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Études sur la Littérature française au XIXe siècle - Tome 1: Madame de Staël, Chateaubriand

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Il est unique dans la carrière de M. de Chateaubriand, au moins sous un rapport; il caractérise à lui seul toute une époque de sa vie; il est, entre toutes les oeuvres qui ont illustré le nom de son auteur, une oeuvre de solitude, et j'ajouterais d'indépendance, si je n'avais peur d'être mal compris, et s'il ne valait pas mieux supprimer une expression juste et qui complète ma pensée, que de donner lieu de douter de mon respect pour le plus noble caractère. C'est l'oeuvre d'un solitaire, qui ne se sent engagé ni envers son passé, ni envers aucune opinion, et qui dit sa pensée, advienne que pourra. Dans d'autres écrits, il sera beaucoup moins lui-même qu'il ne croit l'être, dans celui-ci il est lui-même plus qu'il ne le veut. La Providence va lui donner une position, des amis, un parti, la gloire enfin, la gloire, ce grand et terrible engagement; écoutez-le donc avant que tout ceci lui vienne; écoutez le Chateaubriand de l'Essai avant le Chateaubriand des Martyrs; et faites quelquefois un pèlerinage pieux vers cette époque oubliée, où rien d'étranger, rien de factice, ne s'était encore ajouté à la pensée, à la nature même de ce beau génie.

Le style de l'Essai historique est défectueux à plusieurs égards; mais c'est déjà un style distingué. L'auteur qui, à propos de quelques néologismes et de quelques incorrections, s'administre de fort bons coups de férule, convient qu'il n'écrirait pas mieux aujourd'hui certaines pages de ce livre[275]. La vérité est que non seulement le fond de la diction est bon, mais qu'il serait beaucoup plus difficile, même avec du talent, d'en reproduire les beautés que d'en éviter les défauts. Les défauts du style de l'Essai sont de l'espèce de ceux qui s'enlèvent aisément parce qu'ils sont à la surface; pour les faire disparaître, un souffle souvent suffirait; les beautés sont engagées beaucoup plus avant dans cette diction aussi solide qu'elle est animée. Quant à ce qu'on pourrait appeler la manière de M. de Chateaubriand, ce je ne sais quoi qui ne se définit pas, mais qu'au premier coup d'oeil on reconnaît, elle tient à tout un ensemble d'idées qui ne devaient qu'un peu plus tard former un tout dans son imagination; la fusion n'était pas consommée, et même plusieurs ingrédients se faisaient encore attendre. Il faut bien en convenir: ils se sont fondus l'un dans l'autre si admirablement, qu'on dirait presque d'une harmonie préétablie, et qu'on est tenté de se demander si, sous l'empire d'une autre combinaison, plus naturelle peut-être, le talent de M. de Chateaubriand aurait jamais été aussi complet, aussi libre. Cette question se présentera un peu plus tard, et nous chercherons à nous rendre compte de cette chimie toute poétique, toute merveilleuse, d'où l'on a vu sortir une individualité factice à la fois et naturelle, dont l'élément poétique est la véritable unité. Ici, remarquons seulement que si l'auteur de l'Essai ignorait de quels caractères nouveaux les opinions qu'il n'avait pas encore devaient enrichir son talent, il ignorait presque également ce qu'il possédait déjà, ce que la nature et les événements avaient déjà déposé dans le creuset mystérieux où devait se constituer son avenir littéraire. Il est certainement curieux de le voir, dans l'Essai, rencontrer souvent sa muse, et passer à côté d'elle sans la reconnaître et sans la saluer. Il répond cependant plus d'une fois aux signes affectueux qu'elle lui adresse; il s'essaye aux airs qu'il chantera plus tard; il parle déjà un langage dans lequel, en le dégageant de quelques mots disparates, il est aisé de reconnaître ce langage sans pareil qui va changer le nôtre; et cela est si vrai que quelques morceaux de l'Essai ont pu être transportés presque sans changement dans le Génie du Christianisme. Qui ne se rappelle ce début du chapitre intitulé: Spectacle général de l'Univers?

«Il est un Dieu; les herbes de la vallée et les cèdres de la montagne le bénissent, l'insecte bourdonne ses louanges, l'éléphant le salue au lever du jour, l'oiseau le chante dans le feuillage, la foudre fait éclater sa puissance, et l'Océan déclare son immensité. L'homme seul a dit: Il n'y a point de Dieu.

»Il n'a donc jamais celui-là, dans ses infortunes, levé les yeux vers le ciel, ou, dans son bonheur, abaissé ses regards vers la terre[276]?»

Le chapitre de l'Essai, intitulé Histoire du polythéisme, commençait en ces termes:

«Il est un Dieu. Les herbes de la vallée et les cèdres du Liban le bénissent, l'insecte bruit ses louanges, et l'éléphant le salue au lever du soleil; les oiseaux le chantent dans le feuillage, le vent le murmure dans les forêts, la foudre tonne sa puissance, et l'Océan déclare son immensité: l'homme seul a dit: Il n'y a point de Dieu.

»Il n'a donc jamais celui-là, dans ses infortunes, levé les yeux vers le ciel? Ses regards n'ont donc jamais erré dans ces régions étoilées, où les mondes furent semés comme des sables[277].»

Ici, l'auteur cesse de se servir d'original à lui-même. Les lignes qui suivent dans l'Essai, ne sont pas reproduites dans cet endroit du Génie du Christianisme; elles le sont, il est vrai, dans un autre, mais avec de grandes différences. Les voici, selon l'Essai:

«Pour moi j'ai vu, et c'en est assez, j'ai vu le soleil suspendu aux portes du couchant dans des draperies de pourpre et d'or. La lune, à l'horizon opposé, montait comme une lampe d'argent dans l'Orient d'azur. Les deux astres mêlaient au zénith leurs teintes de céruse et de carmin. La mer multipliait la scène orientale en girandoles de diamants, et roulait la pompe de l'Occident en vagues de roses. Les flots calmés, mollement enchaînés l'un à l'autre, expiraient tour à tour à mes pieds sur la rive, et les premiers silences de la nuit et les derniers murmures du jour luttaient sur les coteaux, au bord des fleuves, dans les bois et dans les vallées[278].»

L'auteur jugea plus tard, et avec raison, que l'occasion, l'idée actuelle ne comportait pas tout ce détail, que tout ce détail était trop curieux, et faisait hors-d'oeuvre. Il le transporta autre part, sauf la céruse et le carmin, et bien d'autres choses encore, qu'on n'a pas manqué de reprendre plus tard, attendu que des défauts brillants sont plus faciles à imiter que des beautés solides.

Mais là même où l'auteur semble se copier, que de changements et quels judicieux changements?

Cette Nuit parmi les sauvages de l'Amérique, qui, dans l'Essai historique, doit faire l'office d'un argument en faveur de ce qu'il plaît à l'auteur d'appeler l'état de nature, cette nuit, avec l'intention et les sauvages de moins, vous la retrouvez dans le Génie du Christianisme. Accordons-nous encore le plaisir de ce rapprochement. Cette fois je commence par la première version, et sans doute par la moins correcte:

«La lune était au plus haut point du ciel: on voyait çà et là, dans de grands intervalles épurés, scintiller mille étoiles. Tantôt la lune reposait sur un groupe de nuages, qui ressemblait à la cime de hautes montagnes couronnées de neige; peu à peu ces nues s'allongeaient, se déroulaient en zones diaphanes et onduleuses de satin blanc, ou se transformaient en légers flocons d'écume, en innombrables troupeaux errants dans les plaines bleues du firmament. Une autre fois, la voûte aérienne paraissait changée en une grève où l'on distinguait les couches horizontales, les rides parallèles tracées comme par le flux et le reflux régulier de la mer: une bouffée de vent venait encore déchirer le voile, et partout se formaient dans les cieux de grands bancs d'une ouate éblouissante de blancheur, si doux à l'oeil, qu'on croyait ressentir leur mollesse et leur élasticité. La scène sur la terre n'était pas moins ravissante: le jour céruséen et velouté de la lune flottait silencieusement sur la cime des forêts, et, descendant dans les intervalles des arbres, poussait des gerbes de lumière jusque dans l'épaisseur des plus profondes ténèbres. L'étroit ruisseau qui coulait à mes pieds, s'enfonçant tour à tour sous des fourrés de chênes-saules et d'arbres à sucre, et reparaissant un peu plus loin dans des clairières tout brillant des constellations de la nuit, ressemblait à un ruban de moire et d'azur, semé de crachats de diamants, et coupé transversalement de bandes noires. De l'autre côté de la rivière, dans une vaste prairie naturelle, la clarté de la lune dormait sans mouvement sur les gazons où elle était étendue comme des toiles. Des bouleaux dispersés çà et là dans la savane, tantôt, selon le caprice des brises, se confondaient avec le sol, en s'enveloppant de gazes pâles, tantôt se détachaient du fond de craie en se couvrant d'obscurité, et formant comme des îles d'ombres flottantes sur une mer immobile de lumière. Auprès, tout était silence et repos, hors la chute de quelques feuilles, le passage brusque d'un vent subit, les gémissements rares et interrompus de la hulotte; mais au loin, par intervalle, on entendait les roulements solennels de la cataracte de Niagara, qui, dans le calme de la nuit, se prolongeaient de désert en désert, et expiraient à travers les forêts solitaires.

»La grandeur, l'étonnante mélancolie de ce tableau, ne sauraient s'exprimer dans les langues humaines; les plus belles nuits en Europe ne peuvent en donner une idée. Au milieu de nos champs cultivés, en vain l'imagination cherche à s'étendre, elle rencontre de toutes parts les habitations des hommes: mais, dans ces pays déserts, l'âme se plaît à s'enfoncer, à se perdre dans un océan d'éternelles forêts; elle aime à errer, à la clarté des étoiles, aux bords des lacs immenses, à planer sur le gouffre mugissant des terribles cataractes, à tomber avec la masse des ondes, et pour ainsi dire à se mêler, à se fondre avec toute une nature sauvage et sublime[279].»

Voici la même scène dans le Génie du Christianisme. Comme aucun changement n'était commandé par l'intention du morceau, ni par la place qu'il occupe dans le texte, vous pouvez regarder comme purement littéraires, et de simple bon goût, toutes les corrections que l'auteur a faites:

«Un soir je m'étais égaré dans une forêt, à quelque distance de la cataracte de Niagara; bientôt je vis le jour s'éteindre autour de moi, et je goûtai, dans toute sa solitude, le beau spectacle d'une nuit dans les déserts du Nouveau-Monde.

»Une heure après le coucher du soleil, la lune se montra au-dessus des arbres, à l'horizon opposé. Une brise embaumée, que cette reine des nuits amenait de l'Orient avec elle, semblait la précéder dans les forêts comme sa fraîche haleine. L'astre solitaire monta peu à peu dans le ciel: tantôt il suivait paisiblement sa course azurée; tantôt il reposait sur des groupes de nues qui ressemblaient à la cime de hautes montagnes couronnées de neige. Ces nues, ployant et déployant leurs voiles, se déroulaient en zones diaphanes de satin blanc, se dispersaient en légers flocons d'écume, ou formaient dans les cieux des bancs d'une ouate éblouissante, si doux à l'oeil, qu'on croyait ressentir leur mollesse et leur élasticité.

»La scène sur la terre n'était pas moins ravissante: le jour bleuâtre et velouté de la lune descendait dans les intervalles des arbres, et poussait des gerbes de lumière jusque dans l'épaisseur des plus profondes ténèbres. La rivière qui coulait à mes pieds, tour à tour se perdait dans le bois, tour à tour reparaissait brillante des constellations de la nuit, qu'elle répétait dans son sein. Dans une savane, de l'autre côté de la rivière, la clarté de la lune dormait sans mouvement sur les gazons: des bouleaux agités par les brises, et dispersés çà et là, formaient des îles d'ombres flottantes sur cette mer immobile de lumière. Auprès, tout aurait été silence et repos, sans la chute de quelques feuilles, le passage d'un vent subit, le gémissement de la hulotte; au loin par intervalles, on entendait les sourds mugissements de la cataracte de Niagara, qui, dans le calme de la nuit, se prolongeaient de désert en désert, et expiraient à travers les forêts solitaires.

»La grandeur, l'étonnante mélancolie de ce tableau, ne sauraient s'exprimer dans les langues humaines; les plus belles nuits en Europe ne peuvent en donner une idée. En vain, dans nos champs cultivés, l'imagination cherche à s'étendre; elle rencontre de toutes parts les habitations des hommes: mais dans ces régions sauvages, l'âme se plaît à s'enfoncer dans un océan de forêts, à planer sur le gouffre des cataractes, à méditer au bord des lacs et des fleuves, et, pour ainsi dire, à se trouver seule devant Dieu[280].»

Qu'on étudie ces deux morceaux, et qu'on dise si le: Inutiles falce ramos amputans, feliciores inserit, a jamais été mieux pratiqué[281].

Ces seuls morceaux auraient dû, ce me semble, faire remarquer l'Essai historique. Après Rousseau, même après Bernardin de Saint-Pierre, cela était nouveau, inattendu. Tous trois, ils étaient du nombre de ces mécontents sublimes qui semblent dire à la foule de ceux qui sont contents, ou qui prennent le monde comme il est, sans s'embarrasser de ce qu'il pourrait être: Ah! si vous saviez d'où je viens! si vous saviez ce que j'ai vu! Ils viennent, hélas! d'où nous venons tous, ils n'ont rien vu que ce que nous voyons; et toutefois, un immense regret, comme d'une richesse perdue, bien qu'ils aient toujours été pauvres, enivre leur âme de douleur et de poésie. Des deux premiers de ces écrivains, je puis l'affirmer sans preuve. Faut-il le prouver au sujet de M. de Chateaubriand? Il n'est pas de carrière plus brillante à la fois et plus mélancolique. L'auteur de l'Essai est né désabusé. Ce qu'il se montre dans ce premier ouvrage, il l'a toujours été; et le mot qu'il a laissé tomber dans la préface de ses Études historiques: «Je méprise aujourd'hui la vie que je dédaignais dans ma jeunesse[282],» est aussi vrai qu'il est sincère. Quoique M. de Chateaubriand ait beaucoup parlé de mélancolie, c'est réellement un génie mélancolique, de cette mélancolie qui intéresse et qui touche parce qu'elle est virile, et qu'elle n'affaiblit en rien le ressort de l'activité. Ce trait, chez le grand poète que nous étudions, est plus profond, plus primitif que tous les autres. Parmi les poètes, ce sont ceux-là surtout qui aiment et qui sentent la nature, comme ce sont aussi les époques fatiguées et sceptiques qui se retournent vers elle avec amour et se rejettent en pleurant sur son sein maternel. Mais Rousseau et Bernardin de Saint-Pierre se consolent en lui contant leurs peines et en recevant d'elle comme une réponse de paix et de l'assurance. M. de Chateaubriand n'en aime pas plus la magnificence et la mélancolie; il l'aime parce qu'au milieu de ses enchantements, elle a de mystérieuses tristesses et d'ineffables soupirs. D'autres ont aimé la campagne, il aime le désert: Ce qui lui plaît de la nature, c'est la solitude, l'immensité, les aspects sauvages. Par la raison, je veux dire par une certaine force d'abstraction, il est capable de juger le passé, de croire à l'avenir; mais les ruines le touchent plus que les fondations nouvelles, et il est l'homme des souvenirs bien plus que des espérances. Des opinions nouvelles, une position prise ont dû donner à tout cela une teinte particulière, et M. de Chateaubriand a bien pu, à certains égards, prendre son imagination pour son coeur: à combien d'autres cela n'est-il pas arrivé? Mais au-dessous des opinions un peu factices, au-dessous, dirai-je, de cette représentation, si vous cherchez l'homme, vous le trouverez tel que j'ai dit: désabusé en tout temps, triste au fond, amer quelquefois, poète plutôt qu'enthousiaste, mais généreux, courtois, chevaleresque, par nature et sans nul effort. Si la chevalerie n'eût pas existé, il l'aurait inventée; et véritablement, elle s'est surpassée en lui.

Tout cela se laisse pour le moins entrevoir dans l'Essai. M. de Chateaubriand voudrait bien qu'on y entrevît aussi le catholique; mais cela lui paraît impossible, et il en fait son deuil. Pour moi, s'il n'était pas bizarre de prétendre mieux voir que l'auteur dans son oeuvre, je dirais qu'il n'y a pas si loin de l'incrédule de l'Essai au croyant du Génie du Christianisme; car cet incrédule a des paroles de sympathie pour la foi sincère, et ce croyant a l'imagination plus religieuse que l'esprit. Quoi qu'il en soit, il y a entre l'Essai et le Génie du Christianisme, un fait qu'on appelle communément conversion.

CHAPITRE DEUXIÈME

Atala.

Je ne raconte pas la vie de M. de Chateaubriand; je n'en rappelle que ce qui est nécessaire à mon dessein. Sa mère, femme pieuse, était morte avec le regret d'avoir vu son fils, par la publication de l'Essai historique, donner des gages aux ennemis du catholicisme. Il sut, par une soeur également pieuse, et qu'il devait perdre bientôt après, quelles avaient été les dernières angoisses et les prières suprêmes d'une mère qu'il vénérait profondément. Quelque idée que je me fasse de la dogmatique de M. de Chateaubriand, je déclare que je ne suis pas de la force de ceux qui ont pu trouver ridicule le changement soudain de ses opinions à la nouvelle de cette mort, précédée, si on peut s'exprimer ainsi, d'une double agonie; je crois pieusement à ce qu'il nous raconte, oui, pieusement, parce que ce serait être non seulement injuste envers lui, mais impie envers l'humanité, que de ne pas le croire; et non seulement je ne suis pas étonné, mais je suis profondément touché lorsque, dans la préface du Génie du Christianisme, je l'entends dire, avec ce ton simple qui est celui de la vérité:

«Mes sentiments religieux n'ont pas toujours été ce qu'ils sont aujourd'hui. Tout en avouant la nécessité d'une religion, et en admirant le christianisme, j'en ai cependant méconnu plusieurs rapports. Frappé des abus de quelques institutions et des vices de quelques hommes, je suis tombé jadis dans les déclamations et les sophismes. Je pourrais en rejeter la faute sur ma jeunesse, sur le délire des temps, sur les sociétés que je fréquentais; mais j'aime mieux me condamner: je ne sais point excuser ce qui n'est point excusable. Je dirai seulement les moyens dont la Providence s'est servie pour me rappeler à mes devoirs.

»Ma mère, après avoir été jetée à soixante-douze ans dans des cachots où elle vit périr une partie de ses enfants, expira sur un grabat, où ses malheurs l'avaient reléguée. Le souvenir de mes égarements répandit sur ses derniers jours une grande amertume: elle chargea, en mourant, une de mes soeurs de me rappeler à cette religion dans laquelle j'avais été élevé. Ma soeur me manda le dernier voeu de ma mère: quand la lettre me parvint au delà des mers, ma soeur elle-même n'existait plus; elle était morte aussi des suites de son emprisonnement. Ces deux voix sorties du tombeau, cette mort qui servait d'interprète à la mort, m'ont frappé. Je suis devenu chrétien. Je n'ai point cédé, j'en conviens, à de grandes lumières surnaturelles; ma conviction est sortie du coeur: j'ai pleuré, et j'ai cru[283].»

C'était en 1798, un an après la publication de l'Essai. Il est impossible de ne pas croire que, dès ce moment, M. de Chateaubriand conçut le dessein de son grand ouvrage et mit la main à l'oeuvre. J'ose dire que cela est touchant, et d'autant plus que rien ne présageait que l'apparition de cet ouvrage dût coïncider avec le rétablissement des cultes chrétiens en France. Le christianisme, en 1798, était encore proscrit, et, selon les apparences, avait encore pour longtemps à l'être. Le dessein de M. de Chateaubriand était donc, il faut le dire, un dessein généreux, et son oeuvre, qu'on a appelée une oeuvre de circonstance, l'était en effet, mais dans le plus noble sens de ce mot. Lorsque les promesses du 18 brumaire et les sollicitations d'anciens amis, au nombre desquels était La Harpe, rappelèrent en France M. de Chateaubriand, son travail était déjà avancé; mais l'épisode d'Atala était seul en état de paraître. Or, cet épisode d'Atala, si l'on considère l'époque où il parut, et les idées dont il est plein, était le Génie du Christianisme en raccourci; le culte n'était pas encore rétabli, puisque dans la première édition de ce petit ouvrage, l'auteur rend hommage à un gouvernement, «qui ne proscrit, dit-il, aucune opinion paisible, et sous lequel il est permis de prendre la défense du christianisme[284].» Je ne dirai pas qu'il y avait du courage à défendre la cause de la religion (je crois qu'il y en avait); je ne tiens qu'à établir une chose, c'est qu'aucune espérance personnelle, aucun calcul intéressé, ne pouvaient se rattacher à la publication d'Atala et du Génie du Christianisme. On ne le nie pas, je crois, mais on n'y pense pas assez; et tout le monde doit être bien aise que M. de Chateaubriand ait fait à la fois un beau livre et une action honorable.

Toutefois, l'événement se préparait et se laissait pressentir. Ce peuple, à qui la soif de l'ordre et du repos venait de faire accepter avec enthousiasme tous les préliminaires de la monarchie, et qui, quoi qu'on en dise, ne s'y trompait pas, associait par habitude à l'idée de l'ordre rétabli celle des autels relevés. Le pouvoir et le culte, l'autorité politique et l'autorité religieuse, formaient un tout dans son esprit; et comme pour confirmer la justesse de cette association d'idées, ces deux autorités formaient aussi un tout dans la pensée des révolutionnaires obstinés, qui ne voulaient pas plus de concordat que de 18 brumaire. Ils avaient cru faire la Révolution contre ce culte précisément qu'il s'agissait de restaurer, et l'on sait la réponse du général Dumas à Bonaparte, qui lui demandait, lors des fêtes du Concordat, comment il trouvait tout cela: «Admirable; il n'y manque que trois cent mille hommes qui se sont fait tuer pour renverser ce que vous relevez.» On peut croire que cette objection toucha peu le Premier Consul, déjà empereur dans l'âme, et qui songeait d'avance à se rendre ancien en s'entourant de tout ce qui l'était. Il n'avait garde d'oublier le principal, et la religion ne fut pas seulement rendue à la liberté, mais livrée aux périls d'une position officielle. Cromwell eut, en apparence, cet embarras de moins; mais le culte épiscopal, dont les souvenirs étaient des prétentions, contribua sans doute à renverser la dynastie nouvelle, et fut pour beaucoup dans la restauration des Stuart. Au reste Cromwell, quand il eût voulu choisir entre les deux cultes, n'en était pas le maître; je ne sais si, à la longue, Bonaparte l'eût été davantage; mais il me semble qu'il calcula bien en rétablissant l'ancien culte et en se donnant, dans cette affaire, le mérite de l'initiative.

Atala, cependant, précéda d'une année environ, la restauration de l'ancien culte.—M. de Chateaubriand avait des amis chauds; on annonçait le nouvel écrivain; on l'élevait sur le pavois, avant même qu'il fût connu; on solennisa son avènement; vous savez tous, Messieurs, avec quel empressement M. de Fontanes faisait les honneurs du monde littéraire à ce néophyte de la gloire. Toutefois le petit livre eût pu se suffire à lui-même, et de fait,

Il ne dut qu'à lui seul toute sa renommée.

L'acclamation fut immense, les réclamations vives à proportion. Le parti philosophique, classique en littérature, incrédule en religion, révolutionnaire en politique, se sentait menacé dans tous ses intérêts à la fois, et les applaudissements qui accueillaient Atala lui disaient assez l'imminence d'un danger qui, assurément, n'était pas tout entier dans les pages de cette nouvelle. Mais le nombre des critiques et la violence de quelques-unes ne firent guère que constater l'immensité du succès.

Ce succès ne peut nous prévenir ni pour ni contre Atala. Nous ne sommes plus sous le charme. Essayons de juger ces prémices d'une nouvelle littérature, ce ballon d'essai au moyen duquel l'auteur du Génie du Christianisme interrogeait en quelque sorte l'état de l'atmosphère et la direction des vents.

Il serait facile encore aujourd'hui de faire la satire d'Atala, quoique l'auteur en ait fait disparaître les plus fortes taches. Ce petit poème était déjà à peu près dans l'état où nous le voyons, lorsque Chénier le critiqua. Chénier qui, dans son rapport, garde le plus inconcevable silence sur le Génie du Christianisme, se fait de loisir pour parler d'Atala, et sort, pour en parler, de la gravité officielle de son rôle de rapporteur dans l'affaire des prix décennaux. Il y a, dans cette étude malveillante d'un ouvrage d'imagination, beaucoup trop de cette critique verbale ou extérieure dont la facile et déloyale industrie aurait bon marché du sublime, et même surtout du sublime, puisqu'elle n'est qu'un appel à cet instinct de moquerie cynique dont nous portons tous peut-être le principe au dedans de nous[285]. On est à peu près sûr d'avoir pour soi les rieurs lorsqu'on a dit que le «Père Aubry est le chef de la Prière, qu'il est aussi l'homme des anciens jours, qu'il est de plus le vieux génie de la montagne, qu'il est encore le serviteur du grand Esprit, et qu'il n'en est pas moins l'homme du rocher[286].» On a fait rire, mais qu'a-t-on prouvé? Ce n'est pas que l'analyse de Chénier n'ait des parties judicieuses que nous adoptons; mais ce que nous n'adoptons pas, c'est l'esprit de cette analyse; nous nous rangeons plutôt, en matière de critique, du côté de M. de Chateaubriand, qui nous paraît avoir professé les bons principes dans une page charmante que voici:

«Il était utile, sans doute, au sortir du siècle de la fausse philosophie, de traiter rigoureusement des livres et des hommes qui nous ont fait tant de mal, de réduire à leur juste valeur tant de réputations usurpées, de faire descendre de leur piédestal tant d'idoles qui reçurent notre encens en attendant nos pleurs. Mais ne serait-il pas à craindre que cette sévérité continuelle de nos jugements ne nous fît contracter une habitude d'humeur dont il deviendrait malaisé de nous dépouiller ensuite? Le seul moyen d'empêcher que cette humeur prenne sur nous trop d'empire, serait peut-être d'abandonner la petite et facile critique des défauts, pour la grande et difficile critique des beautés. Les anciens, nos maîtres, nous offrent, en cela comme en tout, leur exemple à suivre. Aristote a consacré le XXIVe chapitre de sa Poétique à chercher comment on peut excuser certaines fautes d'Homère, et il trouve douze réponses, ni plus ni moins, à faire aux censeurs; naïveté charmante dans un aussi grand homme. Horace, dont le goût était si délicat, ne veut pas s'offenser de quelques taches: Non ego paucis offendar maculis. Quintilien trouve à louer jusque dans les écrivains qu'il condamne; et s'il blâme dans Lucain l'art du poète, il lui reconnaît le mérite de l'orateur: Magis oratoribus quam poetis annumerandus[287].»

