Ghislaine
XIV
Bien que Nicétas eût son billet pour Bruxelles, à Mons il descendit de wagon, et laissant son train continuer sa route, il en prit un autre qui, quelques minutes après, partait pour Charleroi.
De Paris à la frontière, assis en face de son agent, il avait eu tout le temps de réfléchir et de bâtir un plan qui lui donnerait sa revanche; pour le bien étudier sans rien laisser à l'imprévu, il avait à Creil acheté un Indicateur des chemins de fer étrangers, qu'il avait pu consulter sans que l'agent s'en inquiétât: n'était-il pas tout naturel de se tracer un itinéraire, alors; surtout, qu'on partait aussi à l'improviste?
Le propre de sa nature était de ne pas se laisser abattre et par conséquent de s'acharner contre la chance, quand elle lui était contraire; il n'avait fait que cela toute sa vie, étant un rageur et un vindicatif, non un résigné; il serait ce qu'il avait toujours été.
Aussi bien il avait joué un métier de dupe en voulant se servir de la loi; c'était une arme à laquelle il ne connaissait rien, et qui toujours se tournerait contre lui comme il arrive aux maladroits.
Depuis longtemps l'expérience lui avait appris qu'on ne fait bien ses affaires que soi-même, avec l'outil qu'on a aux mains, celui-là valant toujours mieux que celui qu'on emprunte, par cette seule raison qu'on y est habitué. Son outil à lui, c'était ses poings. Si au lieu de s'en remettre à Caffié et de suivre les sentiers détournés de la chicane que le crocodile lui avait fait prendre, il avait eu simplement recours à ses poings, et s'était jeté bravement dans le droit chemin sans souci de personne ni de rien, les yeux sur son but, brisant tout ce qui l'en écartait, il ne serait pas maintenant dans ce wagon, roulé par ce vieux notaire et ce préfet de police du diable.
Si le jour où il s'était dit que l'héritière de M. de Chambrais pouvait bien être sa fille, il l'avait simplement enlevée et cachée à l'étranger quelque part, tout cela ne serait pas arrivé: au lieu d'avoir à s'adresser à madame d'Unières avec des détours et des ménagements, c'eût été madame d'Unières qui aurait dû s'adresser à lui; et pour ravoir l'enfant il aurait bien fallu qu'elle capitulât.
Eh bien! ce qu'il n'avait pas fait alors, il fallait qu'il le fît maintenant; et avec de la décision et de l'énergie, toutes ses maladresses pouvaient se réparer. Pour cela, il n'avait qu'à prendre Claude. Il n'était plus le pauvre diable sans le sou que deux mois auparavant la Normandie débarquait au Havre: il disposerait de plus de trois cent mille francs qui lui permettraient de soutenir gaillardement la lutte contre la comtesse, le notaire et le préfet de police; au bout, il faudrait bien céder; alors, il imposerait ses conditions et ne rendrait l'enfant que donnant-donnant; elle valait bien deux millions, cette petite.
Mais pour que cette combinaison, à laquelle il avait déjà pensé plus d'une fois, réussît, il ne fallait pas perdre de temps, car le notaire, conseillé par le préfet de police, qui avait deviné qu'un homme qu'on expulse ne reste pas là où on le conduit, voudrait faire mettre Claude à l'abri d'un coup de main, et alors tout serait perdu, les deux millions et le reste, les choses en étaient arrivées à un point où le procès en reconnaissance serait une folie.
Jusqu'à la frontière il n'avait consulté son indicateur que pour trouver des trains de Mons à Charleroi et de Charleroi à Givet, car une surveillance devant être, sans aucun doute, organisée contre lui à la gare du Nord, il n'allait pas être assez naïf pour rentrer à Paris par là; ce serait par celle de l'Est qu'il rentrerait en prenant le train à Givet. Débarrassé de son agent à Quiévrain, il put, sans éveiller de soupçons, étudier la marche des trains de Givet à Paris en passant par Épernay et il vit qu'il pouvait arriver le lendemain avant cinq heures.
Comment admettre qu'on eût pris si vite des précautions pour qu'il ne pût pas aborder Claude? Si on l'attendait, ce ne serait assurément pas aussitôt.
