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Ghislaine

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III

Si Nicétas restait à la Mare aux Joncs vingt ou trente minutes après l'heure qu'il avait fixée, il pouvait arriver au château vers quatre heures; c'était donc à ce moment qu'elle devait l'attendre... s'il venait.

Sans doute, elle ne pouvait trouver qu'un bien faible sujet d'espérance dans cette pensée que, par cela seul qu'elle n'avait pas été à son rendez-vous, il renoncerait à la voir; mais enfin, elle se disait que cela était possible: ce refus d'obéir à son injonction l'aurait fait réfléchir; il aurait senti l'extravagance de sa demande; il retournerait à Paris.

Cependant elle se prépara à le recevoir, si malgré tout il venait, et pour cela elle s'installa dans le grand salon qui par un autre se trouvait en communication directe avec le vestibule où se tenait toujours un valet de pied: en parlant sur le ton ordinaire, la voix ne pouvait pas arriver distincte à ce vestibule, mais en l'élevant il y avait certitude qu'elle serait entendue.

Elle avait pris un livre pour tâcher de ne pas penser, mais ses efforts pour s'absorber dans sa lecture ne produisaient aucun résultat, elle ne savait pas même ce qu'elle lisait, et si ses yeux suivaient des lignes noires, son esprit était à la Mare aux Joncs.

Trois heures avaient sonné, puis le quart, puis la demie; incapable de rester en place, elle se levait à chaque instant pour aller à une fenêtre jeter un regard dans la cour d'honneur jusqu'à la loge du concierge.

Elle avait repris son livre et elle lisait des yeux et des lèvres lorsque la cloche qui annonçait l'arrivée d'un visiteur sonna.

Elle alla vivement à la fenêtre, les jambes tremblantes, et sans se montrer, derrière un rideau, elle regarda: dans la façon dont il se présenterait, elle verrait peut-être ce qu'allait être cette entrevue, ce qu'elle avait à craindre ou à espérer.

Mais elle s'était trompée en croyant que c'était lui: l'homme qui traversait la cour, marchant sans se presser vers le perron, était bien de grande taille, mais il était gras ou plutôt bouffi de visage comme de corps, les cheveux étaient courts, les joues et le menton rasés; enfin le vêtement usé, composé d'un pantalon noir, d'un veston jaunâtre et d'un chapeau melon, annonçait sûrement quelque pauvre diable qui venait demander un secours.

Cependant le pauvre diable était arrivé au perron et, à la porte du vestibule, il avait trouvé Auguste de service ce jour-là.

—Tiens, c'est vous, dit celui-ci en reconnaissant son journaliste américain, vous n'avez pas de chance, madame la comtesse n'a pas été à Paris, je ne peux pas vous montrer le château.

—Je lui ai écrit, veuillez lui remettre cette lettre.

Et sans paraître le moins du monde embarrassé, Nicétas lui tendit un petit billet qu'il venait d'écrire à l'auberge du Château.

—Mais je ne sais...

—Allez donc, elle me recevra, je vous le promets.

Quand Ghislaine vit sur ce billet la même écriture que celle de la demande de rendez-vous, elle se rassura: s'il écrivait au lieu de venir, c'est qu'il n'osait pas se présenter; et à la pensée de ne pas le voir son coeur se desserra; sans doute ce pauvre diable était un commissionnaire.

Elle avait ouvert le billet.

«Je pense que vous ne m'obligerez pas à forcer votre porte; donnez donc l'ordre que je sois admis près de vous.

«NICÉTAS.»

C'était lui. Elle eut une seconde d'anéantissement; lui, ce pauvre diable; arrivé à ce point de misère et de cynisme, de quoi ne serait-il pas capable!

Cependant, le plateau à la main, le valet attendait devant elle, la regardant à la dérobée, en se demandant quelle pouvait être la cause de ce bouleversement dans une physionomie qui n'avait jamais exprimé que le calme et la sérénité.

Il fallait qu'elle se contînt et prît un parti:

—Faites entrer, dit-elle.

Et pendant le court espace de temps que le valet mettait à traverser les deux salons, elle tâcha de se donner une contenance.

Comme il allait ouvrir la porte du vestibule, elle le rappela:

—Vous ne quitterez pas le vestibule.

Cette recommandation insolite pouvait surprendre ce domestique, mais elle n'était pas en situation de s'arrêter devant une considération de ce genre: avant tout elle devait assurer sa sécurité; comment se défendre si elle était paralysée par la peur d'une surprise?

Ce fut lentement que Nicétas traversa les deux salons pour venir jusqu'à elle.

Alors, l'examinant, elle le retrouva, mais combien changé, vieilli, ravagé!

Lorsqu'il fut à quelques pas, elle l'arrêta d'un mot:

—Que voulez-vous monsieur?

—Je vous l'ai écrit, vous entretenir de ma fille, de notre fille.

—C'est de la jeune fille élevée chez notre garde que vous parlez?

—Précisément.

Il prit une chaise et s'assit:

—D'elle-même.

—Par quelle combinaison êtes-vous arrivé à trouver que cet enfant est votre fille?

—Et la vôtre. Cela serait bien long à raconter; mais un mot suffit; c'est vous-même qui avez reconnu cette enfant pour ma fille et pour la vôtre.

—Moi!

—Pas par un acte authentique, bien entendu, puisqu'on vous a fait prendre toutes sortes de précautions qu'on croyait habiles pour échapper à cette reconnaissance,—mais par un fait: en me recevant ici. Est-ce que si cette enfant ne vous était rien et ne m'était rien vous m'auriez reçu après la lettre que je vous ai écrite et aussi après ce qui s'est passé entre nous il y a douze ans. Pour que vous ayez fait taire les sentiments d'indignation que vos yeux trahissent malgré vous en rencontrant les miens, il fallait une raison toute-puissante, qui emportait tout: répulsion, mépris, horreur, haine; et cette raison se trouve dans l'intérêt que vous portez à cette enfant: vous avez peur pour elle; vous voulez la défendre.

Il s'arrêta pour juger de l'effet qu'il avait produit, et en la voyant devant lui, il eut lieu d'être satisfait: elle était atterrée.

Il continua:

—L'ordre de m'introduire près de vous était un aveu; et si j'avais eu besoin qu'une nouvelle preuve s'ajoutât à toutes celles que j'ai déjà pu réunir, vous me la donneriez en ce moment, mais rassurez-vous, je n'en avais pas besoin; j'ai en mains toutes les pièces nécessaires pour affirmer mes droits sur ma fille.

—Et ces pièces? demanda-t-elle en essayant de se défendre.

—Je les produirai si vous m'y obligez, mais j'espère que nous n'en viendrons pas à cette extrémité. En effet, je n'ai qu'un but: assurer l'avenir de ma fille, et il me semble que vous ne pouvez pas ne pas vous associer à moi.

—Cet avenir a été assuré

—Vous voulez parler du testament de M. de Chambrais. Je suis, je l'avoue, surpris que vous considériez l'avenir d'un enfant assuré par la donation d'une somme d'argent. Il y a autre chose que l'argent dans la vie d'un enfant...

Il dit cela avec une grandeur qui devait toucher Ghislaine.

—... Il y a l'éducation, il y a les sentiments qui dirigent cette éducation, il y a l'affection maternelle, ou paternelle, il y a le milieu dans lequel l'enfant est élevé. Si Claude a la fortune, a-t-elle cette éducation dont je parle, a-t-elle cette affection maternelle? Est-elle dans un milieu digne d'elle? Élevée chez le garde, ayant pour camarades, pour frères et soeurs des enfants grossiers, de vrais paysans...

—Elle devait entrer au couvent. C'est le médecin qui a ordonné qu'elle vive en paysanne.

—A la campagne, je l'admets, mais en paysanne, en fille de garde-chasse, c'est autre chose. Si de votre mariage vous aviez une fille de onze ans, la feriez-vous élever par un garde, sous prétexte que les médecins ordonnent qu'elle vive en paysanne? Non, n'est-ce pas? Eh bien! pour n'être pas née de votre mariage, Claude n'en est pas moins votre fille. Et puisque vous l'oubliez, mon devoir est de vous le rappeler. Pour mon malheur, je sais par expérience ce que c'est que d'être élevé dans une maison étrangère; je ne veux pas que ma fille souffre ce qu'a souffert son père, et que l'absence d'une direction affectueuse, ferme et douce à la fois, fasse d'elle ce qu'elle a fait de moi.

Ghislaine écoutait stupéfaite: était-il possible que ce langage fût sincère; c'était lui qui parlait de devoir, d'affection, de dignité, de fierté! Où voulait-il en venir? Qui se cachait derrière cet étalage de tendresse et de sollicitude pour une enfant qu'il ne connaissait pas? Son premier mouvement avait été de répondre lorsqu'il avait invoqué l'affection maternelle; mais n'était-ce pas là un piège dans lequel elle ne devait pas tomber, un autre aveu plus précis que ceux sur lesquels il s'appuyait déjà? Ne serait-ce pas se défendre d'ailleurs?

—Enfin, que demandez-vous? dit-elle.

—C'est bien simple, répondit-il. Ou Claude occupera prés de vous, dans votre maison, la place à laquelle elle a droit par sa naissance, ou je la prends près de moi.

—Vous la prenez!

Ce cri qui lui avait échappé la trahissait par l'intensité de son émoi; elle voulut l'atténuer en l'expliquant:

—Et comment prenez-vous un enfant qui n'est rien pour vous et pour qui vous n'avez jamais rien été?

—En la reconnaissant pour ma fille par un acte authentique.

—C'est impossible.

—Permettez-moi de ne pas m'incliner devant vos connaissances juridiques; c'est au contraire parfaitement possible et même très facile. Pour contester cette reconnaissance, si telle était votre intention, il faudrait que vous eussiez un état-civil en règle à m'opposer, avec indication du père et de la mère; et je ne crois pas que ce soit votre cas; les précautions que vous avez prises pour cacher la naissance de l'enfant disent le contraire. Cependant, si je me trompe, vous n'avez qu'à produire cet acte de naissance, et je me reconnais battu. Mais vous ne le produirez point, n'est-ce pas?

Il attendit un moment, et comme elle ne répondait pas, il poursuivit:

—Chez vous, elle trouve une existence brillante, riche, et aussi, je l'espère, heureuse par les soins et la tendresse de sa mère. Près de moi, elle n'est associée qu'à une vie de travail et de lutte, mais elle est aimée, passionnément aimée par un père qui n'a pas d'autre affection; sous une tendre direction son coeur se forme en même temps que son esprit; et comme elle est la légataire de M. de Chambrais, elle ne souffre pas de ma pauvreté.

A ce mot elle l'interrompit:

—Vous avez été mal renseigné.

—Elle n'est pas légataire de M. de Chambrais?

—Elle l'est; mais mon oncle, dans une pensée de prévoyance dont je n'ai compris toute la sagesse qu'à l'instant même, a mis une condition à son legs, qui est que Claude ne jouira de sa fortune qu'à sa majorité ou à son mariage.

Si Nicétas fut touché, il ne fut pas trop surpris puisque c'était la réalisation de ce que Caffié avait prévu; décidément il était le malin qu'il avait dit, le vieux crocodile.

—Eh bien! reprit-il, s'il en est ainsi, elle travaillera pour son père comme son père travaillera pour elle; à deux on est fort; je l'ai entendue chanter une chanson de paysans, elle a la voix d'une justesse extraordinaire et le sentiment de la mesure, j'en ferai une excellente musicienne. Dans cinq ans elle sera en état de donner des leçons, et par conséquent de seize à vingt ans elle pourra m'aider si j'ai besoin d'elle. Vous voyez donc qu'alors même que je n'obéirais pas à un sentiment d'affection paternelle et à la voix du devoir, j'aurais tout intérêt à prendre Claude avec moi et à la reconnaître pour ma fille: à seize ans, elle gagnera sa vie largement; à vingt et un ans, elle jouira de sa fortune; enfin si la fatalité et l'injuste Providence qui n'ont cessé de me poursuivre me l'enlevaient, j'hériterais d'elle.

—Est-ce donc là votre calcul? s'écria-t-elle avec horreur.

—Il est vrai qu'il y a des pères qui font mourir leurs enfants pour en hériter, mais rassurez-vous, si dur que je sois devenu sous les coups du sort, je ne suis pas cependant un de ces pères, et la preuve c'est que je suis prêt à renoncer à tous les avantages qu'il y aurait pour moi à reconnaître Claude, avantages moraux aussi bien que matériels,—si vous vous engagez à la prendre près de vous dans cette maison, et à la traiter comme votre fille.

—Vous savez bien que c'est impossible, je suis mariée.

—On ne se marie pas quand on a un enfant, ou on l'impose à son mari; je serais vraiment surpris si vous me disiez que le vôtre n'appartient pas à la catégorie de ceux qui acceptent tout.

Sur ce mot, il se leva: il la voyait éperdue, affolée; c'était assez pour le succès de son plan; ce qu'il avait dit ne pouvait que l'affaiblir s'il le répétait ou le laissait discuter; au point où les choses en étaient arrivées, la réflexion en ferait plus que lui.

—Je vous reverrai après-demain, dit-il, à la même heure, d'ici vous aurez le temps d'envisager la situation sous son vrai jour, et vous pourrez alors me faire part de la résolution à laquelle vous vous arrêtez. Bien entendu, si M. le comte d'Unières était au château, je remettrais ma visite au lendemain: nous avons besoin du tête-à-tête.

Il fit un pas vers la porte, mais pour s'arrêter aussitôt.

—Je n'ajoute qu'un mot: si je ne pouvais arriver jusqu'à vous, ce serait une réponse négative à mon désir de vous voir prendre Claude; alors je la reconnaîtrais.




IV

Dans tout ce qu'il avait dit, elle avait été frappée d'un mot prononcé de façon, au moins lui semblait-il ainsi, à s'imposer à l'attention; c'était celui qui se rapportait aux avantages résultant pour lui de la reconnaissance de Claude. Si ces avantages n'avaient pas existé, il n'aurait donc pas pensé à cette reconnaissance, et il n'eût jamais réclamé sa paternité si sa fille n'avait pas été l'héritière de M. de Chambrais.

Donc, il était homme d'argent et il n'y avait à cela rien que de naturel dans la misère qui paraissait être la sienne; c'était par besoin d'argent qu'il poursuivait cette reconnaissance d'un enfant, dont il ne s'était jamais préoccupé; par besoin d'argent qu'il cherchait à exploiter sa paternité; enfin, par besoin d'argent aussi qu'il menaçait:

—Prenez l'enfant ou je la reconnais.

Si, comme tout l'indiquait, il ne tenait nullement à ce que Claude sortît d'un milieu indigne d'elle, ses menaces n'avaient donc d'autre objet que de se faire payer la non reconnaissance de l'enfant.

Arrivée à ce point, Ghislaine respira; jusque-là elle avait eu le coeur serré par l'angoisse comme si sa fille était en danger de mort, sans qu'elle pût rien pour la secourir et la sauver; mais maintenant il semblait qu'elle avait le moyen de lui venir en aide et de la défendre: c'était une lutte dans laquelle elle ne restait pas désarmée.

Cette espérance la releva, et bien qu'elle ne pût pas prévoir ce que serait cette lutte avec un pareil homme, elle se calma un peu: le danger n'était pas immédiat; elle avait un certain temps devant elle pour aviser, pour chercher.

Quand le comte rentra, elle était assez maîtresse de sa volonté pour l'accueillir comme à l'ordinaire et le questionner.

—Comment avait-il parlé?

Il lui raconta la séance et elle l'écouta sans donner des signes trop manifestes de distraction ou de préoccupation; comme il disait qu'il serait sans doute obligé de reprendre la parole le lendemain, elle manifesta le désir de l'accompagner.

—Te sens-tu en état de venir demain à Paris?

—Oh! certainement.

—Alors tu es tout à fait bien?

—Tout à fait.

—Tant pis.

—Comment tant pis?

Il la prit dans ses bras et l'embrassa doucement:

—Une idée qui m'est venue pendant mon voyage au lieu de penser à mon discours, j'étais avec toi et me disais que ce malaise pourrait être un indice heureux.

—Pauvre ami! murmura-t-elle tristement.

—Pourquoi non? Nous est-il donc interdit d'espérer! Tu as trente ans, j'en ai trente-sept. Ce n'est pas la première fois qu'en te voyant indisposée je me suis réjoui. Sais-tu que j'ai étudié les signes caractéristiques de la grossesse, signes rationnels et signes sensibles, signes incertains, probables, certains, et que sur ce sujet j'en sais peut être autant que bien des médecins? Enfin ce malaise n'a pas persisté.

