Études sur la Littérature française au XIXe siècle - Tome 1: Madame de Staël, Chateaubriand
»… C'est dans cette extase d'admiration et d'amour, dans ces transports d'une joie sublime, ou dans ces mouvements d'une tendre tristesse, que les Élus répètent ce cri de trois fois Saint, qui ravit éternellement les cieux. Le Roi prophète règle la mélodie divine; Asaph, qui soupira les douleurs de David, conduit les instruments animés par le souffle; et les fils de Coré gouvernent les harpes, les lyres et les psaltérions qui frémissent sous la main des Anges. Les six jours de la création, le repos du Seigneur, les fêtes de l'ancienne et de la nouvelle Loi sont célébrés tour à tour dans les royaumes incorruptibles.
»… Là surtout s'accomplit, loin de l'oeil des Anges, le mystère de la Trinité. L'Esprit qui remonte et descend sans cesse du Fils au Père, et du Père au Fils, s'unit avec eux dans ces profondeurs impénétrables.
»Les Essences primitives se séparent, le triangle de feu disparaît: l'Oracle s'entrouvre, et l'on aperçoit les Trois Puissances. Porté sur un trône de nuées, le Père tient un compas à la main; un cercle est sous ses pieds; le Fils, armé de la foudre, est assis à sa droite; l'Esprit s'élève à sa gauche, comme une colonne de lumière. Jéhova fait un signe: et les temps rassurés reprennent leur cours[397].»
En vain on nous opposerait les images bibliques; car ou ce ne sont plus que des images, ou ces images ont une telle gravité, elles accusent une si haute indifférence pour l'effet littéraire, il est si clair qu'elles n'aspirent pas à peindre, mais seulement à signifier, que l'idée ne vient pas même de les mesurer à leur objet. En vain encore on nous rappellerait Milton. Son exemple n'a pas absous l'entreprise, mais s'en est fait pardonner l'audace par le caractère moral, pathétique, profondément sérieux de son merveilleux. Dans le Ciel et dans l'Enfer de ce grand poète, on sent l'original, et dans les Martyrs la copie.
Fénelon seul a parlé des demeures bienheureuses aussi dignement qu'il peut être donné à l'homme d'en parler. Encore a-t-il déguisé sous le nom d'Élysée le nom trop saint de Paradis. Il n'aborde pas le mystère de la divine essence; il se borne à peindre le bonheur des créatures glorifiées, et n'emploie d'autre merveilleux que celui de l'âme: il se contente d'être sublime. En quelques endroits l'auteur des Martyrs a suivi ses traces; mais si haut qu'il s'élève alors, il reste au-dessous de son modèle. On ne peut refuser de l'admiration à ce passage où le poète cherche à se faire une idée de la béatitude des justes:
«Les élus sont incessamment dans l'état délicieux d'un mortel qui vient de faire une action vertueuse ou héroïque, d'un génie sublime qui enfante une grande pensée, d'un homme qui sent les transports d'un amour légitime, ou les charmes d'une amitié longtemps éprouvée par le malheur[398].»
Fénelon avait dit:
«Ils sont, sans interruption, à chaque moment, dans le même saisissement de coeur où est une mère qui revoit son cher fils qu'elle avait cru mort; et cette joie, qui échappe bientôt à la mère, ne s'enfuit jamais du coeur de ces hommes[399].»
Il me semble que M. Villemain a bien jugé les conceptions de Fénelon et celles de M. de Chateaubriand, lorsqu'il a dit, à propos du premier:
«Mais lorsque, délivré de ces affreuses peintures (les supplices du Tartare), il peut reposer sa douce et bienfaisante imagination sur la demeure des justes, alors on entend des sons que la voix humaine n'a jamais égalés, et quelque chose de céleste s'échappe de son âme enivrée de la joie qu'elle décrit. Ces idées-là sont absolument étrangères au génie antique; c'est l'extase de la charité chrétienne; c'est une religion toute d'amour, interprétée par l'âme douce et tendre de Fénelon; c'est le pur amour donné pour récompense aux justes, dans l'Élysée mythologique. Aussi, lorsque de nos jours un écrivain célèbre a voulu retracer le paradis chrétien, il a dû sentir plus d'une fois qu'il était devancé par l'anachronisme de Fénelon; et, malgré les efforts d'une riche imagination, et l'emploi plus facile et plus libre des idées chrétiennes, il a été obligé de se rejeter sur des images moins heureuses, et il n'a mérité que le second rang[400].»
Il faut oser l'avouer: si l'on prend, dans les Martyrs, les passages qui se rapportent aux croyances mythologiques, et qu'on les oppose à l'ensemble du merveilleux chrétien tel que nous l'étale ce poème, le choix, même pour des chrétiens, ou plutôt pour des chrétiens surtout, ne saurait être un seul moment incertain. On préférera la mythologie, pastiche à la vérité, mais pastiche adorable; on se surprendra, j'en suis sûr, à regretter les enchantements de la fable; on écartera avec aversion la tristesse rude du moyen âge et ses superstitions presque toutes funèbres; l'on se rejettera avec abandon[401] vers ces fictions ingénieuses et riantes d'une époque et d'un peuple à qui la poésie tenait lieu de religion, et l'on croira entendre la poésie soupirer ces regrets de Monime, exilée comme elle:
Si tu m'aimais, Phoedime, il fallait me pleurer
Alors que, m'arrachant du doux sein de la Grèce,
Dans ce climat barbare, on traîna ta maîtresse[402].
Ce ne sont pas là de bonnes impressions, je vous l'avoue; mais cet aveu renferme une critique, sinon du poème des Martyrs, du moins de toute la partie de ce livre consacrée au développement du merveilleux chrétien. Ce qui recommande le christianisme, c'est sa doctrine, ce sont ses moeurs; et à ce dernier égard, les Martyrs ont droit à des éloges, puisqu'ils font ressortir la supériorité des moeurs chrétiennes sur celles du paganisme. Ceci me conduit à envisager l'ouvrage de M. de Chateaubriand sous le rapport de la peinture des moeurs.
Les moeurs, au point de vue de la composition poétique, se composent des croyances et des opinions comme des habitudes. Dans le sujet des Martyrs, toutes ces choses n'en font qu'une, puisqu'il ne s'agit pas de peindre deux peuples, mais deux religions.
Rien de plus grand, rien de plus beau qu'un tel contraste. Il est glorieux à l'auteur d'avoir entrepris, dans les plus vastes proportions, la peinture d'une situation qui n'eut et n'aura jamais de pareille dans les annales du monde. Aucun grand talent ne s'en était avisé jusqu'à lui. Quel qu'ait pu être le succès, cet honneur lui reste. Mais l'exécution est-elle heureuse? est-elle avouée par l'histoire, par le goût, par la religion?
On a reproché aux Martyrs quelques anachronismes trop flagrants. Eudore meurt, pour le plus tard, en 313, et on lui donne pour amis de jeunesse Augustin né en 354, Jérôme né en 331, et pour adversaire Symmaque, né en 350, à qui l'on fait débiter devant le trône de Dioclétien le plaidoyer qu'il prononça en 389 devant Théodose, en faveur du culte de la Victoire, c'est-à-dire lorsque le christianisme avait franchi, sous Constantin, sous Gratien et sous Théodose, les trois degrés qui le séparaient du trône. On avance de plus d'un siècle l'apparition de Pharamond, de Mérovée, et l'invasion de la Gaule. Mais qu'est-ce que tout cela? qu'est-ce qu'un anachronisme de deux siècles auprès d'une erreur de compte qui, rapprochant et confondant des faits séparés par trois mille années, rend contemporains, en quelque façon, Homère et Bossuet?
M. de Chateaubriand fait le polythéisme, sous Dioclétien, de plusieurs siècles trop jeune, et le christianisme de plusieurs siècles trop vieux.
Ce que nous disons du christianisme, ou plutôt du catholicisme des Martyrs, est évident pour quiconque n'est pas entièrement étranger à l'histoire de l'Église. Un grand nombre des choses que l'auteur fait croire et pratiquer à ses héros, on ne les a crues et pratiquées que plus tard. Je ne m'arrêterai pas à le prouver. Quant au paganisme, je doute que, dans ses plus beaux temps, il ait obtenu la foi implicite, il ait présenté l'aspect d'unité, dont il plaît à l'auteur de le décorer sous Dioclétien. Il ne tient pas compte non plus de l'interfusion des deux religions, du mélange et du commerce inévitable de leurs sectateurs, de l'influence qu'ils exerçaient les uns sur les autres. Des documents circonstanciés nous manquent sur tous ces faits; mais cette absence de renseignements peut-elle donner au poète la liberté d'inventer au rebours de la vraisemblance? le raisonnement ne lui enseigne-t-il pas ce qui fut, ou, pour le moins, ce qui ne fut pas, ce qui ne put pas être? et ne nous suffit-il pas à nous-mêmes pour déclarer que l'image du monde romain, telle que l'auteur nous la trace, est fausse en ce qui concerne la situation respective et le rapport des deux religions?
M. de Chateaubriand a-t-il au moins gagné quelque chose à n'être pas vrai? C'est bien peu probable. Le faux, en cette affaire, ne peut pas mieux valoir que le vrai. Mais écoutons sur ce point un critique aussi bien informé qu'il était possible de l'être. C'est Benjamin Constant, dans un article du Mercure:
«Cette lutte du théisme, non pas contre le polythéisme, car le polythéisme n'existait plus en réalité, mais contre des formes vieillies, qui ne commandaient aucun respect, et que l'autorité, bien qu'elle eût pour but de les maintenir, ne pouvait s'astreindre à ménager; cette lutte, dis-je, serait le sujet d'un ouvrage, dont rien encore, à ma connaissance, ne donne l'idée.
»J'ai toujours été surpris que l'illustre auteur des Martyrs ne l'eût pas conçue. Si, au lieu de revêtir de couleurs poétiques ce qui n'était pas, il eût appliqué son beau talent à peindre ce qui était, il eût tiré de son sujet un bien autre parti, même sous le rapport de la poésie. Il ne fallait pas opposer la religion d'Homère, religion qui avait disparu depuis bien des siècles, au catholicisme de Bossuet; c'était commettre un anachronisme de quatre mille ans, et présenter comme simultanées deux choses, dont l'une n'existait plus, et l'autre pas encore.
»Ce polythéisme dégénéré, plus différent de la religion des beaux temps d'Athènes que des superstitions des hordes sauvages, n'aurait pas offert au peintre habile que j'ai indiqué, des sujets de tableaux moins frappants, et ces tableaux auraient eu, sur les autres, l'avantage de la nouveauté.
»Aux gracieuses processions des canéphores avaient succédé les courses tumultueuses des prêtres isiaques, derniers auxiliaires et alliés suspects d'un culte expirant, tour à tour repoussés et rappelés par ses ministres désespérant de leur cause. Les cérémonies ordinaires, qui ne suffisaient plus à la superstition devenue barbare, étaient remplacées par le hideux taurobole, où le suppliant se faisait inonder du sang de la victime. De toutes parts pénétraient dans les temples, malgré les efforts des magistrats, les rites révoltants des peuplades les plus dédaignées. Les sacrifices humains se réintroduisaient dans ce polythéisme, et déshonoraient sa chute, comme ils avaient souillé sa naissance. Les dieux échangeaient leurs formes élégantes contre d'effroyables difformités. Ces dieux, empruntés de partout, réunis, entassés, confondus, étaient d'autant mieux accueillis que leurs dehors étaient plus bizarres. C'était leur foule que l'on invoquait; c'était de leur foule que l'imagination voulait se repaître. Elle avait soif de repeupler, n'importe de quels êtres, ce ciel qu'elle s'épouvantait de voir muet et désert[403].»
Après cela, certes, on peut s'étonner de voir le paganisme hellénique reparaître, dans le poème des Martyrs, avec toute cette verte et riante fraîcheur qu'il n'eut peut-être jamais que dans les chants des poètes.
Lisez, en regard des sinistres tableaux que Benjamin Constant vient de suspendre devant vous, lisez cette description des fêtes de Délos:
«Tandis que nous méditions sur les révolutions des empires, nous vîmes tout à coup sortir une Théorie du milieu de ces débris. Ô riant génie de la Grèce qu'aucun malheur ne peut étouffer, ni peut-être aucune leçon instruire! C'était une députation des Athéniens aux fêtes de Délos. Le vaisseau Déliaque, couverts de fleurs et de bandelettes, était orné des statues des dieux; les voiles blanches, teintes de pourpre par les rayons de l'aurore, s'enflaient aux haleines des zéphirs, et les rames dorées fendaient le cristal des mers. Des Théores penchés sur les flots répandaient des parfums et des libations; des vierges exécutaient sur la proue du vaisseau la danse des malheurs de Latone, tandis que des adolescents chantaient en choeur les vers de Pindare et de Simonide. Mon imagination fut enchantée par ce spectacle qui fuyait comme un nuage du matin, ou comme le char d'une divinité sur les ailes des vents[404].»
Voyez encore ces détails, qui semblent empruntés au quatrième livre de l'Odyssée:
«Le noble Ancée, descendant d'Agapénor qui commandait les Arcadiens au siège de Troie, donna l'hospitalité à Démodocus. Les fils d'Ancée détachent du joug les mules fumantes, lavent leurs flancs poudreux dans une eau pure, et mettent devant elles une herbe tendre, coupée sur le bord de la Néda. Cymodocée est conduite au bain par de jeunes phrygiennes qui ont perdu la liberté; l'hôte de Démodocus le revêt d'une fine tunique et d'un manteau précieux; le prince de la jeunesse, l'aîné des fils d'Ancée, couronné d'une branche, immole à Hercule un sanglier nourri dans les bois d'Erymanthe; les parties de la victime destinées à l'offrande sont recouvertes de graisse, et consumées avec des libations sur des charbons embrasés. Un long fer à cinq rangs présente à la flamme bruyante le reste des viandes sacrées; le dos succulent de la victime, et les morceaux les plus délicats sont servis aux voyageurs[405].»
Écoutez ce discours d'Euryméduse, nourrice de Cymodocée:
«Ô ma fille, s'écrie-t-elle, quelle douleur tu m'as causée! J'ai rempli l'air de mes sanglots. J'ai cru que Pan t'avait enlevée. Ce dieu dangereux est toujours errant dans les forêts; et, quand il a dansé avec le vieux Silène, rien ne peut égaler son audace. Comment aurais-je pu reparaître sans toi devant mon cher maître! Hélas! j'étais encore dans ma première jeunesse, lorsque me jouant sur le rivage de Naxos, ma patrie, je fus tout à coup enlevée par une troupe de ces hommes qui parcourent l'empire de Téthys à main armée, et qui font un riche butin! Ils me vendirent à un port de Crète, éloigné de Gortynes de tout l'espace qu'un homme, en marchant avec vitesse, peut parcourir entre la troisième veille et le milieu du jour. Ton père était venu à Lébène pour échanger des blés de Théodosie contre des tapis de Milet. Il m'acheta des mains des pirates: le prix fut deux taureaux qui n'avaient point encore tracé les sillons de Cérès. Dans la suite, ayant reconnu ma fidélité, il me plaça aux portes de sa chambre nuptiale. Lorsque les cruelles Ilithyes eurent fermé les yeux d'Épicharis, Démodocus te remit entre mes bras, afin que je te servisse de mère. Que de peines ne m'as-tu pas causées dans ton enfance! Je passais les nuits auprès de ton berceau, je te balançais sur mes genoux; tu ne voulais prendre de nourriture que de ma main, et quand je te quittais un instant, tu poussais des cris[406].»
C'est une charmante ironie que ce discours, une piquante parodie de l'héroïque bavardage des guerriers d'Homère; mais si vous le prenez au sérieux, qu'est-ce autre chose qu'un agréable pastiche et un énorme anachronisme?
Il faudrait transcrire tout le personnage de Démodocus, ses actions aussi bien que ses discours. Le bonhomme, qui n'a guère que trente-sept ans si mes calculs sont justes, et dont l'auteur fait à son gré un vieillard, a passé sa vie à rêver; il n'a rien vu, rien entendu, et ne connaît d'autre monde que celui d'Homère. Certes, si le paganisme avait jamais eu des croyants de cette force, il subsisterait encore. Voici comme, vers le milieu du quatrième siècle de l'ère chrétienne, s'exprime ce prêtre d'Homère:
«Demain, aussitôt que Dicé, Irène et Eunomie, aimables Heures, auront ouvert les portes du jour, nous monterons sur un char[407]…»
«Votre fils vous a sans doute appris ce qu'il a fait pour ma fille, que les Faunes avaient égarée dans les bois[408].»
Encore si c'était un laïque qui parlât! mais c'est un prêtre. Du temps de Cicéron, deux augures ne pouvaient se rencontrer sans rire. Est-ce que depuis lors la foi mythologique avait reconquis jusqu'aux prêtres? Cela serait merveilleux.
Je laisse les allusions mythologiques: que Démodocus ait conservé la religion de ses ancêtres, il ne peut pas avoir toutes leurs opinions, tout leur langage; et d'où sort-il donc pour parler constamment d'un ton qui appartient évidemment à l'enfance du monde?
«Nous cherchons le riche Lasthénès, que ses grands biens font passer pour un homme très heureux[409].»
«J'aurais dû reconnaître Eudore à sa taille de héros, moins haute cependant que celle de Lasthénès, car les enfants n'ont plus la force de leurs pères[410].»
Je veux que Démodocus soit préoccupé; il ne l'est pas au point d'ignorer la nouvelle secte dont le culte a rendu désert le temple des dieux mythologiques. Ses étonnements sans fin sont risibles, il faut l'avouer, et je ne puis supporter que, chez Lasthénès, qu'il sait chrétien, «il saisisse une coupe» au commencement du repas et se dispose «à faire une libation aux Pénates de Lasthénès[411].»
Je ne souffre guère avec plus de patience le passage suivant:
«Démodocus n'avait presque rien compris au récit d'Eudore; il ne trouvait là ni Polyphème, ni Circé; et dans cette harmonie nouvelle, il avait à peine reconnu quelques sons de la lyre d'Homère[412].»
Les poètes pouvaient bien encore, par tradition, chercher Polyphème et Circé; mais on n'en était plus à s'étonner de ne les pas rencontrer partout. On ne croirait pas qu'aucune parole évangélique, aucune allusion aux dogmes nouveaux ne fût jamais parvenue aux oreilles de Démodocus.
Mais c'est peut-être dans l'entrevue d'Eudore et de Cymodocée que la donnée de l'auteur pèche [le plus] par son manque de vérité historique, ou, si l'on veut, par son invraisemblance. Il faut citer tout ce morceau:
«À ces cris, le chien aboie, le chasseur se réveille. Surpris de
voir cette jeune fille à genoux, il se lève précipitamment.
»—Comment! dit Cymodocée confuse et toujours à genoux, est-ce que
tu n'es pas le chasseur Endymion?
»—Et vous, dit le jeune homme non moins interdit, est-ce que vous
n'êtes pas un Ange?
»—Un Ange! reprit la fille de Démodocus.
»Alors l'étranger, plein de trouble:
»—Femme, levez-vous, on ne doit se prosterner que devant Dieu.
»Après un moment de silence, la prêtresse des Muses dit au chasseur:
»—Si tu n'es pas un dieu caché sous la forme d'un mortel, tu es sans doute un étranger que les Satyres ont égaré comme moi dans les bois. Dans quel port est entré ton vaisseau? Viens-tu de Tyr si célèbre par la richesse de ses marchands? Viens-tu de la charmante Corinthe où tes hôtes t'auront fait de riches présents? Es-tu de ceux qui trafiquent sur les mers, jusqu'aux colonnes d'Hercule? Suis-tu le cruel Mars dans les combats; ou plutôt n'es-tu pas le fils d'un de ces mortels jadis décorés du sceptre, qui régnaient sur un pays fertile en troupeaux, et chéri des dieux?
»L'étranger répondit:
»—Il n'y a qu'un Dieu, maître de l'univers; et je ne suis qu'un homme plein de trouble et de faiblesse. Je m'appelle Eudore; je suis fils de Lasthénès. Je revenais de Thalames, je retournais chez mon père; la nuit m'a surpris: je me suis endormi au bord de cette fontaine. Mais vous, comment êtes-vous seule ici? Que le ciel vous conserve la pudeur, la plus belle des craintes après celle de Dieu!
»Le langage de cet homme confondait Cymodocée. Elle sentait devant lui un mélange d'amour et de respect, de confiance et de frayeur. La gravité de sa parole et la grâce de sa personne formaient à ses yeux un contraste extraordinaire. Elle entrevoyait comme une nouvelle espèce d'hommes, plus, noble et plus sérieuse que celle qu'elle avait connue jusqu'alors. Croyant augmenter l'intérêt qu'Eudore paraissait prendre à son malheur, elle lui dit:
»—Je suis fille d'Homère aux chants immortels.
»L'étranger se contenta de répliquer:
»—Je connais un plus beau livre que le sien.
»Déconcertée par la brièveté de cette réponse, Cymodocée dit en elle-même:
»—Ce jeune homme est de Sparte[413].»
Il est superflu de faire remarquer tout ce que cette scène, si bien conçue d'ailleurs, si poétiquement ordonnée, présente de forcé et de faux. Ce n'est pas cette seule fois que le goût du contraste a égaré l'auteur. Vous ne le trouverez ni plus vrai, ni plus naturel, lorsqu'il fait dire à Cymodocée, à la suite du récit d'Eudore: «Mon père, je pleure comme si j'étais chrétienne[414].» À la rencontre d'un trait pareil, on est tenté de demander à Cymodocée:
Est-ce vous qui parlez, ou si c'est votre rôle?
Il faut avouer qu'elle en sait trop dans ce moment, ou que plus tard elle en sait trop peu. Voici un trait moins supportable encore, où nous voyons tout à la fois Eudore soutenir assez mal son personnage, et Cymodocée se souvenir trop du sien:
«Quoi, Cymodocée, vous voudriez devenir chrétienne, je donnerais un pareil ange au ciel, une pareille compagne à mes jours!»
Cymodocée baissa la tête et répondit:
«Je n'ose plus parler avant que tu n'aies achevé de m'enseigner la
pudeur[415]»
Si le vieux Démodocus était présent, je m'imagine qu'il dirait encore une fois à Cymodocée:
«Ô fille d'Épicharis, craignons l'exagération qui détruit le bons
sens[416]!»
et peut-être trouverait-il étrange que sa fille, élevée par lui dans le culte de toutes les vertus qui font la parure des vierges, demande des leçons de pudeur à ce jeune soldat qu'elle connaît de la veille. Ici encore, c'est le rôle que nous rencontrons, le personnage, plutôt que la nature, et cette substitution n'est que trop fréquente dans les Martyrs. L'auteur a donné de grands, de beaux traits, à ses personnages chrétiens; mais leur christianisme est trop plein de phrases et de scènes à effet. Ils posent toujours et ne se reposent jamais. Pas un moment, pas un mot n'est perdu pour la représentation. Il n'y a qu'une seule chose qu'ils ne représentent presque jamais: c'est la simplicité, la mesure parfaite, qui distinguaient les chrétiens de l'âge apostolique. Cet âge, à la vérité, était déjà loin; mais en fait d'anachronisme, nous eussions préféré celui-ci à tout autre; et d'ailleurs, croit-on que les moeurs chrétiennes, à l'époque de Dioclétien, n'avaient pas plus de bonhomie et de laisser aller? Qui pourrait, si ce n'est un Louis XIV, vivre en représentant toujours; convertir ses actes et ses mouvements les plus familiers en gestes roides, solennels; parler toujours comme un livre; au lieu de converser, controverser toujours; être, en un mot, sublime sans relâche? Je dis mal; car celui qui serait le plus sublime, serait aussi le plus naturel, et il n'a manqué peut-être à l'auteur, pour faire descendre ses héros de cette hauteur conventionnelle, que d'avoir élevé sa propre pensée à toute la hauteur de leurs principes et de leur foi.
M. de Chateaubriand a mieux réussi dans la peinture des moeurs purement nationales que dans celle des moeurs religieuses ou résultant des croyances. Le livre VI des Martyrs, le livre de Pharamond et de Mérovée, mérite ou plutôt inspire une admiration sans réserve. Il est impossible de n'être pas ravi de cette poésie également franche et idéale, où la liberté des mouvements s'allie à la magnificence des couleurs, où chaque ligne vous élève, vous entraîne, ou pas un mot n'offense le goût, ne sort du naturel. Mais je renonce à expliquer, et même à exprimer toute mon admiration pour ces pages célèbres, qui sont peut-être ce que M. de Chateaubriand a écrit de plus vrai dans le genre élevé. J'aime mieux rappeler qu'elles ont décidé la vocation, ou du moins éveillé les instincts d'un historien illustre. Laissons-le parler lui-même:
«En 1810, dit M. Augustin Thierry, j'achevais mes classes au collège de Blois, lorsqu'un exemplaire des Martyrs, apporté du dehors, circula dans le collège. Ce fut un grand événement pour ceux d'entre nous qui ressentaient déjà le goût du beau et l'admiration de la gloire. Nous nous disputions le livre; il fut convenu que chacun l'aurait à son tour, et le mien vint un jour de congé, à l'heure de la promenade. Ce jour-là, je feignis de m'être fait mal au pied, et je restai seul à la maison. Je lisais, ou plutôt je dévorais les pages, assis devant mon pupitre, dans une salle voûtée qui était notre salle d'études, et dont l'aspect me semblait alors grandiose et imposant. J'éprouvai d'abord un charme vague, et comme un éblouissement d'imagination; mais quand vint le récit d'Eudore, cette histoire vivante de l'Empire à son déclin, je ne sais quel intérêt plus actif et plus mêlé de réflexion m'attacha au tableau de la ville éternelle, de la cour d'un empereur romain, de la marche d'une armée romaine dans les fanges de la Batavie, et de sa rencontre avec une armée de Franks.
»J'avais lu dans l'Histoire de France à l'usage des élèves de l'École militaire, notre livre classique: Les Francs ou Français, déjà maîtres de Tournay et des rives de l'Escaut, s'étaient étendus jusqu'à la Somme… Clovis, fils du roi Childéric, monta sur le trône en 481, et affermit par ses victoires les fondements de la monarchie française. Toute mon archéologie du moyen âge consistait dans ces phrases et quelques autres de même force que j'avais apprises par coeur. Français, trône, monarchie, étaient pour moi le commencement et la fin, le fond et la forme de notre histoire nationale. Rien ne m'avait donné l'idée de ces terribles Franks de M. de Chateaubriand parés de la dépouille des ours, des veaux marins, des urochs et des sangliers, de ce camp retranché avec des bateaux de cuir et des chariots attelés de grands boeufs, de cette armée rangée en triangle où l'on ne distinguait qu'une forêt de framées, des peaux de bêtes et des corps demi-nus. À mesure que se déroulait à mes yeux le contraste si dramatique du guerrier sauvage et du soldat civilisé, j'étais saisi, de plus en plus vivement; l'impression que fit sur moi le chant de guerre des Franks eut quelque chose d'électrique. Je quittai la place où j'étais assis, et, marchant d'un bout à l'autre de la salle, je répétai à haute voix et en faisant sonner mes pas sur le pavé:
»—Pharamond! Pharamond! nous avons combattu avec l'épée.
