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... Et l'horreur des responsabilités (suite au Culte de l'incompétence)

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II
PROFESSIONS

Le Français dans le choix de sa profession obéit exactement aux mêmes tendances. Sa passion, soit pour lui, soit pour ses fils, soit pour ses filles, est une profession de tout repos. Et par profession de tout repos il en entend une où il n’y ait aucun risque ni aucune responsabilité. Le Français veut de toutes ses forces, de tout son appétit, que son fils soit fonctionnaire et que sa fille épouse un fonctionnaire. Un fonctionnaire est un homme qui a pour premier devoir et presque pour seul devoir de n’avoir pas de volonté : « Il réunissait, dit Goncourt, les deux grandes vertus du fonctionnaire, la paresse et l’exactitude. » C’est bien dit : le fonctionnaire est un rouage ; on ne lui demande que de s’engrener exactement ; on ne lui demande pas d’initiative, ni de zèle, ni de travail ; cela troublerait tout, gênerait le mouvement général, mettrait une perturbation dans l’ordre établi. Travailler infiniment peu et ne jamais penser par lui-même ; mais venir s’ajuster à la machine à l’heure juste et à la minute où la machine le réclame, c’est tout ce qu’on lui demande.

— Va pour l’exactitude et l’absolue passivité, me dira-t-on, mais pour ce qui est du travail il en faut cependant ; puisqu’il y a une certaine quantité de travail qu’il faut qui soit faite.

— Point du tout, répondrai-je. Étant évaluée à huit heures par jour la quantité de travail ressortissant à un emploi et à huit mille francs par an la somme qu’il conviendrait d’appliquer à cet emploi, l’État, connaissant bien la manie du Français et que, quelque peu qu’il paye l’emploi, l’emploi sera toujours demandé, coupe cet emploi en deux et a deux fonctionnaires à qui il ne donne que quatre mille francs, à qui il ne demande que quatre heures de travail ; — puis, avec le temps, chacun de ces deux demi-emplois il le subdivise en deux et il a quatre fonctionnaires à qui il ne donne que deux mille francs et à qui il ne demande que deux heures de travail par jour ; — puis il subdivise encore et a huit fonctionnaires à qui il donne mille francs par an, à qui il ne demande qu’une heure de travail par jour. Il est bien forcé de s’arrêter là. Il s’y arrête pour ce qui est de ce qu’il donne comme traitement, mais non point pour ce qu’il demande de travail. Les sollicitations croissant en nombre sans cesse, il subdivise encore pour créer des emplois nouveaux et, pour payer les nouveaux fonctionnaires, il demande à l’impôt public un nouvel effort et il arrive ainsi à avoir des fonctionnaires qui reçoivent à peu près mille francs, mais qui ne donnent et ne peuvent donner qu’une demi-heure de travail.

Et le vœu du Français est satisfait : ne pas travailler, toucher peu, avoir une retraite, n’avoir aucune volonté ni aucune responsabilité. Le métier de tout repos, il l’a dans tous les sens et dans toute l’étendue de l’expression.

Tout cela vient des deux traits principaux de la bourgeoisie française : la peur du risque et la paresse, qui sont deux formes de l’horreur des responsabilités. La peur du risque est effroyable chez nous. Mettre ses fonds dans une entreprise industrielle où le rapport serait 10 %, avec deux chances sur trois de les perdre, ou les placer en rentes sur l’État où ils rapporteront 3 %, c’est mathématiquement la même chose. Moralement c’est tout différent et deux chances sur trois de tout perdre, cela terrifie le Français comme la perspective de la mort ; cela lui fait dresser les cheveux sur la tête. Mais encore pourquoi ? Parce que risquer est assumer une responsabilité terrible ; le Français se sent responsable devant ses enfants de cette fortune qu’il aventurerait ; le rouge lui monte au front de la honte qu’il aurait à dire : « J’ai tout perdu » ; et sa satisfaction est immense de penser qu’il dira : « J’ai très peu augmenté votre avoir ; mais je l’ai très peu aventuré. » Il n’aura jamais été responsable.

Cela devient pour les Français une sorte de devoir. Prêter à l’État français leur semble patriotique ; prêter à l’industrie leur paraît frustrer l’État comme si le plus grand service à rendre à l’État, n’était point de contribuer à lui faire une nation industrielle, commerçante et riche. J’en sais qui considéraient comme antipatriotique d’avoir des fonds russes, comme si le moyen d’avoir des alliances n’était pas de créer des liens financiers entre des peuples, puissants du reste, et même faibles, mais ayant de l’avenir, et nous-mêmes. Mais il y a un risque. « La raison nous enseigne qu’il faut travailler pour l’incertain » nous dit Pascal. De tous les penseurs français, et non pas seulement à ce point de vue, Pascal est bien celui qui a eu le moins d’influence sur la mentalité française.