—Pas du tout; et je suis sûre que rien ne m'empêchera d'aller demain à Paris; je profiterai de ce voyage pour faire quelques courses indispensables. Quand dois-tu parler?

—Si je parle, ce sera au commencement de la séance.

—Eh bien! après ton discours, je quitterai la Chambre, de manière à ne pas te faire attendre pour revenir ici.

Les choses s'arrangèrent ainsi, elle assista à la première partie de la séance, puis, quand le comte eut parlé, elle quitta la tribune et revint rue Monsieur.

Par son contrat de mariage, il avait été stipulé qu'elle toucherait une pension pour ses besoins personnels; mais dans l'étroite intimité où elle vivait avec son mari, jamais cette clause n'avait été observée: tout entre eux se partageait en commun; ne faisant qu'un de coeur et d'esprit, ils n'avaient qu'une fortune, qu'ils employaient selon leurs besoins, se consultant le plus souvent avant d'engager une dépense, ou, s'ils n'avaient pas le temps, s'en rendant compte après qu'elle était faite.

Dans ces conditions, elle ne pouvait donc pas prendre une somme un peu importante sans en parler à son mari; aussi n'était-ce point de cette façon qu'elle espérait se procurer l'argent nécessaire au rachat de Claude.

Ce n'était point seulement dans leur château et leur hôtel que les princes de Chambrais avaient toujours pieusement conservé ce qu'ils avaient reçu de leurs pères; pour les meubles, pour les bijoux, il en avait été de même, la mode n'avait jamais eu prise sur eux: on faisait disparaître dans une pièce reculée, où l'on serrait dans des armoires ce qui était par trop antiquaille sans être ancien, mais on ne s'en débarrassait point: les greniers étaient bondés de meubles rococo, et il y avait des placards remplis de porcelaines ridicules appartenant au style Louis-Philippe.

C'est ainsi que Ghislaine possédait quelques bijoux de prix par la valeur de leurs pierres, mais que leurs montures rendaient immettables: jamais elle ne les avait portés. Placés dans des écrins, ils étaient conservés dans un coffre que, depuis leur mariage, son mari n'avait pas ouvert: ils étaient là, cela suffisait, ils faisaient partie des joyaux de la famille, et comme il avait une parfaite indifférence pour les pierreries, il ne s'en inquiétait pas autrement; ce ne serait pas lui assurément qui lui demanderait de mettre jamais telle ou telle parure, puisqu'il ne les connaissait même pas.

Obligée de trouver instantanément une forte somme, c'était sur la vente de quelques-uns de ces bijoux qu'elle comptait.

C'était là une cruelle extrémité, et à la pensée d'entrer dans un magasin, elle, la comtesse d'Unières, pour vendre des pierres précieuses, le rouge lui montait aux joues; mais elle n'avait pas le choix des moyens, et coûte que coûte, il fallait qu'elle prît le seul qu'elle trouvait, sans se laisser arrêter par la honte et par la peur des commentaires qu'elle allait provoquer.

Rentrée chez elle, elle ouvrit le coffret où étaient serrés ces bijoux, et elle chercha ceux qu'elle pouvait prendre, c'est-à-dire ceux qui, par leurs pierreries, avaient une valeur marchande; elle s'arrêta à une broche en rubis et en diamants, à un noeud avec deux glands et à un bouquet de corsage. Combien tout cela valait-il? Elle n'en savait trop rien. Une assez grosse somme, croyait-elle, mais sans pouvoir la préciser. Alors, de peur que ce qu'elle en obtiendrait fût au-dessous de ce qu'elle voulait, elle y ajouta une boucle de ceinture.

Puis, tassant le tout dans un journal, de manière à n'avoir pas à porter un trop gros paquet, ce qui eût provoqué l'attention, elle remonta en voiture et se fit conduire chez Marche et Chabert, les grands bijoutiers de la rue de la Paix, à qui elle avait plus d'une fois acheté des bijoux pour cadeaux, et qui devaient, croyait-elle, l'accueillir convenablement. Sans doute elle eût préféré s'adresser à des marchands qui ne l'eussent pas connue; mais, à ces marchands, elle aurait dû donner son nom pour qu'on la payât, et dans ces conditions mieux valait encore avoir affaire à Marche et Chabert, qui avaient une réputation d'honnêteté.

Quand sa voiture s'arrêta devant le magasin, un commis, qui avait reconnu la livrée, se hâta de venir au-devant d'elle, tandis qu'un autre prenait des mains du valet de pied le paquet de bijoux.

Elle demanda à parler à l'un des maîtres de la maison, et presque aussitôt M. Chabert arriva, souriant et respectueux, empressé de se mettre à la disposition de sa noble cliente; comme c'était en particulier qu'elle désirait l'entretenir, il la fit passer dans son cabinet dont il referma la porte; alors elle exposa franchement sa demande.

Ayant besoin d'une certaine somme pour un emploi secret, elle désirait vendre des pierreries qui ne lui servaient à rien.

Le bijoutier examina ces pierreries et déclara qu'il était prêt à les acheter.

—Faudra-t-il les remplacer par des pierres fausses? demanda-t-il.

—Non.

—Vous avez bien raison, les montures n'ont aucune valeur; elles sont d'un autre âge.

—C'est ce qui me décide à m'en débarrasser.

—Quand on possède des diamants et un collier de perles comme madame la comtesse, on est en droit de se montrer difficile en fait de bijoux.

Il était trop parisien pour ne pas comprendre qu'une femme comme la comtesse d'Unières ne se résigne à une pareille démarche que sous le coup d'un impérieux besoin d'argent, aussi, comme il fallait un certain temps pour peser ces pierres et les estimer, proposa-t-il à Ghislaine de lui verser immédiatement cinquante mille francs; plus tard il compléterait la somme; puis, réfléchissant qu'une grosse liasse de billets pourrait l'embarrasser, il lui offrit un chèque sur la banque.

L'affaire ainsi arrangée, il n'ajouta qu'un mot:

—Quel jour devrai-je me rendre chez madame la comtesse?

—Je viendrai.




V

Quelle somme était-ce que cinquante mille francs? Grosse? Petite? Suffisante ou insuffisante pour exciter des convoitises et satisfaire des appétits?

C'était ce que Ghislaine se demandait, se trouvant à l'égard de l'argent dans l'ignorance de ceux qui, ayant toujours été riches, connaissent mal sa valeur.

Que représentaient cinquante mille francs pour Nicétas?

Au temps où il donnait des leçons et où il gagnait quatre cents francs par mois pour venir deux jours par semaine à Chambrais, ils eussent été certainement une fortune pour lui, le paiement de dix années de travail.

Mais maintenant?

A la vérité, si l'on s'en tenait à l'apparence, et à la tenue, on pouvait croire qu'ils en seraient une bien plus tentante encore, puisqu'ils le tireraient de la misère.

Mais était-il l'homme du temps des leçons, et ces douze années de misère ne lui avaient-elles pas donné d'autres besoins et d'autres exigences?

De même qu'elle ne l'avait pas reconnu en le voyant traverser la cour, de même elle ne l'avait pas retrouvé en l'entendant parler: dans sa voix il y avait une dureté, dans son regard une brutalité, et dans toute sa personne un cynisme qui montraient qu'il n'était pas resté l'homme d'autrefois.

Quelles étaient les prétentions de l'homme d'aujourd'hui? Sur quoi les avait-il établies? Car plus elle réfléchissait à leur entrevue, plus elle se confirmait dans l'idée qu'il avait joué une comédie dont le dénouement devait être l'offre d'une somme d'argent.

Accepterait-il celle qu'elle allait lui proposer!

C'était un marché, et elle se sentait bien inexpérimentée, bien faible, bien maladroite pour le débattre comme il aurait fallu: pour la première fois de sa vie elle allait avoir à discuter une affaire d'argent, et tandis qu'il l'intimiderait de son audace, elle serait paralysée de toutes les manières, par son inexpérience, par sa dignité, par sa tendresse pour sa fille, par le souci de son honneur et de celui de son mari.

Était-il conditions plus fâcheuses, situation plus terrible? Elle eût voulu n'avoir pas à attendre et que tout de suite ce marché vînt en discussion. Mais le lendemain précisément son mari resta à Chambrais, et elle dut veiller à ne pas trahir son anxiété et son angoisse.

Elle y réussit assez mal, et plus d'une fois elle vit qu'il l'examinait pour lire en elle.

—Comme tu es nerveuse, dit-il à un certain moment.

Elle s'en défendit mais sans le convaincre, ainsi qu'elle en eut bientôt la preuve.

—Tu sais que je persiste dans mon idée.

—Quelle idée?

—Celle que ton malaise d'avant-hier m'a inspirée. Évidemment, il se passe en toi quelque chose d'insolite. Quoi? Je n'en sais rien. Quelle est la cause de ce changement? Je ne le sais pas non plus. Mais le changement est certain: tu n'es pas dans ton état ordinaire. Alors, comme je ne vois pas de raisons qui l'expliquent, j'en cherche dans le sens que je désire. Sans doute, ce serait une folie de croire, mais ce n'en est pas une d'espérer. La persistance de ton état nerveux est significative.

Après le dîner, ils sortirent en charrette anglaise pour aller à une certaine distance du château, voir des poulains dans une prairie, à laquelle on n'accédait que par un mauvais chemin charrois.

Comme ils revenaient à la nuit tombante, ils croisèrent Nicétas qui flânait par les rues du village, en attendant l'heure d'aller se coucher dans une meule foin.

Cette fois Ghislaine le vit, et de nouveau le comte le remarqua, son attention étant attirée par la fixité des regards que Nicétas attachait sur lui.

—Tu ne sais pas ce qu'est cet individu de mauvaise mine qui rôde dans le pays? demanda-t-il.

Elle ne répondit pas.

Alors il continua:

—Je l'ai déjà vu dimanche à la sortie des vêpres; il semble qu'il cherche à nous demander quelque chose. Si, par hasard, il voulait entrer aux écuries, il faudrait que François prît sur lui des renseignements sérieux: il a bien vilaine tournure.

Et c'était le père de Claude; il voulait la prendre près de lui pour qu'elle y trouvât une direction affectueuse, dans un milieu digne d'elle!

Après un premier moment de honte et d'accablement, cette rencontre lui donna encore plus de force pour la journée du lendemain: à tout prix, il fallait sauver Claude de ce misérable,—que le comte ne trouvait même pas bon pour ses écuries.

Quant à trois heures quarante cinq minutes Nicétas, annoncé par le coup de cloche du concierge, entra dans le vestibule, il y trouva Auguste qui était encore de service ce jour-là.

—Ah! c'est vous, monsieur! dit le valet de pied avec surprise.

—Vous voyez; votre maîtresse m'a promis de répondre aujourd'hui à mes questions, et je viens chercher ses réponses: nous collaborons: c'est beaucoup d'honneur pour moi.

—Alors, vous n'avez qu'à lui demander l'autorisation de visiter le château, elle ne pourra pas vous le refuser.

—C'est une idée; mais maintenant le château m'intéresse moins.

Il trouva Ghislaine dans le même salon et à la même place que la première fois.

—Cet empressement à me recevoir est d'un heureux augure, dit-il, et j'espère que nous nous entendrons.

—Vous vous trompez.

—Ah!

—Au moins quant à la condition que vous prétendez m'imposer.

—Mais il y a deux conditions que je prétends vous imposer: ou vous prenez Claude, ou je la prends moi-même.

—Cela est également impossible.

—C'est vous, madame, qui vous trompez, car si vous pouvez ne pas prendre votre fille, vous ne pouvez pas m'empêcher de la prendre, moi; ne suis-je pas son père?

—Et qu'en feriez-vous?

—Une honnête fille, une fille tendrement aimée.

—Je ne voudrais pas aborder un sujet blessant pour vous.

—Oh! ne vous gênez pas, et dans un entretien de l'importance de celui-ci, qui met tant d'intérêts en jeu, l'avenir de votre fille, votre honneur, celui de votre mari, laissez, je vous prie, toute politesse de côté; ce n'est ni le lieu, ni le moment.

—Je voulais dire qu'alors que vous voyiez dans Claude une héritière jouissant dès maintenant de ses revenus, vous pouviez penser à la prendre.

—C'est-à-dire que je spéculais sur ma paternité, n'est-ce pas? Dites-le donc, puisque vous le pensez; cela n'est pas pour me blesser; en réalité, rien n'est pour me blesser.

Malgré la permission qu'il lui en donnait, elle ne vouait pas «ne pas se gêner» comme il disait, ni pousser les choses aux extrêmes.

—Claude en possession de ses revenus, dit-elle, vous pouviez lui donner une existence large, en même temps que vous vous la donniez à vous-même. Mais maintenant ce n'est pas le cas. J'admets pour un moment que vous puissiez la prendre—mais je n'admets cela que pour la discussion, car dans la réalité son conseil de famille la défendrait, et la justice ne sanctionnerait jamais des droits qui ne reposent sur rien. Que feriez-vous d'elle, et comment vivrez-vous? Quels avantages matériels retirerez-vous de cette reconnaissance? Claude serait une charge pour vous, non une source de produit.

—Où voulez-vous en venir?

—A ceci: que vous pourriez trouver ces avantages précisément à ne pas prendre Claude, à ne pas vous occuper d'elle, à m'abandonner ce soin ainsi qu'à son conseil de famille, enfin à la laisser, aussitôt que sa santé le permettra, entrer au couvent, où elle recevra une éducation convenable, et d'où elle sortira pour se marier.

—Je ne comprends pas, dit-il en prenant un air étonné, et ne vois pas où seraient ces avantages.

Elle avait placé le chèque de Marche et Chabert sous un livre, à portée de sa main; elle souleva le livre, et tirant le chèque, elle le lui tendit:

—Dans ceci.

Il prit le chèque avec un mouvement de joie presque triomphant; mais dès qu'il eut jeté les yeux dessus, son visage se contracta.

—Alors vous me proposez de m'acheter ma fille? dit-il.

—Vous m'avez offert un marché, je vous en offre un autre.

—Et vous estimez qu'elle vaut cinquante mille francs: pour une fille du sang des Chambrais, convenez que ce n'est pas cher; je ne parle pas du sang de son père, puisque vous ne le connaissez pas. En ne me recevant pas hier—ce n'est pas votre faute, je le sais—vous m'avez permis de faire une enquête dans le pays, et de connaître ainsi le chiffre précis de la fortune de M. de Chambrais; comment me supposez-vous assez simple pour vendre cinquante mille francs ce qui en vaut quinze cent mille?

—On ne vend que ce qu'on possède, et de ces quinze cents mille francs vous ne toucherez jamais un centime.

—C'est à voir, et vous préjugez le résultat d'un procès que vous avez tout intérêt à ne pas laisser engager, ne l'oubliez pas, et, je vous en prie, faites entrer cet intérêt en compte dans vos calculs; il serait imprudent de le négliger. Aussi ces cinquante mille francs sont-ils une vraie dérision. Comment avez-vous pu croire que je les accepterais?

Ainsi elle ne s'était pas trompée, il consentait, comme elle l'avait pressenti, à renoncer à Claude et à la vendre; la contestation maintenant ne portait que sur le prix de cette vente; quelque dégoût qu'elle en eût, il fallait qu'elle entrât dans un marchandage.

Il examinait le chèque.

—Votre offre est d'autant moins sérieuse, reprit-il, que ce chèque dit lui-même que, si vous aviez voulu, vous auriez pu me faire une proposition plus convenable. Pour voir d'où proviennent ces cinquante mille francs il n'y a qu'à regarder le chèque; évidemment, vous ne les avez pas pris sur votre fortune personnelle, et vous ne les avez pas empruntés. Je ne recherche pas pour quelles raisons; je constate simplement qu'il en est ainsi. Voulant m'acheter ma fille, vous avez cherché dans vos vieux bijoux ceux qui avaient cessé de vous plaire, et vous les avez vendus à Marche et Chabert, les bijoutiers de la rue de la Paix qui vous les ont payés avec ce chèque sur la Banque: voilà leur nom imprimé et leur signature. Eh bien! madame, vous n'en avez pas vendu assez.

Il fit une pause pour jouir de l'effet d'étonnement qu'il avait produit.