»Nous avons lancé la francisque à deux tranchants; la sueur tombait du front des guerriers et ruisselait le long de leurs bras. Les aigles et les oiseaux aux pieds jaunes poussaient des cris de joie; le corbeau nageait dans le sang des morts; tout l'Océan n'était qu'une plaie: les vierges ont pleuré longtemps.
»Pharamond! Pharamond! nous avons combattu avec l'épée.
»Nos pères sont morts dans les batailles; tous les vautours en ont gémi: nos pères les rassasiaient de carnage! Choisissons des épouses dont le lait soit du sang, et qui remplissent de valeur le coeur de nos fils. Pharamond, le bardit est achevé, les heures de la vie s'écoulent; nous sourirons quand il faudra mourir!—
»Ainsi chantaient quarante mille Barbares. Leurs cavaliers haussaient et baissaient leurs boucliers blancs en cadence; et à chaque refrain ils frappaient, du fer d'un javelot, leur poitrine couverte de fer[417].
»Ce moment d'enthousiasme fut peut-être décisif pour ma vocation à venir. Je n'eus alors aucune conscience de ce qui venait de se passer en moi; mon attention ne s'y arrêta pas; je l'oubliai même durant plusieurs années; mais, lorsque, après d'inévitables tâtonnements pour le choix d'une carrière, je me fus livré tout entier à l'histoire, je me rappelai cet incident de ma vie et ses moindres circonstances avec une singulière précision. Aujourd'hui, si je me fais lire la page qui m'a tant frappé, je retrouve mes émotions d'il y a trente ans. Voilà ma dette envers l'écrivain de génie qui a ouvert et qui domine le nouveau siècle littéraire. Tous ceux qui, en divers sens, marchent dans les voies de ce siècle, l'ont rencontré de même à la source de leurs études, à leur première inspiration; il n'en est pas un qui ne doive lui dire comme Dante à Virgile
«Tu duca, tu signore, e tu maestro[418].»
L'action d'un poème tire son plus vif intérêt des caractères et des passions. M. de Chateaubriand n'a pas eu tort d'avancer dans sa poétique chrétienne que les caractères (il entend par là l'empreinte diverse que reçoit l'âme humaine des diverses relations que l'homme peut former sur la terre) sont redevables au christianisme de plus de profondeur et d'élévation[419]; avec une égale raison, il a soutenu que le christianisme, en soumettant les passions au frein d'une règle divine[420], en créant même ce qu'on pourrait appeler une passion divine[421], a multiplié, dans la peinture des sentiments du coeur, les contrastes et les nuances, préparé des spectacles intéressants dont l'antiquité n'avait pas pu avoir l'idée, et rendu le tableau de la vie humaine à la fois plus varié, plus dramatique et plus moral. Cette partie de son livre en est la plus belle peut-être, et sans aucun doute la plus originale et la plus neuve. Il ne s'est pas contenté des preuves qu'il avait données dans le Génie du Christianisme; il a voulu, dans les Martyrs, en administrer de nouvelles; il a voulu, en marchant prouver le mouvement.
Au fait, ce qu'il appelle les caractères, c'est ce que, dans la plupart des poétiques, on a coutume d'appeler les moeurs; sujet que nous avons abordé en examinant la manière dont il a mis en parallèle les deux religions. Le caractère chrétien et le caractère païen sont les caractères généraux que l'auteur étudie; tous les autres n'en sont que des subdivisions. Je n'ai point à parler du caractère païen, dont il a rattaché la peinture à une conception fantastique et arbitraire du paganisme vieillissant. Tous les contours sont effacés, noyés dans une vapeur brillante; la physionomie ne se discerne pas; et le caractère, si c'en est un, est purement négatif. Aucun personnage, dans le poème, si ce n'est la foule, ne représente cette résistance tenace du polythéisme à la religion nouvelle, ni ces efforts désespérés pour galvaniser un cadavre, efforts dont Benjamin Constant nous donne quelque idée dans le passage que j'ai cité. Au moins ne trouvons-nous pas cette personnification dans le très débonnaire et beaucoup trop tolérant Démodocus. L'auteur, même avec beaucoup moins de talent, ne pouvait manquer absolument l'autre caractère, le caractère chrétien. Mais il y a, dans la peinture qu'il en fait, tantôt quelque chose de tendre et de théâtral, tantôt une simplicité étudiée, que personne ne peut prendre pour le beau idéal de l'enthousiasme religieux, ni pour la couleur vraie des âges héroïques du christianisme.
Ce que l'auteur, dans sa théorie, appelle les caractères naturels (père, fils, époux), est assez faiblement dessiné; les caractères sociaux sont accusés avec plus de vigueur; mais au total, il ne semble pas que M. de Chateaubriand ait appliqué à la peinture des caractères toute sa puissance, ni toutes les ressources du christianisme. Je ne parle point de ce qu'on appelle communément des caractères, c'est-à-dire des caractères individuels; les personnages principaux du poème ont peu d'individualité; il est peu de figures qui restent dans l'imagination; et si l'on me demandait quelles sont celles dont je me souviens le mieux, et qui sont, pour moi, les plus vivantes, je serais obligé de confesser que c'est celle de Démodocus dans la simplicité de sa tendresse paternelle, et celle de ce vieux descendant des Cassius, dérobé à la gloire de son nom par le nom chrétien de Zacharie et par la condition d'esclave. Ici, pour le coup, le christianisme se présente à nous dans la sublime simplicité de son génie.
Il y avait place, dans les Martyrs, pour toutes les passions; et en effet toutes celles dont la poésie peut tirer parti, s'y déploient, s'y entrelacent, le christianisme, directement ou indirectement, les compliquant toutes. La mise en scène est excellente. Le jeu des acteurs n'y répond pas toujours. L'auteur, qui affecte une grande simplicité de formes, n'est point, dans le fond, assez simple. Il n'est parfait, selon nous, que dans l'épisode de Velléda[422], où peut-être il ne l'est que trop. La prêtresse gauloise est admirablement tragique; Eudore, chrétien par le remords, lorsqu'il ne l'est plus par l'obéissance, ne réalise pas sans quelque bonheur l'idée de cette lutte entre la chair et l'esprit, dont la lutte entre les deux cultes n'était que la forme doctrinale ou symbolique. On sent pourtant, même au sujet d'Eudore, que la poésie intérieure du christianisme est moins familière à l'auteur que la poésie extérieure. Pour pénétrer dans cette sphère, il eût fallu quelque chose de la science morale et du talent de Massillon. Les amours de Cymodocée et d'Eudore ont du charme et de la tendresse; mais le développement et la profondeur se laissent trop désirer. Cymodocée ne devait être, ce nous semble, ni une Rébecca, ni une Rachel; on est trop vite au fond de cette histoire; elle est trop simple, trop unie; et la conversion de Cymodocée est réellement trop prompte. Elle se convertit à Eudore bien plutôt qu'à l'Évangile: j'avoue que la chose a pu se passer ainsi, mais le lecteur a droit de demander mieux; et quand il s'est mis dans l'esprit que l'amour est la vraie religion de Cymodocée, il peut bien être touché du martyre de cette jeune femme, mais il n'en reçoit pas l'impression que l'auteur a voulu produire. Comparez Cymodocée avec Pauline. La conversion de cette dernière, toute soudaine qu'elle est, n'en est pas moins d'une haute et sublime vraisemblance; et nous en sommes d'autant plus touchés que les préférences de son coeur, nous le savons, n'étaient pas pour Polyeucte; aussi notre émotion est pure et noble, autant que vive et tragique, lorsque Pauline dit à son père:
Mon époux en mourant m'a laissé ses lumières;
Son sang, dont tes bourreaux viennent de me couvrir,
M'a dessillé les jeux, et me les vient d'ouvrir.
Je vois, je sais, je crois, je suis désabusée;
De ce bienheureux sang tu me vois baptisée;
Je suis chrétienne enfin[423].
Il était difficile de peindre la passion chez Hiéroclès sans se hasarder bien près du domaine de l'horrible. L'auteur a respecté des limites sacrées; il a été énergique sans être repoussant. Je ne relève, comme exception, qu'un seul trait, détaché d'une scène dont j'ai déjà cité un fragment. Hiéroclès triomphe lorsqu'il voit Cymodocée en son pouvoir. «La réprobation, dit l'auteur, parut tout entière sur le visage de Hiéroclès. Un sourire contracte ses lèvres, et des gouttes de sang tombent de ses yeux[424].» Quand ce dernier trait serait physiologiquement vrai, je ne l'en repousserais pas moins; mais j'ai bien peur que cette physiologie ne soit encore du merveilleux.
Que dirons-nous du style, dernier élément, si l'on veut, mais élément nécessaire de l'intérêt dans une fiction poétique? Il n'est pas de style plus grand, plus nerveux, plus vrai que celui de certaines parties de ce poème, et pour magnifique, il l'est partout. Mais il faut bien que la pensée et son expression suivent la même fortune. Où la pensée n'est pas vraie, le style ne saurait l'être; le style n'est-il pas la pensée elle-même? Une vérité de convention appelle un style de convention. C'est trop souvent celui des Martyrs. L'admirable candeur de style des écrivains du dix-septième siècle n'est plus sans doute à l'usage des nôtres, et ce n'est guère que par voie de contraste que M. de Chateaubriand, dans ses ouvrages les plus parfaits, en éveille le souvenir; mais ce contraste n'est dans aucun de ses écrits plus vivement marqué que dans les Martyrs. Il est moins froid dans ses compositions historiques, ou même purement didactiques, que dans l'ensemble de ce poème. Les Martyrs touchent peu; c'est, je crois, ce que la réflexion fait dire à tous les lecteurs. Cela est magnifique, souvent gracieux; cela n'est presque jamais intime. Ce langage, suspendu entre la prose et la poésie, aspirant tour à tour à descendre vers l'une, à monter vers l'autre, n'était peut-être pas du meilleur exemple; et l'on comprend qu'à une époque où il n'y avait que deux sortes d'événements, les batailles et les livres nouveaux, l'innovation que consacrait le livre des Martyrs ait vivement ému les esprits. La critique tout entière se trouva de l'avis de M. Daru, qui, dans un rapport mémorable sur le Génie du Christianisme, avait dit gaiement: «En fait de poème en prose, je suis obligé de confesser mon incrédulité, mon impiété[425].» Tout le monde ne fut pas si gai. L'air sérieux est aussi un air bon à prendre. M. Daru parlait de son incrédulité; les autres parlèrent, ou peu s'en faut, de leur foi. On fulmina du haut du Parnasse, comme du haut d'un Vatican littéraire, une bulle d'excommunication contre l'auteur des Martyrs, hérésiarque en littérature. Sauf la solennité quasi tragique de cette bulle d'un nouveau genre, on n'avait pas tort, ce me semble. Le style des Martyrs n'est admirable que le genre admis; mais le genre, quoi qu'en dise l'auteur, qui se couvre assez mal à propos de l'autorité du Télémaque, le genre n'était pas bon. La forme des vers eût mis l'auteur dans le vrai, non seulement de l'expression, mais peut-être aussi de la pensée. Le public, en France du moins, se pique d'attacher aux questions de forme et d'art la même importance que la critique; il les évoque, il les discute; mais en définitive, le public juge par ses impressions plutôt que par ses systèmes; des éditions nombreuses ont multiplié et perpétué plus d'une oeuvre dont tout le monde a dit: Elle ne vivra point; et maint auteur vingt fois immolé a pu dire à ses critiques:
Les gens que vous tuez se portent assez bien[426].
Les Martyrs, au fait, ne se portent pas très mal; ils vivent sans doute, et vivront longtemps: pourtant ils n'ont pas obtenu et n'occupent pas même aujourd'hui dans l'opinion le même rang que le Génie du Christianisme; et le public n'a pu s'empêcher d'applaudir, mais n'a pas souscrit sans réserve à ces belles strophes de M. de Fontanes:
Chateaubriand, le sort du Tasse
Doit t'instruire et te consoler;
Trop heureux qui, suivant sa trace,
Au prix de la même disgrâce,
Dans l'avenir peut l'égaler!
Contre toi, du peuple critique
Que peut l'injuste opinion?
Tu retrouvas la Muse antique
Sous la poussière poétique
Et de Solime et d'Ilion.
Du grand peintre de l'Odyssée
Tous les trésors te sont ouverts;
Et dans ta prose cadencée,
Les soupirs de Cymodocée
Ont la douceur des plus beaux vers.
Aux regrets d'Eudore coupable,
Je trouve un charme différent;
Et tu joins, dans la même fable,
Ce qu'Athène a de plus aimable,
Ce que Sion a de plus grand[427].
En critiquant les Martyrs, nous nous sommes exactement renfermé dans les termes de la critique littéraire. Mais il est impossible, et, de nos jours, il est moins permis que jamais de s'en tenir à ce point de vue. Personne, aujourd'hui, ne fait abstraction de ce qui, dans une oeuvre d'art, tient aux questions les plus graves. Chacun juge les écrits dans le sens de sa philosophie, et vous savez quelle est la mienne. J'oserai donc, en finissant, et toute question littéraire écartée, m'expliquer sur la place qui me paraît appartenir aux Martyrs dans la littérature religieuse.
Ces grands traits de la doctrine et de l'histoire du christianisme qui ont fait l'admiration de tous les temps et de tous les partis, le caractère d'héroïsme et d'abnégation de ceux qui ont été ses représentants et ses défenseurs aux époques de persécution, la pureté morale dont il a donné, dans l'universelle corruption des moeurs, l'exemple le plus éclatant, tout cela revit dans le poème de M. de Chateaubriand, et s'y reproduit souvent dans sa grandeur, quelquefois même dans sa simplicité. Une idée encore plus caractéristique, celle de la pénitence chrétienne ou de la puissance du repentir, a fait plus que d'apparaître fugitivement à la pensée de l'auteur, puisqu'elle lui à fourni le sujet même de son ouvrage. Il a pu ainsi réveiller en faveur du christianisme, dans un certain nombre d'âmes, un sentiment d'admiration dont le monde avait perdu l'habitude; il a pu rattacher à l'idée de la foi chrétienne des idées qui en étaient depuis longtemps séparées, repousser loin d'elle le ridicule et le mépris, la rendre imposante pour l'imagination, honorable pour le sens moral. Voilà les impressions que le poème des Martyrs a pu produire sur les gens du monde. Mais dans toutes les communions, les personnes religieuses ont jugé que l'auteur était demeuré sur la porte du sanctuaire, où quelques accents et quelques reflets du vrai avaient pu arriver jusqu'à lui, mais qu'il n'avait pas franchi le seuil; qu'il avait mieux décrit certains phénomènes qu'il n'en avait pénétré le principe; que les mystères de la vie spirituelle lui avaient trop souvent échappé; surtout, qu'il avait pris trop souvent, et ici l'influence catholique est manifeste, le signe pour la chose signifiée, l'éclat extérieur pour la force intime, la pompe pour la majesté, trop accrédité une religion d'images et de prestiges, en un mot, réduit le christianisme à n'être qu'une poésie, j'ai dit presque une mythologie.
«Représentez-vous cette admirable mythologie de la Grèce, dans laquelle, à l'inverse du panthéisme oriental, la divinité, subdivisée sans fin, était incorporée, enchaînée dans la multiplicité variée des êtres créés, et où soustraite, pour ainsi dire, au domaine de l'infini et de l'invisible, pour habiter dans le visible et le fini, elle retenait la pensée loin, bien loin de la sphère mystérieuse où nous devons aspirer sans cesse. La Grèce avait vidé le ciel et l'éternité, pour peupler d'habitants divins ses monts, ses vallées et ses forêts; elle avait rapetissé l'univers, mais elle l'avait rempli de vie et d'enchantements; tout, dans ses conceptions, était devenu purement humain, mais avec toute la beauté dont l'humanité pure est susceptible; c'était comme l'apothéose de l'humanité par l'humanisation du divin. La pensée était cernée de toutes parts; toutes les issues par où elle eût pu s'échapper vers la Divinité étaient gardées par une divinité; toute cette religion était calculée contre la religion; la religion était supplantée par la poésie. Je ne sais quoi de serein, de lumineux, de transparent, entourait l'existence humaine; le sérieux de la vie se perdait dans une distraction d'autant plus dangereuse qu'elle avait les apparences du sérieux; tout ce qu'il y a de grandeur purement humaine fleurissait dans cette brillante lumière; il s'y trouvait de tout et même de la religion; oui, la religion y apparaissait quelquefois, noble et solennelle, mais humaine encore, sans véritable gravité, sans infini; jamais, en un mot, depuis que le monde existe, l'humanité n'avait si habilement donné le change à ses besoins les plus profonds; notre polythéisme moderne est grossier en comparaison. Tout ce poétique système, qui se réduisait à l'usurpation du beau sur le bon, fut, pour de nombreuses générations d'hommes, comme ce magique lotus qui, selon les fables mêmes des Grecs, faisait oublier la patrie.
«Mais quel art, ou quel malheur, de planter le lotus sur les rives mêmes de la patrie, en face de ses saintes montagnes! Distraire l'âme de ses plus chers intérêts par la peinture de ces intérêts eux-mêmes! endormir la religion dans des cantiques! écarter le sérieux par sa propre image! absorber la vie dans la poésie[428]!» terrible puissance! funeste magie! les Martyrs, le Génie du Christianisme n'ont-ils rien fait de semblable? Je n'oserais le dire si vous deviez m'en croire sur parole; mais ces oeuvres d'un immense talent, ces monuments d'une intention généreuse, ils sont là; vous les connaissez, vous pouvez les lire; lisez et jugez.
CHAPITRE SEPTIÈME
Itinéraire de Paris à Jérusalem. Aventures du dernier Abencerage. Les
Natchez. Écrits politiques et Études historiques. Conclusion.
Aucun des sujets traités jusqu'alors par M. de Chateaubriand ne l'avait mis ou ne l'avait trouvé dans une position aussi simple, aussi dégagée de tout élément conventionnel, que celle qu'il prend dans l'Itinéraire. Ce charmant ouvrage, qui peut renfermer des erreurs, mais où il n'y a point de défauts, a pour sujet son auteur lui-même, et c'en est peut-être le principal attrait. Quelques beaux poèmes qu'ait pu faire M. de Chateaubriand, aucun ne saurait, aux yeux affectueux du lecteur, valoir le poème de sa vie, et quelques héros qu'il invente, aucun ne pourra jamais nous attacher plus que lui. Ses idées sont grandes fort souvent; mais ses impressions nous intéressent plus que ses idées; et les impressions d'un homme, c'est lui-même. Je ne parle donc point de cette carrière noblement aventureuse qu'il a plus d'une fois racontée, et qui garde encore pour nous, après tous ces récits, quelque chose du charme attaché au mystère. Je ne veux voir que les sentiments de cet homme, ses émotions, sa physionomie morale, cet amour du grand, du noble et du beau, qui, chez lui, se mêle à tout et domine tout, cet étrange et agréable composé du gentilhomme, du rêveur et de l'érudit, du champion de la légitimité et du chevalier de la liberté. Je vois un homme des anciens jours et des jours nouveaux, impliqué dans les affaires de ce monde, et néanmoins solitaire, et pour achever par ce trait, un homme dont l'illustre pauvreté s'est accoutumée à demander à son incomparable talent autre chose encore que la gloire. L'attrait qu'inspire cette personnalité si neuve, si accentuée, est peut-être ce qui nous attache le plus à la lecture de l'Itinéraire, où elle se développe librement. Aucun décorum d'aucune espèce ne la restreint ni ne la dissimule. Le langage toujours noble, souvent poétique, se permet cette fois l'élégante familiarité, le fin sourire, et ce que dans le monde on appelle exclusivement de l'esprit. La pompe en quelque sorte officielle du Génie du Christianisme fait place dans l'Itinéraire à une simplicité pleine de distinction:
Projicit ampullas et sesquipedalia verba[429].
L'écrivain n'en est pas moins grand pour cela, peut-être l'est-il davantage; il n'est rien de tel, pour être sublime, que de l'être à son corps défendant. M. de Chateaubriand, dans ce noble pèlerinage, se voyait en présence des deux spectacles d'où jaillissait pour lui la plus abondante poésie: celui de la nature et celui du passé, les sites et les ruines: c'est dire assez de quelles beautés l'Itinéraire est semé. Je dis semé, parce que l'Itinéraire n'est point un voyage sentimental, un recueil d'impressions; mais ce qu'on appelait autrefois une relation, et que l'érudition, la discussion même y tiennent une grande place. Ce mélange, de très bon goût parce qu'il est naturel, est un des charmes de cette lecture, où l'économie de la richesse n'est pas moins remarquable que la richesse elle-même. Tout est ménagé, varié, fondu avec un bonheur qui s'expliquerait par un art très délicat, s'il ne s'expliquait pas encore plus naturellement par un bon sens parfait. Si les Martyrs nous ont valu l'Itinéraire, nous n'avons guère de plus grande obligation à cette brillante épopée.
L'Itinéraire tout entier est intéressant; mais il est permis, je crois, de préférer au voyage de la Palestine celui de la Grèce. Si l'on détachait du premier quelques pages incomparables, personne, je crois, n'hésiterait à reconnaître que l'auteur a mieux parlé des ruines de Sparte et d'Athènes que de cette Palestine, dernier but de son pèlerinage.
Nous lui devons peut-être aussi le diamant de la plus belle eau parmi tous ceux qui font étinceler le diadème poétique de M. de Chateaubriand; car c'est à son retour de l'Orient, qu'il recueillit sous les remparts de Tunis et parmi les ruines de l'Alhambra les souvenirs et les inspirations d'où naquit, encore sous l'Empire, l'histoire du dernier Abencerage. René, oeuvre plus spontanée, René, qui n'est qu'un soupir, mais le soupir de tout un siècle, et dont l'extrême simplicité est une merveille de plus, mérite peut-être le premier rang parmi ces quatre épisodes où l'auteur a résumé son génie. Mais entre tous les écrits de M. de Chateaubriand rien ne fait naître l'idée d'une plus grande perfection, rien n'est plus touchant que l'Abencerage. Il n'appartenait peut-être qu'à un seul homme de peindre avec une idéalité aussi ravissante ce moyen âge qui eut sans doute aussi sa poésie. Les poètes en savent là-dessus un peu moins, dit-on, mais aussi un peu plus que les historiens, et ceux-ci, pour voir toute la vérité des choses, ont besoin de la poésie. L'esprit de chevalerie et de religion du moyen âge, et surtout du moyen âge espagnol, est élevé dans les Aventures du dernier Abencerage à sa plus haute, à sa plus parfaite expression. Il y a là un écho du Cid, plutôt modifié qu'affaibli. Si Corneille a des accents qui n'appartiennent qu'à lui, l'auteur de l'Abencerage en a que Corneille lui-même eût pu lui envier. Ces deux religions, ces deux chevaleries, ces deux civilisations en présence, l'une en deuil de sa gloire, l'autre enivrée de son triomphe, tant d'estime mêlée à tant de haine, l'amour jeté par un hasard funeste entre ces passions farouches, l'honneur comme une nouvelle et inexorable fatalité condamnant à un veuvage éternel deux coeurs que tout unit, mais que la religion sépare, cette héroïque douleur, capable d'arracher à sa victime la vie plutôt qu'un soupir, ce mot déchirant et sublime: «Retourne au désert[430]!» dénoûment prévu et presque désiré de cette noble tragédie, tout cela inondé, si l'on peut parler ainsi, de l'ardente lumière d'un ciel méridional, tout cela est d'une beauté à la fois tendre et sévère, à laquelle on ne résiste point. La lecture est achevée; l'âme rêve longtemps encore; elle s'unit par la pensée à cette solitude, à ce deuil immortel des deux amants; mais elle porte presque envie à de si nobles douleurs, et peut-être a-t-elle compris que le sacrifice est la suprême, l'unique beauté de la vie humaine. Je n'essaye pas de louer le style. Qu'il me suffise de dire que dans cette diction, si spontanée et si savante à la fois, la pureté égale l'éclat, et qu'à cet égard le dernier Abencerage marque le moment où, selon l'expression de Boileau, l'auteur est monté au comble de son art. Tous les brillants défauts du style de M. de Chateaubriand appartiennent à une époque antérieure; ce poétique roman n'en offre aucun vestige.
Les Natchez, qui parurent beaucoup plus tard, n'en appartiennent pas moins à la jeunesse de l'auteur. On sait qu'Atala et René étaient, dans l'origine, deux épisodes de la composition aussi vaste qu'irrégulière où M. de Chateaubriand, une première fois, avait tenté le poème en prose. L'oubli n'était point fait pour cette oeuvre dans laquelle on ne saurait méconnaître la richesse ni même la puissance. L'emploi bizarre du merveilleux, et d'un double merveilleux, mêlé à des événements trop modernes et à des noms trop connus, est une des choses qui nuisent le plus à l'intérêt de ce poème, où l'on admire des caractères bien conçus, de beaux contrastes de moeurs et des scènes vraiment pathétiques.
Le Génie du Christianisme, les Martyrs, l'Itinéraire, le dernier Abencerage et les Natchez ne nous ont pas fait connaître M. de Chateaubriand tout entier. Le despotisme impérial l'avait donné à la littérature, la Restauration devait le rendre à des études plus austères. Lui-même, au milieu de ses veilles poétiques, s'était prescrit d'autres labeurs et une autre gloire:
«Ô Muse, s'écriait-il vers la fin des Martyrs, je n'oublierai point tes leçons! Je ne laisserai point tomber mon coeur des régions élevées où tu l'as placé. Les talents de l'esprit que tu dispenses s'affaiblissent par le cours des ans; la voix perd sa fraîcheur, les doigts se glacent sur le luth; mais les nobles sentiments que tu inspires peuvent rester quand tes autres dons ont disparu. Fidèle compagne de ma vie, en remontant dans les cieux laisse-moi l'indépendance et la vertu. Qu'elles viennent ces Vierges austères, qu'elles viennent fermer pour moi le livre de la Poésie, et m'ouvrir les pages de l'Histoire. J'ai consacré l'âge des illusions à la riante peinture du mensonge: j'emploierai l'âge des regrets au tableau sévère de la vérité[431].»
Il a pourtant fallu, afin que cette promesse s'accomplît, qu'une antique dynastie eût, pour la seconde fois, fatigué la fortune. Durant toute la Restauration, l'histoire, à laquelle l'auteur des Martyrs semblait avoir voué sans réserve la maturité de son âge, n'obtint de lui qu'un à compte. Les Quatre Stuarts, où la manière de Voltaire se marie à celle qui ne peut être désignée que par le nom de Chateaubriand, sont un morceau brillant et impartial, où l'imagination ne paraît guère que pour embellir un incorruptible bon sens. Mais, dans cette période d'une vie très active, la politique prend le dessus. Le premier pas de M. de Chateaubriand dans cette nouvelle carrière n'en fut peut-être pas le plus heureux. L'auteur lui-même a condamné plus tard la violence de ce pamphlet sur Bonaparte et les Bourbons, dont la verve entraînante et l'éclat prestigieux valurent une victoire aux Bourbons encore exilés[432]. On n'a pas non plus oublié ce Rapport fait au Roi pendant les Cent-Jours, où les plus indifférents ne lurent pas sans émotion ces paroles d'une magnifique éloquence:
«Dieu a ses voies impénétrables et ses jugements imprévus. Il a voulu suspendre un moment le cours des bénédictions que Votre Majesté répandait sur ses sujets. De ces Bourbons qui avaient ramené le bonheur dans notre patrie désolée, il ne reste plus en France que les cendres de Louis XVI! Elles règnent, Sire, en votre absence; elles vous rendront votre trône comme vous leur avez rendu un tombeau[433].»
