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Études sur la Littérature française au XIXe siècle - Tome 1: Madame de Staël, Chateaubriand

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The Project Gutenberg eBook of Études sur la Littérature française au XIXe siècle - Tome 1

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Title: Études sur la Littérature française au XIXe siècle - Tome 1

Author: Alexandre Rodolphe Vinet

Release date: February 27, 2007 [eBook #20700]

Language: French

Credits: Produced by Mireille Harmelin, Eric Vautier and the Online Distributed Proofreaders Europe at http://dp.rastko.net. This file was produced from images generously made available by the Bibliothèque nationale de France (BnF/Gallica)

*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK ÉTUDES SUR LA LITTÉRATURE FRANÇAISE AU XIXE SIÈCLE - TOME 1 ***

Produced by Mireille Harmelin, Eric Vautier and the Online

Distributed Proofreaders Europe at http://dp.rastko.net. This file was produced from images generously made available by the Bibliothèque nationale de France (BnF/Gallica)

ALEXANDRE VINET

ÉTUDES SUR LA LITTÉRATURE FRANÇAISE AU XIXe SIÈCLE

TOME PREMIER
MADAME DE STAËL ET CHATEAUBRIAND

Texte de l'édition posthume de 1848 revu et complété d'après les documents originaux et précédé d'une préface PAR PAUL SIRVEN, professeur à l'Université de Lausanne.

Publication de la Société d'édition Vinet, fondée le 23 avril 1908.

PRÉFACE

Ce premier volume des Études d'Alexandre Vinet sur la littérature française au XIXe siècle reproduit, pour l'ensemble des matières qui y sont contenues, le premier volume de l'édition de 1848 et de celle de 1857 qui n'est d'ailleurs qu'une réimpression. Les premiers éditeurs avaient fort judicieusement réuni en un seul tome tout ce que Vinet avait écrit ou publié sur deux auteurs dont les noms se présentent toujours associés l'un à l'autre. Nous n'avions rien à modifier à un plan qui continue à s'imposer. On trouvera donc ici le cours que Vinet professa à l'Académie de Lausanne en 1844 sur Madame de Staël et Chateaubriand, ainsi que les articles qu'il fit paraître de 1836 à 1844 sur divers ouvrages de Chateaubriand.

Pour l'établissement du texte nous avons comparé l'édition de nos prédécesseurs avec les matériaux dont ils s'étaient eux-mêmes servis[1] et nous avons rétabli le texte de Vinet dans son intégrité, partout où l'on s'était écarté. C'est ainsi, par exemple, que nous avons complété l'un des articles sur Chateaubriand où l'on avait fait une petite coupure; c'est ainsi que nous avons restitué au cours sur Madame de Staël quatre ou cinq mots et deux ou trois membres de phrase qui avaient disparu. Au sujet de la petite coupure faite à l'un des articles sur Chateaubriand nous n'avons pas grand'chose à dire; il s'agit d'une fin de paragraphe que nos prédécesseurs avaient élaguée parce que, Vinet ayant transporté dans son cours une partie de cet article, la dite fin de paragraphe ne se rattachait plus à rien. Nous l'avons recueillie en note[2]. On verra qu'il valait la peine de la recueillir. Elle contient en trois ou quatre lignes une profession de foi de Vinet critique. Pour ce qui est des quatre ou cinq mots et des deux ou trois membres de phrase du cours sur Madame de Staël, ils ont une histoire, et une histoire intéressante. Nous la conterons tout à l'heure. Avant d'y arriver il convient de rappeler brièvement dans quelles circonstances Vinet fut amené à professer le cours sur Madame de Staël et Chateaubriand, et à publier ses articles sur divers ouvrages de Chateaubriand.

I

Il appartenait à l'Académie de Lausanne depuis le 1er novembre 1837 en qualité de professeur de théologie pratique[3], lorsque, au commencement de l'année 1844, son collègue de littérature française, Charles Monnard, que des travaux historiques appelaient à Paris, lui demanda de le suppléer jusqu'à Pâques. Vinet accepta. Ce ne fut sans doute pas sans hésitation. Il était déjà très chargé; d'autre part sa santé n'était pas brillante. Mais il aimait les lettres; il les avait longtemps enseignées à Bâle; peut-être aussi n'était-il pas fâché «d'entrer en relations plus directes avec les étudiants de la Faculté des lettres et sciences jusqu'alors étrangers à ses cours[4].» Enfin, il trouverait sans doute dans ses leçons la matière de quelques articles pour le Semeur dont il était le collaborateur depuis longtemps. Il accepta.

Il écrivait à M. Henri Lutteroth[5] le 13 janvier:

«Mon ami Monnard part ce soir pour Paris; vous le verrez sans doute et je m'en réjouis. Je vous ai dit peut-être que je me suis chargé d'une partie de sa tâche académique. J'ai commencé avec un grand effroi et un grand plaisir, mais au milieu de vives souffrances qui ont, cette fois, une persévérance inquiétante. Je m'occuperai longuement de Madame de Staël et de M. de Chateaubriand. Le texte (résumé) de mes leçons doit être autographié; je vous l'enverrai si je trouve qu'il en vaille la peine[6].»

Nous avons dans l'Agenda[7] de 1844 quelques indications qui se rapportent au cours de littérature et qui méritent d'être consignées ici.

Tout d'abord l'horaire du professeur:

     Du mois de janvier au mois d'avril 1844:
         Lundi à 4 heures: littérature française.
         Mardi à 10 heures: catéchétique.
         Mercredi à 8 heures: prédication[8].
                  à 4 heures: littérature française.
         Jeudi à 8 heures: prédication.
               à 10 heures: catéchétique.
         Vendredi à 10 heures: philosophie du christianisme.
         Samedi à 10 heures: lecture et récitation.

On voit que Vinet était un homme occupé.

Il écrivait le 1er mars à M. Passavant[9]:

«Le fait est que je suis très chargé: je ne puis pas dire, malgré mes souffrances habituelles, que j'en aie trop pour mes forces; je ne me sens pas affaissé, mais il faut traiter au pas de course les plus grandes questions, brusquer les solutions, risquer le paradoxe et l'hérésie…[10]»

L'hérésie est sans doute pour le cours de philosophie du christianisme, et le paradoxe pour celui de littérature.

Revenons à l'Agenda:

7 janvier (dimanche).—Passé la journée à la maison; préparé mon cours de demain (littérature).

8 janvier.—Première leçon de littérature à l'Académie.

9 janvier.—Deux étudiants, MM. Baillif et Ogay sont venus me demander la permission d'autographier mes leçons de littérature.

     15 janvier.—Troisième leçon de littérature: Sur l'influence des
     Passions
.

     19 janvier.—Visite de M. Baillif, étudiant, pour me demander si je
     consens à ce que mon cours soit imprimé: j'ai refusé.

Vinet refusa parce qu'il entendait sans doute se réserver pour le journal de M. Lutteroth. Il écrivait un mois plus tard à ce dernier (14 février):

«Je remets à M. Jaquet[11] pour vous les feuilles qui ont paru (autographiées) de mon cours de littérature française, c'est-à-dire du fragment de cours que je fais à l'Académie pendant l'absence de M. Monnard. J'avais un peu espéré que vous pourriez en un pressant besoin insérer dans le Semeur quelques unes de ces pages. J'en doute maintenant. En tout cas elles ne pourraient y paraître que revues et corrigées, à quoi je m'emploierais de mon mieux quand vous m'auriez désigné comme propre au Semeur telle ou telle portion du cours[12].»

Vinet tenait au Semeur; il savait que ce journal était lu non seulement par le public protestant français, mais aussi par un autre public, que Sainte-Beuve le suivait de près, que Chateaubriand, Victor Hugo ne le dédaignaient pas. Vinet désirait agir non seulement dans le cercle restreint de ses auditeurs vaudois et de ses coreligionnaires, mais aussi au dehors. Ambition très légitime.

Toutefois le Semeur ne publia rien. J'ignore pour quelle raison. Je suppose qu'il avait de la copie en abondance et sur des sujets plus actuels que Delphine ou l'Allemagne. Ce qu'il y a de sûr c'est que M. Lutteroth appréciait vivement les pages que Vinet lui adressait. Il songea même, à quelques temps de là, et à la requête de Mme Vinet, à chercher un libraire pour les publier en volume.

Voici la lettre que Mme Vinet lui écrivait le 8 avril 1844; elle est intéressante à plus d'un titre:

«Cher Monsieur,

»Permettez-moi de venir en l'absence de mon mari[13] vous parler d'une petite affaire d'intérêt. Je viens de chez Mme Olivier[14] où d'autres personnes se trouvaient: entre autres une de Genève; celle-ci dit que les autographies des leçons de mon mari faisaient bruit dans sa ville, et qu'il n'y avait pas de doute que quelqu'un ne s'en emparât, puisqu'on est tant à l'affût de ce qui est nouveau. Là-dessus on s'accorda à trouver que mon mari devait se hâter d'en faire un volume et que je devais aussi en écrire à M. Delay[15]. Il me semble plus sage de vous consulter là-dessus en vous priant d'en parler à tel libraire que vous voudrez. Je sais que mon mari a exprimé quelque regret de n'avoir pas tout de suite imprimé en partageant par chapitres, ou par leçons… M. Forel[16] croit qu'un volume de lui ferait beaucoup de bien… Vous savez comme mon mari est hésitant et timoré en affaires; il pourrait bien perdre à réfléchir un temps précieux… Je vous remets donc celle-là, monsieur, en vous demandant mille pardons de cette nouvelle importunité[17]…»

M. Lutteroth n'aurait pas eu de peine à trouver dès ce moment-là un éditeur pour le cours sur Mme de Staël et Chateaubriand—et cela eût empêché les Genevois de songer à s'en emparer, comme les en accuse l'excellente Mme Vinet,—mais il fallait l'assentiment de Vinet. Celui-ci le refusa.

«Je n'ai pu m'empêcher, écrivait-il à M. Lutteroth le 18 avril, de gronder un peu ma femme de vous avoir importuné. Il a toujours été, il est encore bien loin de ma pensée de transformer en livre les leçons que j'ai faites cet hiver. Je ne les crois pas dignes de l'honneur qu'on veut leur faire, et je suis persuadé que la trop favorable attente de mes amis serait amèrement trompée. Il faut pouvoir imprimer à force de talent ou de savoir le sceau de la nouveauté sur un sujet si familier à tout le monde et je ne crois pas y avoir réussi; je n'y ai pas même aspiré. D'ailleurs ces leçons ne forment pas un tout. Il faudrait y joindre celles que je prépare sur la littérature de la Restauration; attendons jusque-là du moins. Si l'on persiste alors à me conseiller d'imprimer, je me croirai obligé d'y penser plus sérieusement. Jusque-là, très chers, trop bons amis, pardonnez-moi de croire que votre amitié vous aveugle…»

Et Vinet revenait à son idée du Semeur:

«Il me semble d'ailleurs que l'insertion de quelques morceaux dans le Semeur sera une manière de sonder le terrain. On verra si les fragments font plaisir, et jusqu'à quel point. N'êtes-vous pas de mon avis[18]?»

M. Lutteroth ne se mit point en quête de l'éditeur que souhaitait Mme Vinet. D'autre part on chercherait vainement dans le Semeur «les fragments» que Vinet eût été heureux d'y insérer. Une lettre de Vinet à Lutteroth, du 10 juillet 1844, nous permet de croire que le directeur du Semeur lui avait fait entendre que ce cours ne serait pas à sa place dans le journal:

«Quant à mon cours de littérature, j'ai eu tort d'en parler; laissons tomber cela. Toute autre raison à part, je répugnerais à publier du vivant de M. de Chateaubriand un livre où il est mal traité[19].»

Au surplus, la Vie de Rancé venait de paraître. Vinet allait pouvoir parler de Chateaubriand à propos d'une actualité—comme on dit aujourd'hui—et non à propos des Martyrs, de l'Itinéraire, ou d'Atala, vieux de près d'un demi-siècle.

«Je reçois à l'instant la Vie de Rancé; je pense qu'il convient de s'en occuper tout de suite. Vienne un bon moment, ce ne sera pas une grande affaire. J'attendais sous ce titre autre chose que cela, mieux dans un certain sens; j'avais dans mon cours, pronostiqué, désiré du moins un René chrétien, mais enfin c'est toujours du Chateaubriand; cela se dévore[20].».

Vinet envoya à M. Lutteroth deux articles sur Rancé: nous en reparlerons. Il est temps de revenir au cours.

Agenda:

28 janvier (dimanche).—Préparé ma leçon de demain.

30 janvier.—Étudié l'Allemagne de Mme de Staël.

31 janvier.—Commencement d'une fièvre catarrhale: je suis sorti du lit, bien souffrant, pour donner ma leçon de littérature—très mal. En revenant je me suis remis au lit.

«Sa santé, dit à ce propos Eugène Rambert[21], pouvait l'empêcher de faire son cours, mais non de le bien faire. À l'auditoire il était toujours fort.»

3 février.—Visite de M. Chappuis[22]. Il me fait part de la demande adressée à l'académie de transporter mes leçons dans un autre local.

Il est probable que cette demande était motivée par l'affluence du public: on désirait une salle plus grande. Le cours, en effet, était très suivi. Vinet attirait et retenait ses auditeurs et par ce qu'il disait et par la manière dont il le disait. Les témoignages des contemporains sont unanimes.

«Tous estiment, dit encore Rambert, que même ses plus belles et plus authentiques leçons ne rendent pas sur le papier ce qu'elles étaient à l'auditoire. Il n'a été entièrement connu que de ses élèves. Nulle part la supériorité de sa riche nature ne s'est plus complètement déployée que dans les leçons du professeur. Là, pourvu de quelques notes tracées sur une carte, le maître commençait par une exposition du sujet de la leçon. Peu à peu la voix de l'orateur, toujours pénétrante, quoique un peu voilée au début, reprenait toute sa puissance et tout son charme, et si, dans ses improvisations, comme il arrivait le plus souvent, le professeur rencontrait sur son chemin quelques-unes de ces grandes idées, expression de tout son être, alors il se livrait sans réserve aux mouvements de son âme[23]…»

Edmond de Pressensé dit de même:

«Après un commencement un peu laborieux, soudain saisi par sa propre pensée dont la flamme rayonnait dans son regard, le professeur s'animait; sa voix grave, sonore, au timbre éminemment sympathique, prenait un accent ému, et ses idées toujours si abondantes se déversaient sur son auditoire dans une forme colorée et nuancée qui se prêtait à leur richesse… Rien ne peut donner l'idée de la hauteur d'éloquence à laquelle Vinet s'élevait parfois[24].»

On m'excusera de rapporter ces textes: ils sont à leur place dans la préface d'un volume composé—en grande partie—de leçons.

Un encore: je lis dans la Revue suisse de l'année 1844, à propos du cours:

«M. Vinet traite de la littérature française au commencement de ce siècle. C'est la première fois qu'il professe à Lausanne sur un sujet purement littéraire. La profondeur des vues, la beauté de la diction, l'esprit, la bonhomie et la grâce qui s'y joignent aux traits éloquents, tout cela attire à ce cours les étudiants et le public en foule[25].»

Suite de l'Agenda:

14 février.—Leçon (3e) sur l'Allemagne. 21 »—Achevé Madame de Staël. 4 mars.—Lettre de Madame de Staël.

(Il s'agit d'une lettre de Mme Auguste de Staël[26]. Vinet lui avait envoyé les feuilles autographiées de son cours. Mme Auguste de Staël lui écrit: «Je vous remercie de tout mon coeur des feuilles de votre cours[27].»)

     4 mars.—Leçon sur Atala.
     6 id.—Première leçon sur le Génie du Christianisme.
     20 id.—Seconde leçon sur les Martyrs.
     26 id.—Achevé d'écrire mes deux dernières leçons de
                 littérature.
     29 id.—J'ai donné ma dernière leçon de littérature
                 française.
     5 avril.—Corrigé la deuxième épreuve de ma dernière leçon
                 pour la Revue suisse.

Il s'agit de la leçon sur la littérature de la Restauration (voir "Conclusion: La littérature de la Restauration"). Elle se trouve dans le tome septième de la Revue suisse, telle qu'elle figure dans l'autographie, et telle qu'elle figure aussi dans le présent volume, à l'exception du dernier paragraphe (celui où le professeur prend congé de ses auditeurs). Sainte-Beuve lut cet article, où il était un peu question de lui. Il écrivit aussitôt à Vinet:

«Je viens de lire dans la Revue suisse votre discours sur l'histoire littéraire de la Restauration; j'oublie que vous m'y traitez trop bien, que vous m'y accordez trop d'attention; mais le but élevé, final, ne manque jamais et l'on achève la dernière page en regardant là haut[28].»

7 avril.—Corrigé l'épreuve de la leçon sur Corinne pour le Courrier suisse.

8 mai.—Achevé d'écrire mon cours précédent (de littérature) pour l'autographie.

19 juin.—Reçu les dernières pages de mon cours autographié.

Je ferai à propos de la note du 7 avril la même observation que j'ai faite à propos de celle du 5: Vinet a publié dans le Courrier suisse une leçon de son cours telle qu'elle figure dans l'autographie. Et ceci nous amène à nous demander si l'autographie n'a pas une valeur plus grande que celle que bien souvent on lui attribue. Que de fois j'ai entendu dire—et par des personnes qui connaissent à fond leur Vinet:—«Nous n'avons pas le texte authentique du cours sur Madame de Staël et Chateaubriand! Nous n'avons que des notes d'étudiants, revues sans doute par l'auteur, et sans doute un peu corrigées et complétées par lui, mais enfin ce n'est pas du Vinet!» Je me permets de n'être pas tout à fait de leur avis. On peut d'abord leur faire observer que Vinet a publié deux chapitres de son cours autographié, sans y rien modifier, et il en faut bien conclure que, pour deux chapitres au moins, nous avons dans l'autographie du Vinet parfaitement authentique et définitif. Et pour le reste, je les rends attentifs à la note du 8 mai: «Achevé d'écrire mon cours pour l'autographie.» Si cette note a un sens, elle ne peut avoir que celui-ci: à savoir que Vinet a lui-même rédigé son cours. Il l'a rédigé après l'avoir professé,—c'est entendu,—et en s'aidant des notes prises par ses étudiants,—c'est entendu encore,—mais il l'a bel et bien rédigé. Il écrivait à M. Lutteroth le 16 juin 1844:

«Quand toute mon autographie aura paru je vous enverrai ce qui vous manque. Je trouve toujours plus impossible d'écrire le cours que je fais maintenant[29]; il ne faut donc point songer à le joindre au premier dans le cas où on imprimerait celui-ci[30].»

Ce qui signifie qu'il ne peut rédiger ses leçons sur Lamartine, Hugo, etc., tandis que le premier cours, le cours sur Chateaubriand et Madame de Staël, doit être considéré comme prêt pour l'impression.

Mais alors, demandera-t-on, où est le manuscrit?—Le manuscrit a été perdu, répondrai-je, comme bien d'autres manuscrits de Vinet. Mais de ce que le manuscrit n'existe pas il ne faut pas déduire qu'il n'a jamais existé.

Je reconnais qu'il y a dans le cours sur Madame de Staël et Chateaubriand quelques pages où la suite des idées n'est pas suffisamment marquée et qui ressemblent plutôt à des notes incomplètes qu'à une rédaction achevée; mais il y en a extrêmement peu[31], et le plus souvent ce qui me frappe dans ce cours c'est le fini de l'expression. Le style est oratoire assurément—et c'est tout naturel, et il ne faut pas s'en plaindre—mais encore une fois c'est mis au point par Vinet, et en fait de Vinet authentique je ne vois pas ce qu'on pourrait demander de plus.

Il est dommage après cela que le manuscrit ait disparu.

Nous n'avons de manuscrits de Vinet relatifs à ce cours que trois ou quatre feuilles de notes sur Madame de Staël. C'est le plan de la première leçon du professeur sur l'auteur de Corinne; ce sont les papiers qu'il devait avoir sous les yeux quand il parlait de sa vie et de son caractère. Fort peu de chose, comme on voit—la plus grande partie de ce manuscrit est d'ailleurs un choix de citations—mais cela ne laisse pas d'être intéressant. L'auteur y a en effet rédigé en deux ou trois lignes sa pensée maîtresse. Elle est là, dépouillée de tous les développements qui devaient l'amener et la préparer à «l'auditoire»; et elle n'en est que plus frappante:

«Le bonheur de l'âme est trouvé; le bonheur extérieur a fui; ce bonheur qui n'est pas plus dans les passions ou dans la gloire que la voix de Dieu n'est dans la tempête.»

C'est là, je le répète, l'idée de la leçon (et même l'idée de tout le cours): c'est vers cette idée et vers cette image que l'orateur devait s'élever par degrés. Et, en effet, relisez le chapitre et vous verrez bien qu'il y «tend» constamment[32].

II

Les études sur Chateaubriand qui font suite au cours sont au nombre de quatre. Trois sont antérieures au cours; la dernière (Vie de Rancé) date de l'année même du cours. Elles ont paru toutes les quatre dans le Semeur.

Le Semeur avait été créé à Paris en 1831; «il se proposait d'aborder dans un esprit chrétien les sujets d'étude les plus divers, philosophiques, politiques, littéraires[33].» L'apparition du Semeur avait réjoui Vinet.

«Voilà, écrivait-il à M. Scholl[34] ce qui nous manquait. C'est une simple et belle idée que celle de montrer comment le christianisme envisage, traite et exploite les différentes sphères d'activité de la pensée humaine. Cela nous sort des généralités; cela donne à la religion droit de cité dans les sciences et dans les arts; on verra qu'on peut être chrétien et homme tout ensemble[35].»

Les fondateurs du journal ne pouvaient manquer de faire appel à la collaboration de Vinet; Vinet ne pouvait la refuser: le Semeur devint son organe. Peut-être aurons-nous l'occasion, dans la préface d'un autre volume, de donner quelques détails sur les débuts de Vinet au Semeur. Quand les articles qu'on trouvera dans le présent volume y parurent, Vinet n'en était plus à ses débuts: il appartenait depuis quelques années déjà à la rédaction du Semeur.

L'oeuvre et la personne de Chateaubriand avaient toujours été pour lui un sujet de réflexions infinies. Ce n'est pas trop dire que de dire qu'il n'en dormait pas:

Agenda du 6 mai 1835:

Nuit agitée. Rêves si suivis et si laborieux que je me réveille la tête rompue. Je conversais avec M. de Chateaubriand. Je lui dis entre autres:

—Le génie est, sauf respect, semblable à la marmotte qui se nourrit de sa propre substance; mais elle ne le fait qu'en hiver, et le génie en toute saison[36]… etc…

Il est beau de converser en rêve avec M. de Chateaubriand; il vaut mieux toutefois converser autrement.

Vinet conversa par lettres avec M. de Chateaubriand.

Ce fut M. de Chateaubriand qui entama les hostilités.

Il écrivit une première lettre à Vinet, au sujet de l'article sur la littérature anglaise. Il se plaignait—très gentiment—que Vinet l'eût accusé d'injustice à l'égard du protestantisme:

«Vous avez pu remarquer, lui disait-il, qu'à la fin de mon chapitre sur la Réformation, je rends un éclatant hommage aux protestants d'aujourd'hui.»

Il se plaignait également que Vinet lui eût reproché «de chercher l'avenir dans des arrangements sociaux et non dans l'invisible.»

«Oserais-je aussi vous faire observer que quant à l'avenir du monde, je n'ai entendu parler que de l'avenir de la société; je sais fort bien que l'homme chrétien n'a d'avenir que dans une autre vie[36].»

Vinet répondit pour réparer ses omissions et pour désavouer tout ce qui aurait retenti dans le coeur de Chateaubriand comme un reproche injuste. Au surplus il se réjouissait de voir «l'espérance religieuse de Chateaubriand croître et verdir sur les débris des espérances humaines[37].»

