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Études sur la Littérature française au XIXe siècle - Tome 1: Madame de Staël, Chateaubriand

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CHAPITRE SIXIÈME

Corinne ou l'Italie.

Corinne ou l'Italie parut en 1807. Ce fut un des plus grands événements littéraires de l'époque. Nous savons maintenant à quoi nous en tenir sur les succès immenses, prodigieux, étourdissants; mais il ne faut pourtant pas toujours prendre à contre-sens un applaudissement universel; le triomphe du Cid n'eut pas de lendemain, et des acclamations unanimes ont leur autorité quand elles se prolongent. J'aime à voir, je l'avoue, ces impressions vives et spontanées gagnant de vitesse la critique, et prononçant sur l'ouvrage du génie un jugement sommaire et sans appel avant qu'elle ait eu, pour ainsi dire, le temps de tailler sa plume. Corinne triomphante eut ses insulteurs obligés; le peuple les écouta, le peuple s'imagina peut-être qu'ils avaient raison: c'était donc, se disait-on, un méchant ouvrage, car M. Dussault l'avait dit et d'autres l'avaient répété (Bonaparte lui-même, au dire de M. Villemain, écrivit dans le Moniteur une critique amère de Corinne); mais tandis qu'on la jugeait et la rejugeait, Corinne s'avançait au Capitole, où la critique elle-même, laissant un ingrat labeur, la suivit enfin lentement, entraînée par la multitude.

Je n'en parle pas, Messieurs, en enthousiaste. J'admire Corinne sans aveuglement; mais je ne puis m'empêcher de remarquer combien les impressions que reçoit le public d'une oeuvre vraiment belle, sont plus profondes et plus durables que celles qu'il a pu recevoir d'une critique spirituelle et injuste qui a semblé d'abord entraîner tous les esprits. Rien ne peut, à la longue, soutenir un mauvais ouvrage; et rien, quand il y a un véritable public, ne peut empêcher le triomphe d'un bon ouvrage; il y a une justice dans le monde pour les écrits, si ce n'est pour les hommes; et tout ce qui est artificiel, arrangé, chute ou succès, ne dure pas. Quant aux louanges complaisantes ou aux critiques partiales, qui s'en soucie? qui s'en souvient? Force est pourtant qu'on s'en souvienne lorsqu'elles sont reproduites après de longues années, soit par conviction, ce qui est louable, soit par obstination, ce qui l'est moins. C'est ainsi que M. Dussault, critique d'ailleurs érudit et délicat, a trouvé à propos de réimprimer, onze ans après la publication de Corinne, les phrases que voici:

«Madame de Staël a cru devoir enrichir notre littérature de deux romans: le premier qu'elle a donné est, à mon avis, fort supérieur au second, et il n'est pas bon. Peut-être la femme de lettres à qui nous devons le Traité des Passions, et celui de la Littérature considérée dans ses rapports avec la morale et la politique, a-t-elle voulu, pour des productions d'un genre moins sublime, se rapprocher de son sexe, au-dessus duquel elle craignait de paraître trop élevée… Tibère appelait Livie un Ulysse en jupe: en changeant un peu ce mot, on l'appliqua à Madame de Staël, qui fut appelée un membre de l'Institut en jupe… Le roman de Delphine, mauvais en lui-même, est moins mauvais pourtant que celui de Corinne[139].»

On dit quelquefois, Messieurs, que l'urbanité s'en va; il me semble qu'elle a eu le temps de s'en aller et de revenir; car, à en juger par les lignes que je viens de vous lire, elle commençait déjà en 1809 à plier bagage.

Corinne, si vous vous en tenez au roman, est une variante de Delphine. Corinne c'est Delphine, artiste et poète, ajoutant au dévouement l'enthousiasme; Oswald, c'est Léonce, mieux élevé, ce me semble, plus digne, plus maître de lui-même, un Léonce anglais, avec la mélancolie de plus et la santé de moins; car, je suis presque fâché de le dire, lord Nelvil a été le premier héros de roman de l'espèce des poitrinaires. Il ne restait dès lors plus à inventer que l'homme incompris; mais Madame de Staël avait trop de bon sens pour inventer cela. La femme elle-même, dans ses deux romans, n'est point ce qu'on a appelé la femme incomprise: c'est la femme sortant d'une manière ou d'une autre, disons mieux, sortant par une supériorité quelconque du cercle d'occupations et d'intérêts où son sexe (ainsi du moins en juge l'auteur) doit, pour son bonheur, se tenir enfermé.

Le roman de Corinne, qu'on a voulu contraindre à dogmatiser, n'est pas plus dogmatique que celui de Delphine; il l'est peut-être moins encore, et n'est pas plus amer, c'est-à-dire qu'il ne l'est point. Il faut, quand on est femme, qu'on a du talent, choisir entre la gloire et le bonheur, entre le libre emploi de son talent et les intimes douceurs de la vie d'épouse et de mère. Il le faut; la nature le veut ainsi; la nature porte aussi, à sa manière, des lois contre le cumul, et les maintient sévèrement. Voilà ce que l'auteur s'est avoué en soupirant, et voilà ce qu'elle nous avoue; mais cet aveu, hélas! est d'une âme qui n'a pu se résoudre à choisir, et dont le coeur est également avide du bonheur que préparent les affections, et des émotions que donnent le talent et la gloire. C'est son propre coeur, et, dans un sens général, c'est sa propre destinée que Madame de Staël nous a révélée dans Corinne; elle n'a pas eu d'autre intention, et Corinne n'est point un traité, mais une oeuvre d'enthousiasme et de douleur. Elle ne désavoue rien, ne condamne rien, distinctement du moins: Corinne a bien le droit d'être Corinne; mais elle ne peut prétendre au bonheur de Lucile. Voilà tout. Me trompé-je, Messieurs? Il me semble que l'extrême vérité, je dirais même la naïveté de cette histoire (car pourquoi beaucoup de naïveté serait-elle incompatible avec beaucoup d'esprit?), la rend plus instructive qu'elle ne le serait si l'auteur l'avait écrite avec le dessein prémédité de nous inculquer une doctrine.

Il fallait un noeud à ce drame, puisque enfin c'est un drame; et comment l'auteur aurait-il hésité? Le bonheur d'une femme, c'était, à ses yeux, l'amour dans le mariage; ce bonheur s'annonce ou se révèle à Corinne sous les traits de lord Nelvil: trompeuse apparition; Nelvil, c'est le malheur; car Nelvil, c'est la nature des choses, avec laquelle Corinne ne transige point et qui ne transige jamais. Le malheur doit venir à Corinne d'où vient aux autres la félicité; il faut donc que Nelvil paraisse fait et soit vraiment fait pour donner le bonheur à toute autre qu'à elle. Quelques personnes se récrieront peut-être: Oswald, depuis longtemps, est perdu dans leur opinion; c'est un égoïste, un homme sans coeur; je serais plutôt de l'avis du comte d'Erfeuil: lord Nelvil est simplement «un homme tout comme un autre»;—égoïste, dites-vous? Mais qu'un homme soit égoïste à l'égard de la femme qu'il aime, que son amour même soit de l'égoïsme, est-ce, à votre avis, une exception? et fallait-il qu'en sa qualité de héros de roman, Oswald fût quelque chose de plus qu'un homme? Je ne le pense pas. Il fallait seulement qu'il ne fût ni odieux, ni insipide. Il fallait qu'on pût comprendre l'amour qu'il inspire à Corinne; et, chose remarquable, il le lui inspire en grande partie par des qualités de caractère directement opposées à celles de cette femme de génie: c'est l'homme digne et mesuré qui plaît à la femme enthousiaste; c'est le caractère anglais qui captive l'imagination italienne. Du reste, avec quel art infini Madame de Staël n'a-t-elle pas marqué dans tout le cours du drame les points sur lesquels ces deux âmes se séparent, les divergences qui les rendraient malheureux dans le mariage, et la nuance imperceptible, mais bien réelle, qui distingue l'enthousiasme de l'amour? car le malheur ou la faute de Nelvil est de les avoir confondus. Après avoir relevé Nelvil de toutes les manières, après avoir mis les circonstances de moitié dans le tort de son infidélité, il fallait enfin le punir. L'auteur n'y a pas manqué, et le châtiment qu'elle lui inflige est celui précisément qui pouvait nous toucher et nous instruire. Après cela, Messieurs, personne n'est obligé d'aimer lord Nelvil. Pour moi, malgré tout son courage, toute sa bienfaisance, tout son mépris de la vie, je n'aime pas celui qui a fait le malheur de Corinne; mais il est peut-être plus juste de regarder Corinne et lui comme deux compagnons d'infortune, comme deux êtres qui ne pouvaient apporter en dot l'un à l'autre que le malheur avec l'amour, et l'auteur les a, ce me semble, assez bien enveloppés tous deux dans une même catastrophe.

Vous rappelez-vous, Messieurs, ces vers que dit Pyrrhus dans Andromaque:

     L'un par l'autre entraînés, nous courons à l'autel,
     Nous jurer, malgré nous, un amour immortel[140].

Ils me reviennent à la mémoire quand je lis Corinne. Il y a plus d'une victime dans ce roman, ou plutôt dans cette tragédie; ou s'il n'y en a qu'une, le sacrifice est involontaire de la part de celui qui en est l'instrument. Oswald est entraîné aussi bien que Corinne; la destinée est plus forte que tous deux, la destinée qui, après les avoir faits si semblables et si opposés l'un à l'autre, leur a ménagé une rencontre fatale. Je me sers de ce terme païen de destinée parce que ce drame, tel qu'il me paraît conçu, ne m'en suggère, ne m'en permet aucun autre. La fatalité, en effet, semble entraîner les personnages de ce roman, l'un vers la mort, l'autre vers un abîme de douleur. De deux régions différentes du monde moral, ces deux âmes se sont cherchées pour se donner mutuellement le malheur que chacune d'elles, on le dirait, ne pouvait recevoir d'aucun autre, ni de l'univers entier. Car si, avant de faire la rencontre de Corinne, Oswald est malheureux, c'est d'un malheur que le monde et le temps peuvent consoler; il est malheureux accidentellement; il ne l'est pas essentiellement et au fond de l'âme, bien que l'auteur l'ait fait mélancolique pour le rendre plus intéressant, et qu'elle nous dise, dans un langage bien nouveau pour le temps: «Oswald était timide envers sa destinée[141].» En un mot, Corinne ne pouvait pas lui dire comme Hermione à Oreste:

Tu m'apportais, cruel, le malheur qui te suit[142];

car le malheur ne le suit pas, le malheur n'est pas attaché à lui; il naît pour lui, comme pour Corinne, de son attachement à Corinne. Elle, «la prêtresse des muses[143],» l'âme ingénue et libre, amoureuse de l'idéal et certaine à jamais d'un généreux retour, quelle puissance inconnue envoie au-devant d'elle, au milieu de sa marche triomphale, celui qu'elle ne pourra s'empêcher d'aimer, et qu'elle ne réussira point à fixer? Cette puissance, qu'est-elle donc, si ce n'est la fatalité? Ce mot terrible se lit partout dans le roman de Corinne, là même où l'auteur ne l'a point écrit. Il sort aussi, comme de lui-même, des lèvres de la prêtresse; il est l'accent, la note dominante de ses plus belles inspirations:

«La fatalité, continua Corinne, avec une émotion toujours croissante (dans son improvisation au cap de Misène), la fatalité ne poursuit-elle pas les âmes exaltées, les poètes dont l'imagination tient à la puissance d'aimer et de souffrir? Ils sont les bannis d'une autre région, et l'universelle bonté ne devait pas ordonner toute chose pour le petit nombre des élus ou des proscrits[144].»

Corinne est donc une tragédie antique, avec cette circonstance moderne, que la tragédie est encore moins dans les événements extérieurs que dans l'âme des personnages, et que les obstacles qui s'opposent à leur bonheur sont d'un ordre nouveau que l'antiquité n'aurait pas compris. Les idées modernes, toutes plus ou moins relatives au christianisme, ont créé un bonheur exquis et d'exquises douleurs, dont les anciens n'avaient aucune idée. Même aujourd'hui tout le monde ne veut pas comprendre de telles souffrances; à bien des gens elles font pitié plutôt qu'elles n'inspirent de la pitié; et véritablement il ne faut pas trop s'en étonner: tant d'infortunes imaginaires nous ont volé notre compassion; nous avons vu, non seulement dans les livres, mais dans la vie, tant de chagrins bien mangeant, tant de désespoirs au teint blanc et rose, tant de beaux ténébreux et de belles affligées, qu'un bon et solide malheur, de l'espèce la plus vulgaire, eût infailliblement et radicalement consolés; nous nous sommes si bien convaincus que ces peines intimes n'étaient que les mille et mille caprices, les mille et mille contorsions d'un égoïsme vaniteux, que nous en sommes devenus, je le sens bien moi-même, un peu injustes envers les souffrances et les besoins des âmes supérieures. Conséquence fâcheuse et mauvais symptôme en même temps; car le bonheur intime de l'âme, la félicité morale, avant-goût de la céleste béatitude, n'est guère moins mystérieuse que l'infortune morale, et se rattache au même principe. Comment concevoir l'une si l'on ne conçoit pas l'autre? Et si l'une et l'autre nous sont inintelligibles, quel sens, quelle aptitude avons-nous pour cette vie supérieure où des idées pures sont au nombre des éléments du bonheur? Ayons pitié de Corinne, bien qu'elle ne souffre ni de la faim, ni de la soif, ni de la froidure, quoiqu'elle ne soit en butte ni à la calomnie, ni au mépris; plaignons-la de son talent qui l'isole, de sa gloire qui est un exil, de la supériorité même de son âme qui diminue pour elle, si mystérieusement, les chances d'être comprise et d'être véritablement aimée; plaignons-la à proportion qu'elle fait sourire les âmes froides; car «le vulgaire, c'est elle qui l'a dit, le vulgaire prend pour de la folie ce malaise d'une âme qui ne respire pas dans ce monde assez d'air, assez d'enthousiasme, assez d'espoir[145].»

D'ailleurs, dans les souffrances de Corinne, tout n'est pas transcendant et inaccessible. Un homme d'une sensibilité exquise, saint Paul, a dit un mot aussi profond qu'il est simple: «Quoique, en aimant davantage, je sois peut-être moins aimé[146]!»

Serait-il vrai qu'en aimant davantage on s'expose, on se condamne à être moins aimé, et que le confiant abandon de l'affection est comme un signal donné à l'ingratitude? Serait-ce là un des mystères du coeur humain et de la vie? Si cela était, Messieurs, il n'y aurait rien de plus tragique. Eh bien, c'est là une partie du tragique de Corinne. Le malheur de Corinne est d'aimer trop. Elle en sera moins aimée; et ce malheur, qui semble avoir ses racines au fond de la nature humaine, nous fait contempler dans cette oeuvre, non seulement le martyre de la femme supérieure, et plus généralement le martyre du génie, mais aussi le martyre de l'amour. Révélation saisissante! L'amour est un sacrifice et non pas un marché; c'est comme un sacrifice que, dans ce monde malheureux, l'amour doit être pratiqué; aimer, c'est monter sur l'autel, c'est renoncer d'avance à toute réciprocité; on n'aime que quand on y renonce, et l'on ne goûte dans sa pureté l'ineffable bonheur d'aimer que lorsqu'on fait de l'amour toute la récompense de l'amour; et afin que ces vérités sublimes et tristes prennent en nous une vie, il est ordonné, selon l'expression et selon l'expérience de l'apôtre des nations, «qu'en aimant davantage, nous serons moins aimés.» Jusqu'où, Messieurs, ne sommes-nous pas conduits par ces considérations douloureuses? Où s'arrêteront-elles, où nous déposeront-elles, sinon au pied de cette croix où l'amour, abandonné du monde entier, triomphe dans cet abandon?

Corinne, cette touchante tragédie, n'est donc plus seulement la tragédie de la femme, ou la sublime complainte du talent et de la gloire; l'humanité en est le sujet et le héros, et l'amante de Nelvil représente cette puissance d'aimer qui est en même temps, comme elle a bien su nous le dire, une puissance de souffrir. Il y a même plus: si l'on prend l'ouvrage dans son ensemble et si l'on se pénètre de son esprit, Corinne est une élégie sur la condition de l'homme en ce monde. Ce n'était pas la première fois que l'illustre auteur chantait cet air lugubre, et ce ne fut pas la dernière. Parmi les écrivains qui ont agi avec puissance sur les âmes, il en est peu qui n'aient porté avec eux, jusqu'à la tombe, comme une couronne, mais souvent comme une couronne d'épines, quelque idée dont l'importance, ou la vérité, les avait suivis dès leur jeunesse: cette idée, pour Madame de Staël, c'était le malheur, le malheur sous toutes ses formes, mais surtout (ce qui montre, ce me semble, la naïveté de cette âme pourtant si élevée), surtout sous la forme de la mort, qu'elle déplore comme la suprême disgrâce de notre destinée, ou comme le comble de notre malheur. Ce qu'elle éprouve pour la mort, ce n'est pas tant de la crainte que de la haine; haine dont le caractère est en même temps sensitif et intellectuel, comme si la mort était à la fois un objet d'horreur pour ses sens, une affliction pour son coeur et un scandale pour toutes ses facultés.

Tout ce fardeau des douleurs humaines, c'est Corinne qui le porte dans le roman de Madame de Staël. Aristote, qui voulait dans le protagoniste de l'action tragique une bonté moyenne, aurait approuvé le personnage principal de cette belle tragédie. Le malheur de Corinne n'est point absolument immérité; mais loin que la plus légère nuance de mépris se puisse mêler à la pitié qu'elle inspire, on est forcé, en la plaignant, de l'honorer. Elle est si généreuse, elle est si douce, elle est si naïve, avec des talents et dans une position qui rendraient impérieuse ou exigeante une âme moins tendre! Elle a si peu d'orgueil! faut-il s'étonner qu'elle tombe noblement, et que l'excès même du malheur ne l'avilisse point? Le glaçon le plus brillant se résout en eau sale; il en est ainsi de l'orgueil quand il vient à dégeler: ce sont de nobles âmes, et surtout des âmes humbles, que celles qui, dans l'infortune, conservent tous leurs droits au respect.

C'est assez considérer sous un seul point de vue le beau livre de Madame de Staël. À l'envisager maintenant comme oeuvre d'art, il me paraît fort supérieur à Delphine. La simplicité de la fable, si riche pourtant, mais d'une richesse intérieure, lui donne un rapport de plus avec les compositions les plus parfaites du même genre. On aime jusqu'au petit nombre des personnages qui prennent part à l'action, tous dessinés d'une main également ferme et délicate, et dignes de devenir des types. Je ne puis m'empêcher de distinguer ici les figures qui ont et qui devaient avoir moins de relief; Lucile Edgermond et sa mère, sa mère surtout; aucun portrait révèle-t-il une touche plus sûre? Que de traits expressifs dans cette figure où rien ne devait être appuyé! Quel tact et quelle mesure dans cette brillante esquisse du Français spirituel et mondain, représenté par le comte d'Erfeuil! Je voudrais faire remarquer tout ce qu'il y a de vérité psychologique dans le développement de la passion, dans le progrès de l'action, dont chaque moment principal correspond à une phase de la passion; mais ceci me porterait au delà des bornes qu'il faut que je respecte.

Parlons donc seulement encore de l'ordonnance du sujet, du plan du poème: j'ai prononcé le mot; le livre de Corinne est un poème: il en a la forme et le mouvement; il présente, dans la suite des événements, une sorte de rythme savant, qui manque à Delphine, ou plutôt que Delphine ne pouvait pas avoir. Je ne connais pas de poème qui entre en matière avec plus d'aisance et de grâce, ni dont le noeud se forme d'une manière plus dramatique et plus simple, ni dont l'intention et l'esprit se révèlent d'une manière à la fois plus ingénieuse et plus franche. Oswald, dessiné en quelques mots, entre en Italie; ses impressions sont rapidement retracées, son caractère moral est mis en relief par un épisode plein d'intérêt (l'incendie d'Ancône). Ainsi déjà connu, déjà pressenti, l'un des personnages est, en quelque sorte, présenté à l'autre par le poète; et comment? au Capitole, au milieu d'une fête triomphale dont Corinne est l'objet, au milieu d'un peuple enthousiaste, qui adore son génie, et parmi lequel (ici la fatalité commence) les regards de Corinne distinguent et vont tirer de la foule cet étranger, cet inconnu, exécuteur encore voilé de la sentence que le monde a portée de tout temps contre elle et contre ses pareilles. Ne voulons-nous pas, Messieurs, assister ensemble à cette grande scène?

«Au fond de la salle où elle fut reçue, étaient placés le sénateur qui devait la couronner et les conservateurs du sénat: d'un côté tous les cardinaux et les femmes les plus distinguées du pays, de l'autre les hommes de lettres de l'académie de Rome; à l'extrémité opposée, la salle était occupée par une partie de la foule immense qui avait suivi Corinne. La chaise destinée pour elle était sur un gradin inférieur à celui du sénateur. Corinne, avant de s'y placer, devait, selon l'usage, en présence de cette auguste assemblée, mettre un genou en terre sur le premier degré. Elle le fit avec tant de noblesse et de modestie, de douceur et de dignité, que lord Nelvil sentit en ce moment ses yeux mouillés de larmes; il s'étonna lui-même de son attendrissement: mais au milieu de tout cet éclat, de tous ces succès, il lui semblait que Corinne avait imploré, par ses regards, la protection d'un ami, protection dont jamais une femme, quelque supérieure qu'elle soit, ne peut se passer; et il pensait en lui-même, qu'il serait doux d'être l'appui de celle à qui sa sensibilité seule rendrait cet appui nécessaire[147].»

Je laisse le discours du prince de Castel-Forte, consacré à l'éloge de Corinne, ou du moins je n'en veux citer qu'un passage où il est évident que Madame de Staël s'est peinte elle-même, et si bien que je recueille ces lignes en vous invitant à les ajouter, comme complément nécessaire, à l'essai de biographie par lequel j'ai commencé cette étude:

«Corinne est sans doute la femme la plus célèbre de notre pays, et cependant ses amis seuls peuvent la peindre; car les qualités de l'âme, quand elles sont vraies, ont toujours besoin d'être devinées; l'éclat, aussi bien que l'obscurité, peut empêcher de les reconnaître, si quelque sympathie n'aide pas à les pénétrer… Son talent d'improviser ne ressemble en rien à ce qu'on est convenu d'appeler de ce nom en Italie. Ce n'est pas seulement à la fécondité de son esprit qu'il faut l'attribuer, mais à l'émotion profonde qu'excitent en elle toutes les pensées généreuses; elle ne peut prononcer un mot qui les rappelle, sans que l'inépuisable source des sentiments et des idées, l'enthousiasme, ne l'anime et ne l'inspire[148].»

C'est bien Madame de Staël peinte par elle-même. À son insu? Je n'ose le dire.

«Corinne se leva lorsque le prince Castel-Forte eut cessé de parler; elle le remercia par une inclination de tête si noble et si douce, qu'on y sentait tout à la fois et la modestie, et la joie bien naturelle d'avoir été louée selon son coeur. Il était d'usage que le poète couronné au Capitole improvisât ou récitât une pièce de vers, avant que l'on posât sur sa tête les lauriers qui lui étaient destinés. Corinne se fit apporter sa lyre, instrument de son choix, qui ressemblait beaucoup à la harpe, mais était cependant plus antique par la forme, et plus simple dans les sons. En l'accordant, elle éprouva d'abord un grand sentiment de timidité; et ce fut avec une voix tremblante qu'elle demanda le sujet qui lui était imposé.—La gloire et le bonheur de l'Italie! s'écria-t-on autour d'elle, d'une voix unanime.—Eh bien! oui, reprit-elle, déjà saisie, déjà soutenue par son talent, La gloire, et le bonheur de l'Italie! Et se sentant animée par l'amour de son pays, elle se fit entendre dans des vers pleins de charmes, dont la prose ne peut donner qu'une idée bien imparfaite.»

«Improvisation de Corinne, au Capitole.

»Italie, empire du Soleil; Italie, maîtresse du monde; Italie, berceau des lettres, je te salue. Combien de fois la race humaine te fut soumise, tributaire de tes armes, de tes beaux-arts et de ton ciel!

     »Un dieu quitta l'Olympe pour se réfugier en Ausonie; l'aspect de
     ce pays fit rêver les vertus de l'âge d'or, et l'homme y parut trop
     heureux pour l'y supposer coupable.

     »Rome conquit l'univers par son génie, et fut reine par la liberté.
     Le caractère romain s'imprima sur le monde; et l'invasion des
     Barbares, en détruisant l'Italie, obscurcit l'univers entier.

»L'Italie reparut, avec les divins trésors que les Grecs fugitifs rapportèrent dans son sein; le ciel lui révéla ses lois; l'audace de ses enfants découvrit un nouvel hémisphère; elle fut reine encore par le sceptre de la pensée; mais ce sceptre de lauriers ne fit que des ingrats.

     »L'imagination lui rendit l'univers qu'elle avait perdu. Les
     peintres, les poètes enfantèrent pour elle une terre, un Olympe,
     des enfers et des cieux; et le feu qui l'anime, mieux gardé par son
     génie que par le dieu des païens, ne trouva point dans l'Europe un
     Prométhée qui le ravît.

»Pourquoi suis-je au Capitole? pourquoi mon humble front va-t-il recevoir la couronne que Pétrarque a portée, et qui reste suspendue au cyprès funèbre du Tasse? pourquoi,… si vous n'aimiez assez la gloire, ô mes concitoyens! pour récompenser son culte autant que ses succès!

»Eh bien, si vous l'aimez cette gloire, qui choisit trop souvent ses victimes parmi les vainqueurs qu'elle a couronnés, pensez avec orgueil à ces siècles qui virent la renaissance des arts[149]!»

Je supprime une suite de strophes où les plus grands poètes de l'Italie sont caractérisés. Corinne, rassemblant ensuite quelques grands noms d'artistes et de savants, s'écrie:

«Michel-Ange, Raphaël, Pergolèse, Galilée, et vous, intrépides voyageurs, avides de nouvelles contrées, bien que la nature ne pût vous offrir rien de plus beau que la vôtre, joignez aussi votre gloire à celle des poètes! Artistes, savants, philosophes; vous êtes comme eux enfants de ce soleil qui tour à tour développe l'imagination, anime la pensée, excite le courage, endort dans le bonheur, et semble tout promettre ou tout faire oublier.

