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... Et l'horreur des responsabilités (suite au Culte de l'incompétence)

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IV
DANS LES MŒURS POLITIQUES

Il y a deux choses en politique, la constitution politique et les mœurs politiques. La constitution politique, chez les Français, pour commencer par elle, est fondée sur l’irresponsabilité universelle. Sous l’ancien régime il y avait une responsabilité très réelle, c’était celle du roi. On l’oublie trop ; mais si le roi était absolu, ce qui, du reste, était absurde, il était éternellement et absolument responsable et on le lui faisait sentir. Notez bien que depuis la fin des guerres civiles du XVIe siècle la royauté française a gouverné despotiquement ; mais toujours combattue par des révoltes. Le règne de Louis XIII est une lutte incessante de la royauté contre la noblesse en insurrection ; la minorité de Louis XIV de même, en ajoutant à la noblesse les magistrats et le peuple ; Louis XIV, quand il gouverne lui-même, a à lutter contre les Protestants qu’il a imprudemment provoqués ; et il est toujours inquiet du côté des Parlementaires et vit toujours comme à la veille d’une Fronde. Comprenons bien que la monarchie dite absolue se sentait continuellement menacée et par conséquent se sentait très responsable. Elle avait ses moments d’enivrement de pouvoir absolu, mais perpétuellement le sentiment confus — quelquefois très clair — que quelqu’un existait, bien près d’elle, qui lui demandait des comptes ou qui allait lui en demander. Sa sagesse, intermittente, tint à cela ; sa folie fut de ne pas comprendre que cette responsabilité confuse et indéterminée, il fallait l’organiser, qu’un despotisme tempéré par l’insurrection ou par la peur de l’insurrection est un despotisme menacé, un despotisme intimidé, mais non pas une monarchie tempérée ; qu’il faut préciser la responsabilité pour qu’elle soit normale et pour qu’elle soit féconde en résultats heureux ; qu’il faut désarmer l’insurrection par avance en donnant la parole à l’opposition et qu’on ne trouve pas le peuple en face de soi quand on lui a permis de parler et quand on a tenu compte de ses paroles. — Mais encore la responsabilité existait et elle était très nettement sentie.

Elle l’était d’autant plus que la royauté se sentait, un peu vaguement, je le reconnais, mais se sentait usurpatrice. Elle savait qu’il avait existé une constitution, que le royaume avait eu des « lois fondamentales » liant le roi, inviolables au roi et que le roi avait peu à peu laissé tomber en désuétude, surtout à la faveur des troubles civils, toujours utiles au vainqueur, mais lois fondamentales qui avaient existé et qui existaient comme virtuellement encore. Je ne connais pas un écrivain politique de l’ancien régime qui ait soutenu que le royaume de France fût un royaume despotique. Tous ont dit qu’il y avait des lois au-dessus du roi et que le roi ne pouvait pas faire tout ce qu’il voulait. Quand la royauté disait — et elle l’a dit cent fois, s’adressant aux Parlementaires — « que le pouvoir législatif était dans le roi » elle savait qu’elle ne disait pas la vérité et elle se sentait parfaitement usurpatrice.

Le clergé seul lui disait presque toujours qu’elle était souveraine, ne tenant son pouvoir que de Dieu ; seulement il lui constituait, du même coup, une responsabilité très redoutable ; il lui criait qu’elle était responsable devant Dieu et qu’elle devait compte à Dieu de ce qu’elle faisait contre le peuple ou sans s’inquiéter de lui.

On me dira que cette responsabilité peut paraître légère, indéfinie, parce qu’elle est infinie et que la royauté pouvait un peu dire comme Tartuffe : « Si ce n’est que le ciel… » Il ne faudrait pas trop prendre les choses ainsi ; il ne les faudrait prendre de la sorte que si le clergé eût dit cela à la royauté tête à tête et à voix basse. Mais il les disait tout haut et c’est ici que la responsabilité temporelle commence. Il les disait tout haut et le peuple les entendait aussi bien que le roi et prenait là le sentiment de la responsabilité royale. Gouverner justement était un devoir envers Dieu, soit ; mais c’était un devoir envers le peuple que de le gouverner comme Dieu voulait qu’on le gouvernât. Là se retrouvait encore, quoique affaiblie, la vieille intervention du pouvoir spirituel dans le pouvoir temporel au nom du Dieu souverain, intervention qui avait été souvent si puissante et si salutaire sur les princes barbares. Remarquez qu’un souverain craignant Dieu sent sur lui une responsabilité plus lourde quoiqu’il soit prince absolu, qu’un souverain nommé par le peuple et relevant nominalement de lui. Quand l’Église disait : « Toute puissance humaine vient de Dieu », elle courbait, croit-on généralement, elle écrasait le peuple sous le souverain. Prenez garde ! En disant au roi que la puissance venait de Dieu elle le faisait du même coup responsable devant Dieu d’une façon terrible. Au contraire, le souverain qui se dit qu’il ne relève que du peuple sent bien qu’il ne relève de personne, qu’il ne relève que du succès, qu’il sera aimé tant qu’il sera heureux, détesté, abandonné, renversé quand la fortune tournera contre lui. Le souverain qui est de Dieu a fait un pacte avec Dieu ; le souverain qui relève du peuple a fait un pacte avec le hasard. Il faut tenir compte de cela.

Je reconnais, j’ai reconnu, que pour que le pacte avec Dieu sortisse son effet salutaire, il faut que le prince ait la crainte de Dieu et il faut convenir aussi que c’est précisément cette crainte qui s’était très notablement affaiblie chez nos rois de l’ancien régime, le dernier excepté ; mais j’ai voulu faire entendre que, sous l’ancien régime, si la responsabilité constitutionnelle n’existait pas, une responsabilité cependant existait et même à triple forme, responsabilité envers Dieu qui ne laissait pas de se faire sentir encore, responsabilité envers une Constitution « qui n’était jamais qu’enfreinte » comme a dit spirituellement Mme de Staël, mais dont on avait cependant l’idée et qui était souvent rappelée par les jurisconsultes ; responsabilité envers le peuple, devant qui le roi, précisément parce qu’il avait annihilé les corps intermédiaires, se sentait tout seul en cas de faute grave, ce qui met en état de réflexion et de crainte.

