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Ghislaine

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III

L'âge fixé par Ghislaine elle-même pour mettre Claude au couvent était passé depuis plus d'un an, et cependant l'enfant était encore chez les Dagomer.

Vers dix ans, Claude, qui, si elle n'avait point l'assiduité et l'application au travail qu'exigeait lady Cappadoce, était cependant vive d'intelligence, alerte d'esprit, gaie d'humeur, avait tout à coup changé; il avait semblé que cette intelligence et cet esprit s'alourdissaient, l'attention manquait, même pour ce qu'elle aimait; en même temps un arrêt dans le développement physique se produisait, elle devenait grêle et pâlissait, elle mangeait mal.

Inquiète, Ghislaine avait appelé son médecin de Paris, et celui-ci, la rassurant, avait ordonné simplement l'exercice, le jeu, avec le moins de travail intellectuel possible;—ce qu'il fallait avant tout, c'était en faire une paysanne, le reste viendrait plus tard.

Dans ces conditions, il ne pouvait pas être question de la mettre au couvent, et les heures des leçons de lady Cappadoce avaient été réduites de quatre à deux avec des intervalles de repos de vingt minutes en vingt minutes.

Mais la paysanne que Claude avait été, comme les filles de Dagomer, jusqu'à neuf ans, ne s'était pas tout de suite retrouvée, et même il avait paru à Ghislaine qu'il ne suffirait pas pour cela de la faire vivre chez le garde, en diminuant encore les heures de travail avec lady Cappadoce.

Un jour qu'elle était arrivée sans que personne se fût trouvé là pour la voir venir, elle l'avait aperçue du dehors dans la cuisine du garde Claude, à cheval sur une chaise renversée: elle se tenait assise de côté, et au bas de sa jupe courte traînait un morceau d'étoffe faisant queue; à la main, elle tenait une baguette de coudrier qui était une cravache et en imitant les mouvements d'une femme sur un cheval qui trotte, elle criait de temps en temps: «Hop! hop!»

—Que fais-tu donc là? demanda Ghislaine en entrant.

Claude n'était pas timide avec Ghislaine, ayant très bien compris que tout lui était permis, aussi, après le premier moment de surprise, ne se gêna-t-elle pas pour répondre franchement en souriant:

—Ma promenade au Bois.

Ghislaine fut stupéfaite, n'ayant pas imaginé que Claude savait ce que c'était que le Bois.

—Ah! tu vas au Bois?

—Mais oui.

—Souvent?

—Toutes les fois que j'en ai la liberté.

—Et quand as-tu cette liberté?

—Quand je suis toute seule, et je suis toute seule.

—On te défend donc d'aller au Bois?

—Non, mais les autres se moquent de moi.

Ghislaine pensa que les autres, c'est-à-dire les filles de Dagomer, avaient bien raison, mais elle ne dit rien.

—Tu sais ce que c'est que le Bois?

—Bien sûr; c'est une promenade où les gens du monde se rencontrent, où l'on se montre ses toilettes, où se font les grands mariages.

Ghislaine ne put s'empêcher de rire; mais elle interrogeait Claude d'une voix si douce et avec un regard si encourageant que celle-ci ne pouvait pas être intimidée par ce rire.

—Et qui t'a parlé du Bois? demanda-t-elle du même ton affectueux.

—C'est lady Cappadoce.

—A propos de quoi?

—Quand je ne me tiens pas bien, que je chiffonne ma robe ou casse mon col, elle me dit: «Vous ferez vraiment belle figure au Bois, si vous vous tenez ainsi.»

—Tu voudrais aller au Bois?

—Oh! oui.

—Pourquoi faire?

—Pour me promener donc, pour voir.

—Tu t'ennuies ici?

—Je ne resterai pas toujours ici, j'irai au couvent.

—Les filles qui sont au couvent ne vont pas au Bois.

—Je ne resterai pas toujours au couvent.

—Certes, non; à moins que tu ne le veuilles.

—Je ne le voudrai pas; je me marierai.

—Ah! tu penses à te marier?

—Mais oui, quelquefois, et même souvent, je voudrais avoir un mari pour qu'il m'aime. Vous savez, moi, je n'ai ni père ni mère, et je voudrais être aimée.

—Moi, je t'aime!

—Vous êtes la comtesse d'Unières!

Elle dit cela avec un ton d'admiration et de respect, en petite fille habituée à se faire une idée presque surnaturelle, religieuse, de cette comtesse d'Unières si loin d'elle.

Ghislaine fut remuée jusque dans les entrailles; c'était donc vrai qu'elle était bien loin de cette enfant, que celle-ci, dans son ignorance, n'admettait même pas que cette distance pût être jamais franchie.

Elle jeta un regard autour d'elle. Au dehors, on n'entendait d'autre bruit que celui de la brise dans le feuillage des grands arbres; personne dans la maison, Claude l'avait dit. Alors elle eut une faiblesse, elle qui toujours s'était si rigoureusement observée; d'un mouvement passionné, elle attira sa fille sur sa poitrine et, longuement, elle l'embrassa, murmurant des mots que Claude, surprise, ne comprenait pas.

Puis tout à coup le sentiment de la réalité lui revenant, elle s'arrêta brusquement, et sans repousser l'enfant, elle cessa de l'embrasser.

—Je t'assure que je t'aime, ma petite Claude, et Dagomer aussi t'aime bien.

—C'est vrai, mais il n'est pas mon père.

—On n'a pas toujours une mère et un père; à ton âge je n'avais plus les miens.

—Oui, mais vous les aviez connus, tandis que moi....

C'était là un sujet trop douloureux pour que Ghislaine voulût le continuer, chaque parole de Claude lui était une blessure.

—Mais que sens-tu donc? demanda-t-elle plutôt pour changer l'entretien que par curiosité réelle, quelle étrange odeur!

Claude se troubla.

—Ce n'est ni celle d'une fleur, ni celle d'un fruit. Est-ce une pommade; est-ce une eau?

Elle lui flaira les cheveux et le visage.

—C'est ta bouche qui exhale cette odeur bizarre: tu as mangé des bonbons?

—Non.

—Est-ce que tu ne veux pas me répondre? Il n'y a pas de mal à manger des bonbons, la preuve c'est que je t'en donne quelquefois. Tu as des petites taches rouges aux dents. Qu'est-ce que c'est?

Claude hésita; enfin elle se décida:

—C'est de la cire.

—Quelle cire?

—De la cire à cacheter les lettres.

—Tu manges de la cire à cacheter? Quelle idée!

—C'est très bon; ça fait une pâte.

—Une mauvaise pâte.

—Et puis, c'est amusant, ça colle aux dents.

—Où as-tu eu de la cire?

—J'en ai pris chez lady Cappadoce.

—Comment t'est venue cette idée?

—Un jour que lady Cappadoce, cachetait une lettre, j'ai mis un morceau de cire dans ma bouche sans penser à rien; ça m'a paru bon; j'ai continué; j'aime mieux ça que les meilleurs bonbons.

—Mais tu peux te rendre malade, chère petite; la cire à cacheter n'est pas une chose qui se mange. Veux-tu me promettre de n'en plus manger?

—Oh!

—Tu me feras plaisir.

Claude la regarda un moment profondément dans les yeux:

—C'est vrai que cela vous ferait plaisir? demanda-t-elle.

—Grand plaisir.

—Eh bien! je n'en mangerai plus, je vous le promets.

Ghislaine, en redescendant au château, se trouva troublée et émue.

Il était rare qu'elle eût l'occasion d'être seule avec Claude et pût l'interroger, lire en elle comme elle venait de le faire, sans avoir à craindre de trahir plus de tendresse qu'il ne lui était permis d'en montrer.

Que de révélations dans cette entrevue d'une demi-heure!

N'était-ce pas curieux, vraiment, ce souci de Claude, de se marier pour être aimée! N'était-ce pas ainsi qu'elle-même rêvait et raisonnait, enfant, quand elle se désolait de sa solitude? La pauvre petite aussi souffrait de cette solitude et, détournant les yeux d'un présent triste, les fixait sur l'avenir, que son imagination lui représentait tout plein de tendresse et de joies du coeur. Elle les avait connues ces rêveries, ces regards jetés en avant; et par là elle trouvait entre sa fille et elle, des points de ressemblance qui la rassuraient.

Que de fois, depuis la naissance de Claude, s'était-elle demandé ce qu'elle serait: fille de sa mère? fille de son père? Et la question était assez grosse pour s'imposer avec des angoisses. Paroles, gestes, regards, attitudes, goûts, dispositions, idées, humeur, caractère, nature, tout lui avait été matière à observation. Claude était une vraie brune avec les cheveux ondulés, mais cela ne tranchait rien, car si elle-même l'était, lui aussi avait les cheveux noirs frisés.

Dans ses traits non plus il ne se trouvait rien qui put la faire ranger d'un côté plutôt que de l'autre, car l'expression du visage, généralement mélancolique, ou tout au moins songeuse et recueillie, pouvait aussi bien venir de lui que d'elle; toute jeune, Claude avait été potelée, mais voilà qu'avec l'âge elle tournait à la maigreur et à la sécheresse de son père.

Ce besoin de tendresse s'affirmant d'une façon si particulière et ce désir de mariage étaient quelque chose de caractéristique qui pouvait faire pencher la balance du côté maternel, si l'histoire de la cire à cacheter n'était pas venue la relever. Assurément, ce n'était pas un fait insignifiant que cette perversion de goût. Jamais, dans son enfance, elle n'avait eu de ces fantaisies ni de ces bizarreries, tandis que chez lui elles étaient typiques. Combien en retrouvait-elle maintenant dont le souvenir précisément lui était resté, parce qu'elles étaient aussi étonnantes que cette passion pour la cire à cacheter.

De là son trouble et son émoi: justement parce que Claude tenait de son père par plus d'un côté, il aurait fallu qu'elle fût surveillée avec une sollicitude de tous les instants et redressée: l'éducation corrigerait la nature; en lui montrant où conduisait le mauvais chemin, en la mettant dans le bon, elle suivrait celui-là.

Une mère seule pouvait avoir une main assez ferme en même temps qu'assez douce pour cette tâche; et elle ne pouvait pas se montrer mère pour Claude.

De là aussi son inquiétude de conscience en se demandant si jusqu'à ce jour elle avait fait tout ce qu'elle devait.

Certes il était impossible que les conditions d'habitation pussent être meilleures que celles que Claude trouvait dans cette maison de garde, vaste, bien construite, presque monumentale, avec sa façade de pierres et de briques, bien exposée à la lisière du parc et de la plaine, abritée l'hiver, ombragée l'été, entourée de communs qui abritaient deux vaches, des poules, des cochons, et d'un grand jardin tout plein de légumes; et, puisque les médecins voulaient qu'elle vécut en paysanne, nulle part elle n'eût été mieux que là.

De même il était impossible qu'elle eût un meilleur père nourricier et une meilleure mère que les Dagomer, qui étaient de braves gens, honnêtes, réguliers dans leurs habitudes, propres, soigneux, qui ne faisaient aucune différence entre elle et leurs vrais enfants.

Enfin l'institutrice qui la faisait travailler était celle-là même qui l'avait élevée, un peu sèche il est vrai, rigide, austère, cependant pleine des plus hautes qualités.

Mais était-ce assez!

Quand dans cet entretien elle avait dit à Claude qu'on n'a pas toujours un père et une mère, l'enfant lui avait répondu d'un mot qui ravivait tous ses doutes: «Vous avez connu les vôtres.»

Qui savait l'influence que le souvenir de ce père et de cette mère aimés et respectés avait eu sur sa destinée, tandis que Claude seule, depuis sa naissance, ne subissait que celle de la nature?




IV

Quand Ghislaine avait été un jour à la maison de Dagomer pour voir Claude, elle se promettait de ne pas y retourner le lendemain; il ne fallait pas appeler l'attention sur ces visites qui, trop répétées, deviendraient inexplicables; elle devait être prudente, elle voulait l'être. Mais elle avait beau dire, elle avait beau faire, toujours une raison nouvelle s'imposait pour qu'elle ne tînt pas la parole qu'elle s'était donnée et manquât à sa promesse.

Elle n'entrerait pas: elle passerait et ne jetterait qu'un rapide coup d'oeil dans la maison; elle n'échangerait qu'un mot avec Claude; peut-être même ne lui dirait-elle rien; la voir suffirait.

Et de même qu'elle n'avait pas tenu sa promesse de ne pas aller à la maison du garde, de même elle ne tenait pas celle du rapide coup d'oeil et du seul mot. Arrivée devant la maison, elle entrait, s'asseyait, et le temps passait sans qu'elle en eût conscience: toujours elle avait des questions à adresser à Claude, des recommandations à lui faire.

Elle avait bien essayé de la rencontrer chez lady Cappadoce à l'heure des leçons, sous prétexte de savoir comment elle travaillait, mais elle avait dû y renoncer bientôt. Chez les Dagomer, on pouvait s'étonner qu'elle vint si souvent, mais c'était tout, on n'allait pas au delà de cet étonnement, on ne l'observait pas avec des yeux capables de voir ce qu'on ne leur montrait pas. Tandis que chez lady Cappadoce, il en était autrement.

La première fois, la gouvernante avait été flattée que l'ancienne élève voulût assister à la leçon de la nouvelle, et elle avait donné à cette leçon une importance considérable—elle avait pionné. Mais à la seconde elle avait été surprise. A la troisième, son esprit curieux avait travaillé la question des pourquoi et des parce que, et Ghislaine, qui la connaissait bien, avait compris qu'il sentit imprudent de s'exposer aux investigations de cette curiosité qui enregistrait les remarques les plus insignifiantes avec une implacable mémoire.

D'ailleurs, comme elle choisissait pour ces visites les jours où le comte allait à Paris sans elle, il en résultait que celui qui le premier aurait pu s'en étonner et s'en plaindre devait les ignorer.