Dans ses précédents voyages à Chambrais, il avait eu le temps de s'informer des habitudes de Claude: il savait qu'elle restait la plus grande partie de la journée chez Dagomer et que c'était de quatre à cinq heures qu'elle venait travailler chez lady Cappadoce; il n'avait donc qu'à se trouver sur son passage à l'aller ou au retour, et à lui donner rendez-vous à la nuit tombante, dans un endroit désert où il l'attendrait avec une voiture. Il faudrait qu'il fût vraiment bien maladroit s'il ne la décidait pas à venir avec lui pour «voir son père»; une fois en route, on ne les rattraperait pas, il saurait l'amadouer. A l'accent avec lequel elle s'était écriée: «Où sont mes parents?» il savait à l'avance qu'avec ces deux mots il la mènerait loin.
Il avait pris un billet direct de Givet à Paris, mais en route il modifia son premier plan pour le perfectionner et mettre toutes les chances de son côté, même celles peu vraisemblables où on le guetterait à la gare de l'Est. A Meaux, il monta dans un train de banlieue, et descendant à Noisy-le-Sec, il prit la Grande-Ceinture jusqu'à Longjumeau.
Là il loua une voiture, un cabriolet, qu'il conduisit lui-même, et choisit un cheval qui lui parut assez bon pour n'être pas ratteint s'il pouvait prendre un peu d'avance. C'eût été naïveté de se montrer dans les rues du village, aussi s'en alla-t-il mettre à l'auberge son cheval à Villemeneu, qui est à deux kilomètres de Chambrais, et vers trois heures et demie, il vint en promeneur flâner dans le chemin que Claude devait suivre pour se rendre chez lady Cappadoce.
Il avait cru qu'elle serait seule, ce qui aurait été naturel chez une fille qu'on laisse courir à travers les blés cueillir l'herbe de ses lapins, mais quand il la vit venir, elle était accompagnée d'une paysanne qu'il reconnut pour la femme du garde; alors, prenant vivement son carnet, il se mit en posture de faire un croquis.
Quand elles passèrent devant lui, madame Dagomer ne parut pas s'inquiéter de le voir là, et Claude, sans tourner la tête de son côté, lui lança un regard significatif: elle l'avait reconnu et se demandait sûrement ce qu'il voulait.
Il attendrait son retour; mais comme il fallait prévoir qu'elle pouvait être encore accompagnée, il prépara un billet qu'il devait trouver moyen de lui remettre: «Soyez ce soir, à la nuit tombante, au Calvaire de la RÉSERVE, vous m'y trouverez, je vous dirai tout.»
Il ne s'était pas trompé: au retour, la femme du garde, fidèle aux prescriptions de madame d'Unières, accompagnait encore Claude; il les laissa venir jusqu'à lui, alors se levant, il aborda madame Dagomer de façon à se placer entre elle et Claude.
—Auriez-vous la complaisance, madame, fit-il en saluant poliment, de me dire, si en suivant ce chemin j'arriverai à la Croix-du-Roi?
C'était de la main gauche étendue qu'il montrait le chemin; de la droite, placée derrière son dos, il agitait doucement son papier: il sentit qu'on le lui tirait des doigts; alors il remercia, et les laissa passer.
Rentré à Villemeneu, il dîna gaîment, puis, à sept heures et demie, il fit atteler et partit grand train comme s'il était pressé; arrivé à la Réserve, il descendit de voiture et attacha son cheval à un arbre; le soleil venait de se coucher, et du ciel empourpré tombait une lumière rose qui promettait une soirée sereine.
Ce qu'on appelle la Réserve est un grand étang long de près d'un kilomètre, et large d'une cinquantaine de mètres creusé pour recevoir les eaux de pluie et de neige qui tombent sur le plateau de Chambrais; recueillies dans des rigoles qui sillonnent les champs et les bois, de ce plateau elles s'emmagasinent là, et par des conduites souterraines, elles vont alimenter les bassins, les cascades, les jets d'eau du parc et des jardins.