Cependant je serai sévère et détaillé précisément pour qu'il soit bien prouvé que la perfection négative n'est à peu près de rien dans le succès d'une oeuvre d'imagination, et pour faire connaître jusqu'où va le prestige du talent.

* * * * *

Pour ne pas juger trop sévèrement le sujet d'Atala, il est bon d'oublier que ce roman fait partie du Génie du Christianisme, et qu'il est destiné à résumer ce grand ouvrage. La fable n'en est point assez grave pour cela, et je serai compris sans m'expliquer davantage. Prenons donc Atala pour un roman comme un autre, et disons que le sujet n'en est pas sans intérêt; mais combien l'est-il moins que celui de Paul et Virginie, dont le souvenir a certainement préoccupé l'auteur! Atala est l'exagération, je n'ose pas dire la charge de Paul et Virginie. Ici la sainte, l'éternelle loi de la pudeur, là le respect d'un voeu prononcé par un autre; ici la mort préférée à l'ombre du mal, là le suicide, c'est-à-dire un crime réel prévenant un crime imaginaire: j'ai le droit de parler ainsi, puisque c'est au voeu coupable de sa mère, et non au devoir imprescriptible de la chasteté, que la jeune Indienne offre sa vie en sacrifice. À la lettre il est vrai qu'Atala elle-même a fait un voeu, mais ce voeu lui a été arraché par la violence. L'intérêt du dénoûment est préparé dans Paul et Virginie par l'aimable histoire de leur enfance et de leurs amours; on les connaît l'un et l'autre; on a vécu avec eux; chacun d'eux a un caractère, une physionomie morale. Chactas et Atala n'en ont point, non pas même celle de leur patrie; s'ils sont trop sauvages pour des prosélytes de la civilisation, ils sont trop civilisés pour des sauvages; leur langage mêle constamment et sans aucune mesure la naïveté des races primitives aux idées abstraites et générales des Européens du dix-neuvième siècle. Cette même Atala qui dit, en parlant de sa mère:

«Ensuite le chagrin d'amour vint la chercher, et elle descendit dans la petite cave garnie de peaux d'où l'on ne sort jamais[288],»

elle dira plus tard:

«Sentant une divinité qui m'arrêtait dans mes horribles transports, j'aurais désiré que cette divinité se fût anéantie, pourvu que, serrée dans tes bras, j'eusse roulé d'abîme en abîme avec les débris de Dieu et du monde[289].»

Chactas dit quelque part

«qu'il avait désiré de dire les choses du mystère à celle qu'il aimait déjà comme le soleil[290],» et que «le génie des airs secouait sa chevelure bleue, embaumée de la senteur des pins[291];»

à la bonne heure, quoiqu'il soit étrange que l'homme qui a conversé avec Fénelon et qui reproduit si fidèlement le langage du Père Aubry, puisse encore s'exprimer ainsi: qu'il soit donc sauvage tant qu'il lui plaira; mais qu'après avoir parlé «de la chevelure bleue du génie des airs» il ne vienne pas nous dire, en parlant d'Atala

«qu'on remarquait sur son visage je ne sais quoi de vertueux et de passionné, dont l'attrait était irrésistible; qu'elle joignait à cela des grâces plus tendres, et qu'une extrême sensibilité, unie à une mélancolie profonde, respirait dans ses regards[292];»

surtout qu'il se garde bien de dire au missionnaire:

«Périsse le Dieu qui contrarie la nature[293]!»

Les hommes de la nature, comme on les appelle, ne parlent guère de la nature; ce mot même n'existe pas pour eux; c'est à peine s'il existait pour les Français du siècle de Louis XIV dans le sens que lui donne Chactas.

Après tout, la situation des deux amants, leur jeunesse, la nouveauté même de leur langage, font regretter un peu moins l'intérêt qui résulterait de caractères bien dessinés. Il est presque dommage que l'auteur ait essayé de combler cette lacune, au moins pour ce qui concerne Atala, dont il a voulu, d'une façon quelconque, marquer l'origine et la nature européennes[294]. Au lieu de peindre ce caractère, il le définit, et rien dans ses récits ne vient à l'appui de cette définition. C'est ainsi qu'il nous parle «de l'élévation de son âme dans les grandes choses, et de sa susceptibilité dans les petites[295];» c'est ainsi qu'Atala mourante s'accuse, bien injustement pour ce que nous en pouvons connaître, «d'avoir beaucoup tourmenté Chactas par son orgueil et par ses caprices[296].» Où donc l'auteur a-t-il pris cela? Je déclare, moi, qu'Atala me paraît la plus douce et la meilleure fille du monde; tout le récit en fait foi; et quand elle serait moins bonne enfant, qu'est-ce que cela nous fait si nous ne le voyons pas? En matière de poésie ou de roman, que les auteurs en soient bien avertis, le lecteur ne croit et ne sait que ce qu'il voit.

Il est presque inutile de remarquer que là où les caractères et les passions mêmes font défaut, il ne peut y avoir une véritable action. Ce défaut, dans Atala, est habilement dissimulé; mais une exacte analyse du roman, si nous osions nous la permettre ici, le mettrait à nu. L'aventure, outre ce qu'elle a de vulgaire au fond, est par trop sommaire, et peut-être n'y en a-t-il pas de meilleure critique que l'épisode de Velléda dans les Martyrs[297]. Je ne l'envisage que sous le rapport de l'art; mais, sous ce rapport, quelle différence, et que Velléda est à la fois plus pathétique et plus raisonnable qu'Atala!

Le livre a une prétention dogmatique; on ne lui en faisait pas une loi; mais sitôt qu'il l'annonce, on lui en demande compte. Eh bien! qu'enseigne-t-il par la bouche du Père Aubry, qui représente le vieillard de Paul et Virginie? Il nous enseigne d'abord qu'Atala pouvait être relevée de son voeu; elle l'a su trop tard; mais, hélas! dans le cas contraire elle l'aurait su trop tôt; en sorte que si l'ignorance a été funeste, la connaissance, d'une autre manière, l'eût été aussi: seulement, dans le second cas, elle ne serait pas morte. Voilà le premier chapitre de la sagesse du Père Aubry. Le second est un discours de consolation pour Atala qui se meurt. Ce que j'y vois de plus clair, c'est que la vie ne vaut pas la peine qu'on la regrette, que les plus heureux sont à plaindre, «que les reines ont été vues pleurant comme de simples femmes,» que la déception est au fond de tout et même des affections les plus tendres, attendu «qu'il y a toujours quelques points par où deux coeurs ne se touchent pas, et que ces points suffisent à la longue pour rendre la vie insupportable,» et que si Atala savait ce que c'est que le mariage, elle aimerait mieux, pour peu qu'elle eût de jugement, mourir que de se marier[298]. On lui dit de plus quelques mots de la robe éclatante des vierges qu'elle va revêtir dans le séjour des élus. Ce qu'elle a fait pour cela, ce qui lui donne droit au bonheur céleste, il est difficile de le voir; son suicide apparemment ne sera pas un titre: qu'y a-t-il donc pour elle entre son crime et le ciel? la communion, l'extrême-onction, quelques formalités qu'elle accomplit ou plutôt qu'elle subit; il m'est impossible de voir autre chose. Quant aux idées, aux sentiments, aux actes moraux, dont ces actes extérieurs ne peuvent être que l'emblème, ou du moins qui seuls peuvent communiquer aux emblèmes une grâce, une vertu, on n'en dit mot. Tout cela sans doute est sous-entendu; mais, à l'époque où écrivait M. de Chateaubriand, était-il encore ou était-il déjà temps de sous-entendre? Non, il fallait s'expliquer. Il est vrai qu'alors on aurait eu un catéchisme au bout d'un roman, et l'auteur avait trop de goût pour terminer un roman par un catéchisme. Quelque chose de positif, cependant, ressort de cette histoire, et c'est l'ermite qui prend la peine de nous l'apprendre:

«Vous offrez tous trois, dit-il (la mère d'Atala, Atala elle-même et l'imprudent missionnaire qui dirigeait sa mère), un terrible exemple des dangers de l'enthousiasme et du défaut de lumière en matière de religion[299].»

La leçon sur l'enthousiasme sera dans tous les temps bien reçue; mais était-ce bien de celle-là que l'époque avait le plus pressant besoin?

On ne s'étonne guère que Chactas, ainsi catéchisé, ait différé pendant plus de cinquante ans la promesse qu'il a faite à son amante et au Père Aubry, de devenir chrétien; mais on s'étonne pourtant qu'il ne soit pas chrétien, parlant du christianisme comme il en parle. Est-ce peut-être que M. de Chateaubriand, voulant, pour l'agrément du lecteur, faire parler Chactas en sauvage, a, de son autorité privée, différé la conversion de cet idolâtre? Comment n'est-il pas chrétien, comment, du moins, est-il encore idolâtre, celui qui parle ainsi:

«C'est de ce moment, ô René, que j'ai conçu une merveilleuse idée de cette religion qui, dans les forêts, au milieu de toutes les privations de la vie, peut remplir de mille dons les infortunés; de cette religion qui, opposant sa puissance au torrent des passions, suffit seule pour les vaincre, lorsque tout les favorise, et le secret des bois, et l'absence des hommes, et la fidélité des ombres[300].»

Et ailleurs:

«Aussitôt le prêtre divin revêt une tunique blanche d'écorce de mûrier; les vases sacrés sont tirés d'un tabernacle au pied de la croix, l'autel se prépare sur un quartier de roche, l'eau se puise dans le torrent voisin, et une grappe de raisin sauvage fournit le vin du sacrifice. Nous nous mettons tous à genoux dans les hautes herbes; le mystère commence.

»L'aurore paraissant derrière les montagnes, enflammait l'Orient. Tout était d'or ou de rose dans la solitude. L'astre annoncé par tant de splendeur sortit enfin d'un abîme de lumière, et son premier rayon rencontra l'hostie consacrée, que le prêtre, en ce moment même, élevait dans les airs. Ô charme de la religion! Ô magnificence du culte chrétien! Pour sacrificateur un vieil ermite, pour autel un rocher, pour église le désert, pour assistance d'innocents sauvages! Non, je ne doute point qu'au moment où nous nous prosternâmes, le grand mystère ne s'accomplît, et que Dieu ne descendît sur la terre, car je le sentis descendre dans mon coeur[301].»

«Elle triomphait cette religion divine[302],»

s'écrie Chactas dans un autre moment. Ailleurs, il appelle encore Atala «une sainte[303].» Après la mort d'Atala, lorsque le missionnaire lui dit: c'est la volonté de Dieu:

«Je n'aurais jamais cru qu'il y eût tant de consolation dans ce peu de mots du chrétien résigné, si je ne l'avais éprouvé moi-même[304].»

Quoi qu'il en soit, ce Chactas qui prêche autant et mieux que le Père Aubry, n'est pas encore chrétien cinquante ans après une aventure qui lui est aussi vivement présente que les scènes de la veille. Il s'en étonne lui-même, et il a de quoi:

«Comment Chactas, s'écrie-t-il, n'est-il point encore chrétien? Quelles frivoles raisons de politique et de patrie l'ont jusqu'à présent retenu dans les erreurs de ses pères? Non, je ne veux pas tarder plus longtemps[305].»

Il fera fort bien. Mais comment M. de Chateaubriand veut-il que des gens qui ont aussi «des raisons de politique et de patrie» se croient obligés de se hâter plus que n'a fait Chactas? Et quelle utilité peut-il y avoir à nous représenter un homme qui a goûté la sublimité du dogme et de la morale chrétienne, et qui reste encore engagé dans les grossières superstitions d'une peuplade sauvage? Qu'il ne soit pas devenu chrétien, cela se conçoit encore; mais qu'il soit resté idolâtre, qui peut le comprendre?

Le même caractère hybride, incohérent, se montre partout, mais surtout dans la couleur du style, ou plutôt dans la promiscuité de plusieurs couleurs qui s'entremêlent sans se fondre. L'Orient et l'Occident, le présent et le passé, la naïveté du sauvage et la subtilité maladive de l'homme civilisé, ont jeté pêle-mêle dans le discours des principaux personnages du drame leurs expressions et leurs images. Cela n'est pas naturel, cela est faux; et pourtant, il faut le dire, cela se supporte. Tout n'est pas assorti, mais tout est si brillant, si mélodieux, si suave! Il y a tant de fraîcheur et d'éclat dans ces couleurs qui se heurtent; il y a tant de musique dans ce langage; cela est si splendide, si riche! L'auteur semble s'être monté, en toutes choses, au ton de cette nature transatlantique où tout ce qui est grand est énorme, où tout ce qui éclaire éblouit, où tout ce qui impose épouvante, où tout ce qui émeut enivre. La nature morale elle-même, les pensées des personnages, celle de l'auteur ont quelque chose, dans Atala, de l'inouï et du démesuré des déserts où le drame s'accomplit. Il semble que toutes les barrières soient tombées à la fois, et qu'une langue qui ne ressemble à aucune parce qu'elle ressemble à toutes, soit la langue naturelle d'un sujet et d'une scène où tout déconcerte nos idées ordinaires. Mais, cela va sans dire, il y a de l'art dans cette confusion; les disparates sont habilement sauvées; ce pêle-mêle s'organise, et une unité très artificielle finit par paraître un tout naturel et vrai. C'est qu'il est vrai dans l'âme de l'auteur; c'est qu'en lui l'impossible fusion s'est réellement opérée; voilà ce qui, en dépit de la réflexion, nous retient sous le charme; car il ne faut pas s'imaginer qu'il puisse y avoir le moindre charme dans ce qui est absolument faux.

Sur ce pied, bien des pensées, bien des détails de style, auxquels leur nouveauté donna un moment de succès, sont sans charme aujourd'hui. Rien n'est si voisin du précieux que la naïveté étudiée, et l'auteur d'Atala y tombe assez souvent; il y a plus, il a refusé constamment à la critique des changements qu'elle avait droit d'exiger. Si nous ne voyons plus dans Atala corrigée, le nez du Père Aubry aspirer naturellement vers la tombe, nous voyons d'édition en édition reparaître la fameuse phrase: «Orage du coeur, est-ce une goutte de votre pluie[306]?» La mère de la mère d'Atala la contraint encore d'épouser «le magnanime Simaghan, tout semblable à un roi, et honoré des peuples comme un Génie[307].» Atala mourante dit encore à son jeune ami: «Chactas, les rayons du soleil seront bien beaux au désert, sur ma tombe[308].» Le Père Aubry veut encore que «l'on s'étonne de la quantité de larmes que contiennent les yeux des rois[309],» et René voit encore aujourd'hui «des larmes au fond d'une histoire[310].»

L'auteur, en relisant son ouvrage, aurait dû s'apercevoir qu'il sortait de son rôle, ou plutôt qu'il entrait dans le rôle d'autrui, lorsque, en son propre nom, il dit à la fin d'Atala:

«Quant un Siminole me raconta cette histoire je la trouvai fort instructive et parfaitement belle, parce qu'il y mit la fleur du désert, la grâce de la cabane, et une simplicité à conter la douleur que je ne me flatte pas d'avoir conservées[311].»

Ce n'est pas dans ce style qu'un gentilhomme français, à la fin du dix-huitième siècle, a pu parler à des lecteurs français. Mais c'est avec raison qu'il ne se flatte point d'avoir conservé «cette simplicité à conter la douleur» que le Siminole avait mise dans son récit. C'est là sans doute qu'il fallait être simple, et c'est là peut-être qu'il l'est le moins. Il ne faut pas s'étonner que le style d'un sauvage soit figuré même dans la douleur; la métaphore est sa langue naturelle; mais un sauvage ému dira-t-il:

«Je répandis la terre antique sur un front de dix-huit printemps[312].»

Fallait-il lui prêter un langage aussi froid? Dans le petit chef-d'oeuvre de l'abbé Prévost, on voit aussi un amant enterrer sa maîtresse; mais il n'est question ni de printemps ni de terre antique: «J'ouvris une large fosse, et j'y plaçai l'idole de mon coeur…» Mais je ne veux pas toucher à ce morceau pathétique, ne pouvant vous le lire tout entier. Qui voudra comparer ces deux pages l'une avec l'autre, connaîtra quelle est la force de la simplicité.

M. de Chateaubriand a été parmi nous l'introducteur de ce qu'on appelle aujourd'hui la couleur locale. En dépit de l'abus qu'on a fait du vrai accidentel ou historique aux dépens du vrai universel ou humain, nous lui en devons de la reconnaissance. Il faut même pardonner à l'inventeur d'avoir fait un peu étalage de cette nouveauté, et d'avoir cru que des noms barbares et inintelligibles, comme celui de chichicoué, étaient essentiels à la couleur locale. On ne peut s'empêcher pourtant de remarquer combien, dans ce même genre, l'auteur de Paul et Virginie a plus de mesure et de goût. Lui-même, avec une humilité feinte et malicieuse, n'a que trop bien critiqué son illustre émule. Un jour que, devant lui, on rapprochait le nom de M. de Chateaubriand du sien, il dit en souriant: «Oh! je n'ai qu'un tout petit pinceau, et M. de Chateaubriand a une brosse.» On préférera peut-être à ce mot, qui n'est pas précisément aimable, le mot tout simple qu'il dit un jour à un de nos compatriotes qui avait su mériter sa bienveillance[313]: «M. de Chateaubriand a l'imagination trop forte,» ce qui peut signifier: trop peu de nuances, un coloris trop peu ménagé. Il est sûr que Bernardin de Saint-Pierre tout ému qu'il était de cette luxuriante et, pour ainsi dire, de cette fougueuse nature des tropiques, a mieux su se contenir, et n'a pas fait, comme M. de Chateaubriand, entrechoquer les couleurs. Il est moins somptueux, sans paraître beaucoup moins riche, et les mornes de l'Île de France ne sont pas, après que nous l'avons lu, moins distinctement empreints dans notre souvenir que les forêts vierges d'Amérique, après la lecture d'Atala.

C'est, je crois, assez de critique. Après tout, si Atala subsiste, si elle a inspiré les peintres et les poètes, si elle est une figure de plus dans le nombre de ces figures immortelles dont le génie a composé un monde aussi vivant que le monde réel, il doit y avoir, de cela, quelques bonnes raisons que nous n'avons pas dites. Les meilleures, peut-être, sont celles qui se sentent et ne se disent pas; on a beau analyser, expliquer; le talent est une magie; c'est le je ne sais quoi dont Montesquieu, dans son petit traité du goût, a fait le complément et peut-être la couronne du talent; Atala, Chactas, le Père Aubry, sont des êtres vivants; toute cette histoire, avant de passer dans un livre, a eu sa réalité dans le coeur du poète; ces êtres, ces scènes, ces discours ne sont pas sortis des limbes glacés de l'abstraction; tout cela a vécu, tout cela est donc immortel. Atala n'est pas un pastiche, un enchaînement d'arabesques, un ingénieux caprice; il y a un souffle, une âme dans ce poème, et les êtres qu'il évoque ne sont pas de vaines ombres. Le critique le plus froid se sent lui-même entraîné, et il est déjà enivré, déjà hors de combat, qu'il proteste encore. Si tout était vrai dans les premières critiques d'Atala, s'il n'y avait rien à ajouter à ce qu'elles ont dit, croyez bien qu'Atala aurait disparu, et qu'on n'en parlerait plus que comme de l'erreur passagère d'un beau génie. Si M. de Chateaubriand a su imprimer à une combinaison factice le caractère de la vérité et une partie du charme de la nature, ce dangereux talent n'est-il pas un talent immense?

Tout, d'ailleurs, ne se réduit pas, dans cette affaire, au je ne sais quoi. Comme peintre magnifique des magnificences de la nature, M. de Chateaubriand trouverait à peine son égal et ne trouverait pas son pareil. Sa manière est aussi neuve que grande. Le sentiment qu'il a de la nature n'a rien du panthéisme, et n'y conduit pas; et par là il se distingue nettement d'une école moderne, qui ne serait pas fâchée de se réclamer de lui; l'âme du contemplateur reste maîtresse d'elle-même; elle se distingue de ce qu'elle admire, elle n'est pas fascinée par la nature, comme l'oiseau par le serpent; mais elle sent une âme, une vie dans la nature: si la nature ne sent rien, la nature exprime quelque chose; ces bruits, ces mouvements, ces couleurs, ces concerts ne sont pas vides de sens; il y a correspondance, intelligence inexplicable entre l'homme et le monde. Ce mysticisme, s'il faut le nommer ainsi, vaut bien la mythologie antique, qui fractionnait toutes les impressions, et mettait partout une fable ingénieuse à la place d'un mystère touchant. Il n'y a ni panthéisme ni mythologie dans ce passage bien connu, et il n'en est pas moins beau:

«Aucun bruit ne se faisait entendre, hors je ne sais quelle harmonie lointaine qui régnait dans la profondeur des bois: on eût dit que l'âme de la solitude soupirait dans toute l'étendue du désert[314].»

Ceci était nouveau dans notre langue, mais elle pouvait l'accepter; elle hésita un peu davantage à s'approprier l'image que voici:

     «Le désert déroulait maintenant devant nous ses solitudes
     démesurées[315].»

Démesurées a pu sembler hasardeux; mais dérouler ses solitudes nous paraît aussi beau que hardi.

Non comme preuve, assurément, mais comme ornement de ce discours critique, nous pouvons nous permettre de citer, quoique bien connu et gravé dans toutes les mémoires, un des plus beaux tableaux que renferme cette composition, qui n'est tout entière elle-même qu'un magnifique tableau de la nature. C'est l'orage dans la forêt:

«Cependant l'obscurité redouble: les nuages abaissés entrent sous l'ombrage des bois. La nue se déchire, et l'éclair trace un rapide losange de feu. Un vent impétueux sorti du couchant, roule les nuages sur les nuages; les forêts plient, le ciel s'ouvre coup sur coup, et à travers ses crevasses, on aperçoit de nouveaux cieux et des campagnes ardentes. Quel affreux, quel magnifique spectacle! La foudre met le feu dans les bois; l'incendie s'étend comme une chevelure de flammes; des colonnes d'étincelles et de fumée assiègent les nues qui vomissent leurs foudres dans le vaste embrasement. Alors le grand Esprit couvre les montagnes d'épaisses ténèbres; du milieu de ce vaste chaos s'élève un mugissement confus formé par le fracas des vents, le gémissement des arbres, le hurlement des bêtes féroces, le bourdonnement de l'incendie, et la chute répétée du tonnerre qui siffle en s'éteignant dans les eaux[316].»

Après Virgile, après Thompson, après tout le monde, ceci était nouveau. D'autres citations que je ne puis me permettre, achèveraient une preuve que ce morceau commence, c'est qu'il n'est rien de tel pour bien peindre que de bien voir, et pour voir que de regarder. Cela est fort trivial, et fort méconnu, comme beaucoup d'autres trivialités. Un seul exemple, et fort court, au moins pour me faire comprendre:

«Cependant une barre d'or se forma à l'Orient. Les éperviers erraient sur les rochers, et les martres rentraient dans le creux des ormes: c'était le signal du convoi d'Atala[317].»

Des détails comme ceux-là sont l'enseigne et le sceau de la réalité. La poésie de la nature ou, plus généralement, la poésie du phénomène a reparu quand on s'en est ressouvenu. L'observation poétique est autre chose que l'observation scientifique; mais à sa manière le vrai poète observe, et l'on peut dire que c'est un des côtés par où M. de Chateaubriand, si moderne à beaucoup d'égards, est un écrivain antique.

Un des côtés, non pas le seul. Dans la peinture, bien plus intéressante, de la nature vivante et surtout de la nature humaine, le sens ou, si l'on aime mieux, l'imitation originale de l'antiquité se révèle chez l'auteur d'Atala. Il faudrait remonter à Homère, à Virgile, au moins à Milton, pour retrouver le modèle ou l'inspiration de beautés comme celles-ci:

«La nuit s'avance: les chants et les danses cessent par degré; les feux ne jettent plus que des lueurs rougeâtres, devant lesquelles on voit encore passer les ombres de quelques sauvages; tout s'endort; à mesure que le bruit des hommes s'affaiblit, celui du désert augmente, et au tumulte des voix succèdent les plaintes du vent dans la forêt.

»C'était l'heure où une jeune Indienne qui vient d'être mère se réveille en sursaut au milieu de la nuit; car elle a cru entendre les cris de son premier-né, qui lui demande la douce nourriture. Les yeux attachés au ciel, où le croissant de la lune errait dans les nuages, je réfléchissais sur ma destinée[318].»

Cette jeune Indienne et son nouveau-né, dans cette situation, au milieu de cette scène, c'est l'antiquité même, sous les chauds reflets du dix-neuvième siècle.

Au fait, M. de Chateaubriand avait retrouvé ou réveillé l'antiquité dans les savanes ou sous les ombrages de l'Amérique. Non qu'elle soit là plutôt qu'ailleurs; mais c'est là qu'elle lui a donné rendez-vous. J'appelle antiquité cette ingénuité des premiers âges, cette enfance du genre humain, dont les anciens poètes ont trouvé autour d'eux des restes, que d'autres ont rêvée, et vers laquelle tout génie vraiment poétique se reporte avec amour, parce que la naïveté ressemble à la candeur. À côté de beaucoup de naïveté factice et de simplicité affectée, il y a de l'antiquité dans Atala; c'est, dans quelques-unes au moins de ses parties, l'oeuvre la plus antique que notre époque ait vu éclore. Voilà le mot lâché; mais pour ne me faire de querelle avec personne, je me hâte de le rappeler, et je me borne à dire que si l'auteur nous a fait des sauvages et de leur vie une peinture assez romanesque[319], il a donné avec infiniment de bonheur un corps et une vie à une idée que nous aimons tous, à cette simplicité noble et à cette grâce ingénue dont nous faisons l'attribut des peuplades reculées que la civilisation poursuit sans avoir pu encore les atteindre. Nous savons bien tous que c'est un mensonge; mais nous sommes tous, en ce point, disciples de J.-J. Rousseau, après l'avoir réfuté; il nous faut l'âge d'or quelque part, et après l'avoir longtemps placé au bord de l'Illissus et sur les rives du Taygète, nous l'abritons par la pensée sous les ombrages américains jusqu'à ce que la hache du colon, en les abattant, ait fait envoler tous nos rêves avec les oiseaux de ces solitudes violées. Prolongez, ô poètes, multipliez vos innocentes impostures; vous êtes, pour longtemps encore, sûrs d'être écoutés: «Vienne encore un trompeur, nous ne tarderons guère.» Redites-nous donc, vous, l'un des plus touchants et des plus magnifiques, redites-nous la chanson d'Atala fugitive dans le désert.