Les Réflexions politiques empruntèrent, pour accabler les anciens juges de Louis XVI, quelques-uns des accents et quelques-unes des formes de l'éloquence antique. On put démêler dans la Monarchie selon la Charte l'originalité politique de l'auteur, que son affection littéraire pour le passé n'empêchait pas de comprendre l'avenir, et qui chercha vainement à le faire comprendre à ses augustes et aveugles protégés.
Partout où un loyalisme de convention n'entraîne pas l'illustre pamphlétaire à prendre des images pour des raisons, il est remarquable par la droiture du jugement, par la simplicité de la logique et la netteté populaire de la parole. Toujours distingué, toujours noble, il possède le langage des affaires comme il en a l'intelligence. Lui-même a dit quelque part:
«Mon style politique, quel qu'il soit, n'est point l'effet d'une combinaison. Je ne me suis point dit: Il faut, pour traiter un sujet d'économie sociale, rejeter les images, éteindre les couleurs, repousser les sentiments. C'est tout simplement que mon esprit se refuse à mêler les genres, et que les mots de la poésie ne me viennent jamais quand je parle la langue des affaires[434].»
Il ne fait ici que se rendre justice. Ses pamphlets, ses discours, et plus encore ses dépêches lorsqu'il fut ministre, offrent, à peu de réserves près, d'admirables modèles du style politique, tel que le veulent et tel que l'ont fait les nations libres. Cet homme du moyen âge est en même temps un homme moderne; il a toutes les pensées de son siècle, sans en partager tous les enivrements. C'est pourtant lui qui a écrit les Mémoires sur la vie du duc de Berry; et pourquoi non? Il avait rêvé l'alliance de la légitimité et de la liberté, et ne croyait même la seconde en sûreté qu'à l'ombre de la première. Il sut trop tard comment l'entendait la légitimité.
Une disgrâce éclatante contribua peut-être à le remettre dans le vrai. Toujours fidèle, il fit de l'opposition par fidélité, et crut défendre la monarchie en défendant les libertés publiques; 1827 le vit à la brèche dans la lutte engagée entre la presse et la censure; malgré lui pourtant, ses efforts l'associaient au parti qui, bien avant 1827, rêvait 1830, et qui, le jour même de la bataille, porta en triomphe dans les rues de Paris l'ami désolé de la dynastie qui succombait. Vers la même époque, ses chaleureux plaidoyers en faveur de la Grèce avaient accoutumé à voir en lui l'homme de la liberté; car la liberté est solidaire d'elle-même, et on ne la défend pas, on ne la sauve pas sur un point sans la défendre et la sauver sur tous. Fut-il, dans sa carrière politique, toujours équitable, toujours impartial? Ne donna-t-il jamais rien à des ressentiments légitimes? Ne mit-il jamais dans ses actes la poésie qu'il se vante avec raison de n'avoir pas mise dans son langage? Messieurs, il n'est question entre nous que de littérature, et je me borne à signaler l'excellence littéraire des écrits politiques par lesquels M. de Chateaubriand a rempli presque en entier les quinze ans de son existence écoulés sous la Restauration.
Plus tard, vous le verrez, après quelques luttes avec la nouvelle monarchie, après un magnifique chant de deuil et quelques pamphlets virulents, remplir enfin, mais à l'ordre de la mauvaise fortune, la promesse que, dans le dernier livre des Martyrs, il avait faite à la Muse de l'Histoire. Les Études historiques nous révélèrent, en 1830, que de longs, de sérieux travaux avaient rempli beaucoup de ces heures qu'on eût pu croire livrées sans réserve aux préoccupations et aux luttes de la politique. Vous ne trouvez plus ici les préventions du Génie du Christianisme; le catholique a presque disparu; le sceptique n'est pas bien loin, mais on retrouve le poète et l'on salue l'historien. Monument d'ailleurs inachevé, tronqué, où rien, si ce n'est le style, n'a reçu les derniers soins de l'ouvrier, où le porphyre massif émerge du milieu des gravois, où des colonnes hautaines attendent en vain l'entablement qui leur fut promis. Vous savez aussi quelles circonstances ont fait, plus tard, du chantre des Martyrs le traducteur du Paradis Perdu, traducteur dont la respectueuse fidélité est touchante à nos yeux, moins pourtant que la nécessité d'un pareil travail au terme de cette brillante carrière: la cité moderne a élevé des Panthéons, elle n'a pas encore fondé des Prytanées. Le livre sur le Congrès de Vérone, où tant de choses font sourire, où tant d'autres émeuvent la pensée, ravissent l'imagination, ce poème involontaire à l'occasion d'une controverse politique, a suivi d'assez près la poétique version de l'Homère anglais. Puissions-nous ne pas attendre vainement et ne pas attendre longtemps la Vie de Rancé, ce René chrétien qui nous est promis! et puisse-t-elle ne pas terminer la liste, trop courte à notre gré, des productions de M. de Chateaubriand!
* * * * *
Pour nous résumer sur cet illustre écrivain, pour saisir et nommer cette combinaison mystérieuse, cette confusio divinitus ordinata qui constitue l'individualité, il faudrait, Messieurs, avoir le secret du duc de Saint-Simon en ce qui concerne les moeurs, ou de M. Sainte-Beuve en ce qui regarde la vie intellectuelle et littéraire. L'individualité se sent, elle peut se peindre, elle ne se définit point, et les opérations les plus intimes, les plus involontaires de la vie organique ne se dérobent pas plus obstinément à nos analyses. Comme la définition ne vous suffirait pas, et que je ne suffirais pas moi-même au procédé que le sujet réclame, je me bornerai à constater les jugements portés sur ce grand personnage littéraire par des autorités plus compétentes que la mienne.
Il me semble qu'on reconnaît chez M. de Chateaubriand un esprit étendu, mais plus juste cependant et plus solide qu'étendu. Ceux qui lui ont refusé la justesse n'ont pas pris garde que les erreurs de son jugement tiennent bien moins à un travers de l'esprit qu'à l'incomplet de ses systèmes et à la grandeur de son imagination: le fond de l'esprit, pour ainsi parler, demeure excellent; il y a du Voltaire dans la vivacité de son bon sens. Il possède une rare intelligence, qui n'a peut-être d'autres bornes que ses répugnances; mais cette intelligence n'est pas du génie; M. de Chateaubriand n'est pas créateur en fait de pensée; et il ne paraît pas probable qu'aucune de ces grandes idées sur lesquelles, de siècle en siècle, vivent les sociétés humaines, doive porter sa marque et son nom. Il a l'imagination noble et magnifique, plutôt que puissante et féconde. Elle se plaît aux vastes perspectives, soit dans le temps, soit dans l'espace: mais elle est précise dans la grandeur; elle s'applique aux faits particuliers, au concret, à l'histoire, dans tous les sens du mot; elle se nourrit de souvenirs et de réalité.
Madame de Staël a peut-être plus d'esprit que M. de Chateaubriand; mais elle en a quelquefois plus qu'elle n'en peut porter: l'érudition de M. de Chateaubriand lui aide à porter le sien. Tout ce qu'il reproduit a une forme arrêtée et vit par le détail; il n'en est pas ainsi de Madame de Staël, qui ne connaît à fond que l'âme et les relations sociales. Madame de Staël enlève d'un regard les contours de chaque fait, M. de Chateaubriand le détache soigneusement du sol; elle médite, il étudie; il compte les livres pour beaucoup, elle au contraire pour peu de chose. Ce dédain du particulier et du concret ne fait pas les artistes; aussi l'auteur de Corinne l'est-elle beaucoup moins que l'auteur des Martyrs; mais si elle a moins enchanté l'imagination, elle a exercé sur les esprits une action plus profonde et plus décisive. Elle a semé plus d'idées; elle a, dans ce qui est, dans ce qui se passe sous nos yeux, une part plus grande à réclamer. La vie humaine les a tous deux étonnés, comme elle étonne tous les esprits au-dessus du vulgaire; mais l'étonnement de Madame de Staël a été plus profond, plus sérieux; son regard a pénétré plus avant, et par là même, chose étonnante, la femme philosophe a fini par mieux comprendre la religion que celui qu'on pourrait appeler le défenseur en titre et le lauréat du christianisme.
Tous deux, en littérature, ont poussé leurs contemporains dans des voies nouvelles, mais elle dans un sens plus général, M. de Chateaubriand dans une direction plus nationale, plus française; l'une est plus allemande, l'autre est plus latin; l'une est trop étrangère au sentiment de l'antiquité, l'autre parmi les écrivains de son temps est le plus touché et le plus intelligent de la beauté antique; Madame de Staël enfin est trop dominée par sa sensibilité et met trop en toutes choses toute son âme pour être librement artiste; M. de Chateaubriand, doué de plus d'imagination que de sensibilité, est pourvu de l'un et de l'autre dans des proportions singulièrement favorables aux exigences de l'art.
Tout deux ont innové en fait de langage; leurs ouvrages sont les origines de la langue que nous parlons: ils sont tous deux pour nous comme une jeune antiquité: mais les innovations de Madame de Staël répondent mieux aux besoins de la pensée et du sentiment, celles de M. de Chateaubriand aux voeux de l'imagination. La langue de Madame de Staël n'est pas aussi simple qu'elle est vraie; celle de M. de Chateaubriand, avec un plus grand air de simplicité, a quelque chose de plus factice et de plus prémédité; sa parole est arrangée avec un art infini, mais elle est arrangée; et toutefois elle ne manque pas de vérité subjective, l'auteur étant un ou s'étant fait un avec son langage. Il a réveillé, vivifié les mots par des acceptions nouvelles, par des combinaisons imprévues, dont le motif, pour l'ordinaire, est plein de poésie: il a consacré la simplicité des tours, l'aisance et le naturel des mouvements; c'est par les mots surtout qu'il exerce du prestige; nul n'en a de plus beaux; et souvent une familiarité de bon goût relève à propos le grandiose et la fierté des images. J'ai parlé ailleurs de chevalerie; cette langue qu'il a trouvée est, par excellence, la langue de l'antique honneur, et l'on sent qu'elle siérait dans la bouche des preux.
À considérer dans ses rapports avec les sons la langue de M. de Chateaubriand, c'est une mélodie un peu vague, mais ravissante, dont il semble avoir recueilli les modulations principales au bord mélancolique des mers et dans les clairières des vieilles forêts. La prose, ni peut-être les vers, n'avaient point jusqu'alors tant ressemblé à la musique; il y avait du moins peu d'exemples d'une aussi suave harmonie, et certains effets pouvaient passer pour entièrement nouveaux.
On a trop joui de cette harmonie pour oser dire, comme on l'aurait dû peut-être, qu'elle est quelquefois un peu trop marquée; on a moins épargné le luxe et la bizarrerie des images, dont plusieurs, soit que l'auteur les ait dès lors supprimées ou maintenues, sont encore aujourd'hui citées comme de vraies énormités; mais il est bon de dire qu'elles sont toutes empruntées à ses premiers ouvrages et qu'il a porté aussi sur ce point, comme sur les autres, cet amour de la perfection, ce soin du détail, qui le distinguent noblement à une époque de fécondité négligente et de littérature facile.
CONCLUSION
La littérature de la Restauration.
L'étude des deux grands talents auxquels nous devons Corinne et René ne devait être que l'introduction du cours qui vous était promis; l'histoire littéraire de la Restauration en était le véritable sujet. L'introduction s'est prolongée jusqu'à ne laisser que quelques moments, les derniers du semestre, à ce qui eût dû le remplir presque tout entier. Je ne veux pas me retirer avant d'avoir au moins franchi le seuil.
La période de la Restauration pourrait se diviser en deux ou trois périodes suffisamment distinctes; la littérature, dans ces quinze années, a traversé plusieurs phases: je ne saurais, dans ce rapide coup d'oeil, songer à les distinguer. Je m'en tiendrai donc aux caractères les plus généraux de cette époque importante.
Je remarque seulement que si la Restauration date de 1814, la littérature qui lui doit son nom ne remonte pas tout à fait si haut. On peut dire que cet âge littéraire ne commence réellement que vers 1820.
La France, en 1814, se vit appelée à faire à la fois trois expériences: celle de la paix, après vingt ans de guerre; celle du régime constitutionnel, après douze ans de despotisme, précédés de dix années de convulsions politiques; celle enfin d'une libre communication avec l'étranger, lorsque les barrières qu'avaient élevées la guerre, la politique et le préjugé, tombèrent avec le pouvoir impérial, qui ne les avait pas toutes élevées, mais qui les avait maintenues.
Les loisirs de la paix sont féconds pour l'esprit humain. Après une longue guerre qui, telle qu'un hiver glacial, arrête le développement de tous les germes, la paix est un printemps. Les premières années de la Restauration française ont laissé cette impression dans l'esprit de tous les contemporains, et ce réveil de tant de forces cachées pouvait adoucir à la nation le sentiment d'un désastre immense et d'une humiliation profonde. L'esprit humain n'en était pas à ne savoir que faire. Un si vaste terrain était resté en friche! Les sciences qui ont pour objet les phénomènes du monde matériel et l'appréciation de leurs forces, les beaux-arts aussi, dans un certain sens, avaient pu fleurir sous l'Empire; un despotisme intelligent, un despotisme enté sur la gloire, a besoin des unes et des autres; d'ailleurs, les sciences physiques enlèvent l'homme à la contemplation de lui-même, et le langage des arts est une parole inarticulée, moins redoutable par là même que la parole des livres.
La littérature et les sciences morales avaient à réclamer leur part des bénéfices de la paix. Ce n'était pas la liberté seule qui leur avait manqué, c'était le loisir, autre liberté. Sous l'Empire, les grands spectacles de la vie extérieure détournaient l'attention des spectacles dont l'âme est le vrai témoin. Rassasiée de gloire militaire, la grande nation n'avait point encore à demander de nobles consolations au développement, non moins glorieux, des forces morales. Le malheur et la paix devaient la rendre à ces tendances bienfaisantes. Elle s'y livra avec ardeur, et, dans une voie encore mal éclairée, elle marcha d'abord à tâtons, si l'on peut s'exprimer ainsi, mais elle marcha.
En même temps que d'un état de tranquillité, si nouveau pour elle, la France faisait l'essai du régime constitutionnel, la liberté lui venait avec la paix: c'était de quoi regretter moins la gloire! La liberté politique, qui est, pour une nation, le droit d'intervenir dans ses propres destinées, fut réellement pour la France la compensation, on peut même dire le fruit de ses infortunes récentes. Cette charte octroyée était moins sans doute, de la part de ceux qui l'octroyaient, une vraie libéralité qu'un «fruit de l'avarice[435],» pour nous servir d'une expression de l'Écriture; mais le principe du moins était posé, et la gloire n'était plus là pour lui nier ses conséquences. Les formes représentatives ne pouvaient plus, comme sous Bonaparte, être absolument dérisoires. La puissance de la parole devait, quoique resserrée dans de certaines limites, venir en aide à la puissance du droit. Il y avait une tribune, il y avait une presse libre, c'est-à-dire, tout au moins, l'avenir de la liberté. Cet avenir sans doute était au prix du courage et de la constance; le courage et la constance ne manquèrent point; le talent surgit de toutes parts; et des voix éloquentes, dans tous les partis à la fois, éveillèrent des échos depuis longtemps endormis. La nécessité même pour les adversaires de la liberté, de descendre sur le terrain de la discussion publique et d'en appeler à l'opinion, renfermait en germe tout ce qu'on persistait à nier, tout ce qu'on s'obstinait à refuser. Ainsi, le voulant ou ne le voulant pas, tous concouraient à consacrer le nouveau système; et peut-être que les échecs de la liberté assuraient son triomphe en le retardant.
Lainé et de Serre, Foy, Constant et Royer-Collard donnèrent, sous les nuances les plus diverses, de beaux exemples d'éloquence parlementaire. S'il n'y avait pas de place pour l'orateur tragique dont Cicéron a conçu l'idée et que la Révolution française avait plus d'une fois réalisé, l'intérêt dramatique, la véhémence, la gravité ne manquèrent pas à ces illustres débats, qui, pour l'imagination de l'Europe entière, succédaient sans désavantage aux grandes batailles de l'Empire. En dehors du parlement, une polémique opiniâtre affilait cette arme de la parole, qui ne peut recevoir tout son tranchant que de la vivacité des luttes politiques. Sous le nom de journaux, d'autres tribunes s'étaient élevées, où l'esprit français, obligé de tourner bien des difficultés, déployait, comme en se jouant, sa merveilleuse souplesse et les ressources d'un idiome dont la richesse ostensible n'est rien, dont la richesse cachée est immense. Plus d'une fois, par un retour bizarre de la fortune, le royalisme fut appelé à faire de l'opposition. Tel fut le caractère du Conservateur à son origine; tel fut toujours celui du Censeur et de la Minerve. Plus incisif, plus violent, dans sa froide et spirituelle ironie, Paul-Louis Courier donnait un heureux imitateur à l'auteur des Provinciales, dans une sphère bien différente et avec une moindre vérité d'accent. Contre un pouvoir qu'elle soupçonnait de tout, qu'elle accusait de tout, l'opposition libérale prenait toutes les formes. On allait chercher, en plein dix-huitième siècle, Voltaire, Rousseau, Diderot, pour qu'ils eussent à dire son fait à la contre-révolution. On donnait une vogue factice à des écrits qui ne correspondaient à l'époque que par leur vieille opposition à tout ce que le parti du passé essayait de ressusciter. C'est l'époque, aujourd'hui presque fabuleuse pour nous, de ces réimpressions volumineuses et indigestes des écrivains du siècle dernier.
À peine avait-il été question de religion sous Bonaparte, qui, en relevant de sa main consulaire les autels démolis, n'avait pas relevé le sentiment religieux. Il avait trop obtenu de l'Église pour que l'Église pût à son tour beaucoup obtenir de la nation. L'émigration, devenue dévote en vieillissant et à qui la doctrine du droit divin rendait le catholicisme précieux, jeta la religion comme un filet sur le peuple français, qu'elle crut aussi affamé d'avoir un Dieu que Paris, sous Mayenne, l'avait été de voir un roi. Le trône et l'autel devant se prêter un mutuel appui, une nouvelle Ligue fut constituée, une ancienne milice sortit de dessous terre; la prédication mêla effrontément la religion éternelle à la politique du jour; le génie de l'Inquisition secoua ses torches mal éteintes, et la liberté religieuse fut ouvertement menacée. Cette nouvelle tendance devait avoir sa littérature. Elle eût aimé à se parer du nom de Chateaubriand, mais l'esprit pacifique et bienveillant du Génie du Christianisme lui convenait peu. Un bonheur inouï lui donna Joseph de Maistre et l'abbé de Lamennais, esprits violents, dont la ferveur trempée de fiel faisait de la philosophie au profit de l'ignorance, du pyrrhonisme dans l'intérêt de la foi, de la démagogie pour le compte du pouvoir absolu, et traversait à grands pas la vérité pour arriver à l'erreur. Tandis qu'une telle cause rencontrait de si grands talents, l'opposition, née indifférente ou sceptique, n'avait rien pour lui barrer le passage que des négations stériles ou un rationalisme glacé. Le grand ouvrage de Benjamin Constant sur la Religion livrait à un juste mépris les contempteurs du sentiment religieux, mais refusait à ce sentiment toute forme absolue, immuable, c'est-à-dire divine. Le protestantisme se ranimait; menacé par le prosélytisme romain, il faisait acte de prosélytisme; il usait de son droit pour le constater: ses oeuvres, il est vrai, n'étaient pas des livres; mais par ses soins le livre par excellence se multipliait de jour en jour. Le saint-simonisme surgissait alors, grotesque et poétique, avec ses pensées d'organisation, son mysticisme matérialiste et sa hiérarchie, comme pour attester à la fois notre inextinguible besoin d'une religion, notre impuissance à nous en donner une, et la vanité d'une théocratie dont Dieu n'est pas le fondateur.
On pourrait se méprendre cependant sur le caractère de l'opposition pendant cette mémorable période, et quelques remarques paraissent ici nécessaires.
Un caractère aride et négatif fut trop évidemment l'esprit de cette opposition chez la masse de ceux que les idées nouvelles avaient entraînés dans leur orbite. Ce que l'Allemagne appelle l'esprit philistin, esprit qui se compose de préventions aveugles, d'imbéciles dédains, de crédulité haineuse, d'ignorance pédantesque, de sottise sentencieuse et de plate forfanterie, couvrit souvent d'un vernis de ridicule une cause embrassée et défendue par les plus nobles esprits. La défiance exaltait la défiance, l'injustice aiguisait l'injustice, et les préjugés bourgeois luttaient d'étroitesse et d'égoïsme avec les préjugés aristocratiques. Nier, toujours nier, était le système et la tactique de ces hommes pour qui la suprême sagesse est tout entière enfermée dans les axiomes d'un rationalisme grossier. Ce serait néanmoins, comme je l'ai dit ailleurs, calomnier une époque glorieuse que de lui refuser l'instinct de l'ordre moral et un esprit noblement conservateur. Des espérances de plus d'une sorte, des intentions bien diverses se rattachèrent à des oeuvres dont le principe était respectable; ces oeuvres doivent être jugées par leur principe, et n'y voir que des espèces de barricades morales, ce serait méconnaître la nature humaine, et condamner dans son esprit tout le travail d'une grande nation. Si nous devons honorer, chez plusieurs des hommes dont le parti a succombé en 1830, le culte des souvenirs et la religion de la fidélité, n'honorerons-nous pas aussi, dans le parti opposé, les nobles partisans de la liberté dans l'ordre, du progrès dans le calme, et du perfectionnement de la politique dans l'affermissement de la morale? Il y a, dans les oeuvres de ce parti, tout un côté philanthropique et généreux, toute une activité étrangère à la politique, qu'il faut se garder de méconnaître. La religion seule, j'en conviens, y avait trop peu de part, ou une part trop douteuse, et ce fut là, même politiquement, un véritable malheur.
On ne parlait alors que de conspirations. On parlait surtout de celle du pouvoir contre la liberté. Vraie ou supposée, elle en suscita mille autres. Plusieurs d'entre elles ont laissé sur l'échafaud et sur le pavé des traces sanglantes; mais, de fait, la nation entière conspirait; la Révolution, se croyant menacée dans son principe et dans ses résultats, s'était déclarée en permanence; on ne parvint jamais à lui persuader qu'on n'en voulait point aux faits accomplis et qu'elle s'armait contre des fantômes: elle voyait, avec quelque raison, dans les principes combattus, les résultats menacés; elle n'en était déjà plus à se défier; retranchée derrière la Charte, elle attendait résolument le jour du combat. Son plus grand malheur fut d'avoir, comme il arrive à tous les partis, de funestes auxiliaires; mais ceux-là même accélérèrent le dénoûment en donnant à la contre-révolution des prétextes pour se hâter et le courage de tout oser.
L'intérêt si vif de cette lutte laissait néanmoins une large place aux préoccupations littéraires; toute une littérature se rattachait aux craintes et aux espérances de la nation, aux passions mêmes et aux préjugés des partis. M. de Chateaubriand, comme poète des vieux âges nationaux, ne trouvait que de faibles imitateurs ou de méchants copistes, dont la main débile agitait assez inutilement aux yeux de la multitude l'oriflamme et le drapeau blanc. Le peuple avait plus près de lui une poésie selon son coeur. Hier encore debout, l'Empire était déjà antique; sa gloire, née de la Révolution, appartenait tout entière à la génération nouvelle: l'ancienne n'avait rien à en revendiquer, ni, pensait-on, rien à lui opposer. Bonaparte, nouveau Prométhée, n'était pas encore l'homme de l'histoire, qu'il était déjà celui de la poésie. Le peuple ne se souvenait plus de l'avoir haï; et les pères, dont son ambition avait dévoré la postérité, se glorifiaient, en pleurant, d'avoir donné leurs enfants à l'immortel capitaine qui, désormais, aux yeux de l'orgueil national, personnifiait la France. La Restauration, révolution à rebours, avait eu aussi ses proscrits, son émigration; plusieurs des hommes de la République et de l'Empire se consumaient dans l'exil, et l'exil les avait grandis. C'est le propre des révolutions d'accélérer la fuite des temps et d'appliquer la rouille de l'antiquité sur de modernes souvenirs; or toute antiquité est de la poésie. De grandes vicissitudes équivalent à de grandes distances dans l'espace et dans la durée; et tous les lointains parlent à l'imagination. C'est par là sans doute, mais bien plus encore par la persévérance de son héroïsme, que la Grèce ébranla si puissamment les âmes, et séduisit à sa cause, c'est-à-dire à celle de la liberté, les adversaires mêmes de toute révolution. Ce fut un grand coup porté à leur cause, en même temps qu'une abondante source d'émotions poétiques ouverte pour le monde entier. Cette lutte presque sans exemple forçait les uns à croire à la liberté, les autres à l'héroïsme, plusieurs à la Providence, tous à quelque autre chose qu'à la matière et à la force; cette espèce de foi est mieux que de la poésie, mais c'est aussi de la poésie.
Un peu d'enthousiasme était bien nécessaire à une époque où la profanation des choses saintes avait aboli le respect, et où les succès flagrants de l'hypocrisie avaient fait, comme à l'ordinaire, surabonder l'impiété. Ceux qui ont pu observer cette époque malheureuse, attestent que la soif du gain et des jouissances matérielles avait fait en peu d'années d'effrayants progrès, tant il est vrai qu'en mal comme en bien le pouvoir fait toujours l'éducation des peuples. Mais gardons-nous d'oublier que des esprits éminents et de nobles coeurs s'appliquaient à entretenir le feu sacré. La littérature de la Restauration rendit sous ce rapport d'importants services. Elle manifesta, elle accrédita des tendances très élevées. Le spiritualisme alors, sous les auspices de M. Royer-Collard, se faisait jour dans la philosophie. La chaire académique, qui, dans un pays tel que la France, devient si facilement une tribune, popularisait tour à tour une science grave, une critique libérale, une spéculation étroitement liée aux plus grands intérêts de la nature humaine. C'est alors que le pouvoir persécutait, sans s'en douter, ses héritiers présomptifs dans la personne de trois simples professeurs: MM. Guizot, Cousin et Villemain. Il n'osa que plus tard s'attaquer aux journaux, dont quelques-uns, en groupant autour d'eux les principales notabilités littéraires, avaient ouvert une ère toute nouvelle dans l'histoire de la littérature périodique. Là aussi les doctrines religieuses, qui consacrent la liberté au service du devoir, avaient trouvé de fidèles organes; là s'élaboraient de nouvelles théories littéraires, sous les auspices de MM. P. Dubois, Magnin et Sainte-Beuve; là se laissaient deviner le nom déjà célèbre de M. Guizot, le nom sans tache et déjà vénéré de M. de Broglie: la gravité, la mesure ne faisaient que mieux ressortir, dans ces importantes publications, la force des convictions et d'une imperturbable espérance. Les innovations littéraires s'y discutaient, s'y préparaient, s'y consommaient en quelque sorte. Sur ce terrain seulement on se permettait la passion; sur tout autre on était plus calme; on l'était, ce semble, davantage à mesure qu'approchait le dénoûment, et la Revue française, qui continua le Globe avec les mêmes tendances et les mêmes éléments de succès, put prendre pour épigraphe: Et quod nunc ratio est, impetus ante fuit.