—Parlons net, reprit-il bientôt, et ayons l'un et l'autre une égale franchise: vous, en ne cherchant pas des phrases échappatoires pour ne pas dire que Claude est votre fille ni qu'elle ne l'est pas, ce à quoi vous êtes parvenue jusqu'à présent, j'en conviens, mais ce qui a dû bien vous gêner; moi en vous donnant mon dernier prix. J'avoue que j'avais compté sur le revenu de la fortune de M. de Chambrais pour élever ma fille convenablement, et ce revenu me manquant, je comprends que l'enfant ne trouverait pas auprès de moi l'existence que je voulais lui faire. Dans son intérêt donc, il est mieux qu'elle aille au couvent, mais si je ne la reconnais pas, je renonce par cela même à tous les droits que j'aurais sur la pension que je pourrais lui demander quand elle sera majeure, ou sur son héritage si elle venait à mourir; et cette renonciation, je l'estime à trois cent mille francs. J'accepte ce chèque comme un acompte.—Il le mit dans sa poche.—Vous m'en devez deux cent cinquante mille, que je vous demande de me verser d'aujourd'hui en huit.

—Et où voulez-vous que je les prenne? s'écria-t-elle.

—Ce n'est pas mon affaire. Vendez d'autres bijoux. Empruntez. En huit jours une femme comme vous peut trouver des millions; et je ne vous demande que deux cent cinquante mille francs. Mais ces deux cent cinquante mille francs, j'y tiens, car ils me permettront de me créer une situation digne de ma fille: ne voulez-vous pas que le père de votre enfant cesse d'être le misérable que vous voyez devant vous? Comme il pourrait être dangereux que vous me receviez toujours ici, je vous attendrai où vous voudrez, dans une église, chez votre médecin, votre dentiste, votre couturière, tous endroits à souhait pour des rendez-vous. Aimez-vous mieux une gare? D'aujourd'hui en huit à trois heures et demie, gare de l'Est,—on y voit peu de Parisiens,—salle des pas perdus.




VI

Ce qui rendait la situation de Ghislaine désespérée, c'est qu'elle n'avait personne à qui s'ouvrir, de qui elle pût attendre conseils et secours: la connaissant bien, il l'exploitait, sûr à l'avance qu'il ne trouverait pas un homme devant lui pour l'arrêter; c'était à une femme qu'il avait affaire, en femme il la traitait.

Vendez ou empruntez.

Pour emprunter, il fallait qu'elle s'adressât à quelqu'un; à qui? De gens d'affaires, elle ne connaissait que son notaire, et il avait toujours été pour elle d'une déférence parfaite; toutes les fois qu'il lui avait fait signer un acte, il semblait que c'était une faveur qu'il lui réclamait; mais comment lui parler d'un emprunt de deux cent cinquante mille francs? Il faudrait des explications, il faudrait une confession; elle serait morte de honte.

D'ailleurs, alors même qu'elle se résignerait à cette confession, qu'obtiendrait-elle? Si peu qu'elle fût au courant des choses de la loi, elle savait cependant qu'une femme ne peut rien faire sans l'assistance de son mari, ni ventes, ni emprunts. Et ce serait assurément l'objection que lui opposerait Me Le Genest. Emprunt pour le satisfaire, procès pour lui résister, étaient donc aussi impossibles l'un que l'autre. Elle n'eût pu se procurer cette somme qu'auprès d'un parent ou d'un ami; et elle n'avait ni parents ni amis en situation de lui rendre ce service. Ses seuls parents habitaient l'Espagne. Et quand une femme vit dans une étroite intimité avec son mari, comme elle vivait avec le sien, elle a peu d'amis; elle, elle n'en avait pas.

Il ne lui restait qu'un moyen, qu'une seule ressource: vendre; vendre de nouveau des bijoux.

Quand elle avait fait le choix de ceux qu'on venait de lui payer cinquante mille francs, elle s'était imaginée, sans rien préciser d'ailleurs, que la somme qu'on lui offrirait serait beaucoup plus forte. Certes, elle ne doutait pas de l'honnêteté de Marche et Chabert, qui sûrement les avaient estimés à leur prix marchand, mais elle doutait de la valeur de ceux qui lui restaient, comprenant très bien que les pierreries comme toutes choses subissent des dépréciations. Combien tirerait-t-elle de ceux qu'elle pouvait prendre encore, sans qu'on remarquât leur disparition? Une dizaine, une vingtaine de mille francs peut-être. Et de cette somme à celle qu'il exigeait il y avait loin, si loin, que ces vingt mille francs ne pouvaient lui être d'aucune utilité.

A la vérité, son écrin ne se composait pas que de ces respectables antiquailles; il comprenait des bracelets, une rivière, des croissants, un diadème, des peignes, des agrafes, des bouquets de corsage, que son mari lui avait donnés, ainsi que le fameux collier de perles et les diamants de sa mère; mais ceux-là elle ne pouvait pas les vendre; les uns, parce qu'ils lui venaient de son mari et qu'elle n'allait pas les employer à la rançon de sa fille; les autres, parce qu'ils étaient des souvenirs.

Et cependant, puisqu'elle était contrainte à une nouvelle vente, c'était de ces souvenirs qu'elle devait se séparer; l'hésitation n'était possible que pour le choix.

Après avoir balancé le pour et le contre, elle se décida pour le collier de perles; avec lui, au moins, elle était certaine d'obtenir la somme dont elle avait besoin, puisqu'il avait été estimé à quatre cent mille francs, et elle n'aurait pas la confusion de retourner chez Marche et Chabert.

En effet, il ne pouvait pas être question de vendre ce fameux collier, car si le comte était d'une indifférence complète pour tous les bijoux, il ne laisserait pas disparaître celui-là sans s'en apercevoir. Ce qu'il fallait, c'était faire mettre des perles fausses à la place des vraies et vendre celles-ci. Dans l'écrin où il resterait désormais enfermé, on ne s'apercevrait pas de cette substitution. Qui le verrait? Le comte seul. Et encore était-il possible qu'il ne le regardât plus jamais.

Pour vendre ses bijoux elle avait été tout droit chez Marche et Chabert qu'elle connaissait; mais pour les perles fausses elle ne savait à qui les commander. Cependant, comme elle avait acheté des parures de jais pour le deuil de son oncle, elle pensa que si dans cette maison on ne se chargeait pas de ce travail, on lui dirait à qui elle pouvait s'adresser. Le lendemain même elle s'en alla en voiture de place au boulevard des Italiens, et se faisant descendre à la Chaussée d'Antin, elle entra dans un magasin où, à côté du jais et du grenat, se trouvaient exposées des pierreries et des perles fausses.

Bien qu'elle eût préparé ses premières paroles, elle éprouva un moment d'hésitation confuse avant de pouvoir s'expliquer: on ne savait pas qui elle était, elle en avait la presque certitude, mais enfin on ne pouvait pas ne pas s'étonner de sa commande et ne pas chercher à deviner ce qui se cachait derrière.

Enfin elle se décida:

—Pouvez-vous, dans un collier, remplacer les perles vraies qui le composent par des perles fausses sans que cette substitution saute aux yeux?

—Saute aux yeux! Mais, madame, nous pouvons arriver à une imitation si parfaite que personne ne s'apercevra que c'est une imitation. Tenez.

Ouvrant un tiroir, le bijoutier étala sur une vitrine une poignée de perles:

—Voyez vous-même.

Ce que vit Ghislaine, ce fut que ces perles n'avaient pas l'orient doux, chatoyant, satiné des vraies, mais enfin l'imitation était suffisante pour qu'elle s'en contentât.

—Où est le collier? demanda le bijoutier.

—Je l'apporterai demain: vous le copierez aussi exactement que possible, même nombre, il y en a quatre cents...

Le bijoutier eut un sourire de surprise.

—... Même grosseur; vous ferez servir l'ancien fermoir pour attacher ces perles fausses, et vous mettrez les vraies dans une boîte.

Lorsqu'elle revint le lendemain, apportant le collier, ce ne fut plus de la surprise que montra le bijoutier, ce fut du respect; mais il ne se laissa pas effrayer par la perfection de ces perles, et il déclara que la copie serait digne du modèle.

—Ce sera une oeuvre d'art, je vous le promets, et si vous ne laissez pas un curieux indiscret mordre mes perles, ce qui ne se fait pas dans le monde de madame, j'en suis sûr, vous pourrez porter votre collier avec pleine sécurité.

—Qu'appelez-vous mordre vos perles? demanda Ghislaine surprise.

—J'entends les mordre avec les dents, ce qui est un moyen à la portée de tout le monde de s'assurer que les perles sont vraies, les fausses n'ayant pas la solidité des vraies.

On lui demandait quinze jours pour ce travail, elle n'en put donner que six; le samedi, à trois heures précises, il fallait qu'on le lui livrât.

Et en effet, quand elle arriva le samedi, elle trouva le collier faux dans son écrin, et dans une boîte les perles vraies. Le bijoutier aurait voulu qu'elle admirât longuement «son oeuvre d'art»; mais elle n'en avait pas le temps; après avoir jeté un rapide coup d'oeil au collier, compté les perles vraies et payé sa facture, qu'on avait eu la délicatesse de préparer sans nom, elle remonta dans son fiacre et se fit conduire à la gare de l'Est; quand elle entra dans la salle, l'horloge marquait trois heures vingt-huit minutes.

Elle chercha autour d'elle et ne l'aperçut pas. Comme ce n'était pas une heure de départ, la salle était presque déserte; seuls quelques paysans arrivés longtemps à l'avance étaient assis sur des bancs, leurs paniers et leurs paquets devant eux.

Ne sachant que faire, elle se mit à lire une affiche machinalement: tournée contre la muraille, elle ne cédait point à la tentation de jeter çà et là des regards inquiets qui auraient trahi son agitation.

Sans doute il ne la ferait pas longtemps attendre; l'âpreté lui donnerait de l'empressement.

Comme elle passait d'une affiche à une autre, elle crut voir que de loin quelqu'un se dirigeait vers elle. Mais ce quelqu'un ne ressemblait en rien, par sa tenue, au misérable que deux fois elle avait reçu, et dont le débraillé s'était imprimé dans ses yeux de façon à ce qu'elle ne l'oubliât jamais: c'était un gentleman de tournure élégante, la toilette soignée: bottines à guêtres mastic, pantalon quadrillé noir et blanc, gilet blanc, jaquette à carreaux, chapeau gris; dans une de ses mains gantées de chevreau clair, un jonc à pomme de lapis.

Et pourtant, c'était sa taille élevée; quand il se fut rapproché, le doute n'était plus possible: elle ne l'avait pas reconnu déguenillé, et maintenant elle ne le reconnaissait pas élégant.

Il l'aborda, chapeau bas, avec toutes les marques du respect:

—Oserai-je vous offrir mon bras?

Elle eut un mouvement de répulsion.

—Marchez près de moi.

Il l'accompagna, le chapeau à la main.

—Je n'ai pas l'argent, dit-elle.

Il mit son chapeau.

—Et alors? dit-il brutalement.

—Dans cette boite il y a quatre cents perles provenant d'un collier pesant plus de six mille grains, qui a été estimé quatre cent mille francs; prenez-les et vendez-les vous-même, ce que je n'ai pu faire; vous en obtiendrez certainement plus de deux cent cinquante mille francs.

—En êtes-vous sûre?

—Les perles sont de premier choix; elles font l'envie des bijoutiers.

—S'il en est ainsi... d'ailleurs, la perle est en hausse, je crois.

—Je voudrais qu'elles fussent vendues ailleurs qu'à Paris où elles sont connues.

—Vos désirs sont des ordres, et puisque vous mettez votre honneur entre mes mains, soyez tranquille; ne sommes-nous pas associés?

Elle lui tendait la boîte; il fit mine de ne pas la prendre:

—L'argent me remplacera-t-il jamais l'affection de ma fille; ah! madame, aimez-la bien.

Il prit la boîte, salua plus bas encore qu'en arrivant et s'en alla.




VII

Le calme avait succédé aux angoisses désespérées qui avaient bouleversé Ghislaine pendant les quelques jours où elle était restée sous le coup des exigences de Nicétas.

Certes, ce calme ne ressemblait en rien à l'heureuse sérénité des années qui avaient précédé cet orage, mais elle respirait; si tout danger n'était pas à jamais écarté, il était au moins ajourné.

Était-il déraisonnable d'admettre qu'il pouvait retourner à l'étranger et y rester? Puisqu'il avait passé onze ans sans revenir à Paris, c'est que rien ne l'y appelait et ne l'y retenait; ce n'était pas sans intention qu'elle lui avait demandé de ne pas vendre les perles du collier à Paris; et si tout d'abord il y avait là une raison de prudence, il y en avait une aussi d'espérance: une fois à Londres, à Vienne, ou à New York, il pouvait très bien ne pas penser à rentrer à Paris.

Cependant, comme c'eût été folie de s'endormir dans cette espérance qui ne reposait sur rien de précis, elle voulut prendre quelques précautions contre un retour possible et une nouvelle attaque.

Pour elle, il n'était que trop certain qu'elle ne pouvait rien, et comme elle avait été une marionnette entre ses mains, dont il jouait selon sa fantaisie, elle le serait toujours.

Mais pour Claude, il en était autrement, et si après avoir agi contre la mère, il trouvait de son intérêt de se tourner contre l'enfant, il fallait qu'à ce moment celle-ci fût en sûreté.

Pour cela, le mieux était de la mettre au couvent; s'il voulait tenter quelque chose, où la chercherait-il quand les portes d'un couvent se seraient refermées sur elle à Paris ou aux environs?

Mais elle ne voulut pas prendre cette résolution sans avoir consulté son médecin qu'elle fit venir à Chambrais, pour qu'il examinât Claude de nouveau.

Le médecin fut d'avis qu'à la rentrée d'octobre elle pourrait travailler comme toutes les filles de son âge, mais que pour le moment il importait qu'elle passât les mois d'été à la campagne sans faire grand'chose.

—Encore trois mois de vie animale, dit-il en concluant, et je crois qu'à l'automne elle sera en état de supporter la règle et le travail d'un internat. Mais à condition cependant que ce ne sera pas à Paris. Là-dessus ma prescription est formelle: sa bonne santé dans l'avenir dépend de la vie à la campagne. C'est une absurdité meurtrière de maintenir des internats à Paris: lycées ou couvents; et il y a longtemps qu'on les aurait transportés aux champs, si dans toute maison d'éducation on ne faisait point passer les convenances des directeurs et des professeurs avant l'intérêt des élèves.

Ce n'était pas pour ne pas suivre les conseils de son médecin qu'elle les avait demandés; il aurait ordonné le couvent que Claude eût tout de suite quitté Chambrais, mais la prescription d'attendre jusqu'à l'automne était trop bien d'accord avec son secret dessein pour qu'elle n'en fût pas heureuse: elle aurait sa fille pendant trois mois encore.

En trois mois il ne dépenserait pas trois cent mille francs, sans doute, et avant qu'il revînt à l'assaut—si comme elle le pressentait il devait y revenir,—on aurait le temps de cacher Claude dans quelque petite ville des environs de Paris, assez bien pour qu'il ne pût pas la découvrir.

Cependant, comme il était sage de s'entourer de toutes les précautions, même de celles qui paraissaient ne devoir pas servir, elle recommanda à Dagomer de faire bonne garde autour de Claude et de ne jamais la laisser sortir avec personne autre que lui et que sa femme; quand elle irait chez lady Cappadoce, comme quand elle en reviendrait, elle devrait être accompagnée. Elle n'était plus une gamine qui peut s'en aller par les chemins.

Cela organisé de la sorte, il semblait que Ghislaine pouvait reprendre sa vie ordinaire et être tranquille.

Et de fait elle le fut pendant un certain temps, mais, un jour, elle se trouva tout a coup menacée précisément par où elle se croyait le plus en sûreté, c'est-à-dire du côté de son mari.

Pendant l'été ils vivaient à Chambrais, mais cependant sans que l'hôtel de la rue Monsieur fût complètement fermé; le comte y venait tous les jours en allant à la Chambre, Ghislaine l'accompagnait souvent, et, jusqu'aux vacances parlementaires, ils y recevaient parfois des amis, notamment des étrangers, pour lesquels une excursion à Chambrais n'eût pas été un agrément; c'était le moment où Ghislaine voyait ses parents d'Espagne à Paris, et le comte les amis avec lesquels il s'était lié dans ses voyages.

Au commencement de juillet un dîner fut ainsi donné en l'honneur d'une infante d'Espagne qui était venue passer à Paris le mois du Grand Prix, et pour se rencontrer avec elle les d'Unières avaient choisi la fleur de leurs amis, l'hôtel avait pris son air de gala et les serres de Chambrais s'étaient vidées dans les appartements et dans le jardin de la rue Monsieur.