«Le fleuve qui nous entraînait, coulait entre de hautes falaises, au bout desquelles on apercevait le soleil couchant. Ces profondes solitudes n'étaient point troublées par la présence de l'homme.

»Atala et moi nous joignions notre silence au silence de cette scène. Tout à coup la fille de l'exil fit éclater dans les airs une voix pleine d'émotion et de mélancolie; elle chantait la patrie absente:

»Heureux ceux qui n'ont point vu la fumée des fêtes de l'étranger, et qui ne se sont assis qu'aux festins de leurs pères!

»Si le geai bleu du Meschacebé disait à la nonpareille des Florides: Pourquoi vous plaignez-vous si tristement? n'avez-vous pas ici de belles eaux et de beaux ombrages, et toutes sortes de pâtures comme dans vos forêts?—Oui, répondrait la nonpareille fugitive; mais mon nid est dans le jasmin; qui me l'apportera? Et le soleil de ma savane, l'avez-vous?

»Heureux ceux qui n'ont point vu la fumée des fêtes de l'étranger, et qui ne se sont assis qu'aux festins de leurs pères!

»Après les heures d'une marche pénible, le voyageur s'assied tristement. Il contemple autour de lui les toits des hommes; le voyageur n'a pas un lieu où reposer sa tête. Le voyageur frappe à la cabane, il met son arc derrière la porte, il demande l'hospitalité; le maître fait un geste de la main; le voyageur reprend son arc et retourne au désert!

»Heureux ceux qui n'ont point vu la fumée des fêtes de l'étranger, et qui ne se sont assis qu'aux festins de leurs pères!

»Merveilleuses histoires racontées autour du foyer, tendres épanchements du coeur, longues habitudes d'aimer si nécessaires à la vie, vous avez rempli les journées de ceux qui n'ont point quitté leur pays natal! Leurs tombeaux sont dans leur patrie, avec le soleil couchant, les pleurs de leurs amis et les charmes de la religion.

»Heureux ceux qui n'ont point vu la fumée des fêtes de l'étranger, et qui ne se sont assis qu'aux festins de leurs pères[320]!»

L'Épilogue d'Atala renferme le plus grand nombre de ces beautés; il est d'un ton plus vrai que le reste de l'ouvrage, et peut-être en est-il, après tout, la plus belle partie. C'est là que se trouve l'épisode si connu de la jeune mère indienne qui vient de perdre son fils:

«Elle se leva, et chercha des yeux un arbre sur les branches duquel elle pût exposer son enfant. Elle choisit un érable à fleurs rouges, festonné de guirlandes d'apios, et qui exhalait les parfums les plus suaves. D'une main elle en abaissa les rameaux inférieurs, de l'autre elle y plaça le corps; laissant alors échapper la branche, la branche retourna à sa position naturelle, emportant la dépouille de l'innocence, cachée dans un feuillage odorant. Oh! que cette coutume indienne est touchante! Je vous ai vus dans vos campagnes désolées, pompeux monuments des Crassus et des Césars, et je vous préfère encore ces tombeaux aériens du sauvage, ces mausolées de fleurs et de verdure que parfume l'abeille, que balance le zéphir, et où le rossignol bâtit son nid et fait entendre sa plaintive mélodie[321].»

Le chant même du rossignol peut-il être plus doux que celui du poète, et la langue française, depuis Racine, depuis Quinault, fut-elle jamais plus mélodieuse? Pascal, l'inexorable Pascal, a dit une vérité dure: «On ne consulte que l'oreille parce qu'on manque de coeur[322].» Ceux-là, en effet, manquent de coeur qui ne consultent que l'oreille; mais le coeur lui-même se plaît à une expressive mélodie, et nous ne nous sentons pas le courage de reprocher à M. de Chateaubriand d'être le plus harmonieux des écrivains de notre langue, alors même qu'on nous prouverait qu'il a frayé la voie au charlatanisme d'une verbosité sonore. Il est certain que rien ne ressemble plus à la musique que la prose de M. de Chateaubriand, et que bien souvent en effet on l'écoute comme de la musique. Mais ce qu'il, faut dire ici pour n'avoir pas à le redire plus tard, c'est que la prose poétique date du roman d'Atala. C'est bien le cas, ou jamais, de se dire à soi-même, comme ce personnage de Molière:

Allons, ferme, mon coeur, point de faiblesse humaine[323].

Pour condamner une erreur dont Atala est le chef d'oeuvre, il faut résister, je l'avoue, au plus doux enchantement. Il faut se dire bien des choses… je me trompe, une seule suffit. La prose poétique reste à M. de Chateaubriand comme un fief qui n'est réversible à personne et qui s'éteint après lui. Le réveil de la poésie a tranché la question. Béranger, Lamartine, Victor Hugo ont aboli la prose poétique. Elle n'est plus. Ils ont réduit la prose à la prose en la déchargeant de l'espèce de vice-royauté dont les circonstances l'avaient investie. Au lieu de chercher querelle à l'auteur d'Atala, il faut le remercier, car c'est sa prose qui a réveillé la poésie; il a sans doute inspiré les prosateurs, mais ses vrais disciples sont des poètes; les plus illustres procèdent ou relèvent de lui. La cause est jugée à la satisfaction de toutes les parties; au terme du combat, il n'y a que des vainqueurs.

Je ne puis m'empêcher de finir par une réflexion plus sérieuse. La veille, pour ainsi dire, du jour qui doit rendre une puissante nation au culte de ses pères, un grand ouvrage est annoncé, qui doit exposer les titres de cette religion au respect et à l'amour des humains. Pour donner d'avance une idée de cet ouvrage, pour essayer le goût du public, un épisode est détaché du livre. Le génie ou l'esprit du christianisme doit s'y résumer, s'y réfléchir du moins. Ce sera nécessairement une production chrétienne. Que ce fragment soit un poème, on s'en étonne, mais on y consent; le sujet, le contenu fait tout. Or, ce sujet, quel est-il? une aventure d'amour. Faut-il aller plus loin? faut-il dire quel est le noeud de l'action? faut-il articuler? C'est impossible. Étrange prologue, il faut l'avouer, d'un réveil religieux! surtout quand on considère qu'à part la rapide esquisse d'une civilisation naissant à l'ombre du christianisme, rien dans le poème n'est fait, je ne dirai pas pour faire aimer, mais pour faire comprendre cette religion divine. Quel est le peuple à qui l'on est réduit à parler religion de cette manière-là? Quelle sera la gravité de l'oeuvre apologétique dont Atala est le spécimen? Ces questions sont naturelles; mais puisqu'il faut, pour aujourd'hui, les laisser pendantes, remarquons, sur la première, que rien ne prouve que le caractère ou la disposition du peuple ait déterminé le choix du fragment, et sur la seconde, que l'intention de l'auteur d'Atala a pu être plus sérieuse que son ouvrage, qu'il y a d'ailleurs, on le sait, des inconséquences heureuses, et qu'il se pourrait bien, après tout, que le livre fût plus grave que l'épisode et plus concluant.

CHAPITRE TROISIÈME

Le Génie du Christianisme.

Le rétablissement des cultes chrétiens dans toute l'étendue de la République française date du 15 septembre 1801, jour où le Concordat fut promulgué. Cet événement sans exemple était issu d'un fait également inouï: la proscription de toute espèce de culte par une société politique, et l'athéisme élevé au rang de religion d'État. Le seul pays au sein duquel, de nos jours encore, on puisse voir un temple sans Dieu, ou, ce qui revient au même, un temple à tous les dieux, avait, dans un moment d'effroyable délire, mais d'un délire plus logique qu'on ne le pense, érigé insolemment en crime ce que les rois avaient, non moins insolemment, érigé en devoir. Cette apostasie solennelle, décrétée par quelques-uns, n'en était pas moins imputable à tous, selon le sens profond de cette parole de l'Écriture: «L'Éternel châtia le peuple pour avoir fait le veau d'or qu'Aaron leur avait fait[324].» Dans le même sens, il faut lui imputer la réparation offerte plus tard à Dieu et au genre humain par le chef de la République. L'acclamation fut universelle, et dans la joie unanime de tous les hommes religieux on vit disparaître, pour un moment, toutes les différences de secte. Ce n'était point de telle ou telle religion, c'était de la religion qu'on saluait le rétablissement, et de très bons protestants se réjouissaient de voir célébrer de nouveau la messe dans les temples qu'avaient profanés les fêtes de la Terreur et le culte de la Raison[325].

On peut supposer, sans faire injure à Bonaparte, que ses intentions n'étaient pas celles d'un apôtre. Le Concordat, que le pouvoir lui-même, dans ses proclamations, présentait comme un complément du 18 brumaire, était sans doute une oeuvre politique. Les autels relevés remettaient la France dans la communion des peuples, où la seule promulgation de la liberté des cultes eût d'ailleurs suffi pour la replacer. Les croyances religieuses se recommandaient, de l'aveu même des orateurs du pouvoir, comme une police des consciences, et l'on peut juger quelle petite part on y faisait au principe, si religieux pourtant, de la spontanéité, lorsqu'on entend Portalis s'écrier: «La multitude est plus frappée de ce qu'on lui ordonne que de ce qu'on lui prouve[326].» Le même orateur, en montrant le christianisme uni à toutes les destinées de l'Empire français, entrait dans la pensée du nouveau pouvoir, qui cherchait, en quelque sorte, à se vieillir en se rattachant au passé, et qui n'ignorait pas que l'association des idées et des souvenirs est la vraie logique de la multitude. Toutes choses qui s'en sont allées ensemble peuvent revenir ensemble; il n'y avait pas loin de Domine salvos fac consules au Domine salvum fac regem. Le Concordat célébrait les fiançailles d'un mariage de raison entre la Révolution, dont la jeunesse commençait à se passer, et l'antique France représentée par son antique religion.

Plus pure que l'intention du Premier Consul, l'intention de M. de Chateaubriand n'était pas parfaitement simple. Il entendait bien aussi (car il l'a dit lui-même) ramener la France vers la monarchie par la porte du sanctuaire; mais loin de moi de supposer qu'il n'ait vu alors dans la restauration religieuse que le moyen d'une restauration politique. Il avait certainement de plus nobles pensées. Le triomphe du sentiment religieux était le vrai but de ses efforts. Il jugea que les circonstances étaient favorables à une apologie du christianisme, et sans doute il ne se trompait pas. Entre deux générations successives, la persécution avait jeté des siècles; Louis XVI, Madame Élisabeth, une légion de martyrs, séparaient l'époque consulaire de l'époque des abbés de cour; les derniers souvenirs du christianisme étaient héroïques. Sous la protection de ces souvenirs, on pouvait être écouté. Le moment, il est vrai, n'était pas encore venu de réclamer la foi; mais ne pouvait-on pas du moins réclamer la justice, la sympathie et l'admiration? ne pouvait-on pas parler de la beauté du christianisme à ceux qui ne voulaient point encore entendre parler de sa vérité?

M. de Chateaubriand a dit souvent, depuis lors, qu'une apologétique comme le Génie du Christianisme était celle que demandait l'époque et la seule qu'elle pût accepter.

Je pense qu'on ne peut pas plus le dire de cette époque que de toute autre où le besoin d'une apologétique a pu se faire sentir. Il n'en est aucune où l'on n'ait pu trouver de bonnes raisons pour se réduire, en fait d'apologétique, à un taux inférieur, et en conséquence pour commencer par les accessoires. En tout temps l'homme demande quelque chose de moins que la vérité, en reste volontiers aux préliminaires, et s'amuse, comme on dit, aux bagatelles de la porte.

Toutes les époques se valent quant à leur répugnance pour certaines doctrines, et toutes, par là même, sont également propres à les entendre et à les recevoir. Entre le paganisme et la religion de Jésus-Christ il y avait un abîme, et l'on peut dire aussi qu'il y avait un abîme entre Léon X et Luther. Ni les apôtres, ni les réformateurs ne se sont amusés à combler avec des fleurs un abîme que rien ne comble: ils l'ont franchi d'un élan; c'était la seule manière de le franchir.

S'il y avait une différence entre les époques, elle serait toute en faveur de celle qui vient à la suite d'une interruption absolue de tout culte religieux, lorsque d'ailleurs cette interruption n'a pas été assez longue pour ensevelir toute la génération qui fut élevée dans le culte aboli. Et supposé que cette génération ait disparu, supposé même, ce qui est impossible, qu'elle ait emporté avec elle tous les souvenirs et le sens de tous les monuments, le besoin religieux, qui n'a rien pour se satisfaire et auquel rien ne peut donner complètement le change, promet alors, humainement, un heureux succès à ceux qui se présenteront pour le satisfaire: la timidité et les réticences leur siéraient plus mal que jamais.

On ne saurait songer à se prévaloir de ces mots de saint Paul: «Je vous ai donné du lait au lieu de viande, que vous n'étiez pas en état de supporter[327];» car le lait dont parle saint Paul contenait déjà tous les éléments essentiels de la doctrine chrétienne, et l'apôtre n'eût jamais désigné sous ce nom un traité d'esthétique religieuse ou un essai de christianisme littéraire.

Mais, pour n'être pas la seule chose à faire, ce qu'a fait M. de Chateaubriand ne pouvait-il pas se faire? Les philosophes et les dévots, Voltaire et les juges de Calas s'étaient donné le mot pour affubler la religion d'un costume ridicule et d'un masque odieux. On en était venu à croire la religion barbare, ennemie des lettres, de la culture et des lumières. N'était-il pas à propos de montrer le contraire? de le montrer par un fait, je veux dire en tirant du sein de ce culte méconnu les éléments d'une belle oeuvre d'art ou de littérature? Faire ce que fit M. de Chateaubriand, n'était-ce pas, en quelque sorte, aérer, parfumer une enceinte infectée? n'était-ce pas, pour le moins, répondre à ce noble voeu que Madame de Staël faisait entendre à la même époque: «Rendez-nous le plaisir de l'admiration[328]?» Oui, je crois qu'on le pouvait; mais à condition de ne pas mêler et confondre deux buts différents, à condition de ne pas ériger l'accessoire en principal, de n'attribuer au christianisme que ce qui lui appartient, de n'en pas dénaturer, de n'en pas dissimuler l'idée; car il ne saurait en être de la vérité comme de ces métaux précieux que l'alliage seul, espèce de mésalliance, rend propres aux usages des arts. Il fallait au bon but joindre les bons moyens; une bonne cause risque moins peut-être à manquer de défenseurs qu'à se voir mal défendue. À défaut des hommes, en effet, les choses viennent en aide à la vérité; à la longue, tout s'arme pour elle, et elle a moins à redouter, ce me semble, ce qui la nie que ce qui la compromet.

De fait, l'ouvrage de M. de Chateaubriand a-t-il été utile au sentiment religieux? A-t-il excité, développé les sentiments religieux? Il serait injuste de n'accepter, sur une telle question, que la réponse des faits; il pourrait y en avoir un grand nombre sans que leur rapport avec la cause qui les a produits fût assez manifeste pour permettre de les alléguer. Il suffit de pouvoir répondre à cette autre question: l'ouvrage a-t-il dû ou n'a-t-il pas dû produire les effets dont on parle? car il est mille occasions où il faut dire: Cette chose a été utile parce qu'elle était bonne, et non pas: Elle était bonne, car elle a été utile. Si cette réponse ne suffisait jamais, l'ordre moral, l'unité de la création, seraient de pures chimères.

Or, la question étant ainsi posée, on peut répondre, je crois, que ce qui, dans l'ouvrage de M. de Chateaubriand, se rapporte à la religion naturelle, et particulièrement à la téléologie (doctrine des causes finales), l'exposition des bienfaits sociaux du christianisme, et une partie de ce que l'auteur lui-même appelle la poétique chrétienne, a pu être utile en éclaircissant le double nuage de l'ignorance et du préjugé. Reste à savoir si les défauts du livre n'ont pas de nouveau épaissi ce nuage. Ce livre de religion eût bien mieux valu s'il eût renfermé un peu plus de religion et beaucoup moins de théologie.

Toujours est-il que la méthode préférée par l'auteur du Génie du Christianisme n'était ni la seule ni la meilleure. Dans un sens, quoi qu'en ait dit Fontenelle, c'est par le gros bout que la vérité entre le mieux, ou plutôt qu'elle entre. Cela ne nous empêchera pas de rendre justice à la pensée de M. de Chateaubriand; et si nous trouvons, à l'examen, qu'il en a trop fait pour une simple poétique, et trop peu pour une apologétique, nous devons plutôt lui savoir bon gré d'avoir dépassé son véritable dessein, que mauvais gré d'avoir manqué l'autre.

Je l'avouerai pourtant: il eût mieux valu s'en tenir au premier, ne le point dépasser, résonner comme une lyre, et ne point mêler aux sons de l'instrument divin le bruit de la lime et du marteau. Un poème, ainsi qu'une action, ainsi qu'une vie, ne se réfute pas. Chacun peut, en fermant les yeux, éviter la lumière; mais on ne saurait courber un rayon du soleil. Virtutem videant, s'écrie un poète: la vérité, la beauté, cette autre vérité, ne forment pas un voeu différent. Sans doute, M. de Chateaubriand a suivi ce conseil; l'exemple, dans son livre, est à côté et tout autour de la leçon; mais la leçon a gâté l'exemple; l'apologétique proprement dite a nui trop souvent à la poétique. Elles se seraient entr'aidées, si l'auteur eût pénétré, comme Milton, jusqu'au coeur de cette religion qu'il voulait faire aimer.

Un défaut principal du Génie du Christianisme, c'est l'oscillation perpétuelle de l'auteur entre deux desseins, dont il n'avoue qu'un seul. Le théologien et le peintre s'embarrassent mutuellement; ils échangent et confondent leurs arguments; on ne sait jamais très bien, et l'auteur lui-même a l'air de ne pas bien savoir s'il s'agit de la vérité du christianisme ou seulement de sa beauté: on dirait, quand la preuve fait défaut, que l'image est là pour faire le compte. Trop souvent, en se prolongeant, la ligne fléchit et dévie, et ce qui fut commencé dans une intention s'achève dans une autre. C'est ainsi qu'ayant didactiquement exposé le plus sublime à la fois et le plus touchant des mystères, l'auteur s'écrie:

«Si ce parfait modèle du bon fils, cet exemple des amis fidèles, si cette retraite au mont des Oliviers, ce calice amer, cette sueur de sang, cette douceur d'âme, cette sublimité d'esprit, cette croix, ce voile déchiré, ce rocher fendu, ces ténèbres de la nature, si ce Dieu enfin expirant pour les hommes, ne peut ni ravir notre coeur, ni enflammer nos pensées, il est à craindre qu'on ne trouve jamais dans nos ouvrages, comme dans ceux du Poète, des miracles éclatants, speciosa miracula[329].»

Si le sujet ou le but de l'ouvrage s'étend et se resserre tour à tour, on peut en dire autant de son objet, désigné dans le titre sous le nom de christianisme. Ce mot se trouve tantôt plus large, tantôt plus étroit que l'objet auquel on l'applique. Plus étroit, puisque, à la distance de quelques pages, l'auteur nous entretient de l'Extrême-onction[330] et des Migrations des oiseaux[331]; plus large, puisque, sous le nom de christianisme, il n'est question que du catholicisme, et non pas même du catholicisme officiel, solennellement épuré, mais du catholicisme sous une forme particulière, celle du moyen âge. Et même, en y regardant bien, vous douterez si ce n'est pas du moyen âge plutôt que du catholicisme que l'écrivain expose le génie. Tout ce qui, dans un certain temps, a existé avec le catholicisme, tout ce qui, de près ou de loin, en a subi l'influence, en a reçu les reflets, appartient de droit au sujet de son livre. Preuve en soient les pages charmantes et assez nombreuses qu'il a consacrées aux fêtes et aux cérémonies de la chevalerie:

«L'éducation du chevalier commençait à l'âge de sept ans. Du Guesclin, encore enfant, s'amusait, dans les avenues du château de son père, à représenter des sièges et des combats avec de petits paysans de son âge. On le voyait courir dans les bois, lutter contre les vents, sauter de larges fossés, escalader les ormes et les chênes, et déjà montrer dans les landes de la Bretagne, le héros qui devait sauver la France.

»Bientôt on passait à l'office de page ou de damoiseau, dans le château de quelque baron. C'était là qu'on prenait les premières leçons sur la foi gardée à Dieu et aux dames. Souvent le jeune page y commençait, pour la fille du seigneur, une de ces durables tendresses que des miracles de vaillance devaient immortaliser. De vastes architectures gothiques, de vieilles forêts, de grands étangs solitaires, nourrissaient, par leur aspect romanesque, ces passions que rien ne pouvait détruire, et qui devenaient des espèces de sort ou d'enchantement.

»Excité par l'amour au courage, le page poursuivait les mâles exercices qui lui ouvraient la route de l'honneur. Sur un coursier indompté, il lançait, dans l'épaisseur des bois, les bêtes sauvages, ou, rappelant le faucon du haut des cieux, il forçait le tyran des airs à venir, timide et soumis, se poser sur sa main assurée. Tantôt comme Achille enfant, il faisait voler des chevaux sur la plaine, s'élançant de l'un à l'autre, d'un saut franchissant leur croupe, ou s'asseyant sur leur dos; tantôt il montait tout armé jusqu'au haut d'une tremblante échelle, et se croyait déjà sur la brèche, criant: Montjoye et Saint Denis! Dans la cour de son baron, il recevait les instructions et les exemples propres à former sa vie. Là se rendaient sans cesse des chevaliers connus ou inconnus, qui s'étaient voués à des aventures périlleuses, qui revenaient seuls des royaumes du Cathay, des confins de l'Asie, et de tous ces lieux incroyables où ils redressaient les torts et combattaient les Infidèles.

»… À peine le nouveau chevalier jouissait-il de toutes ses armes, qu'il brûlait de se distinguer par quelques faits éclatants. Il allait par monts et par vaux, cherchant périls et aventures; il traversait d'antiques forêts, de vastes bruyères, de profondes solitudes. Vers le soir il s'approchait d'un château dont il apercevait les tours solitaires; il espérait achever dans ce lieu quelque terrible fait d'armes. Déjà il baissait sa visière, et se recommandait à la dame de ses pensées, lorsque le son d'un cor se faisait entendre. Sur les faîtes du château s'élevait un heaume, enseigne éclatante de la demeure d'un chevalier hospitalier. Les ponts-levis s'abaissaient, et l'aventureux voyageur entrait dans ce manoir écarté. S'il voulait rester inconnu, il couvrait son écu d'une housse, ou d'un voile vert, ou d'une guimpe plus fine que fleur-de-lys. Les dames et les damoiselles s'empressaient de le désarmer, de lui donner de riches habits, de lui servir des vins précieux dans des vases de cristal. Quelquefois il trouvait son hôte dans la joie: Le seigneur Amanieu des Escas, au sortir de table, étant l'hiver auprès d'un bon feu, dans la salle bien jonchée ou tapissée de nattes, ayant autour de lui ses écuyers, s'entretenait avec eux d'armes et d'amour, car tout dans sa maison, jusqu'aux derniers varlets, se mêlait d'aimer.

»Ces fêtes des châteaux avaient toujours quelque chose d'énigmatique; c'était le festin de la licorne, le voeu du paon, ou du faisan. On y voyait des convives non moins mystérieux, les chevaliers du Cygne, de l'Écu-Blanc, de la Lance-d'Or, du Silence; guerriers qui n'étaient connus que par les devises de leurs boucliers, et par les pénitences auxquelles ils s'étaient soumis.

»… Les entreprises solitaires servaient au chevalier comme d'échelons pour arriver au plus haut degré de gloire. Averti par les ménestriers, des tournois qui se préparaient au gentil pays de France, il se rendait aussitôt au rendez-vous des braves. Déjà les lices sont préparées; déjà les dames, placées sur des échafauds élevés en forme de tours, cherchent des yeux les guerriers parés de leurs couleurs. Des Troubadours vont chantant:

          «Servants d'amour, regardez doulcement
          Aux eschafaux anges de paradis,
          Lors jousterez fort et joyeusement,
          Et vous serez honorez et chéris.»

»Tout à coup un cri s'élève: Honneur aux fils des Preux! Les fanfares sonnent, les barrières s'abaissent. Cent chevaliers s'élancent des deux extrémités de la lice, et se rencontrent au milieu. Les lances volent en éclats; front contre front, les chevaux se heurtent, et tombent. Heureux le héros qui, ménageant ses coups, et ne frappant en loyal chevalier que de la ceinture à l'épaule, a renversé, sans le blesser, son adversaire! Tous les coeurs sont à lui, toutes les dames veulent lui envoyer de nouvelles faveurs, pour orner ses armes. Cependant des hérauts crient au chevalier: Souviens-toi de qui tu es le fils, et ne forligne pas! Joutes, castilles, pas-d'armes, combats à la foule, font tour à tour briller la vaillance, la force et l'adresse des combattants. Mille cris, mêlés au fracas des armes, montent jusqu'aux cieux. Chaque dame encourage son chevalier, et lui jette un bracelet, une boucle de cheveux, une écharpe. Un Sargine, jusqu'alors éloigné du champ de la gloire, mais transformé en héros par l'amour, un brave inconnu, qui a combattu sans armes et sans vêtements, et qu'on distingue à sa camise sanglante, sont proclamés vainqueurs de la joute; ils reçoivent un baiser de leur dame, et l'on crie: L'amour des dames, la mort des héraux, louenge et priz aux chevaliers[332].»