De nos jours, constitutionnellement, nous avons limité les responsabilités du pouvoir jusqu’à les faire presque nulles ; et par les mœurs politiques altérant la Constitution nous avons réduit à rien les responsabilités déjà très faibles constitutionnellement du pouvoir central et de ses agents. Le président de la République a d’assez grands pouvoirs ; il peut proroger la Chambre des députés pour plusieurs mois ; il peut, avec l’aveu du Sénat, dissoudre la Chambre des députés et en appeler à de nouvelles élections ; il peut, ce qui est un veto suspensif, ordonner aux Chambres une nouvelle délibération d’une loi votée par elles. Il est curieux que toutes ces dispositions sont devenues lettres mortes, n’existent plus que sur le papier, sont dans la pratique comme si elles n’étaient pas et en réalité n’existent point. Depuis la dissolution de la Chambre par le président Mac-Mahon, au 16 mai 1877, jamais une Chambre des députés n’a été dissoute. Jamais, depuis 1871, le président n’a provoqué une seconde délibération d’une loi votée. Jamais, depuis 1877, le président n’a prorogé une Chambre des députés. Il y a plus. Constitutionnellement le président a le droit de communiquer sa pensée aux Chambres par des messages. Thiers usa très souvent de ce moyen de gouvernement. C’en est un en ce sens que, par le message, le président à la vérité n’ordonne rien ; mais s’il y a discordance entre son parlement et lui il en fait juge la nation qui lui dira, soit en nommant à nouveau les mêmes députés qu’elle n’est pas avec lui, soit en en nommant d’autres qu’il est avec elle. C’est donc une responsabilité qu’il prend et un moyen détourné de gouverner qu’il adopte quand il adresse un message aux Chambres. Jamais, depuis Mac-Mahon, ce moyen n’a été employé.

Et enfin, constitutionnellement, le président est irrévocable pendant sept ans. Les Chambres ont révoqué un président, Jules Grévy, sans aucun texte formel de révocation puisque cela eût été inconstitutionnel ; mais en lui intimant l’ordre de se démettre par la formule célèbre : « La Chambre… le Sénat… attendant une communication de M. le Président de la République… »

Il résulte de tout cela, suivant l’expression très heureuse de M. Aulard, qu’une Constitution réelle a remplacé la Constitution légale et si radicalement qu’on n’oserait pas violer la Constitution réelle pour appliquer la Constitution légale et que procéder constitutionnellement paraîtrait effrontément inconstitutionnel.

Et cette Constitution réelle tient en un mot : le Président de la République française n’est rien ; ou dans un autre mot : il n’y a pas de Président de la République française.

Cela est si vrai qu’un homme d’État qui est nommé président de la République ne sent pas autre chose que ceci que sa carrière politique est finie. Elle l’est totalement et pour toujours. Car, comme président de la République, il ne devra que ne rien faire et ne rien dire ; et même quand il ne le sera plus, l’usage voulant qu’un ancien président de la République ne soit ni sénateur ni député, il devra continuer de ne rien dire et de ne rien faire. La présidence de la République ostracise un homme politique pendant tout le temps qu’il l’a et pendant tout le temps qu’il ne l’a plus. Elle l’annihile en se posant sur lui et l’oblitère en le quittant.

Ces principes, qui ne sont inscrits nulle part et qui sont en vigueur toujours sont si forts qu’un président qui n’était pas d’accord avec ses ministres, M. Loubet, ne renvoyait point ses ministres, ne prorogeait pas la Chambre, ne dissolvait pas la Chambre, ne demandait pas une deuxième délibération d’une loi votée, n’adressait pas de messages aux Chambres ; mais quelquefois, dans un banquet ou une réception, prononçait quelques paroles exactement contraires à la politique de ses ministres. Il soulageait ainsi sa conscience ; mais il mettait en vive lumière la « Constitution réelle » et l’étrange paradoxe de cette Constitution réelle. On pouvait lui dire : « Si vous pensez ainsi, que n’employez-vous les moyens constitutionnels de le faire savoir et les moyens constitutionnels de le faire prévaloir dans les limites où vous le pourrez constitutionnellement ? » Et comme il ne le faisait point, ses discours en marge signifiaient très clairement ceci : « Selon la Constitution réelle je n’ai aucun des droits que me donne la Constitution légale, et je ne puis parler que comme homme privé ; et pour ce qui est d’agir je ne puis agir d’aucune façon. »

Il n’y a donc pas, en France, de Président de la République ; il n’y a donc pas, en France, de chef de l’État.

Ceci est très important à considérer, parce que cela revient à dire que la France est une démocratie pure. Quand j’expose tous les inconvénients, redoutables à mon avis, de la démocratie pure et de ce qu’elle amènera peu à peu et même très rapidement avec elle, on m’oppose les démocraties antiques et la démocratie américaine. C’est confondre république et démocratie et il n’y a pas de confusion plus forte. Les démocraties anciennes n’ont jamais existé, voilà pour elles ; et la République américaine n’est pas une démocratie.

Les républiques anciennes étaient des aristocraties, excepté, pendant un temps très court, la république athénienne, chez qui la démocratie a fini par s’établir, coïncidant du reste avec la décadence de la nation. La république lacédémonienne était une aristocratie. La république romaine a passé sans transition de l’aristocratie au gouvernement d’un seul. Je n’ai peut-être pas besoin de dire que la république de Venise était radicalement aristocratique.

Quant à la république américaine, elle est une monarchie constitutionnelle ; elle n’est pas autre chose qu’une monarchie constitutionnelle. Avec sa toute-puissance en politique extérieure ; à l’intérieur avec ses ministres qui ne sont pas responsables devant le parlement ; avec son droit d’initiative législative dont il use ; avec son droit, dont il use aussi, de nommer tous les fonctionnaires de l’État, le président de la République américaine est un souverain. Il l’est d’autant plus que, si les ministres ne sont pas responsables devant les Chambres il ne l’est pas non plus, n’étant pas nommé par elles et étant nommé par le peuple. Au fond et en toute réalité le président de la République américaine est un souverain constitutionnel très puissant, qui n’a à s’inspirer que de l’intérêt public et qui n’a à s’inquiéter que de l’opinion publique pour être populaire, pour être réélu et, quand il a été réélu et ne peut plus l’être, pour être en honneur dans son pays. C’est un souverain pro tempore ; mais c’est un souverain. Un ambassadeur de France aux États-Unis me disait : « Le président de la République américaine est incomparablement plus roi que le Roi de la Grande-Bretagne et beaucoup plus empereur que l’Empereur allemand. »

Il n’y a donc jamais eu et il n’y a pas dans l’univers de démocratie pure, si ce n’est la démocratie française. Voilà pourquoi nous qui l’étudions, nous sommes forcés pour prévoir ce qu’elle deviendra et pour la critiquer et conseiller en considération de son avenir, de raisonner presque dans l’abstrait. On nous le reproche assez ; mais nous ne pouvons pas faire autrement, ou nous ne pouvons guère faire autrement. Nous raisonnons avec quelques souvenirs de la démocratie athénienne, qui, elle, a existé, mais environ un demi-siècle ; ainsi faisait déjà Rousseau quand, ce qui lui arrivait en dépit du Contrat social, il attaquait la démocratie pure. Nous raisonnons un peu, aussi, avec la Révolution française que nous considérons, dans la carrière qu’elle a fournie, dans la courbe qu’elle a tracée de Mirabeau à Babeuf comme le schéma de l’histoire de la démocratie, comme la figuration prophétique de l’évolution de la démocratie pure. Nous raisonnons aussi, un peu, avec l’histoire de la troisième République française, avec les tendances qu’elle a montrées, la direction qu’elle a prise et nous annonçons la démocratie de demain comme le prolongement de la démocratie de 1871 à 1911, comme la radicalisation progressive de la démocratie d’aujourd’hui. — Mais enfin, nous raisonnons surtout dans l’abstrait, considérant l’essence même de la démocratie, c’est-à-dire l’égalité absolue et affirmant que la démocratie française se rapprochera de plus en plus de son essence, se rapprochera de plus en plus de la démocratie pure.

