Ghislaine
II
Elle s'était enfoncé la tête dans la poitrine de son oncle, éplorée, haletante, et lui la tenait sans trouver un mot à dire, bouleversé par la douleur et aussi frémissant d'indignation.
—Ma pauvre enfant, murmurait-il, ma pauvre enfant!
Puis s'interrompant dans sa tendre compassion, il se laissait aller aux mouvements de fureur qui le soulevaient:
—Le misérable!
L'horreur de la réalité dépassait ce qu'il avait osé craindre, et devant le désespoir de cette enfant qui lui inspirait une tendresse dont pour la première fois il sentait toute l'étendue, il restait anéanti.
Cependant il fallait qu'il lui parlât, il fallait qu'elle comprît qu'elle pouvait se réfugier en lui, car si quelque chose devait la relever et la soutenir c'était à coup sûr la certitude qu'elle ne serait pas abandonnée.
—Ainsi, dit-il d'un ton qu'il aurait pris pour parler à un petit enfant, ta première pensée a été de m'envoyer cette dépêche.
—N'êtes-vous pas tout pour moi?
—Oui, mon enfant, ton coeur ne t'a pas trompée: je suis à toi, entièrement à toi et désormais je veux que nous vivions comme père et fille. J'ai eu tort de penser que tu étais assez grande pour n'avoir plus besoin de moi, et ma part de responsabilité est lourde dans ce malheur. Si j'avais été ce que je devais être, si j'étais resté près de toi je t'aurais protégée, ma présence seule eût empêché ce qui est arrivé.
Tout d'abord elle n'avait pas compris mais peu à peu la lumière se faisait.
—Oh! mon oncle, murmura-t-elle.
—L'oncle fait place au père; oncle, je l'étais quand je t'ai donné lady Cappadoce, et je l'étais aussi quand j'ai provoqué ton émancipation; père, je le suis en te disant que je ne te quitterai plus jusqu'au jour....
Il allait dire «de ton mariage»; mais ce mot prononcé en ce moment ne pouvait qu'éveiller des douleurs et des hontes nouvelles: il le retint à temps.
—Que je ne te quitterai plus jusqu'au jour où tu ne voudras plus de moi.
Elle releva la tête, et le regarda avec une émotion qui disait combien profondément elle était touchée.
—Pour aujourd'hui, reprit-il, tu me fais préparer mon appartement ici, celui que je suis venu occuper quand tu es restée seule.
—Qui aurait prévu alors que je pourrais être plus malheureuse un jour que je ne l'étais en ce moment?
N'ayant rien à répondre à ce cri désespéré, il continua pour qu'elle fût obligée de le suivre.
—Il importe que personne ne puisse remarquer que tu n'es pas dans ton état normal, et si tu étais forcée de te contraindre, si tu devais amener un sourire sur tes lèvres quand tu aurais des yeux pleins de larmes, ce serait un supplice que je veux t'épargner. Nous partirons donc demain ou après-demain en voyage, pour aller droit devant nous; et bien entendu nous laisserons lady Cappadoce au château, n'emmenant que Philippe, qui est aussi incapable de voir ce qu'on ne lui montre pas que s'il était aveugle.
Il s'arrêta quelques secondes, car ce qu'il avait à dire était si délicat, si difficile, qu'il ne savait comment l'aborder: cette nuit n'avait pas fait que Ghislaine ne fût encore l'innocente et pure jeune fille qu'elle était la veille, et il fallait qu'il parlât sans que cette innocence fût effleurée.
—Il se peut, continua-t-il, que nous soyons empêchés de revenir à Chambrais avant... plusieurs mois, un an, peut-être. Sans doute, il est à espérer que cette crainte ne se réalisera pas, et même les probabilités sont pour la non réalisation; mais il faut la prévoir; dans ce cas nous irions à l'étranger, quelque part où nous aurions la certitude de n'être pas connus, et nous attendrions.
Comme il sentit la main qu'il tenait dans la sienne se mouiller de sueur, il poursuivit:
—Si en ce moment je parle de cette menace qui, je le répète, est en dehors de la probabilité, c'est pour que dès maintenant tu aies la certitude que quoi qu'il arrive, ce terrible secret restera entre nous; que ce qui s'est passé cette nuit et ce qui en peut résulter ne sera connu de personne; enfin que pour te défendre, te sauver, compatir à ton malheur, te plaindre ou te soutenir, tu auras une affection, une tendresse paternelles.
Elle se jeta dans les bras de son oncle, mais sans trouver une parole, étouffée par les larmes.
—A deux nous serons forts, dit-il doucement, et si pendant le temps qu'il nous reste à passer ici tu peux t'observer, j'arrangerai les choses pour que notre départ paraisse à tous la chose la plus naturelle du monde: lady Cappadoce sait-elle que tu m'as envoyé une dépêche?
—Je ne crois pas.
—Dans le cas où elle le saurait, est-il possible que cette dépêche soit une réponse à une lettre que tu aurais reçue de moi?
—Sans doute.
—Eh bien! il en sera ainsi: notre voyage n'aura pas été arrangé aujourd'hui; je te l'aurai proposé il y a plusieurs jours—ce qui a son importance, tu le comprends—aujourd'hui je ne serai venu que pour nous entendre définitivement. C'est ainsi que tout de suite je vais présenter les choses à lady Cappadoce. Toi, pendant ce temps, fais atteler une voiture qui me conduira à Paris.
—Vous voulez?
—Ne t'imagine pas, pauvre petite, que je veuille revenir sur ce que j'ai dit: je suis à toi, entièrement; si je vais à Paris c'est pour toi; je dois voir ce misérable.
Elle eut un frémissement.
—C'est de ton honneur qu'il s'agit, c'est de l'honneur de notre nom; aie confiance en moi.
Elle releva la tête et lui tendant la main:
—Toute confiance, mon oncle.
—Si tu ne veux pas rester ici, exposée aux questions de lady Cappadoce et à sa curiosité, viens avec moi à Paris, tu m'attendras à l'hôtel tandis que je serai chez lui, et nous rentrerons ce soir ensemble. A la veille d'un départ, il est tout naturel qu'on ait des courses à faire dans les magasins. Ce sera ton explication.
Pendant que le comte annonçait son voyage à lady Cappadoce, si ébahie qu'on ne l'emmenât point qu'elle ne trouvait pas un mot à répondre, Ghislaine, devant une glace se baignait le visage, tâchant d'effacer les traces de ses larmes: quand M. de Chambrais la fit appeler, elle était prête à partir.
En chemin, pour la distraire, il voulut discuter leur plan de voyage: où désirait-elle aller? Mais elle n'avait aucun désir, bien qu'elle ne fût pas plus blasée sur les voyages que sur les autres plaisirs, qui avaient été réservés pour ses premières années de mariage. Si l'été leur interdisait l'Espagne et l'Italie, il leur restait les pays du nord: la Hollande, la Norvège. Le Danemark ne la tentait pas plus que la Hollande, la Norvège que le Danemark.
Pourquoi ne pas rester en France, dans un village au milieu des bois, ou au bord de la mer? A quoi bon parcourir des pays plus ou moins curieux qu'elle verrait mal? Mais elle n'eut pas plutôt fait cette réponse qu'elle en comprit l'égoïsme, et tout de suite elle s'en excusa en priant son oncle de choisir lui-même le pays qu'il aurait plaisir à voir ou à revoir, et ce fut sur la Hollande que décidément tomba ce choix.
Cette discussion eut cela de bon qu'elle occupa la route: obligée de suivre son oncle, obligée de lui répondre, Ghislaine se calma. La honte de la confession commençait à perdre de son intensité première, en même temps que l'horreur de sa situation s'atténuait dans la tendresse qu'elle rencontrait. Certes, elle avait compté sur cette tendresse, et c'était cette confiance qui lui avait donné la force de l'appeler à son aide; mais comment eût-elle imaginé que son oncle, dont elle connaissait les idées et les habitudes d'indépendance, allait sacrifier ses idées et ses habitudes pour se donner à elle avec ce dévouement? L'émotion qu'elle éprouvait à se sentir ainsi soutenue lui desserrait le coeur.
En arrivant à Paris, M. de Chambrais la laissa à l'hôtel:
—Tâche de n'être pas trop impatiente, ma mignonne: tu comprends que je peux ne pas le rencontrer chez lui; peut-être faudra-t-il que je revienne à une heure où il y a chance de le trouver.
Il avait envoyé chercher une voiture de place, il se fit conduire rue de Savoie où demeurait Nicétas; à sa demande, la concierge répondit que justement M. Nicétas était chez lui:
—Au cinquième, la porte et gauche, au fond du corridor.
Ces cinq étages, le comte les monta lentement; pour les mêmes raisons qui lui avaient fait laisser sa canne dans son fiacre, il s'arrêtait à chaque palier: il fallait qu'il se calmât et ne se laissât pas entraîner par la colère indignée qui le poussait; c'était de sang-froid, avec dignité, qu'il devait aborder cet entretien et le conduire à sa fin.
Au dernier palier il fit une longue pause, car malgré tout ce qu'il s'était dit et se répétait, il ne se sentait pas maître de ses nerfs.
La nature pas plus que l'éducation n'avaient fait de lui un de ces hommes apathiques qui supportent les coups du sort en tendant le dos, et préparent leur joue droite quand ils ont reçu un soufflet sur la gauche. En lui donnant la taille et la carrure d'un cuirassier, les muscles d'un gymnaste, les capacités et les exigences stomacales d'un gentilhomme campagnard grand mangeur, grand buveur, grand chasseur, grand marcheur, également fort dans tous les sports, la nature ne l'avait pas prédisposé à la retenue ou à la timidité.
Ordinairement, il allait droit devant lui, fièrement, crânement; la tête haute et le nez au vent, ne subissant d'autres règles que celles de sa fantaisie, d'autres lois que celles des convenances ou de sa conscience. Aussi lui en coûtait-il, dans ces circonstances, de ne pas entrer simplement chez ce misérable pour lui casser les reins et lui tordre le cou comme il le méritait; ce qu'il eût fait sans le moindre scrupule, si l'honneur de cette pauvre petite n'eût été en jeu.
Et c'était cette lutte même contre l'impulsion de son caractère qui le rendait hésitant: comment se contiendrait il lorsqu'il aurait ce lâche gredin devant lui?
Une femme, qui entr'ouvrit une des portes donnant sur le palier et l'examina avec la curiosité d'une commère à l'affût de ce qui se passe chez ses voisins, le décida: sachant qu'on pouvait l'écouter, il serait plus maître de soi.
Il suivit le corridor; au bout se trouvait la porte que lui avait indiquée la concierge, la clé dans la serrure.
Il frappa. On ne répondit pas. Il frappa plus fort.
—Entrez, dit la voix de Nicétas du ton bourru d'un homme mécontent qu'on le dérange.
Sous la main impatiente et nerveuse de M. de Chambrais la clé accrocha dans la serrure, mais cependant la porte s'ouvrit:
Nicétas qui était assis à une table, écrivant, tourna la tête d'un mouvement impatienté; mais en reconnaissant M. de Chambrais il se leva violemment:
—Monsieur de Cham...
Le comte leva sa main puissante et d'un geste énergique lui ferma la bouche si violemment que le nom fut coupé.
—Ne prononcez pas de noms.
De sa main levée il montra la porte et les quatre murs:
—Personne ne doit entendre ce qui va se dire entre nous; parlons bas.
III
La pièce dans laquelle M. de Chambrais se trouvait était plutôt un atelier de peintre qu'une chambre. Aménagée dans les greniers de cette vieille maison, elle recevait le jour par un châssis ouvert dans le rampant du toit, et ses dimensions comme la hauteur de son plafond n'avaient rien des petits logements qu'on rencontre ordinairement à ces hauteurs.
Mais par où elle se rapprochait de ces logements, c'était par la pauvreté de son ameublement consistant en trois chaises de paille et une table de bois noirci; de lit on n'en voyait point, mais un paravent recouvert de papier peint développé dans un angle pouvait le cacher derrière ses feuilles; au mur, en belle place, était accrochée dans un cadre, dont la dorure tirait l'oeil, une gravure représentant un militaire en grand uniforme—le fameux portrait qui avait si fort provoqué l'étonnement de Soupert et la sympathie de lady Cappadoce.
—Nous sommes seuls? demanda le comte en montrant ce paravent.
—Oui, monsieur.
—Le cri qui vous a échappé en me voyant entrer est l'aveu que vous savez ce qui m'amène.
Nicétas était resté dans l'attitude polie de l'homme qui reçoit un personnage important; il se redressa, et prenant une physionomie de défense:
—Je suis à votre disposition, monsieur.
Le comte fit brusquement un pas en avant, le poing crispé; mais il se retint, et attendit un moment, pour se donner le temps de retrouver un peu de son sang-froid.
—A ma disposition! dit-il enfin les dents serrées, en sifflant ses paroles, ahi vraiment, à ma disposition, vous!
Et il le regarda de si haut, avec tant de dignité, que Nicétas baissa les yeux:
—Vous imaginez-vous que je viens vous demander de me faire l'honneur de vous battre avec moi?
—Vous venez me demander quelque chose, au moins, puisque vous êtes ici.
Il avait relevé la tête, regardant le comte en face, d'un air de défi.
De nouveau M. de Chambrais prit un temps assez long avant de répondre, et au lieu de répliquer, à cette insolence, il continua:
—Nous battre, n'est-ce pas; la belle affaire!
—Le comte de Chambrais contre Nicétas le musicien.
M. de Chambrais haussa les épaules avec une pitié méprisante:
—Décidément, vous êtes un sot.
—Monsieur le comte!
—Quel autre qu'un sot peut s'imaginer qu'un duel est possible entre vous et moi? comprenez donc qu'il ne s'agit ni—il baissa la voix—de moi, ni de M. Nicétas, le musicien, mais uniquement de... votre victime. Que nous allions sur le terrain, que je vous tue, n'est-ce pas le plus sûr moyen de la déshonorer? Si je pouvais vous tuer, ce ne serait pas dans un duel, ce serait en vous tordant le cou comme vous le méritez.
Cela fut dit avec une fierté si haute que Nicétas, malgré son assurance, ne soutint pas le regard terrible que le comte lui avait asséné.
—On se bat entre honnêtes gens, on ne se bat pas contre... l'homme que vous êtes.
—Alors, que voulez-vous?
—Je vais vous le dire. Mais avant, cessez de me regarder avec cet air menaçant; vous devez bien voir qu'on ne m'intimide pas, pas plus qu'on ne me met dehors.
Il était devant la porte, à laquelle il tournait le dos; sur sa large poitrine, il croisa ses deux bras puissants, les poings fermés.
—Ce que je veux de vous: mettre ma nièce à l'abri de vos poursuites en vous prévenant que si vous faisiez une tentative pour la voir et pénétrer dans le château, on vous tuerait comme un chien! A partir d'aujourd'hui je ne la quitte plus, et je donne des ordres pour qu'on vous tire dessus.
Nicétas secoua la tête en homme qui ne se laisse pas intimider.
—C'est une menace, continua M. de Chambrais, et c'est sur elle que je compte pour vous tenir à distance, n'étant pas assez simple pour faire appel à un autre ordre de sentiments.
—Peut-être avez-vous tort, monsieur; d'abord parce qu'une menace de mort n'est efficace que sur ceux qui ont peur de la mort, et ce n'est point mon cas; ensuite, parce que j'aurais pu écouter cet appel à d'autres sentiments.
—Vous voulez de l'argent, vous?
Nicétas blêmit, son visage prit une expression de sauvagerie féroce: il ne regardait plus à travers les mèches de ses cheveux tortillés qu'il avait franchement rejetés en arrière; dans sa face contractée, ses yeux noirs lançaient des flammes.
—Vous ne savez pas à qui vous parlez, s'écria-t-il.
—A qui?
Nicétas leva la main vers le portrait, mais tout de suite, violemment, il la rabaissa.
—A un misérable, dit-il, oui, monsieur, à un misérable, mais qui ne veut pas d'argent. Vous ne voyez en moi qu'un lâche et vous entrez ici la menace à la bouche, plein de mépris, plein de fureur.
—Que vous ne méritez pas?
—Que je mérite, cela est vrai; mais enfin à ma faute....
—Votre faute!
—....A mon crime il y a une explication et une excuse.
—Une excuse au crime le plus lâche
—L'amour; j'aime mademoiselle de Cham...
—Je vous ai dit de ne prononcer aucun nom.
