Ghislaine
The Project Gutenberg eBook of Ghislaine
Title: Ghislaine
Author: Hector Malot
Release date: September 30, 2004 [eBook #13562]
                Most recently updated: October 28, 2024
Language: French
Credits: Produced by Christine De Ryck, Renald Levesque and the Online
        Distributed Proofreading Team. This file was produced from images
        generously made available by the Bibliothèque nationale de France
        (BnF/Gallica) at http://gallica.bnf.fr
OEUVRES COMPLÈTES D'HECTOR MALOT
GHISLAINE
PAR
HECTOR MALOT
PREMIÈRE PARTIE
I
Une file de voitures rangées devant le double portique de l'ancien hôtel de Brissac, devenu aujourd'hui la mairie du Palais-Bourbon, provoquait la curiosité des passants qui savaient lire les armoiries peintes sur leurs panneaux, ou simplement les couronnes estampées sur le cuivre et l'argent des harnais:—couronne diadémée et sommée du globe crucifère des princes du Saint-Empire, couronne rehaussée de fleurons des ducs, couronne des marquis et couronne des comtes.
—Un grand mariage.
Mais à regarder de près, rien n'annonçait ce grand mariage: ni fleurs dans la cour, ni plantes dans le vestibule, ni tapis dans les escaliers; comme en temps ordinaire, le va-et-vient continuel des gens qui montaient aux bureaux de l'état-civil ou à la justice de paix, dont c'était le jour de conciliation sur billets d'avertissement et de conseils de famille.
Au haut de l'escalier, dans le grand vestibule du premier étage et dans les étroits corridors du greffe, ceux qui étaient appelés pour les conciliations et pour les conseils de famille attendaient pêle-mêle; de temps en temps un secrétaire appelait des noms et des gens entraient tandis que d'autres sortaient dans l'escalier à double révolution. C'était un murmure de voix qui continuaient les discussions que la conciliation du juge de paix n'avait pas apaisées.
Le secrétaire cria:
—Les membres du conseil de famille de la princesse de Chambrais sont-ils tous arrivés?
Alors il se fit un mouvement dans un groupe composé de six hommes, d'une dame et d'une jeune fille qui attendaient dans un coin, et qu'à leur tenue, autant qu'à leur air de n'être pas là, il était impossible de confondre avec les gens de toutes classes qui encombraient la salle.
—Oui, répondit une voix.
—Veuillez entrer.
—Mon oncle, dit la jeune fille en s'adressant à celui qui venait de répondre, lady Cappadoce demande si elle doit nous accompagner.
—Ma foi, je n'en sais rien.
—Puisque c'est le conseil de la famille, dit lady Cappadoce d'un air de regret et avec une intonation bizarre formée de l'accent anglais mêlé à l'accent marseillais, je suppose qu'il est mieux que je reste ici.
—Probablement. Veuillez donc nous attendre. Prends mon bras, mignonne.
Tandis que les membres du conseil de famille suivaient le secrétaire, lady Cappadoce, restée seule debout au milieu de la salle, regardait autour d'elle.
—Si madame veut en user, dit un tonnelier qui causait avec un croque-mort assis à côté de lui sur un banc, on peut lui faire une petite place.
—Merci.
—Où il y a de la gêne, il n'y a pas de plaisir. C'est de bon coeur.
Elle s'éloigna outragée dans sa dignité de lady que cet individu en tablier se permît cette familiarité, suffoquée dans sa pudibonderie anglaise qu'il lui proposât une pareille promiscuité; et elle se mit à marcher d'un grand pas mécanique, les mains appliquées sur ses hanches plates, les yeux à quinze pas devant elle.
Pendant ce temps le conseil de famille était entré dans le cabinet du juge de paix.
La ligne paternelle à droite de la cheminée, dit le secrétaire en indiquant des fauteuils, la ligne maternelle à gauche.
Prenant une feuille de papier, il appela à demi-voix:
—Ligne paternelle: M. le comte de Chambrais, oncle et tuteur; M. le duc de Charment, cousin; M. le comte d'Ernauld, cousin. Et mademoiselle? demanda-t-il en s'arrêtant.
—Mademoiselle Ghislaine de Chambrais, pour l'émancipation de laquelle nous sommes ici, dit M. de Chambrais.
—Très bien.
Puis se tournant vers la gauche, il continua:
—Ligne maternelle: M. le prince de Coye, M. le comte de La Roche-Odon, M. le marquis de Lucilière, amis.
Il vérifia sa liste:
—C'est bien cela. M. le juge de paix est à vous tout de suite.
Assis à son bureau, le juge de paix était pour le moment aux prises avec un boucher, dont le tablier blanc, retroussé dans la ceinture, laissait voir un fusil à aiguiser les couteaux, et avec une petite femme pâle, épuisée manifestement autant par le travail que par la misère.
—Contestez-vous le chiffre de la dette? demandait le juge de paix à la femme.
—Non, monsieur.
—Alors nous disons dette reconnue, continua le juge de paix en écrivant quelques mots sur un bulletin imprimé. Quand paierez-vous ces vingt-sept francs soixante qui, avec les quatre-vingt-dix centimes pour avertissement, font vingt-huit francs cinquante?
—Aussitôt, que je pourrai, n'ayez crainte, nous sommes assez malheureux de devoir.
—Il faut une date; quel délai demandez-vous?
—La fin du mois, dit le boucher, il y a assez longtemps que j'attends.
—Nous voilà dans la morte saison. Mon homme est à l'hôpital, il n'y a que mon garçon et moi pour faire marcher notre boutique de reliure... S'il y avait de l'ouvrage!
—Croyez-vous pouvoir payer cinq francs par mois régulièrement? demanda le juge de paix.
—Je tâcherai.
—Il faut promettre et tenir votre promesse, ou bien vous serez poursuivie.
—Je tâcherai; la bonne volonté ne manquera pas.
—C'est entendu, cinq francs par mois, allez.
Le boucher paraissait furieux, et la femme était épouvantée d'avoir à trouver ces cinq francs tous les mois.
Mademoiselle de Chambrais, qui avait suivi cette scène sans en perdre un mot, se leva et se dirigea vers la femme qui sortait:
—Envoyez, demain, à l'hôtel de Chambrais, rue Monsieur, lui dit-elle vivement, on vous donnera une collection de musique à relier.
Et sans attendre une réponse, elle revint prendre sa place.
Libre enfin, le juge de paix s'excusait, en s'adressant à tous les membres du conseil de famille, de les avoir fait attendre.
—C'est sur la demande de M. le comte de Chambrais, dit-il, que vous êtes convoqués pour examiner la question de savoir s'il y a lieu d'émanciper sa pupille, mademoiselle Ghislaine de Chambrais, qui vient d'accomplir ses dix-huit ans, d'hier, si je ne me trompe?
—Parfaitement, répondit le comte de Chambrais.
Un sourire passa sur le visage de tous les membres du conseil, mais le juge de paix garda sa gravité.
—C'est pour que vous voyiez vous-même que ma nièce est en état d'être émancipée, continua M. de Chambrais, que je l'ai amenée.
—Je ne vois pas que mademoiselle de Chambrais ait l'air d'une émancipée, dit le juge de paix en saluant.
C'était, en effet, une mignonne jeune fille, plutôt petite que grande, au type un peu singulier, en quelque sorte indécis, où se lisait un mélange de races, et dont le charme ne pouvait échapper même au premier coup d'oeil. Ses cheveux, que la toque laissait passer en mèches sur le front, derrière en chignon tordu à l'anglaise sur la nuque, étaient d'un noir violent, mais leur ondulation et leurs frisures étaient si souples et si légères que cette chevelure profonde, coiffée à la diable, avait des douceurs veloutées qu'aucune teinte blonde n'aurait pu donner.
Bizarre aussi était le visage fin, enfantin et fier à la fois, à l'ovale allongé, au nez pur, au teint ambré éclairé par d'étranges yeux gris chatoyants, qui éveillaient la curiosité, tant ils étaient peu ceux qu'on pouvait demander à cette figure moitié sévère, moitié mélancolique qui ne riait que par le regard et d'un rire pétillant. Il n'y avait pas besoin de la voir longtemps pour sentir qu'elle était pétrie d'une pâte spéciale et pour se laisser pénétrer par la noblesse qui se dégageait d'elle. Sa bonne grâce, sa simplicité de tenue ne pouvaient avoir d'égales, et dans son costume en mousseline de laine gros bleu à pois blancs, avec son petit paletot de drap mastic démodé dont la modestie voulue montrait un mépris absolu pour la toilette, elle avait un air royal que l'être le plus grossier aurait reconnu, et qui forçait le respect; et c'était précisément à cet air que le juge de paix avait voulu rendre hommage, en vieux galantin qu'il était.
—Au reste, c'est au conseil de se prononcer, dit-il.
—Nous sommes d'accord sur l'opportunité de cette émancipation, répondit M. de Chambrais.
Les cinq membres du conseil firent un même signe affirmatif.
—Alors, je n'ai qu'à déclarer l'émancipation, continua le juge de paix, et vous, messieurs, il ne vous reste plus qu'à nommer le curateur. Qui choisissez-vous pour curateur?
Cinq bouches prononcèrent en même temps le même nom:
—Chambrais.
—Comment! moi! s'écria le comte, et pourquoi moi, je vous prie, pourquoi pas l'un de vous?
—Parce que vous êtes l'oncle de Ghislaine.
—Parce que vous êtes son plus proche parent.
—Parce que vous avez été son tuteur.
—Parce que ses intérêts ne peuvent pas avoir un meilleur défenseur que vous.
Ces quatre répliques étaient parties en même temps. Il allait leur répondre, quand le vieux comte de La Roche-Odon, qui n'avait rien dit, plaça aussi son mot:
—Parce que, depuis huit ans, vous avez été le meilleur des tuteurs, parce que vous l'aimez comme une fille, parce qu'elle vous aime comme un père.
M. de Chambrais resta bouche ouverte, et son visage exprima l'émotion en même temps que la contrariété:
—Certainement, dit-il, j'aime Ghislaine, elle le sait, comme je sais qu'elle m'aime; mais enfin, vous me permettrez bien de m'aimer aussi un peu, moi, et de penser à moi. C'est pour suivre ma fantaisie que je ne me suis pas marié. Quand mon aîné a pris femme, je suis resté auprès de notre mère aveugle, et pendant treize ans elle ne s'est pas un seul jour appuyée sur un autre bras que le mien pour monter à sa chambre. L'année même où nous l'avons perdue, cette enfant—il se tourna vers Ghislaine—est devenue orpheline, et j'ai dû veiller sur elle. Aujourd'hui, la voilà grande et, par le sérieux de l'esprit, la sagesse de la raison, la droiture du coeur, en état de conduire sa vie; elle a dix huit ans, moi j'en ai cinquante.... Il s'arrêta et se reprit—enfin j'en ai plus de cinquante, il me reste peut-être cinq ou six années pour vivre de la vie que j'ai toujours désirée...je vous demande de m'émanciper à mon tour; il n'en est que temps.
—Je ferai remarquer à ces messieurs, dit le juge de paix, que M. le comte de Chambrais, ayant été tuteur et ayant, en cette qualité, un compte de tutelle à rendre, ne peut assister la mineure émancipée à la reddition de ce compte en qualité de curateur, puisqu'il se contrôlerait ainsi lui-même.
—Vous voyez, messieurs, s'écria M. de Chambrais triomphant.
—Mais, continua le juge de paix, si vous nommez un tuteur ad hoc à l'effet de recevoir le compte de tutelle, vous pouvez, si telle est votre intention, confier la curatelle à M. le comte de Chambrais.
—Vous voyez, s'écrièrent en même temps les cinq membres du conseil de famille.
—Je vois que c'est odieux, que c'est une tyrannie sans nom.
—La mission du curateur ne consiste pas à agir pour le mineur émancipé, dit le juge de paix d'un ton conciliant, mais seulement à l'assister pour la bonne administration de sa fortune et dans quelques autres actes.
—Mais comment voulez-vous que j'assiste utilement ma nièce dans l'administration de sa fortune, quand j'ai si mal administré la mienne?
—En huit ans vous avez accru d'un quart celle de votre pupille.
Toutes les protestations de M. de Chambrais furent inutiles; malgré lui et malgré tout, il fut nommé curateur.
Quand on sortit du cabinet du juge de paix, il resta en arrière avec le duc de Charmont.
—Que faites-vous ce soir? demanda-t-il.
—Nous dînons avec des gueuses au café Anglais, et après nous allons à la première des Bouffes.
—Si Ghislaine ne me retient pas à dîner, j'irai vous rejoindre; en tout cas, gardez-moi une place dans votre loge.
II
Un haut mur, une grande porte, des branches au-dessus, c'est tout ce qu'on voit de l'hôtel de Chambrais dans la rue Monsieur, où il a son entrée; mais quand cette porte s'ouvre pour le passage d'une voiture, on l'aperçoit dans sa belle ordonnance, au milieu de pelouses vallonnées qui, entre des murailles garnies de lierres et masquées par des arbres à haute tige, se prolongent jusqu'au boulevard des Invalides. Enveloppée dans les jardins des couvents voisins, il semble que ce soit plutôt une habitation de campagne que de ville, et ses deux étages en pierre jaune, sans aucun ornement, élevés au-dessus d'un perron bas, ses persiennes blanches; son toit d'ardoises à lucarnes toutes simples accentuent encore ce caractère.
Évidemment, quand les Chambrais ont, au dix-huitième siècle, abandonné leur vieil hôtel du quartier du Temple pour faire bâtir celui-là, ils avaient en vue le confortable et l'agrément plus que la richesse de l'architecture ou de la décoration, et leur but a été atteint: il y a de plus belles, de plus somptueuses demeures dans ce quartier, il n'y en a pas de mieux ensoleillée l'hiver et de plus discrètement ombragée l'été, de plus agréable à habiter, avec de la lumière, de l'air, de l'espace, de plus tranquille, où l'on soit mieux chez soi.
Quand Ghislaine et son oncle revinrent de la justice de paix, ils n'entrèrent pas dans l'hôtel.
—Si nous faisions une promenade dans le jardin, proposa M. de Chambrais.
Ghislaine savait ce que cela voulait dire; c'était le moyen que son oncle employait lorsqu'il voulait l'entretenir en particulier, en se tenant à distance de lady Cappadoce et de ses oreilles toujours aux aguets: le temps était doux, le ciel radieux, le jardin se montrait tout lumineux et tout parfumé des fleurs de mai avec les reflets rouges des rhododendrons épanouis qui éclairaient les murs, les oiseaux chantaient dans les massifs; ce désir de promenade devait donc paraître tout naturel sans qu'on eût à lui chercher des explications de mystère ou de secret, mais précisément rien ne paraissait naturel à la curiosité de lady Cappadoce, et tout lui était mystères qu'elle voulait pénétrer.
Pourquoi se serait-on caché d'elle? Ne devait-elle pas connaître tout ce qui touchait son élève? Si à chaque instant elle affirmait bien haut «qu'elle n'était pas de la famille,» en réalité, elle estimait que Ghislaine était sa fille. Ce n'est pas en gouvernante qu'elle l'avait élevée, c'était en mère. Une Cappadoce n'est pas gouvernante. Si le malheur des temps l'avait obligée, à la mort de son mari, officier dans l'armée anglaise, à accepter de diriger l'éducation de cette enfant, elle n'avait pas pour cela cessé d'être une lady, et c'était en lady qu'elle voulait être traitée, le malheur n'avait point abattu sa fierté, au contraire; les Cappadoce valaient bien les Chambrais sans doute, et même, en remontant dans les âges, il était facile de prouver qu'ils valaient mieux.