Plusieurs fois, il est vrai, revenant de la Chambre plus tôt qu'elle ne l'attendait, et ne la trouvant pas au château, en amoureux pressé et non en mari jaloux, il avait demandé où elle était pour la rejoindre au plus vite. Sans mauvaise intention et simplement parce que c'était la vérité, le domestique qu'il interrogeait avait répondu que madame la comtesse était sortie, et qu'elle avait pris l'allée du pavillon du garde principal. De même, sans y mettre la plus petite malice, Dagomer avait aussi souvent parlé de ces visites: «C'est ce que madame la comtesse m'a dit hier en venant voir la petite.»

«Voir la petite», il semblait que Ghislaine ne pensât qu'à cela; et comme le comte avait des raisons pour se l'expliquer, il ne s'en étonnait point, pas plus qu'il n'était surpris qu'elle ne lui en dit rien, ayant aussi des raisons pour s'expliquer son silence.

Longtemps il avait balancé s'il ne lui en parlerait pas le premier, et un jour enfin il s'était décidé:

—Vous venez de chez Dagomer?

—Oui.

—Comment va Claude?

—Bien; elle se trouve mieux depuis qu'elle travaille moins.

—Elle n'est évidemment pas faite pour la vie de couvent.

—Je ne crois pas.

—Pourquoi l'y mettre?

—C'est la volonté du conseil de famille.

—Êtes-vous pressée de rentrer?

—Pas du tout, répondit Ghislaine un peu surprise de cette question, qui semblait être le prélude d'une explication.

—Alors, voulez-vous prendre mon bras? nous reviendrons par le plus long; le temps est doux.

En effet, la fin de la journée était sereine, et le soleil qui s'abaissait emplissait les sous-bois de longues nappes de lumière dorée; déjà une fraîcheur montait des taillis, et les oiseaux muets pendant la chaleur, recommençaient leurs chansons qui seules troublaient le silence du parc.

Ils marchèrent un moment côte à côte, Ghislaine se demandant, le coeur serré, quelle allait être cette explication qui, assurément porterait sur Claude, s'efforçant de ne trahir son émotion ni par un mot qui lui échapperait, ni par un mouvement nerveux de sa main qu'elle avait posée sur le bras de son mari.

—Tu l'aimes, cette enfant, dit-il.

Lorsqu'ils n'étaient point en tête à tête et pour les choses banales de la vie ordinaire, leur habitude était d'employer le «vous»; au contraire, pour les choses intimes, pour tout ce qui était tendresse, ils se tutoyaient.

—Mais oui, sans doute, murmura-t-elle bouleversée.

—J'entends d'une affection plus vive que celle que tu laisses paraître, plus profonde.

Elle hésita, n'osant pas lever les yeux sur lui de peur de rencontrer son regard et les tenant fixés sur sa main qu'elle sentait frémir.

Cependant il fallait répondre:

—Il est vrai, dit-elle.

—Pourquoi t'en défendre; surtout pourquoi t'en cacher? Tu ne diras point que tu ne t'en caches pas?

Elle ne répondit pas, incapable de trouver un mot.

—Vois comme te voilà émue; c'est cette émotion dont tu n'es pas maîtresse toutes les fois qu'il s'agit de cette enfant, qui m'a donné l'éveil. Je me suis demandé ce qui pouvait la provoquer; j'ai cherché.

Si doux que fût l'accent de son mari, elle se sentait défaillir.

—Il y a longtemps que je t'observe, plus longtemps que tu ne penses, au sujet de cette petite; mais j'avoue que jusqu'à la mort de ton oncle mon observation ne me conduisait qu'à des contradictions; c'est le testament de M. de Chambrais qui, en m'ouvrant les yeux, m'a mis dans la voie.

C'était en vain que Ghislaine cherchait à comprendre; les paroles étaient terribles, le ton était affectueux et tendre comme à l'ordinaire.

Il continua:

—Il est certain que j'ai eu tort de ne pas m'expliquer avec toi tout de suite franchement, cela eût tranché la situation. Je ne l'ai pas fait, retenu par un sentiment de réserve envers ton oncle et plus encore envers toi; mais les choses ne peuvent pas durer plus longtemps ainsi.

Ne devait-elle pas prendre les devants, se jeter dans les bras de son mari, lui avouer la vérité? Elle s'arrêta un moment, les jambes cassées par l'angoisse.

Mais il poursuivait, l'entraînant doucement dans l'allée où, sur la mousse veloutée, elle traînait les pieds sans avoir la force de les lever.

—Certainement la venue d'un enfant naturel dans une famille est grave, mais....

Elle trébucha.

—Appuie-toi sur moi, dans ton émotion tu ne regardes pas à tes pieds; vois comme cette petite te tient au coeur, je ne connaîtrais pas ta tendresse pour elle que j'en sentirais toute la force en ce moment. Revenant à notre sujet, je disait donc que par le seul fait de l'institution de Claude comme légataire universelle, M. de Chambrais l'avait reconnue pour sa fille.

—Ah!

—....Et que dans ces conditions tu n'as pas à cacher les sentiments affectueux qu'elle t'inspire.

Elle était éperdue, affolée, un soupir de soulagement s'échappa de ses lèvres contractées.

—Évidemment j'aurais dû m'expliquer avec toi là-dessus, le jour même de l'ouverture du testament; si je ne l'ai point fait, c'est, je le répète, par un sentiment de respect pour la mémoire de ton oncle; mais aujourd'hui ce respect, exagéré, j'en conviens, n'est plus de mise, et ce n'est pas porter atteinte à cette mémoire que d'accepter une parenté connue de tout le monde... à un certain point de vue c'est le contraire plutôt; n'est-ce pas ton sentiment?

—Oui... sans doute; je n'ai jamais pensé à cela.

—Je le sais bien, et comme tu n'as pas attendu l'ouverture du testament pour t'attacher à l'enfant, il est certain que la parenté n'a pas été tout d'abord la cause exclusivement déterminante de ton affection; si tu as été à elle inconsciemment pour ainsi dire, ça été parce que nous n'avons pas d'enfants; ton affection a été celle d'une maternité qui n'a pas d'aliment. Est-ce vrai?

—Peut-être; je ne sais.

—Mais je sais, moi. Quand l'esprit ou le coeur est constamment tendu sur un même objet, il y ramène tout; il est donc tout naturel que tu te sois prise de tendresse, d'une tendresse maternelle pour cette petite, avant même de soupçonner que c'était à la fille de ton oncle que tu t'attachais, à ta cousine; mais maintenant que tu le sais, la situation change.

Il s'arrêta, et lui prenant les deux mains, il la plaça en face de lui, de manière à plonger dans ses yeux:

—Chère femme, chère bien-aimée, dit-il d'une voix vibrante de passion, toi qui depuis dix ans m'as fait l'homme le plus heureux, toi que j'adore, que je vénère, toi par qui je vis, en qui est tout mon bonheur, toute mon espérance dans l'avenir, toutes mes joies dans le passé, tu n'admettras jamais la pensée, n'est-ce pas, que sous mes paroles puisse se cacher un reproche détourné, ou même une plainte. Si le chagrin de notre vie est de n'avoir pas d'enfants, ne crois pas que je t'en rende responsable; c'est un malheur dont tu souffres, comme j'en souffre moi-même, et toi plus que moi sans doute, par cela seul que tu es femme. N'est-il pas possible de rendre cette souffrance moins dure pour toi, ou tout au moins d'en tromper l'impatience?

Il vit dans le regard qu'elle attachait sur lui qu'elle ne comprenait pas.

—Tu ne vois pas comment?

—Non.

—En prenant Claude.

Elle poussa un cri.

—N'est-ce pas tout naturel? En réalité, cette petite est ta cousine et par la mort de son père tu te trouves sa seule parente, sa mère en quelque sorte. Tu l'as si bien compris, si bien senti que depuis la mort de M. de Chambrais, d'instinct, malgré toi, mais poussée par une force à laquelle tu voulais en vain résister, tu as été cette mère pour elle. En réalité, ç'a été en te défendant, en te cachant, comme si tu faisais mal et te le reprochais; mais enfin il en a été ainsi: une vraie mère n'aurait pas été meilleure, plus affectueuse, plus prévenante, plus dévouée que tu ne l'as été; plût à Dieu que tous les enfants en eussent d'aussi tendres! Eh bien! voyant cela, l'idée m'est venue que tu sois cette mère, franchement; pour cela il n'y a qu'à prendre l'enfant avec nous.

—Tu veux!

—Moi aussi je l'ai visitée souvent en ces derniers temps, je l'ai étudiée: elle est intelligente, affectueuse, et je crois que pour être heureuse il ne lui manque que d'être aimée; toi et moi nous pouvons la faire heureuse.

Le saisissement avait été si profond que Ghislaine resta quelque temps sans trouver un mot: sa fille lui était rendue; aux yeux de tous, elle devenait sa fille; elle pouvait l'embrasser sans se cacher; les paroles, les caresses les plus tendres lui étaient permises; plus de sourdine à la voix, plus de voile sur les yeux. Elle pouvait l'élever, la former. Quelle joie pour elle; pour la pauvre abandonnée quel bonheur!

Dans un élan passionné, elle jeta ses bras au cou de son mari, et toute palpitante elle le serra dans une vive étreinte:

—Oh! cher Élie, que je t'aime; quel coeur que le tien!

Il s'était penché vers elle, et sur ses lèvres il mit un long baiser.

Cette caresse la rappela à la réalité; elle n'était pas que mère, elle était femme aussi; ce n'était pas seulement à sa fille qu'elle devait penser, c'était encore et avant tout à son mari, à l'homme qui l'aimait et qu'elle aimait.

Pouvait-elle laisser introduire cet enfant, le sien, sous leur toit; pouvait-elle lui laisser prendre place dans leur coeur sans tout avouer? Était-ce loyal?

Et cet aveu, pouvait-elle le faire, avec la certitude de ne pas briser le bonheur de ce mari?

Son angoisse l'étouffait.

Cependant il fallait répondre:

—Non, dit-elle d'une voix brisée, cela est impossible.

—Et pourquoi?

—Personne ne doit être entre nous; notre enfant à nous, si nous en avons un, oui; un autre, jamais.

—Je croyais aller au-devant de ton désir.

—Et je ne saurais te dire combien j'en suis profondément touchée; mais c'est à moi d'être sage pour deux. Je verrai Claude plus souvent; je la surveillerai de plus près. Je serai sa mère, si tu le permets: toi, tu ne dois pas être son père.




V

Depuis son mariage, Ghislaine avait plus d'une fois rencontré Soupert, ou plus justement, traversant en voiture Palaiseau et les villages environnants, elle l'avait vu devant la porte d'un marchand de vin, attablé avec des amis de hasard, mais jamais ils n'avaient échangé une parole.

Quand il apercevait la voiture de la comtesse, il saluait avec ses grandes manières d'autrefois, Ghislaine s'inclinait et c'était tout.

Elle qui était l'affabilité même avec tout le monde n'avait jamais fait arrêter sa voiture quand elle l'avait rencontré seul sur la route, et dans son salut se montrait une réserve qui aurait tenu Soupert à distance s'il avait eu la pensée de s'imposer.

Pourquoi cette réserve avec lui? Plus d'une fois il se l'était demandé, ne pouvant pas deviner le sentiment de gêne et même de honte qu'il inspirait à son ancienne élève; mais pour ne pas trouver de réponse à cette question, il n'en gardait pas moins un bon souvenir à cette ancienne élève, dont il parlait toujours avec plaisir.

—Je lui ai donné des leçons, à la comtesse d'Unières, quand elle était princesse de Chambrais, et vraiment elle était douée pour la musique. Quand ces leçons m'ont ennuyé, je me suis fait remplacer par un garçon qui était bien l'original le plus curieux que j'aie jamais connu.

Et quand il se trouvait avec des gens en état de s'intéresser à l'histoire de cet original, il la leur racontait avec force détails sur le portrait du grand seigneur russe:

—Celui-là aussi était doué, il serait devenu un artiste de talent s'il avait vécu; mais j'ai tout lieu de croire que le pauvre garçon est mort en Amérique où il avait été donner des concerts; depuis dix ans, personne n'a entendu parler de lui.

Et là-dessus, après boire, Soupert philosophait volontiers. Quel contraste réconfortant (pour lui) entre son existence et celle de ce garçon! Né chétif, il avait atteint ses soixante-dix ans, dans toute la force de l'intelligence et du talent, ne reculant pas plus devant une journée de travail que devant une bonne bouteille, tandis que ce garçon, que la nature semblait avoir créé pour vivre cent ans, avait été se faire tuer en Amérique dans la fleur de la jeunesse; et voilà où se montrait la morale de la vie. Lui, Soupert, n'avait jamais eu que l'art pour but; Nicétas avait voulu gagner de l'argent et l'argent est la perte de tout, aussi, lui, l'avait-il toujours traité avec le plus parfait mépris. Quand il en avait, il achetait une caisse et le mettait dedans pour l'y prendre chaque fois qu'il en avait besoin; quand la caisse était vide, il la vendait et attendait qu'un hasard ou une bonne occasion lui permît d'en acheter une autre. Cette philosophie, il l'avait enseignée à Nicétas, mais celui-ci n'avait pas profité de cette leçon, et il était mort; c'était dommage. Et Soupert, qui n'avait jamais regretté personne, donnait parfois un souvenir attristé à ce garçon.

—Pauvre Nicétas!

Un soir qu'il était attablé tout seul dans sa salle à manger devant un grog à l'eau-de-vie, regardant, tout en buvant à petits coups, le soleil qui se couchait derrière Saint-Cyr, en lui envoyant par la fenêtre ouverte ses rayons obliques qui illuminaient la salle, une ombre s'arrêta sur la route devant cette fenêtre. C'était celle d'un homme de grande taille au visage brun rasé, gras d'une mauvaise graisse bouille, la physionomie fatiguée, ravagée, le vêtement assez usé et plus encore désordonné: pantalon noir, gilet de coutil, veston jaunâtre, cravate en foulard bleu, chapeau-melon.

—Bonsoir, maëstro.