La paresse, cette autre forme de l’horreur du risque, d’ailleurs dérivant aussi d’autres sources, a son influence encore, considérable, sur le goût du Français pour « avoir une place ». Cette bourgeoisie est bien curieuse ; par admiration ancestrale, mêlée d’envie pour l’ancienne aristocratie de ce pays, elle a pris exactement tous ses défauts sans prendre aucune de ses qualités. Tous ses défauts sans qu’il en manque un. Elle méprise le peuple et vous ne sauriez croire à quel point elle se croit d’une autre race que lui, si ce n’est pas d’une autre espèce ; et, comme le peuple travaille beaucoup, elle croit fermement que c’est signe de haut rang que de « vivre noblement », c’est-à-dire ne rien faire. Vivre noblement est absolument son idéal. L’employé qui doit aller à son bureau de dix heures à midi et de deux heures à cinq, vous ne le verrez jamais dans la rue avant dix heures, parce qu’il aurait l’air d’un homme qui gagne sa vie dès l’aurore ; en revanche il se promènera avec orgueil de cinq à sept aux endroits passants de sa petite ville, pour bien marquer que sa journée à lui est bien finie, trois heures avant celle où est finie celle de l’ouvrier.

Et du reste il jalouse de tout son cœur celui, peu différent de lui cependant, qui ne fait rien du tout et que l’on voit flâner de deux heures à cinq. Celui-ci se montre fastueusement à toutes les heures où ceux qui ont un métier sont dans leurs bureaux.

Cette bourgeoisie, encore, veut tout tenir de l’État, comme la noblesse ancienne voulait tout tenir du roi et elle court la sinécure comme les Lauzun couraient la pension, chacun pour lui, pour ses enfants, pour ses gendres et ses neveux et cela est partie orgueil, partie platitude, partie paresse.

La combinaison de paresse et d’orgueil a été bien vue par Montesquieu. Voyez, dit-il, « les maux infinis qui naissent de l’orgueil de certaines nations : la paresse, la pauvreté, l’abandon de tout, la destruction des nations que le hasard a fait tomber entre leurs mains et la leur même. La paresse est l’effet de l’orgueil… »

La paresse est surtout l’effet de la paresse ; mais il est très vrai qu’elle l’est un peu de l’orgueil : se distinguer de l’ouvrier et s’en distinguer par le signe le plus visible ; il travaille, ne pas travailler ; les citoyens des républiques anciennes, qui étaient des aristocrates, avaient le mépris profond de celui qui faisait quelque chose ; pour Aristote lui-même, si intelligent, l’artisan est un demi-esclave.

« La paresse est l’effet de l’orgueil, le travail est une suite de la vanité. »

Il y a du vrai ; cependant la vanité n’étant qu’un petit orgueil ou plutôt que l’orgueil dans une âme petite, il a le plus souvent les mêmes effets que l’orgueil lui-même ; c’est par orgueil-vanité que la petite bourgeoisie française ne travaille pas.

« Le travail est une suite de la vanité : l’orgueil d’un Espagnol le portera à ne pas travailler ; la vanité d’un Français le portera à savoir travailler mieux que les autres. Toute nation paresseuse est grave ; car ceux qui ne travaillent pas se regardent comme souverains de ceux qui travaillent. »

Songez à la morgue espagnole de la bourgeoisie française ; elle est très grave ; elle n’aime pas rire ; elle n’aime pas l’esprit ; elle aime s’ennuyer avec dignité.

« Toute nation paresseuse est grave ; car ceux qui ne travaillent pas se regardent comme souverains de ceux qui travaillent. Examinez toutes les nations et vous verrez que dans la plupart [il dit la plupart parce qu’évidemment il fait une exception mentale pour l’Angleterre] la gravité, l’orgueil et la paresse marchent du même pas. Les peuples d’Achem sont fiers et paresseux ; ceux qui n’ont point d’esclaves en louent un, ne fût-ce que pour faire cent pas et porter deux pintes de riz : ils se croiraient déshonorés s’ils le portaient eux-mêmes. »

Dans toute petite ou moyenne ville de France, tout bourgeois et bourgeoise se croiraient déshonorés s’ils portaient dans la rue un paquet gros comme le poing.

« Les femmes des Indes croient qu’il est honteux pour elles d’apprendre à lire ; c’est l’affaire, disent-elles, des esclaves qui chantent des cantiques dans les pagodes… »

Les jeunes filles de la bourgeoisie française méprisent celles qui poussent leurs études au delà de l’enseignement primaire : c’est donc que celles-ci veulent apprendre un métier, qu’elles veulent devenir institutrices, professeurs, qu’elles veulent déchoir ; elles n’ont donc pas de quoi ?

La bourgeoisie française ressemble encore à l’ancienne noblesse en ce qu’elle a le culte de l’ignorance. Elle méprise le savant, le littérateur, l’artiste, gens de peu de bon sens, à idées souvent excentriques, et tout compte fait, peu équilibrés et surtout qui font quelque chose, signe d’infériorité de race et d’infériorité mentale ; et encore qui, pour la plupart, n’ont pas une place du gouvernement ; car les deux signes de supériorité sociale c’est de vivre noblement et d’avoir une place de l’État, deux choses qui le plus souvent se confondent.

La bourgeoisie française ne lit pas. Nos éditeurs le savent ; n’étaient les livres scolaires pour les lycéens, et les journaux et la papeterie, il n’y aurait pas de libraires en province, sauf dans trois ou quatre grandes villes.

Le souci de la gloire scientifique, littéraire et artistique de la France est parfaitement inconnu de la bourgeoisie française. Vivre de l’État en le servant nonchalamment et mépriser tout le reste, c’est son état d’âme permanent.

