheurs endurcis, pécheurs sans mélange, pleins et achevés, l’enfer ne les tient pas : ils ont trompé le diable à force de s’y abandonner. »
Il y a de la vérité : c’est pourtant les Jésuites qui ont raison. Au point de vue de l’imputabilité, du reproche à faire et en un mot de la culpabilité bien proprement dite, celui-là n’est pas coupable du tout qui n’a aucune idée du bien ; celui-là est très coupable qui ayant une idée très nette du bien fait le mal ; et les demi-coupables ou les partiellement coupables s’échelonnent entre ces deux extrêmes.
Donc au point de vue de la culpabilité, c’est le criminel atroce qui est innocent, parce qu’il est irresponsable et il est très vrai que c’est à la criminalité même qu’on reconnaît l’irresponsabilité et à la grandeur du crime que l’irresponsabilité se mesure.
Et la conséquence est que l’on n’est jamais coupable quand on est criminel, mais qu’on est fou.
Quand les magistrats demandent à un médecin : « Est-il fou ? » le médecin devrait toujours répondre : « évidemment, puisqu’il est criminel. » Ce n’est pas toujours la folie furieuse ; mais c’est toujours la stupidité. On tue par jalousie, ou par rancune ou par esprit de vengeance, parce qu’on est idiot ; on tue pour voler parce qu’on est inepte, car jamais ce qu’on doit acquérir ne vaut ce qu’on perd ; on vole, sans tuer, par bêtise encore, tant la chute est grande pour un mince profit ; l’homme d’affaires indélicat lui-même n’est qu’un très pauvre hère, d’esprit très borné, qui est bête à ce point de croire que s’enrichir est un profit et qui ne s’aperçoit qu’après coup à quel point c’est une duperie. Tout coupable est un dégénéré ; voilà le principe vrai. L’homme irréprochable n’est qu’un homme intelligent.
Et la vertu, où commence-t-elle ? A être non seulement irréprochable, mais dévoué à son semblable ; à, non seulement ne pas faire le mal, pour quoi il suffit d’être intelligent, mais à faire du bien, ce que l’intelligence n’enseigne pas.
Donc les criminels sont des fous, les délinquants sont des imbéciles ; et aucun n’a le cerveau sain et tous sont des malades et aucun n’est coupable.
Alors acquittons-les tous ! — Non, condamnons-les tous, non comme coupable, mais comme dangereux et comme devant être intimidés. C’était le principe qui était faux, le principe de culpabilité, reste de théologie confuse. Le principe vrai, c’est de ne voir des coupables nulle part et de voir des dangereux dans tous ceux qui font des infractions à la loi.
— Et cela reviendra au même et il n’était pas besoin de tant parler pour ne rien changer aux choses.
— Précisément ; cela ne reviendra pas du tout au même et nous voilà au point. Avec ce principe de culpabilité, d’imputabilité, le juge ou le juré, le juré surtout, moins délié d’esprit, est affolé, parce que le principe, comme guide pratique, est archifaux. « Est-il coupable, crie l’avocat, cet homme que la monstruosité même de son crime montre idiot ; cet homme qui, depuis sa naissance, avant l’acte qui l’amène devant vous, n’a jamais fait que des extravagances ? Non, c’est un malade ; soignez-le ! »
— C’est vrai, dit le juré, il n’est certainement pas coupable [et c’est vrai] Donc je l’acquitte ».
C’est le donc qui est stupide ; c’est justement parce que cet homme était incapable de culpabilité qu’il fallait le coffrer.
— « Est-il coupable, cet homme qui, condamné trois fois pour vol, vole encore ? C’est un maniaque. Punit-on les maniaques ?
— Non il n’est pas coupable puisqu’il l’est si souvent » dit le juré et il acquitte.
— « N’est-il pas dix fois coupable, dit le ministère public, cet homme jusque-là homme de bien, très sain d’esprit et même très intelligent qui commet une escroquerie, abusant justement de sa réputation d’honorabilité pour se donner des facilités à la commettre.
— Oui il est dix fois coupable se dit le juré [et c’est vrai] Donc celui-ci je ne le manque pas. »
C’est le Donc qui ne vaut rien. Il faut attendre pour punir, ou pour punir sévèrement, qu’il y ait récidive.
Ainsi de ce principe faux — dans l’ordre pratique, dans l’ordre de la répression — de la culpabilité, de l’imputabilité, dérivent des collections d’absurdités dans les jugements ; et tout au moins et toujours dérive une incertitude continuelle dans l’esprit de ceux qui jugent, puisqu’ils ne savent plus, dont on ne peut leur en vouloir, si c’est le plus coupable qui doit être puni le moins ou le plus, si c’est le moins coupable qui doit être puni moins ou davantage.
C’est que le principe est faux ; il en faut un autre. Il faut se placer au point de vue de la nocivité et de l’intimidation.