Est-ce que bien sérieusement, en nous faisant contempler avec lui

Aux eschafaux anges du paradis,

l'auteur a cru nous expliquer le vrai génie de la religion à laquelle Paul a donné son sang, Augustin ses veilles, et Pascal son éloquence?

Les exemples ne nous coûteraient que la peine de choisir; mais pour montrer que le christianisme de ce livre embrasse trop indifféremment la religion de la Bible et celle des légendes, il nous suffira de citer le passage suivant:

«Qui ne connaît Notre-Dame des Bois, cette habitante du tronc de la vieille épine, ou du creux moussu de la fontaine? Elle est célèbre dans le hameau par ses miracles. Maintes matrones vous diront que leurs douleurs dans l'enfantement ont été moins grandes depuis qu'elles ont invoqué la bonne Marie des Bois. Les filles qui ont perdu leurs fiancés, ont souvent, au clair de la lune, aperçu les âmes de ces jeunes hommes dans ce lieu solitaire; elles ont reconnu leur voix dans les soupirs de la fontaine. Les colombes qui boivent de ses eaux, ont toujours des oeufs dans leur nid, et les fleurs qui croissent sur ses bords, toujours des boutons sur leur tige. Il était convenable que la sainte des forêts fît des miracles doux comme les mousses qu'elle habite, charmants comme les eaux qui la voilent[333].»

Est-ce là le christianisme, ou n'est-ce pas plutôt la mythologie qui a germé sur cette religion divine comme l'agaric sur le tronc décomposé d'un vieux chêne?

Accueillir tant d'éléments hétérogènes ou disparates, embrasser dans un même dessein les dogmes élémentaires du théisme et l'ensemble confus des superstitions catholiques, réunir, en les confondant trop souvent, le point de vue du beau et celui du vrai, c'était un moyen sûr d'enrichir son sujet, mais non pas d'y porter l'ordre et la clarté. Le plan du livre, malgré sa symétrie étudiée, trahit trop bien l'embarras, et l'on n'est pas étonné d'apprendre de l'auteur lui-même, qu'il a trois fois recommencé son ouvrage[334]. Un coup d'oeil sur le plan accuse l'incertitude du dessein et le vice de la conception première.

L'auteur divise son ouvrage en quatre parties, qu'il faut réduire à trois. Dans la première, il expose et cherche à démontrer le dogme chrétien; dans la seconde, il développe le génie poétique et littéraire du christianisme; dans la troisième, il traite du culte, c'est-à-dire, dans le sens qu'il donne à ce mot, de toutes les institutions et de toutes les oeuvres qui sont nées du christianisme.

La première partie porte successivement nos regards sur les mystères et les sacrements, sur la morale, sur les vérités (ou plutôt sur la vérité) des Écritures, sur l'existence de Dieu et sur l'immortalité de l'âme. Le principe qui a déterminé cet ordre de matières m'échappe tout à fait, et je ne saisis pas davantage le principe en vertu duquel le livre des Études de la nature se répète, en s'abrégeant, dans un livre sur le Génie du Christianisme.

La seconde partie, que l'auteur divise en deux, l'une sous le titre de Poétique du Christianisme, l'autre sous celui de Beaux-Arts et Littérature, embrasse, comme on le voit, toute l'esthétique de la religion chrétienne. Disputer ici sur les mots, et particulièrement sur l'acception toute nouvelle de celui de littérature, serait assez peu utile. Dans la Poétique du Christianisme, il est question d'abord des épopées, puis des caractères et des passions, ou de la poésie dans la sphère purement humaine; après quoi, l'auteur, considérant la poésie dans ses rapports avec les êtres surnaturels, entreprend le parallèle du merveilleux chrétien avec le merveilleux mythologique. Un autre parallèle, entre la Bible et Homère, termine cette partie de l'ouvrage.

Dans celle que l'auteur appelle la quatrième, et que j'appelle la troisième, M. de Chateaubriand étudie le culte chrétien, c'est-à-dire selon l'acception également nouvelle qu'il donne à ce mot, tout ce qu'il reste à envisager dans une religion quand on n'a plus à parler de ses doctrines ni de son esthétique. Depuis les cloches, par lesquelles il entre en matière, jusqu'à la politique chrétienne, par laquelle il finit, on peut comprendre combien d'objets divers s'offrent successivement à sa pensée. Les rites sacrés et spécialement ceux des funérailles, le clergé séculier et les ordres monastiques, l'oeuvre des missions, et plus généralement toutes les oeuvres de miséricorde chrétienne, enfin l'influence du christianisme sur les lois et les institutions, voilà, en peu de mots, la carrière parcourue par l'auteur dans cette dernière partie.

Tel est le cadre, plutôt que le plan, au moyen duquel M. de Chateaubriand fait, pour ainsi dire, tenir ensemble une multitude d'opuscules assez peu liés entre eux, une collection de tableaux d'un grand prix, tous plus ou moins relatifs à un même sujet.

Il faut, quand on lit le Génie du Christianisme, faire abstraction du plan et de l'ensemble, et prendre chaque partie, et même chaque chapitre séparément. Étudié de la sorte, l'ouvrage ne donne encore que trop de prise à la critique; mais qu'elles sont belles, qu'elles sont pures bien souvent, les perles que réunit comme en un collier, un fil si mince et si fragile!

Les premières de ces perles ne sont pas les plus brillantes ni les plus pures. Le livre (sur les mystères et les sacrements) par lequel l'auteur entre en matière, n'a guère d'autre valeur que celle que peut lui donner le talent de l'écrivain. Le livre suivant, qui traite de la morale du christianisme, est le plus faible de tout l'ouvrage: il en devait être le plus fort. Les deux ou trois chapitres dont il se compose sont absolument au-dessous du sujet.

On ne trouvera pas plus dignes du leur les livres où l'auteur cherche à établir la vérité de la cosmogonie de Moïse et du récit qu'il nous a conservé de la première transgression. Le vrai sujet, le dessein avoué de l'auteur, disparaît sous les ornements; on dirait qu'il cherche à le faire oublier. Ces disgressions, au reste, sont charmantes. Si l'histoire du serpent canadien, vaincu par la douceur de la musique, ne prouve absolument rien, si même elle est frivole en un lieu pareil, elle donne tant de plaisir qu'on la tient quitte du reste. Il en est de même du morceau sur le globe, jeune à la fois et vieux à sa naissance.

Il se peut qu'on ne le trouve point assez sérieux; mais que ne pardonne-t-on pas à des beautés comme celles que je vais reproduire:

«Il est vraisemblable que l'auteur de la nature planta d'abord de vieilles forêts et de jeunes taillis; que les animaux naquirent, les uns remplis de jours, les autres parés des grâces de l'enfance. Les chênes, en perçant le sol fécondé, portèrent sans doute à la fois les vieux nids des corbeaux et la nouvelle postérité des colombes. Ver, chrysalide et papillon, l'insecte rampa sur l'herbe, suspendit son oeuf d'or aux forêts, ou trembla dans le vague des airs. L'abeille, qui pourtant n'avait vécu qu'un matin, comptait déjà son ambroisie par générations de fleurs. Il faut croire que la brebis n'était pas sans son agneau, la fauvette sans ses petits; que les buissons cachaient des rossignols étonnés de chanter leurs premiers airs, en échauffant les fragiles espérances de leurs premières voluptés.

»Si le monde n'eût été à la fois jeune et vieux, le grand, le sérieux, le moral disparaissaient de la nature, car ces sentiments tiennent par essence aux choses antiques. Chaque site eût perdu ses merveilles. Le rocher en ruine n'eût plus pendu sur l'abîme avec ses longues graminées; les bois, dépouillés de leurs accidents, n'auraient point montré ce touchant désordre d'arbres inclinés sur leurs tiges, de troncs penchés sur le cours des fleuves. Les pensées inspirées, les bruits vénérables, les voix magiques, la sainte horreur des forêts, se fussent évanouis avec les voûtes qui leur servent de retraites, et les solitudes de la terre et du ciel seraient demeurées nues et désenchantées, en perdant ces colonnes de chênes qui les unissent. Le jour même où l'Océan épandit ses premières vagues sur ses rives, il baigna, n'en doutons point, des écueils déjà rongés par les flots, des grèves semées de débris de coquillages, et des caps décharnés qui soutenaient, contre les eaux, les rivages croulants de la terre.

»Sans cette vieillesse originaire, il n'y aurait eu ni pompe, ni majesté dans l'ouvrage de l'Éternel; et, ce qui ne saurait être, la nature, dans son innocence, eût été moins belle qu'elle ne l'est aujourd'hui dans sa corruption. Une insipide enfance de plantes, d'animaux, d'éléments eût couronné une terre sans poésie. Mais Dieu ne fut pas un si méchant dessinateur des bocages d'Éden, que les incrédules le prétendent. L'homme-roi naquit lui-même à trente années, afin de s'accorder par sa majesté avec les antiques grandeurs de son nouvel empire, de même que sa compagne compta sans doute seize printemps, qu'elle n'avait pourtant point vécus, pour être en harmonie avec les fleurs, les oiseaux, l'innocence, les amours, et toute la jeune partie de l'univers[335].»

Si l'auteur, dans le cinquième livre (sur l'existence de Dieu) sort évidemment de son sujet, il faut avouer qu'il entre dans le vrai domaine de son talent. Si ces tableaux de la nature ne forment pas un ensemble, pas même une suite, chacun d'eux est la perfection du genre. L'auteur se souvient utilement de Bernardin de Saint-Pierre; mais jamais imitation, s'il y a imitation, ne fut plus originale. Ce sont deux talents dont chacun ne peut être comparé qu'à lui-même. Chacun d'eux a prouvé à sa manière tout ce que peuvent ajouter d'intérêt à la peinture des beautés de la création, l'observation exacte des détails et la présence de l'idée religieuse.

Je ne sais pourtant si l'éloquence de Bernardin de Saint-Pierre n'est pas, dans ces sujets-là, encore plus vraie et plus pénétrante, si des combinaisons plus simples ne sont pas aussi plus puissantes, s'il n'y a pas dans cette simplicité plus grande un plus grand savoir. Dans un parallèle entre ces deux talents descriptifs, Bernardin n'aurait, je le crois, rien à craindre du premier coup d'oeil, et tout à espérer du second.

Le livre sur l'immortalité de l'âme renferme de belles idées, des arguments ingénieux, solides même, avec d'autres qui sont d'une logique très relâchée. Je ne sais ni quelles considérations avaient dicté à l'auteur, ni quelles considérations, un peu plus tard, lui firent supprimer la page au moins singulière où il fait honneur des exploits des armées républicaines au sentiment religieux[336]. Quoique ce morceau ait disparu, on ne peut s'empêcher d'en réveiller le souvenir, comme d'une des preuves les plus sensibles du caractère trop peu sérieux de l'ouvrage. Croira-t-on que M. de Chateaubriand ait pu méconnaître que l'enthousiasme politique est une religion, et en tient lieu momentanément à des individus et à des peuples entiers? A-t-il pu se méprendre sur l'état religieux et sur l'inspiration des soldats de la République? Et n'a-t-il pas craint de porter un défi trop rude à la conviction morale de ses lecteurs en leur demandant à plusieurs reprises: Étaient-ils des athées, ces héros, etc.? La question était bien mal posée; car il ne s'agissait point de savoir si ces hommes croyaient ou ne croyaient pas en Dieu; mais surtout elle était bien imprudente, et l'auteur, pour s'en convaincre, n'avait rien de mieux à faire que de se l'adresser à lui-même. Une rhétorique de cette espèce touche la multitude des hommes à la fois cultivés et irréfléchis, et l'on est forcé d'avouer que le Génie du Christianisme paraît trop souvent avoir été écrit pour cette multitude.

Dans ce même chapitre, intitulé: Danger et inutilité de l'Athéisme, on a fort admiré la mort de la femme athée:

«Le jour vengeur approche; le Temps arrive, menant la Vieillesse par la main. Le spectre aux cheveux blancs, aux épaules voûtées, aux mains de glace, s'assied sur le seuil du logis de la femme incrédule; elle l'aperçoit et pousse un cri. Mais qui peut entendre sa voix? Est-ce un époux? il n'y en a plus pour elle: depuis longtemps il s'est éloigné du théâtre de son déshonneur. Sont-ce des enfants? perdus par une éducation impie et par l'exemple maternel, se soucient-ils de leur mère? Si elle regarde dans le passé, elle n'aperçoit qu'un désert où ses vertus n'ont point laissé de traces. Pour la première fois, sa triste pensée se tourne vers le ciel; elle commence à croire qu'il eût été plus doux d'avoir une religion. Regret inutile! la dernière punition de l'athéisme dans ce monde est de désirer la foi sans pouvoir l'obtenir. Quand, au bout de sa carrière, on reconnaît les mensonges d'une fausse philosophie; quand le néant, comme un astre funeste, commence à se lever sur l'horizon de la mort, on voudrait revenir à Dieu, et il n'est plus temps: l'esprit abruti par l'incrédulité rejette toute conviction. Oh! qu'alors la solitude est profonde, lorsque la Divinité et les hommes se retirent à la fois! Elle meurt cette femme, elle expire entre les bras d'une garde payée, ou d'un homme dégoûté par ses souffrances, qui trouve quelle a résisté au mal bien des jours. Un chétif cercueil renferme toute l'infortunée: on ne voit à ses funérailles ni une fille échevelée, ni des gendres et des petits-fils en pleurs; digne cortège qui, avec la bénédiction du peuple et le chant des prêtres, accompagne au tombeau la mère de famille. Peut-être seulement un fils inconnu, qui ignore le honteux secret de sa naissance, rencontre par hasard le convoi; il s'étonne de l'abandon de cette bière, et demande le nom du mort à ceux qui vont jeter aux vers le cadavre qui leur fut promis par la femme athée[337].»

Cela est éloquent, cela est grand et terrible. On pourrait demander toutefois si ce n'est pas là l'histoire de la femme sans pudeur et sans moeurs plutôt que celle de la femme athée. Toutes les femmes de cette espèce sont athées, je le veux, mais dans le même sens que tous les hommes vicieux, Dieu, pour les uns et pour les autres, étant comme s'il n'était pas; mais l'auteur assurément ne l'a point entendu ainsi; il parle de la femme qui a réussi à se persuader qu'il n'y a point de Dieu, et qui arrange sa vie en conséquence; mais cette femme n'est qu'une exception infiniment rare, une monstruosité, et il n'y avait que peu d'intérêt, peu d'utilité, dans le sujet que traitait l'auteur, à s'arrêter à cette exception. Si ce morceau a de l'effet, c'est qu'on oublie la femme athée pour ne penser qu'à la femme libertine. Mais la femme athée sonnait mieux au titre et dans le cours de ce morceau; c'était une alliance de mots effroyable; l'auteur l'a donc préféré; là comme ailleurs il a cherché l'éclat aux dépens du vrai. J'en citerai un autre exemple: c'est celui de la mort du juste, peinture de fantaisie, ou plutôt peinture de convention, qui fait trop bien voir que l'auteur parlait de ce qu'il ne connaissait pas. C'est encore et toujours de la mythologie:

«Enfin le moment suprême est arrivé; un sacrement a ouvert à ce juste les portes du monde, un sacrement va les clore; la religion le balança dans le berceau de la vie; ses beaux chants et sa main maternelle l'endormiront encore dans le berceau de la mort. Elle prépare le baptême de cette seconde naissance; mais ce n'est plus l'eau qu'elle choisit, c'est l'huile, emblème de l'incorruptibilité céleste. Le sacrement libérateur rompt peu à peu les attaches du fidèle; son âme, à moitié échappée de son corps, devient presque visible sur son visage. Déjà il entend les concerts des séraphins; déjà il est prêt à s'envoler vers les régions où l'invite cette Espérance divine, fille de la Vertu et de la Mort. Cependant l'Ange de la paix, descendant vers ce juste, touche de son sceptre d'or ses yeux, fatigués, et les ferme délicieusement à la lumière. Il meurt, et l'on n'a point entendu son dernier soupir; il meurt, et longtemps après qu'il n'est plus, ses amis font silence autour de sa couche, car ils croient qu'il sommeille encore: tant ce chrétien a passé avec douceur[338]!»

Il est curieux de comparer ce tableau d'une sainte mort, tracé par un artiste, au même tableau tracé par un homme du métier, si je puis dire, ainsi, par un homme accoutumé à voir mourir. C'est Massillon que je vais citer. Massillon lui-même, sur ce sujet, eût pu être plus sobre, plus vrai; mais enfin combien, en le lisant, l'expérience du prêtre ne vous paraîtra-t-elle pas au-dessus de l'imagination du poète!

«Ah! aussi quand les ministres de l'Église viennent enfin annoncer à cette âme que son heure est venue, et que l'éternité approche; quand ils viennent lui dire au nom de l'Église qui les envoie: Partez, âme chrétienne; Proficiscere, anima christiana: sortez enfin de cette terre où vous avez été si longtemps étrangère et captive: le temps des épreuves et des tribulations est fini: voici enfin le juste Juge qui vient briser les liens de votre mortalité: retournez dans le sein de Dieu, d'où vous étiez sortie; quittez enfin un monde qui n'était pas digne de vous!… Quel bonheur pour vous d'être enfin quitte de toutes les misères qui nous affligent encore; de n'être plus exposée, comme vos frères, à perdre le Dieu que vous allez posséder; de fermer enfin les yeux à tous les scandales qui nous contristent, à la vanité qui nous séduit, aux exemples qui nous entraînent, aux attachements qui nous partagent, aux agitations qui nous dissipent! Quel bonheur de sortir enfin d'un lieu où tout nous lasse et tout nous souille, où nous nous sommes à charge à nous-mêmes, où nous ne vivons que pour nous rendre malheureux; et d'aller dans un séjour de paix, de joie, de sérénité, où l'on n'a plus d'autre occupation que de jouir du Dieu que l'on aime! Proficiscere, anima christiana.

»Quelle nouvelle de joie et d'immortalité alors pour cette âme juste! Quel ordre heureux! Avec quelle paix, quelle confiance, quelle action de grâces l'accepte-t-elle? Elle lève au ciel, comme le vieillard Siméon, ses yeux mourants, et regardant son Seigneur qui vient à elle: Brisez, ô mon Dieu, quand il vous plaira, lui dit-elle en secret, ces restes de mortalité, ces faibles liens qui me retiennent encore: j'attends dans la paix et dans l'espérance l'effet de vos promesses éternelles. Ainsi purifiée par les expiations d'une vie sainte et chrétienne, fortifiée par les derniers remèdes de l'Église, lavée dans le sang de l'Agneau, soutenue de l'espérance des promesses, consolée par l'onction secrète de l'Esprit qui habite en elle, mûre pour l'éternité, elle ferme les yeux avec une joie sainte à toutes les créatures; elle s'endort tranquillement dans le Seigneur, et s'en retourne dans le sein de Dieu d'où elle était sortie[339].»

La seconde partie nous introduit dans le vrai sujet du livre et dans ce qu'on peut appeler le système de l'auteur.

Il était intéressant autant que légitime de montrer que le christianisme n'a pas abruti l'espèce humaine, que même, en tant que le beau moral est un des éléments de la beauté d'une oeuvre d'art, la religion chrétienne a enrichi la littérature et les arts de beautés nouvelles, qui lui sont exclusivement propres.

M. de Chateaubriand a tenté davantage; il ne s'en est pas tenu aux beautés morales; tous les genres de supériorité lui ont paru devoir être propres à la littérature chrétienne, et il a fait de cette supériorité générale une marque, un témoignage de la vérité de la religion.

Ce parallèle réclamait quelques précautions, quelques distinctions; car, d'une part, si l'on peut dire de tous les écrivains, de tous les artistes qui ont vécu avant Jésus-Christ, ou qui ne l'ont pas connu, qu'ils n'ont pas été chrétiens, on ne peut pas, d'emblée, qualifier de chrétiens tous les grands talents qui, depuis Jésus-Christ et dans le monde chrétien, ont cultivé la littérature et les arts. D'une autre part, il n'est pas très facile de démêler, parmi les éléments de supériorité d'un écrivain ou d'un artiste, ce qu'il doit à ses croyances, aux opinions chrétiennes qui sont l'atmosphère où il est plongé. Enfin, tout ce qui sort du domaine de la beauté morale est sujet à une grande diversité d'appréciations. Plusieurs fois déjà la passion de l'antiquité a jeté les littérateurs dans un système directement opposée celui de M. de Chateaubriand, et la littérature, par un effet de cet enthousiasme, est devenue païenne autant qu'elle pouvait l'être. C'est pourquoi, prise dans son caractère absolu, la thèse de M. de Chateaubriand est plus ou moins à la merci du goût individuel, et ne saurait devenir l'objet d'une conviction générale. Dans ce cas, il est périlleux de faire de la supériorité esthétique ou littéraire du christianisme un argument en faveur de sa vérité, à moins qu'on ne soit parvenu d'abord à faire préférer à toutes les autres les beautés dont il est la source.

La pédanterie de ce travail préliminaire était peu d'accord sans doute avec le véritable but de l'auteur, qui voulait parler surtout à l'imagination et au coeur. Mais l'inconvénient de cette méthode, ou de cette absence de méthode, se fait trop sentir dans les détails. Quel système que celui qui oblige M. de Chateaubriand à faire un historien chrétien de Philippe de Comines[340], plus païen que tous les païens ensemble, d'expliquer par le christianisme l'ordre et la clarté du style de Buffon[341], d'alléguer Versailles dans le chapitre de l'architecture chrétienne[342], et de nous prouver, en nous citant l'Armide du Tasse, que la poésie de la volupté ne nous manque pas plus que toutes les autres[343]? À quelle nécessité ne le réduit pas sa théorie, s'il faut absolument que tout ce qui nous plaît ou nous amuse dans les productions de l'antiquité trouve son pendant ou son équivalent dans nos moeurs, en sorte que nous ayons aussi notre mythologie, plus charmante que celle des Grecs? La droiture de sens et la loyauté de M. de Chateaubriand lui multiplient les embarras. Nul n'aime davantage et ne sent mieux l'antiquité; il y a d'ailleurs des faits trop évidents pour être contestés, ou même seulement dissimulés. Ainsi les publicistes de l'antiquité sont tous religieux; les nôtres ne le sont pas: d'où vient cela? Cela s'explique très bien, et à la décharge du christianisme, hors du système de l'auteur; mais dans son système, c'est un fait cruellement importun.

C'en est un encore assez incommode que la barbarie et le mauvais goût des âges qui ont précédé la Renaissance, et que cette Renaissance elle-même due à l'exhumation des littératures antiques. L'hypothèse de M. de Chateaubriand est trop étroite pour accueillir ce fait et pour absorber la difficulté qui en ressort.

En résumé, la démonstration qu'a tentée M. de Chateaubriand n'est qu'un tour de force ingénieux et pénible, qui donne lieu à l'auteur de développer un esprit fertile, une imagination brillante, mais qui tourne plus à sa gloire qu'à celle du christianisme. Encore est-il permis de croire que le Génie du Christianisme a dû son éclatante réputation à des vérités développées avec talent bien plus qu'à des erreurs défendues avec habileté.

L'entreprise était, en elle-même, peu digne de la religion.

«Si la divinité de la religion tenait à ses beautés poétiques, a dit M. Daru, ce serait douter de la religion que de nier son affinité avec la poésie. Mais, de bonne foi, pourrait-on se former sérieusement un semblable scrupule? et lorsqu'on élève sa pensée à ces méditations par lesquelles il a été permis à l'homme d'arriver jusqu'aux pieds de son Créateur, peut-on faire dépendre sa foi de quelques circonstances futiles? peut-on, en recevant les lois éternelles, compter pour quelque chose les avantages qu'elles prêtent à un art créé pour notre vanité, pour le plaisir d'un instant et la gloire d'un jour? Je ne sais si ceux à qui leurs lumières permettent de défendre une cause aussi grave avec des armes dignes d'elle, ont pensé que c'était servir la religion avec tout le respect qui lui est dû, que de la présenter sous des rapports purement humains et même frivoles [344].»

Ainsi pensait M. Daru de l'entreprise en général. Nous aurions à peine osé être aussi sévère. Les hommes religieux de l'époque trouvèrent sûrement que ce langage répondait à leurs impressions. Ils furent blessés surtout de voir prendre sur le pied d'une oeuvre littéraire, et juger comme tel, le livre des révélations chrétiennes. Tous ne se plaignirent pas. Un calcul assez peu juste leur persuada qu'il fallait accepter sans réserves expresses ce défenseur inespéré de l'ancien culte. Un homme qui ne calculait pas, et qui, n'ayant pas craint de souhaiter la bienvenue, quoique protestant, à une apologie conçue au point de vue du catholicisme, ne devait pas craindre non plus de faire des réserves: notre excellent Gonthier réclama, dans le journal qu'il rédigeait alors, contre cet hommage trop peu respectueux:

«Quel que soit, dit-il, le triomphe des Écritures dans cette comparaison profane, elle nous paraît indigne de la religion de vérité; elle nous semblerait l'avilir, si elle pouvait être avilie, et nous croyons que cette doctrine sainte n'est pas descendue des cieux pleine de majesté et de pureté, pour entrer en lice avec les imaginations bizarres et corrompues des hommes[345].»

J'oserai aller plus loin. Le système de l'ouvrage que nous examinons est à contre-sens du dessein même de la religion, qui s'est bien gardée d'affecter cette supériorité, et qui a nettement séparé sa cause de celle de l'art, pour ne pas donner à ses enseignements un attrait mondain. Elle n'a pas affecté le contraire non plus; la vérité n'affecte rien; mais elle n'a pas voulu flatter une faiblesse trop commune, donner le change aux esprits, et distraire du vrai par le beau. Elle a choisi des moyens, des formes, un langage, non pas précisément où le vrai parût seul, puisque sous un certain rapport le vrai entraîne le beau, mais où le beau ne parût que comme entraîné par le vrai. Elle ne pouvait s'empêcher d'être sublime; mais elle ne s'est rien permis au delà, et elle a eu si peu d'égard aux exigences littéraires, qu'on pourrait croire souvent qu'elle les a volontairement bravées. Préoccupée du fond, elle n'a pas voulu se préoccuper de la forme au delà de ce que le fond exigeait impérieusement, et elle semble avoir dit, comme saint Paul: «Je n'ai pas soin de la chair pour satisfaire ses convoitises; je traite durement mon corps et je le tiens assujetti[346].»

