Étude Médico-Légale: Psychopathia Sexualis: avec recherches spéciales sur l'inversion sexuelle
ESSAI D'EXPLICATION DU MASOCHISME
Les faits de masochisme comptent certainement parmi les plus intéressants de la psychopathologie. Avant d'essayer de les expliquer, il faut d'abord bien établir ce qui est essentiel et ce qui est secondaire dans ce phénomène.
L'essentiel, dans le masochisme, c'est, dans tous les cas, l'envie d'être absolument soumis à la volonté d'une personne de l'autre sexe (dans le sadisme, au contraire, le règne absolu sur cette personne), mais avec provocation et accompagnement de sensations sexuelles se traduisant par du plaisir qui va jusqu'à produire l'orgasme. Le secondaire, c'est, d'après le critérium précédent, la manière spéciale dont cette condition de dépendance ou de règne est manifestée, que ce soit par des actes purement symboliques ou qu'il y ait en même temps désir de supporter des douleurs causées par une personne de l'autre sexe.
Tandis qu'on peut considérer le sadisme comme une excroissance pathologique du caractère sexuel viril dans ses particularités psychiques, le masochisme est plutôt une excroissance morbide des particularités psychiques propres à la femme.
Il existe sans doute aussi des cas très fréquents de masochisme chez l'homme; ce sont ceux qui deviennent pour la plupart apparents et remplissent presque à eux seuls toute la casuistique. Nous en avons donné les raisons plus haut.
Tout d'abord, à l'état d'excitation voluptueuse, chaque impression exercée sur l'excité par la personne qui est le point de départ du charme sexuel, vient indépendamment du genre de cette impression.
C'est encore une chose tout à fait normale que des tapes légères et de petits coups de poing soient considérés comme des caresses60.
Like the lovers pinch wich hurts and is desired.
(Shakespeare, Antonius and Cleopatra.)
Note 60: (retour)Nous trouvons des faits analogues chez les animaux inférieurs. Les chenilles du poumon (Pulmonata Cuv.) possèdent une soi-disant «flèche d'amour», baguette de chaux pointue qui se trouve dans une pochette particulière de leur corps et qu'elles font sortir au moment de l'accouplement. C'est un organe d'excitation sexuelle qui, d'après sa constitution, doit être un excitant douloureux.
De là il n'y a pas loin à conclure que le désir d'éprouver une très forte impression de la part du consors amène, dans le cas d'une accentuation pathologique de l'ardeur amoureuse, à l'envie de recevoir des coups, la douleur étant toujours un moyen facile pour produire une forte impression physique. De même que, dans le sadisme, la passion sexuelle aboutit à une exaltation dans laquelle l'excès de l'émotion psychomotrice déborde dans les sphères voisines, il se produit de même, dans le masochisme, une extase dans laquelle la marée montante d'un seul sentiment engloutit avidement toute impression venant de la personne aimée et la noie dans la volupté.
La seconde cause, la plus puissante du masochisme, doit être cherchée dans un phénomène très répandu qui rentre déjà dans le domaine d'un état d'âme insolite et anormal, mais pas encore dans celui d'un état perverti.
J'entends ici ce fait fréquent qu'on observe dans des cas très nombreux et sous les formes les plus variées, qu'un individu tombe d'une façon étonnante et insolite sous la dépendance d'un individu de l'autre sexe, jusqu'à perdre toute volonté, dépendance qui force l'assujetti à commettre et à tolérer des actes compromettant souvent gravement ses propres intérêts, contraires et aux lois et aux mœurs.
Dans les phénomènes de la vie normale, cette dépendance varie selon l'intensité du penchant sexuel qui est ici en jeu et le peu de force de volonté qui devrait contrebalancer l'instinct. Il n'y a donc qu'une différence quantitative, mais non pas qualitative, comme c'est le cas dans les phénomènes du masochisme.
J'ai désigné sous le nom de servitude sexuelle ce fait de dépendance anormale, mais non encore perverse, d'un homme vis-à-vis d'un individu de l'autre sexe, fait qui offre un grand intérêt, surtout au point de vue médico-légal. Je l'ai nommé ainsi parce que les conditions qui en résultent sont empreintes d'une marque de servitude61. La volonté du sujet dominateur commande à celle du sujet asservi, comme la volonté du maître à celle du serviteur62.
Note 62: (retour)Bien qu'on les emploie au figuré pour de pareilles situations, j'ai cru devoir éviter ici les expressions esclave et esclavage, parce que ce sont des termes qu'on emploie de préférence pour le masochisme dont il faut bien distinguer la «servitude».
L'expression de servitude ne doit pas être confondue non plus avec la sujétion de la femme de J. St. Mill. Mill désigne par cette expression des mœurs et des lois, des phénomènes historiques et sociaux. Mais ici nous ne parlons que de faits nés de mobiles individuels particuliers et qui sont en contradiction avec les lois et les mœurs en usage. En outre, il est question des deux sexes.
Cette servitude sexuelle est, comme nous le disions, un phénomène anormal, même au point de vue psychique.
Elle commence là où la règle extérieure, les limites de la dépendance d'une partie sur l'autre ou de la dépendance mutuelle, tracées par la loi et les mœurs, sont transgressées à la suite d'une particularité individuelle due à l'intensité de mobiles qui en eux-mêmes sont tout à fait normaux. La servitude sexuelle n'est pas du tout un phénomène pervers: les agents moteurs sont les mêmes que ceux qui mettent en mouvement, quoique avec moins de vivacité, la vita sexualis psychique renfermée dans les limites et les règles normales.
La peur de perdre sa compagne, le désir de la contenter toujours, de la conserver aimable et disposée aux rapports sexuels, sont ici les mobiles qui poussent le sujet asservi.
D'un côté un amour excessif qui, surtout chez la femme, n'indique pas toujours un degré excessif de sensualité; de l'autre, une faiblesse de caractère: tels sont les premiers éléments de ce processus insolite63.
Note 63: (retour)Le fait le plus important, dans ces cas, c'est peut-être que l'habitude d'obéir développe une sorte de mécanisme d'obéissance inconsciente qui fonctionne avec une exactitude automatique et qui n'a pas à lutter contre des idées contraires, parce qu'il est au delà de la limite de la conscience nette, et qu'il peut être manié comme un instrument inerte par la partie régnante.
Le mobile de l'autre sujet, c'est l'égoïsme, qui peut se donner libre cours.
Les faits de servitude sexuelle sont très variés dans leurs formes, et leur nombre est très grand64.
Note 64: (retour)Dans les littératures de tous les pays et de toutes les époques, la servitude sexuelle joue un grand rôle. Les phénomènes insolites mais non pervers de la vie de l'âme sont pour le poète des sujets heureux et qu'il lui est permis de traiter. La description la plus célèbre de la «servitude» chez l'homme, est celle de l'abbé Prévost dans sa Manon Lescaut. Une description parfaite de la servitude chez la femme se trouve dans le roman Leone Leoni, de George Sand. Il faut citer ici la Kæthchen von Heilbronn de Kleist, qui lui-même désigne cette pièce comme l'opposé de sa Penthésilée (sadisme), enfin la Griselidis de Halm et beaucoup d'autres poésies analogues.
Nous rencontrons à chaque pas dans la vie des hommes tombés dans la servitude sexuelle. Il faut compter parmi les gens de cette catégorie les maris qui vivent sous la domination de leur femme, surtout les hommes déjà vieux qui épousent de jeunes femmes et qui veulent racheter leur disproportion d'âge et de qualités physiques par une condescendance absolue à tous les caprices de l'épouse; il faut aussi classer dans cette catégorie les hommes trop mûrs qui, en dehors du mariage, veulent renforcer leurs dernières chances d'amour par d'immenses sacrifices, et aussi les hommes de tout âge qui, pris d'une violente passion pour une femme, se heurtent à une froideur calculée et doivent capituler dans de dures conditions; les gens très amoureux qui se laissent entraîner à épouser des catins connues; les hommes qui, pour courir après des aventurières, abandonnent tout, jouent leur avenir; les maris et les pères qui délaissent épouse et enfants, et qui placent les revenus d'une famille aux pieds d'une hétaïre.
Quelque nombreux que soient les exemples de servitude chez l'homme, tout observateur un peu impartial de la vie conviendra que leur nombre et leur importance sont bien inférieurs à ceux observés chez la femme. Ce fait est facilement explicable. Pour l'homme, l'amour n'est presque toujours qu'un épisode; il a une foule d'autres intérêts importants; pour la femme, au contraire, l'amour est la vie: jusqu'à la naissance des enfants, l'amour tient le premier rang, et souvent même après la naissance des enfants. Ce qui est encore plus important, c'est que l'homme peut dompter son penchant ou l'apaiser dans des accouplements pour lesquels il trouve de nombreuses occasions. La femme, dans les classes supérieures, quand elle est alliée à un homme, est obligée de se contenter de lui seul, et, même dans les basses couches sociales, la polyandrie se heurte encore à des obstacles considérables.
Voilà pourquoi, pour la femme, l'homme qu'elle possède signifie le sexe tout entier. Son importance pour elle devient par ce fait immense. De plus, les rapports normaux, tels que la loi et les mœurs les ont établis entre l'homme et la femme, sont loin d'être établis d'après les règles de la parité et destinent déjà la femme à une grande dépendance.
Sa servitude deviendra encore plus grande par les concessions qu'elle fait à l'amant pour obtenir de lui cet amour qui pour elle ne peut se remplacer; dans la même mesure s'augmenteront les prétentions des hommes qui sont décidés à mettre à profit leurs avantages et à faire métier d'exploiter l'abnégation illimitée de la femme.
Tels sont: le coureur de dot qui se fait payer des sommes énormes pour détruire les illusions qu'une vierge s'était faite de lui; le séducteur réfléchi et calculateur qui compromet une femme et spécule en même temps sur la rançon et le chantage; le soldat aux galons d'or, l'artiste musicien à la crinière de lion qui savent provoquer chez la femme un brusque: «Toi ou la mort!» un bon moyen pour payer les dettes ou pour s'assurer une vie facile; le simple troupier qui, dans la cuisine, fait payer son amour par la cuisinière en bons repas; l'ouvrier-compagnon qui mange les économies de la patronne qu'il a épousée; et enfin le souteneur qui force par des coups la prostituée, dont il vit, à lui gagner chaque jour une certaine somme. Ce ne sont là que quelques-unes des diverses formes de la servitude dans laquelle la femme tombe forcément par suite de son grand besoin d'amour et des difficultés de sa position.
Il était nécessaire de donner une courte description de la servitude sexuelle, car il faut évidemment voir en elle le terrain propice d'où la principale racine du masochisme est sortie. La servitude ainsi que le masochisme consistent essentiellement en ce que l'individu atteint de cette anomalie se soumet absolument à la volonté d'une personne d'un autre sexe et subit sa domination65.
Note 65: (retour)Il peut se produire des cas où la servitude sexuelle se traduise par les mêmes actes que ceux qui sont particuliers au masochisme. Quand des hommes brutaux battent leurs femmes et que celles-ci le tolèrent par amour, sans cependant avoir la nostalgie des coups, il y a dans cette servitude un trompe-œil qui peut nous faire croire à l'existence du masochisme.
On peut cependant faire une démarcation nette entre les deux phénomènes, car ils diffèrent non pas par leur gradation, mais par leur nature. La servitude sexuelle n'est pas une perversion; elle n'a rien de morbide. Les éléments auxquels elle doit son origine, l'amour et la faiblesse de la volonté, ne sont pas pervers; seule la disproportion de leurs forces mutuelles donne un résultat anormal qui souvent est opposé aux intérêts personnels, aux mœurs et aux lois. Le mobile auquel la partie subjuguée obéit en subissant la domination, c'est le penchant normal vers la femme (ou réciproquement vers l'homme), penchant dont la satisfaction est le prix et la compensation de la servitude subie. Les actes de la partie subjuguée, actes qui sont l'expression de la servitude sexuelle, sont accomplis sur l'ordre de la partie dominante pour servir à la cupidité de cette dernière. Ils n'ont pour la partie assujettie aucun but indépendant, ils ne sont pour elle que des moyens d'obtenir ou de conserver la possession de la partie dominatrice, ce qui est le vrai but final. Enfin, la servitude est une conséquence de l'amour pour une personne déterminée; elle n'a lieu que lorsque cet amour s'est déclaré.
Les choses sont tout autres dans le masochisme qui est nettement morbide, et qui, en un mot, est une perversion. Là, le mobile des actes et des souffrances de la partie assujettie se trouve dans le charme que la tyrannie exerce sur elle. Elle peut, en même temps, désirer aussi le coït avec la partie dominante; dans tous les cas, son penchant vise aussi les actes servant d'expression à la tyrannie comme objets directs de sa satisfaction. Ces actes dans lesquels le masochisme trouve son expression, ne sont pas pour le subjugué un moyen d'arriver au but comme c'est le cas dans la servitude, car ils sont eux-mêmes le but final. Enfin, dans le masochisme, la nostalgie de la soumission se manifeste a priori, avant qu'il y ait une affection pour un objet d'amour concret.
La connexité qu'on peut admettre entre la servitude et le masochisme vient du trait commun des phénomènes externes de la dépendance, malgré la différence des mobiles; la transition de l'anomalie à la perversion se produit probablement de la façon suivante.
Celui qui reste pendant longtemps en état de servitude sexuelle sera plus enclin à contracter de légères tendances masochistes. L'amour, qui supporte volontiers la tyrannie pour l'amour de la personne aimée, devient alors directement un amour de la tyrannie. Quand l'idée d'être tyrannisé s'est longtemps associée à une représentation de l'objet aimé, accompagnée d'un sentiment de plaisir, cette manifestation de la sensation de plaisir finit par se reporter sur la tyrannie même et il se produit de la perversion. Voilà comment le masochisme peut être acquis66.
Note 66: (retour)C'est un fait bien intéressant et qui repose sur l'analogie qui existe entre la sujétion et le masochisme, relativement à leur manifestation extérieure, que pour décrire la servitude sexuelle on emploie généralement, soit par plaisanterie, soit au figuré, des expressions comme celles-ci: «esclavage, être enchaîné, porter des fers, agiter le fouet sur quelqu'un, atteler quelqu'un à son char de triomphe, être aux pieds de quelqu'un, sous le règne de la culotte, etc.», toutes choses qui, prises au pied de la lettre, sont pour le masochiste, l'objet de ses désirs pervers.
Ces locutions imagées sont d'un fréquent usage dans la vie ordinaire et sont presque devenues triviales. Elles ont pris leur origine dans la langue poétique. De tout temps la poésie a vu dans l'image d'ensemble d'une violente passion amoureuse, l'état de dépendance de l'objet qui peut ou qui doit se refuser, et les phénomènes de la servitude se sont toujours présentés à l'observation des poètes. Le poète, en choisissant des termes comme ceux que nous venons de citer, pour représenter avec des images frappantes la dépendance de l'amoureux, suit absolument le même chemin que le masochiste qui, pour se représenter d'une manière frappante sa dépendance (qui est pour lui le but), cherche à réaliser des situations correspondant à son désir.
Déjà la poésie antique désigne l'amante par le mot domina et emploie de préférence l'image de la captivité chargée de fers (Horace, Od., IV, 11). Dès cette époque et jusqu'aux temps modernes, (comparez Grillparzer, Ottokar, IVe acte: «Régner est si doux, presque aussi doux qu'obéir») la poésie galante de tous les siècles est remplie de phrases et de métaphores semblables. Sous ce rapport, l'histoire de l'origine du mot «maîtresse» est aussi très intéressante.
Mais la poésie réagit sur la vie. C'est de cette façon qu'a pu prendre naissance le service des dames chez les courtisanes du moyen âge. Ce service avec adoration des femmes comme «maîtresses» dans la société aussi bien que dans les liaisons d'amour isolées, en assimilant les rapports entre féaux et serfs avec les rapports entre le chevalier et sa dame, avec la soumission à tous les caprices féminins, aux épreuves d'amour et aux vœux, à l'engagement d'obéissance à tous les ordres des dames, apparaît comme un développement et un perfectionnement systématique de la servitude amoureuse. Certains phénomènes extrêmes, commue, par exemple, les souffrances d'Ulric de Lichtenstein ou de Pierre Vidal au service de leurs dames, ou les menées de la confrérie des «Galois» en France qui cherchaient le martyre par amour et se soumettaient à toutes sortes de tortures, portent déjà une empreinte bien visible du caractère masochiste, et montrent la transition naturelle d'un état vers l'autre.
Un faible degré de masochisme peut bien être engendré par la servitude et peut, par conséquent, être acquis. Mais le vrai masochisme complet et profondément enraciné, avec sa nostalgie brûlante de soumission dès la première enfance, tel que le dépeignent les personnes mêmes qui en sont atteintes, est toujours congénital.
La meilleure explication de l'origine du masochisme complet, perversion toutefois assez rare, serait dans l'hypothèse que cette perversion est née de la servitude sexuelle, anomalie de plus en plus fréquente, qui parfois se transmet par hérédité à un individu psychopathe de façon à dégénérer en perversion. On a démontré plus haut qu'un léger déplacement des éléments psychiques qui jouent ici un rôle, peut amener cette transition. Ce que peut faire, pour les cas possibles de masochisme acquis, l'habitude associative, l'hérédité peut le faire pour les cas bien établis de masochisme congénital. Aucun élément nouveau ne s'ajoute alors à la servitude; au contraire, un élément disparaît, le raisonnement qui rattache l'amour à la dépendance, et qui constitue la différence entre l'anomalie et la perversion, entre la servitude et le masochisme. Il est tout naturel que ce soit la partie d'instinct seule qui se transmette par hérédité.
Cette transition de l'anomalie à la perversion par transmission héréditaire s'effectuera facilement, surtout dans le cas où la disposition psychopathique du descendant fournit un autre facteur pour le masochisme, c'est-à-dire l'élément que nous avons appelé la première cause du masochisme: la tendance des natures sexuellement hyperesthésiées à assimiler aux impressions sexuelles toute impression qui part de l'objet aimé.
C'est de ces deux éléments, la servitude sexuelle d'une part, et d'autre part la prédisposition à l'extase sexuelle qui accepte avec plaisir les mauvais traitements, c'est de ces deux éléments, disons-nous, dont les causes peuvent être ramenées jusqu'au domaine des faits physiologiques, que le masochisme tire son origine, quand il trouve un terrain psychopathique propice et que l'hyperesthésie sexuelle amène jusqu'au degré morbide de la perversion les circonstances physiologiques et anormales de la vita sexualis67.
Note 67: (retour)Quand on voit, ainsi que cela a été démontré plus haut, que la «servitude sexuelle» est un phénomène qui a été constaté bien plus fréquemment et avec une intensité plus grande dans le sexe féminin que dans le sexe masculin, la conclusion s'impose: que le masochisme (sinon toujours, du moins habituellement) est un legs de la «servitude» des ascendants féminins. De cette façon, il entre en rapport, bien qu'éloigné, avec l'inversion sexuelle, en raison de ce fait qu'une perversion qui devrait être particulière à la femme, se transmet à l'homme. Cette manière d'envisager le masochisme comme une inversion sexuelle rudimentaire, comme une effeminatio partielle qui, dans ce cas, n'atteint que les traits secondaires du caractère de la vita sexualis (manière de voir que j'ai déjà, dans la 6e édition de cet ouvrage, exprimée d'une façon très nette), est encore corroborée par les dépositions des malades des observations 44 et 49, citées plus haut, et dont les sujets sont aussi marqués d'autres traits d'effémination, tous les deux désignant comme leur idéal une femme relativement plus âgée qui les aurait recherchés et conquis.
Il faut cependant noter le fait que la sujétion joue aussi un rôle considérable dans la vita sexualis masculine, et que, par conséquent, le masochisme peut s'expliquer sans l'hypothèse de la transmission des éléments féminins à l'homme. Il ne faut pas oublier non plus, à ce propos, que le masochisme et son opposé le sadisme se rencontrent quelquefois en combinaisons irrégulières avec l'inversion sexuelle.
En tout cas, le masochisme, en tant que perversion sexuelle congénitale, représente aussi dans le tableau de l'hérédité un signe de dégénérescence fonctionnelle, et cette constatation clinique a été en particulier confirmée par mes propres observations de masochisme et de sadisme.
Il est facile de prouver que cette tendance psychiquement anormale et particulière par laquelle le masochisme se manifeste, représente une anomalie congénitale; elle ne se greffe pas sur l'individu porté à la flagellation, par suite d'une association d'idées, comme le supposent Rousseau et Binet.
Cela ressort de ces cas nombreux, même de la majorité de ces cas, où la flagellation n'est jamais venue à l'idée du masochiste, mais où le penchant pervers visait exclusivement des actes symboliques, qui expriment la soumission sans causer de douleurs physiques.
Les détails de l'observation 52 nous renseignent à ce sujet.
Mais on arrive à la même conclusion, c'est-à-dire à la constatation que la flagellation passive ne peut pas être le noyau qui réunit tous les autres éléments autour de lui, même quand on examine de plus près les cas dans lesquels la flagellation passive joue un rôle, comme dans les observations 44 et 49.
Sous ce rapport, l'observation 50 est particulièrement instructive, car il ne peut pas y être question d'une stimulation sexuelle produite par une punition reçue dans l'enfance. Dans ce cas, il est surtout impossible de relier le phénomène à un fait ancien, car l'objet du principal intérêt sexuel n'est pas réalisable, même avec un enfant.
Enfin l'origine purement psychique du masochisme est prouvée par la comparaison du masochisme avec le sadisme. (Voir plus loin.)
Si la flagellation passive se rencontre si fréquemment dans le masochisme, cela s'explique simplement par le fait que la flagellation est le moyen le plus efficace d'exprimer l'état de soumission.
Je ne puis que répéter que ce qui différencie absolument la simple flagellation passive de la flagellation basée sur un désir masochiste, c'est que, dans le premier cas, l'acte est un moyen pour rendre possible le coït ou l'éjaculation, tandis que, dans le dernier cas, c'est un moyen pour obtenir une satisfaction de l'âme dans le sens des désirs masochistes.
Ainsi que nous l'avons vu plus haut, les masochistes se soumettent aussi à d'autres mauvais traitements et à des souffrances pour lesquelles il ne peut être question d'une excitation voluptueuse réflexe. Comme ces faits sont très nombreux, il faut examiner dans quelle proportion existent la douleur et le plaisir dans de pareils actes, et aussi dans la flagellation des masochistes.
De la déposition d'un masochiste, il résulte le fait suivant.
La proportion n'est pas telle que l'individu éprouve simplement comme plaisir physique ce qui ordinairement cause de la douleur; mais l'individu se trouvant en extase masochiste, ne sent pas la douleur, soit que, grâce à son état passionnel, (comme chez le soldat au milieu de la mêlée et de la bataille), il n'ait pas la perception de l'impression physique produite sur les nerfs de son épiderme, soit que, grâce à la trop grande abondance de sensations voluptueuses (comme chez les martyrs ou dans l'extase religieuse), l'idée des mauvais traitements n'entre dans son esprit que comme un symbole et sans les attributs de la douleur.
Dans la deuxième alternative, il y a pour ainsi dire une surcompensation de la douleur physique par le plaisir psychique, et c'est cet excédent qui reste seul comme plaisir psychique dans la conscience. Cet excédent de plaisir est encore renforcé soit par l'influence des réflexes spinaux, soit par une accentuation particulière des impressions sensibles dans le sensorium; il se produit une espèce d'hallucination de volupté physique, avec une localisation vague de la sensation projetée au dehors.
Des phénomènes analogues paraissent se produire dans l'auto-flagellation des extasiés religieux (fakirs, derviches hurlants, flagellants), seulement les images qui provoquent la sensation de plaisir ont une autre forme. Là aussi on perçoit l'idée de la torture sans ses attributs de douleur, la conscience étant trop remplie par l'idée accentuée du plaisir de servir Dieu en subissant des tortures, de racheter ses péchés, de gagner le ciel, etc.
MASOCHISME ET SADISME
Le sadisme est l'opposé complet du masochisme. Tandis que celui-ci veut supporter des douleurs et se sentir soumis, celui-là cherche à provoquer la souffrance et à violenter.
Le parallélisme est complet. Tous les actes et toutes les scènes qui sont exécutés par le sadiste d'une façon active, constituent l'objet des désirs du masochiste dans son rôle passif. Dans les deux perversions ces actes passent graduellement des procédés symboliques aux tortures les plus graves. L'assassinat par volupté lui-même, comble du sadisme, trouve sa contre-partie passive dans le masochisme, bien entendu uniquement comme imagination, ainsi que cela résulte de l'observation 53. Ces deux perversions peuvent, dans des circonstances favorables, subsister à côté d'une vita sexualis normale; dans les deux cas, les actes par lesquels elles se manifestent servent de préparatifs au coït ou bien le remplacent68.
Note 68: (retour)Naturellement toutes deux ont à combattre des contre-motifs esthétiques et éthiques dans le for intérieur. Mais, lorsqu'il les a vaincus, le sadisme, en se manifestant dans le monde extérieur, entre en conflit avec le Code pénal. Tel n'est pas le cas du masochisme, ce qui explique la plus grande fréquence des actes masochistes. Par contre, à la réalisation de ces derniers s'opposent l'instinct de la conservation et la crainte de la douleur physique. La signification pratique du masochisme n'existe que dans ses rapports avec l'impuissance psychique, tandis que celle du sadisme a surtout une portée médico-légale.
L'analogie ne concerne pas seulement les symptômes extérieurs; elle s'étend aussi à l'essence intime des deux perversions.
On doit les considérer toutes les deux comme des psychopathies congénitales chez des individus dont l'état psychique est anormal et qui sont atteints surtout d'hyperæsthesia sexualis psychique, et habituellement d'autres anomalies accessoires; dans chacune de ces deux perversions on peut établir l'existence de deux éléments constitutifs qui tirent leur origine de faits psychiques intervenant dans la zone physiologique.
Ainsi que je l'ai indiqué plus haut, pour le masochisme, ces éléments consistent dans les faits suivants: 1º Dans la passion sexuelle, chaque action partant du consors provoque par elle-même et indépendamment de la nature de cette action une sensation de plaisir qui, dans le cas d'hyperæsthesia sexualis, peut aller jusqu'à compenser et au delà toute sensation de douleur; 2º La «servitude sexuelle» produisant dans la vie psychique des phénomènes qui en eux-mêmes ne sont pas de nature perverse, peut, dans des conditions pathologiques, devenir un besoin de soumission morbide s'accompagnant de sensations de plaisir, ce qui—quand même l'hypothèse d'une hérédité maternelle serait laissée de côté—indique une dégénérescence pathologique de l'instinct physiologique de soumission qui caractérise la femme.
De même, pour expliquer le sadisme, on trouve deux éléments constitutifs dont l'origine peut être ramenée jusque dans le domaine physiologique: 1º Dans la passion sexuelle, il peut se produire une sorte d'émotion psychique, un penchant à agir sur l'objet aimé de la façon la plus forte possible ce qui, chez des individus sexuellement hyperesthésiés, peut devenir une envie de causer de la douleur; 2º Le rôle actif de l'homme, la nécessité de conquérir la femme, peuvent, dans des circonstances pathologiques données, se transformer en désir d'obtenir d'elle une soumission illimitée.
Ainsi le masochisme et le sadisme se présentent comme la contre-partie complète l'un de l'autre. Ce qui corrobore ce fait, c'est que, pour les individus atteints de l'une ou de l'autre de ces deux perversions, l'idéal est toujours une perversion opposée à la leur et qui se manifesterait chez une personne de l'autre sexe. Comme exemples à l'appui, il suffit de citer les observations 44 et 49 ainsi que les Confessions de Rousseau.
La comparaison du masochisme et du sadisme peut encore servir à écarter complètement cette hypothèse que le masochisme tirerait son origine primitive de l'effet réflexe de la flagellation passive, et que tout le reste ne serait que le produit d'associations d'idées se rattachant au souvenir de la flagellation, ainsi que l'a soutenu Binet dans son explication du cas de Jean-Jacques Rousseau et ainsi que Rousseau lui-même l'a cru. De même la torture active qui, pour le sadiste, est le but du désir sexuel, ne produit aucune excitation des nerfs sensitifs; par conséquent l'origine psychique de cette perversion ne saurait être mise en doute. Mais le sadisme et le masochisme sont tellement similaires, ils se ressemblent tellement en tous points, que la conclusion par analogie de l'un à l'autre est permise, et qu'elle suffirait à elle seule à établir le caractère psychique du masochisme.