—J'aime... celle pour laquelle vous êtes ici; et c'est cet amour, cette passion qui m'a entraîné. Est-ce ma faute si cet amour s'est emparé de moi, m'a pris tout entier et m'a rendu fou? Croyez-vous qu'on puisse laisser vivre côte à côte une jeune tille et un jeune homme sans qu'il en résulte autre chose qu'un échange de politesses banales? croyez-vous qu'ils peuvent exécuter les morceaux les plus passionnés de la musique, rien qu'avec leurs doigts, mécaniquement, sans que la tête et le coeur se prennent? Peut-être est-ce possible pour certaines natures. Cela ne l'a point été pour moi. Peu à peu l'amour s'est glissé dans mon coeur. En voyant mademoiselle de... en la voyant si charmante, en découvrant chaque jour une séduction nouvelle, cette passion a grandi, et il est venu un moment où je n'ai pas pu la taire. Je suis entré chez elle pour lui dire cet amour que j'aurais maintenu aussi soumis, aussi respectueux qu'elle l'aurait exigé. Elle n'a pas voulu m'écouter; elle n'a pas voulu me comprendre. Elle m'a demandé de partir, je lui ai obéi, Si j'avais été l'homme que vous croyez, serais-je parti alors? Nous étions seuls, portes et fenêtres closes, je n'avais qu'à la prendre, et cependant je ne l'ai pas prise.
—Par grandeur d'âme, par honnêteté, par délicatesse? Non. Par calcul. Vous avez cru qu'oubliant cet outrage, elle vous admettrait près d'elle comme par le passé, et qu'un jour, se laissant toucher par cet amour respectueux et soumis, elle se donnerait:
—Je n'ai point fait de calcul.
—Et moi je vous dis que vous en avez fait un, puisque vous lui avez proposé un marché. Élève de Soupert, vous vous êtes souvenu que votre maître s'était fait aimer d'une jeune fille de notre monde, et vous vous êtes demandé pourquoi il n'en serait pas de vous comme de lui: il l'avait bien forcée au mariage, pourquoi n'arriveriez-vous pas au même résultat? L'affaire était bonne. Malheureusement pour vous, votre calcul était faux: vous ne vous étiez pas fait aimer, et maintenant vous vous êtes fait mépriser et haïr si profondément, que la malheureuse se jetterait plutôt dans les bras de la mort que dans les vôtres.
—Que vous dirai-je? vous me croyez capable de toutes les bassesses; je n'ai pas à me défendre. Et cependant si je voulais, je vous prouverais que toutes ces explications que vous entassez pour m'en accabler ne reposent sur rien.
—Si vous vouliez! mais vous ne voulez pas.
—A quoi bon? Et pourtant.
Brusquement il alla à la table où il était assis quand M. de Chambrais était entré et, prenant une lettre, il la tendit ouverte au comte.
—Lisez cette lettre, dit-il je l'écrivais à mademoiselle de Chambrais, et, puisque je ne vous attendais pas,—mon cri de surprise en vous voyant vous l'a prouvé,—vous ne pourrez pas supposer que je l'avais écrite par calcul, pour ma défense, et vous verrez si d'avance elle ne répondait pas à vos accusations.
—Et que m'importe votre lettre, répondit le comte dédaigneusement sans avancer la main.
Mais il n'eut pas plutôt dit ces quelques mots, qu'une réflexion le fit revenir sur ce premier mouvement de mépris.
Déjà Nicétas avait reposé la lettre sur la table.
—Donnez, dit le comte.
Se plaçant sous le chassis d'où la lumière tombait vive et crue, il lut:
«Voudrez-vous lire cette lettre? Aurez-vous le courage de la lire?
«Pourtant, il faudrait que vous sachiez.
«A vous aussi il a manqué une mère, un père, mais en grandissant vous avez compris que vous aviez la fortune, la considération, l'honneur, le nom; rien à mendier; pas d'indignation à dompter; pas de situation à conquérir; la vie toute faite, un peu vide d'affections sans doute, cependant aimable, brillante, solide, forte à jamais et pouvant s'emplir de joie et d'amour. Il s'agissait pour vous de laisser couler les jours, doucement, sans rien brusquer, et le bonheur était là tout prêt à vous attendre, à vous guetter.
«Pour moi, si je n'ai eu ni parents ni soutien dans mon enfance, en grandissant j'ai vu s'assombrir mon ciel déjà chargé, il fallait faire ma place. Comment? Qu'est-ce qui aide les abandonnés, les solitaires, les pauvres? Et je n'étais pas humble. Et j'ai toujours repoussé les platitudes avec dégoût. Et je sentais dans mes artères la chaleur d'un sang de sauvage.
«Alors, j'ai considéré la vie comme une bataille, bataille contre le destin le plus injuste, le plus inégal qui soit. J ai donc combattu en vindicatif que je suis, à coup d'épaule, à coup de poing; c'est une habitude que j'ai prise d'autant plus facilement qu'elle s'accordait avec mon tempérament, et je n'ai jamais pu l'abandonner; j'en ai été l'esclave, même dans l'amour.
«Je vous aimais; et je m'imaginais que je pouvais être heureux par cet amour.
«Mais c'était une nouvelle lutte, puisque c'était vous que j'aimais.
Cependant j'en avais assez de cogner en sourd sans jamais rien recueillir de bon; et il fallait cette fois que ma rage contre le sort qui m'a toujours soutenu quand j'ai voulu tenter quelque chose, me conduisît à une résolution qui devînt ma force.
«Les circonstances ont encore dominé ma volonté et c'est brutalement, c'est par surprise que je vous ai avoué mon amour, entraîné, poussé malgré moi.
«Ah! pourquoi m'avoir repoussé, pourquoi n'avoir pas permis que je vous revoie: il ne fallait que cela pourtant: vous voir, vivre près de vous, vous aimer respectueusement, pour que je sois celui que je voulais être.
«Repoussé, chassé, votre porte fermée, séparé de vous pour toujours, c'était une nouvelle lutte plus décisive et plus grave que toutes les autres: je n'ai pas reculé; je l'ai engagée.
«Oui, j'ai été indigne; oui, j'ai été criminel, et envers une femme idolâtrée; mais je sentais que sans violence vous m'échappiez et que vous n'aviez même pas pour moi sympathie ou pitié.
«Maintenant cette pitié, qui serait ma gloire, la ressentirez-vous jamais?
«Au moins, croyez-le, je ne suis ni vil, ni lâche; j'aime et je demande seulement que vous me laissiez aimer; oubliez; je ne serai plus pour vous que ce que vous voudrez que je sois. Laissez-moi revenir, reprendre notre existence d'hier, et je serai heureux; je n'aurai pas d'exigences; les remords ont étouffé la révolte, et c'est un malheureux repentant soumis, qui se traîne à vos pieds pour implorer son pardon.»
—Vous alliez envoyer cette lettre? demanda M. de Chambrais.
—Ce soir même.
—Je la prends.
Nicétas hésita un moment, pendant que M. de Chambrais, la pliant, la mettait dans sa poche.
—La lira-t-elle? demanda-t-il.
—Allez-vous aussi à moi proposer un marché? Je n'ai qu'une réponse à vous faire, c'est vous répéter ce que je vous ai dit: une nouvelle tentative, et l'on vous tire dessus; vous avouez que vous êtes un sauvage; c'est en sauvage que vous serez traité.
IV
C'était sur les distractions du voyage, le mouvement, la fatigue que M. de Chambrais avait compté pour occuper Ghislaine.
Mais ce qui plus que ces distractions, plus que le mouvement, le changement, le nouveau, la fatigue, occupa Ghislaine et l'arracha à elle-même, ce fut la tendresse qu'elle trouva chez son oncle.
Depuis qu'elle était orpheline, il s'était montré le meilleur des parents assurément, bon, prévenant, indulgent, affectueux, mais avec l'acuité de sentiment d'un coeur inquiet, qui exige tout précisément parce qu'il n'a rien; elle avait très bien démêlé qu'il ne se donnait pas entièrement comme elle l'aurait voulu. Qu'il vînt déjeuner à Chambrais comme il lui en faisait la fête assez souvent, il n'oubliait jamais l'heure du départ; toujours il avait les meilleures raisons pour rentrer à Paris, des rendez-vous pris; on l'attendait; une affaire importante; la prochaine fois il s'arrangerait pour rester plus longtemps, mais cette prochaine fois n'arrivait jamais: malgré son affectueuse bonté, il était oncle comme elle n'était pour lui qu'une nièce, et non une fille.
Mais fille elle était devenue le jour où ils avaient quitté Paris pour Bruges, et dans la douceur de se sentir enveloppée d'une tendresse qu'elle avait si longtemps appelée sans la trouver telle qu'elle l'imaginait, son angoisse nerveuse s'était fondue: elle n'avait point douté de lui quand il avait dit que «l'oncle désormais ferait place au père», mais ce n'étaient que des paroles qui n'avaient qu'un sens vague pour son coeur bouleversé, tandis que maintenant ces paroles étaient réalité.
Jusqu'à ce moment la vie de M. de Chambrais s'était partagée en deux parts inégales, l'une tout au plaisir, l'autre tout au devoir. Pendant les treize années qu'il avait données à sa mère aveugle, l'accompagnant partout, ne la quittant pas du matin au soir, lui faisant la lecture, l'entretenant, la distrayant, l'occupant, il avait pris des habitudes de sollicitude, de prévenance, de petits soins qui lui étaient instantanément revenus auprès de Ghislaine.
Dans ce rôle l'homme de plaisir eût été mal placé, mais l'homme de devoir fut tout de suite à son aise; il n'eut qu'à se souvenir.
Cependant ce ne fut pas sans un sentiment de regret qu'il quitta Paris, et quand dans la gare du Nord, se promenant devant le coupé qu'il avait fait retenir, il se demanda quand il reviendrait, il eut un mouvement de contrariété et de mélancolie.
—Il ne ferait donc jamais ce qu'il voudrait; toute sa vie il serait esclave; et quand la liberté lui serait rendue, si jamais elle l'était, la vieillesse l'empêcherait d'en profiter.
Mais ce souci personnel ne tint pas contre le regard inquiet de Ghislaine: ce n'était pas à lui de l'attrister; aussitôt il monta près d'elle et ne s'occupa plus que de l'installer avec les attentions et les précautions d'un habitué des voyages.
—Sais-tu, mignonne, dit-il, que notre excursion va être un plaisir pour moi?
—Vraiment, vous êtes trop bon, mon cher oncle.
—Mais pas du tout, ce que je te dis est sincère. C'est la première fois que tu sors de Paris: tu vas ouvrir des yeux grands comme ça, et je vais jouir de tes étonnements. Je t'en prie, ne sois pas correcte, et si tu peux redevenir enfant, laisse-toi aller. Surtout, questionne-moi. Je ne suis pas bien savant, et quand nous serons devant les chefs-d'oeuvre des peintres flamands et hollandais, il ne faudra pas me demander des dates, mais je peux encore ciceroner. Tu me diras ce que tu penses, ce que tu sens, et ce me sera une joie de voir tes idées s'éveiller. Quoi de plus charmant qu'une aurore!
Il s'arrêta, car plus d'une fois, pour expliquer et justifier la vie sévère imposée à la jeunesse de Ghislaine, il lui avait dit que cette sévérité tenait à de certains scrupules: il voulait réserver à un mari aimé la joie de lui montrer le monde. Comment évoquer un pareil souvenir en ce moment? Comment faire allusion à un mari ou un mariage? Ce mariage, c'était celui qu'elle avait accepté si franchement. Ce mari, c'était le comte d'Unières. Tout ce qui pourrait les évoquer serait une blessure. Qui pouvait savoir le chemin qu'en quelques jours ce projet avait fait dans cette imagination et dans ce coeur de jeune fille?
Pour combien l'anéantissement de l'avenir qu'elle s'était bâti entrait-il dans son désespoir? car pour elle ce mariage qu'elle désirait était rompu, et ce mari qu'elle aimait déjà peut-être était perdu. Tout ce qu'il aurait pu dire à ce sujet eût été aussi inutile que dangereux. Si ce projet pouvait être jamais repris, ce qu'il ignorait lui-même, ce ne serait que plus tard. Pour le moment, le silence seul convenait à cette situation, et c'était dans un silence absolu qu'il devait se renfermer en attendant.
Le train filait. A droite se découpaient, sur le bleu du ciel, les hautes cheminées et les combles du château d'Écouen; à gauche c'était Chantilly, ses étangs, sa forêt et son château: les sujets de causerie s'enchaînaient et Ghislaine n'avait le temps ni de revenir en arrière, ni de réfléchir.
Elle l'eût bien moins encore à Bruges, à Ostende, où pour la première fois elle vit la mer, à Anvers où les Rubens de la cathédrale et les Metsys du Musée ouvrirent à son esprit tout un monde nouveau.
Le voyage se continua lentement; aux rives vertes de l'Escaut succédèrent celles non moins vertes et non moins douces de la Meuse; aux éblouissements des Rubens, les révélations des Rembrandt de La Haye et d'Amsterdam.
Chaque soir, M. de Chambrais, en faisant l'examen de la journée écoulée, s'applaudissait d'avoir eu cette idée de voyager, car chaque soir il la trouvait plus calme que la veille, plus reposée: évidemment la distraction et la fatigue opéraient sans qu'elle en eût conscience. Ce n'était pas seulement une distance matérielle qui l'éloignait de Chambrais, c'était encore une distance morale: l'angoisse des premiers moments s'affaiblissait.
A la vérité, lorsqu'elle venait le matin se mettre à sa disposition pour partir en excursion, il remarquait en elle, bien souvent, sur son vissage ou dans son attitude, des traces évidentes de trouble; des plis au front et aux lèvres, des contractions aux paupières, une profondeur de regard qui disaient que son sommeil avait été agité, mais il lui semblait que ces plis étaient maintenant moins profonds qu'en quittant Paris, et comme pendant la journée ils s'effaçaient peu à peu, il se disait que bientôt ils disparaîtraient entièrement si des complications ne se présentaient pas.
C'était un grand point obtenu que cette amélioration continue, et tel qu'on pouvait espérer la guérison dans un délai donné, mais il y en avait un autre plus grave qui restait et devait rester douteux pour quelques semaines encore.
Père, il avait pu le devenir: mère, il ne le pouvait pas, et il y avait certaines questions qu'une mère seule aurait su adresser à cette jeune fille. Condamné au silence, il en était réduit à l'observer pour tâcher de deviner ce qui était impossible à demander, mais encore était-ce avec une extrême réserve, car lorsqu'il la regardait un peu trop franchement il était sûr de la voir aussitôt troublée et mal à l'aise, confuse et honteuse pour plusieurs heures.
Ce n'était donc qu'à la dérobée qu'il pouvait chercher en elle un indice qui fut une lumière, et s'il en trouvait un plus ou moins caractéristique, il ne l'acceptait jamais sans hésitation: parce que ses yeux s'entouraient quelquefois le matin d'un cercle bistré; parce que son regard avait perdu de sa vivacité; parce que sa peau se décolorait, en résultait-il nécessairement qu'il devait croire à une grossesse? Et des raisons toutes simples ne se présentaient-elles pas aussitôt à l'esprit pour expliquer ces changements sans se jeter tout de suite aux extrêmes?
Si la grossesse pouvait être possible, était-elle probable?
Il eût fallu un médecin pour distinguer les nuances qui se présentaient dans ses observations, et il l'était aussi peu que possible, surtout en cette partie de la médecine.
Quand il avait remarqué un indice qui lui paraissait offrir quelque précision il interrogeait Ghislaine, mais d'une façon si vague que les réponses qu'il obtenait ne pouvaient guère avoir de sens.
Qu'elle ne mangeât pas à un repas, il lui demandait si elle avait mal à l'estomac, et quand elle avait répondu négativement il n'insistait pas.
Cependant n'était-il pas bizarre qu'elle ne voulût jamais de bouillon gras et qu'elle ne bût plus de vin? Ne l'était-il pas qu'elle demandât toujours de la salade et des fruits?
Se rappelant qu'une de ses amies avait, au commencement d'une grossesse, souffert de névralgies dentaires, il questionna Ghislaine pour savoir si elle n'avait pas mal aux dents; mais comme il la vit surprise de son insistance, il se jeta dans des explications qui n'expliquaient rien du tout.
—Dans un pays humide comme la Hollande, il est naturel d'avoir mal aux dents, alors j'avais pensé...
—Mais je n'ai pas mal aux dents, je vous assure.
—Tant mieux!
Sans doute tant mieux, mais ce n'était qu'un léger soulagement et un mince sujet d'espérance: si la grossesse se manifeste quelquefois par des douleurs de dents, ce signe n'est pas constant et son absence ne signifiait pas qu'ils n'avaient rien à craindre: Ghislaine ne souffrait pas des dents, voilà tout; rien ne prouvait qu'un autre symptôme n'éclaterait pas le lendemain, décisif celui-là.
Depuis qu'ils étaient à Amsterdam, leur temps se partageait en visites aux musées, aux collections particulières et en promenades aux environs. Brook, Zaandam, Alkmaar, le Helder; ils se faisaient conduire en voiture sur le quai de l'Y, et là ils montaient dans l'un des nombreux petits bateaux à vapeur prêts à partir; au hasard, ils verraient bien où ils arriveraient.