La liberté entière des communications avec l'étranger est la troisième expérience que fit la France dans les années de la Restauration. Longtemps avant que les études de Madame de Staël eussent fait faire à l'esprit français le voyage de l'Allemagne, M. de Chateaubriand l'avait fait aborder en Angleterre. Mais les loisirs de la paix, l'épuisement manifeste de la littérature classique, le besoin, si l'on peut dire ainsi, d'air et d'espace, furent les vrais médiateurs. C'est le lieu de rappeler le Cours de littérature dramatique de Schlegel, traduit en français par Madame Necker de Saussure, le livre de M. de Sismondi sur les littératures du Midi, celui de Ginguené sur la littérature italienne, les travaux de M. Fauriel sur les poésies de la Grèce moderne, et les utiles extraits de la Bibliothèque universelle. Ce n'était pas assez de l'Occident: l'Inde même et la Chine étaient explorées. De nombreuses traductions, celle, particulièrement, des théâtres étrangers, suffisaient à peine à cette avidité d'impressions nouvelles. L'influence de deux écrivains, tous deux appartenant à cette nation que la France ne rencontrait plus qu'en lieu tiers et sur des champs de bataille, Walter Scott et lord Byron, exercèrent sur la littérature française une influence incalculable. La poésie tout objective de l'un, toute subjective de l'autre, jeta les uns dans l'imitation minutieuse des moeurs et dans la puérilité du costume, les autres dans un lyrisme exclusif, tous dans des nouveautés qui faisaient horreur aux derniers sectateurs du classicisme aux abois. En quelque manière, c'était aussi une littérature étrangère que cette littérature antique de la France, vers laquelle nous reportèrent les travaux savants et systématiques de M. Raynouard et les fouilles habiles de M. Sainte-Beuve dans notre Pompéi littéraire, l'âge décrié de Ronsard.
La nouvelle école s'attaquait surtout au théâtre, ou, pour mieux dire, au drame tragique: elle avait résolu d'en finir, non seulement avec Legouvé et Luce de Lancival, mais avec Racine. Quant à la comédie, qui dut alors de bons ou de brillants ouvrages à Picard, à Casimir Delavigne, et une façon nouvelle à l'industrieux talent de M. Scribe, on sait qu'elle suit les révolutions des moeurs plutôt que celles des systèmes littéraires. La tragédie classique tint bon pourtant quelque temps encore. On eût dit que tandis que les novateurs répétaient leur rôle, leurs devanciers achevaient le leur. Longtemps on disputa plus encore que l'on n'agit; on procédait par systèmes; on délibérait une poésie comme on délibère une loi nouvelle, une construction, un emprunt: les vainqueurs, comme il arrive souvent, ne savaient pas très bien que faire de leur victoire. De belles oeuvres, élégantes de forme, légèrement émancipées, honoraient, dans sa défaite, le système expirant. Tous les partis applaudissaient les Vêpres siciliennes, le Paria, Clytemnestre, Marie Stuart. On tardait encore à réaliser les théories que Benjamin Constant avaient développées dans la préface de Wallenstein; mais trois ans avant la clôture de cette période devait paraître la préface de Cromwell.—Hernani la suivit de près.
Hors du théâtre, la jeune secte se donnait carrière. On composait, pour la lecture, des drames dont l'histoire avait fait tous les frais et où la poésie n'était pour rien. M. Vitet dialoguait spirituellement l'histoire dans sa trilogie sur la Ligue. M. Mérimée, l'homme de la vérité inexorable, esprit à la fois exquis et dur, ne se donnait pas le souci d'accommoder aux exigences de la scène les drames saisissants ou amèrement comiques qu'il empruntait tour à tour au seizième siècle et aux plus récents souvenirs. Othello, l'Othello de Shakespeare, venait, sous la conduite de M. de Vigny, disputer la scène à son équivoque pseudonyme, le vieil Othello de Ducis.
Ces faits, d'ailleurs, se rapportent aux derniers temps de la Restauration. L'ancienne littérature et la vieille dynastie épuisaient ensemble leur fortune, et si la première succomba plus tôt, elle jouit néanmoins d'un assez long sursis. Il n'en est pas moins vrai que la fermentation de la nouvelle sève date des premiers temps. Un événement littéraire d'une grande portée, dans le sens de la renaissance, fut la publication des Poésies d'André Chénier. Antique pour la forme et païen pour le fond, il ne paraissait pas avoir, avec le moment de son apparition posthume, tous les genres de convenances; mais sa langue poétique était nouvelle autant qu'admirable; il ouvrait, en versification, des sentiers inconnus; sa poésie retrempée avec amour aux sources helléniques, était unique alors de sève et de fraîcheur. On ne copia point cette merveilleuse copie des anciens; mais on lui mendia ses secrets de diction; on se préoccupa des curiosités de la forme; on revint, par un détour, à cette menue esthétique, à ce goût du détail, qu'on avait tant condamnés; l'art eut ses mystères, ses adeptes, ses initiations, ses conciliabules intimes, sous le nom profane de cénacle: c'est l'époque de la dévotion en littérature, et des engouements d'école. Tout cela, à coup sûr, ne fut pas inutile; ceux qui discutaient étaient artistes, et la préoccupation excessive de la manière n'éteignit pas l'inspiration.
Toutefois quelques-uns des plus illustres de l'époque demeurèrent étrangers à ce travail de discussion, et ne l'avaient pas attendu pour prendre un parti. Béranger, avec sa poétique concision, ses drames concentrés dont les actes sont des couplets, son pathétique contenu et puissant, sa touche à la fois épicurienne et stoïque, son vers lentement épuré, d'où s'échappent tour à tour l'éclair foudroyant de l'éloquence et la flèche aiguë de la satire, Béranger n'était d'aucune école; aucune aussi ne le reconnaît pour chef; l'auteur du Roi d'Yvetot, de la Sainte Alliance des peuples, des Bohémiens et du Juif errant reste encore aujourd'hui solitaire et unique comme il l'était en commençant; seul aussi, ou presque seul, il a été adopté par le peuple.
Quelques chants nationaux de Casimir Delavigne approchèrent de la popularité; mais, à l'exception d'un petit nombre de vers, la voix du peuple ne lui servit guère d'écho. Classique avec intelligence, dernier représentant de cette élégance ingénieuse et poétique à laquelle étaient réservées de bien rudes atteintes, Casimir Delavigne, dont le talent, d'un éclat pur et charmant, est au moins aussi sûr de la postérité que beaucoup d'autres plus fêtés, avait précédé de quelques pas et suivait alors d'un peu loin le mouvement novateur; et, à cet égard, son souvenir éveille peut-être assez naturellement celui de M. Villemain, dont les écrits sont l'objet, je ne dirai pas d'une moindre, mais d'une moins affectueuse admiration.
Un autre, plus célèbre aujourd'hui, dont Chateaubriand et Byron avaient averti le talent, ne devait rien non plus à l'école nouvelle, rien à aucune école, mais tout à la seule et incomparable félicité de son génie. Je chantais, a-t-il dit lui-même,
Je chantais, mes amis, comme l'homme respire,
Comme l'oiseau gémit, comme le vent soupire,
Comme l'eau murmure en coulant[436].
Rien jusqu'alors n'avait donné l'idée de tant de facilité, d'un flot si large et si doucement entraîné; et cette noble mélancolie, cette mélodie suave, cette magnificence dont M. de Chateaubriand, à l'aurore du siècle nouveau, avait doté la prose française, M. de Lamartine était le premier à les transporter dans les vers. En poésie, l'amour ne connaissait pas encore d'Elvire; l'élégie, plus passionnée qu'enthousiaste, n'avait chanté que des Éléonores. On connut par les Méditations le charme de cet amour en deuil, de cet amour mystique, idéal, mêlé à la religion, trop voisin peut-être de l'adoration religieuse. Lamartine était lyrique, il ne devait jamais être que lyrique; mais il l'était comme nul encore ne l'avait été, il l'était avec une individualité pénétrante et douce, aussi distincte, dans sa douceur, qu'une voix, parmi les hommes, peut l'être d'une autre voix. Ce fut un long cri de surprise et d'admiration lorsque, pareilles à un vol d'oiseaux à l'aile d'opale et d'azur, les premières notes de cette voix inconnue se répandirent dans les airs, lorsqu'on recueillit, à peine tombés d'une bouche d'or, des vers comme ceux-ci:
Ô lac! rochers muets! grottes! forêt obscure!
Vous, que le temps épargne ou qu'il peut rajeunir,
Gardez de cette nuit, gardez, belle nature,
Au moins le souvenir!
Qu'il soit dans ton repos, qu'il soit dans tes orages,
Beau lac, et dans l'aspect de tes riants coteaux,
Et dans ces noirs sapins, et dans ces rocs sauvages
Qui pendent sur tes eaux.
Qu'il soit dans le zéphir qui frémit et qui passe,
Dans les bruits de tes bords par tes bords répétés,
Dans l'astre au front d'argent qui blanchit ta surface
De ses molles clartés.
Que le vent qui gémit, le roseau qui soupire,
Que les parfums légers de ton air embaumé,
Que tout ce qu'on entend, l'on voit ou l'on respire,
Tout dise: Ils ont aimé[437].
Les vers suivants, d'un caractère différent, n'étaient pas moins nouveaux dans leur genre ni moins ravissants:
Ah! si jamais ton luth, amolli par tes pleurs,
Soupirait sous tes doigts l'hymne de tes douleurs,
Ou si, du sein profond des ombres éternelles,
Comme un ange tombé tu secouais tes ailes,
Et prenant vers le jour un lumineux essor,
Parmi les choeurs sacrés tu t'asseyais encor,
Jamais, jamais l'écho de la céleste voûte,
Jamais ces harpes d'or que Dieu lui-même écoute,
Jamais des séraphins les choeurs mélodieux
De plus divins accords n'auraient ravi les cieux!…
Roi des chants immortels reconnais-toi toi-même!
Laisse aux fils de la nuit le doute et le blasphème;
Dédaigne un faux encens qu'on t'offre de si bas,
La gloire ne peut être où la vertu n'est pas.
Viens reprendre ton rang dans ta splendeur première,
Parmi ces purs enfants de gloire et de lumière,
Que d'un souffle choisi Dieu voulut animer,
Et qu'il fit pour chanter, pour croire et pour aimer[438].
Ce n'est pourtant pas par la séduction d'un exemple heureux, mais par des causes plus profondes et plus générales qu'il faut expliquer l'abondance, je pourrais dire le débordement du lyrisme, dans la littérature poétique de la Restauration. La poésie lyrique, et, pour mettre mon langage encore plus près de la vérité, la poésie égoïste, sous le nom flatteur de poésie intime, a conquis dès lors un espace démesuré. Tout, jusqu'aux genres avec lesquels le lyrisme est incompatible, est devenu lyrique et subjectif. Prétendrions-nous exclure ou déprécier la poésie lyrique? Elle a sa place au soleil; elle est au fond de toute poésie; elle est, dans un sens, la poésie à son état le plus élémentaire. Mais la valeur, la vocation poétiques d'une époque où le lyrisme pénètre partout et remplace toute autre poésie, nous semblent, s'il faut le dire, assez contestables. Quand l'individu, je ne dis point l'homme, se fait l'unique sujet de ses chants, c'est que la vie, dans l'ensemble et la variété de ses manifestations, ne parle plus à l'âme; et il ne faudrait pas trop s'étonner si cette époque se rencontrait avec celle où la philosophie nie l'individualité, nie en quelque sorte les êtres, et ne reconnaît dans l'univers d'autre réalité que celle des idées. Au reste, nous avons ici à constater le fait, et non à l'expliquer.
Il y avait, d'ailleurs, compensation. Tandis que les uns s'acharnaient à l'invisible, d'autres, non moins ardents, cherchaient la couleur. Un talent vigoureux, obstiné, laborieux, les engageait dans cette voie. Il est vrai que son matérialisme poétique s'unissait en lui fort souvent à des émotions d'une vérité naïve et saisissante. Ce n'était pas là ce que le vulgaire des imitateurs pouvait lui prendre: ils s'attachèrent donc à sa forme et la parodièrent. Il sut les passionner, et bien d'autres encore, pour une maxime qu'aucun des grands âges littéraires n'a professée: l'art pour l'art; maxime qui ferait périr l'art si l'art pouvait périr. Mais si la poésie elle-même y gagnait peu, son instrument s'y perfectionna, la langue poétique en ressortit plus riche, plus industrieuse et plus hardie.
On approchait du moment où l'axiome d'un révolutionnaire fameux: «De l'audace, de l'audace, et encore de l'audace!» allait devenir toute la poétique des talents de second ordre. Une révolution politique devait donner le signal à l'émeute littéraire. Mais jusqu'en 1830, certaines limites furent, d'un consentement tacite, reconnues et respectées. C'était sans doute, même au point de vue littéraire, un grand malheur que l'affaiblissement des convictions morales, et quelques restes de préjugés les remplaçaient assez mal; mais ce ne fut que plus tard que ces préjugés mêmes s'évanouirent et que toute unité disparut. La Restauration ne consomma point cette vaste ruine. Les traditions du sens moral, maintenues jusqu'à un certain point dans cette littérature, lui donnent une valeur, lui conservent un attrait, dont la littérature de l'époque suivante ne s'est que trop dépouillée. On ne se croyait pas encore obligé, pour intéresser des hommes, de cesser d'être homme. Une commotion prochaine, dans l'ordre politique, devait ouvrir une brèche à la cohue de toutes les fantaisies, au pêle-mêle de tous les délires.
Quoi qu'il en soit, en deçà de 1830 la littérature poétique n'a pas à rougir d'elle-même puisqu'elle a vu, dans tout leur éclat ou dans tout leur charme, le talent exquis de l'auteur du Paria et de l'École des Vieillards, et le talent non moins exquis, mais plus populaire de Béranger; puisque cette époque a entendu les premiers et les plus beaux sons de la lyre de Lamartine, et l'éclatante harmonie des Odes de Victor Hugo; puisqu'elle a recueilli les accents épurés de l'auteur d'Éloa, et les intimes confidences du livre des Consolations; puisqu'elle a vu naître ces charmants vers de Madame Tastu, qu'ont su s'approprier les mémoires les plus rebelles; puisque le Voyage de Grèce, si plein d'une vive fraîcheur, les colères poétiques de Némésis, enfin les vers belliqueux, et sonores comme une armure, du poème de Napoléon en Égypte, appartiennent aussi à l'époque de la Restauration.
La Restauration eut donc des poètes, et même quelques grands poètes. Les habiles prosateurs ne lui manquèrent pas. Et pour ne parler d'abord que des genres les moins sévères, nous n'oublierons pas que cette même période revendique plusieurs des romans de Madame de Souza, le Lépreux de M. de Maistre, Adolphe de Benjamin Constant, et toutes les charmantes fantaisies de Charles Nodier, cet écrivain artiste, qui a orné de tant de moulures délicates une langue déjà si parfaite, ce défenseur, si classique dans la forme, de toutes les excentricités du romantisme.
J'ai déjà nommé des écrivains plus graves, par le ton du moins et par la nature des sujets qu'ils ont traités. Nous avons vu le génie colérique et impérieux de Joseph de Maistre éclater dans les premières années de cette période, par les fameuses Soirées de Saint-Pétersbourg; l'éloquence moins onctueuse que passionnée, plus sacerdotale qu'évangélique, mais admirable en tout cas, de l'abbé de Lamennais, se mettre au large dans le livre encore plus fameux sur l'Indifférence; et l'esprit généralisateur, sceptique et fin de Benjamin Constant développer ses ressources au profit du spiritualisme et aux dépens des croyances positives, dans son grand ouvrage sur la Religion.
Nous n'aurons garde d'oublier l'auteur d'Antigone et de l'Essai sur les Institutions sociales, le poétique et onctueux Ballanche, religieux en politique, idéaliste en religion, mais avec ces préoccupations sociales dont l'idéalisme français ne consent point à se séparer. En redescendant vers les régions littéraires, nous trouvons M. Villemain, plus littéraire que son siècle, se hasardant néanmoins avec bonheur au delà de cette région natale, dont il ne perdra jamais, si loin qu'il aille, l'exquise pureté d'accent. Les Fragments de M. Cousin et la traduction de Platon doivent être comptés aussi parmi les richesses vraiment littéraires de cette époque; et la science elle-même les a augmentées de plusieurs beaux écrits, parmi lesquels le premier rang appartient sans doute à ceux de Georges Cuvier.
Mais les travaux historiques devaient surtout illustrer la Restauration. De toutes les formes d'opposition politique, aucune peut-être n'était plus sûre, et, indépendamment de toute intention polémique, l'heure était venue. Depuis que Voltaire, dans l'Essai sur les moeurs, avait indiqué la voie, elle n'avait été que peu fréquentée. Elle devait l'être alors; la liberté de penser était acquise; les circonstances prêtaient aux études historiques un intérêt puissant; les événements avaient renouvelé, multiplié les points de vue; après l'histoire convenue, on voulait enfin l'histoire sérieuse; tout, dans ce genre, était ou semblait à refaire. Le tableau animé, rapide et spirituel qu'avait tracé Lacretelle du dix-huitième siècle et de la Révolution, le grand et beau récit des Croisades par M. Michaud, avaient maintenu, même sous l'Empire, une place honorable aux travaux historiques; grâce à eux, la tradition n'avait pas été interrompue: mais que de sujets, que de questions sollicitaient les esprits investigateurs et les plumes éloquentes! Sur les confins de l'Empire et de la Restauration, c'est encore M. de Lacretelle que nous trouvons, avec son histoire si agréablement, quelquefois si vivement narrée des Guerres de religion au seizième siècle, et Lémontey, avec ses recherches neuves et piquantes sur l'Établissement monarchique de Louis XIV; plus tard viendra son instructive et spirituelle Histoire de la régence du duc d'Orléans. M. de Barante se fait chroniqueur dans son Histoire des ducs de Bourgogne, laissant, dit-il, parler les faits, laissant les temps se raconter eux-mêmes, mais leur soufflant tout bas tout ce qu'ils doivent dire. M. Guizot, appliquant son attention sévère et sa raison rigide à l'examen des grands faits sociaux, écrit, après Voltaire, mais avec un savoir plus épuré et dans une direction plus humaine, l'histoire de l'esprit humain. M. Thierry, s'inspirant des chroniques sans les copier, retrace les destinées des races, et crée dans le domaine de l'histoire un intérêt nouveau, que fait valoir son style sérieux, ému, naïvement éloquent. M. Thiers et M. Mignet, deux grands talents et très divers, tout en rendant hommage au principe de la Révolution, appliquent à son histoire la doctrine de la nécessité, et mêlent d'une manière étrange le fatalisme et l'enthousiasme. Moins écrivain que publiciste, M. de Sismondi poursuit sous une inspiration libérale son immense et précieux travail sur l'Histoire des Français. Écrivain surtout, mais digne de sa mission nouvelle, M. Villemain passe de la littérature à l'histoire, en retraçant avec une élégance grave et une spirituelle précision les destinées de l'Angleterre sous Cromwell. En dehors des préoccupations de la science et de la politique, M. de Ségur écrit ou chante l'Histoire de la campagne de Russie. Une grande voix nous arrive des solitudes de l'Océan; Napoléon, à son tour, raconte sa vie et son règne; il s'interprète lui-même, et, poète à sa manière, élève jusqu'à l'idéal ses desseins et son caractère. Bien d'autres travaux sans doute mériteraient de n'être pas oubliés.
Tout près de l'histoire, nous trouvons ces Mémoires si souvent relus, où la simplicité sans pareille de Madame de la Rochejaquelein atteint quelquefois au sublime; l'histoire de l'Espagne sous Napoléon, dans le roman d'Alonzo, où plus d'une fois la touche brillante et noble de M. de Salvandy rappelle assez vivement celle du Génie du Christianisme; enfin, cette Correspondance d'Orient, commencée avant, finie après 1830, par un écrivain plus fidèle que tout autre aux traditions de cette élégance naturelle et facile, de cette pureté de langue et de goût dont le dix-huitième siècle, au milieu de beaucoup d'erreurs, ne s'était pas départi.
En résumé, ces années ont été laborieuses et fécondes. Elles ont élargi, et même, de quelques côtés, elles ont rouvert le champ de la discussion en politique, de l'investigation en métaphysique, en morale et en religion. Elles ont poussé dans ces différentes arènes des esprits sérieux, des esprits ardents et, si elles ont plutôt signalé des points de vue nouveaux qu'elles n'ont établi quelque vérité nouvelle ou consolidé quelque grand principe, on peut dire qu'elles ont rendu hommage à la dignité de la nature humaine par la gravité des questions qu'elles ont soulevées. Réintégrée de la veille, l'histoire a étonné par la fermeté de sa marche, la hardiesse de son essor, la riche variété de ses travaux et de ses méthodes. Beaucoup d'hommes spirituels, instruits et diserts, quelques hommes véritablement éloquents, ont honoré la nouvelle tribune. La controverse politique a créé un nouveau genre de littérature et enrichi la langue dans le sens de son vrai génie. C'est dans le même sens que, sous la plume de quelques excellents poètes, cette langue a exercé sa souplesse et constaté sa fécondité. Avec plus de préméditation, d'autres, en la froissant trop souvent, en ont pour ainsi dire multiplié les plis et adouci l'apprêt. Ils se sont piqués d'être plus naïfs, plus immédiats, plus intimes surtout, que leurs prédécesseurs; ils l'ont été quelquefois; mais, à tout prendre, la littérature qu'ils ont créée ne l'a pas emporté par le naturel sur celle qu'ils aspiraient à remplacer: plus réels peut-être, ils n'ont pas toujours été plus vrais. Depuis longtemps on réclamait pour la littérature un caractère plus national; elle ne l'a pas reçu alors; elle a été, à certains égards, moins française ou plus hybride que jamais. La préoccupation d'une mission sociale a, vers la fin de cette période, recouvert d'une croûte de pédanterie quelques-uns des plus beaux talents. Mais ce qu'on ne peut refuser aux poètes de la Restauration, c'est d'avoir, en plus d'un sens, émancipé la poésie, et d'avoir remué, souvent avec bonheur, une très grande variété de souvenirs, de sujets, d'idées et de formes.
L'événement de 1830, en agitant les esprits jusqu'au fond, en ajoutant au scepticisme dans toutes les âmes, a modifié d'une manière grave l'état de la littérature. Il l'a, ou précipitée dans des voies toutes nouvelles, ou engagée plus avant que personne n'osait le prévoir dans la carrière des aventures. Il n'y a là, je suis porté à le croire, ni halte ni progrès, mais plutôt écart et tumulte. Tout excès provoque une réaction; quelques faits qui se passent sous nos yeux l'attestent jusqu'à un certain point: cet esprit de mesure, dont, à défaut de bon sens, le goût, cet autre bon sens, prend quelquefois la défense, a trouvé des représentants, ou plutôt il n'en a jamais manqué; mais les cris avaient couvert les voix. On revient, on se rassied, on s'interroge; mais où est la base de toute vérité littéraire? où est le bon sens moral? où est la fraîcheur et l'intégrité des convictions? où est cette vie raisonnable et saine de l'esprit et du coeur, cette foi simple aux éléments du vrai, qui, certainement, guidait ou retenait la littérature du grand siècle, et qui, au fort de leurs égarements, ne manqua pas entièrement aux écrivains de l'époque suivante? C'est ce que je me demande en finissant; c'est sur quoi, Messieurs, je vous laisse. À ne l'envisager qu'au point de vue de la littérature et de l'art, cette question vaut qu'on l'examine; mais je vous rends la justice de croire que vous la considérez de plus haut, et que la dignité, l'avenir, les intérêts éternels de la nature humaine, vous touchent, en ceci, bien plus que la littérature.
J'ai fini, Messieurs, ou plutôt je m'arrête; car je n'ai point fini. Pendent opera interrupta. Mais le moment de nous séparer est arrivé. Je ne descendrai pourtant point de cette chaire sans vous avoir dit combien, dans l'accomplissement d'une tâche qui m'a paru de jour en jour plus difficile, j'ai été soutenu, encouragé par votre attention, dans laquelle il me serait impossible, sans une trop grande présomption, de ne pas reconnaître quelque amitié pour moi. C'est un souvenir fort doux à joindre à l'agréable sentiment d'avoir été appelé à suppléer auprès de vous mon honorable et précieux ami, M. le professeur Monnard. Heureux me trouvé-je, et presque fier, d'avoir concouru à ménager d'utiles loisirs à celui dont la persévérance et le talent préparent un historien à notre patrie et un monument à notre littérature nationale.
II
CHATEAUBRIAND
ÉTUDES HISTORIQUES ET LITTÉRAIRES
Vinet n'était pas appelé par le sujet du Cours qui précède à dépasser l'époque de la Restauration. Aussi s'est-il à peu près borné à désigner par leurs titres les ouvrages de Chateaubriand postérieurs à 1830. L'appréciation qu'il a faite, comme critique, des écrits qui appartiennent à la dernière des quatre périodes dans lesquelles il a partagé cette vaste carrière littéraire, est donc le complément nécessaire des Études sur Chateaubriand.—Éditeurs.
I
Essai sur la littérature anglaise et Considérations sur le génie des hommes, des temps et des révolutions.
2 volumes in-8°.—1836.
PREMIER ARTICLE[439]
L'Essai sur la Littérature anglaise a rempli tout à la fois et trompé notre attente. Nous dirons d'abord comment il l'a trompée. Nous comptions sur un ouvrage entièrement nouveau de M. de Chateaubriand; et il se trouve qu'une assez grande partie de ces deux volumes est reprise textuellement sur les anciens ouvrages de l'illustre écrivain. Il se fait son propre plagiaire, et redemande aux Quatre Stuart, aux Études historiques, et même au Mercure de 1802, de splendides lambeaux qu'il recoud négligemment à son oeuvre nouvelle. Déjà dans les Études historiques nous avions retrouvé des passages de ses précédents écrits. Il n'est pas besoin d'assurer qu'on les rencontre avec plaisir; mais ce plaisir même accuse l'auteur, qui est beaucoup trop riche pour que l'avarice lui soit permise. Et, comme si ce n'était pas assez d'emprunter au passé, il emprunte à l'avenir; il s'est réservé, pour en enrichir son Essai, plusieurs fragments des mémoires qui doivent paraître après sa mort. Personne aujourd'hui ne s'en plaindra; car personne, avec assurance, ne peut s'envisager comme acquéreur présomptif des Mémoires d'outre-tombe; qui de nous peut savoir s'il n'aura pas sa tombe en deçà du mausolée qui attend (et puisse-t-il l'attendre longtemps!) l'auteur d'Atala, de René et des Martyrs?