Quand elle vit le comte et Ghislaine se diriger vers le jardin, elle fit quelques pas en avant pour se rattacher à eux:
—Que faisons-nous ce soir? demanda-t-elle, restons-nous à Paris, ou partons-nous pour Chambrais?
—Mon oncle, c'est à vous que la question s'adresse, dit Ghislaine; si vous me faites le plaisir de rester à dîner je couche ici, sinon je retourne à Chambrais.
Le comte parut embarrassé, Il y avait tant de tendresse dans l'accent de ces quelques mots, qu'il comprit qu'il allait la peiner s'il n'acceptait pas cette invitation; mais d'autre part il sentait que ce serait un si cruel désappointement pour lui de ne pas rejoindre le duc de Charmont, qu'il ne savait quel parti prendre.
—C'est que Charmont m'a demandé de dîner avec lui, dit-il enfin.
Le regard que sa nièce attacha sur lui l'arrêta.
—Je ne lui ai pas promis, reprit-il vivement, parce que je pensais bien que tu voudrais me garder; et cependant il a beaucoup insisté, il s'agit pour lui d'une décision grave à prendre.
—Il faut y aller, mon oncle.
—Si tu le veux....
—Nous partirons pour Chambrais à cinq heures, dit Ghislaine en se tournant vers lady Cappadoce.
—Comme tu dois revenir à Paris très prochainement pour la reddition du compte de tutelle, nous dînerons ensemble ce jour-là, je te le promets.
Satisfait de cet arrangement qui, selon lui, conciliait tout, M. de Chambrais passa son bras sous celui de sa nièce, et l'emmena dans le jardin. Penché vers elle, en lui effleurant les cheveux de sa barbe à la Henri IV qui commençait à grisonner, il avait l'air d'un grand frère qui s'entretient avec sa petite soeur bien plus que d'un tuteur ou d'un oncle. Et en réalité, c'était un frère qu'il avait toujours été pour elle, en frère qu'il l'aimait, en frère qu'il l'avait toujours traitée sans pouvoir jamais s'élever à la dignité d'oncle ou de tuteur. Tuteur, pouvait-on l'être quand pour la jeunesse du corps, de l'esprit et du coeur on n'avait pas trente ans? Il eût voulu jouer dans la vie les Bartolo, que pour son élégance et sa désinvolture, pour sa souplesse, son entrain, on eût bien plutôt vu en lui Almaviva, un peu marqué peut-être, mais à coup sûr un vainqueur.
—Et maintenant, mignonne, dit-il lorsqu'ils furent à l'abri des oreilles curieuses, que comptes-tu faire?
—Comment cela, mon oncle?
—Je veux dire: maintenant que tu es émancipée, comment veux-tu arranger ta vie?
—Est-ce que cette émancipation m'a métamorphosée d'un coup de baguette magique?
—Certainement.
—Je suis autre aujourd'hui que je n'étais hier, cet après-midi que je n'étais ce matin?
—Sans doute.
—Je ne le sens pas du tout, même quand vous me le dites.
—Tu as la volonté, la liberté; et je te demande comment tu veux en user.
—Mais simplement en continuant la semaine prochaine ce que j'ai fait la semaine dernière: demain, M. Lavalette viendra à Chambrais et me fera une conférence de littérature sur le Chatterton d'Alfred de Vigny; après-demain, je viendrai à Paris et je travaillerai de une heure à trois, dans l'atelier de M. Casparis, à mon groupe de chiens qui avance; vendredi, c'est le jour de M. Nicétas; nous ferons de la musique d'accompagnement.
—C'est le grand jour, celui-là; tu aimes mieux Mozart qu'Alfred de Vigny, et M. Nicétas que M. Lavalette.
—Je vous assure que M. Lavalette est très intéressant, il sait tout et il vous fait tout comprendre.
—Cependant tu préfères le jour de M. Nicétas.
—Je reconnais que la musique est ma grande joie.
—Pendant que j'ai encore une certaine autorité sur toi....
—Mais vous aurez toujours toute autorité sur moi, mon oncle.
—Enfin, laisse-moi te dire, ma chère enfant, que tu te donnes trop entièrement à la musique. Plusieurs fois, je t'ai adressé des observations à ce sujet. Aujourd'hui, j'y reviens et j'insiste, car tu m'inquiètes.
—Vous n'aimez pas la musique!
—Tu te trompes; j'aime la musique comme distraction, je ne l'aime pas comme occupation, et ce que je te reproche, c'est de ne pas t'en tenir à la simple distraction. Il en est d'elle comme des parfums; respirer un parfum par hasard, est agréable; vivre dans une atmosphère chargée de parfums, est aussi désagréable que dangereux. Tandis que la pratique des autres arts fortifie, celle de la musique poussée à l'excès affaiblit. Quand tu as modelé pendant deux ou trois heures dans l'atelier de Casparis, tu sors de ce travail allègre et vaillante; quand, pendant deux heures, tu as fait de la musique avec M. Nicétas, tu sors de cette séance les nerfs tendus, l'esprit alangui, le coeur troublé. On dit et l'on répète que la musique est le plus immatériel des arts; c'est le contraire qui est vrai: il est le plus matériel de tous. Il semble qu'elle agisse à l'égard de certaines parties de notre organisme en frappant dessus, comme les marteaux dans un piano frappent sur les cordes. Nos cordes à nous, ce sont les nerfs. Sous ces vibrations répétées, nos nerfs commencent par se tendre, et quand ils ne cassent pas ils finissent par s'user. De là ces virtuoses dévastés, détraqués, déséquilibrés que je pourrais te nommer, si cela n'était inutile avec les exemples que tu as sous les yeux. Trouves-tu que Nicétas, avec ses mouvements de hanneton épileptique, ses yeux convulsionnés, ses grimaces, soit un être équilibré? Cependant il est grand, fort, bien bâti, et a vingt-trois ans; il pourrait passer pour un beau garçon, sans ces tics maladifs. Trouves-tu que son maître Soupert, qui n'est qu'un paquet de nerfs, ne soit pas plus inquiétant encore dans sa maigreur décharnée?
—Est-ce que vraiment je suis menacée de tout cela? demanda-t-elle avec un demi-sourire.
—Je parle sérieusement, ma mignonne, et c'est sérieusement que je te demande de comparer Soupert à Casparis, puisque ce sont les seuls artistes que tu connaisses. Vois le statuaire superbe dans sa belle santé physique et morale; et, d'autre part, vois le musicien maladif et désordonné.
—Est-il donc certain que M. Casparis soit superbe par cela seul qu'il est statuaire, et que M. Soupert soit maladif par cela seul qu'il est musicien; leur nature n'est-elle pour rien dans leur état? En tout cas, comme vous n'avez pas à craindre que j'approche jamais du talent de M. Soupert, ni simplement de celui de M. Nicétas, j'échapperai sans doute à la maigreur de l'un comme aux tics épileptiques de l'autre. Je ne suis pas d'ailleurs la musicienne que vous imaginez, il s'en faut de beaucoup. Si j'ai fait trop de musique, c'est que j'étais dans des conditions particulières qui ont peut-être eu plus d'influence sur moi que mes dispositions propres. J'aurais eu des frères, des soeurs, des camarades pour jouer, que j'aurais probablement oublié mon piano bien souvent. Vous savez que mes seules lectures ont été celles que lady Cappadoce permettait, et ce que lady Cappadoce permet n'est pas très étendu. Je n'ai jamais été au théâtre. Dans la musique seule, j'ai eu et j'ai liberté complète. Voilà pourquoi je l'ai aimée; non seulement pour les distractions présentes, pour les sensations qu'elle me donnait, mais encore pour les ailes qu'elle mettait à mes rêveries... quelquefois lourdes... et tristes.
Il lui prit la main et affectueusement, tendrement, il la lui serra:
—Pauvre enfant! dit-il.
—Je ne me plains pas, mon oncle, et si j'avais des plaintes à former, je ne les adresserais certainement pas à vous, qui avez toujours été si bon pour moi.
—Ce que tu dis des tristesses de tes années d'enfance, je me le suis dit moi-même bien souvent, mais sans trouver le moyen de les adoucir. C'est le malheur de ta destinée que tu sois restée orpheline si jeune, sans frère, ni soeur, n'ayant pour proche parent qu'un oncle qui ne pouvait être ni un père ni une mère pour toi! Heureusement ces tristesses vont s'évanouir puisque te voilà au moment de faire ta vie et de trouver dans celle que tu choisiras les affections et les tendresses qui ont manqué à ton enfance.
—Vous voulez me marier? s'écria-t-elle.
—Non; je veux que tu te maries toi-même, et pour cela je demande qu'à partir d'aujourd'hui, quand tu mettras comme tu dis des ailes à ta rêverie, ce ne soit pas pour te perdre dans les fantaisies que la musique pouvait suggérer à ton imagination enfantine, mais pour suivre les pensées sérieuses que le mariage fait naître dans l'esprit et le coeur d'une fille de dix-huit ans.
—Vous avez quelqu'un en vue?
—Oui.
—Quelqu'un qui m'a demandée?
—Non; mais quelqu'un qui serait heureux de devenir ton mari, je le sais.
—Qui, mon oncle, qui?
—Je ne veux pas prononcer de nom; si je t'en dis un, tu partiras là-dessus, tu n'auras plus ta liberté; cherche dans notre monde qui tu accepterais pour mari, et aussi qui peut prétendre à ta main; quelqu'un que tu connais, au moins pour l'avoir vu; quand tu auras fait cet examen, nous en reparlerons.
—Quel jour? demain?
—Non, non, pas demain?
—Alors, après-demain?
—Eh bien! oui, après-demain! tu viendras pour travailler avec Casparis, je dînerai avec toi, et tu te confesseras. Je suis heureux de voir à ton impatience que tu n'es pas rétive à l'idée de mariage.
III
Malgré le trouble que lui avaient causé les paroles de son oncle, Ghislaine n'oublia pas la femme de la justice de paix; aussitôt que M. de Chambrais l'eut quittée, elle s'occupa à réunir tout ce qu'elle put trouver de musique non reliée.
Surprise de cet empressement, lady Cappadoce voulut savoir ce qu'elle faisait là, et Ghislaine le lui expliqua.
—Comment! s'écria le gouvernante, vous allez donner votre musique à relier à des gens qui n'ont pas de travail; mais s'ils n'ont pas de travail c'est qu'ils sont de mauvais ouvriers, et votre musique sera perdue. Croyez-moi, laissez une aumône si vous tenez à lui faire du bien.
—Elle ne demande pas l'aumône.
—Si elle est réduite à la misère que vous dites, comment voulez-vous qu'elle achète ce qui doit entrer dans ces reliures: la peau, le carton, le papier?
—Vous avez raison, je vais lui laisser une avance pour qu'elle puisse faire ces achats.
—Et dans la note qu'elle écrivait pour indiquer comment elle voulait que ces reliures fussent faites, elle plia un billet de cent francs.
A cinq heures, un coupé attelé en poste vint se ranger devant le perron, car pour aller à Chambrais, qui se trouve entre Orsay et Montlhéry, ou pour venir de Chambrais à Paris, ce n'était point l'habitude qu'on prit le chemin de fer: quatre postiers étaient attachés à ce service, et en leur laissant un jour de repos sur deux, ils battaient les locomotives de Sceaux—ce qui d'ailleurs n'est pas bien difficile.
Quand lady Cappadoce s'était trouvée exclue du tête-à-tête que M. de Chambrais avait voulu se ménager avec Ghislaine, elle avait compté sur ce voyage pour apprendre ce qui s'était dit dans cette longue promenade autour du jardin. Et ce n'était pas une curiosité vaine qui la poussait, le seul désir de savoir pour savoir, c'était son intérêt.
Maintenant que Ghislaine était émancipée, qu'allait-il se passer? Était-ce d'un projet de mariage que M. de Chambrais l'avait entretenue? La question. était pour elle capitale. Bien qu'elle montrât une navrante mortification d'en être réduite, elle, une lady, à vivre dans une position subalterne, en réalité, elle tenait à cette position qui n'était pas sans avantages. Et bien qu'elle affectât aussi de n'avoir que du dédain pour la France, le pays, ses moeurs et ses usages, en réalité elle tenait beaucoup à ne pas quitter cette France détestée pour retourner dans son Angleterre adorée. Superbe, l'Angleterre, admirable, incomparable pour tout... mais de loin. En somme, si malheureuse qu'elle fût, elle ne craignait rien tant que d'être obligée, par le mariage de Ghislaine, de renoncer à son malheur et à son humiliation.
A peine le coupé quittant la rue Oudinot roulait-il sur le boulevard des Invalides, qu'elle commença ses questions:
—Cette émancipation va-t-elle changer quelque chose dans nos habitudes? dit-elle de son ton le plus affable.
—C'est justement ce que mon oncle vient de me demander.
—Et vous lui avez répondu?
—Qu'étant aujourd'hui ce que j'étais hier, je ferais la semaine prochaine ce que j'avais fait la semaine dernière.
—Il est certain que l'émancipation ne confère pas tout d'un coup des grâces spéciales.
—Je ne sens pas qu'elle m'en ait conféré; et, si vous le voulez bien, je vais préparer ma leçon pour M. Lavalette, en lisant Chatterton.
Ce que lady Cappadoce voulait, c'était continuer la conversation sur ce sujet, mais déjà Ghislaine avait pris le Théâtre d'Alfred de Vigny dans une poche de la voiture et sa lecture était commencée; elle dut donc se contenter du peu qu'elle avait obtenu, ce qui d'ailleurs était rassurant: une enfant, qui pendant un certain temps encore ne serait qu'une enfant.
Mais quand elle remarqua les distractions avec lesquelles Ghislaine, ordinairement attentive et appliquée, faisait sa lecture, l'inquiétude prit la place de la confiance; certainement il s'était dit, entre l'oncle et la nièce, autre chose que ce que Ghislaine lui avait répété, et cette lecture n'était qu'un prétexte pour penser librement à cette autre chose.
A un certain moment, mordue plus fort par la curiosité, elle la questionna de nouveau; mais cette fois indirectement:
—Il me semble que Chatterton ne vous intéresse guère?
—Je réfléchis.
—C'est précisément ma remarque.
—Vous m'avez toujours dit qu'il ne fallait pas dévorer ses lectures.
—Encore faut-il les suivre.
—C'est ce que je vais faire.
Elle se plongea dans son livre sans relever les yeux, sinon pour lire, au moins pour échapper à ces interrogations. Elle avait bien l'esprit à la lecture, vraiment! aux amertumes de Chatterton ou aux gronderies du quaker! Quel sens pouvaient avoir ces paroles vaines, quand dans ses oreilles et dans son coeur retentissaient encore celles de son oncle?
Elle n'avait pas attendu le jour de son émancipation pour se dire qu'elle ne trouverait que dans le mariage les affections et les tendresses qui avaient si tristement manqué à sa première jeunesse; mais les idées qui depuis longtemps flottaient dans son esprit venaient de prendre corps par la forme précise que son oncle leur avait données et elles la jetaient dans un trouble qui l'emportait.
Quel était ce mari? Réaliserait-il les rêveries et les espérances dont son coeur se nourrissait depuis qu'elle avait commencé à juger la vie?
Jusqu'à sa dixième année, il n'y avait pas eu d'enfance plus heureuse que la sienne, et les souvenirs qui lui restaient de ce temps étaient tous pleins de joies: un père, une mère qui l'adoraient, et dont l'unique souci semblait être son bonheur; autour d'elle, une existence de fêtes qui lui avait laissé comme des visions de féeries: au château, dans les allées du parc, les brillantes cavalcades auxquelles elle était mêlée, galopant sur son poney à côté de sa mère; à l'hôtel de la rue Monsieur, les splendeurs des bals qu'elle entrevoyait avant l'arrivée des invités, et la musique qui, la nuit, la berçait dans son lit, et toujours à Paris, à la campagne, un entourage d'amis, une sorte de cour.