Soupert n'était certes pas fier, surtout au cabaret, où il acceptait toutes les familiarités pour ne pas boire seul, mais chez lui il se souvenait de ce qu'il avait été et retrouvait un peu de dignité. Cette façon de le saluer, avec des manières amicales chez quelqu'un qu'il ne connaissait pas, le fâcha:

—Bonsoir, dit-il sèchement.

—Vous ne me reconnaissez pas?

—Je vous connais donc?

—Un peu.

—Alors pardonnez-moi.

Quittant sa chaise, du fond de la pièce, Soupert vint à la fenêtre.

Mais ce fut en vain qu'il examina cette ancienne connaissance en évoquant ses souvenirs: ce grand corps fatigué et cette physionomie dure ne lui disaient rien.

—Et où nous sommes-nous donc connus? demanda-t-il.

—Ici.

De nouveau il l'examina.

—Parlez un peu, dit-il, la tête, le corps, les manières changent, la voix est plus fidèle.

—Ne cherchez pas parmi les gens de ce pays, vous n'auriez pas chance de trouver.

—Est-ce possible! s'écria Soupert, dont les oreilles valaient mieux que les yeux.

—Il faut le croire.

—Le bambino!

—Lui-même.

—Tu n'es donc pas mort?

—Vous voyez.

—Au moins tu as diablement changé.

—Il paraît.

—Allons, allons, enjambe la fenêtre.

En même temps, il lui tendit les deux mains pour l'aider.

—Voilà une agréable surprise; heureux de te voir, mon cher garçon, et de te serrer la main, car tu n'es pas une ombre.

—Mais non.

—Prends une chaise, tu vas boire un grog.

Comme il s'occupait à remplir les verres, Nicétas lui arrêta la main:

—Pas d'eau, je vous prie.

Soupert se conforma à cette demande, mais se renversant, il l'examina de nouveau:

—Sais-tu à quoi je pense? dit-il tout à coup en mettant ses deux coudes sur la table. A une certaine soirée qui remonte loin, une douzaine d'années au moins où tu es venu comme aujourd'hui frapper à cette fenêtre; il était plus tard seulement, mais la saison était la même, le temps beau et chaud, comme il l'est; tu avais marché dans la nuit puisque tu arrivais de Chambrais, et pourtant tu ne pouvais te décider à boire ton grog. T'en souviens-tu?

—Oui, et je me souviens aussi de vos paroles en me montrant votre verre: «Voilà le vrai ami, tandis que l'amour, les femmes, la gloire, illusion et folie!»

—Et la vie t'a montré que j'avais raison?

—Que trop.

—Alors, tout n'a pas été rose pour toi, mon pauvre bambino, depuis que tu es quitté la France?

—Pas précisément, mais vous savez que je n'ai pas été voué au rose à ma naissance.

Disant cela, il se versa un demi-verre d'eau-de-vie et le vida d'un trait.

—Il y a longtemps que tu es de retour à Paris?

—Quelques jours.

—C'est gentil à toi, d'être venu me voir tout de suite.

—Vous êtes, cher maëstro, le seul homme en ce pays auprès de qui j'aie trouvé de la sympathie, le seul qui m'ait montré de l'intérêt sans rien attendre en retour, et comme je n'ai jamais été gâté sous ce rapport, ma première pensée a été pour vous.

Soupert lui tendit la main, touché ou tout au moins flatté de ce souvenir.

—Et le violon? demanda-t-il:

—Il y a longtemps que j'ai renoncé au violon.

—Avec ton talent!

—Le talent! Ah! maëstro, en voilà une illusion et une duperie. On croit au talent à quinze ans, à celui qu'on aura; mais à vingt-cinq, on voit celui qui vous manque et l'on est dégoûté de soi. C'est ce qui m'est arrivé. De plus, j'ai compris qu'en ce monde c'était duperie de travailler soi-même au lieu de faire travailler les autres, et j'ai vendu mon violon tout simplement à un plus naïf que moi.

—Les journaux parlaient de tes succès là-bas.

—Les réclames me coûtaient plus qu'elles ne me rapportaient: l'affaire était mauvaise.

—Et alors?

—J'ai essayé un peu de tout. Dans le Colorado j'ai travaillé aux mines et j'ai gagné une forte somme que le jeu m'a prise. Dans le Texas, j'ai fait de la culture et n'ai pas réussi. J'ai été agent d'émigration pour les Chinois vivants et de réexportation pour les Chinois morts. J'ai été officier au service du Pérou. En Colombie, je me suis un peu marié, mais si peu que j'espère que ma femme aura pu prendre un nouveau mari. A la Nouvelle-Orléans, j'ai été directeur de théâtre, et ç'a été mon beau temps: ayant des comédiens, des musiciens à diriger, je leur ai fait payer ce que j'avais souffert dans ma jeunesse. J'ai été journaliste à Baton-Rouge, mormon à Lake-City, maître-d'hôtel à San-Francisco, photographe au Canada; et voilà. J'en oublie; pourtant, c'est assez pour que vous voyiez qu'il m'a fallu faire le coup de poing contre la destinée. Je n'ai pas eu le dessus, mais le dernier mot n'est pas dit. Paris est un bon terrain pour la lutte.

—Et que veux-tu faire?

—Tout; ma vie cahotée a eu cela de bon au moins de me donner des aptitudes diverses en me débarrassant d'un tas de préjugés gênants.

—Et le levier?

—Il est là.

Disant cela, il se frappa le front.

—Il vaudrait mieux qu'il fût là, répondit Soupert en mettant la main sur sa poche.

—Je ne dis pas non, mais j'avoue qu'il n'y est pas.

Il y eut un moment de silence.

—Je regrette de ne pouvoir pas t'aider, dit enfin Soupert, mais tu sais que la fortune et moi nous sommes brouillés depuis pas mal de temps. Pourtant, le jour où tu manqueras d'une pièce de cent sous, viens la chercher; s'il y en a une à la maison, elle sera pour toi.

Il se leva et, ouvrant un placard, il en tira une boîte en bois blanc dans laquelle sonnèrent trois ou quatre pièces de cinq francs; depuis quelques mois il avait vendu son dernier coffre-fort devenu inutile, et c'était cette petite boîte, trop grande encore, qui lui en tenait lieu.

—Partageons, dit-il.

Tout compte fait, il y avait vingt francs et trois ou quatre pièces de monnaie: Nicétas prit douze francs.

—Je vous rendrai ça, dit-il, sans un mot de remerciement.

—Quand tu voudras, quand tu pourras.

Soupert n'entendait pas laisser la conversation sur ce sujet.

—Quand je pense, dit-il, que, dans cette soirée dont nous évoquions le souvenir tout à l'heure, nous avons discuté la question de savoir si tu avais bien ou mal manoeuvré pour forcer mademoiselle de Chambrais à t'épouser!

—Mal, aussi bêtement que possible.

—Je crois me rappeler que ça m'avait produit cet effet alors: tu lui avais fait une déclaration un peu brutale! n'est ce pas, et elle t'avait flanqué à la porte?

—Précisément.

—Elle s'est mariée depuis; elle a épousé le comte d'Unières; ils s'adorent.

—J'ai vu ça dans les journaux; c'était la période, précisément, il y a dix ans, où je rédigeais un journal français à Baton-Rouge. Qu'est-ce que c'est que ce comte d'Unières? Un imbécile, n'est-ce pas?

Il haussa les épaules.

—Mais pas du tout. Pourquoi diable veux-tu que ce soit un imbécile? C'est, au contraire, un homme fort intelligent, un des meilleurs orateurs de la Chambre, et, ce qui vaut mieux, un excellent homme, bon, généreux, digne de sa femme.

—Avec la fortune de sa femme, ça lui est facile, il me semble; la générosité des riches me fait rire.

—Elle a été diminuée, la fortune de sa femme.

—Il a fait de mauvaises spéculations?

—M. d'Unières ne spécule pas. Mais le comte de Chambrais, tu sais, l'oncle de la princesse, ce vieux beau et aimable, est mort, et il a laissé toute sa fortune à un enfant naturel, une petite fille dont la naissance est mystérieuse, mais qu'on croit être sa fille. Ce qu'il y a de certain, c'est que du vivant de M. de Chambrais, cette petite....

—Quel âge a-t-elle?

—Une douzaine d'années, onze ans peut-être. Je te disais que du vivant de M. de Chambrais elle était élevée chez un garde du château; et depuis la mort du comte, c'est madame d'Unières qui la surveille. Par là, tu peux voir que les d'Unières sont bien les braves gens dont je parlais, puisqu'ils n'en veulent point à cette petite qui leur enlève une belle fortune.




VI

La vieille bergère en velours d'Utrecht sur laquelle Nicétas avait dormi plus d'une fois, était toujours le plus bel ornement de la salle à manger de Soupert, car à l'âge avancé auquel elle était arrivée, douze années de plus ou de moins n'avaient pas d'importance pour elle; cette nuit-là, elle servit encore de lit à Nicétas qui, le lendemain, après un solide déjeuner, descendit à Palaiseau, pour prendre le train et retourner à Paris.

Mais comme il arrivait à la gare, il aperçut un flot de Parisiens débarquant en habits de fête, qui lui rappela que c'était dimanche. Qu'irait-il faire à Paris, ou rien de particulier ne l'appelait d'ailleurs, quand tout le monde venait à la campagne: errer par les rues désertes dans ce costume de besoigneux n'était pas pour lui plaire; pourquoi lui aussi ne s'offrirait-il pas une partie de campagne? Les douze francs de Soupert sonnaient dans la poche de son gilet mêlés aux quelques pièces de monnaie qu'ils avaient été rejoindre; après une promenade de quelques heures il pourrait se payer un dîner champêtre et le soir reprendre le train pour Paris.

Alors l'idée lui vint d'aller à Chambrais; autant là qu'ailleurs et même mieux, il aurait plaisir à revoir ces bois où tant de fois il s'était promené en rêvant à Ghislaine.

Et par la plaine où les blés nouvellement épiés ondulaient sous une légère brise, il se mit en route d'un pas nonchalant: rien ne le pressait.

C'était vrai qu'il l'avait aimée cette petite Ghislaine, passionnément aimée; depuis douze ans, il avait connu bien des femmes, mais aucune n'avait ému son coeur comme celle-là, chez aucune il n'avait retrouvé cette grâce, ce charme, cette séduction, ç'avait été son beau temps dans sa vie tourmentée, le seul qui lut eût laissé des souvenirs heureux, auxquels il eût plaisir à se reporter, le seul où il eût envisagé l'avenir avec espérance, où il eût eu confiance dans le présent.

Quel fou, quel naïf il avait été!

Ah! pourquoi ne s'était-elle pas laissée aimer? pourquoi ne l'avait-elle pas aimé! Comme tout changeait; Mais elle l'avait repoussé, et voilà où il en était arrivé. Découragé, il avait abandonné le métier qu'il avait aux mains et maintenant il roulait de chute en chute, au hasard, misérable jouet de sa destinée, solitaire, sans soutien, sans but, sans autre ambition que de ne pas crever de faim le lendemain.

La sotte, l'orgueilleuse créature; c'était un imbécile qu'il lui fallait, ce d'Unières.

Et il avait forcé le pas, se disant qu'il serait amusant de voir cet imbécile et de lui rire au nez.

—Tu es fier de ta femme, eh bien! je l'ai eue, et avant toi, encore. Demande lui si elle s'en souvient; elle m'a chassé et pourtant je suis toujours entre elle et toi.

Quelle chance elle avait eue de ne pas attraper un enfant; voilà qui eût été vraiment drôle.

Comme cette pensée le faisait rire il s'arrêta tout à coup, et se frappa le front.

Et pourquoi n'en aurait-elle pas attrapé un? N'était-il pas bizarre qu'après son aventure elle eût voyagé à l'étranger, se sauvant? On ne se sauve pas quand on n'a rien à cacher; on ne disparaît pas pendant des mois.

L'intéressant serait de savoir combien de temps avait duré son absence et où le comte l'avait cachée.

Quand il avait appris qu'elle était partie avec M. de Chambrais, cette idée lui avait bien traversé l'esprit, mais il ne s'y était pas arrêté; se disant qu'il était plus raisonnable de supposer, plus vraisemblable de croire qu'elle se sauvait pour n'être pas exposée à le rencontrer et pour échapper à ses poursuites. Et pour se distraire lui-même, pour secouer son ennui, sa mauvaise humeur, son chagrin, il avait accepté de partir pour l'Amérique, sans attendre qu'elle fût de retour. Jamais, depuis, cette idée d'enfant ne lui était venue, mais ce que Soupert lui avait raconté devait le faire réfléchir.

Quelle était cette petite fille, que le comte aurait eue, qu'on élevait chez un garde du château, à qui le comte léguait sa fortune, sans que sa nièce s'en fâchât?

Cela n'était-il pas bizarre, alors surtout qu'en considérant l'âge de cette entant: onze ans, douze ans, disait Soupert; mais justement si Ghislaine avait eu un enfant, celui-ci précisément serait de cet âge.

N'était-ce pas là une coïncidence extraordinaire ou tout au moins curieuse?

—Hé, hé!

Mais il ne fallait pas s'emballer, et comme la marche lui fouettait le sang, il s'assit à un carrefour où se trouvait un bouquet d'arbres; l'endroit était désert; en cette journée du dimanche les champs étaient abandonnés; personne ne le dérangerait dans ses réflexions.

Était il possible que M. de Chambrais eût organisé cette supercherie de l'enfant naturel? Pour lui, après la démarche du comte et ses menaces, la question n'était pas douteuse: capable de tout, le comte pour sauver l'honneur de son nom. Si sa nièce était dans une situation embarrassante, rien de plus simple que de prendre l'enfant à son compte.

Mais ce qui ne l'était pas, et ne se comprenait guère, c'était que cet enfant, né à l'étranger, fût amené en France et installé justement au château: si Ghislaine était sa mère elle ne devait pas désirer l'avoir près d'elle, et si le comte était son oncle, il ne devant pas instituer son légataire un enfant qui, pour tous deux, ne pouvait être qu'un objet d'exécration dans le présent et une menace de honte pour l'avenir.