»Connaissez-vous cette terre, où les orangers fleurissent, que les rayons des cieux fécondent avec amour? Avez-vous entendu les sons mélodieux qui célèbrent la douceur des nuits? Avez-vous respiré ces parfums, luxe de l'air déjà si pur et si doux? Répondez, étrangers, la nature est-elle chez vous belle et bienfaisante?

»Ailleurs, quand des calamités sociales affligent un pays, les peuples doivent s'y croire abandonnés par la divinité; mais ici nous sentons toujours la protection du ciel, nous voyons qu'il s'intéresse à l'homme, et qu'il a daigné le traiter comme une noble créature.

»Ce n'est pas seulement de pampres et d'épis que notre nature est parée, mais elle prodigue sous les pas de l'homme, comme à la fête d'un souverain, une abondance de fleurs et de plantes inutiles qui, destinées à plaire, ne s'abaissent point à servir.

»Les plaisirs délicats, soignés par la nature, sont goûtés par une nation digne de les sentir; les mets les plus simples lui suffisent; elle ne s'enivre point aux fontaines de vin que l'abondance lui prépare: elle aime son soleil, ses beaux-arts, ses monuments, sa contrée tout à la fois antique et printanière; les plaisirs raffinés d'une société brillante, les plaisirs grossiers d'un peuple avide, ne sont pas faits pour elle.

»Ici, les sensations se confondent avec les idées, la vie se puise tout entière à la même source, et l'âme, comme l'air, occupe les confins de la terre et du ciel. Ici le génie se sent à l'aise, parce que la rêverie y est douce; s'il agite, elle calme; s'il regrette un but, elle lui fait don de mille chimères; si les hommes l'oppriment, la nature est là pour l'accueillir.

»Ainsi, toujours elle répare, et sa main secourable guérit toutes les blessures. Ici l'on se console des peines même du coeur, en admirant un Dieu de bonté, en pénétrant le secret de son amour; les revers passagers de notre vie éphémère se perdent dans le sein fécond et majestueux de l'immortel univers[150].»

L'accent de la joie éveille mystérieusement celui de la plainte dans toutes les âmes et sur toutes les lyres. Des régions de l'art et de la nature, où tout est gloire, paix et joie, Corinne laisse tomber sur l'humanité un regard de tristesse, et les accords de sa lyre sont un instant comme voilés; mais la vie et l'espérance prennent bientôt le dessus, et la plainte meurt à son tour dans les extases de la jeunesse et du génie:

«Peut-être un des charmes secrets de Rome est-il de réconcilier l'imagination avec le long sommeil. On s'y résigne pour soi, l'on en souffre moins pour ce qu'on aime. Les peuples du Midi se représentent la fin de la vie sous des couleurs moins sombres que les habitants du Nord. Le soleil, comme la gloire, réchauffe même la tombe.

»Le froid et l'isolement du sépulcre sous ce beau ciel, à côté de tant d'urnes funéraires, poursuivent moins les esprits effrayés. On se croit attendu par la foule des ombres; et, de notre ville solitaire à la ville souterraine, la transition semble assez douce.

»Ainsi la pointe de la douleur est émoussée, non que le coeur soit blasé, non que l'âme soit aride, mais une harmonie plus parfaite, un air plus odoriférant, se mêlent à l'existence. On s'abandonne à la nature avec moins de crainte, à cette nature dont le Créateur a dit: Les lis ne travaillent ni ne filent, et cependant, quels vêtements des rois pourraient égaler la magnificence dont j'ai revêtu ces fleurs[151]!»

Madame de Staël aborde ici, et abordera deux fois encore dans le cours de l'ouvrage, une de ces régions que la critique littéraire, ou, si l'on veut, l'esthétique de son époque, avait sévèrement interdites à tous gens faisant profession d'écrire en prose. Ce que nous venons de lire, Messieurs, c'est de la prose poétique, s'il en fut jamais. Or, la prose poétique était, il y a trente ans, l'objet des prohibitions les plus sévères. L'auteur des Martyrs en avait beaucoup introduit en fraude, ou, pour mieux dire, à main armée, en se prévalant tout simplement de la raison du plus fort, qui, même en littérature, est quelquefois la meilleure. Un talent comme le sien pouvait tout obtenir, si ce n'est de faire rapporter la loi. Elle fut maintenue, et non sans quelque apparence de raison. La prose poétique, disait-on, qui a pu rendre quelque service à la langue, comme l'a fait aussi dans son temps la cadence étudiée du style de Balzac, n'est pourtant pas un genre vrai. Bien qu'il y ait de la poésie dans tout ce qui est littéraire, la prose est un point de vue de l'esprit, la poésie en est un autre, et s'il n'est pas raisonnable d'écrire en vers un traité d'économie politique, il ne l'est pas beaucoup plus de rédiger en prose une ode ou un dithyrambe. Dans le premier cas, la forme dépasse le fond, dans le second elle reste en deçà. Quand, l'état de votre âme est essentiellement prosaïque, ou, en d'autres termes, quand la prose domine dans votre pensée, écrivez bonnement en prose; quand la poésie est à la base de vos pensées, quand c'est le côté poétique des choses qui est votre objet même, écrivez franchement en vers. En vous bornant, dans ce dernier cas, à ce qu'on appelle prose poétique, vous en faites à la fois et trop et pas assez; trop, puisque vous forcez le caractère naturel de la prose; pas assez, parce que la nature de votre pensée ou de votre inspiration appelait l'appareil entier de la poésie, je veux dire les vers; vous restez dans un entre-deux qui n'a rien de décidé, rien de vrai. Il y aurait une objection à faire à cette théorie; cette objection serait sans réplique si elle était fondée: elle consisterait à dire que, dans notre langue, la poésie complète, la poésie revêtue de tous ses attributs, armée du rythme et des consonnances, est impraticable, que le français, en un mot, n'est pas fait pour les vers. Ceux que la lecture de Boileau, de Racine et de Jean-Baptiste Rousseau n'a pu convaincre du contraire, que disent-ils depuis que Béranger, Lamartine et Victor Hugo ont renouvelé les formes de la poésie versifiée? Je l'ignore; mais pour moi, qui ai vu éclore ces beaux talents modernes, je ne regardais pas, même avant eux, la poésie comme impossible, et je crois encore moins à cette impossibilité depuis qu'ils ont paru. Si la poésie française n'est pas impossible (opinion que la nouvelle école poétique a, je crois, rendue générale), pourquoi donc la poésie ne s'écrirait-elle pas en vers? Pourquoi M. de Chateaubriand… Ah! c'est ici le pas difficile à franchir! Car il semble bien prouvé que cet illustre écrivain, le premier de nos poètes vivants, n'aurait point obtenu ce titre, et serait demeuré inférieur à lui-même, s'il eût voulu n'écrire qu'en vers… Il faut s'arrêter ici et renvoyer au chapitre de ce grand chef de la poésie contemporaine la fin de cette discussion, inséparable de son nom et du souvenir de ses écrits. Ceci est donc une digression, faiblement autorisée peut-être par deux ou trois fragments de prose poétique, épars dans le roman de Corinne. Il est certain que ce genre de style, bon ou mauvais, ne peut pas compter Madame de Staël au nombre de ses patrons. Il n'est pas moins certain qu'à l'ouïe des beaux passages que je vous ai lus, nul de vous n'a été tenté de faire un procès à la prose poétique. Laissons la question pendante, nous la retrouverons.

Les critiques du temps n'approuvèrent pas tous que le roman fût compliqué d'un voyage, ou, disaient-ils encore, le voyage compliqué d'un roman; car ils ne savaient pas bien si Corinne était surtout un roman ou surtout un voyage. Vous en jugerez probablement, Messieurs, par votre impression comme j'en juge par la mienne. J'ai voulu être de l'avis de ces critiques, et je n'ai pu y parvenir. Corinne et l'Italie m'ont paru se refléter heureusement l'une dans l'autre. Corinne est l'Italie même ou l'idéal de l'Italie; parler de l'une, c'est parler de l'autre; et lorsque Corinne célèbre son pays, elle achève de se peindre elle-même. La passion et l'action vont leur train, s'il est permis de parler ainsi, à travers ces descriptions si vives et ces discussions animées, qui mettent si bien en relief le caractère et l'esprit des deux interlocuteurs, et l'Italie ne fait jamais oublier Corinne. Je pourrais même faire remarquer, si un examen aussi détaillé m'était permis, avec quel art, tout ensemble ingénieux et ingénu, l'auteur a su rattacher l'intérêt romanesque à l'intérêt descriptif, le roman à l'étude, la peinture du coeur humain à celle des lieux et des moeurs. Je crois, au reste, que c'est en France surtout que cette combinaison a rencontré le moins d'approbation; les étrangers l'ont plutôt admirée.

Avant l'exécution, l'idée aurait pu être condamnée par des esprits judicieux; mais, on a beau dire, il y a des choses dont il faut juger par l'événement, et quelque confiance qu'il puisse avoir aux bons conseils, un écrivain doit surtout en croire son génie.

Je pourrais, par un seul exemple, montrer, ou du moins faire comprendre, comment le voyage et le roman s'entr'aident, et comment, à mesure que les sujets se succèdent, Corinne reste le sujet principal. Cet exemple, c'est la seconde improvisation de Corinne, amenée d'une manière si touchante, et qui, destinée immédiatement à rassembler les souvenirs d'un lieu célèbre, n'en est pas moins un des endroits les plus pathétiques du roman:

«Quelques souvenirs du coeur, quelques noms de femmes réclament aussi vos pleurs. C'est à Misène, dans le lieu même où nous sommes, que la veuve de Pompée, Cornélie, conserva jusqu'à la mort son noble deuil; Agrippine pleura longtemps Germanicus sur ces bords. Un jour, le même assassin qui lui ravit son époux la trouva digne de le suivre. L'île de Nisida fut témoin des adieux de Brutus et de Porcie.

»Ainsi, les femmes amies des héros ont vu périr l'objet qu'elles avaient adoré. C'est en vain que pendant longtemps elles suivirent ses traces; un jour vint qu'il fallut le quitter. Porcie se donne la mort; Cornélie presse contre son sein l'urne sacrée qui ne répond plus à ses cris; Agrippine, pendant plusieurs années, irrite en vain le meurtrier de son époux: et ces créatures infortunées, errant comme des ombres sur les plages dévastées du fleuve éternel, soupirent pour aborder à l'autre rive; dans leur longue solitude, elles interrogent le silence, et demandent à la nature entière, à ce ciel étoilé, comme à cette mer profonde, un son d'une voix chérie, un accent qu'elles n'entendront plus.

»Amour, suprême puissance du coeur, mystérieux enthousiasme qui renferme en lui-même la poésie, l'héroïsme et la religion! qu'arrive-t-il quand la destinée nous sépare de celui qui avait le secret de notre âme, et nous avait donné la vie du coeur, la vie céleste? qu'arrive-t-il quand l'absence ou la mort isolent une femme sur la terre? Elle languit, elle tombe. Combien de fois ces rochers qui nous entourent, n'ont-ils pas offert leur froid soutien à ces veuves délaissées, qui s'appuyaient jadis sur le sein d'un ami, sur le bras d'un héros[152]!»

Qu'est-ce que tous ces souvenirs sinon un douloureux gémissement de Corinne elle-même, qui pleure d'avance le malheur dont elle porte le pressentiment dans son coeur, et que tant de présages lui annoncent?

Je ne serai guère que rapporteur, Messieurs, en ajoutant que, dans ce voyage ou dans ce roman de Corinne, la littérature est mieux jugée que les arts, les moeurs que la littérature, et la société mieux sentie ou mieux décrite que la nature. C'est ici le moment de le dire: le génie de Madame de Staël n'était pas éminemment plastique, sensible à la forme, attiré par les dehors ou l'apparence extérieure des choses. Tout cela n'est pour elle qu'un accessoire plus ou moins indifférent. S'il lui arrive de remarquer les objets extérieurs (je dis à dessein remarquer et non pas observer), c'est d'un regard prompt et sommaire qui ne prend de chaque objet que son caractère général et son rapport avec le coeur humain. Peut-être Madame de Staël avait-elle une sensibilité trop profonde, une âme trop émue, pour être artiste autant qu'un écrivain peut l'être. Elle goûtait trop la société, elle en faisait dépendre une trop grande partie de son bonheur, pour que le sentiment des objets extérieurs de la nature n'y perdît pas quelque chose. Il semble qu'elle ait parlé sans le vouloir d'elle-même dans ce passage où il est question d'Oswald:

«Son goût pour les arts ne s'était point encore développé; il n'avait vécu qu'en France, où la société est tout, et à Londres, où les intérêts politiques absorbent presque tous les autres: son imagination, concentrée dans ses peines, ne se complaisait point encore aux merveilles de la nature, ni aux chefs-d'oeuvre des arts[153].»

Un mot, au commencement du livre, pourrait nous avertir de ce qui nous manque dans ce voyage en Italie: «Voyager, dit l'auteur, est, quoi qu'on en puisse dire, un des plus tristes plaisirs de la vie[154].»

C'était enchérir sur ce mot bien connu d'un homme du monde: «Voyager est le premier des plaisirs insipides.»

Pour Madame de Staël, voyager n'était pas le premier, même de ces plaisirs-là. Qui parle ainsi des voyages, n'a point d'yeux, ou les a tournés en dedans. Ceux de Madame de Staël étaient tournés ainsi.

Quoique l'amour de la nature ait été, pour certaines âmes, une passion dans toute la force du terme, c'est-à-dire une souffrance, on peut dire en général qu'il faut du calme pour jouir de la nature. L'âme agitée par la passion se nourrit d'elle seule, en se dévorant. C'est quand le calme renaît, qu'on regarde autour de soi, et qu'on se nourrit par les yeux des beautés harmonieuses de la nature et de l'art. Madame de Staël en est elle-même un exemple. Dans son livre de l'Allemagne, elle parle de la nature comme une personne qui l'a regardée; toujours pathétique, son style devient pittoresque; on sent que cette âme a trouvé du loisir: du loisir! mot heureux et doux, qui mêle ensemble dans notre esprit l'idée de repos et celle de liberté!

Madame de Staël et M. de Chateaubriand ont tous les deux vécu à Rome, ont tous les deux parlé de Rome. Il serait curieux de les comparer sur ce sujet. L'idée m'en est venue à propos d'un passage de Corinne qui trahit quelque réminiscence de la lettre à M. de Fontanes: on ne peut guère, en effet, lire impunément ces magnifiques pages. Ecoutons parler Corinne:

«L'aspect de la campagne, autour de Rome, a quelque chose de singulièrement remarquable: sans doute c'est un désert, car il n'a point d'arbres ni d'habitations; mais la terre est couverte de plantes naturelles, que l'énergie de la végétation renouvelle sans cesse. Ces plantes parasites se glissent dans les tombeaux, décorent les ruines, et semblent là seulement pour honorer les morts. On dirait que l'orgueilleuse nature a repoussé tous les travaux de l'homme, depuis que les Cincinnatus ne conduisent plus la charrue qui sillonnait son sein; elle produit des plantes au hasard, sans permettre que les vivants se servent de sa richesse. Ces plaines incultes doivent déplaire aux agriculteurs, aux administrateurs, à tous ceux qui spéculent sur la terre, et veulent l'exploiter pour les besoins de l'homme: mais les âmes rêveuses, que la mort occupe autant que la vie, se plaisent à contempler cette campagne de Rome, où le temps présent n'a imprimé aucune trace; cette terre qui chérit ses morts, et les couvre avec amour des inutiles fleurs, des inutiles plantes qui se traînent sur le sol, et ne s'élèvent jamais assez pour se séparer des cendres qu'elles ont l'air de caresser[155].»

Voici maintenant une partie de ce que dit M. de Chateaubriand sur cette même campagne de Rome:

«Figurez-vous quelque chose de la désolation de Tyr et de Babylone dont parle l'Ecriture; un silence et une solitude aussi vastes que le bruit et le tumulte des hommes qui se pressaient jadis sur ce sol. On croit y entendre retentir cette malédiction du prophète; Venient tibi duo hæc subito in die una, sterilitas et viduitas. Vous apercevez çà et là quelques bouts de voies romaines, dans des lieux où il ne passe plus personne, quelques traces desséchées des torrents de l'hiver: ces traces vues de loin ont elles-mêmes l'air de grands chemins battus et fréquentés, et elles ne sont que le lit désert d'une onde orageuse qui s'est écoulée comme le peuple romain. À peine découvrez-vous quelques arbres, mais partout s'élèvent des ruines d'aqueducs et de tombeaux; ruines qui semblent être les forêts et les plantes indigènes d'une terre composée de la poussière des morts et des débris des empires. Souvent, dans une grande plaine, j'ai cru voir de riches moissons; je m'en approchais; des herbes flétries avaient trompé mon oeil. Parfois sous ces moissons stériles vous distinguez les traces d'une ancienne culture. Point d'oiseaux, point de laboureurs, point de mouvements champêtres, point de mugissements de troupeaux, point de villages. Un petit nombre de fermes délabrées se montrent sur la nudité des champs; les fenêtres et les portes en sont fermées; il n'en sort ni fumée, ni bruit, ni habitants. Une espèce de sauvage, presque nu, pâle et miné par la fièvre, garde ces tristes chaumières, comme les spectres qui, dans nos histoires gothiques, défendent l'entrée des châteaux abandonnés. Enfin l'on dirait qu'aucune nation n'a osé succéder aux maîtres du monde dans leur terre natale, et que ces champs sont tels que les a laissés le soc de Cincinnatus, ou la dernière charrue romaine.

»… Vous croirez, peut-être, mon cher ami, d'après cette description, qu'il n'y a rien de plus affreux que les campagnes romaines? Vous vous tromperiez beaucoup; elles ont une inconcevable grandeur; on est toujours prêt, en les regardant, à s'écrier avec Virgile:

          Salve, magna parens frugum, Saturnia tellus,
          Magna virum!

»Si vous les voyez en économiste, elles vous désoleront; si vous les contemplez en artiste, en poète, et même en philosophe, vous ne voudriez peut-être pas qu'elles fussent autrement. L'aspect d'un champ de blé ou d'un coteau de vigne ne vous donnerait pas d'aussi fortes émotions que la vue de cette terre dont la culture moderne n'a pas rajeuni le sol, et qui est demeurée antique comme les ruines qui la couvrent[156].»

Il faut en venir à cette conclusion: l'auteur de Corinne est moins un coloriste habile qu'un penseur enthousiaste et un moraliste passionné. Et même en rendant toute justice à une composition pleine d'art, à un style dont la pureté égale presque l'éclat, en plaçant Corinne, sous ces rapports déjà, au nombre des monuments de la langue française, il faut bien constater la nature des plus vives jouissances dont ce livre nous ouvre la source. Il est surtout remarquable par la riche matière qu'il fournit à la méditation morale. À ne s'en tenir qu'à la donnée principale, à l'idée mère de l'ouvrage, à cette opposition fatale entre la gloire et le bonheur dans la destinée d'une femme, entre la libre impulsion de son génie et les lois immuables de la société, mais surtout (et nous remarquons ceci davantage parce qu'on l'a moins remarqué) entre le principe esthétique représenté par Corinne et le principe moral représenté par Oswald[157], quel ouvrage peut susciter à la fois des réflexions plus sérieuses et des rêveries plus touchantes? Et combien d'idées fortes, combien de vues profondes, combien d'observations fines et piquantes, jaillissent de toutes parts, se répandent sur tous les sujets, grâce à l'opulence de son esprit dont l'émotion renouvelle incessamment les trésors. Que de mots d'une vérité saisissante, d'une naïveté profonde, dans les scènes de passion! La nature prise sur le fait ne serait pas toujours si heureuse, et ne saurait être plus vraie. Ce mot de Corinne à Oswald: «Ah! c'est de mon bonheur que vous parlez, il ne s'agit déjà plus du vôtre[158]», n'est-il pas un de ceux qu'on ne peut trouver sans beaucoup d'âme unie à beaucoup d'esprit? Et combien d'autres je pourrais citer!

On a blâmé comme une extrême inconvenance la scène théâtrale où Corinne, déjà mourante, fait lire en public ses derniers vers par une jeune fille vêtue de blanc et couronnée de fleurs, tandis qu'elle-même, assise dans un coin de la salle, recueille ses dernières forces pour goûter ce dernier triomphe. Il y a de très bonnes raisons de l'en blâmer, et personne de nous n'est bien aise qu'elle prenne ainsi congé de la vie. Mais quand on a accepté l'ensemble de ce caractère, et tant de situations qui n'en sont que le développement, on peut encore accepter cette dernière scène, et ce qui serait intolérable, si l'on nous donnait Corinne pour chrétienne, ne l'est pas dans le caractère et dans les sentiments qu'on lui prête. La douleur même, dans cette nature toute poétique, prend la forme de la poésie. La mort, cette dernière action de la vie, aura chez elle le caractère de la vie entière. Madame de Staël a fait de son héroïne ce que l'antiquité avait fait du cygne:

«Les anciens ne s'étaient pas contentés de faire du cygne un chantre mélodieux: seul entre tous les êtres, qui frémissent à l'aspect de leur destruction, il chantait encore au moment de son agonie, et préludait par des chants harmonieux à son dernier soupir. C'était, disaient-ils, près d'expirer, et faisant à la vie un adieu triste et tendre, que le cygne rendait ces accents si doux et si touchants, et qui, pareils à un léger et douloureux murmure, d'une voix basse, plaintive et lugubre, formaient son chant funèbre[159].»

Il est vrai que la dernière composition de Corinne n'est pas un léger et douloureux murmure, mais ce sont des accents bien doux et bien touchants; leur charme peut m'avoir séduit; il en a séduit bien d'autres; toutefois il me semble que le reproche d'inconvenance ne doit pas les atteindre. Corinne, à ce moment suprême, ne se donne pas en spectacle à l'Italie; elle lui dit adieu dans un langage qui, pour être poétique, ne lui en est pas moins naturel.

Ce que j'aime bien moins dans ce roman, c'est l'épisode des premières amours de lord Nelvil. L'histoire de cette intrigue avec une femme du monde fait trop disparate dans cette histoire d'une grande passion; le roman déteint sur le poème; et cet attachement frivole, où il n'y a ni pureté ni enthousiasme, fait plus de tort à lord Nelvil, au moins poétiquement parlant, que son ingratitude envers Corinne.

Encore cette fois, j'ai peine à me séparer de mon sujet; il me semble que je vous dois encore la citation de quelques-unes de ces pensées fortes et de ces traits lumineux, perçants, qu'on rencontre à toutes les pages de Corinne; mais ce serait m'imaginer que vous n'avez pas lu Corinne ou que vous ne la lirez pas. Néanmoins ce qui porte si souvent chez Madame de Staël le caractère d'une révélation intérieure ou d'apparition de la vérité, mérite au moins qu'on l'indique. Corinne est toute brillante de cette sorte d'éclairs, et je n'en connais pas d'exemple plus digne d'être cité que ces paroles d'Oswald:

«Sans doute le repentir est une belle chose, et j'ai besoin, plus que personne, de croire à son efficacité; mais le repentir qui se répète fatigue l'âme; ce sentiment ne régénère qu'une fois. C'est la rédemption qui s'accomplit au fond de notre âme: et ce grand sacrifice ne peut se renouveler[160].»

Les moralistes les plus célèbres n'ont rien dit peut-être de plus profond; et si Madame de Staël n'était pas chrétienne à l'époque où elle écrivit Corinne, le mot n'en a que plus de prix.

CHAPITRE SEPTIÈME

Du caractère de M. Necker et de sa vie privée. De l'Allemagne.

Le morceau intitulé: Du caractère de M. Necker et de sa vie privée, parut en 1804, ainsi entre Delphine et Corinne. Nous l'avons laissé en arrière; il ne convient pourtant pas de le passer sous silence. À l'époque où il parut, bien des lecteurs furent peut-être plus frappés de l'exagération de l'éloge, que des beautés de l'ouvrage; le compte qu'il fallait tenir et qu'ils croyaient avoir tenu d'un deuil récent, ne les empêcha pas de se récrier sur bien des passages et sur le ton général de cet écrit. Ils ne pardonnaient pas à Madame de Staël d'avoir dit que «les facultés de M. Necker n'ont jamais eu d'autres bornes que ses vertus,» et que «son souvenir fera dans le dernier siècle une trace lumineuse, éthérée, une trace qui part de la terre et se continue dans le ciel,» ni surtout de s'être écriée, en parlant de la jeunesse de son père: «Ce temps où je me le représentais si jeune, si aimable, si seul! ce temps où nos destinées auraient pu s'unir pour toujours, si le sort nous avait créés contemporains[161];» observation, en effet, plus singulière qu'agréable, et que le souvenir de Madame Necker aurait pu faire supprimer. Mais les censeurs, à qui quelques phrases de ce genre fermaient les yeux sur ce que cet écrit a de touchant et de noble, étaient moins justes que les lecteurs qui n'en surent voir que les beautés, et il y a plus de risque à les suivre qu'a souscrire à ce jugement, un peu enthousiaste, de Benjamin Constant:

«Je viens de relire l'introduction qu'elle a placée à la tête des manuscrits de son père. Je ne sais si je me trompe, mais ces pages me semblent plus propres à la faire apprécier, à la faire chérir de ceux mêmes qui ne l'ont pas connue que tout ce qu'elle a publié de plus éloquent, de plus entraînant sur d'autres sujets; son âme et son talent s'y peignent tout entiers. La finesse de ses aperçus, l'étonnante variété de ses impressions, la chaleur de son éloquence, la force de sa raison, la vérité de son enthousiasme, son amour pour la liberté et pour la justice, sa sensibilité passionnée, la mélancolie qui souvent la distinguait, même dans ses productions purement littéraires, tout ici est consacré à porter la lumière sur un seul foyer, à exprimer un seul sentiment, à faire partager une pensée unique. C'est la seule fois qu'elle ait traité un objet avec toutes les ressources de son esprit, toute la profondeur de son âme, et sans être distraite par quelque idée étrangère. Cet ouvrage, peut-être, n'a pas encore été considéré sous ce point de vue: trop de différences d'opinions s'y opposaient pendant la vie de Madame de Staël. La vie est une puissance contre laquelle s'arment, tant qu'elle dure, les souvenirs, les rivalités et les intérêts; mais quand cette puissance est brisée, tout ne doit-il pas prendre un autre aspect? Et si, comme j'aime à le penser, la femme qui a mérité tant de gloire et fait tant de bien est aujourd'hui l'objet d'une sympathie universelle et d'une bienveillance unanime, j'invite ceux qui honorent le talent, respectent l'élévation, admirent le génie et chérissent la bonté, à relire aujourd'hui cet hommage tracé sur le tombeau d'un père par celle que ce tombeau renferme maintenant[162].»