Qui de nous des clartés de la voûte azurée
Doit jouir le dernier?
Quant à ceux qui, sur les cendres du poète et peut-être sur les nôtres, liront ces mémoires si désirés[440], ce sera leur affaire de se plaindre, s'ils veulent, d'avoir dans leur bibliothèque deux fois les mêmes choses sous des titres différents; pour nous, jouissons de ce qu'on nous donne, sans l'avoir promis, au lieu de nous plaindre de ce qui fut promis et n'a pas été donné. C'est à l'auteur lui-même à consulter sur sa méthode «la conscience qu'il met à tout[441];» mais cette méthode est susceptible d'être jugée sous un autre point de vue, qui est du ressort de la critique littéraire.
Le propriétaire d'un château, pris au dépourvu, détache de toutes les salles de son manoir ce qu'elles ont de plus beau en tapisseries, en cristaux, en peintures, pour en orner à la hâte l'appartement d'un hôte royal. C'est ainsi qu'on improvise une fête: est-ce ainsi que l'on fait un livre? Un vrai livre se compose-t-il de pièces de rapport, de fragments adroitement assortis, et l'adresse sied-elle au génie? Elle ne remplace pas même le travail. Elle ne saurait donner à une composition historique ni l'unité, ni la profondeur, ni la proportion, ni cette plénitude et cette continuité de vie, qui sont le caractère des oeuvres auxquelles la patience a présidé. La patience, quoi qu'en ait dit Buffon, n'est pas le génie; mais le génie, privé du secours de la patience, n'atteint point sa propre hauteur. Aucune grande gloire littéraire, que je sache, ne repose sur une oeuvre fragmentaire. Il ne s'agit pas d'étendue matérielle: René, détaché de son cadre, fait son chemin vers la postérité. On ne demande pas non plus une régularité pédantesque: on sait bien que le génie a ses allures, et l'individualité est en proportion de l'intelligence. Peu importe même l'unité extérieure et la symétrie: une oeuvre informe a pu quelquefois receler une unité substantielle et puissante. Mais un dessein pris, puis abandonné, une oeuvre s'ajoutant à une autre oeuvre pour faire masse, tous les sujets se donnant rendez-vous dans un même sujet, des parties traitées avec amour, d'autres avec nonchalance, tout cela, quelle que soit la beauté des parties, tout cela ne forme point un monument. M. de Chateaubriand était probablement de notre avis lorsqu'au prix d'un labeur dont la durée même entretenait son inspiration, il nous donnait le Génie du Christianisme et les Martyrs.
Quoi qu'il en soit, ceux qui, sur le titre de l'ouvrage, s'attendaient à une histoire complète ou à un examen systématique de la littérature anglaise, verront leur attente frustrée, d'une part, et dépassée de l'autre. Bien hardi qui voudra, après M. de Chateaubriand, parler encore de Shakespeare et de Milton; le concours est fermé; le Génie de la critique ne reçoit plus de nouveaux mémoires sur ces deux poètes; il peut dire, lui aussi, que son siège est fait. Mais le silence de M. de Chateaubriand est-il une consécration comme sa parole? et lui, dont un mot rendra immortels des noms obscurs, lui, qui, sur la route poudreuse de la gloire, relève généreusement des pèlerins exténués et les fait asseoir auprès de lui sur son char, aura-t-il le même pouvoir contre la renommée qu'en faveur de l'obscurité? Cette histoire donc reste incomplète, non pas tant par l'oubli de quelques faits que par l'absence de quelques couleurs; car il y a des noms qui teignent l'histoire; ces noms, omis par l'auteur, d'autres qui n'obtiennent de lui qu'une mention négligente, enfin des faits plus étendus, plus collectifs, et qui font masse dans l'histoire également passés sous silence, toutes ces choses ne sont pas remplacées au profit du sujet par la biographie de Luther[442] et par le séjour de M. de Chateaubriand à la préfecture de police[443]. Je crois qu'on en conviendra sans peine.
Parlons maintenant d'un autre désappointement qui, je l'avoue, pouvait être évité, puisqu'il pouvait être prévu[444]… Ce M. de Chateaubriand que nous avions tous appris par coeur, non point ses ouvrages seulement, mais lui-même; ce M. de Chateaubriand est mort, sachez-le bien; la date, je l'ignore. Celui dont on parle aujourd'hui, c'est son fils, ou son frère; c'est dans tous les cas son égal; et si vous ajoutez son vainqueur, je me tairai; car cela est possible, et cela ne me paraît pas certain. Mais enfin, c'est un autre. On dirait parfois que c'est le même être, mais disjoint, inconsistant, séparé de sa jeunesse comme on l'est d'une illusion, renfermant même à cette heure deux hommes en soi, qui ne s'entendent pas, et dont l'un oppose ses opinions aux affections de l'autre; l'indépendance du premier embarrassée de la fidélité du second; l'homme du présent et l'homme du passé; en un mot, on dirait le même homme, mais déconcerté. C'est aux amis du premier Chateaubriand à demander au second ce qu'il a fait de son frère; c'est au moraliste à nous rendre compte du phénomène; c'est aux hommes de l'art à nous dire ce que la littérature a gagné ou perdu à cette transformation.
Ce qui a persisté à travers ces vicissitudes de la pensée et de la forme, ce qui ne vieillit pas chez M. de Chateaubriand, c'est le poète. Voilà la véritable unité de ce génie brisé; voilà, pour employer une de ses expressions, la grande ligne qui n'a pas fléchi dans sa vie. C'est à la fois la beauté et le défaut de cette existence si remarquable. Le poète s'est presque toujours mis à la place de l'homme. En d'autres grands écrivains on peut discerner l'homme et le poète comme deux êtres indépendants; ailleurs ils font ensemble un tout indivisible; chez M. de Chateaubriand, on dirait que le poète a dérobé tout l'homme, que la vie, même intérieure, est un pur poème; que cette existence entière est un chant, et chacun de ses moments, chacune de ses manifestations, une note dans ce chant merveilleux. Loin de nous de porter la moindre atteinte au caractère élevé de M. de Chateaubriand! Mais nous croyons sérieusement que dans cette nature poétique tous les sentiments, comme tous les principes et tous les intérêts, se tournent trop tôt en poésie et se hâtent trop de sortir de la retraite où ils auraient dû se consolider et mûrir, pour aller s'épanouir dans l'atmosphère de l'imagination; nous croyons que tout ce que M. de Chateaubriand a été dans sa carrière, il l'a été en poète, et que sa vie en est devenue, si l'on peut s'exprimer ainsi, la plus sincère des fictions. La plus parfaite des compositions de M. de Chateaubriand, c'est celle qui ne peut s'imprimer ni s'exprimer, c'est sa vie; il n'est pas poète seulement, il est un poème entier; la biographie de son âme formerait une épopée. N'y a-t-il pas une race de génies qui vivent moins au milieu des choses que parmi les idées des choses; qui, de même que le dialecticien se nourrit des notions des êtres, se nourrissent de leurs images; en un mot, qui ont rêvé qu'ils vivaient plutôt qu'ils n'ont vécu[445]? Cette manière d'exister enlève un homme au-dessus de toutes les bassesses: et qui songerait à en chercher dans le chantre des Martyrs? Mais on se demande si elle constitue une vie profonde, vraiment sérieuse, vraiment humaine? La poésie elle-même ne perd-elle rien à se détacher si entièrement de la réalité dont elle procède, et à se poser ainsi solitaire dans des hauteurs aériennes? La main divine qui, dans le principe, a coordonné la poésie et la vie, a-t-elle permis qu'on pût être si purement poète sans aucun dommage pour la poésie elle-même? Sans contredit, la poésie est le plus haut désintéressement de la pensée; mais serait-il vrai que l'on est poète à proportion que l'on vit avec moins d'intensité, moins de réalité? et l'idéal du génie poétique serait-il la transformation de l'homme en idée? Ces questions, ce nous semble, devraient une fois être examinées[446].
DEUXIÈME ARTICLE[447]
À présent que j'ai dit mon avis sur la forme du livre et sur le mode de composition adopté par l'auteur, il peut m'être permis de parler de l'enchantement avec lequel j'ai lu ces pages, qui peut-être ne forment pas un livre, mais au moins le plus magnifique et le plus varié des albums. En cherchant à me rendre compte de mon plaisir, je trouve parmi les éléments dont il se compose, la joie de l'étranger, qui, au milieu d'une foule parée et bruyante où tous les visages lui sont inconnus, et dans l'espèce de serrement de coeur qui a dû le saisir au milieu de ce vaste désert d'hommes, tout à coup rencontre une figure familière, un compatriote, un ami, et, à cet aspect inespéré, soulageant par un soupir sa poitrine oppressée, court au-devant de cet ami, s'attache à son bras, ne le quitte plus, et circule avec aisance, avec une sorte de fierté, parmi ces groupes animés, qui tous naguère étaient morts pour lui. Cette foule, c'est la littérature du jour, se rattachant presque toute à des sentiments que je ne comprends pas, à des pensées dont la périlleuse excentricité m'effraye, à tout un ordre d'idées factices, arbitraires, au milieu desquelles je ne puis respirer. Je quitte ces hauteurs vertigineuses, et, me tenant au manteau de l'illustre poète, je descends avec lui (si c'est descendre) sur le terrain du bon sens et de la nature. Ô bords connus et bénis, région lumineuse et accessible, où les plus larges et les plus sûrs chemins ont été formés par les pas des plus illustres génies de tous les temps; région d'Homère, de Virgile, de Milton, terres des grandes intelligences et des simples d'esprit, domaine inaliénable de l'humanité, qu'avec ravissement j'aborde sur tes rives! et que je rends de grâces au poète qui m'en a rappris le chemin!
Attachez-vous comme moi aux traces de ce guide, vous qui, saisis de vertige, au milieu de la poésie et des romans du jour, avez désappris l'ancienne nature sans pouvoir entièrement vous faire à la nouvelle. Voici un poète, et le premier de ceux que nous possédons, que la vigueur de son génie et l'habitude de la souveraineté ont préservé des entraînements de la multitude. Qu'il ait, à quelques égards, payé le tribut à son époque, je ne vous le nierai pas; que sur des sujets graves il professe de graves erreurs, j'en conviens à regret; mais avec lui du moins vous ne marchez pas sur des nuages: sa nature, à lui, c'est la nature où s'abreuvaient, où s'inspiraient les maîtres des maîtres, les écrivains éternels, les modèles de tous les siècles; ses erreurs mêmes ont de la vérité, parce qu'elles sont naturelles; tant d'autres erreurs du jour n'ont pas même ce mérite! Vous pourrez arriver à d'autres conclusions que lui, mais n'ayez pas peur d'être divisés sur les croyances élémentaires; il est resté d'accord, lui, avec l'humanité; il est, en dépit, ou plutôt à cause même de sa haute individualité, à l'unisson de la voix universelle; il a toujours le bon sens du génie, et souvent le génie du bon sens; et dans les hauteurs où nous entraîne sa belle imagination, vous ne sortez pas un moment de la lumière; votre âme poétique n'est pas obligée, pour le suivre, de laisser en arrière votre vraie âme, votre âme d'homme; la substance de ses créations est humaine, intelligible, réelle; il ne demande pas, pour être compris et goûté, une autre nature, une autre âme, que celle dont l'homme a été pourvu dans tous les temps; et le mysticisme sensualiste, l'idéalisme transcendant, l'égoïsme humanitaire de notre âge, ne nous serviraient de rien pour entrer dans sa pensée.
Que mes lecteurs, s'ils ne s'associent pas à cette effusion de reconnaissance, me la pardonnent du moins: j'avais besoin de m'y livrer; et je l'ai fait, je puis le dire, sans avoir l'idée de nier tant de grands talents, par conséquent tant de portions de vérité, que renferme la littérature de notre époque. Ce qu'ils ont de vérité, je dis de vérité païenne (car je ne prétends point parler ici de la vérité suprême), ce qu'ils ont de vérité les sauvera; mais il n'y a pas moyen de supposer que la postérité adopte, sur la recommandation du style, ce qui n'aboutit par aucun point à la nature humaine; cette nature déchue n'accepte que trop d'erreurs; mais elle n'accepte que celles qu'elle peut rattacher à son propre fonds, à ses inaltérables données.
Avant d'aller au fond même des idées, nous trouvons dans le style de l'Essai ce caractère de vérité que nous regrettons chez tant d'écrivains de nos jours. Ce n'est pas qu'un style parfaitement pur ne puisse revêtir de grandes erreurs; mais comptez que ces erreurs au moins sont intelligibles, qu'elles sont humaines; elles touchent à des vérités; elles ne sont probablement que des vérités déplacées. La vérité a deux contraires: l'erreur et le non-sens; l'erreur est quelque chose, le non-sens n'est rien; il ne peut soutenir la parole, il la laisse défaillir, elle ne peut pas plus se tenir debout qu'un vêtement que rien ne supporte; on ne saurait donner une expression juste à ce qui ne signifie rien; ce sont les formes de l'idée qui déterminent celles du langage. Ce qui ne peut pas être ne peut se penser; et ce qui ne peut se penser ne saurait se dire. La langue n'a rien préparé pour des usages qu'elle n'a pas dû prévoir; et ce n'est qu'à force de se défigurer et de se faire violence, qu'elle peut donner l'apparence de l'être à ce qui n'est rien. Elle est joyeuse, au contraire, d'avoir à vêtir une réalité intellectuelle ou morale; elle a des signes pour tout ce qui a droit d'être désigné; ou, si elle est prise au dépourvu par quelque idée nouvelle, elle a bientôt trouvé dans son propre fonds le nouveau signe qu'on lui demande. Demandez-lui pour des besoins réels, «elle ne tardera guères.» C'est ainsi qu'elle court avec empressement au devant de la pensée de M. de Chateaubriand: pensée humaine, c'est ce qu'il lui faut; très individuelle sans doute, mais c'est ce qu'elle aime; car elle se sent plus forte avec les forts. Certes, le style de M. de Chateaubriand est bien à lui; il y a telle phrase, tel tour, telle image qui ne peuvent appartenir qu'à lui, et qui renferment pour ainsi dire son nom. Quel autre nom que le sien peut signer un passage comme celui-ci: «De tels génies (tels que celui de Shakespeare) occupent le premier rang; leur immensité, leur variété, leur fécondité, leur originalité, les font reconnaître tout d'abord pour lois, exemplaires, moules, types des diverses intelligences, comme il y a quatre ou cinq races d'hommes, dont les autres ne sont que des nuances ou des rameaux. Donnons-nous garde d'insulter aux désordres dans lesquels tombent quelquefois ces êtres puissants; n'imitons pas Cham le maudit; ne rions pas si nous rencontrons nu et endormi, à l'ombre de l'arche échouée sur les montagnes d'Arménie, l'unique et solitaire nautonnier de l'abîme[448].»
Mais avec quelle facilité retentit dans notre esprit ce magnifique langage! que ces expressions trouvent bien dans notre imagination leur place toute prête! que l'esprit où elles ont pris naissance est bien, malgré sa grande supériorité, proche parent du nôtre! On ne peut cependant dissimuler que cette vérité de style ne s'élève pas jusqu'à la candeur; ce style a un peu trop la conscience de ses effets; il cherche au delà de ce qu'il trouve: il est quelquefois ambitieux; mais M. de Chateaubriand ne serait pas de son siècle si, outre la vérité qui le distingue, il avait encore la candeur. Elle est possible encore dans la vie, elle ne l'est plus dans le langage. Chez les écrivains du siècle de Louis XIV, le soin des choses allait avant tout; les choses, pour ainsi dire, entraînaient les mots, et l'ensemble dominait les détails. La phrase était subordonnée au paragraphe, le mot à la phrase; on ne détachait rien, on ne cherchait pas les saillies, mais plutôt le niveau. Les accents n'étaient pas multipliés sur les pensées. Que si quelque image extraordinaire survenait, elle était née du fond même du sentiment et de l'idée, qui soulevait pour un moment, mais sans secousse, le niveau du discours, et puis le laissait se rétablir doucement[449]. Certes les beaux mots ne manquent pas dans Bossuet; mais il semble qu'alors ils étaient plus sentis que remarqués: ils entraient pour leur part dans l'effet général de la composition, le rendaient plus sensible à certains endroits, en résumaient la force: on leur savait gré d'être venus en leur lieu; mais je ne vois pas que la critique du temps en ait tenu registre. Ce n'est point que les critiques minutieux manquassent alors; mais ils avaient peu d'autorité dans la haute littérature, et les curiosités de diction qu'ils relevaient et recommandaient, ne sont pas les mêmes que nous admirons. Ainsi une foule de beaux traits passèrent comme inaperçus jusqu'à nous, qui les avons en quelque sorte découverts.
Mais cette simplicité, cette innocence du génie n'est pas le seul trait qui caractérise nos illustres devanciers. En toute manière, leur style était tempérant et chaste. Ils restaient volontiers en deçà de l'expression qui eût épuisé leur pensée. Ils laissaient quelque chose à faire au lecteur. Ils ne mettaient jamais en dehors tous les moyens d'expression. Je ne dirai pas que leur style était contenu; cela supposerait un calcul dont il n'y a chez eux nulle trace. Mais un admirable instinct les avertissait, d'une part, que la beauté est incompatible avec la profusion ou la violence, et de l'autre, que la force d'une impression est d'autant plus grande qu'elle est en partie l'ouvrage de celui qui la reçoit; de là l'effet remarquable de leurs écrits: nous nous sentons associés à l'auteur, qui veut bien nous admettre à compléter sa pensée; notre rôle est en partie actif, et cette action même prévient la fatigue, résultat inévitable d'impressions continuelles, contre lesquelles on ne peut réagir. On sent bien que je ne parle pas ici de ce style de réticences, autre ambition d'effets, autre source de fatigue; je ne parle que de la retenue, de la discrétion dans l'expression; et j'en appelle, pour me faire comprendre, au style de Lesage, dans Gil Blas, modèle de mesure, de calme et d'une réserve du meilleur goût. Ce n'est qu'assez tard, au reste, que ce style prodigue et qui jette tout en dehors, est devenu le style dominant. Qu'on lise Buffon, trop légèrement accusé d'emphase, pour quelques passages où la solennité est bien à sa place: que d'endroits, dans cet auteur, où je me dis: Quoi! pas plus de dépense! une expression si tranquille! du pittoresque et de l'expressif juste ce que l'objet tout seul en amène! Il n'y a rien, ce semble, au delà de la justesse et de la clarté; mais je ne sais comment il se fait que l'objet est vu, senti, et que l'imagination a reçu de cette peinture si modeste, de cette espèce de camaïeu, un ébranlement aussi puissant que du tableau le plus chaudement coloré. Il est certain que l'effort ne doit pas être confondu avec la force; et lorsqu'il ne trahit pas la faiblesse de l'écrivain, il accuse l'endurcissement des lecteurs. Dans tous les arts, la préférence donnée à la vigueur des couleurs sur la pureté des formes annonce que l'humanité ou qu'un peuple est bien loin des beaux jours de sa jeunesse.
Sans absoudre M. de Chateaubriand de toute complicité dans cette tendance, je conseille pourtant à nos héros de la métaphore et du néologisme d'observer avec quelle résignation l'illustre auteur des Martyrs se sert de la langue de tout le monde, et quelles grâces il en obtient sans lui rien extorquer. La phrase de Voltaire n'est pas plus svelte et plus agile que la sienne, ni d'une plus exquise simplicité. Je m'attends qu'on dira que c'est faute d'art. En vérité, si l'art est dans le système opposé, il faut avouer qu'il récompense bien mal ses adeptes! Mais, au fait, c'est que l'art est aussi près que possible de l'instinct et du bon sens. Il en est l'application réfléchie à tout ce qui fait la matière de la poésie et de l'éloquence. À la longue il ne nous laisse plus voir en lui qu'un bon sens ennobli, dont la délicatesse, tournée en habitude, n'exige plus ni calcul ni réflexion; c'est une noble attitude, un port élégant, qui ne coûte et ne trahit pas plus de calcul et d'effort que la contenance grossière et lourde de l'homme du vulgaire. Un tel art ne fut point étranger à l'éloquence naïve d'un Bossuet, aux effusions tendres d'un Fénelon. Je crains qu'on ait de nos jours remplacé ce bel art par l'industrie. On a, en fait de style, des tours de force, des sauts périlleux: il n'y avait rien de périlleux dans l'art des hommes du grand siècle. M. de Chateaubriand est donc fort bien venu à dire et à démontrer qu'écrire est un art. C'est le temps de le rappeler à tant d'artisans qui se croient artistes.
En général, tout ce qui, dans l'Essai, concerne les doctrines littéraires est, pour le fond et pour la forme, au-dessus des éloges que nous en pourrions faire. Là se retrouve encore ce caractère de vérité auquel nous avons applaudi. Partout on sent le maître, l'homme qui, s'étant peu à peu désabusé de toutes les fausses beautés, conserve pour les véritables la ferveur du premier amour, qui n'applique pas sur l'enthousiasme des jeunes gens les glaces d'une imagination épuisée, mais qui, tout jeune encore par le génie, et dans la plénitude de sa force, a droit de se faire écouter des jeunes et des forts.
On nous saura gré de quelques citations, que nous regrettons de ne pouvoir multiplier:
«Persuadons-nous qu'écrire est un art; que cet art a des genres; que chaque genre a des règles. Les genres et les règles ne sont point arbitraires; ils sont nés de la nature même: l'art a seulement séparé ce que la nature a confondu; il a choisi les plus beaux traits sans s'écarter de la ressemblance du modèle. La perfection ne détruit point la vérité; Racine dans toute l'excellence de son art, est plus naturel que Shakespeare, comme l'Apollon, dans toute sa divinité, a plus les formes humaines qu'un colosse égyptien.
»La liberté qu'on se donne de tout dire et de tout représenter, le fracas de la scène, la multitude des personnages, imposent, mais ont au fond peu de valeur; ce sont liberté et jeux d'enfants. Rien de plus facile que de captiver l'attention et d'amuser par un conte; pas de petite fille qui sur ce point n'en remontre aux plus habiles. Croyez-vous qu'il n'eût pas été aisé à Racine de réduire en actions les choses que son goût lui a fait rejeter en récit?… Il n'a retranché de ses chefs-d'oeuvre que ce que des esprits ordinaires y auraient pu mettre. Le plus méchant drame peut faire pleurer mille fois davantage que la plus sublime tragédie. Les vraies larmes sont celles que fait couler une belle poésie, les larmes qui tombent au son de la lyre d'Orphée; il faut qu'il s'y mêle autant d'admiration que de douleur: les anciens donnaient aux Furies mêmes un beau visage, parce qu'il y a une beauté morale dans le remords[450].»
«Soutenir qu'il n'y a pas d'art, qu'il n'y a point d'idéal; qu'il ne faut pas choisir, qu'il faut tout peindre; que le laid est aussi beau que le beau: c'est tout simplement un jeu d'esprit dans ceux-ci, une dépravation du goût dans ceux-là, un sophisme de la paresse dans les uns, de l'impuissance dans les autres[451].»
«La vérité du théâtre et l'exactitude du costume sont beaucoup moins nécessaires à l'art qu'on ne le suppose. Le génie de Racine n'emprunte rien de la coupe de l'habit; dans les chefs-d'oeuvre de Raphaël, les fonds sont négligés et les costumes inexacts… L'exactitude dans la représentation de l'objet inanimé est l'esprit de la littérature et des arts de notre temps: elle annonce la décadence de la haute poésie et du vrai drame: on se contente des petites beautés, quand on est impuissant aux grandes; on imite, à tromper l'oeil, des fauteuils et du velours, quand on ne peut plus peindre la physionomie de l'homme assis sur ce velours et dans ces fauteuils. Cependant une fois descendu à cette vérité de la forme matérielle, on se trouve forcé de la reproduire; car le public, matérialisé lui-même, l'exige[452].»
«Pleine et entière justice étant rendue à des suavités de pinceau et d'harmonie, je dois dire que les ouvrages de l'ère romantique gagnent beaucoup à être cités par extraits: quelques pages fécondes sont précédées de beaucoup de feuillets arides. Lire Shakespeare jusqu'au bout sans passer une ligne, c'est remplir un pieux mais pénible devoir envers la gloire et la mort: des chants entiers de Dante sont une chronique rimée dont la diction ne rachète pas toujours l'ennui. Le mérite des monuments des siècles classiques est d'une nature contraire: il consiste dans la perfection de l'ensemble et la juste proportion des parties[453].»
«Le Génie enfante, le Goût conserve. Le Goût est le bon sens du Génie… Ce toucher sûr, par qui la lyre ne rend que le son qu'elle doit rendre, est encore plus rare que la faculté qui crée. L'Esprit et le Génie diversement répartis, enfouis, latents, inconnus, passent souvent parmi nous sans déballer, comme dit Montesquieu: ils existent en même proportion dans tous les âges; mais, dans le cours de ces âges, il n'y a que certaines nations, chez ces nations qu'un certain moment où le Goût se montre dans sa pureté; avant ce moment, après ce moment, tout pèche par défaut ou par excès. Voilà pourquoi les ouvrages accomplis sont si rares; car il faut qu'ils soient produits aux heureux jours de l'union du Goût et du Génie. Or, cette grande rencontre, comme celle de quelques astres, semble n'arriver qu'après la révolution de plusieurs siècles, et ne durer qu'un instant[454].»
Il ne m'appartient pas de juger les jugements que porte M. de Chateaubriand sur la littérature anglaise. Je les crois justes en général, et le plus souvent empreints de cette impartialité supérieure qui prend sa source dans l'intelligence et dans la sympathie. Ce don de s'identifier avec l'esprit de l'étranger suppose une puissance de généralisation assez rare, qui comprend tout parce qu'elle domine tout. Bien qu'éminemment Français, M. de Chateaubriand, avec son génie largement humain, a dû pénétrer et sentir le génie anglais. Je ne sais pourtant si quelques traits ne lui en ont pas échappé. A-t-il compris, a-t-il fait ressortir ce qu'une religion qui n'est pas la sienne a communiqué de spécial à la poésie anglaise? A-t-il bien vu que la religion individuelle (c'est le vrai nom du protestantisme) a dû donner à la poésie, qui est son écho, des caractères analogues à ceux du culte, qui est son expression immédiate? La poésie du dedans, je veux dire du coeur et de la maison, cette poésie recueillie, à la fois intime et précise, familière et sérieuse, qui ne s'élève au-dessus du niveau de la vie qu'autant qu'il faut pour n'être pas confondue avec la vie, cette poésie, beaucoup moins naturelle aux pays de la religion romaine, a produit sous le ciel voilé de la Grande-Bretagne des richesses dont il eût été intéressant de mesurer l'étendue et de faire connaître le caractère.