Et tout à coup la nuit s'était faite: plus de père, plus de mère, plus de fêtes, plus d'amis, l'abandon, la solitude, le silence. Le père avait été tué dans un accident de chasse. Huit jours après, la mère était morte d'un accès de fièvre chaude.
Du côté de son père, il lui restait un oncle, le comte de Chambrais, dont on avait fait son tuteur, et de nombreux cousins qui la rattachaient aux grandes familles de l'aristocratie française; du côté de sa mère, Espagnole de naissance, elle avait des oncles et tantes; mais, fixés tous en Espagne, ils ne pouvaient guère s'acquitter de leurs devoirs de parenté envers cette petite Française qu'ils connaissaient à peine.
Plus de tendresse, plus de caresses, plus de chaude affection dans la maison déserte: seulement de temps en temps un mot amical, un baiser de son oncle quand il venait la voir au château ou à l'hôtel, et plus souvent à l'hôtel qui était à Paris qu'au château où l'on n'arrivait qu'après un petit voyage. Et toujours la parole grave, le geste solennel, la leçon à propos de tout, de lady Cappadoce, bonne femme dans le coeur, mais dans le caractère, les manières, l'attitude toujours gouvernante, et gouvernante anglaise, froide, impeccable, infatuée de sa naissance, exaspérée de sa pauvreté, et convaincue qu'elle grandissait sa situation par sa dignité.
A dix ans, à onze ans, jusqu'à quatorze ans, Ghislaine avait accepté cette vie monotone, soumise et résignée, sans échappée au dehors, n'imaginant pas dans son impuissance enfantine qu'elle pût être autre. Si enfant qu'elle fût, elle comprenait que c'était par scrupule et pour qu'on ne l'accusât point de s'être débarrassé d'un devoir difficile, que son oncle, au lieu de la mettre au couvent, avait voulu cette éducation. Et quand elle le voyait se faire jeune et affectueux pour lui en adoucir les sévérités; quand elle voyait lady Cappadoce toujours attentive et toujours appliquée à sa tâche, ne pas dire un mot, ne pas faire une observation qui ne fussent dictés par la justice même, elle sentait qu'elle eût été ingrate de se plaindre. On était pour elle ce que les circonstances permettaient qu'on fût: un oncle n'est pas un père; une gouvernante n'est pas une mère; c'était là le malheur, la tristesse de sa situation qu'elle ne pouvait pas leur reprocher.
Mais la floraison de la quinzième année avait suscité en elle des échappées au dehors, qui étaient nées de ses souvenirs mêmes.
C'était en se rappelant les regards émus et les paroles de tendresse que sa mère et son père échangeaient en l'embrassant, qu'elle s'était dit que la morne solitude et les tristesses de son enfance ne se dissiperaient que le jour où elle se marierait. Pourquoi, alors, ne serait-elle pas heureuse comme sa mère l'avait été? Pourquoi le babil d'un enfant n'amènerait-il pas sur ses lèvres ces sourires qu'elle avait vu le sien provoquer sur celles de sa mère?
Et de même c'était en se rappelant les illuminations et les fleurs des grands appartements de l'hôtel aujourd'hui toujours fermés; c'était en retrouvant dans sa mémoire l'aspect superbe de la cour d'honneur du château les jours des grandes chasses, ou celui de la salle de spectacle les soirs où l'on jouait la comédie, qu'elle avait compris que tout cela ressusciterait quand elle se marierait.
Et voilà que le mari qu'elle avait rêvé; sans lui donner un corps, l'être idéal qui flottait indécis dans les féeries de son imagination devenait un personnage réel; il existait, il la connaissait; tout au moins il l'avait vue.
Où?
Elle n'était point de ces petites bourgeoises mondaines qui, à dix-huit ans, ont été partout; en vraie fille du monde où les traditions sont une religion, elle n'avait été nulle part! les offices à Saint-François-Xavier, quand parfois elle passait un dimanche à Paris; quelques rares visites chez des parentes à qui elle avait des devoirs à rendre, en janvier ou à de certains anniversaires; en mai, des séances d'étude au Salon depuis qu'elle travaillait la sculpture, et c'était tout; il lui était donc facile de remonter dans ses souvenirs en se demandant où elle avait vu «l'homme de son monde qu'elle accepterait pour mari et qui pouvait prétendre à sa main».
Évidemment, elle n'avait pas à chercher au Salon. Jamais personne n'y avait fait attention à elle. Tout d'abord, elle en avait été mortifiée, s'imaginant qu'elle valait bien un regard; mais elle n'avait pas tardé à comprendre que ceux qui ne la connaissaient pas n'allaient pas accorder ce regard à une fille simplement habillée, que pour le costume on pouvait prendre pour une jeune femme de chambre accompagnant sa maîtresse, plutôt que pour une fille de grande maison accompagnée de sa gouvernante.
C'est donc seulement dans des visites qu'elle avait pu se rencontrer avec ce mari, et parmi les jeunes hommes qui semblaient réunir les qualités dont parlait son oncle, elle n'en trouvait qu'un, un seul qui les eût toutes,—celles-là et beaucoup d'autres qu'elle était disposée à lui reconnaître,—le comte d'Unières. En tout elle ne l'avait pas vu trois fois, et ils n'avaient pas échangé dix paroles; mais certainement il était le seul qui fût l'incarnation vivante de l'être idéal dont elle avait si souvent rêvé.
Pourquoi? En quoi? Elle eût été bien embarrassée de le dire, ne sachant rien ou presque rien de lui, mais enfin elle sentait qu'il en était ainsi.
IV
C'était une règle, établie que Ghislaine se coucha tous les soirs à neuf heures et demie. Mais ce jour-là, si elle entra dans sa chambre à l'heure réglementaire, ce ne fut pas pour se mettre au lit. Elle était trop agitée pour penser à dormir, et après avoir fait le voyage de Paris à Chambrais sous les regards curieux de lady Cappadoce qui ne la quittaient pas, elle avait besoin d'être libre pour réfléchir: sa porte close, elle l'était.
Jusqu'à quinze ans, elle avait habité sa chambre d'enfant, à côté de sa gouvernante, au premier étage. Mais alors son oncle avait voulu qu'elle prit l'appartement de sa mère, qui se composait de quatre pièces au rez-de-chaussée, dans l'aile droite du château: un petit salon, une chambre à coucher qui était immense avec six fenêtres, deux sur la cour d'honneur, deux sur l'avant-cour et deux sur les jardins; un vaste cabinet de toilette avec salle de bain, et un autre cabinet où couchait une femme de chambre.
Lady Cappadoce s'était opposée à ce changement qui lui semblait amoindrir son autorité; mais c'était justement en vue de cet affaiblissement d'autorité que M. de Chambrais avait imposé sa volonté. Ne fallait-il pas préparer l'enfant à l'émancipation? Pour cela le mieux était de l'habituer à une certaine liberté. Chez elle, dans l'appartement qu'avaient toujours habité les princesses de Chambrais depuis deux cents ans, Ghislaine n'était plus une petite fille.
Une fois dans sa chambre, Ghislaine commença par éteindre sa lampe, puis ouvrant une des fenêtres qui donnent sur les jardins, elle resta à rêver en laissant sa pensée se perdre dans les profondeurs du parc qu'éclairait la pleine lune.
Respectueux de la tradition, les princes de Chambrais n'avaient apporté aucun changement aux dispositions primitives de leur château et de leur parc: tels ils les avaient reçus de leurs pères, tels il les avaient conservés. Chaque fois que les dégradations du temps l'avaient exigé, ils avaient fait réparer le château, mais sans jamais accepter des restaurations plus ou moins savantes qui auraient altéré son caractère. De même, pour le mobilier, ils avaient changé les étoffes toutes les fois qu'elles s'étaient trouvées usées, mais toujours en respectant l'harmonie de l'ensemble: ainsi, le meuble de la chambre de Ghislaine, qui dans son neuf, sous Louis XIV, était en velours de Gênes, avait été recouvert de velours à parterre sous Louis XVI et de nouveau en velours de Gênes lorsque plus tard celui-ci avait repris son ancien nom.
Dessinés par Le Nôtre, les jardins et le parc qui leur faisait suite n'avaient jamais subi les embellissements des paysagistes, et tandis qu'on voyait à Versailles le bassin de l'île d'Amour devenir le jardin du Roi, aux Tuileries les vieux parterres se moderniser, Chambrais restait ce qu'il avait toujours été avec ses avenues droites, ses arabesques de gazon et de buis, ses charmilles en portiques, ses ifs et ses cyprès taillés, ses pièces d'eau, ses bassins, ses escaliers, ses terrasses, ses balustres, ses vases de marbre et ses statues.
Bien souvent depuis trois ans, en entrant dans sa chambre, elle était ainsi venue s'asseoir à cette place. Certaine de n'être pas surprise par lady Cappadoce qui, habitant au-dessus d'elle, ne voyait pas cette fenêtre, elle pouvait rester là aussi longtemps qu'elle voulait. C'étaient les seuls moments de la journée où elle eût sa liberté d'esprit et ne fut pas exposée à entendre sa gouvernante, toujours aux aguets, lui dire de sa voix des rappels à l'ordre: «A quoi pensez-vous donc, mon enfant? Ne vous abandonnez pas aux fantaisies de la rêverie, n'est-ce pas?»
Quand on a soeurs, amis, camarades, confidents, on peut n'être pas bavard avec soi-même; mais des confidents elle n'en avait pas d'autres que cette partie du jardin et du parc que de cette fenêtre son regard embrassait. Sans doute, de dedans son lit, elle eût pu bien tranquillement se confesser à quelque coin de sa chambre ou à quelque meuble, mais ils n'eussent été que de muets confesseurs, tandis que le jardin et le parc étaient des êtres vivants qui lui parlaient. Que la neige couvrit la terre de son drap blanc, qu'au contraire le parfum des orangers passât dans l'air tiède, pourvu que la lune brillât, c'étaient de longues conversations qu'elle engageait avec ces arbres et ces statues: elle leur disait ce qu'elle avait dans le coeur ou dans l'esprit, et ils lui répondaient; et toujours elle les trouvait en accord avec ses sentiments: triste, ils étaient tristes aussi: «Tu te plains d'être abandonnée; mais nous? Tu te plains de ta solitude; mais la nôtre? Tu penses mélancoliquement au présent et à l'avenir en te rappelant le passé; et nous?»
Mais, ce soir-là, ce ne fut pas par des plaintes que ses confidents lui répondirent. Comme ils s'étaient associés à ses tristesses, ils s'associèrent à ses espérances: on allait donc revoir les fêtes d'autrefois; les promenades des amis dans les allées; les danses dans les charmilles illuminées; les joyeuses cavalcades qui traverseraient le parc pour gagner le rendez-vous de chasse dans la forêt.
L'entretien se prolongea, et la nuit était si douce, éclairée par la pleine lune de mai, parfumée par les senteurs des roses et des chèvrefeuilles, qu'il était tard lorsqu'elle se décida à fermer doucement sa fenêtre et se mettre su lit. Mais le sommeil ne vint pas tout de suite, et quand à la fin elle s'endormit, ce fut pour continuer son rêve de la soirée.
Le temps avait marché: on célébrait son mariage avec le comte d'Unières, dans l'église Saint-François Xavier; elle avait la toilette ordinaire des mariées, la robe de satin blanc et le voile en point d'Alençon. Mais le comte était en prince Charmant, celui de la Belle au Bois dormant, tel qu'elle l'avait vu dans les dessins de Doré: justaucorps de satin rose, toque à plumes, épée; en même temps, par un dédoublement de personnalité tout naturel dans un songe, elle assistait au baptême de son premier né.
Ce n'était point l'habitude de Ghislaine d'être distraite pendant ses leçons; mais le lendemain, quand M. Lavalette commenca son explication de Chatterton, elle montra une inattention qui frappa lady Cappadoce: évidemment, il se passait quelque chose d'extraordinaire.
Quand, la leçon finie, M. Lavalette se retira, la gouvernante l'accompagna jusque dans la cour où attendait la voiture qui devait le reconduire à la station.
—Je suppose, dit-elle en marchant près de lui, que vous avez remarqué le trouble de votre élève?
—Mon Dieu non, répondit le professeur qui n'était pas homme à remarquer quoi que ce fût quand il s'écoutait parler.
—C'est à peine si elle vous a entendu.
—Vraiment?
—Son esprit était ailleurs, et il n'y a rien d'étonnant à cela avec un pareil sujet.
—Mais il est anglais, ce sujet.
—Non, monsieur; dites que les personnages ont des noms anglais, je vous l'accorde, mais pour les sentiments, les idées, les moeurs, les actions, ces gens-là sont des Français, et voilà le mal, le danger: croyez-vous qu'un pareil sujet, traité comme il l'est, ne soit pas de nature à éveiller les idées d'une jeune fille?
—Et comment voulez vous que j'enseigne notre littérature contemporaine sans parler de ses oeuvres, typiques?
—Eh bien! monsieur, ne l'enseignez pas; tenez-vous en à des modèles plus anciens; pour moi, j'ai appris le français dans les Mémoires de Joinville, et je m'en suis bien trouvée.
—C'est un point de vue, dit le professeur, qui ne voulait pas engager une discussion inutile, je le soumettrai à M. le comte de Chambrais.
—Alors, je l'en entretiendrai moi-même demain, répliqua lady Cappadoce qui n'avait jamais admis qu'on lui répondit ironiquement.
Mais le lendemain elle ne put pas réaliser ce dessein, car lorsque M. de Chambrais arriva, il emmena Ghislaine dans le jardin comme il l'avait fait le jour de l'émancipation, et elle en fut réduite à les observer de derrière une persienne pour tâcher de comprendre à leur pantomime ce qu'ils se disaient; malheureusement, elle était si discrète, cette pantomime, qu'elle ne laissait rien deviner: la pluie, le beau temps, un mariage, une affaire d'intérêts, il pouvait être aussi bien question de ceci que de cela.
—Eh bien! mon enfant, as-tu pensé à ce que je t'ai dit avant-hier, avait commencé M. de Chambrais lorsqu'ils avaient été à une certaine distance de la maison?
—Oh! mon oncle, pouvez-vous le demander!
—Et tu as trouvé?
—Comment voulez-vous que je sache?
—En me disant le nom ou les noms qui te sont venus à l'esprit.
—Mais je vous assure que cela m'est tout à fait difficile; je n'ose pas.
—Pourquoi? Nos sentiments ne se décident-ils pas le plus souvent en vertu de certaines affinités mystérieuses dans lesquelles notre volonté ne joue aucun rôle? Ce que je te demande, c'est uniquement si parmi les jeunes gens que tu as vus et qui peuvent être des maris pour toi, il en est un, ou plusieurs, pour qui tu te sentes de la sympathie. Cela, rien de plus.
—Il y en a un qu'une jeune fille dans ma position pourrait, il me semble, accepter pour mari.
—Un seul?
—J'ai vu si peu de monde!
—C'est vrai. Eh bien! quel est ce mari possible?
Elle hésita un moment, détournant la tête pour cacher sa confusion, car il lui semblait que c'était là un aveu.
Son oncle lui prit le bras et, le passant sous le sien, il continua d'un ton tout plein d'une tendre affection:
—Crois-tu que je ne t'aime pas assez pour mériter d'être ton confident?
—Ce n'est pas du confident que j'ai peur, c'est de la confidence. Mais j'ai tort, je le sais, et ne veux pas plus longtemps me défendre sottement: j'ai pensé à M. d'Unières.
Il poussa une exclamation de joie.