Ici, je viens heurter contre la théorie qui suppose solidaires et même consubstantiels le bon, qui est la vérité en morale, et le beau, qui est la vérité en esthétique. Cette théorie, examinons-la rapidement.

Nous tombons tour à tour en deux erreurs opposées. Nous passons notre temps à séparer ce qui est uni, et puis à unir ce qui est séparé. Ne parlons ici que du second de ces travers. Sous prétexte que l'homme est un, nous voulons unir toutes choses en lui, et dans une proportion exacte. Nous disons: «Cela irait si bien» et nous avons raison; mais ce n'est point un argument, et les substances hétérogènes, restant hétérogènes, refusent de s'unir.

Le bon, qui est la vérité morale, a quelque chose de commun avec le beau, c'est d'être vrai. Mais il en est de la vérité prise dans sa totalité comme de la lumière. Une au sein de Dieu, qui est le soleil dont elle émane, elle se brise dans l'humanité comme sur un prisme; elle se divise en couleurs, dont chacune n'existe que par la lumière, n'est perceptible que par la lumière, mais dont aucune n'est la lumière. Il y a le vrai intellectuel, le vrai moral, le vrai esthétique ou le beau. Ils ne sont pas absolument sans rapport, mais ils sont distincts et indépendants. Le sens par lequel chacun d'eux se perçoit et se réalise est plus parfait chez quelques hommes, moins parfait chez d'autres. On veut bien avouer que la plus grande justesse d'esprit, la plus grande rigueur logique, ne conduit pas au vrai moral: pourquoi veut-on que le vrai moral conduise au vrai esthétique, et surtout qu'il y conduise seul? Pourquoi ne veut-on pas que le sens du vrai esthétique soit plus délicat et plus développé chez des hommes à qui le vrai moral est, comparativement, étranger? Le sentiment, le talent du beau est une des grâces de Dieu; mais pourquoi ne veut-on pas permettre à Dieu de laisser ce soleil, de même que l'autre, se lever sur les méchants comme sur les bons, et cette pluie tomber sur les justes et sur les injustes? Du même droit dont on fait chaque espèce de vérité solidaire de toutes les autres, on pourrait exiger que, dès ici-bas, le bonheur extérieur fût inséparable de la vertu comme il le sera certainement dans le ciel, que tous les êtres vertueux fussent beaux, que tous les vrais chrétiens fussent des Apollons. Je ne vois pas pourquoi l'on s'arrêterait en si beau chemin. Alors, sans doute, c'est par la vue que nous marcherions, et non plus par la foi.

Il est très vrai qu'arrivée à un certain degré, la corruption des moeurs entraîne celle du goût, je ne dis pas chez les individus, mais certainement dans les sociétés; jamais la restauration du goût ne sera celle des moeurs, alors même qu'il serait possible, lorsque le goût est perdu, de travailler à sa restauration avant d'avoir restauré les moeurs.

Il est très vrai encore que nous portons en nous le besoin d'unité; un instinct secret nous avertit que la vérité est une; mais ceux qui parlent et agissent dans la supposition de l'unité absolue, méconnaissent ou ignorent le mystère de la chute, qui a détruit l'unité intérieure de l'homme sur tous les points à la fois. Pourquoi distinguons-nous le droit et la morale, le délit et le péché, le croyant et le citoyen, et, pour nous élever encore plus haut, la liberté de l'homme et la souveraineté de Dieu? La chute seule explique ces dualités.

Je conclus: Aspirons au bon, cultivons le beau, mais ne les confondons pas l'un avec l'autre, et ne prétendons pas arriver à l'un par l'autre.

L'examen de ces questions eût dû, mentalement du moins, précéder le travail de M. de Chateaubriand et déterminer le caractère de son livre.

Du reste, en dehors du système, ou, si l'on veut, dans ce que le système a de vrai, que de choses exquises l'auteur n'a-t-il pas rencontrées! Il a été le premier peut-être à faire sentir ce que la poésie et les arts modernes doivent au christianisme en fait de beautés de l'ordre moral. Il a démêlé, signalé cet élément chrétien qui semblait avoir, ou peu s'en faut, échappé jusqu'alors à tous les regards. À l'exemple de Bernardin de Saint-Pierre, ou sous la même inspiration, il a rattaché la critique littéraire à ce qu'il y a dans l'âme humaine de plus profond et de plus intime. Avant eux, personne comme eux n'avait senti et jugé Racine et Virgile. Une esthétique judicieuse est sortie, par les soins de M. de Chateaubriand, d'une tentative qui l'était moins. Le Génie du Christianisme a renouvelé à la fois la critique et la poésie.

En dépit du système, qui d'ailleurs ne paraît que de loin en loin, et qui laisse leur vérité entière à presque tous les jugements pris au point de vue absolu, je veux dire tout parallèle mis à part, quelle n'est pas la valeur d'un volume presque entièrement composé de pages comme celles que je vais citer? La première fait partie du parallèle entre Zaïre et Iphigénie:

«Le Père Brumoy a remarqué qu'Euripide, en donnant à Iphigénie la frayeur de la mort et le désir de se sauver, a mieux parlé, selon la nature, que Racine, dont l'Iphigénie semble trop résignée. L'observation est bonne en soi; mais ce que le Père Brumoy n'a pas vu, c'est que l'Iphigénie moderne est la fille chrétienne. Son père et le Ciel ont parlé, il ne reste plus qu'à obéir. Racine n'a donné ce courage à son héroïne que par l'impulsion secrète d'une institution religieuse qui a changé le fond des idées et de la morale. Ici le christianisme va plus loin que la nature, et par conséquent est plus d'accord avec la belle poésie, qui agrandit les objets et aime un peu l'exagération. La fille d'Agamemnon, étouffant sa passion et l'amour de la vie, intéresse bien davantage qu'Iphigénie pleurant son trépas. Ce ne sont pas toujours les choses purement naturelles qui touchent: il est naturel de craindre la mort, et cependant une victime qui se lamente sèche les pleurs qu'on versait pour elle. Le coeur humain veut plus qu'il ne peut; il veut surtout admirer: il a en soi-même un élan vers une beauté inconnue, pour laquelle il fut créé dans son origine[347].»

Les observations suivantes sur Andromaque vous paraîtront-elles moins exquises?

«Lorsque la veuve d'Hector dit à Céphise, dans Racine:

          Qu'il ait de ses aïeux un souvenir modeste;
          Il est du sang d'Hector, mais il en est le reste:

qui ne reconnaît la chrétienne? C'est le Deposuit potentes de sede. L'antiquité ne parle pas de la sorte, car elle n'imite que les sentiments naturels; or, les sentiments exprimés dans ces vers de Racine, ne sont point purement dans la nature; ils contredisent au contraire la voix du coeur. Hector ne conseille point à son fils d'avoir de ses aïeux un souvenir modeste; en élevant Astyanax vers le Ciel, il s'écrie:

«Ô Jupiter, et vous tous, dieux de l'Olympe, que mon fils règne, comme moi, sur Ilion! faites qu'il obtienne l'empire entre les guerriers; qu'en le voyant revenir chargé des dépouilles de l'ennemi, on s'écrie: Celui-ci est encore plus vaillant que son père!»

»Énée dit à Ascagne:

… Et te, animo repetentem exempla tuorum,
          Et pater Æneas, et avunculus excitet Hector[348].

À la vérité, l'Andromaque moderne s'exprime à peu près comme Virgile sur les aïeux d'Astyanax. Mais après ce vers:

Dis-lui par quels exploits leurs noms ont éclaté,

elle ajoute:

Plutôt ce qu'ils ont fait, que ce qu'ils ont été.

»Or, de tels préceptes sont directement opposés au cri de l'orgueil: on y voit la nature corrigée, la nature plus belle, la nature évangélique. Cette humilité que le christianisme a répandue dans les sentiments, et qui a changé pour nous le rapport des passions, comme nous le dirons bientôt, perce à travers tout le rôle de la moderne Andromaque. Quand la veuve d'Hector, dans l'Iliade, se représente la destinée qui attend son fils, la peinture qu'elle fait de la future misère d'Astyanax a quelque chose de bas et de honteux; l'humilité, dans notre religion, est bien loin d'avoir un pareil langage: elle est aussi noble qu'elle est touchante. Le chrétien se soumet aux conditions les plus dures de la vie: mais on sent qu'il ne cède que par un principe de vertu; qu'il ne s'abaisse que sous la main de Dieu, et non sous celle des hommes; il conserve sa dignité dans les fers: fidèle à son maître sans lâcheté, il méprise des chaînes qu'il ne doit porter qu'un moment, et dont la mort viendra bientôt le délivrer; il n'estime les choses de la vie que comme des songes, et supporte sa condition sans se plaindre, parce que la liberté et la servitude, la prospérité et le malheur, le diadème et le bonnet de l'esclave, sont peu différents à ses yeux[349].»

Je ne puis m'empêcher de remarquer que les beautés signalées dans ces deux tragédies par M. de Chateaubriand sont encore plus morales que littéraires, et que sous une forme moins accomplie, moins flatteuse pour le goût, on peut les rencontrer, hors de la scène et des livres, aussi touchantes pour le moins.

Le parti pris par l'auteur ne l'a pas empêché de reconnaître, en plus d'une occasion, la supériorité des anciens sur les modernes. Que ne l'a-t-il expliquée! Mais enfin, le littérateur le plus dévot à l'antiquité n'eût pu louer plus dignement, n'eût pu élever plus haut Virgile, Sophocle et Homère. Quel commentaire que celui qui accompagne la traduction de la prière du roi Priam au meurtrier de son fils[350]! Puisque l'étendue de ce morceau m'empêche de le citer, laissez-moi vous lire ce parallèle entre Virgile et Racine; l'auteur de René nous laisse bien voir où penchait son coeur:

«Virgile est l'ami du solitaire, le compagnon des heures secrètes de la vie. Racine est peut-être au-dessus du poète latin, parce qu'il a fait Athalie; mais le dernier a quelque chose qui remue plus doucement le coeur. On admire plus l'un, on aime plus l'autre; le premier a des douleurs trop royales, le second parle davantage à tous les rangs de la société. En parcourant les tableaux des vicissitudes humaines, tracés par Racine, on croit errer dans les parcs abandonnés de Versailles: ils sont vastes et tristes; mais à travers leur solitude, on distingue la main régulière des arts, et les vestiges des grandeurs:

Je ne vois que des tours que la cendre a couvertes, Un fleuve teint de sang, des campagnes désertes.

»Les tableaux de Virgile, sans être moins nobles, ne sont pas bornés à de certaines perspectives de la vie; ils représentent toute la nature: ce sont les profondeurs des forêts, l'aspect des montagnes, les rivages de la mer, où des femmes exilées regardent, en pleurant, l'immensité des flots:

          Cunctæque profundum
          Pontum adspectabant flentes[351].»

Il faudrait, Messieurs, vous lire presque en entier cette seconde partie du Génie du Christianisme, si l'on voulait vous citer tout ce qu'elle renferme d'appréciations justes et délicates, d'idées saines, d'excellente littérature. Je me bornerai à ce passage sur Tacite:

«Néanmoins Tacite doit être choisi pour modèle avec précaution; il y a moins d'inconvénients à s'attacher à Tite-Live. L'éloquence du premier lui est trop particulière, pour être tentée par quiconque n'a pas son génie. Tacite, Machiavel et Montesquieu ont formé une école dangereuse, en introduisant ces mots ambitieux, ces phrases sèches, ces tours prompts, qui, sous une apparence de brièveté, touchent à l'obscur et au mauvais goût.

»Laissons donc ce style à ces génies immortels qui, par diverses causes, se sont créé un genre à part; genre qu'eux seuls pouvaient soutenir, et qu'il est périlleux d'imiter. Rappelons-nous que les écrivains des beaux siècles littéraires ont ignoré cette concision affectée d'idées et de langage. Les pensées des Tite-Live et des Bossuet sont abondantes et enchaînées les unes aux autres; chaque mot, chez eux, naît du mot qui l'a précédé, et devient le germe du mot qui va le suivre. Ce n'est pas par bonds, par intervalles, et en ligne droite, que coulent les grands fleuves (si nous pouvons employer cette image): ils amènent longuement de leur source un flot qui grossit sans cesse; leurs détours sont larges dans les plaines; ils embrassent de leurs orbes immenses les cités et les forêts, et portent à l'Océan agrandi des eaux capables de combler ses gouffres[352].»

Le beau considéré dans les arts ramène naturellement l'auteur sur le théâtre de ses premiers triomphes. L'admirable coloriste, disons mieux, le grand peintre, reparaît avec toute sa puissance dans les charmants tableaux que nous allons suspendre devant vous:

«Les ruines ont ensuite des harmonies particulières avec leurs déserts, selon le style de leur architecture. À Palmyre, le dattier fend les têtes d'homme et de lion qui soutiennent les chapiteaux du temple du Soleil; le palmier remplace par sa colonne la colonne tombée, et le pêcher que les anciens consacraient à Harpocrate, s'élève dans la demeure du silence. On y voit encore une espèce d'arbre, dont le feuillage échevelé et les fruits en cristaux, forment, avec les débris pendants, de beaux accords de tristesse. Quelquefois une caravane, arrêtée dans ces déserts, y multiplie les effets pittoresques: le costume oriental allie bien sa noblesse à la noblesse de ces ruines; et les chameaux semblent en accroître les dimensions, lorsque, couchés entre les fragments de maçonnerie, ils ne laissent voir que leurs têtes fauves et leurs dos bossus.

»Les ruines changent de caractère en Égypte; souvent elles offrent dans un petit espace diverses sortes d'architecture et de souvenirs. Les colonnes du vieux style égyptien s'élèvent auprès de la colonne corinthienne; un morceau d'ordre toscan s'unit à une tour arabe, un monument du peuple pasteur à un monument des Romains. Des Sphinx, des Anubis, des statues brisées, des obélisques rompus, sont roulés dans le Nil, enterrés dans le sol, cachés dans des rizières, des champs de fèves et des plaines de trèfles. Quelquefois, dans les débordements du fleuve, ces ruines ressemblent sur les eaux à une grande flotte; quelquefois des nuages, jetés en onde sur les flancs des pyramides, les partagent en deux moitiés. Le chacal, monté sur un piédestal vide, allonge son museau de loup derrière le buste d'un Pan à tête de bélier; la gazelle, l'autruche, l'ibis, la gerboise, sautent parmi les décombres, tandis que la poule-sultane se tient immobile sur quelques débris, comme un oiseau hiéroglyphique de granit et de porphyre.

»La vallée de Tempé, les bois de l'Olympe, les côtes de l'Attique et du Péloponnèse, étalent les ruines de la Grèce. Là, commencent à paraître les mousses, les plantes grimpantes, et les fleurs saxatiles. Une guirlande vagabonde de jasmin embrasse une Vénus, comme pour lui rendre sa ceinture; une barbe de mousse blanche descend du menton d'une Hébé: le pavot croît sur les feuilles du livre de Mnémosyne: symbole de la renommée passée, et de l'oubli présent de ces lieux. Les flots de l'Égée, qui viennent expirer sous de croulants portiques, Philomèle qui se plaint, Alcyon qui gémit, Cadmus qui roule ses anneaux autour d'un autel, le cygne qui fait son nid dans le sein de quelque Léda, mille accidents, produits comme par les Grâces, enchantent ces poétiques débris; on dirait qu'un souffle divin anime encore la poussière des temples d'Apollon et des Muses; et le paysage entier, baigné par la mer, ressemble à un tableau d'Apelles, consacré à Neptune et suspendu à ses rivages[353].»

Mais ce qu'on a le plus remarqué, et ce qui méritait aussi le plus d'attention dans cette partie du Génie du Christianisme, ce sont les chapitres sur la poésie descriptive, dont la création appartient, selon l'auteur, à la religion chrétienne. Voici quelques fragments de cet ingénieux mémoire:

«Le plus grand et le premier vice de la mythologie était d'abord de rapetisser la nature et d'en bannir la vérité. Une preuve incontestable de ce fait, c'est que la poésie que nous appelons descriptive a été inconnue de l'antiquité; les poètes même qui ont chanté la nature, comme Hésiode, Théocrite et Virgile, n'en ont point fait de description, dans le sens que nous attachons à ce mot. Ils nous ont sans doute laissé d'admirables peintures des travaux, des moeurs et du bonheur de la vie rustique; mais, quant à ces tableaux des campagnes, des saisons, des accidents du ciel, qui ont enrichi la muse moderne, on en trouve à peine quelques traits dans leurs écrits.

»Il est vrai que ce peu de traits est excellent comme le reste de leurs ouvrages. Quand Homère a décrit la grotte du Cyclope, il ne l'a pas tapissée de lilas et de roses; il y a planté comme Théocrite, des lauriers et de longs pins. Dans les jardins d'Alcinoüs, il fait couler des fontaines et fleurir des arbres utiles; il parle ailleurs de la colline battue des vents et couverte de figuiers, et il représente la fumée des palais de Circé s'élevant au-dessus d'une forêt de chênes.

»Virgile a mis la même vérité dans ses peintures. Il donne au pin l'épithète d'harmonieux, parce qu'en effet le pin a une sorte de doux gémissement quand il est faiblement agité; les nuages, dans les Géorgiques, sont comparés à des flocons de laine roulés par les vents, et les hirondelles, dans l'Énéide, gazouillent sous le chaume du roi Évandre, ou rasent les portiques des palais. Horace, Tibulle, Properce, Ovide, ont aussi crayonné quelques vues de la nature; mais ce n'est jamais qu'un ombrage favorisé de Morphée, un vallon où Cythérée doit descendre, une fontaine où Bacchus repose dans le sein des Naïades.

»L'âge philosophique de l'antiquité ne changea rien à cette manière. L'Olympe, auquel on ne croyait plus, se réfugia chez les poètes, qui protégèrent à leur tour les dieux qui les avaient protégés. Stace et Silius Italicus n'ont pas été plus loin qu'Homère et Virgile en poésie descriptive; Lucain seul avait fait quelque progrès dans cette carrière, et l'on trouve dans la Pharsale la peinture d'une forêt et d'un désert qui rappelle les couleurs modernes.

»… Le spectacle de l'univers ne pouvait faire sentir aux Grecs et aux Romains les émotions qu'il porte à notre âme. Au lieu de ce soleil couchant, dont le rayon allongé, tantôt illumine une forêt, tantôt forme une tangente d'or sur l'arc roulant des mers; au lieu de ces accidents de lumière, qui nous retracent chaque matin le miracle de la création, les anciens ne voyaient partout qu'une uniforme machine d'opéra.

»Si le poète s'égarait dans les vallées du Taygète, au bord du Sperchius, sur le Ménale aimé d'Orphée, ou dans les campagnes d'Élore, malgré la douceur de ces dénominations, il ne rencontrait que des faunes, il n'entendait que des dryades: Priape était là sur un tronc d'olivier, et Vertumne avec les Zéphirs menait des danses éternelles. Des Sylvains et des Naïades peuvent frapper agréablement l'imagination, pourvu qu'ils ne soient pas sans cesse reproduits; nous ne voulons, point

… Chasser les Tritons de l'empire des eaux,
          Ôter à Pan sa flûte, aux Parques leurs ciseaux…

Mais enfin, qu'est-ce que tout cela laisse au fond de l'âme? qu'en résulte-t-il pour le coeur? quel fruit peut en tirer la pensée? Oh! que le poète chrétien est plus favorisé dans la solitude où Dieu se promène avec lui! Libres de ce troupeau de dieux ridicules qui les bornaient de toutes parts, les bois se sont remplis d'une Divinité immense. Le don de prophétie et de sagesse, le mystère et la religion semblent résider éternellement dans leurs profondeurs sacrées.

»… Il y a dans l'homme un instinct qui le met en rapport avec les scènes de la nature. Eh! qui n'a passé des heures entières, assis sur le rivage d'un fleuve, à voir s'écouler les ondes! Qui ne s'est plu, au bord de la mer, à regarder blanchir l'écueil éloigné! Il faut plaindre les anciens, qui n'avaient trouvé dans l'Océan que le palais de Neptune et la grotte de Protée; il était dur de ne voir que les aventures des Tritons et des Néréides dans cette immensité des mers, qui semble nous donner une mesure confuse de la grandeur de notre âme, dans cette immensité qui fait naître en nous un vague désir de quitter la vie, pour embrasser la nature et nous confondre avec son Auteur[354].»

Il est difficile de ne pas accorder à l'auteur qu'une certaine poésie descriptive était impossible sous le paganisme, et que la chute des divinités de l'Olympe a fait place, dans la nature, au vrai Dieu et à l'âme humaine: il y avait là, sans contredit, les conditions d'une poésie nouvelle. Mais on est forcé d'avouer que cette poésie a montré peu d'empressement à s'emparer de l'espace qui lui était ouvert. Telle que l'auteur l'entend, elle est assez nouvelle dans le monde chrétien; et il est remarquable que la grande littérature du grand siècle ne l'a pas même soupçonnée, si même elle ne l'a pas volontairement répudiée. Il semble donc que l'influence du christianisme ait été surtout négative, et qu'il faille s'expliquer par d'autres causes le développement moderne d'une poésie, étrangère, on peut le penser, au génie grec et latin. Évidemment, elle est trop moderne dans son entier développement pour qu'on puisse la croire née du christianisme sans le concours de quelque autre élément. Je ne sais si, en la réduisant à son principe, il ne faut pas la compter au nombre des attributs du génie septentrional, ou, si l'on veut, du génie romantique, ce qui est peut-être la même chose. Mais ce qui paraît moins douteux, c'est qu'elle ne se développe que dans certaines circonstances, dont le concours a pu être tardif.

«Sans vouloir nier que des peuples primitifs peuvent sentir, et peut-être mieux que nous, le charme auguste et la majesté de la création, il faut bien reconnaître qu'une certaine manière de sentir la nature est propre aux époques d'une excessive maturité. Un siècle civilisé jusqu'à en être malade se détourne volontiers de la vue de lui-même vers le spectacle du monde extérieur. Ses souffrances intimes lui font goûter dans cette contemplation une saveur particulière, que l'homme inculte ne connaît pas. L'impression des beautés naturelles n'est point aussi simple qu'on se l'imagine. Il n'y a que l'homme social qui soit en état de sentir la nature. L'impression qu'elle produit est le résultat d'un rapport, souvent d'un contraste. Et plus ce rapport, ou ce contraste, se multiplie en se subdivisant, plus l'impression que nous recevons de la nature est pénétrante et intime.

»Je prie le lecteur sensible aux beautés de la création d'analyser ce qu'il éprouve dans la muette profondeur d'une antique forêt, ou même seulement au coin de la cheminée d'un vieux château, lorsque le vent gémit dans les combles, comme une voix plaintive du passé; je le prie de se rendre compte des éléments dont se compose son plaisir à la vue de cette cime lointaine derrière laquelle s'est dérobé le soleil, et où de hauts sapins, comme une chevelure hérissée, se dessinent fantastiquement dans cette lumière dorée et pour ainsi dire liquide, dont la splendeur magique est le dernier reflet de l'astre voyageur; ou, si l'on veut, à la vue du lac paisible et ombragé de Lamartine, ou de cet autre lac, de ce diamant du désert, véritable héros d'un des romans de Fénimore Cooper;… je demande au contemplateur de se dépouiller de tout ce qu'il a apporté du monde social, en souvenirs, en regrets, en rêves et en espérances du coeur, et de nous dire ensuite ce qui reste. Plus on a cultivé son âme dans les commerces de la société, et surtout plus on en a souffert, plus enfin la société elle-même est souffrante et angoissée, plus la nature est riche, profonde, mystérieusement éloquente pour celui qui vient à elle du milieu ardent et tumultueux de la civilisation[355].»

CHAPITRE QUATRIÈME

René.

C'est dans cette même seconde partie, à la suite d'un livre sur le christianisme considéré dans ses rapports avec les passions du coeur humain, que l'auteur a placé l'histoire de René.

Que fait une histoire comme celle de René dans un livre intitulé le Génie du Christianisme? La question serait trop naïve. Que font, dans le même ouvrage, tant d'autres morceaux que je pourrais citer? Que font, dans un livre d'apologétique, les amours, très peu romanesques d'ailleurs, de deux sauvages dans le désert? En sommes-nous encore à nous étonner? Ne savez-vous pas que M. de Chateaubriand, préoccupé de la pensée d'emmieller les bords du vase, est allé, dans son zèle, un peu plus loin que les bords?

Il faut écouter l'auteur lui-même sur son dessein:

«Il est étonnant que les écrivains modernes n'aient pas encore songé à peindre cette singulière position de l'âme. Puisque nous manquons d'exemples, nous serait-il permis de donner aux lecteurs un épisode extrait, comme Atala, de nos anciens Natchez? C'est la vie de ce jeune René, à qui Chactas a raconté son histoire. Ce n'est, pour ainsi dire, qu'une pensée, c'est la peinture du vague des passions, sans aucun mélange d'aventures, hors un malheur envoyé pour punir René, et pour effrayer les hommes qui, livrés à d'inutiles rêveries, se dérobent aux charges de la société. Cet épisode sert encore à prouver la nécessité des abris du cloître pour certaines calamités de la vie, auxquelles il ne resterait que le désespoir et la mort si elles étaient privées des retraites de la religion. Ainsi le double but de notre ouvrage, qui est de faire voir comment le christianisme a modifié les arts, la morale, l'esprit, le caractère, et les passions même des peuples modernes, et de montrer quelle sagesse a dirigé les institutions chrétiennes, ce double but, disons-nous, se trouve également rempli dans l'histoire de René[356].»