Chateaubriand dut être touché par l'extrême modestie de son critique, et il dut sans doute aussi goûter l'expression poétique de Vinet.

S'il ne s'agissait pas de Vinet, c'est-à-dire de l'homme le plus sincèrement modeste qu'il y ait eu, on pourrait trouver cette modestie excessive, et si l'on ne se rappelait que la lettre de Vinet est de 1836, époque où l'on était naturellement éloquent, on pourrait trouver ce style un peu «figuré[38]».

Chateaubriand écrivit de nouveau à Vinet en 1844 à propos des articles sur la Vie de Rancé.

On lit dans l'Agenda de 1844:

27 mai.—Trouvé une lettre de M. Lutteroth, avec une incluse de M. de Chateaubriand.

5 juin.—Lettre de M. Lutteroth avec une incluse de M. Chateaubriand sur mon deuxième article (celui du 29 mai).

16 juin.—Répondu à M. de Chateaubriand.

26 juin.—Troisième lettre de M. de Chateaubriand en réponse à la mienne.

Des trois lettres de Chateaubriand dont il est ici question deux seulement nous sont parvenues.

Voici la première, qui fut écrite aussitôt après la publication du second article sur Rancé[39]:

Paris 28 mai 1844.

«Je ne suis point étonné, Monsieur, des opinions qui séparent un catholique d'un protestant. Je ne vous en dois pas moins des remerciements pour la politesse avec laquelle vous avez bien voulu parler de moi dans vos beaux articles insérés dans le Semeur. Je ne suis rien qu'un vieillard qui s'en va rendre compte à Dieu de sa vie. Je ne compte plus et je n'ai jamais mérité d'être compté.

»Agréez, Monsieur, de nouveau, avec mes remerciements empressés, l'assurance de ma considération très distinguée,

CHATEAUBRIAND.»

Voici maintenant la seconde (celle que Vinet appelle la troisième, mais qui est pour nous la seconde, puisque la véritable seconde a disparu). Cette lettre est une réponse. Vinet avait remercié Chateaubriand de ses deux épîtres. Il avait joint à ses remerciements une profession de foi qu'il est bon de rappeler:

«Je suis protestant, lui avait-il dit, mais dans un sens si abstrait, si peu historique, que je ne me sens étranger dans aucune enceinte lorsque j'y trouve cette foi en la divine charité… et cette bonne volonté, cette candeur du repentir, qui sont la consolation, la couronne et l'humble triomphe de notre existence foudroyée…

»… Mais veuillez, Monsieur, ne pas voir en moi le protestant seulement, c'est-à-dire peut-être l'adversaire, mais le chrétien, c'est-à-dire le frère. Ce mot seul peut exprimer tout ce qui se mêle d'affectueux à notre admiration[40]…»

À quoi Chateaubriand:

Paris 24 juin 1844.

«Oui, Monsieur, nous sommes frères: Voilà le grand mot chrétien; il dit tout; il va surtout à un homme qui, comme moi, touche à sa fin et qui ne demande aux hommes qu'un souvenir à travers Dieu, le père commun de tous les hommes. Vous verrez, Monsieur, ma simplicité dans l'étonnement où je me suis trouvé lorsque j'ai vu que Rancé faisait tant de bruit, quand j'avais cru que cet ouvrage passerait inaperçu[41]. Il contenait des erreurs qui vont disparaître dans la première (deuxième?) édition que l'on va en donner. Mais qui est-ce qui s'apercevra de mes corrections? qui est-ce qui se soucie de la conscience historique? Il suffit qu'il se trouve un homme comme vous, pour me consoler d'un travail auquel on n'attachera aucun prix.

»Agréez, Monsieur, je vous prie, mes remerciements les plus sincères et l'assurance d'une considération qui n'aura bientôt d'autre intérêt pour vous que l'intérêt qu'un souvenir prend dans la mort. Vous voyez, Monsieur, où j'en suis; je puis à peine signer[42].»

Vinet ne répondit pas à cette dernière lettre; il n'avait pas à répondre: il y aurait eu de sa part quelque indiscrétion à prolonger l'entretien. Toutefois il donna dans le Semeur du 28 août 1844 un court article sur la deuxième édition de la Vie de Rancé qui est bien une réponse, et celle, sans aucun doute, que Chateaubriand désirait. Vinet dans ses deux articles sur Rancé avait été assez dur pour Chateaubriand. Il faut ajouter que ses sévérités étaient justifiées. Chateaubriand d'ailleurs—on vient de le voir—avait fait des corrections à son oeuvre en vue d'une seconde édition. Il avait tenu compte des avertissements de Vinet. Et si l'on veut bien lire entre les lignes de la lettre que nous venons de citer, on verra qu'il souhaitait que Vinet rendît publiquement justice à ses efforts. Vinet comprit; au surplus Vinet de son côté ne désirait qu'une chose, c'est qu'un auteur qu'il avait dû maltraiter lui fournît l'occasion d'un jugement plus doux. Dès que parut la deuxième édition de Rancé il s'empressa de la comparer à la première, et cette comparaison faite, d'envoyer au Semeur un article que M. de Chateaubriand dut lire avec plaisir.

Agenda:

19 août.—Collationné les deux éditions de la Vie de Rancé.

20 août.—Écrit un article sur la deuxième édition de la Vie de Rancé.

23 août.—Envoyé au Semeur l'article sur la deuxième édition de la Vie de Rancé.

Cet article n'a pas été publié intégralement dans les précédentes éditions de l'oeuvre de Vinet. On n'en a recueilli que les premières lignes qu'on a mises en note au bas d'une des pages de la première étude sur Rancé. Nous le donnons dans son entier à la fin du présent volume.

J'en aurais fini avec les articles de Vinet sur Chateaubriand s'il ne me restait encore un point à signaler.

Le Semeur du 18 août 1832 contient un article de philosophie religieuse sur «le christianisme de M. de Chateaubriand dans ses Études historiques

Je m'étais demandé si cet article était de Vinet bien qu'il ne figurât ni dans les éditions antérieures, ni—ce qui est plus notable—dans une liste que M. Lutteroth a dressée de tous les écrits de Vinet que ses collaborateurs et lui avaient dû négliger.

J'avais quelques raisons d'attribuer cet article à Vinet: il est tout à fait dans sa manière; on y trouve le tour habituel de son style, ses images et surtout sa pensée.

L'auteur en effet y oppose deux conceptions différentes du relèvement de l'homme par le christianisme, l'une qui fait consister ce relèvement dans l'amélioration de son état moral et social, l'autre qui le met «dans le changement du coeur.» Or il est certain que bien souvent Vinet a reproché à Chateaubriand que son christianisme visât plutôt à transformer l'homme social qu'à faire renaître l'homme individuel. Voyez par exemple les dernières lignes de l'article sur la Littérature anglaise.

Voyez surtout un passage de l'Agenda qui est très significatif à cet égard. Il fait suite à celui que j'ai cité plus haut, et où Vinet raconte qu'il a conversé en rêve avec M. de Chateaubriand.

«Je l'interroge sur le christianisme des Études historiques: «Le christianisme, me dit-il, et le progrès social sont une même chose.»—Ce que j'ai contredit et rectifié.»

N'y a-t-il pas une analogie frappante, me disais-je, entre cette conversation rêvée sur le christianisme des Études historiques et l'article que j'ai sous les yeux et qui n'est point une rêverie?

J'inclinais donc très fortement à croire que l'article de 1832 était l'oeuvre du rêveur de 1835.

Or il n'en est pas. Une lettre de M. Lutteroth à M. Samuel Chappuis (8 déc. 1848) l'attribue formellement à M. Bost[43]. M. Chappuis avait eu la même impression que moi: il s'était trompé; nous nous étions trompés. L'article est néanmoins à retenir, sinon dans son entier du moins dans les vingt ou trente lignes qui pourraient le mieux être de Vinet. Les voici:

«Quelquefois M. de Chateaubriand pose en fait que le Christianisme est l'oeuvre de Dieu pour le relèvement de l'homme; mais explique-t-il bien ce que c'est que ce relèvement? Il me semble qu'il entend par là simplement l'amélioration de son état moral et social, de sa condition sur la terre, et non point sa réhabilitation dans un état primitif de conformité avec Dieu, de vie spirituelle et de sainteté. Ce qu'il appelle les bienfaits du Christianisme s'étend à l'humanité en général et se borne à la vie présente, c'est-à-dire à un ordre de choses temporaire et de courte durée pour chacun de ceux qui en font partie. À ses yeux le Christianisme opère en grand: c'est un levier pour les masses, un résultat pour les masses; les biens qu'il produit sont ses généralités comme l'abolition de l'esclavage, l'égalité morale et sociale de la femme, l'adoucissement des moeurs, etc. Choses qui ne sont que des conséquences éloignées de la conséquence immédiate de la foi chrétienne, le changement du coeur. Remarquons bien, car c'est là le trait saillant du Christianisme des Études, qu'en fournissant aux hommes des motifs et des moyens nombreux d'être bons pour ce monde et heureux dans ce monde, il les laisse étrangers à cette autre vie qui, de toutes manières, est la portion importante de leur existence, et qu'en excitant leur sympathie pour ce qui est beau et élevé, il les laisse complètement indifférents et froids à l'égard de Dieu en qui est la perfection de toute beauté et de toute grandeur.»

Il me paraît que les historiens de la pensée de Vinet devront tenir compte de ce «précurseur[44]».

III

J'en viens aux quatre ou cinq mots et aux deux ou trois membres de phrase du cours sur Madame de Staël qui ont une histoire. Cette histoire mérite d'être contée. Elle fera voir à quelles difficultés inattendues se sont heurtés les premiers éditeurs et comment ils s'en sont tirés.

Je recueille les éléments de mon récit dans un paquet de vieilles lettres qui ont été récemment données à la Faculté de théologie de l'Église libre du canton de Vaud: c'est la correspondance du comité d'Edition Vinet de 1848. Un de ses membres, M. Lutteroth, résidait à Paris où il préparait et surveillait l'impression des volumes. M. Lutteroth se tenait en rapports constants avec ses collègues de Lausanne, MM. Scholl, Chappuis, Forel et Ch. Secrétan.

Le 15 janvier 1848 M. Lutteroth, qui allait mettre sous presse le volume sur Madame de Staël et Chateaubriand, écrivait à M. Samuel Chappuis:

«Je crains—ceci bien entre nous—que la publication de certains passages relatifs à Madame de Staël n'afflige beaucoup sa famille: on me l'a fait comprendre; comme c'étaient des meilleurs amis de M. Vinet, je suis bien sûr qu'il y aurait eu égard, mais c'est plus malaisé pour d'autres que pour lui. Cette circonstance me donne quelque inquiétude.»

M. Samuel Chappuis répondit au nom des membres du comité de Lausanne que «l'observation méritait toute considération, qu'il importait d'examiner si la difficulté était sérieuse et comment on pourrait la lever.»

On chargea M. Scholl de voir la famille de Madame de Staël et de chercher avec elle les moyens de concilier les intérêts en présence. On ne voulait ni blesser la famille de Madame de Staël ni dénaturer le texte de Vinet, ni, surtout, laisser croire que Vinet avait pu dans son cours manquer à la bienséance et à la discrétion, ce que les lecteurs peu avertis n'auraient pas hésité à penser si l'on avait fait des coupures trop évidentes et des «raccords» trop pénibles. Ce qui rendait la tâche du négociateur particulièrement difficile, c'est la part financière que la belle-fille de Madame de Staël avait prise dans l'édition de l'oeuvre de Vinet: elle la soutenait largement. On devait aussi songer à ne pas faire de la peine à Mme Vinet qui suivait avec sollicitude les travaux du comité et qu'un débat de cette nature aurait certainement chagrinée.

Le comité de Lausanne pensait que la difficulté n'était pas sérieuse et que M. Scholl triompherait aisément des scrupules de la famille. Il se trompait du tout au tout, et c'était M. Lutteroth qui avait raison d'éprouver quelque inquiétude. «Le terrain est extrêmement délicat», écrivait M. Scholl à M. Lutteroth après avoir vu Mme Auguste de Staël. M. Scholl comprit que les négociations seraient longues et laborieuses. Elles durèrent huit mois. Disons tout de suite que le comité défendit ligne par ligne les passages incriminés et qu'il n'accorda que de très légères corrections.

Il ne pouvait faire autrement. Même avec le grand désir d'entente dont il était animé, il ne lui était pas possible de souscrire aux voeux de la famille de Staël. L'essentiel des leçons de Vinet sur l'auteur de Corinne eût été sacrifié. Vinet avait parfaitement vu—ce que tout le monde voit aujourd'hui, et en partie grâce à lui—que l'oeuvre de Madame de Staël s'explique tout entière «par le besoin d'affection dont la nature avait fait le plus vif de ses penchants», par l'éducation tendre et indulgente qu'elle reçut de son père et qui «exalta ce penchant», par la déception enfin que lui causa «un mariage malheureux». Supprimez ces trois points il ne reste plus rien des leçons de Vinet sur Madame de Staël. Elles s'écroulent par la base. Ce sont trois points d'appui. Or ce sont précisément ces trois points que la famille voulait supprimer.

Le comité refusa. Il refusa nonobstant les lettres pressantes de M.
Lutteroth et de M. Scholl. M. Lutteroth écrivait le 17 août 1848,
faisant allusion aux passages où il est question du mariage de Madame de
Staël:

     «Ces mots me paraissent justifier la peine qu'on en ressent, et si
     le comité n'y tient pas, je verrais avec plaisir qu'on accorde
     quelques retranchements.»

M. Scholl communiquait au comité la copie d'un billet de Mme Auguste de
Staël à une de ses amies:

«Je suis au fond désolée de cette publication et gênée de me trouver complice. Rien ne pouvait m'être plus pénible que de voir paraître un volume de M. Vinet que je ne pourrai ni louer ni prêter, et dont le succès sera, à un certain degré, une souffrance. Notre chère Mme Vinet, à qui je n'ai pas dit—à beaucoup près—toute ma pensée, en souffre aussi.»

M. Scholl ajoutait:

«Ce billet vous prouvera qu'on a jugé trop favorablement des impressions de Madame de Staël sur la publication qui nous donne tant de mal. Vous y verrez qu'elles sont beaucoup plus pénibles que vous ne le pensiez, vous et ces Messieurs.» (À M. Chappuis, 6 octobre 1848.)

MM. Scholl et Lutteroth étaient assurément fondés à présenter les objections de Mme Aug. de Staël, et, dans une certaine mesure, à les appuyer. Ces objections étaient inspirées par un sentiment respectable. Mais ils allaient un peu loin sans doute quand ils concluaient que «ces retranchements seraient conformes à l'esprit de M. Vinet[45].» Vinet eût peut-être adouci quelques-unes de ses expressions, d'ailleurs fort douces—et cela n'eût point suffi,—mais il n'aurait pu faire les amputations demandées sans détruire son oeuvre. Mieux eût valu ne rien publier. Il est infiniment vraisemblable que c'est à ce dernier parti qu'il se serait arrêté. Ses éditeurs n'avaient pas le choix. Ils ont fait exactement ce qu'ils devaient faire.

Je donne ici en deux colonnes la liste des suppressions demandées et les réponses du comité.

Suppressions demandées. Réponses du Comité.

Qu'une âme vive, qu'une raison Le Comité consent à active comme celles de Mme de supprimer cette phrase. Staël en aient moins aimé la morale du devoir et la religion positive, il ne faut pas s'en étonner.

Il (M. Necker) attendrit de bonne Le Comité supprime: heure cette jeune âme, l'accoutuma lui en donna au bonheur du coeur, lui en donna l'insatiable besoin. l'insatiable besoin, et dans l'extrême félicité de sa jeunesse prépara peut-être le malheur de sa vie entière.

La tendresse indulgente et expansive Le Comité maintient ce de M. Necker, des relations passage. délicieuses dont une admiration réciproque formait la base ou le trait dominant exaltèrent peut-être jusqu'à l'excès chez Mme de Staël le besoin d'affection dont la nature avait fait, je crois, le plus vif de tous ses penchants.

Le mariage de pure convenance, Le Comité supprime: c'est-à-dire de vanité, auquel, c'est-à-dire selon toute apparence, elle se soumit de vanité. par déférence était bien peu dans son caractère.

Nous n'avons d'autres Le Comité supprime: renseignements sur cette union profond que le profond silence qu'elle Le Comité supprime: et a gardé sur ce sujet dans ses introduit volontiers les écrits où elle répand toute son personnages qui âme et introduit volontiers les l'intéressent. personnages qui l'intéressent.

Ce silence parle assez haut Le Comité maintient. quand on se rappelle que l'amour dans le mariage était aux yeux de Mme de Staël l'idéal du bonheur en ce monde.

Sans insister sur ce point Le Comité supprime: délicat, disons seulement que délicat. toute la vie, tous les écrits de cette femme illustre trahissent et respirent un désappointement douloureux, une soif trompée…

Nous avons indiqué un premier Maintenu. malheur qui fut pour elle un de ces deuils muets qu'on porte dans l'âme et qu'on ne dépose jamais.

     Bonaparte fut petit; Mme de Maintenu.
     Staël ne mit peut-être pas assez
     de dignité dans ses regrets.

     Elle frappe à coups redoublés Le Comité accorde la
     sur les passions; l'on serait suppression des mots:
     tenté de croire qu'elle a ses l'on serait tenté de
     propres injures à venger. croire qu'elle a ses propres
                                         injures à venger
.

Les amendements du comité de 1848 se réduisent donc à fort peu de chose. Quelques-uns même par leur apparente insignifiance font sourire. Par exemple Vinet avait écrit: «Sans insister sur ce point délicat.» Le comité supprime délicat. On est tenté de se demander si cette concession accordée à la partie adverse n'est pas une aimable plaisanterie. Point tant que cela—en y réfléchissant. Le comité conciliait. Il ne voulait rien sacrifier de la pensée de Vinet, mais il ne demandait pas mieux que de rayer tout mot capable d'éveiller chez le lecteur une curiosité fâcheuse. À ce point de vue il avait raison de supprimer délicat. Car dire qu'on n'insiste pas sur un point délicat cela revient excellemment à y insister; cela appelle l'attention sur la délicatesse du cas: c'est plein, ou cela paraît plein de sous-entendus. C'est ce qu'on appelle une prétérition et il n'y a rien de plus dangereux que des prétéritions, si ce n'est les parenthèses. J'enlève délicat, et mon petit bout de phrase redevient la transition la plus honnête du monde. Le lecteur passe sans s'arrêter. Et le tour est joué. Car précisément il ne fallait pas qu'il s'arrêtât. Le comité de 1848 connaissait le coeur humain.

Il faut ajouter que le comité de 1848 était d'autant plus fondé à se montrer intransigeant que personne avant Vinet, non pas même Sainte-Beuve, n'avait parlé de Madame de Staël avec plus de sympathie, plus de respect que le professeur lausannois. Si c'en était ici le lieu, j'aimerais à faire voir que Vinet aimait et vénérait dans l'auteur de l'Allemagne son premier professeur de littérature, et que c'est dans le fameux chapitre sur l'enthousiasme qu'il avait puisé dès ses débuts quelques-unes de ses idées. Mais en voici assez et même trop pour une simple introduction.

Paul Sirven.

Les notes suivies de la mention: (Ed.) sont tirées de l'édition de 1848.

I

MADAME DE STAËL ET CHATEAUBRIAND

Cours professé à l'Académie de Lausanne en 1844.

INTRODUCTION

De la Littérature de l'Empire.

Une nuance de ridicule s'attache, dans bien des esprits, à ces mots: la Littérature de l'Empire. Cette impression s'explique, si elle ne se justifie pas. Ni l'originalité, ni une fécondité vigoureuse, n'ont caractérisé, dans son ensemble, la littérature de cette époque.

L'éloquence, réduite à la harangue officielle et vouée à l'adulation, répétait Pline le jeune après avoir ressuscité Démosthène. L'histoire, qui, pas plus que l'éloquence, ne se passe de liberté, savait trop bien qu'elle ne devait pas tout dire, sans bien savoir ce qu'elle devait taire; car les instincts du despotisme sont plus profonds et plus délicats que ceux de la servilité. Une philosophie illibérale dans ses principes continuait, après plus d'un demi-siècle, à être le symbole et le signe de ralliement des amis de la liberté; car la religion, en France, ayant pris parti pour le despotisme, l'esprit de liberté avait arboré les tristes couleurs du matérialisme, et à l'aurore du nouveau siècle, un despote, en contractant alliance avec la religion, avait resserré l'alliance du libéralisme avec l'incrédulité. Et quoi qu'il en soit, la seule philosophie qui fût debout, devait rallier les caractères indépendants, puisque enfin c'était une philosophie, c'est-à-dire l'esprit humain se professant libre; et c'est ainsi que des instincts généreux et une association arbitraire d'idées prolongeaient, au delà de toutes les bornes, la fortune d'une doctrine sans profondeur comme sans élévation. La poésie avait traversé sans se renouveler toutes les phases de la Révolution; elle vivait, ou plutôt elle se mourait, à l'ombre de la tradition et de l'autorité; elle n'était bientôt plus que l'écho d'un écho: plus d'indépendance dans les formes, plus de nouveauté dans l'inspiration, eût inquiété à bon droit un despotisme ombrageux, qui savait qu'il importe peu sous quelle forme et sur quel terrain la liberté éclate, pourvu qu'elle éclate. Les théories littéraires étaient timides et méticuleuses comme la littérature elle-même; à la religion du beau s'était substituée je ne sais quelle orthodoxie têtue, retranchée derrière quelques axiomes étroits et contestables. On poussait à l'absolu la maxime de Buffon, que «c'est le style qui fait vivre les ouvrages,» comme si le style y pouvait suffire sans les pensées, et comme si un grand style pouvait s'attacher à des pensées médiocres. En exaltant la puissance du style, on en avait abaissé la notion: on confondait le style avec la diction. La littérature s'en tint à des formes pleines d'élégance et de pureté; la sévérité un peu froide introduite dans les arts du dessin avait passé dans tous les autres. On fêtait le siècle de Louis XIV, on eût voulu le renouveler, et l'on ne faisait que prolonger, en poésie aussi bien qu'en philosophie, le dix-huitième siècle. Les génies novateurs étaient admirés avec crainte, suivis de loin, imités avec défiance; la poésie, comme un fleuve épuisé par les chaleurs de l'été, ne roulait plus dans son lit qu'une onde toujours plus mince; d'immenses événements semblaient l'oppresser plutôt que l'inspirer. Ce qui a manqué surtout à cette littérature, c'est la puissance de créer, c'est-à-dire d'individualiser. On cherchait de belles formes, mais quand on les cherche pour elles-mêmes et pour elles seules, on ne leur donne pour support, pour substance, que des généralités ou des abstractions; et comme la forme d'une idée est donnée par l'idée, de même que celle d'un vêtement par le corps qui doit le porter, une idée vague ne peut donner qu'une forme sans vie.

On peut signaler, au nombre des symptômes de langueur et de dépérissement de la poésie, la grande faveur du poème didactique, inventé, à ce qu'il semble, pour enluminer les éléments des sciences, pour enjoliver le lieu commun et pour cultiver la périphrase. L'époque a possédé des écrivains purs, élégants, nobles, ingénieux; elle a eu même, tranchons le mot, des poètes, des poètes plutôt qu'une poésie. La spontanéité, la puissance, l'individualité, ont manqué généralement; mais le sol conservait sa chaleur naturelle sous les neiges de cet hiver: et, qu'est-ce, après tout, que dix ans dans l'histoire d'une littérature? Ces dix ans, d'ailleurs, ont vu le déploiement de deux grandes renommées.