D'un côté, l'étang sert de clôture au parc, de l'autre il est longé par une route—celle que Nicétas avait choisie comme lieu de rendez-vous,—à un endroit assez rapproché du pavillon du garde pour que Claude pût y venir facilement, et assez éloigné cependant pour qu'on ne la suivit point du regard. Que de fois, dans ses promenades sentimentales, était-il resté là à rêver à celle qu'il aimait, imaginant les charmes d'un tête à tête avec elle!
Depuis douze ans l'aspect des choses n'avait pas changé, et il les retrouvait, après cette longue absence, comme s'il les avait quittées la veille: c'était le même calme, le même silence, la même douceur, la même végétation foisonnant de roseaux et de plantes aquatiques dans l'étang, le même cadre noble que lui faisaient les grands arbres du parc. Il se rappelait que la dernière fois qu'il y était venu des ouvriers faucardaient ces roseaux et ces plantes, qui, si on les avait laissé pousser librement, n'auraient pas tardé à envahir l'étang et à le transformer en un marais; maintenant ce travail était encore en train, et sur la rive, que longeait la route, retenue à un têtard par une chaîne, il revoyait une toue, que les ouvriers, leur journée finie, avaient attachée là; si ce n'était pas celle dans laquelle il s'était souvent promené, au moins en était-ce une semblable, à fond plat, avec des avirons retenus aux tolets par un anneau de fer.
Le temps s'écoulait, le ciel pâlissait, la verdure des arbres et des buissons s'assombrissait, Claude ne paraissait pas.
Ne la laisserait-on pas sortir seule; si on l'accompagnait au village, on ne pouvait pas l'enfermer, elle devait avoir au moins la liberté d'aller et venir aux abords de la maison.
Pour voir de plus loin, il monta sur les marches du calvaire, mais il ne l'aperçut point: la route, déserte, filait droit entre l'étang et les champs, sans que personne s'y montrât.
L'impatience et l'inquiétude commençaient à le prendre, lorsque de l'autre côté de l'étang, sur la rive herbue du parc, il la vit arriver en courant; mais l'autre côté de l'étang ne faisait pas du tout son affaire; il eut un mouvement de colère; cependant, descendant au bord de l'eau, il agita son mouchoir.
Elle ne tarda pas à se trouver en face de lui, alors mettant ses deux mains autour de sa bouche, elle cria en étouffant sa voix:
—Prenez la toue.
Il n'y avait pas pensé. Vivement il détacha la chaîne enroulée autour du saule, et à coups vigoureux d'avirons il traversa l'étang; bientôt l'avant de la toue toucha la rive.
—Montez, dit-il en se retournant.
—Dites-moi ce que vous avez à me dire, monsieur.
—Ce n'est pas possible ici; il ne faut pas qu'on me voie; montez vite; dans les roseaux nous serons à l'abri.
Si dans la plus grande partie de l'étang les roseaux faucardés laissaient les eaux libres, il en restait une où ils n'avaient pas été encore coupés, et il n'y avait qu'à amener la toue dans leur fourré pour y être caché.
Elle hésitait.
—C'est pour votre bonheur, dit-il, vos parents sont retrouvés.
Elle monta et vint près de lui.
Alors il se mit à ramer, mais au lieu de se diriger vers les roseaux, il vira de bord pour gagner le calvaire.
—Où allez-vous, monsieur?
—Je vous conduis près de votre père.
—Où est-il?
—Vous ne tarderez pas à le voir.
—Monsieur, je ne veux pas, s'écria-telle effrayée; si vous ne me débarquez pas, j'appelle.
—Je vais vous débarquer de l'autre côté.
—Non, ici, tout de suite.
Il rama plus fort.
—Monsieur, je crie.
Et de fait elle se mit à appeler au secours; mais qui pouvait l'entendre? la route était déserte.
—Au secours, à moi, à moi...
—Ne criez pas, mon enfant, vous allez voir votre père.
A ce moment, un homme sortant d'une allée se montra sur la rive du parc; il accourait en boitant.
Claude et Nicétas l'aperçurent en même temps.
—Papa Dagomer, cria Claude, à moi, on m'emporte.
—Arrêtez, cria le garde.
Mais encore quelques coups d'aviron, et la toue atteignait la route, il ne pouvait pas traverser l'étang à la nage.