Nous ne raconterons pas après Madame de Staël la piquante histoire du livre De l'Allemagne. Mais tous les livres ont une double histoire; leurs aventures (fata) à dater de leur publication n'ont pas plus d'intérêt, en ont moins peut-être, que les faits qui ont précédé et préparé leur apparition. Comment est venue à l'auteur la première idée de son oeuvre, et comment cette oeuvre s'est formée dans son esprit et sous sa main, c'est là ce que nous voudrions savoir, et ce que l'écrivain ne nous dira point, car il faudrait, à l'ordinaire, le lui apprendre à lui-même. Autant que nous pouvons l'entrevoir, le livre dont nous parlons était une entreprise de réaction contre le triple despotisme d'un homme en politique, d'une secte en philosophie, d'une tradition en littérature. C'était un de ces bateaux de sauvetage qu'au fort de la tempête on emploie courageusement au salut d'un équipage en détresse. Cet équipage, c'était la France, dont toutes les libertés, dans l'opinion de Madame de Staël, périssaient à la fois. Persuadée que les nations sont appelées à se guider alternativement, elle allait, cette fois, demander à l'Allemagne, à l'Allemagne humiliée et vaincue, le salut de la France. Cette oeuvre, où il y avait plus de patriotisme que d'amour-propre national, reçut de la police de Bonaparte un caractère qu'elle ne devait pas avoir; le pilon du général Savary la frappa, en quelque sorte, d'anachronisme; l'hommage aux vaincus de 1810 devint un hommage aux vainqueurs, et Madame de Staël se trouva jetée, contre toutes ses habitudes, dans le parti du plus fort. Si l'orgueil triomphant n'avait pas consenti, selon l'expression du duc de Rovigo, à chercher des modèles chez l'étranger, l'orgueil blessé était moins disposé encore à demander des exemples au vainqueur. Quelque chose, néanmoins, de plus fort que l'orgueil, la force des choses, le mouvement général de la pensée, ménageait des succès certains, non seulement au livre, mais à l'entreprise de Madame de Staël. En compensation de l'à-propos que le pilon avait effacé, il y en avait un autre, et, en dépit de tout, les doctrines de cet ouvrage devaient être populaires. Elles le devinrent en effet, et l'on oublia presque entièrement que ce panégyrique de l'Allemagne avait dû faire retentir en Allemagne et dans toute l'Europe un appel à la résistance. La police de Bonaparte l'avait mieux compris, lorsque, après avoir exercé sur cet ouvrage la pénétration et la vigilance des censeurs, elle avait pris le parti de le détruire.

Il y a, plus ou moins, franchise du port pour les reproches qu'un écrivain distingué adresse à sa propre nation. Madame de Staël disait beaucoup de mal des Français dans ce livre sur l'Allemagne; mais en les reconnaissant pour le peuple le plus spirituel et le plus aimable de la terre, elle s'assurait le droit de lui nier tout le reste. Elle ne s'en est pas prévalue à la rigueur; mais il faut avouer qu'elle a traité fort sévèrement la nation qu'au fond du coeur elle aimait passionnément. En revanche, elle relevait, tout ce que le caractère allemand a de qualités solides et de mérite essentiel; mais les critiques qui tempéraient ces éloges, étaient de celles dont la vanité nationale ne prend pas aisément son parti; et chaque nation, même l'allemande, a sa vanité. J'ai quelque raison de croire qu'on lui pardonna difficilement, de l'autre côté du Rhin, des jugements comme ceux-ci:

«On a beaucoup de peine à s'accoutumer, en sortant de France, à la lenteur et à l'inertie du peuple allemand: il ne se presse jamais, il trouve des obstacles à tout; vous entendez dire en Allemagne c'est impossible, cent fois contre une en France. Quand il est question d'agir, les Allemands ne savent pas lutter avec les difficultés[163].

Les Allemands, à quelques exceptions près, sont peu capables de réussir dans tout ce qui exige de l'adresse et de l'habileté: tout les inquiète, tout les embarrasse[164].

Il y a dans ce pays plus d'imagination que de sensibilité[165].

On est plus irrité contre les Allemands, quand on les voit manquer d'énergie, que contre les Italiens, dont la situation politique a depuis plusieurs siècles affaibli le caractère. Les Italiens conservent toute leur vie, par leur grâce et leur imagination, des droits prolongés à l'enfance; mais les physionomies et les manières rudes des Germains semblent annoncer une âme ferme, et l'on est désagréablement surpris quand on ne la trouve pas. Enfin, la faiblesse du caractère se pardonne quand elle est avouée, et, dans ce genre, les Italiens ont une franchise singulière qui inspire une sorte d'intérêt, tandis que les Allemands, n'osant confesser cette faiblesse qui leur va si mal, sont flatteurs avec énergie et vigoureusement soumis[166].»

Telle est la part du blâme dans le jugement que porte Madame de Staël sur la nation allemande; les reproches sont sérieux et durent être sentis; mais, après tout, c'est une question de savoir si quelques Allemands n'eurent pas plus de peine à lui pardonner ses éloges que ses critiques.

À travers beaucoup de clameurs et le cliquetis des armes qui se croisaient pour et contre le livre nouveau, ce livre atteignit son but, au moins en ce qui concerne la littérature et les doctrines littéraires. Il concourut énergiquement avec le mouvement qui déjà commençait à entraîner les esprits. Il inaugura, en littérature, une ère nouvelle. Le livre De l'Allemagne fut, pour les jeunes talents et pour tous les jeunes esprits, comme un navire sur lequel ils purent s'approcher assez d'un nouveau rivage pour en recueillir les émanations enivrantes et les arômes inconnus. Cette littérature, quoique étrangère, quoique étonnante, semblait éveiller d'anciens souvenirs, et ranimer des impressions effacées. Cette Allemagne était une soeur oubliée, par qui des traditions de famille, perdues ailleurs, avaient été conservées. Et puis, elle semblait apporter la liberté dans l'art, en élargir l'enceinte, en multiplier les ressources, et la nouvelle génération, fatiguée d'un classicisme qui n'était plus que l'écho d'un écho, s'imagina (c'est une illusion de la jeunesse) en retrouvant la liberté, avoir tout retrouvé. En mal ou en bien, l'influence du livre de Madame de Staël fut capitale. Il mit fin à l'isolement de deux grandes nations voisines; il révéla, pour la première fois, l'Allemagne à la France. Tout le monde, en Allemagne, n'en voulut pas convenir; mais voici ce que Goethe a écrit dans sa vieillesse:

«Ce livre doit être considéré comme une puissante artillerie qui pratiqua dans cette espèce de muraille de la Chine que des préjugés surannés avaient élevée entre les deux peuples, une large brèche, si bien qu'au delà du Rhin, et bientôt au delà du canal, on s'informa plus exactement de nous, ce qui ne pouvait manquer de nous assurer une grande influence sur tout l'occident de l'Europe.»

Nous l'avons vu, Madame de Staël voulait emprunter à l'Allemagne pour enrichir la France. Le rejeton nouveau qu'elle aspirait à greffer sur l'arbre de la civilisation française, n'était autre chose que l'enthousiasme, dont il lui semblait que le principe était mort dans les coeurs français. Mais elle exécuta ce dessein en femme d'esprit, sans l'afficher, sans l'annoncer, sans y enchaîner sa pensée. Traitant sa nation comme un de ces malades pour qui un changement d'air est le premier remède, elle fit faire à l'esprit français le voyage d'Allemagne. Comme un guide plein de zèle, dont la propre curiosité est à peine encore satisfaite, et dont l'opinion n'est pas fixée sur tous les points, elle exposa l'Allemagne comme quelqu'un qui l'étudiait encore, quoique les grands traits de la physionomie de ce pays fussent déjà fortement dessinés dans sa pensée. L'ouvrage n'a rien de polémique ni d'agressif, rien même qui sente le parti pris et l'intention arrêtée; on n'y sent partout qu'une étude calme et désintéressée. Ceci n'est point un artifice. Madame de Staël n'a ni plus ni moins de préoccupation qu'elle n'en montre. Elle ne prêche pas l'enthousiasme allemand, elle ne prêche pas l'Allemagne, elle ne prêche rien. Sa candeur et son impartialité sont exemplaires. Elle veut avant tout faire connaître l'Allemagne à la France, dans son faible comme dans son fort, dans ce qui est bon à laisser comme dans ce qui est bon à prendre; et il faut bien le dire, Madame de Staël a trop d'esprit pour donner dans l'admiration niaise, est trop française aussi pour que tout lui plaise chez les Allemands. Elle croit sans doute que les peuples sont faits pour se guider mutuellement, que chacun possède quelque avantage qui lui est propre, et que l'Allemagne, dans le moment actuel, a quelque chose à donner à la France; mais si des relations plus suivies entre les deux peuples lui paraissent désirables, désirables surtout pour son pays, elle croit nécessaire avant tout qu'ils se connaissent bien l'un l'autre; elle n'a rien, pour le moment, plus à coeur, et aussi, dans ce portrait de l'Allemagne, est-elle sincère sans le moindre effort.

Mais est-elle vraie? A-t-elle bien vu, a-t-elle bien jugé l'Allemagne? Vous avez entendu l'opinion de Goethe; j'ignore si cette opinion est la plus générale; j'ai, pour ma part, rencontré plus de gens disposés à la contredire qu'empressés à la soutenir. La mauvaise humeur de plusieurs va jusqu'à savoir peu de gré à Madame de Staël de son intention même. Elle a loué, disent-ils, ce qu'il eût fallu blâmer; elle a blâmé ce qu'il fallait louer. Je m'étonnerais que son dessein eût été mieux accueilli. L'orgueil national, parfaitement égal à lui-même d'un pays à l'autre, et ne présentant de différences que celles de la forme ou de l'accent, empreint de fatuité en France, de dédain en Angleterre, en Allemagne de rudesse, l'orgueil national a constamment récusé les jugements de l'étranger. Rien de plus intraitable, de moins raisonnable qu'un orgueil qui peut dire: nous, et qui semble n'être exigeant que pour le compte d'autrui. Je le récuse à mon tour, et je crois bien faire. Après quoi, tout n'irait pas mal si l'insuffisance de mon savoir, ou, pour parler plus exactement, mon ignorance, ne me contraignait pas à me récuser moi-même. Mais ne puis-je, à défaut d'un jugement en forme que je ne me permets pas, vous dire au moins mes impressions?

Je ne reproche pas à Madame de Staël de n'avoir pas procédé par analyse. Cette méthode, qui paraît excellente parce qu'elle ne permet pas de rien omettre, a souvent le désavantage, en disant tout, de ne rien dire; j'entends rien d'intime, de singulier, de saisissant. L'individualité, personnelle et même nationale, reste en dehors de toutes les analyses, et ce n'est pas non plus la méthode des peintres. Voyez Saint-Simon: son unique méthode est de n'en point avoir, et sa confusion ressemble beaucoup plus à la vie qu'aucune analyse. La libre allure de Madame de Staël ne la sert guère moins bien. Il ne serait pas toujours facile de dire pourquoi tel sujet succède à tel autre; mais, quand on arrive à la fin, il reste une impression vive, celle que laisse la rencontre d'une personnalité distincte, de ce je ne sais quoi qui ne ressemble qu'à soi, et qu'aucun nom appellatif, qu'aucune épithète ne désignerait à notre gré. Est-ce l'Allemagne? Mais si ce n'est pas l'Allemagne, où donc un objet imaginaire aurait-il pris cette empreinte si vive d'individualité, cette physionomie si personnelle, où l'on sent, à ne pouvoir s'y tromper, que tout est homogène, que tout se tient, que tout s'enchaîne? Un poète du dix-huitième siècle a dit des écrivains de Port-Royal:

Ils ont eu l'art de bien connaître L'homme qu'ils ont imaginé[167].

Madame de Staël, à son tour, aurait-elle eu l'étrange secret de bien connaître une Allemagne qui n'existait pas? Le faux peut-il avoir cet air-là? peut-il faire cette impression? Nous n'en croyons rien. Pour autant que nous connaissons l'Allemagne, nous croyons que Madame de Staël l'a bien connue, l'a bien exprimée; mais nous ne croyons pas qu'elle l'ait approfondie.

L'époque où elle visita cette grande nation ne pouvait pas la lui manifester tout entière. Bien des germes, qui s'éveillèrent plus tard, sommeillaient. On peut dire, en un sens figuré, que Madame de Staël visita l'Allemagne en hiver, lorsqu'une neige épaisse couvrait et réchauffait le sol. Madame de Staël n'avait pas pu non plus pénétrer jusqu'au fond de la société; en tout pays, et peut-être en Allemagne plus qu'ailleurs, les hautes classes ne représentent qu'imparfaitement l'esprit national; elles ont quelque chose de cosmopolite et parfois d'étranger dans leur propre pays qui vous désappointe et vous déconcerte. Et au reste, ni la société vue à ses divers étages, ni la littérature contemporaine, ni les idées dominantes ne révèlent tout le secret de l'individualité nationale. Aucun peuple ne montre à la fois tout ce qu'il est; chaque moment ne révèle de lui qu'une partie. L'histoire du peuple, l'étude de sa langue sont, en tout temps, un complément d'information indispensable. Ceci, je l'avoue, suppose ce qui est en question pour plusieurs, savoir: qu'un peuple, aussi bien qu'un individu, est doué de l'identité personnelle, et que ses différents états, en se succédant, se rattachent à un moi constant et inaltérable. Il est vrai que je crois à cette identité, quoique je ne puisse méconnaître avec quelle rapidité le type moral d'une nationalité s'altère chez les individus expatriés, ou du moins chez leurs premiers descendants. Mais, sous des formes et dans des conditions différentes, l'identité morale d'une nation est aussi réelle que celle d'un individu; la véritable unité de son histoire est l'unité de son caractère, et sa langue, formée en même temps et d'un même effort que son caractère, en est à la fois le monument, le garant et la sauvegarde. C'est en interrogeant ces deux témoins que Madame de Staël aurait sondé le caractère et discerné la vocation de la race allemande; et des traits qui lui ont échappé auraient vivement attiré son attention. Je suis peu disposé à en croire sur parole l'exaltation patriotique de certains écrivains allemands, au dire desquels la nation aurait inventé tous les sentiments nobles et délicats dont s'honore et s'embellit la civilisation moderne. N'en ai-je pas vu qui transportaient sans façon au germanisme, religion de leur façon, tous les bienfaits dont l'Europe entière, cis et transatlantique, s'accorde à faire honneur au christianisme? Mais il n'est guère possible de méconnaître l'importance morale d'une race dont le mélange avec la race celtique et la race romaine a décidément, sous les auspices du christianisme, créé le moyen âge et les nationalités modernes. Si l'élément latin est partout, l'élément teutonique est partout aussi; mais sans doute c'est en Allemagne qu'il faut surtout le chercher. Et ce n'est pas assez de vanter, avec Madame de Staël, cette loyauté de caractère, qui répond, chez l'Allemand, à la générosité du Français, à la dignité de l'Anglais; il y a des traits plus distinctifs et plus profonds. Il en est qu'on ne peut presque nommer qu'au moyen de la langue allemande: c'est ce je ne sais quoi de généralement humain (allgemein menschlich) dans le caractère et surtout dans l'esprit, qui permet à l'Allemand de tout comprendre, qui l'autorise à dire avec le poète: Homo sum et nihil humani a me alienum puto, qui lui permet de se dépayser plus facilement que tout autre peuple, et l'assimile si rapidement à l'indigène du pays où il est transplanté. Ce qu'il y a de cosmopolite chez les différents peuples leur vient du christianisme et de l'Allemagne. L'Allemagne peut, sans aucune mauvaise allusion, être considérée en Europe comme l'Empire du milieu; elle l'est au point de vue moral comme au point de vue géographique.

Je ne relève qu'un trait; il en est d'autres sans doute: je voulais faire entendre seulement que l'étude de Madame de Staël n'a pas tout approfondi, ni même tout embrassé. Mais si son analyse du caractère allemand laisse à désirer quelque chose, elle a rendu avec un singulier bonheur la physionomie de cette nation, par où je n'entends pas seulement les dehors de la vie allemande, mais ses préjugés, ses habitudes intellectuelles et le mouvement de sa pensée. Quoiqu'elle ne ménage pas la vérité à ce peuple, on sent qu'elle le traite avec affection: la louange est sérieuse; le blâme tempéré, autant qu'il se peut, par l'enjouement. J'ai dit l'enjouement, et non l'ironie; car les Allemands, qui comprennent peu l'ironie, soit dit à leur honneur, la supportent mal, quand ils l'ont comprise.

Les conseils ressemblent trop aux censures pour être beaucoup mieux reçus; or tous ceux que renferme le livre De l'Allemagne ne sont pas à l'adresse des Français; plusieurs, et des meilleurs, sont adressés aux Allemands eux-mêmes. Madame de Staël avait à coeur de voir cette grande nation s'emparer de tous ses avantages, et s'assurer une influence nécessaire au salut de l'Europe entière. Il serait difficile de méconnaître cette pensée dans les passages suivants, où le conseil, en prenant la forme d'une simple observation de fait, a plus de discrétion, sans avoir moins de force:

«L'imagination, qui est la qualité dominante de l'Allemagne artiste et littéraire, inspire la crainte du péril, si l'on ne combat pas ce mouvement naturel par l'ascendant de l'opinion et l'exaltation de l'honneur. En France, déjà même autrefois, le goût de la guerre était universel; et les gens du peuple risquaient volontiers leur vie, comme un moyen de l'agiter, et d'en sentir moins le poids. C'est une grande question de savoir si les affections domestiques, l'habitude de la réflexion, la douceur même de l'âme, ne portent pas à redouter la mort; mais si toute la force d'un état consiste dans son esprit militaire, il importe d'examiner quelles sont les causes qui ont affaibli cet esprit dans la nation allemande. Trois mobiles principaux conduisent d'ordinaire les hommes au combat: l'amour de la patrie et de la liberté, l'amour de la gloire, et le fanatisme de la religion[168].»

Ces trois mobiles, selon Madame de Staël, ont perdu leur force en Allemagne, et n'en ont plus assez pour déterminer, à eux seuls du moins, la résolution qu'elle appelait de tous ses voeux, disons la chose comme elle est, l'énergique résistance à la France, dont l'auteur osait donner le signal, elle Française, dans un livre imprimé en France. Je ne veux pas supprimer la fin du chapitre:

«Les institutions politiques peuvent seules former le caractère d'une nation; la nature du gouvernement de l'Allemagne était presque en opposition avec les lumières philosophiques des Allemands. De là vient qu'ils réunissent la plus grande audace de pensée au caractère le plus obéissant. La prééminence de l'état militaire et les distinctions de rang les ont accoutumés à la soumission la plus exacte dans les rapports de la vie sociale; ce n'est pas servilité, c'est régularité chez eux que l'obéissance; ils sont scrupuleux dans l'accomplissement des ordres qu'ils reçoivent, comme si tout ordre était un devoir. Les hommes éclairés de l'Allemagne se disputent avec vivacité le domaine des spéculations, et ne souffrent dans ce genre aucune entrave; mais ils abandonnent assez volontiers aux puissants de la terre tout le réel de la vie. Ce réel, si dédaigné par eux, trouve pourtant des acquéreurs qui portent ensuite le trouble et la gêne dans l'empire même de l'imagination. L'esprit des Allemands et leur caractère paraissent n'avoir aucune communication ensemble: l'un ne peut souffrir de bornes, l'autre se soumet à tous les jougs; l'un est très entreprenant, l'autre très timide; enfin, les lumières de l'un donnent rarement de la force à l'autre, et cela s'explique facilement. L'étendue des connaissances dans les temps modernes ne fait qu'affaiblir le caractère, quand il n'est pas fortifié par l'habitude des affaires et l'exercice de la volonté. Tout voir et tout comprendre est une grande raison d'incertitude; et l'énergie de l'action ne se développe que dans ces contrées libres et puissantes, où les sentiments patriotiques sont dans l'âme comme le sang dans les veines, et ne se glacent qu'avec la vie[169].»

Ailleurs nous lisons, et ceci peut passer pour un conseil:

«L'esprit de chevalerie règne encore chez les Allemands, pour ainsi dire, passivement; ils sont incapables de tromper, et leur loyauté se retrouve dans tous les rapports intimes; mais cette énergie sévère, qui commandait aux hommes tant, de sacrifices, aux femmes tant de vertus, et faisait de la vie entière une oeuvre sainte où dominait toujours la même pensée, cette énergie chevaleresque des temps jadis n'a laissé dans l'Allemagne qu'une empreinte effacée. Rien de grand ne s'y fera désormais que par l'impulsion libérale qui a succédé dans l'Europe à la chevalerie[170].»

Il ne tient plus qu'à l'Autriche de prendre pour un conseil le passage suivant:

«Il y a deux routes à prendre en toutes choses: retrancher ce qui est dangereux, ou donner des forces nouvelles pour y résister. Le second moyen est le seul qui convienne à l'époque où nous vivons; car l'innocence ne pouvant être de nos jours la compagne de l'ignorance, celle-ci ne fait que du mal. Tant de paroles ont été dites, tant de sophismes répétés, qu'il faut beaucoup savoir pour bien juger, et les temps sont passés où l'on s'en tenait en fait d'idées au patrimoine de ses pères. On doit donc songer, non à repousser les lumières, mais à les rendre complètes, pour que leurs rayons brisés ne présentent point de fausses lueurs. Un gouvernement ne saurait prétendre à dérober à une grande nation la connaissance de l'esprit qui règne dans son siècle; cet esprit renferme des éléments de force et de grandeur, dont on peut user avec succès quand on ne craint pas d'aborder hardiment toutes les questions: on trouve alors dans les vérités éternelles des ressources contre les erreurs passagères, et dans la liberté même le maintien de l'ordre et l'accroissement de la puissance[171].»

Mais de tous les conseils que les Allemands purent trouver dans ce livre, le plus caractéristique et le plus spirituellement donné est celui que développe le chapitre intitulé: Des étrangers qui veulent imiter l'esprit français. Etre soi-même était aux yeux de Madame de Staël la première condition de la force; être un autre que soi-même lui paraissait à bon droit un principe de faiblesse. Le travers de l'imitation, la recherche des qualités étrangères et des grâces qui n'ont de la grâce qu'à condition d'être naturelles, c'était, à son avis, un grand tort et un grand malheur; elle n'ajoute pas: une peine perdue et un grand ridicule, mais elle le fait bien sentir. Je cite quelques passages:

«Les étrangers, quand ils veulent imiter les Français, affectent plus d'immoralité, et sont plus frivoles qu'eux, de peur que le sérieux ne manque de grâce, et que les sentiments ou les pensées n'aient pas l'accent parisien.

»L'esprit allemand s'accorde beaucoup moins que tout autre avec cette frivolité calculée;… il a besoin d'approfondir pour comprendre; il ne saisit rien au vol, et les Allemands auraient beau, ce qui certes serait dommage, se désabuser des qualités et des sentiments dont ils sont doués, que la perte du fond ne les rendrait pas plus légers dans les formes, et qu'ils seraient plutôt des Allemands sans mérite que des Français aimables.

»L'Ascendant des manières des Français a préparé peut-être les étrangers à les croire invincibles. Il n'y a qu'un moyen de résister à cet ascendant: ce sont des habitudes et des moeurs nationales très décidées. Dès qu'on cherche à ressembler aux Français, ils l'emportent en tout sur tous.

»L'imitation des étrangers, sous quelque rapport que ce soit, est un défaut de patriotisme[172].»

Elle retourne contre lui-même, d'une manière piquante, le travers qu'elle veut détruire. Les Français peuvent être flattés qu'on les imite; mais l'imitation en elle-même leur déplaît; ce qu'ils demandent à l'étranger, ce n'est pas leur propre image, ce sont des moeurs originales et vraiment étrangères à leur égard:

«Les Français, hommes d'esprit, lorsqu'ils voyagent, n'aiment point à rencontrer, parmi les étrangers, l'esprit français, et recherchent surtout les hommes qui réunissent l'originalité nationale à l'originalité individuelle.»

Et elle ajoute:

«Il n'y a point de nature, point de vie dans l'imitation: et l'on pourrait appliquer, en général, à tous ces esprits, à tous ces ouvrages imités du français, l'éloge que Roland, dans l'Arioste, fait de sa jument qu'il traîne après lui: Elle réunit, dit-il, toutes les qualités imaginables, mais elle a pourtant un défaut, c'est qu'elle est morte[173].»

Rien n'était mieux d'accord avec ce conseil qu'un livre destiné tout entier à prouver que les Allemands, pour bien faire, n'avaient qu'à se ressembler, et qu'ils ne pouvaient que perdre à échanger, au cas qu'un tel échange soit possible, leurs qualités contre celles de toute autre nation. La majeure partie du livre aboutit à cette démonstration. Mais c'est surtout dans la littérature et dans la philosophie que Madame de Staël voit se manifester la supériorité de l'Allemagne. Ces deux parties de l'ouvrage n'ont pourtant pas été les mieux accueillies dans le pays à l'honneur duquel elles paraissent consacrées. Je suis bien loin de penser qu'elles ne laissent rien à désirer. On cherche dans la première des idées générales mieux circonscrites, mieux arrêtées. Ce que dit l'auteur de la poésie en général, du romantisme en particulier, a pu sembler très fort à l'époque où le livre parut, et doit paraître aujourd'hui bien vague. Ces choses, pourtant, ne parurent alors que trop précises à certains critiques du pays de l'auteur. Dire que le raisonnement combiné avec l'éloquence n'est point encore de la poésie[174], souscrire à ce principe de l'esthétique allemande qui ne veut point voir dans l'imitation de la nature, mais dans le beau idéal, le principal objet de l'art[175], c'était, à l'égard de la France, professer des nouveautés hardies, et jeter dans le sol de la littérature des germes féconds. Les appréciations des auteurs et des ouvrages sont spirituelles, délicates, et font preuve souvent d'une rare pénétration; les analyses sont pleines de mouvement et de vie, et les passages cités sont traduits avec un grand talent; le respect du génie, le naïf sentiment du beau, éclairent tous les pas de l'écrivain, et nulle part le préjugé français ne lui fait méconnaître des beautés véritables, ni l'engouement, la méprise de la nouveauté ou une docilité de néophyte ne lui fait prendre, comme à tant d'autres, quelque idole difforme pour une divinité. Après cela, il ne coûte rien d'avouer que tout le monde, dans un certain sens, en sait plus sur ces sujets que Madame de Staël n'en pouvait savoir alors. Nous en savons même un peu trop pour notre plaisir; et nous aurions raison d'envier à la génération que représentait Madame de Staël, la fraîcheur de ses impressions. Quoi qu'il en soit, ce qu'elle écrivit il y a trente ans était neuf alors; il y avait du mérite à le penser, et si les paradoxes de 1810 sont aujourd'hui des axiomes, il n'y a pas là, ce me semble, la matière d'une critique.