L'attitude de la critique littéraire mérite d'être notée. On ne saurait lui reprocher d'avoir pris absolument le change. Sévère envers Chateaubriand, elle l'était envers Delille. Elle encouragea peu les tentatives hardies, mais elle loua modérément les essais timides. Elle ne croyait pas à la nouvelle école, mais elle ne croyait plus à l'ancienne.

Les idées et les productions étrangères avaient, comme les denrées coloniales, rencontré une ligne de douanes. La publication d'une brochure de M. Schlegel sur la Phèdre de Racine fut un immense scandale. Tous les suppôts de la critique coururent sus à l'étranger malencontreux, et qui ne put mordre aboya. M. Schlegel avait bien des torts à la fois; mais l'un des plus graves était de remuer, à propos de poésie, des idées générales, et d'aborder la philosophie de l'art. Les idées générales, c'est la liberté même dans le domaine de la pensée, c'est la pensée prise au sérieux et dans toute sa portée: sans cette métaphysique si décriée, on n'arrive au fond de rien, on n'a la raison de rien; et comme la force elle-même se pique de raison, il se trouve que le despotisme fait aussi, au besoin, de la métaphysique. Mais en général, la recherche des principes répugne aux ennemis de la liberté en tout genre; on aime mieux les doctrines à mi-hauteur, les adages de la tradition, les proverbes du sens commun: tout cela convenait fort à cette époque et à l'homme qui la dominait; génie despotique par essence, qui voulait pour son règne la gloire des lettres, mais en despote, et qui eût voulu pouvoir la constituer par un décret ou la conquérir à coups de canon.

Les sciences florissaient; mais quelles que soient l'importance et la dignité des sciences, leur essor, non plus que celui des beaux-arts, n'est pas la mesure de la liberté de l'esprit humain ni le principe de sa vie. Les sciences, qui s'occupent des choses, sont moins profondément humaines que la littérature, qui a l'homme pour sujet et l'homme pour but.

Bercée, comme un enfant, aux chants de la victoire, au bruit confus des empires croulants, l'imagination s'était assoupie. On a dit d'une époque fameuse qu'elle fut, pour la France, une halte dans la boue; l'Empire fut pour la littérature une halte dans la gloire. Le présent, il est vrai, broyait des couleurs pour l'avenir et lui préparait de la poésie.

Néanmoins plusieurs paraissent juger trop sévèrement, sous le point de vue littéraire, la période de l'Empire. Une simple nomenclature des auteurs et des écrits de ces dix années, même en faisant abstraction de ses deux plus grands noms, ramènerait peut-être à une appréciation plus favorable.

Rappelons d'abord que les premières années de ce siècle trouvèrent, les uns debout, les autres encore vigoureux et féconds, plusieurs écrivains que le siècle précédent avait distingués à l'ombre des grands modèles. Si Laharpe et Saint-Lambert ne firent que saluer d'un regard éteint le siècle nouveau, Bernardin de Saint-Pierre, Ducis, Lebrun, Marie-Joseph Chénier, Fontanes, Parny, Volney, Maury, Suard, Morellet, Gaillard, Garat, Collin d'Harleville, Andrieux, lui payèrent tous un tribut plus ou moins riche; et son aurore fut le midi de quelques-uns d'entre eux. Des hommes nouveaux entrèrent dans la lice. La science nous donna de grands écrivains dans la personne de Cabanis, de Cuvier, de Laplace, de Fourcroy, de Lacépède. Si les affaires d'État présentaient à l'admiration publique peu de caractères élevés, elles mettaient en évidence de grands talents littéraires; cette époque est celle des Portalis, des Fontanes et des Régnault de Saint-Jean d'Angély. Le cardinal de Bausset célébrait Bossuet et Fénelon dans un style digne de leur temps. L'abbé Frayssinous ouvrait ses fameuses conférences, M. de Bonald, du sein de ses ténèbres, lançait des éclairs très vifs sur le mystère de la société. Étranger à la France, vivant loin d'elle, mais les yeux tournés vers elle, Joseph de Maistre la contraignait à le classer parmi ses plus habiles écrivains et parmi les agitateurs de la pensée publique. Ainsi que M. de Bonald, c'était vers un monde ancien, vers le monde de l'absolutisme ou du pouvoir paternel en politique et en religion, qu'il cherchait à entraîner son siècle, par l'abus audacieux des plus saintes vérités et par l'éclat d'une éloquence où la colère et l'onction trouvent leur place tour à tour. Deux autres écrivains, vivant comme lui hors de la France, Charles Villiers et M. Ancillon, honoraient la littérature française, et la guidaient, en poésie et en philosophie, vers des sources inconnues. Rameaux de l'arbre condillacien, mais cherchant plus haut que le tronc paternel une partie de leur nourriture, M. de Gérando écrivait l'histoire de la philosophie, M. Laromiguière sondait les éternels mystères de l'esprit humain; M. Destutt de Tracy, fidèle sans réserve aux traditions du maître, en développait, en appliquait les doctrines, en reproduisait dans son style la clarté froide et la sévère précision. M. Lacretelle racontait avec une élégance animée l'histoire du dix-huitième siècle, celle du seizième, et les annales de la Révolution à peine endormie dans les bras d'un grand capitaine. M. de Sismondi jetait de bonne heure, par d'importants travaux, les fondements de sa grande réputation d'historien. Renommé déjà comme poète, M. Michaud préparait, avec une laborieuse patience, un historien aux guerres saintes du moyen âge. Les concours d'éloquence académique redisaient souvent le nom de Victorin Fabre, par qui furent célébrés Corneille, Boileau, La Bruyère, le dix-huitième siècle, et qu'une retraite prématurée enleva à la gloire. Un nom destiné à la célébrité, celui de M. de Barante, retentissait peu encore, quoi qu'il fût déjà attaché au souvenir du plus beau Tableau de la littérature française au dix-huitième siècle. La critique littéraire, quoi qu'on puisse dire de sa tendance générale, ne craint pas encore l'oubli pour les noms d'Auger et de Ginguené, de Dussault, d'Hoffman, de Malte-Brun et du terrible Geoffroy, le cerbère du feuilleton. La critique savante n'était pas moins élégante que solide dans les écrits de M. Daunou, historien, publiciste, éditeur habile, et sous la plume de Thurot et de M. Boissonade. Moraliste ingénieux et paradoxal, auteur spirituel et fin, le duc de Lévis, intelligent témoin de son siècle, perpétuait les traditions élégantes de l'âge précédent et de l'ancienne monarchie. M. de Jouy tentait de donner à la France un Addison, et la plus grande faveur encourageait ce dessein hardi. Chénier et M. Lemercier professaient avec éclat la littérature. Le laborieux et savant Ginguené écrivait avec beaucoup de jugement et de goût l'histoire littéraire de l'Italie. Salluste trouvait en M. Mollevaut, Tite-Live, Tacite et Salluste encore en Dureau de la Malle, des traducteurs patients et habiles. Le roman s'enrichissait des ouvrages célèbres de Mesdames de Genlis, Cottin, de Flahaut (Souza), peut-être surpassés par deux ou trois opuscules de M. Xavier de Maistre. M. Aimé Martin imitait avec grâce et bonheur l'auteur des Études de la nature.

La poésie, constamment élégante, ne manqua pas toujours de charme ni de grandeur. Si Lebrun avait déposé sa lyre, Delille faisait admirer encore sa brillante fécondité. Ses succès et l'esprit du temps avaient encouragé la traduction en vers et la poésie didactique. Dans le premier de ces deux genres, il faut citer d'abord le traducteur d'Ovide et celui d'Anacréon, Saint-Ange et M. de Saint-Victor; après eux, Daru, ingénieux interprète d'Horace, M. Tissot, traducteur des Bucoliques, et M. Baour-Lormian, dont le vers moelleux et plein de mélodie rendit quelquefois avec bonheur l'expressive musique du Tasse. La poésie didactique s'honore d'Esménard, auteur du poème de la Navigation; de M. Michaud, qui chanta le Printemps d'un proscrit; de M. de Saint-Victor, dont les deux poèmes, l'Espérance et le Voyage du poète, renferment quelques-uns des plus beaux vers du siècle; de Chênedollé, qui trouva, pour célébrer le Génie de l'homme, des accents pleins de grandeur; de Legouvé, dont le poème sur le Mérite des femmes est resté tout entier dans tant de mémoires; de Millevoye, qui peignit avec bonheur l'amour maternel; de M. de Frénilly, auteur de quelques satires où les bons vers sont en nombre; de Parseval Grandmaison, habile versificateur, exerçant alors dans des compositions de peu d'étendue un talent qu'il réservait aux hasards de la grande épopée; de M. Soumet, qui n'était pas encore l'auteur de Clytemnestre et de ce grand poème où il célèbre avec autant de magnificence que de témérité la réconciliation de l'Antéchrist et le rachat de l'enfer; de M. Campenon, qui, après avoir décrit la Maison des champs, tenta avec succès l'épopée domestique dans son Enfant prodigue; de M. Berchoux, auteur spirituel et gai de la Gastronomie. Les concours académiques avaient créé une poésie qu'à défaut d'un nom meilleur nous appellerons épisodique, et qui, fort encouragée par le public, exerça quelques talents distingués.—Quelques-unes des belles épîtres de Chénier et des piquantes narrations d'Andrieux sont de cette même époque.

L'élégie, cultivée avec succès par Mesdames Dufresnoy et Victoire Babois, recevait de Millevoye un caractère nouveau et des couleurs variées. La carrière se ferma trop tôt devant ce poète, amoureux de la perfection, qui a peu écrit et beaucoup travaillé. C'est lui surtout, qui, sans système, mais avec réflexion, faisait doucement dériver la poésie vers des plages nouvelles où, prévenu par la mort, lui-même n'aborda pas.

Le tragique Ducis écrivait alors, dans la solitude, ses poésies fugitives pleines de négligence, d'énergie et de grâce; Arnault, Ginguené, M. Le Bailly marquaient leur place parmi les meilleurs fabulistes.

La tragédie, trop assujettie à d'anciennes traditions, n'est pourtant ni stérile ni sans honneur à une époque qui peut réclamer le Tibère de Chénier, les Templiers de Raynouard, l'Agamemnon de Lemercier, auteur de ce drame de Pinto, dans lequel il anticipait sur les hardiesses d'une époque plus tardive.

La comédie, ramenée par Andrieux et Collin d'Harleville au caractère de vérité franche que lui avait enlevé la manie analytique du dix-huitième siècle, trouva, à côté de ces deux habiles poètes, d'autres soutiens encore. Il suffit de nommer Picard, M. Roger, M. Étienne, auteur des Deux Gendres, M. Duval, qui eut des succès dans la comédie de caractère, plus encore dans le drame historique et dans la comédie anecdotique. On ne doit pas négliger de remarquer que la comédie de ce temps fut plus décente et plus morale qu'elle ne l'avait été à aucune autre époque.

Votre professeur[46] s'est renfermé dans les limites de cette espèce d'inventaire. Il a judicieusement réservé deux écrivains, dont les ouvrages ont inauguré une époque nouvelle, et ouvert les voies où tous les esprits se sont engagés avec plus ou moins d'empressement après la chute de l'empire. Vous avez déjà nommé ces deux écrivains qui se portaient en avant de la littérature contemporaine, l'un par un retour plein d'amour vers le passé, l'autre par un élan plein d'enthousiasme vers l'avenir: M. de Chateaubriand et Madame de Staël, un esprit poétique, une âme passionnée, qui créèrent dans le même temps, le premier un monde d'images, l'autre un monde de pensées.

Ils appartiennent sans doute à leur temps; ils en sont même plus que leurs contemporains, dont les écrits nous représentent le dix-huitième siècle échoué et laissé à sec sur les rivages du dix-neuvième. Ce temps, si vous l'aimez mieux, leur appartient, et c'est à bon droit qu'ils auraient pu dire à la littérature de l'Empire:

La maison est à nous, c'est à vous d'en sortir.

Mais, dans un autre sens, ils n'appartiennent pas à leur époque, puisqu'ils la devancent, puisqu'ils innovent tandis qu'elle imite, puisqu'ils marchent lorsqu'elle s'assied. Ils ont été les premiers à découvrir et à saluer l'avenir, et c'est pour cela même que nous les réservons pour le moment où cet avenir a commencé à devenir le présent.

PREMIERE PARTIE

MADAME DE STAËL

CHAPITRE PREMIER

Son caractère.

Madame de Staël, ayant devancé M. de Chateaubriand dans la vie et dans la mort, appelle nos premiers regards. Née à Paris en 1766, elle y mourut en 1817.

Sa vie se trouve partout. C'est son caractère que nous voudrions faire connaître. À quiconque aurait lu tous ses écrits, nous n'aurions plus rien à dire; il la connaîtrait, car elle y est tout entière, et aucune biographie morale, non pas même la belle notice de son amie Madame Necker de Saussure, ne peut valoir ni suppléer celle-là. Jamais auteur ne s'est uni plus étroitement à ses ouvrages, et n'y a laissé de soi-même une plus vive empreinte.

Les parents de cette femme célèbre exercèrent une grande influence sur son caractère, sur ses opinions et sur sa vie; mais M. Necker en sens direct et positif, et Madame Necker négativement.

Une sorte de roideur, qu'imprime quelquefois au caractère des femmes une jeunesse laborieuse et difficile, ne laissait pas assez voir dans Madame Necker l'affection mêlée au devoir, concourant avec le devoir. Fille de pasteur, et nourrie dans l'attachement au culte établi, sa religion, sans être précise, avait conservé le caractère d'une religion positive, c'est-à-dire d'une autorité extérieure devant laquelle, sans examen, elle agenouillait sa raison, l'oreille ouverte d'ailleurs à tous les échos de la philosophie du jour. [Qu'une âme vive, qu'une raison active, comme celle de Madame de Staël en aient moins aimé la morale du devoir et la religion positive, il ne faut pas s'en étonner[47].] Madame Necker, sans s'en douter, acheva dans l'esprit de sa fille ce que tant d'autres causes avaient trop bien commencé.

Nous verrons plus tard comment elle jugea, pendant longtemps, la religion chrétienne. Voyons dès à présent, quelles furent, du moins dans ses premiers écrits, ses vues sur l'essence de la morale. Ces lignes de son ouvrage sur les Passions méritent d'être lues avec attention:

«Il y a des vertus toutes composées de crainte et de sacrifices, dont l'accomplissement peut donner une satisfaction d'un ordre très relevé à l'âme forte qui les pratique; mais peut-être, avec le temps, découvrira-t-on que tout ce qui n'est pas naturel n'est pas nécessaire, et que la morale, dans divers pays, est aussi chargée de superstition que la religion. Du moins, en parlant de bonheur, il est impossible de supposer une situation qui exige des efforts perpétuels; et la bonté donne des jouissances si faciles et si simples, que leur impression est indépendante du pouvoir même de la réflexion. Si cependant l'on se livre à des retours sur soi, ils sont tous remplis d'espérance; le bien qu'on a fait est une égide qu'on croit voir entre le malheur et soi; et lors même que l'infortune nous poursuit, on sait où se réfugier, on se transporte par la pensée dans la situation heureuse que nos bienfaits ont procurée[48].»

Entre M. Necker et sa fille régnait, au contraire, la plus profonde sympathie. Ils furent de bonne heure amis intimes. Rien n'est à comparer au sentiment de Madame de Staël pour son père, pas même celui de Madame de Sévigné pour sa fille, si ce n'est sous le rapport de l'intensité. Ce sentiment, si voisin de l'adoration religieuse qu'il n'est guère possible de l'en distinguer, se composait d'une vraie piété filiale, d'une admiration enthousiaste et d'une amitié passionnée. Payé d'un large retour, ou plutôt prévenu par l'amour le plus empressé, le plus indulgent et le plus caressant, il attendrit de bonne heure cette jeune âme, l'accoutuma au bonheur du coeur, [lui en donna l'insatiable besoin,[49]] et, dans l'extrême félicité de sa jeunesse, prépara peut-être le malheur de sa vie entière. Pour juger de ce qu'était M. Necker aux yeux et pour le coeur de sa fille, quelques passages des écrits de Madame de Staël peuvent suffire; dans tous ses ouvrages elle a parlé de son père. On ne pourra lire ces passages, ni sans sourire, car les éloges sont outrés, ni sans s'attendrir, car cette affection est d'une vérité profonde:

«Ce livre (De l'Importance des opinions religieuses, par M. Necker), époque dans l'histoire des pensées, puisqu'il en a reculé l'empire; ce livre qui semble anticiper sur la vie à venir, en devinant les secrets qui doivent un jour nous être dévoilés; ce livre que les hommes réunis pourraient présenter à l'Être suprême comme le plus grand pas qu'ils aient fait vers lui[50].»

Il serait injuste de ne pas rappeler que Madame de Staël n'avait que vingt-deux ans lorsqu'elle écrivait ces lignes.

«Vous avez entendu parler de l'esprit et des rares talents de mon père; mais on ne vous a jamais peint l'incroyable réunion de raison parfaite et de sensibilité profonde, qui fait de lui le plus sûr guide et le plus aimable des amis. Vous a-t-on dit que maintenant l'unique but de ses étonnantes facultés est d'exercer la bonté, dans ses détails comme dans son ensemble? Il écarte de ma pensée tout ce qui la tourmente; il a étudié le coeur humain pour mieux le soigner dans ses peines, et n'a jamais trouvé dans sa supériorité qu'un motif pour s'offenser plus tard et pardonner plus tôt; s'il a de l'amour propre, c'est celui des êtres d'une autre nature que la nôtre, qui seraient d'autant plus indulgents qu'ils connaîtraient mieux toutes les inconséquences et toutes les faiblesses des hommes[51].»

«Ce qui se fait sentir plus particulièrement dans les ouvrages de M. Necker, c'est l'incroyable variété de son esprit. Voltaire est unique dans le monde littéraire par la diversité de ses talents; je crois M. Necker unique par l'universalité de ses facultés[52].»

«Personne n'a jamais, autant que mon père, donné l'idée, à tous ceux qui l'entouraient, d'une protection presque surnaturelle… Pendant les troubles de France, lors même que nous étions séparés, je me croyais préservée par lui; je n'ai jamais pensé qu'un grand malheur pût m'atteindre. Il vivait; j'étais sûre qu'il viendrait à mon secours, et que son éloquent langage et son vénérable ascendant m'arracheraient du fond des prisons, si j'y avais été jetée. En lui écrivant, je l'appelais presque toujours mon ange tutélaire. Je sentais ainsi son influence, et il me semblait que la responsabilité de mon sort le concernait plus que moi:—je comptais sur lui, comme réparateur de mes fautes; rien ne me paraissait sans ressources pendant sa vie: ce n'est que depuis sa mort que j'ai connu la véritable terreur, que j'ai perdu cette espérance de la jeunesse qui se fonde toujours sur ses forces pour tout obtenir. Mes forces, c'étaient les siennes; ma confiance, c'était son appui. Existe-t-il encore autour de moi, ce génie protecteur? me dira-t-il ce qu'il faut souhaiter ou craindre? me guidera-t-il dans mes démarches? étendra-t-il ses ailes sur mes enfants, qu'il a bénis de sa voix mourante; et puis-je assez recueillir de lui dans mon coeur, pour le consulter encore et l'entendre[53]?»

La tendresse indulgente et expansive de M. Necker, des relations délicieuses dont une admiration réciproque formait la base ou le trait dominant, exaltèrent peut-être jusqu'à l'excès chez Madame de Staël le besoin d'affection dont la nature avait fait, je crois, le plus vif de tous ses penchants. Le mariage de pure convenance, [c'est-à-dire de vanité,[54]] auquel, selon toute probabilité, elle souscrivit par déférence, était bien peu dans le sens de son caractère. Nous n'avons d'autres renseignements sur cette union que le [profond[55]] silence qu'elle a gardé sur ce sujet dans des écrits où elle répand toute son âme [et introduit volontiers les personnages qui l'intéressent[56]]. Ce silence parle assez haut, quand on se rappelle que l'amour dans le mariage était aux yeux de Madame de Staël l'idéal du bonheur en ce monde[57].

«Être deux dans le monde calme tant de frayeurs! Les jugements des hommes et de Dieu même semblent moins à craindre alors[58].»

Sans insister sur ce point [délicat[59]], disons seulement que toute la vie, tous les écrits de cette femme illustre, trahissent et respirent un désappointement douloureux, une soif trompée. Pour elle, l'affection et le bonheur n'étaient qu'une même chose, et sans doute l'absence du bonheur est le plus grand malheur pour une âme passionnée. L'infortune matérielle lui paraîtrait peut-être une favorable diversion. Je me représente quelquefois Madame de Staël dans une position précisément contraire à celle que lui fit la Providence, malheureuse par la fortune, heureuse par le coeur, et je me demande si cette dispensation, qui n'aurait pas atteint les sources de son talent, n'en aurait point changé la direction et diminué la valeur. L'infortune matérielle, fortifiant le coeur, donne souvent quelque âpreté au caractère et quelque rigidité à la pensée: les souffrances du coeur augmentent peut-être la personnalité, mais en ajoutant à la vie et à la pensée je ne sais quelle grâce douloureuse. Moins infortunés, bien des hommes de génie eussent été moins éloquents, et l'on sent partout, en lisant Madame de Staël, que ses peines l'ont inspirée.

Sa vie que l'indigent seul eût pu appeler fortunée, fut en effet douloureuse. Nous avons indiqué un premier malheur, qui fut pour elle un de ces deuils muets qu'on porte dans l'âme et qu'on ne dépose jamais. Mais on peut considérer le caractère même de cette femme extraordinaire, les événements publics et son talent même comme trois Parques fatales, qui tissèrent à l'envi la trame de son malheur.

Son caractère est retracé dans Delphine, chez qui l'impétuosité n'est pas plus généreuse, ou la générosité plus imprévoyante que chez Madame de Staël; mais ce que n'avait pas Delphine, et ce qu'avait, je crois, celle qui a raconté son histoire, c'était une activité inquiète, le besoin d'influer, et peut-être celui de paraître. Que de conditions de malheur dans la carrière d'une femme!

Les événements l'atteignirent dans ce qui lui restait de bonheur, en compromettant celui de ses amis. Elle ne vivait guère plus en elle qu'en eux, et se trouvait comme enveloppée dans leurs malheurs par les douleurs de la pitié. D'ailleurs, on a dit avec raison, que, fidèle à ses convictions politiques, elle ne triompha pourtant point lorsqu'elles triomphèrent, la compassion la jetant, à chaque nouvelle crise, dans le parti des vaincus: le jour même de la victoire, elle rompait avec les vainqueurs, parce qu'en révolution les vainqueurs sont sans pitié: or la pitié était sa religion.

Enfin, son talent même la rendit malheureuse en la rendant célèbre. La célébrité est peut-être, de tous les avantages que nous pouvons ambitionner, celui qui a le moins de rapport avec le bonheur; il n'en a point surtout avec les vrais intérêts d'une femme: on dirait que l'admiration qu'elle excite écarte d'elle l'affection, qu'elle devient quelque chose de moins qu'un être humain en devenant quelque chose de plus qu'une femme, et qu'elle doit avoir une part double dans la haine qu'éveillent presque toujours les grandes renommées. La célébrité isole une femme auteur, et l'exile pour ainsi dire dans sa gloire.

Il semblait que de rares qualités du coeur devaient ménager, en faveur de Madame de Staël, une exception à cette règle. Quelle ne fut pas sa générosité, même envers les écrivains qui l'avaient le plus maltraitée! Il n'en est pas un au talent duquel elle n'ait rendu hommage. Elle se rend cette justice, en en diminuant ingénieusement le mérite:

«Il me semble, dit-elle, que quand on s'est soi-même livré de tout temps à l'étude des lettres, on a sur les livres une sorte d'impartialité d'artiste, et je sais du moins qu'il m'arrive souvent de louer des écrivains qui m'ont personnellement attaquée, par cet amour pour le talent en lui-même qui l'emporte sur toute espèce de préventions[60].»