La comparaison de tous les éléments et phénomènes du masochisme et du sadisme étant faite, si nous résumons le résultat de tous les cas observés plus haut, nous pouvons établir que: le plaisir à causer de la douleur et le plaisir à la subir ne sont que deux faces différentes d'un même processus psychique dont l'origine essentielle est l'idée de la soumission active ou passive, tandis que la réunion de la cruauté et de la volupté n'a qu'une importance psychologique d'ordre secondaire. Les actes cruels servent à exprimer cette soumission, tout d'abord parce qu'ils constituent le moyen le plus fort de traduire cet état, et puis, parce qu'ils représentent la plus forte impression que, sauf le coït et en dehors du coït, un individu peut produire sur un autre.
Le sadisme et le masochisme sont le résultat d'associations d'idées dans le même sens que tous les phénomènes compliqués de la vie psychique. La vie psychique consiste, à part la production des éléments primitifs de la conscience, uniquement en associations et disjonctions de ces éléments.
Le résultat principal des analyses que nous venons de faire, c'est que le masochisme et le sadisme, ne sont point le produit d'une association de hasard due à un incident occasionnel, à une coïncidence de temps, mais qu'ils sont bien nés d'associations dont la préformation, même dans les circonstances normales, est très rapprochée, ou qui, dans certaines conditions (hyperesthésie sexuelle), se nouent très facilement. Un instinct sexuel accru d'une façon anormale se développe non seulement en hauteur mais aussi en largeur. En débordant sur les sphères voisines, il se confond avec elles et accomplit ainsi l'association pathologique qui est l'essence de ces deux perversions69.
Note 69: (retour)V. Schrenk-Notzing qui, dans l'explication de toutes les perversions, met au premier rang l'occasion et qui préfère l'hypothèse d'une perversion acquise grâce aux circonstances extérieures à l'hypothèse de la prédisposition congénitale, donne aux phénomènes du masochisme et du sadisme (qu'il appelle «algolagnie active et passive») une place intermédiaire entre la perversion acquise et congénitale. Ces phénomènes, il est vrai, ne peuvent, dans certains cas, s'expliquer que par une prédisposition congénitale; mais, ajoute-t-il, dans une partie des autres cas, l'acquisition par une coïncidence de hasard doit évidemment jouer le rôle principal (op. cit., p. 179).
La démonstration de cette dernière assertion est faite avec casuistique. L'auteur reproduit deux observations de la Psychopathia sexualis de l'édition actuelle, et il montre comment, dans ces cas, une coïncidence occasionnelle, l'aspect d'une fille saignante ou d'un enfant fouetté, d'une part, une excitation sexuelle du spectateur, d'autre part, peut fournir la raison suffisante d'une association pathologique.
En présence de cette hypothèse, il faut cependant considérer comme concluant le fait, que chez tout individu hyperesthésique, les excitations et les mouvements précoces de la vie sexuelle ont coïncidé au point de vue du temps, avec bien des éléments hétérogènes, tandis que les associations pathologiques, ne se relient qu'à certains faits peu nombreux et bien déterminés (faits sadistes et masochistes). Nombre d'élèves se sont livrés aux excitations et aux satisfactions sexuelles pendant les leçons de grammaire, de mathématiques, dans la salle de classe et dans des lieux secrets, sans que des associations perverses en soient résultées.
Il en ressort jusqu'à l'évidence que l'aspect des scènes de flagellation et d'actes semblables peut bien faire sortir de son état latent une association pathologique, déjà existante, mais qu'il ne peut pas en créer une, sans compter que, parmi les faits nombreux qui se présentent, ce sont précisément avec ceux qui normalement provoquent le déplaisir que l'instinct sexuel éveillé se met en rapport.
Ce que nous venons de dire servira également de réponse à l'opinion de Binet qui, lui aussi, veut expliquer par des associations de hasard tous les phénomènes dont il est ici question.
Bien entendu, les choses ne se passent pas toujours de cette manière, et il y a des cas d'hyperesthésie sans perversion. Les cas de pure hyperæsthesia sexualis, du moins ceux qui sont d'une intensité frappante, sont plus rares que les cas de perversion. Ce qui est intéressant, mais ce qui est bien difficile à expliquer, ce sont les cas où le masochisme et le sadisme se manifestent simultanément chez le même individu. Telles sont les observations 49 et 57, mais surtout l'observation 30, qui montre que c'est précisément l'idée de la soumission soit active, soit passive, qui forme la base du désir pervers. On peut, dans bien d'autres cas, reconnaître aussi les traces plus ou moins nettes d'un état de choses analogue. Évidemment c'est toujours l'une des deux perversions qui l'emporte et de beaucoup.
Étant donnée cette prédominance décisive de l'une des deux perversions et leur manifestation tardive dans ce cas, on peut supposer que seule l'une des deux, la perversion prédominante, est congénitale, tandis que l'autre a été acquise. Les idées de soumission et de mauvais traitements actifs ou passifs, accompagnées de sensations de plaisir, se sont profondément enracinées chez l'individu. À l'occasion, l'imagination essaie de se placer dans la même sphère de représentation, mais avec un rôle inverse. Elle peut même arriver à une réalisation de cette inversion. Ces essais, soit en imagination, soit en réalité, sont, dans la plupart des cas, bientôt abandonnés comme n'étant pas adéquats à la tendance primitive.
Le masochisme et le sadisme se trouvent aussi combinés avec l'inversion sexuelle en des formes et des degrés très variés. L'individu atteint d'inversion sexuelle peut être sadiste aussi bien que masochiste. Comparez à ce sujet l'observation 48 de ce livre, l'observation 49 de la 7e édition et les nombreux cas d'inversion sexuelle qui seront traités plus loin.
Toutes les fois que sur la base d'une individualité névropathique s'est développée une perversion sexuelle, l'hyperesthésie sexuelle, qu'il faut supposer dans ce cas, peut aussi produire les symptômes du masochisme et du sadisme; tantôt une de ces deux perversions, tantôt toutes les deux ensemble, de sorte que l'une est engendrée par l'autre. Le masochisme et le sadisme se présentent donc comme les formes fondamentales des perversions sexuelles qui peuvent se montrer sur tout le terrain des aberrations de l'instinct génital.
3.—ASSOCIATION DE L'IMAGE DE CERTAINES PARTIES DU CORPS OU DU VÊTEMENT FÉMININ AVEC LA VOLUPTÉ.—FÉTICHISME
Dans nos considérations sur la psychologie de la vie sexuelle normale, qui ont servi d'entrée en matière à ce livre, nous avons montré que, même dans les limites de l'état physiologique, l'attention particulièrement concentrée sur certaines parties du corps de personnes de l'autre sexe et surtout sur certaines formes de ces parties du corps, peut devenir d'une grande importance psycho-sexuelle. Qui plus est, cette force d'attraction particulière pour certaines formes et certaines qualités agit sur beaucoup d'hommes et même sur la plupart; elle peut être considérée comme le vrai principe de l'individualisation en amour.
Cette prédilection pour certains traits distincts du caractère physique de personnes de l'autre sexe, prédilection à côté de laquelle il y a aussi quelquefois une préférence manifeste pour certains caractères psychiques, je l'ai désignée par le mot «fétichisme», en m'appuyant sur Binet (Du fétichisme en amour, Revue Philosophique, 1887) et sur Lombroso (préface de l'édition allemande de son ouvrage). En effet, l'enthousiasme et l'adoration de certaines parties du corps ou d'une partie de la toilette, à la suite des ardeurs sexuelles, rappelle à beaucoup de points de vue l'adoration des reliques, des objets sacrés, etc., dans les cultes religieux. Ce fétichisme physiologique a été déjà traité à fond plus haut.
Cependant, sur le terrain psycho-sexuel, il y a, a côté du fétichisme physiologique, un fétichisme incontestablement pathologique et érotique, sur lequel nous possédons déjà de nombreux documents humains et dont les phénomènes présentent un grand intérêt en clinique psychiatrique et même dans certaines circonstances médico-légales. Ce fétichisme pathologique ne se rapporte pas uniquement à certaines parties du corps vivant, mais même à des objets inanimés qui cependant sont toujours des parties de la toilette de la femme et par là se trouvent en connexité étroite avec son corps.
Ce fétichisme pathologique se rattache par des liens intermédiaires et graduels avec le fétichisme physiologique, de sorte que—du moins pour le fétichisme du corps—il est presque impossible d'indiquer par une ligne de démarcation nette où la perversion commence. En outre, la sphère totale du fétichisme corporel ne se trouve pas en dehors de la sphère des choses qui, dans les conditions normales, agissent comme stimulants de l'instinct génital; au contraire, il y trouve sa place. L'anomalie consiste seulement, en ce qu'une impression d'une partie de l'image de la personne de l'autre sexe, absorbe par elle-même tout l'intérêt sexuel, de sorte qu'à côté de cette impression partielle, toutes les autres impressions s'effacent ou laissent plus ou moins indifférent.
Voilà pourquoi il ne faut pas considérer le fétichiste d'une partie du corps comme un monstrum per excessum, tel que le sadiste ou le masochiste, mais plutôt comme un monstrum per defectum. Ce n'est pas la chose qui agit sur lui comme charme qui est anormale, c'est plutôt le fait que les autres parties n'ont plus de charme pour lui; c'est, en un mot, la restriction du domaine de son intérêt sexuel, qui constitue ici l'anomalie. Il est vrai que cet intérêt sexuel resserré dans des limites plus étroites, éclate avec d'autant plus d'intensité, et avec une intensité poussée jusqu'à l'anomalie. On pourrait bien indiquer comme un moyen pour déterminer la ligne de démarcation du fétichisme pathologique, d'examiner tout d'abord si l'existence du fétiche est une conditio sine qua non pour pouvoir accomplir le coït. Mais, en examinant les faits de plus près, nous verrons que la délimitation basée sur ce principe n'est exacte qu'en apparence. Il y a des cas nombreux où, malgré l'absence du fétiche, le coït est encore possible, bien qu'incomplet, forcé (souvent avec le secours de l'imagination qui représente des objets en rapport avec le fétiche); mais c'est surtout un coït qui ne satisfait pas et même fatigue. Ainsi, en examinant de plus près les phénomènes psychiques et subjectifs, on ne trouve que des cas intermédiaires dont une partie n'est caractérisée que par une préférence purement physiologique, tandis que pour les autres il y a impuissance psychique en l'absence du fétiche.
Il vaudrait peut-être mieux chercher le critérium de l'élément pathologique du fétichisme corporel sur le terrain de la subjectivité psychique.
La concentration de l'intérêt sexuel sur une partie déterminée du corps, sur une partie—ce sur quoi il faut insister—qui n'a aucun rapport direct avec le sexus (comme les mamelles ou les parties génitales externes), amène souvent les fétichistes corporels à ne plus considérer le coït comme le vrai but de leur satisfaction sexuelle, mais à le remplacer par une manipulation quelconque faite sur la partie du corps qu'ils considèrent comme fétiche. Ce penchant dévoyé peut être considéré, chez le fétichiste corporel, comme le critérium de l'état morbide, que l'individu atteint soit capable ou non de faire le coït.
Mais le fétichisme des choses ou des vêtements peut, dans tous les cas, être considéré comme un phénomène pathologique, son objet se trouvant en dehors de la sphère des charmes normaux de l'instinct génital.
Là aussi les symptômes présentent une analogie apparente avec les faits de la vita sexualis physiquement normale; mais en réalité l'ensemble intime du fétichisme pathologique est de nature tout à fait différente. Dans l'amour exalté d'un homme physiquement normal, le mouchoir, le soulier, le gant, la lettre, la fleur «qu'elle a donné», la mèche de cheveux, etc., peuvent aussi être des objets d'idolâtrie, mais uniquement parce qu'ils représentent une forme du souvenir de l'amante absente ou décédée, et qu'ils servent à reconstituer la totalité de la personnalité aimée. Le fétichiste pathologique ne saisit pas les rapports de ce genre. Pour lui, le fétiche est la totalité de sa représentation. Partout où il l'aperçoit il en ressent une excitation sexuelle, et le fétiche produit sur lui son impression70.
Note 70: (retour)Dans Thérèse Raquin, de Zola, où l'homme embrasse plusieurs fois les bottines de l'amante, il s'agit d'un fait tout différent de celui des fétichistes du soulier ou des bottines qui, à l'aspect de n'importe quelle bottine au pied d'une dame, ou même d'une bottine seule, entrent en extase voluptueuse et arrivent même à l'éjaculation.
D'après les faits observés jusqu'ici, le fétichisme pathologique paraît ne se produire que sur le terrain d'une prédisposition psychopathique et héréditaire ou sur celui d'une maladie psychique existante. De là vient qu'il se montre combiné avec d'autres perversions primitives de l'instinct génital et qui ont la même source. Chez les individus atteints d'inversion sexuelle, chez les sadistes et les masochistes, le fétichisme se rencontre souvent sous ses formes les plus variées. Certaines formes du fétichisme corporel (le fétichisme de la main ou du pied) ont même avec le masochisme et le sadisme des relations plus ou moins obscures.
Bien que le fétichisme se base sur une disposition psychopathique générale et congénitale, cette perversion en elle-même n'est pas primitive de sa nature comme celles que nous avons traitées jusqu'ici; elle n'est pas congénitale, comme nous l'avons dit du sadisme et du masochisme. Tandis que, dans le domaine des perversions sexuelles qui nous ont occupé jusqu'ici, l'observateur n'a rencontré que des cas d'origine congénitale, il trouvera dans le domaine du fétichisme des cas exclusifs de perversion acquise.
Tout d'abord, pour le fétichisme, on peut souvent établir qu'une cause occasionnelle a fait naître cette perversion.
Ensuite, on ne trouve pas dans le fétichisme ces phénomènes physiologiques qui, dans le domaine du sadisme et du masochisme, sont poussés par une hyperesthésie sexuelle générale jusqu'à la perversion, et qui justifient l'hypothèse de leur origine congénitale. Pour le fétichisme, il faut chaque fois un incident qui fournisse matière à la perversion. Ainsi que je l'ai dit plus haut, c'est un phénomène de la vie sexuelle normale, de s'extasier devant telle ou telle partie de la femme: mais c'est précisément la concentration de la totalité de l'intérêt sexuel sur cette impression partielle, qui constitue le point essentiel, et cette concentration doit s'expliquer par un motif spécial pour chaque individu atteint de ce genre d'aberration.
On peut donc se rallier à l'opinion de Binet que, dans la vie de tout fétichiste, il faut supposer un incident, qui a déterminé par des sensations de volupté l'accentuation de cette impression isolée. Cet incident doit être placé à l'époque de la plus tendre jeunesse, et coïncide ordinairement avec le premier éveil de la vita sexualis. Ce premier éveil a eu lieu simultanément avec une impression sexuelle provoquée par une apparition partielle (car ce sont toujours des choses qui ont quelque rapport avec la femme); il enregistre cette impression partielle et la garde comme objet principal de l'intérêt sexuel pour toute la durée de sa vie.
Ordinairement, l'individu atteint ne se rappelle pas l'occasion qui a fait naître l'association d'idées. Il ne lui reste dans la conscience que le résultat de cette association. Dans ce cas, c'est en général la prédisposition aux psychopathies, l'hyperesthésie qui est congénitale71.
Note 71: (retour)Quand Binet prétend, au contraire, que toute perversion sexuelle, sans exception, repose sur un incident pareil agissant sur un individu prédisposé—(il entend par prédisposition uniquement l'hyperesthésie en général),—il faut remarquer que cette hypothèse n'est ni nécessaire ni suffisante pour expliquer les autres perversions sexuelles, excepté le fétichisme, ainsi que nous l'avons démontré précédemment. On ne peut pas comprendre comment, la vue d'un individu qu'on flagelle, aurait précisément pour effet d'exciter sexuellement un autre individu, même très excitable, si l'alliance physiologique entre la volupté et la cruauté, chez cet individu anormalement excitable n'avait produit un sadisme primitif. Cependant, les associations d'idées sur lesquelles repose le fétichisme érotique, ne sont pas tout à fait dues au hasard. De même que les associations sadistes et masochistes sont préformées par le voisinage d'éléments respectifs dans l'âme du sujet, de même la possibilité des associations fétichistes est préparée par les attributs de l'objet et s'explique aussi par cette préparation. Ce sont toujours les impressions d'une partie de la femme (y compris le vêtement) dont il s'agit dans ce cas. Les associations fétichistes dues au pur hasard n'ont pu être constatées que dans très peu des cas qui seront cités plus loin.
Comme les perversions que nous avons étudiées jusqu'ici, le fétichisme peut se manifester à l'extérieur par les actes les plus étranges, les plus contraires à la nature et même par des actes criminels: satisfaction sur le corps de la femme loco indebito, vol et rapt d'objets agissant comme fétiches, souillure de ces objets, etc.
Là aussi tout dépend de l'intensité du penchant pervers et de la force relative des contre-motifs éthiques.
Les actes pervers des fétichistes peuvent, comme ceux des individus atteints d'autres perversions, remplir à eux seuls toute la vita sexualis externe, mais ils peuvent aussi se manifester à côté de l'acte sexuel normal, selon que la puissance physique et psychique, l'excitabilité par les charmes normaux se sont plus ou moins conservées. Dans le dernier cas, la vue ou l'attouchement du fétiche sert souvent d'acte préparatoire nécessaire.
D'après ce que nous venons de dire, la grande importance pratique qui se rattache aux faits de fétichisme pathologique se montre dans deux circonstances.
Premièrement, le fétichisme pathologique est souvent une cause d'impuissance psychique72.
Note 72: (retour)On peut considérer comme une sorte de fétichisme psychique, le fait très fréquent, que de jeunes maris qui autrefois ont beaucoup fréquenté les prostituées, se trouvent impuissants en présence de la chasteté de leurs jeunes épouses. Un de mes clients n'a jamais été puissant en présence de sa jeune femme, belle et chaste, parce qu'il était habitué aux procédés lascifs des prostituées. S'il essayait de temps en temps le coït avec les puellæ, il était parfaitement puissant. Hammond rapporte un cas tout à fait analogue et très intéressant. Il est vrai que dans de pareils cas le remords ainsi que la crainte d'être impuissant jouent un certain rôle.
Comme l'objet sur lequel se concentre l'intérêt sexuel du fétichiste, n'a par lui-même aucun rapport immédiat avec l'acte sexuel normal, il arrive souvent que le fétichiste cesse, par sa perversion, d'être sensible aux charmes normaux, ou que, du moins, il ne peut faire le coït qu'en concentrant son imagination sur le fétiche. Dans cette perversion, de même que dans beaucoup d'autres, il y a tout d'abord, par suite de la difficulté à obtenir une satisfaction adéquate, une tendance continuelle à l'onanisme psychique et physique, surtout chez les individus encore jeunes et chez d'autres encore que des contre-motifs esthétiques font reculer devant la réalisation de leurs désirs pervers. Inutile de dire que l'onanisme, soit psychique soit physique, auquel ils ont été amenés, réagit d'une façon funeste sur leur constitution physique et sur leur puissance.
Secondement, le fétichisme est d'une grande importance médico-légale. De même que le sadisme peut dégénérer en assassinat, provoquer des coups et des blessures, le fétichisme peut pousser au vol et même à des actes de brigandage.
Le fétichisme érotique a pour objet, ou une certaine partie du corps du sexe opposé, ou une certaine partie de la toilette de la femme, ou même une étoffe qui sert à l'habillement. (Jusqu'ici on ne connaît des cas de fétichisme pathologique que chez l'homme; voilà pourquoi nous ne parlons que du corps et de la toilette de la femme.)
Les fétichistes se divisent donc en trois groupes.
A.—LE FÉTICHE EST UNE PARTIE DU CORPS DE LA FEMME
Dans le fétichisme physiologique, ce sont surtout l'œil, la main, le pied et les cheveux de la femme qui deviennent souvent fétiches; de même dans le fétichisme pathologique, ce sont la plupart du temps ces mêmes parties du corps qui deviennent l'objet unique de l'intérêt sexuel. La concentration exclusive de l'intérêt sur ces parties pendant que toutes les autres parties de la femme s'effacent, peut amener la valeur sexuelle de la femme à tomber jusqu'à zéro, de sorte qu'au lieu du coït, ce sont des manipulations étranges avec l'objet fétiche qui deviennent le but du désir. Voilà ce qui donne à ces cas un caractère pathologique.
Observation 73 (Binet, op. cit.).—X..., trente-sept ans, professeur de lycée; dans son enfance a souffert de convulsions. À l'âge de dix ans il commença à se masturber, avec des sensations voluptueuses se rattachant à des idées bien étranges. Il était enthousiasmé pour les yeux de la femme; mais comme il voulait à tout prix se faire une idée quelconque du coït et qu'il était tout à fait ignorant in sexualibus, il en arriva à placer le siège des parties génitales de la femme dans les narines, endroit qui est le plus proche des yeux. Ses désirs sexuels très vifs tournent, à partir de ce moment, autour de cette idée. Il fait des dessins qui représentent des profils grecs très corrects, des têtes de femmes, mais avec des narines si larges que l'immissio penis devient possible.
Un jour, il voit dans un omnibus une fille chez laquelle il croit reconnaître son idéal. Il la poursuit jusque dans son logement, demande sa main, mais on le met à la porte; il revient toujours jusqu'à ce qu'on le fasse arrêter. X... n'a jamais eu de rapports sexuels avec des femmes.
Les fétichistes de la main sont très nombreux. Le cas suivant que nous allons citer n'est pas encore tout à fait pathologique. Nous le citons comme cas intermédiaire.
Observation 74.—B..., de famille névropathique, très sensuel, sain d'esprit, tombe en extase à la vue d'une belle main de femme jeune, et sent alors de l'excitation sexuelle allant jusqu'à l'érection. Baiser et presser la main, c'est pour lui le suprême bonheur.
Il se sent malheureux tant qu'il voit cette main recouverte d'un gant. Sous prétexte de dire la bonne aventure, il cherche à s'emparer des mains. Le pied lui est indifférent. Si les belles mains sont ornées de bagues, cela augmente son plaisir. Seule la main vivante, et non l'image d'une main, lui produit cet effet voluptueux. Mais, quand il s'est épuisé à la suite de coïts réitérés, la main perd alors pour lui son charme sexuel. Au début, le souvenir des mains féminines le troublait même dans ses travaux. (Binet, op. cit.)
Binet rapporte que ces cas d'enthousiasme pour la main de la femme sont très nombreux.
Rappelons à ce propos qu'il y a enthousiasme pour la main de la femme dans l'observation 24 pour des motifs sadistes et dans l'observation 46 pour des raisons masochistes. Ces cas admettent donc des interprétations multiples.
Mais cela ne veut pas dire que tous les cas de fétichisme de la main ou même la plupart de ces cas demandent ou nécessitent une interprétation sadiste ou masochiste.
Le cas suivant, très intéressant et observé minutieusement, nous apprend que, bien qu'au début un élément sadiste ou masochiste ait été en jeu, cet élément semble avoir disparu à l'époque de la maturité de l'individu et après que la perversion fétichiste se fut complètement développée. On peut supposer que, dans ce cas, le fétichisme a pris naissance par une association accidentelle; c'est une explication très suffisante.
Observation 75.—Cas de fétichisme de la main communiqué par le docteur Albert Moll.—P. L..., vingt-huit ans, négociant en Westphalie. À part le fait que le père du malade était un homme d'une mauvaise humeur excessive et d'un caractère un peu violent, aucune tare héréditaire ne peut être notée dans sa famille.
À l'école, le malade n'était pas très appliqué; il n'a jamais pu concentrer pendant longtemps son attention sur un sujet; en revanche, dès son enfance, il avait beaucoup d'amour pour la musique. Son tempérament fut toujours un peu nerveux.
En 1890 il est venu me voir, se plaignant de maux de tête et de ventre qui m'ont fait l'effet de douleurs neurasthéniques. Le malade avoue en outre qu'il manque d'énergie. Ce n'est qu'après des questions bien déterminées et bien précises, que le malade m'a donné les renseignements suivants sur sa vie sexuelle. Autant qu'il peut se rappeler, c'est à l'âge de sept ans que se sont manifestés chez lui les premiers symptômes d'émotion sexuelle. Si pueri ejusdem fere ætatis mingentis membrum adspexit, valde libidinibus excitatus est. L... assure que cette émotion était accompagnée d'érections manifestes.
Séduit par un autre garçon, L... a été amené à l'onanisme à l'âge de sept ou huit ans. «D'une nature très facile à exciter, dit L..., je me livrai très fréquemment à l'onanisme jusqu'à l'âge de dix-huit ans, sans que j'aie eu une conception nette ni des conséquences fâcheuses ni de la signification de ce procédé.» Il aimait surtout cum nonnulis commilitonibus mutuam masturbationem tractare; mais il ne lui était pas du tout indifférent d'avoir tel ou tel garçon; au contraire, il n'y avait que peu de ses camarades qui auraient pu le satisfaire dans ce sens. Je lui demandai pour quelle raison il préférait un garçon à un autre; L... me répondit que ce qui le séduisait dans la masturbation mutuelle avec un camarade d'école, c'était quand un de ses camarades avait une belle main blanche. L... se rappelle aussi que souvent, au commencement de la leçon de gymnastique, il s'occupait à faire des exercices seul sur une barre qui se trouvait dans un coin éloigné; il le faisait dans l'intention ut quam maxime excitaretur idque tantopere assecutus est, ut membro manu non tacto, sine ejuculatione—puerili ætate erat—voluptatem clare senserit. Il est encore un incident fort intéressant de sa première jeunesse dont le malade se rappelle. Un de ses camarades favoris N..., avec lequel L... pratiquait la masturbation mutuelle, lui fit un jour la proposition suivante: ut L... membrum N...i apprehendere conaretur; N... se débattrait autant que possible et essayerait d'en empêcher L... L... accepta la proposition.
L'onanisme était donc directement associé à une lutte des deux garçons, lutte dans laquelle N... était toujours vaincu73.
La lutte se terminait régulièrement ut tandem coactus sit membrum masturbari. L... m'affirme que ce genre de masturbation lui a procuré un plaisir tout à fait particulier de même qu'à N... Il se masturba fréquemment jusqu'à dix-huit ans. Instruit par un ami des conséquences de ses pratiques, L... fit tous les efforts possibles et usa de toute son énergie pour lutter contre sa mauvaise habitude. Cela lui réussit peu à peu, jusqu'à ce qu'il eut accompli son premier coït, ce qui lui arriva à vingt et un ans et demi; il abandonna alors complètement l'onanisme qui lui paraît maintenant incompréhensible, et il est pris de dégoût en songeant qu'il a pu trouver du plaisir à pratiquer l'onanisme avec des garçons. Aucune puissance humaine, dit-il, ne pourrait aujourd'hui le décider à toucher le membre d'un autre homme; la vue seule du pénis d'autrui lui est odieuse. Tout penchant pour l'homme a disparu chez lui et le malade ne se sent attiré que vers la femme.
Il faut cependant rappeler que malgré son penchant bien prononcé pour la femme, il subsiste toujours chez L... un phénomène anormal.
Ce qui l'excite surtout chez la femme, c'est la vue d'une belle main; L... est de beaucoup plus émotionné en touchant une belle main de femme, quam si eamdem feminam plane nudatam adspiceret.
Jusqu'à quel point va la prédilection de L... pour une belle main de femme? Nous allons le voir par le fait suivant.
L... connaissait une belle jeune femme, douée de tous les charmes; mais sa main était quelque peu trop grande et n'était peut-être pas toujours aussi propre que L... l'aurait désiré. Par suite de cette circonstance, il était non seulement impossible à L... de porter un intérêt sérieux à cette dame, mais il n'était même pas capable de la toucher. Il dit qu'il n'y a rien qui le dégoûte autant que des ongles mal soignés; seul l'aspect d'ongles malpropres le met dans l'impossibilité de tolérer le moindre contact avec une dame, fût-elle la plus belle. D'ailleurs, pendant les années précédentes, L... avait souvent remplacé le coït ut puellam usque ad ejaculationem effectam membrum suum manu tractare jusserit.