Quand le comte revint de la Chambre où il y avait une séance importante, il trouva Ghislaine déjà habillée et installée dans le grand salon prête à recevoir ses invités: ce soir-là, elle avait renoncée à ses habitudes de simplicité, et portait une robe de crêpe de Chine blanc brodé d'or qu'elle mettait pour la première fois.

A quelques pas d'elle le comte s'arrêta pour la regarder, pour l'admirer:

—Comme cette robe te va bien, dit-il, elle est faite pour ta beauté brune; c'est une merveille d'harmonie.

Le premier coup d'oeil avait été, comme toujours, pour l'admiration, mais le second fut pour la critique:

—Comment, pas un bijou, dit-il, c'est trop de simplicité pour nos hôtes.

—Oh! en cette saison, répondit-elle surprise de cette observation, la première de ce genre qu'il se permît depuis dix ans.

—Aujourd'hui que nous recevons les Infants il n'y a pas de saison; je ne te demande pas de te charger de diamants, mais tu pourrais mettre ton collier de perles qui sur tes épaules, éclairé par les reflets noirs de tes cheveux et l'or de la bordure de ton corsage, produira un effet superbe.

Elle restait interdite.

—As-tu des raisons pour ne pas mettre ce collier? demanda-t-il en l'examinant.

—Quelles raisons?

—Eh bien! alors, fais-moi ce plaisir, c'est sérieusement que je te le demande; non seulement par égard pour nos invités, mais encore pour mon agrément.

Elle pensa à dire que le collier n'était pas en état, mais le comte prévint cette objection:

—Il est en bon état, puisque Marche et Chabert ont dernièrement réparé le fermoir.

Toute résistance était impossible.

—Je vais le mettre, dit-elle.

Elle monta à son cabinet de toilette, soumise à la fatalité.

—C'est la punition qui commence, se dit-elle en l'accrochant, où s'arrêtera-t-elle? C'est mon premier mensonge, dans combien d'autres serai-je encore entraînée?

Elle se regarda dans la psyché, mais son trouble la rendait incapable de voir si la fausseté des perles sautait aux yeux. Il lui semblait que, si l'on n'était pas prévenu, on pouvait les croire vraies, alors surtout qu'on ne les examinerait pas de très près. Seulement ne se laissait-elle pas influencer par les éloges que le bijoutier s'était lui-même décernés? Et ne les voyait-elle pas telles qu'elle voulait qu'elles fussent?

Il fallait redescendre, car les invités allaient arriver, et il fallait aussi se donner une assurance qui lui permit de ne pas se troubler quand elle verrait les regards s'attacher, comme toujours, sur son collier qui ne manquait jamais son effet. Ordinairement, ces regards la gênaient plus qu'il ne la flattaient; que serait-ce ce soir là?

En effet, chaque fois que, pendant le dîner et la soirée, elle sentit les yeux s'attacher sur elle un peu plus longtemps qu'il n'était naturel, croyait-elle, elle s'imaginait qu'on était frappé par l'étrangeté de ses perles et qu'on se demandait d'où elles provenaient: les hommes, pour la plupart, ne se connaissent guère en bijoux, mais combien de femmes en remontreraient aux joailliers! Elle ignorait si parmi ses convives il ne s'en trouverait pas une en état de deviner son mensonge. C'est dans leur amour-propre que tremblent les femmes qui ont la faiblesse de porter des bijoux faux, elle, c'était dans son amour et dans son honneur.

A un moment de la soirée, elle éprouva une émotion qui la paralysa: une de ses cousines, une jeune Espagnole, qui faisait son voyage de noces, porta la main sur le collier:

—Oh! ma cousine, que je suis contente de voir votre collier; j'en avais bien entendu parler par maman, mais je n'imaginais pas qu'il fût si beau, laissez-moi le regarder de près.

Elle ne pouvait pas refuser; heureusement elle était jeune, la cousine, et elle ne devait pas avoir de fortes connaissances en joaillerie, étant sortie du couvent pour se marier; et puis, comment soupçonnerait-elle que ce collier dont on parlait tant pouvait être faux? C'était à travers son histoire et la tradition qu'on le regardait, non à travers la réalité.

C'était là surtout qu'elle devait trouver une raison pour se rassurer et prendre confiance.

Cependant quand la soirée se termina et que les derniers convives partirent, elle fut grandement soulagée; enfin elle était sauvée; tout au moins l'était-elle pour cette fois; et après cette épreuve, si l'hiver prochain elle devait le mettre encore «par ordre», elle serait moins inquiète.

Montée dans sa chambre, elle le défit tout de suite pour le réintégrer dans l'écrin où elle espérait bien le tenir longtemps renfermé; mais au moment où elle allait ouvrir cet écrin, elle entendit le pas de son mari; alors, instinctivement, comme si elle était en faute, elle posa le collier sur une table en malachite et le recouvrit du fichu de dentelles dans lequel elle s'était enveloppé les épaules en sortant du salon.

—Vous vous déshabillez? dit-il.

—Oui.

—Eh bien! je vais attendre, nous causerons tout à l'heure; ne vous pressez pas; j'ai à lire ce paquet de lettres qu'on vient de me remettre.

Elle passa dans son cabinet, n'osant pas prendre le collier qui d'ailleurs, était bien caché, croyait-elle.

Le comte s'assit auprès de la table, sur laquelle était posée une grosse lampe en bronze, et il ouvrit une de ses lettres. Mais comme il se trouvait en dehors du rayon de la lumière, il se leva et prit la lampe pour la rapprocher.

En la reposant, une des trois griffes qui formaient le pied rencontra un coin du fichu et il se produisit un petit bruit sec comme celui d'une fracture.

Qu'avait-il donc cassé?

Il enleva le fichu et trouva le collier étalé sur la malachite; il avait écrasé deux perles.

Son premier mouvement fut du dépit et du chagrin.

—Quel maladroit je fais, se dit-il, et comme Ghislaine va être désolée; son collier.

Mais il s'arrêta surpris; si peu versé qu'il fût dans l'art de la joaillerie, il savait que les perles sont formées d'une matière nacrée, compacte, solide, résistante, qui ne s'écrase pas sous le pied d'une lampe, si lourde que soit cette lampe.

Alors, qu'est-ce que cela voulait dire?

Il resta un moment interdit, ne comprenant pas.

Puis, ramassant les morceaux des perles, il les prit dans sa main, les examina. Mais il n'y vit rien de particulier; et cependant il y avait là quelque chose d'étrange et de mystérieux.

Sa première pensée fut d'entrer dans le cabinet de toilette pour raconter cette aventure à Ghislaine; mais il avait déjà fait deux pas, quand il s'arrêta, revint à la table, égalisa les perles de façon à ce que le vide qu'il avait fait disparût, et recouvrit le collier avec le fichu.




VIII

Quand Ghislaine rentra dans sa chambre, elle trouva son mari assis auprès de la table, lisant ses lettres sous la lumière de la lampe.

Contrairement à ce qui avait toujours lieu, il ne leva pas les yeux pour la voir venir: au contraire, il resta absorbé dans sa lecture.

Elle attendit un moment, et comme il lisait toujours, elle se mit au lit.

C'était en effet l'habitude que, quand ils allaient dans le monde, ou quand ils recevaient, il vint passer quelques instants dans sa chambre; couchée, il s'asseyait sur une chaise basse auprès de son lit, elle tournait la tête de son côté, il lui prenait la main dans les siennes et ils causaient longuement, se disant l'un l'autre ce que les exigences du monde ne leur avaient pas permis de se communiquer dans la soirée: douces confidences qui se prolongeaient tard souvent, car après avoir commencé par les autres, ils en arrivaient bien vite à eux mêmes, et alors ils n'en finissaient plus.—Va-t'en, disait-elle.—Quand tu dormiras.—Je dormirai quand tu seras parti.—Je partirai quand tu dormiras. Parfois sous son regard, sa main dans les siennes, elle s'endormait. Et comme elle ne se levait jamais sans qu'il fût entré dans sa chambre, il arrivait quelquefois que le lendemain, en ouvrant les yeux, elle trouvait ceux de son mari attachés sur elle, comme s'il avait passé toute la nuit près d'elle à la regarder dormir.

Mais ce soir-là, il ne vint pas tout de suite prendre sa chaise basse.

—Est-ce que ces lettres contiennent des choses graves? demanda-t-elle après avoir attendu un moment.

—Des ennuis.

—Quels ennuis?

—Comme toujours, des demandes qu'il est impossible de satisfaire.

C'était une réponse, mais elle n'était pas suffisante pour expliquer cette préoccupation subite: pendant le dîner et la soirée, elle avait à chaque instant rencontré ses regards pleins d'une tendre fierté qui la suivaient, et voilà que tout à coup, alors qu'ils étaient libres, il s'enfermait dans cette attitude étrange. Qu'avait-il donc, et pourquoi ce brusque changement?

Il vint cependant s'asseoir auprès d'elle, mais au lieu d'une causerie affectueuse et abandonnée où celui qui parlait exprimait les idées de l'autre en même temps que les siennes propres, ils ne s'entretinrent que de choses banales, et au bout de peu de temps il la quitta pour rentrer chez lui. A peine avait-il fermé la porte qu'elle descendit doucement de son lit, et allant à la table, guidée par la faible lumière de la veilleuse, elle mit le collier dans l'écrin, un peu à tâtons, mais avec précaution pour ne pas faire de bruit.

Une fois seul, le comte avait tâché de réfléchir et de se retrouver; mais dans sa tête troublée, aucune réponse n'arrêtait les questions qui s'y heurtaient les unes contre les autres, et toujours il revenait à la même conclusion qui était que les perles vraies ne peuvent pas s'écraser ainsi.

Ce qui les compliquait et les rendait pour lui tout à fait mystérieuses, c'est que six semaines auparavant le collier avait été remis aux bijoutiers Marche et Chabert pour une réparation au fermoir, et que par conséquent il semblait raisonnable d'admettre qu'à ce moment toutes les perles étaient vraies, sans quoi ces bijoutiers n'auraient pas manqué de signaler celles qui étaient fausses—leur responsabilité se trouvant engagée.

Était-il possible que l'ouvrier chargé de la réparation eût substitué une ou plusieurs perles fausses aux vraies qu'il aurait détournées? Il se le demandait, mais sans croire beaucoup à cette explication.

Cependant, comme cela n'était ni invraisemblable ni impossible, le plus sage était de ne pas lâcher la bride à l'imagination, sans avoir préalablement fait une enquête de ce côté.

Le lendemain matin, avant le déjeuner, il se rendit chez les bijoutiers, et il les trouva tous les deux dans leur magasin, surveillant l'ouverture des caisses dans lesquelles les commis prenaient les bijoux qu'on devait mettre en montre ce jour-là.

Il passait rue de la Paix par hasard et, se trouvant devant le magasin, il était entré pour payer la réparation du collier de perles de madame d'Unières.

—Madame la comtesse a payé elle-même cette réparation.

Il le savait, mais il n'avait pas trouvé d'autre prétexte que celui-là qui lui permît de parler du collier.

—Il va bien, le collier? dit-il d'un air indifférent.

Les deux associés se regardèrent.

—J'entends, continua le comte, que les perles sont toujours en bon état?

—Mais, sans doute.

—Est-ce que les perles ne sont pas sujettes à des maladies et ne perdent pas leur beauté en vieillissant?

—Elles meurent; mais celles de madame la comtesse d'Unières n'en sont pas là, il s'en faut; jamais elles n'ont été plus belles. Quand la réparation a été faite, nous avons laissé le collier dans son écrin ouvert, sur cette table, et elles ont fait l'admiration de toutes nos clientes qui les ont vues. Je suis sûr que madame la comtesse d'Unières exposerait son collier au profit d'une oeuvre de charité, qu'à lui seul il ferait recette.

—Vous croyez?

—Incontestablement. Sans doute il y a des perles plus grosses; mais pour mon compte, je n'en connais pas une réunion plus parfaite; quatre cents perles pareilles sans qu'une seule soit inférieure aux autres, cela ne se voit pas tous les jours; je les ai regardées moi-même une à une avant de renvoyer le collier, et pour un homme du métier c'était une jouissance.

Ainsi, quand le collier était sorti des mains de ces bijoutiers, toutes les perles étaient vraies; c'était donc depuis ce moment que la fraude avait eu lieu.

Il restait au comte une question à poser.

—Est-il possible qu'un de vos employés ait substitué des perles fausses aux perles vraies?

Mais cette question était un aveu en même temps qu'une accusation: l'aveu qu'il avait découvert des perles fausses dans le collier de la comtesse, l'accusation contre celui des commis qui avait porté l'écrin de la rue de la Paix à la rue Monsieur, et qui serait coupable de cette fraude.

Elle était donc impossible à tous les points de vue, et il devait s'en tenir à ce qu'il avait obtenu.

Quand il fut sorti, les deux associés passèrent dans leur cabinet et, la porte fermée, en même temps ils s'interrogèrent du regard d'abord, puis franchement?

—Marche?

—Chabert?

—Ça vous parait naturel tout cela?

—Le mari qui entre par hasard.

—La femme qui vend ses anciens bijoux pour faire de leur produit un emploi secret.

—L'embarras de l'un.

—La confusion de l'autre.

—C'est-à-dire que moi, s'il s'agissait d'une autre femme que de madame d'Unières, je dirais ça y est.

—Et moi je dirais que le collier a été vendu comme les anciens bijoux.

—A qui?

—Pourquoi pas à nous!

—Voilà qui n'est pas juste.

—Nous, nous la connaissons.

—Nom de nom, pourvu que ce ne soit pas à Freteau.

—On les aura envoyées à Londres.

—C'est égal, si les perles viennent dans le commerce, je les reconnaîtrai.

—Le joli, ce serait de les revendre au comte, car enfin un collier comme celui-là ne peut pas disparaître sans que l'honneur de la famille soit engagé.

—Je vais écrire à Londres.

—Quand Jacob et Van Meulen viendront, il faudra leur en parler.

Le comte rentra plus perplexe, plus angoissé qu'il ne l'était en sortant le matin, car avant d'aller chez ces bijoutiers, il pouvait croire que les perles fausses se trouvaient depuis longtemps dans le collier, depuis toujours peut-être, tandis que maintenant, à moins d'accuser Marche et Chabert d'être des voleurs ou des ignorants, il fallait reconnaître qu'elles n'y avaient été introduites que depuis la réparation du fermoir.

Si la question de la date semblait résolue, l'autre, celle du «comment», restait entière, et même elle s'était aggravée en se limitant, puisqu'il était démontré que le collier ne se composait que de perles vraies quand il avait été remis à Ghislaine, des mains de laquelle il n'avait pas dû sortir.

Cela était si grave, qu'il revint en arrière, sans oser aller plus loin.

Jusque-là il avait raisonné en partant de ce point que les perles s'étaient écrasées parce qu'elles étaient fausses, et que, si elles avaient été vraies, elles auraient résisté au coup porté par la lampe. Mais ce point était-il indiscutable? Il le croyait. En réalité, il ne le savait pas d'une manière certaine: il supposait que des perles ne devaient pas s'écraser, mais si elles avaient un défaut caché, si elles étaient malades, ou même si elles étaient mortes, ne pouvaient-elles pas être brisées par un choc lourd comme celui d'une grosse lampe, se produisant sur une matière dure telle que la malachite formant enclume?

C'était cela maintenant qui avant tout devait être élucidé, et un seul moyen se présentait d'aller au fond des choses, sans laisser place au doute et aux tergiversations, c'était de soumettre le collier à l'examen d'un bijoutier ou d'un expert—ce qu'il ferait.

Après le déjeuner, au lieu de retourner à Chambrais avec Ghislaine, il resta seul à Paris, quand elle fut partie, ouvrant le coffre-fort, dont ils avaient chacun une clé; il prit le collier, qu'à cause de la dimension de l'écrin on ne serrait pas dans le coffret aux bijoux, et s'en alla chez un des grands joailliers du Palais Royal, qui devait ne pas le connaître.

Là, il n'y avait besoin ni de finesse ni de réticence. Il apportait un collier pour qu'on remplaçât deux perles qui manquaient.

Le commis auquel il s'adressa ouvrit l'écrin, mais presque tout de suite il le referma:

—Ce n'est pas un travail pour notre maison, dit-il.

—Vous ne vous chargez pas des réparations? demanda le comte que la fermeture de l'écrin avait péniblement impressionné.

—Mon Dieu, oui, à la rigueur, mais nous ne faisons pas le faux.

—Ah!

—Vous trouverez, sous la galerie à côté, trois maisons plus bas.

Le mot qui était venu aux lèvres du comte était «Vous êtes certain que ces perles sont fausses» mais il l'avait retenu; ce bijoutier ne pouvait pas se tromper, la rapidité avec laquelle il avait refermé l'écrin prouvait que le doute même n'était pas possible pour un homme du métier.