— Est-il légitime de raisonner ainsi et est-il donc impossible que la démocratie se corrige elle-même en se développant, s’amende en s’affermissant et crée elle-même les contrepoids dont elle a besoin ?

— Oui ; je crois qu’il est légitime de raisonner ainsi et je ne crois pas que la démocratie française se corrige elle-même en se développant parce que — oh ! que l’américain Barrett-Wendell, dans sa France d’aujourd’hui, a bien vu cela ! — parce que le propre du Français est d’être radical, le propre du Français est d’être idéologue, le propre du Français est d’aller jusqu’au bout de ses idées et de n’avoir pas peur, et tout au contraire, en considérant jusqu’où ses idées le mèneront.

Rien n’est plus juste. Quand la France a été catholique-étatiste, elle a vu sans frayeur, elle a vu sans pitié, même pour elle, elle a vu avec une satisfaction quasi-unanime deux millions de Français et des meilleurs et des plus utiles, forcés de s’éloigner d’elle pour que fût réalisée cette idée : une seule religion d’État et une seule religion dans l’État. Idéologie passionnée. « Périssent les colonies plutôt qu’un principe ! »

Quand la France a été nationaliste, c’est-à-dire éprise du principe des nationalités, elle a prêché et dogmatisé contre elle, contre son intérêt évident ; elle a combattu contre elle, elle a versé son sang contre elle, pour créer contre elle des nations ; pour que fût réalisée cette idée : de grandes nationalités groupées selon la race et selon la langue. Idéologie passionnée. Ne nous y trompons point, un des Français les plus représentatifs du caractère intellectuel français, c’est Napoléon III.

Si la France est ainsi faite intellectuellement, nous ne doutons guère qu’éprise de l’idée démocratique elle ne la pousse jusqu’au bout en droite ligne et selon le plus court chemin.

Et voilà pourquoi, en cette question, nous raisonnons in abstracto, d’abord parce que le fait démocratique étant un fait nouveau nous ne pouvons guère faire autrement ; ensuite parce qu’ayant affaire à un peuple qui lui-même agit dans l’abstrait, d’après l’abstrait, c’est une assez juste méthode que de raisonner dans l’abstrait sur ce qu’il fera de lui.

Résumé de cette digression : la France est une démocratie éprise de la démocratie pure et qui tend de toutes ses forces à réaliser la démocratie pure.

Suis-je loin de mon sujet ? Je ne crois pas. La France est une démocratie qui tend vers la démocratie absolue. C’est pour cela qu’elle s’organise spontanément, presque automatiquement, selon le principe de la démocratie absolue ; et ce principe c’est d’abord l’égalité absolue, c’est ensuite qu’il n’y ait de responsabilité nulle part et que personne ne soit responsable. Les Athéniens, à l’époque où ils furent en démocratie, n’avaient pas de gouvernement ; ils étaient gouvernés par la foule des citoyens qui, comme toute foule, n’était responsable devant personne, si ce n’est devant l’histoire, qui du reste le leur a fait bien voir. Or comment supprimer la responsabilité ? En la divisant, en la subdivisant, en la dispersant, en l’éparpillant de telle sorte qu’elle soit insaisissable partout, que de personne on ne puisse dire : « Is ficit. » C’est précisément ce qu’a fait notre constitution et ce qu’ont fait plus encore nos mœurs politiques.

En France ce qui gouverne, c’est le Parlement. Ce n’est pas le prétendu « chef de l’État » ; nous l’avons montré. Ce ne sont pas les ministres, qui, perpétuellement soumis au Parlement, gouvernant et administrant sous la dictée du Parlement, ne sont pas autre chose que les agents exécutifs, que les commis du Parlement. Toute l’action gouvernante est dans les deux Chambres. Or les parlementaires sont irresponsables parce qu’ils sont neuf cents. Chacun d’eux, quand il prend une décision, se sent couvert par tous les autres et a ce sentiment très juste qu’il faudrait avoir bien mauvais caractère pour s’en prendre à lui. Ce qui gouverne et ce qui gouverne uniquement c’est une masse confuse qui n’offre aucun point où l’on puisse se prendre quand il s’agit de se plaindre, de réclamer ou de s’irriter. La grande théorie de Montesquieu sur la séparation des pouvoirs, est une théorie de la responsabilité. Est responsable le chef de l’État et ses ministres s’ils gouvernent ; est responsable le magistrat s’il est bien entendu qu’il ne peut pas rejeter sa responsabilité sur le gouvernement qui lui donne des ordres. Est responsable le législateur s’il n’est pas le législateur innombrable ; si d’autre part il n’est pas un pouvoir confus, qui, légiférant, gouvernant, administrant et pesant même sur la justice, assume en apparence tant de responsabilités que réellement il n’en a plus aucune.

Car on peut objecter, mais l’objection ne sera pas juste, que voilà bien un bel exemple de soif de responsabilité qu’un corps législatif qui se fait tout, pouvoir législatif, pouvoir exécutif, pouvoir administratif, pouvoir judiciaire et qui appelle pour ainsi parler sur lui seul toutes les revendications possibles. Mais je dis que l’objection est fausse parce que, à tout prendre sur soi, on ne prend rien distinctement, formellement, clairement. La France se sent gouvernée, administrée et même jugée par ses députés et sénateurs ; mais outre qu’ils sont une foule, ce qui divise et partage la responsabilité, c’est par un pouvoir exécutif, par un pouvoir administratif, par un pouvoir judiciaire que le Parlement gouverne, administre et juge, sans qu’on puisse distinguer quelle quantité d’autorité ou d’influence le Parlement verse, introduit, fait passer dans chacun de ses pouvoirs. De sorte qu’en tant que pouvoir de gouvernement, d’administration et de justice, le Parlement est un pouvoir occulte et que la France se sent gouvernée, administrée et jugée par un pouvoir occulte et insaisissable.