Je lui demande ce qui l'attire particulièrement dans la main de la femme, s'il voit surtout dans la main le symbole du pouvoir et s'il éprouve du plaisir à subir une humiliation directe de la femme. Le malade me répond que c'est uniquement la belle forme de la main qui l'excite, qu'être humilié par une femme ne lui procurerait aucune satisfaction et que, jusqu'ici, jamais l'idée ne lui est venue de voir dans la main le symbole ou l'instrument du pouvoir de la femme. Sa prédilection pour la main de la femme est encore aujourd'hui si forte chez lui, ut majore voluptate afficiatur si manus feminæ membrum tractat, quam coitu in vaginam. Pourtant, le malade préfère accomplir le coït, parce que celui-ci lui paraît naturel, tandis que l'autre procédé lui semble être un penchant morbide. Le contact d'une belle main féminine sur son corps cause au malade une érection immédiate; il dit que l'accolade et les autres genres de contact sont loin de lui faire une impression aussi puissante.
Ce n'est que dans les dernières années que le malade a fait plus souvent le coït, mais toujours il lui en coûtait de s'y décider.
De plus, il n'a pas trouvé dans le coït la satisfaction pleine et entière qu'il cherchait. Mais quand L... se trouve près d'une femme qu'il désire posséder, son émotion sexuelle augmente au seul aspect de cette femme, au point de provoquer l'éjaculation. L... affirme formellement que, dans une pareille occurrence, il s'abstient intentionnellement de toucher ou de presser son membre. L'écoulement du sperme qui a lieu dans ce cas procure à L... un plaisir de beaucoup plus grand que l'accomplissement du coït réel74.
Les rêves du malade, dont nous avons encore à nous occuper, ne concernent jamais le coït. Quand, au milieu de la nuit, il a des pollutions, celles-ci arrivent sous l'influence d'idées tout autres que celles qui hantent, dans des circonstances analogues, les hommes normaux. Ces rêves du malade sont des reconstitutions des scènes de son séjour à l'école. Pendant cette période, le malade avait, en dehors de la masturbation mutuelle dont il a été question plus haut, des éjaculations toutes les fois qu'il était saisi d'une grande anxiété.
Quand, par exemple, le professeur dictait un devoir et que L... ne pouvait pas suivre dans la traduction, il avait souvent une éjaculation75. Les pollutions nocturnes qui se produisent parfois maintenant, sont toujours accompagnées de rêves portant sur un sujet analogue ou identique aux incidents de l'école dont nous venons de parler.
Note 75: (retour)Cela est aussi de l'hyperesthésie sexuelle. Toute émotion forte, de quelque nature qu'elle soit, met la sphère sexuelle en ébullition (Binet, Dynamogénie générale). Le docteur Moll me communique à ce sujet le cas suivant:
«Un fait analogue m'est rapporté par M. E..., âgé de vingt-huit ans. Celui-ci, un commerçant, avait souvent à l'école et aussi en dehors de l'école une éjaculation avec un sentiment de volupté, quand il était pris d'une forte angoisse. En outre, presque toute douleur morale ou physique lui produit un effet analogue. Le malade E... prétend avoir un instinct génital normal, mais il souffre d'impuissance nerveuse.»
Le malade croit que, par suite de son penchant et de ses sensations contre nature, il est incapable d'aimer une femme longtemps.
Jusqu'ici, on n'a pu entreprendre un traitement médical de la perversion sexuelle du malade.
Ce cas de fétichisme de la main ne repose certainement ni sur le masochisme ni sur le sadisme; il s'explique simplement par l'onanisme mutuel que le malade a pratiqué de très bonne heure. Il n'y a pas là d'inversion sexuelle non plus. Avant que l'instinct génital ait pu se rendre nettement compte de son objet, la main d'un condisciple a été employée. Aussitôt que le penchant pour l'autre sexe se dessine, l'intérêt concentré sur la main en général est reporté sur la main de la femme.
Chez les fétichistes de la main, qui, selon Binet, sont très nombreux, il se peut que d'autres associations d'idées arrivent au même résultat.
À côté des fétichistes de la main je rangerai, comme suite naturelle, les fétichistes du pied. Mais tandis que le fétichisme de la main est rarement remplacé par le fétichisme du gant, qui appartient, à proprement parler, au groupe du fétichisme d'objets inanimés, nous trouvons l'enthousiasme pour le pied nu de la femme, qui présente bien rarement quelques signes pathologiques très peu accusés, mais qui est remplacé par les innombrables cas de fétichisme du soulier et de la bottine.
La raison en est bien facile à comprendre. Dans la plupart des cas le garçon voit la main de la femme dégantée, et le pied revêtu d'une chaussure. Ainsi les associations d'idées de la première heure qui déterminent chez les fétichistes la direction de la vita sexualis, se rattachent naturellement à la main nue; mais quand il s'agit du pied, elles se rattachent au pied couvert d'une chaussure.
Le fétichisme de la chaussure pourrait trouver sa place dans le groupe des fétichistes du vêtement qui sera étudié plus loin; mais à cause de son caractère masochiste qu'on a pu prouver dans la plupart des cas, il a été analysé en grande partie dans les pages précédentes.
En dehors de l'œil, de la main et du pied, la bouche et l'oreille remplissent encore souvent le rôle de fétiches. A. Moll fait en particulier mention de pareils cas. (Comparez aussi le roman de Belot La bouche de Madame X... qui, d'après l'assertion de l'auteur, repose sur une observation prise dans la vie réelle.)
Dans ma pratique j'ai rencontré le cas suivant qui est assez curieux.
Observation 76.—Un homme très chargé m'a consulté pour son impuissance, qui le pousse au désespoir.
Tant qu'il fut célibataire, son fétiche était la femme aux formes plantureuses. Il épousa une femme de complexion correspondant à son goût; il était parfaitement puissant avec elle et très heureux. Quelques mois plus tard, sa femme tomba gravement malade et maigrit considérablement. Quand, un jour, il voulut de nouveau remplir ses devoirs conjugaux, il fut tout à fait impuissant et il l'est resté. Mais quand il essaye le coït avec des femmes fortes, il redevient tout de suite puissant.
Des défauts physiques même peuvent devenir des fétiches.
Observation 77.—X..., vingt-huit ans, issu d'une famille gravement chargée. Il est neurasthénique, se plaint de manquer de confiance en lui-même, il a de fréquents accès de mauvaise humeur, avec tendance au suicide, contre laquelle il a souvent une forte lutte à soutenir. À la moindre contrariété, il perd la tête et se désespère. Le malade est ingénieur dans une fabrique, dans la Pologne russe; il est de forte constitution physique, sans stigmates de dégénérescence. Il se plaint d'avoir une «manie» étrange, qui souvent, le fait douter qu'il soit un homme sain d'esprit. Depuis l'âge de dix-sept ans, il n'est sexuellement excité que par l'aspect des difformités féminines, particulièrement des femmes qui boitent et qui ont les jambes déformées. Le malade ne peut pas se rendre compte des premières associations qui ont attaché son libido à ces défauts de la beauté féminine.
Depuis la puberté, il est sous l'influence de ce fétichisme, qui lui est très pénible. La femme normale n'a pour lui aucun charme; seule l'intéresse la femme boiteuse, avec des pieds-bots ou des pieds défectueux. Quand une femme est atteinte d'une pareille défectuosité, elle exerce sur lui un puissant charme sensuel, qu'elle soit belle ou laide.
Dans ses rêves de pollutions, il ne voit que des femmes boiteuses. De temps à autre, il ne peut pas résister à l'impulsion d'imiter une femme qui boite. Dans cet état, il est pris d'un violent orgasme et il se produit chez lui une éjaculation, accompagnée de la plus vive sensation de volupté. Le malade affirme être très libidineux et souffrir beaucoup de la non-satisfaction de ses désirs. Toutefois, il n'a pratiqué son premier coït qu'à l'âge de vingt-deux ans, et, depuis, il n'a coïté qu'environ cinq fois en tout. Bien qu'il soit puissant, il n'y a pas éprouvé la moindre satisfaction. S'il avait la chance de coïter une fois avec une femme boiteuse, cela serait pour lui bien autre chose. Dans tous les cas, il ne pourrait se décider au mariage, à moins que sa future ne soit une boiteuse.
Depuis l'âge de vingt ans, le malade présente aussi des symptômes de fétichisme des vêtements. Il lui suffit souvent de mettre des bas de femme ou des souliers ou des pantalons de femme. De temps en temps, il s'achète ces objets de toilette féminine, s'en revêt en secret, en éprouve alors une excitation voluptueuse et arrive, par ce moyen, à l'éjaculation. Des vêtements qui ont déjà été portés par des femmes n'ont pour lui aucun charme. Ce qu'il aimerait le mieux, ce serait de s'habiller en femme aux moments de ses excitations sensuelles, mais il n'a pas encore osé le faire, de crainte d'être découvert.
Sa vita sexualis se borne aux pratiques sus-mentionnées. Le malade affirme avec certitude et d'une façon digne de foi qu'il ne s'est jamais adonné à la masturbation. Depuis ces temps derniers, il est très fatigué par des pollutions en même temps que ses malaises neurasthéniques augmentent.
Un autre exemple est Descartes, qui (Traité des Passions, CXXXVI) a fait lui-même des réflexions sur l'origine des penchants étranges à la suite de certaines associations d'idées. Il a toujours eu du goût pour les femmes qui louchent, parce que l'objet de son premier amour avait ce défaut (Binet, op. cit.).
Lydstone (A Lecture on sexual perversion, Chicago 1890), rapporte le cas d'un homme qui a entretenu une liaison amoureuse avec une femme à qui on avait amputé une cuisse. Quand il fut séparé de cette femme, il rechercha sans cesse et activement des femmes atteintes de la même défectuosité. Un fétiche négatif!
Quand la partie du corps féminin qui constitue le fétiche peut être détachée, les actes les plus extravagants peuvent se produire à la suite de cette circonstance.
Aussi les fétichistes des cheveux constituent-ils une catégorie très intéressante et en outre importante au point de vue médico-légal. Comme ces admirateurs des cheveux de la femme se rencontrent fréquemment aussi sur le terrain physiologique, et que probablement, les différents sens (l'œil, l'odorat, l'ouïe par les froissements, et même le sens tactile chez les fétichistes du velours et de la soie), perçoivent aussi dans les conditions physiologiques des émotions qui se traduisent par une sensation voluptueuse, on a constaté par contre toute une série de cas pathologiques de forme semblable, et on a vu, sous l'impulsion puissante du fétichisme des cheveux, des individus se laisser entraîner à commettre des délits. C'est le groupe des coupeurs de nattes76.
Note 76: (retour)Moll (op. cit.) rapporte: «Le nommé X... est très excité sexuellement toutes les fois qu'il aperçoit une femme avec une natte; des cheveux tombant librement ne sauraient produire sur lui la même impression, fussent-ils des plus beaux.»
Il n'est pas juste, toutefois, de prendre pour des fétichistes tous les coupeurs de nattes; car, dans certains cas, l'âpreté au gain matériel est le mobile; la natte est une marchandise et non pas un fétiche.
Observation 78.—Un coupeur de nattes, P..., quarante ans, ouvrier serrurier, célibataire, né d'un père temporairement frappé d'aliénation mentale et d'une mère très nerveuse. Il s'est bien développé dans son enfance, était intelligent, mais de bonne heure, il fut atteint de tics et d'obsessions. Il ne s'est jamais masturbé; il aimait platoniquement, avait souvent des projets de mariage, ne coïtait que rarement avec des prostituées, mais ne se sentait jamais satisfait dans ses rapports avec ces dernières: au contraire, il en éprouvait plutôt du dégoût. Il y a trois ans, il eut de gros malheurs (ruine financière); en outre, il traversa une affection fébrile, aggravée par des accès de délire. Ces épreuves ont gravement atteint le système nerveux central du malade qui, du reste, est chargé héréditairement. Le soir du 28 août 1889, P... a été arrêté en flagrant délit, place du Trocadéro, à Paris, au moment où, dans la foule, il avait coupé la natte d'une jeune fille. On l'arrêta la natte en main, et une paire de ciseaux en poche. Il allégua un trouble momentané des sens, une passion funeste et indomptable, et il avoua avoir déjà coupé à dix reprises des nattes qu'il gardait chez, lui et qu'il contemplait de temps en temps avec délices.
Dans la perquisition à son domicile, on trouva chez lui 65 nattes et queues assorties et mises en paquets. Déjà, le 15 décembre 1886, P... avait été arrêté une fois dans des circonstances analogues, mais on l'avait relâché, faute de preuves suffisantes.
P... déclare que, depuis trois ans, il se sent anxieux, ému et pris de vertige toutes les fois qu'il reste le soir seul dans sa chambre; et c'est alors qu'il est saisi de l'envie de toucher des cheveux de femme. Lorsqu'il a eu l'occasion de tenir effectivement dans la main la natte d'une jeune fille, libidine valde excitatus est neque amplius puella tacta, erectio et ejaculatio evenit. Il s'en étonne d'autant plus qu'autrefois, dans ses relations les plus intimes avec les femmes, il n'avait jamais éprouvé une sensation pareille. Un soir il ne put résister au désir de couper la natte d'une fille. Arrivé chez lui, la natte dans sa main, l'effet voluptueux se renouvela. Il avait le désir de se passer la natte sur le corps et d'en envelopper ses parties génitales. Enfin, après avoir épuisé ces pratiques, il en avait honte, et pendant quelques jours il n'osait plus sortir. Après plusieurs mois de tranquillité, il fut de nouveau poussé à porter la main sur des cheveux de femme, de n'importe quelle femme. Quand il arrivait à son but, il se sentait comme possédé d'un pouvoir surnaturel et hors d'état de lâcher sa proie. S'il ne pouvait atteindre l'objet de sa convoitise, il en devenait profondément triste, rentrait chez lui, fouillait dans sa collection de nattes, les touchait, les palpait, ce qui lui donnait un violent orgasme qu'il satisfaisait alors par la masturbation. Les nattes exposées dans les vitrines des coiffeurs le laissaient tout à fait froid. Il lui fallait des nattes tombant de la tête d'une femme.
Au moment précis où il commettait ses attentats, P... prétend avoir été toujours saisi d'une si vive émotion qu'il n'avait qu'une perception incomplète de tout ce qui se passait autour de lui, et que, par conséquent, il n'en a pu garder qu'un souvenir fort vague. Aussitôt qu'il touchait les nattes avec des ciseaux, il avait de l'érection et, au moment de les couper, il avait une éjaculation.
Depuis qu'il a éprouvé, il y a trois ans, des revers de fortune, sa mémoire, prétend-il, s'est affaiblie; son esprit se fatigue vite; il est tourmenté d'insomnies, de soubresauts, quand il dort. P... se repent vivement de ses actes.
On a trouvé chez lui, non seulement des nattes, mais aussi des épingles à cheveux, des rubans et autres objets de toilette féminine qu'il s'était fait donner en cadeaux. De tout temps, il eut une véritable manie à collectionner des objets de ce genre, de même que des feuilles de journaux, des morceaux de bois et autres objets sans aucune valeur, mais dont jamais il n'aurait voulu se désaisir. Il avait aussi une répugnance étrange et qu'il ne pouvait s'expliquer, à traverser certaines rues; quand il essayait de le faire, il se sentait tout à fait mal.
L'examen des médecins a démontré qu'on avait affaire à un héréditaire, que les actes incriminés avaient un caractère impulsif dénué de tout libre arbitre, et qu'ils lui étaient imposés par une obsession renforcée par des sentiments sexuels anormaux. Acquittement. Internement dans un asile d'aliénés. (Voisin, Socquet, Motet, Annales d'hygiène, 1890, avril.)
Pour faire suite à ce cas, nous en citerons un autre analogue qui mérite toute notre attention, car il a été soigneusement observé; il fournit un exemple pour ainsi dire classique et jette une vive lumière sur le fétichisme ainsi que sur l'éveil de cette perversion par une association d'idées.
Observation 79.—Un coupeur de nattes. E..., vingt-cinq ans; une tante du coté maternel épileptique; un frère a souffert de convulsions. E... prétend avoir été bien portant pendant son enfance et avoir bien travaillé à l'école. À l'âge de quinze ans, il éprouva, pour la première fois, une sensation voluptueuse avec érection, en voyant une belle fille du village se peigner les cheveux. Jusque-là les personnes de l'autre sexe n'avaient fait sur lui aucune impression. Deux mois plus tard, à Paris, il se sentit vivement excité à la vue de jeunes filles dont les cheveux flottaient autour de la nuque. Un jour il ne put se retenir de prendre la natte d'une jeune fille et de la tortiller entre ses doigts. Il fut arrêté et condamné à trois mois de prison.
Peu de temps après, il fut soldat et fit cinq ans de service. Pendant cette période, il n'eut pas à redouter de voir des nattes. Cependant il rêvait parfois de têtes de femmes avec des nattes ou des cheveux flottants. À l'occasion, il faisait le coït avec des femmes, mais sans que leurs cheveux agissent comme fétiche.
Rentré à Paris, il eut de nouveau des rêves du genre sus-indiqué et, de nouveau, il se sentit excité à la vue des cheveux de femmes.
Jamais il ne rêve du corps entier de la femme; ce ne sont que des têtes à nattes qui lui apparaissent. Ces temps derniers, l'excitation sexuelle due à ce fétiche est devenue si forte qu'il a dû recourir à la masturbation.
Il était de plus en plus en proie à l'obsession de toucher des cheveux de femme, ou, de préférence, de posséder des nattes pour pouvoir se masturber avec.
Depuis quelque temps, l'éjaculation se produit chez lui aussitôt qu'il tient des cheveux de femme entre ses doigts. Un jour il a réussi à couper dans la rue trois nattes d'une longueur de vingt-cinq centimètres sur la tête de petites filles qui passaient. Une tentative semblable faite sur une quatrième enfant amena son arrestation. Il manifesta un repentir profond et de la honte.
Depuis qu'il est interné dans une maison d'aliénés, il en est arrivé à n'être plus excité à la vue des nattes de femme. Il a l'intention, aussitôt remis en liberté, de rentrer dans son pays où les femmes portent les cheveux relevés et attachés en haut. (Magnan, Archives de l'anthropologie criminelle, t. V, nº 28.)
Nous citerons encore le fait suivant, qui est aussi de nature à nous éclairer sur le caractère psychopathique de ces phénomènes et dont la curieuse guérison mérite attention.
Observation 80.—Fétichisme des nattes de cheveux. M. X..., entre trente et quarante ans, appartenant à une classe sociale très élevée, célibataire, issu d'une famille censée être sans tare; dès son enfance, nerveux, sans esprit de suite, bizarre; prétend que depuis l'âge de huit ans, il s'est senti puissamment attiré par les cheveux des femmes, particulièrement lorsqu'il se trouvait en présence de jeunes filles. Lorsqu'il eut neuf ans, une jeune fille de treize ans fit avec lui des actes d'impudicité. Mais il n'était pas à même de comprendre, et il n'y eut chez lui aucune excitation.
Sa sœur, âgée de douze ans, s'occupait beaucoup de lui; elle l'embrassait et le pressait souvent contre elle. Il se laissait faire parce que les cheveux de cette jeune fille lui plaisaient beaucoup.
À l'âge d'environ dix ans, il commença à éprouver des sensations voluptueuses à l'aspect des cheveux des femmes qui lui plaisaient. Peu à peu, ces sensations se produisirent spontanément, et aussitôt s'y joignait le souvenir imaginaire de cheveux de jeunes filles. À l'âge de onze ans, il fut entraîné à la masturbation par des camarades d'école. Le lien d'association des sentiments sexuels avec l'idée fétichiste, était alors déjà solidement établi et se faisait jour, toutes les fois que le malade pratiquait avec ses camarades des actes d'impudicité. Avec les années, le fétiche devint de plus en plus puissant. Les fausses nattes même commençaient à l'exciter, pourtant il préférait les vraies. Quand il en pouvait toucher ou y poser ses lèvres, il se sentait tout heureux. Il rédigeait en prose des articles, il faisait des poésies sur la beauté des cheveux des femmes; il dessinait des nattes et se masturbait en même temps. À partir de l'âge de quatorze ans, il devint tellement excité par son fétiche qu'il en avait des érections violentes. Contrairement au goût qu'il avait, étant encore petit garçon, il n'était plus excité que par les nattes bien touffues, noires et solidement tressées. Il éprouvait une envie folle de poser ses lèvres sur ces nattes et de les mordre. L'attouchement des cheveux ne lui donnait que peu de satisfaction; c'était plutôt la vue qui lui en procurait, mais avant tout, le fait d'y poser les lèvres et de les mordre.
Si cela lui était impossible, il se sentait malheureux jusqu'au tædium vitæ. Il essayait alors de se dédommager en évoquant dans son imagination l'image d'«aventures de nattes» et en se masturbant en même temps.
Souvent, dans la rue, au milieu d'une bousculade de la foule, il ne pouvait pas se retenir de poser un baiser sur la tête des dames. Cela fait, il courait chez lui pour se masturber. Parfois il réussissait à résister à cette impulsion, mais alors il était forcé, oppressé d'une angoisse vive, de prendre vite la fuite, pour échapper au cercle magique du fétiche. Une fois seulement, au milieu de la bousculade d'une foule, il eut l'obsession de couper la natte d'une jeune fille. Il éprouva pendant cette tentative une vive anxiété, ne réussissant pas avec son canif, et échappa avec peine en se sauvant au danger d'être pris.
Devenu grand, il essaya de se satisfaire par le coït avec des puellis. Il provoquait une érection violente en baisant les nattes, mais il ne pouvait pas arriver à l'éjaculation. Voilà pourquoi il n'était pas satisfait du coït. Pourtant son idée favorite était de coïter en baisant des nattes. Cela ne lui suffisait pas, puisque par ce moyen il n'arrivait pas non plus à l'éjaculation. Faute de mieux, il vola un jour à une dame les cheveux qu'elle avait laissés en se peignant; il se les mettait dans la bouche et se masturbait en évoquant dans son esprit en même temps l'image de la dame. Dans l'obscurité, il n'avait aucun intérêt pour la femme, parce qu'il ne voyait pas ses cheveux. Des cheveux défaits n'avaient pour lui aucun charme, les poils des parties génitales non plus. Ses rêves érotiques n'avaient pour sujet que des nattes. Ces temps derniers, le malade était tellement excité sexuellement qu'il tomba dans une sorte de satyriasis. Il devint incapable de vaquer à ses affaires, et, il se sentait si malheureux, qu'il essaya de s'étourdir par l'alcool. Il en consomma de grandes quantités, fut pris de délire alcoolique et dut être transporté à l'hôpital. Après l'avoir guéri de l'intoxication, un traitement approprié fit disparaître assez rapidement son excitation sexuelle, et, lorsque le malade fut renvoyé de l'hôpital, il était délivré de son idée fétichiste qui ne se manifestait que rarement dans ses rêves nocturnes.
L'examen du corps a fait constater l'état normal des parties génitales et l'absence totale de stigmates de dégénérescence.
Ces cas de fétichisme des nattes, qui mènent à des vols de nattes de femmes, paraissent se rencontrer de temps en temps dans tous les pays. Au mois de novembre 1890, des villes entières des États-Unis de l'Amérique ont été, au dire des journaux américains, inquiétées par un coupeur de nattes.
B.—LE FÉTICHE EST UNE PARTIE DU VÊTEMENT FÉMININ
On sait combien grande est, en général, l'importance des bijoux et de la toilette de la femme, même pour la vita sexualis normale de l'homme. La civilisation et la mode ont créé pour la femme des traits artificiels de caractère sexuel dont l'absence peut être considérée comme une lacune et peut produire une impression étrange, quant on se trouve en présence d'une femme nue, malgré l'effet sensuel que doit normalement produire cette vue77.
À ce propos, il ne faut pas oublier que la toilette de la femme a souvent tendance à faire ressortir, et même à exagérer, certaines particularités du sexe, des traits de caractère sexuel secondaires, tels que la gorge, la taille, les hanches.
Chez la plupart des individus, l'instinct génital s'éveille longtemps avant de pouvoir trouver l'occasion d'avoir des rapports intimes avec l'autre sexe, et les appétits de la première jeunesse se préoccupent habituellement d'images du corps de la femme vêtue. De là vient que souvent, au début de la vita sexualis, la représentation de l'excitant sexuel et celle du vêtement féminin s'associent. Cette association peut devenir indissoluble; la femme vêtue peut être pour toujours préférée à la femme nue, surtout lorsque les individus en question, se trouvant sous la domination d'autres perversions, n'arrivent pas à une vita sexualis normale ni à la satisfaction par les charmes naturels.
Par suite de cette circonstance, il arrive alors que, chez des individus psychopathes et sexuellement hyperesthésiques, la femme habillée est toujours préférée à la femme nue. Rappelons-nous bien que, dans l'observation 48, la femme n'a jamais dû laisser tomber ses derniers voiles, et que l'equus eroticus de l'observation 40 préfère la femme habillée. Plus loin encore, on trouvera une déclaration de ce genre faite par un inverti.
Le Dr Moll (op. cit.) fait mention d'un malade qui ne pouvait faire le coït avec une puella nuda; la femme devait être revêtue au moins d'une chemise. Le même auteur cite un individu atteint d'inversion sexuelle qui est sous le coup du même fétichisme du vêtement.
La cause de ce phénomène doit évidemment être cherchée dans l'onanisme psychique de ces individus. Ils ont, à la vue de bien des personnes habillées, éprouvé des désirs avant de s'être trouvé en présence de nudités78.
Note 78: (retour)Un phénomène analogue en ce qui concerne l'objet, mais tout à fait différent en ce qui concerne le moyen psychique, est le fait que le corps à demi revêtu, produit souvent plus de charme que le corps tout nu. Cela tient aux effets de contraste et à la passion de l'attente qui sont des phénomènes généraux et n'ont rien de pathologique.
Une seconde forme de fétichisme du vêtement, forme plus prononcée, consiste en ce que ce n'est pas généralement la femme habillée qu'on préfère, mais c'est seulement un certain genre d'habillement qui devient fétiche. Il est bien concevable qu'une forte impression sexuelle, surtout si elle se produit de très bonne heure, et si elle se rattache au souvenir d'une certaine toilette de femme, puisse, chez des individus hyperesthésiques, éveiller un intérêt intense pour ce genre de toilette. Hammond (op. cit., p. 46) rapporte le cas suivant qu'il emprunte au Traité de l'impuissance de Roubaud.
Observation 81.—X..., fils d'un général, a été élevé à la campagne. À l'âge de quatorze ans il fut initié par une jeune dame aux mystères de l'amour. Cette dame était une blonde, qui portait les cheveux en boucles; afin de ne pas être découverte, elle gardait habituellement ses vêtements, ses guêtres, son corset et sa robe de soie, quand elle avait une conversation intime avec son jeune amant.
Après avoir terminé ses études, X... fut envoyé en garnison; il voulut profiter de sa liberté pour se payer du plaisir; il constata que son penchant sexuel ne pouvait s'exciter que dans certaines conditions déterminées. Ainsi une brune ne lui faisait aucun effet, et une femme en costume de nuit pouvait éteindre complètement tout son enthousiasme en amour. Une femme, pour éveiller ses désirs, devait être blonde, chaussée de guêtres, avoir un corset et une robe de soie, en un mot être vêtue tout à fait comme la dame qui avait pour la première fois éveillé chez lui l'instinct génital. Il a toujours résisté aux tentatives qu'on a faites pour le marier, sachant qu'il ne pourrait s'acquitter de ses devoirs conjugaux avec une femme en costume de nuit.
Hammond rapporte encore (page 42), un cas où le coïtus maritalis n'a pu être obtenu qu'à l'aide d'un costume déterminé. Le Dr Moll fait mention de plusieurs cas semblables chez des hétéro- et homo-sexuels. Comme cause primitive, il faut toujours supposer une association d'idées qui s'est produite à la première heure. C'est la seule raison plausible de ce fait que, chez ces individus, tel costume agit avec un charme irrésistible, quelle que soit la personne qui porte le fétiche. On comprend ainsi que, d'après le récit de Coffignon, des hommes qui fréquentent les bordels, insistent pour que les femmes avec lesquelles ils ont affaire, mettent un costume particulier, de ballerine, de religieuse, etc., et que les maisons publiques soient, à cet effet, munies de toute une garde-robe pour déguisements.