Et cependant, poussé par le besoin de ne pas croire, il voulut entrer dans le magasin qu'on lui avait indiqué; l'enseigne écrite sur la glace de la devanture était trop tentante: «Fabrique de perles et de bijoux»; c'était bien des perles fausses qu'on vendait dans cette maison qui les fabriquait.

Sa demande fut la même que chez le premier bijoutier: pouvait-on remplacer les deux perles qui manquaient au collier par des perles exactement pareilles; et la réponse fut celle qu'il attendait, mais que tout en lui repoussait:

—Rien n'est plus facile; seulement, pour avoir un travail parfait, il faut fabriquer les perles exprès, et cela demandera quelques jours.

Ne pouvant pas accorder ces quelques jours, il sortit, au grand étonnement du fabricant qui se demanda s'il avait affaire à un fou.

Fou, il l'était, en effet; ses idées se heurtaient dans sa tête, le ramenant toujours au même point, celui sur lequel, précisément, il ne voulait pas s'arrêter: les perles étaient vraies en sortant de chez Marche et Chabert; elles étaient devenues fausses depuis ce moment, et quand il avait demandé à Ghislaine de mettre ce collier; il avait rencontré une résistance inexplicable.

S'expliquait-elle maintenant?

Non, car assurément il y avait là un mystère qu'elle éclaircirait cependant d'un mot.

Mais comment le provoquer, ce mot? Comment lui adresser une question qui était un doute et un outrage?

Son amour, sa foi en elle, le bonheur qu'elle lui avait donné depuis dix ans, les vertus d'une vie exemplaire de droiture et de dignité, tout se dressait devant lui pour l'arrêter.

Toute la journée il balança le parti à prendre: depuis dix ans, il s'était si bien habitué à ne rien décider tout seul.

Quand il rentra tard dans la soirée à Chambrais, il la trouva l'attendant; alors, il lui annonça que le lendemain matin, à la première heure, il était obligé de partir pour son département, où son comité l'appelait d'urgence.

Il n'avait trouvé que cela: se reconnaître; gagner du temps; ne rien livrer aux hasards du premier mouvement.

Elle fut stupéfaite; mais elle s'efforça de n'en rien laisser paraître et de cacher son émotion.




IX

Le comte parti, Ghislaine avait été passer la matinée avec Claude, s'imaginant que près de sa fille, s'occupant, jouant, causant avec elle, elle cesserait de chercher la cause de ce départ, et aussi celles de ces changements dans l'humeur de son mari, pour la première fois inégale et bizarre depuis dix ans.

Mais au lieu de la distraire, l'enfant l'avait toujours ramenée à la même pensée, étant elle-même, la pauvre petite, la cause première de tout ce qui arrivait.

D'ordinaire, lorsqu'il partait, elle restait à Chambrais désorientée, désoeuvrée, l'esprit vide, ne sachant que faire, refusant d'aller à Paris, attendant l'heure où elle vivrait en lui écrivant de longues lettres toutes pleines de tendresse; mais ce jour-là si son désoeuvrement était le même, l'inquiétude enfiévrait son esprit bouleversé.

Ce n'était point de cette façon qu'il procédait quand un voyage l'obligeait à une séparation: à l'avance il la prévenait en lui expliquant les raisons qui semblaient rendre ce voyage indispensable, il la consultait; et le plus souvent c'était elle qui, en fin de compte, le forçait à partir. Pourquoi, cette fois, avait-il agi comme s'il se sauvait et la fuyait?

Comme elle se débattait contre des suppositions sans rien trouver de raisonnable, un valet de chambre lui remit une carte sur laquelle elle lut: «Prince N. Amouroff.»

Elle ne connaissait pas ce nom qui ne lui disait rien.

—Vous avez donc dit que j'étais visible? demanda-t-elle contrariée.

—La personne qui m'a remis cette carte savait que madame la comtesse était au château; j'ai cru qu'elle était attendue.

Ghislaine, dans l'état d'agitation où elle se trouvait, n'était pas disposée à recevoir; mais pensant que ce prince Amouroff venait sans doute pour voir son mari, elle ne voulut pas le renvoyer, le voyage de Paris à Chambrais méritant quelques égards.

Elle était à ce moment dans la bibliothèque, assise dans le fauteuil de son mari, devant la table de celui-ci, se préparant à lui écrire en se servant de sa plume et de son buvard.

—Où est cette personne? demanda-t-elle.

—Dans le salon d'attente.

Elle sortit de la bibliothèque, et traversant le vestibule, précédée du valet qui ouvrait la porte, elle entra dans ce salon.

Celui qui l'attendait se tenait devant une fenêtre, regardant dans le jardin, il se retourna: c'était Nicétas.

Elle retint un cri:

—Vous!

Malgré sa stupéfaction et sa frayeur, elle eut la force de lui montrer de la main le salon faisant suite à celui où ils se trouvaient, et il la suivit.

—Vous ne deviez pas vous représenter ici, dit-elle lorsque sa voix ne dut plus être entendue du vestibule.

—Bien que je n'ai pas pris d'engagement à cet égard, je le voulais, en effet; les circonstances en ont décidé autrement; c'est pour atténuer autant que possible les inconvénients de cette nouvelle visite que je me suis présenté sous mon nom.

—Votre nom!

—Celui de mon père, le mien, par conséquent, comme je puis vous l'expliquer et vous le prouver si vous le désirez.

—C'est inutile, car ce n'est pas là, je pense, le but de cette visite.

—Pas précisément, bien que cela fût peut être à propos, mais enfin, passons; je serai à votre disposition quand vous voudrez savoir ce qu'est le père de votre fille, pour vous donner tous les renseignements que vous me demanderez. En ce moment ce que vous voulez savoir, je le vois à votre impatience inquiète, c'est le motif qui m'amène.

Elle fit un signe de tête.

—En deux mots le voici! je n'ai pas trouvé à vendre les perles que vous m'avez remises: à Londres, à Amsterdam, où je me suis rendu, on ne m'en a offert que cent cinquante mille francs au plus; il y a donc loin de ce chiffre maximum à celui que vous m'aviez annoncé; il s'en manque juste de cent mille francs pour parfaire la somme fixée entre nous; dans ces conditions, je viens vous demander ce que vous décidez; voulez-vous que je vous rende les perles pour que vous les vendiez vous-même, ce qui vous serait peut-être plus facile qu'à moi, surtout si vous rétablissez le collier dans son état, avec son fermoir, ou bien êtes-vous disposée à parfaire la somme manquante?

Elle n'eut pas la naïveté de se laisser prendre à cette histoire qui, certainement, n'avait été inventée que pour lui soustraire cent autres mille francs.

—C'est impossible, dit-elle nettement.

—Qu'est ce qui est impossible?

—Ce que vous demandez.

—Je demande deux choses ou plutôt l'une des deux ou vous reprenez les perles et vous me payez deux cent cinquante mille francs, ou je les vends moi-même cent cinquante mille francs et alors vous me payez cent mille francs seulement.

—Je n'ai pas les cent mille francs.

—Vous les trouverez.

—C'est impossible.

—Vraiment impossible?

—Absolument.

—Vous êtes certaine qu'avec un peu de bonne volonté et quelques efforts vous ne réussiriez pas à trouver ces cent mille francs?

—Ni efforts, ni bonne volonté, rien ne me les procurerait.

Elle dit cela avec une fermeté qui devait lui prouver que toute insistance était inutile.

Cependant il ne s'en montra ni embarrassé, ni fâché.

—Puisqu'il en est ainsi, il ne me reste qu'à vous rendre vos perles...

Elle respira.

—... Et à reconnaître ma fille.

Ce fut elle qui laissa paraître son émotion.

—Aussi bien, dit-il en continuant, c'est la solution naturelle, celle que je voulais, parce qu'elle était conforme aux désirs de mon coeur en même temps qu'aux règles légales, et dont je n'ai été détourné que par votre intervention; vous voyez que j'avais raison et que ma faiblesse n'aurait pas dû se laisser toucher.

Elle le regardait éperdue, cherchant à démêler dans son accent et dans son attitude s'il parlait sincèrement ou s'il ne voulait pas plutôt par cette menace l'intimider, et l'amener ainsi à payer ces cent mille francs.

Mais il semblait impénétrable: sa tenue était d'une correction désespérante, il ne faisait pas un geste inutile, sa parole, calme et froide, n'avait aucun accent, ni de colère, ni de reproche.

Il continua:

—Un de ces jours, je vous rapporterai vos perles; quant aux cinquante mille francs que vous m'avez versés, je pense, que vous voudrez les offrir à votre fille; j'avoue que pour elle ils seront les bienvenus, car sans eux, jusqu'à ce que j'aie pu réaliser certaines affaires de succession, elle serait exposée, pendant les premiers mois au moins, à une vie un peu dure, dont elle aurait à souffrir.

—Alors, pourquoi voulez-vous la prendre, si vous ne pouvez pas lui assurer la vie que son état de santé exige pour elle?

—Et vous, madame, pourquoi ne voulez-vous pas la garder, et par un sacrifice d'argent lui assurer cette vie?

—Parce que je ne le peux pas.

Il eut un geste de dignité blessée et d'impatience:

—Voila un débat extrêmement pénible, qu'il ne serait convenable ni pour vous ni pour moi de prolonger.

Il se leva.

De la main, elle l'arrêta.

—Ne partez pas, dit-elle.

—Et que voulez-vous, madame?

—Que vous compreniez qu'en disant qu'il m'est impossible de trouver ces cent mille francs, je confesse la vérité.

—Je le comprendrai, ou tout au moins je le croirai si vous le voulez, madame, mais vous conviendrez qu'il est difficile d'admettre qu'une femme dans votre position, que la comtesse d'Unières, que la princesse de Chambrais soit arrêtée par une aussi misérable somme.

—C'est justement parce que je suis comtesse d'Unières qu'il m'est impossible de me la procurer. Pour les cinquante mille francs que vous avez touchés, j'ai vendu les bijoux dont je pouvais me défaire. Pour les perles qui sont entre vos mains, j'ai détruit un collier que tout le monde connaît, et que sa notoriété même m'impose si bien, qu'il est certaines réunions dans lesquelles je ne puis pas paraître sans le porter. Il m'est impossible de faire davantage. Une femme mariée ne dispose pas de sa fortune, vous le savez; et si cent mille francs sont une misérable somme pour vous, pour moi, c'en est une considérable que je n'ai pas et que je ne peux pas emprunter.

—Alors, restons-en là.

De nouveau il se leva.

Le couteau sur la gorge, elle sentait que si elle le laissait partir, elle aurait à subir quelque nouvelle attaque, qui, dans les conditions où elle se trouvait, pouvait tout perdre; elle devait donc ne reculer devant rien pour l'empêcher; Claude d'un côté, de l'autre son mari, elle était aux abois.

—Si je ne puis pas vous verser cette somme, dit-elle, je pourrais au moins vous en payer l'intérêt, un gros intérêt, et je prendrais l'engagement de vous remettre tous les ans dix mille francs.

Il prit un air indigné.

—Ces marchandages me sont très pénibles, dit-il, cent mille francs ou ma fille.

—Je vous répète qu'à aucun prix je ne puis trouver ces cent mille francs; pour les cinquante milles et les perles, je me suis déjà mis dans une situation pleine de dangers, peut-être même désespérée...

—D'où viennent ces dangers? interrompit-il.

—De mon mari.

—Et vous croyez que c'est parce que les soupçons et la jalousie de M. d'Unières sont éveillés que je vais m'incliner devant vos scrupules? Non, madame, non. Si quelque chose peut me pousser à persister dans ma demande, ce sont ces soupçons mêmes. Jaloux, M. d'Unières, inquiet, tourmenté, amené à chercher ce qui se passe, à le trouver, et que puis-je souhaiter de mieux? Un procès s'engage, une séparation en résulte, un divorce, un scandale, mais c'est précisément ce qu'il me faut.

Elle poussa un cri étouffé.

—Vous n'avez donc pas compris que je vous aime, que je n'ai pas cessé de vous aimer, que je suis aujourd'hui l'homme que j'étais il y a douze ans, et vous savez que pour vous avoir je ne recule devant rien.

Elle s'était levée, et debout, adossée à la cheminée, elle avait pris le cordon de la sonnette.

—Vous n'avez rien à craindre, reprit-il. Dans votre intérêt, je vous engage à écouter ce que j'ai à dire. Que votre mariage avec M. d'Unières soit rompu à la suite du scandale que provoquerait un procès, vous me trouvez prêt à vous épouser, et notre fille grandit entre son père et sa mère. Celui qui vous fait cette proposition, ce n'est pas Nicétas, le pauvre musicien, c'est le prince Amouroff, et ce nom, qui vaut bien celui d'Unières, n'est pas au-dessous de celui des Chambrais; ce n'est pour vous ni une mésalliance ni une déchéance; ma famille a occupé et occupe encore de grandes charges auprès de l'Empereur, à la Cour et dans le gouvernement; les raisons qui m'empêchaient dans ma jeunesse de porter mon nom et mon titre n'existent plus et j'ai pu reprendre l'un et l'autre; je vous les offre; pour votre fille c'est une grande situation, pour moi c'est le bonheur, pour vous c'est l'amour, c'est l'adoration d'un homme qui sera votre esclave.

Tout en parlant il l'examinait; la femme qu'il avait devant lui n'était plus du tout celle qu'il avait vue depuis son retour, tremblante sous la menace, affolée par la peur, paralysée par la honte; elle s'était redressée, le regard fier, l'attitude résolue, et il la retrouvait, telle qu'elle était le soir où elle l'avait obligé à sortir de sa chambre.

—Vous avez eu raison de vouloir que je vous écoute, dit-elle, puisque vos paroles sont les dernières que j'entendrai de vous. Vous avez cru qu'elles m'intimideraient et me mettraient à votre merci; elles m'ont donné enfin le courage et la dignité de la résistance. Faites ce que vous voudrez, réalisez vos menaces si vous l'osez, vous me trouverez prête à défendre ma fille et mon honneur le front haut.

Elle sonna.




X

Décidé à livrer bataille, Nicétas ne voulait pas s'engager à la légère: il fallait que chaque coup portât; et pour cela il avait besoin des conseils du vieux crocodile.

Depuis la visite où celui-ci lui avait proposé de partager ce que son habileté obtiendrait, il n'était pas allé le voir; à quoi bon? La lutte se passant entre Ghislaine et lui, il n'avait besoin du concours de personne; mais maintenant la loi devant intervenir, il trouvait opportun et prudent de recourir aux conseils du vieil homme d'affaire.

En rentrant à Paris il se fit conduire rue Sainte-Anne; l'unique clerc que Caffié employait était déjà parti, et au coup de sonnette que Nicétas tira sans trop d'espérance de voir la porte s'ouvrir, ce fut le crocodile lui-même qui parut, car, arrivé le premier à son cabinet, il en partait le dernier, n'ayant pas d'autres plaisirs que le travail.

Il n'avait fait qu'entrebâiller la porte qu'il tenait de la main et du pied:

—Que voulez-vous? demanda-t-il d'un ton bourru.

Il n'aimait pas en effet à recevoir ses clients quand il était seul, plusieurs ayant eu la main trop leste.

—Vous ne me reconnaissez pas? dit Nicétas, je vous ai été recommandé par le baron d'Anthan.

—Pour une reconnaissance d'enfant naturel; entrez.

Mais cet: entrez... Caffié ne le dit qu'après avoir toisé son client. Certainement, Nicétas eût eu la même tenue qu'à la première visite qu'il n'eût point été reçu à cette heure, quand le clerc n'était plus là pour protéger son patron.

—Je vois avec plaisir que vous avez mis à profit le temps de la réflexion, dit Caffié en l'examinant avec un sourire approbatif; que puis-je pour vous?

—Me donner un conseil, ou plutôt une consultation.

—Ah! c'est une consultation que vous demandez?

—Précisément cela et rien de plus.

—Je suis à la disposition de mes clients, dans les limites qu'ils fixent eux-mêmes, dit Caffié qui savait que, le premier pas franchi, il conduirait son client, celui-là comme les autres, où il lui plairait.

—Voilà la situation: j'ai fait une tentative pour que ma fille me soit remise.

—Auprès de qui?

—Auprès de la mère.

—Seule? en arrière du mari?

—Seule; je n'allais pas mêler le mari à l'affaire sans savoir si oui ou non je pouvais m'entendre avec la mère.

—Pas mal; et vous ne vous êtes pas entendu avec la mère?