Un jour qu'ils s'étaient ainsi embarqués sur un vapeur sans autre but que de passer entre des rives fraîches et vertes, de chaque côté desquelles s'étalaient d'immenses prairies rayées de canaux, avec çà et là un bouquet d'arbres ou une ferme en briques roses et au grand toit en tuiles noires, ils étaient arrivés à un gros village appelé Monnickendam; là M. de Chambrais se rappela que c'était l'endroit d'où l'on pouvait le plus facilement partir pour visiter l'île de Marken, et il proposa cette excursion à Ghislaine qui accepta avec plaisir: ce serait sa première promenade sur mer; le temps était beau, la traversée du détroit ne demandait pas en barque plus d'une heure, c'était charmant.
La barque quitta le petit port et bientôt ils se trouvèrent au milieu d'une mer glauque, laissant derrière eux les clochers de Monnickendam, et se dirigeant sur le fanal de Marken, qui dans une brume légère se découpait sur un ciel d'un gris tendre. C'était à peine si la légère brise qui soufflait de terre faisait clapoter l'eau; cependant Ghislaine ne tarda pas à pâlir et à paraître souffrante; son regard se troubla.
Était-il possible que par ce calme, sur cette mer tranquille, ce fut le mal de mer?
Quand, descendus à terre il s'assirent sur la digue qui protège l'île contre les vagues, il l'interrogea avec une anxiété qu'il n'avait jamais mise dans ses questions:
—Est-ce que maintenant quelquefois, tu as mal au coeur?
Elle avoua que depuis quelques jours, le matin en s'éveillant, elle avait des nausées.
V
D'ordinaire M. de Chambrais était abondant dans ses discours quand il connaissait le pays où ils se promenaient, mais bien qu'il fût déjà venu à Marken dans un précédent voyage, ils parcoururent l'île sans une de ces longues explications auxquelles il se plaisait.
Ils marchaient lentement sur les étroites levées de terre qui coupent ce sol plat que souvent la mer recouvre, et quand ils arrivaient à un groupe de maisons, toutes de la même forme, ne variant entre elles que par la couleur crue bleue, verte ou noire dont elles étaient peintes, ils s'arrêtaient un moment.
Le retour sur la terre ferme et celui en bateau à vapeur à Amsterdam furent aussi silencieux. De temps en temps seulement, M. de Chambrais prononçait quelques mots insignifiants, et encore était-ce plutôt pour parler que pour dire quelque chose; puis il retournait aussitôt à ses réflexions.
Il n'y avait plus d'illusions à opposer à l'évidence ce mal de mer survenant sans raisons, et l'aveu des nausées du matin n'étaient que trop significatifs, alors surtout qu'ils s'ajoutaient aux symptômes déjà observés: les changements dans la physionomie, les troubles d'estomac, les dégoûts pour certains aliments,—c'était bien une grossesse.
Cette conclusion, qui déjà tant de fois s'était présentée à son esprit, ne pouvait plus être repoussée; les signes étaient désormais certains et maintenant ils allaient s'accentuer; les probabilités qu'il n'avait envisagées que pour les rejeter aussitôt étaient devenues la réalité.
—Une Chambrais!
Et bien qu'il eût combiné et arrangé longuement ce qu'il aurait à faire dans ce cas, il restait paralysé ce n'était plus dans un délai plus ou moins reculé, c'était tout de suite qu'il fallait s'expliquer avec Ghislaine.
Depuis leur arrivée à Amsterdam, ils avaient l'habitude d'employer leur soirée à une promenade dans les environs de la ville ou au Jardin zoologique, lorsqu'on y donnait un concert; il aimait à s'asseoir à une table dans ce jardin, tout plein de gens qui s'amusaient, et il prenait plaisir à jouir de l'effet que produisait Ghislaine, dont les cheveux noirs, le teint ambré, la finesse et la sveltesse contrastaient avec la beauté pâle et plantureuse des femmes et des jeunes filles du pays qui occupaient les tables voisines.
Quand, après le dîner, il entra chez elle, croyant la trouver prête à sortir, elle ne l'était point.
—Es-tu plus souffrante? demanda-t-il surpris.
—Souffrante, non; mais si troublée, si angoissée, qu'avant de sortir je vous prie de me donner quelques instants.
—Tu as quelque chose à me demander?
Elle baissa la voix:
—Pourquoi, tantôt, sur la digue de Marken, avez-vous insisté afin de savoir si j'avais mal au coeur tous les matins?
—Ah! tu as remarqué que j'insistais.
—Avec inquiétude, et cette insistance rapprochée des questions que vous m'adressez à chaque instant sur ma santé est la preuve que vous craignez quelque chose de grave. Ce quelque chose, devez-vous me le dire, au contraire devez-vous me le cacher? C'est ce que mon angoisse me pousse à vous demander.
Avant qu'il pût répondre, elle continua:
—A chaque instant, je sens votre sollicitude et vos prévenances pour adoucir les douleurs de ma situation, et si, depuis notre départ de Paris, j'ai pu me laisser distraire au lieu de rester toujours absorbée dans la même pensée, c'est à cette sollicitude, à votre tendresse que je le dois; mais enfin vous ne pouvez pas faire que ce qui est ne soit pas. Peut-être ce que je vous demande me l'avez-vous déjà dit, quand vous m'avez expliqué qu'il se pourrait que nous fussions empêchés de revenir à Chambrais avant plusieurs mois, et qu'alors nous irions à l'étranger, où nous attendrions. Mais j'étais à ce moment si bouleversée, si peu en état d'entendre et de comprendre, que je ne sais quel sens attacher à ces paroles qui ne sont peut-être pas les vôtres précisément.
—Au moins est-ce leur sens.
—Pardonnez-moi de vous questionner. Sans doute, je devrais attendre; mais à bout d'anxiété, j'imagine que la vérité, si cruelle qu'elle soit, ne peut pas être pire que le doute; sans savoir rien, j'imagine tout, et ce tout me jette dans l'affolement: je vous assure qu'il y a des heures où je me demande si j'ai ma tête.
—Tu as raison, il faut s'expliquer, et je l'aurais fait déjà, n'était la difficulté, avec une chaste fille comme toi, de prononcer certaines paroles.
Elle lui prit la main et l'embrassant:
—Sûre de votre appui et de votre affection, je suis peut-être plus forte que vous ne pensez.
—Ce n'était pas de toi que je doutais, c'était de moi; tu me montres ce que je dois faire, comme une brave que tu es.
—Plus désespérée que brave, hélas! Mais c'est peut-être dans le désespoir qu'on prend quelquefois le courage.
Ils restèrent quelques instants sans parler; Ghislaine debout appuyée contre une console, M. de Chambrais marchant dans la chambre et s'arrêtant devant l'une des fenêtres ouvertes, comme s'il regardait ce qui se passait sur l'Amstel, dont les rives droites, encaissées de quais, formaient perspective pour l'hôtel, mais en réalité regardant en lui-même et cherchant comment aborder cet entretien, ce qu'il devait dire pour n'en pas trop dire.
—Tu ne t'es pas trompée en pensant que mes questions sur ta santé visaient plus loin que l'heure présente, et que leur intérêt n'était pas seulement immédiat: elles avaient pour but de tâcher d'apprendre si les craintes dont je t'ai parlé et que tu viens de rappeler ne menaçaient pas de se réaliser.
—Et elles se réalisent? demanda-t-elle anxieusement.
Il inclina la tête d'un signe affirmatif.
—Elles paraissent se réaliser.
Comme elle attachait sur lui ses yeux éperdus, il baissa les siens:
—Fais appel à tout ton courage, ma mignonne, et pardonne-moi de te parler un langage que j'aurais voulu épargner à ta pureté... nous avons à craindre une grossesse.
Elle ne répondit rien; mais comme il avait détourné la tête pour ne pas ajouter à sa honte en la regardant, il entendit qu'elle était agitée par un tremblement qui secouait la console sur laquelle elle était appuyée.
—Je ne dis pas qu'elle soit certaine, continuait-il avec plus de liberté, car maintenant le mot terrible était lâché, mais enfin tu dois t'habituer à l'idée qu'elle est possible... et même probable si nous ajoutons foi aux symptômes qui, depuis quelque temps, se sont manifestés dans ton état; pour être fixés, nous devrions sans douter consulter un médecin....
—Oh!
—....Mais je ne vois pas qu'il soit utile de t'imposer cette nouvelle épreuve puisque le temps nous fixera lui-même; nous n'avons qu'à attendre en prenant nos précautions.
Il releva les yeux. Elle était décolorée, chancelante, et de ses doigts crispés elle se retenait au marbre de la console; il la prit dans ses bras et la fit asseoir, gardant une de ses mains dans les siennes.
—Si grand que soit notre malheur, dit-il vivement, il ne nous trouve pas désarmés. Tu n'es pas une pauvre fille écrasée par le poids de sa faute et abandonnée. De faute tu n'en as pas commise, et c'est une grande force de pouvoir s'appuyer sur sa conscience. Abandonnée tu ne l'es pas, puisque tu peux t'appuyer sur ma tendresse. Nous pouvons donc résister. Je vais t'expliquer comment. Le jour où tu m'as raconté... ce qui s'est passé, je t'ai dit que peut-être nous serions empêchés de revenir à Chambrais avant plusieurs mois, pendant lesquels nous irions à l'étranger; quelque part où nous ne serions pas connus. Je ne pouvais pas, je n'osais pas à ce moment, m'expliquer plus clairement; mais ces ménagements de paroles ne sont plus possibles aujourd'hui. C'est pour cacher cette grossesse qne nous irons à l'étranger, et ce sera pour cacher aussi la naissance de l'enfant, dont, tu le comprends bien, n'est-ce pas, tu ne peux pas être la mère.
Au long regard troublé qu'elle attacha sur lui, il sentit qu'elle ne le comprenait pas, comme il l'avait cru.
—Tu admets, n'est-ce pas, reprit-il, que je connais le monde et la vie, et que, dans les circonstances où nous nous trouvons, je dois savoir ce qu'il convient de faire?
—Oh! sans doute.
—Eh bien! la vérité est que du jour où tu m'as appelé à ton secours, j'ai attendu le coup qui maintenant s'abat sur nous et me suis préparé à le recevoir; il ne me prend donc pas à l'improviste, et ce que je te dis est réfléchi: tu peux avoir confiance.
—Ce n'est pas le doute qui cause ma surprise, c'est l'ignorance: vous dites que cet enfant dont je serai mère ne peut m'avoir pour mère, c'est là ce que je ne comprends pas.
—Tu vas comprendre. Le jour où tu seras assez maîtresse de ta volonté pour ne pas laisser ta physionomie te trahir, nous quitterons la Hollande et nous rentrerons à Chambrais. Le plus tôt sera le mieux; mais je ne peux pas te fixer de date. Quand tu te croiras assez forte, tu me le diras, et nous partirons. Nous ne resterons que peu de temps à Chambrais; car il importe que nous soyons loin de Paris quand d'Unières y reviendra...
Un mouvement échappa à Ghislaine, mais M. de Chambrais continua comme s'il ne l'avait pas remarqué:
—Le prétexte de ce nouveau voyage sera un goût vif pour l'étude de la peinture qui t'aura pris en Flandre et en Hollande; un besoin de comparer les maîtres de ces pays avec les maîtres italiens. Ce prétexte sera une raison suffisante pour lady Cappadoce, pour nos parents et pour le monde. Nous partirons donc pour l'Italie. Mais comme en cette saison la chaleur serait dangereuse pour toi à Venise, à Florence, à Rome, nous ferons un séjour en Suisse d'abord, puis au bord du lac Majeur ou du lac de Côme, là où tu te trouveras le mieux; quand l'été se calmera, nous descendrons vers le sud, Milan, Venise, Bologne, Ravenne, Florence, Pise, les petites villes de la Toscane, Rome et Naples. Je pense que ces étapes seront bonnes pour ton esprit qu'elles occuperont et distrairont, mais alors même qu'elles amèneraient parfois un peu de fatigue et d'ennui, elles devraient avoir lieu quand même, afin que tu puisses en parler à ton retour; c'est une sorte d'alibi que nous nous créons. Quand nous arriverons à Naples, il sera temps que nous ne nous exposions pas à être rencontrés par des personnes de connaissance. Alors nous partirons pour la Sicile où nous passerons les derniers mois de la grossesse dans un village perdu aux environs de Palerme, à l'abri des indiscrets, et assez près de la ville cependant pour avoir à notre disposition un bon médecin; ce sera ce médecin qui fera la déclaration de l'enfant comme né de père et mère inconnus; après quelque temps de repos nous reviendrons à Chambrais.
—Et lui?
—Qui?
—L'enfant, murmura-t-elle.
—Il restera chez la nourrice que nous lui aurons trouvée.
—Mais c'est l'abandonner!
—Peux-tu, toi, princesse de Chambrais, élever un enfant naturel; peux-tu rentrer en France en l'ayant à tes côtés? Je comprends ton cri: «C'est l'abandonner!» Mais il y a un autre abandon auquel nous devons penser, c'est celui de ton honneur, celui de l'honneur de notre nom. S'il était possible que tu fusses la mère de cet enfant, toutes les précautions que nous prenons, toutes les combinaisons que j'arrange seraient inutiles; nous resterions simplement en France, et simplement nous confesserions la vérité, en livrant le misérable à la justice. Pour être élevé par une nourrice, une bonne nourrice, un enfant n'est pas perdu.
—Et après?
—Quand il aura atteint un certain âge, il viendra en France et je surveillerai son éducation. Enfin, plus tard, je l'aiderai à entrer dans la vie et lui laisserai par testament, ce qui me reste de fortune, car il sera ton fils, c'est-à-dire mon petit neveu, et je ferai pour lui ce que tu ne pourrais pas faire toi-même. Peut-être dira-t-on, peut-être croira-t-il qu'il est mon fils; mais cela sera sans importance je peux, moi, avoir un enfant naturel. Tu vois que j'ai tout prévu, ou à peu près.
VI
Pour éviter les questions et les observations de lady Cappadoce, M. de Chambrais voulut que Ghislaine écrivît à celle-ci leur projet de voyage en Italie. En présence d'un plan arrêté, il n'y aurait rien à dire.
Mais il la connaissait mal: elle eut à dire, au contraire, et beaucoup.
—Pourquoi l'Italie après la Hollande? Que voulait-on cacher sous ces voyages qui s'enchaînaient sans raison? Était-ce un prétexte pour lui faire comprendre qu'on n'avait plus besoin de ses services? S'il en était ainsi, pourquoi ne pas s'expliquer franchement? Elle n'était pas femme à s'imposer.
Aux premières questions, Ghislaine avait été décontenancée; mais ce souci égoïste de ramener tout à soi la tira d'embarras: comme il n'avait jamais été question de se priver des services de lady Cappadoce, elle put démontrer avec la persuasion de la vérité que cette idée ne reposait sur aucun fondement; elle allait en Italie parce que son oncle qui, avait pris plaisir à lui montrer la peinture flamande et hollandaise, voulait maintenant lui montrer la peinture italienne, voilà tout; c'était bien simple; et il fallut que lady Cappadoce se contentât de ces explications.
Repoussée de ce côté, elle se tourna vers M. de Chambrais à qui elle essaya de présenter des objections de convenance sur ce long tête-à-tête entre un homme jeune encore et une toute jeune fille, mais elle fut reçue de telle sorte qu'elle dut renoncer à se mettre en tiers dans ce tête-à-tête comme elle l'aurait désiré.
Évidemment on ne voulait pas d'elle; si bizarre, si extraordinaire que cela fût, il fallait qu'elle le reconnût, et elle ne s'expliqua cette bizarrerie que par la haute compétence qu'elle s'attribuait dans les questions d'art: jaloux de cette compétence, M. de Chambrais, qui était un ignorant présomptueux—comme tous les Français d'ailleurs—prenait ses précautions pour n'avoir pas à subir, à chaque pas, des leçons qui l'auraient humilié.
Que faire à cela? Il n'y avait pour elle que deux partis à prendre: se soumettre ou se fâcher. Son premier mouvement fut de retourner en Angleterre; mais comme elle s'était juré depuis longtemps de ne rentrer dans son pays qu'après avoir recueilli un héritage qui devait la rétablir dans son rang et que la mort maladroite lui faisait encore attendre, elle trouva qu'il était plus digne d'obéir à son serment que de se laisser emporter par l'amour-propre si justement blessé qu'il fût, et elle se soumit.
Lady Cappadoce n'était pas la seule avec laquelle M. de Chambrais eût à prendre des précautions pour sauver les apparences; il avait aussi à faire accepter ce long voyage par les membres de la famille qui s'intéressaient à Ghislaine et qui auraient pu s'étonner d'une absence de près d'un an.