Il est douteux que l'auteur ait pensé à tout cela en écrivant l'épisode de René pour en embellir le poème des Natchez; mais puisque cet épisode s'est trouvé propre à développer une idée morale et littéraire à la fois, que l'auteur du Génie du Christianisme devait rencontrer sur son chemin, c'est assurément tant mieux. Pourtant, s'il faut le dire, j'aimerais mieux le livre avec la préface de moins. Le poète avait admirablement senti son sujet; le philosophe, ce me semble, est moins heureux à l'expliquer. Cette expression nouvelle: le vague des passions, n'est-elle pas elle-même un peu vague? et l'auteur fait-il assez bien comprendre la part du christianisme dans la production d'un état moral sans nom dans l'antiquité? surtout montre-t-il bien les ressources du christianisme contre un mal qui n'est probablement que le symptôme ou l'aveu d'un mal plus profond? Il eût fallu, sur ces deux points, entendre Pascal, qui a répandu dans ses Pensées, sous une assez grande variété de formes, tous les éléments dont se compose René. Ce n'est pas lui qui a suggéré à M. de Chateaubriand le remède héroïque de la solitude claustrale, remède dont la nécessité, si elle était avérée, relèverait assez peu l'idée de la puissance intrinsèque du christianisme. L'auteur, du reste, ne tient pas trop à ce remède; car le Père Souël, l'organe avoué de la vérité chrétienne dans ce roman, n'en dit absolument rien. Il donne à René d'autres conseils, il lui prêche d'autres maximes, plus philosophiques, ce me semble, que chrétiennes. Tout ce qu'il dit est fort sensé, mais peu propre à nous faire comprendre quel est, en cette matière de thérapeutique morale, le vrai génie du christianisme. Un homme du monde n'eût guère parlé autrement[357]. La valeur pratique de cet ouvrage me paraît donc peu considérable, s'il faut la chercher tout entière dans ce discours du vieux prêtre. Mais, ce discours fût-il beaucoup meilleur, qu'est-ce qu'un discours? et quand est-ce qu'un discours a constitué la valeur morale d'un récit? Quand le discours est nécessaire, c'est preuve que le narrateur n'a pas su son métier. L'instruction doit ressortir des faits. Or, dans René, les faits ne prouvent rien. Le Père Souël a beau dire que la malheureuse passion et la mort d'Amélie sont le juste châtiment de la vie errante et inutile de René: cette observation peut être fort bonne au point de vue chrétien, au point de vue de la foi; mais tels que nous sommes, nous avons besoin de voir le malheur naissant du mal, et le pécheur puni par son péché. Dieu lui-même a voulu qu'il en fût ainsi; il a laissé volontairement à nos mauvaises oeuvres la plus grande part dans l'exécution de la sentence prononcée contre elles; et rien ne nous empêche de croire ou plutôt tout nous entraîne à penser que la peine du mal, ici-bas et ailleurs, sera tout entière tirée du mal lui-même, en sorte que le dessein de miséricorde que Dieu a conçu en notre faveur se trouve accompli tout entier dans notre régénération ou dans notre délivrance intérieure, qui, elle-même, a pour principe la bonne nouvelle du pardon. Dieu, qui nous connaît et qui sait ce qui nous est nécessaire, a voulu que cette correspondance entre le mal et le malheur fût constante, et qu'elle ne pût point nous échapper, et sous mille formes, à mille différentes reprises, sa Parole a proclamé à l'homme la dispensation que le passage suivant formule avec tant d'énergie: «Ta malice te châtiera, et tes iniquités te reprendront, afin que tu saches et que tu voies, que c'est une chose mauvaise et amère que tu aies abandonné l'Éternel ton Dieu[358].»

Cette providence de Dieu doit servir de modèle et de règle à la providence, si j'ose la nommer ainsi, qu'exerce le poète dans le petit monde de sa création. Là aussi, pour entrer dans les vues de Dieu et pour nous satisfaire, il faut «que la malice fasse mourir le méchant[359],» ou, en d'autres termes, que les événements naissent des caractères; et je ne sais si l'on est assez frappé de la coïncidence de ce précepte littéraire, si généralement, si constamment professé par les maîtres, avec le principe de théodicée que nous venons de rappeler. Eh bien! je n'invoque ici que la vérité littéraire, et je réclame, en m'appuyant sur elle, contre la catastrophe de René, qui n'a aucune relation naturelle avec les torts du héros. C'est du milieu du nuage, et non des régions sereines du ciel, que la foudre devait partir. Est-ce à dire que, dans une narration fictive, il n'y ait place que pour le nécessaire (selon le langage d'Aristote) et que le vraisemblable ne doive jamais suffire? Les accidents de fortune indépendants de notre caractère, les malheurs indépendants de notre volonté, n'y peuvent-ils prendre aucune place? Oui, sans doute, ils le peuvent; mais c'est à condition qu'ils aident au développement des caractères ou à celui de l'idée à laquelle le poème est destiné à donner un corps. La catastrophe de René n'a aucun de ces avantages. Elle ne lui apprend pas que jusqu'alors il a été heureux et ingrat; elle ne le fait pas rougir de son injuste tristesse; elle ne le jette ni aux pieds de son maître ni sur le sein de son père; elle ne fait que changer sa mélancolie sombre en un morne désespoir; et l'inévitable, la seule conclusion de cette histoire, c'est qu'il est des infortunes pour lesquelles Dieu lui-même ne peut rien. Il est étrange d'avoir fait d'une histoire qui conclut ainsi, un épisode, un ornement du Génie du Christianisme; du christianisme qui nous défend de croire qu'il y ait aucun abîme sans fond, aucunes ténèbres que le rayon divin ne puisse percer, aucun vide que Dieu ne puisse combler, aucun tombeau qu'il ne puisse ouvrir. Le coeur humain est en révolte ouverte, éternelle, contre l'irréparable, qui, à le bien nommer, est la douleur des douleurs: l'Évangile seul ne connaît rien d'irréparable, et seul il a osé porter un démenti à cette parole terrible:

     (Jupiter) diffinget, infectumque reddet,
     Quod fugiens semel hora vixit[360].

Ce que la miséricorde anéantit n'a jamais été. Dieu, dans l'ineffable puissance de son esprit, nous fait dater d'où il lui plaît. Il sépare de nous ce qui fut nous-mêmes. Il crée un nouvel homme à qui l'ancien est étranger. Il n'est pour lui ni crime ineffaçable, ni restitution impossible, ni temps envolé sans retour, ni destruction, ni mort d'aucune espèce; le passé n'engloutit rien: tout ce que Dieu prend sous sa garde est éternel comme lui; et notre soif ne saurait, en y puisant toujours, tarir son intarissable richesse: nous ne périrons que faute d'y puiser, et nous ne manquerons à y puiser que faute d'y croire. René n'y croit point; c'est le tort de bien d'autres; ce peut avoir été le sien; mais était-ce là ce qu'il fallait nous montrer? est-ce là ce qu'on nous avait promis?

Il faut remettre à sa place l'histoire de René; il faut la rattacher au poème des Natchez dont primitivement elle faisait partie. Ce n'est plus dès lors qu'une admirable peinture d'un état moral d'autant plus digne d'être observé, que c'est dans un degré plus intense, avec un caractère plus aigu et sous une forme plus distincte, l'état de toute la société actuelle. Jamais le monde ne se remua davantage, ne parut emporté par de si grandes espérances, et jamais ennui plus profond ne fut aussi plus universel. René, Obermann, c'est le siècle; silencieux ou bruyant, le désespoir est partout.

L'homme, depuis sa déchéance, a deux barrières contre cet abîme; la foi d'abord, et le préjugé, qui est une espèce de foi. Mais quel doit être ce désespoir d'une génération qui est au-dessus des préjugés, car elle comprend tout, et au-dessous de la foi, car elle ne conclut point? Et comment ceux qui ont le moins de préjugés, le moins de foi, avec une imagination très ardente et une pensée très active, ne seraient-ils pas les représentants et les victimes privilégiées de cet ennui profond qui n'est qu'une forme ou un prélude du désespoir et dont la conclusion logique est le suicide?

Quand cette disposition se complique d'orgueil, et c'est le cas presque toujours, le mal en devient plus aigu, la catastrophe plus imminente.

Cet état est poétique, lorsque l'âme est restée capable d'affection, lorsqu'elle s'unit à quelque chose dans l'univers, lorsque, sans espoir de rien atteindre, elle embrasse tout, lorsque cette vieillesse de la pensée s'allie à quelque jeunesse de l'âme. Il résulte autant de poésie que de douleur de ce contraste entre deux âges dans le même individu.

Ainsi que toutes les créations poétiques, René ne se définit pas. On saisit, on peut nommer quelques traits généraux; mais René seul, en se montrant, se nomme tout entier. Le charme de cette personnalité tout idéale tient précisément à ce que l'analyse cherche en vain «cette dernière division des jointures et des moelles[361],» dont l'obscurité impénétrable est le caractère de toute vraie personnalité. Je ne prétends donc pas vous donner une idée complète de René en vous disant que c'est une âme qui demande tout à l'univers, tout aux autres et rien à soi-même; que toutes les limites importunent et pour qui la pensée même est une limite; qui vit d'impressions, et n'accepte la vie que comme une sorte de musique vague et mystérieuse; dont toute l'activité intérieure n'est qu'un rêve mélodieux, magnifique et triste; dont le malheur, arrangé avec un talent d'artiste, quoique sans préméditation, est de la poésie pure; un être qui résonne à tous les souffles, comme une harpe; qui n'en souffre pas moins; dont l'infortune est à la fois réelle et imaginaire, et qui se tuera peut-être, mais en rêvant, comme il fait tout le reste. De système, d'opinion, il n'en a point; de passion, moins encore; une passion le sauverait. L'auteur appelle la situation de René le vague des passions; on peut l'appeler ainsi, mais c'est plutôt la passion du vague. Faute d'attacher son coeur à quelque chose de ce qui est ou de ce qui peut être, ou, si l'on veut, en aspirant à tout sans rien choisir, sans rien saisir, René se dissout pour ainsi dire; il périt, accablé sous la multitude confuse de ses désirs; il meurt, tout à la fois, de trop et de trop peu de vie. C'est une victime de la poésie, non de la poésie exercée comme art, mais de la poésie restée à l'état d'instinct et ne laissant une place à rien de ce qui n'est pas elle.

C'est une situation dont René ne se rend compte nulle part; car du moment qu'il s'en rendrait compte, elle ne serait plus la même. Il la décrit ou plutôt il la révèle involontairement en racontant ses impressions, qui ne sont jamais que des impressions, germes obscurs, d'où la pensée, soigneusement captivée, n'éclot jamais. Mais on connaît le personnage, on l'a pénétré, on a vécu avec lui quand on a lu son histoire, presque toute composée de passages comme ceux-ci:

«Les dimanches et les jours de fête, j'ai souvent entendu, dans le grand bois, à travers les arbres, les sons de la cloche lointaine qui appelait au temple l'homme des champs. Appuyé contre le tronc d'un ormeau, j'écoutais en silence le pieux murmure. Chaque frémissement de l'airain portait à mon âme naïve l'innocence des moeurs champêtres, le calme de la solitude, le charme de la religion, et la délectable mélancolie des souvenirs de ma première enfance. Oh! quel coeur si mal fait n'a tressailli au bruit des cloches de son lieu natal, de ces cloches qui frémirent de joie sur son berceau, qui annoncèrent son avènement à la vie, qui marquèrent le premier battement de son coeur, qui publièrent dans tous les lieux d'alentour la sainte allégresse de son père, les douleurs et les joies encore plus ineffables de sa mère! Tout se trouve dans les rêveries enchantées où nous plonge le bruit de la cloche natale: religion, famille, patrie, et le berceau et la tombe, et le passé et l'avenir.

»Il est vrai qu'Amélie et moi nous jouissions plus que personne de ces idées graves et tendres, car nous avions tous les deux un peu de tristesse au fond du coeur: nous tenions cela de Dieu ou de notre mère[362]».

«Mais je me lassai de fouiller dans des cercueils, où je ne remuais trop souvent qu'une poussière criminelle. Je voulus voir si les races vivantes m'offriraient plus de vertus, ou moins de malheurs que les races évanouies. Comme je me promenais un jour dans une grande cité, en passant derrière un palais, dans une cour retirée et déserte, j'aperçus une statue qui indiquait du doigt un lieu fameux par un sacrifice. Je fus frappé du silence de ces lieux; le vent seul gémissait autour du marbre tragique. Des manoeuvres étaient couchés avec indifférence au pied de la statue, ou taillaient des pierres en sifflant. Je leur demandai ce que signifiait ce monument: les uns purent à peine me le dire, les autres ignoraient la catastrophe qu'il retraçait. Rien ne m'a plus donné la juste mesure des événements de la vie, et du peu que nous sommes. Que sont devenus ces personnages qui firent tant de bruit? Le temps a fait un pas, et la face de la terre a été renouvelée[363].»

«Un jour j'étais monté au sommet de l'Etna, volcan qui brûle au milieu d'une île. Je vis le soleil se lever dans l'immensité de l'horizon au-dessous de moi, la Sicile resserrée comme un point à mes pieds, et la mer déroulée au loin dans les espaces. Dans cette vue perpendiculaire du tableau, les fleuves ne me semblaient plus que des lignes géographiques tracées sur une carte; mais tandis que d'un côté mon oeil apercevait ces objets, de l'autre il plongeait dans le cratère de l'Etna, dont je découvrais les entrailles brûlantes entre les bouffées d'une noire vapeur.»

«Un jeune homme plein de passions, assis sur la bouche d'un volcan, et pleurant sur les mortels dont à peine il voyait à ses pieds les demeures, n'est sans doute, ô vieillards, qu'un objet digne de votre pitié; mais quoi que vous puissiez penser de René, ce tableau vous offre l'image de son caractère et de son existence: c'est ainsi que toute ma vie j'ai eu devant les yeux une création à la fois immense et imperceptible, et un abîme ouvert à mes côtés[364].»

«Je me trouvai bientôt plus isolé dans ma patrie que je ne l'avais été sur une terre étrangère. Je voulus me jeter pendant quelque temps dans un monde qui ne me disait rien et qui ne m'entendait pas. Mon âme, qu'aucune passion n'avait encore usée, cherchait un objet qui pût l'attacher; mais je m'aperçus que je donnais plus que je ne recevais. Ce n'était ni un langage élevé, ni un sentiment profond qu'on demandait de moi. Je n'étais occupé qu'à rapetisser ma vie, pour la mettre au niveau de la société. Traité partout d'esprit romanesque, honteux du rôle que je jouais, dégoûté de plus en plus des choses et des hommes, je pris le parti de me retirer dans un faubourg pour y vivre totalement ignoré[365].»

Hélas! j'étais seul, seul sur la terre! Une langueur secrète s'emparait de mon corps. Ce dégoût de la vie que j'avais pressenti dès mon enfance revenait avec une force nouvelle. Bientôt mon coeur ne fournit plus d'aliment à ma pensée, et je ne m'apercevais de mon existence que par un profond sentiment d'ennui.»

«Je luttai quelque temps contre mon mal, mais avec indifférence et sans avoir la ferme résolution de le vaincre. Enfin, ne pouvant trouver de remède à cette étrange blessure de mon coeur qui n'était nulle part et qui était partout, je résolus de quitter la vie[366].»

Il se pourrait qu'après la lecture de ces morceaux, on éprouvât pour René plus de sympathie que de pitié. Il y a sans doute un charme décevant, mais un charme bien puissant dans la peinture de cette situation. Le vague a toujours eu un faux air d'infini, et sous plus d'un rapport les limites nous font peur. Nous désirons tout ensemble et nous craignons de connaître, parce que si, dans un sens, la connaissance nous étend, dans un autre elle nous resserre. Le dernier mot, quel qu'il soit, nous fait peur, comme étant le dernier. Il nous semble, pour le moins, que la certitude fera disparaître la poésie, qui n'est autre chose que la spontanéité et la liberté de l'esprit humain; sous les notes de cette musique rêveuse, nous ne voulons lire aucunes paroles; que dis-je? il nous semble que le christianisme, avec ses lumineuses solutions, est venu inscrire notre vie dans un horizon clair, dur et froid, et nous lui en voulons, esprits énervés que nous sommes, d'avoir uni la précision à la grandeur. Il est peut-être digne de remarque que la même époque où le besoin de précision se prononce si vivement dans toutes les sphères de la science, ait vu éclore une poésie, précise aussi, je le veux, dans sa partie technique, mais toute pénétrée, au fond, de l'esprit de René. Elle se donne l'air d'aspirer à la certitude; mais, en cela, elle se ment à elle-même; elle feint une impatience qu'elle n'a pas; si le doute est une souffrance, elle aime cette souffrance, et l'état dont elle se plaint est si poétique qu'elle ne voudrait pas n'avoir plus à se plaindre.

J'insisterais moins sur le péril, si je sentais moins le charme. Ce charme est bien puissant. Il le serait beaucoup moins si l'auteur avait eu réellement l'intention qu'après coup il a imposée à son oeuvre. Rien de plus spontané et, pour ainsi dire, de plus involontaire que René; c'est un moment dans la vie de l'écrivain; ou, ce qui revient au même peut-être, c'est un de ses rêves. Il n'invente pas une situation, il la subit. Rien n'a été conçu a priori, logiquement construit, rien ne sort de l'esprit, tout découle de l'âme. Ce que le contingent ou l'individuel a de saisissant ajoute ici son intérêt à celui du nécessaire et de l'universel; en un mot, René n'est pas tel ou tel caractère connu et classé, c'est René; son nom peut seul le définir. Joignez-y la noble aisance du langage, ce mouvement flexible et ressenti (c'est ainsi que Buffon caractérise celui du cygne sur les eaux), la mélodie des sons, et ce qu'on a heureusement appelé la mélodie des couleurs, l'extrême simplicité de la fable, enfin le pathétique terrible et douloureux du dénoûment, vous comprendrez sans peine que les quelques pages de René, quand M. de Chateaubriand n'en aurait point écrit d'autres, suffisent pour défendre son nom contre l'oubli. On peut avoir beaucoup vieilli, par les années et par le coeur; mais on aurait dépassé la vieillesse même, quand on pourrait relire sans émotion les paroles de Saint-Preux à Meillerie: «Julie, éternel charme de ma vie…» et cette page de René:

«Je ne sais ce que le ciel me réserve, et s'il a voulu m'avertir que les orages accompagneraient partout mes pas. L'ordre était donné pour le départ de la flotte; déjà plusieurs vaisseaux avaient appareillé au baisser du soleil; je m'étais arrangé pour passer la dernière nuit à terre, afin d'écrire ma lettre d'adieux à Amélie. Vers minuit, tandis que je m'occupe de ce soin, et que je mouille mon papier de mes larmes, le bruit des vents vient frapper mon oreille. J'écoute; et au milieu de la tempête, je distingue les coups de canon d'alarme, mêlés au glas de la cloche monastique. Je vole sur le rivage où tout était désert, et où l'on n'entendait que le rugissement des flots. Je m'assieds sur un rocher. D'un côté s'étendent les vagues étincelantes, de l'autre les murs sombres du monastère se perdent confusément dans les cieux. Une petite lumière paraissait à la fenêtre grillée. Était-ce toi, ô mon Amélie, qui, prosternée au pied du crucifix, priais le Dieu des orages d'épargner ton malheureux frère! La tempête sur les flots, le calme dans ta retraite; des hommes brisés sur des écueils, au pied de l'asile que rien ne peut troubler; l'infini de l'autre côté du mur d'une cellule; les fanaux agités des vaisseaux, le phare immobile du couvent; l'incertitude des destinées du navigateur, la vestale connaissant dans un seul jour tous les jours futurs de sa vie; d'une autre part, une âme telle que la tienne, ô Amélie, orageuse comme l'Océan; un naufrage plus affreux que celui du marinier: tout ce tableau est encore profondément gravé dans ma mémoire. Soleil de ce ciel nouveau, maintenant témoin de mes larmes, échos du rivage américain qui répétez les accents de René, ce fut le lendemain de cette nuit terrible qu'appuyé sur le gaillard de mon vaisseau, je vis s'éloigner pour jamais ma terre natale! Je contemplai longtemps sur la côte les derniers balancements des arbres de la patrie, et les faîtes du monastère qui s'abaissaient à l'horizon[367].»

L'attendrissement qu'on éprouve à la lecture de ce passage et de René tout entier, est-il bon? est-il salutaire? est-ce cette pitié épurée, spiritualisée, la seule que permet Aristote, d'accord, sans s'en douter, avec une plus haute sagesse? Il n'est pas besoin, Messieurs, que je réponde à votre place. Vous êtes tous, j'en suis sûr, de l'avis du Père Souël, et vous sauriez bien tourner contre le poète les reproches qu'il fait adresser à son héros. Il y a une mélancolie égoïste et vaniteuse, une tristesse selon le monde, qui conduit à la mort; l'auteur de René ne la rend-il pas intéressante, ne la fait-il pas aimer? C'est toute la question; je ne veux que l'avoir posée.

René, dit-on, a plusieurs frères dans le monde des créations littéraires: Werther est son aîné, Obermann et Adolphe ses cadets. Ils sont tous, je le crois, de la même famille; Obermann et René sont seuls de la même branche.

Ce qu'ils ont, tous quatre, de commun entre eux, est d'une nature très générale. Ils sont tous atteints de cette paresse de coeur, qui peut se joindre à une grande activité de l'esprit et du corps, et qu'on a raison de considérer comme une des plus profondes racines du mal moral. Ils n'ont ni la foi, qui lie à Dieu, ni le devoir, qui lie aux hommes, ni le préjugé, qui nous lie à nous-mêmes.

Mais, du reste, Werther n'est qu'un Saint-Preux allemand et bourgeois, amoureux d'une Julie à peu près irréprochable, et qui se tue après avoir découvert que cette femme qui ne peut être à lui, répond à son amour.

Werther a été dangereux, dit-on. Il faut qu'on nous l'assure. En tout cas, il ne l'est plus aujourd'hui. On se tue bien encore, mais on ne se tue plus par amour. C'est à d'autres passions qu'appartient désormais ce déplorable honneur. Valons-nous moins, valons-nous mieux, depuis que l'amour ne dispose plus de notre vie? Cette question ne serait pas sans intérêt.

Werther est d'une vérité parfaite, mais un peu commune. La pitié qu'il inspire est mêlée de peu de respect. Mais il aime de bonne foi, c'est un caractère simple, une âme bonne. On ne peut suivre sa vie et le cours de ses pensées sans être douloureusement ému. Son malheur est de n'avoir pas assez de force pour employer toute sa raison; car il a de la raison, il en a beaucoup. Je donnerais, pour ce qui me concerne, son histoire tout entière pour cette seule phrase sortie de sa bouche:

«Si nous avions le coeur ouvert à jouir chaque jour du bien que chaque jour nous apporte, nous serions par là-même en état de supporter notre mal à mesure qu'il nous est envoyé.»

Adolphe est un des livres les plus spirituels qu'on ait écrits. Cet esprit est celui de notre époque. Les grands hommes du grand siècle n'en avaient pas tant. Ils étaient plus profonds et plus riches que nous, quoique nous ayons un faux air de l'être davantage; mais décidément notre siècle a plus d'esprit monnayé, plus de cet esprit qui naît de la décomposition de toutes choses: ne sait-on pas qu'en se putréfiant certaines substances deviennent lumineuses? Le travail de décomposition qui multiplie les aspects et les reflets, vaut-il ces grandes vues, ces pensées simples, qu'on appelait alors de l'esprit et même du bel esprit?

L'esprit d'Adolphe est arrivé à l'autre côté de tout: beaucoup des plus sardoniques et des plus désabusés se trouveraient naïfs à côté de lui. On dit de certaines gens qu'on ne voudrait pas se trouver seul avec eux au coin d'un bois: on a peur aussi de se trouver seul avec un esprit comme celui-là, et la peur augmente avec le plaisir. Ce n'est pas, comme dans René, le personnage qui est dangereux, mais l'auteur. René nous gagne à sa maladie par le contact, par le simple regard; Adolphe, homme personnel et faible comme tant d'autres, n'excite ni sympathie ni enthousiasme; mais le livre entier est d'une tristesse sèche et d'une vérité dure qui font mal à l'âme. Corinne, dont Adolphe est une variante, n'est pas aussi douloureuse. Elle nous attendrit. Adolphe nous déchire. Quelque chose, après la lecture de Corinne, reste encore debout dans notre âme; après Adolphe, rien; et la devise de l'enfer de Dante pourrait servir d'épigraphe à cette histoire. C'est un terrible signe du temps, que des romans comme Adolphe soient nos véritables tragédies. Celles dont on nous affligeait jadis exerçaient notre pitié; à la lecture de celles-ci, c'est nous-mêmes que nous prenons en pitié, et, ce qui est pire, en dégoût; ce n'est plus sympathie, mais souffrance personnelle; toute espèce de foi ou d'espérance est morte; et l'impitoyable attention que l'écrivain a mise à écarter tout idéal, est une aggravation de peine à laquelle on ne se résout pas.

Au fait, si c'était un livre moral que celui qui ne laisse aucune place à l'espérance, Adolphe serait un livre moral. Ce n'était pas la première fois qu'on représentait cette alliance d'égoïsme et de sensibilité qui caractérise le héros de ce livre; cette combinaison se trouve impliquée dans une foule de créations poétiques ou romanesques; cette combinaison est le fond même des caractères passionnés: mais elle est à la base même du roman d'Adolphe; elle en est, sinon l'idée mère, du moins un élément principal; la rencontre d'un tel caractère avec une situation comme celle d'Ellénore doit produire les résultats que le livre a retracés; ou, si l'on veut, on dira qu'une femme comme Ellénore doit développer dans un homme comme Adolphe ce caractère complexe qui est celui de tant d'hommes, mais plus particulièrement le sien. C'était déjà, si ma mémoire ne m'est pas trop infidèle, l'idée de Caliste[368]: c'est aussi, avec des différences considérables, l'idée de Corinne: du côté de l'homme, la passion sans dévouement; du côté de la femme, l'abandon d'un dévouement absolu, ou sans la barrière du respect. Cette conception étant vraie serait morale, si l'on pouvait appeler moral ce qui a pour conclusion le désespoir, j'entends le désespoir moral.