—Nous avons cessé de nous entendre.

—Au premier mot? demanda Caffié, qui, comprenant très bien ce qui se cachait sous ces paroles discrètes, devinait à peu près comment les choses avaient dû se passer: la nouvelle tenue de son client, comparée à l'ancienne, n'était-elle pas un indice auquel il ne pouvait pas se tromper?

—Non, à la longue.

—Par suite de mauvaise volonté ou d'impossibilité? Les femmes ne font pas ce qu'elles veulent, elles ont les mains liées; et c'est une sage précaution du législateur, sans quoi on les conduirait loin.

—Elle a précisément les mains liées.

—Enfin elle a fait ce qu'elle a pu?

—Je n'ai pas à me plaindre d'elle.

—Allons, tant mieux, mon cher monsieur, tant mieux! Et maintenant vous jugez le moment venu de faire intervenir le mari?

—Justement.

—Vous m'avez dit, je crois me rappeler, qu'il est riche, ce mari?

—A son aise.

—Vous ne voulez pas préciser; comme il vous plaira, mon cher monsieur; quand vous me connaîtrez mieux, vous verrez que je ne pose jamais de questions inutiles; enfin il est en état de prendre hic et nunc une certaine somme dans ses affaires sans en être gêné?

—Oui.

—Et il est considéré?

—Très considéré.

—Aime-t-il sa femme?

—Passionnément.

—Bien entendu il ignore qu'avant son mariage madame a éprouvé un accident?

—Jamais le plus léger doute n'a effleuré sa confiance de mari.

—Les circonstances sont excellentes. Et maintenant vous voulez votre fille, dites-vous?

—J'oubliais un point: comme vous l'aviez prévu, l'enfant ne jouira qu'à sa majorité du revenu de la fortune qui lui a été léguée.

—Et cela ne change rien à vos intentions, au contraire, n'est-ce pas? donc, vous êtes disposé à réclamer l'enfant?

—Ce sont les formalités à remplir pour organiser cette réclamation que je viens vous demander.

—C'est bien simple: demain, vous vous présenterez chez un notaire et vous ferez dresser un acte de reconnaissance dans lequel vous indiquerez la mère; puis vous notifierez votre reconnaissance au tuteur avec sommation d'avoir à vous remettre votre fille. Alors nous verrons venir. Et même peut-être n'arriverez-vous pas à la notification. Pour cela, il n'y aurait qu'à vous adresser, pour l'acte de reconnaissance, au notaire de la famille, si vous le connaissez.

—J'ai connu celui de la femme, c'est-à-dire que j'en ai entendu parler autrefois.

—Vous avez retenu son nom?

Nicétas hésita un moment.

—Oh! mon cher monsieur, si vous voulez faire des cachotteries, ne vous gênez pas, tous les clients en font. Seulement, je vous préviens charitablement qu'il arrive un moment où ils s'en repentent, et souvent il est trop tard; je ne veux pas forcer vos confidences, mais vous devez comprendre que dans une affaire aussi délicate, pour vous donner de bons conseils, j'aurais besoin de tout savoir; elle ne va pas aller toute seule, votre affaire; on se défendra, on vous tendra des pièges, et si vous n'avez personne à côté de vous, je vous l'ai déjà dit, je crois, vous serez roulé; alors vous m'appellerez à votre secours et vous m'en conterez long; commencez donc par là tout de suite; c'est le plus simple et le plus court.

—Je cherche ce nom dont je ne suis pas sûr.

—Cherchez sur le tableau, dit Caffié en désignant de la main une affiche blanche attachée au mur par deux épingles; en voyant le nom vous le retrouverez plus facilement.

Le voilà: Le Genest de la Crochardière.

—Un scrupuleux, vieille école, c'est tomber à pic. Allez donc le voir demain, entre dix et onze heures. Demandez à l'entretenir pour une affaire particulière. Faites-lui part de votre intention de reconnaître votre fille, avec insertion dans l'acte du nom de la mère, en vue de poursuivre plus tard la recherche de la maternité; et insistez sur ce point; c'est l'essentiel.

—Je comprends.

—Le vieux notaire vous fera des observations, vous présentera des objections: ne répondez rien, mais notez tout ce qu'il vous dira de façon à me le rapporter exactement; s'il trouve des prétextes pour ne pas dresser l'acte séance tenante, n'insistez pas, c'est qu'il voudra soumettre l'affaire à ses clients, et ce sera le moment décisif. Vous verrez alors ce que vous aurez à faire: si vous croyez pouvoir discuter seul les propositions que très probablement on vous présentera, ou s'il n'est pas plus sage de demander l'assistance d'un conseil avisé, qui vous signalera les chausse-trapes au milieu desquelles on vous promènera. Vous êtes averti, cela suffit.

Nicétas voulut régler le prix de cette consultation, mais Caffié refusa:

—Tout n'est pas fini; j'ose même dire que rien de sérieux n'est commencé, car je ne considère pas comme sérieux les pourparlers avec la femme, quel qu'en ait été le résultat; c'est à l'entrée en scène du mari que l'intérêt va se développer et qu'il faudra jouer serré; nous ajouterons cette consultation à celle que vous demanderez alors; nous sommes gens de revue.

Le lendemain, entre dix et onze heures, comme Caffié le lui avait conseillé, Nicétas se présenta chez le notaire et demanda à parler à Me Le Genest de la Crochardière en remettant sa carte, celle du prince Amouroff, au clerc qui l'avait reçu.

Malgré ce nom et ce titre, on le fit attendre assez longtemps dans l'étude, le laissant confondu, avec de vulgaires clients qui passèrent avant lui, puis enfin on l'introduisit dans un grand cabinet clair, meublé aussi peu que possible de vieux meubles d'acajou; assis à un bureau ministre, le notaire s'était levé, mais sans quitter sa place, et Nicétas s'était trouvé en face d'un homme à l'air grave, de la vieille école, comme disait Caffié, le visage rasé de frais, cravaté de blanc, vêtu d'une longue redingote noire boutonnée.

De la main il indiqua un fauteuil à Nicétas, et s'étant lui-même assis il attendit.

—C'est pour une reconnaissance d'enfant naturel que je viens réclamer votre ministère, dit Nicétas.

Le notaire s'inclina sans répondre.

—D'une fille dont je suis le père et qui a pour mère une Française, et si je m'adresse à vous, de qui je n'ai pas l'honneur d'être connu, c'est que cette mère est votre cliente et que de plus vous êtes le notaire de l'enfant.

Me Le Genest s'était fait depuis longtemps un masque impénétrable, qui ne traduisait que rarement l'émotion ou la curiosité, mais en entendant cette entrée en matière, il laissa paraître un certain étonnement. Un enfant naturel dont il était le notaire, il n'en voyait qu'un: la pupille du comte de Chambrais, la petite Claude. Il n'était pas non plus dans ses habitudes de se risquer dans des questions compromettantes; cependant, avant d'aller plus loin, il voulut savoir à qui il avait affaire.

—Comme vous l'avez dit, prince, je n'ai pas l'honneur de vous connaître, mais je me suis trouvé, il y a une vingtaine d'années, avec le lieutenant-général, aide de camp général, prince Amouroff, êtes-vous de la famille?

—C'était mon père.

Cela méritait considération, le notaire n'en devint que plus attentif.

—Cette enfant, continua Nicétas, est celle que M. de Chambrais a faite son héritière...

Bien que le notaire eût toujours supposé que M. de Chambrais était le père de Claude, il ne broncha pas: ce n'était pas avec son expérience de la vie qu'il allait s'étonner que deux hommes se crussent le père d'un même enfant; et puis il s'intéressait à cette petite, et il ne pouvait être que satisfait de voir cette reconnaissance lui constituer un bel état civil: la fortune du comte de Chambrais d'un côté, de l'autre le nom du prince Amouroff, elle n'était pas à plaindre vraiment.

Nicétas était arrivé au moment décisif, au coup de théâtre qu'il avait préparé:

—Et la mère, dit-il, est la princesse de Chambrais, aujourd'hui comtesse d'Unières; au moment de la naissance de l'enfant elle n'était pas encore mariée.

Le notaire ne poussa aucune exclamation, mais il saisit des deux mains les bras de son fauteuil, et avec une énergie qui disait sa stupéfaction, il resta ainsi, les yeux collés sur son buvard, sans regarder Nicétas.

—Si je vous demande d'insérer le nom de la mère dans l'acte de reconnaissance, continua Nicétas après un moment de silence, c'est que j'ai l'intention d'intenter prochainement une action en recherche de maternité, qu'il me sera facile de prouver, et qui d'ailleurs s'appuiera sur des présomptions presque aussi fortes qu'un aveu, j'entends les soins donnés à l'enfant par madame d'Unières, sa sollicitude, sa tendresse.

La première pensée du notaire avait été de considérer le prince Amouroff comme un fou, mais le mot recherche de maternité donna un autre cours à ses soupçons: le fou qu'il avait cru n'était-il pas plutôt un intrigant et un coquin qui ne méritait que d'être jeté à la porte?

Au commencement de son notariat, il n'eût pas hésité: «Accuser la princesse de Chambrais d'avoir eu un enfant! Sortez, misérable!»; mais l'expérience de la vie et de sa profession lui avaient appris qu'il est sage de ne jeter les coquins à la porte que lorsqu'ils ont vidé leur sac, et celui-là n'avait qu'entr'ouvert le sien; il fallait voir ce qu'il cachait au fond. Notaire de madame d'Unières et de l'enfant, il devait les défendre.

La fin du petit discours de Nicétas lui avait donné le temps de réfléchir et de reprendre son calme professionnel.

—L'acte que vous demandez ne peut pas être dressé aujourd'hui, dit-il d'une voix parfaitement tranquille.

—Et pourquoi donc? dit Nicétas, qui pensa que décidément le crocodile était bien le malin qu'il se vantait d'être.

—Je n'ai pas l'honneur de vous connaître, c'est vous même qui l'avez dit, et je ne puis recevoir cet acte qu'après que deux témoins auront attesté votre identité. Simple formalité, vous le voyez. Et pour vous, petit ennui; parmi vos amis et dans votre monde, il vous sera facile de trouver ces témoins. Voulez-vous que nous fixions rendez-vous? Demain, après demain, je suis pris toute la journée.—Samedi vous convient-il?

—Parfaitement.

—Alors, samedi à onze heures.

Comme Nicétas se levait, le notaire le retint.

—Votre adresse, je vous prie, pour le cas où j'aurais à vous écrire.

—Champs-Élysées, 44 ter.




XI

Nicétas parti, le notaire appela son second clerc.

—Vous allez tout de suite courir à la Chambre des députés et vous vous arrangerez pour savoir si M. le comte d'Unières doit venir à Paris aujourd'hui.

—Mais à cette heure-ci je ne trouverai personne à la Chambre pour me répondre.

Il fallait vraiment que le notaire fût troublé pour n'avoir pas pensé à cela.

—Alors allez rue Monsieur, peut-être le concierge pourra-t-il vous répondre. Tâchez d'apprendre aussi si la comtesse doit venir; ne perdez pas de temps, prenez une voiture à l'heure; faites cela discrètement.

Comme le clerc allait sortir, il le rappela, car ces instructions pouvaient paraître étranges, et il fallait les expliquer.

—Le bail de la maison de la rue de Rennes est-il préparé?

—Pas encore.

—Eh bien! dites qu'on le prépare de façon à ce que M. le comte d'Unières puisse le signer.

Le clerc ne tarda pas à revenir: M. d'Unières était dans son département depuis deux jours; on ne savait quand il rentrerait; en son absence, la comtesse ne quittait que très rarement Chambrais.

M. Le Genest sonna son valet de chambre.

—Allez me commander tout de suite un coupé à deux chevaux; qu'ils soient bons, la course sera longue; qu'on me serve à déjeuner immédiatement.

Quand le coupé arriva devant la porte, le notaire était prêt, il monta en voiture, et dit au cocher de prendre la route d'Orléans.

En faisant demander, rue Monsieur, si le comte devait venir à Paris, son plan n'était pas d'avertir celui-ci des intentions du prince Amouroff; au contraire; et dans les circonstances critiques qui se présentaient, il lui semblait que le mieux était d'avoir tout d'abord un entretien avec la comtesse seule; après, on verrait ce qu'on devrait dire ou ne pas dire au mari.

Madame d'Unières pouvait-elle vraiment être la mère de cette enfant? Cela lui paraissait difficile à admettre, et même invraisemblable. Cependant, comme il y avait incontestablement des points mystérieux dans la naissance de cette enfant, il fallait, avant de lâcher la bride à l'imagination, tâcher de les éclaircir. Après, on verrait. Méthodique, le vieux notaire n'avait pas l'habitude d'aller tout de suite à l'après en négligeant l'avant, et l'imagination pas plus que l'impatience ne l'emportaient jamais; sa règle de conduite était: «Ne brusquons rien, ni les hommes ni les choses», et il s'en était toujours bien trouvé, pour lui comme pour les autres. A quoi bon tourmenter un mari de suppositions, de soupçons que la femme pouvait peut-être arrêter d'un mot?

De là cette démarche qu'il tentait auprès de madame d'Unières: elle était l'avant, le mari serait l'après, s'il le fallait,—mais seulement s'il le fallait.

Quand il arriva à Chambrais, madame d'Unières n'était pas au château; il insista pour la voir; on lui dit alors qu'elle devait être au pavillon du garde-chef, et il pria qu'on lui portât sa carte sur laquelle il écrivit: «Affaire urgente».

Après une demi-heure d'attente, il vit entrer madame d'Unières qui lui parut profondément troublée; mais précisément parce que ce trouble était caractéristique, il crut à propos de ne pas laisser deviner qu'il le remarquait: dans cet entretien il ne comprendrait, il ne montrerait que ce qu'elle voudrait elle-même qu'il comprît et montrât; s'il recevait les confidences qu'on lui faisait de force, il n'en provoquait jamais aucune, et quand il n'était pas indispensable qu'il les reçût, il s'arrangeait toujours pour les éviter.

—Excusez-moi de vous avoir dérangée, dit-il, avec un salut respectueux et affectueux à la fois; j'aurais voulu attendre votre retour sans vous faire avertir de mon arrivée, mais on m'a dit que vous étiez auprès de la jeune Claude, et pensant que vous pourriez y rester longtemps encore, je vous ai fait porter ma carte.

Il avait préparé cette phrase d'entrée en matière de façon à amener tout de suite le nom de Claude, et rappeler du même coup qu'il savait l'affection qu'elle témoignait à l'enfant; la situation était assez délicate pour qu'il ne négligeât rien de ce qui pouvait en faciliter l'abord; c'était de la prudence, de la légèreté, de la finesse qu'il fallait, et s'il était sûr de ne pas commettre d'imprudence, il ne l'était pas du tout de ne pas tomber dans quelque maladresse.

—C'est justement pour elle que je viens, reprit-il.

Le regard que Ghislaine attacha sur lui fut si éloquent dans son angoisse qu'il détourna les yeux et se hâta de continuer:

—Ayant appris que M. d'Unières était auprès de ses électeurs et concluant de là que selon votre habitude vous ne quitteriez pas Chambrais, j'ai pensé devoir venir moi-même pour vous entretenir d'une visite que j'ai reçue ce matin au sujet de cette enfant.

Il fit une courte pause, car il était arrivé au nom qui devait ou tout apprendre à madame d'Unières ou n'avoir aucun sens pour elle.

—Celle du prince Amouroff, dit-il aussi indifféremment qu'il put.

Il avait évité de la regarder en parlant, et comme elle n'avait laissé échapper aucune exclamation, il ne sut pas l'effet qu'il avait produit.

S'il avait levé les yeux sur elle, il l'aurait vue pâle et défaillante.

Il reprit:

—Le prince venait me demander de dresser un acte par lequel il reconnaîtrait cette enfant pour sa fille.

—Et vous avez dressé cet acte? demanda-t-elle d'une voix à peine perceptible.

—Certes non, madame, ce n'est point mon habitude de rien brusquer.

Elle laissa échapper un soupir de soulagement.

—Quand il s'agissait de dresser un acte dans lequel devait figurer une de mes clientes, je n'allais pas manquer à ce principe, qui a été ma règle de conduite depuis que je suis notaire.

De quelle cliente voulait-il parler? de Claude? de madame d'Unières? C'était ce qu'il se gardait bien de préciser.

—Mais le premier venu peut-il donc reconnaître ainsi un enfant? demanda-t-elle.

Depuis qu'elle était sous le coup de cette menace, elle se posait cette question, qui pour elle était devenue une véritable obsession, sans qu'elle eût pu l'adresser à personne: elle allait donc savoir.