Devant une si noble et si universelle bienveillance, il semble que l'envie elle-même aurait dû désarmer; mais l'envie ne désarme jamais; elle a, pensez-y bien, ses propres souffrances à venger: et quelles souffrances plus cruelles que celles de l'envie?

On l'a, en conséquence, déchirée dans son talent, dans son caractère et dans ses moeurs. Espérons que le temps consommera la justice qu'on a commencé à lui rendre. Laissons dire à un cynique, qu'il reste toujours quelque chose de la calomnie, et croyons, avec le poète:

     Que des préventions déchirant le bandeau
     La vérité s'assied sur le bord d'un tombeau.

Madame de Staël a plus d'une fois déploré le malheur de la femme célèbre, et en le déplorant, elle a raconté son histoire. Elle a, sur ce sujet, des accents bien émus dans ce passage du livre sur la Littérature, où l'on dirait qu'elle ne plaint pas feulement, mais qu'elle blâme celle qui s'expose à de pareils dangers:

«Dès qu'une femme est signalée comme une personne distinguée, le public en général est prévenu contre elle. Le vulgaire ne juge jamais que d'après certaines règles communes, auxquelles on peut se tenir sans s'aventurer. Tout ce qui sort de ce cours habituel déplaît d'abord à ceux qui considèrent la routine de la vie comme la sauvegarde de la médiocrité. Un homme supérieur déjà les effarouche; mais une femme supérieure, s'éloignant encore plus du chemin frayé, doit étonner, et par conséquent importuner davantage. Néanmoins un homme distingué ayant presque toujours une carrière importante à parcourir, ses talents peuvent devenir utiles aux intérêts de ceux mêmes qui attachent le moins de prix aux charmes de la pensée. L'homme de génie peut devenir un homme puissant, et sous ce rapport, les envieux et les sots le ménagent; mais une femme spirituelle n'est appelée à leur offrir que ce qui les intéresse le moins, des idées nouvelles ou des sentiments élevés: sa célébrité n'est qu'un bruit fatigant pour eux.

La gloire même peut être reprochée à une femme, parce qu'il y a contraste entre la gloire et sa destinée naturelle. L'austère vertu condamne jusqu'à la célébrité de ce qui est bien en soi, comme portant une sorte d'atteinte à la perfection de la modestie. Les hommes d'esprit, étonnés de rencontrer des rivaux parmi les femmes, ne savent les juger, ni avec la générosité d'un adversaire, ni avec l'indulgence d'un protecteur; et dans ce combat nouveau, ils ne suivent ni les lois de l'honneur, ni celles de la bonté. Si, pour comble de malheur, c'était au milieu des dissensions politiques qu'une femme acquît une célébrité remarquable, on croirait son influence sans bornes alors même qu'elle n'en exercerait aucune; on l'accuserait de toutes les actions de ses amis; on la haïrait pour tout ce qu'elle aime, et l'on attaquerait d'abord l'objet sans défense avant d'arriver à ceux que l'on pourrait encore redouter.

Un homme peut, même dans ses ouvrages, réfuter les calomnies dont il est devenu l'objet: mais pour les femmes, se défendre est un désavantage de plus; se justifier, un bruit nouveau. Les femmes sentent qu'il y a dans leur nature quelque chose de pur et de délicat, bientôt flétri par les regards mêmes du public: l'esprit, les talents, une âme passionnée, peuvent les faire sortir du nuage qui devrait toujours les environner; mais sans cesse elles le regrettent comme leur véritable asile.

L'aspect de la malveillance fait trembler les femmes, quelque distinguées qu'elles soient. Courageuses dans le malheur, elles sont timides contre l'inimitié; la pensée les exalte, mais leur caractère reste faible et sensible. La plupart des femmes auxquelles des facultés supérieures ont inspiré le désir de la renommée, ressemblent à Herminie revêtue des armes du combat: les guerriers voient le casque, la lance, le panache étincelant; ils croient rencontrer la force, ils attaquent avec violence, et dès les premiers coups, ils atteignent au coeur.

Non seulement les injustices peuvent altérer entièrement le bonheur et le repos d'une femme; mais elles peuvent détacher d'elle jusqu'aux premiers objets des affections de son coeur. Qui sait si l'image offerte par la calomnie ne combat pas quelquefois contre la vérité des souvenirs? Qui sait si les calomniateurs, après avoir déchiré la vie, ne dépouilleront pas jusqu'à la mort des regrets sensibles qui doivent accompagner la mémoire d'une femme aimée?

Dans ce tableau, je n'ai encore parlé que de l'injustice des hommes envers les femmes distinguées: celle des femmes aussi n'est-elle point à craindre? N'excitent-elles pas en secret la malveillance des hommes? Font-elles jamais alliance avec une femme célèbre pour la soutenir, pour la défendre, pour appuyer ses pas chancelants[61]?»

La popularité de son père aggrava le mal; Madame de Staël avait déjà bien assez de torts aux yeux de l'envie; on lui compta, par surcroît, ceux de son père; car l'esprit de parti, parodiant insolemment le Dieu jaloux, a coutume de punir les mérites des pères sur les enfants jusqu'à la troisième et quatrième génération.

La Révolution éclata. Madame de Staël, qui en avait salué l'avènement avec transport, en avait peut-être aussi pressenti les excès.

«N'effacez point, écrivait-elle six mois avant la convocation des États généraux, n'effacez point le sceau de raison et de paix que le destin veut apposer sur votre constitution; et quand l'accord unanime vous permet de compter sur le but que vous voulez atteindre, prétendez à la gloire de l'obtenir sans l'avoir passé[62].»

L'un des premiers soins de cette révolution qu'elle avait aimée et dont elle continua d'aimer le principe, fut de détruire le ministre qu'avait installé la liberté, et ce ministre était le père de Madame de Staël.

Elle courut des dangers personnels; elle usa d'un reste d'influence pour arracher à la proscription plusieurs de ses amis. Il fallut enfin céder à l'orage et chercher un asile en Angleterre. Deux ans qu'elle y passa l'attachèrent profondément à cette nation, à ses institutions, à sa littérature. Ses goûts et ses principes y trouvaient une égale satisfaction. Elle vit tout un peu en beau, et la trace de ses vives impressions se retrouve dans son dernier ouvrage, où sa confiance absolue dans la générosité britannique éveille quelquefois le sourire.

La pure littérature n'avait point de droit sur Madame de Staël au milieu des souffrances de son pays. C'est donc moins comme écrivain que comme défenseur d'une royale infortune et des intérêts de l'humanité qu'elle nous apparaît dans ses touchantes Réflexions sur le procès de la Reine et dans des Réflexions politiques dont la paix universelle était le but.

De retour en France, en 1795, elle vit se presser autour d'elle tout ce qu'il y avait à Paris d'hommes éminents et d'amis de la vraie liberté. Objet de la défiance et des inquiétudes du Directoire, elle eut pourtant assez de crédit pour satisfaire plusieurs fois son ardent besoin d'obliger. Sa voix, comme sa fortune, appartenait aux proscrits. Ce fut elle, avec Chénier, qui rendit à la France M. de Talleyrand, qui attendait de l'autre côté de l'Atlantique le premier signal de la fortune. La France, je crois, lui en sut peu de gré, et M. de Talleyrand ne se piqua pas, dit-on, d'être plus reconnaissant que la France.

À cette époque se rapportent les grands triomphes de Madame de Staël, je n'ose dire comme orateur, mais comme incomparable talent de conversation. Et ce même temps fut pour elle celui d'un découragement profond. Elle semblait désespérer de son pays et de l'avenir du monde, dans ces paroles écrites l'année même de son retour en France:

«On dit que le malheur hâte le développement de toutes les facultés morales; quelquefois je crains qu'il ne produise un effet contraire, qu'il ne jette dans un abattement qui détache et de soi-même et des autres. La grandeur des événements qui nous entourent fait si bien sentir le néant des pensées générales, l'impuissance des sentiments individuels, que, perdu dans la vie, on ne sait plus quelle route doit suivre l'espérance, quel mobile doit exciter les efforts, quel principe guidera désormais l'opinion publique à travers les erreurs de l'esprit de parti, et marquera de nouveau, dans toutes les carrières, le but éclatant de la véritable gloire[63].»

Ne croyez-vous pas voir un navire désemparé, qui flotte misérablement à tous les vents? Chose curieuse! ces lignes si graves servent de préface à deux ou trois petits romans. C'est un contraste et non une contradiction. L'auteur semble s'excuser de ne pas traiter des sujets plus sérieux; et la frivolité même de ses productions est un symbole et non une preuve de son découragement.

L'étoile de Bonaparte se levait alors. Il était déjà une puissance. Madame de Staël en était une aussi. Ces deux puissances se cherchèrent du regard, s'admirèrent mutuellement et se séparèrent presque aussitôt. Les opinions de Madame de Staël étaient libérales, et l'esprit, en tout cas, est une liberté. Bonaparte comprit qu'il n'y avait pas place en France, pour cette femme et pour lui. Un prétexte de la bannir fut aisément trouvé. En 1803 commencèrent les Dix ans d'exil de cette femme célèbre. Bonaparte fut petit, Madame de Staël ne mit peut-être pas assez de dignité dans ses regrets[64]. On sourit, mais non pas de plaisir, quand on voit le grand empereur fixer à quarante lieues le rayon à l'extrémité duquel, se portant d'ailleurs d'un point à l'autre de la circonférence, cette femme pourra résider, et quand cette femme, trop éprise de Paris, essaie de raccourcir le rayon, de rompre la ligne et d'entamer, comme un prétendant, le territoire occupé par un usurpateur. Sans contredit, Madame de Staël eut quelques-uns des défauts de son sexe, comme elle en avait les plus précieuses qualités; elle fit faire trop de bruit à sa disgrâce, et donna peut-être trop de part à un ressentiment légitime dans ses jugements sur celui qu'elle ne craignit pas d'appeler le moderne Attila.

Ses années d'exil, partagées entre le séjour de Coppet et des voyages en Allemagne, en Italie, en Russie, en Suède, en Angleterre, furent décisives pour la gloire de Madame de Staël. Delphine avait jeté un grand éclat; Corinne et l'Allemagne en jetèrent bien davantage et placèrent leur auteur à la tête de la littérature de son pays.

Quand la Restauration la ramena en France, elle avait trouvé dans un second et tardif mariage le bonheur auquel avaient aspiré ses jeunes années. Bien des circonstances se réunissaient pour le combler, et pour la confirmer dans l'utile pensée que le bonheur n'est pas plus dans les passions ou dans la gloire que la voix de Dieu n'est dans la tempête; mais lorsque ce bonheur moral, que des convictions épurées ennoblissaient de jour en jour, se leva pour elle, le bonheur extérieur, la santé, la vie s'enfuyaient à grands pas. Une maladie douloureuse enleva Madame de Staël à sa famille, à son pays et à ses espérances terrestres, le 14 juillet 1817.

Une âme ne se définit pas, quoiqu'on puisse la connaître et la juger; mais chacune se distingue par quelques traits saillants qui forment pour ainsi dire sa figure. Il n'est pas difficile de discerner ceux qui distinguent Madame de Staël. Benjamin Constant a bien caractérisé son illustre amie lorsqu'il a dit:

«Les deux qualités dominantes de Madame de Staël étaient l'affection et la pitié. Elle avait, comme tous les génies supérieurs, une grande passion pour la gloire; elle avait, comme toutes les âmes élevées, un grand amour pour la liberté: mais ces deux sentiments impérieux et irrésistibles, quand ils n'étaient combattus par aucun autre, cédaient à l'instant, lorsque la moindre circonstance les mettait en opposition avec le bonheur de ceux qu'elle aimait, ou lorsque la vue d'un être souffrant lui rappelait qu'il y avait dans le monde quelque chose de bien plus sacré pour elle que le succès d'une cause ou le triomphe d'une opinion[65].»

À ces deux traits je voudrais en ajouter un troisième: la foi à la vérité, je veux dire à la valeur intrinsèque, à la force de la vérité. Vertu rare, vertu religieuse, car elle suppose la religion, et la religion la suppose. C'est déjà presque une religion, puisque celui qui croit à la vérité, croit à quelque chose de plus haut que l'espace, que le temps et que les forces de l'univers. La vérité, c'est la pensée de Dieu, c'est Dieu dans les choses; or Madame de Staël est une de ces âmes qui ont le plus honoré la vérité comme vérité, et qui l'ont crue plus forte que tout ce qui est fort, qui ont senti qu'il est juste de se dévouer à elle. La conviction, lorsqu'elle se croyait dans le vrai, l'amour du vrai, quel qu'il fût, alors qu'elle doutait encore, l'effort constant vers la lumière, voilà ce que l'on retrouve à toutes les pages de ses écrits; voilà ce qui les rend tous sérieux; voilà ce qui la met au-dessus, au moins sous ce rapport important, de la plupart de ceux ou de celles qu'on aurait l'idée de lui comparer.

CHAPITRE DEUXIÈME

Premiers ouvrages de Madame de Staël.

Passons de la vie aux écrits de Madame de Staël; ce sera raconter sa vie une seconde fois.

Elle débuta, en 1788, par des Lettres sur les écrits et le caractère de J.-J. Rousseau. L'admiration enthousiaste est certainement le ton dominant de cet ouvrage, dont l'auteur avait à peine vingt-deux ans lorsqu'il parut. Bien des choses dans les opinions et dans la conduite de Rousseau devaient être plus sérieusement appréciées. On n'aime pas que l'auteur, en avouant que Rousseau fut ingrat, s'efforce de rendre son ingratitude intéressante; on approuve moins encore le jugement qu'elle porte sur la dernière action de Rousseau, je veux dire sur sa mort, qu'elle suppose avoir été volontaire. Les années et l'observation durent aussi modifier ses idées sur l'Émile; mais après tout, il y a lieu d'admirer, en plusieurs endroits, l'indépendance et la sûreté de son jugement. N'y a-t-il pas, dans cette observation sur les deux premiers ouvrages de Rousseau (Discours sur l'influence des Sciences et des Arts, et sur l'Inégalité), autant de bon sens que d'esprit?

«Peut-être aurait-il dû avouer, dit-elle, que cette ardeur de connaître et de savoir était aussi un sentiment naturel, don du ciel, comme toutes les autres facultés des hommes; moyens de bonheur, lorsqu'elles sont exercées; tourment, quand elles sont condamnées au repos. C'est en vain qu'après avoir tout connu, tout senti, tout éprouvé, il s'écrie: N'allez pas plus avant; je reviens, et je n'ai rien va qui valût la peine du voyage. Chaque homme veut être à son tour détrompé, et jamais les désirs ne furent calmés par l'expérience des autres[66].»

L'Héloïse, qu'elle admire avec transport, essuie pourtant de graves censures. On a dit souvent, après et sans doute avant La Rochefoucauld, que l'esprit est dupe du coeur, ce qui n'empêche pas que le coeur ne soit une lumière. C'est par le coeur que Madame de Staël a si bien déjoué les sophismes en actions, les pièges dont ce roman est semé. Une parole incisive relève, en ces parties du travail de Madame de Staël, la justesse et la noble fermeté de ses critiques.

On croira sans peine qu'elle applaudit aux vues politiques de Rousseau. Peu nous imposte; si elle avait tort, c'est à peu près avec tout le monde, et si elle avait raison, tant d'autres avant elle avaient vu comme elle! Ce dont il faut lui savoir gré, c'est d'avoir réservé une partie de son admiration aux esprits qui, marchant, pour ainsi dire, du même pas que le temps, excellent dans l'accommodement et la transaction; mais après cela, nous ne la blâmerons pas d'avoir senti le mérite et l'utilité de ces talents plus hardis, de ces génies plus abstraits, qui, prenant leur point de départ, non dans les faits actuels et contingents, mais dans les principes, qui sont les faits éternels, dirigent les esprits vers l'idéal en toutes choses, et en le leur faisant connaître, le leur font souhaiter. Le bien absolu, le vrai absolu doivent être offerts aux regards de l'humanité; on ne s'en rapproche qu'à mesure qu'on y croit et qu'on les contemple, et la foi à la perfection est une même chose que la foi à la vérité.

Madame de Staël, dans ce premier écrit, comme dans tous les autres, procède peu par voie de déduction, et n'affecte pas la marche dialectique. Elle affirme, mais avec puissance; elle démontre moins qu'elle ne fait voir; sa pensée est remarquable par l'intuition et la spontanéité, aussi bien que par la richesse. Elle atteint beaucoup de vérités par le sentiment, elle a plus qu'un autre ce qu'on peut appeler des traits de lumière. Je mets dans ce nombre les pensées suivantes:

     «Il est des bienfaits si grands qu'ils donnent le besoin de la
     reconnaissance[67].»

     «On est vertueux quand on aime ce qu'on doit aimer:
     involontairement on fait ce que le devoir ordonne[67].»

     «Peut-être la morale perfectionne-t-elle plutôt qu'elle ne change,
     guide-t-elle plutôt qu'elle ne ramène[67].»

Et qui est-ce donc qui ramène, puisque ce n'est pas la morale? Les faits sans doute; aussi la religion n'est-elle qu'un fait.

Toutes ces idées, chrétiennes à leur insu, font un pas vers la grande vérité. Tout ce qui est vrai est chrétien. Toutes les vérités sont dans le monde, et la grande vérité chrétienne est un centre qui leur est montré, un confluent où toutes ces vérités, séparées les unes des autres et impuissantes dans leur isolement, se dirigent comme autant de rivières pour se réunir et faire un tout. Lorsque cet ouvrage parut, on reprocha l'affectation au style de Madame de Staël. Qu'on l'eût accusée de témérité, à la bonne heure, quoique aujourd'hui nous n'en puissions guère juger; écrire de nos jours ainsi, ce serait presque écrire timidement. Mais le reproche d'affectation était souverainement injuste; personne n'est plus que Madame de Staël au-dessus de cette faiblesse; les imprudences de sa diction sont d'entraînement et non de calcul, et peut-être n'a-t-elle que trop écrit avec toute son âme et mis toute sa vie dans ses ouvrages. Non seulement elle n'a pas composé un livre, mais peut-être n'a-t-elle pas écrit une phrase qui n'ait été essentiellement une action.

Les Réflexions sur le procès de la Reine, écrites à Londres en 1793, sont pleines d'effusion, d'attendrissement et de simplicité. C'est un appel à la conscience et à la sensibilité. Mais ceux qui s'étaient attribué le droit de juger la reine avaient par là même résolu de la condamner, et la nation, spectatrice étonnée, n'avait plus ni voix ni mains, mais seulement des yeux. Le style de cette production est peu châtié. On y trouve des passages comme ceux-ci:

«Quoi! la mort terminerait une si longue agonie! quoi! le sort d'une créature humaine pourrait aller si loin en infortune! Ah! repoussons tous le don de la vie, n'existons plus dans un monde où de telles chances errent sur la destinée!.. Et depuis ce temps qu'est-il arrivé? Son courage et son malheur

Mais ces incorrections, où je reconnais l'empressement de la pitié et la précipitation du zèle, me plaisent comme la trace d'une larme généreuse, qui, en tombant sur un mot, l'aurait rendu illisible.

En 1794 parurent les Réflexions sur la paix, adressées à M. Pitt et aux Français. Cet écrit inspiré par la pitié n'est pas une complainte sur les maux de la guerre, mais une suite de considérations très positives et très solides sur l'intérêt commun qu'avaient à une prompte conclusion de la paix toutes les parties belligérantes. La finesse toute féminine des aperçus et des impressions se trouve mise au service d'une politique saine et parfaitement informée. M. Necker sans doute ne fut pas étranger à cet écrit, non plus qu'au suivant. Le sens exquis de Madame de Staël s'est pourtant une fois trouvé en défaut dans cet ouvrage: c'est lorsque, de la vanité naturelle aux Français, elle conclut l'impossibilité du rétablissement de la monarchie.

«Les Français, dit-elle, ont trop de vanité pour se soumettre à un chef; le roi se confondait avec la royauté: c'était le rang et non le talent qui le plaçait au-dessus de tous; mais celui qu'on choisirait, qu'on suivrait, qu'on croirait volontairement, serait par là même reconnu comme devant à ses talents sa supériorité sur les autres; et cet aveu n'est pas français[68].»

Il y a sans doute une vanité qui peut raisonner ainsi; il y en a une autre qui n'y regarde pas de si près! et d'ailleurs la vanité qui raisonne peut tout aussi bien conclure en faveur d'un chef honoré par ses talents qu'en faveur d'un roi qui n'a pour lui que sa naissance. Je conçois très bien un homme qui dit: Je repousse une supériorité de convention, mais je me soumettrai volontiers à une supériorité réelle, intrinsèque. Je conçois même qu'un troisième vienne et dise: «Je me soumettrai à tout ordre humain pour l'amour de Dieu.» (1 Pierre II, 13.)

L'année suivante, Madame de Staël écrivit des Réflexions sur la paix intérieure. Il ne s'agit plus ici que de la France et de la conciliation des partis dans cette grande république. L'auteur cherche des yeux et croit avoir trouvé des hommes qui sont d'un parti, sans être des hommes de parti. Elle s'adresse successivement «aux royalistes amis de la liberté et aux républicains amis de l'ordre,» c'est-à-dire, probablement, à des républicains qui sont fort peu républicains et à des royalistes qui ne sont guère royalistes. À une époque encore si ardente et si ébranlée, l'indifférence était possible plutôt que l'impartialité, et que peut-on obtenir de l'indifférence? Les hommes auxquels Madame de Staël faisait appel, où étaient-ils? Tous les partis ont leur populace: tous les partis auraient-ils leurs saints? Si jamais on écrit la vie de ces saints-là, elle ne remplira pas cinquante-trois volumes in-folio, comme le recueil des Bollandistes. Ils n'étaient pas assez nombreux en France pour réaliser les espérances de Madame de Staël; l'événement le prouva bien. Bonaparte, au 18 brumaire, fut le vrai médiateur entre les partis.

La lettre, hélas! était donc sans adresse, ou ne s'adressait à personne; mais elle n'en était pas moins excellente: d'aussi nobles, d'aussi justes idées, ne pouvaient pas être à jamais perdues; il se trouve toujours quelqu'un, tôt ou tard, pour ramasser la vérité. Entre les réflexions dont cet écrit se compose, l'événement a fait remarquer celle-ci:

«Les révolutions ont, comme les maladies dévorantes, des périodes inévitables. La France peut s'arrêter dans la république; mais pour arriver à la monarchie mixte, il faut passer par le gouvernement militaire.[69]»

Ceux qui pensent, comme moi, que l'auteur ne croyait pas bien fermement que la France pût s'arrêter dans la république, jugeront que, dans cet endroit, toute la vérité sur la destinée de la France était apparue à Madame de Staël.

Sa belle âme, qui se montre partout dans cet écrit, se déploie surtout dans ces lignes du dernier chapitre:

«Qu'on est las d'entendre parler de justice modifiée par les circonstances, de déprédations iniques qu'il n'est pas encore temps de réparer! Ah! le malheur est-il relatif, et peut-on suspendre aussi les irréparables effets de la douleur? Il est si peu de souffrances particulières utiles au bonheur public, que les ressources du génie suppléeraient heureusement à tous les moyens tirés du mal; et l'on se plaît à penser que les grandes facultés de l'esprit pourraient accomplir tous les voeux du coeur.