—A moi, à moi, continuait de crier Claude avec plus de force depuis qu'elle espérait être secourue.
—Arrêtez, cria Dagomer ou je tire.
Nicétas rama plus fort; ce ne serait pas la première fois qu'il sortirait sain et sauf d'une fusillade.
—Claude, couche-toi, cria Dagomer qui avait abaissé son petit fusil.
Elle se laissa tomber au fond de la toue; une détonation retentit, en même temps elle sentit rouler sur elle un corps qui l'écrasait.
XV
C'était le mercredi que Me Le Genest avait fait sa visite à Ghislaine, et après qu'il était parti en la réconfortant par des paroles d'espérance, elle s'était dit qu'elle devait s'en rapporter à lui.
Et pendant tout le reste de la journée, comme pendant celle du jeudi, elle se l'était répété.
Cet homme calme, froid, honnête, connaissant la loi et les affaires qu'elle ignorait, lui avait inspiré une certaine confiance; il trouverait un moyen de défense; assurément, il ne se serait pas avancé à la légère.
Mais à mesure que cette visite s'était éloignée, elle avait perdu de cette confiance qui à la vérité n'était pas bien robuste, et en réfléchissant il lui avait semblé que c'était son mari seul qui devait la défendre,—les défendre, lui et elle, puisqu'ils étaient l'un et l'autre menacés.
Elle n'avait déjà que trop attendu, et il y avait là un manque de franchise et de foi qui était une faute en même temps qu'une injure.
Quelque dût être le résultat d'un aveu, il était impossible qu'elle reculât davantage; c'était inquiet qu'il était parti, tourmenté, peut-être jaloux. Elle ne pouvait pas, par son silence, le laisser en proie à des angoisses qu'elle ne se précisait pas, mais qui certainement n'étaient que trop réelles, elle le sentait.
Elle passa la nuit du jeudi dans ces hésitations, et aussi la matinée du vendredi, bouleversée, affolée, voulant et ne voulant pas, ne se décidant que pour retomber bientôt dans ses perplexités: enfin, dans l'après-midi elle lui envoya une dépêche ne contenant qu'un mot: «Reviens.»
Puis, faisant atteler, elle alla à Paris prendre, rue Monsieur, la lettre et la note que lui avait remises le notaire, et qui devaient la sauver, croyait son oncle; mais auraient-elles cette vertu? Cependant, malgré ce doute, il fallait qu'elle les eût aux mains, et pût les mettre sous les yeux de son mari, s'il consentait à les regarder.
Le samedi matin, elle reçut la réponse à son télégramme: «J'arriverai ce soir à Paris par le train de six heures, à Chambrais à huit.»
En temps ordinaire elle eût été l'attendre au chemin de fer comme elle le faisait toujours, heureuse de recevoir son premier regard, et de répondre à l'étreinte de sa main par une étreinte aussi tendre, aussi passionnée.
Mais ce jour-là, que dirait ce premier regard? Et puis, était-ce dans une voiture qu'ils pouvaient avoir cet entretien qui allait décider de leur vie? Enfin, lui-même ne prenait-il pas soin d'indiquer qu'il ne comptait pas sur elle à la gare, puisqu'il parlait de Chambrais—ce qu'il n'avait jamais fait?
Dès sept heures et demie, elle se tint dans le vestibule, écoutant avec son coeur le tic-tac de la grande horloge battant les secondes avec une lenteur qui faisait penser à l'éternité. Enfin, comme huit heures sonnaient, elle entendit le roulement d'une voiture, et aussitôt elle descendit le perron.
Ce qu'elle lut dans le premier regard qu'elle rencontra, ce fut une interrogation inquiète, comme c'en fut une éperdue et navrée qu'il lut lui-même. En n'échangeant que des paroles insignifiantes, ils montèrent à leur appartement, dont elle ferma la porte.
Anxieux, il la regardait. Enfin, d'une voix rauque, il lui posa une question:
—Que se passe-t-il?
Au lieu de répondre, elle lui tendit la lettre de Nicétas sur laquelle se trouvait la note de M. de Chambrais: le papier claquait dans sa main tremblante.
Il les lut; alors la regardant avec des yeux effarés:
—Je ne comprends pas, dit-il.