Elle ne se doute pas à quel point elle est socialiste et à quel point, quand elle reproche aux ouvriers d’être socialistes, elle est illogique. Ou plutôt elle se rend compte obscurément de la chose : elle est socialiste pour elle et ne veut pas que les autres le soient pour eux. J’ai entendu un beau mot d’un parfait bourgeois, fonctionnaire, républicain, radical, anticlérical : « Les socialistes ! Tous fonctionnaires, c’est leur doctrine ; ils veulent tous être fonctionnaires ; ils veulent que tous soient fonctionnaires. » C’est parfaitement la vérité ; mais le ton dont il le disait était à mettre en musique. Les ouvriers fonctionnaires, les paysans fonctionnaires ! N’était-ce pas à faire pitié ou à éclater de rire. Voyez un peu la belle espèce ! Ces gens-là être fonctionnaires comme moi, payés par l’État comme moi ! Avez-vous idée de cela ! Je croyais entendre M. de la Pretintaille disant : « Ces marauds prétendent à être tous nobles ! »

La petite bourgeoisie française ressemble encore trait pour trait à l’ancienne noblesse par la façon d’élever ses enfants. Pour les fils, l’ancienne noblesse cherchait tout de suite quelque grand seigneur qui pût les prendre en faveur et les pousser dans le monde ; pour les fils, la bourgeoisie actuelle cherche tout d’abord quelque gros fonctionnaire qui puisse être « protecteur » ; la recherche des protections est tout le souci et toute l’angoisse du bourgeois père de famille. Pour les filles, l’ancienne noblesse avait le couvent ; la bourgeoisie pauvre n’a pas le couvent mais, ayant tout l’orgueil de caste de l’ancienne noblesse, elle élève ses filles exactement comme l’ancienne noblesse élevait les siennes. Elle ne leur apprend rien, ni métier manuel ni métier intellectuel. Il ne faut pas qu’une petite bourgeoise devienne une ouvrière, même de premier ordre, patronne, et gagnant dix mille francs par an ; ni un professeur gagnant six mille ; ni une artiste gagnant vingt mille ; cela est une épouvantable déchéance ; il ne faut même pas qu’elle ait l’air de se préparer par l’éducation qu’on lui donne à un de ces métiers-là ; cela indiquerait qu’elle en a besoin, qu’elle n’a pas de dot ; la dignité de la famille s’oppose à cette révélation ou à ce qui aurait l’air d’être une révélation de ce genre.

La jeune fille n’apprend rien par orgueil de caste et par conséquent se met bien au-dessous de la fille du peuple matériellement et moralement. Matériellement : ou elle se mariera ou elle ne se mariera pas. Si, par insuffisance dotale ou revers de famille aboutissant à insuffisance dotale non prévue, elle ne se marie pas, elle reste vieille fille pauvre, exactement comme la jeune fille de l’ancienne noblesse qui était mise au couvent, et elle est beaucoup plus malheureuse que la fille du peuple qui, elle, a toujours son métier en main.

Si elle se marie, ou elle a un bon mari, ou elle en a un mauvais, ou elle devient veuve. Si elle a un bon mari, il n’y a rien à dire sinon qu’elle a eu de la chance à la loterie ; si elle a un mauvais mari, elle est forcée de le subir, n’étant pas un être capable de gagner sa vie et elle est épouvantablement malheureuse, puisqu’elle l’est sans possibilité ni espoir de changement ; si elle devient veuve, elle retombe à la charge de ses parents ou de l’État (car très probablement son mari était fonctionnaire) et elle grossit l’affreux troupeau des solliciteuses qui bat les portes des antichambres officielles.

Moralement : la jeune fille de la bourgeoisie est très au-dessous de la fille du peuple, parce que la fille du peuple est un être libre et que la jeune fille de la bourgeoisie est un esclave.

Parce qu’elle ne peut pas gagner dix sous par jour la jeune fille de la bourgeoisie n’a pas d’autre carrière que le mariage ; en conséquence :

Elle est à peu près forcée de prendre le mari que sa famille lui présente, terrorisée ou au moins intimidée par la vie qu’on lui fera dans sa famille si elle le refuse ; et, comme dans l’ancienne noblesse, à cause des usages, la jeune fille était forcée d’accepter le mari qu’on lui présentait à seize ans, quitte à prendre plus tard des compensations très légitimes ; de même, à cause des nécessités économiques, la jeune bourgeoise est forcée de subir le mari qu’on lui présente à vingt-cinq ans, quitte à prendre plus tard des revanches qui sont de droit.

Mariée avec un mari qui se trouve être bon, elle a un sort supportable, quoiqu’il n’y ait de sort vraiment supportable pour une femme que d’avoir épousé un homme qu’elle aimait ; enfin elle a un sort à peu près supportable ; mais encore elle se sent, devant ce bon mari, absolument dépendante de lui, dans l’impossibilité de le quitter s’il devenait mauvais, liée matériellement à lui et absolument incapable, à moins d’être absurde, quand il dit : « Je suis le maître », de lui dire : « Tu ne l’es pas. » Esclavage.