Il n'y a pas de justice non plus à reprocher à celui qui, le premier, met une idée en circulation, de ne lui avoir pas donné l'expression la plus rigoureuse, la formule la plus parfaite. Inventer n'est pas si commun qu'il ne faille faire grâce de quelque chose aux inventeurs. Je sais qu'on n'y est pas trop disposé, et qu'il faudrait, pour contenter certaines gens, avoir tout vu, tout prévu, n'avoir failli en rien. Je sais aussi que cette injustice finit par être utile, et que les ennemis d'une idée nouvelle sont ceux qui ont mission de la mûrir et de la perfectionner; mais il vaudrait toujours mieux ne pas arriver à la vérité par l'injustice. Toutefois, il est très vrai que les critiques passionnées, amères, étroites, dont le livre De l'Allemagne fut l'objet en France et en Allemagne, ont été, pour les doctrines de ce livre, autant de filtres où elles se sont épurées. Nous sommes tous, aujourd'hui, bien au delà de ces doctrines; aux moins hardis elles paraissent timides; la critique, l'esthétique ont obtenu de nouvelles bases, et si l'ouvrage de Madame de Staël ne les a pas fournies, ne les a pas indiquées, il a certainement obligé cette science et cet art à se constituer sur des principes nouveaux.

Ne dirons-nous rien de l'aménité charmante de Madame de Staël dans la critique? Certes, si dans ce périlleux métier la forme pouvait jamais emporter le fond, tant d'équité, tant de ménagement aurait dû faire tout passer. On dit que la brutalité vaut mieux; je n'en croirai rien jusqu'à la preuve, et la preuve est encore bien loin. Qu'on soit sans miséricorde pour le charlatanisme avéré, rien de mieux: mais je ne croirai jamais qu'il soit nécessaire de traiter le génie sans respect et sans ménagement. C'est surtout au milieu d'un peuple spirituel, accoutumé à entendre à demi-mot, que la brutalité serait inexcusable. Louer Madame de Staël de s'en être abstenue, ce serait lui faire injure; mais ce dont on peut la louer, c'est d'avoir su réunir à la plus parfaite sincérité la plus aimable douceur: Suaviter in modo, fortiter in re. Vous rappelez-vous de quelle manière elle critique l'épisode de Cidli et Semida dans le poème du Messie?

«Il faut l'avouer, dit-elle, il résulte un peu de monotonie d'un sujet continuellement exalté; l'âme se fatigue par trop de contemplation, et l'auteur aurait quelquefois besoin d'avoir affaire à des lecteurs déjà ressuscités, comme Cidli et Semida[176].»

Toutes les critiques ne comportent pas ces tours enjoués: mais dans le ton le plus sérieux, elle ne met jamais ni dureté, ni sarcasme. Il fallait bien que le reproche d'obscurité que Madame de Staël, en bonne Française, ne pouvait s'empêcher de faire aux écrivains allemands, trouvât sa place quelque part; mais pouvait-on y mettre à la fois plus de modération et de franchise que dans les passages suivants:

«Les lecteurs allemands considèrent un moindre degré d'obscurité comme la clarté même, et les écrivains ne donnent pas toujours aux ouvrages de l'art cette lucidité frappante qui leur est si nécessaire[177].»

«Les Allemands de la nouvelle école pénètrent avec le flambeau du génie dans l'intérieur de l'âme. Mais quand il s'agit de faire entrer leurs idées dans la tête des autres, ils en connaissent mal les moyens; ils se mettent à dédaigner, parce qu'ils ignorent, non la vérité, mais la manière de la dire. Le dédain, excepté pour le vice, indique presque toujours une borne dans l'esprit; car, avec plus d'esprit encore, on se serait fait comprendre, même des esprits vulgaires, ou du moins on l'aurait essayé de bonne foi[178]… Quand il s'agit de la métaphysique transcendante, aucun aperçu, quelque vague qu'il soit, n'est à dédaigner, tous les pressentiments peuvent guider, tous les à-peu-près sont encore beaucoup. Il n'en est pas ainsi des affaires de ce monde: il est possible de les savoir, il faut donc les présenter avec clarté. L'obscurité dans le style, lorsqu'on traite des pensées sans bornes, est quelquefois l'indice de l'étendue même de l'esprit: mais l'obscurité dans l'analyse des choses de la vie prouve seulement qu'on ne les comprend pas[179].»

«Les Allemands se plaisent dans les ténèbres; souvent ils remettent dans la nuit ce qui était au jour, plutôt que de suivre la route battue; ils ont un tel dégoût pour les idées communes, que, lorsqu'ils se trouvent dans la nécessité de les retracer, ils les environnent d'une métaphysique abstraite qui peut les faire croire nouvelles jusqu'à ce qu'on les ait reconnues. Les écrivains allemands ne se gênent point avec leurs lecteurs; leurs ouvrages étant reçus et commentés comme des oracles, ils peuvent les entourer d'autant de nuages qu'il leur plaît; la patience ne manquera point pour écarter ces nuages; mais il faut qu'à la fin on aperçoive une divinité; car ce que les Allemands tolèrent le moins, c'est l'attente trompée; leurs efforts mêmes et leur persévérance leur rendent les grands résultats nécessaires. Dès qu'il n'y a pas dans un livre des pensées fortes et nouvelles, il est bien vite dédaigné; et si le talent fait tout pardonner, l'on n'apprécie guère les divers genres d'adresse par lesquels on peut essayer d'y suppléer[180].»

À la lecture des pages où l'auteur rend compte à ses compatriotes de la philosophie des Allemands, le premier mot de la critique, je m'en souviens fort bien, fut celui-ci: Madame de Staël n'est point l'auteur de ces pages; et on les attribuait à des plumes très habiles et très compétentes; puis, comme il fallut bien les lui rendre, on se rabattit à dire: Elle n'y entend rien. On le dit surtout plus tard, quand on crut mieux connaître et que réellement on connut mieux la philosophie allemande. Mais on ne se souvient pas assez de ce qu'avait dit l'auteur, à la suite de son analyse de Kant:

«Je ne me flatte assurément pas d'avoir pu rendre compte, en quelques pages, d'un système qui occupe, depuis vingt ans, toutes les têtes puissantes de l'Allemagne; mais j'espère en avoir dit assez pour indiquer l'esprit général de la philosophie de Kant, et pour pouvoir expliquer dans les chapitres suivants l'influence qu'elle a exercée sur la littérature, les sciences et la morale[181].»

Ailleurs elle dit encore:

«En lisant le compte que je viens de rendre des idées principales de quelques philosophes allemands, leurs partisans trouveront avec raison que j'ai indiqué bien superficiellement des recherches très importantes[182].»

On voit où se réduisait l'ambition de l'auteur: elle voulait ajouter au portrait de l'Allemagne un dernier trait en disant quelle était la philosophie de ce pays; car si l'on a dit que la littérature est l'expression de la société, pourquoi ne le dirait-on pas de la philosophie, soit qu'on la considère comme une partie intégrante ou comme le résumé abstrait de la littérature? Pour atteindre ce but, ce qu'a fait l'auteur suffisait: elle était tenue de ne point défigurer les systèmes dont elle rendait compte; mais il y eût eu, ce me semble, de la pédanterie à exiger davantage. Si l'on se reporte à la date de 1810, si l'on se rappelle qu'à cette époque la philosophie de Kant, et celle-là seulement, n'était guère connue en France que de nom, et que Charles Villers avait seul pris les devants sur l'auteur du livre De l'Allemagne, dans un exposé de la philosophie de Kant publié en 1801, on sentira plus d'admiration pour le travail de Madame de Staël, que l'on ne sera frappé de ses lacunes et de ses imperfections.

Il serait injuste de reprocher à l'auteur de n'avoir jamais vu dans la philosophie un effet, mais toujours une cause, et la cause de tous les effets; car elle a dit bien clairement du sensualisme, et sans doute elle l'eût dit aussi de tout autre système: «Cette philosophie doit sans doute être considérée autant comme l'effet que comme la cause de la disposition actuelle des esprits[183];» mais il n'est pas injuste de dire qu'elle a beaucoup plus insisté sur le second de ces points de vue que sur le premier.

«Le système philosophique adopté dans un pays exerce une grande influence sur la tendance des esprits; c'est le moule universel dans lequel se jettent toutes les pensées; ceux même qui n'ont point étudié ce système se conforment sans le savoir à la disposition générale qu'il inspire[184].»

Cette phrase est le thème, ou l'idée fondamentale, de toute la partie du livre qui concerne la philosophie allemande. Le caractère de toute cette philosophie, aux yeux de Madame de Staël, était le spiritualisme; ce n'est pas encore le moment de voir si, même alors, cela était exactement vrai; et quant aux intentions, ou plutôt au plan qu'elle attribue au fondateur de la philosophie critique[185], c'est un secret qui reste entre Dieu et lui: mais en supposant que la doctrine allemande soit spiritualiste, il importe, d'un côté, de ne pas s'exagérer les conséquences pratiques, les résultats sociaux de cette doctrine, et d'un autre côté, d'en expliquer la genèse, de faire comprendre quelles causes ont amené ou déterminé le triomphe de cette théorie. Sous ces deux rapports, la troisième partie du livre De l'Allemagne me semble donner prise à des critiques fondées. Il était digne de l'auteur, et peut-être était-il en son pouvoir de mieux mesurer l'influence des doctrines, et d'en mieux raconter la naissance ou l'avènement.

On pourrait reprocher aussi à Madame de Staël d'avoir parlé d'une philosophie allemande comme s'il n'y en avait qu'une seule, comme si ce fleuve jaillissait tout entier d'une même source et roulait la même eau jusqu'à son embouchure, comme si les successeurs de Kant n'en étaient pas les adversaires plutôt que les continuateurs. Il y a bien quelque chose de commun entre eux; mais ce qui leur est commun ne suffit pas pour faire affirmer l'unité d'une philosophie, où rien, au contraire, ne frappe autant que le nombre et l'immensité des divergences. Madame de Staël elle-même n'est-elle pas obligée de nous signaler entre tel ou tel de ces systèmes des oppositions radicales? Et le seul principe d'unité qu'on aperçoive entre tous, à partir de celui de Kant, n'est-ce pas l'audace titanesque de la spéculation ou la froide intrépidité de la dialectique?

Ter sunt conati imponere Pelio Ossam.

Mais s'égaler les uns les autres en audace, ou, si l'on veut, en grandeur, aspirer tous ensemble à l'absolu, à l'infini, est-ce avoir une même philosophie? Madame de Staël, il est vrai, a cru démêler, entre tous les systèmes dont l'Allemagne se préoccupait alors, un trait d'unité moins vague et moins illusoire:

«Les Allemands, dit-elle, regardent le sentiment comme un fait, comme le fait primitif de l'âme, et la raison philosophique comme destinée seulement à rechercher la signification de ce fait[186].»

Les philosophies de l'Allemagne étaient-elles, en effet, si bien d'accord là-dessus? avaient-elles, comme de concert, fait cette réserve? Je n'en ai pas connaissance, et je crois plutôt que ce qui les caractérise toutes ensemble, c'est de ne rien réserver.

Madame de Staël n'aime tant les philosophes allemands que parce qu'elle les croit spiritualistes. Mais leur vol les avait, dès lors, emportés bien loin par delà les questions qui s'agitent entre les sectateurs de Condillac et ses adversaires, et ils abandonnent ces questions, avec quelque dédain, à ceux qui n'ont pu les suivre dans leur gigantesque essor: elles n'existent pas pour eux; il n'y a lieu pour la philosophie allemande, ni à être spiritualiste, ni à ne l'être pas: l'idéalisme est autre chose que le spiritualisme, et, à bien y regarder, ce qui porte ce dernier nom n'est pas moins compromis par l'idéalisme que par le matérialisme, par Hegel que par Condillac. Les Français pouvaient trouver leur compte à échanger le matérialisme contre une doctrine plus élevée; mais quel avantage espérer d'un échange entre Condillac et les nouveaux systèmes allemands, entre le matérialisme et le panthéisme, c'est-à-dire entre deux négations également absolues, également funestes?

Au reste, la philosophie allemande pouvait-elle devenir, deviendra-t-elle jamais la philosophie française? La philosophie, au moins dans la direction et dans la portée que lui ont données les nouveaux systèmes, se transporte-t-elle, comme la chimie, comme les mathématiques, comme les inventions des arts, comme la vérité? Quelques personnes ont osé se faire cette question, et j'ose la faire après elles.

À défaut de sa philosophie, demanderons-nous à l'Allemagne cet enthousiasme dont Madame de Staël semble faire l'apanage, la prérogative de cette grande nation? Sachons d'abord ce que c'est que cet enthousiasme; cherchons ce rameau d'or, au sujet duquel une autre Pythie semble nous dire aujourd'hui:

… Latet arbore opaca
     Aureus et foliis et lento vimine ramus…
     Ergo alte vestiga oculis, et rite repertum
     Carpe manu[187].

Je vous préviens, Messieurs, que je n'attaque aucune des opinions de Madame de Staël. Je ne serais pas embarrassé de trouver dans son livre tous les éléments de l'opinion que je défends. Ces éléments, je voudrais les voir rassemblés, et certaines distinctions plus vivement accusées.

«L'enthousiasme, dit Madame de Staël, prête de la vie à ce qui est invisible, et de l'intérêt à ce qui n'a point d'action immédiate sur notre bien-être dans ce monde[188].»

La phrase que nous venons de lire peut passer pour une très bonne définition de l'enthousiasme. Je crois que ce qui subordonne toute notre vie à une pensée, à une poursuite dont l'objet ne promet rien à notre égoïsme, rien à nos passions, peut prendre le nom d'enthousiasme.

Mais il y a plusieurs enthousiasmes, comme il y a plusieurs religions; et de même que nous donnons le nom commun de religion à des cultes très différents dans leur objet, très opposés dans leur tendance, nous donnerons le nom d'enthousiasme à toute passion purement contemplative, quel qu'en soit l'objet, quelle qu'en soit la direction. Il n'y a presque rien qui ne puisse devenir l'objet de l'enthousiasme. L'enthousiasme correspond à l'infini; mais tantôt il s'adresse réellement à l'infini, tantôt il trompe son propre besoin, il donne le change à son propre principe, en prêtant aux objets finis le caractère et les privilèges de l'infini. L'Égypte déifiait un boeuf ou les légumes de ses jardins; à notre manière, nous faisons de même.

L'enthousiasme égaré à ce point peut-il encore mériter quelque estime? Est-il encore digne de son nom, qui signifie: un Dieu au dedans de nous? Une âme qui s'enthousiasme pour ce qui est vulgaire diffère-t-elle essentiellement d'une âme vulgaire? C'est une question. Je me sens disposé à la résoudre affirmativement. Je déplore de déplorables aberrations, une prodigalité si peu raisonnable; mais je ne puis, en thèse générale, refuser toute espèce de valeur à une passion qui n'a rien d'égoïste, rien au moins de grossièrement égoïste.

Mais on me permettra de préférer l'enthousiasme qui ne s'égare point à l'enthousiasme qui s'égare, l'enthousiasme qui s'élève à celui qui s'abaisse. J'irai plus loin: quoique l'un et l'autre révèlent la présence, dans l'âme, du même besoin, du même principe, je ne puis m'empêcher d'attribuer plus de valeur à l'âme capable du premier de ces enthousiasmes qu'à l'âme susceptible du second seulement, à l'être moral qui s'élance vers le véritable infini qu'à celui qui se précipite vers le fini déguisé en infini, à celui qui aspire à la vérité absolue qu'à celui qui s'éprend de la vérité relative, à l'homme qui s'enflamme pour le bon qu'à celui que consume l'amour du beau, à l'homme qui met le devoir au-dessus de la spéculation qu'à celui qui met la spéculation ou la pensée au-dessus de la matière. Je reconnais, après Pascal, trois ordres de grandeur, morale, intellectuelle, matérielle et je mesure entre la première et la seconde une distance infiniment plus grande qu'entre la seconde et la dernière.

Quelle différence y a-t-il quelquefois entre l'enthousiasme et la pédanterie? Pourriez-vous me le dire? Et encore ai-je bien soin d'écarter les éléments qui, en se mêlant à l'enthousiasme, le transformeraient en fanatisme.

Que l'Allemagne soit capable d'enthousiasme, dans l'application la plus élevée de ce mot, je le crois, et elle l'a prouvé. Que cet enthousiasme moral soit même un des traits distinctifs du caractère allemand, je ne prétends pas le nier. Mais il est plus certain que l'Allemagne se distingue entre les nations par cet enthousiasme spéculatif, cette ferveur d'abstraction, qui lui a fait donner par Madame de Staël le magnifique nom de patrie de la pensée[190]. C'est même, si j'ai bien lu ce beau livre, c'est de cet enthousiasme plutôt que de tout autre que Madame de Staël fait honneur à l'Allemagne; c'est de cet enthousiasme qu'elle voudrait doter son propre pays, et elle nous invite elle-même, sans le vouloir, à évaluer ce trait de caractère ou cette disposition de l'esprit.

Je l'ai déjà dit, quand je compare cette préoccupation avec celles qui ont pour objet la matière et pour principe l'égoïsme, j'honore ceux qui en sont atteints. Mais je voudrais savoir deux choses: cet enthousiasme intellectuel entraîne-t-il avec lui l'enthousiasme moral, y conduit-il nécessairement, a-t-il avec cette excellente préoccupation quelque affinité naturelle; et en second lieu, cet amour de l'abstraction, cette passion de la pensée élève-t-elle une barrière entre notre âme et l'égoïsme, je dis au moins l'égoïsme le plus grossier?

Messieurs, il serait souverainement injuste de ne pas avouer que la position du spéculatif est plus élevée que celle du matérialiste pratique, l'atmosphère où il respire, plus pure, et qu'un peuple de penseurs, si l'on pouvait concevoir un tel peuple, ne présenterait pas un aspect aussi affligeant, ne léguerait pas à l'histoire d'aussi sanglants souvenirs, que tel autre peuple plus vivement, plus exclusivement préoccupé de ce qu'on appelle les réalités de la vie. Mais n'allons pas plus loin, et ne confondons pas ce qui est profondément distinct.

Entre la vérité spéculative et la vie morale il n'y a pas la continuité que l'on suppose; la seconde n'est pas le prolongement de la première: elles resteraient éternellement séparées sans la médiation du sens moral, et le sens moral lui-même a besoin d'être restauré.

Il est permis, il est utile, dans les travaux de la pensée, de se dépréoccuper de tout, excepté des intérêts moraux. Faire abstraction des intérêts matériels, c'est simplifier la question sans la dénaturer; c'est l'épurer en quelque sorte. Mais se désintéresser même du bien dans la recherche du vrai, c'est renoncer à trouver le vrai, puisque le vrai est inséparable du bien. Le vrai sans le bien n'est pas vrai; le bien est la première vérité, le vrai par excellence, le vrai du vrai. Tout autre désintéressement nous enrichit de ce qu'il nous enlève, nous fait pour ainsi dire exister davantage; celui-ci, je veux dire celui qui affecte de ne pas voir dans le bien un intérêt et le suprême intérêt, celui-ci est un suicide.

Dans un écrit tout récent, Notice sur la vie et les écrits de Madame Necker de Saussure, je trouve, sur ce sujet, quelques lignes admirables, que je ne puis m'empêcher de vous citer:

«Non, la soif de la vérité n'est pas cette recherche insolente qui se dépouille de tout intérêt humain! peut-être même n'y a-t-il d'autre guide pour trouver la vérité que le désir et le besoin de s'y soumettre. Si l'âme n'est point inquiète du résultat, l'intelligence ne procède point avec rigueur: celui-là travaille ou trop mollement ou trop hardiment qui ne travaille point pour soi; aussi trouvez-vous toujours quelque chose d'inconsistant dans les théories purement spéculatives sur la destination de l'homme et sur les problèmes qui s'y rattachent. Dans ces efforts, la pensée n'a point de centre, et rien n'est régulièrement ordonné; on erre sur la foi d'une métaphysique orgueilleuse et incertaine: la pierre de touche de la vérité est dans les profondeurs d'une volonté droite: sans les lumières de l'esprit cette volonté peut errer, mais sans cette volonté l'esprit s'égare dans les questions en apparence les plus éloignées de la morale pratique. La résolution de vivre selon la règle et de se conformer aux lois divines prépare à les découvrir. Il faut se garder de prendre sous ce rapport l'indifférence pour le détachement: par le détachement on devient une pièce intelligente de l'ordre général; la curiosité frivole, au contraire, sous prétexte de désintéressement, erre à l'aventure sur une mer infinie, et c'est alors qu'il apparaît clairement que, pour trouver le vrai, il faut chercher le bien[191].»

L'habitude de nous livrer à nos goûts sensuels, la recherche exclusive des jouissances matérielles nous énerve et nous abrutit; c'est une abstraction aussi, et la plus funeste de toutes; mais ne sera-t-il pas permis de dire que l'abstraction qui fait taire les préoccupations de l'âme au profit de celles de l'esprit, énerve aussi à sa manière, et, dans un sens, nous abrutit. L'homme tout matière est méprisable, l'homme tout esprit est effrayant.

Quand la liberté prétend être plus qu'un moyen, tout est perdu en politique; quand l'art devient son propre but, tout est perdu en littérature: en morale pareillement, quand la pensée ne veut reconnaître la vie morale ni pour son point de départ, ni pour son terme. La doctrine de l'idée pour l'idée est plus fausse, s'il est possible, que celle de l'art pour l'art.

Il faut être préoccupé. La force d'un individu et d'un peuple n'est pas d'être dépréoccupé, mais d'être préoccupé. L'Allemagne en 1813 était préoccupée; elle se permettait ce qu'on a appelé plus tard des présuppositions; elle s'élevait au-dessus de cette béatitude philosophique, ou de ce quiétisme intellectuel, qu'on a appelé Voraussetsungslosigkeit; elle fut grande alors, parce qu'elle avait une grande passion. Individu ou peuple, on n'est jamais grand que par là. Ou par de grandes pensées? direz-vous. Oui, mais rappelez-vous que «les grandes pensées viennent du coeur[192].» Il reste, d'ailleurs, à prouver que l'abstraction épure l'âme à proportion qu'elle fait autour de l'esprit un vide parfait; il reste à prouver que ces spéculatifs, si dépréoccupés des intérêts moraux, sont dépréoccupés également de tout le reste, et qu'il ne reste dans leur âme aucune place pour les passions basses.

Si la pensée avait ses débauches, je dirais que l'Allemagne a fait débauche de la pensée, et que souvent, à force de penser, elle a oublié de vivre. Elle s'est fait illusion à elle-même; elle s'est crue d'autant plus sérieuse qu'elle pensait plus profondément; le vrai sérieux n'est pas là; il peut y avoir beaucoup de frivolité dans l'abstraction; la frivolité, pour être triste ou pesante, n'en est pas plus sérieuse; et une métaphysique creuse est une admirable enveloppe des pensées triviales et des sentiments vulgaires.

Les Français ont eu le malheur de nier l'immatériel; ils en sont venus à traiter de métaphysique la morale et le devoir, et il est bien vrai que la morale et le devoir, pris à leur principe, sont choses métaphysiques; ce qui n'autorise ni à les nier, ni à les mépriser. Mais je dirai néanmoins que les Français, à qui Madame de Staël prétendait inoculer l'enthousiasme, en avaient plus montré au dix-huitième siècle, je dis même au fort du dévergondage voltairien, lorsqu'ils poursuivaient la réalisation de la vérité dans le gouvernement et dans la civilisation, que les Allemands lorsque, nouveaux Ixions, ils poursuivaient au delà de tous les cercles de la pensée humaine le fantôme de l'absolu. Conclure, réaliser, n'est point contradictoire à l'enthousiasme; le tout est de bien conclure et de réaliser le vrai.

Trente ou quarante ans sont un jour dans la vie d'un grand peuple, et je ne crois pas qu'il faille, sur ces trente ans, juger l'Allemagne. Je ne saurais faire de la Voraussetzungslosigkeit, ou, si l'on veut, de l'objectivisme outré, un trait fondamental et ineffaçable de son caractère. Mais elle a violemment dérivé dans ce sens, et cette tendance lui a porté préjudice. Je n'en connais pas de manifestation plus significative que l'excessive admiration que Goethe a excitée, précisément à titre de génie indifférentiste ou objectif, et l'emportement avec lequel dans un temps on a renversé Schiller aux pieds de cette idole. Je ne puis souffrir qu'on aime tant celui qui n'a rien aimé ni rien haï, et qu'on veuille reconnaître le sceau du génie dans le scepticisme et l'impassibilité. Il y a une contradiction plus que bizarre à s'enthousiasmer pour l'absence même de l'enthousiasme. Aristote s'étonnait qu'on pût parler d'aimer Jupiter, et je m'étonne à mon tour qu'on puisse aimer ce Jupiter de la pensée et de l'art. Sans le haïr, je puis comprendre qu'on le haïsse, aujourd'hui surtout; car beaucoup des manifestations, dont l'Allemagne s'afflige et s'effraye, dérivent, au moins indirectement, de Goethe et de ses admirateurs.