Binet (op. cit.) raconte le cas d'un magistrat, qui n'était amoureux que des Italiennes qui viennent à Paris pour poser dans les ateliers, et que cet amour avait pour véritable objet leur costume particulier. La cause en a pu être bien établie; c'était l'effet de la première impression au moment de l'éveil de l'instinct génital.
Une troisième forme du fétichisme du vêtement, qui présente un degré beaucoup plus avancé vers l'état pathologique, se présente plus fréquemment à l'observation du médecin. Elle consiste dans le fait que ce n'est plus la femme, habillée ou même habillée d'une certaine façon, qui agit en première ligne comme excitant sexuel; mais l'intérêt sexuel se concentre tellement sur une certaine partie de la toilette de la femme, que la représentation de cet objet de toilette, accentuée par un sentiment de volupté, se détache complètement de l'idée d'ensemble de la femme, et acquiert par là une valeur indépendante. Voilà le vrai terrain du fétichisme du vêtement; un objet inanimé, une partie isolée du vêtement suffit par elle seule à l'excitation et à la satisfaction du penchant sexuel. Cette troisième forme de fétichisme du vêtement est aussi la plus importante au point de vue médico-légal.
Dans un grand nombre de cas de ce genre, il s'agit de pièces de linge de femme qui, par leur caractère intime, sont surtout de nature à produire des associations d'idées dans ce sens.
Observation 82.—K..., quarante-cinq ans, cordonnier, prétend n'avoir aucune tare héréditaire; il est d'un caractère bizarre, mal doué intellectuellement, d'habitus viril, sans stigmates de dégénérescence; d'une conduite généralement sans reproche, il fut pris en flagrant délit le 5 juillet 1876, au soir, emportant du linge volé qu'il avait gardé dans un endroit caché. On trouva chez lui trois cents objets de toilette de femme, entre autres, des chemises de femme, des pantalons de femme, des bonnets de nuit, des jarretières et même une poupée. Quand on l'arrêta, il avait sur le corps une chemise de femme. Déjà, à l'âge de treize ans, il s'était livré à son impulsion à voler du linge de femme; puni une première fois, il devint plus prudent; il commettait ses vols avec ruse et beaucoup d'adresse. Quand cette impulsion lui venait, il avait toujours de l'angoisse et se sentait la tête lourde. Dans de pareils moments, il ne pouvait résister, coûte que coûte. Peu lui importait à qui il enlevait ces objets.
La nuit, quand il était au lit, il mettait les objets de toilette qu'il avait volés, en même temps il évoquait dans son imagination l'image de belles femmes, et il éprouvait une sensation voluptueuse avec écoulement de sperme.
Voilà évidemment le mobile de ses vols; en tous cas, il n'avait jamais vendu aucun des objets volés, mais il les tenait cachés dans un endroit quelconque. Il déclara qu'il avait eu autrefois des rapports sexuels normaux avec des femmes. Il nie avoir jamais pratiqué l'onanisme ou la pédérastie ou d'autres actes sexuels anormaux. À l'âge de vingt-cinq ans, il fut fiancé, mais l'engagement fut rompu par sa faute. Il n'était pas à même de comprendre que ses actes étaient criminels, et en outre, empreints d'un caractère morbide. (Passow, Vierteljahrsschrift für ger. Medicin. N. F. XXVIII, p. 61; Krauss, Psychologie des Verbrechens, 1884, p. 190.)
Hammond (op. cit., p. 43) rapporte un cas de passion pour une partie du vêtement de la femme. Dans ce cas aussi, le plaisir du malade consiste à porter sur son corps un corset de femme, de même que d'autres pièces de toilette féminine, sans qu'il y ait chez lui trace d'inversion sexuelle. La douleur que lui cause à lui ou à une femme un corset trop fortement lacé, lui fait plaisir: élément sadico-masochiste.
Tel est encore le cas que rapporte Diez (Der Selbstmord, 1838, p. 24). Il s'agit d'un jeune homme qui ne pouvait résister à l'impulsion de déchirer du linge de femme. Pendant qu'il déchirait, il avait toujours une éjaculation.
Une alliance entre le fétichisme et la manie de détruire le fétiche (sorte de sadisme contre un objet inanimé), semble se rencontrer assez souvent. Comparez observation 93.
Le tablier est une pièce du vêtement qui n'a aucun caractère intime proprement dit, mais qui, par l'étoffe et la couleur, rappelle le linge du corps, et qui, par l'endroit où il est porté, évoque des idées de rapports sexuels. (Comparez l'emploi métonymique en allemand des mots tablier et jupon dans la locution Ieder Schürze nachlaufen, etc. Ceci dit, nous arriverons à mieux comprendre le cas suivant.
Observation 83.—C..., trente-sept ans, de famille très chargée, crâne plagiocéphale, facultés intellectuelles faibles, a aperçu à l'âge de quinze ans, un tablier qu'on avait suspendu pour le faire sécher. Il se ceignit de ce tablier et se masturba derrière une haie.
Depuis il ne put voir un tablier sans répéter l'acte. Quand il voyait passer quelqu'un, femme ou homme, ceint d'un tablier, il était forcé de courir après. Pour le guérir de ses vols répétés de tabliers, on le mit, à l'âge de seize ans, dans la marine. Là, il n'y avait pas de tabliers et par conséquent il resta tranquille. Revenu à l'âge de dix-neuf ans, il eut de nouveau l'impulsion de voler des tabliers, ce qui lui amena des complications fâcheuses. Il fut plusieurs fois arrêté; enfin, il essaya de se guérir de sa manie en s'enfermant dans un couvent de Trappistes. Aussitôt sorti du couvent, il recommença.
À l'occasion d'un vol récent, on l'a soumis à l'examen de médecins légistes, et on l'a ensuite transporté dans une maison de santé. Il ne volait jamais autre chose que des tabliers. C'était pour lui un plaisir d'évoquer le souvenir du premier tablier volé. Ses rêves n'avaient pour sujet que des tabliers. Plus tard, il se servait de ces évocations de souvenirs, soit pour pouvoir accomplir le coït à l'occasion soit pour se masturber (Charcot-Magnan, Arch. de Neurologie, 1882, Nr. 12).
Un cas analogue à cette série d'observations que nous venons de citer, est rapporté par Lombroso (Amori anormali precoci nei pazzi. Arch. di psych., 1883, p. 17). Un garçon, très chargé héréditairement, avait déjà à l'âge de quatre ans, des érections et une forte émotion sexuelle à la vue des objets blancs et surtout du linge. Le contact, le froissement de ces objets, lui procuraient de la volupté. À l'âge de dix ans, il commença à se masturber à la vue du linge blanc empesé. Il paraît être atteint de folie morale; il a été exécuté pour assassinat.
Le cas suivant de fétichisme du jupon est combiné à des circonstances bien particulières.
Observation 84.—M. Z..., trente-cinq ans, fonctionnaire, est l'enfant unique d'une mère nerveuse et d'un père bien portant. Il était nerveux dès son enfance; à la consultation on remarque son œil névropathe, son corps fluet et délicat, ses traits fins, sa voix grêle et sa barbe très clairsemée. Sauf des symptômes d'une légère neurasthénie, on ne constate chez le malade rien de morbide. Les parties génitales sont normales, de même que les fonctions sexuelles. Le malade prétend ne s'être masturbé que quatre ou cinq fois, lorsqu'il était encore petit garçon.
Déjà, à l'âge de treize ans, le malade était très excité sexuellement à la vue de vêtements mouillés, tandis que les mêmes vêtements à l'état sec ne l'excitaient nullement. Son plus grand plaisir était de regarder, par une pluie torrentielle, les femmes trempées. Quand il en rencontrait, et si la femme avait une figure sympathique, il éprouvait une volupté intense, une violente érection et se sentait poussé au coït.
Il prétend n'avoir jamais eu l'envie de se procurer des jupons trempés ou de mouiller une femme. Le malade n'a pu fournir aucun renseignement sur l'origine de sa pica.
Il est possible que l'instinct génital se soit éveillé pour la première fois à la vue d'une femme qui, par la pluie, a relevé ses jupons et fait voir ses charmes. Ce penchant obscur et qui ne se rendait pas encore bien compte de son véritable objet, s'est reporté sur les jupons trempés, phénomène qui a continué à se produire.
Les amateurs de mouchoirs de femmes se rencontrent souvent: voilà pourquoi ces cas sont importants au point de vue médico-légal. Ce qui peut contribuer à la grande propagation du fétichisme du mouchoir, c'est peut-être que le mouchoir est la pièce du linge féminin qui est le plus souvent exposée aux regards, même dans les rapports non intimes; il peut tomber par hasard entre les mains d'une tierce personne en lui apportant le parfum spécial et moite de sa propriétaire. C'est peut-être pour cela que l'idée du mouchoir s'associe si fréquemment avec les premières sensations de volupté, association qu'il faut supposer dans ces cas.
Observation 85.—Un garçon boulanger de trente-deux ans, célibataire et jusqu'ici d'antécédents nets, a été pris au moment où il volait le mouchoir d'une dame. Il avoua, avec un repentir sincère, qu'il avait déjà volé 80 à 90 mouchoirs de cette façon. Il ne recherchait que des mouchoirs de femme et exclusivement de femmes jeunes et qui lui plaisaient.
L'extérieur de l'inculpé ne présente rien d'intéressant. Il s'habille très soigneusement; il a une attitude bizarre, craintive, déprimée, avec un genre trop obséquieux et très peu viril qui va souvent jusqu'au ton larmoyant et aux pleurs. On reconnaît aussi en lui une maladresse manifeste, de la faiblesse de la faculté d'assimilation, de la paresse dans l'orientation des idées et dans la réflexion. Une de ses sœurs est épileptique. Il vit dans une bonne situation; il n'a jamais été gravement malade, et il s'est bien développé.
En relatant sa biographie, il fait preuve de manque de mémoire, de manque de clarté; faire du calcul lui est difficile, bien qu'à l'école il faisait des progrès et apprenait avec facilité. Son air craintif, son manque d'assurance font soupçonner l'onanisme. L'inculpé avoue que, depuis l'âge de dix-neuf ans, il s'est livré avec excès à ce vice.
Depuis quelques années, il a souffert des suites de ce vice: dépression, fatigue, tremblements des jambes, douleurs dans le dos, dégoût du travail. Souvent il était en proie à une dépression mélancolique avec peur; alors il évitait les hommes. Il avait des idées exagérées et fantastiques sur les conséquences des rapports sexuels avec les femmes, et voilà pourquoi il ne pouvait se décider au coït. Ces temps derniers cependant il a songé à se marier.
C'est avec un repentir profond et comme un débile qu'il est, que X... m'avoua qu'il y a six mois, en voyant au milieu de la foule une belle jeune fille, il se sentit sexuellement très excité, il dut se frotter contre elle et éprouva le désir de se dédommager par une satisfaction plus complète de son désir sexuel en lui prenant son mouchoir. Bien qu'il se rendît compte du caractère délictueux de son action, il ne put résister à son impulsion. En même temps, il éprouva une angoisse terrible, causée en partie par le désir génital qui l'obsédait, et aussi par la peur d'être découvert.
À la suite de cet incident, aussitôt qu'il voyait une femme sympathique, il était saisi d'une excitation sexuelle violente, avec battement de cœur, érection, impetus coeundi, et il éprouvait l'obsession de se frotter contre la personne en question et, faute de mieux, de lui voler son mouchoir.
Le rapport des médecins légistes fait très judicieusement valoir sa débilité d'esprit congénitale, l'influence démoralisante de l'onanisme, et attribue son penchant anormal à un instinct génital pervers, dans lequel on trouve une connexité intéressante entre le sens génésique et le sens olfactif, connexité observée d'ailleurs sur le terrain physiologique. On reconnut l'irrésistibilité de l'impulsion morbide. X... fut acquitté. (Zippe, Wiener med. Wochenschrift, 1879, nº 23.)
Je dois à l'obligeance de M. le docteur Fritsch, médecin légiste au Landesgericht de Vienne, d'autres renseignements sur ce fétichiste du mouchoir qui, au mois d'août 1890, fut de nouveau arrêté au moment où il cherchait à tirer un mouchoir de la poche d'une dame.
Une perquisition domiciliaire a amené la découverte de 446 mouchoirs de dames. L'accusé prétend avoir brûlé deux paquets de ces corpora delicti. Au cours de l'enquête, on a, en outre, constaté que, déjà en 1883, X... avait été condamné à quinze jours de prison pour avoir volé 27 mouchoirs, et que, pour un délit analogue, on lui avait infligé, en 1866, trois semaines de prison.
En ce qui concerne ses rapports de parenté, on sait que son père a beaucoup souffert de congestions, et qu'une fille de son frère est une imbécile de constitution névropathique.
X... s'est marié en 1879, et commença par s'établir boulanger. En 1881, il fit faillite. Bientôt après, sa femme, qui était toujours en mésintelligence avec lui et qui prétendait qu'il ne remplissait pas ses devoirs conjugaux (fait contesté par X...), demanda le divorce. Il vécut ensuite comme garçon boulanger dans l'établissement de son frère.
Il regrette profondément son malheureux penchant pour les mouchoirs de dames; mais, dit-il, quand il se trouve dans son état critique, il ne peut malheureusement pas se maîtriser. Il éprouve alors une sensation délicieuse, et il lui semble être poussé par quelqu'un. Parfois, il réussit à se retenir; mais, si la jeune dame lui est sympathique, il succombe à la première impulsion. Dans de pareils moments, il est tout trempé de sueur, par suite de la peur d'être découvert et par suite de l'impulsion à commettre son acte. Il prétend avoir éprouvé des émotions sensuelles à l'aspect de mouchoirs de femmes dès l'âge de la puberté. Il ne peut se rappeler les incidents précis sous le coup desquels l'association d'idées fétichistes s'est établie chez lui. L'émotion sensuelle à la vue de dames, de la poche desquelles sortait un bout de mouchoir, s'est augmentée de plus en plus. À plusieurs reprises cela lui a donné des érections, mais jamais d'éjaculation. Il prétend avoir eu, depuis sa vingt et unième année, quelquefois des velléités de satisfaction normale de l'instinct sexuel, et avoir fait le coït sans difficulté et sans avoir recours à l'évocation mentale d'un mouchoir. Quand le fétiche eut pris plus d'empire sur lui, le vol des mouchoirs est devenu pour lui une satisfaction beaucoup plus grande. Le vol du mouchoir d'une dame sympathique avait pour lui autant de valeur que s'il avait eu des rapports sexuels avec cette dame. Il éprouvait alors un véritable orgasme.
Quand il ne pouvait prendre un mouchoir convoité, il en ressentait une excitation pleine de tourments, avec tremblements et sueurs sur tout le corps.
Il gardait dans un endroit spécial les mouchoirs de dames qui lui étaient particulièrement sympathiques; il était heureux de les contempler et éprouvait alors un sentiment de bien-être. Leur odeur aussi lui causait une sensation délicieuse; mais, dit-il, c'était l'odeur particulière à la lingerie et non pas celle des parfums artificiels qui excitait ses sens. Il prétend ne s'être masturbé que rarement.
Sauf des maux de tête périodiques et des vertiges, X... ne se plaint d'aucun malaise. Il regrette profondément son malheur, son penchant morbide, le mauvais démon qui le pousse à ces actes criminels. Il n'a qu'un désir, c'est de trouver quelqu'un qui puisse l'en guérir. Au physique, il présente de légers symptômes de neurasthénie, des anomalies dans la circulation du sang, des pupilles inégales.
Il fut prouvé que X... avait agi sous l'influence d'une obsession morbide et irrésistible. Acquittement.
Ces cas de fétichisme du mouchoir qui entraînent l'individu anormal à commettre des vols, sont très nombreux. Ils se rencontrent aussi chez des personnes atteintes d'inversion sexuelle, ainsi que le prouve le cas suivant, pris dans l'ouvrage de M. le docteur Moll que nous avons déjà plusieurs fois cité79.
Note 79: (retour)Page 124 (op. cit.), le docteur Moll dit, à propos de ce penchant chez les hétéro-sexuels: «La passion pour les mouchoirs peut être si violente que l'homme se trouve littéralement subjugué par ce petit objet. Voici ce qui me fut raconté par une femme: «Je connais un monsieur, me dit-elle; il me suffit, quand je le vois de loin, de tirer de ma poche le coin de mon mouchoir pour qu'il me suive comme un chien. Je puis aller n'importe où, il ne me quitte plus. Que ce monsieur se trouve en voiture ou soit occupé par une affaire très sérieuse, aussitôt qu'il voit mon mouchoir, il abandonne tout pour me suivre.»
Observation 86.—Fétichisme du mouchoir combiné avec l'inversion sexuelle.—K..., trente-huit ans, ouvrier, homme solidement bâti, se plaint de malaises nombreux, tels que faiblesse des jambes, douleurs dans le dos, maux de tête, manque de courage au travail, etc. Ses plaintes font penser manifestement à la neurasthénie avec tendance à l'hypocondrie. Ce n'est qu'après avoir suivi plusieurs mois mon traitement, qu'il avoua qu'il était aussi anormal au point de vue sexuel.
K... n'a jamais eu aucun penchant pour les femmes; par contre, les beaux hommes ont exercé sur lui, de tout temps, un charme particulier.
Le malade s'est beaucoup masturbé depuis sa jeunesse jusqu'à l'époque où il est venu me consulter. K... n'a jamais pratiqué ni l'onanisme mutuel, ni la pédérastie. Il ne croit pas qu'il y aurait trouvé une satisfaction quelconque, car, malgré sa prédilection pour les hommes, le plaisir principal pour lui est d'avoir un morceau de linge blanc d'homme; mais, là encore, c'est la beauté du propriétaire qui joue un rôle important. Ce sont surtout les mouchoirs des beaux hommes qui l'excitent sexuellement. Sa plus grande volupté consiste à se masturber dans des mouchoirs d'hommes. C'est pour cette raison qu'il enlevait souvent des mouchoirs à ses amis; pour éviter d'être découvert comme voleur, le malade laissait toujours un de ses propres mouchoirs chez l'ami pour remplacer celui qu'il venait de voler. De cette façon, K... voulait échapper au soupçon de vol et faire croire à un changement de mouchoir. D'autres pièces de linge d'homme ont aussi excité K..., mais pas au même point que les mouchoirs.
K... a souvent fait le coït avec des femmes; il eut des érections suivies d'éjaculation, mais sans aucune sensation de volupté. De plus, le malade n'éprouvait aucune envie particulière de pratiquer le coït. L'érection et l'éjaculation ne se produisaient que, lorsqu'au milieu de l'acte, le malade pensait au mouchoir d'un homme. Il y arrivait encore plus facilement quand il prenait avec lui le mouchoir d'un ami et le tenait en main pendant l'acte.
Conformément à sa perversion sexuelle, ses pollutions nocturnes aussi se produisent sous l'influence de représentations voluptueuses dans lesquelles le linge d'homme joue le rôle principal.
On rencontre plus fréquemment que les fétichistes du linge les fétichistes du soulier de la femme. Ces cas sont, pour ainsi dire, innombrables, et un grand nombre déjà ont été scientifiquement analysés, tandis que pour le fétichisme du gant je n'ai que quelques rares communications de troisième main. Relativement aux causes de la rareté du fétichisme du gant, voir plus haut.
Dans le fétichisme du soulier il n'y a pas de rapport étroit entre l'objet et le corps de la femme, rapport qui rend explicable le fétichisme du linge. C'est pour cette raison, et aussi parce qu'il y a toute une série de cas soigneusement étudiés, dans lesquels l'adoration fétichiste de la chaussure de la femme a, d'une manière incontestable et bien établie, pris naissance dans une sphère d'idées masochistes; c'est pour ces motifs, disons-nous, qu'on peut, à juste titre, admettre l'hypothèse d'une cause de nature masochiste, bien que déguisée, toutes les fois que, dans un cas déterminé, on ne peut trouver une autre origine.
C'est pour ce motif que j'ai inséré dans le chapitre sur le masochisme la plus grande partie des observations sur le fétichisme du soulier ou du pied qui étaient à ma disposition. Là, nous avons, en montrant les diverses transitions, déjà suffisamment démontré le caractère régulièrement masochiste de cette forme du fétichisme érotique.
Cette hypothèse du caractère masochiste du fétichisme du soulier, n'est réfutée et infirmée, que là où l'on a acquis la preuve qu'un accident de hasard a amené une association entre les émotions sexuelles et l'image du soulier de la femme; car la formation a priori d'une pareille association d'idées est tout à fait improbable.
Une corrélation de ce genre existe dans les deux observations suivantes.
Observation 87.—Fétichisme du soulier.—M. von P..., de vieille noblesse polonaise, trente-deux ans, m'a consulté en 1890, au sujet de sa vita sexualis anormale. Il affirme être issu d'une famille tout à fait saine, mais être nerveux depuis son enfance et avoir souffert à l'âge de onze ans de chorea minor. Depuis l'âge de dix ans, il souffre beaucoup d'insomnie, et de malaises neurasthéniques.
Il prétend n'avoir connu la différenciation des sexes qu'à l'âge de quinze ans; c'est de cette époque que datent ses penchants sexuels. À l'âge de dix-sept ans, une institutrice française l'a séduit, mais ne lui a pas permis d'accomplir le coït, de sorte que seule une excitation sensuelle (masturbation mutuelle) a pu avoir lieu. Au milieu de cette scène, son regard tomba sur les bottines très élégantes de cette femme. Cette vue lui fit une profonde impression. Ses relations avec cette personne dissolue se continuèrent pendant quatre mois. Durant ces attouchements, les bottines de l'institutrice devenaient un fétiche pour le malheureux jeune homme. Il commença à s'intéresser aux chaussures de dames, et rôdait afin de rencontrer de belles bottines de dames. Le fétiche soulier prit sur son esprit un ascendant de plus en plus grand. Sicuti calceolus mulieris gallicæ penem tetigit, statim summa cum voluptate sperma ejaculavit. Quand on eut éloigné celle qui l'avait séduit, il dut aller chez les puellas avec lesquelles il avait recours au même procédé. Ordinairement cela suffisait pour le satisfaire. Ce n'est que rarement et subsidiairement qu'il avait recours au coït. Son penchant pour cet acte disparaissait de plus en plus. Sa vita sexualis se bornait aux pollutions dues à des rêves, où, seules les chaussures de dames jouaient un rôle, et à satisfaire ses sens avec des chaussures de femmes, apposita ad mentulam; mais il fallait que la puella fît cette manipulation. Dans le commerce avec l'autre sexe, il n'y avait que la bottine qui l'excitât sensuellement, et encore la bottine devait être élégante, de forme française, avec talon d'un noir reluisant comme l'était la première. Avec le temps sont survenues des conditions accessoires: souliers d'une prostituée très élégante, chic, avec des jupons empesés et autant que possible des bas noirs.
Le reste de la femme ne l'intéresse pas. Le pied nu lui est tout à fait indifférent. Aussi au point de vue de l'âme, la femme n'exerce pas le moindre charme sur lui. Il n'a jamais eu des tendances masochistes, comme de vouloir être foulé aux pieds d'une femme. Avec les années son fétichisme a pris un tel empire sur lui que, dans la rue, s'il aperçoit une dame d'un certain extérieur et chaussée d'une certaine façon, il est si violemment excité qu'il est forcé de se masturber. Une légère pression sur le pénis suffit à cet individu très neurasthénique pour provoquer une éjaculation. Des chaussures dans les étalages et, depuis quelque temps, la lecture même d'une simple annonce de magasin de chaussures suffisent pour le mettre dans un état d'émotion violente.
Son libido étant très vif, il se soulageait par la masturbation, quand il ne pouvait se servir de chaussures. Le malade reconnut vite l'inconvénient et le danger de son état, et, bien qu'il se portât physiquement bien, sauf ses malaises neurasthéniques, il éprouvait tout de même une profonde dépression morale. Il consulta plusieurs médecins. L'hydrothérapie, l'hypnotisme furent employés sans aucun résultat. Les médecins les plus célèbres lui conseillaient de se marier et l'assuraient qu'aussitôt qu'il aimerait sérieusement une jeune fille, il serait débarrassé de son fétiche. Le malade n'avait aucune confiance en son avenir; pourtant il suivit le conseil des médecins. Il fut cruellement déçu dans cette espérance éveillée par l'autorité des médecins, bien qu'il se soit allié avec une dame que distinguent de grandes qualités physiques et intellectuelles. La première nuit de son mariage fut terrible pour lui; il se sentit criminel et ne toucha pas à sa femme. Le lendemain il vit une prostituée avec le «certain chic» qu'il aimait. Il eut la faiblesse d'avoir des rapports avec elle, à sa façon accoutumée. Il acheta alors une paire de bottines de femme très élégantes et les cacha dans le lit nuptial; en les touchant, il put, quelques jours plus tard, remplir ses devoirs conjugaux. L'éjaculation ne venait que tardivement, car il devait se forcer au coït; au bout de quelques semaines, l'artifice employé n'avait déjà plus d'effet, son imagination ayant perdu de sa vivacité. Le malade se sentait excessivement malheureux, et il aurait autant aimé mettre immédiatement fin à ses jours. Il ne pouvait plus satisfaire sa femme qui avait sexuellement de grands besoins et qui avait été très excitée par les rapports qu'elle avait eus jusqu'ici avec lui; il voyait combien elle en souffrait moralement et physiquement. Il ne pouvait ni ne voulait révéler son secret à son épouse. Il éprouvait du dégoût pour les rapports conjugaux; il avait peur de sa femme, craignait les soirées et les tête-à-tête avec elle. Il arriva à ne plus avoir d'érections.
Il fit de nouveau des essais avec des prostituées; il se satisfaisait en touchant leurs souliers et ensuite la puella était obligée calceolo mentulam tangere; il éjaculait ou, si l'éjaculation ne se produisait pas, il essayait le coït avec la femme vénale, mais sans résultat, car alors l'éjaculation se faisait subitement.
Le malade vient à la consultation tout désespéré. Il regrette profondément d'avoir, malgré sa conviction intime, suivi le conseil funeste des médecins, d'avoir rendu malheureuse une très brave femme et de lui avoir causé un préjudice physique et moral. Pouvait-il répondre devant Dieu de continuer une pareille vie? Quand même il se confesserait à sa femme et qu'elle ferait tout ce qu'il désire, cela ne lui servirait à rien, car il lui faudrait encore le «parfum du demi-monde».
L'extérieur de ce malheureux ne présente rien de frappant, sauf sa douleur morale. Les parties génitales sont tout à fait normales. La prostate est un peu grosse. Il se plaint d'être tellement sous l'obsession des idées de chaussures, qu'il rougit quand il est question de bottines. Toute son imagination ne s'occupe que de ce sujet. Quand il est dans sa propriété à la campagne, il se voit souvent forcé de partir pour la ville la plus proche, qui est encore à dix lieues de distance, afin de pouvoir satisfaire son fétichisme devant les étalages et aussi avec des puellis.
On ne pouvait entreprendre aucun traitement médical chez ce malheureux, car sa confiance dans les médecins était profondément ébranlée. Un essai d'hypnose et de suppression des associations fétichistes par la suggestion a échoué, par suite de l'émotion morale de ce pauvre jeune homme qu'obsède l'idée d'avoir rendu sa femme malheureuse.
Observation 88.—X..., vingt-quatre ans, de famille chargée (frère de sa mère et grand'père maternel fous, sœur épileptique, autre sœur souffrant de migraines, parents d'un tempérament très irritable), a eu à l'époque de sa dentition quelques accès de convulsions. À l'âge de sept ans, il fut entraîné à l'onanisme par une bonne. La première fois, X... trouva plaisir à ces manipulations cum illa puella fortuito pede calceolo tecto penem tetigit.
Ce fait a suffi pour créer chez l'enfant taré une association d'idées, grâce à laquelle, dorénavant, le seul aspect d'un soulier de femme et ensuite le rappel d'un souvenir dans ce sens pouvaient provoquer de l'érection et de l'éjaculation. Il se masturbait alors en regardant des souliers de femme ou en se les représentant dans son imagination. À l'école, il était vivement excité par les souliers de l'institutrice. En général, les bottines qui étaient en partie cachées par une longue robe lui produisaient toujours cet effet.