Mariée à un mauvais mari, elle a cette perspective, quelque prétendues mesures libératrices que, par le divorce, l’État ait prises en sa faveur, de ne pouvoir jamais se séparer de lui ; puisque c’est lui qui gagne l’argent et puisqu’elle est incapable d’en gagner ; et il n’y a texte de loi qui vaille contre cela et qui permette à la femme libre de s’en aller, quand, de par la nécessité de manger, elle est forcée de rester. Esclavage.

Veuve enfin, elle passe de l’état d’esclave à celui de mendiante publique, ce qui est, à la vérité, une promotion ; car c’est passer de l’état de mendiante privée à celui de mendiante publique ; mais encore solliciter les secours de l’État ou de la municipalité, essuyer les rebuffades, s’entendre dire : « Travaillez » et répondre : « Vous savez bien que je ne sais rien faire ; je suis une bourgeoise », cela est extrêmement dur. Esclavage.

Par orgueil de caste et pour que leurs filles ne fassent point comme des ouvrières ou n’aient pas l’air de faire comme des ouvrières, les bourgeois mettent leurs filles bien au-dessous des ouvrières ; ils les mettent dans une condition servile.

Et c’est avec entêtement, avec susceptibilité et avec gloire : la plus grande injure — prenez-y bien garde ! — que vous puissiez faire à un bourgeois de France c’est de lui dire : « Vous devriez faire apprendre un métier à votre fille. »

— Un métier ? Couturière ? Pour qui me prenez-vous ?

— Un métier moins lucratif, institutrice, professeur.

— Étudiante ? Pour qui me prenez-vous ?

Vous voilà brouillé avec lui (ce n’est pas que ce me soit arrivé ; je ne suis pas assez bête pour avoir jamais dit cela à un bourgeois).

Or il a trente-cinq mille francs à donner en dot à sa fille. Mais sa dignité s’oppose à ce que sa fille s’élève intellectuellement au rang d’ouvrière ou d’institutrice. Il aime mieux qu’elle soit une chose. Oui ; car pas même une servante.

Je voulais placer une jeune fille tombée en misère. Institutrice, il n’y fallait pas songer ; elle était petite bourgeoise, je doute qu’elle sût lire. Ouvrière ? En quoi ? Elle ne savait pas l’alphabet même d’aucun métier. Alors servante, disais-je à la dame à qui je parlais d’elle : « Mais, non ! Vous ne savez donc pas que les servantes sont des ouvrières ? Elles sont des ouvrières en cuisine ou des ouvrières en chiffons. Votre jeune bourgeoise, ayant été élevée par sa bourgeoise de mère à ne rien savoir ni de cuisine ni de couture, ne peut être ni couturière ni femme de chambre. Les petites bourgeoises ne savent que parler correctement le français de leur province et ne sont aptes qu’à faire des enfants ; ni l’une ni l’autre de ces deux fonctions ne sont rémunératrices. »

Inversement une jeune fille est très modeste institutrice ; elle épouse un millionnaire ; le millionnaire en cinq ans gaspille sa fortune ; elle reste avec lui, devenu misérable. Il devient malfaiteur ; elle le quitte et redevient institutrice pour vivre et faire vivre un enfant qu’elle avait. Elle me disait : « Je ne suis pas du tout à plaindre : je suis une ouvrière qu’un fils de famille trouve jolie, prend pour maîtresse et abandonne quand il en a assez. Elle a toujours en réserve son métier et, abandonnée, elle revient tranquillement à sa machine à coudre. Moi de même. J’étais désolée des folies de mon mari, non éperdue de terreur ; j’avais un métier ; quand je n’ai plus pu y tenir, j’ai quitté sans désespoir. Je n’étais pas forcée de tomber moralement aussi bas que mon mari ; j’avais gardé ma machine à coudre. »

Faire de son fils un fonctionnaire ; marier sa fille avec un fonctionnaire ou un homme riche, voilà tout le rêve d’un bourgeois de France ; faire de son fils et de sa fille des êtres assez munis et assez armés pour être indépendants, voilà de quoi ou il n’a pas idée, ou il a horreur.

Relativement à ses filles, il ne s’aperçoit pas, lui, très vertueux et mettant à un très haut prix la chasteté féminine, qu’il risque fort d’en faire des courtisanes et que cela arrive assez souvent.

De deux façons : tout comme la jeune noble de l’Ancien Régime mariée sans qu’on la consulte, la jeune fille de la bourgeoisie de notre temps, mariée contre son gré ou sans son gré, est très préparée à prendre un amant plus tard. Les étrangers, malgré nos romans, sont priés de croire que cela est assez rare à cause de la médiocre sensualité des Françaises ; mais enfin je ne disconviens pas que cela arrive.

Autre façon, plus fréquente : la jeune fille à qui l’on n’a pas laissé d’autre carrière que le mariage et qui sait qu’elle n’a pas d’autre carrière que le mariage, encore que cette carrière soit très aléatoire, s’applique de toutes ses forces à y entrer : elle fleurette avec acharnement ; elle cherche avec acharnement et avec des ruses féminines à prendre un homme au filet ; elle fait métier de courtisane ; elle est vierge-courtisane, littéralement. Remarquez que la jeune fille qui ne fleurette pas, mais dont la mère fleurette pour elle (cas fréquent) et qui épouse sans l’aimer l’homme qu’on a racolé pour elle, est vierge-courtisane tout de même. Voilà où aboutissent les idées, traditions, préjugés et mœurs bourgeoises.