Si M. de Chateaubriand est vrai en littérature, il l'est encore sous le rapport plus important de la morale. La vérité morale n'a chez lui d'autres limites que celles de ses connaissances religieuses. Tout ce qu'on peut, dans l'horizon de la lumière naturelle, reconnaître et professer de vrai, il le reconnaît et le professe. Nul n'a plus que lui ce bon sens du coeur qui résiste à toutes les subtilités de l'esprit de système. Plusieurs de celles dont notre siècle malade avorte tous les jours, il les signale, il les arrête, et, vaines ombres, les chasse avec son caducée dans l'empire des ténèbres. D'un mot il termine ces procès d'idées que notre épuisement moral a pu seul faire traîner en longueur. Voici un exemple de ces justices sommaires:
«Le caractère de notre siècle est de systématiser tout, sottise, lâcheté, crime: on fait honneur à la pensée de bassesses ou de forfaits auxquels elle n'a pas songé, et qui n'ont été produits que par un instinct vil ou un dérèglement brutal: on prétend trouver du génie dans l'appétit d'un tigre. De là ces phrases d'apparat, ces maximes d'échafaud, qui veulent être profondes, qui, passant de l'histoire ou du roman au langage vulgaire, entrent dans le commerce des crimes au rabais, des assassins pour une timbale d'argent, ou pour la vieille robe d'une pauvre femme[455].»
Où M. de Chateaubriand cesse quelquefois d'être vrai, c'est dans l'appréciation de certains faits religieux. Il y a deux ordres de vérités, auxquelles correspondent deux organes, dont on peut avoir l'un sans posséder l'autre. Cet admirable bon sens de l'esprit et du coeur, qui fait l'auteur si excellent juge en d'autres matières, n'est pas à la hauteur des questions religieuses. La simplicité du coeur y voit plus clair que le génie. Ne craignons pas de le dire: c'est une vérité païenne qui brille dans l'auteur de l'Essai; nous la goûtons, toute païenne qu'elle est, puisqu'elle est vérité; mais, de même qu'un flambeau qui brillait dans la nuit, et qui, en face du soleil, ne semble jeter que de la fumée, cette vérité devient ténèbres à côté de la vérité chrétienne. Je ressens de la peine à faire l'application de ces idées à l'auteur du Génie du Christianisme; mais ma répugnance n'est rien contre des faits, que je ne puis effacer et que je ne dois pas dissimuler. Et qu'importe encore que les erreurs dont je me plains se trouvent comme enchâssées dans des assertions contre le protestantisme, où je suis né et où je demeure par choix? Ces erreurs anti-protestantes sont avant tout anti-chrétiennes; et si on voulait bien me supposer, sur le fait du protestantisme, la moitié seulement de la dépréoccupation que j'ai réellement, j'espérerais me faire écouter et croire en établissant que le mauvais vouloir dont cette communion chrétienne est aujourd'hui l'objet, tient précisément à ce qu'elle manifeste présentement de substance chrétienne, de même que la faveur dont le protestantisme a joui, ou plutôt dont il a été flétri, sous la Restauration, tenait aux éléments païens qui s'étaient mêlés à lui et dont on le croyait entièrement composé.
C'est que le protestantisme pour les uns est un parti, pour les autres une religion; c'est qu'il est à la fois païen et chrétien; c'est qu'il n'est, à proprement parler, qu'un espace ménagé à la liberté de conscience, et où peuvent s'abriter également la foi et l'incrédulité. Mais dans les consciences délicates, une grande liberté emporte une grande responsabilité; le sentiment de cette responsabilité crée en elles une vie religieuse plus spontanée, plus individuelle, plus intense que dans aucun autre système. La liberté est la patrie des croyances sérieuses, fortes et conséquentes. Là, le christianisme est l'affaire de chacun; là, je l'avoue, ne cesse point miraculeusement l'attrait des formes et le prestige de l'autorité; mais l'homme y est incessamment averti de l'insuffisance de l'autorité et des formes; elles lui refusent l'asile qu'il leur demande, et, si l'on peut parler ainsi, le repoussent incessamment vers sa conscience et vers l'Évangile. À côté de ce que le rationalisme a de plus insipide et de plus languissant, vous trouvez ce que la foi positive a de plus savoureux et le zèle le plus actif. Le catholique, s'il veut, donne charge à l'Église de croire pour lui; le protestant, sujet à la même tentation, est continuellement rappelé à l'usage de sa propre liberté par l'usage qu'il en voit faire dans sa communion. Mille questions se lèvent et se posent devant lui; il ne peut ni les ignorer, ni en renvoyer la solution à une autorité qui n'existe pas, ou que nul n'est tenu de reconnaître. La liberté, pour lui, est bien moins un droit qu'un devoir. Admirable renversement des idées vulgaires! Idée qui réveille sans cesse les consciences, qui combat la pesanteur de la chair, qui ne permet pas dans l'Église protestante un long engourdissement, ni une décadence irrémédiable, et, dans nos temps en particulier, y produit des effets qui commencent, même au dehors, à devenir sensibles.
En ce même temps, un certain goût de catholicisme s'est éveillé en France, et l'une des causes de ce réveil est précisément la peur que fait le christianisme sérieux qu'on voit s'avancer sous les livrées de la Réforme. Le monde jette au devant d'elle son vieux rival; les païens modernes se font un bouclier, un rempart du catholicisme auquel ils ne croient pas; ils l'opposent, faute de mieux, au christianisme qui s'approche; ils évoquent la poésie des souvenirs contre la réalité d'une puissante espérance; ils insultent le protestantisme, leur allié de la veille; ils lui cherchent des crimes et surtout des ridicules; ils défigurent son histoire; ils travestissent ses croyances; ils tentent d'avilir ses héros. C'est une preuve que les éléments chrétiens auxquels le protestantisme sert d'enveloppe se sont fait jour, se prononcent, et sont reconnus.
La prédilection de M. de Chateaubriand pour le catholicisme est d'une date plus ancienne et d'une meilleure espèce; néanmoins ses jugements sur la Réforme ont souvent pour principe une vue incomplète ou erronée des principes de la religion chrétienne. Je n'en donnerai pas pour exemples des assertions comme celle-ci: «que le pasteur protestant abandonne le nécessiteux sur son lit de mort[456].» Quelque énormes que soient de pareilles erreurs, une prévention purement catholique a pu les dicter. Encore moins voudrais-je rapporter à un manque de connaissance chrétienne la manière peu satisfaisante dont l'auteur explique pourquoi les beaux temps de la littérature anglaise sont postérieurs à ceux de la Réforme, véritable anomalie dans son système[457]; mais les opinions que je vais relever prennent leur source ailleurs que dans les préjugés du catholique de naissance.
L'auteur des Études historiques avait traité Luther de moine envieux et barbare[458]; depuis lors il a fait meilleure connaissance avec le grand homme qu'il avait heurté dans les ténèbres; le noble coeur de M. de Chateaubriand s'est ému de sympathie à la rencontre de son pareil; il a effacé ces épithètes injurieuses; il n'a pas résisté à l'attrait que lui inspirait Luther, orateur, poète, père de famille, tendre ami, et bon homme à la façon des grands hommes; il ne peut s'empêcher, tout en le jugeant avec rigueur, de serrer la main de cet adversaire qu'il serait tenté d'aimer; et cependant il ne connaît encore de Luther que ce que M. Michelet a bien voulu nous en apprendre. Pour ce qui concerne la personne de Luther, je n'en demande aujourd'hui pas davantage à M. de Chateaubriand, qui, mieux informé, sera un jour plus complètement juste. Mais c'est au nom d'un plus grand que Luther, que je réclame contre les jugements suivants. Dans le premier il s'agit du voyage de Luther à Rome:
«Le pape, en se faisant prince à la manière des autres princes… avait renoncé à ce terrible Tribunat des peuples, dont il était auparavant investi par l'élection populaire. Luther ne vit pas cela; il ne saisit que le petit côté des choses: il revint en Allemagne, frappé seulement du scandale de l'athéisme et des moeurs de la cour de Rome[459].»
Rien de plus sévère en intention; mais, de fait, on n'a jamais rien dit de plus honorable pour Luther. C'est dire qu'il ne vit les choses qu'en chrétien, et par leur côté spirituel. Il les vit donc comme Jésus-Christ les aurait vues. Il ne vit pas, ou plutôt, il ne voulut pas voir des intérêts de hiérarchie, des questions d'institutions, mais l'Évangile, vie et condition de toute institution chrétienne. Il donna moins d'attention aux sociétés passagères des hommes qu'à l'homme lui-même et à ses intérêts éternels. Il savait apparemment que la vérité dans les institutions ne manque pas quand une fois on a la vérité dans les idées; c'est le centre qu'il vit malade, et au centre qu'il voulut porter remède. La vue la plus chrétienne était aussi la vue la plus philosophique, et il en est toujours ainsi, car la vraie religion est l'unique philosophie. C'est donc au grand côté des choses que s'attacha ce grand coeur. En s'attachant à l'autre, il aurait laissé tout au plus la réputation d'un politique; il ne voulut être que chrétien: sa réputation et son influence y ont-elles gagné ou perdu? Quoi qu'il en soit, il faut prendre acte du reproche de M. de Chateaubriand: ce reproche est une apologie sans réplique des intentions et de l'oeuvre de Luther. Mais n'est-il pas triste que l'auteur du Génie du Christianisme ne sache point encore quelles choses le christianisme tient pour petites, et quelles il appelle grandes?
Nous lisons ailleurs:
«Luther ne voulut rien céder à Zwingli, à Bucer et à OEcolampade qui le suppliaient de s'entendre avec eux; ils lui auraient donné la Suisse et les bords du Rhin… Un homme à grandes conceptions, désirant changer la face du monde, se serait élevé au-dessus de ses propres opinions; il n'aurait pas arrêté les esprits qui cherchaient la destruction de ce que lui-même prétendait détruire. Luther fut le premier obstacle à la réformation de Luther[460].»
Je prie l'auteur d'observer que tout ce qui est dit ici de Luther, se pourrait dire à meilleur titre de notre Seigneur Jésus-Christ. Si s'élever au-dessus de sa foi est le propre des grandes conceptions, Jésus-Christ n'en a eu que de petites. Car plutôt que de se mettre au-dessus de ses opinions, c'est-à-dire de la vérité dont il était dépositaire et dont l'abandon lui eût valu des hommages et une popularité immense, Jésus-Christ aima mieux mourir. Il paraît, ou que Jésus-Christ a fait peu de cas des grandes conceptions, ou qu'il a jugé petites celles qui paraissent grandes à M. de Chateaubriand. N'est-il pas possible que Jésus-Christ, et Luther à son exemple, aient estimé que la plus grande des conceptions est de préférer la vérité à toutes choses? Je dis la vérité, puisque pour chacun de nous, notre opinion ou notre conviction est la vérité. Ce principe de conduite est la gloire distinctive des âges chrétiens. L'histoire moderne lui doit ses principaux caractères et son plus grand intérêt, et depuis longtemps la conscience générale rend hommage à ce désintéressement qui met une pensée à plus haut prix qu'un empire. Comment se ferait-il que les grandes conceptions fussent d'un côté et le désintéressement de l'autre, que ce qui fait la force de l'âme fît la faiblesse de l'esprit, et que ce qui est généreux fût insensé? Comment supposer que le divorce du vrai et de l'utile soit dans la nature des choses et dans le dessein de Dieu, et qu'il y ait contradiction entre les oeuvres d'une même sagesse et les dons d'une même main? M. de Chateaubriand abjurait-il son génie lorsqu'il refusait la fortune plutôt que de la devoir à l'assassin du dernier Condé? Aucun de ses ouvrages, selon moi, ne renferme une plus grande conception. Non, la vérité et le bien ne sont pas séparés. L'Évangile n'est pas un astre sinistre pour la société; et Luther, en renonçant au protectorat de l'Europe plutôt qu'à une seule de ses convictions, a fait oeuvre de bonne politique en même temps que d'abnégation. Le bien social résulte de nos sentiments plutôt que de nos spéculations; et il est assez prouvé qu'en politique aussi bien qu'en littérature «les grandes pensées viennent du coeur[461].»
Le reproche est donc un hommage; et quand M. de Chateaubriand ajoute que Luther arrêta les esprits qui cherchaient la destruction de ce que lui-même prétendait détruire, l'assertion est gratuite et en contradiction avec ce qui précède. De quel droit imputer à Luther de n'avoir détruit qu'une partie de ce qu'il condamnait? et comment est-il permis de le supposer, après qu'on a dit qu'il ne sut pas s'élever au-dessus de ses opinions? Ces deux reproches se détruisent mutuellement; et si M. de Chateaubriand daigne un jour étudier l'histoire et les doctrines d'une secte pour laquelle il témoigne trop de mépris, il verra que l'élément négatif, mis en saillie par les rationalistes, n'est point le caractère des réformateurs ni l'esprit de leur oeuvre. La religion de Luther est très positive, nullement rationaliste; elle s'appuie sur des miracles, elle est hérissée de mystères, elle réclame l'infini en morale, et peut-être elle est plus effrayante pour l'homme naturel que le catholicisme lui-même.
«La Réformation, dit l'auteur, éclata au sujet de quelques aumônes destinées à élever au monde chrétien la basilique de Saint-Pierre. Les Grecs auraient-ils refusé les secours demandés à leur piété, pour bâtir un temple à Minerve[462]?»
Les hommes du seizième siècle qui refusaient l'aumône à Léon X n'étaient pas des Grecs; c'étaient des chrétiens; ils avaient puisé leurs principes dans la Bible et non dans Hésiode. Mais je dis plus, les Grecs auraient pu refuser au nom de Minerve des secours qui devaient tourner à la honte de cette déesse. Je veux que Jésus-Christ eût besoin de la basilique de Saint-Pierre: l'eût-il voulue, l'eût-il acceptée au prix qu'elle a coûté? Cette basilique l'honore-t-elle autant que le trafic des indulgences le déshonorait? Léon X, en bâtissant Saint-Pierre, démolissait l'Évangile, temple spirituel de la chrétienté, que ne sauraient remplacer mille et mille basiliques. Ce n'est pas contre Saint-Pierre, mais contre la plus criminelle des hérésies, que s'éleva la voix de Luther. Il avait vu vendre la pourpre romaine, et l'avait supporté: il ne put souffrir qu'on voulût vendre le ciel. C'est l'esprit du christianisme qui paraît dans la protestation dont il fut l'organe: quel esprit paraît donc dans ceux qui la lui reprochent?
Qu'on ne dise pas que nous nous faisons ici, contre des opinions catholiques, le champion des opinions protestantes. Les critiques que nous faisons, un catholique pourrait les faire. Rien n'est loin de nos principes et de notre caractère comme l'exclusivisme de secte, à moins qu'on n'appelle de ce nom l'attachement aux principes fondamentaux du christianisme, reçus en commun par tout ce qu'il y a d'hommes sérieux et croyants dans les deux communions. Nous ne jouissons pas de trouver des erreurs dans un écrivain qui nous inspire autant d'intérêt que d'admiration; nous en éprouvons au contraire un vif déplaisir. Nous voudrions voir ce talent sans égal, ce roi des talents de notre âge, montrer à la génération qui l'admire le chemin de toutes les vérités. Ce chemin serait celui de l'avenir.
L'avenir! avec quel courage, mais avec quelle tristesse le noble vieillard attache ses regards vers cet Orient où chaque jour voit s'élever de nouveaux groupes d'étoiles! Aucun de ces astres n'est le soleil, et c'est le soleil qu'il attend, soleil qui ne doit pas, il le sait trop bien, briller sur ses cheveux blanchis; son avenir à lui, comme sa résignation amère se plaît à le répéter, c'est la tombe et l'oubli. Cette pensée inonde son livre, mêle l'auteur à tous ses sujets, perce jusque dans son élégant et spirituel badinage, s'échappe en jets subits de ses plus calmes spéculations. Il semble, pour ce qui le concerne, avoir abdiqué l'espérance; il n'espère plus que pour l'humanité, mais de cette espérance, dit-il, «incorruptible au malheur, plus forte et plus longue que le temps, et que le chrétien seul possède[463].»
Les regards du chrétien se portent, comme tous les regards, vers ce désert qui nous sépare de la terre promise; il frémit d'espoir et de terreur à la vue de ces brûlantes solitudes, où «la nuée, et lumineuse et sombre,» n'a pas encore distinctement paru. Cette époque éveille son attention au plus haut degré, car dans l'histoire du monde il n'en est point de pareille. Jamais attente si universelle, si grave, si anxieuse, ne s'empara d'aucun siècle. Jamais la pensée de l'avenir ne fut tellement présente à tous les esprits, même aux plus vulgaires, même aux plus légers. Jamais vaisseau n'entreprit sous des auspices plus redoutables une plus périlleuse navigation. Le souffle se tait dans les airs; l'âme du monde moral semble retenir son haleine; le navire paraît appelé à labourer à force de rames une mer de plomb; les croyances ont été laissées sur le rivage; l'humanité a dit à la matière: «Fais-nous des dieux qui marchent devant nous»[464]; et ces dieux, comme ceux des peuples antiques, sont de bois, de métal, d'eau et de feu. Mais le chrétien a bonne espérance. Tout cela n'est point l'avenir, mais la condition de l'avenir, le procédé de la rénovation; la matière prépare à l'esprit un nouveau monde, à la vérité un nouveau sol, à l'Évangile une nouvelle scène, où il déploiera, dans l'immutabilité de ses principes, la féconde variété de ses formes et de ses moyens. Il n'est permis au chrétien ni de se réjouir sans trembler, ni de trembler sans se réjouir.
Mais je cherche dans les convictions de M. de Chateaubriand ce qui peut justifier, ce qui peut nourrir son espérance. Je le cherche, et, s'il faut le dire, je ne le trouve pas. Sa religion semble avoir brisé contre les événements et les opinions des trente dernières années, toutes les saillies, tous les contours précis qui font la puissance d'une religion positive. À force de contact avec les théories sociales, elle a fini par devenir une de ces théories. L'auteur transporte le royaume du ciel sur la terre, il confond le résultat avec le but, et quelques applications terrestres de la vérité avec la vérité même. Et si l'on observe quels sont les résultats et les applications qu'il espère de l'avenir, leur nature même donne lieu de douter qu'il ait bien saisi le côté organisateur et social de l'Évangile. La «démocratie chrétienne,» voilà pour lui le dernier fond de la perspective. Mais si, comme on ne peut le nier, le christianisme a fait de la famille l'unique base de la société civile, c'est dans l'esprit de la famille chrétienne que la société doit être reconstituée; or la famille n'est pas une démocratie. La démocratie, regardée aujourd'hui comme l'état définitif et normal de la société, n'est peut-être qu'une crise importante, un état transitoire que la société doit subir. L'épithète de chrétienne n'y fait rien; dans une pareille alliance de mot, le substantif dévore son adjectif.
Quoi qu'il en soit de ces idées, et quoi qu'on veuille penser de la démocratie chrétienne, c'est beaucoup plus loin, beaucoup plus haut, que doit se porter, d'un premier essor, l'espérance du chrétien; et ce n'est pas dans des arrangements sociaux, quelque parfaits qu'on les imagine, que nous voudrions voir M. de Chateaubriand chercher l'avenir. Qu'il se soucie d'abord de ce qui est invisible et éternel: le reste viendra de soi-même. «À qui cherche le règne de Dieu et sa justice, toutes choses seront données par-dessus[465].» On ne prendra pas ceci, nous l'espérons, pour une opinion protestante, et ce n'est pas comme telle que nous la recommandons à l'illustre écrivain; car pour l'accepter, il ne faut qu'être catholique, et c'est tout ce que nous demandons de lui.
II
Le Paradis Perdu de Milton.
Traduction nouvelle.
2 volumes in-8°—1836.
PREMIER ARTICLE[466]
C'est de la traduction de Milton que j'ai à rendre compte; mais je ne crois manquer ni à mon sujet ni au traducteur en m'occupant d'abord de Milton même et de son ouvrage. Parler du bonheur que je viens de goûter à longs traits en lisant le Paradis Perdu, c'est, je l'espère, remercier à son gré celui à qui j'en suis redevable; c'est lui dire, ce que mille autres voudraient lui dire, que son noble but n'est pas manqué, que son oeuvre a porté coup, qu'il a remis un grand homme en possession de notre admiration, ou, pour mieux dire, notre admiration en possession d'un grand homme; que son enthousiasme a des complices, que son culte a des prosélytes. Oh! du côté de M. de Chateaubriand, je ne suis pas en peine; mais, il faut en convenir, j'aurais eu peine, en tout cas, à me détourner de mon dessein. Comment sortir de la société de Milton, et d'une société que son traducteur a su nous rendre si intime, et ne parler point de Milton lui-même? Comment avoir lu le Paradis Perdu, et ne parler que de l'oeuvre du traducteur? C'est un événement qu'une telle lecture; c'est une époque qu'une telle publication; et quand on attache à un livre de grandes espérances littéraires, et morales, il est impossible de ne pas le dire, et de le dire sans l'expliquer.
Est-ce donc que le Paradis Perdu n'était pas connu parmi nous, du moins en français? Soyons justes, et reconnaissons que cet ouvrage a été plus heureux en traducteurs que beaucoup de poèmes étrangers: le travail de Dupré de Saint-Maur, celui de Racine, celui de M. Mosneron sont dignes d'estime et de mémoire. Mais, malgré cela, qui est-ce qui lisait Milton? Bien peu de personnes sans doute. À différentes époques, après avoir un moment occupé la scène, il est rentré dans une ombre majestueuse, repliant, comme le magnifique oiseau que Buffon a célébré, «repliant ses trésors et les cachant à qui ne sait point les admirer.» Toute époque, tout état social ne sont pas propres à apprécier et sentir Milton; les éloges les mieux motivés des meilleurs critiques ne créent pas un sens de plus dans les âmes, et vous avez beau, hommes de coeur et d'art, dire et crier votre secret, malgré vous il est en sûreté; car on ne peut vous entendre. Je rappellerai seulement ce que tenta, il y a une trentaine d'années, pour l'honneur de Milton et de la poésie, un des plus excellents critiques et des plus oubliés, peut-être, qu'ait eus notre presse périodique, M. Delalot, littérateur savant, grand écrivain, mais qui, de même que Milton, n'avait point eu l'heur de venir en son temps. Cet homme, d'un goût exquis, dont la critique était à la fois de la philosophie et du sentiment, passionné avec intelligence pour le beau antique et pour le beau chrétien, d'une sévérité courageuse parce que l'intention en était pure, libre d'esprit de coterie et d'esprit de contradiction, et ne sachant point pour tout secret
De la gloire des morts accabler les vivants,
M. Delalot était tombé on ne peut plus à propos ou moins à propos tout au travers des triomphes de Delille[467]. On l'applaudirait aujourd'hui, on l'écouterait comme le virum quem de l'Énéide: alors on ne le comprit pas même; et ses admirables analyses du Paradis Perdu ne purent faire mesurer la distance qui séparait le vrai Milton du Milton de l'abbé Delille. Quoique cette brillante traduction n'ait jamais passé pour fidèle, c'est par elle seulement que la plupart des lecteurs français connaissent le Paradis Perdu. À cette version, qu'il faut tenir pour non avenue, autant du moins que de très beaux vers peuvent passer pour non avenus, M. de Chateaubriand fait succéder sa traduction à lui, moins flatteuse, moins parée,
Mais fidèle, mais fière, et même un peu farouche[468].
C'est un grand événement en littérature, parce que les temps ont changé, parce que le sens qui manquait à toutes les époques où on a tenté de naturaliser Milton en France s'est développé dans bon nombre de natures; enfin, parce que M. de Chateaubriand est pour quelque chose dans l'événement. N'eût-il donné à cette oeuvre que son nom, c'était déjà beaucoup en faveur du Paradis Perdu; ainsi protégé, il faudra bien que Milton soit lu; et s'il est lu, comment veut-on que je ne me livre pas, pour l'époque présente, à quelque espérance?
Une des ambitions de la poésie de notre siècle est de remonter au primitif. Les jeunes gens qui l'essaient ne se doutent pas qu'ils sont trop vieux pour cette oeuvre; ils ne sentent pas les soixante siècles qui pèsent sur eux; et comment en secouer le poids? C'est le grand secret de Milton; il n'a vécu tous ces siècles que pour s'en approprier l'expérience; ces siècles ne pèsent pas sur lui, ils le soutiennent; ils ne le font pas faible, mais fort. Remontant le courant des âges, il arrive à la source d'où ils ont jailli; il ne fait pas du primitif, il est primitif; le chantre d'Adam est lui-même l'Adam de la poésie; il s'assied au berceau du monde, se pénètre des impressions les plus neuves de l'homme naissant, s'approprie la simplicité de sa pensée et de ses sentiments, de ses vertus et de ses remords, retrouve et fait saillir à travers les lignes superposées et entrelacées de l'humanité actuelle, les lignes grandes et profondes de l'humanité originelle, s'inspire, homme des derniers temps, de toutes les impressions d'Éden,
Et sur sa lyre virginale
Chante au monde vieilli ce jour, père des jours[469].
Je ne saurais assez dire combien ce mérite, ou ce bonheur, me paraît immense. Il a toujours assigné le premier rang, la royauté, parmi les poètes, à ceux qui l'ont possédé. Un coup d'oeil superficiel pourrait faire priser plus haut ces traits délicats, ces ombres multipliées, dont s'est chargée peu à peu la surface de l'âme; on y croit sentir plus de pénétration, plus de finesse. Mais, à quelque haut prix qu'il faille mettre ce talent, tout d'observation, comment le comparer à cette divination qui retrouve les premières bases de tout ce que nous éprouvons, à cette puissance qui, nous séparant de tous les siècles que nous avons vécus, nous reporte d'un élan jusqu'à notre point de départ, à cette éloquence qui nous rend les vraies voix, les sons primitifs de notre nature, l'accent majestueux et ingénu de l'homme, alors que pour la première fois il rencontra son Auteur dans l'Univers et soi-même dans sa conscience? Sous ce rapport, le vieil Homère lui-même est moderne auprès de Milton; et qu'est-ce donc de tous les autres? Tous les autres n'ont été grands, chacun dans sa mesure, qu'à proportion qu'ils se sont rapprochés du type originaire de l'humanité; c'est ce type qui doit être ou vu ou poursuivi par tout poète; c'est dans ce limpide cristal qu'il doit se contempler pour se peindre, puisque le poète n'est, en réalité, que le peintre de soi-même; ce sont de telles images qu'il faut présenter au siècle qu'on veut régénérer dans l'art; c'est Milton que doivent lire ces esprits échauffés, adustes, que des modèles moins purs, et la vie réelle, calcinent toujours davantage. Et, qu'on y prenne garde, ce n'est pas pour apprendre à faire du primitif, ce qui est la chose du monde la moins primitive, mais pour être profond et vrai, dans le sens et dans le point de vue que le siècle a déterminé. Rien de plus touchant qu'une poésie qui réunit l'intelligence de son temps avec le sentiment de la simplicité première de la vie humaine. Ce contraste fait le charme des plus aimables productions de la littérature moderne.