Un jour il ne put pas s'empêcher de saisir l'institutrice par les bottines, ce qui lui causa une vive émotion sexuelle. Malgré les coups qu'il reçut, il ne put s'empêcher de réitérer ce manège. Enfin, on reconnut qu'il y avait là un mobile morbide, et on le plaça sous la direction d'un maître d'école. Il s'abandonnait alors aux délicieux souvenirs de la scène des bottines avec l'institutrice; cela lui donnait des érections, de l'orgasme et, à partir de l'âge de quatorze ans, même des éjaculations. En outre, il se masturbait en pensant à un soulier de femme. Un jour l'idée lui vint d'augmenter son plaisir en se servant d'un soulier de dame pour la masturbation. Il prit souvent en secret des souliers et s'en servait à cet effet.
Rien de la femme ne pouvait l'exciter sexuellement; l'idée du coït lui inspirait de l'horreur. Les hommes ne l'intéressaient pas non plus.
À l'âge de dix-huit ans, il s'établit comme marchand et fit entre autres le commerce de chaussures. Il éprouvait une excitation sexuelle toutes les fois qu'il essayait des souliers aux pieds des dames ou qu'il pouvait manipuler des souliers usés par des femmes.
Un jour, il eut, au milieu de ces pratiques, un accès épileptique qui, bientôt, fut suivi d'un second, pendant qu'il se masturbait, comme à son habitude. Ce n'est qu'alors qu'il reconnut le danger de ces procédés sexuels pour sa santé. Il combattit son penchant à l'onanisme, ne vendit plus de chaussures et s'efforça de se débarrasser de cette association morbide entre les chaussures de femmes et les fonctions sexuelles. Mais alors il se produisit des pollutions fréquentes sous l'influence de rêves érotiques ayant pour sujet des chaussures de femmes, et les accès épileptiques ne cessèrent point. Bien qu'il n'eût pas le moindre penchant sexuel pour le sexe féminin, il se décida à conclure un mariage, ce qui lui parut être le seul remède possible.
Il épousa une femme jeune et belle. Malgré une vive érection produite en pensant aux souliers de sa femme, il fut tout à fait impuissant dans ses essais de cohabitation, car le dégoût du coït et des rapports intimes en général, l'emportait sur l'influence de la représentation du soulier, son stimulant sexuel. Pour se guérir de son impuissance, le malade s'adressa au docteur Hammond qui traita son épilepsie par le brome, et qui lui conseilla de fixer ses regards pendant le coït sur un soulier attaché au-dessus du lit nuptial et de se figurer que sa femme était un soulier.
Le malade guérit de ses accès épileptiques et devint puissant. Il pouvait faire le coït tous les huit jours. Son excitation sexuelle, à la vue des souliers de dames, s'atténuait de plus en plus. (Hammond, Impuissance sexuelle.)
Ces deux cas de fétichisme du soulier qui, comme en général tous les cas de fétichisme, se basent sur des associations subjectives et accidentelles, ainsi qu'on vient de le prouver, n'ont rien d'extraordinaire en ce qui concerne la cause objective. Dans le premier cas il s'agit d'une impression partielle dégagée de l'ensemble de la femme; dans le second cas, d'une impression partielle produite par une manipulation excitante.
Mais on a aussi observé des cas—il est vrai que jusqu'ici il n'y en a que deux—où l'association décisive n'a nullement été amenée par un rapport entre la nature de l'objet et les choses qui normalement peuvent provoquer une excitation.
Observation 89.—L..., trente-sept ans, employé de commerce, d'une famille très chargée, a eu, à l'âge de cinq ans, sa première érection, en voyant un parent plus âgé qui couchait dans la même chambre, mettre son bonnet de nuit. Le même effet se produisit quand, plus tard, il vit un soir une vieille dame mettre son bonnet de nuit.
Plus tard, il lui suffisait, pour se mettre en érection, de la seule idée d'une tête de vieille femme laide, coiffée d'un bonnet de nuit. Le seul aspect d'un bonnet de femme, ou d'une femme nue, ou d'un homme nu, le laissaient absolument froid. Mais le contact d'un bonnet de nuit lui donnait une érection et parfois même une éjaculation.
L... n'était pas un masturbateur et, jusqu'à l'âge de trente-deux ans, lorsqu'il épousa une belle fille qu'il aimait, il n'avait jamais pratiqué aucune manœuvre sexuelle.
Pendant sa nuit de noce, il resta insensible jusqu'à ce que, dans son embarras, il se vit obligé d'évoquer le souvenir de la tête de vieille femme laide coiffée d'un bonnet de nuit. Aussitôt le coït réussit.
Dans la période qui suivit, il dut parfois recourir à ce moyen. Depuis son enfance, il avait de temps en temps de profondes dépressions de caractère avec tendances au suicide, et quelquefois aussi des hallucinations terrifiantes pendant la nuit. En regardant par la fenêtre, il était saisi de vertige et d'angoisse. C'était un homme gauche, bizarre, embarrassé, et mal doué intellectuellement. (Charcot et Magnan, Arch. de Neurol., 1882, nº 12.)
Dans ce cas très curieux, une coïncidence fortuite entre la première émotion sexuelle et une impression tout à fait hétérogène, semble avoir seule déterminé le caractère du penchant.
Un cas presque aussi étrange de fétichisme d'association accidentelle est rapporté par Hammond (op. cit., p. 50). Un homme marié, âgé de trente ans, et qui en somme était tout à fait bien portant et psychiquement normal, aurait vu l'impuissance se déclarer à la suite d'un changement de logement et disparaître après qu'on lui eut remis sa chambre à coucher dans son ancien état.
C.—LE FÉTICHE EST UNE ÉTOFFE
Il y a un troisième groupe principal de fétichistes, dont le fétiche n'est ni une partie du corps féminin, ni une partie des vêtements de la femme, mais une étoffe déterminée, qui même ne sert pas toujours à la confection de la toilette féminine, et qui cependant peut, par elle-même, en tant que matière, faire naître ou accentuer les sentiments sexuels. Ces étoffes sont: les fourrures, le velours et la soie.
Ces cas se distinguent des faits précédents de fétichisme érotique du vêtement par le fait que ces étoffes ne sont pas, comme le linge, en rapports étroits avec le corps féminin et n'ont pas, comme les souliers ou les gants, une corrélation avec des parties déterminées du corps féminin ou ne sont pas une signification symbolique quelconque de ces parties.
Ce genre de fétichisme ne peut pas provenir non plus d'une association accidentelle, comme dans les cas tout à fait particuliers du bonnet de nuit ou des meubles de la chambre à coucher; mais ils forment un groupe dont l'objet est homogène. Il faut donc supposer que certaines sensations tactiles—(une sorte de chatouillement qui a une parenté éloignée avec les sensations voluptueuses)—sont, chez des individus hyperesthésiques, la cause première de ce genre de fétichisme.
À ce propos nous donnerons tout d'abord une observation personnelle exposée par un homme qui lui-même était atteint de cet étrange fétichisme.
Observation 90.—N..., trente-sept ans, issu de famille névropathique, de constitution névropathique lui-même, déclare:
Depuis ma première jeunesse, j'ai une passion profondément enracinée pour les fourrures et le velours, parce que ces étoffes éveillent en moi une émotion sexuelle, et que leur vue et leur contact me procurent un plaisir voluptueux. Je ne puis me rappeler qu'un incident quelconque ait occasionné ce penchant étrange—(coïncidence de la première émotion sexuelle avec l'impression de ces étoffes, respectivement première excitation pour une femme vêtue de ces étoffes).—En somme, je ne me souviens pas comment a commencé cette prédilection. Je ne veux point exclure absolument la possibilité d'un pareil incident, ni d'une liaison accidentelle de la première impression qui aurait pu créer une association d'idées; mais je crois peu probable que pareille chose ait pu se passer, car je suis convaincu qu'un incident de ce genre se serait profondément gravé dans ma mémoire.
Ce que je sais, c'est qu'étant encore petit enfant, j'aimais vivement voir des fourrures et les caresser, et qu'en faisant ainsi j'éprouvais un vague sentiment de volupté. Lors de la première manifestation de mes idées sexuelles concrètes, c'est-à-dire quand mes idées sexuelles se dirigèrent vers la femme, j'avais déjà une prédilection particulière pour la femme vêtue de ces étoffes.
Cette prédilection m'est restée jusqu'à l'âge d'homme mûr. Une femme qui porte une fourrure ou qui est vêtue de velours, m'excite plus rapidement et plus violemment qu'une femme sans ces accessoires. Ces étoffes, il est vrai, ne sont pas la conditio sine qua non de l'excitation; le désir se produit aussi sans elles pour les charmes habituels; mais l'aspect, et surtout le contact de ces tissus fétichistes, constituent pour moi un moyen, aident puissamment les autres charmes normaux, et me procurent une augmentation du plaisir érotique. Souvent, la seule vue d'une femme à peine jolie, mais vêtue de ces étoffes, me donne la plus violente excitation et m'entraîne complètement. La simple vue de mes tissus fétiches me fait un plaisir bien plus grand encore que l'attouchement.
L'odeur pénétrante de la fourrure m'est indifférente, plutôt désagréable, et je ne la supporte, qu'à cause de son association avec des sensations agréables de la vue et du tact. Je languis du plaisir de pouvoir toucher ces étoffes sur le corps d'une femme, de les caresser, de les embrasser et d'y mettre ma figure. Mon plus grand plaisir est de voir et de sentir inter actum mon fétiche sur les épaules de la femme.
La fourrure et le velours isolément me produisent l'impression que je viens de décrire. L'effet de la première est de beaucoup plus fort que celui du dernier. Mais la combinaison de ces deux matières produit le plus grand effet. Des pièces de vêtements féminins en velours ou en fourrure, que je vois et touche détachées de leur porteuse, m'excitent sexuellement aussi, quoiqu'à un degré moindre,—de même les couvertures confectionnées en fourrure, qui ne font nullement partie de la toilette féminine, le velours et la peluche des meubles et des draperies. De simples gravures représentant des toilettes en fourrures et en velours sont pour moi l'objet d'un intérêt érotique, et même le seul mot «fourrure» a pour moi une vertu magique et me donne des idées érotiques.
La fourrure est pour moi tellement l'objet de l'intérêt sexuel, qu'un homme qui porte une fourrure à effet, me produit une impression très désagréable, horripilante et scandaleuse, comme l'effet que produirait sur tout individu normal, un homme en costume et dans l'attitude d'une ballerine. De même je trouve répugnant l'aspect d'une vieille femme laide couverte d'une belle fourrure; cette vue éveille en moi des sentiments qui s'entrechoquent.
Ce plaisir érotique de voir des fourrures et du velours est tout à fait différent de mes appréciations purement esthétiques. J'ai un goût très vif pour les belles toilettes de femmes, et en même temps une prédilection particulière pour les dentelles, mais c'est un goût d'une nature purement esthétique. Je trouve la femme en toilette de dentelles ou bien parée avec une autre belle toilette, plus belle qu'une autre, mais la femme vêtue de mes étoffes fétiches est la plus charmante pour moi.
La fourrure n'exerce sur moi l'effet dont j'ai parlé que lorsqu'elle est à poils fins, touffus, lisses, longs, et se dressant en haut. C'est de ces qualités que dépend l'impression. Je reste tout à fait indifférent, non seulement aux fourrures à poils drus, emmêlés, espèce qu'on estime comme inférieure, mais aussi aux fourrures qu'on estime comme très belles et supérieures, mais dont on a enlevé les poils qui redressent (castor, chien de mer) ou qui ont naturellement les poils courts (hermine) ou trop long et couchés (singe, ours). Les poils redressés ne me produisent l'impression spécifiques que chez la zibeline, la martre, etc. Or, le velours est fait de poils fins touffus et redressés en haut, ce qui expliquerait l'impression analogue qu'il me produit. L'effet paraît dépendre d'une impression déterminée de l'extrémité pointue des poils sur les terminaisons des nerfs sensitifs.
Mais je ne peux pas m'expliquer quel rapport cet effet étrange sur les nerfs tactiles peut avoir avec la vie sexuelle. Le fait est que tel est le cas chez beaucoup d'hommes. Je fais encore remarquer expressément, qu'une belle chevelure de femme me plaît beaucoup, mais qu'elle ne joue pas un rôle plus grand que tout autre charme féminin, et qu'en touchant des fourrures je ne pense nullement à des cheveux de femme. (La sensation tactile dans les deux cas n'a pas d'ailleurs la moindre analogie.) En général il ne s'y attache aucune idée. La fourrure par elle-même réveille en moi la sensualité. Comment? Voilà ce qui me paraît absolument inexplicable.
Le seul effet esthétique produit par la beauté des fourrures grand genre, à laquelle chacun est plus ou moins sensible, par la fourrure qui, depuis la Fornarina de Raphaël et l'Hélène Fourment de Rubens, a été employée par beaucoup de peintres comme cadre et ornement des charmes féminins, et qui dans la mode, dans l'art et la science de la toilette féminine, joue un si grand rôle—cet effet esthétique, dis-je, n'explique rien dans ce cas, ainsi que j'ai déjà eu l'occasion de le faire remarquer. Cet effet esthétique que les belles fourrures produisent sur les hommes normaux, les fleurs, les rubans, les pierres précieuses et les autres parures le produisent sur moi, comme chez tout le monde. Habilement employés, ces objets font mieux ressortir la beauté féminine et peuvent ainsi, dans certaines circonstances, produire indirectement un effet sensuel. Mais ils ne produisent jamais sur moi le même effet sensuel direct que les étoffes fétiches dont j'ai parlé.
Bien que chez moi, comme peut-être chez tous les autres fétichistes, il faille bien distinguer l'impression sensuelle de l'impression esthétique, cela ne m'empêche pas d'exiger de mon fétiche une série de conditions esthétiques concernant la forme, la coupe, la couleur, etc. Je pourrais m'étendre ici longuement sur ces exigences de mon penchant, mais je laisse de côté ce point qui ne touche pas le fond du sujet. Je ne voulais qu'attirer l'attention sur ce fait que le fétichisme érotique se complique encore d'un mélange d'idées purement esthétiques.
L'effet particulièrement érotique de mes étoffes fétichistes, ne peut pas s'expliquer par l'association avec l'idée du corps d'une femme qui porterait ces étoffes, pas plus que par un effet d'esthétique quelconque. Car, premièrement, ces étoffes me produisent de l'effet, même quand elles sont isolées et détachées du corps, quand elles se présentent comme simple matière; et, secondement, des parties de la toilette intime (corset, chemise) qui, sans doute, évoquent des associations, ont sur moi une action beaucoup plus faible. Les étoffes fétichistes ont toutes pour moi une valeur sensuelle intrinsèque. Pourquoi? C'est pour moi une énigme. Les plumes sur les chapeaux de femme ou les éventails produisent sur moi la même impression fétichiste que la fourrure et le velours: similitude de la sensation tactile et du chatouillement étrange produit par le mouvement léger de la plume. Enfin l'effet fétichiste, quoiqu'à un degré très atténué, est encore provoqué par d'autres étoffes unies, telles que la soie, le satin, etc., tandis que les étoffes rugueuses, le drap grossier, la flanelle, me produisent plutôt un effet répugnant.
Enfin, je tiens encore à rappeler que j'ai lu quelque part un essai de Carl Vogt sur les hommes microcéphales: il y est raconté comment un microcéphale, à la vue d'une fourrure, s'y est précipité et l'a caressée en manifestant une vive joie. Je suis loin de voir pour cette raison, dans le fétichisme très commun de la fourrure, une régression atavique vers les goûts des ancêtres de la race humaine qui étaient couverts de peaux d'animaux. Le microcéphale dont parle Carl Vogt faisait, avec le sans-gêne qui lui était naturel, un attouchement qui lui était agréable, mais dont le caractère n'était pas sexuellement sensuel; il y a beaucoup d'hommes normaux qui aiment à caresser un chat, à toucher des fourrures, du velours, sans en être sexuellement excités.
On trouve encore dans la littérature quelques cas de ce genre.
Observation 91.—Un garçon de douze ans éprouva une vive émotion sexuelle en se couvrant un jour, par hasard, d'une couverture en fourrure. À partir de ce moment, il commença à se masturber en se servant de fourrures ou en prenant dans son lit un petit chien à longs poils. Il avait des éjaculations suivies quelquefois d'accès hystériques. Ses pollutions nocturnes étaient occasionnées par des rêves où il se voyait couché nu sur une fourrure soyeuse qui l'enveloppait complètement. Les charmes de la femme ou de l'homme n'avaient aucune prise sur lui.
Il devint neurasthénique, souffrit de la monomanie de l'observation, croyant que tout le monde s'apercevait de son anomalie sexuelle; il eut, pour cette cause du tædium vitæ et devint fou.
Il était très chargé, avait les parties génitales mal conformées, et d'autres signes de dégénérescence anatomique. (Tarnowsky, op. cit., p. 22.)
Observation 92.—C... est un amateur enragé de velours. Il se sent attiré d'une manière normale vers les belles femmes, mais il est particulièrement excité lorsque la personne de rencontre avec laquelle il a des rapports est vêtue de velours.
Ce qui est frappant dans ce cas, c'est que ce n'est pas la vue du velours, mais le contact qui produit l'excitation. C... me disait qu'en passant la main sur une jaquette de femme en velours, il avait une excitation sexuelle telle qu'aucun autre moyen ne saurait jamais en provoquer une pareille chez lui. (Dr Moll, op. cit., p. 127.)
Un médecin m'a communiqué le cas suivant. Un des habitués d'un lupanar était connu sous le sobriquet de «Velours». Il avait l'habitude de revêtir de velours une puella qui lui était sympathique et de satisfaire ses penchants sexuels rien qu'en caressant sa figure avec un coin de la robe en velours, sans qu'il y ait autre contact entre lui et la femme.
Un autre témoin m'assure que, surtout chez les masochistes, l'adoration des fourrures, du velours et de la soie est très fréquente (Comparez plus haut, observation 44, 4580).
Note 80: (retour)Dans les romans de Sacher-Masoch la fourrure joue aussi un rôle important; elle sert même de titre à un de ses romans. Mais son explication, qui fait de la fourrure, de l'hermine, le symbole de la domination, et en fait pour la même raison le fétiche des hommes dépeints dans ce roman, me paraît spécieuse et peu satisfaisante.
Le cas suivant est un cas de fétichisme d'étoffe bien curieux. On voit se joindre au fétichisme l'impulsion à détruire le fétiche. Ce penchant est, dans ce cas, ou un élément de sadisme contre la femme qui porte l'étoffe ou un sadisme impersonnel dirigé contre l'objet, tendance qui se rencontre souvent chez les fétichistes.
Cet instinct de destruction a fait du cas dont nous parlons une cause criminelle très curieuse.
Observation 93.—Au mois de juillet 1891, a dû comparaître devant la seconde chambre du tribunal correctionnel de Berlin le garçon serrurier Alfred Bachmann, âgé de vingt-cinq ans.
Au mois d'avril de la même année, la police avait reçu plusieurs plaintes: une main méchante avait, avec un instrument bien tranchant, coupé les robes de plusieurs dames. Le soir du 25 avril, on réussit à prendre l'agresseur mystérieux dans la personne de l'accusé. Un agent de la police remarqua l'accusé qui cherchait d'une étrange façon à se blottir contre une dame qui traversait un passage, accompagnée d'un monsieur. Le fonctionnaire pria la dame d'examiner sa robe, pendant qu'il tenait l'homme suspect. On constata que la robe avait reçu une longue entaille. L'accusé fut amené au poste où on le visita. En dehors d'un couteau bien aiguisé dont il avoua s'être servi pour déchirer des robes, on trouva encore sur lui deux rubans de soie comme on en emploie pour la garniture des robes de femmes. L'accusé avoua qu'il les avait détachés des robes dans une bousculade. Enfin, la visite amena encore la découverte sur son corps d'un foulard de soie de dame. Quant à ce dernier objet, il prétendit l'avoir trouvé. Comme on ne pouvait infirmer son assertion à ce sujet, on ne l'accusa sous ce chef que de fraude d'objets trouvés, tandis que ses deux autres actes lui valurent, dans les deux cas où les endommagées demandaient des poursuites, une accusation pour destruction d'objets et, dans deux autres cas, une accusation de vol. L'accusé qui a été déjà plusieurs fois condamné, est un homme à la figure pâle et sans expression. Il donna devant le juge une explication bien étrange de sa conduite énigmatique. La cuisinière d'un commandant, dit-il, l'avait jeté au bas de l'escalier alors qu'il demandait l'aumône, et, depuis ce temps, il avait une haine implacable contre le sexe féminin. On douta de sa responsabilité, et on le fit examiner par un médecin attaché au service de l'Administration.
Aux débats judiciaires, l'expert déclara qu'il n'y avait aucune raison de considérer comme un aliéné l'accusé dont, il est vrai, l'intelligence était très peu développée. L'accusé se défendit d'une façon bien étrange. Une impulsion irrésistible, dit-il, le force de s'approcher des femmes qui portent des robes de soie. Le contact avec une étoffe de soie est pour lui tellement délicieux que, même pendant sa détention, il se sentait ému, quand, en cardant de la laine, un fil de soie lui tombait par hasard dans les mains.
Le procureur royal, M. Muller, considéra simplement l'accusé comme un homme méchant et dangereux, qu'il fallait, pour un certain laps de temps, rendre incapable de nuire. Il requit contre lui la peine d'un an de prison. Le tribunal condamna l'accusé à six mois de prison et à la perte de ses droits civiques pour un an.
II.—SENS SEXUEL FAIBLE OU NUL POUR L'AUTRE SEXE ET REMPLACÉ PAR UN PENCHANT SEXUEL POUR LE MÊME SEXE (SENS HOMOSEXUEL OU INVERTI).
Une des parties constitutives les plus solides de la conscience du moi, à l'époque de la pleine maturité sexuelle, c'est d'avoir la conviction de représenter une individualité sexuelle bien déterminée, et d'éprouver le besoin, pendant les processus physiologiques (formation de la semence et de l'œuf), d'accomplir des actes sexuels conformes à l'individualité sexuelle, actes qui consciemment ont pour but la conservation de la race.
Sauf quelques sentiments et quelques impulsions obscurs, le sens sexuel et l'instinct génital restent à l'état latent jusqu'à l'époque du développement des organes génitaux. L'enfant est de generis neutrius. Quand même, dans cette période où la sexualité latente n'existe que virtuellement et n'est pas encore annoncée par des sentiments organiques puissants, ni entrée dans la conscience, il se produirait prématurément des excitations des organes génitaux, soit spontanément, soit par une influence externe, et qu'elles trouveraient une satisfaction par la masturbation, il y a dans tout cela absence totale de rapports idéals avec les personnes de l'autre sexe, et les actes sexuels de ce genre ont plus ou moins la signification de phénomènes spinaux réflexes.
Le fait de l'innocence ou de la neutralité sexuelle mérite d'autant plus d'attention que déjà, de très bonne heure, l'enfant constate une différenciation entre les enfants des deux sexes par l'éducation, les occupations, les vêtements etc. Ces impressions toutefois ne sont pas perçues par l'âme, car elles ne sont pas appuyées sexuellement, l'organe central (l'écorce cérébrale) des idées et des sentiments sexuels n'étant pas encore développé et n'ayant pas encore la faculté de perception.
Quand commence le développement anatomique et fonctionnel des organes génitaux avec la différenciation simultanée des formes du corps, attribut de l'un ou l'autre sexe, on voit apparaître chez le garçon, ainsi que chez la jeune fille, les bases d'un état d'âme conforme au sexe de chacun, état que contribuent puissamment à développer l'éducation et les influences externes, étant donné que l'individu est devenu plus attentif.
Si le développement sexuel est normal et n'est pas troublé dans son cours, il se forme un caractère bien déterminé et conforme à la nature du sexe. Les rapports avec les personnes de l'autre sexe font alors naître certains penchants, certaines réactions, et, au point de vue psychologique, il est bien remarquable de voir avec quelle rapidité relative se forme le type moral particulier au sexe de chaque individu.
Tandis que, dans l'enfance, la pudeur, par exemple, n'est qu'une exigence de l'éducation mal comprise par l'enfant et qui, incompréhensible pour lui, étant donnée son innocence, ne peut arriver qu'à une expression incomplète; la pudeur paraît au jeune homme et à la vierge comme une obligation impérieuse de l'estime de soi-même à laquelle on ne peut toucher sans provoquer une puissante réaction vaso-motrice et un désir psychique.
Si la disposition primitive est favorable, normale, si les facteurs nuisibles au développement psycho-sexuel restent hors de jeu, il se forme une individualité psycho-sexuelle si harmonique, si solidement construite et si conforme au sexe représenté par l'individu, que même la perte des organes génitaux, à une époque ultérieure (par la castration, par exemple), ou bien le climax ou le senium ne la peuvent plus changer dans son essence.
Cela ne veut pas dire que l'homme émasculé, la femme châtrée, le jeune homme et le vieillard, la vierge et la matrone, l'homme puissant et l'homme impuissant, ne diffèrent pas l'un de l'autre dans leur état d'âme.
Une question très intéressante et très importante pour la matière que nous allons traiter est de savoir si c'est l'influence périphérique des glandes génitales (testicules et ovaires) ou si ce sont les conditions cérébrales centrales qui sont décisives pour le développement psycho-sexuel. Un fait qui plaide en faveur de l'importance des glandes génitales, est que l'absence congénitale de celles-ci ou leur enlèvement avant la puberté ont une influence puissante sur le développement du corps et sur le développement psycho-sexuel, de sorte que ce dernier est arrêté et prend une direction dans le sens du sexe contraire (eunuques, viragines, etc.).
Toutefois les processus physiques qui se passent dans les organes génitaux ne sont que des facteurs auxiliaires, mais non pas les facteurs exclusifs de la formation d'une individualité psycho-sexuelle; cela ressort du fait que, malgré une constitution normale au point de vue physiologique et anatomique, il peut se développer un sentiment sexuel contraire au caractère du sexe que l'individu représente.
La cause ici ne peut se trouver que dans une anomalie des conditions centrales, dans une disposition psycho-sexuelle anormale. Cette disposition est, sous le rapport de sa cause anatomique et fonctionnelle, encore enveloppée de mystère. Comme, dans presque tous les cas en question, l'inverti présente des tares névropathiques de plusieurs sortes et que ces tares peuvent être mises en corrélation avec des conditions dégénératives héréditaires, on peut, au point de vue clinique, considérer cette anomalie du sentiment psychosexuel comme un stigmate de dégénérescence fonctionnelle. Cette sexualité perverse se manifeste spontanément et sans aucune impulsion externe, au moment du développement de la vie sexuelle, comme phénomène individuel d'une dégénérescence anormale de la vita sexualis; et alors elle nous frappe comme un phénomène congénital; ou bien elle ne se développe qu'au cours d'une vie sexuelle qui, au début, a suivi les voies normales, et elle a été produite par certaines influences manifestement nuisibles: alors elle nous apparaît comme une perversion acquise. Pour le moment, on ne peut pas encore expliquer sur quoi repose le phénomène énigmatique du sens homosexuel acquis et l'on en est réduit aux hypothèses. Il paraît probable, d'après l'examen minutieux des cas dits acquis, que là aussi la disposition consiste dans une homosexualité, du moins en une bisexualité latente qui, pour devenir apparente, a eu besoin d'être influencée par des causes accidentelles et motrices qui l'ont fait sortir de son état de sommeil.
On trouve, dans les limites de l'inversion sexuelle, des gradations diverses du phénomène, gradations qui correspondent presque complètement au degré de tare héréditaire de l'individu, de sorte que, dans les cas peu prononcés, on ne trouve qu'un hermaphroditisme psychique; dans les cas un peu plus graves, les sentiments et les penchants homosexuels sont limités à la vita sexualis; dans les cas plus graves, toute la personnalité morale, et même les sensations physiques sont transformées dans le sens de la perversion sexuelle; enfin, dans les cas tout à fait graves, l'habitus physique même paraît transformé conformément à la perversion.
C'est sur ces faits cliniques que repose par conséquent la classification suivante des différentes formes de cette anomalie psycho-sexuelle.
A.—LE SENS HOMOSEXUEL COMME PERVERSION ACQUISE.
L'important ici est de prouver qu'il y a penchant pervers pour son propre sexe, et non pas de constater des actes sexuels accomplis sur des individus de même sexe. Ces deux phénomènes ne doivent pas être confondus; on ne doit pas prendre la perversité pour de la perversion. Souvent on a l'occasion d'observer des actes pervers sexuels qui ne sont pas basés sur la perversion. C'est surtout le cas dans les actes sexuels entre personnes de même sexe et notamment dans la pédérastie. Là il n'est pas toujours nécessaire que la paræsthesia sexualis soit en jeu, mais il y a souvent de l'hyperesthésie avec impossibilité physique ou psychique d'une satisfaction sexuelle naturelle.