Et, en outre, parce que le Parlement se mêle de tout comme pouvoir occulte, quand il est sur son domaine de législateur il échappe aux responsabilités en ceci qu’on ne paraît pas sur son domaine, même au moment où l’on y est, lorsque l’on est sans cesse sur tous les autres. L’ubiquité du Parlement le couvre même quand il s’occupe de son affaire, en ce qu’elle divertit l’attention que l’on pourrait porter sur son affaire et sur lui s’en occupant. Ils font des lois : ils font tant de choses qu’on ne les envisage point précisément comme législateurs. Ils font des lois ; c’est tellement une partie secondaire de la mission qu’ils se donnent que ce n’est pas là-dessus précisément que se porte l’attention publique qui, du reste, sur les autres choses qu’ils font, ne peut être qu’incertaine et indécise.

Le grand défaut du gouvernement parlementaire quand il est une sorte de syncrétisme, quand ses différents rouages ne sont pas nettement délimités et distincts, c’est que la revendication légitime flotte, s’égare, ne sait où se prendre, a par conséquent le sentiment de son impuissance et finit par se ramener à une sorte d’indifférence et de résignation. Nous sommes gouvernés dans des ténèbres artificielles qui ont été très habilement formées pour que ni les gouvernés ne sachent qui reprendre, ni les gouvernants ne sachent très précisément ce qu’ils font. Nous sommes gouvernants et gouvernés à tâtons…

— Tout cela, c’est de la rhétorique !

— Mais regardez donc un exemple tout récent. Dans l’affaire de délimitation de la Champagne, le gouvernement prend une décision, bonne ou mauvaise, ce n’est pas cela qui est en question. Cette décision ayant causé une insurrection en Champagne, le Sénat, sur interpellation, décide qu’il ne devra pas être fait de délimitation, et de ce fait condamne le Cabinet. Le Cabinet n’avait qu’une chose à faire : se retirer. Il ne se retire point mais remet la question aux mains du Conseil d’État par un projet de loi en blanc, et c’est-à-dire qu’il charge le Conseil d’État de faire la loi. La Chambre des députés à son tour discute l’affaire avec force protestations à l’égard du Sénat et donne sa confiance au gouvernement. Quelle confiance ? Ce n’est pas au gouvernement qu’il fallait accorder confiance sur cette affaire, puisqu’il s’en était dessaisi, c’était au Conseil d’État et l’ordre du jour de la Chambre aurait dû être celui-ci : « La Chambre ayant écouté le gouvernement qui n’a pas d’avis, n’en ayant pas elle-même, et confiante dans le Conseil d’État qui est prié d’en avoir un, passe à l’ordre du jour. » Tant y a qu’en cette affaire, au moment où j’écris, nous ne sommes pas gouvernés par le gouvernement qui n’a pas d’opinion, nous ne le sommes pas par la Chambre qui n’a pas d’opinion, nous ne le sommes pas par le Sénat qui a son opinion dont il n’est pas tenu compte ; nous le sommes par le Conseil d’État qui n’a aucun mandat pour gouverner et qui n’est qu’une assemblée consultative ; et ceci est une situation inconstitutionnelle au premier chef.

Mais au fond de cette situation inconstitutionnelle qu’y a-t-il ? Il y a l’horreur des responsabilités et que tout le monde — excepté le Sénat — se dérobe. Le gouvernement se dessaisit et n’a plus de volonté et ne veut plus en avoir ; la Chambre exprimant sa confiance dans l’absence de volonté et d’opinion du gouvernement, s’affirme avec éclat sans opinion et sans volonté ; et tout le monde, excepté le Sénat, se dérobe aux responsabilités en s’en remettant à un Conseil de législation et d’administration qui n’en a pas.

L’idéal de tous ces messieurs semble être que celui-là décide à qui personne ne peut demander compte. La passion de se dérober aux responsabilités est ici saisie sur le vif. Car n’est-il pas étrange qu’un gouvernement déjà irresponsable parce qu’il n’est que l’agent d’exécution d’un Parlement, se dérobe à une ombre de responsabilité en se déchargeant du soin de décider sur une assemblée qui ne fait pas partie du gouvernement ; et qu’une Chambre, déjà irresponsable à cause de son nombre, écarte d’elle une ombre de responsabilité en s’en remettant à un gouvernement qui s’en remet à un tiers et en se confiant à un gouvernement qui se confie à un troisième groupe ?

Éparpiller la responsabilité de manière qu’il n’y en ait plus de saisissable, vous voyez bien que c’est le régime.

Si le gouvernement est irresponsable, les agents du gouvernement ne le sont pas moins et le sont peut-être davantage. On sait assez en quoi consiste, en Grande-Bretagne et aux États-Unis d’Amérique, la liberté individuelle, quelle est sa sauvegarde et ce qui fait qu’elle existe. Ce qui fait qu’elle existe, c’est que vous, particulier, vous pouvez faire un procès à un fonctionnaire qui vous moleste, même dans l’exercice de ses fonctions. Le législateur Anglo-Saxon a compris que l’on peut avoir justice à invoquer contre un agent du pouvoir aussi bien que contre un égal et que même il est assez vraisemblable que je trouve qui me moleste ou qui m’opprime plutôt dans un homme puissant par sa fonction que dans un de mes égaux. Donc en Angleterre et en Amérique on peut faire un procès à un fonctionnaire qui, même dans l’exercice de fonctions, vous paraît vous avoir fait tort.

En France on ne le peut pas, en ce sens qu’à la vérité on le peut ; mais que si on le fait, le fonctionnaire appelé élève un déclinatoire d’incompétence qui transporte l’affaire devant le tribunal des conflits, lequel étant composé en majorité de fonctionnaires de l’État ne peut pas donner raison au particulier contre le fonctionnaire. En fait le droit pour un particulier de faire un procès à un fonctionnaire relativement à l’exercice de ces fonctions, en France, n’existe pas.

Et quand on songe qu’il pourrait si bien exister sans que le fonctionnaire fût beaucoup plus responsable, sans qu’il le fût davantage ! Du moment que la magistrature dépend tellement du gouvernement, on sait pourquoi, qu’elle n’admet pas qu’elle puisse donner tort à un gouvernement contre un particulier, ni contrarier d’aucune façon les désirs du gouvernement, que serait-il besoin de lui dérober la judicature sur les fonctionnaires attaqués par les particuliers, puisqu’il est bien probable qu’elle ne l’exercerait jamais en faveur de ceux-ci ni au détriment de ceux-là ? Eh bien, non ; il ne suffit pas que la magistrature se considère comme un agent du pouvoir pour qu’on croie assurée l’irresponsabilité des autres agents du pouvoir ; il faut encore, pour que cette irresponsabilité soit intangible, qu’il y ait pour ces agents un régime d’exception et de privilège. C’est multiplier les assurances et les sauvegardes de l’infaillibilité du fonctionnaire. Que le fonctionnaire de France est heureux et qu’il peut en prendre à son aise !