Quoi qu'il en soit, Adolphe, c'est-à-dire l'homme sensible, mais égoïste, faible et sans principes, Adolphe n'est point René. C'est Obermann qui est René, mais René en prose. Le sermon du Père Souël leur conviendrait à tous les deux; seulement Obermann ne l'écouterait pas. René discute peu, Obermann discute sans cesse. René est mélancolique, Obermann est spéculatif. René a des impressions, Obermann a des opinions. L'un est emporté par la passion du vague, l'autre par l'indépendance de la pensée; il ne veut pas même être lié à sa pensée; il réclame hautement le droit de se contredire; il n'y a selon lui que les hommes sans sincérité qui ne se contredisent jamais. Dans le vague, ce qu'aime René, c'est l'immensité; ce que cherche Obermann, c'est la liberté. Tous deux sont épris de la nature, car elle captive les imaginations qu'aucun intérêt n'a fixées, ni contenues; mais Obermann cherche à s'agrandir avec la nature, René s'en laisse enivrer; l'admiration de l'un est plus contemplative, celle de l'autre est plus tendre. Obermann jouit, René est subjugué. René cherche une âme sympathique au sein de la nature; cette force vivante (natura naturans) est le seul dieu d'Obermann qui lui refuse tout autre nom. Obermann est ennuyé sans être triste; la tristesse, chez René, domine l'ennui: et, pour achever en deux mots, le second se fait aimer, tandis qu'on n'éprouve aucun sentiment pour le premier, et qu'on sent qu'il ne lui en est dû aucun. Le volume qui porte le nom d'Obermann n'est qu'une suite de pages remarquables, René est un livre. Il y a de l'art dans l'un, l'autre est une oeuvre d'art. Enfin, Obermann peut renfermer numériquement plus de pensées, plus de vues; mais Obermann est l'oeuvre d'un homme d'esprit, et René celle d'un talent consommé. L'un est une création immortelle, il n'y a nulle création dans l'autre.

Tous deux sont dangereux, un seul est mauvais: est-ce le mauvais qui est le plus dangereux? On a pu hésiter avant de répondre. Ceux qui auront la force de traverser Obermann arriveront peut-être à des convictions mieux fondées, plus affermies; mais le plus grand nombre ne le traverseront pas, et pour ceux-là il sera funeste. René, avec ce divin baume de poésie dont il ruisselle, guérira peut-être quelques-unes des plaies qu'il aura ouvertes. La rêverie, à tout prendre, vaut mieux encore que la sécheresse d'un scepticisme ergoteur.

Obermann devait être long, précisément parce que ce n'est pas un livre; toutefois j'ai peine à lui pardonner sa longueur. Ce n'est pas qu'un livre sur l'ennui ne puisse être très amusant, miss Edgeworth l'a prouvé; mais tout l'esprit du monde ne saurait empêcher que la description prolongée d'un ennui peint d'après nature ne soit une chose ennuyeuse. Je me rappelle à ce propos quelques vers assez peu connus sur Young, l'auteur des Nuits:

     Que de l'homme si fier, sur son humble pelouse,
     La majesté des cieux abaisse la hauteur,
     J'en conviens; mais il faut être Anglais et docteur
     Pour pleurer là-dessus deux volumes in-douze.

Passe encore de pleurer deux volumes in-douze, mais bâiller deux volumes in-octavo, en vérité c'est trop. L'ennui produit l'ennui; et tout l'esprit de l'auteur ne nous vaut qu'une commutation de peine; au lieu de l'ennui, c'est de l'impatience et presque de l'irritation. Je ne fais entrer pour rien dans cet inévitable effet l'affreuse saveur d'athéisme dont tout ce livre est saturé; mais c'est pourtant encore un grand défaut. Nul autre que Dieu ne peut faire un crime à qui que ce soit de n'être pas chrétien; mais l'irréligion absolue, l'impiété est un odieux travers. L'athéisme n'est pas mauvais seulement, il est fort laid, et par conséquent rien n'est moins littéraire. Encore peut-il se trouver de la poésie dans une impiété désespérée, furieuse; mais les négations froides et méprisantes de M. de Sénancour sont au-dessous de la prose elle-même.

On doit savoir gré d'une chose à l'auteur, c'est que, digne de peu de sympathie, il n'en réclame aucune. C'est quelque chose. On ne l'a pas pris au mot. On lui a accordé ce qu'il ne demandait point, on est allé jusqu'à l'enthousiasme. De l'enthousiasme pour Obermann, comprenez-vous cela? Mais il est de fait que l'égoïsme (ou l'égotisme si l'on veut), soutenu de quelque esprit et de beaucoup d'assurance, est à peu près sûr de nous plaire, à nous qui, dans la société, nous éloignons avec dégoût de ces parleurs dont l'égoïsme arrogant ne laisse jamais la parole au nôtre. Qu'au lieu de parler, ils écrivent, ils impriment; qu'ils élèvent leur bavardage à la dignité du volume; qu'ils répandent sur l'insipidité de leurs communications le sel de leur imagination, l'intérêt de la vérité, nous suivrons avec une attention palpitante jusqu'à l'histoire de leurs digestions; et chose merveilleuse, notre égoïsme même nous attache à la peinture du leur.

J'ai eu tort peut-être de pousser si loin le parallèle entre deux livres si inégaux. Je n'ajouterai pas à ce tort celui de vous parler de leurs imitateurs. Triste et nombreuse postérité! Que d'infortunés, que d'ennuyés sont venus, à l'instar d'Obermann et de René, faire appel à notre compassion! Bien vainement, il est vrai! Pourtant si l'on doit juger par l'ennui qu'ils répandent de celui qu'ils ont éprouvé, ils avaient droit à notre pitié.

Parlons plutôt d'un livre qui n'est guère moins admirable que René et qui, au point de vue d'une opposition directe, en est le pendant naturel. M. de Maistre, en écrivant le Lépreux, a d'autant mieux réfuté René qu'il n'y songeait pas, et que cette réfutation est une histoire, un tableau. René est un heureux qui cherche un malheur, et qui finit par le rencontrer, mais inutilement. Le Lépreux est un infortuné à qui tout manque, même un nom, et auquel, en fait d'infortune, rien n'a été refusé sinon l'impossible (car il est admirable que tandis que le cumul de toutes les félicités est absolument impossible, la réunion de toutes les infortunes ne l'est pas). Le Lépreux, ainsi que René, a une soeur, mais malheureuse du même malheur que lui; et pour qu'ils puissent sentir l'excès de leur disgrâce, ils sont privés de la vue et des consolations l'un de l'autre. Le Lépreux, à force de malheur, arrive, comme René, à force d'ennui, à la tentation du suicide. Ici rappelez-vous, Messieurs, un mot terrible du Père Souël à René: «S'il faut dire ici ma pensée, je crains que, par une épouvantable justice, un aveu sorti du sein de la tombe n'ait troublé votre âme à son tour.» C'est un mot sorti de la tombe, un mot de sa soeur morte, qui porte la consolation et fait naître la paix dans l'âme du Lépreux. Et comment? En le faisant rentrer et s'asseoir au foyer de cette religion divine qui ne connaît pas, qui nie hautement l'irréparable, et qui offre à l'homme dépouillé de tous les biens à la fois, la santé, la jeunesse, la beauté, la liberté, l'éternité de l'amour. Ces deux chefs-d'oeuvre, René et le Lépreux sont inséparables dans ma pensée; René a pris dans le Génie du Christianisme la place qui appartenait au Lépreux, et il est pénible d'ajouter qu'on serait étonné, dans plus d'un sens, d'y rencontrer le Lépreux.

CHAPITRE CINQUIÈME

Le Génie du Christianisme. II.

La dernière partie du Génie du Christianisme, intitulée Culte, traite, sous ce titre beaucoup trop étroit, de toutes les manifestations et de toutes les oeuvres de la religion chrétienne, en dehors du domaine de la littérature et des arts. Ce volume n'est pas exempt des défauts graves qui déparent les trois premiers. C'est toujours, sous le nom du christianisme, le catholicisme exclusivement. L'auteur ne porte point au compte de la religion chrétienne ce que les communions dissidentes ont produit de grand et de pur. Il avait réclamé Milton: il n'a garde de réclamer Guillaume Penn, Franke, Howard. En revanche il grossit de mille accessoires de hasard le trésor du catholicisme. Toute la couche de superstitions populaires dont la lente alluvion des temps a pu recouvrir le dogme catholique, lui est ajoutée sans discernement, sans hésitation; et ce n'est pas du christianisme seulement, mais du catholicisme lui-même, qu'on pourrait dire, en lisant ce volume:

Miraturque novas frondes et non sua poma[369].

Heureusement encore qu'il y a, dans cette dernière partie, peu de théologie proprement dite; car le peu qu'en a mis l'auteur est très superficiel et très hasardé. Voyez, par exemple, ce qu'il dit du sacrifice et sur quelle étrange pétition de principe il se fonde pour affirmer que le catholicisme lui seul a un culte:

«Il y a un argument si simple et si naturel, en faveur des cérémonies de la messe, que l'on ne conçoit pas comment il est échappé aux catholiques dans leurs disputes avec les protestants. Qu'est-ce qui constitue le culte dans une religion quelconque? C'est le sacrifice. Une religion qui n'a pas de sacrifice, n'a pas de culte proprement dit. Cette vérité est incontestable, puisque chez les divers peuples de la terre les cérémonies religieuses sont nées du sacrifice, et que ce n'est pas le sacrifice qui est sorti des cérémonies religieuses. D'où il faut conclure que le seul peuple chrétien qui ait un culte est celui qui conserve une immolation[370].»

Il serait singulier qu'un argument si simple et si naturel, au dire de l'auteur, fût échappé (ou plutôt eût échappé) à tous les controversistes catholiques, lui seul excepté. Peut-être qu'en effet il ne leur a point échappé, mais qu'ils ne l'ont pas trouvé si simple et si naturel. Ils ont pu affirmer la perpétuité de l'immolation; mais probablement ils auraient jugé imprudent de prétendre qu'un culte où le sacrifice personnel de Jésus-Christ est remplacé et continué par le sacrifice intérieur des âmes qui lui sont unies et soumises n'a point le caractère et la valeur d'un culte. Ils savaient mieux que l'illustre poète ce qu'on peut dire et ce qu'il faut taire, et nous avons souvent pensé qu'il y a eu autant de politique, pour le moins, que de conviction dans l'unanimité de leurs applaudissements[371].

Peut-être, en revanche, ne trouvèrent-ils rien de téméraire dans l'empressement avec lequel notre auteur relevait la magnificence extérieure de leur culte, dans son habileté à suppléer la conviction sérieuse et l'émotion du coeur par l'éblouissement, dans cette perpétuelle fantasmagorie dont ils tirent eux-mêmes un trop bon parti pour reprocher à M. de Chateaubriand l'usage qu'il en fait. Quant à nous, en rendant justice à tout ce qu'il y a de vrai, de touchant, de sérieux, de fortement ou de finement pensé dans cette dernière partie de l'ouvrage, nous accusons franchement l'écrivain d'y avoir multiplié les prestiges, d'avoir parlé à l'imagination beaucoup plus qu'à la raison, d'avoir fait bien moins ressortir la beauté morale que la beauté poétique des oeuvres et des institutions dont il nous fait l'éloge. Après quoi, nous n'avons pas besoin d'un effort pour dire que les pages éloquentes ou charmantes abondent dans ce dernier volume, et que pour s'épargner des omissions injustes il faudrait tout citer. Ce n'est donc pas comme seuls dignes d'être distingués, mais comme nous ayant plus vivement frappé et se présentant le plus souvent à notre mémoire, que nous indiquons le chapitre sur les Tombeaux chrétiens[372], le morceau sur les sépultures de Saint-Denis[373], tout le livre des Missions[374] et notamment le chapitre plus séduisant que sincère sur les Missions du Paraguay[375], enfin cette belle page sur le Saint-Bernard, écrite par l'auteur sous sa meilleure inspiration et dans son ton le plus vrai, le meilleur. Donnons-nous le plaisir de la relire:

«Mais le voyageur des Alpes n'est qu'au milieu de sa course. La nuit approche, les neiges tombent; seul, tremblant, égaré, il fait quelques pas, et se perd sans retour. C'en est fait, la nuit est venue: arrêté au bord d'un précipice, il n'ose ni avancer, ni retourner en arrière. Bientôt le froid le pénètre, ses membres s'engourdissent, un funeste sommeil cherche ses yeux; ses dernières pensées sont pour ses enfants et son épouse! Mais n'est-ce pas le son d'une cloche qui frappe son oreille à travers le murmure de la tempête, ou bien est-ce le glas de la mort, que son imagination effrayée croit ouïr au milieu des vents? Non: ce sont des sons réels, mais inutiles! car les pieds de ce voyageur refusent maintenant de le porter… Un autre bruit se fait entendre; un chien jappe sur les neiges, il approche, il arrive, il hurle de joie: un solitaire le suit.

»Ce n'était donc pas assez d'avoir mille fois exposé sa vie pour sauver des hommes et de s'être établis pour jamais au fond des plus affreuses solitudes? Il fallait encore que les animaux même apprissent à devenir l'instrument de ces oeuvres sublimes, qu'ils s'embrasassent, pour ainsi dire, de l'ardente charité de leurs maîtres, et que leurs cris sur le sommet des Alpes proclamassent aux échos les miracles de notre religion[376].»

Avec tous ses défauts, le Génie du Christianisme, dont la publication est le plus grand événement littéraire du demi siècle qui vient de s'écouler, est une oeuvre littéraire d'une haute valeur. Elle restera pour prouver deux choses: la magie du talent et la puissance de l'individualité. Si je dis la magie du talent, c'est que ce mot de magie est le seul qui exprime bien la manière dont M. de Chateaubriand agit sur ses lecteurs. Le mot même de charme dont le sens primitif est exactement le même, est insuffisant. Lorsque, en dépit de la raison qui proteste, et du goût qui murmure, on se livre, sans savoir comment, aux imaginations de l'écrivain, lorsque, se sentant séduit, on sent aussi qu'on veut l'être, ou que du moins on diffère la résistance et l'on ajourne la victoire, lorsque, parfaitement dupe, on se l'avoue en souriant, car on est bien aise de l'être, il y a magie sans doute, et la véritable, la seule magie que l'homme puisse exercer. Mais ne croyez pas que l'homme puisse l'exercer sans l'avoir subie, et que l'on puisse être enchanteur à moins, d'abord, d'avoir été enchanté. Il n'est tel, pour tromper, qu'un honnête trompeur. Tel est, si vous me permettez de le dire, l'incomparable magicien que nous étudions. Honnête, qui l'est plus que l'auteur du Génie du Christianisme? Où faut-il chercher, si ce n'est en lui, le type du parfait honneur? Mais enfin, prendre des couleurs pour des raisons, son imagination pour sa conscience, et son esprit pour son coeur, mêler incessamment la question du vrai et celle du beau, s'enivrer de la poésie qu'exhalent les grands souvenirs et les grands spectacles, sans trop s'inquiéter des remontrances d'une raison très saine, au fond, et aussi solide qu'élevée, c'est ce que fait constamment l'auteur du Génie du Christianisme, et ce que les lecteurs les plus favorables ne peuvent s'empêcher de remarquer. M. de Chateaubriand a fait pour le christianisme ce qu'il a fait pour la Restauration; il les a dotés l'un et l'autre d'une poésie; mais la Restauration lui a plus d'obligation que le christianisme. Elle y gagnait tout: et heureuse eût-elle été si, belle des charmes que lui prêtait le splendide talent de son poète, elle eût voulu aussi être forte des conseils que lui offrait sa sagesse: mais que sait-on s'il pouvait la conseiller après l'avoir enivrée? Quant à la religion, elle y gagnait moins; et sans prétendre qu'elle y perdait tout, j'oserai bien dire qu'elle avait moins à gagner qu'à perdre à cette noble et magnifique parodie dont elle est l'objet dans le Génie du Christianisme. La vérité simple et touchante de quelques parties de ce grand ouvrage ne lutte pas avec avantage contre le fantastique et le faux qui, à notre avis, y dominent. Le livre renferme des choses graves; mais dans son ensemble, il manque de gravité. Il a mille beautés, il n'a pas, en général, celle qui lui est propre: et le jugement que nous portons ici est tout littéraire; car il ne s'agit point de décider si le christianisme est vrai, mais s'il y a convenance entre le christianisme, tel que chacun peut le connaître, et la manière dont M. de Chateaubriand en a tracé l'apologie; or ce jugement est du ressort de tous les lecteurs, et très indépendant de leurs convictions en matière de religion.

Mais enfin, vérité ou magie, conviction ou système, prose ou poésie, n'importe, le Génie du Christianisme forme, en un sens du moins, un tout bien lié, un tout compact, dont l'auteur lui-même est la vivante unité. Quelle que puisse être l'incohérence des éléments du système, ils se sont unis, fondus, ou plutôt merveilleusement organisés dans l'âme poétique de l'auteur. Ce qui, comme système, eût été discordant, est un, est harmonieux comme poème: le Génie du Christianisme est un poème; et c'est ici qu'il faut revenir sur cette puissance d'individualité dont je parlais il y a quelques moments. Un système, encore qu'il ait été conçu, construit par un seul homme, appartient dans un sens à tout le monde; car c'est une oeuvre de logique, et la logique n'a rien d'individuel; mais cette sorte de système qu'on appelle un poème, n'appartient, ne peut appartenir qu'à une personne unique. C'est là que l'individualité doit triompher; d'elle seule dépend l'unité de l'oeuvre: plus l'individualité est puissante, plus l'unité intérieure est forte, et cette unité intérieure est, au point de vue littéraire, la vérité même. Tout ce qui est assemblé du dehors, tout ce qui n'a pas été attiré du dedans par une sorte d'aimant moral, puis réuni, résumé par cette force vivante; tout ce qui, au lieu de croître comme une plante, a été construit comme un édifice, ne peut avoir, poétiquement, aucune vérité. Et en revanche (chose merveilleuse, triomphe éclatant de la personnalité humaine!) des éléments que la raison ne rapprochait pas, et dont la réunion manque de vérité objective, obtiennent une sorte d'unité et une sorte de vérité dans l'âme du poète, qui les lie les uns aux autres par des liens inconnus. M. de Chateaubriand n'a fait presque, sous des formes et sous des noms très divers, que des poèmes, parmi lesquels les plus involontaires ne sont peut-être pas les moins parfaits; et quoique jamais, à l'en croire, il n'ait été poète qu'en attendant mieux, jamais, en devenant quelque chose de mieux, il n'a cessé d'être poète. La poésie, dont il s'est bien gardé d'introduire indiscrètement le langage dans les affaires, l'a accompagné partout, a traversé avec lui toutes les situations: et sur ce rivage solitaire où l'a laissé, en se retirant, le flot de la politique, nous le retrouvons seul avec elle, seul, disons-nous, à moins qu'une foi mûrie par les années et l'adversité ne soit l'inspiration du livre nouveau qu'on nous promet[377], livre qui, dans ce cas, terminerait bien dignement la carrière qu'ouvrit, il y a quarante années, l'histoire de Chactas et d'Atala. Qu'il s'en défende ou non, M. de Chateaubriand est surtout poète, le poète qu'attendait le dix-neuvième siècle, le père de toute la poésie que notre siècle a vu éclore, celui dont le nom ne convient pas moins que celui d'Homère dans ces beaux vers de Rousseau:

À la source d'Hippocrène Homère ouvrant ses rameaux, S'élève comme un vieux chêne Entre de jeunes ormeaux[378].

Je m'abstiens de rechercher jusqu'à quel point et dans quel sens le livre de M. de Chateaubriand a pu modifier les convictions philosophiques des hommes de son temps. Il est plus facile et moins hasardeux d'apprécier l'influence littéraire de ce livre fameux. Avant tout, il a été, pour les poètes, pour les artistes, une riche palette, où les plus habiles n'ont pas été les moins empressés à venir tremper leur pinceau; il a, non pas le premier, mais avec le plus grand succès, donné l'exemple d'appliquer la couleur locale aux tableaux que l'imagination emprunte aux souvenirs de l'histoire; il a reporté avec empire les esprits aux sources du romantisme et de la poésie classique, vers le moyen âge et vers l'antiquité grecque; il a réveillé le goût des études historiques, en faisant entrevoir de combien de poésie, de combien d'émotions et de jouissances nous privaient nos préjugés en histoire: non pas qu'il soit lui-même exempt de préjugés, non pas que sa couleur soit toujours vraie; son moyen âge est de fantaisie; sa prédilection pour le passé n'est guère qu'une hallucination poétique, dont, sans se rétracter formellement, il a fait justice plus tard[379]; mais il a réveillé des souvenirs éteints, il a piqué la curiosité par la séduction, quelquefois trompeuse, de son coloris; la foule a, sur ses pas, remonté le courant des âges; la nation s'est informée de ses origines: ce poète a produit des historiens. Enfin, le Génie du Christianisme a modifié la langue elle-même; il l'a enrichie de mots et de formes, dont plusieurs étonnèrent à leur apparition, et furent ensuite couramment employés par ceux qu'ils avaient le plus étonnés. La langue littéraire de nos jours est tout étincelante des épithètes, des métaphores, des associations de mots, dont M. de Chateaubriand l'a dotée. Dans le style, il a répandu des teintes plus vives, et introduit, si j'ose parler ainsi, le spectacle. On avait jadis outré le mouvement; on a prodigué la couleur. La sobriété de l'ancien style français a disparu sans retour; mais le Génie du Christianisme a maintenu la grâce de ses mouvements, la fermeté de son attitude, la noble simplicité de ses allures. La phrase de M. de Chateaubriand, avec une intention musicale un peu trop marquée, un rythme quelquefois trop prononcé, est pourtant bien la phrase française, nette, prompte, élastique. Mais, au total, c'en est fait, je ne dirai pas de la candeur du dix-septième siècle, mais de la simplicité de diction du dix-huitième. Le Génie du Christianisme a créé une nouvelle tradition. L'esprit français saura bien, dans cette voie moderne, se restreindre et se réprimer; mais tout nous entraîne vers le luxe et vers la fantaisie, et si la langue de notre époque ressemblait à celle du grand siècle, elle ne ressemblerait pas au nôtre. La France du dix-neuvième siècle est bien toujours la France; mais c'est la France du dix-neuvième siècle que le poète semble avoir caractérisée d'avance lorsqu'il a dit, en parlant des coursiers de Phaëton:

     Expatiantur equi, nulloque inhibente per auras
     Ignotæ regionis eunt[380].

La transformation, le développement du talent de M. de Chateaubriand, entre l'Essai historique et le Génie du Christianisme, sont si extraordinaires qu'il n'y en a peut-être pas d'autre exemple. C'est presque une création, une seconde naissance, ou, si l'on veut, la découverte inopinée d'un monde inconnu. Ce phénomène, qui n'est pas commun à toutes les destinées littéraires, ne doit-il pas être accompagné d'une émotion indicible, telle qu'est l'émotion du penseur lorsqu'une grande vérité se révèle à lui dans toute la splendeur de son évidence, ou telle que Milton nous a représenté l'émotion de la mère des humains, lorsque, pour la première fois, elle se voit dans le miroir des eaux, sans s'y reconnaître encore:

     As I bent down to look, just opposite
     A shape within the watery gleam appear'd,
     Bending to look on me; I started back,
     It started back; but pleased I soon return'd,
     Pleased it return'd as soon with answering looks
     Of sympathy and love: there I had fix'd
     Mine eyes till now, and pin'd with vain desire,
     Had not a voice thus warn'd me: What thou seest,
     What there thou seest, fair creature, is thyself.

     Un autre ciel brillait dans l'eau calme et limpide.
     Pour le voir je me penche, et plonge un oeil avide
     Dans l'onde où tout à coup une forme apparaît
     Et se penche vers moi pour me voir. Inquiet,
     Mon coeur a tressailli; je recule; elle-même
     Recule en tressaillant; mais vers ces traits que j'aime
     Un charme me rappelle; un charme aussi vers moi
     La ramène à son tour; car ce n'est pas l'effroi,
     C'est l'intérêt, l'amour, que son regard exprime.
     Elle m'aime, je l'aime; et l'ardeur qui m'anime
     À cet objet, vers qui s'élancent tous mes voeux,
     En ce moment encore attacherait mes yeux,
     Si bientôt une voix: Ô belle créature!
     Ce que tu vois, dit-elle, ici, dans cette eau pure,
     C'est toi-même[381].

(Paradis Perdu, livre IV.)

CHAPITRE SIXIÈME

Les Martyrs.

Du Génie du Christianisme aux Martyrs, d'un poème à un autre poème, il ne faut pas attendre le même prodige, quoique dans cet intervalle, assurément, la pensée de l'auteur ne soit pas demeurée immobile. Il m'en coûte de ne pas relever pour vous, comme je l'ai fait pour moi-même avec un soin jaloux, tous les grains d'or, toute la poussière de diamant que M. de Chateaubriand a semée sur sa route. Je me condamne à passer sous silence les beaux articles dont il enrichit le Mercure, jusqu'à ce fameux article qui n'y parut point, et qui provoqua la brutale suppression du journal. C'est le pendant et c'était le présage du pilon où périt pour un temps le livre de l'Allemagne. Il faut avouer que Napoléon ne joignait pas toujours aux allures d'un grand homme les manières et les procédés d'un homme bien élevé. Comment n'avait-il pas peur de se trahir ou de se calomnier lui-même en frappant d'interdit des passages comme celui-ci (car dans cet article sur le Voyage en Espagne de M. de Laborde, ces lignes constituaient sans doute le corps du délit):

«La muse a souvent retracé les crimes des hommes; mais il y a quelque chose de si beau dans le langage du poète, que les crimes même en paraissent embellis: l'historien seul peut les peindre sans en affaiblir l'horreur. Lorsque, dans le silence de l'abjection, l'on n'entend plus retentir que la chaîne de l'esclave et la voix du délateur; lorsque tout tremble devant le tyran, et qu'il est aussi dangereux d'encourir sa faveur que de mériter sa disgrâce, l'historien paraît, chargé de la vengeance des peuples. C'est en vain que Néron prospère, Tacite est déjà né dans l'Empire; il croît inconnu auprès des cendres de Germanicus, et déjà l'intègre Providence a livré à un enfant obscur la gloire du maître du monde. Bientôt toutes les fausses vertus seront démasquées par l'auteur des Annales; bientôt il ne fera voir, dans le tyran, déifié, que l'histrion, l'incendiaire et le parricide: semblable à ces premiers chrétiens d'Égypte, qui, au péril de leurs jours, pénétraient dans les temples de l'idolâtrie, saisissaient au fond d'un sanctuaire ténébreux la divinité que le Crime offrait à l'encens de la Peur et traînaient à la lumière du soleil, au lieu d'un dieu, quelque monstre horrible[382].»

