Études sur l'Islam et les tribus Maures: Les Brakna
The Project Gutenberg eBook of Études sur l'Islam et les tribus Maures: Les Brakna
Title: Études sur l'Islam et les tribus Maures: Les Brakna
Author: Paul Marty
Release date: December 22, 2013 [eBook #44488]
                Most recently updated: October 23, 2024
Language: French
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COLLECTION DE LA REVUE DU MONDE MUSULMAN
PAUL MARTY
ÉTUDES SUR L'ISLAM
ET LES
TRIBUS MAURES
LES BRAKNA
PARIS
ÉDITIONS ERNEST LEROUX
28, RUE BONAPARTE (VIe)
1921
ÉTUDES SUR L'ISLAM
ET LES
TRIBUS MAURES
COLLECTION DE LA REVUE DU MONDE MUSULMAN
PAUL MARTY
ÉTUDES SUR L'ISLAM
ET LES
TRIBUS MAURES
LES BRAKNA
PARIS
ÉDITIONS ERNEST LEROUX
28, RUE BONAPARTE (VIe)
1921
A MONSIEUR LE COLONEL GADEN
GOUVERNEUR DES COLONIES
COMMISSAIRE DU GOUVERNEMENT GÉNÉRAL EN MAURITANIE
Respectueux hommage.
PAUL MARTY.
LES BRAKNA
LIVRE PREMIER
HISTOIRE GÉNÉRALE
CHAPITRE PREMIER
LES ORIGINES. INVASIONS BERBÈRES (Çanhadja) ET ARABES
(Hassanes)
J'ai donné dans mon ouvrage «L'Émirat des Trarza» les traditions historiques et légendaires relatives au séjour dans la basse Mauritanie du premier peuple que nous y voyons installé, à l'aurore de son histoire, vers le dixième siècle: le peuple bafour.
On retiendra seulement que ce peuple, qu'il soit noir, comme le veulent plusieurs traditions maures, ou d'extraction juive, comme le croit M. Gaden, vit mettre un terme à son indépendance par la poussée des tribus berbères çanhadja du Sud marocain. La plus grande partie de ces Bafour descendit vers le fleuve Sénégal; ils le traversèrent et refoulèrent à leur tour vers le sud, les peuples socé de la rive gauche du Sénégal.
D'autre part, certaines fractions bafour restèrent sur les lieux, après avoir fait acte de soumission, et payèrent tribut aux vainqueurs. Plusieurs lettrés maures affirment que ces Bafour asservis sont, dans le Trarza, les actuelles fractions zenaga Id Rarla des Lemradin, et dans le Brakna, les Ahel Ramouch, qui sont tantôt chez les Zombot du Trarza et tantôt dans le Chamama du Brakna, les uns et les autres tributaires des émirs. Il est plus vraisemblable que les Bafours primitifs n'ont pas seuls donné naissance à ces fractions, d'ailleurs métissées, mais qu'ils ont contribué par fusion avec des éléments maures, à les former au cours des siècles.
Le mouvement almoravide a pour principaux effets d'introduire la race berbère et la religion islamique jusqu'aux abords du fleuve Sénégal. Désormais toute la région saharienne qui est au nord du fleuve, ou plus exactement au nord du Chamama, devient le territoire des parcours des berbères lemtouna et de leurs innombrables troupeaux. C'est le sort du pays brakna actuel, comme celui du Trarza. Les tribus qui vivent à la frange méridionale de la région saharienne vont, par leur contact quotidien avec les Nigritiens, se teinter fortement de noir. Ceux-ci remontaient d'ailleurs beaucoup plus haut qu'à l'heure actuelle, n'ayant pas perdu le souvenir du temps où ils dominaient jusque dans l'Agan et sans doute plus au nord encore. Dans ce Brakna toucouleur, à chaque puits, à chaque oued, à chaque pâturage, à chaque lieu dit même, le nom maure est accompagné d'un nom poular. De multiples traditions et légendes locales y sont attachées, qui seraient des plus utiles pour la reconstitution historique du pays et qu'il est regrettable de voir disparaître à chaque génération.
Au sud, c'est-à-dire entre les dernières dunes sahariennes et le fleuve, dans cette zone d'inondation et de cultures qu'on appelle le Chamama et où seuls les Mélaniens peuvent vivre et travailler, l'élément noir continue à subsister; mais les relations avec ses voisins blancs seront plus d'une fois tendues, et pratiquement ces cultivateurs qui passent d'ailleurs le plus facilement du monde d'une rive à l'autre, vivront dans un demi-état de dépendance, jusqu'au jour où les invasions arabes viendront troubler cet équilibre politique et social, chasser la majeure partie des Noirs vers le sud, asservir les autres et accaparer les terres.
C'est Abou Bekr ben Omar qui, à la tête de bandes lemtouna, Djodala et Messoufa, descendues du sud marocain par la sebkha d'Idjil, fit, entre 1062 et 1087, la conquête de l'empire bafour précité. On retrouve aujourd'hui, sous ce même nom, leurs descendants en basse Mauritanie: les Lemtouna dans le Brakna, l'Assaba et le Tagant; les Guedala (ex-Djodala) dans le Tiris et le Brakna, où, comme on le verra, les campements haratines des Oulad Abd Allah sont dénommés haratines Igdala.
Il y avait évidemment dans cette invasion berbère bien d'autres tribus que les ancêtres des actuels campements guedala et lemtouna. Comme on peut déjà le constater dans l'Afrique du Nord, après un siècle d'occupation, certaines fractions des peuples envahisseurs se sont accrues démesurément et ont fini par être désignées sous leur nom propre, perdant ainsi leur nom général de tribu, et arrivant même quelquefois à le remplacer chez les autres fractions.
En ce qui concerne le Brakna, il y a donc bien d'autres tribus que les campements cités plus haut, qui soient d'origine berbère.
Il y a: 1o une grande partie des fractions tributaires, plus spécialement appelées zenaga (ou lahma, «viande»; ou ashab, «gens») chez les guerriers, et telamides chez les marabouts; 2o toutes les fractions proprement maraboutiques (zouaïa, tolba). On en verra la liste plus loin de ces fractions qui sont aujourd'hui les seules lettrées, se sont attribué, des origines, soit chérifiennes, soit pour le moins arabes: c'est là une question de mode, une sorte de snobisme universel dans le monde islamique, blanc ou noir. On ne nie pas la plupart du temps provenir du haut pays marocain et être d'origine lemtouna et çanhadja, mais on déclare qu'il ne faut pas confondre ces tribus, berbères si l'on veut par leur habitat, avec les autres tribus berbères, les vraies, les autochtones marocaines, les Chleuh. Les Chleuh sont des aborigènes. Les Çanhadja-Lemtouna sont les descendants de tribus arabes, immigrées d'Orient en Afrique du Nord, les uns peu après l'hégire, les autres mêmes antérieurement à l'islam, ce qui explique leur islamisation tardive. On donne comme cause de leur établissement pré-islamique au milieu des Berbères que le roi Friqicha, qui les avait à sa solde, les abandonna dans le Moghreb, au cours de ses expéditions à travers le monde. Ces Arabes étaient fils de Tobbaa, qui s'était enfui de chez ses frères d'Orient. Par ces explications les plus intelligents d'entre les lettrés maures (Cheikh Sidia, par exemple) espèrent concilier dans leur esprit leur indubitable origine berbère marocaine et leur traditionnelle arrivée dans le Sahara méridional avec les bandes d'Abou Bekr ben Omar, d'une part, et leur vif désir de se rattacher, envers et contre tout, à une souche arabe d'autre part. On trouvera développé plus loin, dans la notice consacrée à chaque tribu, le récit légendaire de ces origines.
Quant à l'usage de parler zenaga, il est complètement tombé en désuétude dans les tribus brakna. En dehors du Trarza, on ne le trouve plus en Mauritanie. Mais le dialecte maure qui porte le nom de hassania, c'est-à-dire langue des hassanes, Arabes des invasions, et qui s'est substitué par droit de conquête à la langue zenaga a été fortement marqué par l'empreinte de cette dernière langue. On y trouvera plus spécialement une foule de noms de lieux, de flore, de faune, des termes concernant la vie matérielle, etc., tous mots constituant une onomastique spéciale au pays, et que les Arabes ont dû emprunter aux tribus qu'ils trouvaient sur les lieux et soumettaient à leur domination.
A tous ces titres et attendu que les traditions, forgées par les zouaïa, pour se donner des origines chérifiennes, himyarites ou qoreïchites, ne reposent sur aucune précision et leur sont contestées formellement par les hassanes très souvent par leurs propres frères, marabouts comme eux, on peut conclure que les tribus maraboutiques maures sont pour la très grande majorité des Berbères, soit descendant des hordes guerrières qui suivaient Abou Bekr ben Omar, ce qui est admis par les intéressés mêmes chez les Medlich, Tendra et Tadjakant (Trarza), chez les Dieïdiba (Brakna), chez les Ida Ou Aïch (Tagant-Assaba), et chez les Mechdouf (Hodh), soit issus des familles ou des individualités qui, par la suite, vinrent chercher fortune dans la Mauritanie zenaguïa.
* *
A la fin du quatorzième siècle, se place un événement considérable qui allait changer la face de la Mauritanie. Cet événement, générateur de la situation actuelle, est l'arrivée dans l'Ouest saharien des bandes d'origine arabe. Cette introduction de sémites, nomades guerriers et pillards, dans un milieu berbère, devait être une cause de troubles; et comme elle devait se renouveler, les immigrants, quoique moins nombreux, allaient dompter les Berbères, leur imposer leurs conditions et modifier leur état social.
Je ne reviendrai pas sur l'histoire des Arabo-hassanes. Elle a été faite dans mon ouvrage «L'Émirat des Trarza» et avec plus de détails encore dans «Les tribus maures du Sahel et du Hodh».
On retiendra seulement ceci: les groupements hassanes, qui, vers 1400, envahissent la Mauritanie sont au nombre de deux, issus des deux fils de Hassan: Oudeï et Delim.
De Delim sont issus les Oulad Delim, dont il n'y a pas lieu de s'occuper ici.
C'est d'Oudeï que sont sorties les tribus hassanes qui peuplent le Brakna, celles-là mêmes qui portent ce nom, à l'exclusion de toutes les autres tribus maraboutiques zenaga ou haratines, qui peuvent habiter les pays Brakna (trab brakna), mais ne sont pas dites telles. Voici ces origines d'après les traditions générales et les généalogies données universellement, à quelques variantes près. Ce tableau résume les données de la tradition maure. Il établit la filiation arabe de ces tribus, leur parenté avec leurs cousins du Sahara et leur rattachement commun à Oudeï, fils de Hassan.
| Hassân. | ||||||||||||||||||
| Oudeï. | Delim,  ancêtre des O. Delim.  | 
Hamma,  ancêtre des Berabich.  | 
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| Marfar,  ancêtre des Merafra.  | 
Rizg,  ancêtre des O. Rizg.  | 
Mohammed. | Arrouq. | |||||||||||||||
| Othman. | Daoud, ancêtre des Oulad Daoud Mohammed.  | 
Daoud, ancêtre des Oulad Daoud Arrouq.  | 
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| Omran. | Yahia, ancêtre des O. Yahia ben Othman.  | 
Antar, ancêtre des Oulad Nacer.  | 
Rehhal, ancêtre des Rehahla.  | 
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| Heddaj. | Mohammed, ancêtre des O. Mohammed et des O. Mbarek.  | 
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| Barkenni, ancêtre des Brakna.  | 
Terrouz, ancêtre des Trarza.  | 
Khouaou, ancêtre des Khouaouat (disparus).  | 
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CHAPITRE II
LA DOMINATION DES HASSANNES OULAD RIZG
(XVe SIÈCLE)
Le quinzième siècle paraît dominé: dans le Tiris et dépendances, par les descendants et bandes de Rizg, fils d'Oudeï, fils de Hassan; dans l'Adrar et le Hodh, par les descendants et bandes de Daoud, autre fils d'Oudeï.
Les Oulad Rizg, comme les appelle la tradition, comprenaient les campements de ses cinq fils, à savoir les Oulad Mezzouq, les Oulad Aïd, les Djaafar, les Sekakna et les Rehamna (ou Rehamin), respectivement issus ou dépendants de Mezzouq, Aïd, Djaafer, Sekkoun et Rahmoun, fils de Bassin.
Des Oulad Rizg, il convient de dire que subsistent aujourd'hui dans le Trarza, mais fort amoindries numériquement et politiquement, quelques petites fractions, restées hassanes indépendantes: les Oulad Moussa, les Oulad Beniouk, les Oulad Khalifa, les Oulad Ben Ali, qui marchent dans le sillage des Oulad Ahmed ben Dâmân. Les autres: Oulad Aïd, quelques tentes Bassin, sont fondus chez les Arroueïjat du Trarza, dans diverses tribus du Brakna et du Gorgol, ou bien encore sont telamides des Ahel Barik Allah; et enfin quelques tentes Rehamna et Zebeïrat qui ont été réduites à la suite de guerres malheureuses, à l'état de tributaires des Oulad Ahmed ben Dâmân. Ils sont guerriers néanmoins et marchent en rezzou avec leurs suzerains.
Les Oulad Rizg et les Agcharat (ceux-ci sont des Oulad Daoud) étaient appelés alors Arabes Regueïtat, c'est-à-dire, dans la terminologie maure, Arabes qui occupent un territoire inhabité, sorte de zone neutre, sise entre deux États auxquels elle n'appartient pas.
Cette explication philologique éclaire singulièrement le rôle qu'au quinzième siècle les envahisseurs arabes, installés approximativement dans l'Aftout, vont jouer, tant vis-à-vis des Berbères du Nord (Tiris et Adrar) que des Noirs du Sud (Chemama, Gorgol et Tagant).
Aux Berbères du Nord, ils font sentir leur présence par de nombreux pillages et par toute sorte d'avanies. J'en ai fait le récit dans «L'Émirat des Trarza» et n'y reviendrai pas.
Cet effacement des Berbères paraît tout à fait regrettable. S'ils avaient voulu résister fermement aux envahisseurs, leur nombre et leurs richesses leur permettaient facilement de dompter ces quelques pillards et de les rejeter au loin ou de les assimiler. La civilisation berbère, pratique et progressiste, valait bien les coutumes arabes, négatives ou oppressives, issus d'un nomadisme invétéré, impropre à toute évolution sérieuse. Au point de vue économique, le Sahara occidental, méthodiquement mis en valeur par la tenacité âpre et presque cupide du Berbère, serait vraisemblablement beaucoup plus riche qu'il ne l'est maintenant. Ce n'était pas seulement sur les tribus berbères que s'exerçaient les pillages des hassanes. Les peuples noirs qui vivaient à ce moment sur la rive droite du Sénégal et mettaient en valeur le Chamama, le Gorgol et même le Tagant, avaient aussi à souffrir de leurs déprédations.
CHAPITRE III
LA DOMINATION DES OULAD MBAREK
(XVIe SIÈCLE)
Pendant que les Oulad Rizg faisaient sentir leur prépondérance, une autre branche, issue également d'Oudeï, se multipliait et allait conquérir, vers la fin du quinzième siècle, la suprématie politique. Il s'agit des Merafra, ainsi nommés parce qu'ils descendent de Marfar, fils d'Oudeï, et frère par conséquent de Rizg et de Daoud.