Avoir démêlé dans la poésie de Goethe, comme l'a fait Madame de Staël, les germes du scepticisme et de l'indifférence qui devaient, plus tard, sous les auspices de ce grand poète, passer pour de la supériorité d'esprit, ce n'était peut-être pas vers 1806, et de la part d'un écrivain étranger, un petit mérite. Madame de Staël y met toute la réserve de l'amitié et du respect; mais ce n'est ni se montrer faible, ni frapper à côté, que de s'exprimer ainsi:

«Une question plus importante, c'est de savoir si un tel ouvrage (les Affinités de choix) est moral, c'est-à-dire, si l'impression qu'on en reçoit est favorable au perfectionnement de l'âme; les événements ne sont de rien à cet égard dans une fiction; on sait si bien qu'ils dépendent de la volonté de l'auteur, qu'ils ne peuvent réveiller la conscience de personne: la moralité d'un roman consiste donc dans les sentiments qu'il inspire. On ne saurait nier qu'il n'y ait dans le livre de Goethe une profonde connaissance du coeur humain, mais une connaissance décourageante; la vie y est représentée comme une chose assez indifférente, de quelque manière qu'on la passe; triste quand on l'approfondit, assez agréable quand on l'esquive, susceptible de maladies morales qu'il faut guérir si l'on peut, et dont il faut mourir si l'on n'en peut guérir.—Les passions existent, les vertus existent; il y a des gens qui assurent qu'il faut combattre les unes par les autres; il y en a d'autres qui prétendent que cela ne se peut pas; voyez et jugez, semble dire l'écrivain qui raconte, avec impartialité, les arguments que le sort peut donner pour et contre chaque manière de voir.

On aurait tort cependant de se figurer que ce scepticisme soit inspiré par la tendance matérialiste du dix-huitième siècle; les opinions de Goethe ont bien plus de profondeur, mais elles ne donnent pas plus de consolations à l'âme. On aperçoit dans ses écrits une philosophie dédaigneuse, qui dit au bien comme au mal: Cela doit être, puisque cela est; un esprit prodigieux, qui domine toutes les autres facultés, et se lasse du talent même, comme ayant quelque chose de trop involontaire et de trop partial; enfin, ce qui manque surtout à ce roman, c'est un sentiment religieux ferme et positif: les principaux personnages sont plus accessibles à la superstition qu'à la croyance; et l'on sent que dans leur coeur, la religion, comme l'amour, n'est que l'effet des circonstances et pourrait varier avec elles.

Dans la marche de cet ouvrage, l'auteur se montre trop incertain; les figures qu'il dessine, et les opinions qu'il indique ne laissent que des souvenirs vacillants; il faut en convenir, beaucoup penser conduit quelquefois à tout ébranler dans le fond de soi-même; mais un homme de génie tel que Goethe doit servir de guide à ses admirateurs dans une route assurée. Il n'est plus temps de douter, il n'est plus temps de mettre, à propos de toutes choses, des idées ingénieuses dans les deux côtés de la balance; il faut se livrer à la confiance, à l'enthousiasme, à l'admiration que la jeunesse immortelle de l'âme peut toujours entretenir en nous-mêmes; cette jeunesse renaît des cendres mêmes des passions: c'est le rameau d'or qui ne peut se flétrir, et qui donne à la Sibylle l'entrée dans les champs élyséens[193].»

Le compte que nous rend Madame de Staël des opinions d'autrui ne saurait être plus intéressant que celui qu'elle nous rend, chemin faisant, et même dans des chapitres particuliers, de ses propres opinions. Rien dans tout le livre n'est plus beau que ces chapitres, dont se compose à peu près toute la quatrième partie, annoncée sous ce titre: De la Religion et de l'Enthousiasme.

Ce sont ces chapitres surtout qui nous autorisent à dire que le livre De l'Allemagne marque le point de maturité et de la pensée et du talent de Madame de Staël. Le progrès a eu lieu sur tous les points, et jusque dans le style qui est plus riche et plus moelleux que dans Corinne même; toutefois c'est dans le domaine des convictions morales qu'un plus grand intervalle sépare Madame de Staël d'elle-même. Nous croyons avoir dit, en abordant l'étude de ses ouvrages, qu'on peut la voir, de l'un à l'autre, graviter vers le christianisme; mais nulle part la puissance qui l'attire vers ce centre de lumière, ne parait plus impérieuse. Il y a plus que le pressentiment, il y a déjà l'intelligence de la vérité chrétienne, et l'on serait tenté de dire les conséquences avant le principe, dans bien des passages de cette dernière partie. Ce que Madame de Staël connaissait alors, ce qu'elle acceptait du dogme chrétien, je ne le sais pas directement; je sais seulement que le dogme chrétien, ce qui fait que l'Evangile est l'Evangile, est implicitement professé par Madame de Staël, lorsqu'elle énonce des maximes, lorsqu'elle pose des principes dont l'Evangile n'est pas seulement la sanction, mais la base nécessaire et unique. En christianisme, vous le savez, le dogme est dans la morale, comme la morale est dans le dogme. Les dogmes sont des faits surnaturels, où s'exprime, se prononce une pensée morale; en sorte que, d'un bout à l'autre de la religion, tout est morale, y compris la morale. Il y a donc, plus que Madame de Staël ne l'a cru peut-être, du dogme, du christianisme, dans la dernière partie de son ouvrage; il y en a même plus que dans tel écrit entièrement et uniquement dogmatique; mais sans insister davantage là-dessus, constatons seulement, sur quelques points, l'heureuse différence qui se fait remarquer entre les anciennes opinions de Madame de Staël, et celle dont le livre De l'Allemagne renferme l'éloquente expression.

Vous vous rappelez quel jugement l'auteur portait, en 1796, sur les vertus religieuses. Aujourd'hui elle déclare que toutes les qualités de ce monde disparaissent à côté des vertus vraiment religieuses; elle va plus loin:

«Quelque effort qu'on fasse, dit-elle, il faut en revenir à reconnaître que la religion est le véritable fondement de la morale; c'est l'objet sensible et réel au dedans de nous, qui peut seul détourner nos regards des objets extérieurs. Si la piété ne causait pas des émotions sublimes, qui sacrifierait même des plaisirs, quelque vulgaires qu'ils fussent, à la froide dignité de la raison? Il faut commencer l'histoire intime de l'homme par la religion ou par là sensation, car il n'y a de vivant que l'une ou l'autre. La morale fondée sur l'intérêt personnel serait aussi évidente qu'une vérité mathématique, qu'elle n'en exercerait pas plus d'empire sur les passions qui foulent aux pieds tous les calculs; il n'y a qu'un sentiment qui puisse triompher d'un sentiment, la nature violente ne saurait être dominée que par la nature exaltée. Le raisonnement, dans de pareils cas, ressemble au maître d'école de La Fontaine; personne ne l'écoute, et tout le monde crie au secours[194].»

Elle n'oppose plus la religion à la philosophie:

«Les ouvrages composés dans le dix-septième siècle sont plus philosophiques, à beaucoup d'égards, que ceux qui ont été publiés depuis; car la philosophie consiste surtout dans l'étude et la connaissance de notre être intellectuel. Les philosophes du dix-huitième siècle se sont plus occupés de la politique sociale que de la nature primitive de l'homme; les philosophes du dix-septième, par cela seul qu'ils étaient religieux, en savaient plus sur le fond du coeur[195].»

Elle ne fait plus de la religion une spécialité propre à certains caractères ou à certaines circonstances:

«Il me semble qu'une des causes de l'affaiblissement du respect pour la religion, c'est de l'avoir mise à part de toutes les sciences, comme si la philosophie, le raisonnement, enfin tout ce qui est estimé dans les affaires terrestres, ne pouvait s'appliquer à la religion: une vénération dérisoire l'écarte de tous les intérêts de la vie; c'est pour ainsi dire la reconduire hors du cercle de l'esprit humain à force de révérences. Dans tous les pays où règne une croyance religieuse, elle est le centre des idées, et la philosophie consiste à trouver l'interprétation raisonnée des vérités divines[196].»

Vous vous rappelez quelle autorité, en morale, elle accordait au sentiment, ou à ce qu'elle appelait la véritable volonté de l'âme. Voici comment elle juge une doctrine semblable chez le philosophe Jacobi:

«Entre ces deux classes de moralistes, celle qui, comme Kant et d'autres plus abstraits encore, veut rapporter toutes les actions de la morale à des préceptes immuables, et celle qui, comme Jacobi, proclame qu'il faut tout abandonner à la décision du sentiment, le christianisme semble indiquer le point merveilleux où la loi positive n'exclut pas l'inspiration du coeur, ni cette inspiration la loi positive. Jacobi, qui a tant de raisons de se confier dans la pureté de sa conscience, a eu tort de poser en principe qu'on doit s'en remettre entièrement à ce que le mouvement de l'âme peut nous conseiller; la sécheresse de quelques écrivains intolérants, qui n'admettent ni modification ni indulgence dans l'application de quelques préceptes, a jeté Jacobi dans l'excès contraire[197].»

Mais vous verrez qu'elle fait une part équitable à chacun des éléments de la vérité:

«Il y a mille moyens d'être un très mauvais homme, sans blesser aucune loi reçue, comme on peut faire une détestable tragédie, en observant toutes les règles et toutes les convenances théâtrales. Quand l'âme n'a pas d'élan naturel, elle voudrait savoir ce qu'on doit dire et ce qu'on doit faire dans chaque circonstance, afin d'être quitte envers elle-même et envers les autres, en se soumettant à ce qui est ordonné. La loi, cependant, ne peut apprendre en morale, comme en poésie, que ce qu'il ne faut pas faire; mais en toutes choses, ce qui est bon et sublime ne nous est révélé que par la divinité de notre coeur[198].»

Vous savez qu'elle a parlé avec désespoir des maux inévitables de la vie, et surtout des vides cruels que la mort y creuse; vous savez qu'elle s'est emportée plus d'une fois à justifier le suicide. Écoutez-la maintenant parler de la résignation:

«Si l'on croit, au contraire, qu'il n'y a que deux choses importantes pour le bonheur, la pureté de l'intention et la résignation à l'événement, quel qu'il soit, lorsqu'il ne dépend plus de nous, sans doute beaucoup de circonstances nous feront encore cruellement souffrir, mais aucune ne rompra nos liens avec le ciel. Lutter contre l'impossible est ce qui engendre en nous les sentiments les plus amers; et la colère de Satan n'est autre chose que la liberté aux prises avec la nécessité, et ne pouvant ni la dompter, ni s'y soumettre[199].»

Elle demandait, vous vous en souvenez, de suprêmes consolations à la philosophie. Aujourd'hui vous l'entendrez déclarer:

«Si l'on était parvenu à tarir la source de la religion sur la terre, que dirait-on à ceux qui voient tomber la plus pure des victimes? que dirait-on à ceux qui l'ont aimée? et de quel désespoir, de quel effroi du sort et de ses perfides secrets l'âme ne serait-elle pas remplie!

» Non seulement ce qu'on voit, mais ce qu'on se figure, foudroierait la pensée, s'il n'y avait rien en nous qui nous affranchit du hasard. N'a-t-on pas vécu dans un cachot obscur, où chaque minute était une douleur, où l'on n'avait d'air que ce qu'il en fallait pour recommencer à souffrir? La mort, selon les incrédules, doit délivrer de tout; mais savent-ils ce qu'elle est? savent-ils si cette mort est le néant? et dans quel labyrinthe de terreur la réflexion sans guide ne peut-elle pas nous entraîner?

» Si un homme honnête (et les circonstances d'une vie passionnée peuvent amener ce malheur), si un homme honnête, dis-je, avait fait un mal irréparable à un être innocent, comment, sans le secours de l'expiation religieuse, s'en consolerait-il jamais? Quand la victime est là, dans le cercueil, à qui s'adresser s'il n'y a pas de communication avec elle, si Dieu lui-même ne fait pas entendre aux morts les pleurs des vivants, si le souverain médiateur des hommes ne dit pas à la douleur:—C'en est assez;—au repentir:—Vous êtes pardonné?—On croit que le principal avantage de la religion est de réveiller les remords; mais c'est aussi bien souvent à les apaiser qu'elle sert. Il est des âmes dans lesquelles règne le passé; il en est que les regrets déchirent comme une active mort, et sur lesquelles le souvenir s'acharne comme un vautour; c'est pour elles que la religion est un soulagement du remords.

» Une idée, toujours la même, et revêtant cependant mille formes diverses, fatigue tout à la fois par son agitation et par sa monotonie. Les beaux arts, qui redoublent la puissance de l'imagination, accroissent avec elle la vivacité de la douleur. La nature elle-même importune, quand l'âme n'est plus en harmonie avec elle; son calme, qu'on trouvait doux, irrite comme l'indifférence; les merveilles de l'univers s'obscurcissent à nos regards; tout semble apparition, même au milieu de l'éclat du jour. La nuit inquiète, comme si l'obscurité recelait quelque secret de nos maux, et le soleil resplendissant semble insulter au deuil du coeur. Où fuir tant de souffrances? Est-ce dans la mort? Mais l'anxiété du malheur fait douter que le repos soit dans la tombe, et le désespoir est pour les athées même comme une révélation ténébreuse de l'éternité des peines. Que ferions-nous alors, que ferions-nous, ô mon Dieu! si nous ne pouvions nous jeter dans votre sein paternel? Celui qui, le premier, appela Dieu notre père, en savait plus sur le coeur humain que les plus profonds penseurs du siècle[200].»

À mesure que son esprit se remplit de la vérité, il se vide de l'erreur: les illusions vulgaires, les opinions convenues font place à des convictions plus réfléchies et plus originales. À mesure qu'elle espère en Dieu, elle désespère de tout le reste; et la nature elle-même, cette oeuvre de Dieu, ne suffit plus à la rassurer:

«Les accidents et les malheurs, dans l'ordre physique, ont quelque chose de si rapide, de si impitoyable, de si inattendu, qu'ils paraissent tenir du prodige; la maladie et ses fureurs sont comme une vie méchante qui s'empare tout à coup de la vie paisible. Les affections du coeur nous font sentir la barbarie de cette nature qu'on veut nous représenter comme si douce. Que de dangers menacent une tête chérie! Sous combien de métamorphoses la mort ne se déguise-t-elle pas autour de nous! Il n'y a pas un beau jour qui ne puisse recéler la foudre, pas une fleur dont les sucs ne puissent être empoisonnés, pas un souffle de l'air qui ne puisse apporter avec lui une contagion funeste, et la nature semble une amante jalouse prête à percer le sein de l'homme, au moment même où il s'enivre de ses dons.

»Comment comprendre le but de tous ces phénomènes, si l'on tient à l'enchaînement ordinaire de nos manières de juger? Comment peut-on considérer les animaux, sans se plonger dans l'étonnement que fait naître leur mystérieuse existence? Un poète les a nommés les rêves de la nature, dont l'homme est le réveil. Dans quel but ont-ils été créés? Que signifient ces regards qui semblent couverts d'un nuage obscur, derrière lequel une idée voudrait se faire jour? Quels rapports ont-ils avec nous? Qu'est-ce que la part de vie dont ils jouissent? Un oiseau survit à l'homme de génie, et je ne sais quel bizarre désespoir saisit le coeur, quand on a perdu ce qu'on aime, et qu'on voit le souffle de l'existence animer encore un insecte, qui se meut sur la terre, d'où le plus noble objet a disparu.

»La contemplation de la nature accable la pensée; on se sent avec elle des rapports qui ne tiennent ni au bien ni au mal qu'elle peut nous faire; mais son âme visible vient chercher la nôtre dans notre sein, et s'entretient avec nous. Quand les ténèbres nous épouvantent, ce ne sont pas toujours les périls auxquels ils nous exposent que nous redoutons, mais c'est la sympathie de la nuit avec tous les genres de privations et, de douleurs dont nous sommes pénétrés. Le soleil, au contraire, est comme une émanation de la Divinité, comme le messager éclatant d'une prière exaucée; ses rayons descendent sur la terre, non seulement pour guider les travaux de l'homme, mais pour exprimer de l'amour à la nature.

»Les fleurs se tournent vers la lumière, afin de l'accueillir; elles se referment pendant la nuit, et le matin et le soir elles semblent exhaler en parfums leurs hymnes de louanges. Quand on élève ces fleurs dans l'obscurité, pâles, elles ne revêtent plus leurs couleurs accoutumées; mais quand on les rend au jour, le soleil réfléchit en elles ses rayons variés comme dans l'arc-en-ciel, et l'on dirait qu'il se mire avec orgueil dans la beauté dont il les a parées. Le sommeil des végétaux, pendant de certaines heures et de certaines saisons de l'année, est d'accord avec le mouvement de la terre; elle entraîne dans les régions qu'elle parcourt la moitié des plantes, des animaux et des hommes endormis. Les passagers de ce grand vaisseau qu'on appelle le monde, se laissent bercer dans le cercle que décrit leur voyageuse demeure.

»La paix et la discorde, l'harmonie et la dissonance qu'un lien secret réunit, sont les premières lois de la nature; et, soit qu'elle se montre redoutable ou charmante, l'unité sublime qui la caractérise se fait toujours reconnaître. La flamme se précipite en vagues comme les torrents; les nuages qui parcourent les airs prennent quelquefois la forme des montagnes et des vallées, et semblent imiter en se jouant l'image de la terre. Il est dit dans la Genèse que le Tout-Puissant sépara les eaux de la terre des eaux du ciel, et les suspendit dans les airs. Le ciel est en effet un noble allié de l'Océan; l'azur du firmament se fait voir dans les ondes, et les vagues se peignent dans les nues. Quelquefois, quand l'orage se prépare dans l'atmosphère, la mer frémit au loin, et l'on dirait qu'elle répond, par le trouble de ses flots, au mystérieux signal qu'elle a reçu de la tempête[201].»

J'aurais voulu vous lire tout cet admirable chapitre De la douleur[202]; j'aurais pris plaisir à vous citer au moins cette double allocution, d'un philosophe et d'un chrétien, à J.-J. Rousseau; jamais la raison n'eut plus de grâce, et cela est, comme style, du premier mérite; mais pourquoi vous citer ce que vous lirez, ce que vous avez lu? Dans le reste de l'ouvrage, où tout est remarquable, certains chapitres sont plus souvent rappelés. Celui sur l'Esprit de conversation[203] est célèbre. Le chapitre sur Les Universités allemandes[204] est un recueil des vues les plus saines et les plus indépendantes sur l'éducation.

On a peine à croire que la discussion brillante que renferme le chapitre de L'intérêt personnel[205], n'ait pas été le jugement en dernière instance d'une insoutenable erreur. La fête d'Interlaken[206] épisode touchant et grave, si pittoresque, si local, sans y prétendre, et empreint de tant de calme et d'enthousiasme, n'est pas un des moindres ornements de cet ouvrage célèbre.

Je l'ai dit, le style de L'Allemagne est plus riche, plus coloré, plus chaud que celui des autres écrits de Madame de Staël. À travers une parfaite pureté grammaticale, il ne serait pas impossible d'y remarquer je ne sais quel germanisme, fort indépendant de la syntaxe et du choix des mots. Il y manque parfois (et la faute en est peut-être à la nature des sujets ou des questions) ce je ne sais quoi de nettement terminé et d'acéré, pour ainsi dire, qui caractérise l'expression française.

CHAPITRE HUITIÈME

Dix années d'exil. Considérations sur les principaux événements de la
Révolution.

Le livre intitulé Dix années d'exil nous indique assez son sujet par son titre. Il comprend, ou plutôt il devait comprendre, dix années en deux périodes séparées.

«Le récit, dit M. Auguste de Staël, commence en 1800, c'est-à-dire deux ans avant le premier exil de ma mère, et s'arrête en 1804, après la mort de M. Necker. La narration recommence en 1810, et s'arrête brusquement à l'arrivée de ma mère en Suède, dans l'automne de 1812.»

Bonaparte occupe beaucoup de place dans ce livre, trop peut-être, au moins dans un sens. Si l'on est curieux de tout ce qui le touche, on sent pourtant que Madame de Staël pouvait faire mieux encore que de nous parler de lui; surtout elle pouvait en parler mieux. Elle l'avait, à certains égards, bien pénétré; mais sa généreuse haine pour celui qui était, à ses yeux, l'assassin de la liberté, lui a dicté des jugements que l'histoire ne recueillera pas. Elle-même, après la chute de Napoléon, n'eût pas écrit, et, si elle en eût eu le loisir, elle eût effacé de son livre les passages suivants:

«Le genre de supériorité de Bonaparte provient bien plus de l'habileté dans le mal que de la hauteur des pensées dans le bien[207].»

«Ce qu'il y avait d'évident à distance, c'était l'amélioration des finances, et l'ordre rétabli dans plusieurs branches d'administration. Napoléon était obligé de passer par le bien pour arriver au mal[208].»

«Il discuta chez lui fort tranquillement, le soir même, ce qui serait arrivé s'il eût péri; quelques-uns disaient que Moreau l'aurait remplacé; Bonaparte prétendait que c'eût été le général Bernadotte: Comme Antoine, dit-il, il aurait présenté au peuple ému la robe sanglante de César. Je ne sais s'il croyait en effet que la France eût alors appelé le général Bernadotte à la tête des affaires; mais ce qui est bien sûr au moins, c'est qu'il ne le disait que pour exciter l'envie contre ce général[209].»

Madame de Staël, qui ne refuse pas du génie à Bonaparte, aurait dû se rappeler qu'elle avait plus d'une fois signalé un rapport, une parenté entre le génie et la bonté. Elle aurait dû se demander, et d'avance on eût pu prévoir la réponse, si jamais homme a fait, de grandes choses sans avoir quelque enthousiasme. Une complète vulgarité morale n'a jamais abouti au grand.

La France, dans ce livre, n'est pas moins maltraitée que Bonaparte. C'était se prendre à forte partie; mais les nations, sur ce point, sont clémentes, quand l'agression ne vient pas du dehors. On n'a pas mauvaise grâce à louer son pays, car ce n'est pas tout à fait se louer soi-même; on a encore meilleure grâce à le censurer: cela donne un air modeste. La France est magnanime dans ce genre; on peut, quand on lui appartient, lui dire largement son fait. Madame de Staël le lui aurait dit dans tous les cas; elle l'injuriait parce qu'elle l'aimait et s'il est vrai que celui qui châtie bien aime, les passages suivants ne permettent pas de douter qu'elle n'aimât tendrement la France:

«En France, tout ce qu'on désire, c'est d'avoir une phrase à dire, avec laquelle on puisse donner à son intérêt l'apparence de la conviction[210].»

«On ne saurait trop le répéter, ce que les Français aiment en toutes choses, c'est le succès, et la puissance réussit aisément dans ce pays à rendre le malheur ridicule[211].»

«Les besoins de l'amour-propre, chez les Français, l'emportent de beaucoup sur ceux du caractère[212].»

Mais voici qui est plus fort. Le préfet de Genève, M. d'Eymar, ancienne connaissance de Madame de Staël, lui faisait parvenir, à Coppet, les bonnes nouvelles qu'il recevait de l'armée:

     «Il m'eût été difficile, dit-elle à ce propos, de faire concevoir à
     M. d'Eymar, homme fort intéressant d'ailleurs, que le bien de la
     France exigeait qu'elle eût alors des revers[213].»

Vous n'aurez pas de peine à croire, Messieurs, qu'en effet cela eût été difficile, et je parie que vous vous sentez un fonds d'indulgence pour ce pauvre M. d'Eymar. Entre les préjugés du patriotisme, l'un des plus enracinés est de croire qu'il ne faut jamais souhaiter des revers à son pays; et telle est la force de ce préjugé qu'il n'y a pas de voyage à Gand qui eût pu coûter aussi cher à Madame de Staël qu'une telle manière d'entendre et de souhaiter le bien de son pays, si elle eût été homme au lieu de femme, et surtout homme d'État. Et pourtant, avait-elle tort?

Les Dix années d'exil sont racontées avec une vivacité, un naturel charmant. Les chevaux qui emportaient la spirituelle voyageuse, n'ont jamais, au plus fort de leur course, fait jaillir du pavé autant d'étincelles qu'il échappe de traits lumineux et de piquantes épigrammes à cette plume rapide, qui semble avoir, comme celle de Madame de Sévigné, la bride sur le cou. Ce style si aisé n'est point négligé, point incorrect. Tout est lumière et mouvement, et l'on n'aurait, au terme de la course, rien à regretter que de la voir interrompue, si cet exil, qui fut un voyage, avait un peu plus ce dernier caractère. Quand l'auteur veut bien voyager, le plaisir redouble; les plus agréables chapitres sont ceux où elle s'arrête à décrire. Tout le monde se rappelle la visite aux Trappistes de Fribourg, la course dans le Valais pour voir une cascade suisse qui, pour le moment, était en France, et la pénitence que subit l'imprudente voyageuse pour avoir de si peu dépassé ses limites «et tondu de ce pré la largeur de sa langue[214].» On doit se rappeler encore plus vivement le beau chapitre sur Moscou[215].

* * * * *

L'ami que j'ai l'honneur de suppléer dans cette chaire a beaucoup facilité ma tâche en se réservant, dans l'étude de la littérature contemporaine, le chapitre des historiens. Peut-être à ce compte suis-je dispensé de vous parler du dernier ouvrage de Madame de Staël, publié peu de temps après sa mort: les Considérations sur les principaux événements de la Révolution française; mais comme nous avons en vue, outre la connaissance des ouvrages, celle des écrivains, comme c'est à leur individualité intellectuelle et morale que nous désirons arriver à travers leurs écrits, nous ne pouvons guère, dans cette étude, garder un silence complet sur l'un des documents qui nous révèlent le mieux le génie propre et l'âme de Madame de Staël.

Gagnée de vitesse par la mort, Madame de Staël ne put mettre la dernière main à ses Considérations. Elle a décrit tout le cercle qu'elle voulait décrire; mais elle n'a donné tous ses soins, comme écrivain, qu'aux deux premières parties de cet ouvrage, et les lecteurs un peu exercés ont à peine besoin qu'on leur indique le moment où ce travail d'artiste a été subitement interrompu.—Comme oeuvre d'art, et peut-être aussi comme oeuvre d'histoire, le livre se ressent de la combinaison de deux desseins, dont le plus important, je ne veux pas dire le plus cher à l'auteur, déborde l'autre de beaucoup.