La question était plus compliquée qu'elle ne le paraissait au premier abord, et pour la résoudre il fallait autre chose que des suppositions plus ou moins romanesques, car si Ghislaine pouvait être la mère, le comte pouvait tout aussi bien être le père.

Avant de rien décider, le mieux était donc de voir et de se renseigner, c'est-à-dire de faire une enquête à Chambrais même.

Se relevant, il se remit en route, et son pas nonchalant en quittant Palaiseau se fit plus nerveux; maintenant il avait un but.

Si Ghislaine était la mère de cette petite fille, il en était le père, lui; et c'était une situation que celle de père d'une héritière pour un homme qui n'avait pas vingt francs dans sa poche! Décidément, il avait été bien avisé de revenir en France, et comme il le disait à Soupert, Paris était un bon terrain pour la lutte.

Comme il approchait de Chambrais il entendit une sonnerie de cloches: sans doute, c'étaient les vêpres. Au temps où il était le professeur de Ghislaine, elle ne manquait aucun office; en épousant un des chefs du parti catholique elle n'avait pas dû renoncer à ces pratiques religieuses, il y avait donc chance de la trouver à l'église; si en ce moment elle habitait Chambrais.

Il hâta le pas et ne tarda pas à entrer dans le village: de loin on entendait les ronflements de l'ophicléide et les notes claires des voix enfantines. Bâtie au quinzième siècle en pierres de grès et en pierres meulières, comme dans la plupart des villages environnants, l'église de Chambrais est des plus simple, au moins à l'extérieur, ce genre de matériaux ne comportant aucune décoration; mais à l'intérieur la piété des princes de Chambrais l'a enrichie de vitraux, de sculptures, de tableaux, de statues qui lui donnent un caractère particulier qu'accentue encore la chapelle funéraire de la famille, prise dans le collatéral de gauche et fermée par une magnifique grille en fer forgé du quinzième siècle, achetée en Flandre et offerte par le père de Ghislaine.

Ce fut à travers les barreaux de cette grille qu'après l'avoir longtemps et minutieusement cherchée dans l'église, Nicétas aperçut madame d'Unières, ayant près d'elle un homme de tournure élégante qui ne pouvait être que son mari.

Alors, sans qu'il en eût conscience, il murmura quelques mots qui le firent regarder curieusement par les deux ou trois paysannes qui les entendirent:

—Dommage.

Ce cri de regret était en même temps un élan d'admiration la retrouvant telle qu'il l'avait aimée; il semblait que l'âge pour elle n'eût pas marché, et qu'elle fût restée aussi fine, aussi mignonne qu'à dix-huit ans: ses yeux gris, chatoyants, avaient la même douceur profonde, et sa bonne grâce, sa simplicité de tenue étaient toujours les mêmes.

Quel contraste entre elle et lui qui avait tant changé; qu'après douze ans d'absence personne ne voulait le reconnaître!

Pour ne pas provoquer l'attention, car son plan n'était pas arrêté, il devait être prudent; il gagna doucement la porte et il se promena sur le parvis en attendant la fin des vêpres. Ce fut seulement quand on commença à sortir qu'il se rapprocha du porche de façon à ce qu'elle dût passer devant lui.

En effet, elle ne tarda pas à paraître au bras de son mari, s'entretenant avec lady Cappadoce qui marchait près d'elle, tout en répondant d'une inclinaison de tête et d'un sourire affable aux saluts qu'on lui adressait à gauche et à droite. Elle était si bien absorbée dans son entretien et ses politesses qu'elle ne le vit point, ou tout au moins qu'elle ne le remarqua pas.

Mais il n'en fut pas de même du comte d'Unières qui, en apercevant cet inconnu, tourna la tête vers lui; quand leurs yeux se croisèrent, Nicétas eut un mauvais sourire, et tout bas ses lèvres répétèrent le mot qu'il avait déjà dit plusieurs fois.

—Imbécile.

Mais il dut reconnaître que, pour la tournure et les manières, cet imbécile n'était pas le premier venu.

Il ne quitta sa place que lorsqu'il les eût vus disparaître dans la rue qui conduit au château.

Peut-être celle pour laquelle il était dans ce village, sa fille avait-elle passé devant lui, mais parmi les fillettes qu'il avait vues, comment l'eût-il devinée? C'était son enquête qui devait la lui faire connaître.

Cette enquête, bien entendu, il n'allait pas la commencer en interrogeant tout simplement et tout franchement les gens qu'il rencontrerait, ce qui, avec des paysans, serait le meilleur moyen de ne rien apprendre, en même temps que ce serait le meilleur aussi de se trahir.

—De quel droit, à quel titre s'occupait-il de cette petite fille? Qui était-il? Que voulait-il?

Ces manières primitives n'étaient point de son âge; l'épreuve qu'il avait faite de la vie lui en avait appris d'autres moins naïves et plus sûres.

Quand il venait pour ses leçons, et qu'il arrivait ayant chaud, il entrait quelquefois pour se rafraîchir dans un cabaret situé à une petite distance du château et portant précisément pour enseigne: «Au Château»; il s'établirait là, et en restant longtemps attablé, ce serait bien le diable s'il ne trouvait pas moyen d'engager la conversation avec un paysan ou un domestique.

A cette époque il y avait des domestiques, particulièrement les valets d'écurie, les garçons jardiniers qui, n'étant point nourris au château, prenaient là leurs repas; il devait en être toujours ainsi.

De plus c'était dimanche, et ce jour-là le cabaret était toujours plein; il aurait vraiment peu de chance, ou il serait bien maladroit s'il ne trouvait pas un bavard qui voulût parler. Il est vrai que pour parler, il faut savoir, et qu'il pouvait tomber sur un ignorant; mais il avait toute la journée, toute la soirée à lui.

Quand il entra, la grande salle était pleine, et sur l'ardoise des tables on remuait, en les tapant, des dominos, tandis que sur d'autres on abattait des cartes grasses. A coté des paysans aux mains calleuses et encroûtées, au visage hâlé et tanné, se trouvaient les domestiques du château, valets d'écurie, valets de pied, aides de cuisine, qu'on reconnaissait tout de suite à leur menton bleu et à leurs belles manières.

Ce fut à une table voisine de ces derniers qu'il s'assit.




VII

Avant de parler, Nicétas jugea qu'il était plus prudent d'écouter; et sans en avoir l'air, tout en buvant à petits coups son absinthe, il se mit à étudier les gens du château qui l'entouraient, cherchant celui qui, plus naïf et plus bavard que les autres, se laisserait questionner utilement.

Quand il était entré on l'avait regardé curieusement, mais bientôt on avait paru ne plus faire attention à lui, ce qui lui permit de se livrer à son examen.

Allant de table en table, il fut surpris de voir que parmi ces domestiques qui pour l'honneur de leur maison devaient être tous plus décoratifs les uns que les autres, il y en avait un qui était borgne, un autre boiteux. Alors il se prit à rire tout bas, se disant que c'était une drôle de boutique qui réunissait ces éclopés, et il conclut que le d'Unières était un avare qui ne dédaignait aucune économie, même celles qui conduisent au ridicule, car sûrement il ne payait pas ces pauvres diables aussi cher que de beaux gars dont on achète la prestance autant que les services.

En quoi il se trompait et raisonnait à faux, en attribuant ce choix à l'économie. Chez le comte d'Unières, les pauvres diables étaient payés aussi bien que partout, seulement ils n'étaient point repoussés pour leur infirmité comme ils le sont généralement, et s'il n'y avait pas de maison où cochers, valets de pied, maîtres d'hôtel fussent plus décoratifs, par contre les cuisiniers, les palefreniers, les jardiniers étaient ce qu'ils pouvaient et tels que la nature ou la maladie les avait faits.

Pour les jardiniers spécialement, le spectacle qu'ils offraient le matin quand ils se réunissaient devant la loge du concierge pour recevoir les ordres du chef, était aussi curieux qu'instructif: les ordres reçus, ils se séparaient, et alors on voyait une collection de pauvres vieux cassés par l'âge et la fatigue, de boiteux tournant sur leur bâton, de rhumatisants voûtés qui, clopin clopant, par les belles allées droites, sous le regard des statues aux poses théâtrales du grand siècle, se rendaient à leur travail: à vingt qu'ils étaient ils abattaient de l'ouvrage comme sept ou huit, mais ils vivaient de leur journée, non d'aumône, ou tout au moins ils avaient la fierté d'en vivre.

Comme Nicétas considérait avec un mépris croissant ces infirmes, un garde entra dans la salle; sur sa poitrine brillait une plaque d'argent timbrée des armes des d'Unières surmontées de la couronne ducale, et sur l'épaule droite, retenu par une bretelle de cuir, pendait un fusil court à deux coups. Si les pauvres diables dont riait Nicétas étaient plus ou moins éclopés, celui-là était un vrai invalide: il boitait tout bas d'une jambe, et la bras gauche avait été amputé de la main.

—Tiens! Dagomer, dirent quelques voix affectueusement.

—Bonjour, la compagnie.

Il regarda autour de lui, mais toutes les tables étaient occupées, devant celle de Nicétas seulement il restait deux tabourets.

Dagomer porta la main à sa casquette:

—Permettez-vous, monsieur? demanda-t-il.

—Volontiers.

Alors, le garde, dépassant la bretelle de dessus son épaule, prit un tabouret, et s'assit en mettant son fusil entre ses jambes.

—Il ne lâche pas son fusil, Dagomer, dit un des domestiques.

—Mais non.

—Il parait qu'il couche avec, ajouta un paysan d'un air finaud.

—Juste, répondit Dagomer en riant, par jalousie.

C'était un homme d'une quarantaine d'années, à l'air ouvert et bon enfant, mais rude en même temps et surtout résolu.

—C'est vrai, monsieur Dagomer, demanda un jeune groom, que malgré votre main coupée vous ne manquez pas un lapin?

—Généralement celui qui déboule est boulé, mais dire que je n'en ai jamais manqué, ce qui s'appelle un seul, ça ne serai pas vrai.

—Et pourtant, si bien que vous tiriez, vous vous êtes fait arranger comme ça, dit un paysan à l'air grincheux et qui avait probablement des raisons personnelles pour en vouloir au garde.

—Quand on se met trois sur un homme seul qui ne doit pas tirer le premier, ça n'est pas étonnant, mais malgré ma main gauche cassée, j'en ai tout de même démoli un de la main droite; c'est dommage que celui-là ne soit plus de ce monde, il vous dirait si le coup était bon.

Et sans forfanterie, Dagomer se mit tranquillement à sucrer le café qu'on venait de lui servir; c'était le dimanche seulement qu'il entrait au cabaret, et ce jour-là, quel que fût le temps, froid ou chaud, il s'offrait une tasse de café.

—C'est ici que s'est passée cette lutte? demanda Nicétas.

—Non, à Crèvecoeur, où j'étais avant de venir ici. Vous connaissez Crèvecoeur?

—Non.

—Dans la Brie, sur la lisière de la forêt de Crécy.

Le renseignement était bon à retenir, et Nicétas le casa dans sa mémoire: Crèvecoeur dans la Brie; peut-être était-ce là que l'enfant avait vécu avant de venir à Chambrais!

Cependant Dagomer battait son café à petits coups de cuillère, et le dégustait béatement sans plus faire attention à Nicétas que s'il avait eu en face de lui une figure de cire.

Dans le brouhaha de la salle on n'entendait que des paroles sans suite qui, pour Nicétas, n'avaient pas d'intérêt: de temps en temps un mot sur les biens de la terre du côté des paysans; de l'autre une drôlerie sur les femmes de service du château, et c'était tout.

Il fallait cependant que Nicétas se décidât; sans doute, ces domestiques n'allaient pas rester là jusqu'au soir.

—Puisque le hasard nous place à la même table, dit-il en s'adressant à Dagomer avec son sourire le plus engageant, voulez-vous me permettre de vous adresser une question?

—A votre service.

—Est-ce que vraiment il est impossible de visiter le château?

—Pour sûr.

—C'est le mardi seulement que les visiteurs sont admis?

—Oui.

—Je serais bien contrarié de rester ici jusqu'à mardi.

—Dame!

En voyant l'effet que cette réponse produisait, Dagomer se ravisa; et appelant:

—Monsieur Auguste.

Un grand garçon bellâtre s'approcha avec un sourire protecteur:

—Monsieur Dagomer.

—Voilà ce que c'est, dit celui-ci, ce monsieur,—il désigna Nicétas,—voudrait visiter le château et il demande s'il faudra qu'il reste jusqu'à mardi.

M. Auguste toisa Nicétas dédaigneusement, et celui-ci voyant l'effet que produisait son costume sur ce personnage important, habitué à juger les gens sur la mine, trouva opportun de balancer cet effet par quelques paroles habiles:

—Je suis chargé par un journal américain dont je suis correspondant, dit-il, de lui envoyer la description du château de Chambrais, et je serais très gêné de différer ma visite jusqu'à mardi.

—Ah! monsieur est journaliste, dit Auguste, s'adoucissant, évidemment parce qu'il admettait qu'un journaliste américain pouvait être négligé dans sa tenue.

—Voulez-vous me faire l'honneur d'accepter quelque chose? demanda Nicétas.

—Avec plaisir.

Il s'assit sur le tabouret libre et Nicétas appela le le cabaretier. M. Auguste désirait un apéritif, Dagomer un «autre café»; quand ils furent servis, l'entretien reprit:

—Certainement je voudrais vous obliger, dit M. Auguste, mais si M. le comte ne va pas demain à la Chambre et si madame la comtesse ne l'accompagne pas, il n'y aura pas moyen. S'ils partent, au contraire, je vous ferai visiter le château: venez à une heure, j'aurai fini de déjeuner.

Pour jouer son rôle, Nicétas demanda des renseignements sur le château, sur le nombre des domestiques, des chevaux, des chiens, sur l'étendue du parc, puis il passa aux maîtres.

—Il y a longtemps que M. le comte d'Unières a épousé la princesse de Chambrais?

—Dix ans.

—Combien d'enfants?

Disant cela d'un air indifférent, il tira un carnet pour prendre des notes.