Les caractères principaux de la nature humaine, les situations les plus fondamentales de la vie ont été représentés dans leur simplicité native par quelques-uns des grands poètes de tous les temps; mais on ose dire que, comparés à Milton, ils n'ont attaqué leur sujet qu'obliquement et par des faces plus ou moins étroites. Des traits énergiques et purs dessinent chez eux, par quelque côté important, le sexe et l'âge, la grandeur et la misère, la joie et la douleur, quelquefois même l'homme, séparé de toutes ces circonstances, et considéré dans sa seule opposition avec tout ce qui n'est pas lui. Mais je suis fort aveuglé si l'Homère biblique, l'auteur du Paradis Perdu, n'a pas été le plus heureux à extraire la racine (qu'on me pardonne cette expression), la racine de chacune des conditions diverses de l'existence humaine. Chez lui, ce n'est pas de profil, c'est en face, c'est dans leur plus grande largeur que chacune est sculptée à nos regards. Les types sont complets, accessibles, éclairés de toutes parts; les lignes non interrompues se rejoignent par leurs extrémités; l'image est aussi pleine qu'elle est ingénue; l'homme, non pas abstrait, mais primordial, élémentaire, est retrouvé; nous avons, au profit de tous les collationnements qu'il nous plaira d'essayer, l'editio princeps de l'humanité. Qu'on arrête son attention sur ce double exemplaire de l'homme et de la femme, mais de la femme surtout, image nécessairement plus saillante, parce qu'elle est une variété de l'homme, en qui elle trouve son terme de comparaison, tandis que l'homme ne le trouve que hors du monde visible; qu'on étudie cet Adam et cette Ève, et qu'on dise s'il y manque une seule des données dont se compose invariablement le caractère des deux sexes dans tous les âges et les lieux; qu'on dise si chacun de leurs actes, chacun des mots qu'ils prononcent, n'est pas typique et parfaitement absolu; si chacune de leurs manifestations n'enveloppe pas dans toutes les dimensions tout le sexe auquel elles se rapportent; si chacune n'est pas l'histoire anticipée de tout ce sexe; si toutes ces expressions réunies ne sont pas l'histoire prophétique et perpétuelle de toute la société! C'est ici véritablement qu'Addison a pu s'écrier;
Cedite, Romani scriptores, cedite Graii[470]!
Ne laissons pas d'ailleurs égarer notre hommage; n'hésitons pas à admirer, derrière Milton, un plus grand poète que tous les Romains et tous les Grecs, et que Milton lui-même. Jamais, sans les premiers chapitres de la Genèse, un si prodigieux mérite n'aurait honoré une production humaine, de même, hélas! que, si Milton n'eût pas existé, jamais le Paradis Perdu n'aurait existé. Du moins, à partir du moment où nous sommes, il est bien certain qu'il ne s'écrirait jamais plus!
Ce sujet, il est vrai, pourrait tenter encore bien des esprits et des esprits de plus d'une espèce; mais il n'appartient ni au mysticisme, ni au rationalisme, ni même à l'orthodoxie, dans les conditions où notre âge la retient, d'entrer dans ce sujet par la plus large porte, comme Milton y est entré. Cette entreprise réclame un courage poétique que je ne vois nulle part, et qui peut-être est éteint pour jamais. Consolons-nous par admirer ce que nous ne pouvons plus répéter ni reproduire. Un poète de nos jours, soit pieux, soit incrédule, abordant le même sujet, nous représenterait, je crois, sous les noms d'Adam et d'Ève, un homme et une femme, ou peut-être l'homme et la femme, mais non pas Adam et Ève. En faire à la fois la plus vive individualité et la plus haute généralisation, c'est aujourd'hui un problème insoluble aux plus habiles. Je le répète: le courage poétique, ou, si vous l'aimez mieux, l'ingénuité poétique, manque pour cette oeuvre. La peur de l'inconséquence, de l'anachronisme, de l'anticipation, cette logique superficielle qui est devenue la forme de tous les esprits, s'y oppose désormais invinciblement. Le temps de ces créations est passé. Il n'appartient à aucun génie individuel de s'insurger en plein contre le génie universel. La direction de l'esprit et peut-être de la poésie moderne, est précisément inverse de celui qui inspira le Paradis Perdu. Le vent qui partait de l'Orient souffle aujourd'hui de l'Occident. Dans la poésie d'autrefois, l'âme cherchait à se faire jour par des images; l'invisible, à leur aide, se rendait visible, l'abstrait palpable, et, sur les traces du langage humain, qui n'est tout entier qu'un vaste poème dans ce même sens, la poésie matérialisait tout dans le seul dessein de rendre tout sensible, de même que, dans une sphère infiniment plus haute, la religion s'était faite anthropomorphiste pour être humaine, et la Divinité même s'incarnait afin de nous sauver. Aujourd'hui tout devient forme abstraite, ombre, fantôme; des corps et des substances il ne reste que les contours; l'individualité s'absorbe dans l'idée, le concret dans l'abstrait, l'être dans sa notion. C'est l'esprit de la poésie du dix-neuvième siècle; et s'il faut apporter un exemple (que M. Quinet nous permette de le citer à propos de Milton), c'est l'esprit d'Ahasvérus et de Napoléon. Je ne saurais indiquer de meilleur type de cette nouvelle tendance. Vous y verrez les réalités compactes se résoudre en brouillard perméable, les existences en rêves, et les idées s'emparer de la place des choses. C'est la poésie prise à l'envers, je ne veux pas dire à rebours. J'apprécie ces conceptions, j'éprouve quelques tressaillements poétiques au sein de cet univers désolé; mais je rentre avec bonheur de cette nuit sublime dans la lumière sublime de Milton, ainsi que du sein du panthéisme dans la religion de Jésus-Christ. Je n'ai pas besoin de dire qu'il y a dans ce rapprochement quelque chose de plus qu'une figure de rhétorique. Ahasvérus et Jocelyn sont dans leur sphère ce que le Paradis est dans la sienne. Le panthéisme donc a deux Milton pour un. C'est bien différent. Mais bon nombre de lecteurs sont gens à préférer Adam à Jocelyn, quoique le chef de l'humanité ne sache pas même épeler le mot d'humanitarisme, et Ève à tous les personnages d'Ahasvérus, quoiqu'elle ne pleure pas des larmes de granit.
Je n'espère pas que la lecture de Milton change tout d'un coup la direction des esprits et fasse brusquement rebrousser la poésie vers ses antiques voies:
Je penserais plutôt que les ruisseaux
Feraient aller à contremont leurs eaux.
Mais l'art a quelques conditions immuables, parce qu'il y a dans l'homme lui-même, vrai moule de l'art, des caractères également immuables. Toujours l'homme appréciera ce qui donne de la saillie et du relief aux choses qui en sont naturellement privées; toujours le poète sera tenu d'être peintre, aussi bien qu'il est obligé d'être musicien. La poésie aura toujours à résoudre dans sa sphère le même problème que la foi, rendre l'absent présent et l'invisible visible. Des contours précis, fermes, arrêtés, seront toujours demandés aux figures que le poète évoquera du sein de sa fantaisie. Ce sera toujours sa tâche et son triomphe d'animer, et de transfigurer dans une lumière vive, les êtres dont il emprunte l'idée au monde réel. Sous ce rapport, et autant que chose pareille peut être l'objet d'une étude, quelle étude que celle de Milton! Quand il n'aurait eu d'autre objet que de résoudre une question littéraire, eût-il pu jamais mieux s'y prendre? Chercher son sujet, ses personnages, son action, dans la région du mystère, sur les bords de l'infini, au sein même de l'infini; s'enfoncer dans la région de l'absolu, isolée des souvenirs et de tout caractère local, historique ou conventionnel, ne disposer sur la terre que de deux êtres humains et puiser le reste de son personnel (si l'on ose ainsi parler) dans le sanctuaire de la Divinité et dans le fond de l'abîme infernal; faire tourner tout son poème sur un dogme, et sur le plus obscur comme sur le plus redoutable des dogmes de la religion; et de ces éléments, dont un poète moderne n'aurait extrait qu'un traité de théologie ou une élégie métaphysique, tirer une épopée plus vivante, plus riche en vraies individualités que toutes les épopées, un drame plus rempli de mouvement que tous les drames, en un mot le poème à la fois le plus plastique (comme on aime à dire) et le plus intime: c'est le fait du génie le plus extraordinaire qui se soit jamais appliqué à la poésie. De timides observances n'ont pas retenu Milton; il n'a pas craint ou il a bravé les étonnements du rationalisme littéraire, que son siècle, à la vérité, lui permettait de redouter moins; un esprit semblable à celui qui nous a valu, à la même époque, le Pèlerinage du Chrétien, élevait Milton au-dessus de ces petites considérations. Comme Bunyan n'a pas eu peur de quelques rudesses ou incohérences allégoriques, Milton, voulant donner à son poème de la couleur et de la substance, et à ses idées une physionomie saisissable, ne s'est pas fait faute de mettre à contribution tous les siècles au profit du «grand jour où naquirent les jours;» de faire refluer à la source des temps tout ce que les temps ont enfanté dans leur cours; d'animer les idées de ce premier jour par des allusions logiquement impossibles; d'emprunter des images à la mythologie même, plutôt que de demeurer abstrait et incorporel. Toute réserve de droit étant faite à la critique, à laquelle j'abandonne, sans y regarder, mille choses dans le Paradis Perdu, je dis seulement qu'il s'agissait pour le poème d'être ou de ne pas être, et que, sans les anachronismes et les anticipations dont je parlais plus haut, le Paradis Perdu ne pouvait pas être. Ce ne sont pourtant pas ces défauts qui font ses beautés; ils ont seulement ouvert une place à ces beautés; ils ont mis le poète au large, et lui ont permis de faire éclater, dans les différentes parties de sa composition, ce génie vraiment poétique, cet esprit de création et de vie qui le distingue si éminemment. Envisageons sous ce rapport les descriptions, les caractères et les discours du Paradis Perdu.
Tout l'art du style est compris sous ces trois chefs; sur quoi on peut observer en passant que Milton est le plus complet des écrivains. Il serait même difficile de dire dans lequel de ces talents il excelle davantage; il suffit de savoir qu'il est à la hauteur du plus grand comme du moindre des trois. Le moindre, on voudra bien en convenir, c'est la description des objets physiques, des scènes de la nature visible. Mais tel est le degré où Milton a porté ce talent, que, n'en eût-il possédé aucun autre, sa place serait marquée parmi les maîtres. Quelle netteté, quel ordre dans la composition de ses tableaux, quelle précision sans dureté dans son dessin, quelle individualité dans chacun de ses tableaux! Bien loin d'être du lieu commun, c'est presque de l'anecdote; que d'air circule entre ses figures! quelle lumière les enveloppe! lumière poétique toutefois, qui embrasse doucement les formes, qui les caresse sans les étreindre, qui ne les éclaire pas seulement, mais les colore et les glorifie, et qui partout les imprime si fortement dans l'imagination du lecteur, que le souvenir de la réalité serait à peine plus vif que celui de l'image. Comme si cette lumière lui était attachée à lui-même, il la porte là-même où toute lumière semble étrangère et impossible, et c'est bien de lui qu'on peut dire, en lui empruntant son énergique langage: qu'il rend les ténèbres visibles[471]; ce qu'un sens percevrait moins bien, un autre le recueille; ce qui se refuse à l'impression des sens, il l'offre au regard de l'âme; plus rarement, néanmoins; tant il est habile à parler à l'imagination, tant il répugne à des traits vagues, tant il lui suffit peu de remplacer la figure des objets par leur physionomie! C'est dans la peinture des êtres animés et moraux que la physionomie l'emporte décidément sur la figure: Adam et Ève, Satan, ses pairs et les archanges, sont plutôt exposés à l'âme qu'aux yeux, et encore en ceci Milton se montre digne de son art. Lorsqu'il vous entraîne avec lui dans des lieux ou dans des situations dont la nature actuelle et la vie humaine ne peuvent nous donner l'idée, il rapproche de nous ces objets par d'heureuses allusions aux objets qui nous sont connus, par des comparaisons prises dans la sphère de nos connaissances ou de nos souvenirs. De mystérieuses horreurs, des combinaisons inouïes, mais essentielles à son sujet, se trouvent soudainement éclairées par le reflet de quelque image terrestre et humaine. Et l'art le plus fin, ou plutôt le goût le plus exquis, lui enseigne alors des contrastes inattendus et magiques. Très ordinairement les scènes orageuses de l'enfer ont pour terme de comparaison, au moins sur une de leurs faces, une des paisibles merveilles de la nature, ou quelque agréable tradition de l'histoire des hommes. Comme aussi bien ce serait une impossibilité à la fois et un contre sens d'appareiller les horreurs de la terre à celles de l'enfer, Milton ne le tente point; mais il cherche au-dessus des ombres du Tartare, sous la voûte de notre ciel, quelque objet qui soit propre, en même temps, à éclairer, à humaniser, pour ainsi dire, l'objet infernal, et à procurer à l'âme épouvantée une douce diversion:
«Ainsi se terminèrent les sombres et douteuses délibérations des Démons se réjouissant dans leur chef incomparable. Comme quand du sommet des montagnes, les nues ténébreuses, se répandant tandis que l'aquilon dort, couvrent la face riante du ciel; l'élément sombre verse sur le paysage obscurci la neige ou la pluie: si par hasard le brillant soleil, dans un doux adieu, allonge son rayon du soir, les campagnes revivent, les oiseaux renouvellent leurs chants, et les brebis bêlantes témoignent leur joie qui fait retentir les collines et les vallées[472].»
N'attendez pas de Milton l'inconcevable confusion du propre et du figuré, de l'image et de l'idée, du mystique et du matériel, dans les allégories religieuses. Il pourra, en de telles fictions, vous paraître bizarre, sauvage, révoltant, mais il ne veut pas scinder vos impressions, déconcerter vos facultés; terrible et gracieux, il sera toujours aussi net, aussi décidé, que peut le comporter un sujet tel que le sien: vous pourrez, tour à tour, vous attacher tout entiers à l'image, ou tout entiers à l'idée; mais vous ne serez pas au même instant disputés et tiraillés par toutes les deux, et obligés de compléter l'impression de l'une par l'impression de l'autre. Bien loin d'en excepter la terrible allégorie de la Mort et du Péché[473], je la citerais bien plutôt en preuve; elle affronte le problème avec la dernière audace et le résout avec la dernière puissance. Depuis le jour où Homère composa d'un triple carreau la foudre de Jupiter, jamais l'allégorie religieuse n'avait rien tenté de si grand, ni rien exécuté de si parfait.
Il est presque inutile de parler des caractères. La difficulté semblait immense, la puissance a paru plus grande encore que la difficulté. Plus les personnages étaient au-dessus ou en dehors des conditions communes des héros d'épopée, et plus leur nature et leur position les éloignaient du lecteur, plus Milton les en a rapprochés. Non seulement Adam et Ève, mais chacun des Anges déchus, chacun des Anges fidèles, sont plus humains (dans le sens où ils devaient être humains) qu'aucun des personnages de l'Iliade et de la Jérusalem. Aucun n'est uniquement le nom propre d'un caractère ou d'une passion; chacun est personnel et vivant. La logique qui détermine leurs actes et leurs paroles n'est pas celle de leur fonction générale dans le drame, mais de leur situation; elle n'appartient pas à l'auteur, mais à chacun d'eux et à chacun de leurs moments. Ils font ce qu'ils doivent faire, ils disent ce qu'ils doivent dire, mais toujours autrement et mieux que vous n'eussiez prévu; tout est dramatique, tout respire la réalité; en même temps qu'ils sont logiquement nécessaires, ils sont contingents, historiques; leur existence individuelle est un fait qui prend place dans votre mémoire. Ainsi, à l'intérêt philosophique et religieux, le seul que vous demandiez d'avance à cet immortel poème, se joint incessamment l'intérêt dramatique le plus vif. Les personnes qui ont lu le Paradis Perdu savent de combien d'exemples je pourrais appuyer cet éloge; mais des citations ne sont pas essentielles à mon but.
Pour donner à ces personnages tant de saillie, il fallait nécessairement les faire parler. Le vieil adage: «Parle que je te voie», est pleinement applicable aux compositions poétiques; et non seulement le lecteur, mais le poète lui-même, a besoin d'entendre ses personnages pour les voir. C'est dans leurs discours qu'ils se révèlent au poète, qu'ils se révèlent à eux-mêmes. Toute épopée où le poète ne cède pas très souvent la parole aux créatures de sa fantaisie, n'est point épique, par cela seul qu'elle n'est point dramatique. La parole seule, depuis la naissance des choses, a mis en évidence le monde intérieur et prononcé au dehors les traits de l'humanité. Les historiens antiques le savaient bien; et ce n'est pas pour faire de la rhétorique, mais pour faire entrer leurs lecteurs et entrer eux-mêmes dans les passions de leurs personnages, qu'ils les font discourir aussi souvent que l'occasion le comporte. Mézeray n'est nulle part si intelligent historien que dans ses harangues fictives. Alors, sous le nom d'éloquence, c'est faire oeuvre de poésie; car l'éloquence, ainsi transposée, n'est plus seulement de l'éloquence; être éloquent pour le compte d'autrui c'est être poète. Il en est de l'éloquence et de la poésie, se substituant ainsi l'une à l'autre, comme d'un seul et même arbre, dont les racines élevées en l'air s'épanouiraient en rameaux, et dont les branches enfoncées dans le sol deviendraient à leur tour les racines de l'arbre. C'est le caractère d'un génie sincèrement poétique, ayant foi en son oeuvre, que de faire souvent parler les personnages qu'il a inventés; c'est au contraire, en poésie, une preuve de petite foi que de remplacer ces discours directs par des résumés en forme oblique, et, ce qui est pis encore, par des définitions et des analyses. Milton, poète positif, n'a eu garde d'entrer dans une si fausse voie. Aussi, quelle vie, quelle agitation, quel remuement dans cette vaste composition! Mais ne vous contentez pas de ce coup d'oeil général: voyez chacun de ses discours.
Milton est bien grand quand il parle en son propre nom; mais combien davantage lorsqu'il cède la parole à ses héros! J'ai lu tous ces discours, je les ai étudiés: l'intérêt en est inégal, selon la situation et selon la personne de l'orateur; mais la perfection est égale dans tous. Ce poète, qui a ses défauts, mais qui, à la différence d'Homère, ne sommeille jamais, a, jusqu'à la fin de son poème, fait parler ses personnages avec une suprême convenance; et, dans le moindre de leurs discours, il a mis ce qui constitue essentiellement l'éloquence, et ce qui fait la première vertu du style, le mouvement.
Pour apprécier l'importance relative de cette qualité du style, remarquons seulement qu'elle ressortit directement à l'âme, et à l'âme seule. D'autres beautés peuvent être le fait de l'imagination et de l'esprit: l'âme seule communique au style le mouvement, qui est toute l'éloquence. L'âme elle-même est un mouvement; un corps immobile ne cesse pas d'être un corps: l'âme, sans action, ne se conçoit pas, n'est rien: comment donc, dans le style, aurait-elle une meilleure expression que le mouvement? Aussi est-ce par la présence et par le degré de cette précieuse qualité, que vous pouvez, dans un auteur, dans toute une littérature, constater et mesurer la part de l'âme dans la création littéraire. Horace n'avait-il pas le sentiment de cette vérité, lorsqu'il disait dans son Art poétique:
Ordinis hæc virtus erit et venus, aut ego fallor,
Ut jam nunc dicat jam nunc debentia dici.
Cette maxime est susceptible d'un sens vulgaire et d'un sens beaucoup plus élevé. L'art de faire venir chaque idée en son lieu logique, afin que la pensée du lecteur arrive sans encombre au terme de l'ouvrage, c'est le nécessaire de l'art: ce n'est pas le fait du génie. Dire à présent ce qu'à présent il faut dire, c'est tour à tour accélérer ou ralentir son cours, c'est resserrer et relâcher à propos le tissu de la parole, c'est marcher ou par une pente insensible ou par de brusques élans; c'est frayer sa route par de doux méandres ou par d'anguleux détours; mais quoi? par pur caprice, et pour l'amour de la variété? non, certes, mais pour reproduire ce qui se passe dans l'âme sous l'impression d'un intérêt puissant, d'une vive passion ou de l'enthousiasme. C'est là, selon nous, la beauté royale du style[474]. Effacez toutes ces métaphores, émoussez tous ces traits d'esprit, aplanissez, jusqu'à l'aplatir, cette diction saillante; si le mouvement reste, vous avez conservé l'âme de votre discours. Ce n'est pas à dire que le mouvement soit au prix du sacrifice de toutes ces choses: il les produit de lui-même, elles ne sauraient le produire; de même qu'un fleuve féconde des rives et les couvre de verdure et de fleurs, tandis que ces fleurs et cette verdure ne peuvent rien sur son cours. Qu'il me soit permis de ne pas quitter sitôt une image dont la réalité est tout près de moi et m'a donné souvent à penser. Aux lieux où j'écris ces lignes, presque sous mes yeux, un fleuve illustre change tout d'un coup la direction de son cours[475]; après avoir longtemps coulé de l'Est à l'Occident, il courbe soudainement vers le Nord la masse entière de ses eaux; verra-t-il de plus beaux rivages? il l'ignore, et que lui importe? qu'importe de laver les pieds de marbre de quelque villa ou les racines de quelque tertre fleuri, au fleuve puissant qui, par la seule inflexion de son cours, va imposer aux siècles sa loi, déterminer l'histoire d'un monde, créer des nationalités distinctes, et tracer entre des peuples une barrière morale et politique bien plus profonde que ses eaux? Or, c'est ici, c'est à mes pieds, que s'opère la critique inflexion de ce fleuve tout historique, dont le nom seul évoque mille souvenirs; cette pensée, où je m'enfonce, et toutes les pensées qu'elle suscite, ne sont-elles pas faites pour absorber les impressions que tenterait sur mes sens l'aspect de ces bords heureux et fleuris?
Le mouvement dans le style est un des principaux caractères des littératures d'où l'âme n'a pas encore fait retraite. On peut, à d'autres époques, imiter à grands frais le mouvement, l'exagérer dans mille morceaux d'une rhétorique convulsive, qui ne ressemblent pas plus à l'éloquence que les secousses du galvanisme ne reproduisent le mouvement flexible et ressenti de la vie. Des traits, des images et des soubresauts, ce n'est pas encore du style, et le teint ardent et apoplectique d'une poésie matérialiste est bien différent des couleurs d'une vie saine. Quel délice de quitter cette éloquence au milieu de laquelle l'âme s'agite et ne marche pas, et de retourner vers Montaigne, Sévigné, Racine et Milton; noms bien divers, génies bien différents, mais qui ont écrit avec leur âme, et dont l'âme, si je puis dire ainsi, coule et circule dans leurs écrits! Les lire, c'est vivre avec eux; malheur à l'écrivain avec qui ses lecteurs ne vivent pas! Certes, Milton est beau de bien des manières; son expression est tour à tour majestueuse, profonde, gracieuse, naïve, mais ses paroles ne sont pas plus belles que les intervalles de ses paroles; ce n'est pas dans ses phrases seulement, c'est entre ses phrases que je l'admire; et la plus sublime de ses images n'est pas plus sublime que tel passage, telle transition, tel détour de sa parole dans les discours dont il a semé son poème.
L'excellence particulière de la poésie de Milton, celui de ses caractères que j'ai surtout voulu mettre en saillie, c'est d'être une poésie positive. Je l'appelle ainsi par opposition à cette poésie d'abstraction, de négation ou d'exception, qui n'est que trop généralement la poésie de notre époque. La poésie de Milton affirme; elle exprime des êtres; elle individualise, elle incarne ses idées; elle est pleine de courage, elle a foi en elle-même. Serait-il inutile de présenter un tel modèle aux poètes contemporains? sont-ils trop au-dessous d'une telle poésie, ou peut-être se jugent-ils trop au-dessus d'elle? S'ils en reconnaissent la prodigieuse supériorité, s'ils la saluent de leurs acclamations, rien n'est perdu; et nous pouvons regarder l'épopée de Milton comme la piscine de la poésie nouvelle. Dans tous les cas, il ne faut pas se lasser d'élever l'enseigne du vrai et du beau, ne fût-ce que pour avertir et consoler, dans quelque endroit de la confuse mêlée, quelque fidèle éperdu et découragé; et quant aux autres…
Virtutem videant[476]…
Dans un prochain article, où je me propose d'envisager le Paradis perdu sous le point de vue religieux, j'aurai l'occasion de montrer ce qu'a donné de positif à cette poésie le Christianisme positif de l'auteur. Ceci nous mènerait aujourd'hui trop loin. Je me contente d'avoir fait[477] ressortir quelques-uns des caractères généraux qui m'ont le plus frappé dans ce chef-d'oeuvre. Je ne me suis que trop étendu sur ces sujets, qui ne constituent néanmoins qu'une faible partie du tribut de louange que nous devons à Milton. Mais comment se détacher sans regret d'une telle contemplation? Comment enfermer ses admirations dans de justes limites? L'impression que fait une telle lecture est très semblable à celle que nous recevons des grands spectacles de la nature; l'oeil ne se détache qu'avec peine des sublimes tableaux de l'océan, lorsque la tempête y creuse des vallées, et qu'à ses tonnerres profonds répondent les tonnerres du ciel. Dans ces aspects majestueux, dans ces signes visibles de la puissance, l'âme s'obstine à chercher l'invisible. Ainsi mon regard restait fixé sur cet océan de poésie dont une main plus qu'humaine semblait agiter les flots. Ce n'était plus Milton que j'entendais dans les rugissements de l'abîme et dans les hymnes des Séraphins; il n'était plus lui-même qu'un phénomène comme ceux qu'il retrace, qu'une merveille comme celles qu'il a chantées; et au sujet du poète, je m'écriais avec le poète lui-même: «Puissant Créateur, je t'admire dans tes ouvrages et dans les ouvrages de tes ouvrages[478]!»
DEUXIÈME ARTICLE[479]
On n'a jamais mis en doute que le dessein de l'auteur du Paradis Perdu n'ait été profondément sérieux. Il a songé moins à orner son sujet de poésie, qu'à honorer la poésie en l'appliquant à son sujet, il a voulu ramener l'art à son origine, à son premier emploi, et pour ainsi dire sur son terrain natal. Il n'a pas envisagé la poésie comme un simple accessoire, un palliatif de son dessein. Elle n'a pas été pour lui, comme pour le Tasse, le miel dont on enduit les bords d'une coupe amère; pour lui, la poésie fait partie de la boisson même; elle est l'expression naturelle et intime de la vérité qu'il veut raconter; elle ne s'y ajoute pas, elle en ressort, elle en émane; soeur de la foi, de l'espérance et de l'amour, elle n'est pas une grâce, elle est une vertu; elle s'abreuve du moins aux mêmes sources que la vertu; et le poète, comme poète, a pu invoquer l'Esprit saint. À ce point de vue, on n'a pas à craindre de voir ou le dessein subordonné à la forme, ou la forme sacrifiée au dessein; l'art et la foi sont ici étroitement unis; le poète et le chrétien s'inspirent mutuellement; et les préoccupations morales ou philosophiques qui ont perdu tant d'oeuvres d'art, et les vues d'art qui ont aminci et profané tant de hauts desseins, se donnent la main dans la plus parfaite intelligence. Aucune épopée, aucun drame, ne présente au même degré cet imposant caractère.