C'était d'abord la vie publique de M. Necker que Madame de Staël voulait écrire; c'est dans ce sens qu'elle travailla d'abord; on le reconnaît aisément; puis la Révolution elle-même, avec ses caractères principaux, ses conséquences probables, son avenir, vint élargir et pour ainsi dire forcer le cadre où elle avait compté se renfermer, et le résultat de ces ceux desseins superposés, c'est un livre sur la Révolution où un personnage, éminent sans doute, occupe beaucoup plus de place qu'il ne lui appartient. Au reste, quand la seconde pensée de Madame de Staël aurait été la première, la disproportion qui nous frappe serait peut-être la même. Il aurait fallu, pour l'éviter, qu'elle oubliât que M. Necker était son père, et une telle abstraction n'était pas à l'usage de Madame de Staël.

Ce livre, fort bien défini par son titre, n'est pas précisément une histoire: c'est une suite de réflexions sur les principaux événements, et de jugements sur les principaux personnages de la Révolution française, où s'entremêlent des détails curieux dans le genre des mémoires, et que termine une partie spéculative ou de raisonnement sur l'état présent et sur l'avenir de la France, sous la forme d'un parallèle avec l'Angleterre, dont Madame de Staël aurait voulu transporter dans son propre pays les institutions, les moeurs, et sans doute aussi les croyances.

Le livre des Considérations devait déplaire aux partis extrêmes. Il désavouait les excès, dogmatiques ou autres, de la Révolution, il en avouait le principe. Il renfermait d'ailleurs l'apologie, sans doute un peu absolue, d'un ministre que les partis les plus opposés rendaient responsable de leurs propres torts, et dont la destinée a prouvé que le juste-milieu peut avoir ses martyrs, comme sa conduite a fait voir que le juste-milieu est, bien plus souvent qu'on ne le pense, une opinion courageuse. L'examen des Considérations par M. Bailleul est la plus considérable, à tous égards, des critiques que ce livre a provoquées. Il n'est pas toujours juste; il a le tort de ne pas apprécier l'esprit et l'intention du livre qu'il examine; trop souvent il coule le moucheron, et plusieurs de ses assertions sont aussi hasardées pour le moins que celles dont il reproche à Madame de Staël l'excessive témérité; cet Examen toutefois renferme des observations fondées et des renseignements instructifs; mais, après tout, rien dans tout son livre, n'est meilleur que son épigraphe: Modo vir, modo femina[216]. Et en effet, les Considérations sont un livre d'homme écrit par une femme, un livre qui est à la fois homme par les pensées, féminin par les sentiments. Le fameux adage: Amicus Plato, sed magis amica veritas, n'a pas été inventé par une femme. Les affections générales, abstraites pour ainsi dire, sont moins à leur usage qu'au nôtre; leur vie, leur grâce, leur force même est dans les affections particulières. Le livre de Madame de Staël en porte la vive empreinte; l'amitié, la reconnaissance ont plus d'une fois, s'il est permis de parler ainsi, surpris la religion de son excellent esprit; et même en faisant de ce qui concerne M. Necker un cas réservé, la manière dont elle parle de l'Angleterre trahit beaucoup de préoccupation. Les plus candides, aujourd'hui, ne feraient pas du peuple britannique un peuple de Grandissons, ni de sa politique une espèce de morale en exemples; avec autant d'esprit qu'en avait Madame de Staël, il fallait être femme pour entretenir de pareilles illusions.—Je pense aussi que M. Bailleul n'a pas tout à fait tort quand il prétend que:

Madame de Staël généralise quelquefois des idées qu'on pourrait prendre pour de l'esprit dans un salon, sans qu'elles en fussent plus exactes, même en les réduisant à des cas particuliers. Il me semble, ajoute-t-il, qu'il y a beaucoup trop de cet esprit de conversation dans un ouvrage où tout devrait être profondément mûri[217].

Le reproche n'est pas injuste. Ces Considérations ressemblent quelquefois un peu trop à des conversations. On ne peut nier que le livre ne soit bien écrit, mais il est encore plus vrai de dire qu'il est bien parlé. La conversation admet, tolère pour le moins, les exagérations, et l'erreur est plus vénielle quand l'écriture n'est pas encore venue la fixer, et la presse la multiplier; mais quand on écrit, ou plutôt, comme Madame de Staël, qu'on grave dans un bronze immortel, tout prend un autre caractère, et tout doit être pesé, j'entends les opinions et les jugements, à la balance du sanctuaire. Je ne citerai qu'un exemple. Tous les jours, dans la conversation, on cite le mot de Mirabeau: «La petite morale tue la grande,» et l'on s'indigne. Mais qui transportera, comme fait Madame de Staël, cette maxime dans un livre, sera tenu de revoir le procès; et peut-être arrivera-t-il à purger cette phrase malencontreuse du machiavélisme qu'il est convenu d'y trouver. Madame de Staël qui la cite dans le sens convenu[218], aurait été, je n'en doute pas, heureuse d'apprendre que Mirabeau n'avait voulu dire que ce qu'a dit Saint-Simon en ces termes: «La charité générale, doit l'emporter sur la charité particulière.»

Après quoi, il faut bien avouer que cet esprit de conversation a répandu dans le livre de Madame de Staël mille traits d'une grâce originale qu'on regretterait de n'y pas trouver. Ce sont des propos de salon, mais de charmants propos, que les mots suivants:

«L'à-propos est la nymphe Égérie des hommes d'État[219].»

«La royauté ne peut-être conduite comme la représentation de certains spectacles, où l'un des acteurs fait les gestes pendant que l'autre prononce les paroles[220].»

«On dirait que la constitution anglaise, ou plutôt la raison, en France, est comme la belle Angélique dans la comédie du Joueur: il l'invoque dans sa détresse et la néglige quand il est heureux[221].»

     «Une manière de vanité presque littéraire inspirait aux Français le
     besoin d'innover à cet égard (de la constitution). Ils craignaient,
     comme un auteur, d'emprunter les caractères ou les situations d'un
     ouvrage déjà existant[222].»

«Nulle question insignifiante, nul embarras réciproque, ne condamnent ceux qui l'approchent (l'empereur Alexandre) à ces propos chinois, s'il est permis de s'exprimer ainsi, qui ressemblent plutôt à des révérences qu'à des paroles[223].»

«C'était un homme d'esprit et d'imagination, mais tellement dominé par son amour-propre, qu'il s'étonnait de lui-même, au lieu de travailler à se perfectionner[224].»

J'ai peut-être tort, ne pouvant multiplier les citations, de relever des traits plus spirituels que graves. Une gravité aisée et naturelle est pourtant le caractère des Considérations sur la Révolution française. À part quelques causeries et des anecdotes personnelles, que le genre de l'ouvrage n'excluait pas, ce livre a toute la dignité de l'histoire, et les pages narratives font regretter, par leur clarté animée et la rapidité du mouvement, que l'auteur n'ait pas raconté davantage. Le chapitre sur le 10 août[225], et un autre intitulé Anecdotes particulières[226], se recommandent sous ce rapport. L'ouvrage est aussi piquant que peut l'être un livre sérieux, et il l'est d'autant plus qu'il ne vise point à l'être. L'apparence d'affectation que pouvaient offrir aux contemporains les nouveautés du style de l'auteur, est tout à fait étrangère à ce dernier ouvrage, remarquable par le plus beau naturel. Je ne pense pas qu'aucun des livres écrits sur le même sujet ait donné de la Révolution française, considérée dans ses causes, dans ses principes et dans sa marche, une intelligence plus complète, une idée à la fois plus simple et plus lumineuse. Permettons donc, sans l'approuver, le ton et les formes de la causerie à l'écrivain dont cette liberté d'allure a si peu compromis et diminué la solidité.

Il est probable que, dans un livre plus écrit, plus grave de forme, certains jugements sur la France, les plus épigrammatiques du moins, auraient en vain réclamé une place. Nous avons déjà vu comment Madame de Staël traitait, même en public, cette «aimable et généreuse France,» cette «terre de gloire et d'amour,» et M. Bailleul a eu quelque raison de dire: «Au moins ne se plaindra-t-on pas que Madame de Staël nous corrompe et nous gâte par ses flatteries[227].» Les citations suivantes, Messieurs, vous permettront d'en juger:

     «Il n'y a rien de si violent en France que la colère qu'on a contre
     ceux qui s'avisent de résister sans être les plus forts[228].»

     «Les Français n'apprennent, en politique, la raison que par la
     force[229].»

«Il faudrait, en France, être toujours l'ami du parti battu, quel qu'il soit; car la puissance déprave les Français plus que les autres hommes[230].»

«Les Français sont bien aises d'être émus, et de rire de ce qu'ils sont émus; le charlatanisme leur plaît; ils aident volontiers à se tromper eux-mêmes, pourvu qu'il leur soit permis, tout en se conduisant comme des dupes, de montrer par quelques bons mots que pourtant ils ne le sont pas[231].»

Il y aurait un peu de simplicité à conclure de ces épigrammes que Madame de Staël n'aimait pas la France; l'amour dépité parle souvent le même langage que l'aversion; tout amour passionné a des accès de haine, l'invective est de son ressort; le blasphème est tout près de l'adoration: hæc omnia in amore insunt; mais ses injures brûlent, dévorent, et aucune ne flétrit. La France était pour l'auteur ce que Célimène est pour Alceste: ne trouvez-vous pas Madame de Staël et son amour pour la France dans ces charmants vers?

     Non: l'amour que je sens pour cette jeune veuve
     Ne ferme point mes yeux aux défauts qu'on lui treuve;
     Et je suis, quelque ardeur qu'elle m'ait pu donner,
     Le premier à les voir, comme à les condamner.
     Mais, avec tout cela, quoi que je puisse faire,
     Je confesse mon faible; elle a l'art de me plaire:
     J'ai beau voir ses défauts, et j'ai beau l'en blâmer,
     En dépit qu'on en ait, elle se fait aimer;
     Sa grâce est la plus forte[232].

Ne croyez-vous pas, Messieurs, entendre parler l'Europe, le monde entier? La France n'est-elle pas la Célimène de tous les peuples?

     En dépit qu'on en ait, elle se fait aimer;
     Sa grâce est la plus forte.

Sans entrer dans des détails que nous devions nous interdire, nous avons fait la part de la critique dans le dernier ouvrage de Madame de Staël; ce serait faire bien mince te part de l'éloge que de désigner les Considérations sur la Révolution française comme le livre où Madame de Staël a mis le plus d'esprit, de cet esprit de bon aloi, aussi naturel que piquant, toujours doublé de bon sens, sérieux et moral jusque dans sa plus vive causticité. Ce qu'il faut surtout, admirer dans cet ouvrage, c'est, malgré quelques injustices involontaires, la généreuse équité des jugements, l'absence de tout esprit de parti, l'élévation et la sagesse des idées politiques, l'amour de la liberté et des institutions libérales, l'inspiration et presque l'enthousiasme du bon sens. On a, dans ces derniers temps, cherché l'intérêt des compositions historiques dans la subordination de tous les événements à quelque idée politique ou philosophique. Chaque auteur a son point de vue, et si l'histoire n'est pas encore le simple texte d'un sermon politique, elle a pris, de nos jours, un caractère dogmatique ou systématique qu'elle n'avait jamais eu. M. de Barante a eu beau faire; on ne raconte plus pour raconter, on raconte pour prouver, et non pas cent choses diverses, comme Voltaire par exemple, mais une seule vérité, proprement détachée de toutes les autres. Madame de Staël n'a d'autre point de vue que la morale: celui-là en vaut bien un autre; et ce sera longtemps encore le plus intéressant et le plus littéraire. C'est à ce point de vue qu'elle est redevable de la plupart des belles pensées dont elle a orné son livre. La supériorité de la morale sur le calcul au point de vue même du calcul, voilà l'idée qui revient sans cesse, dans une grande variété de formes et d'applications.

Combien de phrases de ce livre méritent de devenir les proverbes des gens de bien! Lorsque quelqu'un d'entre eux arrivera au pouvoir, qu'il se munisse, contre les miasmes délétères d'un climat naturellement malsain, ou contre les enchantements dont cette région est semée, d'un fébrifuge ou d'une amulette comme la maxime suivante:

«Il y a des circonstances, on doit en convenir, où les hommes les plus courageux n'ont aucun moyen de se montrer activement; mais il n'en existe aucune qui puisse obliger à rien faire de contraire à sa conscience[233].»

Ou comme celle-ci:

«Quel parti prendre, dira-t-on, quand les circonstances étaient défavorables à ce qu'on croyait la raison? Résister, toujours résister, et prendre son point d'appui en soi-même. C'est aussi une circonstance que le courage d'un honnête homme, et personne ne saurait prévoir ce qu'elle peut entraîner[234].»

CHAPITRE NEUVIÈME

Conclusion.

Après avoir tenté d'apprécier chacun des ouvrages de Madame de Staël, il nous reste à prendre nos conclusions sur l'oeuvre entière, sur le talent, sur l'influence de cette femme célèbre.

On peut le dire sans exagérer: chacun des ouvrages de Madame de Staël fut un grand événement littéraire, et nul écrivain de la même époque, excepté M. de Chateaubriand, n'a si vivement préoccupé, si profondément remué le public français, ou, pour mieux dire, le public européen. L'écrivain qui, dans une carrière trop courte (car Madame de Staël est morte à cinquante et un ans), a produit le livre De la Littérature, Delphine, Corinne, l'Allemagne, les Considérations sur la Révolution française, n'avait pas moins de puissance que de flexibilité dans l'esprit. Il est inutile, peut-être même ridicule de se demander si ces ouvrages, paraissant aujourd'hui pour la première fois, produiraient la même sensation qu'à l'époque où ils virent le jour: quel est le chef-d'oeuvre qui ne perdrait pas quelque chose à cette transposition, ou plutôt quel chef-d'oeuvre d'une autre époque serait possible aujourd'hui dans tous ses caractères essentiels et dans tous les détails de sa forme! Ce que Napoléon a dit de César s'applique à tous les grands esprits: César eût été, en tout temps, le premier capitaine de ce temps-là, Dante le plus grand poète, Linné le plus grand naturaliste. Ils auraient eu le même génie, et ils auraient été de leur temps. Je ne nierai pas cependant qu'un certain temps et un certain talent ne se conviennent quelquefois plus particulièrement qu'une autre époque et le même talent; Napoléon lui-même, quarante ans plus tôt, venait trop tôt pour sa gloire: en était-il moins Napoléon? Il faut poser en principe qu'un homme peut avoir eu plus de dons qu'il ne lui a été permis d'en déployer; mais que toutes les forces qu'il déploie sont pourtant bien à lui; car les circonstances peuvent bien, pour ainsi dire, accoucher le génie, mais elles n'enfantent rien. Il faut donc, sans en rien rabattre, compter à Madame de Staël tout ce qu'elle a été; il faudrait même lui compter tout ce qu'en d'autres temps elle aurait pu être. Bien des statues restent enfouies dans le bloc, parce qu'il ne plaît pas au divin sculpteur de les en tirer, au moins dans ce monde; bien d'autres, à moitié, aux trois quarts taillées, demeurent engagées dans le marbre par quelqu'une de leurs extrémités ou par quelqu'un de leurs côtés, et il est peut-être permis de prendre aussi dans ce sens les paroles de l'apôtre: «Ce que nous serons n'a pas encore été manifesté[235].» Mais si vous comptez au méchant tous les crimes qu'il aurait commis, et au juste toutes les bonnes oeuvres qu'il aurait faites, il faut compter au génie toute l'ampleur et la rapidité de l'essor qu'il eût pris dans un espace où il aurait pu déployer l'envergure entière de ses ailes.

Jamais, tant que notre langue subsistera, les ouvrages de Madame de Staël ne seront réduits à cette valeur en quelque sorte historique, où les écrits ne comptent presque plus que comme des jalons ou des colonnes milliaires dans la route de l'esprit humain et dans les annales de la littérature. Ils vivront d'une vie puissante et communicative, comme tout ce qui est vrai, profond et lumineux. Ils vivront de la même vie accordée à des écrits moins considérables, à de simples fragments, où l'âme immortelle a mis son immortalité:

     Spirat adhuc amor,
     Vivuntque commissi calores,
     Æoliæ fidibus puellæ[236].

La forme la plus exquise, s'il était possible de la donner à une substance vile, grossière et sans consistance, et si le style n'était pas de la pensée encore, la forme la plus exquise ne préserve pas, n'éternise pas les écrits: la vérité seule naît viable, la vérité seule ne périt pas. C'est par leur profonde, par leur saisissante vérité que vivront les écrits de Madame de Staël. Comme écrivains, comme artistes, d'autres auteurs, même de son sexe, ont pu la surpasser; mais dans son sexe, ni dans l'autre, aucun ne l'emporte sur elle, peu même lui sont comparables, sous le rapport de l'élévation des sentiments, de la justesse et de la beauté des pensées; et à peine pourrait-on en citer un seul qui, dans la même droiture de jugement, ait donné l'exemple d'un courant de pensées aussi abondant, aussi facile, aussi continu.

La sensibilité et le bon sens sont peut-être ce qu'il y a de plus fondamental dans le talent de Madame de Staël. Ceci n'est pas une antinomie, ce n'est pas une antithèse. La sensibilité est bien plutôt un élément ou une condition du bon sens, qu'elle n'en est l'ennemie. Le bon sens (prenez garde au mot) est un sens, un sentiment, un sentiment juste de la réalité. Et sans le confondre avec la sensibilité, ne peut-on pas trouver étrange la maxime qui veut qu'on ait l'âme froide afin d'avoir l'esprit juste? Ne vaudrait-il pas autant nous dire que, pour bien juger des objets extérieurs, il faut avoir l'oreille pesante, la vue basse et la main gantée? La passion éblouit, la sensibilité éclaire; le coeur est une lumière. La prompte intelligence de Madame de Staël, ce don d'intuition qui ne m'a frappé chez aucun écrivain d'une manière aussi remarquable que chez elle, ces illuminations vives et soudaines, tiennent autant pour le moins à la sensibilité qu'au talent, à supposer que le talent soit autre chose qu'une sensibilité exquise. Quant au bon sens, nous avons relevé assez d'erreurs graves dans les écrits de Madame de Staël pour que cet éloge surprenne. Mais qu'on y réfléchisse. Bien d'autres causes que l'absence du bon sens peuvent expliquer de graves erreurs, spéculatives et pratiques. Selon les Écritures chrétiennes, nous sommes tous insensés, tous hors de sens, au moins sous un rapport. Nous bronchons tous en plusieurs manières, et néanmoins ce monde tout composé d'hommes privés de sens se divise en hommes qui ont du bon sens et en hommes qui n'en ont pas: qu'est-ce à dire? Qu'il faut distinguer les sphères. Il en est une où, sans manquer de bon sens, tout le monde se trompe, tout le monde déraisonne; et souvent, plus que d'autres, les esprits supérieurs, parce qu'ils abordent plus de questions et que le préjugé, cette cantilène avec laquelle on endort les enfants, ne leur suffit pas. Mais le bon sens, ce sentiment juste, ce tact de la réalité, ramène les esprits supérieurs et ne ramènerait pas les autres. L'âge, l'éducation, les circonstances générales, l'état des esprits, expliquent la plupart des erreurs de Madame de Staël; au fait, elle se trompait avec tout le monde, et un peu moins que tout le monde. Mais son admirable sincérité devait peu à peu venir en aide à son bon sens, et épurer son jugement. Rien n'est plus doux à contempler que le développement de sa pensée morale et la maturité progressive de toutes ses facultés. Rien de plus beau que cette coïncidence, cette sympathie mutuelle du christianisme et du bon sens. La vérité révélée est mille fois au-dessus du bon sens; mais la vérité est nécessairement d'accord avec le bon sens, et il est frappant de voir combien, le christianisme étant donné, le bon sens, en toutes choses, s'en accommode et s'y complaît.

J'appelle votre attention, Messieurs, sur ce développement logique, sur ce renouvellement soutenu, qui, sensible d'un ouvrage à l'autre des ouvrages de Madame de Staël, fait de l'histoire de ses écrits l'histoire d'une âme. Ce caractère est très important.

«Toute vie bien ordonnée est un acte logique, où chaque fait est la conclusion d'un raisonnement et la prémisse d'un autre. Les actions, dans une vie ordinaire, les ouvrages, dans une vie d'artiste ou d'écrivain, ne s'ajoutent pas seulement les uns aux autres, mais s'engendrent les uns les autres. Le vrai progrès consiste à se renouveler. Tout esprit qui s'arrête dans sa victoire n'a vaincu que pour les autres et non pour soi. Il n'a pas même vaincu pour les autres. Le public a aussi sa conscience, qui l'avertit qu'il n'y a pas progrès, qu'il n'y a pas vie, là où il n'y a pas renouvellement… L'élite des connaisseurs sent l'immobilité et démêle un principe de mort dans une suite de succès trop semblables les uns aux autres.

Il est des époques où l'on dirait que le talent naît vieux; car après quelques élans, il s'arrête, et se met à tourner sur lui-même. Peut-être ce phénomène n'a-t-il jamais été aussi commun qu'il l'est à présent; peut-être aucun âge n'a-t-il présenté autant de ces talents échoués, engravés, que la vague vient périodiquement battre et soulever à moitié, sans pouvoir les remettre à flot.

Comptez que, quand on est toujours le même, on n'est pas vrai; car le vrai est flexible et fécond; le vrai, c'est cette route royale qui rend maître de tout le pays quiconque a su la trouver. Le faux est une impasse dont on ne trouve l'issue qu'en revenant sur ses pas. Mais, notez-le bien, l'indifférence pour la vérité est une espèce et le principe du faux; le vrai, dans une âme, c'est la foi au vrai; c'est l'assentiment vif et spontané aux grandes vérités morales.

Est-il rien de plus triste que ces vies sans histoire, dont tous les faits rentrent l'un dans l'autre, et ne s'additionnent pas? Tout le monde a entendu parler de cet infortuné qui, dans un calcul d'où dépendait sa fortune et son honneur, disant toujours: un et un font un, et jamais un et un font deux, se crut ruiné, déshonoré, et perdit l'esprit. Eh bien! son rêve est notre histoire. Dans un grand nombre des vies littéraires de notre époque, un et un font un. Qu'on se représente, après cela, la vie d'un Racine. Quelle vie! que d'histoire dans cette vie! et quelle logique dans cette succession de chefs-d'oeuvre[237]!»

On peut dire la même chose de Madame de Staël. Ses ouvrages, rangés dans l'ordre des temps, forment bien une série logique, une histoire; son talent s'est conservé, il a grandi, parce que son esprit et son âme ne sont pas enchaînés à leur point de départ.

L'esprit de Madame de Staël avait, dans un degré supérieur, une des grâces de l'esprit féminin: l'intuition immédiate. Tout, chez elle, semble saisi, enlevé de première vue. Elle affirme plus qu'elle ne démontre, mais ses affirmations valent des preuves. Cet esprit spontané, fécond, rapide, n'est pas fait pour la voie sûre, mais lente, de la déduction; il a ses procédés, qu'il ne peut guère échanger contre d'autres. Elle restera immobile au pied de l'obstacle, plutôt que de le tourner. Les formes, les artifices de la dialectique lui sont étrangers. Sa mécanique en est restée, si l'on peut s'exprimer ainsi, aux machines les plus primitives, les plus élémentaires, mais elle y applique une main habile et puissante.

Il me semble que peu d'écrivains ont eu l'honneur de voir autant de leurs idées passer du rang de paradoxes à la dignité d'axiomes. Il en est d'un grand nombre de ses pensées comme des comparaisons d'Homère, si belles en elles-mêmes, si neuves une fois, aujourd'hui si communes. C'est ainsi que nous sommes injustes malgré nous. Il est bon pourtant qu'on se rappelle que ces lieux communs ont été des nouveautés, des nouveautés hardies, et que leur justesse seule en a fait des banalités. Cela n'arrive sans doute pas aux idées qui sont tout ensemble nouvelles et fausses; en un sens, elles sont toujours nouvelles, toujours vertes; elles pourrissent, elles ne mûrissent pas. On est étonné, après quelques années, en relisant ces écrits, où l'on avait cru sentir tant de sève, de n'y trouver plus

Qu'un goût plat et qu'un déboire affreux.

Madame de Staël était faite pour trouver la vérité; car elle la cherchait, elle l'aimait. Elle l'aimait trop pour aimer le paradoxe, ou pour enchaîner son esprit à un système. On peut dire, en toute vérité, qu'elle n'eût de système sur aucun sujet. Ce que nous avons dit de son dernier ouvrage est vrai de tous; son idée fixe, son parti pris, en tout, c'est la morale. Elle croyait, comme son père, que «la morale était dans la nature des choses[238].» Elle croyait à un ordre moral, plus parfait, s'il est possible, et plus inviolable, que les lois du monde physique. Elle tendait, avec des moyens imparfaits, vers un système parfait, dont le triomphe était sa préoccupation habituelle, et quelquefois douloureuse. Cette force de conviction, cette attitude, on pourrait le dire, de lutte ou d'effort contre l'erreur et contre le mal, ce besoin de rectitude dans une âme passionnée, souvent aussi l'anxiété d'un esprit à qui, presque en même temps, la vérité se révèle et se dérobe, ont laissé leur empreinte sur le style de Madame de Staël. Je m'en suis expliqué ailleurs:

«On a reproché à Madame de Staël de la recherche et de l'effort; mais en a-t-on démêlé le principe secret? a-t-on remarqué que cette recherche est celle d'une intelligence altérée de vérité, avide de convaincre et d'être convaincue, et qui voudrait épuiser chaque idée? a-t-on vu que cet effort est un effort de l'âme? Madame de Staël écrivait trop avec toute son âme, et avec une âme remplie de trop de sérieux besoins, pour être parfaitement artiste: artiste! on ne l'est, dans toute la force du terme, qu'au prix d'un désintéressement trop grand peut-être pour que la conscience y puisse souscrire; c'est la paix de l'âme ou son indifférence qui fait l'artiste complet; et si Fénelon, par exemple, a pleinement joui de ce privilège, ce n'est pas seulement en vertu de son heureux génie, mais parce que dès l'entrée de sa carrière, le divin Donateur l'avait dispensé de chercher. D'autres sont artistes à d'autres conditions; à la condition de vouloir l'être, de vouloir l'être toujours, et de ne vouloir rien être de plus. Ils disposent de leurs idées, leurs idées ne disposent pas d'eux[239].»