»Découvrez, rendez-nous le plaisir de l'admiration! Il y a trop longtemps que, dans la carrière du beau, l'homme n'a étonné l'homme; il y a trop longtemps que l'âme froissée n'éprouve plus la seule jouissance céleste restée sur cette triste terre, cet abandon complet d'enthousiasme, cette émotion intellectuelle qui vous fait connaître, par la gloire d'un autre, tout ce que vous avez vous-même de facultés pour juger et pour sentir[70].»

Nous avons déjà dit un mot d'un recueil de nouvelles ou de petits romans que Madame de Staël publia la même année. Ce que ce recueil offre de plus remarquable, c'est un Essai sur les fictions qui lui sert d'introduction. L'auteur repousse absolument les fictions merveilleuses et les allégories; elle admet les fictions qui se rattachent à l'histoire, lorsqu'elles ne font que la développer; mais elle condamne les romans historiques; aucun de ceux de Madame de Genlis n'existait encore, ce qui n'empêcha pas Madame de Genlis d'en vouloir à l'auteur qui, d'avance et sans le savoir, avait fait le procès à son système; enfin elle traite des fictions naturelles qui n'ont d'autre base que la vie humaine et d'autre vérité que la vraisemblance. Elle ne veut pas de romans spécialement philosophiques, parce que, dit-elle, tous les romans doivent l'être, et elle professe à cette occasion d'excellentes doctrines littéraires:

«On a fait, dit-elle, une classe à part de ce qu'on appelle les romans philosophiques; tous doivent l'être, car tous doivent avoir un but moral: mais peut-être y amène-t-on moins sûrement, lorsque dirigeant tous les récits vers une idée principale, l'on se dispense même de la vraisemblance dans l'enchaînement des situations; chaque chapitre alors est une sorte d'allégorie, dont les événements ne sont jamais que l'image de la maxime qui va suivre. Les romans de Candide, de Zadig, de Memnon, si charmants à d'autres titres, seraient d'une utilité plus générale, si d'abord ils n'étaient point merveilleux, s'ils offraient un exemple plutôt qu'un emblème, et si, comme je l'ai déjà dit, toute l'histoire ne se rapportait pas forcément au même but. Ces romans ont alors un peu l'inconvénient des instituteurs que les enfants ne croient point, parce qu'ils ramènent tout ce qui arrive à la leçon qu'ils veulent donner; et que les enfants, sans pouvoir s'en rendre compte, savent déjà qu'il y a moins de régularité dans la véritable marche des événements. Mais dans les romans tels que ceux de Richardson et de Fielding, où l'on s'est proposé de côtoyer la vie en suivant exactement les gradations, les développements, les inconséquences de l'histoire des hommes, et le retour constant néanmoins du résultat de l'expérience à la moralité des actions et aux avantages de la vertu, les événements sont inventés: mais les sentiments sont tellement dans la nature, que le lecteur croit souvent qu'on s'adresse à lui avec le simple égard de changer les noms propres.»

On ne lira point sans intérêt, à la suite de ce morceau, quelques réflexions sur les romans en général, et le parallèle de ce moyen d'instruction morale avec celui que présente l'histoire. Tout ce que dit Madame de Staël nous paraît d'une justesse parfaite aussi longtemps qu'il n'est question que des romans qui ne sont point romanesques. Il en est de pareils sans doute; il faudrait seulement savoir s'ils ne font pas exception, et si notre restriction n'atteint pas le genre à peu près tout entier. Vous comprenez bien, Messieurs, que romanesque, dans ma pensée, n'est pas synonyme d'intéressant, et que je veux bien qu'un roman, en m'instruisant, m'intéresse: j'y consens d'autant plus volontiers que je comprends qu'il serait moins instructif s'il était moins intéressant. C'est faire, à ce qu'il semble, une assez belle passe aux romanciers, et ils ne peuvent raisonnablement se plaindre de nous. Malheureusement, mundus cult decipi (le monde veut être trompé); ce que la plupart des lecteurs demandent à un romancier, c'est précisément ce que nous ne voulons pas qu'on leur donne; ils veulent qu'on les berce dans l'oubli de la vie, et ils préfèrent follement à l'écrivain qui la leur ferait aimer, celui qui la leur fait haïr, à celui qui met la poésie dans la réalité, celui qui la met ou plutôt qui la cherche ailleurs: je dis celui qui la cherche, puisque une poésie qui ne peut pas se rattacher à la réalité n'est pas une poésie véritable. Le goût du romanesque n'a peut-être pas créé le roman; mais sûrement il lui a fait la loi: c'est le romanesque que presque tout le monde cherche dans le roman, je dis même ceux qui se piquent le plus d'y chercher autre chose. Que conclure de tout ceci? Faut-il ne plus lire de romans? N'en faut-il plus faire? Permettez qu'en remplacement d'une réponse difficile, que je n'ai pas eu le temps de préparer, je vous lise quelques lignes… de quoi? d'un roman. S'il n'en existait que de pareils à ceux de l'auteur que je vais citer, peut-être la question tomberait-elle d'elle-même, ou n'aurait-elle jamais été soulevée. C'est de fort loin, c'est de Stockholm que nous viennent ces bons avis. Mlle Frédérique Bremer peut être comptée parmi les écrivains les plus ingénieux que la Suède possède aujourd'hui.

«Le roman distille la vie. De dix ans il fait un jour, et il concentre cent grains de blé dans une goutte d'alcool. C'est là son métier. La réalité procède autrement. Les grands événements, les tragédies de l'amour, y sont rares. Ils ne sont pas dans les règles de la vie ordinaire, mais dans l'exception. C'est pourquoi, ma chère enfant, ne restez pas là à les attendre: vous y perdriez votre temps et l'ennui vous prendrait. Ne cherchez pas au-dehors les richesses de la vie, créez-les dans votre propre sein. Aimez, aimez le ciel, la nature, la sagesse, aimez les bonnes gens qui vous entourent, et votre vie sera assez riche. Votre navire aérien s'emplira d'un air pur et vif, et vous portera peu à peu dans la patrie de la lumière et de l'amour.»

CHAPITRE TROISIÈME

De l'Influence des passions sur le bonheur des individus et des nations.
Réflexions sur le suicide.

J'arrive au premier des ouvrages considérables par l'étendue, au premier livre qu'ait écrit Madame de Staël. Il parut à Lausanne, en 1796, sous ce titre: De l'Influence des passions sur le bonheur des individus et des nations, et porte pour épigraphe ce vers de Virgile: Quæsivit coelo lucem, ingemuitque reperta, (Il chercha dans le ciel la lumière et gémit de l'avoir trouvée.) Il n'est pas certain que l'auteur ait cherché la lumière dans le ciel; il ne fallait peut-être pas, pour trouver cette lumière-là, s'élever si haut; mais le reste de l'épigraphe est juste: ce livre est une plainte douloureuse, ou du moins la plainte y est l'accent de toutes les paroles de l'auteur, et même des paroles de consolation. Mais Madame de Staël n'a jamais écrit dans le seul but d'épancher son âme; cette personnalité, qui est peut-être la condition et l'inspiration de plus d'un genre de littérature, n'était pas dans la nature de Madame de Staël. La Bruyère avait dit: «Corriger les hommes est l'unique fin que l'on doit se proposer en écrivant;» Madame de Staël dit à son tour: «C'est pour les malheureux qu'il faut écrire,» et cette proposition si absolue peut servir de devise à plusieurs de ses écrits, si ce n'est à tous. Aux bornes d'une jeunesse qu'elle avait peut-être laissé dévorer par des sentiments trop impétueux, et à l'issue d'une révolution où elle avait vu toutes les passions se déchaîner contre le bonheur des particuliers et de la nation, elle sentit pour l'individu le besoin de maîtriser les passions, et pour le gouvernement le devoir de les diriger. C'est tout le plan de son livre, dont elle n'a écrit que la première moitié. Ainsi elle donnait à chaque partie son rôle, raisonnant avec l'individu comme si les passions pouvaient être domptées, avec les gouvernements comme si elles ne pouvaient pas l'être; marche tout à fait rationnelle, car la sagesse consistera toujours à demander à l'individu le vrai absolu et à la société le vrai relatif, quoique la société, à certains égards soit plus capable que l'individu de réaliser le vrai absolu. La sagesse de l'individu est de vouloir être parfait; la sagesse des gouvernements est de ne jamais oublier que les hommes sont imparfaits. Ainsi, selon le voeu de Madame de Staël, le gouvernement doit compter avec les passions de l'individu, et l'individu n'en doit point avoir. Elle n'a développé que la dernière de ces deux propositions.

Le livre de Madame de Staël en rappelle deux autres dont la doctrine diffère ou paraît différer de la sienne. Le P. Senault, de l'Oratoire, le précurseur de Bourdaloue, a écrit un traité, De l'usage des passions, où l'on apprend, entre autres choses, «qu'il n'y a point de passions qui ne puissent devenir vertus, et qu'il ne faut qu'un peu de conduite pour leur faire changer de condition;» mais Senault n'a en vue que les passions élémentaires ou abstraites, telles que l'amour et la haine, le désir et l'aversion (qu'il appelle la fuite), la hardiesse et la crainte, etc. Madame de Staël en veut aux passions concrètes ou complexes, qui impliquent un objet déterminé et ne sont, en définitive, qu'un sentiment d'amour ou de haine porté sur un objet particulier: son livre n'est donc, en aucun sens, une réfutation du livre de Senault. Il ne l'est pas davantage de celui d'Helvétius, qui, prenant comme elle les passions de l'homme au sens concret, conseille de les appliquer, autant qu'elles s'y peuvent appliquer, au bonheur de l'homme, à son bonheur matériel; car, en théorie, Helvétius n'en connaît point d'autre. Madame de Staël dédaignait trop une pareille doctrine pour songer à la réfuter. Au nom du bonheur, mais du bonheur moral, elle fait le procès à tout ce qu'on appelle communément passions; elle n'en excepte aucune; elle frappe à coups redoublés sur celles dont l'attrait est le plus touchant; [l'on serait tenté de croire,] à la voir si impitoyable [, qu'elle a ses propres injures à venger; en même temps[71]] on se rappelle involontairement ce mot d'une comédie: «N'en parlez donc pas tant, si vous ne l'aimez plus.» Il y a des colères pleines de tendresse, des haines pleines de regrets, et je doute que le chapitre sur l'amour convertisse personne, si ce n'est peut-être à l'amour. Ne croyez pourtant pas qu'il recèle la moindre arrière-pensée: il est écrit avec une bonne foi parfaite, et avec une verve de douleur inimitable. Toutes les passions ensemble, «cette force impulsive, dit-elle, qui entraîne l'homme indépendamment de sa volonté, voilà le véritable obstacle au bonheur individuel et politique[72].» Les passions sont notre unique mal, notre seul danger: car si l'on n'était pas né passionné, qu'aurait-on à craindre? Il n'en faut pas croire les déclamations et les lieux communs, répandus par des écrivains qui n'avaient pas, pour en parler, l'autorité de l'expérience.

«Des hommes froids, qui veulent se donner l'apparence de la passion, parlent du charme de la douleur, des plaisirs qu'on peut trouver dans la peine; et le seul joli mot de cette langue, aussi fausse que recherchée, c'est celui de cette femme, qui, regrettant sa jeunesse, disait: C'était le bon temps, j'étais bien malheureuse[73].»

C'est en vain qu'on les a crues nécessaires au mouvement de la vie; tout ce qu'il faut de mouvement à la vie sociale, tout l'élan nécessaire à la vertu existerait sans ce mobile destructeur. C'est en vain qu'on prétend qu'il faut consacrer nos efforts à diriger nos passions, non à les vaincre:

«Je n'entends pas, dit l'auteur, comment on dirige ce qui n'existe qu'en dominant; il n'y a que deux états pour l'homme: ou il est certain d'être le maître au dedans de lui, et alors il n'a point de passions; ou il sent qu'il règne en lui-même une puissance plus forte que lui, et alors il dépend entièrement d'elle. Tous ces traités avec la passion sont purement imaginaires; elle est, comme les vrais tyrans, sur le trône ou dans les fers[74].»

Puisque c'est le bonheur moral, le bonheur de l'âme, que l'auteur veut défendre contre les passions, et que ce bonheur, qui ne saurait être négatif, a pour condition essentielle le libre déploiement des forces bienfaisantes, on comprend ce dont l'auteur accuse avant tout les passions; c'est d'étouffer, d'opprimer ces éléments salutaires, qui sont la semence de nos vertus. Ce qui la frappe surtout, c'est le peu d'espace qui reste à la bonté dans un coeur que les passions ont abordé, et par là même envahi.

«Toutes les passions, certainement, n'éloignent pas de la bonté; il en est une surtout qui dispose le coeur à la pitié pour l'infortune; mais ce n'est pas au milieu des orages qu'elle excite que l'âme peut développer et sentir l'influence des vertus bienfaisantes. Le bonheur qui naît des passions est une distraction trop forte, le malheur qu'elles produisent cause un désespoir trop sombre pour qu'il reste à l'homme qu'elles agitent aucune faculté libre; les peines des autres peuvent aisément émouvoir un coeur déjà ébranlé par sa situation personnelle, mais la passion n'a de suite que dans son idée; les jouissances, que quelques actes de bienfaisance pourraient procurer, sont à peine senties par le coeur passionné qui les accomplit[75].»

L'auteur prend à partie chaque passion: l'amour de la gloire, l'ambition, la vanité, l'amour, le jeu, l'avarice, l'envie, la vengeance, l'esprit de parti; et sur chacun de ces sujets elle répand en abondance les observations justes, les pensées vives, les éclairs de philosophie et de sentiment. La Révolution française, dont les scènes les plus passionnées ont peut-être suggéré la pensée de ce livre, jette son reflet ardent sur un grand nombre des pages dont il est composé, et en font presque un ouvrage de circonstance. On peut citer le tableau de l'influence de la vanité dans les événements de la Révolution française[76]; le chapitre tout entier sur l'esprit de parti[77], étude admirable et qui, si elle n'épuise pas le sujet, en indique tous les points de vue les plus importants; enfin, la plus grande partie du chapitre où l'auteur, avec beaucoup de raison, range le crime au nombre des passions[78]; car le crime, à son tour, engendre le crime; né des passions, il devient lui-même l'objet d'une effroyable passion; il se complaît en lui-même, il se suffit, il s'enivre de sa propre sève et s'empoisonne avec son propre venin.

Le bonheur n'est pas dans les passions; mais où donc est-il? Nulle part, selon notre auteur.

«Les alchimistes seuls, s'ils s'occupaient de la morale, pourraient en conserver l'espoir; j'ai voulu m'occuper des moyens d'éviter les grandes douleurs[79].»

Ailleurs elle appelle la science du bonheur moral, «la science d'un malheur moindre[80].» Où sont-ils donc, les palliatifs de notre incurable infortune? Où trouverons-nous les ressources que nos passions, qui ne sont que notre moi indéfinitivement exagéré, n'ont pu nous offrir? L'amitié, les affections de famille, la religion, renferment-elles plus d'éléments de bonheur? Oui, il y a des gages de bonheur dans toutes les affections, pourvu que d'avance on renonce à toute sorte de réciprocité.

«Contentez-vous d'aimer, nous dit l'auteur; c'est là l'espoir qui ne trompe jamais[81].»

Quant à la religion positive, ou à la dévotion, comme elle l'appelle, elle n'en attend rien. Il est vrai qu'elle n'en connaissait que le fantôme. Nous reconnaîtrons tous le formalisme, mais nullement le christianisme, dans le passage suivant:

«Elle (la dévotion) est presque toujours destructive des qualités naturelles; ce qu'elles ont de spontané, d'involontaire, est incompatible avec des règles fixes sur tous les objets. Dans la dévotion, l'on peut être vertueux sans le secours de l'inspiration de la bonté, et même, il est plusieurs circonstances où la sévérité de certains principes vous défend de vous y livrer. Des caractères privés de qualités naturelles, à l'abri de ce qu'on appelle la dévotion, se sentent plus à l'aise pour exercer des défauts qui ne blessent aucune des lois dont ils ont adopté le code. Par delà ce qui est commandé, tout ce qu'on refuse est légitime; la justice dégage de la bienfaisance, la bienfaisance de la générosité, et contents de solder ce qu'ils croient leurs devoirs, s'il arrive une fois dans la vie où telle vertu clairement ordonnée exige un véritable sacrifice, il est des biens, des services, des condescendances de tous les instants, qu'on n'obtient jamais de ceux qui, ayant tout réduit en devoir, n'ont pu dessiner que les masses, ne savent obéir qu'à ce qui s'exprime[82].»

Ceci n'est pas une figure de fantaisie, c'est bien un portrait: nous connaissons l'original; mais il fallait à cette contrefaçon du christianisme opposer le christianisme lui-même, qui, en dernier résultat, est un amour, une passion, si j'ose m'exprimer ainsi, et qui, par là même, a le caractère d'infini qui manque à une dévotion calculatrice et méticuleuse. Au lieu de cela, l'auteur met en regard de ce fantôme une chimère, celle de la religion naturelle, exempte, à son avis, des défauts de la religion positive, mais que pourtant elle ne juge pas à propos de compter au nombre des ressources de l'humanité.

Nos ressources les plus assurées, suivant Madame de Staël, sont en nous, et dépendent tout entières de notre volonté. C'est la philosophie, l'étude et la bienfaisance. Il est bon de savoir ce que c'est que cette philosophie, et ce qu'elle promet. Lisons:

«La philosophie, dont je crois utile et possible aux âmes passionnées d'adopter les secours, est de la nature la plus relevée. Il faut se placer au-dessus de soi pour se dominer, au-dessus des autres pour n'en rien attendre. Il faut que, lassé de vains efforts pour obtenir le bonheur, on se résolve à l'abandon de cette dernière illusion, qui, en s'évanouissant, entraîne toutes les autres après elle. Le philosophe, par un grand acte de courage, ayant délivré ses pensées du joug de la passion, ne les dirige plus toutes vers un objet unique, et jouit des douces impressions que chacune de ses idées peut lui valoir tour à tour et séparément[83].»

On a beau se contenter d'un malheur moindre en guise de bonheur, la consolation qui nous est offerte sous le nom de philosophie est si triste qu'elle ne fait guère moins de peur que le malheur même. Et remarquez qu'il ne s'agit point ici de philosophie spéculative; on pourrait comprendre que la puissance de l'abstraction enlevât l'âme au sentiment d'une réalité douloureuse, et quelque passagère que fût cette diversion, elle serait quelque chose pour quelques hommes au moins; mais la philosophie dont on nous parle, qu'est-elle autre chose qu'un froid calcul et qu'une résignation sans amour? Ah! que Madame de Staël, si aimante et si peu philosophe dans le sens qu'elle donne à ce mot, aurait bien pu ajouter à ses tristes prescriptions les mots du poète:

Je vous donne un conseil qu'à peine je reçois.

Je l'aime bien mieux lorsqu'elle indique aux affligés, c'est-à-dire à tous les hommes, les consolations qui naissent de la bienfaisance; lorsque, à défaut de la religion, qu'elle ne connaît pas encore, elle inaugure, à la fin de son ouvrage, la religion de la pitié! Je parle de la pitié de l'homme pour l'homme: l'auteur ne devait connaître que plus tard l'adorable secret de la pitié d'un Dieu. Cette invocation à la pitié est touchante; elle dut l'être surtout alors; elle répondait au secret besoin des coeurs, fatigués de haïr. Elle était la seule conciliation possible entre les opinions encore intraitables, entre les partis encore armés jusqu'aux dents, entre des adversaires presque également coupables, presque également malheureux, qui tous, sans en excepter les plus criminels, avaient quelque chose à pardonner. Que Madame de Staël ait renfermé toute la morale dans la pitié, qu'elle ait cru à tort qu'un sentiment pouvait se commander, et qu'une plante pouvait croître sans racines, tout cela ne nous empêchera pas de bénir cet appel à la pitié qu'un coeur plein de pitié fait retentir au milieu de l'universelle douleur. Pourquoi vient-elle affaiblir une impression si douce en terminant son livre par cette observation:

«J'aurais pu traiter la générosité, la pitié, la plupart des questions agitées dans cet ouvrage, sous le simple rapport de la morale qui en fait une loi; mais je crois la vraie morale tellement d'accord avec l'intérêt général, qu'il me semble toujours que l'idée du devoir a été trouvée pour abréger l'exposé des principes de conduite qu'on aurait pu développer à l'homme d'après ses avantages personnels[84].»

Il n'y a ici que de l'imprudence dans l'expression; la pureté de l'intention, l'élévation du sentiment est irrécusable; mais on sent que la méthode philosophique manquait à ce noble esprit, et ce n'est pas là seulement qu'on le sent. Le livre, écrit d'inspiration, d'intuition pour ainsi dire, n'a pas été surveillé dans sa marche et dans son développement par l'esprit d'une analyse sévère. Il a une grande valeur littéraire, intellectuelle, sans avoir une grande valeur scientifique. On n'en tirera pas une doctrine, et l'intérêt qu'il excite sera peu différent de celui qui s'attache aux compositions lyriques, dont l'auteur est le véritable sujet.

Le style de ce livre est brillant, mais négligé. Causer ainsi, ce serait causer admirablement, mais ce ne serait pas toujours bien écrire. Madame de Staël fut quelque temps encore avant de bien savoir ce que c'est que le style écrit. Elle ne se serait pas pardonné plus tard, en dehors de la conversation, des phrases comme celles-ci:

«Quand les parents aiment assez profondément leurs enfants pour vivre en eux, pour faire de leur avenir leur unique espérance, pour regarder leur propre vie comme finie, et prendre pour les intérêts de leurs enfants des affections personnelles, ce que je vais dire n'existe point; mais lorsque les parents restent dans eux-mêmes, les enfants sont à leurs yeux des successeurs, presque des rivaux, des sujets devenus indépendants, des amis dont on ne compte que ce qu'ils ne font pas, des obligés à qui on néglige de plaire, en se fiant sur leur reconnaissance, des associés d'eux à soi, plutôt que de soi à eux; c'est une sorte d'union dans laquelle les parents, donnant une latitude infinie à l'idée de leurs droits, veulent que vous leur teniez compte de ce vague de puissance, dont ils n'usent pas après se l'être supposé, etc.[85]»

Mais j'avoue qu'en lisant ces pages entraînantes de verve, étincelantes d'esprit, on ne s'aperçoit guère de ces taches, à moins qu'on ait, comme moi, la désagréable mission de les signaler; il fallait presque, dans le temps, un peu de malveillance pour aider à les voir; l'éloquence couvrait tout, et l'on peut dire de l'auteur, comme de ce héros d'une tragédie moderne:

Ses fautes se cachaient dans l'éclat de sa gloire

Je m'aperçois d'une omission que je dois réparer, mais que je ne répare pas sans répugnance. Le suicide est excusé, presque approuvé, dans le livre sur l'Influence des Passions, comme il l'est, à propos de la mort de Rousseau, dans les Lettres de Madame de Staël sur ce grand écrivain. Je dois citer les passages:

«Il faut pour jamais renoncer à voir celui dont la présence renouvellerait vos souvenirs, et dont les discours les rendraient plus amers; il faut errer dans les lieux où il vous a aimée, dans ces lieux dont l'immobilité est là pour attester le changement de tout le reste; le désespoir est au fond du coeur, tandis que mille devoirs, que la fierté même, commandent de le cacher;… seule en secret, tout votre être a passé de la vie à la mort. Quelle ressource dans le monde peut-il exister contre une telle douleur? Le courage de se tuer[86]…

»On se demande pourquoi, dans un état si pénible (celui de l'homme en qui le crime est devenu une passion), les suicides ne sont pas plus fréquents, car la mort est le seul remède à l'irréparable? Mais de ce que les criminels ne se tuent presque jamais, on ne doit point en conclure qu'ils sont moins malheureux que les hommes qui se résolvent au suicide. Sans parler même du vague effroi que doit inspirer aux coupables ce qui peut suivre cette vie, il y a quelque chose de sensible ou de philosophique dans l'action de se tuer, qui est tout à fait étranger à l'être dépravé[87].»