Mais pourrais-je m'empêcher de mentionner au moins la Lettre écrite de Rome à M. de Fontanes, en 1804? Je ne pense pas que l'auteur ait rien écrit de plus parfait, et ce serait une étude également curieuse et profitable que celle des changements que cette lettre a subis, d'une édition à l'autre, sous le rapport du style. Cet examen justifierait le témoignage que l'auteur s'est rendu plus d'une fois, d'être difficile avec lui-même et amoureux de la perfection. Ce qu'il y a de beau, c'est que, sous toutes ces corrections, le premier jet, l'essor, la liberté des mouvements se retrouvent. Il me semble que les pages mêmes de René n'ont pas plus de grandeur, et ne sont pas imbues d'une mélancolie plus pénétrante. Heureusement il est presque inutile de citer. Cette lettre, on la sait par coeur. Combien de lecteurs se rappellent à peu près mot pour mot cette description du coucher du soleil à l'horizon romain:

«J'ai souvent aussi remonté le Tibre à Ponte-Mole, pour jouir de cette grande scène de la fin du jour. Les sommets des montagnes de la Sabine apparaissent alors de lapis lazuli et d'or pâle, tandis que leurs bases et leurs flancs sont noyés dans une vapeur d'une teinte violette ou purpurine. Quelquefois de beaux nuages comme des chars légers portés, sur le vent du soir avec une grâce inimitable, font comprendre l'apparition des habitants de l'Olympe sous ce ciel mythologique; quelquefois l'antique Rome semble avoir étendu dans l'Occident toute la pourpre de ses consuls et de ses Césars, sous les derniers pas du dieu du jour[383].»

Voici, dans un cadre plus resserré, dans l'enceinte d'une ruine, un tableau non moins exquis:

«Surpris par la pluie, au milieu de ma course, je me réfugiai dans les salles des Thermes voisins du Poecile, sous un figuier qui avait renversé le pan d'un mur en croissant. Dans un petit salon octogone, une vigne vierge perçait la voûte de l'édifice, et son gros cep lisse, rouge et tortueux, montait le long du mur comme un serpent. Tout autour de moi, à travers les arcades des ruines, s'ouvraient des points de vue sur la campagne romaine. Des buissons de sureau remplissaient les salles désertes où venaient se réfugier quelques merles. Les fragments de maçonnerie étaient tapissés de feuilles de scolopendre, dont la verdure satinée se dessinait comme un travail en mosaïque sur la blancheur des marbres. Çà et là de hauts cyprès remplaçaient les colonnes tombées dans ces palais de la mort; l'acanthe sauvage rampait à leurs pieds, sur des débris, comme si la nature s'était plu à reproduire sur les chefs-d'oeuvre mutilés de l'architecture, l'ornement de leur beauté passée. Les salles diverses et les sommités des ruines ressemblaient à des corbeilles et à des bouquets de verdure: le vent agitait les guirlandes humides, et toutes les plantes s'inclinaient sous la pluie du ciel[384].»

Ce séjour de Rome devait profiter à une grande composition dont M. de Chateaubriand portait déjà peut-être la pensée dans son esprit: je parle des Martyrs. Il en avait choisi le dessein et arrêté le plan vers 1806, lorsqu'il partit pour visiter la Grèce, l'Asie Mineure et la Palestine. L'ouvrage qui a réclamé tant de travaux et de fatigues parut en 1809.

La critique des Martyrs est facile. Il est même facile, sans exagérer aucune critique et ne blâmant que ce qui est blâmable, de donner de cet ouvrage une idée très fausse. Cela n'est pas seulement aisé, cela est inévitable. Il faudrait une habileté peu commune pour faire, au moyen d'une analyse, valoir les beautés d'un livre autant que cette analyse en a fait valoir les défauts. Mon espoir, en cette occasion, c'est que j'ai à parler d'un livre que tout le monde a lu ou que tout le monde lira.

Écoutons d'abord l'auteur sur son dessein:

«J'ai avancé, dans un premier ouvrage, que la Religion chrétienne me paraissait plus favorable que le Paganisme au développement des caractères, et au jeu des passions dans l'Épopée; j'ai dit encore que le merveilleux de cette religion pouvait peut-être lutter contre le merveilleux emprunté de la Mythologie: ce sont ces opinions, plus ou moins combattues, que je cherche à appuyer par un exemple.

»Pour rendre le lecteur juge impartial de ce grand procès littéraire, il m'a semblé qu'il fallait chercher un sujet qui renfermât dans un même cadre le tableau des deux religions, la morale, les sacrifices, les pompes des deux cultes; un sujet où le langage de la Genèse pût se faire entendre auprès de celui de l'Odyssée; où le Jupiter d'Homère vînt se placer à côté du Jéhova de Milton sans blesser la piété, le goût et la vraisemblance des moeurs.

»Cette idée conçue, j'ai trouvé facilement l'époque historique de l'alliance des deux religions[385].»

Vous le voyez, Messieurs, les Martyrs, dont le sujet est le triomphe de la religion chrétienne, étaient destinés à la faire triompher dans la littérature comme elle a triomphé dans le monde.

Laissons pour un moment le dessein de l'ouvrage, et voyons-en le sujet, ou plutôt voyons si le choix du sujet, si l'idée mère de la composition est convenable au dessein de l'auteur.

Il s'agit du Triomphe de la religion chrétienne[386], non dans l'avenir, mais dans le passé. Il y a dix-huit siècles que le christianisme triomphe: est-ce de ces dix-huit siècles que le poète va nous retracer l'histoire? Outre ce triomphe permanent, non interrompu, le christianisme triomphe à des moments et en des lieux déterminés, chaque fois que le repentir d'un pécheur donne sujet aux anges de se réjouir dans le ciel, et chaque fois aussi que les principes de l'incrédulité et du péché étant mis en balance avec ceux de la foi et de la morale, ces derniers l'emportent: eh bien! est-ce de quelques-unes de ces victoires, qui se comptent par milliers, ou plutôt qui ne se comptent point, que nous allons entendre l'histoire? Quelque beau que soit ce dessein, ce n'est pas celui de l'auteur. Non, il a découvert qu'à une certaine époque, savoir vers l'an 320 de notre ère, le christianisme a remporté une victoire définitive, nécessaire à son existence au même titre que peut l'être, dans la lutte d'un peuple avec un autre, une bataille gagnée; il s'agit d'une victoire sans laquelle l'avenir du christianisme sur la terre n'était pas assuré, et qui met fin péremptoirement à toute incertitude sur les desseins de Dieu. Cette victoire, vous l'avez compris, c'est l'adoption du christianisme par Constantin, «nouveau Cyrus qui mettra le trône des Césars à l'ombre des saints tabernacles, qui brisera les simulacres des Esprits de ténèbres, et ne permettra plus aux faux dieux d'élever leurs temples auprès des autels du Fils de l'homme;» c'est la disparition de l'idolâtrie; «car, dit le Père éternel à son fils dans le poème qui nous occupe, le moment, qui doit faire triompher votre croix, est arrivé[387].»

Le grand coup d'État qu'on attribue à Constantin, la promotion officielle du christianisme au rang de religion d'État, c'est ce que M. de Chateaubriand en 1809, et en qualité de poète, appelait le triomphe de la religion chrétienne. En 1830 c'est l'historien qui parle, et son langage a plus de réserve. Il constate que, sous Constantin, le pouvoir et la loi deviennent chrétiens; que les dissentiments religieux, qui n'avaient guère été parmi les fidèles que des démêlés domestiques méprisés ou contenus par l'autorité, se changèrent en querelles publiques; que, quand les persécutions du paganisme finirent, celles des hérésies commencèrent, et «qu'avec Constantin se forme l'Église proprement dite, c'est-à-dire une monarchie religieuse, au moyen de laquelle les évêques s'empareront des principaux actes de la vie civile, et deviendront les législateurs et les conducteurs des nations[388].» Ceci n'est pas tout à fait du style des Martyrs. Rien de plus naturel, d'ailleurs, que 1809 et 1830 diffèrent entre eux. Je ne dis pas, et M. de Chateaubriand lui-même ne dirait pas, que le poète et l'historien, à une même date, ont droit de différer entre eux; cela ressemblerait trop au mot du bon Père dans les Provinciales: «Je ne parlais pas en cela selon ma conscience, mais selon celle de Ponce et du Père Bauny[389].»

Chacun, du reste, en jugera selon ses lumières ou ses préjugés; mais je crois que je trouverai tout le monde de mon avis si je dis, qu'en supposant même que le système politique adopté par Constantin a été le triomphe de la religion chrétienne, ce triomphe, ayant eu lieu sous la forme d'un secours prêté à la vérité par la force temporelle et par la politique, peut bien être un sujet de méditation pour l'historien et de contemplation pour le penseur religieux, mais n'est pas éminemment propre à la poésie, qui cherchera plutôt ses sujets dans les catacombes que dans le cabinet d'un empereur. M. de Chateaubriand n'avait garde de l'ignorer; aussi, tout en maintenant à l'événement que nous venons de rappeler un nom trop magnifique selon nous, ce n'est pas cet événement qu'il raconte, mais le généreux dévouement de deux simples chrétiens dont la poésie lui a découvert les noms inconnus, ainsi que la part décisive qu'ils ont eue à cette grande révolution. Par cela même, le poète s'est rapproché de la vérité morale, mais malheureusement c'est pour s'en éloigner bientôt.

Que la muse lui ait dit à l'oreille ce que tous les historiens ont ignoré, rien de mieux; la muse sait bien des choses, et, à vrai dire, le secret dont elle lui fait part est le secret de Dieu. Comment, sans une inspiration quelconque, aurait-il pu savoir que le triomphe du christianisme sous Constantin, la métamorphose d'un culte persécuté en une religion d'État, avait pour condition et eut pour secrète cause le martyre d'un chrétien et d'une chrétienne, fiancés l'un à l'autre, et dont l'hymen a été solennisé dans l'arène des gladiateurs et sous l'ongle du tigre? Les deux victimes elles-mêmes ne savent point ce que vaut leur sacrifice, et personne apparemment ne peut le savoir mieux qu'elles; mais s'il est indiscret de questionner l'auteur sur ces renseignements, il ne l'est pas de lui demander compte d'autre chose, je veux dire de l'idée même qui se trouve à la base de cette invention.

Eudore et Cymodocée sont deux martyrs. J'accorde sans peine que les portes de l'enfer auraient prévalu contre l'Église, si l'Église, dans son propre sein, n'avait pas trouvé des martyrs. Mais ces martyrs eux-mêmes (et ici je ne parle pas en chrétien, je me place au point de vue de la philosophie), ces martyrs eux-mêmes sont un fruit, un produit du christianisme; ils témoignent encore plus de sa force que de la leur; leur force lui est empruntée; ils triomphent par lui plutôt que par eux; s'ils sont nécessaires au christianisme, ils le sont au même titre, de la même manière, que l'est à un agent libre l'instrument qu'il vient de créer pour ses desseins; en un mot, ils sont dans l'Église le moyen de tout et ne sont la cause de rien.

Et s'ils étaient les sauveurs du christianisme qui les a sauvés, c'est-à-dire les rédempteurs de l'humanité, ce serait tous ensemble, le martyre plutôt que les martyrs. Tous les martyrs sont égaux en face de l'oeuvre supposée; ce que l'un a souffert ou fait de plus que l'autre importe peu, n'importe point. Il est impossible, en restant dans les limites de la condition humaine, de rien imaginer qui rende certains individus propres à cette oeuvre, tandis que tous les autres ne le seraient pas. Serait-ce par une action directe sur les causes secondes? Mais l'auteur exclut absolument cette supposition. Serait-ce par le mérite du sacrifice? Mais comment le mérite serait-il inégal? Et de fait, en quoi Eudore et Cymodocée l'emportent-ils sur tant d'autres martyrs? Et pourquoi donc est-ce à leur dernier soupir

«que l'on aperçoit au milieu des airs une croix de lumière, semblable à ce Labarum qui fit triompher Constantin; que la foudre gronde sur le Vatican, colline alors déserte, mais souvent visitée par un Esprit inconnu; que l'amphithéâtre est ébranlé jusque dans ses fondements; que toutes les statues des idoles tombent, et que l'on entend, comme autrefois à Jérusalem, une voix qui dit: les dieux s'en vont[390]!»

Certes, il n'en fallait pas tant pour faire réfléchir les spectateurs; mais il ne paraît pas que ces signes extraordinaires aient changé en rien les dispositions du peuple romain; l'auteur aurait eu soin de le dire; et puis, encore une fois, on ne voit pas pourquoi le martyre d'Eudore et de Cymodocée a dû avoir, plus que tout autre, la vertu d'ébranler l'amphithéâtre, d'évoquer la foudre, et de peindre, en traits de lumière, le Labarum dans l'azur du ciel.

Le fils de Lasthénès et la fille de Démodocus périssent généreusement pour leur foi; mais ils ne font que ce qu'ont fait, alors et plus tard, tant d'autres chrétiens; rien, dans leur caractère, dans leur dignité personnelle, dans leurs souffrances, n'explique la différence tranchée que fait le poète, quant aux résultats, entre eux et le commun des martyrs. Les explications qu'il essaie sont faibles et, osons le dire, puériles[391].

Et maintenant admettons toutes les différences que l'on voudra; le sacrifice d'Eudore et de Cymodocée ne peut avoir jamais qu'une valeur humaine; pour lui en donner une autre, il faudrait les sortir l'un et l'autre de l'humanité. Or, c'est une valeur et une vertu surhumaines, je veux dire une valeur intrinsèque, une puissance immédiate que l'auteur attribue à leur sacrifice. Ils ne vont pas seulement ébranler l'incrédulité par le spectacle de leurs vertus et de leur martyre; ils ne vont pas seulement encourager leurs frères au même dévouement; ils ne vont pas seulement prêter à l'Éternel qui le leur rendra. Ils sont, eux et non pas d'autres, eux, à l'exclusion de tous autres, l'holocauste demandé, l'hostie entière dont Dieu a besoin, la victime dont l'immolation désarmera son courroux. Il est vrai que, selon l'auteur, cette victime ne viendra digne de Dieu qu'en vertu des souffrances et des mérites du sang de Jésus-Christ[392]; mais cette précaution oratoire ne sauve rien; il n'en reste pas moins vrai qu'ils sont ce que Jésus-Christ a été, qu'ils ont des mérites à communiquer, qu'ils peuvent acquitter la dette du monde; il n'en est pas moins vrai que, s'ils sont médiateurs, tous peuvent l'être, que tous les martyrs sont des hosties, et que Jésus-Christ n'est plus que le premier des martyrs.

Or, toute préoccupation orthodoxe mise de côté, et ne prenant les Martyrs que sur le pied d'une oeuvre littéraire, ne pouvons-nous pas dire que le poème pèche contre la vérité relative, qui est en littérature comme en politique, la vérité absolue? Que l'on croie au christianisme ou que l'on n'y croie pas, il faut le prendre tel qu'il est, et une altération aussi grave n'offense guère moins les incrédules que les croyants.

La beauté d'ailleurs, je dis simplement la beauté, d'un poème fondé sur les mystères du christianisme, tiendra toujours à la conservation intacte, sévère des bases de cette religion. En poésie, tout le monde est orthodoxe. On peut n'aimer pas la religion chrétienne, ni les ouvrages dont elle fournit le sujet; mais on aime encore moins les inventions qui la diminuent et l'affaiblissent.

Il résulte encore de la donnée sur laquelle tout le poème repose, qu'il n'y a pas de véritable dénoûment. Le poète peut bien s'écrier en finissant: «Les dieux s'en vont[393];» on n'en voit rien. La liaison entre la mort d'Eudore et la conversion de Constantin échappe tout à fait: on n'y croit que d'autorité, ce qui en poésie ne suffit pas; et quand on verrait cette liaison, quand on y croirait, le mal est que la conversion même de Constantin, ou la conversion de l'État romain, n'est pas non plus aux yeux de tout le monde un dénoûment. Ceci soit dit indépendamment de toutes les opinions qu'on peut avoir sur l'utilité religieuse de cette révolution.

Il me semble qu'on peut déjà pressentir que le style souffrira de la nature même du sujet. Pour distinguer du reste des martyrs deux personnages que rien n'en distingue essentiellement, il faudra, dans l'absence des choses, recourir aux mots. Le prestige des mots sera nécessaire; l'emphase sera de rigueur. La lecture des Martyrs ne réalise que trop un tel pressentiment.

Le sujet admis, il faut reconnaître que l'action plaît par la clarté, par une ordonnance heureuse et par une simplicité que l'auteur a su concilier avec beaucoup de richesse, ou du moins avec beaucoup de variété. Il lui en a coûté, je l'avoue, quelques invraisemblances et des anachronismes trop flagrants, pour réunir dans sa fable tant de personnages et tant de souvenirs; mais, à une ou deux près, ces licences me paraissent vénielles, et l'important c'est que l'action n'est point embarrassée par toute cette diversité. Au mérite que je viens de reconnaître, l'action ou la fable des Martyrs joint-elle celui de l'intérêt? Cette question en suppose d'autres, que l'auteur lui-même propose à notre examen: celle du merveilleux, celle des passions, celle des caractères, celle des moeurs; car c'est de tout cela que se compose ou que dépend l'intérêt d'une action: tout ce qui reste en dehors de ces éléments, ce sont les situations; les situations, c'est l'action même décomposée et réduite à ses caractères extérieurs: or, qui ne comprend que l'intérêt des situations résulte, en grande partie, des caractères, des passions, des moeurs, même du merveilleux s'il y en a dans le sujet, du style enfin non moins que de tout le reste? Sans contredit, le poème des Martyrs présente des situations fortes, déploie des scènes, qui, en tout état de cause, seraient pathétiques. On peut citer, comme exemples, le séjour de Cymodocée chez Hiéroclès, mais surtout la scène vraiment terrible, où Eudore, tout près du moment de rendre témoignage, est tenté d'abjurer. Voici cette scène:

«Ces hommes (des chrétiens condamnés aux supplices de l'amphithéâtre) ces hommes, qui devaient bientôt abandonner la vie, continuaient à tenir entre eux des discours pleins d'onction et de charité: lorsque de légères hirondelles se préparent à quitter nos climats, on les voit se réunir au bord d'un étang solitaire, ou sur la tour d'une église champêtre; tout retentit des doux chants du départ; aussitôt que l'aquilon se lève, elles prennent leur vol vers le ciel, et vont chercher un autre printemps et une terre plus heureuse.

»Au milieu de cette scène touchante, on voit accourir un esclave: il perce la foule; il demande Eudore; il lui remet une lettre de la part du juge. Eudore déroule la lettre; elle était conçue en ces mots:

«—Festus juge, à Eudore chrétien, salut:

«Cymodocée est condamnée aux lieux infâmes. Hiéroclès l'y attend. Je t'en supplie par l'estime que tu m'as inspirée, sacrifie aux dieux; viens redemander ton épouse: je jure de te la faire rendre pure et digne de toi.»—

»Eudore s'évanouit; on s'empresse autour de lui; les soldats qui l'environnent se saisissent de la lettre; le peuple la réclame; un tribun en fait lecture à haute voix; les évêques restent muets et consternés; l'assemblée s'agite en tumulte. Eudore revient à la lumière; les soldats étaient à ses genoux, et lui disaient:

«Compagnon, sacrifiez! Voilà nos aigles au défaut d'autels.»

»Et ils lui présentaient une coupe pleine de vin pour la libation. Une tentation horrible s'empare du coeur d'Eudore. Cymodocée aux lieux infâmes! Cymodocée dans les bras d'Hiéroclès! La poitrine du martyr se soulève; l'appareil de ses plaies se brise, et son sang coule en abondance. Le peuple, saisi de pitié, tombe lui-même à genoux, et répète avec les soldats:

«Sacrifiez! Sacrifiez!»

»Alors Eudore d'une voix sourde:

«Où sont les aigles?»

»Les soldats frappent leurs boucliers en signe de triomphe, et se hâtent d'apporter les enseignes. Eudore se lève; les centurions le soutiennent; il s'avance au pied des aigles; le silence règne parmi la foule; Eudore prend la coupe; les évêques se voilent la tête de leurs robes, et les confesseurs poussent un cri: à ce cri la coupe tombe des mains d'Eudore, il renverse les aigles, et se tournant vers les martyrs, il dit: «Je suis chrétien[394]!»

Enquérons-nous maintenant de ce qui rehausse l'intérêt des situations, et de ce qui constitue presque entièrement l'intérêt général de l'action. Je commence par le merveilleux parce qu'il est essentiel au sujet des Martyrs, et parce qu'il nous conduit à parler des moeurs. Ces deux objets forment ensemble ce qu'on pourrait appeler l'ordre d'idées, la philosophie qui domine tout l'ouvrage; ils en constituent l'intérêt spéculatif. Toute composition repose sur une base pareille, qui prend, dans certains cas, la forme du merveilleux.

Il est clair que M. de Chateaubriand n'a pas prétendu qu'on ne cherchât que dans son ouvrage l'idéal de l'antiquité mythologique. Si donc il nous semblait qu'il lui a fait tort, qu'il n'en a pas assez relevé les avantages, nous serions bien libres d'en appeler: Homère, Virgile, Ovide sont toujours là. Mais nous ne serons pas tentés d'en appeler dans le cas contraire; car l'auteur n'a pas pu avoir la pensée de faire valoir cette antiquité plus qu'elle ne vaut, et si, dans son poème, la mythologie grecque nous paraît séduisante, ce sera sans doute parce qu'elle l'est en effet; si même, par impossible, elle nous paraissait supérieure au merveilleux chrétien, il faudrait en conclure ou qu'elle l'est en effet, ou que l'auteur ne connaît pas bien le merveilleux qu'il veut nous faire goûter. Or, ce qui paraissait impossible est arrivé: M. de Chateaubriand a plaidé la cause du merveilleux chrétien, et a gagné celle du merveilleux mythologique. C'est mon sentiment, et je serais bien trompé si, après la lecture des Martyrs, ce n'était pas aussi le vôtre.

Faut-il s'en étonner? Dès qu'il s'agit de merveilleux, le paganisme vaut mieux. Il y a, dans le paganisme, proportion constante entre le signe et la chose signifiée, entre l'idée et le symbole. La comparaison de l'idée païenne avec le symbole païen ne fait jamais naître dans l'esprit la pensée de l'insuffisance et de la vanité de ce dernier. La métaphysique et la morale du paganisme sont telles que le symbole n'atteint que trop aisément à leur niveau. Le sublime même, dans cette religion, est à hauteur d'appui; il est relatif en quelque sorte: dans la nôtre, il est absolu. Au sens convenu du mot, il n'y a point de merveilleux dans notre religion, bien qu'elle soit merveilleuse; on ne peut pas, du moins, inventer un merveilleux après le sien qui est de l'histoire. Les miracles n'en sont pas un ornement, mais une partie intégrante, un moyen, une force. Les images employées dans les Prophètes et dans l'Apocalypse n'ont ni l'intention ni le caractère littéraire; elles sont sublimes plutôt que poétiques; faut-il le dire? leur bizarrerie volontaire semble destinée à les exclure du domaine de la poésie, et à les préserver ainsi de toute profanation.

En dépit de tous les chefs-d'oeuvre, et même de celui de Milton, la sentence de Boileau demeure vraie à nos yeux:

     De la foi d'un chrétien les mystères terribles
     D'ornements égayés ne sont point susceptibles[395].

Au lieu de terribles, mettez redoutables ou vénérables; au lieu d'égayés, mettez poétiques ou brillants; la pensée, plus intelligible pour nous, sera restée la même, et plus vous y réfléchirez, plus elle vous semblera vraie. On aura beau parler, comme l'a fait M. de Chateaubriand dans son grand ouvrage, du merveilleux chrétien, des machines poétiques du christianisme; la nature des choses est plus forte que toutes les suppositions. La beauté du dogme chrétien est tout intérieure, toute morale; elle est intraduisible; c'est un texte qui ne se lit que dans l'original; la seule mythologie dont notre religion soit susceptible, c'est le mysticisme.

Mais quand ces questions resteraient indécises, ce qui ne l'est pas, ce qui demeure constant, c'est que dans l'épopée des Martyrs, tout ce qui fait allusion à la mythologie grecque est charmant, et tout, ou presque tout ce qui tient au merveilleux chrétien, est mauvais. Admettez qu'il y a un merveilleux chrétien: celui des Martyrs n'est pas, ne saurait être le véritable, et les non-croyants ne seront pas sur cet article d'un autre avis que les croyants.

J'ose dire qu'on ne peut lire qu'avec une sorte de pudeur souffrante la description du Paradis dans les Martyrs. La magnificence ne remplace pas la majesté. Décrire les béatitudes et la gloire du ciel, c'est donner des bornes à ce qui n'en a point, et chaque élan est une chute. «Les paroles grossières que la Muse est forcée d'employer, nous trompent[396],» dit l'auteur; non, elles ne sauraient nous tromper, elles nous choquent, elles nous blessent; l'idée de profanation et de parodie revient sans cesse à l'esprit et serre le coeur. Il y a, en outre, une confusion de la matière et de l'esprit, du sens propre et du sens figuré, qui nous déconcerte et nous fatigue. L'impression générale est froide, triste; on en veut à l'auteur d'avoir tenté l'impossible, et loin de chercher à se souvenir, on voudrait presque oublier.

Ne croyez pas, Messieurs, mais lisez; lisez tout le livre, ou du moins les passages suivants:

«Des jardins délicieux s'étendent autour de la radieuse Jérusalem. Un fleuve découle du trône du Tout-Puissant; il arrose le céleste Éden, et roule dans ses flots l'Amour pur et la Sapience de Dieu. L'onde mystérieuse se partage en divers canaux qui s'enchaînent, se divisent, se rejoignent, se quittent encore, et font croître, avec la vigne immortelle, le lis semblable à l'Épouse, et les fleurs qui parfument la couche de l'Époux. L'Arbre de vie s'élève sur la Colline de l'encens; un peu plus loin, l'Arbre de science étend de toutes parts ses racines profondes et ses rameaux innombrables: il porte, cachés sous son feuillage d'or, les secrets de la Divinité, les lois occultes de la nature, les réalités morales et intellectuelles, les immuables principes du bien et du mal.

»… Ce sont eux (les choeurs des anges) qui soupirent dans les antiques forêts, qui parlent dans les flots de la mer, et qui versent les fleuves du haut des montagnes. Les uns gardent les vingt mille chariots de guerre de Sabbaoth et d'Élohé; les autres veillent au carquois du Seigneur, à ses foudres inévitables, à ses coursiers terribles, qui portent la peste, la guerre, la famine et la mort. Un million de ces Génies ardents règlent les mouvements des astres, et se relèvent tour à tour, dans ces emplois magnifiques, comme les sentinelles vigilantes d'une grande armée.

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