—Eh bien! ma mignonne, c'est précisément de d'Unières qu'il s'agit. Tu vois maintenant combien j'ai eu raison de t'imposer cette épreuve... un peu aventureuse, j'en conviens. Elle est décisive, et me prouve que nous pouvons nous engager dans ce mariage avec la certitude qu'il sera heureux. Vous vous êtes vus quatre ou cinq fois....
—Trois.
—C'est encore mieux; les affinités dont je parlais se manifestent plus franchement; sans vous connaître, vous avez été l'un à l'autre attirés, par une sympathie qui ne demande qu'à devenir un sentiment plus tendre, et qui le deviendra. Tu m'aurais demandé un mari que je ne t'en aurais pas choisi un autre que d'Unières; tu as fait ce choix toi-même, c'est beaucoup mieux. De tous les jeunes gens que j'ai observés en pensant que j'aurais un jour la responsabilité de ton mariage, je n'en connais aucun qui soit comme lui digne de toi. Sa maison est ancienne; si sa fortune n'est pas l'égale de la tienne, elle est cependant suffisante; enfin c'est un homme d'intelligence supérieure et d'esprit sérieux. Au lieu de perdre sa jeunesse dans les frivolités à la mode, il a travaillé; il a fait de bonnes études en droit; il a voyagé, en séjournant dans les pays étrangers où il y a à apprendre, en Angleterre, en Allemagne, aux États-Unis, et avec le don de la parole qui est naturel chez lui, on peut être certain que, quand il entrera à la Chambre, il sera un des meilleurs députés de notre parti.
—Quel âge a-t-il donc?
—Il aura juste vingt-cinq ans à son élection. C'est pour la préparer qu'il est en ce moment dans son département. Il en reviendra dans six semaines. Et alors nous déciderons le mariage. Tu seras comtesse d'Unières, ma mignonne; et comme tu apporteras à ton mari la Grandesse d'Espagne, il pourra timbrer ses armes de la couronne ducale.
V
Si lady Cappadoce ne supportait que difficilement et à son corps défendant les leçons de littérature française contemporaine, par contre elle était passionnée pour celles de musique; que cette musique fût allemande, italienne ou française, ancienne ou nouvelle, peu importait, pour elle il n'y avait ni nationalité, ni âge. Tout à craindre de Lamartine, Hugo, Musset, Balzac, qui ne sont, comme chacun le sait, que des corrupteurs. Rien à redouter de Beethoven, Rossini, Verdi, qui sont des charmeurs. Infâme le rapt de la fille de Triboulet par François Ier; innocent, celui de la fille de Rigoletto par le duc de Mantoue.
Pour elle, il en était des professeurs comme de leur science ou de leur art; c'était ce qu'ils enseignaient qui les faisait prendre en grippe ou en tendresse et qui leur donnait certaines qualités ou certains défauts: M. Lavalette, le professeur de littérature française, ne pouvait être qu'un sacripant, et Nicétas, le professeur d'accompagnement, qu'un charmant jeune homme. A la vérité, on lui avait dit et répété sur tous les tons que M. Lavalette était un critique de grand talent, un esprit distingué, une conscience droite, en tout le plus honnête homme du monde, mais son antipathie ne pouvait pas admettre cela: on ne savait pas, on se trompait. Au contraire, elle était disposée à voir un ange dans Nicétas: en pouvait-il être autrement avec l'âme et la verve qu'il mettait dans son exécution?
Le supplice qu'elle éprouvait à écouter les leçons de l'un toujours trop longues, se changeait en ravissement à celles de l'autre toujours trop courtes. Installée dans un fauteuil vis-à-vis de Nicétas, elle ne le quittait pas des yeux, et tant que durait le morceau qu'il exécutait, elle restait plongée dans sa béatitude, dodelinant de la tête, battant la mesure avec ses deux pieds, et laissant de temps en temps échapper de petits cris que l'excès du plaisir lui arrachait.
Avec M. Lavalette, elle veillait de près à ce que l'heure de la leçon ne fût pas dépassée, et s'il se laissaient entraîner à des développements qui l'intéressait lui-même, ou s'il s'oubliait, elle avait une façon de tirer sa montre qui lui coupait net la parole; mais avec Nicétas, elle n'avait jamais eu de montre, et tant qu'il voulait bien jouer, elle écoutait: un morceau de musique ne s'interrompt pas comme une scène de comédie ou comme une pièce de vers; on va jusqu'au bout. Encore avait-elle d'ingénieuses ressources pour allonger la séance et même quelquefois pour la doubler.
Tout à coup, retrouvant sa montre oubliée, elle s'apercevait qu'il était trop tard pour que Nicétas pût prendre le train; il partirait par le suivant. Ou bien il pleuvait trop; ou bien il faisait trop chaud, ou bien trop froid: et, passant par dessus les règles de l'étiquette et des convenances, qui pourtant lui étaient si chères, elle le gardait à dîner au château. Que faire en attendant l'heure du dîner? De la musique. Et comme il eût été indiscret de continuer le travail de la leçon, ce qui eût ressemblé à une sorte d'exploitation, elle demandait les morceaux qui lui plaisaient.
Aucun autre professeur, n'eût été honoré par elle d'une pareille faveur, et le soleil eût pu dévorer la plaine, le verglas eût pu rendre la route impraticable sans qu'elle pensât à les retenir, mais Nicétas n'était pas un professeur comme les autres: d'abord il était musicien, et ce titre seul suffisait pour justifier toutes les faiblesses qui pour lui n'en étaient pas; et puis il y avait dans sa vie, sa naissance, ses habitudes et même dans son attitude des côtés mystérieux dont on parlait tout bas, qui plaisaient à l'imagination romanesque et chevaleresque de lady Cappadoce.
Jusqu'à l'année précédente, le maître de musique de Ghislaine avait été le compositeur Soupert, qu'on avait choisi autant pour son nom que parce que c'était un voisin de campagne: habitant Palaiseau, il lui serait facile de venir à Chambrais, sans grand dérangement et sans perte de temps. Mais si Soupert était un musicien de talent, par contre c'était bien pour la régularité le plus détestable professeur qu'on pût trouver: il n'y avait pas de meilleures leçons que les siennes; seulement, il fallait qu'il les donnât et surtout qu'il fût en état de les donner, ce qui n'arrivait que rarement.
Après une période d'éclat qui avait duré une vingtaine d'années, Soupert était redevenu dans sa vieillesse le bohème qu'il avait été dans sa jeunesse: rôdeur de brasserie de dix-huit à trente ans; habitué des salons où il promenait de trente à cinquante une fille de grande naissance qu'il avait épousée; à soixante, il vivait dans une masure du plateau de Palaiseau avec une blanchisseuse dont il avait fait sa seconde femme, sans avoir nettement conscience de la distance qui séparait celle-ci de celle-là.
Quand il avait été question de le donner pour professeur à Ghislaine, c'était à l'auteur du Croisé et des Abencerrages que M. de Chambrais avait pensé et non au vieux bohème de Palaiseau: de l'auteur du Croisé il se rappelait les succès au temps où il l'avait rencontré dans le monde, la réputation, le mariage extraordinaire; du bohème, il ne savait rien, si ce n'est qu'il habitait à une assez courte distance de Chambrais pour qu'on eût l'idée de s'adresser à lui, plutôt qu'à un musicien qui viendrait de Paris.
Mais il n'avait pas fallu longtemps pour que le bohème se montrât tel que la vie, la lutte et «le pas de chance» l'avaient fait. Partant de chez lui le matin pour venir à Chambrais, il s'arrêtait au premier cabaret de la côte de Palaiseau pour boire le vin blanc sur le zinc et prendre la force d'accomplir cette odieuse corvée qui consisté à donner une leçon de piano, au lieu de rester attablé tranquillement avec les ouvriers carriers et les paysans qui composaient maintenant sa société. Au cabaret du bas de la côte, il faisait une seconde halte. Au café de la Gare, il en faisait une troisième. S'il ne trouvait personne à qui causer, c'était bien, il prenait le train. Mais si un visage ami ou simplement connu lui souriait, il s'asseyait; les verres se succédaient, et au lieu d'être à Chambrais dans la matinée comme il le devait, il n'y arrivait qu'à deux ou trois heures de l'après midi.
—Retenu; à mon grand regret empêché; vous comprenez.
Et lady Cappadoce, si scrupuleusement exacte cependant, comprenait parfaitement.
—Les artistes sont esclaves de l'inspiration, tout le monde sait cela. Nous ne pouvons pas vous en vouloir d'un retard qui, peut-être, nous vaudra un nouveau chef-d'oeuvre.
En attendant le chef d'oeuvre qui se faisait attendre, ce que ce retard valait à Ghislaine et à lady Cappadoce, c'était une odeur de vin blanc mêlée à celle des liqueurs qui emplissait la salle de travail, et quand Soupert se mettait au piano, c'était qu'il frappât un la ou un fa au lieu d'un sol, incapable qu'il était de diriger ses doigts tremblants.
Un professeur de lettres ou de sciences eût apporté ces parfums, que lady Cappadoce n'eût éprouvé aucun embarras avec lui: elle l'eût tout de suite remercié; mais ce procédé expéditif était-il applicable à un musicien? à un maître tel que Soupert, dont elle avait les romances dans le coeur et les airs de danse dans les jambes? Elle ne l'avait pas pensé. Il fallait aviser, s'ingénier, chercher, trouver quelque moyen qui empêchât ces accidents de se produire. Que Soupert partît de chez lui pour venir directement sans s'arrêter en route, il n'aurait pas d'occasions de se parfumer à l'anisette ou au cassis. Pour cela, il n'y avait qu'à l'envoyer chercher en voiture.
Lorsqu'elle lui avait fait, avec toute la diplomatie dont elle était capable, cette proposition, il avait commencé par refuser:
—La promenade du matin est hygiénique.
Mais elle s'était montrée si pressante, qu'il avait dû accepter.
Il avait été calculé qu'il arriverait au château un peu avant neuf heures: la première fois qu'on alla le chercher, il arriva à dix heures et demie, et lady Cappadoce eut la douleur de constater que le professeur et le cocher étaient exactement dans le même état, pour s'être arrêtés à tous les bouchons de la route.
Boire avec un valet!
Il avait fallu prendre un parti, et Soupert avait été prévenu que, «à cause de l'irrégularité dans ses heures, qui dérangeaient tous les autres professeurs», mademoiselle de Chambrais renonçait à ses leçons.
Un autre que Soupert se fût fâché de ce remerciement; mais lui n'était pas homme à le prendre par le mauvais côté, et, bien qu'il lui enlevât deux cents francs par semaine, qui étaient à peu près sa seule ressource, il s'était tout de suite consolé en se disant que c'était la liberté qu'il recouvrait; maître de son temps désormais et n'ayant plus à se préoccuper de ces leçons, il aurait le loisir de faire les démarches nécessaires pour que son répertoire fût repris: c'était parce qu'on ne le voyait pas assez souvent qu'on le négligeait; il se montrerait.
Une seule chose l'avait contrarié: l'abandon d'une élève qui l'intéressait; elle était née musicienne, cette jeune fille, et il serait vraiment dommage qu'elle tombât entre de mauvaises mains: il ne fallait pas, il ne voulait pas qu'elle reçût maintenant les leçons de gens qu'il méprisait; et pour que cela n'arrivât pas, il avait proposé à lady Cappadoce de le remplacer par un de ses anciens élèves, celui qu'il avait formé avec le plus d'amour, en qui il mettait le plus d'espérances, qui le continuerait peut-être un jour: Nicétas.
Bien que les déceptions que Soupert lui avait causées eussent été cruelles et mortifiantes, lady Cappadoce avait encore assez confiance en sa probité d'artiste pour le croire en un pareil sujet. D'ailleurs, Nicétas offrait des garanties personnelles, il était premier prix de violon du Conservatoire de Vienne, premier prix également du Conservatoire de Paris. Et quand Soupert affirmait que le meilleur accompagnateur que pût trouver mademoiselle de Chambrais était ce jeune musicien, il semblait qu'on pouvait se fier à cette parole.
Mais Soupert, ne s'en tenant pas à ces titres sérieux qui recommandaient l'artiste, avait ajouté tout bas et confidentiellement des détails particulier sur l'homme dont lady Cappadoce s'était émue.
—Je dois vous dire que ce qu'est Nicétas au juste, je n'en sais rien.
—Mais alors....
—Évidemment il flotte dans une atmosphère mystérieuse. Quelle est sa nationalité? Je n'ai que des probabilités à ce sujet. Comment se nomme-t-il de vrai? Je l'ignore.
—Et vous le recommandez!
—Qu'il soit Russe, Français, Italien, qu'il s'appelle Alexis, Jacques, Emilio, cela ne lui donne ni ne lui retire du talent, et il me semble que c'est le talent seul qui doit vous influencer. En tout cas, c'est lui qui m'a fait m'intéresser à Nicétas. Un jour il vint me trouver à Palaiseau et me demander mes conseils, sinon mes leçons. Nous étions en été, et la poussière couvrait ses chaussures, la sueur ruisselait sur son visage comme s'il avait fait la route à pied. Je le questionnai. Il me répondit qu'en effet il était venu à pied. Huit lieues aller et retour pour me demander un conseil, cela me toucha. Je lui offris de se rafraîchir. Il dévora une miche de pain. Je me mis à sa disposition pour lui donner autant de leçons qu'il voudrait en prendre; ce fut le commencement de nos relations. Elles continuèrent sans que j'apprisse rien, ou à peu près rien sur lui, tant il était réservé et discret: il était remarquablement doué pour la musique; en toutes choses, son éducation avait été poussée beaucoup plus avant que ne l'est ordinairement celle des virtuoses; il parlait plusieurs langues, voilà tout ce que je savais de lui. Il y avait à peu près un an que je le connaissais, lorsque par hasard je lui parlai d'une de mes anciennes élèves que j'aimais beaucoup, qui allait partir pour la Russie et que j'aurais voulu servir dans ce pays. La façon dont je m'exprimais lui montra combien je m'intéressais à elle.—Je puis lui donner des lettres qui lui ouvriront quelques portes, me dit-il.—Vous avez habité la Russie?—Oui. Il me donna ces lettres; l'une était pour une grande duchesse, les autres pour des personnages de la plus haute noblesse. Vous comprenez ma stupéfaction: comment avait-il des relations dans ce monde, et telles qu'il pouvait y présenter quelqu'un? Malgré ma curiosité, je ne lui adressai pas de questions. A quelque temps de là, le hasard me fit monter chez lui, car après l'avoir fait engager aux Concerts populaires, je lui avais trouvé aussi quelques leçons, et il avait maintenant un chez lui, sous les toits. C'était la première fois que j'entrais dans sa chambre, sa pauvre chambre; au mur était accrochée une gravure, un portrait, celui d'un personnage revêtu d'un uniforme étranger chamarré de décorations: un nom avait été gravé au dessous, mais il était effacé; à côté se lisait, de l'écriture de Nicétas, que je connais bien, cette étrange inscription: «Haine éternelle.»
—Voilà qui est bizarre.
—Ce qui l'est plus encore, c'est qu'entre le personnage qui représente ce portrait et Nicétas, il y a une ressemblance frappante.
—Son père, alors.
—Je ne suis pas naturellement bien curieux, mais j'avoue que cette histoire du portrait, s'ajoutant à celle des lettres, m'intéressa. Je voulus en savoir un peu plus long, et sans forcer les confidences de Nicétas par des questions, lever un coin du voile dans lequel il s'enveloppe.
—Et vous y êtes arrivé?