—Parfaitement, répondit le notaire, on peut reconnaître qui on veut, même un enfant qui ne vous est rien, mais qu'on a intérêt à faire sien, par une reconnaissance passée devant un officier de l'état civil, c'est-à-dire un maire, ou devant un notaire. Ainsi la petite Claude étant une riche héritière, vous sentez qu'il peut devenir productif d'être son père, sinon en ce moment puisqu'elle ne jouit pas de ses revenus, au moins pour le jour de sa majorité ou de sa mort.

—Et personne ne peut empêcher cette reconnaissance?

—La prévenir, non; arrêter ses effets, oui. Ainsi, au cas où cette reconnaissance aurait lieu, le conseil de famille pourrait la contester, si réellement le prince n'est pas le père de l'enfant. Nous aurions alors à prouver l'impossibilité et l'invraisemblance d'une paternité mensongère et frauduleuse, invoquée dans un but de lucre; tandis que de son côté le prétendu père aurait à faire la preuve du bien fondé de sa prétention. Ce serait donc un procès avec tout ce qui s'ensuit, publicité, enquête ordonnée probablement par le tribunal et, comme complication, le scandale autour du nom de la mère qu'on aurait fait insérer dans l'acte de reconnaissance, en vue de rechercher la maternité.

C'était une porte qu'il ouvrait à la comtesse. Qu'elle lui demandât si le nom de la mère avait été donné, pour être inséré dans l'acte, il répondrait franchement. Qu'elle ne dît rien, de son côté il n'ajouterait rien.

Elle ne lui fit aucune question, alors il continua:

—Vous comprenez, madame, que dans de pareilles conditions je ne pouvais pas recevoir la reconnaissance du prince Amouroff, sans avant tout soumettre sa prétention à ceux qui s'intéressent à l'enfant; de là ma visite.

Cette fois, il n'avait plus qu'à attendre, ayant dit tout ce qui était possible sans préciser et sans aller trop loin; à elle de répondre si elle le voulait et comme elle le voudrait.

Il y eut un temps de silence assez long, embarrassant pour lui, terrible pour Ghislaine.

Enfin elle se décida:

—Ne me disiez-vous pas qu'on ne pouvait pas prévenir la reconnaissance?

—Cela dépend; si celui qui veut reconnaître l'enfant est sincère, s'il est réellement ou s'il se croit le père, il est difficile d'empêcher la reconnaissance; mais s'il ne cherche qu'une spéculation visant l'enfant ou la mère, il y a à considérer s'il ne serait pas opportun de s'entendre avec lui.

Sur ce point non plus il ne pouvait pas aller plus loin; la question était posée aussi nettement que possible, et c'était à madame d'Unières de décider s'il n'avait pas eu la légèreté et la finesse qu'il aurait voulues, au moins sa conscience ne lui reprochait-elle aucune maladresse: la comtesse était prévenue, et il avait réussi à se maintenir dans des termes vagues qui permettaient qu'elle ne fût jamais gênée devant lui,—ce qui, à son point de vue, était l'essentiel.

Ghislaine ne pouvait prendre la main qui lui était tendue qu'en confessant la vérité, mais si touchée qu'elle fût de cette démarche dont elle sentait toute la délicatesse, ce n'était pas au vieux notaire qu'elle pouvait faire sa confession: au point où les choses en étaient arrivées, rien ni personne ne la sauverait, et puisque la vérité devait être connue, ce serait son mari seul qui recevrait l'aveu de la faute et de sa honte; son parti était arrêté.

—M. d'Unières seul peut vous répondre, dit-elle lentement, je vais le prier de hâter son retour.

Ces quelques mots furent prononcés d'un ton si désespéré et en même temps avec une si parfaite dignité que le notaire, qui cependant avait été le témoin pendant sa longue carrière de bien des douleurs et de bien des misères qui lui avaient bronzé le coeur, sentit l'émotion lui serrer la gorge.

—Pauvre petite femme, se dit-il, elle est décidée à un aveu, et déjà son agonie a commencé: elle aime son mari, son mari l'aime, et ils vont être égorgés par ce Cosaque.

N'aurait-il donc entrepris cette démarche que pour arriver à ce résultait? Certes il n'était pas chevaleresque et il se croyait le plus froid et le plus pratique des notaires, mais il ne laisserait pas cet égorgement s'accomplir sous ses yeux, sans risquer un nouvel effort pour la sauver malgré elle puisqu'elle ne pouvait invoquer son secours.

—Ne brusquons rien, je vous en prie, madame la comtesse, dit le notaire revenant à sa formule habituelle et la jetant avec une vivacité chez lui extraordinaire. Pourquoi faire revenir M. d'Unières? Il peut avoir besoin là où il est, et rien ne réclame sa présence immédiate ici; quand on a attendu onze ans pour réclamer sa fille, on n'est pas tellement affamé des joies de la paternité qu'on ne puisse attendre quelques jours de plus. Je n'ai point dressé l'acte de reconnaissance au moment où on me l'a demandé, j'en différerai encore la passation tout le temps qu'il faudra; c'est mon affaire. N'inquiétez donc pas M. d'Unières. Il n'y a pas urgence à lui parler de ma visite et du danger qui menace cette pauvre enfant.

Il insista sur ces derniers mots de façon à ce qu'il fût bien compris qu'il n'admettait pas qu'une autre que «la pauvre enfant» pouvait être menacée; puis il continua:

—Car il n'y a pas d'illusion à se faire, cette reconnaissance est pour elle un danger, ce prince Amouroff m'ayant tout l'air d'un aventurier à la recherche d'une spéculation.

Une question s'imposait, devant laquelle il avait toujours reculé, mais qui maintenant devait être faite:

—Vous n'avez pas de renseignements sur lui, vous ne savez pas ce qu'il est?

Il fallait que Ghislaine répondît:

—Je l'ai connu dans ma jeunesse, mais pas sous ce nom ni avec ce titre: il était alors musicien et il ne s'appelait que Nicétas.

—Comment ce musicien est-il devenu prince? Voilà qui est étrange.

—Je l'ignore.

—Comment l'avez-vous connu?

—Il nous avait été recommandé par Soupert.

—Le compositeur?

—Oui; il était l'élève de Soupert.

—Alors, Soupert le connaissait.

—Je ne sais pas.

—Est-ce qu'il est toujours de ce monde, Soupert? On n'entend plus parler de lui.

—Il demeure dans nos environs, à Palaiseau.

—A Palaiseau, vraiment. Eh bien! je vais lui faire ma visite en rentrant à Paris. Qui sait s'il ne me fournira pas quelque renseignement utile sur ce prince?

Ghislaine n'osa ni approuver ni désapprouver; d'ailleurs, dans sa désespérance, elle s'était abandonnée à la fatalité, et n'avait plus ni jugement ni volonté.

—J'aurai l'honneur de vous écrire, dit le notaire en prenant congé; mais d'ici là dites-vous bien que ma petite cliente a un défenseur dévoué.




XII

En arrivant aux premières maisons de Palaiseau, le notaire fit arrêter sa voiture, et descendant devant une petite boutique de librairie il pria qu'on lui indiquât où demeurait M. Soupert.

—M. Soupert? Est-ce que c'est Couvert, le carrier, que vous demandez?

—Non, M. Soupert, le musicien.

—Il n'y a pas de musiciens à Palaiseau; quand on en a besoin pour une noce, on les fait venir de Longjumeau.

—Faites-vous donc mourir pour la gloire! pensa le notaire.

A la fin, il arriva cependant à se faire comprendre, grâce à un indigène un peu plus ouvert qui, étant entré pour acheter le Petit Journal, comprit de qui il était question, et ne confondit point le compositeur Soupert avec le carrier Couvert, qui à vrai dire paraissait beaucoup plus connu que le musicien.

—Au haut de la côte, sur la route de Versailles, la maison aux volets verts dans la plaine.

Le notaire se remit en route, après avoir transmis ces renseignements à son cocher.

Le village traversé et la côte montée, il aperçut dans la plaine la maison aux volets verts qui lui avait été indiquée; assis sur un banc devant une petite table, au bord de la route, un vieillard, aux cheveux blancs et au visage rouge congestionné, était occupé à se confectionner gravement un grog dans un grand verre; de sa main gauche il tenait par le poignet son bras droit qui tremblait terriblement en choquant la bouteille d'eau-de-vie contre le verre.

Vraisemblablement le vieillard était Soupert, bien qu'il ne le reconnût qu'à grand'peine, mais il fit arrêter sa voiture comme s'il n'avait pas le plus léger doute, et vint à lui la main tendue:

—M. Soupert.

Soupert le regarda sans le reconnaître.

—Maître Le Genest de la Crochardière, notaire.

—Ah! vraiment! Asseyez-vous donc, cher monsieur.

Et Soupert, qui avait déjà été sauvé du naufrage par deux héritages inespérés, s'imagina que c'en était un troisième qui lui tombait du ciel.

Le notaire s'était assis sur le banc, à côté de Soupert.

—Vous allez prendre un grog, dit celui-ci, qui n'admettait pas qu'un entretien pût commencer autrement.

—Je vous remercie.

—Si, si, je vous en prie.

Et Soupert appela:

—Eulalie.

Eulalie, qui n'était autre que madame Soupert, parut en camisole et en tablier bleu, les pieds chaussés de savates; si elle avait quarante ans de moins que son mari le jour de son mariage, aujourd'hui ils étaient à peu près du même âge.

—Un autre verre, demanda Soupert.

Quand le verre fut apporté, il prépara lui-même le grog qu'il offrait au notaire et le fit comme pour lui, c'est-à-dire avec beaucoup d'eau-de vie et très peu de sucre.

—Eh bien! demanda le notaire, nous donnerez-vous bientôt un pendant au Croisé?

—Ah! le Croisé! C'était le beau temps; il y avait des directeurs pour monter les oeuvres sérieuses, des artistes, pour les exécuter, un public pour les apprécier; mais maintenant! Ah! maintenant.

Longuement il exhala sa plainte contre les directeurs, les chanteurs et le public, et le notaire le laissa aller.

Il ne risqua une question que lorsque Soupert se fut soulagé:

—Vous ne laisserez pas d'élève?

—Ma foi non; et c'est heureux.

—Vous en avez eu un cependant qui promettait.

—Qui donc?

—Vous avez oublié Nicétas.

—Ah! vous connaissez Nicétas; mais Nicétas, qui avait des dispositions, n'a jamais été qu'un virtuose.

—Ah! je croyais...

—Est-ce que s'il avait eu l'étincelle sacrée, il aurait abandonné l'art pour courir les aventures à travers les deux Amériques, se faire mineur, gardien de troupeaux, photographe, journaliste, soldat...

—Et aujourd'hui prince.

—Comment, il est prince, Nicétas?

—Prince Amouroff.

—Il a donc hérité du titre de son père?

—Il paraît.

—C'est une fière chance.

—N'est-il pas tout naturel d'hériter de son père?

—Quand on est le fils de son père, mais quand on a légalement pour père un homme dont on n'est pas le fils, je trouve que c'est une fière chance d'hériter de celui qui s'est débarrassé de sa paternité.

—Je ne comprends pas.

Le verre en main, Soupert ne demandait qu'à bavarder, et pourvu qu'il pût assez souvent se mouiller la bouche, il ne s'arrêtait que quand son verre était vide: il raconta ce qu'il savait de la naissance de Nicétas, en réalité fils du prince Amouroff, mais légalement fils d'un professeur au Conservatoire de Marseille, appelé Clovis Blanc, qui l'avait reconnu.

—Eh bien! dit le notaire, quand Soupert fut arrivé au bout de son histoire, il paraît que les choses se sont arrangées, car aujourd'hui votre ancien élève est prince.

—J'en serais bien heureux pour lui; mais est-ce que c'est possible?

—Je ne suis pas au courant de la législation russe.

Et comme le notaire avait appris ce qu'il voulait, il quitta Soupert enchanté de l'avoir revu, et d'avoir passé quelques instants avec lui; mais comme il ne fallait pas que le vieux musicien pût croire que cette visite n'était pas fortuite, au lieu de retourner sur ses pas, il continua tout droit comme s'il allait à Versailles; à Saclay, il prendrait la route de Bièvres pour revenir à Paris.

Aussitôt rentré, il se mit à son bureau et écrivit à Nicétas:

«Prince,

«J'aurais quelques renseignements à vous demander avant de dresser l'acte dont vous m'avez parlé; voulez-vous prendre la peine de passer demain jeudi à mon étude entre deux et trois heures; je vous serais reconnaissant de m'écrire ce soir même un mot pour me dire si je dois vous attendre.

«Veuillez agréer l'expression de mes sentiments de haute considération.

«LE GENEST.»

Il relut sa lettre:

—Prince, se dit-il, haute considération enfin, il le faut.

Le lendemain matin, il ouvrit son courrier avec plus de hâte que de coutume; il s'y trouvait une lettre du prince:

«Mercredi soir, 10 heures.

«Monsieur,

«J'aurai l'honneur de me rendre demain au rendez-vous que vous m'indiquez, et je vous serai reconnaissant de vouloir bien m'attendre.

«Agréez l'expression de mes sentiments de considération.

«Prince AMOUROFF.»

A deux heures, Nicétas, que la curiosité rendait exact, entrait dans le cabinet du notaire, préparé à une discussion serrée sur les propositions que celui-ci allait lui transmettre de la part de la comtesse et du comte d'Unières aussi sans doute: il s'agissait de ne pas se laisser entortiller par la vieille momie.

Debout, une main appuyée sur le bras de son fauteuil, l'autre sur son bureau, le notaire était si froid, si raide, si impassible, qu'on pouvait le prendre en effet pour une momie.

—Lorsque vous vous êtes présenté dans mon étude, dit-il, vous saviez, n'est-ce pas, que j'étais le notaire de madame la comtesse et de M. le comte d'Unières ainsi que de la jeune Claude?

—Je le savais; c'est précisément pour cela que je me suis adressé à vous.

—Cette franchise est de bon augure, elle facilitera notre entretien, car je ne serai pas moins franc que vous, et vous dirai tout de suite que, notaire de M. et madame d'Unières ainsi que cette jeune fille, mon devoir était de prendre leur défense.

—Leur défense? je ne comprends pas.

—Je vais m'expliquer: vous m'avez dit, n'est-ce pas, que vous désiriez reconnaître la petite Claude, qui serait votre fille et celle de madame d'Unières?

—Qui est.

—C'est, avant tout, ce que vous devez prouver en produisant l'acte de naissance de l'enfant d'abord, et ensuite les pièces qui peuvent établir un commencement de preuve par écrit exigé par la loi pour poursuivre les recherches de la maternité. Vous avez ces pièces?

Nicétas ne put pas ne pas laisser paraître un certain embarras:

—Je les produirai plus tard.

—Quand?

—Lorsqu'il sera nécessaire.

—Mais il est nécessaire, car si vous ne faites pas cette production, on pourrait croire que c'est parce qu'elle vous est impossible, ces pièces n'étant pas en votre possession.

—Que m'importe ce qu'on croit ou ne croit pas?

—Il importe beaucoup dans l'espèce, car dès là qu'on croit que vous n'avez pas ces pièces, on peut être amené à supposer: 1° que vous n'êtes pas le père de l'enfant que vous voulez reconnaître; 2° que madame d'Unières n'en est pas la mère; 3° que cette reconnaissance n'est qu'une spéculation; 4° que la menace de rechercher la maternité est une intimidation devant aider à cette spéculation; vous voyez comme tout s'enchaîne.

—Où voulez-vous en venir? demanda Nicétas brutalement.

—A ceci: c'est que dans de pareilles conditions vous feriez bien de renoncer à cette reconnaissance et à tout ce qui s'ensuit, attendu que tout ce qui s'ensuivrait serait pour vous une source de désagréments graves.

—Vraiment!

—Mon Dieu oui.

—Voulez-vous avoir la complaisance de m'indiquer quels seraient, selon vous, ces désagréments?

—Volontiers: attaqués, mes clients se défendraient et la première chose que leur conseillerait leur avocat serait de prouver que celui qui se prétend le père de cette enfant est un aventurier...

—Monsieur!