Ces Merafra n'ont pas laissé un souvenir trop abhorré. Leur nom, passé dans le langage courant, est synonyme aujourd'hui, chez les Tolba, de «guerriers valeureux et relativement honnêtes».
Ils se présentent, dès le premier jour, sous la forme de deux bandes: l'une composée de la famille et des amis et fidèles de Mohammed, fils d'Omran, fils d'Othman, fils de Marfar. Ce sont les Oulad Mbarek. L'autre composée des familles, amis et fidèles du frère de Mohammed, le nommé Heddaj, fils d'Omran, fils d'Othman, fils de Marfar. Cette dernière bande, commandée par les trois fils d'Heddaj: Terrouz, Barkenni et Khaou, est encore immobilisée par les dissensions intestines. Elle n'apparaîtra définitivement constituée en corps de tribus, sous le nom de Trarza, Brakna et Khouaouat, qu'un siècle plus tard, c'est-à-dire vers la fin du seizième siècle.
Au commencement de ce seizième siècle donc, la suprématie du Tiris passe aux Oulad Mbarek. Ce n'est probablement pas sans résistance que leurs cousins Oulad Rizg leur cédèrent la place. Ni l'histoire ni la tradition n'en ont conservé le souvenir, de même qu'elles ne font pas connaître si ces bandes de Merafra arrivaient alors en Mauritanie en envahisseurs, ou si, venus un siècle plus tôt avec les premiers hassanes, elles avaient crû et s'étaient formées sur les lieux mêmes.
De la domination des Oulad Mbarek pendant le seizième siècle, la tradition zouaïa ne nous cite que quelques faits, visant naturellement l'oppression qu'ils faisaient subir aux marabouts.
Je n'y reviendrai pas, en ayant fait le récit dans «L'Émirat des Trarza».
Les Oulad Mbarek allaient passer, à la fin du seizième siècle, au second plan de la scène politique du Tiris, en attendant que, quelques années plus tard, ils émigrassent vers le Hodh, où ils constituent aujourd'hui la tribu que l'on connaît. Cette chute paraît résulter des intrigues et des ruses des zouaïa exaspérés qui surent mettre aux prises le groupement des Oulad Mbarek et celui des Trarza-Brakna-Khouaouat.
Les Yaqoubïïn, c'est-à-dire les deux actuelles tribus tachomcha: Id Eqouïb et Ahel Barik Allah (Trarza), alors campés à Tin Mejouk, allaient amener le dénouement en refusant de payer leur tribut. Ahmed Doula, leur chef, dont la famille existe toujours, vint faire part à Oudeïk, chef des Oulad Mbarek, de la décision de la tribu. Le «Chauve», surnom d'Oudeïk, prit aussitôt ses dispositions pour razzier les rebelles. Ceux-ci, qui regrettaient leur attitude de révoltés, ainsi qu'il résulte des paroles que leur adressa Ahmed Doula: «Mes discours à Oudeïk nous ont grandement nui», s'étaient groupés autour du saint vénéré, Habib Allah ben Yaqoub, et lui demandèrent le secours de ses prières. C'est alors que l'on apprit l'attaque imminente du camp d'Oudeïk par les guerriers Brakna: les Oulad zenaguïa. Oudeïk, qui était précisément l'hôte du faqih Habib Allah, lui confia ses bagages et partit au secours des siens. Le combat se livra à Aguiert; et Oudeïk y fut tué par Al-Ograïra ben Al-Afna, dont la famille vit toujours dans sa tribu des Oulad Abd Allah (Brakna). Les Zouaïa étaient sauvés.
Le faqih Habib Allah, qui est manifestement l'artisan de cette heureuse diversion, n'eut garde d'oublier de renvoyer à la famille d'Oudeïk les bagages qu'il avait en dépôt. Quant à la femme d'Oudeïk, Kartoufa, à l'annonce de la mort de son mari, elle monta à son campement d'In Saraïer sur un taïchot (balanites cogytiaca) et fit entendre sans trève des gémissements. L'arbre en a gardé le souvenir, et fut dès lors appelé le «Tichtaïa de Kartoufa».
Les Oulad Mbarek disparaissent de Mauritanie à la fin du seizième siècle, et c'est à ce moment que s'élèvent les Trarza-Brakna dans la région, qui depuis a porté leur nom.
CHAPITRE IV
LES ORIGINES DES BRAKNA
Le tableau généalogique ci-après, dégagé des branches collatérales, permet de saisir d'un coup d'œil les origines des Brakna.
| Hassan. | ||||||||||||||
| Oudeï. | ||||||||||||||
| Marfar. | ||||||||||||||
| Othman. | ||||||||||||||
| Omran. | ||||||||||||||
| Heddaj. | ||||||||||||||
| (début du quinzième siècle). | ||||||||||||||
| Barkenni,  ancêtre des Brakna.  | 
Terrouz,  ancêtre des Trarza.  | 
|||||||||||||
| Mellouk. | ||||||||||||||
| Kerroum. | ||||||||||||||
| Abd Al-Jebbar. | Abd Allah,  ancêtre des Oulad Abd Allah.  | 
Al-Yatim,  ancêtre des Litama (Gorgol et Assaba).  | 
||||||||||||
| Mohammed, etc.  Biri, etc. ancêtre des Oulad Biri.  | 
Ahmed,  ancêtre des Oulad Ahmed.  | 
|||||||||||||
Au quinzième siècle, c'est-à-dire peu après l'arrivée des premiers hassanes dans la haute Mauritanie, les fils de Heddaj: Barkenni et Terrouz, qui conduisaient leur groupement d'envahisseurs, jusqu'alors uni, durent se séparer à la suite de querelles intestines, nées à propos de partage de butin.
Le groupe des fils et serviteurs de Barkenni, se développant au cours du quinzième siècle, devait constituer le peuple Brakna, que nous voyons apparaître à la fin du seizième siècle seulement. Les Trarza se formaient de la même façon.
Trarza et Brakna dépouillent, comme il a été dit, les Oulad Mbarek de leur suprématie et les repoussent vers l'est. Ils vont désormais et jusqu'à nos jours rester chacun maître dans leur région.
Le quinzième siècle est approximativement rempli par les trois générations: Barkenni, Mellouk fils de Barkenni, et Kerroum fils de Mellouk, sur lesquels nous n'avons aucun renseignement.
Au début du seizième siècle, par les trois fils de Kerroum on voit se constituer les tribus d'origine brakna: a) Abd Al-Jebbar donnera naissance par son fils Ahmed aux Oulad Ahmed et par son fils Biri ould Mohammed aux Oulad Biri.
b) Abd Allah donnera naissance aux Oulad Abd Allah, qui sont les seuls qui portent dans le langage courant des tribus le nom de Brakna.
c) Al-Yatim est l'ancêtre éponyme des Litama.
Il y a donc à l'heure actuelle quatre tribus véritablement brakna; les Oulad Biri, les Oulad Ahmed, les Oulad Abd Allah, les Litama.
Les Oulad Biri habitent les confins du Trarza et du Brakna. Dans cette marche neutre, ils ont subi l'influence des Trarza plus fortement et sont, depuis un siècle, et sous notre régime même, compris dans l'orbite trarza. Ils ont d'ailleurs versé dans le maraboutisme. Mais ils n'ignorent pas leur origine brakna et à ce titre ont toujours conservé avec ces tribus, et notamment avec les Oulad Ahmed, leurs cousins plus immédiats, comme on le voit par le tableau précité, et leurs voisins, des relations étroites de sympathie et d'alliance.
Les Litama ont appuyé vers l'est et, à demi assujettis par les Id Ou Aïch, à demi fondus dans l'élément nègre, ils font aujourd'hui, sur les bords du Sénégal et du Gorgol, figure de Zenaga.
Seuls les Oulad Abd Allah et les Oulad Ahmed sont restés vrais fils de Barkenni, guerriers pillards, hassanes mécréants et chefs politiques du pays à qui ils ont donné leur nom. Et encore seuls les Oulad Abd Allah ont-ils conservé l'appellation de leur ancêtre éponyme, puisque seuls ils sont dits «Brakna».
J'ai décrit dans mon «Émirat des Trarza», d'après le «Chiam az-Zouaïa» les luttes engagées et menées à bien par les Brakna et Trarza contre les Oulad Rizg, au début du dix-septième siècle. Les hassanes des premières invasions furent soumis et asservis.
Les Zouaïa, qui avaient pour le moins soutenu les vaincus de leurs sympathies, furent très affectés de leur défaite et, craignant des représailles, eurent un moment la pensée de s'enfuir avec eux. Le départ de l'Aroussi, le plus acharné de leurs ennemis, les rassura. Ils restèrent donc, mais les discussions qui les agitèrent alors provoquèrent un déclassement de tribus. Le «Chiam az-Zouaïa» donne la liste de ces nouveaux groupements et, en ce qui concerne les Brakna, signale que les Beni Iddan Abiaj, des Tachomcha, allèrent se joindre, à cette date, aux Dieïdiba.
Les fils de Kerroum, qui, à la tête du groupement brakna et avec l'assistance des Trarza, avaient réduit les Oulad Rizg, entendaient bien chausser leurs bottes. Ils invitèrent donc les Berbères à acquitter entre leurs mains les redevances coutumières. «Ceux-ci, dit le «Chiam az-Zouaïa», mirent la plus tenace obstination dans leur refus et finirent par avoir gain de cause.»
La chose paraît fort douteuse, mais ce qui est plus étrange encore, c'est la prétention qu'affectent les Zouaïa d'avoir reçu des gages de prix des hassanes. Al-Mokhtar, fils d'Abd Allah ben Kerroum, l'ancêtre éponyme des Oulad Abd Allah (Brakna), était venu offrir un chameau de choix à Al-Fadel (Sidi-l-Falli), fils de Mohammed ben Dîman. Il fut rencontré par Ahmed ben Dâmân (Trarza), qui à sa vue s'empressa de courir chez les siens et leur fit comprendre qu'il valait mieux faire des cadeaux aux Zouaïa que de prélever sur eux des tributs. A la suite de ce discours, les Oulad Dâmân se précipitèrent chez les Zouaïa avec tellement de rapidité, qu'ils devancèrent les Oulad Abd Allah et purent effectuer avant ceux-ci la remise de leurs présents. Le «Chiam az-Zouaïa» ne manque pas de tirer la morale de ce récit: «Ce sont ces bons procédés qui sont la cause de la situation élevée que les Oulad Dâmân ont conservée jusqu'à ce jour: il leur faut donc honorer les descendants de Sid Al-Fadel.»
Il n'est pas impossible que les Brakna, comme les Trarza, aient fait des cadeaux aux Zouaïa. La chose se passe encore de nos jours entre deux pillages de campements tolba. Mais il est à croire que les hassanes continuaient, malgré toute l'obstination des Berbères, à prélever sur eux le tribut. On en trouvera la confirmation dans la haine que Sid Al-Fadel, qui paraît avoir été à ce moment le personnage maraboutique le plus en vue des Zouaïa, portait aux hassanes. «Je hais les Merafra, disait-il; car ils extermineront mes descendants. Une guerre terrible doit incessamment éclater entre eux.»
La prédiction n'allait pas tarder à se réaliser. Sid Al-Fadel comprenait bien que les deux peuples arabes et berbères ne pouvaient vivre ainsi sur le pied d'égalité, et puisque les Berbères,—son peuple,—ne voulaient pas assurer leur défense, les armes à la main, il fallait qu'ils s'inclinassent devant les guerriers.
Le «Chiam az-Zouaïa» signale un dernier trait: Sid Brahim, le chef des Aroussiïn, n'avait pas abdiqué toute prétention sur les Zouaïa. Du nord où il campait, il envoya un jour son fils Al-Habib, à la tête d'une forte bande, prélever le tribut auquel il croyait avoir droit. Les Zouaïa concentrèrent leur force à Tin Goufanin; mais plus confiants dans la ruse que dans la force, ils demandèrent conseil à Lamin, fils de Barik Allah. Ils lui promirent par tente un tribut d'une livre de grain (moudd) et d'une mesure de beurre fondu, s'il les débarrassait des hassanes. Le marabout prit quatre piquets, récita sur chaque piquet un verset du Coran, et les planta aux quatre coins du rassemblement tachomcha. Après quoi il ordonna aux jeunes gens d'aller galoper autour de l'ennemi, cependant que l'un d'eux: Abd Allah ould Kadda, des Id ag Jemouella, doué d'un organe sonore, poussait des commandements retentissants, auxquels la troupe répondait par des acclamations prolongées.
Il paraît que ce spectacle impressionna tellement les Aroussiïn, qu'ils levèrent le camp et se retirèrent en fuyards.
CHAPITRE V
LA GUERRE DE BABBAH ET LES IMAMS BERBÈRES
Les graves événements qui allaient se dérouler en Mauritanie, vers le milieu du dix-septième siècle, devaient bouleverser complètement les tribus maures et établir d'une façon définitive les conditions de la vie sociale telles que nos ancêtres les ont vues vers la fin du dix-septième siècle, et telles que nous les voyons nous-mêmes aujourd'hui.
A cette date, politiquement, les Berbères, sans opposer de résistance militaire, essaient de tenir tête aux prétentions des hassanes, tantôt par leur obstination implacable à refuser tout tribut, tantôt par des offres de cadeaux, qui peuvent écarter momentanément l'orage en semant la division chez l'ennemi.
La politique du grand marabout et imam, Nacer ad-Din, allait être le signal de profondes modifications. Portés un instant au pinacle par la volonté de fer de ce saint homme et unis sous sa baraka, les Berbères faillirent triompher et exterminer les hassanes. La mort de Nacer ad-Din, les divisions qui suivirent, réduisirent à néant leurs succès. Ce sont là des aventures de marabouts, qui se sont renouvelées maintes fois jusqu'à nos jours.
J'ai décrit longuement, dans L'Émirat des Trarza, la «guerre de Babbah», comme l'appelle la tradition maure, ses diverses péripéties, la fin de la lutte, ses conséquences. Il n'y a pas lieu d'y revenir ici.
Il suffit de rappeler que les tribus maraboutiques du Brakna ne surent pas s'unir contre l'ennemi commun. Seuls les Dieïdiba semblent s'être engagés à fond à la suite de l'imam national. Les autres ou se désintéressèrent de la lutte, ou se prétendirent contraints de tenir tête aux hassanes locaux. Les Brakna, au contraire, marchèrent en bloc avec leurs cousins Trarza, fournirent des contingents et des subsides et immobilisèrent leurs marabouts.
Les Dieïdiba, au cours de la lutte vers 1668, firent une fois bande à part et faillirent provoquer une scission en élevant un anti-imam, Nahoui ben Agd Abd Allah, contre Mounir ad-Din, frère de Nacer ad-Din et cinquième imam. L'accord se fit et Mounir resta en titre, Nahoui fut son Khalifa officiel. Il ne put malheureusement faire prévaloir ses avis sur ceux de Mounir, jeune homme inexpérimenté, et tous deux par bravade acceptèrent avec des forces inférieures le combat que leur offraient les hassanes. Ils furent tués à Dokol, à 20 kilomètres en amont de Dagana, et les troupes taillées en pièces (vers 1670).