Elle hésita un moment:
—Cher Elie, dit-elle enfin, depuis dix ans non seulement je vous ai aimé, mais je n'ai pas eu une pensée qui ne fût une franche adoration pour vous. Rien ne m'a jamais détournée de vous; vous seul existiez; je ne voulais plaire qu'à vous. Je ne me vante pas de cela comme d'une vertu particulière, cependant il me semble que peu de femmes vivent ainsi pour un être unique d'une façon si abandonnée, et qu'il y a là une preuve de cet amour dont je voudrais que vous ne puissiez douter jamais, et qui n'a jamais été aussi profond, aussi passionné qu'en ce moment. Aussi quoi que vous puissiez apprendre, quel que soit le coup qui vous frappe, avant de me juger, de me condamner, songez à ce que j'ai été, à cette longue suite de journées heureuses jamais troublées, à l'union de notre esprit et de nos âmes; à cette constante harmonie qui prouvait si bien que nos deux coeurs n'étaient plus qu'un, et cela non seulement depuis que je suis votre femme, mais avant de la devenir alors que je pensais à vous comme au seul homme que je pourrais aimer, comme à un être au-dessus des autres, pour lequel j'étais trop imparfaite, et que je ne devais jamais sans doute mériter. Cependant à force d'amour j'étais devenue votre vraie compagne, pas trop indigne de vous par la tendresse et le dévouement.
Il la regardait, tâchant de lire en elle ce que ces paroles laissaient d'obscur et d'incompréhensible pour lui.
—La lettre, lui dit-il, la lettre.
—Cette lettre explique une fatalité qui me fait la plus misérable, la plus malheureuse des femmes.
Haletante, la voix sourde, elle lui refit le récit qu'elle avait fait à son oncle et aussi celui de leur voyage et de leur séjour en Sicile.
—Cet enfant, c'est Claude, s'écria-t-il.
Elle baissa la tête.
—Et l'homme, où est-il?
—Nous ne sommes pas arrivés au bout de notre malheur: laissez-moi la force d'achever. Vous devez vous souvenir combien j'ai résisté avant de devenir votre femme. Je n'ai cédé qu'aux prières de mon oncle, et aussi à mon amour qui m'a entraînée. Je voulais parler, tout dire; avec l'autorité d'un père que sa tendresse lui avait donnée sur moi, mon oncle ne l'a pas permis. J'ai eu la faiblesse, la lâcheté de céder. C'est mon crime. Je vous aimais tant! Mais ce crime depuis dix ans m'a écrasée; et si vous m'avez vue quelquefois sombre, c'est que j'étais sous le poids de cette fatalité, balançant toujours la résolution de tout vous dire, ne me laissant arrêter que par la honte et plus encore par la douleur que je vous causerais. Ce qui m'accablait aussi c'était la pensée qu'un jour je pouvais me trouver en face de... celui qui a écrit cette lettre.
—Et cela est arrivé?
—Le jour où vous prépariez votre dernier discours, vous devez vous rappeler que vous m'avez vue bouleversée en recevant une lettre: elle était de lui; il me donnait un rendez-vous à la Mare aux joncs.
—Vous y êtes allée?
—Non. Il est venu ici. Il m'a dit que je devais prendre Claude avec moi, dans cette maison, ou qu'il reconnaissait sa fille et commençait un procès pour rechercher ma maternité. Malgré ce que cette menace contenait de terrible, j'ai refusé, car jamais cette enfant ne pouvait se trouver entre nous; je vous l'avais dit quand vous me proposiez de la prendre; j'ai persisté dans cette résolution. A la fin de l'entretien, j'ai compris qu'il n'agissait que par spéculation, et que ce qu'il voulait c'était de l'argent et non sa fille. J'ai vendu des bijoux à Marche et Chabert. Il ne s'est pas contenté de ce que je lui remettais. Alors, n'ayant pas d'argent, ne pouvant pas m'en procurer, j'ai fait remplacer les perles de mon collier par des fausses et je lui ai remis les vraies.
Il l'arrêta:
—Quelle douleur tu m'aurais épargnée si tu avais parlé alors et quelles hontes tu te serais évitées.
—Vous saviez?...