—Ils n'ont pas d'enfants.

—Ils les ont perdus? demanda-t-il avec ingénuité.

—Ils n'en ont jamais eu.

—S'ils mouraient, à qui irait cette belle fortune? Est-ce qu'il n'y a pas un oncle?

—Il est mort.

—Alors au lieu que ce soit lui qui hérite de sa nièce, c'est sa nièce qui a hérité de lui?

—Pas précisément.

—Expliquez-moi donc ça: vous savez, en Amérique, on est très curieux de ces détails, et rien de ce qui touche le comte d'Unières, le grand orateur, n'est indifférent. Est-ce qu'il était mal avec son oncle le comte de Chambrais.

—Non.

—Alors l'oncle avait des enfants?

—Non; il a laissé sa fortune à une jeune fille pour laquelle il avait de l'affection.

—Tiens! c'est drôle, si elle n'était qu'une jeune fille comme vous dites.

—Une enfant qu'élève l'ami Dagomer.

—Ça n'intéresse pas les Américains, la jeune fille, interrompit Dagomer, en donnant un coup de coude à M. Auguste.

Celui-ci se leva en disant que son service l'appelait au château, et le garde, le fusil à l'épaule, le suivit.

Ce fut inutilement que Nicétas tenta d'entamer d'autres interrogations; alors, ne voulant pas se compromettre, il attendit, puisqu'il restait à Chambrais jusqu'au lendemain; le soir sans doute, il pourrait faire causer l'aubergiste.

Et pour passer le temps, il s'en alla flâner par les rues du village et devant le château. Puis il dîna longuement à côté des palefreniers, dont les conversations, qu'il écouta sans en perdre un mot, ne lui apprirent rien d'intéressant: la qualité des voitures du comte, les mérites de ses chevaux lui étant tout à fait indifférents.

Ce fut seulement au moment du coucher qu'il put échanger quelques paroles avec l'aubergiste, jusqu'à ce moment trop occupé pour bavarder.

—C'est une histoire curieuse que celle que m'a contée M. Auguste.

—Quelle histoire?

—Celle de l'enfant du comte de Chambrais.

—La petite Claude?

—Oui, la petite Claude; comment donc se fait-il que madame d'Unières ne soit pas fâchée d'être privée d'un héritage sur lequel elle devait compter?

—Oh! vous savez, quand madame la comtesse se fâchera pour des affaires d'argent, le monde sera changé.

—Il est vrai que si cette enfant est la fille du comte...

—Comment si c'est sa fille!

—Reconnue?

—Non, pas reconnue, elle n'a même pas d'acte de naissance.

—Mais on a toujours un acte de naissance.

—Elle n'en a pas; on l'a bien vu à l'ouverture de la succession puisqu'il a fallu un acte de notoriété et que MM. Vaubourdin et Meunier ont été témoins.

—Et à combien se monte cette fortune? demanda Nicétas qui n'eut pas la patience de filer cette question.

—Soixante mille francs de rente.

Il avait cru à un plus gros chiffre, cependant celui-là était encore assez beau pour l'empêcher de dormir quand il fut au lit.

—Pourquoi ce vieux gueux de comte de Chambrais avait-il mangé la plus grosse part de son héritage? Comment? Avec qui?

Mais il n'allait pas s'arrêter à cette question oiseuse quand une autre plus urgente et plus brûlante,—celle de l'acte de naissance, s'imposait à son attention.

Évidemment, si Claude n'avait pas d'acte de naissance, c'est qu'elle n'était pas née en France, ou qu'on avait caché l'accouchement de la mère.

Et alors il était non moins évident que cette mère était Ghislaine, emmenée par son oncle dans quelque pays perdu, où elle avait passé le temps de sa grossesse et où elle était accouchée.

C'était quelque chose d'avoir appris cela, et décidément il avait cédé à une bonne inspiration en venant à Chambrais.

—Soixante mille francs de rente!




VIII

Malgré l'accueil peu encourageant de Dagomer lorsqu'il avait essayé de parler de Claude, il voulut risquer une tentative auprès de celui-ci, et le lendemain dans la matinée il se dirigea vers le pavillon du garde qu'il connaissait bien pour être plus d'une fois, au temps de ses leçons, sorti par cette porte.

D'ailleurs, il était bien aise de voir cette petite qui était sa fille. A qui ressemblait-elle? Quel effet lui produirait-elle? Il allait donc faire l'expérience de la voix du sang. Ce serait curieux. Il avait haï son père, ses frères, ses soeurs; aimerait-il sa fille? tout à fait intéressante l'épreuve dans les conditions où elle se présentait; au milieu des enfants du garde reconnaîtrait-il la sienne?

Son intention n'était pas d'entrer simplement chez le garde et de commencer un interrogatoire en règle, car ce serait, semblait-il, le plus sûr moyen pour se faire mettre à la porte: il procéderait avec moins de naïveté.

En sortant du village, il avait pris le chemin qui, par les champs, longe les murs du parc, et en dix minutes il était arrivé en vue du pavillon que les grands tilleuls qui l'entouraient signalaient au loin.

Par les bavardages du cabaretier il savait que la famille de Dagomer se composait de trois garçons et de quatre filles, sans compter Claude, ce qui faisait huit enfants; il allait donc avoir à faire un choix au milieu de ces filles pour reconnaître la sienne; et comme il avait appris aussi que Claude travaillait dans l'après-midi chez lady Cappadoce, il était à peu près certain de la trouver chez le garde ou aux alentours.

Quand il arriva devant le pavillon, il n'aperçut personne et n'entendit aucun bruit de voix; mais comme la porte ainsi que les fenêtres étaient ouvertes, les habitants sûrement n'étaient pas loin: sur le seuil, deux bassets aux longues oreilles dormaient au soleil; dans le chemin, des poules allaient de-ci de-là en picotant l'herbe des bas-côtés.

Au lieu de traverser ce chemin et de s'approcher de la maison, il s'assit au pied d'un tilleul, et tirant son carnet il se mit à dessiner le pavillon. Sans être en état de faire un vrai dessin, il pouvait cependant enlever un croquis, et cela suffisait pour justifier sa présence si Dagomer s'en inquiétait, en même temps que cela lui permettait aussi de rester là autant qu'il voudrait: il verrait venir.

Ce qu'il vit tout d'abord, ce fut une femme qui sortit d'un bâtiment attenant au pavillon; elle portait sur son épaule une charge de linge mouillé qu'elle étendit sur une haie d'épine; deux petites filles de six et sept ans vinrent l'aider; c'était évidemment madame Dagomer et ses filles; elles ne parurent pas faire attention à lui; leur travail achevé, elles rentrèrent dans le bâtiment.

Il avait tout le temps d'attendre en continuant son croquis avec une prudente lenteur. Comme il tenait ses yeux fixés sur le pavillon, il entendit un bruit de pas derrière lui dans le chemin; se retournant, il vit venir une grande fillette portant une botte d'herbe sur la tête: elle était vêtue d'une robe d'indienne toute mouillée par le bas, et chaussée de sabots; bien qu'elle eût l'âge de Claude, il n'admit point qu'une fille dans ce costume de paysanne pût être celle de la comtesse d'Unières: une Dagomer, sans aucun doute.

Arrivée près de lui, elle jeta sa botte d'herbe à terre, et s'arrêtant, elle le regarda: alors il la salua gracieusement, se disant que, s'ils engageaient une conversation, il en pourrait peut-être tirer quelque chose.

—Bonjour, mademoiselle.

—Bonjour, monsieur.

Elle s'approcha avec curiosité: alors il remarqua qu'elle ne ressemblait en rien aux petites Dagomer qu'il avait vues quelques minutes auparavant, ni à leur mère.

Elles étaient blondasses, elle était brune; elles étaient épaisses, elle était svelte; mais ce qui le frappa surtout en elle, ce furent ses yeux profonds et ses cheveux noirs ondulés,—les cheveux de Ghislaine.

Allons, décidément, la voix du sang était muette en lui: à la vue de cette fillette dont il était le père, son coeur n'avait pas du tout bondi.

Il fallait savoir s'il ne se trompait pas.

—Votre papa est sorti, n'est-ce pas, mademoiselle?

—Papa Dagomer, oui, il fait sa tournée.

Il était fixé.

—Pardonnez-moi, dit-il, ce costume m'avait trompé, vous êtes mademoiselle Claude.

—Vous me connaissez?

—J'ai entendu parler de vous.

Elle ne parut pas flattée que cet homme de mauvaise mine eût entendu parler d'elle, cependant elle eut la coquetterie de vouloir expliquer ce costume:

—C'est ma robe pour cueillir de l'herbe à mes lapins, dit-elle; pour aller arracher des coquelicots dans les blés je n'allais pas m'habiller.

—Assurément.

Elle se pencha au-dessus du carnet:

—C'est notre maison que vous faites là?

—Vous voyez; est-ce que vous la reconnaissez!

—Oui et non.

—Vous dessinez?

—Non; je dessinerai l'année prochaine au couvent.

—Vous allez au couvent l'année prochaine?

—J'y serais déjà si madame la comtesse n'avait pas voulu me garder parce que j'étais malade; il est venu un médecin de Paris qui a dit que je devais vivre en paysanne.

—Elle est bonne pour vous, madame la comtesse?

—Elle est bonne pour tout le monde.

—Je veux dire elle vous aime?

—Mais oui.

—Elle s'occupe de vous?

—Certainement.

—Vous la voyez souvent?

—Tous les jours quand elle est à Chambrais.

—Vous allez au château?

—Non, c'est elle qui vient.

Il jeta autour de lui un regard rapide, et ne voyant personne, il risqua une question plus décisive:

—Elle est votre parente, n'est-ce pas?

Claude fixa sur lui ses yeux profonds:

—Pourquoi me demandez-vous cela, monsieur?

—Par intérêt pour vous, car enfin c'est un honneur, d'être de la famille de la comtesse d'Unières.

Elle prit un air de hauteur étonnant pour une fillette de cet âge, mais qui, dans sa pensée, avait pour but certainement de couper court à ces questions:

—Je n'ai pas de parents.

—Qui vous a dit cela?

—Je le sais bien.

—Si vous vous trompiez?

—On me l'a dit.

—Si l'on vous avait trompée?

Elle le regarda de nouveau avec une anxiété qui contractait son visage:

—Vous connaissez mes parents?

—Voudriez-vous les connaître, vous? un père qui vous aimerait, près de qui vous pourriez vivre?

—Et une mère?

—Une mère aussi.

—Qui m'embrasserait?

—Qui vous embrasserait, qui vous chérirait.

—Où sont mes parents?

Elle dit ces quelques mets d'une voix vibrante qui criait son trouble.

—Je ne peux vous le dire... en ce moment.

—Alors pourquoi m'en parlez-vous? Qui êtes-vous?

—Un ami, le meilleur ami de celui que je crois votre père.

—Vous croyez! Vous ne savez donc pas?

—Pour que je sois sûr, il faudrait que j'eusse la preuve que vous êtes bien l'enfant que je suppose; et cette preuve, je ne l'ai pas encore tout à fait. Vous savez que votre naissance est entourée de mystère?

—C'est vrai.

—Il faut m'aider à l'éclaircir, ce mystère.

—Comment?

—En me disant tout ce que vous savez vous-même.

—Je ne sais rien.

—Intelligente comme vous l'êtes, vous avez dû remarquer dans votre enfance, depuis que vous êtes en âge de voir et de comprendre, des choses qui ont dû vous frapper.

—Ce qui m'a frappée, c'est quand maman Dagomer m'a dit que je n'étais pas sa fille, car je croyais que je l'étais, moi, vous comprenez?

—Elle vous a parlé de vos parents?

—C'est moi qui lui en ai parlé.

—Elle vous a dit?

—Elle m'a dit que je n'avais pas de parents; et comme je pleurais, car c'est triste de n'avoir pas de parents, vous savez, elle m'a dit que je ne devais pas me chagriner parce que M. le comte de Chambrais serait un père pour moi. Et je suis bien sûre qu'il a été aussi bon pour moi qu'un vrai père, le comte de Chambrais, quoiqu'il y eût des moments où il me regardait avec des yeux durs, comme si je lui avais déplu, comme s'il me détestait. Mais j'étais bête de croire ça puisqu'il m'a donné sa fortune; et quand on donne sa fortune à quelqu'un c'est qu'on l'aime.

—Elle ne vous a jamais parlé de votre maman, madame Dagomer?

—Jamais.

—Vous n'avez pas vu venir une dame qui, en vous caressant, en vous embrassant, vous aurait donné la pensée qu'elle pourrait être votre mère?

—Non, jamais je n'ai vu cette dame; il n'y a que madame la comtesse d'Unières qui me regarde avec tendresse, oh! si tendrement, et qui quelquefois me caresse, m'embrasse.

—Mais elle ne vous parle jamais de vos parents, madame d'Unières?

—Non, jamais. Sans doute qu'elle ne les connaît pas.

—Nous verrons cela. Et M. le comte d'Unières?

—Il est aussi très bon pour moi.

—Est-ce qu'il vous embrasse?

—Non, mais il me parle très doucement.

—Est-ce que vous vous rappelez avoir été dans un autre pays que Chambrais?

—Non.

—Et en dehors de la famille Dagomer vous n'avez jamais vu d'autres personnes que M. de Chambrais, le comte et la comtesse d'Unières vous témoigner de l'intérêt?

—Non, pas d'autres.

Tout cela était clair; elle ne savait que peu de choses sur elle, cette petite, mais ce peu confirmait ce qu'il avait pressenti: M. de Chambrais s'était fait le père de l'enfant de Ghislaine, et Ghislaine aimait sa fille.

C'était là le point essentiel; celui qui devait le guider dans la ligne qu'il adopterait: mariée à un homme qu'elle aimait, disait-on, elle était l'esclave de son amour maternel.

Il eût voulu la questionner encore, mais il était dangereux de prolonger cet entretien qui n'avait que trop duré; il ne fallait point qu'on remarquât ce tête-à-tête.