—Non pas avec certitude, mais au moins avec des probabilités. Il serait le fils d'un personnage russe qui l'aurait eu d'une jeune fille de Nice, aimée pendant un séjour que ce personnage aurait fait dans le Midi. Obligé de retourner en Russie, ce personnage maria sa maîtresse à un professeur du Conservatoire de Marseille, et celui-ci, moyennant le paiement d'une grosse somme, reconnut l'enfant. Pendant sept ou huit ans, Nicétas vit auprès du mari de sa mère, mais martyrisé par celui-ci, il écrit à son vrai père qui vient le reprendre, le rachète, l'emmène en Russie et le fait élever dans sa propre famille avec ses autres enfants. Ce serait pendant ce temps qu'il aurait été le camarade de ceux et de celles pour qui il m'a donné des lettres de recommandation. Un jour son père meurt et l'enfant naturel est chassé de la maison paternelle. Jeté sur le pavé, il vient je ne sais comment à Vienne, entre au Conservatoire où il obtient un premier prix, et arrive enfin à Paris où il en obtient un autre.
Il n'en fallait pas tant pour que l'esprit romanesque de lady Cappadoce s'enflammât; mais c'était presque un personnage de roman, ce jeune musicien; de plus, il avait de la naissance, une naissance illustre, à coup sûr, car sur ce point sa certitude d'Anglaise affolée de supériorité aristocratique allait plus vite et plus loin que les probabilités de Soupert.
—Amenez-le, cher monsieur Soupert.
Quand elle l'avait vu arriver au château, amené par Soupert, elle n'avait plus douté de cette naissance illustre.
Évidemment ce jeune homme de vingt-trois ans, de grande taille, large d'épaules, à la tête énergique et bizarre, aux longs cheveux noirs qui lui retombaient sur le cou et sur le front en boucles frisées, était quelqu'un.
Peut-être y avait-il de l'affectation dans le désordre voulu de cette chevelure tortillée en serpents; peut-être les yeux ardents qui brillaient, à travers ces mèches ramenées en avant, au lieu d'être rejetées en arrière, cherchaient-ils à donner à leur regard une expression peu naturelle, toujours en quête d'un effet quelconque; mais qu'importait, cela n'empêchait pas qu'il fût étrangement original,—comme il convenait à un homme de son sang.
Un Romanof—elle était sûre que c'en était un—maître de musique de la princesse de Chambrais; au-dessus de lui une Cappadoce, c'était bien.
VI
Autant Soupert avait été irrégulier dans ses leçons, autant Nicétas était exact dans les siennes; si l'un avait toujours été en retard, l'autre était toujours en avance.
Quand il arrivait ainsi trop tôt, il demandait au concierge de ne pas l'annoncer par un coup de cloche, et se glissant par la petite grille entr'ouverte, il se promenait en attendant son heure dans les jardins: lady Cappadoce le voyant alors errer à petits pas, la tête tournée vers le château, s'attendrissait sur lui:
—Le pauvre garçon, se disait-elle, il rêve au château de ses pères.
Et, par la pensée, elle s'envolait sur les bords de la Néva, où elle avait décidé, sans aucune raison pour cela bien entendu, que devait se trouver ce château.
—Comme il doit souffrir de cette misérable vie de musicien en la comparant à celle de ses frères, et jamais une plainte, jamais une allusion; le stoïcisme!
Elle trouvait que, par là, il se rapprochait d'elle, qui jamais non plus ne faisait allusion à ses grandeurs déchues, et cette ressemblance le lui rendait plus sympathique encore.
Elle eût voulu lui offrir les consolations d'un coeur qui avait passé par ces épreuves, mais comment? Il portait si dignement le malheur.
Ne pouvant rien pour lui franchement, elle s'ingéniait par de petits moyens détournés à lui prouver qu'une femme qui avait, elle aussi, du sang royal dans les veines—elle descendait des rois d'Écosse incontestablement—compatissait à son infortune et qu'il n'était pas seul. Quand il arrivait par un temps froid, elle veillait à ce qu'il se réchauffât avant sa leçon; quand c'était par une journée de soleil, elle lui faisait servir des rafraîchissements, quoi qu'il fît pour s'en défendre; tout cela accompagné de bonnes paroles, de câlineries, de cajoleries; une mère n'eût pas eu plus de prévenances avec un fils.
Dans son élan de compassion elle eût souhaité que Ghislaine s'associât à elle, sinon avec la même franchise, au moins avec une sympathie secrète. Malheureusement, Ghislaine ne voyait dans Nicétas qu'un professeur comme les autres, moins ennuyeux que certains autres, parce qu'elle aimait l'art qu'il enseignait; mais c'était tout. Si lorsqu'il entrait, elle l'accueillait toujours avec plaisir, ce plaisir était simplement celui d'une musicienne heureuse de jouer avec un artiste de talent; elle n'avait aucune arrière-pensée et ne se doutait pas que cet artiste, réduit à toucher un cachet, était un Romanof. Comment l'idée lui en serait-elle venue? Ce n'était pas à une jeune fille de son âge, élevée comme elle l'avait été, qu'on pouvait parler des hontes de cette illustre origine.
C'était le lundi et le vendredi que Nicétas venait à Chambrais; le vendredi qui suivit l'émancipation de Ghislaine, il arriva comme toujours en avance. L'heure de la leçon était trois heures; un peu après la demie de deux heures, lady Cappadoce l'aperçut se promenant dans le jardin; en apparence il donnait toute son attention aux fleurs des plates-bandes, mais en réalité il tournait assez souvent la tête vers le château pour qu'on devinât sa préoccupation: il pensait à la Néva!
La journée était brûlante; d'un ciel bleu vaporeux pommelé de blanc tombait une chaleur lourde qui le força à s'abriter dans un berceau d'ifs taillés ras, et là, ne se sachant pas observé, il resta la tête franchement levée sur l'aile du château qu'il avait devant lui,—celle habitée par Ghislaine. De la fenêtre derrière laquelle elle était, lady Cappadoce ne lui voyait point les yeux, cachés qu'ils étaient comme toujours par les cheveux rabattus sur le front, mais à l'attitude générale, on pouvait suivre sa pensée: Chambrais lui rappelait le château de la Néva, et en l'observant avec cette fixité, il revivait, le pauvre jeune homme, les années de sa jeunesse, celles qu'il avait passées dans les joies de la famille et la paix du coeur, auprès de son père, entre ses frères et soeurs.
Au coup de trois heures, il se leva et, après avoir secoué sa longue chevelure emmêlée et l'avoir arrangée avec ses doigts sur son cou et sur son front, il se dirigea vers le château. Aussitôt, lady Cappadoce descendit pour être auprès de Ghislaine quand il entrerait.
Elle était toujours bizarre cette entrée, et étudiée pour produire un effet quelconque. Tantôt il paraissait tomber du ciel, engourdi dans un ravissement séraphique; tantôt, au contraire, on aurait pu croire qu'il surgissait directement de l'enfer, désespéré.
Ce jour-là, c'était la période du recueillement; après avoir adressé une longue et basse inclinaison de tête à Ghislaine sans prononcer un mot, une autre un peu moins longue et moins basse à lady Cappadoce, il tira son violon de la boîte dans laquelle il dormait depuis trois jours, l'accorda avec soin, et se mit à son pupitre; alors seulement il daigna ouvrir les lèvres:
—Quand vous voudrez, mademoiselle.
La séance devait se composer de deux parties l'une réservée au déchiffrage, l'autre à l'exécution de morceaux déjà travaillés; ce fut par le déchiffrage qu'ils commencèrent, et comme pendant les hésitations, les arrêts, les reprises, lady Cappadoce pouvait se laisser distraire par les choses extérieures, elle remarqua bientôt que le ciel se couvrait et que le vent s'était élevé.
—Un orage! Mais alors elle aurait un prétexte pour retenir Nicétas, et prolonger la musique de deux heures au moins.
Cependant, avec sa prudence accoutumée, elle ne dit rien tout de suite; ce fut seulement quand les roulements du tonnerre se rapprochèrent qu'elle prépara son invitation.
—Est-ce que votre soirée est engagée aujourd'hui? demanda-t-elle, entre deux morceaux.
—Non, madame
—C'est heureux, car je crains bien que vous ne puissiez pas partir à votre heure habituelle; je crois que nous allons être assaillis par un orage terrible.
Il ne répondit rien, mais si elle l'avait observé d'un peu près, elle aurait remarqué qu'il attachait sur Ghislaine un regard dont l'expression était pour le moins étrange.
Les coups de tonnerre éclatèrent de plus en plus forts, l'obscurité s'épaissit, les nuages que roulait le vent crevèrent en une trombe d'eau.
Ghislaine s'arrêta de jouer.
—Décidément, dit lady Cappadoce, vous ne pourrez pas partir.
Mais Ghislaine, qui avait depuis longtemps deviné les malices de sa gouvernante, et trouvait qu'il était peu délicat de payer d'un dîner les heures prises de cette façon, voulut intervenir:
—Si vous avez besoin de rentrer à Paris, dit-elle, on fera atteler pour vous reconduire à la gare.
—Je n'ai nullement besoin de rentrer; personne ne m'attend.
—Alors nous vous gardons à dîner, dit lady Cappadoce.
—Mais, madame....
—C'est entendu....
Elle sonna pour qu'on transmît ses ordres au maître d'hôtel.
L'orage, qu'elle avait annoncé terrible, fut au contraire assez faible, les roulements du tonnerre s'éloignèrent, la pluie cessa, et Nicétas aurait très bien pu repartir pour la gare à son heure habituelle, mais puisqu'il avait promis de rester, il n'était pas décent qu'il reprit sa liberté; aussi, quand la séance de travail fut finie, eut-elle la joie de se faire jouer jusqu'au dîner les morceaux qu'elle demandait.
Ce n'était pas seulement pour Nicétas que Ghislaine trouvait les artifices de sa gouvernante désagréables et mauvais, c'était aussi pour elle-même. Tant que durait la leçon, elle était parfaitement à son aise; tout à la musique qu'elle jouait, elle ne voyait en lui que l'accompagnateur, et il réalisait toutes les qualités qu'elle pouvait désirer; c'était bien l'artiste de talent, de grand talent, le musicien que Soupert avait recommandé. Mais à table, l'artiste devenait un invité, comme un autre, un monsieur quelconque, et cet invité, ce monsieur la mettait mal à l'aise; à table, elle ne se laissait pas emporter comme au piano, elle avait tout son calme, sa raison, et ce qu'elle voyait la blessait comme ce qu'elle entendait: la façon dont il la regardait à la dérobée l'obligeait le plus souvent à tenir ses yeux sur son assiette; quand elle les levait, elle le voyait prendre des attitudes mélancoliques ou inspirées qu'elle trouvait grossièrement ridicules; et quand il parlait, il y avait dans les discours qu'il adressait généralement à lady Cappadoce ou dans les moindres mots qui tombaient de ses lèvres une affectation à la bizarrerie, une tension à la pose dont elle ne pouvait pas ne pas être blessée, elle qui était la franchise même. Cela l'avait frappée le premier jour, et, depuis, s'était toujours continué: l'un des valets qui faisait le service de table lui ayant offert du vin, il avait refusé en disant qu'il ne buvait que de l'eau glacée et que plus elle était glacée meilleure il la trouvait.
Elle ne pensait point que boire du vin fût un mérite et boire de l'eau un vice, mais le ton sublime de cette réponse l'avait choquée, et comme depuis, à chaque instant, il en avait eu du même genre, elle dut le juger pour ce qu'il était et pour ce qu'elle méprisait le plus:—un comédien.
Aussi quand lady Cappadoce avait réussi à le retenir, ce qui d'ailleurs n'était guère difficile depuis quelque temps, cherchait-elle toujours à abréger le dîner.
Ce soir-là, l'orage lui fournit un prétexte:
—Si vous voulez, dit-elle à sa gouvernante, un peu avant de quitter la table, nous ferons ce soir un tour dans le parc; après la pluie il est agréable de marcher sous bois.
Il n'y avait pas à insister pour garder Nicétas; à son grand regret, lady Cappadoce, qui, au lieu de s'exposer à l'humidité des bois, aurait mieux aimé passer la soirée au coin du piano à entendre de la musique, dut se conformer à cette invitation.
En sortant de la salle à manger, Nicétas tourna à droite, Ghislaine tourna à gauche accompagnée de lady Cappadoce, et tandis qu'elles descendaient le perron du vestibule qui accède aux jardins, il descendait, lui, celui de la cour d'honneur.
—Je crois que nous aurions pu garder M. Nicétas ce soir, dit lady Cappadoce, continuant son idée.
—C'est justement pour ne pas le garder que j'ai proposé cette promenade.
—Et pourquoi ne vouliez-vous pas le garder?
—Parce que mon oncle trouve que je fais trop de musique et désire que j'en fasse moins.
—Il n'aime pas la musique, M. de Chambrais.
Comme il ne convenait pas à Ghislaine de soutenir une discussion sur les idées et les goûts de son oncle, elle ne répondit pas, mais lady Cappadoce, qui était outrée, continua:
—Je regrette que M. de Chambrais ne m'ait pas adressé son observation; puisque j'ai la direction de votre travail, c'était à moi qu'elle devait être présentée.
—Mon oncle n'avait pas en vue les heures du travail, mais celles de la distraction, et c'est pour cela qu'il m'a fait son observation amicale au lieu de vous l'adresser.
Si doux qu'eût été le ton de cette réponse conciliante, il ne désarma point lady Cappadoce qui ne savait de quoi elle était le plus furieuse, ou de l'atteinte portée à son autorité, ou de la suppression des séances supplémentaires de musique.
—Je ne connais pas de distractions mieux employées que celles qu'on donne à la musique, plus saines, plus morales.
Ghislaine n'avait rien à répondre; elle était débarrassée de ces dîners, cela suffisait, et pour l'heure présente, plutôt que de discuter, elle aimait mieux être tout au plaisir de la promenade et de la rêverie: le soir tombait, et de la terre trempée par l'orage montait avec des buées blanches le parfum des fleurs du jardin mêlé à l'âcre odeur des herbes et des mousses du parc; après la chaleur du jour il était réconfortant de se baigner dans cette fraîcheur, comme il était doux aux yeux, après les violentes clartés du matin, de se perdre dans les vapeurs grises qui rampaient aux extrémités des longues allées droites.
C'était bien à Nicétas qu'elle allait penser vraiment, de lui qu'elle allait s'occuper!
VII
Ce n'était point l'habitude de Nicétas d'être affable pour les domestiques de Chambrais, hautain au contraire et dédaigneux avec affectation, à ce point que ceux qui avaient de l'autorité dans la maison s'étaient entendus pour ne pas le servir; lorsqu'on devait le conduire à la gare, c'était le second cocher que déléguait le premier; lorsqu'il arrivait, les valets de pied se sauvaient pour ne pas lui ouvrir la porte, et à table, le maître d'hôtel le livrait dédaigneusement aux mains d'un subalterne.
Mais ce soir-là, lorsqu'il passa devant le pavillon du concierge, il s'arrêta pour échanger quelques mots avec ce fonctionnaire qui soupait la fenétre ouverte, en compagnie de sa femme et de ses enfants.
—Bonsoir, bonsoir.
—Bonsoir, Monsieur.
—Qu'est-ce que vous pensez du temps, je vous prie?
—Le temps? Ah! oui, le temps, fameux pour les biens de la terre.
—Je veux dire: Est-ce que vous croyez que je pourrai arriver à la station sans pluie?
—Oh! pour sûr.
Il salua poliment et sortit, tandis que le concierge et sa femme se regardaient en se demandant ce qu'il pouvait y avoir sous ces questions peu naturelles.