Hâtons-nous de dire que, plus tard, Madame de Staël a fait plus que de désavouer ces doctrines: elle en a fait pénitence, elle s'en est accusée comme d'un tort, elles les a combattues de toute la force de sa conviction et de son talent dans ses Réflexions sur le suicide, publiées en 1812 et dédiées au prince royal de Suède. Comme je ne reviendrai pas sur cet écrit, je dirai ici que l'excellente doctrine que l'auteur y développe est peut-être compromise par l'absolution très arbitraire, à notre avis, qu'elle prononce sur Caton d'Utique[88]. Ce suicide, aux yeux de Madame de Staël, n'a pas le caractère de suicide; il l'a tout à fait à nos yeux, et nous ne comprenons pas comment, en laissant cette brèche ouverte, on peut se flatter d'empêcher que toute l'armée ennemie ne pénètre dans la place.

CHAPITRE QUATRIÈME

De la littérature considérée dans ses rapports avec les institutions sociales.

Quatre ans après, c'est-à-dire en 1800, l'auteur du volume sur l'Influence des Passions en publia deux sous ce titre: De la Littérature considérée dans ses rapports avec les Institutions sociales. L'année suivante, M. de Chateaubriand publia le Génie du Christianisme. Ainsi donc, presque à la même époque, «apparaissent, à deux points opposés de l'horizon, deux symboles, deux drapeaux, plus apparentés qu'on ne le crut alors, et que ne l'étaient les hommes qui se rallièrent autour de chacun d'eux; car tous deux inauguraient le romantisme, et chacun plaçait la littérature à la lumière de l'une des deux constellations sous le regard desquelles l'esprit humain laboure son océan; la philosophie et la religion[89].» L'éclat que jeta dans le monde littéraire l'ouvrage de M. de Chateaubriand a un peu fait oublier la sensation produite dans le public par le livre de Madame de Staël: cette sensation pourtant fut vive et universelle. L'entreprise était hardie dans tous les sens; par la nouveauté des opinions, et par ce rapport avec les circonstances du temps, que nous appelons aujourd'hui actualité. Le nom et le talent de l'auteur lui répondaient de beaucoup de lecteurs et de beaucoup d'ennemis; mais il faut dire aussi que cet ouvrage, écrit dans un esprit de bienveillance, n'en était pas moins un manifeste. Il ferait sensation en paraissant aujourd'hui, mais comme oeuvre littéraire, et par ses beautés seulement. Le lendemain du 18 brumaire, c'était autre chose, et quiconque se représente un peu vivement cette époque, imaginera sans peine à quel tumulte passionné devait donner lieu un ouvrage de Madame de Staël consacré au développement des propositions suivantes: La littérature est dans le rapport le plus intime et le plus essentiel avec la vertu, la liberté, la gloire et la félicité publiques. Une force de progrès déposée dans le sein de l'humanité, une loi de perfectionnement imposée à la destinée de l'espèce humaine, a partout, d'époque en époque, élevé à la fois le niveau des moeurs et celui de la littérature; ce progrès est indéfini; il est irrésistible; il est assuré à l'avenir comme il a été accordé au passé; il doit marcher de concert avec le progrès des institutions, c'est-à-dire avec l'affermissement du gouvernement républicain et des moeurs républicaines, et il aura pour caractère distinctif le triomphe du sérieux sur la plaisanterie et de l'esprit du Nord sur l'esprit du Midi. L'analyse est fidèle; mais comme de belles idées tirent leur intérêt du talent qui les développe, et comme les ouvrages de Madame de Staël brillent plus que d'autres par les beautés imprévues, cette analyse n'est propre qu'à donner une idée de l'émotion que durent exciter de pareils sujets traités par un pareil écrivain.

Le livre sur l'Influence des Passions pourrait avoir pour devise les mots du poète; Non ignara mali, miseris succurrere disco. Il est plein de douleur et de compassion; il porte l'empreinte du courage, mais il ne le communique pas. Le livre sur la Littérature est consacré à l'espérance, et néanmoins il est triste encore, parce qu'il a été inspiré par la vue des maux présents, et que c'est du plus profond de la nuit que l'auteur nous promet l'aurore et le jour. Elle appelle son temps «le siècle du monde le plus corrompu[90].»

«Nous sommes arrivés, dit-elle, à une période qui ressemble, sous quelques rapports, à l'état des esprits au moment de la chute de l'Empire romain et de l'invasion des peuples du Nord[91]. Les effets produits par la Révolution sont au détriment des moeurs, des lettres et de la philosophie[92].»

Son esprit est comme obsédé par les lugubres souvenirs de la Révolution et par l'effrayant aspect d'une société en pleine décomposition. Il est des temps où parler d'espérance, c'est en quelque sorte manquer de respect à la douleur et violer le deuil public. Une espèce de généreuse pudeur réprime l'élan de son imagination vers l'avenir. Pour suivre son dessein, elle a besoin d'un effort.

«Il faut, dit-elle, vaincre le découragement que font éprouver de certaines époques de l'esprit public, dans lesquelles on ne juge plus rien que par des craintes ou par des calculs entièrement étrangers à l'immuable nature des idées philosophiques… Il faut écarter de son esprit les idées qui circulent autour de nous, et ne sont, pour ainsi dire, que la représentation métaphysique de quelques intérêts personnels; il faut tour à tour précéder le flot populaire, ou rester en arrière de lui: il vous dépasse, il vous rejoint, il vous abandonne; mais l'éternelle vérité demeure avec vous… Mais souvent on hésite, souvent on se repent de ses opinions même, lorsque des hommes odieux s'en saisissent pour les faire servir de prétexte à leurs forfaits; et la vacillante lumière de la raison ne rassure point encore assez dans les tourmentes de la vie[93].»—«L'avouerai-je cependant? dit-elle ailleurs, à chaque page de ce livre où reparaissait cet amour de la philosophie et de la liberté, que n'ont encore étouffé dans mon coeur ni ses ennemis, ni ses amis, je redoutais sans cesse qu'une injuste et perfide interprétation ne me représentât comme indifférente aux crimes que je déteste, aux malheurs que j'ai secourus de toute la puissance que peut avoir encore l'esprit sans adresse, et l'âme sans déguisement[94].»

Madame de Staël nous a tout à l'heure indiqué une seconde cause de la défaveur qui devait s'attacher à son entreprise. Les hommes qui avaient couvert la France de deuil et de ruines l'avaient fait au nom d'un système, celui de la perfectibilité, et c'était ce même système que Madame de Staël donnait pour base à son nouvel ouvrage, qui n'est en effet qu'une application du dogme de la perfectibilité à l'histoire de la littérature. C'était précisément parce que le présent était sombre qu'elle sentait le besoin de parler d'avenir. Elle faisait, au nom de la perfectibilité, ce que d'autres, qu'on n'eût point blâmés, faisaient au nom de la religion. Toute religion est une espérance, et la religion de Madame de Staël était la perfectibilité, ou du moins elle s'était fait de cette opinion une religion. Il importait peu que le livre traitât de littérature ou de quelque autre sujet; c'était le dogme qui importait, et il se retrouvait tout entier dans cette application spéciale. Au reste, en toute circonstance, l'auteur jugeait utile d'ouvrir aux regards de l'humanité ces glorieuses perspectives.

«Il faut à toutes les carrières, dit-elle, un avenir lumineux vers lequel l'âme s'élance; il faut aux guerriers la gloire, aux penseurs la liberté, aux hommes sensibles un Dieu[95].»

Elle croyait d'ailleurs trouver dans la nature de l'esprit humain une authentique révélation du dogme qu'elle aimait:

«Ou l'esprit ne serait qu'une inutile faculté, ou les hommes doivent toujours tendre vers de nouveaux progrès qui puissent devancer l'époque dans laquelle ils vivent. Il est impossible de condamner la pensée à revenir sur ses pas, avec l'espérance de moins et les regrets de plus; l'esprit humain, privé d'avenir, tomberait dans la dégradation la plus misérable[96].»

Je crois bien que les victimes de la Révolution et les confidents du nouveau pouvoir qui s'élevait, étaient fort mal disposés pour la perfectibilité indéfinie, et que Madame de Staël, en faisant du maintien des institutions républicaines une des conditions ou un des éléments du progrès, ne leur recommandait pas précisément sa doctrine. Avec les meilleurs arguments et la meilleure méthode, elle ne les eût ni édifiés ni réduits au silence. Mais puisqu'elle établissait tout sur ce principe, à toute bonne fin il eût fallu l'affermir et premièrement le déterminer. L'enthousiasme n'est une méthode qu'en poésie lyrique, et il est des sujets où l'on ne doit rien sous-entendre. Esprit vif, spontané, intuitif au plus haut degré, accoutumé, si j'ose m'exprimer ainsi, à tirer en volant, Madame de Staël ne s'assujettissait pas à fixer d'abord dans une parfaite immobilité l'objet de son étude, afin de l'atteindre plus sûrement. Son immense talent de conversation influait sur ses livres, qui sont moins écrits que parlés. Cependant les précautions et la méthode étaient ici de rigueur. Quand on veut faire recevoir une doctrine qui, tombée par malheur entre des mains criminelles, en est sortie toute souillée de sang, il y faut un peu plus de façons; car on est trop sûr de n'en être pas cru sur parole, ni d'être compris à demi-mot. Hélas! on est beaucoup plus sûr de n'être pas même écouté.

Il y a, dans le sujet de la perfectibilité, trois points à déterminer: le sujet, le mode et l'objet; et je suis obligé de dire que Madame de Staël n'en détermine aucun.

Le sujet, pour parler avec l'école, c'est l'espèce humaine. Il eût mieux valu dire l'esprit humain ou la nature humaine; car le livre de Madame de Staël ne retrace réellement que les progrès de deux ou trois peuples: tout se passe dans les confins de l'Europe. Mais ne faisons pas à l'auteur une mauvaise querelle: l'échantillon doit suffire pour juger de la pièce; perfectible en Europe, l'esprit humain l'est sans doute ailleurs. Toutefois, comme l'auteur s'appuie sur les faits et déduit de l'histoire son dogme favori, on ne peut s'empêcher de remarquer que, dans certaines régions, les progrès de l'humanité sont si lents, ou ses élans séparés par de si longs intervalles, qu'on se sentirait tenté, pour ce qui concerne ces contrées, sinon à renoncer au système de la perfectibilité, du moins à le modifier d'une manière notable.

Quant au mode ou à la nature du fait, Madame de Staël ne s'explique point. S'agit-il d'un décret de la Providence, qui destine l'humanité au progrès, ou d'une force inhérente à la nature humaine et se développant spontanément? La première supposition écarterait du sujet bien des difficultés qui subsistent dans la seconde. C'est à cette dernière que l'auteur semble s'être arrêté. Mais alors il eût fallu répondre à plus d'une question. Le progrès a-t-il une loi constante et une force inépuisable? N'est-il jamais à la merci de causes ennemies? En est-il de ce mouvement comme des mouvements célestes, où Dieu, après l'impulsion donnée, n'a plus à mettre la main de nouveau? Si l'action du principe n'est pas imperturbable, comment peut-elle être continue? Madame de Staël veut bien avouer que du sixième au dixième siècle de l'ère chrétienne, l'espèce humaine n'a pas beaucoup avancé. L'histoire de ces temps est celle d'une longue et incessante décadence. Si l'on y remarque un progrès, c'est celui de la barbarie; et le même auteur veut constater un progrès d'Eschyle à Sophocle, et de Sophocle à Euripide! Les Romains, qui ont paru après les Grecs sur la scène du monde, leur sont par là même supérieurs: on dirait que toute question de prééminence n'est qu'une question de chronologie, et qu'entre hier et aujourd'hui il y a proportionnellement la même différence qu'entre un siècle et le siècle précédent. Je ne trouve dans le livre de Madame de Staël aucune de ces questions éclaircie: elles n'y sont pas même résolues uniformément; des faits plus ou moins favorables à la thèse sont allégués; aucune loi n'est indiquée. La perfectibilité ne s'y élève nulle part au caractère de doctrine.

Quant à l'objet, je veux dire quant à la question de savoir si tout est perfectible en nous, et ce qui l'est si tout ne l'est pas, même vague, même incertitude. Il y a trois sortes de perfectionnement: l'un relatif à la matière, l'autre à l'intelligence, le troisième à la volonté. Madame de Staël sous-entend le premier, qu'on peut se représenter, en effet, comme une conséquence nécessaire des deux autres; mais de ces deux derniers elle ne fait qu'un seul. Il est singulier que le même auteur, dans le même ouvrage où elle oppose si souvent les suggestions de la raison aux inspirations de la conscience et du coeur, ait fait dériver le bon moral du vrai intellectuel ou même du vrai esthétique, c'est-à-dire du beau:

«Chaque fois, dit-elle, qu'appelé à choisir entre différentes expressions, l'écrivain ou l'orateur se détermine pour celle qui rappelle l'idée la plus délicate, son esprit choisit entre ces expressions comme son âme devrait se décider dans les actions de la vie; et cette première habitude peut conduire à l'autre[97].»

Des pensées analogues se représentent souvent dans cet ouvrage, et l'on ne peut douter que la perfectibilité, dans la pensée de Madame de Staël, n'embrassât simultanément tous les genres de progrès. Il ne lui suffit pas de prévoir cette solidarité, elle croit l'avoir constatée:

«La puissance d'aimer, nous dit-elle, semble s'être accrue avec les autres progrès de l'esprit humain[98].»

Voilà pour ce qui regarde les faits accomplis; on a pu voir dans le livre sur l'Influence des Passions ce que l'auteur réserve à l'avenir. Nous y avons lu ces mots:

«Plus on laisse aller sa pensée dans la carrière future de la perfectibilité possible, plus on y voit les avantages de l'esprit dépassés par les connaissances positives, et le mobile de la vertu plus efficace que la passion de la gloire[99].»

L'unique preuve de ceci, c'est que la carrière de l'espèce humaine est une carrière de progrès, et que la vertu vaut mieux que la gloire. Cet argument a priori gagnerait quelque chose à être soutenu par des preuves de fait, et nous saurions gré à l'auteur de nous démontrer que dans le fond du coeur la génération présente vaut mieux que toutes celles qui l'ont précédée. M. de Chateaubriand, je l'avoue, n'est ni plus vrai ni plus sûr de son fait lorsqu'il nous dit «que le système de perfection, vrai pour tout ce qui est relatif à l'intelligence, est faux pour ce qui regarde les moeurs[100];» car, à certains égards, l'homme restant le même, les hommes peuvent devenir meilleurs; mais ni l'auteur du Génie du Christianisme, ni celui du livre sur la Littérature, n'ont regardé tout au fond: ils y auraient trouvé, de siècle en siècle, l'homme parfaitement égal à lui-même.

On pourrait encore demander compte à l'auteur du degré de cette perfectibilité, qu'elle appelle indéfinie, ce qui veut dire, tout le livre le suppose, qui ne doit avoir d'autres limites que celles du temps. On sait jusqu'où les apôtres de cette doctrine laissaient s'emporter leurs espérances. Ils oubliaient peut-être qu'une perfectibilité sans bornes de la société suppose une perfectibilité sans bornes de l'individu, chez qui pourtant elle est visiblement[101] limitée. Mais «trop de logique entraîne trop d'ennui;» je voulais montrer seulement que Madame de Staël a donné trop peu de précision et de rigueur à la doctrine fondamentale de son livre. Au reste, un seul exemple que je vais citer en aurait pu faire juger.

Il s'agit du christianisme. Il a son chapitre dans l'ouvrage de Madame de Staël, qui l'envisage, ce me semble, comme un grand et mémorable accident. Le christianisme fut, pour nous servir du langage des médecins, le succédané de la philosophie. L'auteur avoue qu'il aurait mieux valu ramener l'humanité à la vertu par la philosophie; mais il était impossible à cette époque d'influer sur l'esprit humain sans le secours des passions. Le christianisme, qui se sert des passions, vint à propos: lorsqu'il fut fondé, il était nécessaire au progrès de la raison.

Représentez-vous, dans une maison isolée, un homme dangereusement malade, qui a réclamé les soins d'un illustre médecin. Cet illustre médecin s'est trouvé beaucoup trop savant pour aller si loin porter les secours de son art à un malade obscur. Il ne vient donc point, et le pauvre homme va mourir, lorsque, par hasard, un passant vêtu de haillons demande l'hospitalité: on la lui accorde assez dédaigneusement; mais il se trouve que cet inconnu est possesseur d'un remède assuré contre la maladie dont souffre son hôte; il en parle; le désespoir prête l'oreille à tout; on essaye le remède, et le malade guérit. Merveilleux hasard! un empirique, un mège a guéri la maladie que l'Hippocrate de la contrée n'a pas même daigné traiter; mais c'est égal, c'est un ignorant, un homme de rien: le vrai médecin, l'homme nécessaire, c'est celui qui n'est pas venu et dont on s'est passé. Ainsi en est-il de la philosophie; c'est sa perfection qui la rend inutile: elle était trop au-dessus de l'humanité pour pouvoir lui faire du bien; il a fallu se rabattre sur le christianisme, qui n'est qu'un aventurier; il a guéri le malade, c'est vrai; mais il n'en est pas moins un aventurier, et la guérison est une aventure. J'en suis fâché, le raisonnement de l'auteur revient à cela, quoique le rapprochement que je viens de me permettre réponde bien mal à son respect sincère pour la religion chrétienne.

En effet, elle énumère loyalement, on pourrait dire avec complaisance, les bienfaits du christianisme; et en le faisant, elle nous conduit irrésistiblement à nous demander: Qu'aurait-il pu faire de plus s'il eût été vrai? ou, qu'aurait fait de plus une religion vraie? Mais je m'arrête à un autre point. Il est constant, de l'aveu de l'auteur, que l'impulsion de l'esprit humain, expirante, épuisée, a été renouvelée par le christianisme. C'est grâce à lui que les générations humaines ont repris leur marche vers l'avenir. Leurs progrès leur viennent de lui; mais lui-même, d'où venait-il? S'il n'est qu'un accident, que devient le dogme de la perfectibilité? et s'il est mieux qu'un accident, ayant fait d'ailleurs tout ce que l'auteur lui attribue, n'est-il pas divin?

On a pu reprocher à Madame de Staël le même vague, le même caractère approximatif de la pensée, sur plusieurs autres points; mais peut-être serait-il plus équitable de la remercier d'avoir indiqué, ne fût-ce que confusément, des idées neuves et fécondes. C'était beaucoup alors que d'entrevoir tout ce qu'elle a entrevu, et peut-être y a-t-il eu moins de mérite ensuite à préciser ces aperçus. Il n'en est pas moins vrai qu'à l'époque où parut son livre, peu de gens purent se rendre compte de la place qu'elle donnait dans son système à un de ses instincts, je veux dire à son goût pour la littérature du Nord, «vers laquelle, disait-elle, la portaient toutes ses impressions[102].» Elle ne s'était pas non plus assez bien expliqué à elle-même ce qu'elle entendait par la mélancolie pour pouvoir se flatter d'en faire, comme elle le prétendait, un principe littéraire. Il était même difficile que ce qu'elle en disait, étant si peu défini, n'éveillât pas le ridicule. Au fort même de la Terreur, on eût plaisanté en France sur ce «sentiment fécond en oeuvres de génie, qui semble appartenir presque exclusivement aux climats du Nord[103];» sur cette poésie «qui se plaît au bord de la mer, au bruit des vents, dans les bruyères sauvages,» et «qui est le plus d'accord avec la philosophie[104].» On n'eût pas voulu croire que «ce que l'homme a fait de plus grand, il le doit au sentiment douloureux de l'incomplet de sa destinée,» ni que «les idées philosophiques s'unissent comme d'elles-mêmes aux images sombres;» ni que cette noble mélancolie est «la majesté du philosophe sensible;» ni qu'à l'époque présente (c'est-à-dire au commencement du dix-neuvième siècle) «la mélancolie est la véritable inspiration du talent, et que l'écrivain qui ne se sent pas atteint par ce sentiment ne peut prétendre à une grande gloire comme écrivain; car c'est à ce prix qu'elle est achetée[105].» En 1800, c'était bien pis: la Terreur était déjà loin; la France s'enivrait de gloire et de plaisir; la vieille Gaule renaissait avec son esprit frivole et narquois. C'est à ce peuple, à qui la sécurité venait de rendre jusqu'à l'ivresse les inspirations de son ancienne gaieté, que Madame de Staël venait dire: «Heureux le pays où les écrivains sont tristes et les commerçants satisfaits, les riches mélancoliques et les hommes du peuple contents[106]!» Comment ceci fut accueilli, quel parti en tirèrent contre les opinions de Madame de Staël les écrivains dévoués au pouvoir, je n'ai pas besoin de le dire.

Si dans sa partie systématique le livre n'avait pas été assez médité, la partie historique n'avait pas pour base des études assez positives. Plus d'un jugement inexact compromit le sort de plus d'une idée juste. Madame de Staël avait admirablement deviné bien des choses; mais tout ne se devine pas. Elle employa plus d'une fois l'erreur à défendre la vérité. Sur le terrain des littératures antiques, elle devait errer quelquefois; on lui pardonna moins quelques erreurs sur des sujets modernes, où l'esprit de système semblait seul avoir pu l'écarter du vrai. En donnant pour père[107] à toute la poésie du Nord le barde Ossian, c'est-à-dire le très moderne Macpherson, elle fournit à la critique ennemie une de ces armes qui ne s'émoussent jamais.

On ne jugea pas moins sévèrement ce jugement si peu sévère sur les
Romains:

«Ce peuple qui aimait la liberté sans insubordination, et la gloire sans jalousie; ce peuple qui, loin d'exiger qu'on se dégradât pour lui plaire, s'était élevé lui-même jusqu'à la juste appréciation des vertus et des talents, pour les honorer par son estime; ce peuple dont l'admiration était dirigée par les lumières, et que les lumières cependant n'ont jamais blasé sur l'admiration[108].»

Presque toutes ces observations se rapportent à la première partie, à la partie historique du livre de Madame de Staël. La seconde est conjecturale, ou, si l'on veut, prophétique. C'est de beaucoup la plus riche en pensées justes, en vues fécondes, en pages éloquentes. C'est qu'ici l'auteur, sous l'apparence et même avec l'intention de présager ce qui sera, enseigne réellement ce qui doit être. Elle écrit sous forme de prédiction, la morale de la littérature. Or, malgré le vague et l'incertitude qui se sont révélés à nous dans ses principes, elle était moins exposée à errer sur la question de droit que sur celle de fait; le coeur chez Madame de Staël avait, et c'est beaucoup dire, bien plus d'esprit que l'esprit lui-même.

Du reste, voici plus précisément le sujet de cette seconde partie: la
France a conquis des institutions républicaines. Les conservera-t-elle?
En dépit de sa foi à la perfectibilité indéfinie, l'auteur n'ose pas y
compter.

     «Faut-il conclure, dit-elle quelque part, que je croie à la
     possibilité de cette liberté et de cette égalité? Je n'entreprends
     point de résoudre un tel problème. Je me décide encore moins à
     renoncer à un tel espoir[109].»

Quoi qu'il en soit, elle se place dans l'hypothèse du maintien de la liberté, et cherche ce que sera la littérature dans une république. Toutes choses à la fois, les moeurs, les relations sociales, la littérature, doivent s'épurer et s'ennoblir.

«Sous un gouvernement républicain, ce qu'il doit y avoir de plus imposant pour la pensée, c'est la vertu, et ce qui frappe le plus l'imagination, c'est le malheur[110].»