De la nocivité ; il ne s’agit pas de savoir s’il est coupable ou non coupable ; nous n’en savons rien ; c’est une question de philosophie ; s’il est responsable ou irresponsable ; nous n’en savons rien ; c’est une question de philosophie ; il s’agit de savoir s’il est dangereux et dans quelle mesure il l’est. Il l’est effroyablement si c’est une brute et si, par conséquent, il est non coupable. Non coupable peut-être ; mais je le mets hors d’état de nuire parce qu’il est dangereux. Il est assez dangereux s’il est à demi brute, à demi intelligent ; je le mets hors d’état de nuire en le soignant, en l’éduquant, en tâchant de faire que sa partie intelligente arrive à prendre le pas sur l’autre. Il est peu dangereux s’il est très intelligent et a fait une sottise ; plus coupable peut-être qu’un autre ; mais c’est sur quoi les philosophes disserteront ; je le châtie car il a besoin d’une leçon ; mais surtout je le mets entre les mains de gens qui lui montreront combien, précisément parce qu’il était intelligent, il a été absurde.
De l’intimidation : ces gens, non seulement ceux qu’on amène devant nous qui jugeons, mais leurs congénères, sont susceptibles de peur des coups et les plus bêtes d’entre eux ne sont même susceptibles que de cela. La peine doit être un moyen de mettre hors d’état de nuire ; elle doit être surtout un moyen d’intimidation. Les animaux, plus sensibles du reste que les hommes aux moyens de douceur, sont tous, d’autre part, éducables par intimidation ; les hommes qui se rapprochent de l’animalité sont très sensibles à l’intimidation et partiellement éducables par elle. Il faut que les dangereux, que les nocifs aient peur de la peine ; que la peine ne soit pas douce, qu’il n’y ait aucune raison de ne pas la craindre, de la désirer ou de s’y risquer par avance avec une insouciance gaie. Les peines corporelles usitées en Angleterre sont des choses excellentes parce qu’elles intimident et celui qui les subit, qui n’aura pas envie, une fois sorti de geôle, de s’y exposer de nouveau et les vicieux qui n’ont pas encore commis de crime et que la connaissance qu’ils ont de la peine à subir n’encourage pas à en commettre.
Il va sans dire que jamais ces peines ne doivent empêcher, dans les intervalles, de travailler à l’éducation, au redressement, à l’amendement du coupable. Toute prison doit être un hôpital puisque nous avons affaire à des malades ; toute prison doit être une école puisque l’école est l’hôpital des malades du cerveau ; mais il ne faut pas que la prison-hôpital-école soit un lieu agréable pour le criminel, puisque l’un des moyens de redressement et d’amendement est l’intimidation elle-même.
Quant à la peine de mort elle a contre elle, évidemment, qu’elle exclut l’intimidation de celui qui la subit et l’amendement de celui qui la subit et qu’elle n’a pour elle que l’intimidation de ceux qui seraient disposés à se mettre dans le cas de la subir. C’est — je vous demande pardon d’écrire en pareil sujet un mot qui peut faire sourire — c’est une peine incomplète ; c’est parfaitement, au point de vue de la doctrine, une peine incomplète : elle n’a qu’un objet sur trois ; elle ne vise qu’à l’intimidation générale. Je la crois nécessaire dans certains pays et dans certains temps ; dans les pays et dans les temps où l’absence générale d’éducation religieuse et d’éducation morale crée une couche sociale très considérable qui est toute composée de purs bandits ; dans les temps et dans les lieux où la douceur, voire même la nullité des autres répressions ne laisse intimidante que celle-ci ; dans les temps où une recrudescence de la criminalité rend nécessaire un retour offensif d’intimidation.
Par exemple au commencement du XXe siècle en France, pendant cinq ou six ans, il n’y eut plus d’exécution ; la criminalité s’accrut d’une façon si foudroyante que l’on revint à la pratique des exécutions capitales. Ce retour est trop récent pour que l’on ait pu constater par statistique si une diminution des crimes a coïncidé avec lui. Très partisan de la peine de mort s’il est prouvé qu’il n’y a que cela qui fasse de l’effet, très adversaire d’une peine qui n’est qu’intimidante, si d’autres sont aussi intimidantes qu’elle, je souhaiterais un essai qui serait facile à faire. Qu’un pays comme l’Angleterre, qui châtie dans les prisons, et durement, et chez qui la prison n’est pas un simple lieu de réunion, suspende la peine de mort pendant dix ans. Si, pendant ces dix ans, la criminalité n’augmente pas, ce sera preuve que la prison avec châtiment et régime d’intimidation suffit ; et l’on devra abolir la peine de mort ou la laisser suspendue. Si la criminalité augmente, ce sera preuve que la prison avec châtiment ne suffit pas et que la peine de mort a une vertu intimidante, spéciale et spécifique, à laquelle on aurait le plus grand tort de renoncer.