Il était parti d'un pas pressé en homme qui a hâte d'arriver, mais il ne tarda pas à ralentir sa marche, longeant le parc, il s'était arrêté à un endroit où le mur abattu sur une vingtaine de mètres était remplacé par un simple grillage en fil de fer tendu sur des poteaux; suffisant pour empêcher la sortie des lièvres, des chevreuils et des daims, ce grillage n'était qu'une défense insignifiante pour quelqu'un qui voudrait sauter par-dessus en s'aidant des tas de moellons préparés de chaque côté des fondations commencées. A cet endroit il n'y avait pas de maisons le long de la route vis-à-vis le mur, seulement des champs et des prairies, à cette heure déserts. Il regarda autour de lui, et ne voyant personne, n'entendant aucun bruit, il enjamba par-dessus le grillage.
Il était dans le parc d'où il venait de sortir en prenant soin de faire constater sa sortie par le concierge; rapidement il se dirigea vers le château, mais en s'arrêtant de temps en temps pour écouter et regarder. Il ne tarda pas à entrer dans les jardins, et bientôt à arriver au berceau d'ifs où dans l'après-midi il s'était assis. Mais à ce moment, il ne pouvait plus être question de reprendre cette place où il se trouverait en vue du château, aussi s'embusqua-t-il derrière, ne risquant qu'un oeil par un trou qui s'était fait dans ce mur de verdure.
Autour de lui, tout était silencieux; depuis longtemps, les jardiniers étaient rentrés chez eux; et c'était dans une partie opposée du parc que Ghislaine et lady Cappadoce avaient dirigé leur promenade; il n'avait donc pas à craindre que personne vînt le déranger. A ce moment même, une femme de chambre parut à l'une des fenêtres de l'appartement de Ghislaine, et tirant les volets, elle les ferma; puis elle passa à une seconde, et ainsi successivement pour toutes, une seule exceptée, qu'elle laissa ouverte, en se contentant de rapprocher les volets de façon à ce que l'air frais du dehors pénétrât à l'intérieur.
De derrière son abri il voyait le bonnet blanc passer sur le fond sombre de la chambre, et de temps en temps dans le calme du soir, il entendait grincer sur leurs tringles de fer les lourds rideaux qu'elle manoeuvrait. Le ménage dura assez longtemps, puis une porte claqua et rien ne troubla plus le silence. Son travail fini, la femme de chambre était partie pour ne plus revenir, et maintenant cette partie du château se trouvait abandonnée, le personnel domestique dînant tranquillement à l'office dans d'aile opposée.
La nuit se serait faite depuis quelques instants déjà si la lune en se levant n'avait ajouté sa lumière frisante aux dernières lueurs du couchant, mais cependant les ombres commençaient à être assez confuses pour que Nicétas pût ne pas craindre d'être aperçu si par extraordinaire quelqu'un regardait de ce coté. Sortant de derrière sa cachette, il vint s'asseoir dans le berceau, où il resta près de dix minutes, se levant brusquement, se rasseyant aussitôt, en homme qui balance une résolution, prise, abandonnée et reprise. Enfin, quittant le berceau et se baissant de manière à ce que sa tête ne dépassât point les arbustes et les plantes des plates-bandes, marchant sur les bordures gazonnées pour que son pas ne criât pas sur le gravier, il se dirigea vers la fenêtre restée ouverte; son appui n'étant pas à plus d'un mètre cinquante du sol, il l'escalada facilement et se trouva dans la chambre de Ghislaine.
Il respira et regarda autour de lui; bien des fois avant cette soirée, il l'avait examinée en se promenant dans le jardin, et il connaissait sa disposition comme son ameublement: ses six fenêtres sur trois faces, le lit à baldaquin, dont le chevet était adossé au mur, le paravent à six feuilles, ses grands fauteuils en bois doré, mais dans la demi-obscurité où la plongeaient les volets et les rideaux fermés, il fut un moment à se retrouver. Peu à peu cependant, et successivement, chaque chose se fit distincte en prenant sa forme réelle; alors, allant à une des fenêtres fermées, il souleva un des rideaux et reconnut que, comme il le présumait, l'embrasure était assez profonde pour qu'on pût se cacher là en toute sûreté; par leur poids et leur épaisseur, ces rideaux en velours ciselé formaient une sorte de mur, et il n'était pas vraisemblable que quand Ghislaine rentrerait, elle irait, en petite fille peureuse, soulever chaque rideau pour voir si un voleur n'était pas embusqué derrière!
Maintenant que la première partie de son plan avait réussi, il n'avait qu'à réfléchir à l'exécution de la seconde, et il était bien aise d'avoir quelques instants à lui, avant le retour de mademoiselle de Chambrais, pour se calmer.
Mais ce ne fut pas le calme qui lui vint; à mesure que le temps s'écoulait, son agitation enfiévrée le dévorait, et par moment, étouffé derrière les rideaux, il sentait la sueur qui coulait de son visage lui tomber sur les mains.
Enfin, il entendit une porte s'ouvrir, et une lueur, glissant par les deux côtés des rideaux, éclaira sa cachette; le bruit des pas lui dit que Ghislaine n'était pas seule, comme il avait imaginé qu'elle le serait qui l'accompagnait? Une femme de chambre ou lady Cappadoce?
—Faut-il fermer la fenêtre?
C'était une femme de chambre.
—Non, répondit Ghislaine, je la fermerai plus tard.
—Mademoiselle n'a pas besoin de moi?
—Pas du tout.
La femme de chambre se retira en fermant la porte; presque aussitôt la lampe fut éteinte, et Ghislaine s'assit dans un fauteuil en face de la fenêtre restée ouverte.
Il attendit quelques instants que le silence se fût établi, puis écartant doucement l'un des rideaux il fit trois ou quatre pas en avant.
—C'est vous, Jeanne? demanda Ghislaine, n'admettant pas la possibilité qu'une autre personne que sa femme de chambre fût là.
—Non, mademoiselle.
Elle poussa un cri en se levant d'un bond.
—Ne craignez rien.
Il s'était avancé, et dans le cadre clair de la fenêtre; il la voyait haletante.
—N'approchez pas, j'appelle.
—Vous n'avez rien à craindre de moi, rien, je le jure.
—Pourquoi êtes-vous ici? Comment?
—Il faut que je vous parle, il y va de ma vie.
Elle avait eu le temps de se remettre et, le premier moment d'affolement passé, de reprendre courage:
—Je n'ai rien à entendre ici, en ce moment.
Instinctivement et sans s'en rendre compte, elle parlait d'une voix étouffée, peut-être parce que lui-même avait pris ce ton.
—Partez, monsieur, demain je vous écouterai.
Comme il ne bougeait pas et la regardait avec des yeux ardents qu'elle voyait briller dans l'ombre, car il faisait face à la fenêtre, elle continua:
—Me forcerez-vous à sonner?
—Vous ne sonnerez pas.
—Qui m'en empêchera?
—Vous-même; la réflexion; le souci de votre réputation; que penserait-on, que dirait-on si, répondant à votre coup de sonnette, on nous trouvait en tête à tête, la lampe éteinte, dans votre chambre?
Cette pensée ne lui était pas venue à l'esprit. C'était vrai; que dirait-on, jusqu'où irait le scandale? C'était le calme, le sang-froid qu'elle devait appeler seuls à son aide.
—Alors, monsieur, parlez; que me voulez vous?
Il avait été un moment démonté, mais en voyant ce changement d'attitude, l'assurance lui revint, et il fit encore quelques pas vers elle:
—Vous dire ce que mes regards vous ont répété cent fois, que je vous aime, que je vous adore....
Éperdue, elle jeta ses deux mains devant son visage, mais tout de suite elle les abaissa en relevant la tête pour le regarder en face:
—Et c'est pour me faire cet outrage que vous vous êtes introduit ici, partez, monsieur.
Il se mit à genoux, séparé d'elle par le fauteuil qu'elle venait de quitter; mais cette pose de soumission respectueuse ne calma pas l'indignation de Ghislaine:
—Quelle idée vous êtes-vous faite de moi, que vous avez pu admettre la pensée que je vous écouterais?
—Et vous, quelle idée vous faites-vous de mon amour de trouver un outrage dans son aveu; qu'ai-je demandé?
—L'outrage est de vous être introduit dans cette chambre; il est dans votre aveu, dans votre attitude. Relevez-vous, monsieur, et partez, partez, partez.
A chaque mot, l'accent s'était exaspéré: ce n'était pas seulement sa pudeur et son honnêteté, sa dignité et sa fierté que cette brutale déclaration blessait, c'étaient aussi ses rêves et ses espérances, ses plus chères croyances; combien souvent avait-elle pensé à la première parole d'amour qu'on lui adresserait; quels rêves radieux avait-elle faits en les poétisant, en les idéalisant de tout ce que son imagination inventait:—et voilà quelle était la réalité.
—Partez, répétait-elle.
—Pas avant que vous m'ayez entendu.
—Je n'ai rien à entendre, je ne veux rien entendre; cette insistance est odieuse; si vous êtes un homme d'honneur, ne le sentez-vous pas? partez.
—Je ne partirai pas.
—Eh bien! moi, je pars.
Mais elle n'avait point fait deux pas vers la porte que, se relevant, il se plaça devant elle les bras étendus:
—Vous ne passerez pas.
Elle recula.
—Ne comprenez-vous pas que si je me suis décidé à cette résolution désespérée, c'est que je ne suis pas maître de mon amour, c'est lui qui m'a amené ici contre toute raison, contre ma volonté, c'est lui qui m'oblige à parler: je vous aime, je vous aime, je vous aime.
—Mais c'est cela que je ne veux pas entendre.
—Et moi, c'est cela que je veux dire, redire, répéter. Je vous aime. Et quel mal, quel outrage vous fait mon amour? il ne demande rien que de ne pas rester ignoré. Vous savez que je vous aime, je vous vois, je suis heureux.
—Eh bien! je le sais, partez.
—Oui, je partirai puisque ma présence ici vous jette dans cet émoi, mais pas avant que vous ne m'ayez promis que cet aveu ne changera rien à ce qui est. Je comprends que vous soyez blessée, qu'un homme payé par vous, qui est à vos ordres, ait osé lever les yeux jusqu'à vous, mais si cet homme n'est aujourd'hui qu'un pauvre musicien, l'espérance cependant lui est permise.
—Que m'importe tout cela, puisque je ne ferai pas cette promesse: jamais je ne permettrai qu'un homme qui m'a parlé comme vous venez de le faire se retrouve à mes côtés: cette fierté que vous invoquez pour vous, doit vous faire comprendre la mienne. Elle ne subira pas plus longtemps votre présence; si vous ne voulez pas partir, quoi qu'il puisse en advenir, je sonne.
—Je vous en empêcherai bien.
—Alors j'appelle.
Ils se regardèrent un moment en silence et Ghislaine ne baissa pas les yeux; il y avait dans son attitude, dans le port de sa tête, dans son regard une résolution qui surprit Nicétas; celle qui se tenait droite devant lui n'était plus la jeune fille, la petite fille, l'élève qu'il était habitué à voir depuis un an: ce qu'elle disait, elle le ferait. Alors, qu'arriverait-il?
—Et si je partais? dit-il.
C'était un marché qu'il lui proposait; elle ne voulut pas comprendre.
—Partez, dit-elle.
—Au moins vous vous souviendrez que je n'avais que le bras à étendre pour vous empêcher de sonner, que je n'avais qu'à vous mettre la main sur la bouche pour que vous ne puissiez pas appeler, et que cependant je suis parti. Vous vous souviendrez que je vous aime et ne demande qu'à vous aimer... silencieusement, respectueusement.
Pendant qu'il se dirigeait vers la fenêtre, elle reculait autour du fauteuil; il enjamba l'appui:
—Vous vous souviendrez.
VIII
Quand il se trouva en pleine campagne et regarda sa montre, il vit que l'heure était trop avancée pour qu'il pût prendre le dernier train de Paris.
Que faire? Sa résolution fut vite arrêtée: il n'avait qu'à aller coucher chez Soupert. Quelques kilomètres à travers les champs par cette belle nuit lumineuse n'étaient pas pour l'effrayer. Si, en arrivant à Palaiseau, la porte du vieux maître était fermée, il frapperait et on lui ouvrirait; hospitalier, Soupert, et habitué à recevoir ainsi quelquefois la visite de noctambules égarés.
La route lui était connue, il n'avait qu'à aller droit devant lui par la campagne déserte et les villages endormis; personne pour raconter qu'on l'avait vu à cette heure aux environs de Chambrais; dans la plaine silencieuse on n'entendait que le cri articulé des perdrix, et de temps en temps les aboiements des chiens de bergers qui le poursuivaient quand il longeait une pièce de trèfle où ils gardaient leurs moutons parqués; dans le lointain aussi les sifflets des trains de la grande ligne derrière les collines de Montlhéry.
Tout en marchant à grands pas, la tête basse, il était encore dans la chambre de Ghislaine se demandant comment il en était sorti et pourquoi. Pourquoi ne l'avait-il pas prise dans ses bras? Avant qu'elle eût appelé, il lui eût fermé la bouche. Il ne comprenait pas encore comment il s'était laissé dominer. Quel prestige exerçait-elle donc qu'il lui avait obéi si docilement, si bêtement? C'était bien la peine vraiment de se jeter dans cette aventure pour arriver à cette sortie piteuse. Partez. Et il était parti.
Maintenant, il s'agissait de savoir comment elle allait prendre cette soumission. Se souviendrait-elle, comme il lui avait demandé; ou bien sa fierté persisterait-elle, comme elle l'en avait menacé?
La veille, il aurait cru au souvenir; maintenant, en retrouvant Ghislaine si ferme devant lui, il avait peur de la fierté.
Allant de l'une à l'autre de ces questions, les examinant, les retournant, mais sans s'arrêter à rien de satisfaisant, il fut tout surpris de se trouver à Palaiseau qu'il traversa: pas une maison ouverte; pas une lumière derrière les volets clos; certainement il serait obligé de réveiller Soupert pour se faire ouvrir.
C'était au haut de la côte, sur le plateau de Saclay, au milieu de la plaine, que se trouvait la maisonnette où Soupert était venu échouer, heureux encore d'avoir cet abri où il vivait entre sa femme et sa belle-mère, l'ancienne blanchisseuse. Entourée d'un jardin du côté des champs, elle était en façade sur la grande route de Versailles, et c'était sur cette disposition que Nicétas comptait pour se faire ouvrir en cognant à la porte.
Mais il n'eut pas besoin de cogner; comme il approchait de la maison dont il voyait déjà la façade toute blanche éclairée par la lune, il crut entendre, dans le calme de la nuit, un piano.
—Soupert faisant de la musique, voilà qui serait étrange!
Si étrange que cela pût paraître, c'était bien Soupert; non seulement il jouait du piano, mais encore de sa voix cassée et chevrotante il chantait la romance du ténor des Abencerrages, celle qui, vingt ans auparavant, avait eu une si grande vogue.
Nicétas n'était pas dans des circonstances à s'attendrir sur les autres, cependant il fut ému, et avant de frapper il voulut attendre que la romance fût achevée.
Comme il avançait la main vers le volet il entendit le tremblement d'un goulot de bouteille sur le bord d'un verre; alors il frappa.
—Holà, qui est là?
—Moi, maestro.
—Qui toi?
—Nicétas.
—Le bambino. Ah! par exemple! Attends, attends, j'y vais.
La porte ouverte, Nicétas se trouva dans une pièce assez grande qui servait à la fois de salon, de salle à manger et de cabinet de travail; un piano à queue, reste d'anciennes splendeurs, en était le meuble principal avec une immense bergère recouverte en velours d'Utrecht.
—Tu arrives de Chambrais, dit Soupert, et tu viens me demander à coucher?
—Si vous le voulez bien.
—La bergère te tend les bras; mais avant, nous allons prendre un grog.
Sur la table étaient posés une bouteille d'eau-de-vie, dont le bouchon était retenu par une ficelle, une carafe d'eau et un verre; Soupert prit un autre verre dans le buffet et tendit la bouteille à Nicétas de sa main tremblante:
—Tu dois avoir soif.