Ce fut à ces visites qu'ils employèrent les quelques jours qu'ils passèrent à Paris. Partout l'accueil fut le même: on félicita le comte et on complimenta Ghislaine:
—Charmant voyage!
—Êtes-vous heureuse, ma chère enfant?
Et Ghislaine dut montrer sa joie et répéter à tous qu'elle était heureuse, bien heureuse de ce charmant voyage.
Enfin ils purent partir. Il était temps. Le sourire que Ghislaine avait dû mettre sur ses lèvres pour parler des «joies de ce charmant voyage» était un supplice. Ce fut seulement quand, en s'éloignant de Paris, elle put déposer son masque souriant, qu'elle trouva un peu de calme.
Et cependant c'était le grand saut dans l'inconnu qu'elle faisait.
Que serait cette vie nouvelle si pleine de mystères dans laquelle elle entrait? Que durerait-elle? Comment, se terminerait-elle?
Il y avait là un insondable qui lui donnait le vertige lorsqu'elle se penchait au-dessus avec l'angoisse d'une curiosité ignorante: mère! enfant! que de questions ces mots suggéraient, sans qu'elle eût personne pour l'éclairer.
Et c'était avec un émoi paralysant qu'elle revenait aux arrangements pris par son oncle. Sans doute, elle devait croire qu'ils étaient dictés par l'expérience de la vie et par la sagesse la plus ferme, et elle le croyait, n'imaginant pas qu'il y eût de plus honnête homme au monde que son oncle, de plus droit et de plus délicat que lui, mais malgré tout, au fond de sa conscience, une voix mystérieuse balbutiait de vagues protestations, que tout ce qu'elle se disait ne parvenait pas à étouffer; les mères se sacrifient pour leurs enfants, tandis qu'elle sacrifiait son enfant à son propre intérêt, à l'honneur, à l'orgueil de son nom.
Plus d'une fois, sous l'obsession de cette pensée, elle fut sur le point de se confesser à son oncle; mais comment? Elle qui ne savait rien et n'était rien, pouvait-elle se mettre en opposition avec lui? A quel titre? En appuyant sur quoi?
Elle sentait qu'elle ne devait pas abandonner son enfant, mais le sentait-elle assez fermement pour avoir la force de résister à son oncle; et si cette force lui manquait, qu'obtiendrait-elle?
Quand elle s'interrogeait sur ce point, elle était obligée de convenir que cet amour des mères pour leurs enfants qui engendre ces sacrifices, et ces héroïsmes dont parle la tradition, était bien faible en elle, si même il existait, et que ce qu'elle trouvait dans son coeur comme dans son esprit, c'était une sorte d'instinct vague, nullement un sentiment passionné. L'illusion n'était pas possible: sa vie serait manquée dans tout ce qui fait le bonheur de la femme: elle aurait eu un amant, sans l'amour; elle aurait un enfant sans la maternité.
Le programme tracé par M. de Chambrais s'exécutait régulièrement pendant qu'elle tournait ses tristes pensées, et si absorbantes qu'elles fussent, elles cédaient cependant aux distractions du voyage.
Enfermée à Chambrais dans son appartement, elle fut toujours revenue au même point: la grossesse, l'enfant, la maternité, l'abandon, la honte, mais le mouvement et le tourbillon du voyage ne pouvaient pas ne pas la secouer.
A Chambrais, les journées s'enchaînant les unes après les autres eussent été éternelles à passer: au Righi ou au Saint-Gothard, elles étaient si remplies que le soir arrivait sans qu'elle en eût trop conscience.
A Chambrais, les nuits sans sommeil, agitées par la fièvre et les tristes réflexions, eussent été terriblement longues: à Andermatt ou à la Furca, la fatigue les faisait courtes.
Les premiers jours, M. de Chambrais avait veillé précisément à ce que Ghislaine ne se fatiguât point, et leurs promenades avaient été limitées en conséquence. Mais en voyant qu'au lieu de lui être mauvaises, elles avaient au contraire une heureuse influence sur son état général, il les avait peu à peu allongées.
Pour être mignonne, Ghislaine n'était ni faible ni chétive; élevée à la campagne dans la liberté du plein air, elle n'avait pas besoin de ménagements et de précautions qui eussent été indispensables à une Parisienne; elle savait marcher et pouvait supporter le chaud comme le froid, la pluie comme le soleil; qu'elle fît de l'exercice, elle mangerait; qu'elle se fatiguât, elle dormirait; qu'elle fût toujours en mouvement, elle échapperait aux rêveries de la réflexion et du retour sur soi,—le point essentiel à obtenir.
La réalité justifia ce raisonnement, non seulement elle mangea et elle dormit, mais encore les troubles et les malaises qui s'étaient manifestés en Hollande disparurent.
Après un mois passé dans la Suisse centrale, ils descendirent sur les lacs de la frontière italienne, puis en septembre ils commencèrent leur vrai voyage par Milan, Venise, Rome, pour arriver à Naples en novembre.
Jusqu'alors Ghislaine avait pu se montrer sans que rien sur son visage ou dans son attitude provoquât la curiosité, et les personnes de leur monde qu'ils avaient rencontrées à Pise, à Florence et même à Rome n'avaient pu faire aucune remarque inquiétante: à la vérité, on pouvait trouver qu'elle portait des vêtements un peu larges, mais il y avait à cette tenue des explications toutes naturelles qu'on admettait sans aller en chercher d'invraisemblables: la liberté du voyage, la chaleur et, plus que tout, le dédain de la toilette qui chez mademoiselle de Chambrais était notoire.
Mais à Naples le moment était venu de ne plus s'exposer à ces rencontres et de disparaître, comme il était arrivé aussi pour M. de Chambrais de se débarrasser de son valet de chambre. Sans doute il avait pleine confiance dans ce vieux domestique attaché à son service depuis plus de vingt-cinq ans, mais cependant elle n'allait pas jusqu'à le rendre maître du secret de Ghislaine. Sous prétexte de lui faire surveiller des travaux de peintures et d'appropriation dans l'appartement de la rue de Rivoli, Philippe fut donc renvoyé à Paris avec ordre de presser les ouvriers de façon à ce que le comte trouvât tout prêt le premier janvier.
Alors ils s'embarquèrent pour Palerme par une soirée de beau temps, la mer devant être plus douce à Ghislaine que ne l'aurait été un voyage en voiture à travers les Calabres et le Sicile.
Ce n'était pas le hasard qui avait inspiré le choix de M. de Chambrais. Vingt ans auparavant, il avait fait un voyage en Sicile. A cette époque, il n'imaginait guère qu'il remplirait plus tard les rôles de père, mais il espérait que plus d'une fois il jouerait ceux de jeune premier et d'amoureux, et en visitant une petite ville des environs de Palerme, Bagaria, l'idée lui était venue qu'on serait là à souhait pour se cacher avec une femme aimée, dans un pays délicieux, à l'abri de toute surprise.
Ce rêve ne s'était pas réalisé, mais le souvenir lui en était resté assez vivace pour s'imposer le jour où il s'était demandé dans quel pays Ghislaine trouverait un refuge: tout de suite il avait pensé à la Sicile et à Bagaria.
Que serait cette Sicile, que serait cette petite ville dont son oncle lui avait tant parlé? Depuis trois mois la question s'était posée à chaque instant pour Ghislaine. Aussi quand l'heure de l'arrivée à Palerme approcha, alla-t-elle s'installer à l'avant du bateau. Elle resta là assez longtemps, les yeux perdus dans les profondeurs bleues de l'horizon. Enfin un point plus sombre se détacha sur la ligne indécise où la mer et le ciel se confondent, et quand peu à peu le panorama verdoyant de Palerme se dressa devant elle montant du rivage jusqu'au cirque de montagnes grises qui l'encadrent, ce fut un émerveillement.
—Tu vois! dit M. de Chambrais répondant au regard charmé qu'elle avait fixé sur lui.
Pour Bagaria non plus il ne l'avait pas trompée; et quand elle se trouva installée dans une villa dont les jardins occupaient les pentes du Monte-Catalfano, elle éprouva un sentiment de tranquillité et de repos, presque de confiance. A la vérité, ces jardins, tout pleins d'ermitages, de ruines et de grottes avec des statues de personnages à figure de cire ou de bêtes d'une création étrange, étaient bien ridicules, mais qu'importait? ces «embellissements» n'avaient pas supprimé l'admirable vue de Palerme; pendant les trois ou quatre mois qu'elle allait vivre là, enfermée ou à peu près dans cette villa, n'ayant pour se promener que les allées plantées d'orangers de ces jardins, cette vue lui ouvrirait au moins des échappées au dehors et cela suffirait.
Cependant ces trois mois furent longs à passer et les promenades dans les jardins, pas plus que les contemplations de la mer n'auraient suffi pour les remplir si la sollicitude de M. de Chambrais n'avait trouvé moyen de les couper de temps en temps.
Les raisons qui l'avaient empêché de consulter un médecin depuis leur départ de Paris n'existaient plus, au contraire, il en trouvait de toutes sortes, pour en appeler un qui le déchargeât de responsabilités dont depuis trop longtemps il portait le poids tout seul. En l'habituant peu à peu à ce médecin, Ghislaine serait moins mal à l'aise avec lui au moment décisif; et, d'ici là, il l'éclairerait sur plus d'un point que lui, oncle, ne pouvait même pas effleurer.
Bien entendu, le comte n'était débarqué en Sicile ni sous son vrai nom, ni avec son titre; mais il suffisait de le voir pour comprendre que c'était un client sérieux qu'on avait tout intérêt à contenter; aussi quand il avait demandé à un médecin de Palerme, réunissant à peu près les conditions de savoir et d'âge qu'il voulait, de venir une fois par semaine à Bagaria, avait-il vu sa proposition acceptée avec empressement.
Il fallait une nourrice, et le choix exigeait d'autant plus de précautions qu'elle devait garder l'enfant pendant plusieurs années. On trouva une femme de pêcheur, aux environs de Bagaria, qui offrait certaines garanties, et dont le médecin, qui la connaissait, répondit: jeune encore, superbe de force et de santé, elle avait déjà eu cinq enfants; sans être à son aise, elle n'était point misérable, et sa maisonnette, bâtie au bord de la mer, était plus propre que celles de ses voisins.
Enfin il fallait une layette que Ghislaine voulut choisir elle-même et dont elle surveilla l'exécution pièce par pièce, sans que son oncle s'en fâchât: certes, il lui déplaisait de voir en elle le développement d'un sentiment maternel si faible qu'il fût, mais enfin il était bon qu'elle s'occupât à quelque chose.
VII
M. de Chambrais était depuis trop longtemps éloigné de Paris pour ne pas vouloir rentrer en France aussitôt que possible, il le voulait pour lui, car les journées commençaient à être terriblement longues; et il le voulait aussi, il le voulait surtout pour Ghislaine dont l'absence avait duré quatre ou cinq mois de plus que le temps qu'il avait, lors de leur départ, fixé pour leur voyage. Mais avant de se mettre en route il fallait être certain à l'avance qu'elle pourrait sans danger supporter les fatigues de la traversée de Palerme à Naples; et de Naples à Paris celles du chemin de fer; comme il fallait aussi qu'en rentrant à Chambrais personne ne pût trouver en elle le plus léger indice qui permît un soupçon.
—Quand pourrons-nous partir, demandait-il toutes les fois que le médecin venait à Bagaria.
Ce médecin était trop fin pour n'avoir pas deviné une partie de la vérité, et il était trop italien pour ne pas accepter tout ce que le comte lui demandait ou lui disait: on lui avait donné une jeune femme à soigner et à ses yeux Ghislaine était une jeune femme; on l'avait prié de déclarer l'enfant comme né de père et de mère inconnus, il avait fait cette déclaration sans laisser paraître la plus légère surprise, et de cette enfant—une fille—il avait voulu être le parrain avec sa femme pour marraine; on le chargeait d'envoyer toutes les semaines à Paris, poste restante, à de certaines initiales, un bulletin de la santé de l'enfant, il trouvait ces précautions toutes naturelles et ne s'offusquait pas qu'on les prît avec lui; jamais d'opposition, de contradiction, de suspicion:—«Vous voulez? rien de plus facile, et avec le plus grand plaisir, très heureux de vous êtes agréable.»
Cependant sur cette question du départ de Ghislaine, il avait pour la première fois résisté.
—Je comprends votre désir de rentrer en France, je dirai même que je le partage, certainement la Sicile est un pays admirable et Palerme est une belle ville, mais la France! mais Paris! Et puis il y a les affaires, les relations, les amitiés, la famille. Je voudrais donc vous voir partir, malgré le plaisir que j'aurais à vous garder toujours. Mais il ne faut rien risquer, rien compromettre. Certainement, les choses se sont passées pour madame votre fille—il avait toujours appelé Ghislaine «Madame votre fille»—d'une façon extraordinairement providentiellement favorable. D'abord nous avons eu une fin de grossesse admirable, sans aucun trouble pathologique, et grâce à certaines précautions en usage en Angleterre, et que notre charmant sujet a bien voulu adopter, sans aucune fatigue pour lui. Puis l'accouchement a suivi une marche des plus régulières, des plus heureuses. Aujourd'hui enfin le rétablissement s'opère si bien, que j'ai la certitude que si dans six mois on me demandait d'examiner madame votre fille, moi médecin, je serais dans l'impossibilité de dire qu'elle a eu un enfant et qu'elle n'est pas primipare.
Il savait ce qu'il disait, l'aimable Sicilien, en abordant ce point, mais il ne convenait pas à son adresse de laisser voir jusqu'où il allait dans ses paroles, aussi voulut-il tout de suite les expliquer de façon à ce que le comte pût les interpréter comme il voudrait:
—En ne considérant que la question de beauté chez la femme, c'est quelque chose cela. On croit généralement que la grossesse et l'accouchement laissent des stigmates ineffaçables; mais c'est là une opinion des gens du monde, ce n'est pas celle des médecins. Sans doute il arrive quelquefois et même il arrive souvent que ces stigmates existent, mais il se produit aussi des cas où ils manquent absolument, et ce cas est celui de madame votre fille, ou plutôt sera celui de madame votre fille, si vous permettez, en différant votre départ de quelques semaines encore, qu'elle se rétablisse complètement.
Comment résister? Après tout, quelques semaines de plus ou de moins étaient de peu d'importance pour lui, et puisqu'elles étaient décisives pour la santé de Ghislaine, il fallait les accepter; ils n'auraient voulu rentrer à Paris qu'avec le printemps; et cette explication pouvait être donnée sans provoquer les interprétations.
Tant que Ghislaine avait gardé la chambre, elle avait demandé que la nourrice lui amenât sa fille tous les jours et quand elle avait commencé à sortir elle avait voulu tous les jours aussi l'aller voir chez la nourrice.
De même que M. de Chambrais avait été peu satisfait du soin qu'elle mettait à la layette, de même et plus vivement il fut fâché de la voir donner à cet enfant des témoignages d'affection et de tendresse.
—Que diable les femmes ont-elles dans le coeur? Ne devrait-elle pas avoir pour l'enfant les sentiments qu'elle a pour le père?
A mesure que le moment du départ approchait, les visites de Ghislaine chez la nourrice se faisaient de plus en plus longues: les premiers jours, elles n'avaient été que de quelques instants, mais peu à peu elles s'étaient prolongées, et au lieu de garder la voiture qui l'amenait, elle la renvoyait en disant au cocher de venir la reprendre à une heure chaque fois plus reculée.
On était en mars, et dans ce climat méditerranéen les journées étaient déjà chaudes sous un ciel radieux; quand le vent soufflait du sud ou de l'ouest il apportait le parfum et même les pétales des amandiers, des abricotiers, des cerisiers qui fleurissaient cette belle plaine de Palerme si riche qu'on l'appelle la Conca d'oro. Ghislaine s'asseyait au bord du rivage à l'abri d'une touffe de figuiers et se faisait apporter sa fille qu'elle prenait sur ses genoux, tandis que la nourrice, heureuse d'avoir un moment de liberté, vaquait à son ménage, ne venant que de temps en temps pour voir si l'enfant n'avait pas besoin d'elle.
Quand elle était petite, Ghislaine avait assez souvent joué à la maman avec ses poupées pour savoir comment on tient un bébé, et tout de suite sa fille s'était trouvée bien sur elle, y restant tranquille sans pleurer.
Sa fille! car si c'était celle d'un homme auquel elle ne pouvait penser qu'avec horreur, c'était la sienne aussi, et cependant elle allait l'abandonner!
Alors, toutes les raisons qu'elle aurait voulu opposer à son oncle et qui l'avaient si douloureusement tourmentée lui revenaient avec plus d'intensité maintenant que cet enfant n'était plus un être vague, que son imagination se représentait difficilement.