—Oui; c'est pour cela que je suis parti.
—Tu vois donc que la grandeur de l'amour peut fermer les lèvres.
Elle se jeta aux genoux de son mari:
—Ainsi, s'écria-t-elle dans un élan affolé, t'aimant, t'adorant, n'ayant jamais eu dans le coeur que le désir et la volonté de te plaire et de te rendre heureux; toi le meilleur et le plus noble des hommes, toi qui mériterais le paradis en ce monde, je t'aurais apporté, pour prix de ton amour, la honte et le malheur.
Il la contempla longuement, puis la relevant:
—Le malheur, si effroyable qu'il soit, peut être supporté quand on est deux.
—Elie!
—Il y a des maris qui pardonnent la faute de leur femme, je n'ai pas la tienne à te pardonner, puisque tu es une victime.
A ce moment on frappa plusieurs coups forts à la porte. Ils ne répondirent pas, les coups furent plus précipités.
Le comte alla ouvrir:
—Quoi donc? demanda-t-il au valet de chambre qui avait frappé:
—Je demande pardon à M. le comte de m'être permis de frapper ainsi: mais Dagomer est là, il dit qu'il vient d'arriver un malheur.
—Claude! s'écria Ghislaine.
Éperdue, elle descendit l'escalier en volant; le comte la suivit.
Dans le vestibule, Dagomer se tenait debout, l'air consterné.
Arrivée la première, ce fut elle qui l'interrogea:
—Qu'est-ce qu'il y a? s'écria-t-elle.
—Ah! madame la comtesse, j'ai la main maudite, je viens de tuer un homme. Qué malheur!
—Un braconnier? demanda le comte.
—Hé non, un monsieur qui voulait enlever Claude.
Le comte et la comtesse se regardèrent; ils n'eurent pas besoin de paroles pour se comprendre.
—V'là l'affaire, dit le garde, comme elle est arrivée, aussi vrai que je m'appelle Dagomer.
Il leva la main pour attester le ciel.
—Il l'avait fait monter sur la toue, continua Dagomer, et à travers la Réserve, il l'emmenait du côté de la grand'route, où il avait une voiture toute prête, le cheval attaché à un des arbres du Calvaire. L'enfant criait, appelait au secours. Je suis arrivé; l'hasard m'avait fait prendre l'avenue de Baccu. J'y ai dit d'arrêter. Il s'est mis à ramer plus fort. Il allait aborder. Ni à gauche ni à droite je ne pouvais courir après; personne sur la route; Claude était perdue. Qué que vous auriez fait, monsieur le comte? moi j'ai tiré pour sauver la petite; je voulais lui casser un bras, ça l'aurait arrêté; il a roulé au fond de la toue, mort; il ne faut jamais tirer quand on est versibulé.
—Et Claude? s'écria Ghislaine.
—Brave comme tout. Elle s'était couchée pour que je tire par-dessus elle; en tombant il l'avait écrasée, mais a s'a relevée et m'a crié: «J'ai rien!» Pensez si j'ai été soulagé. C'est elle qui a ramené la toue au bord avec le mort au fond.
Le comte jeta un coup d'oeil à Ghislaine pour appeler son attention.
—Vous l'avez regardé?
—Bien sûr.
—Comment est-il?
—Bel homme, fort, bouffi, les cheveux noirs.
Ghislaine, répondant au coup d'oeil de son mari, fit un signe affirmatif: c'était lui.
—C'est-y un malheur, continuait Dagomer, j'avais déjà l'homme de Crève-coeur qui souvent la nuit se lève contre moi, v'là que je vas avoir celui de la Réserve; pourtant je ne pouvais pas laisser enlever Claude; il lui a dit que c'était pour la conduire auprès de ses parents.
—Vous avez fait votre devoir, dit le comte.
—Vrai? monsieur le comte; ça me fait du bien d'entendre ça d'un homme comme vous.
—Je l'expliquerai à la justice.
S'adressant au valet de chambre:
—Faites-vous donner une des charrettes anglaises et allez prévenir la gendarmerie.
Puis, revenant à Dagomer:
—Où est-il?
—Dans la toue; le pauvre bougre, il n'y a pas de danger qu'il en sorte!