Ainsi nous rencontrons des rapports homosexuels chez des onanistes ou des débauchés devenus impuissants, ou bien chez des femmes ou des hommes sensuels détenus dans les prisons, chez des individus confinés à bord d'un vaisseau, dans les casernes, dans les pensionnats, dans les bagnes, etc.
Ces individus reprennent les rapports sexuels normaux aussitôt que les obstacles qui les empêchaient cessent d'exister.
Très souvent, la cause d'une pareille aberration temporaire est la masturbation avec ses conséquences chez les individus jeunes. Rien n'est aussi capable de troubler la source des sentiments nobles et idéaux que fait naître le sentiment sexuel avec son développement normal, que l'onanisme pratiqué de bonne heure: il peut même la faire tarir complètement. Il enlève au bouton de rose qui va se développer et le parfum et la beauté, et ne laisse que le penchant grossièrement sensuel et brutal pour la satisfaction sexuelle. Quand un individu corrompu de cette manière arrive à l'âge où il peut procréer, il n'a plus ce caractère esthétique et idéal, pur et ingénu, qui l'attire vers l'autre sexe. Alors l'ardeur du sentiment sensuel est éteinte et l'inclination pour l'autre sexe diminue considérablement. Cette défectuosité influence d'une façon défavorable la morale, l'éthique, le caractère, l'imagination, l'humeur, le monde des sentiments et des penchants du jeune onaniste, homme ou femme; avec les circonstances, elle amène le désir pour l'autre sexe à tomber à zéro, de sorte que la masturbation est préférée à toute satisfaction naturelle.
Parfois le développement de sentiments sexuels élevés pour l'autre sexe est contrarié par la peur hypocondriaque d'une infection vénérienne ou par une infection contractée effectivement, ou par une fausse éducation qui, avec intention, a rappelé ces dangers et les a exagérés, chez les filles par la crainte légitime des suites du coït (peur de devenir enceinte), ou bien par le dégoût de l'homme par suite de ses défectuosités physiques et morales. Alors la satisfaction devient perverse et le penchant se manifeste avec une violence morbide. Mais la satisfaction sexuelle perverse pratiquée de trop bonne heure n'atteint pas seulement les facultés mentales, elle atteint aussi le corps, car elle produit des névroses de l'appareil sexuel (faiblesse irritative du centre d'érection et d'éjaculation, sensations de volupté défectueuses au moment du coït, etc.), tout en maintenant l'imagination dans une émotion continuelle et en excitant le libido.
Pour presque tous les masturbateurs il vient un moment où, effrayés d'apprendre les conséquences de leur vice en les constatant sur eux-mêmes (neurasthénie), ou bien poussés vers l'autre sexe soit par séduction soit par l'exemple d'autrui, ils voudraient fuir leur vice et rendre leur vita sexualis normale.
Les conditions morales et physiques sont, dans ce cas, les plus défavorables qu'on puisse imaginer. La chaleur du pur sentiment est éteinte, le feu de l'ardeur sexuelle manque de même que la confiance en soi-même, car tout masturbateur est plus ou moins lâche. Quand le jeune pécheur réunit ses énergies pour essayer le coït, il en revient déçu, car la sensation de volupté manque et il n'a pas de plaisir, ou bien la force physique pour accomplir l'acte lui fait défaut. Cet échec a la signification d'une catastrophe et l'amène à l'impuissance psychique absolue. Une conscience qui n'est pas nette, le souvenir d'échecs honteux empêchent toute réussite en cas de nouveaux essais. Mais le libido sexualis qui continue à subsister, exige impérieusement une satisfaction, et la perversion morale et physique éloigne de plus en plus l'individu de la femme.
Pour différentes raisons (malaises neurasthéniques, peur hypocondriaque des suites, etc.), l'individu se détourne aussi des pratiques de la masturbation. Dans ce cas il peut pour un moment et passagèrement être poussé à la bestialité. L'idée des rapports avec les gens de son propre sexe s'impose alors facilement; elle est amenée par l'illusion de sentiments d'amitié qui, sur le terrain de la pathologie sexuelle, se lient aisément avec des sentiments sexuels.
L'onanisme passif et mutuel remplace alors les procédés habituels. S'il se trouve un séducteur, et il y en a tant malheureusement, nous avons alors le pédéraste d'éducation, c'est-à-dire un homme qui accomplit des actes d'onanisme avec des personnes de son propre sexe, et qui se plaît dans un rôle actif correspondant à son véritable sexe, mais qui, au point de vue des sentiments de l'âme, est indifférent non seulement aux personnes de l'autre sexe, mais aussi à celles de son propre sexe.
Voilà le degré auquel peut arriver la perversité sexuelle d'un individu de disposition normale, exempt de tare et jouissant de ses facultés mentales. On ne peut citer aucun cas où la perversité soit devenue une perversion, une inversion du penchant sexuel81.
Note 81: (retour)Garnier (Anomalies sexuelles, Paris, pp. 568-569 rapporte deux cas (Observations 222 et 223) qui semblent être en contradiction avec cette thèse, surtout le premier, où le chagrin éprouvé à la suite de l'infidélité de l'amante a fait succomber le sujet aux séductions des hommes. Mais il ressort clairement de cette observation que cet individu n'a jamais trouvé de plaisir aux actes homosexuels. Dans l'observation 223, il s'agit d'un efféminé ab origine, du moins d'un hermaphrodite psychique. L'opinion de ceux qui rendent une fausse éducation et les états psychologiques exclusivement responsables de l'origine des sentiments et penchants homosexuels, est tout à fait erronée.
On peut donner à un individu exempt de toute tare l'éducation la plus efféminée, et à une femme l'éducation la plus virile; ni l'un ni l'autre ne deviendront homosexuels. C'est la disposition naturelle qui est importante et non pas l'éducation et les autres éléments accidentels comme, par exemple, la séduction. Il ne peut être question d'inversion sexuelle que lorsque la personne exerce sur une autre du même sexe un charme psycho-sexuel, c'est-à-dire qu'elle provoque le libido, l'orgasme, et surtout lorsqu'elle produit l'effet d'une attraction psychique. Tout autres sont les cas où, par suite d'une trop grande sensualité et d'une absence de sens esthétique, l'individu se sert, faute de mieux, du corps d'un individu de même sexe pour pratiquer avec lui un acte d'onanisme (non le coït dans le sens d'un entraînement de l'âme).
Moll, dans son excellente monographie, signale, d'une manière très claire et très convaincante, l'importance décisive de la prédisposition héréditaire en présence de l'importance très relative des causes occasionnelles (Comparez op. cit., pp. 156-175). Il connaît beaucoup de cas «où des rapports sexuels pratiqués avec des hommes pendant une certaine période n'ont pu amener la perversion». Moll dit aussi d'une manière très significative: «Je connais une épidémie de ce genre (onanisme mutuel) qui s'est produite dans une école berlinoise où un élève, aujourd'hui acteur, avait introduit d'une manière éhontée l'onanisme mutuel. Bien que je connaisse les noms de nombreux uranistes berlinois, je n'ai pu établir avec probabilité qu'aucun des anciens élèves de ce lycée soit devenu uraniste; par contre, je sais assez exactement que beaucoup d'entre eux, à l'heure qu'il est, se comportent, au point de vue sexuel, d'une façon normale.»
Tout autre est la situation de l'individu taré. La sexualité perverse latente se développe sous l'influence de la neurasthénie causée par la masturbation, l'abstinence ou d'autres causes.
Peu à peu le contact avec des personnes de son propre sexe met l'individu en émotion sexuelle. Ces idées sont renforcées par des sensations de plaisir et provoquent des désirs correspondants. Cette réaction, nettement dégénérative, est le commencement d'un processus de transformation du corps et de l'âme, processus qui sera décrit plus loin en détail et qui présente un des phénomènes psycho-pathologiques les plus intéressants. On peut reconnaître dans cette métamorphose divers degrés ou phases.
Premier degré: Inversion simple du sens sexuel.
Ce degré est atteint quand une personne du même sexe produit sur un individu un effet aphrodisiaque, et que ce dernier éprouve pour l'autre un sentiment sexuel. Mais le caractère et le genre du sentiment restent encore conformes au sexe de l'individu. Il se sent dans un rôle actif; il considère son penchant pour son propre sexe comme une aberration et cherche éventuellement un remède.
Avec cette amélioration épisodique de la névrose il se peut qu'au début des sentiments sexuels normaux se manifestent et se maintiennent. L'observation suivante nous paraît tout à fait apte à montrer par un exemple frappant cette étape sur la route de la dégérérescence psycho-sexuelle.
Observation 94.—Inversion acquise.
Je suis fonctionnaire; je suis né, autant que je sais, d'une famille exempte de tares; mon père est mort d'une maladie aiguë, ma mère vit: elle est assez nerveuse. Une de mes sœurs est devenue depuis quelques années d'une religiosité exagérée.
Quant à moi, je suis de grande taille et j'ai tout à fait le caractère viril dans mon langage, ma démarche et mon maintien. Je n'ai pas eu de maladies, sauf la rougeole; mais, depuis l'âge de treize ans, j'ai souffert de ce qu'on appelle des maux de tête nerveux.
Ma vie sexuelle a commencé à l'âge de treize ans, en faisant la connaissance d'un garçon un peu plus âgé que moi, quocum alter alterius genitalia tangendo delectabar. À l'âge de quatorze ans, j'eus ma première éjaculation. Amené à l'onanisme par deux de mes camarades d'école, je le pratiquai, tantôt avec eux, tantôt solitairement, mais toujours en me représentant dans mon imagination des êtres du sexe féminin. Mon libido sexualis était très grand; il en est encore de même aujourd'hui. Plus tard, j'ai essayé d'entrer en relations avec une servante jolie, grande, ayant de fortes mammæ; id solum assecutus sum, ut me præsente superiorem corporis sui partem enudaret mihique concederet os mammasque osculari, dum ipsa penem meum valde erectum in manum suam recepit eumque trivit. Quamquam violentissime coitum rogavi hoc solum concessit, ut genitalia ejus tangerem.
Devenu étudiant à l'Université, je visitai un lupanar et je réussis le coït sans effort.
Mais un incident est arrivé qui a produit en moi une évolution. Un soir, j'accompagnais un ami qui rentrait chez lui et, comme j'étais un peu gris, je le saisis ad genitalia en plaisantant. Il ne se défendit pas beaucoup; je montai ensuite avec lui dans sa chambre, nous nous masturbâmes, et nous pratiquâmes assez souvent dans la suite cette masturbation mutuelle; il y avait même immissio penis in os avec éjaculation. Ce qui est étrange, c'est que je n'étais pas du tout amoureux de ce camarade, mais passionnément épris d'un autre de mes camarades dont l'approche ne m'a jamais produit la moindre excitation sexuelle et, dans mon idée, je ne mettais jamais sa personne en rapport avec des faits sexuels. Mes visites au lupanar, où j'étais un client bien vu, devenaient de plus en plus rares; je trouvais une compensation chez mon ami et ne désirais plus du tout les rapports sexuels avec les femmes.
Nous ne pratiquions jamais la pédérastie; nous ne prononcions pas même ce mot. Depuis le commencement de cette liaison avec mon ami, je me suis remis à me masturber davantage; naturellement l'idée de la femme fut de plus en plus reléguée au second rang; je ne pensais qu'à des jeunes gens vigoureux avec de gros membres. Je préférais surtout les garçons imberbes de seize à vingt-cinq ans, mais il fallait qu'ils soient jolis et propres. J'étais surtout excité par les jeunes ouvriers en pantalon d'étoffe de manchester ou de drap anglais; les maçons principalement me produisaient cette impression.
Les personnes de mon monde ne m'excitaient pas du tout; mais, à l'aspect d'un fils du peuple, vigoureux et énergique, j'avais une émotion sexuelle bien prononcée. Toucher ces pantalons, les ouvrir, saisir le pénis, puis embrasser le garçon, voilà ce qui me paraissait le plus grand bonheur.
Ma sensibilité pour les charmes féminins s'est un peu émoussée, mais, dans les rapports sexuels avec la femme, surtout quand elle a des seins forts, je suis toujours puissant sans avoir besoin de me créer dans mon imagination des scènes excitantes. Je n'ai jamais essayé de séduire à mes vils désirs un jeune ouvrier ou quelqu'un de son monde, et je ne le ferai jamais; mais j'en ai souvent envie. Quelquefois je fixe dans ma mémoire l'image d'un de ces garçons et je me masturbe chez moi.
Je n'ai aucun goût pour les occupations féminines. Je n'aime pas trop à être dans la société des dames; la danse m'est désagréable. Je m'intéresse vivement aux beaux arts. Si j'ai parfois un sentiment d'inversion sexuelle, c'est, je crois, en partie une conséquence de ma grande paresse qui m'empêche de me déranger pour entamer une liaison avec une fille; toujours fréquenter le lupanar, cela répugne à mes sentiments esthétiques. Aussi je retombe toujours dans ce maudit onanisme auquel il m'est bien difficile de renoncer.
Je me suis déjà dit cent fois que, pour avoir des sentiments sexuels tout à fait normaux, il me faudrait avant tout étouffer ma passion presque indomptable pour ce maudit onanisme, aberration si répugnante pour mes sentiments esthétiques. J'ai pris tant et tant de fois la ferme résolution de combattre cette passion de toute la force de ma volonté! Mais jusqu'ici je n'ai pas réussi. Au lieu de chercher une satisfaction naturelle quand l'instinct génital devenait trop violent chez moi, je préférais me masturber, car je sentais que j'en éprouverais plus de plaisir.
Et cependant l'expérience m'a appris que j'étais toujours puissant avec les filles, sans difficulté et sans avoir recours à des images des parties génitales viriles, sauf une seule fois ou je ne suis pas arrivé à l'éjaculation, parce que la femme—c'était dans un lupanar—manquait absolument de charme. Je ne peux pas me débarrasser de l'idée ni me défendre du grave reproche que je me fais à ce sujet, que l'inversion sexuelle dont sans doute je suis atteint à un certain degré, n'est que la conséquence de mes masturbations excessives, et cela me cause d'autant plus de dépression morale que j'avoue ne guère me sentir la force de renoncer par ma propre volonté à ce vice.
À la suite de mes rapports sexuels avec un condisciple et ami de longue date, rapports qui n'ont commencé que pendant notre séjour à l'Université et après sept ans de relations amicales, le penchant pour les satisfactions anormales du libido s'est renforcé en moi.
Permettez-moi de vous raconter encore un épisode qui m'a préoccupé pendant des mois entiers.
L'été 1882 je fis la connaissance d'un collègue de l'Université, de six ans plus jeune que moi, et qui m'avait été recommandé par plusieurs jeunes gens, à moi et à d'autres personnes de ma connaissance. Bientôt j'éprouvai un intérêt profond pour ce jeune homme qui était très beau, de formes bien proportionnées, de taille svelte et d'aspect bien portant. Après des relations de quelques semaines avec lui, cet intérêt devint un sentiment d'amitié intense et plus tard un amour passionné entremêlé des tourments de la jalousie. Je m'aperçus bientôt que des mouvements sensuels se confondaient avec cette affection. Malgré ma ferme résolution de me contenir vis-à-vis de ce jeune homme que j'estimais à cause de son excellent caractère, pourtant une nuit, après force libations de bière, nous étions dans ma chambre où nous vidions une bouteille de vin en l'honneur de notre amitié sincère et durable; je succombai à l'envie irrésistible de le presser contre moi, etc., etc.
Le lendemain lorsque je le revis, j'avais tellement honte que je n'osais pas le regarder dans les yeux. J'éprouvais le repentir le plus amer de ma faute et me faisais les plus violents reproches d'avoir ainsi souillé cette amitié qui aurait dû rester pure et noble. Pour lui prouver que je n'avais agi que sous le coup d'une impulsion momentanée, j'insistai auprès de lui pour qu'il fît avec moi un voyage à la fin du semestre. Il y consentit, après quelques hésitations dont les raisons étaient assez claires pour moi. Nous avons alors couché plusieurs nuits dans la même chambre, sans que j'aie jamais fait la moindre tentative pour répéter l'acte de la nuit mémorable. Je voulais lui parler de cet incident, mais je n'en avais pas le courage. Lorsque, le semestre suivant, nous fûmes séparés l'un de l'autre, je ne pus me décider à lui écrire sur cette affaire, et quand, au mois de mars, je lui fis une visite à X..., j'eus la même faiblesse. Et pourtant, j'éprouvais le besoin impérieux de lui expliquer ce point obscur, par un entretien franc et loyal. Au mois d'octobre de la même année, j'étais à X..., et ce n'est qu'alors que je trouvai le courage nécessaire pour une explication sans réserves. J'implorai son pardon, qu'il m'accorda volontiers; je lui demandai même pourquoi il ne m'avait pas alors opposé une résistance résolue; il me répondit qu'il m'avait en partie laissé faire par complaisance, que d'autre part, étant ivre, il se trouvait dans un certain état d'apathie. Je lui exposai alors ma situation d'une manière détaillée, je lui donnai aussi à lire la Psychopathia sexualis et lui exprimai le ferme espoir que par ma force de volonté j'arriverais à dompter complètement mon penchant contre nature. Depuis cette explication mes relations avec cet ami sont devenues des plus heureuses et des plus satisfaisantes; les sentiments amicaux sont de part et d'autre intimes, sincères, et j'espère durables aussi.
Dans le cas où je n'apercevrais pas une amélioration dans mon état, je me déciderais à me soumettre complètement à votre traitement, d'autant plus que, d'après l'étude de votre ouvrage, je crois pouvoir dire que je n'appartiens pas à la catégorie des soi-disant uranistes et qu'une ferme volonté secondée et dirigée par le traitement d'un homme compétent pourrait faire de moi un homme aux sentiments normaux.
Observation 95.—Ilma S...82, vingt-neuf ans, non mariée, fille de négociant, est issue d'une famille lourdement tarée.
Le père était potator et finit par le suicide, de même que le frère et la sœur de la malade. Une sœur souffre d'hysteria convulsiva. Le grand-père du côté maternel s'est brûlé la cervelle dans un accès de folie. La mère était maladive et est morte paralysée par apoplexie. Elle n'a jamais été gravement malade; elle est bien douée intellectuellement, romanesque, d'imagination vive et rêveuse. Réglée à dix-huit ans, sans malaises; les menstruations furent irrégulières. À l'âge de quatorze ans, chlorose et catalepsie par frayeur. Plus tard, hysteria gravis et accès de folie hystérique. À l'âge de dix-huit ans, liaison avec un jeune homme, liaison qui n'en est pas restée aux termes platoniques. Elle répondait avec ardeur et chaleur à l'amour de cet homme. Des allusions faites par la malade indiquent qu'elle était très sensuelle et que, après le départ de son amant, elle s'est livrée à la masturbation. La malade mena ensuite une vie romanesque. Pour pouvoir gagner son pain, elle s'habilla en homme, devint précepteur dans une famille, quitta cette place parce que la maîtresse de la maison, ne connaissant pas son sexe, tomba amoureuse d'elle et la poursuivit de ses assiduités. Elle devint ensuite employé de chemins de fer. En compagnie de ses collègues, elle était obligée, pour cacher son sexe, de fréquenter les bordels et d'écouter des propos malséants. Cela lui répugnait; elle donna sa démission, se rhabilla en femme, et chercha dorénavant à gagner son pain par des occupations féminines. On l'a arrêtée pour vol et, par suite de crises hystéro-épileptiques, on l'a transportée à l'hôpital.
Là on découvrit chez elle des penchants pour son propre sexe. La malade devint importune par ses poursuites après les gardes-malades féminines et ses camarades d'hôpital.
On prit son inversion sexuelle pour une perversion acquise. La malade a donné à ce sujet d'intéressantes explications qui ont rectifié l'erreur.
On porte sur moi, dit-elle, un jugement erroné, quand on croit qu'en présence du sexe féminin, je me sens homme. Au contraire, dans ma manière de penser et de sentir, je me conduis en femme. J'ai aimé mon cousin comme une femme est capable d'aimer un homme.
Le changement de mes sentiments a pris naissance par le fait qu'à Budapest, déguisée en homme, j'eus l'occasion d'observer mon cousin. Je vis combien il m'avait trompée. Cette constatation m'a causé une grande douleur d'âme. Je savais que jamais je ne serais plus capable d'aimer un homme, car je suis de celles qui n'aiment qu'une fois dans leur vie. Puis, en compagnie de mes collègues de chemin de fer, je fus obligée d'écouter les conversations les plus choquantes et de fréquenter les maisons les plus mal famées. Ayant ainsi pu entrevoir les menées du monde masculin, je conçus une aversion invincible pour les hommes. Mais, comme je suis d'un naturel passionné et que j'éprouve le besoin de m'attacher à une personne aimée et de me donner entièrement, je me sentis de plus en plus attirée vers les femmes et les filles qui m'étaient sympathiques, et surtout vers celles qui brillaient par leurs qualités intellectuelles.
L'inversion sexuelle, évidemment acquise, de cette malade se manifestait souvent d'une manière impétueuse et très sensuelle; elle a gagné du terrain par la masturbation, une surveillance permanente dans les hôpitaux ayant rendu impossible toute satisfaction sexuelle avec des personnes de son propre sexe. Le caractère et le genre d'occupation sont restés féminins. Elle ne présentait pas les caractères de la virago. D'après les communications que l'auteur vient de recevoir, la malade, après un traitement de deux ans à l'asile, a guéri de sa névrose et de sa perversion sexuelle.
Observation 96.—X..., dix-neuf ans, né d'une mère souffrant d'une maladie de nerfs; deux sœurs du père et de la mère étaient folles. Le malade, de tempérament nerveux, bien doué, bien développé au physique, de conformation normale, a été, à l'âge de douze ans, amené par son frère aîné à pratiquer l'onanisme mutuel.
Plus tard, le malade persévéra dans ce vice, en le pratiquant solitairement. Depuis trois ans, il lui vint, pendant l'acte de la masturbation, d'étranges fantaisies dans le sens d'une inversion sexuelle.
Il se figure être une femme, par exemple être une ballerine, et faire le coït avec un officier ou un cavalier de cirque. Ces images perverses accompagnent l'acte d'onanisme depuis que le malade est devenu neurasthénique.
Il reconnaît lui-même les dangers de la masturbation, il la combat désespérément, mais toujours et toujours il finit par succomber à son violent penchant.
Si le malade réussit à s'en abstenir pendant quelques jours, il se produit alors chez lui des impulsions normales dans le sens des rapports sexuels avec des femmes; mais la crainte d'une infection arrête ces impulsions et le pousse de nouveau à la masturbation.
Ce qui est digne d'être remarqué, c'est que les rêves érotiques de ce malheureux n'ont pour sujet que la femme.
Au cours de ces derniers mois, le malade est devenu neurasthénique et hypocondriaque à un degré très avancé. Il craint le tabes.
Je lui conseillai de faire traiter sa neurasthénie, de supprimer la masturbation et d'arriver à la cohabitation aussitôt que sa neurasthénie se serait atténuée.
Observation 97.—X..., trente-cinq ans, célibataire, né d'une mère malade, déprimée au moral. Le frère est hypocondriaque.
Le malade était bien portant, vigoureux, de tempérament vif et sensuel, avait un instinct génital puissant qui s'éveilla de trop bonne heure; il s'est masturbé étant encore tout petit garçon, a fait le premier coït à l'âge de quatorze ans et, assure-t-il, avec plaisir; il fut complètement puissant. À l'âge de quinze ans, un homme a essayé de le débaucher et l'a manustupré. X... en éprouva du dégoût et se sauva de cette situation «dégoûtante». Devenu grand, il fit des excès de coït avec un libido indomptable. En 1880, il devint neurasthénique, souffrit de la faiblesse de ses érections et d'ejaculatio præcox; il devint en même temps de plus en plus impuissant et cessa d'éprouver du plaisir à l'acte sexuel. À cette époque, il eut, pendant une certaine période, un penchant qui lui était auparavant étranger et qui lui paraît encore aujourd'hui inexplicable, pour les rapports sexuels cum puellis non pubibus XII ad XIII annorum. Son libido s'augmentait à mesure que sa puissance s'affaiblissait.
Peu à peu il conçut un penchant pour les garçons de treize à quatorze ans. Il était poussé à s'approcher d'eux.
Quodsi ei occasio data est, ut tangere posset pueros, qui si placuere, penis vehementer se erexit tum maxime quum crura puerorum tangere potuisset. Abhinc feminas non cupivit. Nonnunquam feminas ad coïtum coegit sed erectio debilis, ejaculatio præmatura erat sine ulla voluptate.
Il n'avait plus d'intérêt que pour les jeunes garçons. Il en rêvait et avait alors des pollutions. À partir de 1882, il eut parfois l'occasion, concumbere cum juvenibus. Il était alors sexuellement très excité et se soulageait par la masturbation.
Ce n'est que par exception qu'il osa, socios concumbentes tangere et masturbationem mutuam adsequi. Il détestait la pédérastie. La plupart du temps il était obligé de satisfaire par la masturbation solitaire ses besoins sexuels. Pendant cet acte, il évoquait le souvenir et l'image de garçons sympathiques. Après les rapports sexuels avec des garçons, il se sentait toujours ragaillardi, frais, mais en même temps moralement déprimé par l'idée d'avoir commis un acte pervers, immoral et encourant des peines. Il fait la constatation très pénible que son penchant détestable était plus puissant que sa volonté.
X... suppose que son amour pour son propre sexe a pour cause ses excès des plaisirs sexuels normaux; il regrette profondément son état et a demandé, au mois de décembre 1880, à l'occasion d'une consultation, s'il n'y avait pas moyen de le ramener à la sexualité normale, puisqu'il n'a pas d'horror feminæ et qu'il aimerait bien à se marier.
Sauf les symptômes d'une neurasthénie sexuelle et spinale modérée, le sujet, d'ailleurs intelligent et exempt de stigmates de dégénérescence, ne présente aucun symptôme de maladie.
Deuxième degré: Eviratio et defeminatio.
Si, dans l'inversion sexuelle développée de cette manière, il n'y pas de réaction, il peut se produire des transformations plus radicales et plus durables de l'individualité psychique. Le processus qui s'accomplit alors peut être désigné sous le simple mot d'eviratio. Le malade éprouve un changement profond de caractère, spécialement dans ses sentiments et ses penchants, qui deviennent ceux d'une personne de sentiments féminins.
À partir de ce moment, il se sent aussi femme pendant l'acte sexuel; il n'a plus de goût que pour le rôle passif et peut, suivant les circonstances, tomber au niveau d'une courtisane. Dans cette transformation psycho-sexuelle, profonde et durable, l'individu ressemble parfaitement à l'uraniste (congénital) d'un degré plus avancé. La possibilité de rétablir l'ancienne individualité intellectuelle et sexuelle paraît, dans ce cas, absolument impossible.
L'observation suivante nous fournit un exemple classique d'une inversion sexuelle qui a été acquise de cette façon et est devenue permanente.
Observation 98.—Sch..., trente ans, médecin, m'a communiqué un jour sa biographie et l'histoire de sa maladie, en me demandant des éclaircissements et des conseils sur certaines anomalies de sa vita sexualis.
L'exposé suivant s'en tient complètement à l'autobiographie très détaillée et ne comporte que quelques abréviations à l'occasion.
Procréé par des parents sains, j'étais un enfant faible, mais j'ai prospéré grâce à de bons soins; à l'école je faisais de rapides progrès.
À l'âge de onze ans, je fus entraîné à la masturbation par un camarade avec lequel je jouais; je me livrais avec passion à ces pratiques. Jusqu'à l'âge de quinze ans, j'apprenais facilement. A mesure que les pollutions devenaient plus fréquentes, ma force de travail pour l'étude diminuait; je ne pouvais plus aussi bien suivre les leçons à l'école. Quand le professeur m'appelait au tableau, j'étais peu rassuré; je me sentais oppressé et embarrassé. Effrayé de voir baisser mes facultés et reconnaissant que les grandes pertes de sperme en étaient la cause, je cessai de pratiquer l'onanisme; toutefois les pollutions étaient fréquentes, de sorte que j'éjaculais deux à trois fois dans une nuit.