Le jour où il était né, avant que la nourrice l'emportât, elle avait voulu qu'on le lui montrât; mais dans son état de prostration, elle l'avait à peine regardé, et le souvenir indécis qui lui en était resté était celui d'une petite masse de chair rouge fort laide. Puis revenant à ce souvenir lorsqu'elle avait été seule, elle s'était dit que décidément ce qu'elle avait prévu se réalisait: elle n'avait point le sentiment de la maternité; et continuant son examen, elle s'était dit aussi que peut-être valait-il mieux qu'il en fût ainsi c'est le père aimé que la mère cherche et trouve dans son enfant, comment aimerait-elle celui-là?
C'était donc par devoir plutôt que par tendresse qu'elle avait voulu que la nourrice le lui apportât tous les matins; la seconde fois, elle ne l'avait pas vu moins laid, ni la troisième, ni la quatrième non plus: que pouvaient lui dire ces yeux qui se mouvaient dans toutes les directions, au hasard, sans paraître rien voir, ces lèvres qui ne s'ouvraient que pour sucer le lait resté dans les plis de la bouche ou pour crier?
Mais un jour qu'elle le tenait sur elle, l'enfant lui prit un doigt dans sa petite main et le serra, en même temps ses joues se plissèrent et ses yeux vagues exprimèrent un sourire.
Alors une commotion secoua Ghislaine de la tête aux pieds, et fit sauter son coeur dans sa poitrine: cette caresse, la plus douce qu'elle eût reçue, ce sourire venaient d'éveiller en elle ce sentiment maternel qu'elle se croyait incapable d'éprouver.
Chaque jour fut marqué par une découverte nouvelle. Le lendemain l'enfant suivit de ses yeux les mouvements que sa mère faisait pour la prendre; le surlendemain elle parut l'écouter lorsqu'elle prononça son nom:
—Claude.
Puis comme elle le répétait avec une intonation de tendresse, elle crut remarquer que la petite la regardait de ses yeux pâles en souriant, comme si c'était pour elle une agréable musique que cette voix qui la caressait; elle le répéta:
—Claude, Claude.
Et le sourire de la petite s'épanouit, en même temps elle chercha à produire des sons qui, bien que n'arrivant pas à l'articulation n'en étaient pas moins pour Ghislaine une réponse.
Ghislaine, qui n'avait aucune idée de la psychologie expérimentale, n'était pas en état de décider ni même de se demander si ce sourire et ces sons étaient nés d'une intention, ou s'ils n'étaient pas plutôt le produit d'un mécanisme mystérieux: Claude la voyait, l'entendait, lui souriait;—elles se comprenaient dans une langue plus éloquente que celle des savants, celle que la mère,—humaine ou bête, parle à son enfant et que l'enfant parle à sa mère.
Et à partir de ce jour-là tout le temps qu'on lui permettait de rester dehors, elle le passa au pied du figuier ou dans la cabane de la nourrice quand la pluie tombait, sa fille dans ses bras, ayant autour d'elle les frères et les soeurs de lait de Claude qui jouaient ou piaillaient.
Quand, à la fin d'avril, son oncle lui annonça que le médecin autorisait enfin leur départ, elle demeura anéantie.
—Que crains-tu? demanda M. de Chambrais, se méprenant sur la cause de son émotion.
—Je ne crains rien.
—Je t'assure que tu es aussi fraîche que l'année dernière à pareille époque; à vrai-dire même, tu es peut-être en meilleure santé, fortifiée par ce bon air de la mer; personne en te voyant ne pourra avoir le plus léger soupçon.
—Si vous trouvez que cet air est si bon, pourquoi partir?
—L'été va rendre le pays inhabitable: et d'ailleurs une plus longue absence serait impossible à expliquer, elle n'a que trop duré. Je comprends que décidément j'ai eu tort de te laisser voir cette petite tous les jours. Ne me fais pas repentir de ma faiblesse. Si la nourrice l'avait enlevée le premier jour, comme il était convenu, tu accepterais aujourd'hui notre départ sans penser à le retarder.
—C'est vrai; à ce moment, je le trouvais jusqu'à un certain point naturel, aujourd'hui, il me paraît impossible.
—Impossible?
—A ce moment, cette enfant ne représentait pour moi qu'un sentiment confus, aujourd'hui elle est ma fille.
—Dis qu'elle est celle de ce misérable.
—La mienne aussi; et parce qu'elle ne peut pas avoir un père, faut-il qu'elle n'ait pas de mère.
—Alors, que veux-tu?
—Je voudrais ne pas l'abandonner.
—Comment?
—Mais en restant près d'elle, en la gardant avec moi.
—Ici?
—Ici où ailleurs, peu m'importe, ce n'est pas du pays que j'ai souci.
—Et ta réputation, ton honneur?
—Dois-je sacrifier ma fille à mon honneur, ou mon honneur à ma fille? C'est la question que je me pose avec de terribles angoisses. Puisque je suis libre, qui m'empêche de vivre avec elle, quelque part à l'étranger, sous le nom que vous avez pris en venant dans ce pays; ainsi le nom de Chambrais ne serait pas atteint.
—Non, tu n'es pas libre, tu ne l'es ni envers notre nom, ni envers moi. Si depuis bientôt un an je t'ai aimée et soutenue avec une tendresse paternelle, j'ai par cela même acquis sur toi les droits d'un père, tu en conviendras, n'est-ce pas?
—De tout coeur.
—Eh bien! ces droits, je les fais valoir et les mets en opposition avec la liberté dont tu parles: moi ton père, moi chef de famille, je ne permets pas la folie dans laquelle un coup de tête de jeunesse te pousse. Me résisteras-tu? L'oseras-tu? La ligne de conduite que je t'ai imposée, je l'ai prise avec l'autorité que me donne l'expérience de la vie et j'en assume toute la responsabilité. Assumeras-tu, toi, celle de la désobéissance? Nous partons samedi à une heure; d'ici là tu décideras.
—N'admettez pas un seul instant la pensée que je puisse vous désobéir, nous partirons samedi.
—Pardonne-moi de t'avoir parlé ainsi; il fallait t'empêcher de te suicider. Maintenant que ta résolution est prise, comprends que pas plus que toi je ne veux l'abandon de cette enfant. Qu'elle reste ici tant que les soins de sa nourrice lui seront nécessaires; puis je viendrai la chercher et l'amènerai en France, près de Paris, où je pourrai la voir et la surveiller.
VIII
Le jour même du retour de Ghislaine à Chambrais, lady Cappadoce voulut arranger avec elle la reprise des leçons, telles qu'elles avaient lieu avant le départ pour la Hollande, et dresser tout de suite un horaire immuable: elles étaient la justification de son pouvoir, ces leçons, aussi y tenait-elle.
Déjà, elle avait vu MM. Lavalette et Casparis qui avaient donné leurs heures; quant à Nicétas, il avait quitté Paris pour l'Amérique du Sud, le Brésil, la Plata, le Pérou, où il donnait des concerts dont les journaux parlaient avec enthousiasme, disait Soupert; il faudrait donc le remplacer, ce qui, d'ailleurs, serait facile; elle s'était entendue à ce sujet avec Soupert, qui recommandait un jeune Hongrois du plus grand talent.
Mais les choses n'allèrent point ainsi: par le seul fait de l'installation de M. de Chambrais au château, les habitudes d'autrefois se trouvaient changées du tout au tout; c'était le comte qui était le maître désormais et tout devait être subordonné à son agrément; on ne pouvait pas lui imposer la vie de travail et de retraite d'autrefois qui, seule, permettait d'assurer la régularité des leçons; le sacrifice qu'il faisait en abandonnant Paris était assez grand pour qu'on lui en fût reconnaissant sans marchander, et pour cela il fallait l'amuser, le distraire et se remettre entièrement à sa disposition, en étant toujours prête â faire ce qu'il voudrait, à le suivre où il lui plairait d'aller, à recevoir qui il voudrait inviter.
Lady Cappadoce avait été positivement renversée.
—Mais les leçons....
—Je n'y renonce pas, bien qu'à dix-neuf ans je pusse peut-être employer mon temps autrement. J'aime le travail, au moins certaines études, et je serai toujours heureuse de leur donner les heures dont je pourrai disposer: ainsi nous verrons à nous entendre avec M. Lavalette et M. Casparis....
—Et le Hongrois que m'a recommandé Soupert? interrompit lady Cappadoce, poussée par la passion musicale.
—Pour la musique, nous attendrons; je travaillerai seule quand l'envie m'en prendra; plus tard, nous verrons. En ce moment, je ne veux prendre d'engagements qu'avec la certitude qu'ils ne gêneront pas mon oncle.
—La musique ne le gênerait pas plus que la littérature ou la sculpture.
Il fallait que Ghislaine justifiât son refus:
—Peut-être l'ennuierait-elle davantage.
—C'est vrai, M. de Chambrais n'aime pas la musique, dit lady Cappadoce avec un mélange d'aigreur et de compassion.
—Je dois donc la lui éviter.
—C'est M. de Chambrais qui a pris ces nouveaux arrangements?
—Non, c'est moi pour lui être agréable, et je vous serai reconnaissante de les faciliter.
Si ce n'était pas M. de Chambrais qui avait pris ces nouveaux arrangements, au moins était-ce lui qui, sans en avoir l'air, les avait inspirés à Ghislaine.
Lorsque dans leurs longs tête-à-tête, de Bagaria ils avaient parlé de leur retour en France, et que M. de Chambrais avait annoncé son intention de se fixer au château, Ghislaine s'en était inquiétée. Sans doute elle était touchée de cette nouvelle marque de tendresse, mais connaissant les goûts mondains de son oncle, elle ne pouvait pas ne pas se demander comment il s'habituerait à la vie de la campagne monotone et régulière; s'il avait pu depuis plusieurs mois accepter cette existence, peu faite pour lui, c'était sous le coup de la nécessité; mais à quelques pas de Paris, comment la supporterait-il?
Franchement, et après l'avoir remercié avec une effusion toute pleine de gratitude émue, elle lui avait fait part de ses scrupules.
C'était là que le comte, qui lui aussi la connaissait, et savait qu'elle n'était pas de caractère à ne penser qu'à elle égoïstement, l'attendait.
—Certainement la vie des champs n'est pas précisément pour me plaire, mais pourquoi veux-tu que cette vie soit fatalement monotone, régulière et retirée? ces conditions ne me paraissaient pas obligatoires.
—Comment serait-elle autre?
—En la changeant. Cette vie, tu l'as menée depuis que tu as perdu ton père, et ta mère, parce que tu n'étais qu'une petite fille; mais l'âge est venu; tu n'es plus un enfant qu'on couche à neuf heures; tu es émancipée, ne l'oublie pas; pourquoi n'aurais-tu pas quelquefois au château d'anciens amis, des membres de notre famille, des camarades à moi, qui ouvriraient un peu cette retraite si étroitement fermée, et égaieraient cette monotonie?
—Est-ce donc possible?
—Quand on est dans ta position, quand on a ton nom, tout est possible, et tout est faisable; il n'y a qu'à vouloir.
—Je veux tout ce qui peut vous être agréable.
—Eh bien! nous verrons à arranger cela; je ne suis pas si exigeant pour les plaisirs que tu l'imagines; j'avoue que Chambrais tout nu n'est pas très récréatif, mais Chambrais animé, égayé, c'est différent. Et d'ailleurs ce qui sera bon pour moi, le sera pour toi aussi.
C'était dans ce dernier mot que se trouvait la raison déterminante qui avait suggéré l'idée de M. de Chambrais. Depuis l'aveu de Ghislaine il n'avait prononcé qu'une seule fois le nom du comte d'Unières, et au trouble qu'elle avait laissé paraître, il avait compris qu'elle croyait que le mariage dont il l'avait entretenue était maintenant à jamais impossible, ce qui était pour elle une douleur d'autant plus grande qu'elle aimait le comte ou en tout cas qu'elle désirait vivement ce mariage. Qu'il essayât de lui prouver qu'elle se trompait, il ne réussirait point à ébranler un sentiment contre lequel les raisonnements les plus adroits seraient sans influence, précisément par cela même que c'était un sentiment: elle se jugeait indigne de d'Unières, et rien de ce qu'il dirait en ce moment n'agirait sur elle. Il n'y avait donc rien à dire, il fallait agir doucement et sans rien brusquer.
De là cette idée de rendre le séjour de Chambrais moins triste: d'Unières que, dans les circonstances présentes il était impossible d'inviter seul, viendrait avec les autres amis, et l'amour ferait le reste: la première entrevue serait cruelle pour Ghislaine; la seconde le serait un peu moins: elle désirerait, elle attendrait la cinquième ou la sixième.
Alors il serait temps de revenir au projet de mariage, et il aurait deux alliés: le comte d'abord, Ghislaine ensuite; comment ne gagnerait-il pas la bataille?
Enfin il pourrait respirer: il serait libre; fou il avait été de s'imaginer que l'émancipation lui donnerait cette liberté.
Quand Ghislaine vit sur la liste des invités qu'il lui communiqua le nom du comte d'Unières, elle ne fut pas maîtresse de retenir une exclamation douloureuse:
—Vous avez invité M. d'Unières!
Il évita de la regarder.
—M'était-il possible de faire autrement?
—Mais après ce qui s'est passé....
—C'est justement sa demande et ce qui s'est passé qui m'obligeaient à l'inviter. Depuis notre départ pour la Hollande, je ne t'ai pas parlé de lui, mais tu dois comprendre qu'au point où en étaient les choses, nous ne pouvions pas entreprendre un voyage en Hollande, et surtout celui d'Italie, sans que je lui donne des explications.
—Des explications?
—Après t'avoir parlé de lui et de son projet de mariage, je lui avais écrit que, lorsqu'il rentrerait à Paris, son élection faite, nous examinerions ce projet qui me semblait pouvoir se réaliser, à mon grand contentement.
—Vous avez dit cela?
—N'était-ce pas la vérité; et pouvais-je à ce moment lui tenir un autre langage? Il désirait t'épouser, tu étais favorable à sa demande, moi-même je souhaitais ce mariage, je ne pouvais que lui dire: «Arrivez, je vous attends.» Au lieu de l'attendre, nous sommes partis, il fallait une explication, ou bien nous paraissions nous sauver pour rompre.
—N'était-ce pas le mieux?
—Je ne l'ai pas cru. D'Unières ne méritait pas cette injure, et je n'étais pas en disposition d'en faire à un homme tel que lui, que j'estime et que j'aime. Je l'ai donc prévenu que nous partions en voyage par ordonnance du médecin. Il me fallait bien un prétexte. Depuis, nous sommes restés en correspondance; il m'a écrit, je lui ai répondu; il m'a parlé de toi, je lui ai donné des nouvelles de ta santé. Nous rentrons, la première personne que je dois voir, c'est lui.
—Et après?
—C'est au présent qu'il fallait penser; après, nous aviserons.
—Je vous assure qu'il m'est très pénible de me trouver avec M. d'Unières.
—Je n'avais pas besoin que tu me le dise pour le savoir; mais cette impression pénible se calmera et passera....
Le mot qui vint sur les lèvres de Ghislaine fut: Avez-vous donc l'intention de l'inviter souvent? mais elle le retint, ne voulant pas paraître intervenir dans le choix des invités de son oncle.
—N'est-il pas à craindre, demanda-t-elle, que M. d'Unières vous entretienne des intentions qu'il avait il y a un an?
—Il ne peut pas ne pas m'en entretenir.
—Alors?
—Je répondrai ce que tu voudras.
—Vous sentez comme moi que ce mariage est impossible.
—J'ai mes idées à ce sujet qui peuvent différer des tiennes; mais puisque tu trouves qu'il est impossible, je le dirai; seulement ce ne sera pas dans ces termes, car, possible il y a un an, il ne peut pas être devenu tout à coup impossible. Il faudrait des raisons et je n'en ai pas à donner. Je m'en tirerai donc tant bien que mal par des échappatoires; les médecins conseillent de ne pas te marier trop jeune; enfin je gagnerai du temps.
—Il faudra toujours se prononcer à un certain moment.
—Il peut arriver que d'Unières comprenne qu'on ne veut pas de lui et qu'alors il se retire.
—Et s'il ne se retire pas?
—S'il ne se retire pas, c'est qu'il t'aime d'un sentiment sérieux, profond, et dans ce cas ce sera à toi de voir comment tu veux répondre à cet amour. Mais pour le moment nous n'avons pas à nous préoccuper de cela. En vertu de certaines idées, dont je sens toute la force, tu crois devoir renoncer à ton mariage avec d'Unières....
—Avec lui et avec tout autre.
—Il ne s'agit que de lui présentement; si je ne romps pas ce mariage brusquement, parce que je ne pourrais le faire qu'en te compromettant ou en blessant d'Unières, je l'ajourne, et c'est, il me semble l'essentiel.