Elle attend de la République la proscription de cette fausse noblesse et de cette fausse élégance qui ont trop longtemps dominé, surtout au théâtre.

«La nature de convention, au théâtre, dit-elle, est inséparable de l'aristocratie des rangs dans le gouvernement: vous ne pouvez soutenir l'une sans l'autre[111].

Quant à la poésie d'imagination, «elle ne doit plus faire de progrès en France,» et cela même, à ses yeux, est un progrès.

«L'esprit humain (c'est elle qui parle) est arrivé dans notre siècle à ce degré qui ne permet plus ni les illusions, ni l'enthousiasme qui crée des tableaux et des fables propres à frapper les esprits. Maintenant on ne peut ajouter aux effets de la poésie qu'en exprimant, dans ce beau langage, les pensées nouvelles dont le temps doit nous enrichir[112].»

J'avoue que j'aimerais autant à me représenter l'esprit humain sous l'image de ce père de famille de l'Évangile qui tire de son trésor des choses anciennes et des choses nouvelles. Mais je ne veux pas faire semblant de ne pas comprendre Madame de Staël: elle n'en veut probablement ici qu'a la mythologie et aux allégories. Ce qu'elle ajoute le fait présumer:

«Les anciens, dit-elle, en personnifiant chaque fleur, chaque rivière, chaque arbre, avaient écarté les sensations simples et directes, pour y substituer des chimères brillantes; mais la Providence a mis une telle relation entre les objets physiques et l'être moral de l'homme, qu'on ne peut rien ajouter à l'étude des uns qui ne serve en même temps à la connaissance de l'autre[113].»

Cette littérature républicaine ne sera-t-elle pas terriblement sérieuse? Ne craignez rien, la gaieté y trouvera sa place; la raillerie même y jouera son rôle, mais elle s'adressera bien.

«Ce qu'on se plaît à tourner en dérision sous une monarchie, ce sont les manières qui font disparate avec les usages reçus; ce qui doit être l'objet, dans une république, des traits de la moquerie, ce sont les vices de l'âme qui nuisent au bien général… Dans les pays où les institutions politiques sont raisonnables, le ridicule doit être dirigé dans le même sens que le mépris[114].»

Madame de Staël s'intéresse surtout à l'avenir de l'éloquence. Elle commence par convenir que la Révolution a dégradé l'éloquence, comme tout le reste.

«La force dans les discours ne peut être séparée de la mesure. Si tout est permis, rien ne peut produire un grand effet… Dans un pays où l'on anéantit tout l'ascendant des idées morales, la crainte de la mort peut seule remuer les âmes. La parole conserve encore la puissance d'une arme meurtrière; mais elle n'a plus de force intellectuelle. On s'en détourne, on en a peur comme d'un danger, mais non comme d'une insulte; elle n'atteint plus la réputation de personne. Cette foule d'écrivains calomniateurs émoussent jusqu'au ressentiment qu'ils inspirent; ils ôtent successivement à tous les mots dont ils se servent, leur puissance naturelle. Une âme délicate éprouve une sorte de dégoût pour la langue dont les expressions se trouvent dans les écrits de pareils hommes. Le mépris des convenances prive l'éloquence de tous les effets qui tiennent à la sagesse de l'esprit et à la connaissance des hommes, et le raisonnement ne peut exercer aucun empire dans un pays où l'on dédaigne jusqu'à l'apparence même du respect pour la vérité… La force, en recourant à la terreur, a voulu cependant y joindre encore une espèce d'argumentation; et la vanité de l'esprit s'unissant à la véhémence du caractère s'est empressée de justifier par des discours les doctrines les plus absurdes et les actions les plus injustes. À qui ces discours étaient-ils destinés? Ce n'était pas aux victimes: il était difficile de les convaincre de l'utilité de leur malheur; ce n'était pas aux tyrans: ils ne se décidaient par aucun des arguments dont ils se servaient eux-mêmes; ce n'était pas à la postérité: son inflexible jugement est celui de la nature des choses. Mais on voulait s'aider du fanatisme politique, et mêler clans quelques têtes ce que certains principes ont de vrai avec les conséquences iniques et féroces que les passions savaient en tirer. Ainsi l'on créait un despotisme raisonneur mortellement fatal à l'empire des lumières… Les factions servent au développement de l'éloquence, tant que les factieux ont besoin de l'opinion des hommes impartiaux, tant qu'ils se disputent entre eux l'assentiment volontaire de la nation, mais quand les mouvements politiques sont arrivés à ce terme où la force seule décide entre les partis, ce qu'ils y adjoignent de moyens de parole, de ressources de discussion, perd l'éloquence et dégrade l'esprit, au lieu de le développer[115].»

Madame de Staël combat ensuite ceux qui croient impossible que l'éloquence renaisse, et ceux qui prétendent que le talent oratoire est dangereux au repos public. Elle répond aux premiers, «que comme les pensées nouvelles développent de nouveaux sentiments, les progrès de la philosophie doivent fournir à l'éloquence de nouveaux moyens[116].» Elle compte d'ailleurs beaucoup sur l'influence de la mélancolie. À la seconde objection elle réplique:

«Je crois qu'on pourrait soutenir que tout ce qui est éloquent est vrai… L'éloquence proprement dite est toujours fondée sur une vérité; il est facile ensuite de dévier dans l'application, ou dans les conséquences de cette vérité; mais c'est alors dans le raisonnement que consiste l'erreur. L'éloquence ayant toujours besoin du mouvement de l'âme, ne s'adresse qu'aux sentiments des hommes, et les sentiments de la multitude sont toujours pour la vertu. L'homme en présence des hommes ne cède qu'à ce qu'il peut avouer sans rougir[117].»

Sous l'influence du gouvernement républicain, que sera la philosophie que Madame de Staël comprend toujours dans la littérature? Oubliez, Messieurs, que, dans toute cette partie de son livre, l'écrivain tire des augures; traduisez en précepte chacune de ses prophéties, en simple voeu chacune de ses espérances; laissons même de côté la question de la république et l'idée de la perfectibilité: c'est le moyen d'être beaucoup plus satisfaits et de profiter davantage. Ainsi, quand elle vous parle d'une doctrine nouvelle, lisez: une doctrine meilleure. Cette doctrine meilleure, pour être un guide sûr de la vie humaine, «doit reposer sur deux bases: la morale et le calcul!»

«Mais il est un principe dont il ne faut jamais s'écarter: c'est que toutes les fois que le calcul n'est pas d'accord avec la morale, le calcul est faux quelque incontestable que paraisse au premier coup d'oeil son exactitude.

On présente comme une vérité mathématique le sacrifice que l'on doit faire du plus petit nombre au plus grand: rien n'est plus erroné, même sous le rapport des combinaisons politiques. L'effet des injustices est tel dans un Etat qu'il le désorganise nécessairement.

Quand vous dévouez des innocents à ce que vous croyez l'avantage de la nation, c'est la nation même que vous perdez. D'action en réaction, de vengeance en vengeance, les victimes qu'on avait immolées sous le prétexte du bien général, renaissent de leurs cendres, se relèvent de leur exil; et tel qui restait obscur si l'on fût demeuré juste envers lui, reçoit un nom, une puissance, par les persécutions mêmes de ses ennemis. Il en est ainsi de tous les problèmes politiques… Il est toujours possible de prouver, par le simple raisonnement, que la solution de ces problèmes est fausse comme calcul, si elle s'écarte en rien des lois de la morale.

Sans la vertu, rien ne peut subsister; rien ne peut réussir contre elle. La consolante idée d'une Providence éternelle peut tenir lieu de toute autre réflexion; mais il faut que les hommes déifient la morale elle-même, quand ils refusent de reconnaître un Dieu pour son auteur[118].»

Oui, dirai-je à l'illustre écrivain; mais comment songeront-ils jamais à déifier la morale, ceux qui refusent de reconnaître un Dieu pour son auteur? Le premier n'est-il pas beaucoup plus difficile que le second? Et la seule manière de déifier la morale, n'est-ce pas d'en rapporter à un Dieu l'origine et la sanction? Mais c'est probablement ce que l'auteur a voulu dire, et cette énergique parole: Il faut que les hommes déifient la morale, est un de ces traits de lumière qui n'abondent nulle part comme chez Madame de Staël.

C'en est encore un bien vif, bien admirable, que celui-ci: «On ne trouve que dans le bien un espace suffisant pour la pensée[119].» Et en effet le bien est la vérité même, et la vérité naturellement est infinie. Elle se prolonge par elle-même, sans que rien la pousse et sans que rien puisse l'arrêter: l'erreur s'arrête court dès le premier pas, et elle ne se prolonge qu'artificiellement, à force de noeuds et de reprises.

Messieurs, il faut terminer et conclure. Si vous prenez le livre De la littérature sur le pied d'une prédication sur le texte de la perfectibilité indéfinie, vous savez dès à présent ce que vous en devez penser. Discutez, critiquez, renversez le système de l'auteur, mais respectez sa foi. Au fond, c'est la vôtre. Vous croyez à la perfectibilité, si vous croyez à la Révélation. La doctrine de Madame de Staël est trop absolue et manque de sanction; mais n'est-ce pas toujours une noble chose que l'espérance quand l'objet en est immatériel? et n'aurait-il pas cessé de désirer le bien, celui qui aurait cessé de l'espérer? Que Madame de Staël, après cela, ait fait du gouvernement républicain le caractère et la condition du progrès social, ce n'est pas vous, Messieurs, qui lui en saurez bien mauvais gré, lors même qu'elle aurait espéré de l'institution républicaine ce qu'il ne faut attendre d'aucune institution, je veux dire la restauration de la nature humaine. Combattons l'erreur, mais honorons l'enthousiasme. Ceux qui honorent le calcul seulement, calculent mal. La force de la société, la garantie de son avenir est dans l'enthousiasme, et quand l'enthousiasme aura tari au milieu d'elle, le calcul ne la sauvera pas.

Littérairement, l'ouvrage que nous venons d'étudier est le prospectus du romantisme. S'il ne s'agit pas absolument, comme le croit l'auteur, de faire mieux, il s'agit au moins de faire autrement, d'être nous-mêmes, d'écouter, en littérature, les mêmes voix, les mêmes inspirations, qui convoquèrent, sur les ruines de l'Empire romain, une société nouvelle, de faire place aujourd'hui aux deux éléments qui surent alors se faire place: l'élément chrétien et l'élément du Nord. Si Madame de Staël n'a fait qu'entrevoir, elle a tout entrevu, et si elle n'a pas donné à chaque chose son vrai nom, du moins elle a tout nommé. Cette mélancolie même, sujet d'inépuisables railleries, elle ne l'avait pas inventée, elle ne la mettait pas de son chef dans la littérature sincèrement moderne: elle y était depuis longtemps, elle y sera toujours. Le christianisme, partout où il n'a pas pénétré la vie, a fait un grand vide autour d'elle, et l'homme qui, au sein de la chrétienté, n'est pourtant pas chrétien, porte partout avec lui le désert. La perspective est lumineuse pour les uns, sombre pour les autres, grande et solennelle pour tous, et là où ne règne pas une joie ineffable, règne une ineffable tristesse. À cet égard, comme à plusieurs autres, le livre de Madame de Staël était implicitement vrai, si l'on peut s'exprimer ainsi, et contenait tous les germes de l'avenir littéraire que nous avons vu se développer depuis lors. J'ai dit ailleurs, et je me permets de répéter ici:

«Quoique le livre de Madame de Staël présente le commencement d'une foule de vérités, et qu'en échouant sur toutes les plages, elle ait partout signalé des terres nouvelles, son talent alors était moins fini, moins complet, trop obstrué peut-être de pensées inachevées, oppressé sous le poids des questions qu'elle soulevait à moitié, privé d'une idée simple qui servît de rendez-vous à toutes ses idées. Il y a, dans ce livre manqué, une sorte d'héroïsme intellectuel, qui ne fut guère apprécié alors; si le livre était mal conçu, il fut mal critiqué; il n'y avait qu'une manière de le bien critiquer, c'était de l'achever, de le refaire: le siècle s'en chargea; il a rendu compte à Madame de Staël de sa propre pensée; et alors même qu'il a semblé la contredire, elle a pu lui dire, en s'élevant avec lui au point de vue général de ses propres conceptions: C'est là ce que je pensais, voilà ce que je n'ai pu dire. Le malheur de l'écrivain fut de placer sous l'invocation de la philosophie du siècle défunt un ensemble d'idées, un avenir littéraire et social, sans nul rapport avec cette philosophie[120].»

La critique, en s'attaquant au livre de Madame de Staël, n'affecta pas l'excessive galanterie des temps chevaleresques. Si elle ne fut pas précisément déloyale, elle manqua de courtoisie. Je voudrais pouvoir faire au moins une exception, mais je ne le puis pas; disons-nous, pour nous consoler, que nous retrouvons plus tard, bien plus généreux et plus chevaleresque, l'illustre auteur du Dernier Abencerage: ce sera, si l'on veut, un argument en faveur de la perfectibilité. Néophyte, à cette époque, il avait quelques-unes des faiblesses des néophytes, et s'il existait quelque chose qu'on pût appeler la fatuité religieuse, l'idée en viendrait, je l'avoue, en lisant ces lignes de sa critique:

«Vous n'ignorez pas que ma folie à moi est de voir Jésus-Christ partout, comme Madame de Staël la perfectibilité… Vous savez ce que les philosophes nous reprochent, à nous autres gens religieux: ils disent que nous n'avons pas la tête forte[121].»

Quant à M. de Fontanes, homme aux habiles pressentiments, il avait à gagner ses éperons contre Clorinde, et il ne la ménagea point. Il fut poli, strictement poli; mais une brusquerie franche me plairait au prix de cette politesse-là. Les regards du pouvoir, dont il avait fait la dame de ses pensées, enflammaient son zèle, et ce n'est pas peut-être sans une inspiration supérieure qu'il écrivait ces mots, que son illustre ami n'aurait, je crois, jamais écrits:

«C'est des lieux élevés que doit partir la lumière: alors elle se distribue également (la métaphore, on le voit, a aussi ses bonnes fortunes), alors elle éclaire sans éblouir; c'est-à-dire qu'un gouvernement très instruit doit mener la foule[122].»

J'ignore si M. de Fontanes fut mortifiant par ordre ou sans ordre; mais il le fut en tout cas un peu plus qu'il n'eût fallu l'être, lorsque, faisant allusion au talent de conversation de Madame de Staël, il lui conseillait spirituellement de rechercher le seul succès auquel elle pourrait prétendre, et l'éconduisait avec des révérences de l'enceinte de la littérature, comme

De l'un de ces parvis aux hommes réservés.

Il avait pu lire cependant, à la fin du livre De la littérature, ces paroles aussi nobles que touchantes:

«D'autres bravent la malveillance, d'autres opposent à ses calomnies, ou la froideur, ou le dédain; pour moi, je ne puis me vanter de ce courage, je ne puis dire à ceux qui m'accuseraient injustement, qu'ils ne troubleraient point ma vie. Non, je ne puis le dire, et soit que j'excite ou que je désarme l'injustice, en avouant sa puissance sur mon bonheur, je n'affecterai point une force d'âme que démentirait chacun de mes jours. Je ne sais quel caractère il a reçu du ciel, celui qui ne désire pas le suffrage des hommes, celui qu'un regard bienveillant ne remplit pas du sentiment le plus doux, et qui n'est pas contristé par la haine, longtemps avant de retrouver la force qu'il faut pour la mépriser[123].»

Qu'est-ce donc que l'esprit de parti, si un tel langage ne parvient pas à le toucher?

CHAPITRE CINQUIÈME

Delphine.

«Vous le savez, Messieurs», disait M. Villemain à son auditoire, lorsque, dans la revue des ouvrages de Madame de Staël, il arrive à Delphine, «vous le savez, nous ne parlons jamais ici de romans[124].»

C'était esquiver spirituellement une difficulté qu'il ne m'est pas permis, à moi, d'éluder, ou plutôt qui, dans le point de vue où je me place et dans la position qui m'est faite, existe à peine pour moi. Delphine n'est peut-être pas un bon ouvrage, mais ce n'est pas une mauvaise action. Delphine est un anneau de la chaîne que forment ensemble, sous le point de vue moral ou psychologique, les écrits de Madame de Staël, et si l'auteur n'est pas moins que ses ouvrages l'objet de notre étude, il ne nous est pas permis de supprimer cet anneau. On peut, si l'on veut, me contester mes prémisses, me nier le droit de mêler la biographie, et surtout la biographie intime, à l'histoire littéraire; mais alors il faut que je renonce à comprendre les ouvrages de Madame de Staël, et par conséquent à les juger. On pourrait avec autant de raison m'interdire de caractériser l'époque et le peuple au milieu desquels un ouvrage a paru, de faire en quelque sorte la biographie de ce peuple et de cette époque; mais ce serait tout bonnement séparer l'histoire de la littérature de celle des idées et des moeurs: aujourd'hui nous ne le pouvons plus. Parlons donc de Delphine, quoique Delphine soit un roman, comme, dans une étude sur Jean-Jacques Rousseau, nous parlerions de la Nouvelle Héloïse.

Même dans ses ouvrages didactiques, Madame de Staël n'est pas sévèrement didactique; elle l'est moins encore dans ses compositions romanesques, quoique, au jugement de bien des gens, elle y ait mis trop de raisonnement et de philosophie. Au reste, quel qu'ait pu être chaque fois son but ou son intention, ce qu'elle a fait chaque fois, c'est de nous livrer, comme on dirait en style de gravure, une épreuve aussi nette que vive, une empreinte irrécusable de son état moral, compliqué à l'ordinaire de l'état moral de son époque. Chacun des livres de Madame de Staël est un portrait de cette femme célèbre; elle est profondément subjective, comme nous disons aujourd'hui, elle ne se sépare jamais, d'elle-même pour s'unir à son sujet, car elle-même et son sujet ne sont qu'un. Elle ne s'est élevée à l'objectivité, elle ne s'en est du moins approchée, que dans ses deux derniers écrits; mais on peut dire de tous les autres ce qu'un écrivain moderne a dit, avec plus ou moins de sérieux, d'un de ses propres ouvrages: «Ce livre est fait de mon âme, oui, de mon âme et de ma douleur[125].»

Le livre des Passions est surtout une plainte; celui de la Littérature est surtout un élan ou un effort d'espérance. Tout, dans ces ouvrages comme dans les suivants, porte le sceau d'une personnalité sans égoïsme, d'une douleur transformée en pitié. Madame de Staël a pu croire qu'elle enseignait, et peut-être, dans un sens, a-t-elle enseigné; mais, dans ses romans du moins, ses enseignements ne sont pas des conseils, et il y est dit bien plutôt ce qui est que ce qui doit être.

On prend, en général, dans le sens d'un conseil l'épigraphe de Delphine, empruntée aux Mélanges de Mme Necker: «Un homme doit savoir braver l'opinion, une femme s'y soumettre.» Si c'est un conseil, il n'est pas bon; et il est malheureux que Madame de Staël, la seule fois qu'elle cite sa mère, ait si mal choisi. Si l'opinion est bonne, nul homme ne doit la braver; si l'opinion est mauvaise, nulle femme ne doit s'y soumettre. Je n'invoque pas ici les enseignements et les inspirations du christianisme; j'aime beaucoup mieux citer un incrédule qu'un chrétien, quand cet incrédule a raison. Voici donc comment Chénier, dans son Tableau de la Littérature française, a jugé l'épigraphe de Delphine, et vraiment il dit si bien qu'on ne saurait mieux:

«Nous ne saurions, dit Chénier, admettre le principe qui sert de base à tout l'ouvrage. Non, l'homme ne doit point braver l'opinion, la femme ne doit point s'y soumettre; tous deux doivent l'examiner, se soumettre à l'opinion légitime, braver l'opinion corrompue. Le bien, le mal sont invariables: les convenances qui assujettissent les deux sexes diffèrent entre elles, comme les fonctions que la nature assigne à chacun des deux; mais la nature ne condamne pas l'un au scandale et l'autre à l'hypocrisie; elle leur donna la vertu, la raison, et toutes les convenances s'arrêtent devant ces limites éternelles[126].»

Retenez bien ceci: Il y a des convenances qui assujettissent les deux sexes, et qui, d'un sexe à l'autre, diffèrent entre elles; or nous verrons que le malheur de Delphine ne vient pas précisément de ce qu'elle brave l'opinion, mais de ce qu'elle méprise les convenances de son sexe, et même les devoirs qui sont communs à tous deux.

Mais je m'en tiens pour le moment, à constater le point de vue de l'écrivain. On a prétendu faire du livre de la fille un sermon sur le texte fourni par la mère. Je crois qu'on s'est trompé, à moins qu'on ait voulu dire que Madame de Staël représente dans Delphine le malheur auquel une femme s'expose quand elle prétend lutter contre l'arbitraire de la société, et dans Léonce le malheur que subit ou qu'apporte aux objets de son affection l'homme qui s'incline devant ce pouvoir inique; et tout le livre est bien moins un acte d'accusation contre cette femme et contre cet homme que contre la société. Mais je ne vais pas même jusque-là; je ne vois dans Delphine ni acte d'accusation ni cause plaidée, mais un tableau passionné de la condition malheureuse de la femme au milieu de la société moderne, où la vertu, c'est-à-dire, selon Madame de Staël, la bonté, a moins de chances de bonheur que l'égoïsme prudent.

Cette thèse n'est pas immorale, puisqu'elle n'est pas fausse. Si la vertu a les promesses de la vie présente, ces promesses les voici: «Il n'y a personne, dit le prince des justes, personne qui ait quitté sa maison et ses parents pour l'amour de moi, qui n'en reçoive dès à présent cent fois autant avec des persécutions.» (Marc, X, 30.) Mais il est dangereux, pour ne rien dire de plus, de mentionner les persécutions sans parler de tout le reste; il l'est davantage encore de présenter comme le martyre de la vertu les peines qu'attire l'imprudence et les douleurs qu'entraîne la passion. C'est le premier reproche qu'il faut faire à Delphine. Sans doute qu'elle brave l'opinion; mais plus souvent ce qu'elle affronte, ce sont les principes revêtus de l'autorité de l'opinion: faudra-t-il donc aller jusqu'à croire les principes moins certains et la vérité moins vraie, parce que, dans tel ou tel cas, ils coïncident avec l'opinion? et faudra-t-il traiter l'opinion qui a raison comme l'opinion qui a tort? En vérité je ne vois dans tout ce roman de Delphine qu'un seul incident qui se rapporte vraiment à l'épigraphe du livre; encore ne suis-je pas sûr de me rencontrer sur ce point avec l'opinion de tout le monde; mais enfin, en ma qualité d'homme, je me décide à la braver, et à dire que la conduite de Delphine avec Mme de R. me paraît belle et touchante, et que j'honore bien plus le mouvement qui inspire cette démarche que la réflexion prudente qui l'aurait supprimée. Mais je ne veux pas, Messieurs, que vous m'en croyiez; voici toute la scène:

«Nous attendions la reine dans le salon qui précède sa chambre, avec quarante femmes les plus remarquables de Paris: Mme de R. arriva: c'est une personne très inconséquente, et qui s'est perdue de réputation, par des torts réels et par une inconcevable légèreté. Je l'ai vue trois ou quatre fois chez sa tante Mme d'Artenas; j'ai toujours évité avec soin toute liaison avec elle, mais j'ai eu l'occasion de remarquer dans ses discours un fonds de douceur et de bonté: je ne sais comment elle eut l'imprudence de paraître sans sa tante aux Tuileries, elle qui doit si bien savoir qu'aucune femme ne veut lui parler en public. Au moment où elle entra dans le salon, Mmes de Saint-Albe et de Tésin, qui se plaisent assez dans les exécutions sévères, et satisfont volontiers, sous le prétexte de la vertu, leur arrogance naturelle; Mmes de Saint-Albe et de Tésin quittèrent la place où elles étaient assises, du même côté que Mme de R.; à l'instant toutes les autres femmes se levèrent, par bon air ou par timidité, et vinrent rejoindre à l'autre extrémité de la chambre Mme de Vernon, Mme du Marset et moi. Tous les hommes bientôt après suivirent cet exemple, car ils veulent en séduisant les femmes, conserver le droit de les en punir.