On ne sait pas à quelle tribu appartenaient ce Nahoui, candidat des Dieïdiba, et son frère Agd al-Mokhtar, qui fut le sixième et dernier imam. Il paraît établi qu'ils étaient originaires d'une tribu maraboutique du Brakna, probablement des Dieïdiba. C'est sur le territoire brakna, en effet, que se déroulèrent les derniers incidents de la lutte (1670-1674). L'imam fit d'abord des courses, souvent heureuses, contre les Oulad Abd Allah, les Oulad Mbarek et les Litama. Le suprême combat s'engagea à Tin Ifdadh, près d'Ouezzan, dans l'Agan (Brakna septentrional). Agd Al-Mokhtar, son frère Imijen, et les derniers guerriers zouaïa y périrent.
On connaît le traité de paix qui intervint, en 1674, à Tin Iefdadh. En voici, d'après la tradition brakna, les trois principales clauses: 1o Les Zaouïa donneront l'hospitalité à tous les Merafra qui viendront la leur demander, et cette hospitalité durera au moins trois jours.
2o Les Zaouïa feront parvenir chez lui (id est, sans traîtrise et en lui donnant des montures) tout hassani qui leur demandera son chemin.
3o Les hassanes auront droit au tiers de l'eau des puits, lors de l'abreuve des animaux.
Les Dieïdiba comptèrent parmi les tribus les plus éprouvées, et se virent affectés comme vassaux-marabouts aux Oulad Abd Allah mêmes. Cette alliance a duré jusqu'à nos jours inclus. Les hassanes sont restés fidèles à leurs tolba, comme ceux-ci l'étaient à leurs Arabes; ils se sont mutuellement porté secours, au fil de leur histoire, et l'occupation française les a fait fuir ensemble vers le nord, unis jusque dans la chute de l'ancien régime.
On remarquera, en terminant, combien jusqu'à cette fin du dix-septième siècle la berbérisation a été profonde dans la basse Mauritanie. La plupart des noms de lieux et même de personnes sont des noms berbères. Tout individu, à côté de son nom arabe, a son nom berbère ou zenagui, sous lequel, dans le langage courant, il est plus généralement désigné. La langue en usage est encore le berbère. Mais, avec la conquête hassane, l'arabe va prendre le dessus et refouler insensiblement langue et coutumes berbères. La langue berbère n'est plus parlée du tout aujourd'hui sur le territoire brakna.
CHAPITRE VI
LA BRANCHE AÎNÉE DES ÉMIRS BRAKNA: OULAD NORMACH
C'est à cette date (deuxième moitié du dix-septième siècle) que se constituait définitivement l'émirat des Brakna. Il est nécessaire de donner tout d'abord le tableau généalogique des premiers Brakna de la tente princière.
| 1. Abd Allah,  ancêtre des Oulad Abd Allah (seizième siècle).  | 
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| 2. Mohammed,  Dix-septième siècle.  | 
Bakar. | Mansour. | Mokhtar. | Naggad. | Eli. | |||||||||||||||||
| 3. Normach,  ancêtre des Oulad Normach.  | 
Siyed,  ancêtre des Oulad Siyed.  | 
Oubbeïch. | ||||||||||||||||||||
D'Abd Allah, l'ancêtre éponyme des Oulad Abd Allah, c'est-à-dire des Oulad Normach et des Oulad Siyed, on ne sait presque rien. Il vécut au seizième siècle, et eut six fils: Mohammed, Bakar, Mansour, Mokhtar, Naggad et Eli.
Mohammed, son successeur, est le chef de la tente où va se fixer le commandement pour plus d'un siècle dans la descendance de son fils aîné Normach (1650-1766 environ), puis dans la descendance de son fils cadet Siyed (1766-1903). Un troisième fils de Mohammed, Oubbeïch, a laissé une postérité qu'on retrouve en partie chez les Normach, mais surtout chez leurs tiab. Sa descendance est constituée en grande partie par les Koumba et se trouve représentée par des femmes et par Eli ould Ahmed ould Omar.
Bakar, deuxième fils d'Abd Allah, paraît avoir été un grand chef de guerre. Il vécut au dix-septième siècle et on peut en induire de là que c'est lui qui conduisit les Brakna à la guerre contre les marabouts; mais la tradition est muette sur ce point. Il mourut en 1680. Sa descendance ne comprend plus que deux tentes chez les Normach et une tente chez les Oulad Ahmed.
De Mansour, troisième fils d'Abd Allah, la descendance, qui fut jadis puissante et nombreuse, s'est fondue dans les campements de ses frères et aussi chez les Oulad Siyed.
Celle de Mokhtar, quatrième fils d'Abd Allah, a disparu.
Celle de Naggad est actuellement en très grande partie chez les Tiab Oulad Normach; une tente se trouve chez les Normach mêmes.
La postérité d'Eli, dernier fils d'Abd Allah, a émigré vers l'est. Elle constitue l'actuelle tribu des Oulad Eli, qui nomadise sur le Gorgol et dans l'Assaba.
Il faut maintenant revenir aux deux fils de Mohammed ould Abd Allah: Normach et Siyed, ancêtres éponymes de leur descendance et double branche qui fut successivement à la tête du Brakna.
Mais ici, pour pouvoir suivre jusqu'à nos jours le cours des événements historiques, il faut avoir sous les yeux les tableaux généalogiques des deux branches.
Branche aînée: les Oulad Normach.
| 3. Normach, ancêtre des O. Normach.  | 
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| 4. Heïba (Mohammed Al-Heïba), † 1728.  | 
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| 5. Ahmed (Ahmed Heïba), † 1762.  | 
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| 6. Eli (entre 1762-1780).  | 
7. Ahmeïada, vers 1780.  | 
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| Mohammed. | Mokhtar Cheikh. | Hiba, etc. | ||||||||||||||||||
| Brahim. | Mokhtar. | Mohammed. | ||||||||||||||||||
| Brahim. | Hiba. | |||||||||||||||||||
| Hiba. | Sidi Ahmed. | |||||||||||||||||||
| Bakar. | Mohammed. | |||||||||||||||||||
| Mohammed. | Mokhtar. | |||||||||||||||||||
| Lobat,  chef actuel.  | 
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Branche cadette: les Oulad Siyed.
| Siyed. | ||||||||||||||||||||||||
| Seddoun (Brahim). | ||||||||||||||||||||||||
| Aghrich (Mohammed). | M'Khaïtir. | |||||||||||||||||||||||
| Mokhtar. | ||||||||||||||||||||||||
| 1. Mohammed, † vers 1800.  | 
2. Sidi Eli 1er, vers 1800 † 1818.  | 
Sidi Mohammed. | ||||||||||||||||||||||
| Aghrich. | 3. Ahmeddou 1er, 1818 † 1841.  | 
4. Mokhtar Sidi, 1842.  | 
Mohamm. | Mokhtar. | ||||||||||||||||||||
| 7. Sidi Eli II, 1858 † 1893.  | 
Moh. Al-Habib. | Moh. Sidi. | 5. Moh. Rajel. | |||||||||||||||||||||
| Othman. | Mohammed. | |||||||||||||||||||||||
| 8. Ahmeddou II, 1893-1903. | Mokhtar, † 1884.  | 
Moh. Krara. | Bakar. | Habib, chef actuel.  | 
Sidi Mohammed, 1903. | |||||||||||||||||||
| Ould Assas, † 1907.  | 
M'hammed. | Sidi Bakar. | Mokhtar. | |||||||||||||||||||||
Au sujet des règles de la dévolution du pouvoir, disons tout de suite que la conception de l'hérédité avec partage n'a jamais été en vigueur chez les Brakna. Ce fut en principe l'idée de l'hérédité par aînesse qui domina, tempérée par l'usage, en vigueur dans les pays islamiques, que le frère cadet ou l'oncle pouvait succéder à l'émir défunt. Ici, ce dernier usage ne fut appliqué que dans le cas de minorité du fils de l'émir précédent. Et encore son clan ne considérait-il le gouvernement du collatéral que comme une régence, tout au plus un émirat transitoire, car, dès sa majorité, le fils réclamait ses droits, et ses partisans étaient tout de suite prêts à l'aider à les faire valoir.
Normach vécut approximativement vers la fin du dix-septième siècle. La tradition rapporte qu'il prit part aux derniers événements du Cherr Boubbah (1674). Son tombeau se trouve près de Mal. A cette date, les Brakna, de l'aveu de tous les chroniqueurs et annalistes maures, sont les maîtres politiques du pays et tous les autres hassanes gravitent dans leur orbite. Les Trarza eux-mêmes devront attendre jusqu'à Ali Chandora, pour se dégager de la suzeraineté politique des Brakna.
Vers cette époque, une tradition relate que les Brakna et les Id Eïchelli furent en guerre. Ils se livrèrent un violent combat au rocher de Tajala, en plein Amatlich, en 1689.
Le fils de Normach, Heïba, de son vrai nom Mohammed Al-Heïba, est à cheval sur le dix-septième et le dix-huitième siècle. On ne sait que peu de choses sur son compte.
Ali Chandora et Heïba eurent de nombreux démêlés. C'est à cette date que les Trarza vont se dégager de la suprématie brakna, alors établie sur tous les hassanes du Sud mauritanien.
Ali Chandora s'étant rendu à Fez, accompagné d'Abd Allah Maham, fils d'Al-Qadi, le grand Cheikh Ida Ou Ali de Chingueti, y reçut l'accueil le plus favorable du sultan et en ramena des contingents marocains qui lui permirent d'abord de se rendre définitivement maître du Trarza et, ensuite, de conquérir son indépendance vis-à-vis des Brakna.
Les Brakna, maîtres politiques de la région, furent défaits et repoussés. Le P. Labat rapporte que leur émir, qui venait faire la récolte de la gomme dans les bois d'acacia contestés et la vendait à l'escale du Terrier-Rouge, fut assailli par Ali Chandora et s'enfuit dans la direction du Rekiz (lac Cayar des Noirs). La tradition complète ces victoires de l'émir trarza, en relatant que, par la suite, les Brakna conclurent avec lui des traités d'alliance et de soumission.
Les hostilités devaient reprendre par la suite. Elles amenèrent la mort d'Ali Chandora, qui s'était avancé à la poursuite des Brakna en retraite jusqu'à Boghé. Certains disent qu'il aurait été tué dans un combat livré à l'émir Heïba lui-même. D'autres qu'il fut empoisonné dans la nuit qui suivit le combat. La tradition est unanime à relater qu'il a été enterré un peu au-dessus de Boghé (le Dibango des Toucouleurs), sur une dune où l'on montre encore son tombeau, ou du moins l'emplacement de son tombeau, près d'un petit bosquet (1727).
Heïba ne devait pas tarder à le suivre dans la tombe. Le poème d'Ibn Khalna dit qu'il mourut peu après le sultan Moulay Ismaïl et l'émir Ali Chandora, soit donc vers 1728. Ce poème l'appelle «cheikh des Arabes, chef des bandes, lion de la bourse, homme à la belle prestance». Son tombeau est à Belaoua.
Il faut ajouter qu'une autre tradition affirme que ce Mohammed Al-Heïba du poème n'est pas le chef normachi, mais le chef Oulad Eli, son homonyme et contemporain.
Le fils et successeur de Heïba fut Ahmed. Par une contradiction fréquente chez les Maures, son nom, Ahmed ould Al-Heïba, devint Ahomel Heïba. Jusqu'alors, les Oulad Abd Allah avaient été à la tête de la confédération merafra, c'est-à-dire des Arabes envahisseurs, de la postérité de Marfar ould Oudeï ould Hassân. Cette confédération, qui par son union et la solidarité de ses membres avait réalisé la conquête de la Basse Mauritanie et l'asservissement des tribus berbères, comprenait, outre les Trarza qui vivaient, depuis la fin des hostilités, dans une quasi autonomie, les Brakna, les Oulad Mbarek, les Oulad Ghouizi et les Oulad Nacer. Il est à peu près certain qu'avec le temps, et dès la fin du dix-septième siècle, la prépondération des Oulad Abd Allah, tente princière des Brakna, était devenue surtout nominale.
Mungo-Park, qui passait dans le Sahel de Nioro en 1796, entendait encore parler du haut prestige des «Il-braken».
C'est sous les règnes de Heïba et de son fils Ahomel que se produisit la scission. De cette séparation est née la situation qui a duré jusqu'à nos jours. Il y a deux versions au sujet de cette scission des Merafra, l'une, maure, recueillie par Duboc, l'autre, toucouleure, décrite par Siré Abbas; mais il est certain que cette scission ne fut rendue possible que par les coups fâcheux qu'Eli Chandora porta au prestige des Brakna.
D'après la version maure, ce fut Maham Mokhtar ould Nasri qui fut l'auteur du conflit. Il s'y prit d'une façon originale.
La djemaa des zenaga, composée des parents de la mère de Maham Mokhtar, refusa d'obéir à Ahomel Heïba. Pour les soumettre, ce dernier quitta l'Adrar et vint avec de nombreux partisans à Baghdad, à environ 8 kilomètres de Tijikja, où nomadisait le campement révolté. Ahomel Heïba était très orgueilleux et d'une susceptibilité rare.
Dès son arrivée, les zenaga, sur les conseils de Mokhtar, lui envoyèrent une ambassade pour solliciter la paix; puis lui-même se présenta alors à Ahomel Heïba, son cousin, avec quelques jeunes gens des Merafra, et feignant d'être très mal avec les zenaga, demanda en son nom et au nom de ses amis que les ambassadeurs leur soient remis pour les tuer; avec insistance, il promit de leur payer le prix que fixerait Ahomel Heïba, lui assurant qu'il ferait une bonne affaire. Furieux que des membres de sa famille le croient capable d'agir ainsi, navré que l'on ait à l'assimiler à un trafiquant, considérant qu'on lui avait fait dans le Tagant la plus grande insulte qui pouvait être faite à un homme de son rang, il jura de ne plus reparaître dans ce pays et d'abandonner à leur sort les populations qui y habitaient.
Il rentra alors dans l'Adrar et les Merafra se divisèrent en plusieurs branches ne reconnaissant plus l'autorité du successeur de Barkenni. Chacun garda le nom de son ancêtre éponyme, qu'elle portait déjà, à titre d'unité intégrante de la confédération, et devint, sous ce nom, une tribu indépendante. On eut donc désormais les Oulad Abd Allah (Brakna), les Oulad Mbarek, les Oulad Ghouizi, les Oulad Nacer.
Voici maintenant la version toucouleure, vue du côté du fleuve, et telle qu'elle est rapportée par le distingué traditionnaliste Siré Abbas. Elle diffère peu d'ailleurs de la version maure.
Les Oulad Abd Allah (c'est-à-dire l'ensemble des Merafra désignés sous le nom de la tribu dirigeante) étaient les seigneurs du Chamama. Ils forçaient leurs voisins, tels que les Id Ou Aïch, à leur verser des tributs. Les Id Ou Aïch leur donnaient annuellement un poulain. Les Touabir, les Oulad Aïd et tous ceux de rang social modeste, qui vivaient auprès d'eux, étaient frappés de contributions. Cet état de choses dura jusqu'à la bataille d'Al-Hareïkat, localité du Tagant, à l'Est de Tijikja, et où se trouve depuis fort longtemps le tombeau d'Ilou Yaladi Diadé Padiq, père de Foullal. Cette bataille mit aux prises les Oulad Abd Allah et les Id Ou Aïch. Lorsque ceux-ci aperçurent qu'ils n'étaient pas de taille à lutter loyalement contre leurs adversaires, ils mirent en commun toutes leurs ruses et en usèrent pour les diviser. Cela leur porta bonheur. Les Oulad Al-Ghouizi et les Oulad Mbarek émigrèrent vers Nioro et Kayes. C'est alors que se produisit le conflit entre Oulad Eli et Oulad Yatim. A l'accord, qui régnait au sein des Oulad Abd Allah, se substitua une hostilité cordiale. Ils ne se mettaient d'accord que rarement et pour un laps de temps très court. Les Id Ou Aïch profitèrent de leurs discordes intestines pour s'affranchir de leur joug. C'est ainsi qu'ils cessèrent de payer le tribut annuel d'un poulain.