Désespéré, je consultai les médecins l'un après l'autre. Aucun n'y pouvait rien faire.
Comme je devenais de plus en plus faible, exténué par les pertes séminales et que l'instinct génital me tourmentait de plus en plus violemment, j'allai au lupanar. Mais là je ne pus me satisfaire; car, bien que l'aspect de la femme nue me réjouit, il ne se produisit ni orgasme, ni érection, et même la manustupration de la part de la puella ne put amener d'érection.
À peine avais-je quitté le lupanar, que l'instinct génital recommençait à me tourmenter par des érections violentes. Alors j'eus honte devant les filles, et je n'allai plus dans les maisons de ce genre. Ainsi se passèrent quelques années. Ma vie sexuelle consistait en pollutions. Mon penchant pour l'autre sexe se refroidissait de plus en plus. À l'âge de dix-neuf ans, j'entrai comme élève à l'Université. C'était le théâtre qui m'attirait. Je voulus devenir artiste, mes parents s'y opposaient. Dans la capitale, j'ai dû, en compagnie de mes collègues, aller de temps en temps chez les filles. Je craignais les situations de ce genre, sachant que le coït ne me réussirait pas, que mon impuissance serait révélée aux amis. C'est pour cette raison que j'évitais autant que possible le danger de devenir leur risée et d'essuyer une honte.
Un soir, assistant à une représentation d'opéra, j'avais comme voisin un monsieur plus âgé. Il me fit la cour. Je riais de tout mon cœur de ce vieillard folâtre, et je faisais bonne grâce à ses plaisanteries. Exinopinato genitalia mea prehendit, quo facto statim penis meus se erexit. Effrayé je lui demandai des explications sur ce qu'il me voulait. Il me déclara être amoureux de moi. Comme dans la clinique j'avais entendu parler d'hermaphrodites, je crus en avoir un devant moi, curiosus factus genitalia ejus videre volui. Le vieillard consentit avec joie et vint avec moi aux cabinets d'aisance. Sicuti penem maximum ejus erectum adspexi, perterritus effugi.
L'autre me guettait, me fit des propositions étranges que je ne comprenais pas et que je repoussais. Il ne me laissa plus tranquille. Je fus renseigné sur les mystères de l'amour homosexuel et sentis combien ma sensualité en devenait excitée: mais je résistai à une passion si honteuse (d'après mes idées d'alors) et je restai exempt pendant les trois années consécutives à cet incident. Pendant ce temps j'essayai à plusieurs reprises mais vainement le coït avec des filles. Mes efforts pour me faire guérir de mon impuissance par l'art médical n'eurent pas non plus de succès.
Un jour que j'étais de nouveau tourmenté par le libido sexualis, je me rappelai le propos du vieillard me disant que des homosexuels se donnent rendez-vous sur la promenade.
Après une longue lutte contre moi-même et avec un battement de cœur, j'allai à l'endroit indiqué; je fis la connaissance d'un monsieur blond et me laissai séduire. Le premier pas était fait. Cette sorte d'amour sexuel m'était adéquat. Ce que j'aimais le plus c'était d'être entre les bras d'un homme vigoureux.
La satisfaction consistait dans la manustupration mutuelle. A l'occasion osculum ad penem alterius. Je venais d'atteindre l'âge de vingt-trois ans. Le fait d'être assis à côté de mes collègues dans la salle des cours ou sur les lits des malades dans la clinique, m'excitait si violemment qu'à peine je pouvais suivre le cours du professeur. Dans la même année je nouai une véritable liaison d'amour avec un négociant âgé de trente-quatre ans. Nous vivions maritalement. X... voulait jouer l'homme, devenait de plus en plus amoureux. Je le laissais faire, mais il fallait qu'il me laissât aussi de temps en temps jouer le rôle d'homme. Avec le temps je me lassai de lui, je devins infidèle, et lui devint jaloux. Il y eut des scènes terribles, des réconciliations temporaires, et finalement une rupture définitive (ce négociant fut plus tard frappé d'aliénation mentale et mit fin à ses jours par le suicide).
Je faisais beaucoup de connaissances, aimant les gens les plus communs. Je préférais ceux qui étaient barbus, grands, d'âge moyen, et capables de bien jouer le rôle actif.
Je contractai une proctitis. Le professeur (de la Faculté de médecine) était d'avis que cela venait de la vie sédentaire à laquelle je m'étais condamné en préparant mon examen. Il se forma une fistule qu'il fallut opérer, mais, cet accident ne me guérit nullement de mon penchant à prendre le rôle passif. Je devins médecin, m'établis dans une ville de province où j'ai dû vivre comme une religieuse.
J'eus l'envie de me montrer dans la société des dames; là on me vit d'un œil favorable, car on trouvait que je n'avais pas l'esprit aussi exclusif que les autres hommes, et je m'intéressais aux toilettes des femmes et aux conversations qui traitaient de ces sujets. Cependant je me sentais très malheureux et très isolé.
Heureusement je rencontrai dans cette ville un homme qui pensait comme moi, «une sœur». Pour quelque temps mes besoins furent satisfaits grâce à lui. Quand il était obligé de quitter la ville, j'avais une période de désespoir avec mélancolie allant jusqu'à des idées de suicide.
Trouvant le séjour de cette petite ville insupportable, je me mis médecin militaire dans une grande ville. Je respirai de nouveau; je vivais, je faisais souvent en un jour deux ou trois connaissances. Je n'avais jamais aimé ni les garçons ni les jeunes gens, mais seuls les hommes d'aspect viril. C'est ainsi que j'échappai aux griffes des maîtres chanteurs. L'idée de tomber un jour entre les mains de la police m'était terrible; toutefois je ne pouvais pas m'empêcher de continuer à satisfaire mes penchants.
Quelques mois plus tard, je devins amoureux d'un fonctionnaire âgé de quarante ans. Je lui restai fidèle pendant un an. Nous vivions comme un couple amoureux. J'étais la femme et comme telle dorloté par mon amant. Un jour je fus transféré dans une petite ville. Nous étions désespérés. Per totam noctem postremam nos vicissim osculati et amplexati sumus.
À T..., j'étais très malheureux, malgré quelques «sœurs» que j'ai pu y rencontrer. Je ne pouvais pas oublier mon amant. Pour apaiser le penchant grossièrement sexuel qui exigeait sans cesse satisfaction, je choisissais des troupiers. Pour de l'argent, ces gens-là faisaient tout; mais ils restaient froids et je n'avais aucun plaisir avec eux. Je réussis à me faire transférer de nouveau dans la capitale. Nouvelle liaison d'amour, mais avec bien des jalousies, car mon amant aimait à fréquenter la compagnie «des sœurs», il était vaniteux et coquet. Il y eut rupture.
J'étais infiniment malheureux, et par suite très content de pouvoir quitter de nouveau la capitale en me faisant transférer dans une petite garnison. Me voilà solitaire et inconsolable à C... Je fis la leçon à deux troupiers de l'infanterie, mais le résultat fut aussi peu satisfaisant qu'autrefois. Quand retrouverai-je le véritable amour?
Je suis de taille un peu au-dessus de la moyenne, bien développé au physique; j'ai l'air un peu fatigué, c'est pour cela que, quand je veux faire des conquêtes, je dois avoir recours à des artifices de toilette. Le maintien, les gestes et la voix sont virils. Au physique, je me sens jeune comme un garçon de vingt ans. J'aime le théâtre et les arts en général. Mon attention au théâtre se porte surtout sur les actrices chez qui je remarque et critique tout mouvement ou tout pli de leur robe.
En compagnie d'hommes je suis timide, embarrassé: dans la société des gens de mon espèce, je suis d'une gaieté folle, spirituel; je puis être câlin comme une chatte si l'homme m'est sympathique. Quand je suis sans amour, je tombe dans une mélancolie très profonde, mais qui s'évanouit tout de suite devant les consolations que m'offre un bel homme. Du reste, je suis très léger et rien moins qu'ambitieux. Mon grade dans l'armée ne me dit rien. Les occupations d'homme ne me sont pas agréables. Ce que j'aime le mieux faire, c'est lire des romans, aller au théâtre, etc. Je suis sensible, doux, facile à toucher, aussi facile à froisser, nerveux. Un bruit subit fait tressaillir tout mon corps, et il faut alors que je me retienne pour ne pas crier.
Epicrise.—Ce cas est évidemment un cas d'inversion sexuelle acquise, car le sentiment et le penchant génital étaient au prime abord dirigés vers la femme. Par la masturbation Sch... devient neurasthénique. Comme phénomène partiel de la névrose neurasthénique, il se produit une diminution de la force du centre d'érection et ainsi une impuissance relative. Le sentiment pour l'autre sexe se refroidit en même temps que le libido sexualis continue à subsister. L'inversion acquise doit être morbide, car le premier attouchement par une personne du même sexe constitue déjà un charme adéquat pour le centre d'érection de l'individu en question. La perversion des sentiments sexuels devient prononcée. Au début, Sch... garde encore le rôle de l'homme pendant l'acte sexuel; au cours de ces pratiques, ses sentiments et ses penchants sexuels se transforment, comme c'est la règle chez l'uraniste congénital.
Cette éviration fait désirer le rôle passif et plus tard la pédérastie (passive). L'éviration s'étend aussi au caractère de l'individualité qui devient féminine. Sch... préfère la compagnie des vraies femmes; il prend de plus en plus goût aux occupations féminines; il a même recours au fard et aux artifices de toilette pour réparer ses «charmes» en baisse et pour pouvoir faire des conquêtes.
Les faits précédents d'inversion acquise et d'éviration trouvent une confirmation très intéressante dans les faits ethnologiques suivants.
Déjà nous trouvons, chez Hérodote, la description d'une maladie étrange dont les Scythes furent atteints. La maladie consistait en ce que des hommes, efféminés de caractère, mettaient des vêtements de femmes, faisaient des travaux de femmes et donnaient à leur extérieur physique un cachet tout à fait féminin.
Hérodote donne pour cause à cette folie des Scythes, la légende mythologique d'après laquelle la déesse Vénus, irritée du pillage de son temple d'Ascalon par les Scythes, aurait transformé en femmes les sacrilèges et leurs descendants83.
Note 83: (retour)Comparez Sprengel: Apologie des Hippokrates, Leipzig, 1793, p. 611; Friedreich, Literärgeschichte der psych. Krankheiten, 1830, I, p. 31; Lallemand, Des pertes séminales, Paris, 1836, I, p. 58; Nysten, Dictionn. de Médecine, 11e édit., Paris, 1858; (art. Éviration et Maladie des Scythes); Marandon, De la maladie des Scythes (Annal, médico-psychol., 1877, mars, p. 161); Hammond, American Journal of Neurology and Psychiatry, 1882, August.
Hippocrate ne croit pas aux maladies surnaturelles; il reconnaît que l'impuissance sexuelle joue dans ce cas un rôle intermédiaire, mais il l'explique par l'habitude qu'ont les Scythes qui, pour se guérir des nombreuses maladies contractées dans leurs chevauchées continuelles, se font faire une saignée autour des oreilles. Il croit que ces veines sont très importantes pour la conservation de la force génitale et qu'en les tranchant on amène l'impuissance. Comme les Scythes considéraient leur impuissance comme une punition du ciel et par conséquent inguérissable, ils se mettaient des vêtements de femmes, et vivaient comme femmes au milieu des femmes.
Il est bien remarquable que, d'après Klaproth (Reise in den Kaukasus, Berlin, 1812, V, p. 235) et Chotomski, même dans notre siècle, l'impuissance soit encore souvent chez les Tartares la conséquence de chevauchées sur des chevaux non sellés. On a observé le même fait chez les Apaches et Navajos du continent américain, qui ne vont presque jamais à pied, font des excès de cheval, et sont remarquables par leur parties génitales minuscules, leur libido et leur puissance très restreints. Déjà Sprengel, Lallemand et Nysten savaient que des chevauchées excessives peuvent être nuisibles aux organes génitaux.
Des faits analogues et fort intéressants sont rapportés par Hammond à propos des Indiens de Pueblo dans le nouveau Mexique.
Ces descendants des Aztèques élèvent des soi-disant mujerados; il en faut au moins un pour chaque tribu de Pueblo, afin qu'il puisse servir aux cérémonies religieuses, de vraies orgies de printemps, dans lesquelles la pédérastie joue un rôle considérable.
Pour élever un mujerado, on choisit un homme vigoureux autant que possible, on le masturbe avec excès et on lui fait faire sans cesse des courses à cheval. Peu à peu il se développe chez lui une telle faiblesse d'irritation des parties génitales, que, pendant qu'il est à cheval, il se produit des écoulements séminaux en abondance. Cet état d'irritation finit par amener une impuissance paralytique. Alors le pénis et les testicules s'atrophient, les poils de la barbe tombent, la voix perd son ampleur et son accent mâle, la force physique et l'énergie baissent.
Le caractère et les penchants deviennent féminins. Le mujerado perd sa situation d'homme dans la société, il prend des allures et des mœurs féminines, recherche la compagnie des femmes. Toutefois on l'estime pour des motifs religieux. Il est probable que, en dehors des fêtes aussi, il sert aux goûts pédérastes des notables de la tribu.
Hammond a eu l'occasion d'examiner deux mujerados. L'un l'était devenu, sept ans auparavant, alors qu'il avait trente-cinq ans. Jusqu'à cette époque il avait été tout à fait viril et puissant. Peu à peu il constata une atrophie des testicules et du pénis. En même temps il perdait le libido et la faculté d'érection. Dans ses vêtements et son maintien il ne différait point des femmes parmi lesquelles Hammond l'a rencontré.
Les poils des parties génitales manquaient, le pénis était atrophié, le scrotum flasque, pendant, les testicules tout à fait atrophiés et à peine sensibles à une pression quelconque.
Le mujerado avait de grosses mamelles comme une femme enceinte et affirma qu'il avait déjà allaité plusieurs enfants dont la mère était morte.
Un deuxième mujerado âgé de trente ans, et étant depuis dix ans dans cet état, présentait les mêmes phénomènes; cependant ses mamelles étaient moins développées. Comme celle de l'autre, sa voix était d'un ton élevé, grêle, le corps était riche en tissu adipeux.
Troisième degré. Transition vers la metamorphosis sexualis paranoïca.
On arrive à un second degré de développement dans les cas où les sensations physiques se transforment aussi dans le sens d'une transmutatio sexus.
L'observation suivante est, à ce sujet, un cas véritablement unique.
Observation 99.—Autobiographie.—Né en Hongrie, en 1884, je fus, pendant de longues années, l'unique enfant de mes parents, mes sœurs et frères étant morts de faiblesse; ce n'est que tardivement qu'un frère vint au monde, frère qui vécut.
Je descends d'une famille dans laquelle les maladies psychiques et nerveuses étaient très fréquentes. Étant petit enfant, j'étais, comme on me l'assure, très joli, avec des cheveux blonds bouclés et une peau transparente; j'étais très docile, tranquille, modeste; on pouvait me mettre dans n'importe quelle société de dames sans que je gêne.
Doué d'une imagination très vive,—mon ennemie de toute ma vie,—mes talents se sont très rapidement développés. À l'âge de quatre ans, je savais lire et écrire; mes souvenirs remontent jusqu'à l'âge de trois ans. Je jouais avec tout ce qui me tombait entre les mains, soldats de plomb, cailloux et rubans pris dans en magasin d'articles d'enfants. Seul un appareil pour couper du bois, dont on m'avait fait cadeau, ne me plaisait pas. Je n'en voulais pas. J'aimais, par dessus tout, rester à la maison près de ma mère qui était tout pour moi. J'avais deux ou trois amis avec lesquels j'étais assez bien, mais j'aimais autant rester avec les sœurs de ces amis qui me traitaient toujours en fille, ce qui ne me gênait nullement.
J'étais en très bonne voie pour devenir tout à fait une fille, car je me rappelle encore très bien que souvent on me disait: «Cela ne convient pas à un garçon». Sur ce, je m'efforçais de faire le garçon, j'imitais tous mes camarades et je cherchais même à les surpasser en impétuosité, ce qui me réussissait; il n'y avait pour moi ni arbre, ni bâtiment assez haut pour ne pas grimper dessus. J'aimais beaucoup à jouer avec des soldats en plomb, j'évitais les filles, puisque je ne devais pas jouer avec leurs joujous et parce que, au fond, j'étais froissé de ce qu'elles me traitaient comme leur semblable.
Dans la compagnie des gens adultes je restais toujours modeste et j'étais bien vu. Souvent j'étais dans la nuit tourmenté par des rêves fantastiques de bêtes féroces, rêves qui me chassèrent une fois de mon lit sans que je me réveille. On m'habillait toujours simplement, mais très coquettement, et ainsi j'ai pris goût à être bien mis. Ce qui me paraît curieux, c'est que, même avant d'entrer à l'école, j'avais un penchant pour les gants de femme, et en secret j'en mettais toutes les fois que l'occasion se présentait. Aussi je protestai vivement un jour, parce que ma mère avait fait cadeau de ses gants à quelqu'un; je lui dis: «J'aurais préféré les garder pour moi-même.» On me railla beaucoup, et à partir de ce moment je me gardai bien soigneusement de faire voir ma prédilection pour les gants de femme.
Et pourtant ils faisaient ma joie. J'avais surtout un grand plaisir en voyant des toilettes de mascarade, c'est-à-dire des masques féminins; quand j'en voyais, j'enviais la porteuse de ce déguisement; je fus ravi de voir un jour deux messieurs superbement déguisés en dames blanches avec de très beaux masques de femmes; et pourtant, pour rien au monde, je ne me serais montré déguisé en fille, tant était grande ma crainte d'être tourné en ridicule. À l'école, je faisais preuve de la plus grande application, j'étais toujours au premier rang; mes parents m'ont, dès mon enfance, appris que le devoir passe avant tout, et ils m'en ont donné l'exemple; du reste aller en classe m'était un plaisir, car les instituteurs étaient doux et les plus grands élèves ne tourmentaient pas les petits. Un jour nous quittâmes ma première patrie, car mon père, à cause de ses occupations, fut obligé de se séparer pour un an de sa famille; nous allâmes nous fixer en Allemagne. Dans ce pays régnait une morgue brutale chez les instituteurs et aussi chez les élèves; je fus de nouveau raillé à cause de mes manières de petite fille.
Mes condisciples allèrent jusqu'à donner mon nom à une fille dont les traits ressemblaient aux miens et me donner le sien en échange, de sorte que je pris en haine cette fille pour laquelle j'ai eu de l'amitié plus tard, quand elle fut mariée. Ma mère continuait à m'habiller coquettement, et cela me déplaisait à cause des railleries que m'attirait ma mise. Je fus content le jour où je pus enfin mettre de vrais pantalons et des vestons, comme les hommes. Mais ce changement de mise amena de nouvelles peines. Les vêtements me gênaient aux parties génitales, surtout si le drap était un peu grossier, et l'attouchement du tailleur, lorsqu'il me prenait la mesure, m'était insupportable, à cause du chatouillement qui me faisait frissonner, surtout quand il touchait à mes parties génitales.
Or, je devais faire de la gymnastique et je ne pouvais pas exécuter tous les exercices, ou je faisais mal les exercices que les filles ne peuvent non plus exécuter avec facilité. Quand il fallait se baigner, j'étais gêné par la pudeur au moment de me déshabiller; cependant j'aimais à prendre un bain; jusqu'à l'âge de douze ans j'eus une grande faiblesse des reins. Je n'appris à nager que tard, mais ensuite j'arrivai à devenir un bon nageur, de sorte que je pouvais faire des tours de force. À l'âge de treize ans, j'avais des poils, j'avais environ six pieds de taille, mais ma figure resta féminine jusqu'à l'âge de dix-huit ans, lorsque la barbe commença à me pousser fortement; je fus enfin assuré de ne plus ressembler à une femme. Une hernie inguinale, contractée à l'âge de douze ans et guérie à l'âge de vingt ans, me gênait beaucoup, surtout quand je faisais de la gymnastique.
À partir de l'âge de douze ans, lorsque je restais longtemps assis et surtout lorsque je travaillais la nuit, il me venait une démangeaison, une brûlure, un tressaillement allant du pénis jusqu'au delà du sacrum, ce qui rendait difficile la station assise ou debout, chose qui s'accentuait quand j'avais chaud ou froid. Mais j'étais loin de me douter que cela pouvait avoir quelque rapport avec mes parties génitales. Comme aucun de mes amis n'en souffrait, cela me parut tout à fait étrange, et il me fallut toute ma patience pour supporter ce malaise, d'autant plus que les intestins me faisaient souvent souffrir.
J'étais encore tout à fait ignorant in sexualibus; mais à l'âge de douze à treize ans j'eus le sentiment bien prononcé que je préférais être femme. C'est leur corps qui me plaisait le plus, leur attitude tranquille, leur décence; leurs vêtements surtout me convenaient. Mais je me gardais bien d'en laisser transpirer un mot. Je sais toutefois pertinemment qu'à cette époque, je n'aurais pas craint le couteau du châtreur pour atteindre mon but. S'il m'eût fallu dire pourquoi j'aurais préféré être habillé en femme, je n'aurais pu dire autre chose que c'était une force impulsive qui m'attirait; peut-être en étais-je venu, à cause de la douceur peu fréquente de ma peau, à me figurer que j'étais une fille. Ma peau était surtout très sensible à la figure et aux mains.
J'étais très bien vu chez les filles; bien que j'eusse préféré être toujours avec elles, je les raillais quand je pouvais; j'ai dû exagérer pour ne pas paraître efféminé moi-même; mais au fond de mon cœur, j'enviais leur sort. Mon envie était grande surtout quand une amie portait une robe longue, et allait gantée et voilée. À l'âge de quinze ans, je fis un voyage; une jeune dame chez laquelle j'étais logé me proposa de me déguiser en femme et de sortir avec elle; comme elle n'était pas seule, je n'acceptai pas sa proposition, bien que j'en eusse grande envie.
Voilà combien peu de cas on faisait de moi. Dans ce voyage je vis avec plaisir que les garçons d'une ville portaient des blouses à manches courtes qui laissaient voir leurs bras nus. Une dame bien attiffée me semblait une déesse; si de sa main gantée elle me touchait, j'étais heureux et jaloux à la fois, tant j'aurais aimé être à sa place, revêtu de sa belle toilette. Pourtant je faisais mes études avec beaucoup d'application: en neuf ans, je faisais mes classes d'école royale et de Lycée, je passai un bon examen de baccalauréat. Je me rappelle, à l'âge de quinze ans, avoir exprimé pour la première fois à un ami le désir d'être fille; comme il me demandait pour quelle raison j'avais ce désir, je ne sus lui répondre. À l'âge de dix-sept ans, je tombai dans une société de gens dissolus; je buvais de la bière, je fumais, j'essayais de plaisanter avec des filles de brasserie; celles-ci aimaient à causer avec moi, mais elles me traitaient comme si j'avais porté aussi des jupons. Je ne pouvais pas fréquenter le cours de danse; aussitôt entré dans la salle, j'avais une impulsion qui m'en faisait partir. Ah! si j'avais pu y aller déguisé, c'eût été autre chose! J'aimais tendrement mes amis, mais j'en haïssais un qui m'avait poussé à l'onanisme. Jour de malheur, qui m'a porté préjudice toute ma vie! Je pratiquais l'onanisme assez fréquemment; et pendant cet acte, je me figurais être un homme dédoublé; je ne puis pas vous décrire le sentiment que j'éprouvais, je crois qu'il était viril, mais mélangé de sensations féminines.
Je ne pouvais m'approcher d'une fille; je craignais les filles et pourtant elles ne m'étaient point étrangères; mais elles m'en imposaient plus que les hommes; je les enviais; j'aurais renoncé à toutes les joies, si, après la classe, j'avais pu, rentré chez moi, être fille, et surtout si j'avais pu sortir comme telle; la crinoline, des gants serrés: tel était mon idéal.
Chaque fois que je voyais une toilette de dame, je me figurais comment je serais si j'en étais revêtu; je n'avais pas de désirs pour les hommes.
Je me rappelle, il est vrai, d'avoir été attaché avec assez de tendresse à un très bel ami, à figure de fille, avec des boucles noires, mais je crois n'avoir eu que le désir de nous voir filles tous les deux.
Étant étudiant à l'Université, je parvins une fois à faire le coït; hoc modo sensi, me libentius sub puella concubuisse et penem meum cum cunno mutatum maluisse. La fille, à son grand étonnement, dut me traiter en fille, ce qu'elle fit volontiers; elle me traita comme si j'avais eu à remplir son rôle. Elle était encore assez naïve et ne me ridiculisa pas pour cela.
Étant étudiant, j'étais par moments sauvage, mais je sentais bien que j'avais pris cet air sauvage pour masquer et déguiser mon vrai caractère; je buvais, je me battais, mais je ne pouvais toujours pas fréquenter la leçon de danse, craignant de me trahir. Mes amitiés étaient intimes, mais sans arrière-pensées; ce qui me causait la plus grande joie, c'était quand un ami se déguisait en femme, ou quand je pouvais, dans un bal, examiner les toilettes des dames; je m'y connaissais très bien, et je commençais à me sentir de plus en plus femme.
À cause de cette situation malheureuse, je fis deux tentatives de suicide; je suis resté une fois sans raison pendant quinze jours sans sommeil; j'avais alors beaucoup d'hallucinations visuelles et auditives à la fois; je parlais avec les morts et les vivants, ce qui m'arrive encore aujourd'hui.
J'avais une amie qui connaissait mes préférences; elle mettait souvent mes gants, mais elle aussi me considérait comme si j'étais une fille. Ainsi j'arrivais à mieux comprendre les femmes qu'aucun autre homme; mais du moment que les femmes s'en apercevaient, elles me traitaient aussitôt more feminarum, comme si elles n'avaient rencontré en moi qu'une nouvelle amie. Je ne pouvais plus supporter du tout qu'on tînt des propos pornographiques devant moi, et, quand je le faisais moi-même, ce n'était que par fanfaronnade. Je surmontai bientôt le dégoût que j'avais, au début de mes études médicales, pour le sang et les mauvaises odeurs, mais il y avait des choses que je ne pouvais regarder sans horreur. Ce qui me manquait, c'est que je ne pouvais voir clair dans mon âme; je savais que j'avais des penchants féminins, et je croyais pourtant être un homme. Mais je doute qu'en dehors de mes tentatives de coït, qui ne m'ont jamais fait plaisir (ce que j'attribue à l'onanisme), j'aie jamais admiré une femme sans avoir senti le désir d'être femme moi-même ou sans me demander si je voudrais l'être, si je voudrais paraître dans sa toilette. J'ai toujours eu—aujourd'hui encore—un sentiment de frayeur à surmonter pour l'art d'accoucher, qu'il m'était très difficile d'apprendre—(j'avais honte pour ces filles étalées, et je les plaignais). Ce qui plus est, il me semblait quelquefois sentir avec la malade les tractions. Je fus dans plusieurs endroits employé avec succès comme médecin; j'ai pris part à une campagne comme médecin volontaire. Il m'était difficile de faire des courses à cheval; l'art équestre m'était déjà pénible lorsque j'étais encore étudiant, car les parties génitales me transmettaient des sensations féminines (monter à cheval à la mode des femmes m'eût été peut-être plus facile).
Je croyais toujours être un homme aux sentiments obscurs; quand je me trouvais avec des femmes, j'étais toujours traité comme une femme déguisée en militaire. Quand, pour la première fois, j'endossai mon uniforme, j'aurais préféré m'affubler d'un costume de femme et d'un voile. Je me sentais troublé toutes les fois qu'on regardait ma taille imposante et ma tenue militaire. Dans la clientèle privée, j'eus beaucoup de succès, dans les trois branches principales de la science médicale; je pris ensuite part à une seconde campagne. Là mon naturel me servit beaucoup, car je crois que, depuis le premier âne qui ait vu le jour, aucun animal gris n'eut autant d'épreuves de patience à traverser que moi. Les décorations ne manquèrent point; mais elles me laissaient absolument froid.
Ainsi je gagnais ma vie aussi bien que je pouvais; mais je n'étais jamais content de moi; j'étais pris souvent entre la sentimentalité et la sauvagerie, mais cette dernière n'était que pure affectation.