—A vous voir, dit-il, et bien que je ne vous connaisse que depuis quelques minutes, il est certain que vous êtes une jeune fille capable de réflexion et de discrétion. C'est dans votre intérêt que j'agis et pour votre bonheur. Depuis longtemps je vous cherche; ce n'est point un hasard qui, vous devez bien l'imaginer, m'a amené devant cette maison. Mais, pour que je puisse vous rendre à vos parents, comme je l'espère, il faut que personne ne sache ce qui s'est dit entre nous. Si nous avons été vus, vous regardiez mon dessin, voilà tout. Me le promettez-vous?

Elle inclina la tête.

—Je vais continuer mes démarches et bientôt, je vous le promets, nous nous retrouverons. Ne vous impatientez pas: soyez sûre que je travaille pour vous et pour eux. Alors, je pourrai parler et vous en apprendrez davantage.

A ce moment un chien courant parut dans le chemin.

—Papa Dagomer, dit-elle.

—Ne vous éloignez pas brusquement, murmura-t-il, ayez l'air de tourner autour de mon dessin.

C'était en effet Dagomer qui arrivait boitant tout bas. En apercevant Claude auprès de celui qui l'avait questionné la veille, il fit un geste de mécontentement.

—Bonjour, monsieur Dagomer, dit Nicétas, vous permettez que je fasse le portrait de votre joli pavillon?

—La rue est à tout le monde, répondit Dagomer d'un ton bourru.

Puis, s'adressant à Claude:

—Rentre donc à la maison; mouillée comme tu l'es, tu vas gagner froid.

Comme il allait la suivre on entendit le jacassement d'une pie; instantanément il dépassa la bretelle de son fusil, et sans ajuster il tira sur la pie qui passait en l'air à une dizaine de mètres; elle tomba les ailes étendues.

—Vous êtes adroit, dit Nicétas, et prompt.

—Comme ça: on n'en tuera jamais assez de ces bougresses-là; quand elles ont leurs petits, elles dépeuplent tous les nids.




IX

Ghislaine n'ayant pas accompagné le comte à Paris Nicétas ne put pas visiter le château, mais il s'en consola: au point où en étaient les choses, la conversation de M. Auguste ne lui aurait probablement rien appris.

Ce n'était pas à Chambrais qu'il devait continuer pour le moment ses recherches: c'était à Crèvecoeur, là où Claude avait été remise à Dagomer; il pouvait très bien ne rien trouver, mais il pouvait aussi avoir la chance de tomber dans la bonne piste.

Seulement, pour continuer ces recherches, pour aller à Crèvecoeur, pour payer les bavardages qu'il provoquerait, pour se faire délivrer les actes qu'il découvrirait, s'il en découvrait, il fallait de l'argent, et il n'en avait pas.

C'était à bout de ressources qu'il s'était décidé à revenir en France, comme la bête chassée revient épuisée à son point de départ, sans bien savoir pourquoi, et depuis son retour, il n'avait vécu que grâce à l'hospitalité que lui avait donnée un ancien camarade retrouvé à grand'peine. Mais le camarade n'était guère en meilleure situation que lui, si ce n'est qu'ayant un logement, il n'était pas exposé à coucher dehors. Après avoir essayé de tous les métiers en France, comme Nicétas en Amérique, il attendait maintenant son sauvetage d'un mariage, que son nom précédé d'une particule et sa belle figure devaient lui faire faire d'autant plus sûrement qu'il n'était pas difficile: jeune fille dans une situation intéressante, veuve compromise, vieille comédienne, il acceptait tout. Malheureusement la concurrence était telle qu'elle lui avait fait manquer plusieurs affaires; et puis, malgré sa belle figure et son nom, il aurait fallu pour l'achalandage de son commerce qu'il fût «petit rez-de-chaussée», et il n'était que sixième étage, et à Montmartre encore: à quoi bon s'appeler le baron d'Anthan si l'on ne pouvait pas donner son adresse!

—Compte sur moi quand je serai marié, avait-il dit.

Il semblait, étant donné le caractère bon enfant du baron, qu'on pouvait faire fond sur sa promesse; mais quand serait-il marié? Malgré les dix ou douze affaires en train, la date était problématique; cependant, en rentrant de Palaiseau, ce fut à lui que Nicétas s'adressa:

—Moi aussi j'ai une affaire.

—Un mariage?

—Mieux que ça: un entant.

—Déjà!

Il fallut qu'il expliquât son affaire, et en la racontant, elle se précisa pour lui: les beaux côtés qu'il voulait montrer lui apparurent plus beaux qu'il ne les avait vus tout d'abord, et en les groupant il leur donna une importance qu'il n'avait pas tout de suite appréciée à sa réelle valeur: bien entendu, il eut soin de ne prononcer aucun nom vrai, ni de personne ni de pays; si ce ne fut pas par discrétion, ce fut par prudence.

L'ami eut un mouvement d'envie en écoutant ce récit: une fillette de onze ans; soixante mille francs de rente dont jouirait le père pendant dix ans! Avait-il une chance, ce Nicétas! mais ce mauvais sentiment ne dura pas; avec soixante mille francs de rente, Nicétas devenait un camarade utile, et puis le pauvre diable avait eu assez de déveine; il était temps vraiment que la roue tournât.

—Que vas-tu faire? demanda d'Anthan.

—Avant tout, ce qu'il faut, c'est bien établir la situation de l'enfant.

—Tu la veux, n'est-ce pas?

—Parbleu!

—La mère a épousé un homme puissant!

—Très puissant, disposant d'une influence énorme.

—Riche?

—Très riche.

—Eh bien! dans ces conditions et aussi vu l'état de ta caisse, il me semble difficile que tu réussisses tout seul, il te faudrait l'appui de gens solides pour te guider, d'une agence par exemple; j'en connais deux, l'une derrière la Madeleine, l'autre au Marché-Saint-Honoré, qui je le crois, se chargeraient de l'affaire.

—Il faudrait partager avec elles, bien entendu.

—Dame!

—Soixante mille francs ne font déjà pas une trop forte somme.

—Encore quarante ou cinquante mille francs valent-ils mieux que rien du tout. Je comprends que tu rechignes devant les conditions trop dures que t'imposeraient des agences, mais comme ni toi ni moi nous ne sommes en bonne situation, il faut bien que tu te procures d'une façon quelconque les premiers fonds pour entrer en campagne.

—Il le faut, mais comment?

—Si tu veux faire un sacrifice j'ai ton homme. Un agent d'affaire appelé Caffié, un ancien avoué qui s'occupe de successions, de mariages, et qui est très fort.

—Il ne t'a pas marié.

—Pour deux raisons: la première c'est que j'ai des exigences pécuniaires qui rendent mon mariage difficile dans la clientèle de Caffié; la seconde, c'est que cette clientèle a des exigences,—comment dirai-je bien,—mondaines, morales qui font qu'elles ne m'acceptent point. En effet, cette clientèle se compose généralement de parents qui ont une tare, Caffié appelle ça une paille, des comédiennes en peine de filles à marier, des commerçants qui ont fait quelques faillites ou qui ont eu des ennuis avec la justice. Alors comme ils se trouvent par eux-mêmes dans des conditions particulières, ils veulent pour leur fille un gendre qui les relève; et ce gendre, c'est généralement à l'armée qu'on le demande: un officier fait toujours bien et il est doué d'un prestige qui me manque. Caffié a un annuaire d'officiers pauvres, qui offre un choix varié: les uns refusent, les autres acceptent, voilà l'homme, le veux-tu?

Nicétas n'avait pas la liberté du choix, autant celui-là qu'un autre, c'était déjà beaucoup d'en trouver un; s'il montrait trop d'exigences, il saurait bien défendre ses intérêts.

Le lendemain matin, ils sonnèrent à la porte de Caffié qui habitait rue Sainte-Anne, dans une vieille maison, un petit appartement enfumé où l'odeur des moisissures du plâtre et de la pierre se mêlait à celle des paperasses.

En quelques mots la présentation fut faite et d'Anthan se retira, laissant Nicétas en tête à tête avec le vieil agent d'affaires.

—C'est pour un mariage? demanda celui-ci en relevant sa longue taille voûtée pour toiser ce nouveau client dont le costume et la tournure ne paraissaient pas lui inspirer une bien vive sympathie.

—Non, c'est pour un enfant naturel.

—Que vous voudriez légitimer?

—Que je voudrais reconnaître.

—On peut toujours reconnaître un enfant naturel.

Caffié répondit cela du ton d'un homme qui ne voit pas bien en quoi ses conseils peuvent être utiles pour un acte aussi simple.

Et de son côté Nicétas reçut cette réponse en homme qui n'avait pas besoin qu'on la lui fît; ne savait-il pas par lui même, puisque c'était son cas, qu'on peut reconnaître et même légitimer un enfant dont on n'est pas le père?

—Voici mon histoire.

—C'est le mieux.

Mais cette histoire, il se garda bien de la faire véridique, surtout en ce qui se rapportait à la fortune léguée à l'enfant; pour que l'homme d'affaires n'eût pas de trop grosses exigences, il n'accusa que dix mille francs de rente; de même pour la mère, il arrangea la réalité, elle devint la femme d'un commerçant.

Cependant, par ses questions qui toutes portaient, Caffié le força à préciser plusieurs points qu'il aurait préféré laisser dans une obscurité protectrice.

—Qu'est-ce que vous voulez? demanda Caffié quand Nicétas fut arrivé au bout de son récit.

—Reconnaître ma fille.

—Pourquoi?

—Comment pourquoi? mais parce que je suis son père.

—Dans quel but tenez-vous à être son père?

—Mais....

—Vous comprenez, mon cher monsieur, qu'il faut que sache ce que vous voulez, et que le mieux est de parler net; ici vous êtes à confesse; si vous ne dites pas tout, tant pis pour vous: est-ce à l'enfant que vous tenez, ou au revenu de la fortune qui lui a été léguée?

—A l'enfant et au revenu.

—L'enfant, vous pouvez le reconnaître, et d'autant mieux que la mère, ne l'ayant pas reconnu elle-même, n'a pas la parole devant la justice pour contester votre dire; dans l'acte de reconnaissance vous pouvez même indiquer la mère dans un but de recherche de maternité, si vous trouvez un notaire qui consente à insérer cette indication, car un officier de l'état civil ne la recevrait pas; à la vérité, cette indication de la mère faite sans mandat de celle-ci n'aurait aucun effet contre elle, mais il pourrait y en avoir d'autres que vous sentez sans que je précise: scandale, intimidation, etc. Vous me suivez, n'est-ce pas?

—Parfaitement.

—Maintenant cette reconnaissance sera-t-elle contestée? Cela est certain. Le tuteur de l'enfant aura même de fortes raisons à vous opposer, car vous ne savez même pas où est né cet enfant que vous réclamez, vous n'avez même pas son acte de naissance.

—Parce qu'on m'a caché cette naissance.

—Je sais bien. Je vous présente la défense de l'adversaire, pour vous montrer que l'affaire n'ira pas sur des roulettes, qu'il faudra manoeuvrer, et que celui qui conduira cette manoeuvre devra être un malin. Je passe au revenu. D'abord l'enfant jouit-elle du revenu de la fortune qui lui a été léguée? C'est à savoir. Vous le croyez, mais vous n'en êtes pas sûr. Il se peut très bien que, par une sage précaution, un âge ait été fixé par le testateur où elle aura la jouissance de ce revenu. J'admets qu'elle ait cette jouissance; j'admets que votre reconnaissance soit admise, résulte-t-il de tout cela que vous allez, en qualité de père, jouir vous-même de ce revenu et administrer la fortune de votre fille?

—Le père n'est-il pas le tuteur de ses enfants?

—Le père légitime, oui. Mais le père naturel, c'est autre chose, et il faut distinguer. Il n'est pas tuteur légal, celui-là, et pour qu'il ait la tutelle de son enfant naturel reconnu, il faut qu'elle lui soit conférée par le conseil de famille. Croyez-vous que ce conseil de famille composé de trois amis de l'enfant, auxquels se joindraient très probablement le juge de paix eu égard à votre situation, vous conférerait la tutelle? J'admets que vous êtes tuteur, cela vous donne l'administration de la fortune de votre fille, mais les revenus? Je dois vous dire que là-dessus les auteurs ne sont pas d'accord, et que le plus grand nombre refusent même au père naturel la jouissance de ce revenu.

A mesure que Caffié parlait, la figure de Nicétas s'allongeait.

—Mais alors, s'écria-t-il, le père qui reconnaît son enfant n'a donc aucuns droits sur lui?

—Si, il a le droit de garde, d'éducation, de correction, c'est-à-dire que l'enfant lui est remis pour qu'il le dirige comme il veut. De plus, il a le droit de rechercher la maternité au nom de son enfant, et si la mère est dans une situation où cette recherche doit la déshonorer, si elle est riche, il y a là matière à organiser un chantage au salé....

Au salé?

—C'est un mot d'argot qui, dans l'espèce, signifie un enfant. Ce chantage peut être très fructueux, et même beaucoup plus que ne le seraient et l'administration et la jouissance de la fortune de l'enfant. Voilà pourquoi, en commençant, je vous demandais de dire ce que vous vouliez.

Nicétas éprouva un moment d'embarras; le regard froid de ce vieux bonhomme le troublait, il voyait trop loin.

Cependant, il fallait répondre.

—Ce que je voulais, c'était l'enfant, mais les difficultés que vous me montrez me rendent très perplexe. Je réfléchirai.

—Ah! ah! vous réfléchirez. Voulez-vous que je vous dise à quoi vous réfléchirez? aux moyens de vous passer de moi ou d'un autre. Eh bien, écoutez mon conseil: il n'y a pas de questions plus délicates que celles qui touchent aux enfants naturels, n'essayez pas de les aborder sans un bon guide, vous vous feriez rouler et vous vous casseriez le cou. Il vaut mieux partager avec un homme habile ce que celui-ci vous fait obtenir, que de n'avoir rien du tout.

—Et vos conditions?

—Nous partagerions.

—Je réfléchirai.