L'émir Ahmed Al-Hiba eut les relations suivantes avec le grand saint des Oulad Dîman: Mohammed Al-Yadali, thaumaturge, orateur et fécond écrivain.
Le griot-danseur de l'émir, ancêtre des actuels Ahel Manou, avait composé un poème où il glorifiait son maître. Sous couleur de commentaire d'un de ses propres poèmes, Mohammed Al-Yadali fit une satire amère du poème du griot, reprenant les expressions de louange exagérée qu'il avait employées pour l'émir, et les appliquant lui-même au Prophète.
Quand il apprit ces faits, Ahmed Al-Hiba se fâcha et proféra des menaces à l'encontre du poète. Mohammed Al-Yadali, qui ne tenait pas à en attendre l'exécution, se hâta de venir trouver l'émir. Celui-ci lui fit des reproches: «Comment peux-tu démarquer le poème qui m'a été adressé? Comment oses-tu en détourner le sens sur un autre que moi? Tu as fait là quelque chose de grave.» Le marabout répondit simplement: «J'ai transporté vos louanges vers quelqu'un (Mahomet) qui est meilleur que moi et que vous.»
La colère de l'émir tomba, et il lui fit don d'un chameau, s'engageant à ce tribut en son nom et au nom de ses successeurs jusqu'au jour du jugement dernier. Par la suite, leurs relations furent tout à fait cordiales, et le poète dîmani composa à la louange d'Ahmed ould Heïba et de sa maison une très élogieuse qacida[1].
[1] La traduction de ce poème a été donnée dans le Bulletin du Comité d'Études historiques de l' A. O. F., 1920.
Les derniers jours d'Ahmed Al-Heïba furent encore agités par des luttes entre les Oulad Ahmed, alliés aux descendants des Oulad Rizg et l'émir Mokhtar ould Omar, des Trarza (vers 1758). Les Oulad Ahmed vaincus, et qui s'étaient avancés en territoire trarza, furent refoulés vers les pays brakna.
Les luttes intestines qui avaient déchiré la confédération merafra allaient se produire au sein même des Oulad Abd Allah et amener leur scission: 1o en les tribus Normach et Siyed, telles que nous les trouvons aujourd'hui dans le Brakna; 2o en Oulad Eli et Litama, tels que nous les trouvons dans le Gorgol et l'Assaba.
A Ahomel Heïba, mort en février 1762, d'après le poème d'Ibn Khalina, et enterré à Nagué, dans l'Aoukar, succédèrent d'abord son fils aîné Eli, ensuite son fils cadet Ahmeïada. Une autre tradition dit que Ahmeïada est le fils, non le frère d'Eli. Le tombeau d'Eli se trouve à Al-Qadra dans le Raag et celui d'Ahmeïada, à Tijam dans l'Agan.
C'est sous le commandement de ces deux chefs, c'est-à-dire dans les années qui suivirent 1782, que se produisirent ces graves événements. Jusqu'à cette époque, les Normach nomadisaient en hivernage près de la Sebkha de Tidjiniakout, et autour de Talorza et d'Achamin, situé à une journée de marche au nord de la Sebkha. La saison sèche les amenait, comme la plupart des tribus dans le Tiris. Avec Ahmeïada, ils se fixèrent dans l'Aftout pendant la saison sèche, et dans l'Agan, pendant l'hivernage. Les luttes intestines qui éclatèrent à cette date provoquèrent un exode plus méridional encore: les Oulad Eli, les Oulad Al-Yatim et les Oulad Siyed allèrent s'installer à Guimi. Ils se battirent entre eux, comme ils s'étaient battus avec les Oulad Normach. Les Oulad Al-Yatim, commandés par Seïbouli, furent vaincus et émigrèrent à l'est du Gorgol, dans la région qui depuis a pris leur nom: le Litama. Les Oulad Eli les y suivirent peu après, et s'installèrent auprès d'eux dans la vallée inférieure du Gorgol.
Les Normach et les Siyed, restés seuls en présence, se partagèrent le pays: les premiers nomadisèrent dans la haute région entre Guimi et l'Agan; les autres se fixèrent dans la partie méridionale du Brakna, de Guimi au lac d'Aleg et jusque dans le Chamama. Cette division amena l'indépendance des Siyed vis-à-vis des Normach. Leur chef, Mokhtar ould Aghrich, entendit comme son père Aghrich l'avait déjà tenté, ainsi qu'on le verra plus bas, être l'égal, à tous points de vue, de son cousin Ahmeïada, et être l'émir des Oulad Siyed comme Ahmeïada était l'émir des Oulad Abd Allah.
Mokhtar mourut, d'après Golberry, en 1766. C'est du moins ce qui ressort de son texte. «En 1766, le chef des Brachknaz mourut, et Hamet Moktar, son fils, devint, par droit de naissance et de succession, chef et roi des deux tribus des Maures-Brachknaz et Darmanke.» Il se pourrait d'ailleurs que cette succession vacante fût due, non à la mort de Mokhtar, chef des Oulad Siyed, mais à celle d'Ahmeïada, chef des Oulad Normach et émir des Brakna.
La chose est de peu d'importance d'ailleurs. Toujours est-il que c'est en 1766, ou autour de cette date, que les chefs Oulad Siyed, branche cadette de la dynastie, prennent définitivement figure d'émirs de Brakna.
Ce fut la situation politique et géographique respective des deux tribus qui amène ce curieux résultat. Les Européens de Saint-Louis, tant Français qu'Anglais, tant de l'administration que du commerce, s'habituèrent définitivement à traiter avec les Oulad Siyed, qui commandaient les voies d'accès au fleuve dans cette région du Chamama, et à les considérer comme les vrais et seuls maîtres du pays, à l'exclusion des Normach, dont ils ignoraient l'existence ou qu'ils considéraient comme une fraction soumise aux Oulad Siyed. L'émir des Siyed fut pour eux le véritable émir du pays, et c'est à ce «sultan des Brakna», Mohammed ould Mokhtar lui-même, que nous voyons les Anglais payer, dès avant 1767, les coutumes annuelles et c'est avec lui que le Gouverneur de Repentigny va conclure le premier traité que nous avons conservé (1785). On comprend que les chefs Oulad Siyed ne firent rien pour détromper les gens de Saint-Louis. On devine même qu'ils aidèrent, de toutes leurs forces, à la confusion.
Par la suite et avec le temps, leur usurpation fut confirmée; la prescription leur fut acquise à leurs propres yeux, aux yeux de l'ensemble des tribus maraboutiques, et aux yeux mêmes ou peu s'en faut des Oulad Normach. Ceux-ci en effet, dépossédés de leur commandement depuis un siècle et demi, n'ont élevé, depuis notre occupation, que des prétentions fort timides. Ils parlent de leur commandement comme d'une chose fort lointaine, à proprement parler comme d'un droit historique et périmé, souvenir glorieux du passé.
C'est à Aghrich que la tradition Brakna, déjà signalée par Faidherbe en 1864, attribue l'honneur d'avoir noué officiellement les premières relations commerciales avec les Français, d'avoir entamé et protégé la traite de la gomme, et enfin de l'avoir canalisée par les escales du Coq[2] et du Terrier Rouge[3]. Elles allaient devenir, pendant deux siècles, les marchés nécessaires de la gomme du Brakna, et même, au moins pour la première, le marché intermittent du Trarza, quand les nombreuses guerres que nous dûmes entretenir avec cette confédération guerrière amenèrent sa fermeture.
[2] L'escale du Coq, sise à la pointe de l'île à Podor, à 10 kilomètres en aval de Podor-Ville, était sur la rive gauche. C'était une escale commune aux Trarza et aux Brakna, quoique l'émir du Brakna en eût généralement la surveillance.
[3] L'escale du Terrier-Rouge était spéciale aux Brakna. Elle était sise à 50 kilomètres en amont de Podor et sur la rive droite.
Le service que rendit ainsi Aghrich à son peuple, ou plutôt sans doute la tradition diplomatique qui se créa chez nous de ne traiter qu'avec ce prince, puis avec les membres de sa famille, qui se dirent ses successeurs réguliers, et de ne donner qu'à celui-là les pièces de guinée des coutumes, qui formaient le plus clair des revenus de l'émir, contribuèrent puissamment, ainsi qu'il a été dit, à établir, d'une façon définitive, la dévolution de l'émirat brakna. Cette dignité va se perpétuer dans les Ahel Aghrich, les «Lakariches», comme les appellera en 1824 René Caillié.
Les escales classiques, surtout le Coq, conservèrent leur importance pendant tout le dix-huitième siècle. Quand en 1744, par l'initiative de l'intelligent directeur de la Compagnie, David, les Français s'installèrent à Podor, ce village devint l'escale officielle des Brakna et le terrain neutre des négociations. Abandonnée quelques temps, lors de l'occupation anglaise de Saint-Louis (1758) l'escale reprit peu après, avec les Anglais mêmes, son importance et ne la perdit plus. Le chef du village était, comme dit René Caillié (1824), «Ministre du Roi» auprès de cette autorité française. Mais l'escale réelle, le marché des transactions, où les navires jetaient l'ancre, où se réunissaient traitants sénégalais et vendeurs maures, chefs Oulad Abd Allah, marabouts locaux et délégués du grand Borom de Saint-Louis, où seul pouvait s'effectuer la traite de la gomme et le commerce des autres produits, était située au confluent terminal du fleuve et du marigot de Doué, à ce Coq, célèbre pendant deux siècles dans nos annales sénégalaises. Le dix-neuvième siècle, plus libéral dans la réglementation économique, devait voir les transactions s'effectuer d'un bout à l'autre du fleuve, et ces escales de l'ancien régime dépérir et disparaître.
C'est, au dire de Golberry, l'ancienne Compagnie des Indes qui avait fondé l'usage des coutumes annuelles, payées aux chefs maures, voisins du Sénégal, et aux princes, chefs et rois des nations noires, avec lesquelles le commerce exigeait des relations.
Quand les Anglais devinrent maîtres du Sénégal par une suite des événements de la guerre de Sept ans, pour l'avantage de leur commerce, ils suivirent l'usage de faire des traités d'alliance et de bonne intelligence avec les princes maures et les princes nègres... Ils avaient une sorte de registre manuscrit qui contenait dans le plus grand détail les motifs, l'énumération et l'ordre des coutumes qu'on devait payer annuellement aux chefs de ces nations africaines, les époques où ces coutumes devaient être délivrées, des notes relatives à l'importance respective de ces chefs et de ces nations, des instructions sur les règles qu'il fallait suivre en délivrant ces coutumes, et des observations politiques sur le commerce de cette partie de l'Afrique.
On voit à quel point les Anglais, maîtres ès arts politiques, poussaient leur documentation. Leur habileté dans l'action n'était pas moindre. Ils ne dédaignaient pas les moyens d'agiter ces hordes des Maures, de les animer l'une contre l'autre, de les balancer, de les contenir et de leur inspirer réciproquement des jalousies.
Golberry, qui eut l'occasion d'avoir un de ces registres politiques de l'administration anglaise «pendant le temps qu'ils ont possédé le Sénégal, c'est-à-dire, depuis 1760 jusqu'en 1779», en a traduit certains passages intéressants.
Voici le texte concernant le Brakna:
Coutumes à payer à Hamet Moktar, chef des deux tribus maures de la famille Agrichy.
Am-Hamet-Moktar est chef des tribus maures Ouled Abdallah, communément appelés Brachknaz et Darmanko, qui forment la famille Agrichy. Le commerce de la gomme avait engagé de payer annuellement des coutumes à ce roi maure; elles furent augmentées à l'époque, où l'on demanda la permission d'ériger un fort à Podhor, avec un village attenant, dont les habitants auraient autant de terres qu'ils croiraient nécessaire d'en cultiver dans les environs du fort.
Cette coutume fut payée régulièrement jusqu'en 1765; alors les Français abandonnèrent le fort et le village. Mais en conséquence d'un accord fait avec Am-Hamet-Moktar, le fort de Podhor fut rétabli ainsi que le village, en 1772, avec les mêmes privilèges.
A l'époque de ce rétablissement, il fut convenu que les coutumes que les Français étaient dans l'usage de payer au chef des Maures Brachknaz seraient aussi rétablies, mais que Hamet Moktar ne pourrait les réclamer qu'à commencer du mois d'août 1775, parce qu'alors seulement la reconstruction des forts et village de Podhor serait achevé.
Le but de rétablissement de Podhor n'est pas seulement d'entretenir la bonne intelligence et le commerce avec les Maures brachknaz et darmanko, mais aussi d'acquérir par là, assez de poids et d'influence sur les Foulhas-Peuls, qui sont les habitants natifs de la contrée; prévenir les hostilités et les pillages qu'ils faisaient tous les jours sur le commerce des Blancs et autres marchands de l'île Saint-Louis du Sénégal: surtout pendant le voyage de Galam et au retour de ce voyage, les brigandages et les hostilités de ces nègres menaçaient de la perte entière du commerce dans ces districts.
Cette circonstance prouve suffisamment l'importance et l'utilité de ce fort, l'avantage de son établissement et de son entretien, et des coutumes payées à Hamet Moktar pour la protection qu'il s'engage de donner à l'établissement de Podhor contre les Foulhas.
Coutume annuelle qui sera payée au roi Hamed Moktar, chef de la famille Agrichy, aussi longtemps que subsisteront le fort et l'établissement de Podhor.
- Cinquante-quatre pièces de guinée,
 - Huit pièces de silésie,
 - Quinze ancres de poudre,
 - Six fusils de traite,
 - Deux cents pierres à fusil,
 - Deux cents balles,
 - Onze longues barre de fer,
 - Douze filières de rassades,
 - Trente piastres,
 - Une livre de clous de girofle,
 - Un coffre de bois avec un cadenas.
 
On rendra aussi des honneurs aux rois et chef des Maures Trarshaz et Brachknaz, quand ils se rendront à l'île de Saint-Louis du Sénégal.
Am-Hamet Mokhtar Agrichy, roi des Maures Brachknaz et Darmanko, sera salué de cinq coups de canon de la même batterie, en arrivant et en partant.
Il est d'usage de nourrir certains chefs du continent aux dépens du roi, quand ils viennent à l'île du Sénégal, bien entendu qu'ils n'y restent que pour arranger quelque affaire avec le Gouverneur.
C'est ainsi que tout était prévu et arrangé à l'égard de ces chefs maures avec lesquels il est important, pour l'avantage du commerce, de s'entretenir en bonne harmonie, et en bonne intelligence.