Au reste, quelle qu'en soit la cause, Madame de Staël, que peu d'écrivains ont égalée en esprit, en pénétration, en philosophie instinctive, en sensibilité profonde et naïve, a été surpassée par plusieurs, et même par des écrivains de son sexe, pour ce qui tient à la flexibilité, à la richesse, à l'élégance poétique du style, et même en ce qui concerne la composition. Son grand talent de conversation lui a tendu un piège. On a dit avec raison que celui qui parle comme il écrit, écrivît-il à merveille, parle mal; il n'est pas moins vrai qu'écrire comme on parle, parlât-on le mieux du monde, ce n'est pas bien écrire. Cette sentence ne peut s'appliquer dans toute sa rigueur à Madame de Staël; mais il est certain que, pour elle, écrire c'est causer la plume à la main, et que la plupart de ses livres sont des conversations infiniment spirituelles. Madame de Staël ne savait pas faire un livre, et l'Allemagne même ne fait pas exception. J'aime à recueillir ici, quoique trop avare d'éloges, le jugement qu'a porté occasionnellement sur ce livre, en le considérant sous le rapport de la forme, feu M. Jouffroy, dans son Cours d'Esthétique:

«Opposez à ce livre (Télémaque) quelque ouvrage où l'auteur court, selon les caprices de l'intelligence, à travers mille idées différentes, toutes brillantes, toutes spirituelles, et qui toutes vous plaisent, vous aurez l'idée d'un livre qui exprime, qui traduit au dehors l'état passionné appliqué aux travaux de l'intelligence: lisez l'Allemagne de Madame de Staël, c'est un livre agréable; chaque chapitre est un sentiment particulier: mais d'un chapitre à l'autre on change de sentiment. Une inspiration produit le premier chapitre, une seconde inspiration le second. Cette variété plaît; mais cette variété n'est qu'agréable; c'est l'image de la sensibilité ou de la passion inspirant l'esprit ou le faisant parler. Le Télémaque au contraire est l'image de la raison ou de la détermination libre, dirigeant l'esprit vers un but unique par des moyens ordonnés et proportionnés… Il y a plus de plaisir à lire l'Allemagne que le Télémaque. Mais l'impression de ces ouvrages est différente; et la raison ne dit rien des ouvrages spirituels, rien des conversations spirituelles, sinon que ces conversations et ces ouvrages sont agréables. La raison dit des autres ouvrages et des autres conversations, que ces conversations sont belles, que ces ouvrages sont beaux; la raison y reconnaît la volonté libre et un projet conçu avec liberté[240].»

Madame de Staël était prévenue pour la conversation; et c'est le seul point, heureusement peu important, où je trouve quelque intolérance dans, ce génie essentiellement tolérant. «On a beau dire, a-t-elle écrit quelque part, l'esprit doit savoir causer[241].» Mais si c'était à condition de ne savoir pas écrire? Nous n'irons pas jusque-là; ce serait être encore plus absolu qu'elle-même. Bien causer n'empêche pas de bien écrire; mais Buffon, Rousseau, Montesquieu ne savaient pas causer; et je crois qu'il y a un genre de perfection dans le style, dont la recherche habituelle est peu en harmonie avec le talent de la conversation. Ajoutons, et Madame de Staël en est la preuve, qu'un très grand talent de conversation, et un exercice habituel de ce talent, ne préparent pas à bien écrire. Les deux talents ont été souvent réunis, ils sont quelquefois séparés.

Corinne seule, parmi les productions de Madame de Staël, me paraît une oeuvre d'artiste. J'en ai parlé dans ce point de vue; et je m'explique ce mérite par la situation intellectuelle et morale de l'auteur, lors de la composition de ce roman. Corinne est le milieu dans la vie de Madame de Staël; le milieu entre la passion et la conviction, entre le trouble et le repos; elle a cessé de dogmatiser dans un sens, elle ne dogmatise point encore dans un autre. Elle ne se repose point dans l'indifférence, elle s'arrête dans la contemplation, dans la contemplation émue, si l'on peut ainsi parler. Rien, je le pense, n'est aussi favorable à la composition d'une oeuvre d'art, à toutes les conditions de la littérature, et certainement Corinne s'en est ressentie.—Toutefois, c'est dans l'Allemagne, si je ne me trompe, et surtout dans la dernière partie de cet ouvrage, que Madame de Staël se montre surtout poète. On dirait, et véritablement je le crois, qu'en s'approchant des régions de la vérité suprême, et par conséquent du repos, elle a senti commencer en elle cet harmonieux concert de la sensibilité et de l'imagination, qui est proprement la poésie. Sans faire usage, comme dans Corinne, de la prose poétique, sans sortir du mouvement de la prose, elle chante et c'est peut-être pour la première fois. Lorsqu'on demandait à Schiller mourant (et c'est Madame de Staël qui nous l'a appris) comment il se trouvait: «Toujours plus tranquille,» répondit-il[242]. C'est la devise des dernières années et des derniers écrits de Madame de Staël: toujours plus tranquille; et si toujours plus de tranquillité ne signifie pas toujours plus de poésie, il est certain du moins que, sans une certaine tranquillité d'esprit, il n'y a point de poésie. Il est plus facile à la passion, à la douleur, d'arracher les cordes de la lyre que de les faire vibrer.

En somme, malgré tant d'éclat, d'esprit, de mouvement dans le style, et j'ajoute tant de naturel, quoi qu'aient pu dire, de sa prétendue affectation, des critiques superficiels, ce n'est pas comme écrivain que Madame de Staël occupe dans la littérature une place si éminente; ce n'est pas non plus comme poète, malgré tout ce qu'exhalent de parfum poétique certaines pages de ses derniers écrits; ce n'est pas même comme philosophe, malgré la justesse profonde et la grande portée d'un grand nombre de ses pensées; c'est plutôt, c'est surtout comme éloquent moraliste et comme peintre touchant du coeur humain. Il n'est sous ce rapport que peu d'écrivains qu'on puisse mettre à côté d'elle; et quoiqu'elle ait dit elle-même que jamais femme n'écrivit ni n'écrira un ouvrage vraiment supérieur[243], nous osons lui répondre: Il est vrai, ce n'est pas une femme qui a composé l'Iliade, ce n'est pas une femme qui a écrit le Discours sur les Révolutions du globe; mais c'est une femme qui a écrit Corinne.

DEUXIÈME PARTIE

CHATEAUBRIAND

CHAPITRE PREMIER

L'Essai sur les Révolutions.

Nous avons maintenant à évoquer un autre grand nom; heureusement ce n'est pas des ombres du tombeau. Entré dans la vie bien peu d'années avant Madame de Staël, M. de Chateaubriand lui survit encore, et ne se survit point à lui-même.

«Le nom de Chateaubriand[244] se lie, dans l'esprit des hommes de mon âge, à des impressions qui, reçues dans la jeunesse, ne se peuvent plus effacer. Et combien d'autres, avec moi, ne contemplent pas dans leur mémoire, à travers vingt des plus grandes années qu'un homme ait pu vivre, ce génie solitaire, imprévu et mélancolique, arrivant à nous de l'exil et du désert, et lavant dans les larmes chrétiennes la poussière d'anciennes erreurs; ce fils qui, converti par la vie et la mort d'une mère, disait à la foule étonnée: J'ai pleuré et j'ai cru; détachant des saules la harpe de Sion, et charmant les bords de l'Euphrate du doux nom de Jérusalem; attendrissant, dans une prose égale aux plus beaux vers, une langue devenue âpre et dure sous l'influence des factions et de l'impiété, et voyant refleurir sous sa douleur le vieil arbre de la foi nationale? Il y a des choses qu'on se représente difficilement. Faites revivre, si vous le pouvez, la littérature de 1802; ressuscitez la mort; montrez-nous, après l'orage révolutionnaire, les talents sortant timidement de l'arche sous l'arc-en-ciel du 18 brumaire, les traditions de la fin du dix-huitième siècle se réveillant peu à peu, la civilisation nouvelle cherchant à se rattacher aux derniers anneaux d'une civilisation épuisée; l'élégance et la politesse du siècle de Louis XV représentées et remises en honneur par quelques vieillards ingénieux et quelques jeunes hommes, leurs respectueux disciples, dont plusieurs, par un plus généreux élan, se reportent jusqu'au siècle de Louis XIV comme au berceau de toutes les saines doctrines; le pouvoir nouveau souriant à une réaction qui pouvait ramener, avec la littérature du grand siècle, tout l'ensemble de ses idées et peut-être de ses institutions; de beaux talents enfin, mais les talents d'un autre âge, et point de génie suffisant à l'époque. C'est alors qu'apparaissent, à deux points de l'horizon, l'ouvrage de Madame de Staël sur la Littérature et le Génie du Christianisme

Nous avons parlé du premier de ces deux ouvrages, si remarquable, si riche d'aperçus, mais fondé sur un théorème très contestable, assez mal défini, sur des renseignements incomplets, rattachant les espérances de l'avenir aux doctrines d'une philosophie décrépite, et pour ainsi dire la vie à la mort. Sous plusieurs rapports, «M. de Chateaubriand fut mieux inspiré, et son talent en fut plus à l'aise. Après tant de dissertations et d'analyses, il sentit qu'il fallait chanter, et il chanta. Un monde nouveau ne peut s'ouvrir qu'au son de la lyre. La sienne chantait des beautés qui ne vieillissent pas, et qu'un long oubli, et tout récemment le martyre, avaient rajeunies. Dans sa religion, peu exacte sans doute, M. de Chateaubriand versait tous les trésors de ses souvenirs et de son individualité. À ces lecteurs avides auxquels il apportait un nouveau monde, lui-même apparaissait comme un monde. Dans le poème on cherchait le poète; on l'y trouvait, identifié par l'amour avec son magnifique sujet; on l'y trouvait tout ruisselant de la poésie de l'antiquité, du moyen âge, de la nature vierge, des vastes solitudes et des mélancoliques souvenirs. Tous ces éléments étaient liés dans l'unité de l'idée chrétienne, qui semblait, dans son livre, se soumettre et s'approprier toutes les parties du monde, de l'histoire et de la vie. Même des impressions trop tendres, trop passionnées pour s'accorder avec la sévérité évangélique, semblaient, par les pointes douloureuses dont l'auteur les avait armées, des aiguillons cachés sous le cilice, les pâtiments intérieurs d'une âme qui s'était donnée à Dieu toute palpitante de jeunesse et de vie. Dans tous les écrits publiés alors par M. de Chateaubriand, on retrouvait l'auteur du Génie du Christianisme; et partout les pièces de ce génie, comme d'une armure bien jointe, le recouvraient tout entier; nulle existence plus une, plus compacte et plus conséquente; et si, tout épris des traditions de la monarchie chrétienne, champion des théories patriarcales de M. de Bonald, profligateur des sciences physiques, dont le rapide essor, encouragé par le despotisme, le menaçait en secret, si M. de Chateaubriand laissait entrevoir dès lors tout son mépris pour le pouvoir absolu, ces manifestations ne l'accusaient point d'inconséquence: il voulait la monarchie, mais généreuse; et quel esprit élevé a pu jamais sympathiser avec un autre absolutisme que celui de Dieu!

Ainsi s'élevait alors, imparfaite, il est vrai, factice, je le veux encore, mais trouvant son lien dans une âme de poète, la grande unité intellectuelle de M. de Chateaubriand. Elle ne fut pas pour peu de chose dans l'impression que produisirent ses premiers ouvrages. On s'attacha à une existence toute d'une pièce et toute d'une teneur; toujours l'individualité apparaîtra comme une puissance; le scepticisme même et le désespoir ont besoin, pour nous intéresser, d'un caractère ou d'une idée qui les individualise. C'est par là que M. de Chateaubriand devint cher au coeur de tant de personnes en tout pays, et même de celles qui ne se faisaient aucune illusion sur la faiblesse de sa théologie et sur les écarts de son imagination. Je le répète, ces temps sont loin; mais lorsque le premier frimaire an IX (1801), M. de Fontanes insérait dans le Mercure la Prière des nautonniers à Notre-Dame de Bon-Secours, premières lignes qui révélaient au public l'existence de M. de Chateaubriand, se figure-t-on bien quelle secousse durent éprouver les esprits destinés à comprendre cette nouvelle poésie, et avec quelle avidité, un an plus tard, ils s'empressèrent vers l'oasis fertile que leur ouvrait le poème d'Atala

J'ai rappelé et j'ai essayé de retracer l'impression que firent en France quelques notes mélodieuses de cette lyre encore inconnue qui devait éveiller toutes les lyres; car l'auteur du Génie du Christianisme, de l'Itinéraire et des Études historiques s'annonça d'abord par des chants. J'ai mis un soin jaloux à signaler le premier fragment, les premiers mots qui révélèrent M. de Chateaubriand au public français. Il faut maintenant ajouter qu'on se trompait. Cet auteur n'était point un nouveau venu; ces quelques feuillets, arrachés à une grande composition, n'étaient point les prémices de son talent; en sorte que M. de Chateaubriand aurait pu dire à ceux qui le saluaient comme un étranger:

     Et j'étais venu, je vous jure,
     Avant que je fusse arrivé.

Il était venu, en effet, trois ou quatre ans auparavant, escorté de deux volumes in-octavo; mais personne ne s'en souvenait; personne n'avait ouï parler de l'Essai historique, politique et moral sur les Révolutions anciennes et modernes, considérées dans leurs rapports avec la Révolution française, imprimé en 1797 à Londres, où l'émigration avait jeté M. de Chateaubriand, et où le retenait sa mauvaise fortune. Lui-même ne se prévalut point du succès d'Atala et du Génie du Christianisme pour faire revivre le souvenir de l'Essai; s'il eût parlé de cet ouvrage, c'eût été pour le désavouer; il aima mieux, puisque cette production n'avait point été remarquée, l'abandonner à sa destinée. Il en avait bien le droit; ses ennemis politiques avaient-ils celui d'exhumer cet ouvrage, et d'en faire à la fois une fin de non-recevoir contre ses nouvelles opinions et un argument contre sa sincérité? Assurément non. Mais si le procédé n'était pas bon, le calcul n'était pas mauvais; cette tactique ne manque jamais de réussir, momentanément du moins; et c'est toujours autant; il ne sied pas à l'injustice de faire la dégoûtée; il est bien clair que l'éternité ne lui est pas assurée; le moment seul lui appartient, et le moment c'est déjà beaucoup. Un moment lui fut donc accordé; mais il est déjà loin de nous; et toute apologie, au sujet de l'Essai, est désormais superflue.

Mais il n'est pas superflu de parler de l'Essai; et puisque des attaques injustes ont obligé M. de Chateaubriand à réimprimer cet ouvrage dans toute la pureté du texte primitif, nous avons, ainsi qu'il arrive assez souvent, quelque obligation à l'injustice; car l'histoire intellectuelle et littéraire du plus grand écrivain de nos jours serait incomplète et obscure dans l'absence de ce document. Je dis plus: M. de Chateaubriand n'a point à rougir de cet ouvrage, que, dans les notes de l'édition de 1826, ses mains paternelles ont si cruellement flagellé; et, s'il faut dire tout ce que je pense, je trouve dans cette production si imparfaite, si inférieure, littérairement, à tout ce que l'auteur a publié depuis, j'y trouve un caractère, un mérite qui se laissent désirer, au moins c'est ainsi que j'en juge, dans ses productions subséquentes. Je m'en expliquerai plus tard.

Avant d'aller plus loin, partageons en quatre périodes le demi-siècle que la carrière littéraire de M. de Chateaubriand tient enfermé entre ses deux limites. À la première appartient uniquement l'Essai historique; la seconde, qui commence avec le Consulat et qui finit avec l'Empire, est toute littéraire, et comprend le Génie du Christianisme, les Martyrs, l'Itinéraire, Atala, René, le dernier Abencerage[245]; la troisième, qui coïncide avec la Restauration, est remplie par la politique et ne nous montre presque plus qu'à la tribune et dans les journaux le poétique auteur d'Atala et des Martyrs; la quatrième date de 1830, et ne finira sans doute qu'avec la vie de M. de Chateaubriand; le moment n'est pas venu de lui donner un nom; mais les travaux historiques y tiennent jusqu'ici la plus grande place. À les prendre toutes ensemble, l'auteur reste bien pour l'histoire littéraire ce qu'il est pour le public, pour le monde, un grand poète, un grand écrivain; peu importe, d'ailleurs, ce qu'il a cru être, ce qu'il a voulu être: mais on ne peut s'empêcher de remarquer qu'il semble n'avoir été exclusivement écrivain et poète que lorsqu'il n'a pu faire autrement, et que ses ouvrages les plus purement littéraires semblent n'avoir été pour lui, malgré la gravité des sujets, que l'occupation d'un loisir importun et l'amusement d'une halte forcée.

M. de Chateaubriand appartient à une époque où presque tous les hommes doués de grandes facultés ne pensent pas leur avoir donné un assez digne emploi, jusqu'à ce qu'ils aient pu les mettre au service de l'État ou aux gages de l'ambition. Il y a encore des hommes de lettres, il y en aura toujours; mais le pouvoir sera de plus en plus préféré à la gloire, ou, si mieux on l'aime, la gloire politique aux honneurs littéraires.

Vous raconter M. de Chateaubriand tout entier, ire per totum heroa, ce n'est pas mon dessein, ce n'est pas non plus ma mission. En tout cas, je ne suis point appelé à dépasser, dans mon étude, l'époque de la Restauration, et dans celle-là même, M. de Chateaubriand n'appellera probablement pas mes premiers regards. Ce qui m'est immédiatement dévolu, et je m'en réjouis, c'est la période littéraire et poétique de cette remarquable vie; mais je ne puis, je ne voudrais même pas éviter l'Essai historique; ce livre est, dans l'appréciation générale de cet homme illustre, une lumière, une clef dont nous sentirons tout le prix.

Le point de départ de M. de Chateaubriand, sa vie intérieure, l'état de son âme et de son esprit, avant l'époque où sa célébrité a commencé, nous seraient tout à fait inconnus sans l'Essai historique. Ce n'est pas que cet homme, qui a une si grande horreur du moi[246], ne nous ait beaucoup parlé de lui; mais on a beau être sincère, on ne peut s'empêcher de teindre son passé des couleurs d'un présent glorieux; les préoccupations actuelles ont un effet rétroactif; on aime (et, si c'est une faiblesse, M. de Chateaubriand lui a payé un large tribut), on aime à persuader aux autres, et d'abord à soi-même, que ce qu'on est aujourd'hui, on l'a toujours été, que ce qu'on pense, on l'a pensé toujours. À travers les inévitables désaveux dont M. de Chateaubriand a flétri l'Essai historique, ouvrage posthume en quelque sorte, mis en lumière fort longtemps après la mort morale du véritable auteur, on sent la prétention d'avoir été, sous les rapports essentiels, le même toujours. Les critiques et l'écrivain sont bien loin de compte: ceux-là seraient tentés d'écrire une histoire des variations de M. de Chateaubriand; celui-ci a écrit réellement, en se répandant abondamment dans ses écrits et surtout dans ses préfaces, un traité de la perpétuité de sa foi. Vingt-cinq ans après la publication du Génie du Christianisme, vous l'entendez déclarer «qu'il ne dément pas une syllabe de ce qu'il a écrit dans cet ouvrage[247].» Pas une syllabe! l'entendez-vous bien? et ce n'est pas un Dieu qui parle, c'est un pauvre mortel. Il était impossible d'en dire autant de l'Essai, diamétralement opposé dans ses doctrines au Génie du Christianisme: mais l'auteur croit du moins pouvoir affirmer que, si les erreurs religieuses et morales sont malheureusement trop nombreuses dans l'Essai, il n'y aperçoit pas, en politique, «un seul principe qui dévie de ceux qu'il professe aujourd'hui[248];» c'est-à-dire, après sa sortie du ministère: l'auteur a raison de ne pas dire: pas un seul principe différent de ceux qu'il professait hier. Accordons tout, et ajoutons que, lorsque les principes politiques professés dans l'Essai seraient moins purs, c'est-à-dire moins conservateurs, nous n'en ferions pas un crime à l'auteur, quelle que soit notre opinion, et nous n'en sentirions diminuée en rien l'estime que nous avons pour lui. Un homme de vingt-cinq ans, en 1797, pouvait bien n'être pas aussi mûr qu'on l'est de nos jours au même âge; et certes, n'avoir à cet âge et à cette époque, après une vie tumultueuse et dans une situation désespérée, rien que des opinions arrêtées, rien que des opinions saines, c'eût été presque un miracle; le miracle ne se présume jamais, et rien, dans les antécédents de ce jeune émigré, ne donnait lieu de l'attendre: il se fit plus tard.

Vous attachez au nom de Chateaubriand des idées que vous n'en voulez séparer à aucune époque de sa vie. Ce romantisme poétique et religieux, dont il est le plus ancien comme le plus illustre représentant, et dont il a l'air d'avoir été l'inventeur, vous voudriez le trouver dans l'imagination et dans les écrits de M. de Chateaubriand avant l'époque de la Révolution; mais avant la Révolution, ce romantisme n'existait pas, et c'est la Révolution elle-même qui lui a donné naissance. Il était bien étranger au dix-huitième siècle, malgré les tentatives de quelques écrivains, de Voltaire en particulier, pour consacrer littérairement les souvenirs nationaux. Zaïre, Adélaïde Du Guesclin, le Siège de Calais, oeuvres romantiques en un certain sens, très classiques dans un autre, n'avaient pu prévaloir contre des influences fort différentes, que subissaient et que propageaient les auteurs mêmes de ces productions nationales. Tout ce qu'il y avait d'intelligent dans la noblesse française était préoccupé de Voltaire et de Rousseau. Pour ne pas parler du catholicisme, déserté alors et méprisé par les classes supérieures plus qu'il ne le fut jamais, peu de prestige s'attachait aux institutions et aux pouvoirs politiques, pour qui surtout les voyait de près. Si un ouvrage comme le Génie du Christianisme eût été possible alors, et je crois pouvoir le nier, il aurait été déchiré à belles dents par ceux-là mêmes qui, plus tard, en furent les preneurs intéressés, et même par plusieurs de ceux qui en furent les admirateurs sincères. Mais ce qui est plus certain, c'est que les éléments de cette inspiration nouvelle n'existaient point encore, et moins peut-être dans l'esprit du jeune chevalier de Chateaubriand, malgré son nom féodal et l'honneur qu'il avait de monter dans les carrosses du roi[249], que dans l'imagination de quelque écrivain roturier, solitaire, ruminant avec un amour tout désintéressé la naïveté des vieilles traditions et la poésie du moyen âge. Le jeune Chateaubriand n'y songeait guère plus que cet autre gentilhomme, ce descendant de l'illustre famille de Chastellux, qui, dans son livre de la Félicité publique, flétrissait sans réserve tout un passé où son âme généreuse avait vu le malheur de ses semblables bien plus que la gloire de ses aïeux. Quiconque se croyait de l'esprit, et c'était à peu près tout le monde, était philosophe, et philosophe n'est pas synonyme de romantique. L'impatience du mal, ou seulement du gothique et du suranné, avait donné à Voltaire la foule; le désir, si ce n'est l'espérance du bien, avait groupé autour de J.-J. Rousseau des sectaires enthousiastes. M. de Chateaubriand était du nombre de ces derniers.

Les calamités de la Révolution, en atteignant sa famille et lui-même, n'avaient point revêtu, à ses yeux, d'un charme poétique les antiquités nationales; esclave de l'honneur, comme il le fut toujours, il avait émigré; mais il n'avait pas toutes les opinions de son parti, il en avait moins encore l'enthousiasme et les passions, ou plutôt il n'était point de son parti, si ce n'est pour en partager la destinée et les périls. En 1797, M. de Chateaubriand en était encore à Rousseau; et, chose remarquable, il avait vu les sauvages impunément, il croyait encore aux sauvages. Du reste, s'il était allé en Amérique avec l'ambition des découvertes, il en avait fait plus d'une, à défaut de celles qu'il espérait; il avait découvert sur ce sol étranger une nouvelle nature, toute pleine de sauvages attraits, et en lui-même le talent de peindre la nature. Enchanté par une magie dont son maître Rousseau eût été heureux de subir l'empire, il revenait du désert américain avec le secret d'enchantements nouveaux, avec un philtre puissant dont lui-même ne connaissait pas encore toute l'énergie. Mais philosophe il était parti, philosophe il revint. Sceptique en religion, il ne l'était guère moins en politique. Plusieurs de la même caste que lui avaient, en 1789, salué de leurs acclamations la réforme sociale dont le Luther était un peuple tout entier; d'autres s'en étaient séparés dès l'entrée; il semble que M. de Chateaubriand ait eu alors d'autres préoccupations; 1791 est si près de 1793, que nous ne comprenons point, nous qui alors ne vivions pas, qu'on en fût encore à l'espérance ou du moins à la sécurité, et qu'en 1791[250] un gentilhomme français, un parent presque de Malesherbes, s'en allât, quand sa patrie cherchait, à travers le feu, un passage du présent vers l'avenir, s'en allât, disons-nous, chercher, à travers les glaces, le passage de la mer du Sud à l'Océan Atlantique. Curiosité intempestive, direz-vous peut-être; mais comme alors nul n'en jugea ainsi, c'est l'imprévoyance de l'époque qu'il faut admirer plutôt que celle de M. de Chateaubriand: on peut quelquefois, sans être hypocrite, ne pas discerner le temps où l'on vit.

Il est certain qu'un enthousiasme quelconque, celui de la liberté ou celui du royalisme, le lui aurait fait discerner; et l'ayant discerné, il ne serait point parti. Mais le scepticisme exclut l'enthousiasme et je l'ai dit, M. de Chateaubriand n'avait pas, en politique, des convictions fortes. Ce demi-scepticisme durait encore en 1797; les malheurs de son parti ne le lui avaient pas plus rendu cher qu'ils ne l'en avaient détaché, et ses infortunes personnelles l'avaient aigri, c'est à son honneur qu'il faut le dire, contre l'humanité plutôt que contre ses propres ennemis. Il y a, d'ailleurs, tout lieu de croire que ses relations particulières, avant de quitter la France, avaient été surtout avec des littérateurs, ainsi donc en pleine roture, et que le jeune homme élevé aux pieds de Malesherbes ne pouvait pas être un émigré bien fervent et bien pur. Quant à la littérature, pour s'assurer que M. de Chateaubriand était à cent lieues de la prétention d'en inventer une nouvelle, il n'y a qu'à voir dans l'Essai même quelles étaient ses admirations littéraires.