»Mme de R. restait seule l'objet de tous les regards, voyant le cercle se reculer à chaque pas qu'elle faisait pour s'en approcher, et ne pouvant cacher sa confusion. Le moment allait arriver où la reine nous ferait entrer, ou sortirait pour nous recevoir: je prévis que la scène deviendrait alors encore plus cruelle. Les yeux de Mme de R. se remplissaient de larmes; elle nous regardait toutes, comme pour implorer le secours d'une de nous; je ne pouvais pas résister à ce malheur; la crainte de déplaire à Léonce, cette crainte toujours présente me retenait encore; mais un dernier regard jeté sur Mme de R. m'attendrit tellement, que par un mouvement complètement involontaire, je traversai la salle, et j'allai m'asseoir à côté d'elle: oui, me disais-je alors, puisque encore une fois les convenances de la société sont en opposition avec la véritable volonté de l'âme, qu'encore une fois elles soient sacrifiées[127].»

Cette dernière phrase est de trop; je n'aime pas la véritable volonté de l'âme; la charité pouvait commander l'action de Delphine et la justifier; la charité signifie quelque chose, la véritable volonté de l'âme ne signifie rien, aussi longtemps qu'il n'est pas prouvé que cette volonté et celle de Dieu sont une même volonté; mais, quoi qu'il en soit de la phrase, l'action me paraît belle, et je n'y vois, pour ma part, aucune vraie convenance sacrifiée. Il est bien dommage que cette imprudence de Delphine soit la seule qu'on puisse absoudre. Toutes les fois qu'elle se compromet, c'est sans nécessité; ses mouvements ont toujours quelque chose de généreux et d'aimable, mais ces mouvements sont pour elle la suprême loi; il lui suffit, confiante qu'elle est dans la bonté de son naturel, de constater chaque fois la véritable volonté de son âme: on dirait que tout le reste est indifférent; je ne dis pourtant pas: tout jusqu'à la vertu; car elle prétend bien ne pas la sacrifier, puisque la vertu n'est pour elle que la continuité des mouvements généreux[128]. C'est ainsi qu'elle la définit; c'est la doctrine du livre, où elle se reproduit plusieurs fois et sous différentes formes: malheur donc à tous les principes, à tous les devoirs même, qui se trouveront sur le chemin d'un mouvement généreux! Encore faudrait-il s'assurer que le mouvement est généreux, et s'entendre sur ce mot de générosité. Je crois bien qu'en ménageant chez elle, à une femme mariée, un rendez-vous avec un homme qui n'est pas son époux, Delphine a dû paraître fort généreuse à cette coupable amie; mais il y a grandement à parier que cette complaisance de Delphine sera moins doucement qualifiée par le reste de l'univers; je doute même qu'on approuve le mouvement généreux qui porte Delphine à prendre à son compte la faute de Thérèse, et à vouloir passer pour une femme légère et pour une amante infidèle, afin que son amie ne passe pas pour une épouse perfide. Je me borne à cet exemple. D'autres que je pourrais citer achèveraient de prouver qu'aux yeux de Delphine, c'est-à-dire de l'auteur, l'espèce humaine se partage en deux classes, dont l'une obéit au premier mouvement, qui est toujours bon, et l'autre au second, qui est ordinairement mauvais. Il serait vraiment commode de pouvoir réduire toute la morale à une question de date aussi parfaitement simple.

Mais ce n'est pas tout, il s'en faut. Toute la suite des rapports de Delphine avec Léonce, depuis que Léonce est marié, exprime le mépris des convenances les plus sacrées; et l'auteur, au moyen d'un épisode amené fort à propos, l'histoire de M. et Madame de Lebensei, nous prépare, autant qu'elle peut, à juger ces rapports avec indulgence. Et pour que nous ne puissions pas nous méprendre sur l'intention qu'elle a eue en les retraçant, cette familiarité coupable d'une jeune femme avec un homme marié n'est point la cause des malheurs de Delphine; elle n'est jamais punie que du bien, jamais du mal qu'elle fait. Pour le coup, c'est trop; j'ai bien consenti à voir la vertu traitée comme le vice: c'est un spectacle que la société nous présentera longtemps encore; mais que la vertu seule soit punie, et que le vice ne soit jamais malheureux, je ne l'entends pas ainsi; l'humanité ne pourrait soutenir éternellement un pareil spectacle; il faut que l'intime liaison du malheur et du mal se révèle quelquefois à elle dans l'infortune des méchants:

     Abstulit hunc tandem Rufini poena tumultum
     Absolvitque Deos[129].

Je ne demande pas qu'un caractère humain soit parfaitement conséquent; ce serait vouloir peut-être qu'il ne fût pas humain: mais quand un caractère est systématique, il ne doit sortir de sa ligne ni trop aisément, ni impunément, c'est-à-dire sans que cette déviation soit signalée et reprise. Que devient la candeur, la parfaite vérité du caractère de Delphine, quand elle presse Madame de Vernon mourante «de remplir les devoirs que la religion catholique prescrit aux personnes dangereusement malades? Vous donnerez, lui dit-elle, un bon exemple en vous conformant, dans ce moment solennel, aux pratiques qui édifient les catholiques; le commun des hommes croit y voir une preuve de respect pour la morale et la Divinité[130].» Il y a dans le monde mille exemples de cette inconséquence; les coeurs les plus droits ne sont pas au-dessus de cette espèce d'hypocrisie, et j'aimerais assez que Delphine eût ce tort, si on nous le donnait pour un tort.

Il n'y a rien à dire sur Léonce qui n'ait été dit cent fois. Je regrette pour lui l'ancien dénoûment. Cette mort tragique le relevait un peu; et vraiment il en était temps. Jusqu'alors, il nous avait impatientés jusqu'à l'irritation. Après tout, le caractère de Léonce est une exception, et l'art ne s'occupe pas des exceptions. Qu'il soit à la rigueur possible de réunir au courage personnel, et même à une certaine élévation d'esprit, la déférence la plus servile pour les convenances les plus arbitraires, je ne voudrais pas le nier; mais je ne tiens pas du tout à ce que la preuve se transforme en tableau. J'ai besoin d'ailleurs que Delphine à qui je m'intéresse, ne place pas trop mal ses affections; et même Delphine mise à part, je n'aime pas qu'on cherche à me persuader que les femmes les plus distinguées se contentent que l'homme qu'elles aiment soit beau, vaillant, spirituel, et lui font aisément grâce de tout le reste. L'amant de Corinne a du moins une perfection de plus: il est mélancolique; c'est toujours cela, et ce devait être beaucoup pour Madame de Staël; mais Léonce ne l'est pas, et tout ce qui peut s'ajouter à la liste de ses perfections, c'est une parfaite naïveté d'égoïsme, et la crainte la plus féminine de l'opinion et du qu'en dira-t-on. Il n'aime point dans sa maîtresse ce qu'elle a de vraiment aimable; il ne sait pas s'unir d'un premier mouvement à ses inspirations naïvement généreuses; c'est beaucoup s'il n'ajourne pas ses propres impressions, et si, pour approuver, il n'attend pas que tout le monde ait approuvé. Ainsi, dans la scène citée plus haut:

«À peine eus-je parlé à Madame de R. que je ne pus m'empêcher de regarder Léonce: je vis de l'embarras sur sa physionomie, mais point de mécontentement. Il me sembla que ses yeux parcouraient l'assemblée avec inquiétude pour juger de l'impression que je produisais, mais que la sienne était douce…—Ne m'avez-vous pas désapprouvée d'avoir été me placer à côté d'elle?—Non, répondit Léonce, je souffrais, mais je ne vous blâmais pas[131].»

Quand la Révolution arrive, s'il prend parti contre elle, ce qui est fort naturel, c'est sans conviction, sans enthousiasme, même sans esprit de parti, mais uniquement parce que cela convient. Il veut tour à tour, dans son immense et capricieuse personnalité, que Delphine se souvienne des bienséances pour l'amour de lui, et que, pour l'amour de lui, elle les oublie. Quand il affiche avec une sorte d'emportement sa passion pour elle, si c'est là en effet braver l'opinion, que devient le caractère que l'auteur lui a donné? Si, au contraire, l'opinion est si mauvaise qu'il n'a rien à craindre pour lui-même, que penser d'un homme qui déshonore de gaieté de coeur une femme charmante, parce que, pour son compte, il est à l'abri? Encore une fois, on se soucie peu de Léonce; mais on se soucie de Delphine, et on craint de l'aimer d'autant moins qu'elle aime davantage un homme si peu digne d'elle. On m'objectera Clarisse: pour toute réponse, je dirai: Relisez Clarisse. Elle a tort sans doute, et vous savez ce que disait Richardson à ceux qui lui reprochaient d'avoir fait mourir cette aimable fille: «Que voulez-vous? je n'ai pu lui pardonner d'avoir fui la maison paternelle;» mais, outre que l'expiation suit directement, que de droits cette infortunée, dans sa faute même, n'a-t-elle pas à notre pitié! On peut faire mieux encore; on peut m'objecter mille faits tout pareils, mille autres Léonces aimés par mille autres Delphines; je ne répondrai qu'un mot: J'ai besoin de haïr Léonce ou de l'aimer; l'un et l'autre se trouve impossible; et mon sentiment, repoussé de l'amour vers la haine et de la haine vers l'amour, finit par se fixer dans le dégoût. Si cette impression est celle de tout le monde, ni l'héroïne ni l'auteur n'y peuvent trouver leur compte.

En supposant que Delphine, par ses imprudences et par ses malheurs, confirme la seconde moitié de l'adage de Madame Necker, Léonce ne confirme pas l'autre. Ce n'est pas en s'asservissant à l'opinion, c'est bien plutôt en la bravant qu'il fait le malheur de Delphine. Le but de l'auteur, si l'auteur a eu réellement ce but, ne se trouve atteint que d'une seule manière, je veux dire par l'impatience et le déplaisir que ce caractère nous donne: si Léonce ne perd pas précisément sa cause auprès de la fortune, il la perd auprès du lecteur; mais ce n'est pas assez, on regrettera toujours que son caractère ou son système ne trouve pas une condamnation plus décidée dans les faits qui en résultent. Je me contenterai là-dessus d'une observation de fait. Léonce s'éloigne de Delphine après le fatal rendez-vous dont elle a voulu prendre sur elle toute la honte; c'est la grande péripétie du roman, puisque Léonce, dans son ressentiment, épouse Mathilde; c'est là, ou nulle part, qu'il aurait fallu faire ressortir les inconvénients de son caractère. Mais, en vérité, qui oserait lui dire: Delphine a manqué à des convenances frivoles, et vous ne devez pas, pour si peu, renoncer à elle? Pour si peu! un rendez-vous donné par Delphine à un autre que lui! Quand elle l'aurait donné à lui-même, le grief serait suffisant: que sera-ce quand il s'agit d'un autre? Pour cette fois, Léonce a raison; et il y aurait conscience à ne pas en tenir note, car c'est, je pense, la seule fois.

Mais quand tous les malheurs qui fondent sur les deux héros seraient la conséquence directe des erreurs opposées dont ils ont fait l'inspiration de leur conduite, l'enseignement qui ressortirait de cette conclusion est d'avance annulé par l'impression générale du roman. Madame de Staël a publié des Réflexions sur le but moral de Delphine, à plusieurs desquelles on peut souscrire; mais l'une de ces réflexions affaiblit singulièrement l'effet de toutes les autres:

«Les écrivains, comme les instituteurs, nous dit-elle, améliorent bien plus sûrement par ce qu'ils inspirent que par ce qu'ils enseignent[132].»

Nous sommes de cet avis, et si, au lieu d'améliorent on lit pervertissent ou égarent, la proposition n'en sera pas moins vraie. Il s'agit donc de savoir ce qu'inspire le roman de Delphine, ou bien, car cela revient au même, ce qui a inspiré Delphine. Madame de Staël ne serait-elle pas la première à convenir qu'à l'exception de ceux «qui ont passé le temps d'aimer et qui ne peuvent plus sentir de charme qui les arrête[133]», tout le monde conclura dans son coeur qu'il est beau d'aimer comme Delphine et d'être aimé comme Léonce? Quoique la langue de l'amour vieillisse encore plus vite que celle de la musique, et quoique Delphine et Léonce se parlent l'un à l'autre un idiome un peu suranné, l'intérêt subsistant de ce roman est pourtant dans leur passion réciproque; on s'y laisse entraîner, et l'on se soucie fort peu du reste. Coiffée de son épigraphe dogmatique, comme le serait d'un bonnet de nuit quelque Diane chasseresse ou Calypso dans son île, Delphine n'est pourtant qu'un roman, et je vous conseille de le prendre sur ce pied-là. Nos romanciers modernes font parler à l'amour un langage un peu différent; ils ont relégué les délicatesses du coeur au rang des fictions légales ou des métaphores: décidément ils n'aiment pas la métaphysique. Je n'ose dire ce qu'ils ont fait de l'amour; je puis dire ce qu'en avait fait l'auteur de Delphine: une religion, un enthousiasme, une extase. Elle avait tort, je l'avoue; le christianisme et la raison la condamnent également; mais nous sied-il d'être sévères? Après avoir supporté et loué tant de choses pires, soyons humbles dans la critique; mais disons pourtant que cet amour frénétique, cette passion chauffée à blanc du beau Léonce, n'est pas du tout d'un bon exemple; que Delphine, quoiqu'elle ait respecté les limites au delà desquelles commence le crime, est aussi coupable qu'elle est malheureuse, et que plusieurs scènes, mais surtout celle de l'église[134], sont d'un effet déplorable. Et pourtant cette scène elle-même, comparée à certaines situations inventées par Madame Cottin, garde encore quelque mesure dans l'emportement. Il y aurait de l'injustice à mettre au compte de l'auteur toutes les extravagances que débite Léonce, dont elle ne prétend pas se porter garant. Nous le laisserons donc tout à son aise s'écrier:

«L'univers et les siècles se fatiguent à parler d'amour; mais une fois, dans je ne sais combien de milliers de chances, deux êtres se répondent par toutes les facultés de leur esprit et de leur âme… Ton véritable devoir, c'est de m'aimer… Aime-moi, pour être adorée dans toutes les nuances de tes charmes… Crois-moi, il y a de la vertu dans l'amour, il y en a même dans ce sacrifice entier de soi-même à son amant, que tu condamnes avec tant de force, etc.[135].»

Léonce qui le dit, et je consens à lui en laisser toute la responsabilité. Mais qui prendra celle des paroles de Delphine? Seront-elles, comme celles de Léonce, nulles ou non avenues? et toute cette passion passera-t-elle pour une simple machine dans le roman? n'en sera-t-elle pas, après tout, l'intérêt principal, le sujet même? cherchera-t-on autre chose dans Delphine? cet amour insensé, n'est-ce pas Delphine même, Delphine tout entière?

Dans les drames consacrés à la peinture des passions ridicules, il y a toujours, dans un coin du poème, un Ariste, un Cléante, l'homme raisonnable de la pièce, qui intervient ou qui dit son mot en faveur du bon sens et du bon droit. Je le cherche dans Delphine; je cherche, ce qui est la même chose, une pensée qui serve à juger les personnes et les choses. Je ne la trouve point. La religion, cette règle de la vie, ce jugement de nos actions et de nos jugements mêmes, y paraît sous trois formes: dans Mathilde, comme un formalisme aride; dans Thérèse, comme une fougue d'imagination; chez Delphine, comme un déisme sans conviction et sans force. On peut lire, pour s'en convaincre, la lettre où elle prêche son amant[136]. Cette lettre, quoiqu'elle ait des beautés, semble avoir été écrite pour constater que Delphine ne trouve dans sa religion aucun point d'appui, aucun point d'arrêt, et que sa vie n'a d'autre gouvernail que la tempête. La parfaite spontanéité du sentiment, ou la craintive circonspection de l'égoïsme, voilà les deux sagesses entre lesquelles on vous donne le choix, voilà les deux maximes dont vous pouvez faire, selon votre caractère, la conclusion, la moralité de Delphine.

J'ai dit qu'il n'y a point d'Ariste dans ce drame: je me trompe, il y a M. Lebensei. Il prêche par son bonheur encore plus que par ses paroles, et ce bonheur, il a grand soin de nous l'apprendre, est le fruit d'un divorce.

Je suis las de tant de critiques. Disons maintenant que Delphine, avec toutes ses erreurs, est une des plus aimables, des plus touchantes créations du talent; que son caractère est exprimé avec autant de vérité que de charme; qu'il est impossible de ne pas aimer cette âme généreuse, qui ne vit que pour aimer et se dévouer; que tout son rôle, si l'on peut parler ainsi, est écrit avec la naïveté la plus éloquente; qu'aucun caractère n'est plus lié, plus un, mieux soutenu; qu'aucune fiction n'a jamais été plus vivante. Faut-il s'en étonner? L'auteur, en faisant parler Delphine, parlait elle-même; les événements étaient fictifs, le caractère ne l'était pas: ici donc la vérité n'a rien coûté.

Dire que le roman de Delphine étincelle d'esprit, c'est ne rien apprendre à personne, même à ceux qui ne l'ont pas lu. Il est peut-être moins superflu d'ajouter qu'aucun des ouvrages de Madame de Staël n'est écrit avec une verve plus facile et plus abondante. Si l'auteur n'avait pas encore toute la maturité de sa pensée, elle était en possession, je crois, de toute la plénitude de son talent. Il y a autant et peut-être plus d'esprit dans quelques autres de ses écrits; dans aucun il n'y a plus de puissance; le style n'est pas irréprochable; certaines expressions d'une métaphysique sentimentale prêtèrent à rire dans le temps; on s'amusa beaucoup, par exemple, de cet amour «qui est une autre vie dans la vie»; le style de Madame de Staël fut déclaré extravagant, inouï; nos excès ont tellement fait pâlir les siens, que ce style audacieux pourrait bien aujourd'hui passer pour timide.

À l'apparition de Delphine, dont l'action se rattachait à des événements contemporains, les chercheurs de clefs ne manquèrent pas. Que Madame de Staël eût prêté à Delphine son propre caractère, on ne pouvait guère en douter, et la supposition, en s'arrêtant au caractère, n'avait rien d'injurieux. On chercha l'original de Madame de Vernon, et on crut l'avoir trouvé. Madame de Vernon est la figure la plus originale et la plus finement tracée de toutes celles qui apparaissent dans l'action. Un égoïsme indolent, une dissimulation pleine d'abandon, la perfidie froidement adoptée comme système, de l'immoralité sans passion, le plus parfait naturel joint à la plus parfaite fausseté, le calcul le plus savant appliqué à l'immense intérêt de ne pas se sentir vivre, tout ce machiavélisme féminin fit penser à un homme qui, déjà alors, était jugé. Mais, sans compter que Madame de Vernon est touchante et noble à ses derniers moments, il y avait de l'indulgence envers M. de Talleyrand à vouloir le reconnaître sous les traits de Madame de Vernon, et si c'est à lui en effet que Madame de Staël a voulu faire penser, Madame de Staël a été bonne jusque dans la vengeance.

Il y a plus d'une sorte d'esprit dans ce roman, quoique l'élévation et le pathétique y dominent. Quelques passages peuvent donner l'idée de cette verve caustique dont Madame de Staël assaisonnait plus abondamment sa conversation que ses ouvrages. Je citerai une page, qui semblerait, si l'auteur s'arrêtait plus à propos, être empruntée à La Bruyère:

«Je me mis à causer avec un Espagnol que j'avais déjà vu une ou deux fois, et que j'avais remarqué comme spirituel, éclairé, mais un peu frondeur. Je lui demandai, s'il connaissait le duc de Mendoce.—Fort peu, répondit-il; mais je sais seulement qu'il n'y a point d'homme dans toute la cour d'Espagne aussi pénétré de respect pour le pouvoir. C'est une véritable curiosité que de le voir saluer un ministre; ses épaules se plient, dès qu'il l'aperçoit, avec une promptitude et une activité tout à fait amusantes; et quand il se relève, il le regarde avec un air si obligeant, si affectueux, je dirais presque si attendri, que je ne doute pas qu'il n'ait vraiment aimé tous ceux qui ont eu du crédit à la cour d'Espagne depuis trente ans. Sa conversation n'est pas moins curieuse que ses démonstrations extérieures; il commence des phrases, pour que le ministre les finisse; il finit celle; que le ministre a commencées; sur quelque sujet que le ministre parle, le duc de Mendoce l'accompagne d'un sourire gracieux, de petits mots approbateurs qui ressemblent à une basse continue, très monotone pour ceux qui écoutent, mais probablement agréable à celui qui en est l'objet. Quand il peut trouver l'occasion de reprocher au ministre le peu de soin qu'il prend de sa santé, les excès de travail qu'il se permet, il faut voir quelle énergie il met dans ces vérités dangereuses; on croirait, au ton de sa voix, qu'il s'expose à tout pour satisfaire sa conscience; et ce n'est qu'à la réflexion qu'on observe que, pour varier la flatterie fade, il essaye de la flatterie brusque sur laquelle on est moins blasé. Ce n'est pas un méchant homme; il préfère ne pas faire du mal, et ne s'y décide que pour son intérêt. Il a, si l'on peut le dire, l'innocence de la bassesse; il ne se doute pas qu'il y ait une autre morale, un autre honneur au monde que le succès auprès du pouvoir: il tient pour fou, je dirais presque pour malhonnête, quiconque ne se conduit pas comme lui. Si l'un de ses amis tombe dans la disgrâce, il cesse à l'instant tous ses rapports avec lui, sans aucune explication, comme une chose qui va de soi-même. Quand, par hasard, on lui demande s'il l'a vu, il répond: Vous sentez bien que dans les circonstances actuelles je n'ai pu… et s'interrompt en fronçant le sourcil, ce qui signifie toujours l'importance qu'il attache à la défaveur du maître. Mais si vous n'entendez pas cette mine, il prend un ton ferme et vous dit les serviles motifs de sa conduite, avec autant de confiance qu'en aurait un honnête homme, en vous déclarant qu'il a cessé de voir un ami qu'il n'estimait plus. Il n'a pas de considération à la cour de Madrid; cependant il obtient toujours des missions importantes: car les gens en place sont bien arrivés à se moquer des flatteurs, mais non pas à leur préférer les hommes courageux; et les flatteurs parviennent à tout, non pas comme autrefois, en réussissant à tromper, mais en faisant preuve de souplesse, ce qui convient toujours à l'autorité[137].»

On sait que c'est un des mérites de Madame de Staël que cette profusion d'idées justes, fines et vivement frappées qu'elle sème, comme en se jouant, dans le cours de ses récits et jusque dans les moments de passion. Il est presque puéril de citer; toutefois, je ne puis m'empêcher de transcrire, comme type de la manière de l'auteur, et plus encore comme échantillon du bon sens qui était à la base même de tant d'esprit, cette pensée qui me tombe sous la main:

«Sérieusement, c'est un rare mérite que celui qui est vivement senti même par les hommes vulgaires, et je crois toujours plus aux qualités qui produisent de l'effet sur tout le monde, qu'à ces supériorités mystérieuses qui ne sont reconnues que par des adeptes[138].»

L'ordre des temps que nous avons suivi jusqu'ici, nous invite à parler de l'écrit consacré par Madame de Staël à la mémoire de son père; mais il est impossible de séparer Delphine de Corinne, sa soeur, plus jeune de quatre années.

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