La forêt des gommiers, qui était reconnue officiellement aux Brakna, était celle d'Al-Fatak, comme la forêt de Lebiar était celle des Id Ou Al-Hadj (Darmanko), et la forêt du Sahel celle des Trarza. En réalité, ces bois de gommiers n'étaient que les principales et plus riches agglomérations d'acacias, et on faisait la cueillette de la gomme un peu partout dans tous les boqueteaux d'«irouar» qui couvrent le territoire de la Basse Mauritanie.
CHAPITRE VII
LA BRANCHE CADETTE DES ÉMIRS BRAKNA: OULAD SIYED
1.—Mohammed ould-Mokhtar (1766, † vers 1800).
Mohammed ould-Mokhtar, petit-fils d'Aghrich, peut être considéré comme le premier émir de la branche cadette des Oulad Abd Allah: les Oulad Siyed. Il apparaît dans la tradition comme le successeur d'Ahmeïada, fils ou petit-fils d'Ahomel Heïba, des Normach. C'est vers 1766 que se produisit cette substitution.
Depuis deux générations déjà, les Oulad Siyed étaient établis entre le lac d'Aleg et le fleuve. On sait par la tradition que Mokhtar, père de Mohammed, a été enterré à Oumm Djeljel, près de Regba, et que Aghrich, son grand-père, mort de maladie, a été enterré à Taboumlib, près d'Ouezzan. Quant à Seddoum, père d'Aghrich, il fut tué au cours d'un rezzou et fut enterré à Oumm Abboun, dans le Zemmour. Le tombeau de son père, Siyed, l'ancêtre éponyme, se trouve dans l'Agan.
Les Oulad Siyed et, à l'occasion, les Oulad Normach se signalaient par d'incessantes incursions dans le Fouta. Les Chroniques de Siré Abbas signalent une longue et cruelle guerre de sept ans que le Cheikh Souleïman Bal et les derniers souverains de la dynastie de Tenguella soutinrent contre les pillards Oulad Abd Allah, vers 1770.
Le document anglais précité, de 1767, donné par Golberry, relata qu'à cette date déjà les coutumes sont payées à Mohammed ould Mokhtar.
Un peu plus tard, en 1785, quand les Anglais ont dû vider les lieux, un document officiel français nous atteste à nouveau la présence de Mohammed ould Mokhtar à la tête de l'émirat brakna.
Le 10 mai 1785, Mohammed ould Mokhtar, «roi», dit le texte français, «sultan», dit le texte arabe, des Brakna, signait sous les auspices et protection du gouverneur, comte de Repentigny, avec le sieur Durand, directeur général de la Compagnie de Commerce du Sénégal, un traité d'amitié et de réglementation de la traite de la gomme.
Il était réglé en substance dans cet acte, où le texte français déforme toujours le nom de l'émir en «Ahmed Mokhtar»:
a) La Compagnie a le droit d'établir un comptoir à Podor et d'autres comptoirs dans tout autre point du territoire d'Ahmed avec liberté entière de traite sur toutes matières.
b) Ces établissements sont sous la sauvegarde spéciale de Mohammed Mokhtar.
c) Suppression de tout commerce direct ou indirect avec les Anglais, avec gratification à l'émir chaque fois qu'il arrêtera une caravane allant chez les Anglais de Portendik.
d) Promesses des bons offices de l'émir pour l'activité de la traite, la fixation du «kantar» au plus bas prix et à la plus haute mesure possible, l'aplanissement de toutes difficultés.
e) Versement d'une coutume annuelle: 1o à l'émir (400 pièces de Guinée, 100 fusils fins, 200 barils de poudre de 2 livres, etc., sans oublier une moustiquaire, plus une pièce de guinée par huit kantar mesures et conduits à bord; 2o à Sidi Eli, frère du roi (14 pièces de guinée, etc.); 3o à la femme du roi (8 pièces de guinée, etc.); 4o à Fatma, sœur aînée du roi (4 pièces de guinée, etc.); 5o à chacune des quatre jeunes sœurs de Mohammed Mokhtar et à sa fille (2 pièces de guinée); 6o au premier ministre (5 pièces de guinée, etc.); 7o pour les soupers de Sidi Ely et des marabouts qu'il loge chez lui (1 mouton et 2 bouteilles de mélasse); 8o pour sa suite (id). Tous ces objets payables un tiers au commencement de la traite, un tiers au milieu, et un tiers à la fin.
Le total des coutumes versées aux Brakna était évalué, en 1787, d'après le livre de comptes de la Compagnie, à 5.598 livres.
L'émir Mohammed ould Mokhtar, allié aux Id Ou Aïch, soutint une lutte implacable contre son voisin Eli Kouri du Trarza. Un combat violent, dit Mohammed Youra, s'engagea près du puits d'In Temadhi (un peu avant 1786, année de la mort d'Eli). Les Trarza vaincus durent prendre la fuite vers l'ouest. Après une course éperdue, ils arrivèrent à Kheroufa, célèbre alors par un grand arganier. Rejoints en ce point par Homeïada ben Ali, descendant d'Ahmed ben Dâmân, et par un parti de guerriers, ils firent face à l'ennemi. Le sort changea. Les Trarza reprirent le dessus et poursuivirent à leur tour les Brakna, qui se hâtèrent de tourner bride vers l'est. La tradition rapporte qu'au puits de Djefaïf les fugitifs rencontrèrent un campement de tolba qui abreuvaient leurs bœufs. Un des guerriers brakna, fatigué de cette course éperdue, sauta sur une vache pour continuer sa route, mais celle-ci fit un bond et jeta à terre l'homme qui tomba malencontreusement, montrant que, sous sa chemise, il n'y avait pas de culotte, ce qui fit rire tout le monde.
La lutte devait prendre des proportions plus grandes encore par l'entrée en scène des «Foulhas» (Toucouleurs sans doute), alliés des Brakna. «Nous fûmes, en 1786, décrit Golberry, les témoins oisifs et inutiles de l'explosion qui fermentait depuis plusieurs années.
En 1785, Hamet-Mokhtar, roi des Brachknaz, homme à la fois lâche, orgueilleux et insolent, parce qu'il était soutenu par le roi des Foulhas, enleva la femme favorite d'Eli-Kouri, et sut si bien s'attacher cette femme qu'elle fit déclarer à son premier maître, qu'elle se séparait à jamais de lui.
Les hostilités recommencèrent l'année suivante. Eli Kouri provoqua Mohammed ould Mokhtar. Le combat s'engagea, en octobre 1786, à 20 lieues de Saint-Louis. Eli Kouri fut vaincu et tué.
Le vainqueur Mohammed ould Mokhtar ne fut pas exempte de souci, car peu après le «Siratick-almami» attribuant la victoire à ses 400 guerriers» prétendit faire la loi, non seulement aux Trarshaz, mais aussi aux Brachknaz, aux Darmanko, aux rois nègres ses voisins, et même aux Français du Sénégal.
Golberry constate encore en 1785-1787 «que les Darmanko (= Ida Ou Al-Hadj, du Trarza), ont pour les Brakhknaz un attachement et une déférence qui ne se sont jamais démentis; que leur chef témoignait le plus grand respect pour Hamet-Mokhtar (Mohammed Mokhtar), chef des Brachknaz, qu'il le reconnaissait comme «roi, comme général de la nation, comme le père de la famille des Agrichys; que, dans toutes les circonstances, les intérêts de ces deux tribus sont toujours réunis, toujours compris dans les mêmes traités, et que le roi des Brachknaz discute, agit, conclut tout seul pour ces tribus germaines, sans que jamais il y ait aucune réclamation, aucune opposition de la part des Maures Darmanko.»
Golberry qui a vu à peu près juste l'immigration des hassanes (les Maures Oulad, comme il les appelle, oubliant le mot principal: Hassan) fait venir ensemble du Nord les Brakna et les «Ouled El-Hadj». Ces tribus, dit-il, «n'en formaient autrefois qu'une seule», ce qu'il faut entendre non au sens des origines ethniques, puisque les Brakna sont Arabes, et les Ida Ou Al-Hadj, Berbères, mais au sens de la confédération d'une tribu guerrière et d'une tribu maraboutique. Mieux encore, l'intérêt économique explique cette alliance du dix-huitième siècle, qui a disparu par la suite. Golberry signale avec justesse cette cause: «Ils s'attribuèrent la possession du territoire compris entre celui des Trarchaz et le Ludamar, l'exploitation des forêts (de gomme) d'Al-Fatack et d'El-Hiebar, ainsi que plusieurs mines de sel, situées dans ces déserts de sable.
Mohammed ould Mokhtar eut les honneurs de la correspondance qu'adressait régulièrement Boufflers à Mme de Sabran. Il est vrai que la relation de Boufflers est loin d'être flatteuse pour l'émir brakna et que si celui-ci avait pu se douter du jugement ironique du Gouverneur, il aurait été moins ravi de l'entrevue. Mais peut-être cette impression défavorable est-elle due à la chaleur de 50° Réaumur, à l'ombre, que Boufflers eut à supporter, ayant eu l'idée fâcheuse de faire son voyage au mois d'avril (1787). L'émir maure «lui parut misérable et rapace».
Il dit encore: «C'est un homme fort puissant, mais fort doux et en même temps fort dévot. Il n'aime que les femmes et les prêtres, et passe sa vie le plus qu'il peut à Podor pour être loin de son camp, loin de ses ennemis. Il habite une mauvaise chambre du fort avec une femme en titre et trois ou quatre dames d'honneur qui en manquent de temps en temps, livré aux conseils de ses marabouts qui lui laissent faire toutes ses sottises et toutes ses fredaines, pourvu qu'il porte une centaine de leurs petits scapulaires qu'ils appellent gris-gris, et qu'il fasse par jour environ huit à dix prières ridicules sur une peau de mouton qu'on étend à ses pieds. Le reste du temps, il converse—cela s'appelle palabrer—sur les intérêts de sa prétendue couronne et le résultat de tous ses palabres est de demander des présents et des secours qu'on ne lui donne que le moins qu'on peut, d'emprunter au tiers et au quart des étoffes, des fusils et d'autres marchandises, sous prétexte d'une guerre à soutenir, mais qu'il donne par le fait à tout ce qui l'entoure... Sa figure est assez belle; il ressemble à une sainte face dont la couleur aurait beaucoup poussé au noir. Il est plutôt drapé qu'habillé d'une manière très pittoresque, presque toujours en blanc. Du reste, il a absolument la dégaine d'un roi fainéant et, qui plus est, d'un roi mendiant.»
Les deux interlocuteurs échangèrent des cadeaux. Boufflers reçut pour sa part un cheval du fleuve. Après quoi, il confirma l'alliance traditionnelle et s'empressa de venir à Saint-Louis.
Le 29 mars 1793, an II de la République, un décret de la Convention nationale interdit toute relation avec l'émir. En voici le texte:
«La Convention nationale, voulant obtenir la réparation des vexations que Hamet Moktar, chef de la tribu des Maures braknas, s'est permises envers les Français qui sont allés dans ce pays pour faire la traite de la gomme, Décrète ce qui suit:
«Article premier.—Il sera signifié à Hamet Mokhtar, chef de la tribu des Maures Braknaz, que la Nation française ne lui paiera plus aucune coutume, et cessera toute relation de commerce avec lui jusqu'à ce qu'il ait réparé les vexations qu'il s'est permises envers les Français et qu'il ait donné des otages, qui répondent de sa conduite pour l'avenir.
«Art. II.—Il est défendu provisoirement à tout bâtiment français de faire aucune traite de gomme à l'escale qui est sous la domination d'Hamet Mokhtar; le conseil exécutif est autorisé à établir sur la rivière un bâtiment armé qui fera respecter cette défense.»
L'émir ne conçut aucune fierté de cette marque d'attention spéciale de notre Convention nationale. Les démarches qu'il se hâta de faire et les assurances qu'il donna pour l'avenir firent surseoir à ce décret, mais l'exécution allait en être décidée quelques années plus tard.
En 1799, en effet,—une délibération du 14 ventôse, an 7, nous l'atteste,—des envoyés d'Amar Koumba, émir des Trarza, se présentaient devant le Commandant (Blanchet) et les principaux habitants du Sénégal (Comié, Pellegrin, Pierre Dubois, Blandin fils, etc.), «assemblés en la maison du Gouvernement», et informaient les Français de la part de leur maître que l'émir Brakna se préparait à faire la guerre au Sénégal et qu'il avait député son fils Aghrich à Amar Koumba pour lui communiquer sa résolution et le presser de se joindre à lui. L'émir des Trarza avait refusé, et la rupture des bonnes relations avec les Brakna en était résultée.
Comme suite à cette délibération, Amar ould Koumba était remercié au nom du Gouvernement français et recevait un «présent extraordinaire», tandis que Mohammed Mokhtar voyait mettre à exécution contre lui les mesures hostiles prescrites par la Convention.
Mohammed Mokhtar disparaissait peu après (vers 1800).
2.—Sidi Eli Ier (vers 1800, † 1810).
L'émir Mohammed ould Mokhtar fut remplacé, à sa mort, par son frère Sidi Eli (vers 1800). C'est dans cette branche cadette que s'est perpétué le commandement.
Les relations de Sidi Eli avec les Français furent cordiales. On le voit intervenir en médiateur, au début de 1806, entre les Français et le Fouta agité par la révolution musulmane. Ses bons offices aidèrent à la conclusion du traité du 4 juin 1806, où il apparaît comme premier ministre de l'almamy Abdoul-Qadir, «Roi des musulmans du Fouta».
Les préliminaires du traité portent en effet: «Au nom de Dieu et de S. M. Impériale Napoléon Ier, paix, amitié et bonne intelligence entre tous les habitants du Sénégal, et ceux du pays Fouta, qui seront tenus de part et d'autre, après la ratification d'Almamy, de se conformer aux conventions et règlements prescrits et arrêtés définitivement par le général Blanchot, commandant pour S. A. M. I., d'une part, et de l'autre par Sidi Eli, fils de Mokhtar Agrisse, chef de la tribu des Bracknas, chargé des pouvoirs d'Almamy...»
Pour reconnaître ces bons offices, le Gouvernement français lui versa, pendant les deux années où il se maintint encore au Sénégal, «une coutume d'honneur». Cette coutume devait être reversée à son fils Ahmeddou dans le traité de 1819. Elle continua d'être payée jusqu'à Faidherbe. On le trouvera en annexe dans l'état des coutumes de 1840, donné à titre d'exemple.
Mais ce qui apparaît à cette heure, c'est que les Maures brakna, tant guerriers que marabouts, après avoir considérablement aidé au succès du parti torodo et de la révolution religieuse du Fouta (fin du dix-huitième siècle), vont conserver pendant tout le dix-neuvième siècle une influence considérable sur les dirigeants du peuple toucouleur tant du Fouta occidental (Toro, Lao) que du Fouta oriental (Yrlabé, Ebyabé, Bosséa).
On a conservé de Sidi Eli le traité passé, le 7 juin 1810, avec le lieutenant-gouverneur Maxwell, représentant de l'autorité anglaise, qui venait de conquérir le Sénégal. Ce traité est identique au traité que passa le même jour le lieutenant-colonel Maxwell avec l'émir des Trarza. Il est à remarquer que pour la première fois les émirs brakna y reçoivent leur titre exact: «chef d'une tribu des Brakna», c'est-à-dire les Oulad Siyed.