Ce tableau est un peu en retard. Depuis une génération ou un peu plus, les vierges-courtisanes sont sensiblement plus rares. Les jeunes bourgeoises ne fleurettent plus guère ; même elles ne se prêtent plus guère au fleuretage de leurs mères pour elles ; elles restent volontiers filles. Pourquoi ? Incontestablement parce que leur niveau moral s’est élevé et que le rôle de vierge-courtisane leur répugne et qu’elles ont l’idéal de toute femme à âme propre, épouser qui l’on aime ou ne point épouser. Fort bien ; mais comme, en même temps, elles sont toujours celles qui ne peuvent être qu’esclaves puisqu’elles ne peuvent gagner leur vie, elles ont des sentiments de femmes libres et ne peuvent remplir la destinée de femmes libres. Reste qu’elles demeurent filles dans la maison de leur père tant que leur père vit et petites choses très misérables et très tristes après, mineures toujours. « Qu’est-ce qu’un mineur ? demandait un enfant. A quel âge qu’on ne l’est plus ?

— Il n’y a pas d’âge, répondit son père : quand on gagne sa vie on n’est plus mineur ; tant qu’on ne gagne pas sa vie on est mineur. » Les bourgeois français ne rêvent qu’avoir des fils quasi-mineurs c’est-à-dire fonctionnaires et avoir des filles mineures jusqu’à leur décès.

Je suis bien loin de mon sujet ? J’y suis pleinement. C’est un peu de paresse, beaucoup d’orgueil, entendu tout de travers et surtout une terreur profonde des responsabilités qui font tous ces maux. Ne pas agir beaucoup ; mais surtout n’agir qu’en sous-ordre, et n’exercer de professions que celles où l’on agit en sous-ordre et n’avoir de situations, homme ou femme, que celles où l’on n’agit qu’en sous-ordre, c’est l’idéal bourgeois tout entier. Le bourgeois français aime passionnément à ne pas intervenir dans ce qu’il fait et à obéir à quelqu’un qui lui dicte ce qu’il a à faire et qui en soit responsable. « Ce que je fais ne me regarde pas » est le mot qu’il aime à dire et la pensée qu’il aime à conserver. Toute profession ou toute situation qui exige une activité libre lui déplaît, parce qu’elle exige qu’il prévoie, qu’il calcule, qu’il combine, qu’il fixe les chances pour ou contre et qu’en définitive il risque. Or prévoir, calculer, combiner et risquer, c’est se placer en face d’une responsabilité future, présente déjà en tant que prévue ; c’est-à-dire : « un jour aurai-je à me féliciter ; un jour n’aurai-je pas à me reprocher d’avoir fait cela ? » et cette responsabilité épouvante. Le Français redoute d’être responsable devant lui-même.

Voilà pourquoi le fonctionnariat le dévore et pourquoi ses filles répugnent tellement à être des êtres libres et pourquoi lui surtout n’a qu’avec horreur l’idée qu’elles le soient.

Observez combien en France il y a peu de professions libres et aussi comme les professions libres se nationalisent peu à peu, se transforment peu à peu en professions d’État. Il n’y a de professions libres que l’agriculture, l’industrie, le barreau et la médecine. Comprenez tous les métiers d’ouvriers dans l’industrie, naturellement. Or… d’abord le socialisme voudrait que toutes ses professions fussent nationalisées et que tout homme fût fonctionnaire de l’État et c’est probablement l’avenir ; mais laissons cela. En attendant que ce soit un avenir atteint, c’est la tendance générale. Les grandes entreprises industrielles, l’État veut se les annexer et commence à se les annexer en effet, jurant qu’elles seront mieux menées entre ses mains qu’en d’autres mains. L’événement ne prouve pas toujours d’une façon éclatante qu’il ait raison ; mais ce n’est pas la question présente.

Le Français aime-t-il que les choses se transforment ainsi, voilà la question présente. Or, oui. Et c’est bien simple. L’ouvrier des chemins de fer se dit : « Avec l’État, on travaillera moins, on aura moins de responsabilité, l’on avancera par la politique. On travaillera moins, parce que l’État ayant intérêt politique à accueillir favorablement plus de demandes d’emploi, multipliera les emplois et, selon sa coutume invariable, à son point de vue très rationnelle, mettra toujours trois fonctionnaires où il en faudra un. On travaillera moins et l’on aura moins de responsabilité, l’État ayant toujours intérêt à ne pas renvoyer des fonctionnaires qui sont les électeurs des parlementaires dont il dépend ; on aura moins de responsabilité. On avancera par la politique, tout de même que pour raisons politiques on ne sera pas renvoyé ; le fonctionnaire bon électeur, qui pourra très bien être bon fonctionnaire, avancera bien ; mais avancera bien mieux le bon agent électoral qui, parce qu’il sera bon agent électoral, sera mauvais fonctionnaire ; on avancera par la politique. »

L’intérêt personnel de l’ouvrier de chemins de fer, directement contraire, du reste, à l’intérêt général, est que l’industrie des chemins de fer soit nationalisée.