—Qui, en vue d'inspirer une confiance qu'il ne mérite pas, a usurpé un nom et un titre auxquels il n'a aucun droit, qu'au lieu d'être le fils d'un prince russe comme il le prétend, il est simplement celui d'un professeur de musique de Marseille appelé Clovis Blanc qui l'a légitimé par mariage subséquent; qu'au lieu de jouir de la fortune et de la grande situation qu'occuperait le fils du prince Amouroff, il arrive misérable, après un séjour de plus de dix ans en Amérique où il a fait tous les métiers, tour à tour gardien de troupeaux, journaliste, soldat; et qu'à bout de ressources, il n'a inventé cette reconnaissance d'un enfant naturel riche que pour sortir de sa misère, sachant bien à l'avance qu'il n'avait aucune chance de réussir puisque sa prétention ne s'appuie sur rien, mais espérant par l'intimidation, la menace du scandale, le chantage en un mot, puisqu'il faut l'appeler par son nom, se faire acheter sa renonciation et son silence. Eh bien! Monsieur, perdez cette espérance; on ne vous achètera rien du tout, par cette raison que vous n'avez rien à vendre et que nous n'avons rien à craindre.

—C'est ce que nous verrons.

—J'en appelle à votre expérience: entre le personnage que je viens d'esquisser et la comtesse d'Unières entourée d'estime et de respect, vous sentez bien qu'il n'y aurait même pas de doute.

—Je vous répète que c'est à voir: quand j'aurai fait dresser l'acte de reconnaissance avec indication du nom de la mère, quand j'aurai notifié cet acte avec sommation d'avoir à me remettre ma fille, enfin quand j'aurais commencé le procès en recherche de maternité, nous verrons si madame d'Unières restera la femme entourée d'estime et de respect que vous dites; et nous verrons si vous avez eu raison de vouloir la guerre quand, de mon côté, je demandais que la paix.

—Encore un mot, le dernier: quand on se prépare à la guerre, il ne faut pas donner d'armes à ses adversaires...

Il prit sur son bureau la lettre de Nicétas et la lui montrant:

—... Et pour commencer on ne leur livre pas des pièces qui vous placent sous le coup de certains articles du code pénal pour usurpation de nom et de titre. J'ai dit. Vous réfléchirez.

Cette fois le notaire ne se leva pas de son fauteuil, et n'adressa pas la moindre inclinaison de tête à Nicétas qui sortit furieux.

Positivement il avait été abasourdi par cette vieille momie en cravate blanche, au parler calme et doux qui prenait ses arguments dans la loi, comme un chirurgien ses couteaux et ses scalpels dans sa trousse. Que répondre à un homme qui à chaque instant vous parle de la loi et du code? Il ne la connaissait pas, lui, cette loi qu'on lui jetait dans les jambes à chaque pas: avec lui on avait beau jeu, colin-maillard, aux yeux bandés, il ne pouvait que s'arrêter quand on lui criait «casse-cou».

Voyant son ignorance, le notaire avait voulu l'intimider; et s'il se trouvait du vrai dans tout ce qu'il lui avait dit, il devait s'y trouver une bonne part de faux.

Comment s'y reconnaître? Là était l'embarras pour lui, mais non le découragement, car pour être battu d'un côté il ne renoncerait pas à la lutte; toutes les arguties, toutes les roueries du notaire et des avocats ne feraient pas que Claude ne fût pas sa fille.

Il n'avait qu'à consulter Caffié; sans doute il lui en coûtait de laisser voir au crocodile qu'il ne pouvait rien sans lui, mais ce n'était pas l'heure de marchander.

Malheureusement Caffié n'était pas chez lui; il serait probablement retenu dans le Midi pendant cinq ou six jours encore par une affaire importante, dit le clerc.

Une affaire importante! Y en avait-il donc d'autre que la sienne? Décidément, sa mauvaise chance le poursuivait.




XIII

Les menaces de Nicétas avaient ému le notaire.

Assurément cette attitude hautaine et provocante n'était pas du tout celle d'un résigné.

Il n'avait rien à perdre à intenter un procès, cet aventurier, et il pouvait espérer qu'il y gagnerait quelque chose.

Il fallait l'en empêcher et, puisque le langage de la sage raison avait échoué, recourir à des moyens plus énergiques, et par cela peut-être plus efficaces.

Un quart d'heure après, il montait les trois étages de la grande caserne de la Cité, et demandait à l'huissier de service d'être admis auprès du préfet de police pour affaire urgente. Comme à la préfecture toutes les affaires sont urgentes, l'huissier se montra résistant: c'était l'heure du rapport, M. le préfet était occupé.

Cependant, sur le vu de la carte du notaire, il voulut bien s'adoucir et porter cette carte au préfet.

C'est un personnage qu'un notaire de Paris, qu'on ne traite pas comme le premier venu.

Après une grande demi-heure d'attente devant une immense glace, le notaire fut enfin reçu, et il put exposer sa demande.

Il avait pour cliente une jeune fille de onze ans, enfant naturelle, née de père et de mère inconnus, à laquelle on avait légué une belle fortune. Cette fortune tentait un aventurier, qui voulait la reconnaître.

—Ceci, interrompit le préfet, est du ressort de la justice.

—Mais derrière la reconnaissance il y a un chantage.

—Un chantage contre un enfant qui n'a ni père ni mère n'est pas bien dangereux.

—Mon aventurier ne réclame pas seulement la paternité de cette petite, il prétend aussi lui imposer une mère; c'est-à-dire qu'il menace une honnête femme de la compromettre dans un procès en recherche de maternité.

—Mais la recherche de la maternité est admise par la loi; c'est affaire au tribunal d'apprécier si cette femme est ou n'est pas la mère de cette enfant.

—Elle ne l'est pas.

—Je vous crois, puisque vous me le dites, mais le rôle de la police n'est pas de prévenir les procès et de se substituer à la justice.

—N'est-il pas de prévenir les scandales et d'être une sorte de Providence pour les familles.

—La Providence est toute-puissante, elle n'a rien ni personne au-dessus d'elle; la police a les mains liées par la légalité, et quelquefois aussi, nous pouvons le dire entre nous, par les journaux.

Il est évident que le préfet rechignait à s'occuper de cette affaire et ne cherchait qu'à décourager le notaire.

—J'aurais voulu ne pas prononcer le nom des personnes menacées par ce chantage.

—Je ne vous le demande pas, et je respecte vos scrupules professionnels.

Si le préfet ne demandait pas ce nom, il était certain, cependant, qu'il l'attendait et qu'on n'obtiendrait rien de lui tant qu'on ne l'aurait pas livré: il fallait que de tout son poids il pesât dans la balance.

—Je vous ai dit, continua le notaire, que cette petite fille avait été instituée légataire universelle d'une belle fortune. La personne qui a fait ce legs est le comte de Chambrais, et le comte de Chambrais avait pour nièce madame la comtesse d'Unières, la femme du député.

—Qui s'est trouvée déshéritée.

—Précisément. M. de Chambrais était-il ou n'était-il pas le père de cette enfant qu'on veut reconnaître aujourd'hui? C'est un secret qu'il a emporté dans la tombe. Et si les probabilités sont pour l'affirmative, je reconnais que nous n'avons que des probabilités. Cependant elles reposent sur un fait à mon sens considérable: madame d'Unières, seule héritière légitime de son oncle, se trouvant exhérédée par le testament dont j'ai parlé, s'est chargée de la surveillance et de l'éducation de l'enfant, ayant pour elle des soins et une tendresse vraiment maternels. Il y aurait là un esprit d'abnégation si extraordinaire, qu'il est plus logique d'admettre que si elle a en quelque sorte adopté cette enfant, c'est qu'elle connaissait les liens qui l'attachaient à M. de Chambrais. Eh bien! c'est madame d'Unières, c'est M. d'Unières que le chantage menace. S'appuyant sur ses soins, mais sans rien produire en plus, ni acte de naissance, ni commencement de preuves par écrit, cet aventurier prétend que madame d'Unières serait la mère de cette enfant qu'elle aurait eu avant son mariage. Et cette prétention, il ne veut pas, vous pensez bien, la faire consacrer par un tribunal, mais il compte s'en servir pour extorquer le plus qu'il pourra au comte et à la comtesse par la menace d'un procès scandaleux.

Le notaire fit une pause, et la physionomie du préfet lui dit que les dispositions auxquelles il s'était tout d'abord heurté se modifiaient.

—C'est pour un adversaire politique que je réclame votre protection, monsieur le préfet, et c'est un titre qui, me semble-t-il, doit vous toucher.

Le préfet eut un sourire disant clairement que les titres de ce genre n'avaient jamais été en faveur dans la maison.

—Et je dois ajouter, continua le notaire, que, s'il ne vient pas lui-même la réclamer, c'est qu'il ignore encore le danger dont son honneur est menacé. J'en ai été le premier informé par une démarche de notre personnage qui va à elle seule vous le faire connaître: sachant que j'étais le notaire de l'enfant ainsi que de M. et madame d'Unières, il est venu me demander de dresser l'acte de reconnaissance, non pour que je le dresse réellement, mais pour que je prépare mes clients effrayés à un arrangement. Au lieu d'aller à eux, je viens à vous.

—L'affaire est délicate.

—Ce qui peut faciliter votre intervention, c'est que notre aventurier, dans l'espoir d'inspirer confiance, s'est paré d'un nom et d'un titre des plus honorables: celui de prince Amouroff, se prétendant le fils du lieutenant-général, aide de camp général, prince Amouroff, qui a occupé une grande situation à la cour de Russie.

—Et selon vous, il n'aurait pas droit ni à ce nom, ni à ce titre?

—Aucun droit.

—Avez-vous une preuve qu'il ait fait usage de ce nom et de ce titre?

—J'ai cette lettre signée par lui.

Et le notaire mit sous les yeux du préfet la lettre qu'il avait eu la précaution de se faire écrire par Nicétas.

—S'il n'est pas celui qu'il dit, il nous donne prise sur lui par cette usurpation de nom et de titre.

—Il ne l'est pas.

—Une enquête doit être faite; accordez-moi un certain temps.

—Il y a urgence.

—Je ne perdrai pas de temps; je vous préviendrai.

Le notaire allait partir, le préfet le retint:

—Pouvez-vous me donner le signalement de ce prétendu prince?

—Trente-cinq ans, taille élevée, cheveux noirs, pas de barbe, gras, bouffi; l'air d'un chenapan bien élevé; il demeure au n° 44 des Champs-Elysées.

—Je vous promets de faire diligence. Si, comme je n'en doute pas, mes renseignements sont conformes aux vôtres, on le conduira à la frontière. Mais c'est tout ce que je peux, car nous n'avons plus la Bastille... Dieu merci. Cela nous débarrassera-t-il de lui? j'en doute: la mort seule interrompt un bon chanteur dans son métier et encore il laisse bien souvent des héritiers.

Le notaire s'étant retiré, le préfet fit appeler un de ses secrétaires, car cette mission n'était pas de celles qui se donnent au premier venu, et le chargea d'aller tout de suite à l'ambassade de Russie: il s'agissait de savoir si le prince Amouroff, lieutenant-général et aide camp général, avait eu un ou plusieurs fils; si un de ses fils se trouvait aujourd'hui à Paris et s'il répondait au signalement d'un homme de trente-cinq ans, de grande taille, aux cheveux noirs.

Le secrétaire revint au bout d'une demi-heure:

—Le lieutenant-général Amouroff était mort, il n'avait laissé qu'un fils mort lui-même depuis trois ans, et quatre filles; son nom et son titre étaient éteints: celui qui les portait n'y avait aucun droit, c'était un aventurier et probablement un escroc.

Immédiatement le préfet envoya au n° 44 des Champs Elysées un inspecteur chargé de dire au prince Amouroff—parlant à sa personne—que le préfet de police le priait de passer à son cabinet le lendemain matin à dix heures. En même temps, il fit prévenir Me Le Genest de la Crochardière d'assister à cette entrevue.

Ce fut le notaire qui arriva le premier; à dix heures moins cinq minutes, il était introduit auprès du préfet, qui lui communiqua les renseignements transmis par l'ambassade.

—Vous voyez, monsieur le préfet, dit le notaire.

—Ce que vous me disiez était vrai, j'en avais la certitude; mais il fallait une preuve qui fermât la bouche à votre coquin, et l'ambassade nous la donne.

—Viendra-t-il?

—Je le crois; ce que vous m'avez dit me donne à penser qu'il voudra payer d'audace; d'ailleurs, il a intérêt à apprendre ce que nous savons, ce que nous lui reprochons et ce que nous pouvons.

L'huissier entra portant une carte.

—Le voici; faites entrer.

Comme le préfet l'avait prévu, Nicétas se présenta la tête haute, froid et calme,—au moins en apparence.

Il salua le préfet poliment, le notaire avec dédain.

—La présence de Me Le Genest de la Crochardière doit vous apprendre de quoi il s'agit, dit le préfet. Me Le Genest prétend que vous n'avez aucun droit à vous dire le père d'une enfant que vous voulez reconnaître.

—Me Le Genest me paraît bien audacieux dans ses affirmations; serait-il décent de lui demander sur quoi il les appuie?

—Et vous, monsieur, demanda le préfet qui avait souri au mot décent, sur quoi appuyez-vous les vôtres?

—Sur des pièces qui seront soumises au tribunal.

—Verriez-vous un inconvénient à les produire ici?

—Je ne crois pas que ce soit le lieu, répondit-il insolemment.

—Au moins est-ce celui de produire d'autres pièces que j'ai le droit de vous demander. Ce sont celles sur lesquelles vous vous appuyez pour prendre le nom d'Amouroff et le titre de prince.

Nicétas ne se troubla point.

—Ce serait avec plaisir, mais en quittant la Russie, je ne me suis pas chargé de ma généalogie, qui constitue un ballot un peu lourd.

—C'est fâcheux, car vous pourriez prouver à votre ambassade qu'elle se trompe en disant que le prince Amouroff n'a laissé qu'un fils mort depuis trois ans, et, à moi, que ce n'est pas en vue d'un chantage que vous avez pris le nom et ce titre, ce qui vous épargnerait le désagrément d'être reconduit à la frontière par mes soins.

—Ce serait une illégalité.

Le préfet haussa les épaules, car s'il parlait volontiers d'illégalité quand il ne voulait pas faire quelque chose, il ne souffrait pas qu'on lui en parlât.

—Réclamez-vous de votre ambassadeur, dit-il; s'il vous prend sous sa protection, je m'incline.

Nicétas ne répondit pas.

—Aimez-vous mieux déclarer que vous n'êtes pas Russe? alors je vous ferai remarquer que vous n'auriez pas dû signer cette lettre—il montra la lettre écrite au notaire—«Prince Amouroff», ce qui constitue un faux.

—Oh! un faux!

Au lieu de répondre, le préfet sonna:

—Prévenez un des messieurs les commissaires aux délégations, dit-il à l'huissier, que je le prie de se rendre ici.

En attendant le commissaire, sans s'occuper du notaire et de Nicétas, il annota quelques pièces à grands coups de crayon rouge.

Quand le commissaire entra, le préfet lui dit quelques mots et celui-ci, s'asseyant à un bureau, se mit à écrire.

—C'est un procès-verbal, dit le préfet en s'adressent à Nicétas, visant votre lettre à Me Le Genest.

Il fut vite rédigé, le commissaire le lut, et tendant une plume à Nicétas:

—Voulez-vous le signer, dit-il, vous aurez aussi à signer ne varietur la lettre annexée.

Nicétas hésita un moment.

—J'aime encore mieux la frontière.

—Avez-vous des préférences? demanda le préfet d'un air un peu goguenard: la Belgique, l'Allemagne, la suisse?

—La Belgique, si vous le voulez bien.

—Je vous ferai accompagner pour que vous ne cédiez à la tentation de descendre à Chantilly ou à Creil; si cela vous est utile, je peux vous offrir les frais de ce petit déplacement.

—Merci; c'est moi qui veux les offrir à votre agent; je vous prie seulement de m'en donner un avec qui on puisse voyager en première classe sans se faire remarquer.

—Soyez tranquille, tenue de diplomate; un train part pour Bruxelles à midi trente.

—Parfait. J'aurais le temps de passer chez moi.

Le préfet avait pressé le bouton d'une sonnerie et un agent était presque aussitôt entré; si ce n'était pas tout à fait le diplomate annoncé, cependant c'était un compagnon de voyage suffisant.

Comme Nicétas allait sortir, le préfet le retint d'un signe de main:

—Si vous ne voulez pas passer votre temps sur la ligne du Nord, ne rentrez pas en France.

Quand la porte se fut refermée sur l'agent qui emboîtait le pas derrière Nicétas, le préfet se tourna vers le notaire:

—C'est égal, j'aimerais mieux pour vous qu'il fût dedans plutôt que dehors; heureusement, c'est un violent, malgré son attitude dédaigneuse, et des violents on peut espérer toutes les folies: nous le repincerons.

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