—Un peu.
—Comme tu dis cela.
Il le regarda en face.
—Est-ce que tu as fait de mauvaises rencontres en chemin? Tu es troublé.
—Mais non.
—Tu sais que je ne me trompe pas au timbre de la voix; tu as quelque chose. Mais restons-en là si tu ne veux pas répondre; tu me connais: pas curieux. A ta santé, mon garçon.
Il vida d'un coup la moitié de son verre et, en le reposant sur la table, il continua de façon à changer de conversation:
—Tu es toujours content de mademoiselle de Chambrais? Fameuse élève que je t'ai donnée là, n'est-ce pas? Elle est douée, cette petite, et jolie; à ton âge, j'en serais devenu amoureux; mais il n'y a plus d'amoureux—regardant le verre de Nicétas encore plein—comme il n'y a plus de buveurs; à quoi bon la jeunesse, si vous n'en faites rien?
—Et qui vous dit que je ne suis pas amoureux?
—De mademoiselle de Chambrais?
Il y eut un moment de silence. Soupert, les deux coudes sur la table, regardait Nicétas qui, lui, regardait vaguement les fleurs du papier de tenture.
—C'est justement cet amour, dit-il enfin, qui vient de me jeter dans une aventure, laquelle m'amène ici ce soir.
Incertain et perplexe, Nicétas était dans des conditions où le besoin des confidences force les lèvres les plus étroitement fermées à s'ouvrir; Soupert avait eu des histoires d'amour assez extraordinaires pour qu'on pût parler d'amour avec lui; avant de devenir le vieux bonhomme dévoyé et tombé qui ne pensait plus qu'à boire, il avait été un vainqueur.
Du doigt, Soupert montra le plafond:
—Les femmes dorment, dit-il, tu peux parler.
Cette invitation directe décida Nicétas.
—Puisque vous auriez été amoureux de mademoiselle de Chambrais, dit-il, vous ne devez pas vous étonner que je le sois devenu.
—Ce serait le contraire qui m'étonnerait: une jolie fille, un garçon comme toi, pour toute surveillante une vieille folle, c'était écrit.
—Quand je me suis aperçu que je commençais à l'aimer, et ç'a été tout de suite, j'ai voulu me défendre contre ce sentiment. Nicétas amoureux de la princesse de Chambrais, la belle affaire vraiment, où pouvait-elle me conduire?
—Je te l'ai dit, bambino, pas de jeunesse! la jeunesse ne se demande jamais où les mouvements de son coeur peuvent la conduire, elle va, et de l'avant.
—Comme je me donnais toutes sortes de raisons, et elles ne me manquaient pas, pour me détacher, votre exemple, maestro, a pesé sur moi; ne vous êtes-vous pas fait aimer par une femme qui, par la naissance, était l'égale de mademoiselle de Chambrais?
—Elle lui était supérieure.
—Et comme moi, vous n'étiez qu'un musicien.
—Oui, mais avec le prestige du talent.
—Enfin, je ne me suis pas détaché... au contraire; après chaque leçon je me retirais plus épris, possédé, je l'aimais, je l'aimais passionnément.
—Et elle?
—Nous allons y arriver. Je passe sur le développement de mon amour, sur ses espérances et ses craintes....
—Je connais ça.
—Et j'arrive à ce soir. Décidé à lui parler.
—Ah! tu es l'homme des discours, toi; elle était donc disposée à t'écouter?
—Je n'en savais rien, et c'était justement pour le savoir que je voulais lui parler. Ce soir, après avoir dîné au château, pendant qu'elle faisait une promenade dans le parc, je me suis introduit dans sa chambre, et quand elle est entrée je lui ai dit mon amour.
—Et puisque te voilà ici, je devine la réponse. Flanqué à la porte.
—Elle m'a demandé de partir, et comme je l'aime, je me suis laissé toucher par son émoi: je suis parti.
—C'est ce que j'appelle flanqué à la porte; maintenant que va-t-il arriver?
—Je vous le demande.
—Affaire mal engagée! Que diable veux-tu que je te réponde, je n'ai jamais passé par là. Vois-tu, en amour, il y a trois façons de procéder: écrire, ce qui est à l'usage des enfants; parler, ce qui est la manière des très jeunes gens, agir, ce qui est celle des hommes. Moi j'ai été homme tout de suite, et j'ai épousé une femme qui, comme tu le dis, était l'égale de mademoiselle de Chambrais; ce qui ne serait pas arrivé, je t'assure, si j'avais eu l'idée juvénile de lui adresser un beau discours. Il n'y a pas eu à me répondre; elle d'abord, la famille ensuite n'ont eu qu'à accepter un mariage indispensable. Alors c'est elle qui a parlé pour moi. Tandis que dans ta situation je ne vois pas ta rentrée auprès de mademoiselle de Chambrais facile. Tu es parti.
—C'est justement ce qui prouve mon amour.
—Si tu veux; mais rentrer? Peux-tu te présenter devant elle comme si rien ne s'était passé entre vous? Quel jour donnes-tu ta leçon?
—Lundi.
—Eh bien! lundi, peux-tu arriver et lui dire tranquillement: «Qu'est-ce que nous jouons aujourd'hui?»
—Je vous le demande.
—Je n'en sais rien. Crois-tu qu'elle va accepter près d'elle un maître de musique qui lui a déclaré sa flamme, et auquel elle a répondu: Partez! Si mademoiselle de Chambrais avait été une curieuse ou une gaillarde disposée à trouver dans cet amour des distractions ou autre chose, si même elle n'avait été simplement qu'une coquette, elle ne t'aurait pas flanqué à la porte. Tu y es, je ne sais vraiment pas comment tu rentreras, car je ne serais pas du tout surpris si demain ou après-demain lady Cappadoce, de sa longue et grande écriture anglaise, t'écrivait que les leçons d'accompagnement sont momentanément suspendues. Tu comprends que, sans rien avouer, il n'est pas difficile à la petite Ghislaine de trouver un prétexte pour justifier la suspension de ces leçons. Alors?
—Alors?
—Tu conviendras que l'idée est bizarre de t'introduire, à la brune, dans la chambre d'une jeune fille, et d'une jeune fille qui est mademoiselle de Chambrais, pour lui dire tout gaillardement: «Je vous aime»; sans avoir préalablement préparé le terrain, et sans s'être demandé comment cet aveu serait reçu.
—C'est une inspiration de cette jeunesse que vous me reprochiez de ne pas avoir. Je n'ai rien calculé; je ne me suis rien demandé. Entraîné malgré moi, poussé par une force inconsciente, j'ai éprouvé un besoin irrésistible de lui dire: «Je vous aime»; et je n'ai pas vu autre chose que le bonheur de le lui dire. Si je vous avouais que je lui ai écrit vingt fois cet aveu, sans jamais oser lui remettre ma lettre! Que voulez-vous, cher maestro, je n'ai pas commencé comme vous par être homme.
—C'est donc vrai que tu es si bambino que ça! Comment as-tu eu le courage d'entrer dans la chambre et de parler?
—Vous savez bien que ce sont les faibles qui ont toutes les audaces quand ils sont poussés à bout... et je l'étais par mon amour. Une fois sorti de ma réserve ordinaire, rien ne m'arrête plus.
—Espérons que la lettre de lady Cappadoce ne te jettera pas hors de toi. C'est égal, fichue aventure. Buvons un grog.
Il caressa son verre:
—Voilà le vrai ami, le seul qu'on trouve toujours quand on en a besoin; tandis que l'amour, les femmes, la gloire, illusion, mon cher, et folie. A ta santé.
IX
Sur la bergère où il avait pour toute couverture un vieux tapis de table, Nicétas dormit peu, et le matin, avant que la maison fût éveillée, il partit pour prendre à Palaiseau le premier train de Paris.
Quand il s'était décidé à raconter son aventure, il avait cru que l'obscurité dans laquelle il se débattait allait se dissiper, et que Soupert, avec son expérience de la vie, éclairerait son lendemain; mais Soupert n'avait rien éclairé du tout, au contraire, et son lendemain était aussi plein d'indécision et d'incertitude que la veille.
De cet entretien avec le vieux maestro il n'avait tiré qu'un seul enseignement, c'est qu'il avait été plus que naïf d'obéir à Ghislaine quand elle lui avait demandé de partir, et cela il se l'était dit vingt fois dans le trajet de Chambrais à Palaiseau, mais ces railleries pesaient d'un tout autre poids sur lui que tous les reproches qu'il avait pu s'adresser.
Et quand il rapprochait ces railleries des confidences de Soupert sur son mariage «indispensable», il s'exaspérait contre sa naïveté juvénile: évidemment la comparaison entre son procédé et celui de Soupert n'était pas à son avantage: Soupert s'était fait aimer par une fille qui était l'égale de mademoiselle de Chambrais et il l'avait épousée; lui s'était fait flanquer à la porte.
Qu'il eût procédé comme Soupert, Ghislaine serait sa maîtresse; tandis que maintenant il fallait bien reconnaître que les probabilités étaient pour que lady Cappadoce écrivît la lettre annoncée par Soupert.
Il l'attendit toute la journée, cette lettre, et à chaque instant, il rentra demander si l'on n'avait rien reçu pour lui.
Le soir, elle n'était pas arrivée; alors il se prit à espérer qu'elle ne viendrait pas, se disant que si Ghislaine avait été réellement blessée par son aveu, au point de ne pas vouloir se retrouver avec lui, son indignation n'attendrait pas; fâchée, exaspérée, elle commencerait sa journée par lui faire signifier congé; les prétextes ne lui manqueraient pas si, comme il était probable, elle ne voulait pas confesser la vérité. Puisque cette signification n'avait pas encore eu lieu, il lui semblait qu'il pouvait prendre espoir, et les bonnes raisons s'enchaînaient dans son imagination enfiévrée.
Pourquoi n'aurait-elle pas été touchée de sa soumission? Parce qu'elle avait repoussé un amant alors qu'il se présentait maladroitement et de façon à effrayer une plus délurée qu'elle, il n'en résultait pas nécessairement qu'elle refusait de se laisser aimer. Il pouvait lui déplaire d'accepter une liaison toute franche; mais il pouvait très bien lui plaire d'avoir un amoureux et de jouer au sentiment; et pour lui il était tout disposé à se contenter de ce rôle... au moins en attendant. Quand il la regarderait maintenant, il rencontrerait ses yeux au lieu de ne trouver que ses paupières baissées; ils s'entendraient à demi-mot, d'un signe, d'un sourire; sans rien demander leurs mains iraient l'une au-devant de l'autre; leurs silences même auraient une douceur et une ivresse; il y aurait entre eux un secret et un mystère; enfin ce serait un amusement de tromper la vieille Anglaise qui, avec sa majesté héréditaire, ne verrait pas plus loin que le bout de son nez.
Ce fut le rêve de sa nuit; tout plein de charme et de repos après les angoisses de la journée.
Qu'elle acceptât cette situation, et sans fatuité on pouvait croire que, plus tard, elle serait amenée fatalement à en accepter une autre: à lui de la préparer.
Le lendemain, qui était un dimanche, il ne sortit point afin de pouvoir descendre d'heure en heure voir si la lettre n'arrivait point, sa concierge n'étant point femme à monter ses cinq étages pour la lui remettre: chaque fois il eut la même réponse: rien; à la dernière, sa concierge qui voyait son trouble, crut à propos de lui adresser un mot d'encouragement.
—Ce sera pour demain.
Décidément, il pouvait s'affermir dans son espérance; Ghislaine n'avait rien dit, lady Cappadoce n'écrirait pas.
Le lendemain, avant huit heures, il montait la garde à la porte de la loge; quand le facteur parut, il entra avec lui; il y avait un paquet d'une vingtaine de lettres pour la maison; dans son anxiété il se pencha par-dessus l'épaule de la concierge, qui lentement, les lunettes sur le nez, faisait son tri.
—Encore rien pour vous, monsieur Nicétas, ce sera pour la seconde.
Il n'avait pas cela à craindre; comme il devait partir à une heure pour Chambrais, s'il n'avait pas de lettre, c'est que décidément Ghislaine acceptait la déclaration avec ses conséquences.
Il pouvait donc respirer; pas si juvénile, sa déclaration, que Soupert le disait; pas si naïve, sa sortie; décidément, il était vieux jeu, le maestro.
Comme il montait l'escalier triomphant, il entendit qu'on l'appelait.
—Monsieur Nicétas, une dépêche.
Il fallut redescendre; le doute était difficile, la dépêche sûrement venait de Chambrais.
Elle en venait en effet, et elle était signée de lady Cappadoce:
«Empêchement à la leçon aujourd'hui; préviendrai quand pourra être reprise.»
Il remonta à sa chambre. Soupert avait eu raison les leçons étaient momentanément suspendues.
Était-ce momentanément?
Après un moment d'accablement il se retrouva: jamais il ne pourrait attendre que lady Cappadoce le prévint; il fallait savoir et tout de suite, car malgré ce que cette dépêche, arrivant dans ces circonstances; avait de significatif, il ne voulait pas désespérer encore tout à fait.
Il écrivit:
«J'ai l'honneur de présenter à lady Cappadoce mon respectueux hommage, et de la prier de me faire savoir si les empêchements dont parle sa dépêche semblent probables pour vendredi.»
Timide devant Ghislaine, seul dans sa chambre, il était résolu, car c'était son amour qui faisait sa faiblesse, non son caractère, violent au contraire et emporté; la réponse de la gouvernante déciderait la question, et il voulait qu'elle le fût, incapable de rester dans le doute.
Elle ne se fit pas attendre; dès le lendemain elle arriva:
«Lady Cappadoce aura le plaisir de prévenir M. Nicétas à l'avance lorsque les leçons pourront être reprises, mais en ce moment il y a empêchement à fixer une date.»
A ce court billet était joint un chèque pour le paiement du mois.
Il n'y avait plus d'explications plus ou moins plausibles à échafauder pour chercher un doute, c'était bien un congé, malgré la forme aimable dont lady Cappadoce l'enveloppait, sans rien confesser. Ghislaine avait trouvé un prétexte pour supprimer les leçons, et avec sa naïveté ordinaire, la vieille Anglaise croyait à une simple suspension.
Pour Ghislaine tout était fini; elle voulait ne le revoir jamais, et elle prenait ses précautions pour qu'il en fût ainsi.
Pour lui, rien ne l'était; et il n'avait qu'à prendre les siennes pour la revoir le jour même.
Quand, cédant à ses demandes, il avait consenti à partir, un marché était intervenu entre eux: «Vous vous souviendrez»; c'était une condition; puisqu'elle ne l'observait pas, il allait reprendre l'entretien au point où il avait eu la naïveté de l'interrompre, et cette fois, il irait jusqu'au bout: elle ne voulait pas de l'amour respectueux dont il se serait contenté; à elle la responsabilité de ce qui arriverait.
Ce jour-là, elle venait ordinairement à Paris pour travailler dans l'atelier de Casparis; avant d'arrêter son plan, il voulut savoir si elle viendrait; sans doute c'était une sorte de faiblesse, quelque chose comme une acceptation «des empêchements» mis en avant par lady Cappadoce; mais si comme il en était sûr à l'avance, les empêchements n'existaient pas pour Casparis, il n'en serait que plus ferme dans sa résolution.
A l'heure où il savait qu'elle devait arriver, il alla s'installer avenue de Villiers, et en se promenant à une petite distance de l'atelier du statuaire, il attendit; bientôt, il la vit descendre de voiture, accompagnée de lady Cappadoce, et aussitôt, il partit pour la gare de Sceaux.
Pour l'exécution du plan qu'il avait combiné, il fallait, en effet, qu'il s'introduisit dans la chambre de Ghislaine, non après le dîner, mais pendant le dîner, et pour cela, il avait besoin d'arriver de bonne heure à Chambrais.