—Prenez votre temps, dit Caffié, en jetant un regard ironique sur la tenue de son futur client.




X

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Vraiment ce vieux crocodile en parlait à son aise.

La situation telle que Caffié venait de la présenter n'était pas du tout celle qu'il imaginait avant cette consultation. De la loi, il ne savait que ce qu'il en avait appris par expérience: ainsi il avait vu que les pères et mères jouissaient des revenus des héritages que faisaient leurs enfants et il savait même que cela s'appelait l'usufruit légal, ce qui dit tout,—établi par la loi; de même il avait vu aussi que les pères avaient toujours la tutelle de leurs enfants: tutelle légale, établie par la loi.

Avant tout, il devait se renseigner; le crocodile n'était pas un homme à qui l'on pouvait se fier, et il n'y avait rien que de vraisemblable à admettre qu'il eût cherché à l'effrayer: «Il n'y a pas de questions plus délicates que celles qui touchent aux enfants naturels, n'essayez pas de les aborder sans un bon guide, vous vous feriez rouler»; c'était peut-être vrai, mais ce qui l'était plus encore, c'était ce qui se cachait sous ces paroles: il voulait faire payer ses services, le bon guide, et pour cela il exagérait à l'avance les difficultés et les dangers du chemin.

Il eût eu quelques louis en poche qu'il se serait adressé à un avocat pour lui demander une consultation, mais comme les louis manquaient et aussi les pièces de cinq francs, il n'avait qu'à s'adresser à la loi elle-même. Justement il venait d'arriver place Louvois, la Bibliothèque était devant lui: rien de plus simple que d'entrer et de se faire donner un Code.

C'était la première fois qu'il en ouvrait un, mais cela ne l'embarrassait point: tous les livres ont une table, il n'avait qu'à chercher au mot «Enfant naturel», il trouverait là sûrement les indications qui lui étaient nécessaires.

Il ne trouva rien du tout, pas même le mot «Enfant naturel», il était bien question de la présentation des enfants à l'officier de l'état-civil, des enfants trouvés, des enfants de troupe, mais c'était tout.

Il resta un moment embarrassé. Où diable chercher dans cet énorme volume? Il réfléchit un moment en feuilletant cette table. Que voulait-il? Reconnaître sa fille. Le mot «Reconnaissance» le mettrait peut-être sur la voie: «Reconnaissance d'enfant, civ. 62-334.» Il était sauvé.

Mais ces petites phrases courtes précédées d'un numéro, rédigées en un style simple qui semble la clarté même, ne livrent pas leur secret à une première lecture, et, pour peu qu'on ait quelque intelligence, on sent vaguement qu'à côté de ce qu'elles disent il y a un tas de choses qu'il faut préalablement savoir pour s'y reconnaître.

Plus il lut et relut la section de la Reconnaissance des enfants naturels, qui se renferme cependant dans une dizaine d'articles, moins il la comprit.

Il alla au bureau des conservateurs, et aussi poliment qu'il put, il demanda qu'on lui indiquât les meilleurs livres de droit qui traitaient la question des enfants naturels.

—Voulez-vous Dalloz, Laurent, Demolombe, Bonnier, Demante, Toullier, Aubry et Rau? répondit le conservateur, habitué à ne s'étonner d'aucune demande du public, même des plus hétéroclites, voulez-vous....

—Je voudrais celui que vous me conseillerez vous-même.

—Je ne suis pas jurisconsulte, répondit le conservateur qui était vaudevilliste.

—Ni moi non plus.

—Vous étudiez peut-être pour le devenir?

—Pas précisément.

—Je vais vous faire donner Demolombe.

Si le Code avait été obscur pour Nicétas, parce qu'il n'en disait pas assez, Demolombe le fut parce qu'il en disait trop; sèche la loi; diffus, confus le commentaire.

Ce n'était pas sa première exaspération contre cette loi barbare qui l'avait fait le misérable qu'il était, elle l'avait écrasé de tout son poids, paralysé, anéanti; les autres en avaient tiré contre lui tout le parti qu'ils voulaient; et voilà que quand, à son tour, il voulait en tirer parti contre les autres, elle restait muette.

Il en était encore à compulser son traité de la Paternité et de la filiation, quand la Bibliothèque ferma, et il se trouvait plus embarrassé, plus perplexe qu'en entrant.

Cependant, de tout ce qu'il avait lu se dégageait un fait certain, résultant d'un article de cette odieuse loi, c'est que pour l'enfant dont on recherchait la maternité, on devait prouver qu'il était identiquement le même que celui dont la mère était accouchée, et qu'on n'était reçu à faire cette preuve par témoins que lorsqu'on avait déjà un commencement de preuve par écrit.

N'avait-il pas eu une habileté diabolique, ce vieux comte de Chambrais, d'enlever sa nièce dans un pays étranger où il était presque impossible de la suivre?

S'il parvenait jamais à découvrir l'endroit où elle était accouchée, il semblait que c'était à Crèvecoeur qu'il devait tout d'abord le chercher; il irait donc à Crèvecoeur, si faibles que lui parussent les chances d'obtenir un résultat, et comme l'argent qu'il avait en poche ne lui permettait pas de prendre le chemin de fer, il irait à pied; la forêt de Crécy dans la Brie, cela ne devait pas être très loin de Paris.

Au temps où il habitait la rue de Savoie, il passait souvent, lorsqu'il revenait de la rive droite chez lui, sur le quai Voltaire, et à une boutique de ce quai, il avait vu des cartes étalées, qu'il s'était plus d'une fois amusé à regarder. Peut-être le hasard ferait-il, un bienheureux hasard qui ne l'avait jamais gâté, qu'il y aurait une carte en montre sur laquelle il pourrait tracer son itinéraire.

Il alla donc quai Voltaire, en sortant de la Bibliothèque.

Mais le hasard sur lequel il avait compté ne lui fut pas favorable; à la vérité, une grande carte de France était accrochée à la devanture de la boutique, mais si haut qu'il lui était impossible de lire le nom des pays au-dessus de la Loire. C'était bien là sa chance habituelle.

Cependant il ne se fâcha pas; mais entrant dans le magasin il demanda, comme s'il voulait les acheter, les cartes de l'état-major qui comprenaient la Brie, et les étalant les unes à côté des autres, sur une table, d'un coup d'oeil rapide il trouva son chemin à partir de Paris; puis le format du collage sur toile ne lui convenant pas pour entrer dans ses poches, il remercia et sortit.

Il était fixé: il quittait Paris par la barrière du Trône, traversait le bois de Vincennes, Joinville, Champigny, la Queue-en-Brie, Tournan, et il arrivait à Crèvecoeur, situé à l'entrée de la forêt de Crécy; en tout, cinquante kilomètres environ.

Mais ce n'était point une distance pour l'effrayer: il en avait parcouru de plus longues sans chemins tracés quand il était officier au Pérou, ou gardien de troupeaux au Texas: la vie d'aventurier a au moins cela de bon qu'elle donne de l'initiative à l'esprit et du courage aux jambes; ce n'était point quand il raclait du violon aux Conservatoires de Vienne et de Paris qu'il aurait envisagé d'un oeil calme cent kilomètres à faire à pied et deux ou trois nuits à coucher à la belle étoile.

Le lendemain matin, à deux heures, il quittait les hauteurs de Montmartre encore noires et descendait dans Paris; quand il arriva au Château-d'Eau, une lueur blanche éclairait le ciel au bout du boulevard Voltaire; à la barrière du Trône, il faisait jour; et sur le cours de Vincennes, il croisait les voitures des paysannes qui, en une longue file, s'en allaient à la halle, laissant derrière elles une bonne odeur de fraises. A Champigny, il acheta une livre de pain, et au haut de la côte, assis dans l'herbe, à l'ombre d'un petit bois, il déjeuna en regardant le panorama de Paris, qui, au delà de la verdure du bois de Vincennes, se perdait dans la brume et la fumée.

—Oui, le terrain était bon, et s'il l'exploitait adroitement, il en tirerait quelque chose, la moisson ne se ferait pas attendre.

Il se remit en route, et sans se presser, mais d'un bon pas régulier, il traversa les plaines monotones de la Brie. A cinq heures du soir, il arrivait à la Houssaye, et peu de temps après il apercevait un tout petit village qui se détachait sur la masse sombre d'une forêt: c'était Crèvecoeur.

Alors il s'arrêta; avec une branche cassée et une poignée d'herbe, il fit la toilette de son pantalon et de ses souliers couverts d'une épaisse couche de poussière blanche, de façon à ce qu'on ne pût pas le prendre pour un pauvre diable qui arrive à pied de Paris; de la station voisine, c'était admissible, mais de Paris il n'eût trouvé crédit nulle part.

Quand il entra dans le village, son peu d'importance lui donna bon espoir; il n'était pas possible que dans un pays composé seulement de quelques maisons, où tout le monde devait être amis ou ennemis, on n'eût pas gardé le souvenir non seulement de Dagomer et de sa famille, mais encore de ce qui les touchait.

En route, il avait bâti son plan, qui était très simple: il recherchait des renseignements sur une petite fille mise en nourrice chez Dagomer dix ou onze ans auparavant; cette petite fille venait de faire un gros héritage, et l'on paierait une forte prime à celui qui procurerait ces renseignements... aussitôt qu'ils auraient été reconnus bons.

Ce fut ce qu'il expliqua au secrétaire de la mairie, un vieil instituteur en retraite qui, n'ayant jamais quitté Crèvecoeur, devait se rappeler Dagomer.

—S'il se rappelait Dagomer? Bien sûr qu'il se le rappelait. Un brave garçon. Peut-être un peu dur aux braconniers, mais il était payé pour ça; et puis les braconniers n'étaient vraiment pas raisonnables non plus; jamais satisfaits. Seulement, quant à se rappeler un nourrisson qu'on aurait mis chez les Dagomer, c'était impossible, par cette raison que les Dagomer n'avaient jamais eu de nourrisson.

—Pourtant ils étaient arrivés à Chambrais avec une petite fille âgée maintenant de plus de onze ans, et comme ils avaient quitté Crèvecoeur depuis dix ans, à l'époque de leur départ cette enfant avait plus d'un an.

Tout fut inutile: insistance, raisonnements; le vieil instituteur ne pouvait pas se rappeler ce nourrisson puisque les Dagomer n'en avaient jamais eu: tout Crèvecoeur le dirait comme lui.

Alors il fallut bien que Nicétas admit ce qui lui était venu plus d'une fois à l'esprit, sans qu'il voulût l'accepter: née à l'étranger, Claude avait été ramenée en France au moment même où Dagomer était venu habiter Chambrais, et personne, à l'exception de Ghislaine, ne devait connaître le lieu de naissance de l'enfant.

La déception fut rude; mais il n'était point dans son caractère de s'abandonner; il fallait réfléchir. En venant, il avait vu une prairie où l'on mettait du foin en meules; il serait bien là pour passer la nuit en se faisant un lit dans le foin chaud quand les paysans auraient quitté les champs.

Il y dormit en effet d'un bon sommeil jusqu'au lendemain matin, et au soleil levant, il reprit le chemin de Paris.

Ce n'était pas lui qui le voulait, c'était la fatalité: puisqu'il ne lui restait que ce moyen, il fallait bien qu'il le subît: tant pis pour Ghislaine s'il le lui faisait au salé, comme disait Caffié.

Il était las en montant à dix heures du soir les six étages de son ami d'Anthan, cependant il n'attendit pas au lendemain pour la lettre qu'il avait préparée:

«Madame,

«Je rentre en France et trouve ma fille, qui est aussi la vôtre, installée chez un garde, au lieu d'occuper auprès de sa mère, la place à laquelle elle a droit. Je ne puis tolérer cela et mon devoir est de prendre sa défense. Je vous attendrai après-demain, à trois heures, aux abords de la Mare aux Joncs. S'il vous était impossible de vous y trouver, je me présenterais au château.

«NICÉTAS»

Il redescendit l'escalier dont les marches étaient terriblement dures pour ses genoux, et jeta sa lettre dans la boîte d'un débit de tabac.

FIN DE LA TROISIÈME PARTIE




QUATRIÈME PARTIE




I

Le jour où Ghislaine reçut cette lettre, elle avait passé une partie de la matinée au pavillon du garde, car depuis l'entretien qui avait définitivement fixé le sort de Claude, elle montrait, beaucoup plus librement qu'avant, sa tendresse pour sa fille.

N'avait-elle pas l'autorisation de son mari, et à l'avance n'était-elle pas certaine que, quoi qu'elle fît, il ne s'en inquiéterait pas?

Maintenant elle ne prenait plus des prétextes pour l'aller voir, et franchement elle disait: «Je vais près de Claude»; arrivée chez le garde, elle ne se cachait plus pour laisser paraître son affection, et franchement aussi elle embrassait sa fille.

Le plus souvent elle l'emmenait dans le parc, et quand elles étaient assises, en tête à tête, à l'abri de la curiosité des enfants Dagomer ou des passants, elle la faisait causer en l'interrogeant doucement.

Ce n'était point sur de graves sujets qu'elle la mettait, mais simplement sur ceux où, pouvant forcer par d'adroites questions sa réserve toujours un peu craintive, elle l'amenait à se livrer. N'était-ce pas cela qui touchait son coeur de mère: savoir ce qu'était cette enfant qu'elle n'avait pas toujours près d'elle, et qu'une observation constante dans les choses importantes comme dans les riens, dans la joie comme dans le chagrin, la bonne humeur ou la colère, ne pouvait pas lui faire connaître à fond, avec sa vraie nature.

Et c'était cette vraie nature qui l'intéressait, qui l'inquiétait: par où tenait-elle de son père, par où s'en éloignait-elle?

Sous cette main douce et caressante, le coeur de Claude s'ouvrait; avec un abandon plein de confiance, elle bavardait, disant tout ce qui lui passait par la tête, tout ce qu'elle avait dans l'esprit; d'un mot, Ghislaine la redressait, la soutenait, et par des histoires qu'elle arrangeait, par des exemples la conduisait où elle voulait qu'elle allât.