En réalité il n’est point si heureux et il n’est pas aussi à son aise qu’on le pourrait croire. Il est terriblement gêné et terriblement responsable. Mais il est gêné par ceux par qui il devrait ne pas l’être et responsable à ceux à qui il serait essentiel qu’il ne le fût point. Il a des comptes à rendre à son gouvernement d’abord, ce qui est absolument légitime et inattaquable ; il en a à rendre ensuite et de beaucoup plus délicats à ce gouvernement occulte dont nous avons parlé. Il a à administrer dans l’intérêt des parlementaires de sa région, des sénateurs et des députés de sa région et contre les adversaires des députés et sénateurs de sa région. Le gouvernement occulte ne lui demande pas autre chose et n’exige de lui impérieusement que cela. C’est chose sur quoi j’ai insisté ailleurs et sur quoi je n’ai pas à m’étendre ici.

Il résulte de cela que le fonctionnaire, irresponsable devant ses concitoyens — il n’est pas élu — irresponsable devant la justice — il n’est pas justiciable — est responsable devant des quasi irresponsables, les parlementaires, et devant des gens, ces mêmes parlementaires, qui relativement aux services qu’ils ont pu lui demander sont complètement irresponsables.

En effet devant qui le parlementaire vient-il, la législature terminée, rendre ses comptes ? Devant son parti. Sur quoi son parti l’interrogera-t-il ? Il pourra lui demander comment il a voté, quelles lois il a faites. Mais jamais il ne lui demandera s’il a exercé une influence, une intimidation, une pression abusive sur les fonctionnaires du département. Au contraire, s’il reprochait quelque chose, à cet égard, à son député, ce serait de n’avoir pas déployé assez de vigueur pour faire agir les fonctionnaires dans l’intérêt du parti.

Donc le fonctionnaire du pouvoir, irresponsable devant la justice, est responsable devant des quasi irresponsables, qui, relativement à ce qu’ils lui font faire, sont irresponsables tout à fait.

D’où il suit que le fonctionnaire n’a pas la responsabilité qui serait utile et a celle qui est funeste ; n’est pas responsable dans le sens du bien public et est étroitement responsable dans le sens de l’injustice sociale, dont il se trouve qu’il est chargé.

Tel est ce groupement, en principe et en apparence si bien fondé en droit, en raison et en équité, dans la pratique, et par la façon dont on l’a altéré si dangereux pour la raison, la justice et le bien général. En somme on a fondé un gouvernement impersonnel qui est devenu irresponsable et je ne sache rien au monde de plus périlleux.

Les remèdes seraient de deux sortes, remèdes constitutionnels, remèdes moraux.

Remèdes constitutionnels : on songera tout de suite, naturellement, à la monarchie. Il est assez naturel, la démocratie s’acheminant au despotisme parce qu’elle est impersonnelle, de songer à la monarchie qui étant essentiellement personnelle peut fonder la sauvegarde de la liberté. Je crois que ce serait une erreur. On dit toujours : il n’y a qu’un roi qui puisse être au-dessus de tous les partis, et qui, étant au-dessus de tous les partis, puisse songer uniquement au bien public et même à la liberté de tous, ne voulant pas, précisément, qu’aucun parti l’emporte sur les autres, opprime les autres et par suite lui-même, de sorte qu’il y a solidarité entre la liberté du prince et la liberté des citoyens.

Ce n’est pas mal raisonné et il y a plaisir à exposer ou à résumer les opinions de gens qui raisonnent si bien. Mais, si nous consultons les faits et si nous nous rappelons notre histoire, d’où vient qu’il y a autant de partis se disputant le pouvoir sous un roi dit absolu que dans une république ? Le fait n’est pas contestable. Sous tout roi il y a eu des partis, c’est-à-dire des coteries, chacun ayant son chef, ses sous-chefs, sa clientèle, ses sportulaires, et qui, chacun profitant des fautes des autres, disputant la faveur royale et l’obtenant à son tour tant par les fautes des autres que par ses intrigues propres, se succédaient au pouvoir exactement comme nos partis ou nos fractions de parti se succèdent au pouvoir maintenant ; d’où il résulte qu’il n’y a pas plus de suite aujourd’hui dans les affaires que du temps de l’ancien régime ; mais aussi qu’il n’y avait pas plus de suite dans les affaires du temps de l’ancien régime qu’il n’y en a aujourd’hui.

On répète incessamment après Renan dans sa Réforme intellectuelle et morale, qu’un homme ayant les facultés d’un grand homme d’État ne pourrait jamais aujourd’hui devenir ministre, par la raison qu’il ne pourrait devenir ni député ni sénateur ; qu’il fut bien plus facile à Turgot d’être ministre en 1774 qu’il ne le serait de nos jours ; que, de nos jours, sa modestie, sa gaucherie, son manque de talent comme orateur l’eussent arrêté dès les premiers pas et même avant le premier pas ; « qu’en 1774 pour arriver il lui suffit d’être compris et apprécié de l’abbé de Viry, prêtre philosophe très écouté de Mme de Maurepas. » Rien de plus juste ; mais on oublie d’ajouter que Turgot, s’il arriva très facilement, s’en alla plus facilement encore et qu’il ne resta que deux ans au pouvoir pour n’y remonter jamais, renversé par une intrigue.

Ceux qui font valoir le mérite de la royauté supposent toujours un roi très intelligent et très obstiné qui sait choisir ses ministres et qui sait les garder, se tenant au-dessus des partis autant qu’il peut s’y tenir, c’est-à-dire absolument. Ce n’est pas tout à fait une supposition ; car cela est arrivé ; tels ont été Louis XIII, peut-être dominé, mais mettant tant de fermeté à être dominé toujours par le même homme, qui était de génie, que je le considère comme le plus intelligent et le plus énergique de tous nos rois ; et Louis XIV, tout au moins pendant cette première moitié de son règne où il soutint Colbert et Louvois contre tous leurs ennemis et même l’un contre l’autre. La théorie du roi très intelligent, très ferme et au-dessus de tous les partis n’est donc pas une simple supposition ; mais encore elle vise une exception et ce n’est pas sur une exception qu’il faut bâtir une théorie.

La vérité est que, n’y ayant rien de plus rare qu’un roi intelligent et ferme, il y a lutte des partis et succession des partis au pouvoir et par conséquent instabilité, autant sous un roi qu’en République.