En doctrine pénale il ne faut parler ni de culpabilité, ni de responsabilité, ni d’imputabilité ; il ne faut parler que de danger social plus ou moins grand. Il faut revenir au sens vrai des mots. Que veut dire innocent ? Il veut dire qui ne nuit pas ; que veut dire nocent ? Il veut dire qui nuit. Voilà le sens social des mots. Que par intervention d’une subtile philosophie et en considération de la responsabilité et de l’irresponsabilité, innocent ait fini par désigner le plus nocif des hommes et d’autant plus innocent qu’il est plus nocif, laissons cela et ne nous défendons que contre le nocent ; en lui accordant si l’on veut qu’il n’est pas coupable ; mais en l’empêchant rigoureusement d’être nocif.
Voilà la vérité pénale. Mais on conçoit combien cette invention de l’irresponsabilité morale, insidieusement confondue avec l’irresponsabilité sociale a jeté de trouble dans l’âme des jurés. L’irresponsabilité des criminels a augmenté chez les jurés la passion d’être irresponsables eux-mêmes et, aimant à acquitter par bonté d’âme et douceur française, ils ont été ravis d’avoir un prétexte à le faire. Chaque juré s’est dit : « A ces questions de responsabilité psychique je n’entends pas grand’chose ; mais ce que je comprends à ces criminels irresponsables, c’est que c’est moi qui le deviens. Voilà une très bonne affaire. »
Irresponsabilité des magistrats qui peuvent se décharger sur la loi du soin de juger ; irresponsabilité des magistrats qui peuvent et qui croient devoir, dans les affaires les plus importantes, se décharger sur le gouvernement du soin de juger ; irresponsabilité des jurés, qui, outre qu’ils n’ont pas à donner de considérants, peuvent se décharger sur le gouvernement, par recours en grâce, du soin de juger et en particulier de juger rigoureusement ; irresponsabilité des criminels augmentant chez les jurés la terreur de prendre la responsabilité de juger ; voilà les différentes et assez nombreuses, je crois, irresponsabilités qui énervent en France toute la justice et particulièrement la justice répressive et en font un pays où la sécurité la plus assurée est encore, quoique malheureusement incomplète, celle des criminels.
Faut-il donc et abolir le jury et revenir à la vénalité des charges ? Il faut certainement abolir le jury qui a fait toutes ses preuves d’incapacité, à tel point qu’il est considéré par tout le monde comme le hasard et que tout le monde, avocats comme ministère public, disent toujours : « Avec le jury il n’y a rien à prévoir. »
Pour le rétablissement de la vénalité des charges j’en serais très partisan. Quelque monstrueuse qu’elle paraisse, elle existe encore pour certaines charges ; les charges d’avoués et de notaires sont vénales et cela n’excite pas l’indignation publique, parce que cela existe. Or seriez-vous mal jugés par des notaires ou des avoués dont on exigerait d’ailleurs qu’ils fussent docteurs en droit ? Vous le seriez fort bien, avec une très grande indépendance et un mépris, sinon absolu, du moins très grand et très général, des compromissions. Préfériez-vous l’être par des préfets et des sous-préfets ? Non ? Eh bien c’est précisément par des préfets et des sous-préfets que vous l’êtes.
Mais à la rigueur on peut ne pas revenir à la vénalité des charges. Encore qu’elle vaille mieux que tout, je n’hésite pas à le dire, on peut trouver autre chose. J’ai dix fois exposé, ce qui m’engage à être court, qu’il suffirait de faire de la magistrature un ordre de l’État indépendant, comme elle l’était, par exemple par le moyen suivant : l’État paye les magistrats ; mais il ne les nomme pas et ne les avance pas ; il n’intervient aucunement dans leurs nominations ni dans leurs promotions ; les voilà indépendants.
Qui les nomme et qui les avance ? La Cour de cassation ; c’est elle qui fait toutes les nominations et promotions de toute la magistrature assise de France.
Mais si c’est le gouvernement qui nomme la Cour de cassation ?
Il ne la nomme pas.
Qui la nomme ?
La magistrature de France par élection, au fur et à mesure des extinctions.
De la sorte la Cour supérieure nommant la magistrature et la magistrature nommant la Cour suprême, la magistrature est un corps fermé, autonome et autogène, qui ne dépend que d’elle-même et ne provient que d’elle-même, exactement comme la magistrature de l’ancien régime, ce qui est précisément ce qu’il fallait obtenir.
Seulement comme, à la différence de l’ancien régime, le gouvernement paye la magistrature, et que celui qui paye est toujours un peu le maître ; comme aussi la loi constituant la magistrature comme je viens d’indiquer qu’elle est constituée peut être changée par le Parlement en un tournemain, il faut que la loi constituant la magistrature comme un ordre de l’État soit une loi constitutionnelle entourée des plus fortes garanties et qui, par exemple, ne pourrait être changée que par un plébiscite.
Ainsi la magistrature sera un ordre de l’État, ce qu’il faut qu’elle soit pour que l’on soit bien jugé.
— Mais cela est ultra-aristocratique !
— Je reconnais que cela est ultra-aristocratique.