Que Ghislaine fît laisser ses fenêtres ouvertes le soir, quand elle n'imaginait pas qu'on pourrait entrer chez elle, rien n'était plus naturel, mais instruite par l'expérience, elle avait dû prendre des précautions pour empêcher une nouvelle surprise, et il y eût eu naïveté à lui de procéder une seconde fois de la même façon que la première. Qu'il se présentât à la grille d'entrée, et le concierge ne le laisserait pas probablement passer. Qu'il essayât de pénétrer dans la chambre à la nuit tombante, et il trouverait les volets clos: il devait donc manoeuvrer autrement.
C'était à sept heures que Ghislaine dînait avec lady Cappadoce, et c'était à la même heure que les jardiniers cessaient leur travail pour rentrer chez eux. Sa combinaison reposait sur cette concordance. A sept heures, l'aile du château où se trouvait l'appartement de Ghislaine devait être abandonnée; à sept heures les jardins devaient être déserts; enfin à sept heures, les maçons qui réparaient le mur du parc finissaient leur journée; si le hasard le favorisait, il avait des chances pour arriver à cet appartement sans être rencontré et aperçu; s'il ne le favorisait point, il s'en tirerait comme il pourrait ou il ne s'en tirerait pas; sa vie eût-elle été en jeu que, dans l'état de surexcitation où il se trouvait, il n'aurait pas hésité.
Au mur, la chance fut avec lui, et elle l'accompagna dans les jardins qui, comme il l'avait prévu, étaient déserts; mais ce qu'il n'avait pas prévu, c'était que les persiennes de l'appartement de Ghislaine fussent déjà fermées, et cependant quand il arriva en vue du château, il vit qu'elles l'étaient. Il resta décontenancé, ne pensant même pas à se cacher: c'était l'anéantissement de son plan.
Mais dans cette façade, un petit perron descendait au jardin; si la porte n'était pas fermée il pourrait entrer par là; assurément cette voie était plus périlleuse, mais il n'avait pas à choisir: cela ou rien. Il monta le perron et mit la main sur le bouton de la porte qui s'ouvrit.
N'allait-il pas rencontrer quelque domestique, le bruit de ses pas n'attirerait-il pas l'attention?
Marchant sur la pointe des pieds dans le vestibule sonore, il ouvrit la première porte qu'il trouva et qui, d'après son estime, devait conduire dans l'appartement de Ghislaine. L'obscurité l'empêcha tout d'abord de se reconnaître, mais bientôt il vit que cette pièce meublée simplement devait être habitée par la femme de chambre qui couchait auprès de Mlle de Chambrais. Il continua d'avancer et, ouvrant une autre porte, il se trouva dans un vaste cabinet de toilette, celui de Ghislaine.
Son intention n'était pas de se cacher comme la première fois, derrière un rideau, car les précautions prises indiquaient qu'il devait employer des moyens moins primitifs, et ce qu'il lui fallait c'était quelque coin sombre ou mieux encore une armoire. Dans la partie du château qu'il connaissait, elles étaient nombreuses, et il en avait vu d'immenses; n'était-il pas logique d'en supposer dans les pièces habitées par Ghislaine comme dans les autres?
Après un moment d'examen, il comprit qu'il n'avait que l'embarras du choix; il en ouvrit une, puis une autre, puis une troisième, et se décida enfin pour un placard haut et profond qui servait à ranger les balais, les brosses, les plumeaux et tous les ustensiles de ménage. Là, il devait être en sûreté; ce n'était pas l'heure de se servir de ces objets, et en ayant soin d'enlever la clé de la serrure il ne courait pas risque d'être enfermé; il y entra et tira la porte sur lui.
Il n'avait plus qu'à attendre; et comme il était à son aise pour prendre les positions qu'il voulait, il pouvait rester là une partie de la nuit.
Il y resta jusqu'à neuf heures et demie; à ce moment, il entendit qu'on entrait dans la chambre de Ghislaine: il y avait deux personnes.
—Fermez la porte à clef, dit Ghislaine.
—Oui, mademoiselle.
Il reconnut que cette voix était celle de Jeanne, une jeune femme de chambre attachée spécialement au service de Ghislaine.
Il se fit un certain remue-ménage et un bruit d'allées et venues qui vint faiblement jusqu'à lui.
—Est-ce que mademoiselle veut bien me permettre d'aller voir ma mère ce soir? demanda la femme de chambre.
—Quand rentrerez-vous?
—Je ne serai qu'une heure partie, mon frère me ramènera.
—Allez; mais fermez la porte de votre chambre et emportez la clé.
—Oui, mademoiselle.
La femme de chambre traversa le cabinet de toilette et passa dans sa chambre dont elle ferma la porte donnant sur le vestibule; ainsi Ghislaine devait se croire en sûreté.
Que faisait-elle? Il n'entendait aucun bruit qui le renseignât; mais peu importait, car son dessein n'était pas d'aller dans la chambre, il attendrait qu'elle vînt dans le cabinet de toilette.
Au bout d'un quart d'heure à peu près un filet de lumière annonça qu'elle arrivait, et des profondeurs sombres de sa cachette il la vit poser sa bougie sur une console; elle était à deux pas du placard, lui tournant le dos.
Doucement, il sortit; avant qu'elle pût pousser un cri, il la prit dans son bras et de l'autre main il lui ferma la bouche:
—Ce soir, je ne partirai pas.
FIN DE LA PREMIÈRE PARTIE
DEUXIÈME PARTIE
I
Le lendemain à midi, Philippe, le valet de chambre du comte de Chambrais, se décidait, après avoir hésité plusieurs fois, à éveiller son maître qui, rentré seulement à cinq heures, dormait du lourd sommeil des nuits prolongées.
—Je demande pardon à monsieur le comte de le réveiller, dit-il en toussant discrètement. C'est une dépêche que j'ai reçue de Mlle de Chambrais, il y a déjà près de deux heures; elle demande une réponse, alors...
Brusquement le comte se mit sur son séant et prit le papier bleu que Philippe lui présentait sur un plateau.
—Tire les rideaux.
C'était rue de Rivoli, en face des Tuileries, presque au coin de la place de la Concorde, que demeurait le comte, à l'une des expositions les plus claires et les plus ensoleillées de Paris assurément; cependant la nappe de lumière crue qui emplit la chambre ne lui permit pas de déchiffrer la dépêche qu'il tenait à bout de bras par coquetterie, il n'avait pas voulu se résigner encore aux lunettes ni aux pince-nez, et pour qu'il pût lire, certaines conditions d'éclairage lui étaient nécessaires, qu'il ne trouvait pas dans son lit drapé de rideaux de satin rouge.
—Lis toi-même, dit-il en rendant la dépêche à Philippe.
«Prévenez mon oncle que j'ai besoin de le voir aujourd'hui et que je le prie de venir à Chambrais. S'il est déjà sorti au reçu de cette dépêche, portez-la lui. Une voiture l'attendra à la gare à partir de deux heures.»
—Que me lis-tu là?
—Rien que ce qui est sur la dépêche.
Le comte sauta à bas du lit et courut à la fenêtre où il trouverait l'éclairage qu'il lui fallait.
Mais s'il n'avait rien compris à la dépêche quand Philippe la lui avait lue, elle ne fut guère moins obscure quand il la lut lui-même.
Que se passait-il donc à Chambrais pour qu'elle l'appelât ainsi en toute hâte? Il n'y avait pas à hésiter: il fallait partir.
—Commande-moi deux oeufs et, une tasse de thé, dit-il.
Puis quand le valet de chambre fut sorti, il commença à s'babiller.
—Et je m'imaginais que l'émancipation me rendrait ma liberté! s'écria-t-il tout à coup.
Précisément, toutes sortes d'affaires exigeaient que ce jour-là il fût libre.
A deux heures et demie, il avait un rendez-vous au Tattersall pour aider un de ses amis à choisir un cheval; à quatre heures, il présidait une séance d'escrime; à sept heures, il dînait au cabaret avec une petite femme charmante qui vingt fois avait refusé son invitation et capitulait enfin.
Voilà qu'il fallait changer tout cela, et ce qui l'ennuyait le plus au monde, écrire un tas de lettres pour s'excuser: la visite au Tattersall, la séance d'escrime, passe encore, mais le dîner! elle pourrait très bien se fâcher, la petite femme charmante, alors c'était une occasion perdue qui ne se retrouverait pas.
A la hâte il écrivit ses lettres, à la hâte aussi il avala son déjeuner, et à trois heures il descendait de voiture devant le perron du château où Ghislaine l'attendait, seule.
En la regardant il fut surpris de l'étrangeté de son attitude, comme en écoutant les quelques paroles qu'elle lui adressa, il le fut des sons rauques de sa voix tremblante.
—Se serait-il passé quelque chose de plus grave que ce qu'il avait imaginé?
Ce fut ce qu'il se demanda en la suivant dans son appartement. Aussitôt qu'ils furent entrés dans le petit salon qui précédait la chambre de Ghislaine, elle ferma la porte avec un soin qu'il ne put pas ne pas remarquer; de même il remarqua aussi que, malgré la chaleur, les fenêtres donnant sur le Nord étaient closes. Il chercha les yeux de sa nièce pour l'interroger, mais il ne les rencontra pas.
—Eh bien! mon enfant, que se passe-t-il? demanda-t-il à mi-voix d'un ton affectueux et encourageant.
Elle ne répondit pas.
—Tu as besoin de moi, me voilà, tout à ta disposition.
Elle se cacha le visage entre ses deux mains et, d'une voix brisée, à peine perceptible, elle murmura.
—La chose la plus infâme, la plus monstrueuse....
L'émotion lui coupa la parole, et ce ne furent que des sons inintelligibles pour M. de Chambrais qu'elle prononça; puis, brusquement, elle s'arrêta et fondit en larmes.
Il comprit que ce qu'il avait imaginé était à côté de la vérité, terrible à coup sûr, mais sans pouvoir la deviner, sans oser même l'envisager hardiment.
Pourtant, il fallait venir en aide à la pauvre enfant, et par de bonnes paroles la pousser, la forcer:
—Ma chère enfant, ma petite fille, si tu avais encore ton père, ce qui t'oppresse, tu le lui confierais, n'est-ce pas? Il est vrai que je n'ai pas été tout à fait un père pour toi, mais je t'assure que j'en ai l'affection, la tendresse, l'indulgence.—Parle-moi donc comme s'il t'écoutait.
Il s'était approché d'elle et l'avait prise dans ses bras; elle s'appuya contre lui, la tête basse, et il sentit qu'un tremblement la secouait.
Il attendit un moment, car s'il fallait l'encourager, c'était sans la brusquer.
—Je n'ose pas, murmura-t-elle, je ne peux pas.
Puis, baissant encore la voix:
—Vous souvenez-vous de ce que vous m'avez dit à propos de mon goût pour la musique....
Un éclair le frappa:
—Nicétas, s'écria-t-il.
—Oui.
Tous deux en même temps s'arrêtèrent, et un silence s'établit. M. de Chambrais se refusait à aller jusqu'où ce qu'il voyait du désespoir de Ghislaine le poussait; et Ghislaine hésitait, reculait devant ce qu'il lui restait à dire.
Il sentit qu'il devait l'aider et lui tendre une main qui l'entraînât et la soutînt en même temps.
—Tu vois que j'avais raison de me défier de ce Nicétas et de te recommander la réserve avec lui.
—Croyez, mon oncle, que je me suis toujours enfermée dans cette réserve.
Ce fut un soulagement pour M. de Chambrais; il avait foi dans la parole de Ghislaine, et ce qu'elle disait, il savait qu'il pouvait le croire; si elle ne s'était pas laissé prendre aux regards passionnés de ce musicien, rien de bien grave n'était à craindre, semblait-il. Sans doute, il s'agissait de quelque déclaration ridicule dont elle s'était exagéré la portée; il n'y avait qu'à congédier le drôle, et cela serait facile.
—Alors, parle, tu comprends qu'il faut tout me dire, si pénible que cela puisse être.
—Comment?
—Tu n'avais donc jamais encouragé Nicétas?
—Oh! jamais.
—Cependant?
—Je n'avais même jamais admis la pensée qu'il pût prendre mon attitude avec lui pour un encouragement: à la vérité, il était quelquefois étrange, souvent il me regardait d'une façon gênante, il tenait des discours incohérents, mais je m'expliquais tout cela par la bizarrerie de son caractère. Comment supposer...
—Évidemment.
—Les choses en étaient là, et je me proposais même d'observer avec lui une plus grande réserve encore, comme vous me l'aviez recommandé, quand vendredi lady Cappadoce l'a retenu à dîner....
—Et pourquoi?
—Il y avait eu de l'orage; elle craignait qu'il ne fût mouillé en retournant à la gare; enfin elle a pour lui, vous le savez, beaucoup de sympathie. Pendant le dîner il s'était montré ce que je l'avais toujours vu, ni plus ni moins étrange. En nous levant de table, lady Cappadoce et moi, nous fîmes une promenade dans le parc, la pluie ayant cessé, et... lui partit pour la station; au moins je crus qu'il partait. Mais en rentrant après notre promenade, je le trouvai dans ma chambre; sans doute il était entré par une fenêtre ouverte et il s'était caché derrière un rideau d'où il sortit quand je fus seule. Mon premier mouvement fut de me jeter sur la sonnette, mais il s'était placé entre elle et moi. Je pensai aussi à appeler, à crier, mais la peur du scandale me retint, la honte d'avoir à rougir devant les domestiques; et avant d'en venir là je voulus essayer de me défendre seule.
—Bien, ma fille.
—Dois-je vous répéter ce qu'il me dit?
—Non, seulement ce qui est indispensable que je sache.
—Il commença par me dire qu'il fallait qu'il me parlât, qu'il y allait de sa vie; je lui répondis que je n'avais rien à entendre; que je l'écouterais le lendemain, qu'il devait partir; mais il ne partit point et alors il se jeta à genoux....
—Je comprends, passe.
—Je voulus sortir moi-même, il se plaça devant la porte. Je recommençai à le presser de partir, et il répondit qu'il m'obéirait si je voulais prendre l'engagement que je serais pour lui après cet aveu ce que j'étais avant. Je refusai, et comme il s'obstinait à rester, à parler, je le menaçai d'appeler à l'aide. A mon accent, il comprit que j'étais décidée à tout, plutôt qu'à supporter ses outrages une minute de plus; il enjamba la fenêtre, en me priant de me souvenir qu'il m'avait obéi.
—Et depuis?
—Il m'était impossible de le retrouver en face de moi; sans confesser la vérité à lady Cappadoce, je la priai de lui écrire pour le prévenir que les leçons étaient interrompues: puis pour ne pas être exposée à ce qu'il revînt dans ma chambre comme la première fois, je recommandai qu'on tînt toutes les fenêtres de mon appartement fermées, avant le dîner; je me croyais en sûreté. Hier soir....
Elle s'arrêta, et sa voix qui s'était raffermie s'altéra au point d'être à peine intelligible.
—Hier soir je rentrai chez moi, accompagnée de Jeanne; toutes les fenêtres étaient fermées, et rien ne se présentait d'inquiétant. Rassurée, je permis à Jeanne d'aller passer une heure chez sa mère, mais en lui ordonnant de fermer la porte de sa chambre et d'en emporter la clef: la mienne était verrouillée. Au bout d'un certain temps, je passai dans le cabinet de toilette, et au moment où je posai ma bougie sur la console....
—Il était là!
—Il me saisit dans son bras et me ferma la bouche d'une main. Je voulus appeler, me débattre, me dégager, la force ma manqua. Quand je revins à moi, il n'était plus là; une fenêtre de ma chambre était entrouverte.