Ajoutez, ce que j’ai dit quelquefois, mais le devoir du théoricien politique est de se répéter, que pour ce qui est de la France, la République existant depuis quatre-vingts ans, c’est avoir la première vertu de l’homme politique à savoir le respect des faits considérables et des traditions enracinées que d’accepter la République et d’essayer seulement d’en tirer le meilleur parti. Je dis que la République existe en France depuis 1830 parce que, quand dans une nation trois monarchies se disputent le pouvoir, la nation tend vers la République comme vers la solution nécessaire, et virtuellement y est déjà et même matériellement y est déjà, puisqu’elle est gouvernée par une monarchie, non pas universellement admise, ce qui est l’essence même de la monarchie, mais presque universellement contestée ; d’où il suit qu’elle est gouvernée par un parti, qu’elle est gouvernée pour un temps par un parti, ce qui est l’essence même de la République.

Il est donc foncièrement vrai, profondément vrai que la France est en République depuis quatre-vingts ans, que c’est un fait considérable et depuis longtemps acquis qu’il faut subir et qu’il est essentiellement traditionniste, en 1911, d’être républicain.

La monarchie absolue (ou parlementaire de façon consultative, comme l’était la monarchie de l’ancien régime) étant écartée, faudrait-il avoir recours à la monarchie strictement parlementaire, c’est-à-dire à la monarchie où le roi règne et ne gouverne pas et où gouverne, légifère, administre, juge, le parti qui a la majorité ? Comme entre cette monarchie et la République je ne vois, quelque effort que j’y fasse, aucune espèce de différence, si ce n’est celle que constitue l’existence d’une liste civile, par désir de ne point perdre mon temps et de ne point faire perdre le sien au lecteur je ne dirai pas un mot de la monarchie parlementaire.

Il convient donc que la France reste en République et ce serait, à mon avis, un immensurable dernier malheur pour elle qu’elle épuisât ses forces dans un essai de restauration monarchique contesté, traversé, entravé et très probablement éphémère et qui, s’il n’était pas éphémère, prolongerait d’autant les luttes, les traverses, les discordes intérieures et la déperdition des forces.

Soyons donc républicains ; mais qui dit républicain ne dit pas démocrate, ni surtout démocrate borné et superficiel, pour se servir des expressions de Renan. Il s’agit de faire une république viable et c’est-à-dire une république qui, comme toutes les républiques qui ont vécu, ait une base démocratique et contienne un élément aristocratique.

L’élément aristocratique existe dans la nation ; il existe toujours ; seulement le jeu, le paradoxe ou l’ironie des institutions peut être, qu’existant dans la nation, il soit très soigneusement éliminé de tous les pouvoirs gouvernants ; et c’est précisément ce qui se passe chez nous.

L’élément aristocratique dans une nation, c’est tout ce qui a eu assez de vitalité et de force de cohésion et de sentiment de sa responsabilité pour se grouper, s’associer, s’engrener, s’organiser, devenir une chose vivante et c’est-à-dire une personne collective. Un élément aristocratique c’est l’ordre des avocats ; un élément aristocratique (ou qui pourrait l’être avec une autre organisation et un autre esprit) c’est la magistrature ; un élément aristocratique c’est l’ordre des médecins ; un élément aristocratique c’est l’armée et je veux dire le corps des officiers ; un élément aristocratique ce sont les chambres de commerce ; un élément aristocratique ce sont les villes, tout au moins les grandes, qui sont de véritables personnes collectives, ayant leur passé, leurs traditions, leur amour-propre et le sentiment de leur responsabilité dans le temps, de leur responsabilité envers les ancêtres et envers les descendants ; un élément aristocratique (et ils le savent bien) ce sont les syndicats ouvriers.

Je ne donne que des exemples.

Tout ce qui dans la nation n’est pas purement individuel est élément aristocratique.

Ce sont ces éléments qui en France sont éliminés des pouvoirs publics. Détail curieux : par préoccupation de parti, dans la Constitution de 1875, pour la nomination du Sénat, ce qui a été presque éliminé ce sont les villes, alors que précisément, comme grandes personnes morales, elles devaient avoir une représentation plus considérable que celle des campagnes et l’auteur aristocratique de la Constitution de 1875 a fait sur ce point œuvre bassement démocratique.

Ce sont ces éléments aristocratiques qui devraient, par représentation élective, former, et exclusivement selon moi, la Chambre haute. La Chambre haute serait la représentation de tout ce qui dans la nation a de la cohésion, de la vitalité collective et le sentiment de la responsabilité collective. Et c’est la Chambre haute qui seule ferait fonction législatrice, ayant seule, à mon avis, qualité pour la faire.

A côté d’elle, la Chambre issue du suffrage universel, absolument nécessaire pour que les gouvernements sachent l’état de l’opinion populaire, aurait un droit de veto sur les lois faites par la Chambre haute ; car le peuple étant absolument incapable de savoir ce qu’il veut, mais très capable de savoir ce dont il souffre et ce qu’il ne veut pas, doit être en conséquence, représenté par des gens qui ne font pas les lois ; mais qui ont le droit de repousser celles dont ils ne veulent point.

Enfin le Président de la République, nommé, comme aux États-Unis par la nation en tant que nation constituée, c’est-à-dire, non par le suffrage universel direct, mais par le suffrage universel à deux degrés et par exemple, soit par les conseils généraux, soit plutôt par les conseils régionaux, provinciaux, aurait assez d’autorité pour avoir un avis dont on tiendrait compte, ne serait pas le simple serviteur du Parlement, ne serait pas un simple magistrat surnuméraire, un simple magistrat honoraire avant de quitter sa place et du moment même qu’il l’occupe, ne serait pas, dès le moment de son élection, un simple futur ancien président, ce qu’il est, sans rien de plus, sous le régime actuel ; mais aurait, par ses messages qu’il oserait écrire, par son droit de seconde délibération qu’il oserait exercer, par son droit de dissolution, même du Sénat, dont il oserait user, la prépondérance qu’il est nécessaire qu’un chef d’État exerce pour que la responsabilité gouvernementale soit ramassée quelque part.

Objection. Mais est-il vrai que dans la France actuelle les éléments aristocratiques que vous signalez soient réellement des éléments aristocratiques ? Quelle cohésion et quelle vitalité par cohésion offre la magistrature française et quelle personne collective constitue-t-elle ? Quelle personne collective trouvez-vous dans l’armée, quelle dans l’Université, quelle dans les Chambres de commerce, quelle dans les villes ? Ne trouvez-vous point qu’il n’y a de cohésion, de vitalité collective et de sentiment commun de la responsabilité nulle part, excepté peut-être dans le plus ancien et dans le plus nouveau des organismes corporatifs, c’est à savoir dans le clergé et dans les syndicats ouvriers ?