Les professions dites libérales se nationalisent aussi. Une foule de médecins rêvent d’être fonctionnaires et se font partiellement fonctionnaires. Ils obtiennent d’être médecins d’asile, médecins d’hospice, médecins de lycée, médecins de collège, médecins de chemin de fer (on sait que plusieurs chemins de fer sont d’État). Chose très remarquable et significative, ils n’y ont aucun intérêt. A moins d’être des médecins sans clientèle ils n’y ont aucun intérêt ; or l’État n’admet qu’exceptionnellement comme médecin à lui un médecin sans clientèle ; donc les médecins qui sollicitent d’être médecins d’État n’ont aucun intérêt à cela ; car ils sont beaucoup moins payés par l’État qu’ils ne le seraient par les particuliers et le temps qu’ils consacrent à l’État est presque du temps perdu, pendant lequel ils pourraient gagner de l’argent ailleurs. Un directeur de Compagnie de chemins de fer me disait : « Nous diminuons progressivement, conformément à la loi de l’offre et de la demande, les émoluments de nos médecins ; nous en trouvons toujours et de très bons ; nous finirons par ne les payer qu’en permis de circulation et nous en trouverons encore ; je ne comprends pas ; mais c’est ainsi. »

A un médecin qui me priait d’appuyer sa candidature à un poste de médecin de chemin de fer je demandais : « Pourquoi y tenez-vous ? C’est une perte. Pendant les heures que vous donnerez à l’administration vous gagneriez le quintuple de ce qu’elle vous allouera ; sans compter que pendant ces heures si pou rémunérées vous manquez les occasions de métier utile, n’étant pas chez vous quand on vous vient chercher, etc. Vous êtes comme un petit commerçant bien achalandé qui fermerait son magasin six heures par jour, pendant lesquelles il irait travailler dans un petit bureau des contributions indirectes. Serait-il bien pratique ? Pourquoi donc y tenez-vous ? »

Il me répondit : « Il y a un titre et un fixe. » C’était un grand mot. Un titre et un fixe, c’est la devise même du Français. Avoir quelque chose à mettre au-dessous de son nom sur ses cartes de visite et être peu payé d’une façon très régulière, c’est le double rêve de tout bourgeois français. Avoir un titre c’est pour sa vanité ; avoir un fixe c’est pour son goût de sécurité, pour l’apaisement de sa terreur du risque et des responsabilités, pour satisfaire, au moins partiellement, son horreur de l’aventure.

Il ne faut pas croire que dans la passion qu’ont beaucoup de professeurs pour le monopole de l’enseignement il n’y ait que la haine du christianisme et l’horreur de la liberté. Il y a beaucoup de cela, je me fais un plaisir de le reconnaître ; la haine du christianisme et l’horreur de la liberté sont des sentiments français au premier chef ; mais dans cet amour énergique pour le monopole de l’enseignement il y a aussi autre chose. Il y a le désir, non seulement d’appartenir soi-même à l’État et d’être sustenté par lui et de n’enseigner que ce qu’il veut qu’on enseigne ; mais le désir que tout professeur soit dans cette situation, qu’il n’y ait aucun professeur qui n’y soit. Pourquoi ? Parce que le professeur d’État, quoique profondément dévoué à l’État, a un peu honte d’être un homme lié, d’être un homme dont la pensée n’est libre que dans une mesure assez restreinte et par conséquent désire qu’il n’y ait aucun professeur qui soit, ou même qui paraisse plus libre que lui. Ce sentiment est naturel.

On me dira : beaucoup ne l’ont pas et qui sont peut-être la majorité. C’est très vrai ; mais c’est parce que ceux-ci sont très intelligents. Ils comprennent ceci : la liberté des travailleurs libres est garantie de la liberté relative des travailleurs de l’État. Évidemment ! S’il n’y a que travailleurs d’État, l’État, d’abord les paye ce qu’il veut et a une tendance, à laquelle il finit par céder, de ne leur donner que des salaires de famine ; ensuite il peut exiger d’eux, travailleurs manuels, en efforts physiques, travailleurs de la pensée, en servilité, tout ce qu’il veut ; esclavage pur ; c’est ce que le régime socialiste réaliserait. Mais s’il y a des travailleurs de l’État et des travailleurs libres, le travail libre fait au travail d’État une concurrence de liberté ; c’est-à-dire que le travailleur d’État, s’il est trop molesté, peut toujours s’évader du travail d’État et se jeter dans le travail libre ; et, parce qu’il le peut, il est libre virtuellement et, parce que l’État sait qu’il le peut, il est forcé de lui laisser une certaine mesure de liberté, même réelle, comme aussi de le rémunérer honnêtement.

La liberté du travailleur libre fait donc la liberté relative du travailleur encaserné.

Les professeurs, pour revenir à leur cas particulier, savent donc très bien que s’ils sont libres dans une mesure très acceptable, c’est parce qu’il n’y a pas de monopole de l’enseignement et ils se disent : « Si nous avions le monopole d’enseigner, nous serions bien ! C’est pour nous que la souveraineté c’est la mort ! »

Je suis entré dans l’enseignement d’État (très averti de ce qu’il était, puisque mon père était professeur) sans aucune appréhension, parce qu’il y avait un enseignement libre, ce qui, d’une part me permettait de sortir de l’enseignement d’État, et d’autre part me permettrait de n’en pas sortir, m’y assurant une vie tolérable précisément parce que l’État savait qu’en sortir m’était possible. S’il n’y avait pas eu d’enseignement libre je ne serais pas entré dans l’enseignement d’État.