Mais, sans le jeter dans l'exaltation d'aucun parti, la contemplation des grands événements contemporains tourna ses pensées vers la politique. L'occasion fut le motif; la position détermina la pente; car d'ailleurs tous les sujets l'attiraient à la fois. «Que n'aimais-je point alors?» s'écrie-t-il quelque part dans l'Essai[251]. À l'entendre, on croirait que, sans les événements, dont l'influence fut impérieuse, les mathématiques ou les finances auraient réclamé et retenu tout entier le chantre des solitudes américaines[252]. Il échut en partage à la politique: alors, avec cette ardeur et cette capacité de travail qui l'ont toujours caractérisé, il se plongea dans l'étude de l'histoire, et, obligé de donner ses jours à des travaux mercenaires, il disputa ses nuits au sommeil pour épuiser le vaste sujet dont le titre de son ouvrage fait apprécier l'étendue aussi bien que la portée. L'ouvrage devait être composé de six livres; un seul a été publié, un seul peut-être fut écrit, et ce seul livre occupe deux grands volumes.

Quel était son dessein? Placé, par ses opinions, entre les royalistes et les républicains, et jugeant que ni les uns ni les autres ne sont de leur siècle, il veut les y ramener, comme dans le courant d'un fleuve

«qui nous entraîne, dit-il, selon le penchant des destinées, quand nous nous y abandonnons. Il me semble, ajoute-t-il, que nous sommes tous hors de son cours. Les uns (les républicains) l'ont traversé avec impétuosité, et se sont élancés sur le bord opposé. Les autres sont demeurés de ce côté-ci sans vouloir s'embarquer. Les deux partis crient et s'insultent, selon qu'ils sont sur l'une ou l'autre rive. Ainsi, les premiers nous transportent loin de nous dans des perfections imaginaires, en nous faisant devancer notre âge; les seconds nous retiennent en arrière, refusent de s'éclairer, et veulent rester les hommes du quatorzième siècle dans l'année 1796[253].»

Trente ans plus tard, l'auteur écrit à la marge:

«Dis-je aujourd'hui autre chose que cela?» Et il triomphe là-dessus. Il triompherait peut-être moins sur cette autre question: «Avez-vous, dans l'intervalle, toujours parlé, toujours pensé de même?»

Mais enfin, pour ramener ses lecteurs dans le courant des temps, qui est, en politique, le courant de la vérité, il le remonte laborieusement le long de ses rives; il retourne, par l'étude, au point de départ de toutes les histoires, pour s'embarquer là, et redescendre le cours du fleuve. Il est impossible, selon lui, de se faire une destinée indépendante des destinées générales; le courant général devenu plus large et plus fort, c'est-à-dire les intérêts collectifs, les ambitions générales, entraîne tout et nous brisera contre les écueils de son lit, si nous ne le connaissons pas. Après tout, nous ne sommes jamais certains d'éviter le naufrage; mais, dit l'auteur,

«il faut étudier la carte, afin qu'en cas de naufrage, on se sauve sur quelque île où la tempête ne puisse nous atteindre. Cette île-là est une conscience sans reproche[254].»

Ce n'est pas trop d'une si grande espérance pour entreprendre l'immense voyage que l'auteur va nous faire faire à travers l'histoire universelle. Mais à quoi bon le voyage, la carte et même le pilote, si le fleuve n'est pas navigable, en d'autres termes, si la société est impossible ou n'est qu'une déception, si, comme l'auteur se complaît à le répéter, il importe peu qui nous gouverne[255], si le monde n'est qu'un grand bois où les hommes s'entr'attendent pour se dévaliser, si le plus grand malheur des hommes c'est d'avoir des lois et un gouvernement, et si nous sommes forcés de conclure avec l'auteur:

«Mais il n'y a donc point de gouvernement, point de liberté? De liberté? Si: une délicieuse! une céleste! celle de la Nature. Et quelle est-elle, cette liberté que vous vantez comme le suprême bonheur? Il me serait impossible de la dépeindre; tout ce que je puis faire est de montrer comment elle agit sur nous. Qu'on vienne passer une nuit avec moi chez les sauvages, du Canada, peut-être alors parviendrai-je à donner quelque idée de cette espèce de liberté[256].»

C'est une grande chute; mais l'auteur, en tombant, a, comme l'ancien Brutus, embrassé sa mère; je veux dire que, s'il n'a pas trouvé ce qu'il cherchait, il a trouvé ce qu'il ne cherchait pas, son talent, son inspiration, sa muse. Cette scène chez les sauvages en fournit la preuve, que nous relèverons plus tard.

Il y a, du reste, bien d'autres contradictions, bien, d'autres disparates dans l'Essai historique; mais elles ne sont pas sans quelque charme, je l'avoue. Vous rappelez-vous, Messieurs, l'épigramme où un bibliomane s'applaudit d'avoir trouvé la bonne édition d'un livre, attendu que son exemplaire présente deux ou trois fautes d'impression qui ne sont pas dans la mauvaise? C'est ainsi à quelques fautes d'impression que se reconnaît assez souvent la bonne édition d'un homme. Le soin minutieux qui les fait disparaître, la correction parfaite, se paye quelquefois bien cher; la régularité s'achète quelquefois au prix de la vérité, et un peu d'incohérence vaut mieux qu'une unité factice. Mais elle ne vaut pas mieux, assurément, que l'unité vraie et naturelle; c'est à celle-là qu'il faut tendre, et les boutades amères de l'auteur de l'Essai l'en ont éloigné trop souvent.

On lui pardonnera moins facilement, quoiqu'il faille la lui pardonner aussi, la manie des rapprochements. Que l'homme soit toujours l'homme, que les mêmes causes produisent nécessairement les mêmes effets, et que par conséquent il n'y ait, dans un sens, rien de nouveau sous le soleil, aucune vérité n'est plus vraie, et peu sont aussi importantes: les leçons de l'expérience et la philosophie de l'histoire n'ont d'autre fondement que cet axiome. Mais l'exagération de cette vérité n'est pas moins préjudiciable que son oubli. Il est impossible que tout se répète, et le cours des temps, la Providence elle-même ou la liberté divine, introduisent dans les questions générales des éléments qu'il faut savoir discerner, sans quoi l'étude de l'histoire ne serait qu'un piège; et c'est même la promptitude intuitive et la sûreté de ce discernement qui a fait, en tout temps, la différence caractéristique entre les hommes d'État et les historiens. Le sens historique et le tact politique, qui semblent avoir tant de rapport entre eux, sont plus différents qu'on ne pense, et les affaires entrent pour une plus grande part que l'histoire dans la formation des grands hommes politiques. Il n'y a de constant et de parfaitement égal à soi-même que la morale, parce qu'il faut bien que l'immuable soit quelque part. À en croire l'Essai historique, chaque personnage, chaque événement même, que dis-je? chaque incident, aurait son Ménechme ou son Sosie dans l'histoire; il n'y aurait d'une révolution à l'autre que les noms de changés; la Providence, pareille à un écrivain sans fécondité, sans invention, n'aurait jamais su que se copier elle-même; l'individualité serait uniquement le produit des événements, et par conséquent la liberté en serait la proie; chaque révolution aurait, d'une nécessité inévitable, son Louis XVI, son Lafayette et son Dumourier, son Robespierre et son Tallien, et celle de France aurait dû, à son terme, avoir son Simonide dans la personne de M. de Fontanes. Vous comprenez, sans que je le dise, que l'auteur n'érige pas ces jeux d'esprit en théorie; mais cette théorie résulte nécessairement de son livre. Le système de perfectibilité, qu'il a tant raillé depuis, n'est pas plus propre que le sien à obscurcir les enseignements de l'histoire. Au reste, il faut en convenir, M. de Chateaubriand a fait, à cet égard, si bonne justice de lui-même qu'il n'a rien laissé à faire à ses plus zélés détracteurs. Comme je ne suis pas du nombre, j'ai hâte d'en finir sur ce point et de vous renvoyer aux «corrections fraternelles» que l'auteur s'est infligées à lui-même dans les notes de son Essai.

Sous le rapport de la composition, l'Essai est une oeuvre bizarre. Les digressions, les hors-d'oeuvre y abondent: les souvenirs personnels les plus étrangers au sujet s'y développent et s'y prélassent en toute liberté. Entres autres prétentions (car le livre en trahit de plus d'une espèce), l'auteur avait celle de la méthode et de la symétrie; il est curieux, après cela, de le voir s'écarter sans raison apparente, presque sans prétexte, pour nous raconter, fort agréablement sans doute, de longs épisodes de ses voyages, et jeter, au beau milieu de ses parallèles historiques, des conseils plus ou moins judicieux, et plus ou moins intelligibles, aux infortunés[257]. Il s'admoneste là-dessus fort sévèrement dans ses notes, sans avoir l'air de se douter que, sur cet article, il est relaps autant qu'on peut l'être. Mais cette irrégularité n'est point sans charmes, croyez-le bien. L'ouvrage perdrait peut-être plus qu'il ne gagnerait à être moins subjectif, moins individuel. On sent que la sévérité du dessein et du plan de l'écrivain comprimait un flot d'impressions et d'images, qui formaient, sans qu'il s'en doutât, la veine la plus abondante de son génie. À toute force, il voulait être philosophe lorsqu'il était poète; mais le poète, de temps en temps, reprenait ses droits, et ce n'était pas toujours sans la grâce de l'à-propos. J'en citerai pour exemple le chapitre sur Pisistrate:

«Après avoir erré sur le globe, l'homme, par un instinct touchant, aime à revenir mourir aux lieux qui l'ont vu naître, et à s'asseoir un moment au bord de sa tombe, sous les mêmes arbres qui ombragèrent son berceau. La vue de ces objets, changés sans doute, qui lui rappelle, à la fois, les jours heureux de son innocence, les malheurs dont ils furent suivis, les vicissitudes et la rapidité de la vie, raniment dans son coeur ce mélange de tendresse et de mélancolie, qu'on nomme l'amour de son pays.

»Quelle doit être sa tristesse profonde, s'il a quitté sa patrie florissante, et qu'il la retrouve déserte, ou livrée aux convulsions politiques! Ceux qui vivent au milieu des factions, vieillissant pour ainsi dire avec elles, s'aperçoivent à peine de la différence du passé au présent; mais le voyageur qui retourne aux champs paternels bouleversés pendant son absence, est tout à coup frappé des changements qui l'environnent: ses yeux parcourent amèrement l'enclos désolé, de même qu'en revoyant un ami malheureux après de longues années, on remarque avec douleur sur son visage les ravages du chagrin et du temps. Telles furent sans doute les sensations du sage Athénien, lorsqu'après les premières joies du retour, il vint à jeter les regards sur sa patrie[258].»

Quand l'Essai historique serait, sous le rapport de l'art, un tout à fait mauvais livre, il faut avouer que peu de gens étaient capables, en France et ailleurs, de faire un mauvais livre comme celui-là. Le travail de recherches qu'il suppose est considérable: l'érudition en est souvent curieuse; les jugements qu'il exprime, les vues qu'il expose, sont très souvent dignes d'un historien; et le style, dans ces moments-là, est digne de la pensée. L'imagination, dans ces pages vraiment historiques, colore modérément les objets, sans en dénaturer l'aspect: le style positif, sobre et sérieux, le style de la vie et de l'action paraît naturel à l'écrivain. Le genre sévère de l'histoire ne répudierait, je le crois, aucun des passages que je vais citer:

«Ainsi les Athéniens s'habituèrent par degrés au gouvernement populaire. Ils passèrent lentement de la monarchie à la république. Le statut nouveau était toujours formé en partie du statut antique. Par ce moyen on évitait ces transitions brusques, si dangereuses dans les États, et les moeurs avaient le temps de sympathiser avec la politique. Mais il en résulta aussi que les lois ne furent jamais très pures, et que le plan de la constitution offrit un mélange continuel de vérités et d'erreurs, comme ces tableaux, où le peintre a passé par une gradation insensible des ténèbres à la clarté; chaque nuance s'y succède doucement; mais elle se compose sans cesse de l'ombre qui la précède, et de la lumière qui la suit[259].»

«La Révolution française ne vient point de tel ou tel homme, de tel ou tel livre; elle vient des choses. Elle était inévitable; c'est ce que mille gens ne veulent pas se persuader. Elle provient surtout du progrès de la société à la fois vers la lumière et vers la corruption; c'est pourquoi on remarque dans la Révolution française tant d'excellents principes et de conséquences funestes. Les premiers dérivent d'une théorie éclairée, les secondes de la corruption des moeurs. Voilà le véritable motif de ce mélange incompréhensible des crimes entés sur un tronc philosophique; voilà ce que j'ai cherché à démontrer dans tout le cours de cet Essai[260].»

«Ainsi, au moment que le peuple commença à lire, il ouvrit les yeux sur des écrits qui ne prêchaient que politique et religion: l'effet en fut prodigieux. Tandis qu'il perdait rapidement ses moeurs et son ignorance, la cour, sourde au bruit d'une vaste monarchie qui commençait à rouler en bas vers l'abîme où nous venons de la voir disparaître, se plongeait plus que jamais dans les vices et le despotisme. Au lieu d'élargir ses plans, d'élever ses pensées, d'épurer sa morale, en progression relative à l'accroissement des lumières, elle rétrécissait ses petits préjugés, ne savait ni se soumettre à la force des choses, ni s'y opposer avec vigueur. Cette misérable politique, qui fait qu'un gouvernement se resserre quand l'esprit public s'étend, est remarquable dans toutes les révolutions: c'est vouloir inscrire un grand cercle dans une petite circonférence; le résultat en est certain. La tolérance s'accroît, et les prêtres font juger à mort un jeune homme qui, dans une orgie avait insulté un crucifix; le peuple se montre incliné à la résistance, et tantôt on lui cède mal à propos, tantôt on le contraint imprudemment; l'esprit de liberté commence à paraître, et on multiplie les lettres de cachet. Je sais que ces lettres ont fait plus de bruit que de mal; mais, après tout, une pareille institution détruit radicalement les principes. Ce qui n'est pas loi, est hors de l'essence du gouvernement, est criminel. Qui voudrait se tenir sous un glaive suspendu par un cheveu sur sa tête, sous prétexte qu'il ne tombera pas? À voir ainsi le monarque endormi dans la volupté, des courtisans corrompus, des ministres méchants ou imbéciles, le peuple perdant ses moeurs; les philosophes, les uns sapant la religion, les autres l'État; des nobles ou ignorants, ou atteints des vices du jour; des ecclésiastiques, à Paris la honte de leur ordre, dans les provinces pleins de préjugés, on eût dit d'une foule de manoeuvres s'empressant à l'envi à démolir un grand édifice[261].»

Ces citations nous rapprochent de la question que nous avons posée en commençant, et à laquelle nous n'avons fait qu'une réponse provisoire en disant que l'auteur de l'Essai est presque également sceptique en politique et en religion. Je ne prétends pas qu'il le soit aussi absolument sur le premier point que sur le second; il incline vers la monarchie, tout en rendant hommage au principe de la Révolution; mais il est trop peu convaincu pour avoir beaucoup de zèle, et il faut bien le dire, il n'y a pas dans tout l'Essai la moindre trace d'enthousiasme monarchique, ni d'une foi politique d'aucune sorte. Il soulève d'une main incertaine les théories et les laisse retomber. C'est ainsi que, dans le second volume, il nous dit:

«Pour moi, qui, simple d'esprit et de coeur, tire tout mon génie de ma conscience, j'avoue que je crois en théorie au principe de la souveraineté du peuple; mais j'ajoute aussi que si on le met rigoureusement en pratique, il vaut beaucoup mieux pour le genre humain redevenir sauvage, et s'enfuir tout nu dans les bois[262].»

Peut-être faut-il chercher le dernier mot de l'Essai, pour ce qui concerne la politique, dans les passages suivants:

«Les gouvernements mixtes sont vraisemblablement les meilleurs, parce que l'homme de la société est lui-même un être complexe, et qu'à la multitude de ses passions, il faut donner une multitude d'entraves[263].»

«Il n'est point de révolution là où elle n'est pas opérée dans le coeur: on peut détourner un moment par force le cours des idées; mais si la source dont elles découlent n'est changée, elles reprendront bientôt leur pente ordinaire[264].»

«Et moi aussi je voudrais passer mes jours sous une démocratie telle que je l'ai souvent rêvée, comme le plus sublime des gouvernements en théorie; et moi aussi j'ai vécu citoyen de l'Italie et de la Grèce; peut-être mes opinions actuelles ne sont-elles que le triomphe de ma raison sur mon penchant. Mais prétendre former des républiques partout, et en dépit de tous les obstacles, c'est une absurdité dans la bouche de plusieurs, et une méchanceté dans celle de quelques-uns[265].»

Le passage suivant, s'il n'est pas une preuve du scepticisme politique de l'auteur, atteste du moins qu'à cette époque M. de Chateaubriand jugeait avec sa raison plutôt qu'avec ses passions les événements et tout l'ensemble de la Révolution française:

«Tout ce qui fait événement plaît à la multitude. On aime à être remué, à s'empresser, à faire foule; et tel honnête homme qui plaint son souverain légitime massacré par une faction, serait cependant bien fâché de manquer sa part du spectacle, peut-être même trompé s'il n'allait pas avoir lieu. Voilà la raison pour laquelle les révolutions où il a péri des rois éblouissent tant les hommes, et pour laquelle les générations suivantes sont si fort tentées de les imiter: lorsqu'on mène des enfants à une tragédie, ils ne peuvent dormir à leur retour, si l'on ne couche auprès d'eux l'épée ou le poignard des conspirateurs qu'ils ont vus. D'ailleurs il y a toujours quelque chose de bon dans une révolution, et ce quelque chose survit à la révolution même. Ceux qui sont placés près d'un événement tragique sont beaucoup plus frappés des maux que des avantages qui en résultent: mais pour ceux qui s'en trouvent à une grande distance, l'effet est précisément inverse; pour les premiers, le dénoûment est en action, pour les seconds en récit. Voilà pourquoi la révolution de Cromwell n'eut presque point d'influence sur son siècle, et pourquoi aussi elle a été copiée avec tant d'ardeur de nos jours. Il en sera de même de la Révolution française, qui, quoi qu'on en dise, n'aura pas un effet très considérable sur les générations contemporaines, et peut-être bouleversera l'Europe future[266].»

C'en est assez pour juger que le jeune écrivain était bien loin de l'enthousiasme, et peut-être même de la conviction en matière politique[267]. Quant à la religion, le scepticisme de l'auteur est évident; la croyance se réduit à ce qu'il y a de plus élémentaire dans le déisme, à un minimum au dessous duquel il n'y a plus rien. On en jugera par ce passage:

«Pardonne à ma faiblesse, Père des miséricordes! Non, je ne doute point de ton existence; et soit que tu m'aies destiné une carrière immortelle, soit que je doive seulement passer et mourir, j'adore tes décrets en silence, et ton insecte confesse ta Divinité[268].»

Il est sceptique, mais il n'est pas irréligieux; une religion sincère et cordiale est à ses yeux l'unique consolation des misères humaines, et les génies religieux lui paraissent les vrais bienfaiteurs de l'humanité:

«Épiménide ne traitait point de superstition ce qui tend à diminuer le nombre de nos misères; il savait que la statue populaire, que le pénate obscur qui console le malheureux, est plus utile à l'humanité que le livre du philosophe, qui ne saurait essuyer une larme[269].»

Ainsi que Rousseau son maître,

«la majesté des Écritures l'étonne, la sainteté de l'Évangile parle à son coeur.»

Il y a presque de l'adoration dans l'attendrissement avec lequel il s'incline devant

«le divin Auteur des Évangiles, qui ne s'arrête point, dit-il, à prêcher vainement les infortunés, qui fait plus, qui bénit leurs larmes, et boit avec eux le calice jusqu'à la lie[270].»

Mais il ne croit point à la vérité du christianisme; il l'attaque par tous les côtés, il répète avec complaisance toutes les objections du dix-huitième siècle, tout en disant:

«Je n'y suis pour rien; je rapporte les raisonnements des autres, sans les admettre; il est nécessaire de faire connaître les causes qui nous ont plongés dans la révolution actuelle; or, celles-ci sont d'entre les plus considérables[271].»

Et après vingt pages d'une polémique que son sujet ne lui demandait pas,

«il est bien fâché, dit-il, que son sujet ne lui permette pas de rapporter les raisons victorieuses avec lesquelles les Abbadie, les Houteville, les Bergier, les Warburton ont combattu leurs antagonistes[272].»

C'est-à-dire qu'il se croit obligé en conscience de propager l'erreur, son sujet l'y condamne; mais son sujet ne lui permet pas un mot en faveur de la vérité. Je me trompe, ce mot, le voici; est-il d'un homme qui regarde comme victorieuses les réponses des apologistes de la foi chrétienne? est-il d'un croyant ou d'un sceptique? vous en jugerez:

«Moi, qui suis très-peu versé dans ces matières, je répèterai seulement aux incrédules, en ne me servant que de ma faible raison, ce que je leur ai déjà dit: Vous renversez la religion de votre pays, vous plongez le peuple dans l'impiété, et vous ne proposez aucun autre palladium de la morale. Cessez cette cruelle philosophie; ne ravissez point à l'infortuné sa dernière espérance: qu'importe qu'elle soit une illusion, si cette illusion le soulage d'une partie du fardeau de l'existence; si elle veille dans les longues nuits à son chevet solitaire et trempé de larmes; si enfin elle lui rend le dernier service de l'amitié, en fermant elle-même sa paupière, lorsque, seul et abandonné sur la couche du misérable, il s'évanouit dans la mort[273].»

Si l'auteur de l'Essai ne croit pas à la religion, il croit encore bien moins aux prêtres; peut-être même sont-ce les prêtres qui l'empêchent de croire à la religion. Vous pourrez voir, par la citation suivante, quels sentiments cette classe de personnes inspirait au jeune émigré:

«Les prêtres des Grecs avaient un pouvoir considérable sur la masse du peuple; mais ils n'en exerçaient aucun sur les particuliers: les nôtres, au contraire, nous environnaient, nous assiégeaient. Ils nous prenaient au sortir du sein de nos mères, et ne nous quittaient plus qu'après nous avoir déposés dans la tombe. Il y a des hommes qui font le métier de vampires, qui vous sucent de l'argent, le sang et jusqu'à la pensée[274].»

Ce dernier mot a certainement de la puissance.

Mais si M. de Chateaubriand est monarchique dans l'Essai, comme il s'en vante trente ans après l'avoir publié, où donc est cette prétendue solidarité entre le christianisme et le gouvernement monarchique? Chacun s'en va de son côté, emportant un lambeau ou plutôt toute la vie de l'autre. Je parle ainsi en me plaçant au point de vue du Génie du Christianisme, et de tant d'autres écrits de M. de Chateaubriand, où l'on voit le trône et l'autel adossés l'un à l'autre, se servant l'un à l'autre de point d'appui. Rien de pareil dans l'Essai. Ou l'auteur n'est point persuadé de la nécessité de cette alliance, ou il s'en soucie assez peu. Il croit un peu à la monarchie, il ne croit point au catholicisme, et il confesse avec un égal abandon sa foi et son incrédulité, sans s'embarrasser, ce me semble, d'autre chose que de la vérité. Et c'est ici le moment de dire ce qui m'attache à ce livre, et ce qui me le fait préférer, sous un rapport, à tous les autres ouvrages du même écrivain: c'est qu'il est naturel. Remarquez que je parle du livre, et non du style, qui ne l'est peut-être pas toujours. Remarquez encore que j'ai dit naturel et non pas sincère, parce que je ne refuse à aucun des écrits du noble écrivain le mérite de la sincérité, tandis que je leur refuse, dans un certain sens, celui du naturel.

L'art a certainement sa place dans la vie; mais il n'a rien à voir dans la formation des convictions; les convictions relèvent uniquement de la science et de la conscience. Et bien! l'art, ou si on l'aime mieux, l'imagination, la poésie paraissent avoir eu leur part dans le système dont M. de Chateaubriand est devenu le représentant. Son christianisme (je veux dire celui de ses livres) est littéraire, sa politique est littéraire, et le lien qui unit cette politique et ce christianisme est littéraire aussi. Tout cela, fort sincère, je le crois, est une oeuvre d'artiste. Sa vie même, sa personnalité, porte le même caractère; il l'a composée en poète, et de tous ses ouvrages c'est encore le meilleur. Mettre en question la sincérité, ne serait pas seulement injuste, mais déraisonnable; ce poème vivant, qui s'appelle M. de Chateaubriand, n'est si parfait que parce qu'il est sincère. M. de Chateaubriand n'a point d'ennemis; l'enthousiasme que son seul nom éveille a quelque chose d'affectueux, et il est une des rares exceptions à la règle fatale qui veut que ce qui s'ajoute à l'admiration soit retranché de l'affection, parce que l'admiration crée une distance, et que l'affection n'en connaît point. Mais que prouve l'universelle affection dont il est entouré, sinon qu'on le croit sincère? Il l'est, je crois, autant qu'un homme peut l'être; mais il n'en est pas moins, comme écrivain, comme homme, comme politique, l'oeuvre d'un art exquis. Or il est un sens, au moins, où la nature et l'art forment une antinomie, où l'art ne vaut pas la nature. Ni l'homme, ni la conviction, qui est tout l'homme, ne doivent être une oeuvre d'art. Un homme ne doit pas être un système, tout le monde en convient; mais il ne faut pas non plus qu'un homme soit un poème. Vous comprendrez peut-être, d'après cela, ma prédilection pour l'Essai. Tout n'en est pas vrai, je l'avoue; tout n'en est pas même naturel. L'auteur reproduit trop docilement l'attitude, l'accent et jusqu'aux gestes, si l'on peut dire ainsi, de son maître chéri; et quel est le jeune écrivain, quel est le jeune artiste, qui n'ait pas, à son début dans la carrière, subi à la rigueur l'empire d'un modèle? La Thébaïde n'est-elle pas un reflet de Corneille? L'Essai historique est la Thébaïde de M. de Chateaubriand; seulement on n'a jamais dit que la Thébaïde possédât en propre quelque mérite que les chefs-d'oeuvre de Racine n'aient pas reproduit en le perfectionnant, et c'est ce que nous osons dire de l'Essai.

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