— L’objection est très juste. Il est bien évident que si la démocratie inorganique est dans les institutions c’est qu’elle est dans les faits et il serait bien étrange qu’elle fût dans les institutions sans qu’elle fût dans la réalité concrète. Si a priori et si idéologiquement que soient faites les institutions chez certains peuples, encore est-il que les faits, quand ils sont énormes, s’imposent à elles et en elles s’introduisent comme de force et que si des faits aristocratiques considérables et puissants existaient en France, bon gré, mal gré qu’en aurait eu le législateur, ils seraient entrés dans la législation.

Oui, c’est parce que les aristocraties naturelles et spontanées se sont relâchées et comme énervées en France qu’il n’en est pas tenu compte dans la Constitution ; c’est parce que la magistrature n’est plus guère qu’un corps de fonctionnaires obéissant comme le corps, très honorable du reste, des contributions indirectes, qu’il n’a pas paru qu’il y eût lieu de le considérer comme corps aristocratique ; c’est parce que l’Université, l’armée, les villes, le commerce ont une existence beaucoup plus officielle que personnelle et beaucoup plus d’État que de corporation, qu’elles n’ont pas pu passer, qu’il est assez naturel qu’elles n’aient pas pu passer aux yeux du législateur pour de grandes personnes collectives ; c’est parce que le peuple de France est un peu devenu « poussière humaine » et « tas de sable » selon les expressions consacrées chez les écrivains aristocrates, que la Constitution française ne tient pas compte des cohésions et des collectivités ; et c’est parce que le peuple de France est purement démos que son régime est démocratique.

— Et par conséquent c’est vous qui, en demandant une organisation aristocratique pour un peuple qui ne contient pas de forces aristocratiques, raisonnez a priori et en pur idéologue.

— Pardon, cependant ! J’ai parlé, non de forces aristocratiques, mais d’éléments aristocratiques, ce que je dis qui existe toujours. Ces corps sans puissante vie collective, existent cependant et sont des corps. Et quand ces corps existent et pourvu qu’ils existent, ce sentiment de vitalité collective et ce sentiment de responsabilité collective, on le leur donne ou on l’augmente en eux et de faible qu’il est on le fait fort, en leur accordant une grande importance et une grande place dans l’État.

La loi de la cause qui est effet et de l’effet qui est cause s’applique ici parfaitement. C’est parce que les éléments aristocratiques sont faibles dans la nation et parce que individu et corporation disent à l’envi : « Tout à l’État et que l’État fasse tout » et parce qu’il n’y a ainsi pas grande différence entre les corporations et les individus, c’est pour cela, c’est bien pour cela, que le régime est grossièrement démocratique ; mais aussi ce serait parce que des éléments aristocratiques, si faibles que j’avoue qu’ils soient, on tiendrait compte ; c’est parce que, les considérant, tels qu’ils sont, comme étant encore des forces sociales plus importantes que « la poussière », on leur confierait la part la plus considérable du gouvernement ; c’est pour cela qu’on développerait en eux le sentiment de la vitalité collective et de la responsabilité collective, qu’on leur donnerait une conscience, ou que de faible on ferait leur conscience forte et qu’on en formerait sans doute de très grandes et très considérables personnes morales.


Tout ce que je viens de dire est à mon avis parfaitement nécessaire pour constituer une république et pour qu’une république existe ; et tout ce que je sais d’histoire antique, d’histoire moderne et d’histoire contemporaine, je crois qu’il me le prouve ou tout au moins qu’il prouve beaucoup moins le contraire, ce qui est beaucoup ; mais je reconnais que ceux-là, sans avoir raison, ne sont pas dans le faux complètement qui disent que la Constitution importe peu et que la meilleure est encore celle que l’on a, si l’on sait s’en servir avec intelligence et avec la continuelle préoccupation de l’intérêt public. A le prendre ainsi, nous pourrions tirer un assez bon parti de la Constitution que nous avons, à la condition de la pratiquer selon son esprit et de ne pas substituer la Constitution « réelle », à la Constitution « légale ».

Nous avons un Sénat qui n’est pas du tout ce qu’il devrait être c’est-à-dire aristocratique dans le sens que j’ai donné à ce mot ; qui, étant donné l’organisation de ses collèges électoraux, n’est guère nommé que par les préfets, qui sera toujours le représentant du gouvernement, quel qu’il soit, plutôt que de la nation ; qui sera peut-être beaucoup plus « démocratique » que la Chambre des députés si l’on établit, pour le recrutement de celle-ci, le scrutin de liste avec représentation proportionnelle ; enfin nous avons dans le Sénat un très mauvais instrument législatif ; mais encore il représente la moyenne des idées rurales ; il est la Chambre des paysans ; il ne sera jamais socialiste ; il est composé constitutionnellement de gens âgés ce qui est une garantie de prudence relative ; il se renouvelle partiellement ce qui est une garantie d’ordre et de continuité dans les travaux ; il n’est pas très nombreux quoique encore il le soit trop et je ne voudrais pas en tout plus de cinq cents sénateurs et députés ; par l’effet d’un détail en apparence insignifiant de sa constitution, parce que le mandat de sénateur dure neuf ans, il est composé en partie de vétérans de la politique, les députés vieux se lassant de faire campagne électorale tous les quatre ans et ambitionnant un mandat législatif de longue durée. Enfin ce n’est pas un déplorable instrument politique.

Il prendrait certainement la prépondérance, si tout simplement il se l’attribuait ; s’il n’examinait pas le budget en quinze jours sous prétexte qu’il y a déjà onze douzièmes provisoires, s’il ne craignait pas d’inviter le président à exiger une seconde délibération d’une mauvaise loi votée par la Chambre, s’il ne craignait pas d’inviter le président à dissoudre la Chambre des députés quand l’appel aux électeurs est évidemment indiqué ; en un mot s’il ne redoutait pas jusqu’à une sorte de terreur les conflits, comme si par tout pays à gouvernement parlementaire il n’y avait pas deux Chambres précisément pour qu’il y ait conflits, c’est-à-dire pour que les lois votées par une Chambre soient contrôlées par l’autre, d’où unanimité quand elles sont bonnes et conflit quand elles sont mauvaises.

Mais, et cela est bien curieux, la superstition démocratique est si forte que le Sénat, parce qu’il est élu par le suffrage universel à deux degrés, comme les Assemblées de la Révolution, au lieu de l’être par le suffrage universel direct comme la Chambre, se croit, se sent moins légitime et a toujours peur qu’on lui reproche son origine et qu’on lui en fasse honte et il semble continuellement en rougir d’avance.