— De sorte que vous seriez entré dans l’enseignement libre que s’il n’y en avait pas eu !

— Non ; je ne me serais mis dans aucun enseignement ; j’aurais pris une autre carrière.

— Mais si toutes les carrières eussent été d’État ?

— Régime socialiste ; alors j’aurais été dans un autre pays, estimant qu’un pays en pur régime socialiste est inhabitable.

Ceux des professeurs qui repoussent le monopole de l’État raisonnent donc parfaitement dans leur intérêt même et en dehors de toute considération de principes et idées générales.

Mais ceux qui désirent le monopole sont gens, d’abord, comme je l’ai dit, qui sont étatistes, ou gens qui ont à l’égard du christianisme une invincible répulsion ; ensuite des gens qui aiment qu’on leur impose une façon de penser parce qu’ils aiment qu’on pense pour eux et voilà précisément le fond des choses.

Il n’y a rien de plus curieux à étudier que cette mentalité. C’est une mentalité catholique. Les penseurs partisans du monopole sont des catholiques ultramontains. Le catholique est un homme qui fuit la responsabilité de penser. Eux tout de même, exactement. La responsabilité de penser est très lourde. Elle a fait trembler plus d’un esprit. Il ne faut pas manquer de courage et il faut manquer de modestie pour se dire à un moment donné : « Je ne tiendrai pas compte de la pensée de mon troupeau et je tâcherai de penser avec mon cerveau comme je digère avec mon estomac. » Cela n’a l’air de rien et cela demande un immense effort. Il est étonnant comme l’homme est naturellement modeste. Il délègue des gens pour penser pour lui et il se reconnaît incapable de penser lui-même. Tout le catholicisme n’est que cela.

J’ajoute tout le protestantisme, à très peu près. Sans doute les protestants pénétrés de la pensée de Luther ont des formules de ce genre : « Toute religion que l’on ne s’est pas faite à soi-même est une superstition et non une religion » ; « Faites-vous vous-même une âme, ou vous n’en aurez point » ; « Celui qui accepte d’un autre l’âme qu’il doit avoir n’est qu’un corps. » Si bien que je disais à un protestant : « Alors, tout protestant qui n’est pas hérétique au protestantisme n’est pas protestant ? » — « Vous croyez plaisanter », me répondit-il.

Oui, les protestants ultra-libéraux raisonnent ainsi ou font effort pour raisonner de la sorte. Mais la plupart ne sont que des catholiques latitudinaires. Ils ont leur dogme où ils prétendent parfaitement que le fidèle s’ajuste et ils demandent très bien au fidèle de donner sa démission d’être pensant. La seule différence c’est qu’ils sont moins stricts. In dubiis libertas. Il y a seulement un peu plus de dubia chez les protestants. L’esprit catholique domine et pénètre toutes les religions parce qu’il est l’esprit religieux lui-même ; l’esprit religieux c’est : craignez de penser isolément ; pensez par troupe ; væ soli putanti.

C’est cet esprit religieux, c’est cet esprit catholique que les monopolistes possèdent admirablement ou plutôt dont ils sont possédés. Pour eux, comme pour les catholiques, il faut qu’il n’y ait qu’une croyance. Qui la donnera ? Le troupeau à chacun. Et qui la donnera au troupeau ? le chef du troupeau. Ils sont les fidèles de l’État-Pape.

Et ce papisme anticlérical est, comme le pape catholique quand il est puissant, partisan de toutes les mesures de coercition et n’admet de clergé de la pensée que le sien et que celui de la sienne ; cela est bien simple.

Mais pourquoi les monopolistes ont-ils cet état d’esprit, en dehors, assez souvent, de toute pensée religieuse ou politique ? Un peu par monisme, un peu et surtout, par effroi de la responsabilité intellectuelle. Le monisme, qui est un goût très répandu, est le culte de l’uniformité. Que tout soit égal, cela, pour certains esprits, est très beau et satisfait leur esthétique particulière et pour que tout soit égal le meilleur moyen est que toutes choses soient la même chose. Une seule pensée dans tout l’État cela nivelle et égalise admirablement tous les cerveaux et ne permet pas ces différences entre les esprits supérieurs et les esprits moindres qui sont si désagréables à la vue ; une seule pensée dans tout l’État, cela est l’ordre même, puisqu’il est le contraire de l’irrégularité et par conséquent du désordonné ; une seule pensée dans tout l’État c’est la fin de l’anarchie et l’anarchie impossible ; il n’y a pas de plus beau spectacle ; c’est la Bauce ; la Bauce est une perspective admirable.