Je me trouvai dans une situation bien étrange, quand je fus fiancé. J'aurais préféré ne pas me marier du tout, mais des affaires de famille et les intérêts de ma profession médicale m'y forcèrent. J'épousai une femme aimable et énergique, sortie d'une famille où, de tout temps, les femmes avaient porté la culotte. J'étais amoureux d'elle, autant qu'un homme comme moi pouvait l'être, car ce que j'aime, je l'aime de tout mon cœur et je me livre entièrement, bien que je ne paraisse pas aussi pétulant qu'un homme complet; j'aimais ma fiancée avec toute l'ardeur féminine, presque comme on aime son fiancé. Seulement je ne m'avouai pas ce caractère de mes sentiments, car je croyais toujours être un homme, très déprimé il est vrai, mais qui, par le mariage, finirait par se remettre et par se retrouver. Dès la nuit nuptiale je sentis que je ne fonctionnais que comme une femme douée d'une conformation masculine; sub femina locum meum esse mihi visum est. Nous vécûmes ensemble contents et heureux et restâmes pendant quelques années sans enfants. Après une grossesse pleine de malaises, pendant laquelle j'étais dans un pays ennemi, en face de la mort, ma femme, dans un accouchement difficile, mit au monde un petit garçon qui, jusqu'à aujourd'hui, a gardé un naturel mélancolique et qui est toujours d'humeur triste; il en vint un second qui est très calme, un troisième très espiègle, un quatrième, un cinquième; mais tous ont déjà des dispositions à la neurasthénie. Comme je ne pouvais jamais rester en place, je fréquentais beaucoup les compagnies gaies, mais je travaillais toujours de toutes mes forces; j'étudiais, je faisais des opérations chirurgicales, des expériences sur les remèdes et les méthodes de traitement, j'expérimentais aussi sur mon propre corps. Je laissai à ma femme le gouvernement du ménage, car elle s'entendait très bien à diriger la maison. J'accomplissais mes devoirs conjugaux aussi bien que je le pouvais, mais sans en éprouver aucune satisfaction. Dès le premier coït et même aujourd'hui, la position de l'homme pendant l'acte me répugne, et il m'a été difficile de m'y conformer. J'aurais de beaucoup préféré l'autre rôle. Quand je devais accoucher ma femme, cela me fendait toujours le cœur, car je savais trop bien comprendre ses douleurs. Nous vécûmes longtemps ensemble jusqu'à ce qu'un grave accès de goutte me força à aller dans plusieurs stations thermales et me rendit neurasthénique. En même temps je devins tellement anémique, que j'étais obligé, tous les deux mois, de prendre du fer pendant quelque temps, autrement j'aurais été chlorotique ou hystérique ou tous les deux à la fois. La sténocardie me tourmentait souvent; alors j'avais des crampes semi-latérales au menton, au nez, au cou, à la gorge, de l'hémicranie, des crampes du diaphragme et des muscles de la poitrine; pendant trois ans environ, je sentis ma prostate comme grossie, avec sensation d'expulsion, comme si j'avais dû accoucher de quelque chose, des douleurs dans les reins, des douleurs permanentes au sacrum, etc.; mais je me défendais avec la rage du désespoir contre ces malaises féminins ou qui me paraissaient féminins, lorsque, il y a trois ans, un accès d'arthritis m'a complètement brisé.
Avant que ce terrible accès de goutte eût lieu, j'avais, dans mon désespoir et pour la combattre, pris des bains chauds autant que possible à la température du corps. Il arriva alors un jour que je me sentis tout à coup changé et près de la mort; je sautai hors du bassin d'un dernier effort, mais je m'étais senti femme avec des désirs de femme. Ensuite quand l'extrait de cannabis indica fut mis en usage et fut même vanté, j'en pris, contre un accès de goutte et aussi contre mon indifférence pour la vie, une dose peut-être trois ou quatre fois plus forte que celle d'usage; j'eus alors un empoisonnement par le haschisch qui m'a presque coûté la vie. Il se produisit des accès de rire, un sentiment de forces physiques et de vitesse extraordinaires, une sensation étrange dans le cerveau et les yeux: des milliers d'étincelles, un tremblement; je sentais mon cerveau à travers la peau; je pouvais encore arriver à parler; tout d'un coup je me vis femme du bout des pieds jusqu'à la poitrine; je sentis, comme auparavant dans le bain, que mes parties génitales s'étaient retirées dans l'intérieur de mon corps, que mon bassin s'élargissait, que les mamelles poussaient sur ma poitrine, et une volupté indicible s'empara de moi. Je fermai alors les yeux pour ne pas voir changer ma figure. Mon médecin, pendant ce temps, me semblait avoir, au lieu d'une tête, une énorme pomme de terre entre les épaules, et ma femme, une pleine lune en guise de tête. Et pourtant, quand ils eurent tous les deux quitté la chambre, j'eus encore la force d'inscrire ma dernière volonté sur mon calepin.
Mais qui dépeindra ma terreur quand, le lendemain matin, je me réveillai en me sentant tout à fait transformé en femme, en m'apercevant, lorsque je marchais ou que j'étais debout, que j'avais une vulve et des seins.
En sortant du lit, je sentis que toute une métamorphose s'était produite en moi. Déjà, pendant ma maladie, quelqu'un qui était venu nous voir avait dit: «Pour un homme il est bien patient.» Ce visiteur me fit cadeau d'un pot de roses, ce qui m'étonna et me fit pourtant plaisir. À partir de ce moment je fus patient, je ne voulais plus rien enlever d'assaut; mais je devins tenace et têtu comme un chat, en même temps doux, conciliant, pas vindicatif; en un mot, j'étais devenu femme de caractère. Pendant ma dernière maladie j'eus beaucoup d'hallucinations de la vue et de l'ouïe, je parlais avec les morts, etc.; je voyais et j'entendais les spiritus familiares; je me croyais un être double; sur mon grabat je ne m'apercevais pas encore que l'homme en moi était mort. Le changement de mon humeur fut une chance pour moi, car un revers de fortune me frappa alors, revers qui, dans d'autres conditions, m'aurait donné la mort, mais que j'acceptai alors avec résignation, au point que je ne me reconnaissais plus moi-même. Comme je confondais encore assez souvent avec la goutte les phénomènes de la neurasthénie, je prenais beaucoup de bains jusqu'à ce qu'une démangeaison de la peau, comme si j'avais la gale, se développât à la suite de ces bains qui auraient dû l'atténuer: je renonçai à toute la thérapeutique externe—(j'étais de plus en plus anémié par les bains). Je commençai à m'entraîner autant que je pouvais. Mais l'idée obsédante que j'étais femme, subsistait et devint si forte qu'aujourd'hui je ne porte que le masque d'un homme; pour le reste, je me sens femme à tous les points de vue et dans toutes mes parties; pour le moment, j'ai même perdu le souvenir de l'ancien temps.
Ce que la goutte avait laissé intact fut achevé complètement par l'influenza.
État présent.—Je suis grand; cheveux très clairsemés; ma barbe commence à grisonner; mon maintien commence à être courbé; depuis l'influenza, j'ai perdu environ un quart de ma force physique. La figure a un peu rougi par suite de troubles circulatoires; je porte ma barbe entière; conjonctivite chronique; plutôt musculeux que gras; au pied gauche apparaissent des veines variqueuses, il s'engourdit souvent, n'est pas encore enflé d'une manière perceptible, mais paraît devoir le devenir.
Le ventre a la forme d'un ventre féminin, les jambes ont la position qu'elles ont chez les femmes, les mollets sont comme chez ces dernières; il en est de même des bras et des mains. Je peux porter des bas de femmes et des gants 7 3/4 à 7 1/2; de même je porte sans être gêné un corset. Mon poids varie entre 168 et 184 livres. Urine sans albumine, sans sucre, mais contient de l'acide urique d'une façon anormale; elle est très claire, presque comme de l'eau, toutes les fois que j'ai eu une grande émotion. Les selles sont régulières, mais, quand elles ne le sont pas, j'éprouve tous les malaises de la constipation de la femme. Je dors mal, souvent pendant des semaines entières; mon sommeil ne dure que deux ou trois heures. L'appétit est assez bon, mais mon estomac ne supporte pas plus que celui d'une forte femme, et réagit contre les plats pimentés par un exanthème de la peau et des sensations de brûlure dans le canal uréthral. La peau est blanche, très lisse; la démangeaison insupportable qui m'a tourmenté depuis deux ans, s'est atténuée ces semaines dernières et ne se manifeste plus qu'à la jointure des genoux et au scrotum.
Disposition aux sueurs; autrefois presque pas de transpirations; maintenant j'ai toutes les nuances des mauvaises transpirations féminines, surtout dans le bas du corps, de sorte que je suis obligé de me tenir encore plus propre qu'une femme. Je mets des parfums dans mon mouchoir, je me sers de savons parfumés et d'eau de Cologne.
État général.—Je me sens comme une femme ayant la forme d'un homme; bien que je sente encore une conformation d'homme en moi, le membre viril me paraît une chose féminine; ainsi, par exemple, le pénis me paraît un clitoris, l'urèthre un vagin et l'entrée vaginale; en le touchant, je sens toujours quelque chose de moite, quand même il serait aussi sec que possible; le scrotum me paraît des grandes lèvres, en un mot je sens toujours une vulve et seul celui qui a éprouvé cette sensation, saurait dire ce qu'elle est. La peau de tout mon corps me semble féminine; elle perçoit toutes les impressions, soit les attouchements, soit la chaleur, soit les effets contraires, comme une femme, et j'ai les sensations d'une femme; je ne peux pas sortir les mains dégantées, car la chaleur et le froid me font également mal; quand la saison où il est permis même aux messieurs de porter des ombrelles est passée, je suis en grande peine à l'idée que la peau de ma figure pourrait souffrir jusqu'à la prochaine saison. Le matin, en me réveillant, il se produit pendant quelques minutes un crépuscule dans mon esprit, comme si je me cherchais moi-même; alors se réveille l'idée obsédante d'être femme; je sens l'existence d'une vulve et salue le jour par un soupir plus ou moins fort, car j'ai peur déjà d'être obligé de jouer la comédie toute la journée. Ce n'est pas une petite affaire que de se sentir femme et pourtant d'être obligé d'agir en homme. J'ai dû tout étudier de nouveau, les lancettes, les bistouris, les appareils. Car depuis trois ans je ne touche plus à ces objets de la même façon qu'auparavant; mes sensations musculaires ayant changé, j'ai dû tout apprendre de nouveau. Cela m'a réussi; seul le maniement de la scie et du ciseau à os me donne encore des difficultés; c'est presque comme si ma force physique n'y suffisait plus. Par contre, j'ai plus d'adresse au travail de la curette dans les parties molles; ce qui me répugne, c'est qu'en examinant des dames, j'ai souvent les mêmes sensations qu'elles, ce qui d'ailleurs ne leur semble pas étrange. Le plus désagréable pour moi, c'est quand je ressens avec une femme grosse les sensations causées par les mouvements de l'enfant. Pendant quelque temps, et parfois durant des mois, je suis tourmenté par les liseurs de pensées des deux sexes; du côté des femmes je supporte encore qu'on cherche à scruter mes pensées, mais de la part des hommes cela me répugne absolument. Il y a trois ans je ne me rendais pas encore clairement compte que je regarde le monde avec des yeux de femme; cette métamorphose d'impression optique m'est venue subitement sous forme d'un violent mal de tête. J'étais chez une dame atteinte d'inversion sexuelle; alors je la vis tout d'un coup toute changée, comme je m'en rends compte maintenant, c'est-à-dire que je la voyais en homme et par contre, moi en femme, de sorte que je la quittai avec une excitation mal dissimulée. Cette dame n'avait pas encore une conscience nette de son état.
Depuis, tous mes sens ont des perceptions féminines, de même que leurs rapports. Après le système cérébral ce fut presque immédiatement le système végétatif, du sorte que tous mes malaises se manifestent sous une forme féminine. La sensibilité des nerfs, surtout celle des nerfs auditif, optique et trijumeau, s'est accrue jusqu'à la névrose. Quand une fenêtre se ferme avec bruit, j'ai un soubresaut, un soubresaut intérieur, car pareille chose n'est pas permise à un homme. Si un mets n'est pas frais, j'ai immédiatement une odeur de cadavre dans le nez. Je n'aurais jamais cru que les douleurs causées par le trijumeau sautent avec tant de caprice d'une branche à l'autre, d'une dent dans l'œil.
Depuis ma métamorphose, je supporte avec plus de calme les maux de dents et la migraine; j'éprouve aussi moins d'angoisse de la sténocardie. Une observation qui me semble bien curieuse, c'est que maintenant je me sens devenu un être timide et faible, et qu'au moment d'un danger imminent j'ai plus de sang-froid et de calme, de même dans les opérations très difficiles. Mon estomac se venge du moindre croc-en-jambe donné au régime—(régime de femme)—d'une manière inexorable, par des malaises féminins, soit par des éructations, soit par d'autres sensations.
C'est surtout l'abus de l'alcool qui se fait sentir; le mal aux cheveux chez un homme qui se sent femme est bien plus atroce que le plus formidable mal de cheveux que jamais un étudiant ait pu ressentir après ses libations. Il me semble presque que, quand on se sent femme, on est tout à fait sous le règne du système végétatif.
Quelque petits que soient les bouts de mes seins, il leur faut de la place, et je les sens comme s'ils étaient des mamelles; déjà au moment de la puberté mes seins ont gonflé et m'ont fait du mal; voilà pourquoi une chemise blanche, un gilet, un veston me gênent. Je sens mon bassin comme s'il était féminin, de même du derrière et des nates; au début j'étais troublé aussi par l'idée féminine de mon ventre qui ne voulait pas entrer dans les pantalons; maintenant ce sentiment de féminité du ventre persiste. J'ai aussi l'idée obsédante d'une taille féminine. Il me semble qu'on m'a dérobé ma peau pour me mettre dans celle d'une femme, une peau qui se prête à tout, mais qui sent tout comme si elle était d'une femme, qui fait pénétrer tous ses sentiments dans le corps masculin renfermé sous cette enveloppe et en chasse les sentiments masculins. Les testicules, bien qu'ils ne soient ni atrophiés ni dégénérés, ne sont plus de vrais testicules; ils me causent souvent de la douleur par une sorte d'impression qu'ils devraient rentrer dans la ventre et y rester; leur mobilité me tourmente souvent.
Toutes les quatre semaines, à l'époque de la pleine lune, j'ai, pendant cinq jours, tous les signes du molimen, comme une femme, au point de vue physique et intellectuel, à cette exception près que je ne saigne pas, tandis que j'éprouve une sensation comme s'il y avait écoulement de liquide et comme si les parties génitales et le bas-ventre étaient gonflés; c'est une période très agréable, surtout si, quelques jours après ces phénomènes, se manifeste le sentiment physiologique et le besoin d'accouplement avec toute la force dont il pénètre la femme à ces moments; le corps entier est alors saturé de ce sentiment, de même qu'un morceau de sucre mouillé ou une éponge sont imbibés d'eau; alors on devient avant tout une femme qui a besoin d'aimer, et on n'est plus homme qu'en seconde ligne. Ce besoin est, il me semble, plutôt une langueur de concevoir que de coïter. L'immense instinct naturel ou plutôt la lubricité féminine refoule, dans ce cas, la pudeur, de sorte qu'on désire indirectement le coït. Comme homme, je n'ai désiré le coït que tout au plus trois fois dans ma vie, si toutefois c'était cela; les autres fois j'étais indifférent. Mais dans ces trois dernières années, je le désire d'une manière passive, en femme, et quelquefois avec la sensation d'éjaculation féminine; je me sens alors toujours accouplé et fatigué comme une femme; quelquefois je suis, après l'acte, un peu indisposé, ce que l'homme n'éprouve jamais. Plusieurs fois il m'a fait tant de plaisir que je ne puis comparer à rien cette jouissance; c'est tout simplement le plus grand bonheur de ce monde, une puissante sensation pour laquelle on est capable de sacrifier tout; dans un moment pareil, la femme n'est qu'une vulve qui a englouti toute l'individualité.
Depuis trois ans, je n'ai pas perdu un seul moment le sentiment que je suis femme. Grâce à l'habitude prise, ce sentiment m'est moins pénible maintenant, bien que je sente depuis cette époque ma valeur diminuée; car se sentir femme sans désirer la jouissance, cela peut se supporter, même par un homme, mais quand les besoins se font sentir, alors toute plaisanterie cesse; j'éprouve une sensation cuisante, de la chaleur, le sentiment de turgescence dans les parties génitales. (Quand le pénis n'est pas érigé, les parties génitales ne sont plus dans leur rôle.) Avec cette forte impulsion, la sensation de turgescence du vagin et de la vulve est terrible; c'est une torture d'enfer de la volupté, à peine peut-on la supporter. Quand, dans cet état, j'ai l'occasion d'accomplir le coït, cela me soulage un peu; mais ce coït, puisqu'il n'y a pas conception suffisante, ne me donne pas une satisfaction complète; la conscience de la stérilité se fait alors sentir avec toute sa dépression humiliante; on se voit presque dans le rôle d'une prostituée. La raison n'y peut rien faire; l'idée obsédante de la féminité domine et force tout. On comprend facilement combien il est dur de travailler à son métier dans un pareil état; mais on peut s'y mettre en se violentant. Il est vrai qu'alors il est presque impossible de rester assis, de marcher, d'être couché; du moins on ne peut supporter longtemps aucune de ces trois positions; au surplus, il y a le contact continuel du pantalon, etc. C'est insupportable.
Le mariage fait alors, en dehors du moment du coït où l'homme doit se sentir comme couvert, l'effet de la cohabitation de deux femmes dont l'une se sent déguisée en homme. Quand le molimen périodique ne se manifeste pas, on éprouve le sentiment de la grossesse ou de la saturation sexuelle, qu'ordinairement l'homme ne connaît pas, mais qui accapare toute l'individualité aussi bien que chez la femme, à cette différence près qu'il est désagréable, de sorte qu'on aimerait mieux supporter le molimen régulier. Quand il se produit des rêves ou des idées érotiques, on se voit dans la forme qu'on aurait si l'on était femme; on voit des membres en érection qui se présentent, et comme par derrière aussi on se sent femme, il ne serait pas difficile de devenir cynède; seule l'interdiction positive de la religion nous en empêche, toutes les autres considérations s'évanouiraient.
Comme de pareils états doivent forcément répugner à tout le monde, on désire être de sexe neutre ou pouvoir se faire neutraliser. Si j'étais encore célibataire, il y a longtemps que je me serais débarrassé de mes testicules avec le scrotum et le pénis.
À quoi sert la sensation de jouissance féminine, quand on ne conçoit pas? À quoi bon les émotions de l'amour féminin quand pour les satisfaire on n'a à sa disposition qu'une femme, bien qu'elle nous fasse sentir comme homme l'accouplement?
Quelle honte terrible nous cause l'odeur féminine! Combien l'homme est abaissé par la joie que lui causent les robes et les bijoux! Dans sa métamorphose, quand même il ne pourrait plus se souvenir de son ancien instinct génital masculin, il voudrait n'être pas forcé de se sentir femme; il sait très bien qu'il y eut une époque où il ne sentait pas toujours sexuellement qu'il était simplement un homme sans sexe. Et voilà que tout d'un coup il doit considérer toute son individualité comme un masque, se sentir toujours femme et n'avoir de changement que toutes les quatre semaines, quand il a ses malaises périodiques et entre temps sa lubricité féminine qu'il ne peut pas satisfaire! S'il lui était permis de s'éveiller sans être obligé de se sentir immédiatement femme! À la fin il languit après le moment où il pourra lever son masque; le moment n'arrive pas. Il ne peut trouver un soulagement à sa misère que lorsqu'il peut revêtir en partie le caractère féminin, en mettant un bijou, une jupe; car il ne peut pas sortir habillé en femme; ce n'est pas une petite tâche que de remplir ses devoirs professionnels pendant qu'on se sent comme une actrice déguisée en homme, et qu'on ne sait pas où tout cela doit aboutir. La religion seule nous préserve d'une grande faute, mais elle n'empêche pas les peines que l'individu qui se sent femme éprouve quand la tentation s'approche de lui comme d'une vraie femme, et quand il est comme celle-ci forcé de l'éprouver et de la traverser. Quand un homme de haute considération, qui jouit dans le public d'une rare confiance, est obligé de lutter contre une vulve imaginaire; quand on rentre après un dur travail et qu'on est forcé d'examiner la toilette de la première dame venue, de la critiquer avec des yeux de femme, de lire dans sa figure ses pensées, quand un journal de mode—(je les aimais déjà étant enfant)—nous intéresse autant qu'un ouvrage scientifique! Quand on est obligé de cacher son état à sa femme dont on devine les pensées, parce qu'on est aussi femme, tandis qu'elle a nettement deviné qu'on s'est transformé d'âme et de corps! Et les tourments que nous causent les combats que nous avons à soutenir pour surmonter la mollesse féminine! On réussit quelquefois, surtout quand on est en congé seul, à vivre quelque temps en femme, par exemple à porter, notamment la nuit, des vêtements de femme, de garder ses gants, de prendre un voile ou un masque pendant qu'on est dans sa chambre; on réussit alors à avoir un peu de tranquillité du côté du libido, mais le caractère féminin qui s'est implanté exige impétueusement qu'il soit reconnu. Souvent il se contente d'une modeste concession, telle que, par exemple, un bracelet mis au-dessous de la manchette, mais il exige inexorablement une concession quelconque.
Le seul bonheur est de pouvoir sans honte se voir costumé en femme, avec la figure couverte d'un voile ou d'un masque: ce n'est qu'alors qu'on se croit dans son état naturel. On a alors, comme une «oie éprise de la mode», du goût pour ce qui est en vogue, tellement on est transformé. Il faut beaucoup de temps et beaucoup d'efforts pour s'habituer à l'idée, d'un côté, de ne sentir que comme une femme, et de l'autre de garder comme une réminiscence de ses anciennes manières de voir, afin de pouvoir se montrer comme homme devant le monde.
Pourtant il arrive par-ci par-là qu'un sentiment féminin vous échappe, soit qu'on dise qu'on éprouve in sexualibus telle ou telle chose, qu'un être qui n'est pas femme ne peut pas savoir, ou qu'on se trahisse par hasard en se montrant trop au courant des affaires de la toilette féminine. Si pareille chose arrive devant les femmes, il n'y a là aucun inconvénient; une femme se sent toujours flattée quand on montre beaucoup d'intérêt pour ce qui la touche et qu'on s'y connaît bien; seulement il ne faut pas que cela se produise devant sa propre épouse. Combien je fus effrayé un jour que ma femme disait à une amie que j'avais un goût très distingué pour les articles de dames! Combien fut surprise une dame à la mode et très orgueilleuse qui voulait donner une fausse éducation à sa fille, lorsque je lui analysai en paroles et par écrit tous les sentiments et toutes les sensations d'une femme! (Je fis un mensonge en lui alléguant que j'avais puisé dans des lettres ces connaissances d'un caractère si intime.) Maintenant cette dame a une grande confiance en moi, et l'enfant qui était sur le point de devenir folle, est restée sensée et très gaie. Elle m'avait confessé, comme si c'étaient des péchés, toutes les manifestations des sentiments féminins; maintenant elle sait ce qu'elle doit supporter comme fille, ce qu'elle doit maîtriser par sa volonté et par dévouement religieux: elle se sent comme un être humain. Les deux dames riraient beaucoup, si elles savaient que je n'ai puisé que dans ma propre et triste expérience. Je dois ajouter encore que, depuis, j'ai une sensibilité beaucoup plus vive pour la température; à cela s'est joint encore le sentiment, inconnu auparavant, d'avoir la peau élastique et de comprendre ce que les malades éprouvent dans la dilatation des intestins. Mais, d'autre part, quand je dissèque un corps ou fais une opération, les liquides pénètrent plus facilement ma peau. Chaque dissection me cause de la douleur; chaque examen d'une femme ou d'une prostituée avec fluor ou odeur de crevette, etc., m'agace horriblement. Je suis maintenant très accessible à l'influence de l'antipathie et de la sympathie, qui se manifestent même par suite de l'effet de certaines couleurs aussi bien que par l'impression totale qu'un individu me fait. Les femmes devinent par un coup d'œil l'état sexuel de leurs semblables; voilà pourquoi les femmes portent un voile, bien qu'elles ne le baissent pas toujours, et pourquoi elles se mettent des odeurs, ne fût-ce que dans les mouchoirs ou dans les gants, car leur acuité olfactive en présence de leur propre sexe est énorme. En général, les odeurs ont une influence incroyable sur l'organisme féminin; ainsi, par exemple, je suis calmé par l'odeur de la rose ou de la violette; d'autres odeurs me donnent la nausée; l'ylang-ylang me cause tant d'excitation sexuelle que je ne puis plus y tenir. Le contact avec une femme me paraît homogène; le coït avec ma femme ne m'est possible que si elle est un peu plus virile, a la peau plus dure; et pourtant c'est plutôt un amor lesbicus.
Du reste, je me sens toujours passif. Souvent la nuit, quand je ne puis pas dormir à cause de l'excitation, j'y arrive pourtant, si femora mea distensa habeo, sicut mulier cum viro concumbens, ou en me couchant sur un côté; mais alors il ne faut pas qu'un bras ou une pièce de literie vienne toucher à mes seins, sinon c'en est fait du sommeil. Il ne faut pas non plus que rien me pèse ou presse sur le ventre. Je dors mieux quand je mets une chemise de femme et une camisole de nuit de dame, ou quand je garde mes gants, car la nuit j'ai très facilement froid aux mains; je me trouve aussi très bien en pantalons de femme et en jupes, car alors les parties génitales ne sont pas serrées. J'aime, plus que toutes les autres, les toilettes de l'époque de la crinoline. Les vêtements de femme ne gênent nullement l'homme qui se sent femme; il les considère comme lui appartenant et ne les sent pas comme des objets étrangers. La société que je préfère à toutes, est celle d'une dame qui souffre de neurasthénie, et qui, depuis son dernier accouchement, se sent homme, mais qui, depuis que je lui ai fait des allusions à ce sujet, se résigne à son sort, coïtu abstinet, ce qui ne m'est pas permis, à moi, homme. Cette femme m'aide, par son exemple, à supporter mon sort. Elle se rappelle encore bien clairement ses sentiments féminins, et elle m'a donné maints bons conseils. Si elle était homme et moi jeune fille, j'essaierais de faire sa conquête; je voudrais bien qu'elle me traite en femme. Mais sa photographie récente diffère tout à fait de ses anciennes photographies: c'est maintenant un monsieur, très élégamment costumé, malgré les seins, la coiffure, etc.; aussi a-t-elle le parler bref et précis, elle ne se plaît plus aux choses qui font ma joie. Elle a une sorte de sentimentalité mélancolique, mais elle supporte son sort avec résignation et dignité, ne trouve de consolation que dans la religion et l'accomplissement de ses devoirs; à la période des menstrues elle souffre à en mourir; elle n'aime plus la compagnie des femmes, ni leurs conversations, de même qu'elle n'aime plus les choses sucrées.
Un de mes amis de jeunesse se sent, depuis son enfance, comme fille; mais il a de l'affection pour le sexe masculin; chez sa sœur, c'était le contraire; mais lorsque l'utérus réclama ses droits quand même et qu'elle se vit femme aimante malgré son caractère viril, elle trancha la difficulté en se suicidant.
Voici quels sont les changements principaux que j'ai constatés chez moi depuis que mon effémination est devenue complète:
1º Le sentiment continuel d'être femme des pieds à la tête;
2º Le sentiment continuel d'avoir des parties génitales féminines;
3º La périodicité du molimen toutes les quatre semaines;
4º De la lubricité féminine qui se manifeste périodiquement, mais sans que j'aie une préférence pour un homme quelconque;
5º Sensation féminine passive pendant l'acte du coït;
6º Ensuite sensation de la partie qui a été futuée;
7º Sentiment féminin en présence des images qui représentent le coït;
8º Sentiment de solidarité à l'aspect des femmes et intérêt féminin pour elles;
9º Intérêt féminin à l'aspect des messieurs;
10º Il en est de même à la vue des enfants;
11º Humeur changée,—une plus grande patience;
12º Enfin, résignation à mon sort, résignation que, il est vrai, je ne dois qu'à la religion positive, sans cela je me serais déjà suicidé, il y a longtemps.
Car il n'est guère supportable d'être homme et d'être forcé de sentir que chaque femme est futuée comme elle désire l'être.