Ce ne fut, en effet, que d'un simple ajournement qu'il fut question entre M. de Chambrais et le comte d'Unières, et les raisons les meilleures s'enchaînèrent pour le justifier:
Si M. de Chambrais avait accueilli avec empressement ce projet de mariage, c'était d'abord par estime et par amitié pour le mari qui se présentait, et ensuite parce qu'il trouvait qu'à dix-huit ans Ghislaine était parfaitement en âge de se marier. Mais quand l'indisposition qui avait nécessité leur voyage en Italie l'avait mis en relations avec des médecins, il était revenu sur cette opinion.
S'il est des jeunes filles qui peuvent sans inconvénient se marier à dix-huit ans et même à seize, il en est d'autres pour lesquelles les mariages précoces sont dangereux, et qui, avant de s'exposer aux fatigues de la maternité, doivent attendre leur complet développement qui, pour la Française, n'a lieu qu'entre vingt-deux ou vingt-trois ans. Sans doute, Ghislaine n'était ni chétive ni maladive, cependant elle se trouvait dans ce cas, et s'il n'était pas indispensable qu'on attendît ses vingt-trois ans pour la marier, cependant, plus ce mariage serait retardé, mieux s'en trouverait sa santé.
A cette raison, d'un ordre physique, s'en joignait une autre de l'ordre moral non moins grave pour M. de Chambrais.
S'il désirait que Ghislaine se mariât et épousât le comte d'Unières, il ne voulait cependant pas la marier à lui tout seul, et sans que par un choix librement fait elle s'unît à lui. Comment choisir quand on ne connaît personne et qu'on n'a pas vu le monde? En ce moment Ghislaine accepterait un mari des mains de son oncle, elle ne le prendrait pas elle-même—ce que justement il voulait. De là la vie nouvelle qu'il avait adoptée: elle verrait, elle comparerait, et quand elle se déciderait, ce serait en connaissance de cause.
—Maintenant, mon cher, continua M. de Chambrais en serrant la main de d'Unières, après ces explications, le mariage dépend de vous et est entre vos mains: faites-vous aimer. Si j'en crois certains indices, j'espère que cela ne vous sera pas difficile, et personne n'est dans de meilleures conditions que vous.
IX
Pour M. de Chambrais, le comte d'Unières était le seul homme qui pût faire revenir Ghislaine sur sa résolution: qu'il ne réussit pas et qu'elle s'obstinât dans son idée, qu'elle n'était pas digne de se marier, elle en arriverait un jour à reconnaître Claude; à la vérité, tant qu'il serait de ce monde, il pourrait, en usant des droits que lui donnait sa qualité d'oncle et surtout la tendresse de Ghislaine, empêcher cette honte, mais combien vivrait-il encore? Un jour elle serait libre, et ce jour-là il fallait qu'elle fût mariée.
Bien qu'il fut l'un des membres les plus jeunes de la Chambre des députés, le comte d'Unières s'était déjà placé à la tête du parti royaliste. Son élection violemment contestée l'avait, dès son entrée à la Chambre, amené à la tribune; et aux premières phrases il s'était révélé orateur. Il était facile de contester ce qu'il disait, il était impossible de ne pas écouter avec plaisir la langue qu'il parlait, abondante, imagée, brillante, incorrecte souvent, diffuse et décousue, avec des redites et des périodes inachevées, mais originale toujours, ne ressemblant pas plus à la phraséologie vague des avocats, qu'à la platitude courante des gens d'affaires, pleine d'emportement, d'élan, passionnée, ne ménageant rien, ni les conventions littéraires, ni le bon goût, ni la correction, n'ayant d'autre souci que d'entraîner les esprits et d'ébranler les coeurs.
On s'était regardé, surpris d'abord de cette révélation, charmé bien vite, et son élection, qui pouvait être cassée dix fois, avait été validée. Ce fort et ce violent, qui était aussi un timide, serait probablement resté longtemps silencieux à son banc; mais ce succès l'avait obligé à prendre souvent la parole, et toujours il s'était montré l'homme de son début.
Sans doute ce n'étaient pas là des qualités suffisantes pour se faire aimer, mais d'Unières n'était pas passionné seulement dans ses discours, et les passionnés enlèvent tout: on ne résiste pas à celui qui par sa propre flamme met le feu à votre esprit et à votre coeur; avec cela beau garçon, d'une élégance simple, d'une distinction affable, tendre comme une femme, il entraînerait Ghislaine.
Sans qu'elle le connût, en vertu d'une affinité mystérieuse, pour l'avoir rencontré trois fois, elle avait été à lui; maintenant, quoi qu'elle voulût, elle ne se reprendrait pas: et la preuve de l'influence qu'il exerçait sur elle était dans l'émoi qu'elle avait laissé paraître, en le voyant sur la liste des invités: indifférent, elle n'eût pas craint de se trouver avec lui.
Analysant très bien ce qui se passait dans le coeur de Ghislaine, M. de Chambrais avait compris que ce qui, pour beaucoup, causait cet émoi, était la crainte que ce prétendant ne se présentât en fiancé; aussi eût-il voulu prévenir d'Unières de s'enfermer dans une prudente réserve, mais comment lui adresser cette recommandation quand les choses avaient été menées à un point si avancé l'année précédente, et quand il lui disait: «Faites-vous aimer.» Il eût fallu entrer dans des explications telles que le mieux encore était de s'en remettre au tact de d'Unières qui n'avait nullement les allures d'un vainqueur.
Ce raisonnement s'était trouvé juste; un invité comme les autres, d'Unières, rien de plus; pas un seul instant il ne parut vouloir accaparer Ghislaine comme l'eût fait un fiancé; et quand, après le déjeuner, on se promena en voiture dans les jardins et dans le parc, il loua discrètement ce qu'on lui montrait et ce qu'il voyait pour la première fois, sans que rien dans son attitude ou ses paroles pût donner à supposer qu'il se disait que tout cela lui appartiendrait un jour. S'il admira ces parterres restés tels qu'ils étaient sortis des mains de Le Nôtre, ces charmilles en portiques, ces ifs et ces cyprès taillés à l'antique mode, ces statues et ces groupes mythologiques de Coysevox, Legros, Lerambert, Marsy, Tuby, qui ornaient les allées et les pièces d'eau, c'est que, plus que tout autre peut-être, il était l'homme de la tradition; ce fut ce qu'il indiqua d'un mot et sans insister; s'étant trouvé en tête à tête un moment avec Ghislaine, il ne parla que des oeuvres d'art qu'elle avait pu voir en Italie et il en parla bien, très simplement, sans aucune pédanterie, en caractérisant les oeuvres et les artistes d'un mot juste, ou, au moins, que Ghislaine trouva juste, pensant en tout et sur tout comme il pensait lui-même.
—Tu vois, dit M. de Chambrais, quand, les invités partis, il fut seul avec Ghislaine, que tu pouvais recevoir d'Unières; n'a-t-il pas été parfait?
Elle fut obligée de convenir qu'il s'était montré d'une grande discrétion.
—Plus tu le connaîtras, plus tu verras qu'il est parfait en tout.
Une fois encore elle retint le mot qui lui montait aux lèvres et qui était qu'elle désirait n'avoir pas l'occasion de le connaître mieux. Mais elle ne voulait pas gêner son oncle dans ses relations. Et en même temps elle se taisait de peur de se trahir. Qu'elle parlât franchement, qu'elle dît qu'elle ne voulait pas voir d'Unières, et son oncle assurément la presserait de questions. Pourquoi? A quoi bon le tenir à distance s'il lui était devenu indifférent depuis qu'elle avait renoncé à se marier? Au contraire, s'il ne lui était pas indifférent, pourquoi s'obstinait-elle à ne pas l'accepter pour mari? Il serait imprudent qu'elle laissât lire dans son coeur, sentant bien que toutes les raisons qu'elle opposerait à son oncle n'auraient pas prise sur lui qui ne comprenait pas et ne comprendrait jamais que la naissance de Claude fût un empêchement à ce mariage qu'il voulait.
Elle dut donc accepter de voir d'Unières aussi souvent qu'il plut à son oncle, non seulement à Chambrais où il n'y eut pas de réunion sans lui, mais encore à Paris, au Salon, où elle le rencontra toutes les fois qu'elle y alla, au Bois quand elle s'y montra, et tous les vendredis à l'Opéra, où son oncle se fit céder une loge par un de ses amis.
Ce fut un événement parisien quand, le dernier vendredi de mai, on vit paraître dans une loge de premier rang une jeune fille en robe de crêpe blanc, avec un collier de perles qui fit pousser des cris d'admiration et d'envie à plus d'une femme.
—Quelle était cette jeune fille que le comte de Chambrais accompagnait, et qu'on voyait pour la première fois à l'Opéra?
Un murmure courut de loges en loges; ceux qui connaissaient le monde affirmaient que c'était la nièce du comte, la princesse Ghislaine; d'autres contestaient, n'ayant jamais entendu parler de cette princesse, ni ne l'ayant jamais rencontrée.
Le collier trancha le différend; des femmes d'un certain âge, qui avaient été en relations avec la mère de Ghislaine, reconnaissaient ce collier fameux par la beauté et la pureté des quatre cents perles qui le composaient:
—C'est le collier des princesses de Chambrais.
—Comment une jeune fille de son monde porte-t-elle un bijou de cette importance?
C'était le comte qui avait voulu qu'elle portât ce bijou comme il avait exigé la robe décolletée, au grand étonnement et à la grande gêne de Ghislaine qui avait essayé de s'en défendre en lui opposant un de ses axiomes.
—Mais, mon cher oncle, ne m'avez-vous pas dit vingt fois que la toilette était la ressource des femmes qui ne peuvent pas avoir d'autre distinction?
—Bon pour la journée le dédain de la toilette, ou quand on ne doit pas se trouver dans son milieu; mais le soir, autre affaire.
Et il s'en était tenu là ne jugeant pas à propos de donner ses autres raisons qui étaient qu'il voulait que Ghislaine fit sensation et que, quand le comte d'Unières viendrait dans sa loge, tout le monde eût les yeux tournés vers cette loge.
Ce fut ce qui arriva: pendant les deux derniers actes de l'Africaine, on ne parlait que du mariage de la princesse de Chambrais avec le comte d'Unières, et les journaux mondains du lendemain faisaient pressentir les fiançailles «d'une des plus nobles héritières du faubourg Saint-Germain avec le plus jeune et le plus en vue des hommes politiques du parti monarchique».
Ghislaine ne lisait pas les journaux, mais lady Cappadoce les lisait, non les français bien entendu pour lesquels elle avait le plus profond mépris, mais le Morning Post sans lequel elle ne faisait pas un pas, en portant toujours plusieurs exemplaires, celui du jour, de la veille et même de l'avant-veille, soigneusement pliés sous le bras gauche, les serrant sur son coeur, et les abandonnant çà et là, à mesure qu'elle les finissait, de sorte qu'on aurait pu la suivre à la trace, comme si elle avait pris soin de jalonner son passage.
Trois jours après la soirée de l'Opéra, Ghislaine fut surprise un matin de voir entrer lady Cappadoce brandissant d'une main agitée un numéro du Morning Post, et elle crut, tant était vive l'agitation de sa gouvernante, que celle-ci venait de trouver dans le journal la nouvelle qu'elle héritait enfin. Elle le lui dit en riant, mais lady Cappadoce se fâcha:
—Non, mademoiselle, je n'hérite point; ce n'est pas de moi qu'il s'agit, c'est de vous; lisez ce journal.
Et de son doigt tremblant elle lui désigna quelques lignes du Morning Post en le lui mettant devant les yeux.
C'était la nouvelle des journaux parisiens que le journal anglais reproduisait, mais en la précisant, sinon pour Ghislaine, qui restait «l'une des plus nobles héritières du faubourg Saint-Germain», au moins pour «le plus jeune et le plus en vue des hommes politiques du parti monarchique», qui était nommé tout au long.
—N'est-il pas étrange que j'apprenne votre mariage par un journal? demanda lady Cappadoce.
—Ne l'est-il pas que je l'apprenne moi-même de cette façon?
Lady Cappadoce, qui n'avait pas admis un seul instant que son cher Morning Post pût annoncer une nouvelle fausse, lui si exact, si méthodique pour tout ce qui touche au grand monde, fut stupéfaite.
—Ce ne serait pas vrai?
—C'est vous qui m'en apportez la nouvelle.
—Il aura été trompé par quelque journal français, répondit lady Cappadoce en jetant sur son cher Morning Post un regard attendri; alors, ce n'est pas vrai?
—Ce n'est pas vrai.
—Convenez que cette intimité avec M. d'Unières est bien faite pour susciter ces bruits de mariage.
Ghislaine ne répondit pas. Après un moment d'attente, lady Cappadoce continua:
—Je vous félicite, ma chère enfant, que cette nouvelle soit fausse. Vous connaissez mon opinion sur les mariages précoces: ils sont rarement heureux, très rarement. Et comment en serait-il autrement? Un mariage doit être réfléchi. Un mari doit être choisi, et non pris au hasard. Ce n'est pas quand elle ne connaît ni le monde, ni la vie, qu'une jeune fille, qu'une toute jeune fille peut faire ce choix. Elle se laisse entraîner par des considérations futiles: un nez bien dessiné, une barbe soyeuse, des yeux tendres. Certainement, le nez de M. d'Unières est d'une belle ligne, sa barbe est charmante, mais après?
—Il me semble qu'il a autre chose.
—C'est de son rôle politique que vous voulez parler? Il faudrait voir.
—Est-ce que la place qu'il s'est faite à la Chambre ne dit pas ce qu'il vaut?
—J'ai connu, en Angleterre, de grands orateurs qui étaient de pauvres caractères.
—C'est que justement le caractère chez M. d'Unières est à la hauteur du talent.
—Comme vous le défendez! Si l'on vous entendait parler de lui sur ce ton, personne ne croirait que cette nouvelle est fausse.
—Et cependant elle l'est, dit Ghislaine nettement, de façon à en rester là.
Si elle était fâchée des attaques de lady Cappadoce, dont le but ne se trahissait que trop visiblement, elle ne l'était pas moins contre elle-même. Au lieu de défendre M. d'Unières et de confesser maladroitement ses sentiments, n'aurait-elle pas mieux fait d'écouter sa gouvernante, et la laisser le montrer tel que celle-ci le voyait?
X
Depuis longtemps déjà tout le monde admettait que le comte d'Unières était le fiancé de la princesse de Chambrais, tout le monde parlait de leur mariage, et c'était un étonnement que la date n'en fût pas encore fixée; cela était si bien accepté que quelques prétendants, qui avaient pensé un moment à se mettre sur les rangs, s'étaient retirés. A quoi bon persévérer, puisque le choix était arrêté!
Cependant, alors qu'on les mariait ainsi, pas une parole d'amour ne s'était encore dite entre eux, bien que l'assiduité de d'Unières se fût continués aussi constante à Paris qu'à Chambrais, et qu'il n'eût pas manqué une seule des réunions de chasses en plaine que le comte avait organisées à l'automne, ni celles des chasses à courre qui les avaient remplacées en hiver.
Mais ce n'est pas des lèvres seulement qu'on dit à une femme qu'on l'aime; c'est même rarement de cette façon que les duos d'amour commencent, et on n'y arrive que quand, de part et d'autre, on n'a plus rien à s'apprendre.
Vingt fois il avait cru ce moment venu, vingt fois il lui avait semblé qu'elle était disposée à l'écouter et même à lui répondre, et toujours à l'instant où il allait prononcer le mot décisif, il s'était arrêté, voyant très clairement qu'ils n'étaient plus à l'unisson, et que si elle s'était abandonnée quelques secondes auparavant, déjà elle s'était reprise.
Il se perdait dans ces contradictions qui, sûrement, n'étaient pas exclusivement féminines, et avaient des causes que d'autres plus experts que lui dans les choses du coeur devineraient sans doute, mais qui, lui échappaient.
A la longue, la situation était devenue difficile pour lui, et même jusqu'à un certain point ridicule, croyait-il. Ce rôle d'aspirant fiancé ne pouvant pas se prolonger toujours, il fallait qu'il se dessinât plus franchement.
A bout de patience, il se décida à s'en expliquer avec M. de Chambrais qui, de son côté, paraissait ne pas comprendre que les choses en fussent toujours au même point, sans avancer d'un pas.
—Lors de votre retour d'Italie, vous avez bien voulu me dire de me faire aimer, et vous avez ajouté, avec la bienveillance que vous m'avez toujours témoignée, que cela ne me serait pas difficile, personne n'étant dans de meilleures conditions que moi.
—Ce que j'ai dit alors, je le pense toujours, et mes raisons sont même plus fortes aujourd'hui qu'elles ne l'étaient à ce moment.
—Croyez-vous donc que si vous dites à mademoiselle Ghislaine que je la demande en mariage, elle vous répondra qu'elle m'accepte?