—Je vais avec vous.
Ghislaine voulut le suivre.
—Restez, dit-il.
Mais après avoir fait quelques pas du côté du perron, il revint à elle.
—Je vais vous envoyer Claude.
Elle avait retrouvé son mari tout entier, avec sa droiture, sa générosité, sa confiance,—son amour.
FIN
NOTICE SUR «GHISLAINE»
J'ai toujours eu, même jeune, la curiosité des enfants; et cela m'a valu plus d'une mésaventure, car lorsque l'enfant voit, et il le voit très vite, qu'on s'intéresse à lui, il s'apprivoise aussitôt et se familiarise rapidement. Pas besoin de paroles pour cela: un regard échangé, tout est dit; il sait jusqu'où il peut aller, c'est-à-dire jusqu'au bout de sa fantaisie. Aussi, que de fois, en wagon ou en omnibus, cette familiarité spontanée s'est-elle traduite en avances qui consistaient surtout dans l'essuyage de petites mains potelées, et encore plus poissées de sucre ou de gâteaux, sur mes genoux ou sur la manche de mon vêtement!
Au début, cette curiosité se partagea à peu prés également entre les petits garçons et les petites filles, je n'avais pas de préférences; mais peu à peu les petites filles l'emportèrent, non pas qu'elles fussent plus faciles à suivre, au contraire, mais précisément parce qu'avec leurs détours et leurs mystères, elles étaient plus attrayantes.
L'enfant éclaire l'homme et plus encore la femme. Aussi, qui veut lire dans celle-ci, sans avoir commencé à épeler avec la petite fille, se trouve-t-il en face d'un grimoire diabolique dont il peut tourner pages après pages sans y comprendre un traître mot.
Ce n'est plus croyance courante que l'homme est sorti parfait des mains de la nature, et que ce qu'il y a de mauvais en lui est l'oeuvre de la civilisation. S'il était né avec cette perfection, l'homme des cavernes n'aurait pas triomphe de ses premières luttes pour la vie, dans lesquelles comptaient seules certaines forces que développe la nature, mais qu'affaiblit la civilisation en se perfectionnant: la férocité, l'astuce, la ruse, l'audace, tout ce qui constitue le caractère du tigre, du loup, ou simplement du sauvage. Il est évident qu'aujourd'hui, l'homme policé, avec son éducation, ses relations, son milieu, s'est éloigné,—plus ou moins—de l'homme des cavernes. Mais l'enfant, avant qu'il subisse les leçons de l'éducation, combien en est-il près! Quel enfant n'est pas cruel, astucieux, menteur? et beaucoup le sont si parfaitement qu'il semble que le mensonge soit un besoin naturel qui les domine et les dirige. Et parmi les enfants, combien les petites filles l'emportent-elles dans le mensonge! probablement parce qu'il est chez elles une conséquence de leur faiblesse en même temps qu'une délicieuse satisfaction pour les fantaisies de leur chimère. Un prêtre me disait qu'au confessionnal, avec les petites filles, c'est toujours le même refrain:—«J'ai menti, menti, menti.—Combien de fois?—Oh!—Et pourquoi avez-vous menti?—Je ne sais pas.»—Et c'est la vérité qu'elles ne savent pas, quoique souvent aussi, ce serait la vérité d'avouer qu'elles ont menti pour rien, pour le plaisir, parce que le mensonge leur est une jouissance dont elles se grisent.
Ayant la curiosité des enfants, je devais donc tout naturellement, en suivant cette pente de mon esprit, leur donner une large place dans mes romans; et c'est ce que j'ai fait, en quelque sorte inconsciemment, au moins en cela que c'est seulement arrivé au bout de ma tâche que je me suis rendu compte de l'importance exagérée peut-être de cette place.
En tous cas, je n'ai pas pris mon public en traître et le premier roman où j'ai mis des enfants en scène,—c'était le quatrième que je publiais,—je lui ai donné pour titre: Les Enfants, en faisant la part égale entre le garçon et la fille.
Puis, tout de suite, j'écrivis pour les enfants, et en vue d'être lu par eux, un roman: Romain Kalbris, où un garçon tient le premier rôle, mais en ayant près de lui une petite fille qui lui donne la réplique.