Mais il faut le dire aussi, jamais l'accord ne fut plus naturel entre la poésie et la foi. Milton, à la vérité, pouvait seul tirer le Paradis Perdu des premiers chapitres de la Genèse; mais il l'en a tiré tout entier; il n'y a dans son poème ni une donnée, ni un fait important, ni un caractère principal, dont l'indication première n'appartienne à l'auguste tradition que Moïse a recueillie; en sorte que, dans un sens, peu de poètes ont eu moins à inventer; et néanmoins, ou plutôt à cause de cela même, peu de poètes ont paru plus originaux. Milton ne le paraît pas seulement: il l'est sans doute; mais il l'est surtout pour avoir su se donner sans réserve à son sujet, pour s'être énergiquement associé à cette originalité divine, pour en avoir accepté toutes les conditions et toutes les conséquences, avec la soumission exacte de l'orthodoxe, animée par la liberté créatrice du poète. Toutes les principales conceptions du Paradis Perdu paraissent le simple prolongement des grandes lignes commencées dans la Bible; prolongement dirigé par cette haute logique du génie toujours sanctionnée et jamais prévue par le bon sens. Et c'est parce qu'il ne change rien à ces prémisses qu'il est original. Tout ce qu'il en retrancherait, tout ce qu'il y ajouterait de son propre fonds le jetterait dans le vague et dans le lieu commun. Quiconque a médité les premiers chapitres de la Genèse a dû se convaincre qu'on n'en pouvait tirer un chef-d'oeuvre épique qu'à la condition, acceptée par Milton, de s'identifier toute la substance de ce grand récit, d'en aspirer tout l'esprit, d'y croire pieusement, d'en faire la base de sa vie. À ce prix seulement, tous les éléments de poésie qui y sont engagés sortent de l'ombre et se révèlent.
En dehors de ce système de fidélité biblique, il n'y avait pour le poète qu'un abîme, où se perdait toute figure décidée, tout caractère historique, toute personnalité. Le sujet serait devenu métaphysique entre les mains des sages, extravagant sous les plumes audacieuses; car, en sortant de la sphère des abstractions, que mettre à la place de ces grandes scènes, sinon des extravagances? Pour voir ce qu'en cette matière le poète a dû au chrétien, cherchez quelle est, de l'édifice biblique où s'est abrité son génie, la pierre qu'on peut détacher sans que tout le poème croule, ou du moins sans qu'une de ses masses s'en détache et le laisse mutilé? Répugnez-vous aux manifestations personnelles de la Divinité? il n'y a plus de poème. Préférez-vous à Satan et à ses cohortes les erreurs et les passions funestes à notre fragilité? vous enlevez tout un drame, un drame immense, où ces passions mêmes que vous voudriez mettre en scène trouvent l'expression la plus vive dont elles soient susceptibles et que l'art leur ait jamais donnée. Refusez-vous l'histoire de la création de la femme? au lieu de donner de sa position, de ses rapports avec l'homme, une raison à la fois religieuse et poétique, vous vous réduisez à la force des choses, à la constitution respective des deux sexes, à l'intérêt de la famille et de la société, en un mot à copier avec plus ou moins d'élégance l'ouvrage du docteur Roussel[480]. Arrachez-vous du poème l'arbre de science qui donne la mort? que mettrez-vous à la place? et, quoi qu'il vous plaise d'y mettre, comment faire cadrer votre invention avec le caractère de tous les autres faits, si vous les avez conservés? Que voulez-vous substituer au surnaturel et au révélé, sinon l'absurde, l'incohérent et le bizarre? S'il est possible que vous évitiez ces écueils, il est encore plus sûr que vous aurez évité la poésie.
Comme ces plantes qui, plongeant leurs racines en pleine terre, prennent du sol maternel tout l'espace qu'elles veulent, le poème de Milton est planté en plein christianisme; il est le développement d'une religion tout à fait positive[481]. À l'avis même de quelques personnes, le poète a trop hardiment développé l'anthropomorphisme biblique; il a abusé de quelques données, dont il ne fallait s'autoriser qu'avec discrétion; on lui oppose Klopstock, qui, dans un sujet pris à la même région, est demeuré aussi spiritualiste que le comportaient la poésie, qui veut des images, et le langage humain qui, dans son application aux choses de l'esprit, n'est qu'une image perpétuelle. On fait observer que l'auteur du Messie se garde bien de prodiguer les discours du Très-Haut, qu'il en est au contraire saintement avare; que, pour les épargner, sans refuser toutefois un organe à la pensée divine, il a placé au-dessus de tous les anges, et le plus près possible de l'essence incréée, un être nommé Éloa, qui, dans les occasions où un certain développement de discours est nécessaire, devient l'interprète et la voix de l'Éternel; on observe enfin que lorsque Dieu lui-même se fait entendre, c'est en un petit nombre de paroles solennelles, que préparent et annoncent un appareil de circonstances également solennelles, et dont l'impression, ressentie dans toute l'étendue des cieux, fait tressaillir tous les mondes.
Attentif à cette objection, j'ai, pour en apprécier la force, consulté l'impression qui me reste de quelques passages correspondants de Milton et de Klopstock; et j'ai trouvé, chose paradoxale au premier regard, que le spiritualisme de l'un produisait sur mon âme un effet moins religieux, moins conforme à l'intention du poète, que l'anthropomorphisme de l'autre. J'ai senti ce qu'un spiritualisme trop raffiné, trop exigeant, peut avoir de commun avec le rationalisme. J'ai présumé que, sous le voile du respect, Klopstock s'était caché à lui-même le besoin de répondre aux tendances d'une époque prévenue contre toute la partie historique et sensible qui distingue la religion positive du déisme pur. En y réfléchissant davantage, je suis venu à penser qu'il y a plus d'une manière de dégrader, en les humanisant, les choses divines; qu'on peut faire Dieu homme par la pensée comme par la parole et par l'action; et qu'aussitôt que la poésie le sort de son silence et de son repos, elle le fait devenir «comme l'un de nous[482]»; qu'il n'y a donc de choix qu'entre deux genres d'anthropomorphisme, ou, si l'on veut, de profanation; et que la profanation, le danger sont moindres à prêter à la Divinité l'action humaine qu'à lui attribuer la pensée humaine. Les franches et hardies représentations de la Bible m'ont semblé moins aventureuses, puisqu'il est impossible d'y voir autre chose que de simples formes, que cet effort nécessairement impuissant, mais qui n'en convient pas et qui veut être pris au sérieux, cet effort, dis-je, de l'âme humaine pour comprendre et exprimer l'âme divine. La distance me paraissait d'autant plus grande qu'elle aspirait à disparaître; la représentation d'autant moins rationnelle qu'elle prétendait à l'être davantage. Il y a même plus: poussé dans cette voie par le poète, on enchérit involontairement sur lui; on veut faire quelques pas de plus dans l'infini; on s'épuise en infructueux, élans, dont le premier effet est d'oppresser l'âme, de fatiguer l'esprit, et le second d'éloigner de nous la perception de la Divinité. Il en est d'un semblable procédé comme d'une série de chiffres qu'on prolongerait indéfiniment; après un certain nombre, l'esprit, à qui toute mesure, tout moyen de comparaison échappe, cesse d'y rien connaître; il se voit toujours à la même distance de l'infini; et dans ce sens il n'a pas fait un seul pas; mais il s'est éloigné, à perte de vue, de toute mesure appréciable, de toute idée distincte.
Après cela, je m'empresserai de reconnaître que le génie contemplatif du poète allemand atteint dans le sens de la profondeur aussi loin que celui du poète anglais dans le sens de la hauteur. Je dirais, si le mot s'y prêtait, qu'il a au plus haut degré l'imagination des choses intérieures. Klopstock, c'est Milton retourné en dedans, et creusant autour des racines de ce même arbre dont le chantre du Paradis se plaît à étaler le magnifique feuillage. Il n'a peut-être été donné à personne de dire, sur le monde intérieur, d'aussi grandes choses que Klopstock; et l'on croit, à l'entendre, qu'il a eu pour guide et pour maître ce même Éloa, cet être sublime dont «chaque pensée est belle comme l'âme entière de l'homme alors qu'il s'abîme dans des pensées dignes de son immortalité[483].» Mais si la profondeur des pensées de Klopstock ne peut s'expliquer que par le caractère individuel de son génie et par une piété qui avait passé de son coeur dans son esprit, il n'en est pas moins vrai, à nos yeux du moins, que sa tendance à tout spiritualiser lui était commandée par son siècle, qui n'était plus assez naïvement croyant pour se prêter aux formes des fictions miltoniennes; d'ailleurs, en de pareils sujets, c'est toujours en creux plutôt qu'en relief que le génie allemand aime à graver ses idées.
Pour moi, la question revient toujours à savoir s'il convient, s'il est permis de traduire en épopée les histoires toutes saintes dont Dieu lui-même est l'écrivain et le sujet; et comme je ne veux point traiter cette question, il ne me resterait, après avoir déclaré ma préférence pour le système de Milton, qu'à examiner si l'exécution est aussi respectueuse, aussi édifiante, que le dessein pouvait le comporter. J'ose répondre affirmativement. Une fois qu'on aura concédé au poète, au moins par hypothèse, le droit de faire parler le Très-Haut, on reconnaîtra qu'il était impossible de mettre plus de réserve dans cette hardiesse, plus de révérence dans cette liberté. Puisqu'il faut le dire, Dieu, dans la splendeur des cieux que Milton a osé nous ouvrir, enseigne formellement la théologie; mais c'est la théologie de Dieu. Ses discours sont le pur extrait des Écritures divines. La forme peut sembler plus moderne, l'exposition du dogme plus systématique qu'elles n'apparaissent dans la Bible; mais le fond est biblique au dernier degré. Rien d'anxieux d'ailleurs, rien de péniblement littéral dans cette orthodoxie chrétienne professée de si haut; l'expression, toujours large, pleine, libre, respire la souveraineté de Celui dont la pensée est la substance même de la vérité, et dont la parole est vraie par cela seul qu'elle est sa parole. On sentira, je crois, ces caractères dans le passage suivant, que j'abrège à regret:
«Ô mon FILS! en qui mon âme a ses principales délices, FILS de mon sein, FILS qui est seul mon VERBE, ma Sagesse et mon effectuelle Puissance, toutes tes paroles ont été comme sont mes Pensées, toutes, comme ce que mon Éternel dessein a décrété: l'Homme ne périra pas tout entier, mais se sauvera qui voudra; non cependant par une volonté de lui-même, mais par une grâce de moi, librement accordée. Une fois encore je renouvellerai les pouvoirs expirés de l'Homme, quoique forfaits et assujettis par le péché à d'impurs et exorbitants désirs. Relevé par MOI, l'Homme se tiendra debout une fois encore, sur le même terrain que son mortel Ennemi; l'homme sera par MOI relevé, afin qu'il sache combien est débile sa condition dégradée, afin qu'il ne rapporte qu'à MOI sa délivrance, et à nul autre qu'à MOI.
»J'en ai choisi quelques-uns, par une grâce particulière élus au-dessus des autres: telle est ma Volonté. Les autres entendront mon appel; ils seront souvent avertis de songer à leur état criminel, et d'apaiser au plus tôt la Divinité irritée, tandis que la grâce offerte les y invite. Car j'éclairerai leurs sens ténébreux d'une manière suffisante, et j'amollirai leur coeur de pierre, afin qu'ils puissent prier, se repentir, et me rendre l'obéissance due: à la prière, au repentir, à l'obéissance due (quand elle ne serait que cherchée avec une intention sincère), mon oreille ne sera point sourde, mon oeil fermé. Je mettrai dans eux, comme un guide, mon Arbitre, la CONSCIENCE: s'ils veulent l'écouter, ils atteindront lumière après lumière; celle-ci bien employée, et eux persévérant jusqu'à la fin, ils arriveront en sûreté.
»Ma longue tolérance et mon Jour de Grâce, ceux qui les négligeront et les mépriseront ne les goûteront jamais; mais l'Endurci sera plus endurci, l'Aveugle plus aveuglé, afin qu'ils trébuchent et tombent plus bas. Et nuls que ceux-ci je n'exclus de la miséricorde[484].»
La réalisation poétique d'une autre personne, du Fils éternel, ne poussait pas le poète contre le même écueil, mais contre des difficultés plus grandes peut-être en leur espèce. Le plus habile des poètes, le plus haut des génies doit se résigner d'avance à ne point représenter en effet Celui qui nous en a lui-même défiés dans ces mémorables paroles: «À qui feriez-vous ressembler le Dieu fort, et quelle ressemblance lui donnerez-vous[485]?» Ici le sentiment d'une impuissance absolue et la certitude qu'elle sera universellement reconnue, procurent au poète une sorte de repos d'esprit; mais ce repos, cette résignation lui font défaut lorsqu'il s'agit de produire à l'imagination le Dieu-homme, Celui dont l'ineffable beauté demande pourtant à être figurée, à devenir sensible; Celui en qui notre espérance veut voir, même au sein de la gloire céleste, avant l'accomplissement des temps, avant la naissance de l'univers, un frère en même temps qu'un Dieu; Celui-là, en un mot, qu'il faut faire parler tout à la fois en Dieu et en homme. C'est là, ou je me trompe fort, que la divination poétique rencontre sa limite; c'est là que le poète doit rejeter sa lyre et croiser en silence ses mains sur sa poitrine, à moins que son ouvrage, ainsi que Milton l'affirme du sien, «ne soit celui de la Divinité qui chaque nuit l'apporte à son oreille.» Et véritablement, ont-elles pu tomber de moins haut, des paroles comme celles-ci, qu'on ne peut lire, si l'on a un coeur, qu'on ne peut même transcrire, sans un indicible saisissement? C'est la réponse du Fils éternel à l'appel que son Père vient d'adresser à tous les cieux en faveur de l'homme tombé:
«Mon PÈRE, ta parole est prononcée: L'HOMME TROUVERA GRÂCE. La Grâce ne trouvera-t-elle pas quelque moyen de salut, elle qui, le plus rapide de tes messagers ailés, trouve un passage pour visiter tes créatures, et venir à toutes, sans être prévue, sans être implorée, sans être cherchée? Heureux l'Homme si elle le prévient ainsi! Il ne l'appellera jamais à son aide, une fois perdu et mort dans le péché: endetté et ruiné, il ne peut fournir pour lui ni expiation, ni offrande.
»Me voici donc, MOI pour lui, vie pour vie; je m'offre: sur MOI laisse tomber ta colère; compte-MOI pour HOMME. Pour l'amour de lui, je quitterai ton sein, et je me dépouillerai volontairement de cette gloire que je partage avec TOI; pour lui je mourrai satisfait. Que la MORT exerce sur MOI toute sa fureur; sous son pouvoir ténébreux je ne demeurerai pas longtemps vaincu. Tu m'as donné de posséder la vie en moi-même à jamais; par TOI je vis, quoiqu'à présent je cède à la MORT; je suis son dû en tout ce qui peut mourir en moi…
»Ici, ses paroles cessèrent, mais son tendre aspect silencieux parlait encore, et respirait un immortel amour pour les hommes mortels, au-dessus duquel brillait seulement l'obéissance filiale. Content de s'offrir en sacrifice, il attend la volonté de son PÈRE[486].»
Tout ce qui est dit ailleurs du Messie, et tout ce qu'il dit, respire cette même sublime tendresse. La contempler, la dépeindre semble être le délice du poète, l'objet de son travail, le prix de ses peines. La parole manquerait plutôt sur ses lèvres que la plus suave onction à sa parole, pour exprimer cette charité par qui le monde est sauvé, par qui la vie retrouve un sens, par qui tout est accompli.
«Ainsi jugea l'homme Celui qui fut envoyé à la fois Juge et Sauveur: il recula bien loin le coup subit de la mort annoncé pour ce jour-là: ensuite ayant compassion de ceux qui se tenaient nus devant lui, exposés à l'air qui maintenant allait souffrir de grandes altérations, il ne dédaigna pas de commencer à prendre la forme d'un serviteur, comme quand il lava les pieds de ses serviteurs; de même à présent comme un père de famille, il couvrit leur nudité de peaux de bêtes, ou tuées, ou qui, de même que le serpent, avaient rajeuni leur peau. Il ne réfléchit pas longtemps pour vêtir ses ennemis; non seulement il couvrit leur nudité extérieure de peaux de bêtes, mais leur nudité intérieure, beaucoup plus ignominieuse, il l'enveloppa de sa robe de justice et la déroba aux regards de son PÈRE[487].»
Descendons maintenant sur la terre avec le poète; ou même descendons plus bas que la terre; car ces êtres mystérieux, ces anges tombés qui se vengent sur l'homme de leur propre infidélité, ne peuvent être dans le poème que les diverses images de l'humanité pécheresse, se glorifiant dans sa chute, se faisant un empire de son péché; ce serait même, si un tel sujet ne se refusait également à l'art et à la pensée, ce serait l'homme dans la perfection du péché. Mais cette effroyable perfection que la pensée peut concevoir d'une manière abstraite et que l'imagination ne saurait se représenter, l'art la répudie; l'absolu, en aucun genre, n'est de son domaine; il ne peint que le relatif, le limité, le composé; du moins c'est uniquement à des objets de cette nature qu'il peut demander la matière d'une composition suivie et graduée. Milton n'a pu faire de ses démons que des hommes; chacun d'eux est un vice humain, mais élevé à son idéal. Ne pouvant présenter dans la personne de nos premiers parents que le péché dans son germe et à son début, il a réservé les anges de l'abîme pour la peinture d'une dépravation accomplie, qui en est venue à s'avouer à elle-même, qui s'applaudit de ce qu'elle est, qui, surabondante, répand de son superflu, se fait la providence de tout mal, et exerce au milieu des créatures intelligentes l'épouvantable royauté du péché. Au fond le mal qui éclate dans les anges pervers n'est pas d'une autre nature que celui qui se manifeste en nous, et n'a pas un autre principe; il n'était pas possible à Milton d'attacher deux notions à l'idée du péché, qui, dans tous les êtres où il règne, n'est qu'une tentative de se faire Dieu à la place de Dieu même; il ne pouvait échapper à la nécessité de donner au péché dans les démons les mêmes caractères et les mêmes conséquences qu'au péché dans la vie humaine; ainsi ce mot profond: «méchant, et par conséquent faible[488],» qu'il applique à Satan, est emprunté à la connaissance de notre nature; mais Satan et ses pairs nous représentent ce que serait le péché dans un monde de péché, où nul exemple, nulle influence d'un genre opposé, n'en réprimeraient l'expansion illimitée; on y voit ce que devient le mal dans l'atmosphère du mal, ne respirant de tous côtés que ce qui est identique à sa propre substance; atmosphère où le pécheur, selon l'énergique expression du poète, finit par ressembler parfaitement à son péché[489].
Tels sont, chez Milton, les princes de l'abîme; mais comment ne pas remarquer que celui qu'ils ont mis à leur tête et qui dirige tous leurs mouvements, Satan, est le seul qui laisse entrevoir quelque autre émotion que celle du péché, quelque autre joie que celle du mal? Il ne suffit pas, pour expliquer cette anomalie, de remarquer que la poésie du personnage et le drame de son caractère tiennent presque tout entiers à ce conflit intérieur: Milton lui-même n'accepterait pas cette apologie; il y a de ce contraste une raison plus profonde; et le génie de Milton veut ici un éloge, non des excuses. C'est parce qu'il reste dans l'âme de Satan un recoin lumineux, une place pour le remords et même pour la pitié, qu'il est digne du poste qu'il occupe. Quelque chose en lui se révolte contre sa déchéance; il a un profond souvenir, un regret amer du ciel; ce regret se tourne en rage; et cette rage est son titre dans le royaume des démons. Il y a des démons plus dégradés, plus vils, mais nul n'est capable de haïr comme lui; et cette haine le relève; car il y a quelque chose encore au-dessous de la haine: c'est l'égoïsme; la haine est du moins un sentiment, l'égoïsme est l'absence de tous les sentiments, l'égoïsme est la mort vivante; il est, quand l'occasion s'en présente, plus impitoyable, plus féroce que la haine; il est l'enfer dans l'enfer; mais quand l'égoïsme et la haine sont en concurrence pour le gouvernement de l'enfer, c'est la haine qui doit l'emporter. Or, Satan hait parce qu'il est encore capable de quelque sentiment; Satan hait parce qu'il est encore capable de lumière; par la haine il achève et consacre son éternelle perdition; en creusant l'abîme de la race humaine, il approfondit le sien d'autant; et son effroyable voeu: «Plutôt être le premier dans l'enfer que d'obéir dans le ciel[490],» il le verra accompli, mais dans un sens mille fois plus terrible qu'il ne l'a conçu.
Le croira-t-on? un seul trait, dans le Paradis Perdu, demeure exclusivement aux démons: ils s'acharnent, dans les loisirs de l'enfer, à sonder les mystères de l'existence et les secrets incommunicables de la Divinité.
«En discours plus doux encore (car l'éloquence charme l'âme, la musique les sens), d'autres assis à l'écart sur une montagne solitaire, s'entretiennent de pensées plus élevées, raisonnent hautement sur la Providence, la Prescience, la Volonté et le Destin: Destin fixé, Volonté libre, Prescience absolue; ils ne trouvent point d'issue, perdus qu'ils sont dans ces tortueux labyrinthes. Ils argumentent beaucoup du mal et du bien, de la félicité et de la misère finale, de la passion et de l'apathie, de la gloire et de la honte: vaine sagesse! fausse philosophie! laquelle cependant peut, par un agréable prestige, charmer un moment leur douleur ou leur angoisse, exciter leur fallacieuse espérance, ou armer leur coeur endurci d'une patience opiniâtre comme d'un triple acier[491].»
Il n'y a rien à ajouter à ce passage, où Milton a fait des spéculations d'une philosophie aride et téméraire l'amusement de l'enfer et un moyen d'endurcissement pour les démons eux-mêmes.
Au reste, c'est dans le poème seulement que ce trait demeure propre aux démons: nous aussi, au risque d'être foudroyés, nous nous livrons au même désir de regarder dans l'arche. Milton n'a pas pu davantage les caractériser entre tous les êtres en leur donnant un invincible besoin de propager le mal qui est devenu en quelque sorte leur substance. Ce prosélytisme du péché se voit aussi parmi les hommes. Le mal, comme le bien, est expansif; cela tient à son essence même. Il y a des exceptions dans le détail; mais dans l'ensemble la règle se retrouve; il y a généralement, de la part des pécheurs, un effort constant de convertir le monde à leur péché et à leur misère; et je me demande, dans la supposition qu'il existât au-dessous de l'humanité une autre classe d'êtres intelligents et moraux, si nous ne serions pas les démons de cette autre humanité.
Il résulte de toutes ces observations que ce n'est qu'à force de génie que Milton a pu donner aux princes de l'enfer une physionomie qui leur appartienne en propre; l'impression toute spéciale que nous en recevons n'est qu'une illusion; nous croyons avoir vu des démons et nous avons vu des hommes. Il aurait fallu plus que du génie pour imprimer à ces êtres un caractère qui leur fût intrinsèque et exclusivement propre. Ce caractère existe, puisque la Bible ne nous représente nulle part les démons comme susceptibles de réconciliation et de salut; une destinée qui n'est qu'à eux nous fait conclure, sans nous la révéler, une condition, une nature, qui n'est aussi qu'à eux. Nous n'en savons ici-bas, ni n'en saurons jamais davantage: il est inutile de le tenter; car, dans ce genre, les conjectures les plus spécieuses seraient des suppositions téméraires.
C'est bien assez des mystères de notre propre destinée! Le plus sombre, le plus redoutable ne sera point éclairci pour nous, du moins aussi longtemps que nous serons détenus dans les liens de cette chair corruptible. Nous sommes tombés; tout le témoigne, et même la conduite et les tendances de ceux que cette doctrine exaspère; mais pourquoi, mais comment sommes-nous tombés? Ici la lumière lutte sans fin avec les ténèbres. Le dernier mot nous échappe toujours; mais tous ceux qui le précèdent, nous les savons. Personne ne les a mieux dits que l'auteur du Paradis Perdu. Personne n'a ramené le problème de notre déchéance à des termes plus simples et plus grands, ni tracé d'une main plus sûre la limite entre l'usage innocent de la liberté humaine et son premier abus. Observez que, dans la forme d'une exposition systématique, la tâche était comparativement aisée. Le philosophe, en se récusant aussi bien que le poète sur le côté de la question qui reste éternellement voilé, pouvait sans trop de peine nous montrer dans la création d'un moi distinct du moi divin, l'occasion et le point de départ du péché. Il pouvait nous dire qu'un être pourvu du sentiment du moi est par là même complet comme Dieu, et vaut plus que tous les mondes à la fois, lesquels, étant en Dieu, ne s'additionnent point à lui, tandis que Dieu et l'homme, ou plutôt Dieu et un homme, s'additionnent et font deux.
Or, se servir du moi pour faire avec mérite ce que l'univers fait sans mérite, je veux dire pour se rejoindre volontairement au moi divin et s'absorber en lui, là étaient la tâche et le danger, là était le triomphe de l'homme ou sa perdition. D'un côté, sans l'existence du moi créé en face du moi incréé, point d'harmonie dans l'être des choses, point de réel accord, puisqu'accord suppose dualité; et Dieu, s'il est permis de s'exprimer ainsi, Dieu restait incomplet, comme la lumière sans le regard, comme l'espace sans la matière, comme une équation à terme unique. On oserait dire, si l'on ne craignait d'être mal compris, que le second moi était une condition constitutive du premier, et que, dans un sens moral, l'homme fait partie de Dieu. En aucun cas, il importe bien de le remarquer, l'éternelle harmonie ne pouvait être troublée à son centre; le péché même ne l'a point compromise dans ce sens; l'ordre est irrévocablement garanti; et même aux yeux des créatures il sera manifeste lorsque Dieu aura, suivant sa promesse, «réuni toutes choses en Christ[492].» Mais la circonférence pouvait être agitée d'un trouble qui ne devait pas retentir au centre dans lequel tous les rayons arrivent rectifiés. Si, en Dieu même, la gloire et la paix ne sont jamais altérées, parce que, par rapport à lui, tout désordre est réparé en même temps que commis, ou que tout désordre devient ordre à ce point de vue suprême, le désordre n'en est pas moins réel, intrinsèque, à l'endroit où il a lieu, et ce désordre, quelle que soit la variété de ses formes, revient toujours à ceci: le moi relatif se faisant absolu.