N’y a-t-il pas une douleur presque physique à voir un Voltaire et un Rousseau différer d’opinion pendant vingt ans et, par leurs disciples, pendant beaucoup plus longtemps ? Ce douloureux spectacle aurait été épargné à l’humanité s’il y avait eu unité de pensée imposée par une autorité intellectuelle supérieure qui n’eût pas admis de divergences. Cette pensée unique, résumé de la pensée générale de la nation, eût sans doute supprimé Voltaire aussi bien que Bousseau et Rousseau aussi bien que Voltaire, mais elle eût établi l’uniformité et il n’y a rien de beau comme l’uniformité, ce signe et du reste cette forme de l’égalité. Ut fint æqualitas.

Avez-vous remarqué que Montesquieu met au choix ? Au choix entre quoi ? Entre la liberté et l’égalité, très nettement ; c’est dans sa Défense de l’esprit des lois : « J’ai fait sentir que nous sommes libres dans l’État politique par la raison que nous ne sommes point égaux. » Et en effet tout son livre fait sentir cela ; mais il ne l’a jamais dit aussi formellement que dans cette ligne-ci. On ne peut être libre qu’en raison de l’inégalité, pour l’assez bonne raison que l’égalité supprime toute liberté et est bien forcée de la supprimer pour subsister elle-même, puisque toute la liberté, dès que quelqu’un en use, crée une supériorité ou une infériorité et détruit l’égalité. Liberté et égalité sont donc antinomiques et il faut choisir. Nous choisissons, nous, monistes, l’égalité, parce qu’elle est plus belle créant l’uniformité ; nous repoussons la liberté comme créant l’irrégularité des lignes et par conséquent la laideur. Voilà le monisme intellectuel.

Les monopolistes sont assez souvent des monistes, des artistes épris de la Bauce. Ils sont beaucoup plus souvent des amoureux d’irresponsabilité, des hommes qui reculent devant la responsabilité intellectuelle. Il n’y a rien de cruel pour certains esprits comme d’avoir une pensée dont ils ne peuvent pas se décharger et se reposer sur quelqu’un qui la leur a donnée ou qui l’a comme eux. Ils se sentent seuls et ils sentent autour d’eux comme un grand silence qui les effraye. Doudan dit quelque part : « Dès que l’on avance un peu dans une étude, le bruit des lieux communs se tait et l’on se trouve dans un grand silence qui est très favorable au travail de la pensée. » Fort bien ; mais ce grand silence est pénible à un très grand nombre d’esprits. Il les accable en leur signifiant qu’ils ne pensent plus en commun avec leur groupe, avec leur parti, avec leur nation, avec leur religion. L’homme qui quitte sa religion, sa patrie, seulement son parti, a froid. Il se sent éloigné du foyer, il se sent séparé, exilé, émigré. J’en ai connu qui, trouvant que leur parti avait tort, le disant, le suivaient encore, parce qu’à le quitter il y aurait eu une sorte d’arrachement. Il ne leur semblait pas que l’homme fût fait pour penser juste tout seul ; mais plutôt, à la rigueur, s’il le fallait, pour penser faux et injustement avec sa troupe. Il leur était moins douloureux de s’arracher à eux-mêmes que de s’arracher à leurs entours.

— Mais n’est-ce pas là ce qu’on appelle manquer de conscience ?

— Je ne crois pas ; car c’est précisément un trouble et un émoi de conscience qui arrêtaient ceux dont je parle. Ce n’est pas manquer de conscience, c’est plutôt en avoir deux ; c’est avoir une sorte de conscience collective luttant contre une conscience individuelle. Et en un mot c’est reculer devant une pensée dont on est responsable, puisqu’on l’a seul. La pensée qu’on a avec d’autres n’est pas lourde à porter, puisque tant d’autres la portent avec vous. Voilà l’irresponsabilité intellectuelle et même un peu l’irresponsabilité morale. Les hommes qui repoussent la liberté d’enseignement et qui veulent que l’enseignement ne soit que métier d’État sont des hommes qui veulent penser par ordre, sur ordre, selon un ordre et pour l’ordre. C’est peut-être pour cela qu’ils s’appellent libres penseurs.

Ils sont éminemment sociaux, je le reconnais ; mais ils sont pour employer la terminologie de Comte, dans la statique sociale et non dans la dynamique sociale. Avec eux et eux étant seuls, l’État ne serait point troublé, mais il ne bougerait jamais ; car — quoique la chose soit contestée par quelques sociologues modernes — c’est tout à fait mon avis que ce sont les inventeurs qui sont créateurs de mouvement. « L’État, dit Nietzsche, est le monstre le plus froid de tous les monstres froids » ; et je ne me flatte pas de savoir de certaine science ce qu’il veut dire. Peut-être veut-il faire entendre que l’État n’a en lui-même aucune chaleur créatrice et qu’il doit la recevoir des individus qui en ont. Il est possible.

Au demeurant, croyez que quand l’État sera chargé de penser pour tout le monde il y aura un refroidissement intellectuel très général ; il y aura conservation relative et toujours plus faible de chaleur ancienne ; mais il n’y aura plus de foyer. Je conviens qu’il y aura uniformité et qu’on n’entendra plus la cacophonie des voix discordantes, ce qui est peut-être un grand bien.

Tant y a que la crainte des responsabilités est la raison de cette passion du fonctionnariat qui est la marque au moins la plus apparente du caractère français et que cette passion du fonctionnariat, en même temps qu’elle est un signe de l’affaiblissement de l’énergie française, en est une source.

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