Les dispositions de ce traité sont beaucoup moins minutieuses que celle des traités français. Le principe des coutumes est reconnu, mais la liste en est dressée individuellement pour chaque bâtiment arrivant à l'escale, après entente entre le capitaine et le subrécargue et le chef maure. Une copie de cette liste reste entre les mains des deux parties contractantes.
En l'absence de l'émir, c'est Mohammed Sidi, son premier ministre qui le remplace.
A la disparition des Anglais, Sidi Eli s'empressa de renouer les relations avec les Français. «Ma joie a été à son comble, écrivait-il en 1817 au colonel Schmaltz, en apprenant votre arrivée au Sénégal»; et il ajoutait immédiatement: «Remettez à mes envoyés la coutume que les Français omirent de payer, lors de la prise du Sénégal par les Anglais, ainsi que celle dont ces derniers s'emparèrent, l'année passée, dans l'affaire du bâtiment de Fara Blondin.»
3.—Ahmeddou Ier (1818-1841).
Ahmeddou Ier succéda à son père Sidi Eli, au début de 1818. Le tombeau de ce dernier se trouve à Arroug, dans le Chamama.
Il faisait, dès les premiers jours, la preuve de sa bonne volonté, en offrant ses services au gouverneur, qui avait alors des difficultés avec certaines tribus peul et avec des villages du Oualo. On lui fit tenir des secours en armes et en munitions. Il passa le fleuve avec quelques bandes et pilla plusieurs villages ennemis et par-dessus le marché Nguik, qui nous était dévoué. Cette guerre s'accompagna de pamphlets, suivant la coutume maure. A une satire, que nous n'avons pas, et qui fut envoyée sur Sidi Eli aux gens de Nguik, ceux-ci répondirent:
Dieu lui-même a défendu aux malfaiteurs de se trouver face à face avec ses serviteurs.
Eli s'il amène la destruction sur le pays de son père, doit être repoussé par les honnêtes gens.
N'est-ce pas déjà assez qu'il ait été cause de la ruine de notre village et de celui de Ouadan?
Nous, gens de Nguik, nous ne saurions être contents d'Eli si le Gouvernement n'en est pas content lui-même.
Que lui et sa bande viennent dans notre village et nous les chasserons sans retard.
Et pourquoi Nguik ne les chasserait-il pas? N'ont-ils pas amené la ruine sur Nguik?
Au même moment, des combats victorieux contre ses voisins Trarza: Oulad Dâmân, Oulad Sassi, Ahel Attam asseyaient son influence et sa réputation.
Le 20 mai 1819, Ahmeddou conférait à l'escale du Coq avec le colonel Schmaltz, commandant pour le roi et administrateur du Sénégal et dépendances. Un traité était signé le même jour.
Le préambule constate «la conduite juste et irréprochable, tenue par Ahmeddou envers les traitants de Saint-Louis, le grand intérêt qu'il a de se conserver en bonne intelligence avec les Français, et—ici nous retrouvons Schmaltz et ses projets de colonisation agricole—les immenses avantages, qui résulteraient infailliblement pour lui, son pays et ses sujets, si le système de colonisation projeté sur la rive gauche du fleuve, était en même temps exécuté sur le territoire considérable et populeux qu'il possède sur la rive droite». Cette belle prose coulait en vain, car elle n'est pas traduite dans le texte arabe du traité.
Voici les principales dispositions de cet acte:
a) Ahmeddou, «roi de la tribu des Bracknas», s'engage à favoriser par tous les moyens la traite de la gomme et tout autre commerce;
b) Maintien des coutumes sur les bases anciennes;
c) Ahmeddou s'engage à se conformer aux règlements, pris par le commandant pour empêcher la fraude, et à ne jamais arrêter ou suspendre la traite, avant d'en avoir référé au commandant et reçu sa réponse. Ces dispositions sont nouvelles et témoignent de l'emprise de plus en plus profonde de l'autorité française.
d) Neutralité d'Ahmeddou dans les guerres au Sénégal;
e) Ahmeddou «invite» (!) le commandant français à diriger sur son pays des sujets du roi de France pour y former, conjointement avec les siens des établissements de culture, comme ceux qui étaient alors tentés sur la rive gauche dans le Ouale;
f) Cession à la France des territoires propres à la formation d'établissements agricoles;
g) Autorisation de construire des forts et d'y mettre des garnisons;
h) Maintien au fils de la coutume d'honneur versée au père, Sidi Eli.
Schmaltz professait pour Ahmeddou une grande estime et cherchait à l'intéresser à ses plans de colonisation. Il écrit de lui au ministre, le 27 mai 1820, alors que pourtant ses bonnes relations avec l'émir sont déjà rompues. «Ce prince avait toujours paru distingué, parmi les Maures, par des pensées plus grandes, une inclination toute favorable à adopter les idées des Européens. Sa justice sévère et sa loyauté avaient ramené l'ordre dans son escale et gagné la confiance des traitants.»
Schmaltz signale encore que l'émir avait un «vif désir d'obtenir la concession d'une nouvelle coutume annuelle, appartenant en propre à l'aîné de ses enfants, et non divisible entre les princes comme le sont les autres. Il espérait par ce moyen fixer la royauté dans sa famille, en raison de la prépondérance que donneraient à l'héritier présomptif les richesses dont il pourrait disposer.» On ne sait qui du courtisan Schmaltz ou du cupide Ahmeddou eut, le premier, cette idée géniale.
Malgré ces bons rapports, malgré la nécessité qui s'imposait à Ahmeddou, en guerre avec les Id Ou Aïch, de s'appuyer sur nous pour éviter les défections de nombre de ses gens et pouvoir tenir tête à ses ennemis, l'émir se laissa entraîner par les excitations religieuses et xénophobes des «Foulhas». L'année précédente (1819), Schmaltz avait créé le poste de «Baquel» et montré sa volonté de faire la traite dans le haut fleuve, en s'en tenant rigoureusement aux termes des actes passés avec les almamys du Fouta et sans autre condition. Les choses s'envenimèrent très rapidement. Schmaltz, qui était venu en février 1820 à Podor, pour éclairer la situation et faire cesser les attaques des convois, ne put rien obtenir et fut bientôt lui-même assailli.
Il croyait pouvoir compter sur Ahmeddou, avec qui il avait eu plusieurs entrevues à Podor même, et qui l'avait assuré de son dévoûment. Il n'en fut rien. Ahmeddou se laissa entraîner par l'exemple des Trarza et des Poule-Toucouleurs qui, les premiers, sous la conduite de leur émir Amar ould Mokhtar, non reconnu par nous, les autres sous le commandement de l'almamy Siré, de Tierno Moli et de l'éliman Bou Bakar, tentaient d'ameuter tout le pays contre nous, au lendemain de la réoccupation de la colonie. On escomptait même la coopération du damel du Cayor. Toutes ses bandes envahirent le Oualo, qui venait de conclure avec nous un traité de commerce et d'amitié et dont le brak restait fidèle à ses engagements. Une petite colonne marcha de Saint-Louis à leur rencontre. Elle se renforça d'auxiliaires ouolofs, chassa les pillards du Oualo, et envahit à son tour les abords du Fouta. Deux villages furent détruits par l'artillerie de la flotille fluviale. Les Maures se hâtèrent de repasser le fleuve. La paix fut conclue aussitôt avec les Foutanké. Les pourparlers s'engagèrent avec les Trarza et les Brakna, mais ce n'était plus Schmaltz qui les devait faire aboutir.
Le 25 juin 1821, un nouveau traité de commerce et d'amitié était signé avec Ahmeddou. L'auteur en était le capitaine de vaisseau Le Coupé, successeur de Schmaltz. Il y est dit en substance:
a) Ahmeddou s'engage à favoriser par tous les moyens la traite de la gomme et tout autre commerce;
b) Maintien des coutumes, versées tant par le commerce que par le Gouvernement, mais le payement en sera effectué à Saint-Louis à la fin de la traite. Pas de traite, pas de coutumes;
c) En cas de difficultés entre la France et le Toro sénégalais, transfert de l'escale hors de la portée des Foutanké;
d) En cas de discussion de l'émir avec un traitant, suspension de la traite pour ce seul commerçant. Règlement de la question par l'émir et l'assemblée des traitants;
e) Neutralité des Brakna dans les guerres sénégalaises et reconnaissance de la propriété des habitants de Saint-Louis sur le Oualo;
f) Projets d'établissement de culture, notamment de coton, dans le Chamama. Dispositions réciproques à ce sujet.
Ce traité scellait l'alliance de Saint-Louis et des Brakna. Il était la récompense des services rendus par Ahmeddou, qui, sur les désirs du gouverneur, avait attaqué le village de Dialmath, tué un homme, fait prisonnier trois autres, et effectué un certain nombre de pillages. L'éliman Bou Bakar était ainsi puni d'avoir arrêté un navire, qui allait faire la traite à l'escale du Coq.
Les relations continuèrent, très inégales comme toujours, avec le chef des Brakna. Le baron Roger en trace, le 28 août 1824, un portrait moins flatteur que celui de Schmaltz: «Amedou, chef des Maures Braknas, est du caractère le plus perfide, et pour l'avidité, il ne le cède à aucun Maure. Il faut l'écouter, accueillir même ses propositions, en lui promettant de riches récompenses, en cas de succès, mais on doit bien se garder de rien lui délivrer d'avance, c'est un véritable escroc.»
Il constate en même temps que Sidi-Aïba, un des principaux chefs chez les Brakna, esprit remuant, avide, menace d'abolir l'escale de Bakel, qui fait depuis longtemps ombrage à celle des Brakna, soit qu'il veuille favoriser celle-ci, soit qu'il ait le projet d'en établir une pour son compte, soit qu'il cherche seulement à se faire acheter. Il est accompagné et conseillé par un nommé Moksé, ancien ministre disgracié de l'escale des Brakna, fripon, rusé, qui connaît bien les Européens et qui peut faire beaucoup de mal.»
C'est peu après, en fin 1824, que René Caillié fit dans le campement brakna le séjour qui devait le préparer à jouer son rôle de jeune Égyptien dans la traversée de l'Afrique, de Boké à Tanger. Il arrivait à Podor, le 29 août 1824, et en repartait immédiatement avec les agents «de Hamet-Dou» qui revenaient de Saint-Louis, où ils avaient touché les coutumes. Il s'installa misérablement dans le campement de «Mohammed-Sidy-Mectar, grand marabout du roi et chef de la tribu des Dhiédhiébe». Il venait en effet se mettre à l'école de ce saint homme, dans le but, disait-il, de se convertir à l'Islam.
Après une visite, trop longue à son gré, à l'émir, dont le camp «pouvait contenir à peu près 100 tentes et de 4 à 500 habitants» il revint chez son marabout, s'arma d'une planchette à ânonner le Coran, et à chanter les louanges du Prophète. Il vécut ainsi neuf mois, bousculé par les uns, relativement bien traité par les autres, s'entraînant inlassablement à la terrible aventure dans laquelle il allait se jeter, et qui a fait de lui le premier de nos explorateurs par l'énergie et la force du caractère.
Au début de mai 1825, s'étant rendu compte qu'il lui fallait des subsides pour se constituer une façade respectable en tribu, il descendit à Saint-Louis, et demanda un secours au gouverneur. Des offres insuffisantes lui furent faites. La mort dans l'âme, Caillié dut abandonner son double projet de retourner achever son éducation dans le Brakna et de partir à travers le Sahara par Oualata et Tombouctou.
Ses compagnons brakna, comprenant alors qu'ils avaient été dupés par son faux zèle pour la religion musulmane, l'abreuvèrent d'injures et s'en retournèrent bredouilles.
René Caillié s'est plaint avec amertume—et non sans raison—de n'avoir pas été soutenu par l'administration. Il faut reconnaître au moins que celle-ci, à son insu, veilla sur lui pendant son équipée au Brakna, et fit comprendre à Ahmeddou que ses sujets établis à Saint-Louis étaient garants de la sécurité du voyageur.
Caillié a laissé au tome Ier de son «Journal» plusieurs chapitres consacrés à l'ethnographie des Maures. S'ils souffrent, par le manque de méthode habituel de l'auteur, de certains défauts littéraires, et notamment d'une exposition convenable, ces renseignements n'en sont pas moins d'une sincérité et d'une véracité parfaites. C'est peut-être encore à l'heure actuelle ce qui a été écrit de plus juste et de plus intéressant sur les mœurs et les coutumes maures.
Retenons simplement ici:
Chacune de ces tribus (brakna, qu'il vient d'énumérer) a son chef particulier et indépendant. Hamet-Dou est reconnu roi par le Gouvernement français; c'est à lui que l'on paye les coutumes pour favoriser la traite de la gomme; il reçoit celles que payent les navires traitants; mais les marchandises qui en proviennent sont partagées entre tous les chefs et les princes, et ceux-ci les distribuent ensuite à leurs sujets. Les marabouts ne reçoivent rien des princes.
Ces tribus se font souvent la guerre entre elles et peuvent l'entreprendre sans le consentement du roi. La couronne n'est héréditaire qu'autant que le roi laisse en mourant un fils majeur: s'il meurt sans enfants, et même s'il ne laisse que des fils mineurs, la couronne revient à son frère qui la conserve jusqu'à sa mort; alors, s'il y a eu des fils mineurs du roi précédent, l'aîné rentre dans ses droits et reprend la couronne de son père.
En 1834, l'état de guerre déclarée entre la France et les Ouolofs de Fara Pinda dans le Oualo et les Trarza provoqua la fermeture des escales du bas fleuve et un afflux considérable de caravanes maures et de navires saint-louisiens à l'escale du Coq. Aussi une convention particulière intervient-elle, le 5 mai 1834, entre Ahmeddou et le capitaine Caillié, représentant du gouverneur, pour fixer la traite de la gomme par des mesures spéciales à cette année-là. Les coutumes furent prélevées sur la quantité de gomme traitée et non sur le jaugeage des bâtiments (cf. annexe).
Cette année-là, la traite se fit sous forme d'association en participation, et par parts égales conformément à une convention qui fut adoptée par les habitants de Saint-Louis et approuvée par le gouverneur (cf. annexe).
A ce sujet, il est intéressant de citer une lettre, écrite l'année précédente (24 juin 1834) par le gouverneur de Saint-Germain «au Commandant de l'escale des Braknas». Elle témoigne de l'insatiable avidité des émirs maures et de l'incurable rivalité des traitants.
Tâchez de faire comprendre à Ahmeddou qu'il ne m'est pas permis de faire ce que la loi défend (de lui faire des avances), et que ce qu'il demande est réellement contraire à ses intérêts. Invitez en même temps les traitants à lui refuser des avances payables en gomme.
C'est là la véritable origine des mauvaises affaires qu'ils ont faites depuis nombre d'années. S'ils n'avaient pas l'imprévoyance de se lier par ses avances, ils seraient libres de changer d'escale, lorsqu'ils éprouvent des vexations et ils obligeraient par là les Maures à établir entre chaque escale, une rivalité de bons procédés au lieu de la rivalité d'extorsions qui existe aujourd'hui. Cette position, considérée dans ses résultats, est de beaucoup préférable à quelques minces profits qui se font sur les avances.
Je ne saurais trop le répéter: les habitants de Saint-Louis seront, du jour qu'ils le voudront, les maîtres de la traite de la gomme, dont ils ne sont que des esclaves. Ils ont malheureusement fait choix du premier rôle: qu'ils l'abandonnent dès aujourd'hui. Le Gouvernement fait pour eux tout ce qui est en son pouvoir: conseils, assistance, protection; qu'ils fassent aussi quelque chose pour eux-mêmes.