Un laps de temps assez long s'écoule sans que je m'occupe de l'enfance dans mes romans; une fille m'est née et, à la regarder grandir, ma curiosité trouve suffisamment à s'employer sans chercher des combinaisons de roman; puisque j'ai la réalité sous les yeux, je ne vais pas faire de l'observation de parti pris, aimant mieux suivre le développement et l'enchaînement de la vie qui confirment ou contredisent les faits déjà notés. Mais pour cela, l'observation naturelle n'en fonctionne pas moins spontanément avec la mémoire toujours affectueusement en éveil pour dégager ce qu'elle voit et l'enregistrer.
L'enfant, le mien, me ramène enfin aux enfants, et j'écris Sans famille que j'essaie sur ma fille en lui lisant chaque soir le travail de la journée.
Jusque-là, j'ai indifféremment mis en action des garçons et des petites filles; maintenant, il n'y aura plus de place pour les garçons, les petites filles la prennent toute pour elles: Pompon, la Petite soeur, Paulette, Micheline, le Sang bleu, et enfin Ghislaine, pour finir par En famille.
Voilà donc dix romans dans lesquels l'action pivote sur l'enfant. Peut-être est-ce beaucoup sur l'ensemble de ceux que j'ai écrits? Je ne me suis posé cette question qu'en faisant ma récapitulation en ce moment même: j'ai été où mon goût me portait.
Et cependant, quand j'envisage la place que l'enfant tient dans la vie, je ne peux pas trouver démesurée celle que je lui ai donnée: tout ne part-il pas de l'enfant, tout n'y ramène-t-il pas?
Sans doute, ce n'est pas une situation courante que celle d'une honnête fille entourée d'un milieu respectable, qui a un enfant avant son mariage; cependant, si l'on veut bien établir une statistique des enfants nés hors mariage, on sera surpris de voir combien ils sont nombreux.
C'est la situation de cette honnête fille et de son enfant que j'ai voulu présenter dans Ghislaine, un peu parce que dans Micheline je l'avais déjà abordée dans des conditions différentes et sans lui faire rendre tout ce qu'elle peut donner, limité que j'étais par mon sujet. Les deux romans forment donc pendant. S'il se trouve un lecteur curieux de les comparer, il verra comment, avec un point de départ presque le même, ils se ressemblent peu, et comment les deux petites filles, Micheline et Claude, diffèrent entre elles.
Parce que j'ai maintenant renoncé au roman, je n'ai pas en même temps perdu ma curiosité des enfants, qui s'est portée sur ceux d'un âge auquel on ne s'intéresse guère généralement,—les tout petits. J'ai une petite-fille et c'est elle que je suis, c'est à elle, à la naissance et au développement, aux manifestations de ses facultés, que s'appliquent mes études expérimentales. Et comme les notes qu'elles me fournissent ne seront jamais publiées, je peux leur donner une sincérité incompatible d'ordinaire avec l'imprimé, ses scrupules et ses apprêts; car ce n'est pas par des observations en robe de chambre qu'elles ont commencé, mais plus simplement encore,—en maillot.
Curieux le regard d'un enfant d'un jour? Mon Dieu oui, et d'autant plus que la science ne l'admet pas. Curieuse la façon dont s'exerce la première succion? Curieuse celle de la production des sons? Curieux le premier rire? Curieuse la mimique de l'enfant pour montrer les choses dont on lui parle? Mon Dieu oui, et d'autant plus que ces faits portent avec eux des interprétations qui ne tiennent pas dans ce que les philosophies d'un autre âge expliquent d'un mot commode,—l'instinct.
Le développement se fait vite chez l'enfant, et si vite qu'il surprend à chaque instant celui qui regarde, au point de se refuser à croire ce qu'il voit, retenu qu'il est par les idées qu'impose la tradition acceptée. Mais si l'on est de bonne foi, il n'y a qu'à suivre les différentes phases des transformations par où il lui plaît de passer: la sensibilité, la volonté, l'intelligence, dans un ordre mystérieux qu'il brouille et intervertit, et où ne se fera un peu de lumière qu'à la suite de nombreuses observations consciencieusement notées.