Le comte fut embarrassé, car ce qu'il croyait précisément c'était que, s'il adressait cette demande à Ghislaine dans ces termes, la réponse qu'il obtiendrait serait celle qu'elle lui avait faite chaque fois qu'il avait risqué une allusion à son mariage, c'est-à-dire qu'elle ne pouvait pas plus se marier maintenant qu'elle ne l'avait pu l'année précédente. Il fallait donc tourner cette difficulté.
—Je crois, dit-il, que Ghislaine a pour vous des sentiments d'estime et même de tendresse qu'aucun homme ne lui a inspirés.
—Vous le croyez?
—J'en suis sûr. Vous devez bien penser que, depuis un an, je ne vous ai pas vus ensemble sans vous observer, et tout ce que j'ai pu remarquer m'a donné cette certitude, que la façon dont elle me parle lorsqu'il est question de vous entre elle et moi n'a fait que confirmer.
—Alors, puisqu'il en est ainsi, et je n'ai pas à vous dire avec quelle joie profonde je reçois vos paroles, je crois que le moment est venu de lui adresser ma demande, et je vous prie de m'en accorder la permission.
Ce ne fut plus de l'embarras que le comte éprouva, ce fut une gêne inquiète.
—Puisqu'elle sait que j'ai votre agrément pour ce mariage, il ne me reste plus qu'à lui demander le sien. Aussi bien la situation dans laquelle nous nous trouvons ne peut pas se prolonger plus longtemps, pas plus pour nous que pour le monde.
—Évidemment, répondit le comte, cependant....
—Oh! je ne demande pas une date fixe, si les raisons dont vous m'avez parlé l'année dernière pour retarder cette date existent encore; mais je demande une réponse formelle, un engagement. Que j'aie la certitude de devenir le mari de mademoiselle Ghislaine, que je puisse me présenter ouvertement comme son fiancé, et j'attendrai.
Pendant que d'Unières parlait, M. de Chambrais, qui se voyait mis au pied du mur, se demandait comment sortir de là; ce dernier mot lui ouvrit un moyen:
—Pouvez-vous dire cela à Ghislaine? demanda-t-il, pouvez-vous aborder cette question de délai avec elle?
—Assurément, c'est difficile.
—Alors voulez-vous que je m'en charge? Pour moi aussi il est difficile de lui en parler, mais enfin moins qu'il ne le serait pour vous; vous voulez une réponse, j'en veux une aussi; laissez-moi la lui demander, je ne traiterai que le point du mariage et ne vous enlèverai pas la joie de lui dire votre amour.
Pour M. de Chambrais la situation n'avait, comme pour d'Unières, que trop duré, il fallait en sortir; rien à attendre de bon à la prolonger, au contraire tout mauvais et dangereux; mais la difficulté était grande et la responsabilité lourde pour lui.
C'était une lutte à engager, une bataille à livrer, et on pouvait craindre de la perdre si le terrain n'était pas bien choisi; avec une volonté résolue comme celle de Ghislaine, avec un coeur féru de certaines idées de devoir comme le sien, il pouvait très bien rencontrer une invincible résistance.
Ce fut à chercher ce terrain qu'il employa le temps de son retour de Paris à Chambrais, où il trouva Ghislaine seule au travail dans l'atelier de sculpture qu'elle avait fait aménager en ces derniers temps, en prenant pour cela une ancienne orangerie.
D'un air indifférent il s'assit sur un escabeau, et regarda le groupe de chiens qu'elle était en train de modeler, un tablier de serge passé par-dessus sa robe, les mains pleines de terre glaise.
Il lui adressa quelques encouragements aimables comme à l'ordinaire, puis il lui nomma quelques-uns de ses amis qu'il avait invités pour une partie de pêche.
—M. d'Unières n'en est pas? demanda-t-elle.
Tout ce qu'il avait dit ne tendait qu'à amener cette question.
—Ah! d'Unières, d'Unières, dit-il d'un air d'ennui.
Elle le regarda, surprise de ce ton si différent de celui qui était toujours le sien lorsqu'il parlait de d'Unières.
—Après tout, autant que tu l'apprennes de moi que d'un autre.
—Que j'apprenne quoi? demanda-t-elle en restant l'ébauchoir en l'air, en regardant son oncle.
—La nouvelle, la grande nouvelle qui concerne d'Unières... il se marie.
En prononçant ces mots, il tenait les yeux attachés sur elle, il la vit pâlir, le visage se contracta, elle ferma les yeux en chancelant, mais déjà il était près d'elle, et avant qu'elle s'abattît il la reçut dans ses bras.
—Oh! ma chère petite, s'écria-t-il, pardonne-moi, pardonne-moi.
En répétant ces deux mots, il l'avait portée sur un fauteuil où il l'avait allongée; elle ouvrit les yeux et regarda sans se rendre compte tout de suite de ce qui s'était passé.
—C'était un piège que je te tendais, dit-il; pardonne-moi de l'avoir employé. Il fallait bien t'amener à avouer ton amour....
—Oh! mon oncle, murmura-t-elle rouge de confusion!
—Il est trop tard pour reprendre ton aveu, et ce que je t'ai dit se trouve vrai, il se marie puisque tu l'aimes.
Elle avait baissé la tête pour cacher sa honte.
—C'est précisément parce qu'il m'est cher, murmura-t-elle, que je ne puis pas être sa femme.
C'était une discussion à soutenir, mais maintenant M. de Chambrais ne la redoutait point: le coup avait ouvert une brèche par où il devait emporter toute résistance s'il manoeuvrait adroitement.
—Tu l'aimes et tu ne peux pas être sa femme!
—Je ne suis pas digne de lui.
—C'est la faute qui fait l'indignité: où est ta faute?
—Suis-je la jeune fille qu'il suppose?
Il eut un geste d'impatience:
—Quelle drôle de façon de juger la vie quand on ne la connaît pas. Assurément il n'est pas dans mon intention de t'enlever tes illusions sur le monde, en te le montrant aussi vilain qu'il est; mais enfin il faut bien que je te dise qu'il arrive sou... mettons quelquefois pour ne pas exagérer, il arrive quelquefois qu'une jeune fille commet une faute, tu entends, commet, c'est-à-dire qu'elle participe à la responsabilité d'une faute, pour cela ne se marie-t-elle point? S'il en était ainsi je t'assure que la statistique du mariage serait changée. Quelle faute as-tu commise, toi? Où est ta responsabilité? De quoi es-tu coupable? Une mauvaise pensée-a-t-elle jamais traversé ton esprit, occupé ton coeur? As-tu une légèreté de conscience, une imprudence de conduite à te reprocher?
—J'ai ma fille.
—Cette naissance de hasard fait-elle que tu ne sois plus la jeune fille, la chaste jeune fille que étais il y a deux ans? A-t-elle laissé une souillure dans ton âme? une trace quelconque en toi?
—Une honte dans ma vie.
—Tu déraisonnes, ma pauvre enfant, et en t'obstinant à vouloir toujours partir du même point tu arrives à l'absurde: que tu aies participé à ce qui, s'est passé, tu ne serais que juste en t'accusant et je t'accuserais moi-même; que la naissance de l'enfant soit connue, tu ne serais que juste encore en disant qu'elle te couvre de honte. Mais rien de tout cela n'existe. Tu n'as participé à rien. La naissance de l'enfant est cachée. Alors où est la faute, où est la honte? Notre brave médecin de Palerme me disait quand nous avons quitté Bagaria que tu étais la plus jeune fille des jeunes filles; quand moi, qui sais la vie, j'affirme en mon âme et conscience que tu en es la plus honnête, ne peux-tu pas me croire? D'Unières t'aime, tu l'aimes et tu refuserais de devenir sa femme? Tu ferais son malheur, le tien, le mien? Mais alors ce serait folie. Réfléchis à cela. Songe que si, sous l'influence de cette folie, tu refusais d'Unières, on chercherait la cause de ce refus inexplicable, on chercherait pourquoi tu ne veux pas te marier, et sûrement tu n'échapperais pas à cette honte dont tu parles.
Elle resta un moment silencieuse:
—Je n'oublierai jamais, dit-elle, que j'ai des devoirs envers vous, la tendresse, la reconnaissance me le disent tous les jours, mais j'en ai d'autres aussi....
—Envers l'enfant, n'est-ce pas? Eh bien! écoute, et tu comprendras que l'intérêt même de cette petite te conseille ce mariage. Tant que je serai de ce monde tu me respecteras assez pour ne pas rapprocher de toi cette enfant et ne pas la traiter comme ta fille. Quand je serai mort, l'honneur de notre nom me remplacera et tu ne feras pas cette honte à notre maison; tu passeras donc une vie misérable dans la lutte, tiraillée d'un côté, tiraillée de l'autre. Épouse d'Unières et j'installe Claude ici avant deux mois.
—Ici!
—Dangereux tant que tu n'es pas mariée, l'enfant cesse de l'être du jour où tu es protégée contre une imprudence ou un coup de tête maternel par ton amour pour ton mari et le respect de son honneur. Je veux donc te la rendre, et je te la rends, en effet. Voici comment je l'amène à Chambrais. Ton garde Lureau ne peut décidément plus faire aucun service; pour le remplacer, tu prends ce brave garçon dont je t'ai parlé, Dagomer, qui, en défendant ma chasse de la Brie, s'est fait casser un bras et une jambe par les braconniers; c'est un honnête garçon qui m'est dévoué; sa femme a toutes les qualités pour faire une excellente nourrice. Nous installons Dagomer à la place et dans le pavillon de Lureau, et ils amènent avec eux et leurs autres enfants une petite fille qui leur a été confiée... la tienne.
—Vous voulez....
—Non, je ne voudrais pas, mais enfin j'ai combiné cet arrangement pour enlever ton consentement. Aussitôt mariée, tu pars pour l'Espagne, où tu visites tes parents, et où ton mari fait sa Couverture et remplit ses devoirs auprès du Roi. Moi, pendant ce temps, je vais à Palerme, je ramène Claude, je la confie aux Dagomer, que j'emménage ici, et quand tu reviens tu peux voir l'enfant à ton gré, en attendant que nous l'envoyions à Paris pour son éducation.
—Oh! mon oncle, mon oncle.
—Autorise-moi à télégraphier à d'Unières, et tout cela se réalise, tu fais d'un mot notre bonheur à tous le sien, le tien, le mien et celui de Claude.
Comme elle ne répondait pas et qu'il la regardait pour lire en elle, il la vit frémissante.
—Qu'as-tu?
—J'ai peur.
—De quoi!
—Je ne sais pas, de quelque malheur, d'une punition.
—De quoi pourrais-tu être punie? Quant à ce malheur que tu veux prévoir, il ne pourrait arriver que si tu t'abandonnais, et tu ne t'abandonneras pas, puisque tu aimeras ton mari.
Comme elle ne répondait pas, il se mit à une table sur laquelle se trouvaient un encrier et une plume.
—J'écris la dépêche, dit-il.
FIN DE LA DEUXIÈME PARTIE
TROISIÈME PARTIE
I
Dix ans s'étaient écoulés depuis le mariage de Ghislaine; et ces dix années avaient passé pour elle comme pour son mari rapides, légères, embellies de tout ce que la fortune, la considération, l'élévation du rang peuvent donner de joies et de confiance.
Elle aimait son mari d'un amour passionné.
Le comte idolâtrait sa femme.
Et la fierté qu'ils avaient l'un de l'autre les maintenait dans un état d'enthousiasme qui mêlait toujours à leur tendresse une part d'exaltation.
Non seulement ils ne connaissaient pas la lassitude du mariage, mais ils n'en connaissaient pas le calme.
Une séparation de quelques jours exigée par les nécessités de la politique les angoissait comme un malheur; pendant ces séparations ils s'écrivaient des lettres d'amants toutes pleines d'une tendresse passionnée, et jamais il ne revenait d'une absence sans qu'elle courût au-devant de lui et sans que leur premier regard, leur première étreinte ne leur donnassent un vertige.
Mêmes idées, mêmes goûts, même esprit, même éducation; ils n'étaient vraiment qu'un, se comprenant avec le geste le plus fugitif, avec un regard, exprimant bien souvent ensemble la même pensée, en se servant des mêmes mots, l'un pouvant ainsi parler pour l'autre avec la certitude à l'avance d'un accord parfait.
Il lui contait tout, la faisait partager ses projets politiques, discutait avec elle, prenait son avis, la consultait pour les plus grandes comme pour les plus petites choses, et s'il ne pouvait pas toujours se conformer à ce qu'elle lui avait conseillé—ce qui était rare d'ailleurs—il s'en excusait avec des paroles d'amour et de respect.
Ce sentiment de respect dominait dans leur moindres rapports; c'était mieux qu'en égale qu'il la traitait, c'était en supérieure: elle se montrait en tout d'une intelligence si large, si sûre, si équilibrée, d'une humeur si douce, si juste, si sage; il avait tant de confiance dans son esprit, tant de foi dans son coeur!
Chambrais était leur résidence favorite pour plusieurs raisons, dont la principale était qu'ils s'y trouvaient plus étroitement unis; et leur séjour s'y partageait en deux séries bien distinctes: l'été, pour le repos et l'intimité; l'automne et le commencement de l'hiver, pour le monde et les grandes réceptions.
Mais c'était l'été qu'ils préféraient; et ils passaient alors deux mois en vrais amoureux, un peu sauvages, que quelques amis de choix venaient seulement troubler de temps en temps, car ces visites étaient limitées par eux, de façon à ce qu'ils pussent revenir, sans avoir été sérieusement distraits, à la solitude qui leur était chère et dont ils tiraient de si profondes jouissances.
C'était à cette époque que les grands ombrages du parc s'emplissaient de leurs tendres causeries. La rosée à peine bue par le soleil, alors que le matin avait encore toute sa fraîcheur, Ghislaine, habillée de flanelle blanche, descendait le perron et, s'appuyant au bras de son mari, ils partaient pour une promenade souvent lointaine.
Pendant ces courses qu'en gens solides et jeunes ils regardaient comme un plaisir, ils parlaient beaucoup d'eux, et toujours ces entretiens se terminaient par un hymne de gratitude à la Providence, qui leur donnait un tel bonheur.
Que de fois, s'arrêtant tout à coup, le comte avait pris les deux mains de sa femme et, posant les yeux sur les siens, lui avait doucement murmuré qu'il faisait mieux que l'aimer, qu'il la vénérait, qu'elle était sa joie, tout son bonheur, sa gloire, son orgueil.
Alors elle se défendait, un peu serrée au coeur et confuse:
—Non, disait-elle, c'est trop.
Mais, dans le baiser qu'elle lui donnait, il sentait son émotion et, dans le regard dont elle l'enveloppait, combien profondément il était aimé.
Souvent ils ne rentraient que pour le déjeuner, fortifiés tous deux dans leur amour, contents de ce qu'ils s'étaient dit et ayant toujours fait en eux quelque découverte qui les flattait et leur donnait une nouvelle raison de s'aimer davantage.
Quand il devait parler à la Chambre, ils partaient ensemble pour Paris et il l'installait lui-même dans une tribune, puis quand il avait pris place à son banc aux premiers rangs de la droite, il tournait les yeux vers elle chaque fois qu'il se disait quelque chose de caractéristique qu'il savait qu'elle devait contester, ou approuver.
Elle faisait un signe perceptible pour lui seul, et il comprenait la réponse qu'elle voulait.
Enfin, le président prononçait les mots sacramentels:
—M. le comte d'Unières a la parole.
Elle sentait son coeur s'arrêter et une chaleur lui brûler les paupières; elle connaissait les points principaux de son discours, mais comment allait-il le prononcer, ne se laisserait-il pas troubler par les interruptions et le boucan?
Car, malgré l'estime qui l'entourait, plus d'une fois c'était par un tapage violent qu'on saluait la hardiesse de sa parole.
Jusqu'à la mort du Roy, il s'était tenu enfermé dans le royalisme le plus orthodoxe, mais, alors, reprenant sa liberté de conscience, il avait incliné vers une sorte de socialisme chrétien qui, dans ses élans populaires, provoquait parfois les applaudissements de l'extrême gauche en même temps qu'il consternait ses amis de la droite.
Quel serait l'accueil de ce jour? C'était ce qu'on pouvait se demander chaque fois qu'il prenait la parole: de quel côté viendraient les applaudissements? Duquel les exclamations ou les huées?
Cependant, il était à la tribune les bras croisés, les yeux levés et tournés vers Ghislaine comme pour lui demander l'inspiration; peu à peu le silence s'établissait et il commençait.
Quelle émotion pour elle, quelle angoisse quand ses paroles, se perdant au milieu du tumulte, n'arrivaient pas jusqu'à elle; mais aussi quand la Chambre entière restait attentive, quelle fierté!
Et le soir, en revenant à Chambrais, dans leur coupé, ils se tassaient l'un contre l'autre, elle le serrait dans ses bras, mettant toute sa gloire dans cette étreinte; et alors, s'entraînant, se répondant, ils faisaient une belle politique, celle qu'ambitionnait leur coeur et que le comte mettait en pratique sans autre souci que celui de satisfaire sa conscience.