Le correspondant du gouverneur, était le capitaine Caillié, qui, commandant de l'escale du Coq et chargé des relations avec les Brakna, y fit preuve des plus sérieuses qualités de curiosité documentaire, d'adresse et de tact. Il inaugurait les éminents services que jusqu'en septembre 1847, date de sa mort en rade de Gorée, il devait rendre à la colonie, en qualité d'inspecteur mobile de la Traite et de directeur des Affaires extérieures. Il n'eut pas déparé ces bureaux arabes qui menaient alors, avec tant d'éclat, la politique indigène de l'Algérie; on retrouve son action habile dans toutes les négociations avec les chefs et les tribus maures, et il en manœuvre tous les fils à la fois. Le souvenir de cet officier de talent est conservé par le nom d'une rue de Dakar.
Un dernier traité devait être conclu avec Ahmeddou, le 9 mai 1839, par les soins du capitaine de vaisseau, gouverneur Charmasson. Il avait pour but de mettre fin aux violences exercées par les Brakna sur les traitants saisis en fraude de gomme, hors des limites de l'escale du Coq. Il comportait en substance:
a) Tout traitant, surpris en fraude, sera tenu de payer la même coutume que le navire de même tonnage commerçant légalement à l'escale;
b) Le navire fraudeur sera conduit au Coq ou à Dagana par les soins d'Ahmeddou;
c) L'embargo ne pourra être mis et la coutume perçue que par le ministre de l'émir;
d) Le bâtiment fraudeur, arrêté par les Français, sera envoyé d'office au Coq.
Les pillages commis par les Brakna seront remboursés par les soins de l'émir au double de leur valeur.
A cette date également se place l'intervention du Gouvernement pour obtenir des deux émirs trarza et brakna la cessation de leurs courses dans le Diolof. Le bour voulut bien s'engager au payement d'un tribut envers l'émir Mohammed Al-Habib, et le taux en fut fixé, en mai 1840, à 200 bœufs, tous les deux ans, mais il ne voulut rien promettre à Ahmeddou qu'il ne craignait pas. L'état d'hostilité se maintint ainsi pendant plusieurs années. Mais cette solution partielle suffisait au gouverneur, qui ne cherchait que la possibilité d'établir en paix un poste à Mérinaghen.
Le long règne d'Ahmeddou (1818-1841), s'écoula non sans difficultés avec les campements de la branche aînée. Elles commencèrent avec Ahmed, fils aîné d'Ahmeïada, qui revendiquait le pouvoir pour les Oulad Normach, et s'accentuèrent beaucoup plus avec son frère Mokhtar Cheikh qui, à sa mort, pris sa succession politique.
Les hostilités durèrent plusieurs années et provoquèrent le jeu des alliances ordinaires Brakna—Id Ou Aïch. Les Normach trouvèrent des subsides et des partisans chez leurs alliés Abakak. Les Oulad Siyed firent appel au concours des Chratit, dont Ahmeddou avait épousé une fille. La victoire resta aux Oulad Siyed, et Mokhtar Cheikh dut s'enfuir dans le Tassaguert, où il meurt vers 1835. Cette mort n'arrêta d'ailleurs pas les hostilités. Ses frères continuèrent par intermittence la lutte contre Ahmeddou, et celui-ci s'en plaignait encore au gouverneur, en 1840, et lui demandait des secours.
Le combat le plus chaud de ces luttes intestines paraît avoir été celui de Youga, que Bouvrel décrit en ces termes: «Les cousins d'Ahmeddou, Mohammed-Sidi, Mbaoua, Ahmet-Sidi et Mokhtar, jaloux de ce que le roi touchait les coutumes sans les partager avec eux, lui déclarèrent la guerre et appelèrent à leur secours Mohammed Ould-Zoueïd Ahmed, cheikh des Douaïch et père de Bakar. Les deux armées se rencontrèrent à Youaga (non loin du marigot de Guet-nguérè), vaste plaine de dix lieues de tour, sans arbres et parfaitement unie. La bataille dura trois jours, et la victoire resta au parti d'Ahmeddou, malgré son infériorité numérique. Il perdit 54 hommes, et les révoltés 98. Ces derniers vaincus se réfugièrent dans le Tagant. On voit près de Youga le tombeau d'un grand marabout, Moctar Ali, près duquel les marabouts brakna viennent en pèlerinage chaque année.» On y voit aussi les tombes des guerriers morts ce jour-là.
Ahmeddou mourut en 1841, involontairement empoisonné par sa femme, Leïla ment Rassoul, du campement princier des Chratit (Id Ou Aïch). Celle-ci ne lui ayant pas donné d'enfants, il avait épousé la fille d'un de ses haratines, qui lui donna un fils. Ce fut Sidi Eli, qui ne devait disparaître qu'en 1893, après avoir été mêlé, pendant un demi-siècle, à l'histoire des Brakna et à notre politique. Or Leïla, jalouse, comme il convient, de l'enfant de son mari et de la famille de sa co-épouse, qui affichait une attitude blessante à son endroit, résolut de faire disparaître ses adversaires. Elle versa du poison dans la calebasse familiale, alors que son mari était absent. Mais par une circonstance fâcheuse, il rentra impromptu et but le lait empoisonné avec un de ses frères consanguins, son fils: Mohammed, et Al-Khedich, son frère utérin, notable influent des Oulad Siyed. Tous décédèrent. L'enfant, âgé de huit ans, et sa mère avaient échappé au danger.
Le long règne d'Ahmeddou avait popularisé ce prince dans le commerce français installé à Saint-Louis. Entre 1840 et 1850, on voit un trois-mâts, du port de Nantes, décoré du nom de «Roi Hameddou» effectuer des transports constants entre la France et le Sénégal.
4.—Mokhtar Sidi (1841-1843).
La mort d'Ahmeddou fut le signal de déchirements intérieurs chez les Brakna. Une partie de la tribu, et notamment les Oulad Normach, les Oulad Mançour et des campements Oulad Siyed, élurent un cousin d'Ahmeddou, Mokhtar Sidi ould Sidi Mohammed, avec qui nous étions en relations depuis plusieurs années, et qui protégeait l'escale de Gaë, transportée ensuite à Cham. La plus grande partie des Oulad Siyed et le reste des Brakna, guidés par Ndiak Mokhtar, vizir d'Ahmeddou Ier, «un vilain homme» comme l'appelle le gouverneur Pajol et par Bou Bakar, fils de Khodiéh, l'empoisonné, portèrent à l'émirat Mohammed Rajel ould Mokhtar ould Sidi Mohammed, par conséquent, cousin aussi d'Ahmeddou et neveu du précédent.
La lutte s'engagea aussitôt, et chaque parti chercha des alliances. Les frères d'Ahmeddou et notamment Al-Hiba et Bakar, partisans de Mokhtar Sidi, allèrent lui chercher du secours chez Mamadou Biram, almamy du Fouta. Les Oulad Siyed n'attendirent pas l'arrivée des contingents noirs. Ils se jetèrent sur Mokhtar Sidi et dispersèrent ses bandes, puis, se retournant contre Bakar et Al-Hiba, qui arrivaient avec un groupe de Toucouleurs, ils les battirent, refoulèrent les Toucouleurs sur la rive gauche, tuèrent Bakar et mirent en fuite Al-Hiba.
Ces luttes intestines arrêtaient depuis deux ans la traite. Le gouverneur p. i. Pageot des Neutières résolut d'y mettre fin, en faisant disparaître du territoire brakna l'émir qui ne ralliait pas la majorité des suffrages Oulad Siyed, tribu en qui nos relations d'un siècle nous avaient habitués en quelque sorte à voir le corps électoral du groupement. Une circonstance heureuse permet d'appréhender, sans encombre, Mokhtar Sidi.
On venait d'apprendre le 27 janvier 1843 que le prince avait pillé un cotre de Saint-Louis qui avait atterri non loin de son campement. Caillié partit le soir même. Il se saisit de Mokhtar Sidi et l'emmena à Saint-Louis. Quelques temps après, le gouverneur Bouet-Willaumez fit instruire son affaire. Les griefs ne manquaient pas. Mokhtar Sidi reconnut que c'était lui qui avait donné l'ordre de couper les routes et d'intercepter les caravanes de gomme, parce que son rival était maître de l'escale. Par ailleurs, le prince avait soulevé la haine d'un certain nombre de traitants en dénonçant à Saint-Louis ceux qui faisaient la traite clandestine de la gomme, et même en en poursuivant quelques-uns devant les tribunaux. Il fut dès lors envoyé au Gabon, que nous venions d'occuper l'année précédente, et interné au fort d'Aumale. Il inaugurait ainsi la série des internements politiques dans cette colonie, qui devait se perpétuer jusqu'à nos jours.
Cette mesure eut diverses conséquences. Sur les habitants de Saint-Louis, elle produisit une impression profonde. Ils craignaient une réaction des peuples riverains. Ils croyaient voir leur commerce anéanti; l'inquiétude était à son comble. «Il n'en fut rien.»
Sur le fleuve, les conséquences furent assez inattendues. Les partisans de Mokhtar furent dans la stupéfaction.
Réunis aux chefs du Toro, dit une lettre du gouverneur p. i. Laborel, à la date du 28 juin 1844, ils restèrent plusieurs jours dans l'inaction la plus complète; un choc aussi violent les avait étourdis. Ils allaient enfin se décider à se réunir en conseil, lorsque l'arrivée de l'almamy parmi eux les détermina à attendre sa décision. Celui-ci, malgré tous ses efforts dans le Fouta (dont il était le chef), n'avait pu parvenir à entraîner ces peuples dans la querelle, et ne voulant point abandonner ses projets de vengeance, il s'était jeté dans le Toro, qu'il espérait encore soulever; là il mit tout en œuvre pour exciter la haine contre les Blancs et stimuler les partisans de Moctar. Mais au lieu de l'enthousiasme et du dévouement qu'il avait espéré il ne trouva qu'irrésolution et découragement. D'un autre côté l'air rassuré des Oulad Sihit[4] et les démonstrations imposantes du Sénégal leur inspiraient de sérieuses craintes.
[4] C'est-à-dire des partisans de Mohammed Râjel, dont les Oulad Siyed constituaient la principale force.
Il se détermina donc à essayer de la voie des négociations et m'écrivit une lettre dans laquelle, après avoir rejeté sur les Oulad Sihit toutes les causes de la guerre, il donnait à entendre qu'il ne serait plus éloigné d'entrer en arrangement. Un rendez-vous fut dès lors ménagé entre lui, M. le commandant Caille et les chefs maures. Mais, cette fois comme toujours, il n'eut aucun résultat par la duplicité de ce souverain.
Quelques jours après, grâce à ses persévérants efforts, étant parvenu à retirer de leur engourdissement les chefs du Toro, il les entraîna avec lui sur le territoire de la Mauritanie. Là, il eut à soutenir un combat des plus vifs contre les Oulad Sihit qui le battirent complètement, lui tuèrent 113 hommes et lui firent 19 prisonniers.
Cet engagement a entraîné des événements importants et des plus heureux pour notre politique et notre commerce dans le fleuve: l'almamy dépossédé, et remplacé par un autre chef qui ne nous est pas hostile; l'orgueil de la rive gauche abattu pour longtemps; tous les peuples riverains épouvantés et demandant grâce.
Un autre résultat non moins important que les précédents, obtenu par l'exemple terrible qui vient d'être donné à ces barbares, c'est que les Trarzas, dont vous connaissez l'esprit remuant, avaient manifesté quelques intentions peu amicales, et qu'à cette nouvelle ils se sont empressés de rentrer dans l'ordre.
Quant à Mokhtar Sidi, il allait encore faire parler de lui pendant plusieurs années. Le 13 septembre 1844, il s'évadait du fort d'Aumale avec ses deux ministres, ses compagnons de captivité et, qui mieux est, avec les trois soldats noirs, ses gardes. Il fut obligé de réintégrer le poste peu après, n'ayant évidemment rencontré qu'hostilité chez les sauvages et fétichistes populations noires gabonaises. Mais au poste même, mué en fervent musulman, il avait «en sa qualité de marabout, dit un rapport de l'époque, pris un grand ascendant sur le personnel noir du comptoir».
La surveillance sévère qu'on exerça sur lui déjoua dès lors toute manœuvre, mais en mars 1845, on apprenait avec émotion à Saint-Louis qu'un de ses parents était allé à Bathurst pour «réclamer la protection anglaise et solliciter un passage pour aller au Gabon voir ce roi déchu. J'ignore ce qui lui a été répondu, dit le gouverneur Thomas, mais je ne doute pas que si nos voisins peuvent nous jouer un mauvais tour, ils le feront de tout cœur. Si les deux Gouvernements s'entendent, il n'en est pas ainsi des particuliers surtout ici où la concurrence commerciale amène des rivalités continuelles.» Et Thomas fait part de ses craintes de voir les Anglais continuer leurs manœuvres, soit du côté de Portendick, soit par le Ouli, afin de brouiller les Maures entre eux, et, à la faveur de ces dissensions, d'attirer la gomme à eux, jusqu'à l'interné du fort d'Aumale. Caillié venant de mourir quelques mois auparavant à Gorée, Mokhtar espéra sa liberté et fit connaître son sort par des moyens inconnus à Paris. Sans tarder, le 5 mai 1848, Schœlcher, sous-secrétaire d'état aux Colonies, écrivait au Commissaire du Gouvernement à Saint-Louis, la lettre ci-après, où l'on trouve avec l'idéologie et la grande éloquence des hommes du temps un peu de ce robuste bon sens français, qui heureusement ne perd jamais ses droits et permet de s'arrêter à la limite des sottises.
Citoyen Commissaire,
Depuis le mois de juin 1844, le chef maure Mokhtar Sidy est détenu au Gabon comme prisonnier politique. Je sais que son arrestation, opérée avec des circonstances que je regarde comme une violation du droit des gens, a inspiré aux populations du Fouta des haines et des défiances, auxquelles il faut certainement attribuer une partie des agressions qu'elles ont depuis lors si souvent exercées sur les traitants et les navires du Sénégal.
La République ne gouverne que par des principes d'honneur et de loyauté. Il lui importe de montrer qu'elle n'approuve pas des actes de cette nature et qu'elle en répudie la solidarité. Ce sera faire en même temps de la bonne politique, car nous témoignerons ainsi aux indigènes que ce gouvernement entend pratiquer envers eux les principes de justice et de loyauté qu'il leur demande à eux-mêmes de représenter dans leurs relations avec lui.
Je suis instruit d'ailleurs que Mokhtar Sidy tient au Gabon une conduite louable et se montre supérieur par son caractère au malheur qui l'a frappé.
Je décide que ce chef maure sera reconduit au Sénégal et qu'il y sera laissé en toute liberté, sauf à user envers lui de moyens avouables pour le combattre et le vaincre, s'il essaye de fomenter contre notre commerce et nos intérêts de nouvelles coalitions.
Je ne fixe pas d'ailleurs de termes précis pour l'exécution de cette mesure de réparation, vous laissant à en apprécier l'opportunité. Mais si un ajournement, qui dépasserait la fin de l'année, vous paraissait indispensable, vous auriez à me rendre compte immédiatement de vos motifs et à prendre de nouveau mes ordres.