Le président, enfin, a des pouvoirs assez étendus ; le fait seul qu’il les ait, constitutionnellement, lui indique qu’il doit se mêler à la vie politique, ne pas se résigner et se réduire à faire façade ou à circuler avec pompe dans les provinces et les colonies et à être le voyageur de la République. Il est constitutionnellement le directeur de la politique nationale ; c’est ce rôle qu’il doit jouer avec discrétion, avec tact, mais qu’il doit jouer. Sans imposer son opinion, excepté, et dans les formes constitutionnelles, aux occasions tout particulièrement exceptionnelles, il doit faire qu’elle soit toujours connue. L’opinion présidentielle, le plus souvent, ne sera qu’une opinion, mais une opinion considérable, importante, une opinion venant de haut et qui aura un grand poids, non pas directement dans la délibération, mais dans l’opinion d’abord, ensuite dans l’esprit de chacun des sénateurs et des députés, par suite et en définitive dans les délibérations elles-mêmes et dans les décisions elles-mêmes.

Il faut, sur chaque question considérable, que l’opinion du président soit connue de tous. On assure qu’un ancien président de la République française a dit, parlant du temps où il était en charge : « Je me suis tu constitutionnellement. » Ne la voilà-t-il pas bien la superstition qui règne dans les mondes politiques relativement à la Constitution « réelle » ? Quoi ! La Constitution qui donne au Président le soin de nommer les ministres et de présider les délibérations du Conseil de ministres et de provoquer des secondes délibérations des Chambres, etc. etc., cette Constitution impose au président le silence ! La Constitution est de se taire ! Et, comme il est absolument impossible de penser sans parler et également impossible de prendre l’habitude de se taire sans perdre celle de penser, la Constitution veut que le président ne pense pas ? Voilà qui est bien étrange.

Je conviens que si l’ancien président a voulu dire : « La Constitution me donnait le droit de ne pas parler », il est incontestablement dans le droit ; mais tout indique qu’il a voulu dire : « La Constitution m’imposait le devoir de me taire » et voilà qui est singulier. On a dit que le silence des peuples est la leçon des rois ; mais on ne conçoit pas comment le silence des rois pourrait être la leçon des peuples et les rois doivent aux peuples les leçons qu’ils pensent leur donner. Or les familiers du président dont nous parlons savaient sûrement que ce président n’était point de l’avis de son premier ministre ; il était important pour l’instruction des parlementaires et de tous, pour que l’on pût faire là-dessus les réflexions convenables et utiles, que cette divergence, sans être étalée, fût connue.

Le président est donc invité par la Constitution à jouer un rôle et en conscience il devrait le jouer.

Il est vrai que sénateurs et députés, jaloux d’être seuls gouvernants, ont une tendance à nommer président de la République un personnage, très honorable toujours, mais effacé et, par son âge ou par son caractère, volontiers nonchalant ; c’est ce qu’ils ont fait souvent et il y a à gager que désormais c’est ce qu’ils feront toujours. Le désir d’être puissant sans être responsable crée celui de ne placer au premier poste que quelqu’un qui ne soit pas responsable non plus et ne veuille point l’être.

Enfin la magistrature, même constituée comme elle l’est, pourrait, recherchant, honnêtement et sans impatience, mais recherchant les responsabilités au lieu de les fuir, jouer un rôle très considérable, très utile et celui qu’elle doit faire. Sans doute, ici, il faut dire que sa constitution elle-même invite la magistrature à s’effacer et à n’être qu’un agent docile du gouvernement. Le grand vice de la magistrature en France c’est qu’elle est une carrière, comme l’enregistrement, qu’on y entre jeune et à très minces émoluments et qu’on y avance lentement comme partout si l’on se borne à faire bien son service et rapidement comme partout, si l’on rend des services au gouvernement. Donc on y recherche l’avancement ; on est dominé par le soin de l’avancement et l’on fait souvent ce qu’il faut pour l’obtenir.

En Angleterre la magistrature n’est pas une carrière ; elle est le couronnement d’une carrière. Sont nommés magistrats de vieux avocats qui ont fait toute leur carrière, et illustre, dans le barreau et qui y ont contracté des habitudes d’indépendance qu’ils ne perdent point et qui du reste n’ont aucune raison de désirer l’avancement puisqu’ils n’avancent pas ou très peu. En un mot le métier de juge est une retraite, très brillante et par parenthèses largement pourvue ; mais c’est une retraite ; le juge anglais a toutes les raisons du monde d’être parfaitement indépendant.

On voit que les bons effets ne tiennent pas toujours, ne tiennent pas absolument à l’institution, mais tiennent beaucoup plus aux pratiques. Il n’y aurait aucune raison en Angleterre pour que l’on ne fît pas de la magistrature une carrière ce qui entraînerait tous les inconvénients que l’on voit que la chose a ici ; seulement on ne le fait pas, par habitude prise, par mœurs, peut-être par sentiment confus qu’il n’est pas de la dignité de la magistrature que la magistrature soit une carrière et dès lors, sans qu’il y ait le moindre texte de loi sur cette affaire, on a une magistrature excellente.

Je dis pourtant que même avec une constitution légale de la magistrature, qui est mauvaise, ou même avec l’habitude, qui est mauvaise aussi, de faire de la magistrature une carrière comme une autre, la magistrature serait excellente si elle voulait l’être. Il lui suffirait d’avoir, mais collectivement, mais tout entière ou presque tout entière, le sentiment de sa responsabilité, qui est immense, le sentiment qu’elle n’est rien de moins que la clef de voûte d’un pays libre ; que le citoyen ne sera libre, c’est-à-dire utile, que s’il sent que son bon droit sera reconnu et sera soutenu contre le pouvoir central par un pouvoir parfaitement indépendant et impartial. Une magistrature qui serait pénétrée de cette idée s’assurerait son indépendance en la prenant, en l’affirmant, en l’exerçant. Quelque avide que puisse être le gouvernement de toute autorité et de toute omnipotence, il ne pourrait pas « épurer » la magistrature tous les six mois et il faudrait bien qu’il subît une magistrature indépendante, impartiale et austère.

Les bonnes institutions sont une chose excellente ; mais on rend bonnes, dans la pratique, même les mauvaises par la manière dont on en use. En particulier il n’importe presque pas que l’indépendance ne vous soit pas assurée par la loi si l’on est indépendant de son naturel et si l’on est un corps composé d’individualités qui de leur naturel sont indépendantes et ne se laissent pas mener.

Nous avons donc une Constitution que, certes, il faudrait corriger ; mais qui, même telle qu’elle, ne serait pas plus mauvaise qu’une autre ou dont on ne sentirait pas les imperfections, si nos caractères étaient meilleurs, plus fermes, plus élevés et plus autonomes. Et ceci nous amène aux dernières considérations générales que nous avons à présenter au lecteur.

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