Les d'Unières étaient devenus un modèle qu'on citait chez tous dans leur monde: leur amour; la beauté et la vertu de la femme, la fidélité et le talent du mari forçaient la bienveillance et même l'admiration.
Aucun point faible où l'on pût les prendre. Si leur genre de vie, à la campagne comme à Paris, était princier et fastueux, digne de leur fortune et de leur rang, la charité n'y perdait rien. Pas un lendemain de fête qui ne fût le jour des pauvres. Pas une oeuvre utile où la comtesse d'Unières n'eût sa place. Leur existence dans les plus petits détails était l'application même de leurs principes.
Ils ne voulaient pas être riches pour eux seuls: et il fallait que ceux qui les entouraient, qui dépendaient d'eux eussent leur part de cette fortune: c'était loin, très loin que leur responsabilité s'étendait à cet égard. Que de gens ils avaient soutenus, consolés, relevés! Que de devoirs ils s'étaient imposés quand ils auraient pu si bien passer à côté d'infortunes et de misères qui ne les touchaient pas directement, en détournant la tête, et dont ils prenaient la charge par cela seul bien souvent que le hasard les leur avait révélées!
On disait d'eux qu'ils avaient les vertus qu'on demande aux rois, et le mot n'était que juste. En effet, personne ne poussait aussi loin le souci de sa dignité et de son rang, sans qu'on pût jamais remarquer une préoccupation d'économie ou d'égoïsme, pas plus qu'une négligence d'étiquette. Au milieu d'un ordre admirable tout était largement mené, et s'il n'était pas à Paris d'équipages aussi parfaitement tenus que les leurs, il n'y avait pas de maison où l'urbanité, la politesse, la simplicité des manières, l'affabilité, fût poussée aussi loin, sans que la correction la plus irréprochable en souffrit en rien.
Pour ces raisons et pour leurs mérites personnels leur situation était exceptionnelle, admirée, respectée; on ne touchait pas aux d'Unières, c'était un honneur d'être reçu par eux, de les recevoir, de les imiter. Malgré leur jeunesse, ils donnaient le ton; en les suivant, on était sûr de ne jamais faire fausse route, et lorsque la comtesse d'Unières s'était occupée de quelque chose, avait accepté quelqu'un, s'était montrée quelque part, on emboîtait le pas derrière elle, sans même songer à se retourner; quant à juger, à critiquer, c'eût été un crime que personne ne s'était encore aventuré à commettre.
Comment la blâmer quand on ne pensait qu'à la copier! Paris a de ces engouements; il y a des périodes où il est de bon ton d'être grasse parce qu'une femme très en vue est grasse, d'autres où il est désirable d'être maigre; Ghislaine, mignonne, avait mis la finesse en vogue, et dans un certain monde une femme n'était reconnue jolie et élégante que si sa beauté pouvait rappeler un peu celle de la comtesse d'Unières. On se coiffait, on s'habillait comme elle. Elle avait même fait adopter l'extrême simplicité de ses toilettes, taillées dans des lainages souples aux couleurs neutres, dont les façons ne subissaient jamais les exagérations de la mode.
Pendant ces dix années de bonheur, un seul nuage était venu assombrir leur ciel radieux: huit ans après leur mariage, ils avaient perdu M. de Chambrais, mort d'une maladie de coeur. Dans une chasse à courre, le comte avait été renversé par son cheval tombé avec lui, et blessé à la poitrine d'un coup de pied. Il avait guéri de cette blessure, ou plutôt il en avait paru guéri, mais une myocardite chronique en était résultée qui, au bout de quelques mois, avait amené la mort.
M. de Chambrais n'avait pas attendu d'être malade pour assurer l'avenir de Claude, comme il l'avait promis à Ghislaine, et dès le lendemain de l'installation de l'enfant auprès du garde Dagomer, il avait déposé, chez son notaire, un testament par lequel il instituait Claude sa légataire universelle, sous la condition qu'elle ne jouirait de cette fortune qu'à sa majorité ou à son mariage.
Quand il s'était senti condamné, il n'avait pas davantage attendu trop tard pour dire à Ghislaine ce qu'il voulait qu'elle sût, mais, avec ce sentiment de prévenance qui avait toujours été sa règle, il l'avait fait de façon à ce qu'elle ne pût pas supposer qu'il se savait perdu.
—Me voilà malade, ma chère petite, et bien que j'aie l'espoir que ce n'est pas grièvement, j'ai une précaution à prendre, une recommandation à t'adresser que je ne veux pas différer. Si je devais partir—mais, rassure-toi, je suis certain de ne pas partir—enfin, si je partais, j'aurais cette suprême consolation de te laisser la plus heureuse des femmes; car tu ne t'imagines point, n'est-ce pas, qu'il en soit au monde de plus heureuse, que toi?
—Certes non, mon bon oncle.
—Il serait donc absurde de prévoir que ce bonheur puisse être menacé un jour. Et je ne le prévois pas, je te le jure. Mais comme il n'est que sage de prendre toutes les précautions même contre l'impossible et l'invraisemblable, je t'avertis que si jamais tu te trouvais dans une position critique, j'ai déposé chez notre notaire, Me Le Genest de La Crochardière, des pièces qui pourraient te servir.
Déjà bouleversée, Ghislaine perdit contenance:
—Il est revenu, murmura-t-elle.
—Non; je te jure même que je ne sais pas s'il est encore vivant malgré les recherches que j'ai fait faire, car quand un artiste a disparu depuis plus de huit ans sans que personne ait entendu parler de lui, toutes les probabilités sont pour sa mort. Donc son retour n'est pas à craindre; mais enfin, ayant aux mains une arme qui pourrait servir pour ta défense, je l'ai déposée chez notre notaire avec cette mention: «Pièce à remettre à madame la comtesse d'Unières, si elle la réclame; si cette réclamation n'a pas lieu, la brûler sans la lire, après la mort de madame d'Unières.» Et je suis sûr que cette réclamation n'aura jamais lieu.
II
La mort de M. de Chambrais avait changé la situation et l'état de Claude.
Jusqu'à ce moment elle avait vécu chez les Dagomer sans que personne eût à s'occuper d'elle—au moins au point de vue légal.
Quelle était cette petite fille, on n'en savait rien, et on ne cherchait pas à le savoir; arrivée à Chambrais en même temps que les Dagomer, on l'avait vue jouer et grandir avec les enfants du garde sans faire plus attention à elle qu'à ceux-ci: un nourrisson qui n'avait ni père ni mère, croyait-on, et encore n'en était-on pas bien sûr.
La seule chose en elle qui eût provoqué la curiosité et même parfois quelques questions aux Dagomer, était l'intérêt que lui témoignait M. de Chambrais.
On n'avait pu rien tirer des Dagomer, qui ne voulaient pas plus parler qu'ils ne le pouvaient, ne sachant rien ou à peu près. A la vérité, madame Dagomer aurait pu raconter comment, à Marseille, une femme qui avait prononcé quelques mots d'une langue qu'elle n'entendait pas lui avait remis la petite fille; mais M. de Chambrais lui avait recommandé le silence là-dessus, et elle le gardait, son intérêt étant de se taire: pour le plaisir de bavarder on ne s'expose pas à se voir enlever une enfant qui rapporte cent francs par mois, sans compter les cadeaux.
Madame d'Unières aussi s'était occupée de cette petite, c'est-à-dire que plus d'une fois on l'avait vue chez son garde, parlant à l'enfant, lui donnant des jouets, des vêtements, des fruits, des friandises, mais quoi d'étonnant à ce que la nièce continuât l'oncle et le suppléât dans ses soins et ses attentions pour lesquels il était peu fait?
D'ailleurs ce n'était pas seulement pour cette petite que madame d'Unières se montrait bonne et généreuse; elle l'était également pour les enfants du garde comme pour tous ceux du village, se consolant ainsi sans doute de n'en avoir pas elle-même. Personne n'avait pu remarquer si sa voix, lorsqu'elle s'adressait à Claude, avait des intonations plus tendres que lorsqu'elle parlait aux autres, si son regard était plus ému, plus caressant, plus maternel; il eût fallu pour cela des facultés d'observations ou des soupçons que n'avaient point les gens qui, par hasard, s'étaient rencontrés avec elle chez son garde, lorsqu'elle s'entretenait avec la petite ou la caressait.
Pendant huit années, bien fin eût été celui qui eût trouvé quelque mystère à chercher dans l'existence de cette petite fille qui grandissait à côté de ses frères et soeurs, et se confondait avec eux comme s'ils eussent eu tous le même père et la même mère; aussi solide qu'eux, le teint rose, les mains rouges, lâchant ses sabots pour mieux courir, et parlant en j'avons et j'étons comme une vraie paysanne de l'Ile de France, plus glorieuse seulement, et tirant parti de l'affection que lui témoignait M. de Chambrais pour établir sa supériorité sur ses camarades.
Mais à la mort du comte de Chambrais, cette petite, qui n'était rien parce qu'elle n'avait rien, était devenue, de par l'héritage qui lui tombait, un personnage.
Il avait fallu lui créer un état-civil, et l'acte de naissance manquant, on l'avait remplacé par un acte de notoriété, qui, se basant sur une pièce trouvée dans les papiers du comte, lui attribuait six mois de plus qu'elle n'avait réellement, la faisant naître en septembre au lieu de février.
Puis on lui avait institué un conseil de famille composé de gens d'affaires, avec tuteur, subrogé-tuteur, et toute la mécanique judiciaire s'était mise en marche pour elle.
De l'enfant qui s'élevait ignorée par les Dagomer, on avait pu ne pas s'occuper, mais il n'en devait pas être de même de l'héritière du comte de Chambrais.
Pendant que les gens d'affaires réglaient la situation légale de Claude, Ghislaine n'avait pas à intervenir: qu'eût-elle fait, qu'eût-elle dit, et même qu'eût-elle compris? Son oncle avait pris toutes les précautions que ses conseils lui avaient indiquées, et elle pouvait avoir toute confiance dans ceux qu'il avait lui-même choisis pour surveiller l'exécution de ses volontés.
Mais il n'en avait pas été de même quand le conseil de famille, d'accord avec le tuteur, avait voulu fixer le genre de vie de Claude.
Héritière de soixante mille francs de rente, restes d'une fortune que M. de Chambrais avait très gaillardement dépensée, Claude ne pouvait pas, semblait-il, demeurer plus longtemps chez le garde Dagomer, il fallait la mettre dans un couvent où elle recevrait l'éducation qui convenait à la dot avec laquelle elle entrerait dans la vie, et qui se trouverait presque doublée par l'accumulation des intérêts; mais par raisons de convenances, on n'avait pas voulu décider quel serait ce couvent, s'en remettant, pour ce choix, à la comtesse d'Unières, dont on demandait l'avis.
L'avis de Ghislaine avait été qu'on devait la laisser encore à Chambrais: elle savait que son oncle désirait que Claude n'entrât pas au couvent avant dix ans,—ce qui était vrai d'ailleurs, cette question ayant été agitée et résolue entre eux depuis longtemps,—et elle trouvait que la volonté de son oncle devait être respectée. Sans doute l'instruction de l'enfant devait être commencée: mais il semblait qu'elle pouvait l'être dès maintenant, sans qu'on la mît au couvent tout de suite, ou sans qu'on l'envoyât à l'école communale, ce qui ne serait pas décent.
Lors de son mariage, Ghislaine s'était bien entendu, séparée de lady Cappadoce; mais celle-ci, au lieu de retourner en Angleterre comme elle en avait si souvent exprimé le désir, avait annoncé son intention de rester encore quelque temps en France: elle n'avait pas recueilli l'héritage qu'elle attendait, et elle ne voulait rentrer dans son pays que pour occuper le rang qui lui appartenait par droit de naissance. Jusque-là elle supporterait son exil avec dignité, quelque part dans un village aux environs de Paris, dont le climat convenait à sa santé,—le climat était la seule chose qu'elle acceptât sans critique en France—et où elle pourrait cacher sa médiocrité.
Pour lui adoucir les rigueurs de cet exil, Ghislaine lui avait offert dans le village une maisonnette qui, habitée autrefois par l'intendant, était libre maintenant, et lady Cappadoce l'avait acceptée. Installée là depuis huit ans, elle y vivait en attendant son héritage, partageant son temps entre la lecture du Morning Post et des promenades quotidiennes dans le jardin potager et les serres du château, pendant lesquelles elle choisissait les légumes dont elle avait besoin pour sa cuisine, ainsi que les fleurs qui devaient décorer son salon, où Ghislaine seule lui faisait visite de temps en temps. Tous les matins, un jardinier quittait le château, et, dans le village, on se mettait sur le seuil des maisons pour le voir passer portant sur sa tête une manne pleine de légumes, de fruits et de fleurs, qu'il vidait chez lady Cappadoce, sans que la «vieille Anglaise,» racontait-il, lui eût jamais adressé un remerciement ou donné un pourboire. Pourquoi lady Cappadoce ne commencerait-elle pas l'éducation de Claude?
Mais aux premiers mots, lady Cappadoce s'était rebiffée, outragée évidemment qu'on lui fit une pareille proposition: elle, donner des leçons à une gamine qui avait été élevée avec des paysans! Si elle avait consenti à accepter une position subalterne, c'est qu'elle la plaçait auprès d'une princesse de Chambrais, que les Chambrais occupaient un rang des plus élevés dans la noblesse française dès le dixième siècle et qu'ils avaient eu des alliances directes avec des maisons souveraines....
Comme elle débitait cette réponse avec sa dignité des grands jours, tout à coup elle s'était arrêtée en souriant:
—Il est vrai que les probabilités disent que cette enfant est aussi une Chambrais.
Ghislaine, stupéfaite, avait détourné la tête.
—Croyez bien que ce n'est pas une accusation que je porte contre ce cher comte; les hommes ont en France des libertés qu'il faut bien admettre lorsqu'on vit dans ce pays; et si, comme tout le monde le suppose, il est le père de cette petite, la position se trouve changée: ce n'est point une paysanne, une n'importe qui, c'est une Chambrais.
Dès là que Claude était une Chambrais, lady Cappadoce pouvait accepter la proposition de Ghislaine, et de fait elle l'avait si bien acceptée qu'elle avait proposé de prendre l'enfant chez elle, de façon à la faire travailler du matin au soir, en dirigeant son éducation qui laissait si fort à désirer et sur tant de points.
Mais c'était plus que Ghislaine ne voulait; elle qui avait souffert depuis si longtemps de la sécheresse de son ancienne gouvernante, ne pouvait pas accepter que sa fille en souffrît à son tour. Le contraste serait trop rude de passer de la liberté dont elle jouissait chez les Dagomer, à l'assiduité rigoureuse que lui imposerait lady Cappadoce. Chez le garde elle faisait ce qui lui passait par l'idée; elle était aimée par son père et sa mère nourriciers qui étaient l'un et l'autre de braves gens au coeur ouvert et affectueux; elle avait ses frères et soeurs pour jouer et se donner du mouvement. Chez lady Cappadoce, elle ne serait point aimée, et condamnée à une tenue correcte, elle devrait perdre toute initiative.
Se retranchant derrière la volonté de son oncle, elle n'avait donc pas accepté cette proposition d'internat, et Claude était venue simplement travailler quatre heures par jour—ce qui s'était trouvé déjà si dur pour elle que plus d'une fois il y avait eu des pleurs et des révoltes.
—C'est une sauvage que cette petite, disait lady Cappadoce à Ghislaine, mais je la dompterai; l'apaisement se fera, l'assiduité viendra.
Sauvage, elle ne l'était pas seulement pour le travail, elle l'était aussi pour le plaisir. Comme lady Cappadoce n'aurait jamais consenti à donner des leçons à une enfant habillée en paysanne, on mettait à Claude une belle robe au moment de partir, un col bien correct, des bottines soigneusement lacées, un ruban dans les cheveux, et, pendant les quatre heures de travail, elle restait figée dans cette tenue sous l'oeil vigilant de la gouvernante. Mais aussitôt rentrée, en un tour de main, elle se débarrassait de sa belle robe, dénouait son ruban, lâchait ses bottines et, reprenant ses vêtements de tous les jours, son casaquin et ses gros souliers, elle s'en allait en plein bois dénicher des nids, ou bien, la faucille à la main, couper de la fougère et de l'herbe pour ses vaches, rapportant sur sa tête la botte qu'elle venait de faire, sans souci d'emmêler ses cheveux tout à l'heure si bien peignés.
Quelle humiliation pour lady Cappadoce quand parfois elle la rencontrait en cet attirail dans une allée de la forêt.
—Une fille à laquelle elle donnait ses leçons!
Et à dix reprises elle avait dit et expliqué à Ghislaine qu'on ne ferait rien de cette enfant tant qu'on la laisserait chez ces paysans:
—Une sauvage!