Bien avant la fin de l'année, les hommes de la Révolution avaient disparu, et l'on n'entendit plus parler de Mokhtar Sidi. Comme la tradition ne relate pas son retour dans le Brakna, il est probable qu'il a dû mourir de sa belle mort au Gabon.
Quant à Mohammed Râjel, il avait été, dès 1843, reconnu officiellement comme émir, mais sans préjudice des droits du jeune Sidi Eli ould Ahmeddou Ier, qui, à sa majorité, devait entrer en possession du commandement de son père.
5.—Mohammed Râjel (1842-1851).
Mohammed Râjel ould Mokhtar était le neveu et rival de Mokhtar Sidi. Son règne se passa à batailler contre ses concurrents Normach, et surtout contre le grand émir des Trarza, Mohammed Al-Habib.
Un des frères du Terrouzi, Ahmed Leïgat, dont l'influence était considérable, et qui d'ailleurs était l'aîné de Mohammed Al-Habib, mais n'avait pas revendiqué ses droits, lors de la mort de leur père, avait conçu le projet de détrôner son frère. Il y était d'ailleurs poussé par les Français, qui pensaient faire ainsi échec à l'émir des Trarza. Il put rallier à sa cause Mohammed Râjel, qui était aussi notre allié et à la tête des bandes Siyed que lui donna le chef berkenni, il attaqua Mohammed Al-Habib. Celui-ci, soutenu par des contingents ida ou ali, le battit non sans peine, et pour en finir trouva plus expédient de faire assassiner, vers 1850, par les Euleb, Ahmed Leïgat, qui s'était réfugié dans l'Adrar. Il entreprit par la suite des campagnes contre les Brakna et contre l'Adrar, pour les punir de l'appui prêté au rebelle.
Dans le Brakna, il avait tenté, une première fois, d'introniser son protégé Mohammed Sidi, qu'il avait rasé de ses propres mains (1845).
Voici d'après Caillié, le récit de cette aventure et de ses projets:
Mohammed El-Habib, roi des Trarzas, fit un voyage chez les Bracknas, sous prétexte d'engager les Oulad-Bellis, ses tributaires, à rentrer dans leurs pays, qu'ils avaient quitté l'année dernière, à la suite de trois assassinats qu'ils avaient commis. Dans ce voyage, il s'arrêta quelques jours chez les Oulad Hamed où se trouvait le neveu du traître, Mactar Sidy, jeune homme âgé d'environ quinze ans. Sur la simple demande du chef des Oulad Hamed (auquel sans doute il ne manqua pas d'en insinuer adroitement l'idée) et de quelques mécontents, partisans de l'ex-roi, il promit de le soutenir comme roi des Bracknas. Il chargea ensuite deux cavaliers de son escorte de conduire son élu chez les Oulad Sihit et les Arralines, nos alliés, de les informer de son intention et de leur intimer l'ordre de le reconnaître pour leur roi.
Les chefs des Oulad Sihit protestèrent aussitôt contre la conduite de Mohamed El-Habib et se rendirent auprès de lui, pour lui signifier qu'il eût à se mêler des affaires de son pays et à ne point s'occuper de ce qui se passait chez eux.
Les partisans du neveu de Moctar-Sidy, ayant appris que les Oulad Sihit et les Arralines étaient chez le roi des Trarzas, s'y rendirent aussi pour défendre leurs droits, et aujourd'hui le bruit court que les deux partis n'ayant pu s'entendre, ils se préparent à la guerre.
Que doit-on augurer de cette conduite du Roi des Trarzas et quel est son but en agissant ainsi? Soutiendra-t-il son ouvrage et aurait-il la prétention de s'ériger en potentat sur les autres puissances du fleuve et de leur imposer des rois à son gré?
Les combinaisons vont plus loin: ses sollicitations réitérées auprès du Gouvernement français pour obtenir une escale à Gaé, les promesses et propositions fallacieuses, qu'il a faites l'année dernière aux Oulad Sihit mêmes, afin de les brouiller avec Mohammed Rajel, tout démontre jusqu'à l'évidence qu'il cherche à faire naître de nouveaux troubles à l'escale du Coq dont il médite depuis longtemps la ruine et qu'il veut à toute force nous faire abandonner pour en ouvrir une chez lui.
L'émir trarza dut rentrer chez lui, cette fois sans avoir pu arriver à ses fins.
Au début de mai 1846, le gouverneur p. i. Houbé visitait les escales du fleuve. Il était accompagné de l'inspecteur du Génie, des directeurs du Génie, des Ponts et Chaussées et de l'Artillerie, du Préfet apostolique, de M. Alsace, membre du Conseil d'administration. Il ne put voir Mohammed Al-Habib, malgré son vif désir. Il tenait en effet à «essayer d'effacer de son souvenir par une bonne réception la fâcheuse impression laissée dans l'esprit des Maures par l'arrestation du roi des Braknas». En revanche, il put joindre facilement Mohammed Râjel. «N'diack Mokhtar, ministre du roi des Braknas, raconte-t-il, était à Podor, avec quelques autres personnages. Nous les prîmes à bord et nous nous dirigeâmes vers Mao. Le camp des Maures bracknas était établi sur la rive droite. Le roi vint à bord avec sa suite: plusieurs femmes de princes et de marabouts les suivirent. J'eus avec le roi et le ministre une conférence dont je fus pleinement satisfait. Je leur fis au nom du roi des Français les cadeaux d'usage. Je leur parlai d'aller visiter le camp et je rejetai la proposition qu'ils me firent de rester à bord comme otages. Nous débarquâmes donc tous, précédés de la fanfare et de ma petite escorte. Après un quart d'heure de marche, nous parvînmes dans le camp; nous nous assîmes sur les nattes au milieu d'une nombreuse et bruyante assistance. Puis, à la nuit, nous retournâmes à bord. Le roi Mohammed Râjel nous envoya un bœuf, un mouton et du lait. Nous redescendîmes le fleuve, emmenant avec nous N'diack Mokhtar et sa suite, que nous déposâmes à Podor.»
L'année 1848 vit un déclassement d'alliances et une intervention française très prononcée dans les affaires maures.
Le jeune Sidi Eli, fils d'Ahmeddou Ier, avait alors une douzaine d'années. Trop jeune pour remplacer son père, à sa mort (1841), il avait été écarté du trône jusqu'à ce qu'il fût en âge de régner, mais tous les tributaires du pays lui appartenaient et la plus grande partie des campements lui était attachée, en souvenir de son père. On a vu que Mokhtar Sidi avait été éliminé en 1843. Quant à Mohammed Râjel, il n'était qu'un fantoche. Sa conduite, qui ne lui avait guère jusque-là valu qu'une très mince considération, lui attira les haines des Oulad Siyed, à la suite de son alliance avec l'émir des Trarza, et de la guerre qu'il mena contre eux.
Craignant que le jeune Sidi Eli ne cherchât, un jour ou l'autre, à lui enlever le principal, il cherchait à s'en débarrasser, mais Sidi Eli était élevé, loin de l'émir Brakna, par Ould Leïgat, frère de Mohammed Al-Habib et parent maternel de l'enfant. A la suite des différends qui éclatèrent entre les deux princes trarza, Ould Leïgat se réfugia chez les Brakna, dans la tribu des Oulad Siyed, où il avait de nombreux parents par sa femme. Il amenait avec lui le fils d'Ahmeddou. Mohammed Al-Habib saisit ce prétexte pour donner suite à ses projets d'invasion et demanda à la tribu de chasser son frère. De son côté Mohammed Râjel, effrayé de voir Sidi Eli au sein même des Brakna, s'unit à l'émir des Trarza pour attaquer les Oulad Siyed, ses propres parents et sujets.
Au début de mai 1849, la mehalla trarza entrait sur le territoire des Oulad Siyed et les acculait au fleuve, au confluent du marigot de Doué. Les Brakna se préparaient à une résistance énergique, quand leurs zenaga Arallen les abandonnèrent dans la nuit du 10 au 11 mai, et passèrent dans le camp ennemi, où se trouvaient avec Mohammed Râjel tous leurs troupeaux. La situation des Oulad Siyed était désespérée. Ils furent sauvés par «le citoyen commissaire Du Chateau», qui, à la nouvelle de l'invasion trarza, était accouru avec trois bateaux au secours des Brakna. «Je n'avais d'autre but dit-il lui-même, que de conserver la concurrence, si utile à notre commerce, entre la nation des Brakna et celle des Trarza. Avant tout, il importait au Sénégal que l'une de ces deux nations ne fût pas absorbée par l'autre. L'existence de toutes les deux est plus qu'utile à nos intérêts; elle est indispensable.»
Le commissaire en était si convaincu qu'il était résolu à intervenir par les armes, s'il le fallait, et qu'il n'hésita pas, dans la nuit du 10 au 11 mai, à faire débarquer des troupes pour tenter une diversion favorable aux Oulad Siyed. Cette manifestation en imposa à Mohammed Al-Habib qui n'osa pas attaquer les Brakna.
Ceux-ci, conduits par Bou Bakar ould Khoddich, protecteur du jeune Sidi Eli, et par Ould Leïgat, demandèrent alors à Du Chateau de faciliter leur passage sur la rive gauche. C'est ce qu'il fit bien volontiers, sauvant ainsi la vie à toute la tribu Oulad Siyed. Le même jour, hommes, femmes, enfants, tentes, troupeaux, étaient sur la rive sénégalaise, à l'abri, sinon de tout danger, du moins d'un massacre immédiat.
Les deux troupes remontèrent alors le fleuve, chacune sur sa rive, les Brakna s'éloignant autant que possible du territoire trarza, les Trarza guettant les premiers dans l'espoir de les mettre en pièces, le jour où, tôt ou tard, ils devraient repasser le fleuve pour rentrer sur la rive maure. Quant à Du Chateau, considérant que son rôle n'était pas fini, tant que Mohammed Al-Habib ne serait pas rentré chez lui, il remontait avec sa flotille le fleuve Sénégal, sous prétexte d'aller palabrer à Podor avec les chefs du Fouta, et empêchait ainsi par sa seule présence tout engagement d'une rive à l'autre du fleuve.
Les Oulad Siyed ne firent que passer à Podor, mais avant de continuer leur route sur Guidé et Mokhtar Salam, où, disaient-ils, ils étaient assurés de trouver protection, ils demandèrent à Du Chateau de prendre sur ses bateaux tous les enfants. Les gens de Podor, qui ne doutaient pas du sort que leur réservaient Trarza, Toucouleurs et Peul, pour avoir donné asile aux Brakna, firent aussi embarquer leurs enfants, et en outre leurs femmes, au total 300 personnes. Quant aux Brakna, ils avaient juré entre les mains de Bou Bakar Khoddich qu'aucune de leurs femmes ne serait embarquée, afin de mourir en les défendant, s'il le fallait.
Tout le monde se remit en marche; à peine Podor était-il évacué que les flammes s'élevaient de partout. Toucouleurs et Peul venaient d'y mettre le feu, puis attaquaient les Oulad Siyed qui leur infligèrent des pertes et continuèrent leur route. Ils retrouvaient le soir même, 13 mai, à Mokhtar Salam, leurs familles, déposées là par Du Chateau.
Cependant celui-ci, ayant immédiatement viré de bord, revint à l'escale du Coq, avec son vapeur, y prit Eliman Bou Bakar, chef du Dimar, dont l'intervention allait lui être utile auprès des chefs du Toro, et alla jeter l'ancre à Yatal, où, en face de la mehalla trarza, se constituait une forte bande toucouleure et peul. Les Trarza se préparaient à passer le fleuve, et tous devaient marcher contre les Oulad Siyed pour les exterminer.
Mohammed Al-Habib ayant demandé alors une entrevue à Du Chateau, celui-ci la refusa, disant que dans le pays Brakna, il n'avait rien à régler avec le roi des Trarza, et qu'il le verrait, s'il le voulait, lors du passage à son escale. «Ce refus, puis l'arrivée du «Basilic», le second aviso de la flotille, jetèrent le trouble dans l'esprit des Trarza, qui, se considérant hors de chez eux, se sentaient déjà moins de courage. En 24 heures, toute la mehalla se débandait et rentrait sur le territoire trarza, suivie de près par son émir. Les gens du Fouta, gagnés par le palabre, se dispersaient à leur tour.
Quant à Mohammed Râjel, il montait humblement à bord et reconnaissait ses torts.
Les Oulad Siyed étaient sauvés; ils ne pardonnèrent pas à Mohammed Râjel sa conduite indigne, et les conflits recommencèrent, mais localisés cette fois au Brakna. Pour le soustraire à tout danger, et l'élever dans des sentiments de loyalisme et d'amitié envers les Français, Du Chateau se fit remettre le jeune Sidi Eli et pourvut à son éducation, à Saint-Louis, dans l'espérance que le jeune homme «n'oublierait pas tout à fait les soins dont il était l'objet, les services qui lui étaient rendus et la protection que le Sénégal lui avait accordée, alors qu'il était fugitif et malheureux». On le retrouvera plus tard, sous le nom de Sidi Eli II.
Mohammed Al-Habib ne pardonna pas à Mohammed Râjel sa défection. En 1851, avec l'aide de contingents ouolofs et toucouleurs, il renversa cet émir, et le remplaça par Mohammed Sidi neveu de l'émir déchu.
Nos relations avec Mohammed Râjel furent généralement courtoises. Ce chef, s'étant plaint à plusieurs reprises que de nombreux commerçants fissent la traite de la gomme, hors des escales ordinaires du fleuve, à leur retour de Galam, contrairement aux arrêtés en vigueur, le gouverneur réunit une Commission syndicale, le 15 février 1846. De l'interrogatoire des traitants signalés, il résulta, ce qui n'était pas flatteur pour eux, que «si tous ou la majeure partie d'entre eux, ne se sont pas livrés à cette traite illicite, c'est qu'ils n'ont point trouvé de marchands de gomme, ou bien parce qu'ils manquaient de marchandises, ou bien encore parce qu'ils n'ont pas pu s'arranger avec les Maures.»
Le commerce est, à cette date, très florissant. Le commandant Caillié signalait, le 8 mars, qu'il avait été traité depuis le début du mois:
| 35.855 | kilos | de gomme | au Coq. | 
| 18.220 | —— | —— | aux Trarza. | 
| 1.029 | —— | —— | aux Darmankour. | 
Le montant des bâtiments était de 184, dont 51 au Coq, 56 aux Trarza, et 17 à l'escale des Darmankour.
Ces bonnes dispositions de Mohammed Râjel ne l'empêchaient pas de faire quelquefois l'important. A trois mois de l'humiliation rapportée plus haut, il avait, en bon Bédouin, l'outrecuidance d'écrire au gouverneur qui avait usé de l'intermédiaire de commerçants: «J'ai succédé à Ahmeddou, comme Ahmeddou a succédé aux anciens rois. Le bien appartient à celui qui exerce l'autorité, et c'est aux Oulad Agrich, dont je suis le chef et représentant depuis sept ans; vous ne devez vous occuper que du roi et c'est à lui que vous devez payer. Le reste ne vous regarde pas.» (4 août 1848.)
Son autorité ne s'étendit guère d'ailleurs qu'au gros des Oulad Siyed et aux Oulad Ahmed.