Quelquefois aussi il était question des leçons, c'est-à-dire que Claude en parlait, car Ghislaine, qui connaissait la susceptibilité de lady Cappadoce, veillait à ne pas donner à son ancienne gouvernante des sujets d'inquiétude.

—Ah! si lady Cappadoce m'expliquait les choses comme vous, disait Claude.

—Lady Cappadoce est une maîtresse.

—Et vous?

—Moi, chère enfant, moi... je n'en suis pas une.

Et Ghislaine était obligée de s'arrêter, car le mot qui lui montait du coeur, elle ne pourrait jamais le prononcer, et il ne fallait pas que, par une imprudence, par un entraînement, elle permît à Claude de le prononcer elle-même, sinon en ce moment, au moins plus tard.

On ne parlait pas toujours, il y avait aussi des moments de silence et de recueillement où elles restaient les yeux dans les yeux; alors Ghislaine attirait Claude contre elle, et de son bras elle l'enveloppait doucement.

C'était à Chambrais que Nicétas avait adressé sa lettre, et il avait calculé qu'à l'heure où Ghislaine la recevrait, M. d'Unières devrait être à la Chambre,—ce qui serait parfait, car elle serait troublée, et pour le succès de sa combinaison, il ne fallait pas qu'elle trahit une trop vive émotion devant son mari.

Mais ce calcul se trouva faux; au lieu d'aller à la Chambre, le comte était resté au château pour préparer un discours important qu'il devait prononcer le lendemain, et après le déjeuner il s'était installé dans la bibliothèque avec sa femme près de lui, comme toujours lorsqu'il travaillait. N'était-elle pas son inspiration et sa conscience? Il trouvait plus vite lorsqu'elle était là. Et il n'était sûr d'un effet ou d'un argument que lorsqu'après discussion elle l'avait approuvé.

Le domestique qui recevait le courrier en faisait le tri, mettant dans une corbeille ce qui était pour le comte, et sur un plateau les lettres à l'adresse de la comtesse. Quand il entra dans la bibliothèque, le comte, qui était devant une grande table couverte de volumes du Journal officiel, n'interrompit point son travail; mais Ghislaine, assise à un petit bureau dans l'embrasure d'une fenêtre, posa le livre qu'elle lisait, et commença à ouvrir les lettres.

Bien qu'elle sût à l'avance à peu près ce qu'elles contenaient, et justement même par ce qu'elle savait qu'elles étaient des demandes de secours, il fallait qu'elle les lût tout de suite pour y répondre sans retard, ou pour faire faire les recherches auxquelles elles donnaient lieu.

Elles étaient ce jour-là nombreuses et déjà elle en avait lu plusieurs, lorsqu'elle ouvrit celle de Nicétas.

«Je rentre en France et trouve ma fille qui est aussi la vôtre....»

Elle n'alla pas plus loin: un voile avait passé devant ses yeux, son coeur s'était arrêté.

Heureusement la lettre était posée sur le bureau sans quoi elle serait tombée, ou elle aurait été secouée de telle sorte dans sa main tremblante que l'attention du comte eût été provoquée.

Lui! depuis onze ans elle l'attendait; mais les angoisses des premières années; toujours vaines, avaient fini par lui donner une sorte de confiance; si elle devait l'attendre, n'était-il pas permis d'espérer qu'il ne reviendrait point; douze années s'étaient écoulées sans qu'il reparût, n'y avait-il pas des chances pour que d'autres s'écoulassent encore? Quels droits avait-il sur elle, d'ailleurs, et sur Claude dont il ne connaissait même pas l'existence?

Elle fit un effort pour ne pas s'abandonner, et la tête basse, à la dérobée, rapidement elle jeta un coup d'oeil du côté de son mari: absorbé dans son travail, il n'avait rien remarqué, et penché sur sa table, il continuait à prendre des notes; sa plume en écrivant craquait avec un bruit régulier.

Elle était comme paralysée de corps et d'esprit. Quelle contenance tenir? Que faire? Elle ne savait. Et même elle était incapable de se poser une question raisonnable.

La lettre restait ouverte sur le bureau, sans qu'elle osât même la faire disparaître, et cependant elle sentait vaguement que son mari pouvait se lever, venir à elle comme il le faisait à chaque instant, et machinalement, sans intention, laisser tomber son regard sur cette feuille de papier, où le mot «votre fille» flamboyait, croyait-elle, se détachant en caractères d'affiche. Dans leur étroite intimité, ils n'avaient pas de secrets l'un pour l'autre, et si monsieur ouvrait ses lettres, si madame ouvrait les siennes, en réalité elles étaient les unes et les autres pour monsieur aussi bien que pour madame, pour madame aussi bien que pour monsieur.

Il semblait, autant qu'elle pouvait avoir une idée, que la première chose à faire était de cacher cette lettre. Mais comment? Dans les circonstances ordinaires, rien n'eût été plus simple que d'ouvrir un tiroir du bureau et de la mettre dedans. Elle n'osait pas. La glisser dans sa poche? Elle n'osait pas non plus, s'imaginant que le froissement du papier allait crier sa honte.

Et la terrible feuille était devant ses yeux, hypnotisante.

Comme elle allait se remettre à lire, elle sentit que son mari se tournait vers elle. Alors, elle le regarda; il ne s'était point levé et ne paraissait pas disposé à quitter son travail:

—Te rappelles-tu la date de mon discours à propos de l'ordre du jour Bunou-Bunou.

L'ordre du jour Bunou-Bunou! Dans toute autre circonstance, elle eût donné la date de jour, de mois, d'année. Mais en ce moment, comment réfléchir, chercher, se rappeler? Et cependant, elle devait répondre sans que sa voix trahit son bouleversement.

—A peu près trois ans, il me semble.

—Trois ans. Dis plutôt sept ans. Comment ta mémoire si ferme peut-elle se tromper de tant d'années?

—Sans doute, je fais une confusion.

—Ne cherche pas, je vais vérifier.

Quittant sa table, il passa dans une pièce voisine qui servait d'annexe à la bibliothèque.

Alors elle se jeta sur la lettre, et d'un coup d'oeil la lut, puis vivement elle la mit dans sa poche.

Il n'était que temps, le comte rentrait, il vint à elle.

—Je te fais mes excuses, dit-il, tu étais plus près que moi de la vérité; il y a quatre ans.

Comme elle avait ordinairement le triomphe modeste, il ne s'étonna pas qu'elle ne répondît point, et tranquillement il retourna à son travail. Il fallait qu'elle prît un parti, et tout de suite, puisque c'était pour le lendemain même qu'il fixait son rendez-vous.

S'attendant depuis son mariage à le voir surgir d'un moment à l'autre, elle avait bien des fois examiné la question de sa défense, et elle s'était toujours dit qu'alors elle devrait avoir recours à cette arme dont son oncle lui avait parlé avant de mourir.

Quelle était cette arme? Elle ne le savait pas au juste. Une lettre sans doute qui lui fermerait la bouche s'il voulait parler; mais quelle qu'elle fût, elle devait être efficace puisque son oncle lui avait recommandé d'en faire usage; il fallait donc qu'avant tout elle la réclamât au notaire chez qui elle était déposée et que tout de suite elle allât à Paris.

Bien qu'il fût scrupuleusement observé qu'elle restât auprès de son mari quand il travaillait, elle n'hésita pas; n'était-ce pas son honneur et son repos, le bonheur de l'homme qu'elle aimait, la vie même de sa fille qui se trouvaient en jeu?

—Si tu ne t'y opposes pas, dit-elle d'une voix qu'elle s'efforçait d'affermir, je partirai pour Paris.

Il fut stupéfait:

—Comme ça, tout de suite?

Il fallait qu'elle donnât une raison, bien qu'il ne lui en demandât pas, et que pour la première fois elle ne fût pas franche.

—Parmi ces lettres, il s'en trouve une qui exige une solution immédiate.

—Tu seras longtemps?

—Strictement ce qu'il faut pour aller et revenir.

Il sonna et commanda d'atteler.

—Certainement tu me retrouveras au travail, dit-il, car ça ne va pas aller, et je suis sûr que demain à la Chambre tu sentiras toi-même que ton aide m'a manqué.

Il voulut la mettre lui-même en voiture, et la portière fermée, il recommanda au cocher de marcher rondement.

A trois heures, les chevaux, blancs d'écume, s'arrêtaient devant les panonceaux de M. Le Genest de la Crochardière, et Ghislaine entrait dans l'étude. C'était la première fois qu'elle venait chez son notaire, car quoi qu'elle eût dû mettre bien souvent sa signature au bas d'actes notariés, on était toujours venu les lui faire signer à l'hôtel de la rue Monsieur. Quand elle se trouva dans une grande pièce où sur des tables a pupitre en bois noirci travaillaient une dizaine de clercs, elle se trouva intimidée sous le feu de tous ces yeux qui s'étaient levés sur elle. Mais le second clerc, qui la connaissait et qui dirigeait cette étude, accourut avec les démonstrations de la plus respectueuse politesse:

—Madame la comtesse désire voir M. Le Genest, sans doute, je vais m'informer s'il peut recevoir.

Le notaire lui-même apporta la réponse en venant au-devant de sa cliente qu'il fit entrer dans son cabinet.

La demande que Ghislaine avait à présenter était bien simple, cependant ce fut avec un extrême embarras qu'elle s'expliqua. Heureusement depuis longtemps le vieux notaire était habitué à ne pas laisser deviner qu'il remarquait la gêne d'un client; encore moins d'une cliente. Aussitôt qu'il put comprendre ce dont il s'agissait, il alla à une grande caisse qu'il ouvrit, et en tirant la pièce qui lui avait été confiée par M. de Chambrais, il la remit à Ghislaine.

Elle eût voulu sortir au plus vite pour déchirer l'enveloppe et lire cette pièce, mais le notaire ne lui en laissait pas la liberté: il parlait de Claude, et il fallait bien qu'elle l'écoutât.

—Par M. le comte d'Unières, j'ai appris tout l'intérêt que vous inspire cette chère enfant et toute la tendresse que vous lui témoignez. Dans son isolement, c'est un grand bonheur pour elle: une mère, me disait M. le comte, n'aurait pas plus d'affectueuse sollicitude.

Il continua assez longtemps ainsi; mais sans insister cependant, et en gardant la mesure qu'il savait mettre en tout.

Enfin elle put se lever et, conduite par le notaire, regagner sa voiture.




II

Accotée dans un coin de son coupé, les glaces relevées, Ghislaine put déchirer l'enveloppe que le notaire lui avait remise.

Elle ne contenait qu'une lettre et une note écrite par son oncle; ce fut par cette note qu'elle commença: «La lettre ci-jointe m'a été remise par son auteur le jour même où elle a été écrite; elle est la preuve, elle est l'aveu d'un crime qui, je l'espère, restera ignoré; mais si jamais il était découvert, elle porterait témoignage contre le coupable.

«CHAMBRAIS.»

Vivement elle passa à la lettre, et le début elle le lut sans trop d'émotion: que lui importaient ces déclamations, que lui importaient ces plaintes et ces cris de révolte!

Mais aux mots: «Je vous aimais», l'indignation la suffoqua comme si c'était une déclaration: elle le voyait devant elle, elle l'entendait, et dans son coeur résonnaient encore les éclats sourds de sa voix heurtée.

Elle reprit, et sans s'arrêter alla jusqu'au bout; mais arrivée à la dernière ligne, elle chercha si c'était tout.

Une arme, disait son oncle; le crime découvert peut-être, une accusation au moins contre le coupable et nécessairement la défense de l'innocente; mais ce n'était pas sur cela qu'elle avait compté; découvert le crime ne l'était pas, et ce qu'elle avait cru trouver c'était un moyen pour qu'il ne le fût jamais.

A quoi en ce moment cette lettre pouvait-elle lui servir? Elle ne le voyait pas, et restait dans un inconnu dont le mystère l'épouvantait. Que ne pas craindre d'un homme capable de tout.

En sortant de chez le notaire, le cocher était venu rue Monsieur pour changer de chevaux; elle descendit de voiture et serra la lettre avec la note de son oncle dans un meuble où elles devaient être en sûreté: inutiles en ce moment, elles devenaient peut-être le lendemain l'arme qu'elle était venue chercher, car maintenant qui pouvait savoir ce que serait ce lendemain?

Ne trouvant rien pour se défendre sous le coup immédiat de la déception, elle s'était dit qu'avec la réflexion et en se remettant de cet écrasement, il lui viendrait sans doute une idée.

Mais la route se faisait, les villages défilaient devant elle! Bourg-la-Reine, la Croix de Berny, le pont d'Antony et elle restait paralysée dans son impuissance; il lui semblait qu'au lieu de la surexciter comme elle l'avait cru, le mouvement rapide de la voiture l'engourdissait et elle se sentait entraînée en imagination comme elle l'était en réalité: rien pour la retenir, rien pour la guider, l'éclairer, et au bout le gouffre dans lequel tombaient avec elle, entraînés par elle, ceux qu'elle aimait: son mari, sa fille.

C'était vainement aussi qu'elle cherchait à prévoir ce qu'il pouvait contre elle et contre eux: tout sans doute, puisqu'il avait écrit cette lettre.

Quand même elle lui résisterait, elle le repousserait, c'était la lutte; et dans cette lutte, le repos, le bonheur, l'honneur de son mari ne seraient-ils pas atteints?

A cette pensée, une sueur froide la syncopait: lui, malheureux par elle! Dix années d'amour et de bonheur s'effondrant dans la honte! Que n'avait-elle cru ses craintes, quand aux instances de son oncle elle répondait par un refus; elle la frappait, cette punition qu'elle sentait alors suspendue sur sa tête.

Dans son désarroi et sa confusion, si profonds que fussent son trouble et son émoi, elle n'avait cependant pas une seule fois admis la possibilité de l'abandon et de la fuite: il voulait la voir, il la verrait; car ne pas aller au rendez-vous qu'il lui donnait ou lui faire fermer la porte quand il se présenterait, c'était remettre le danger au lendemain et non l'écarter: repoussé par elle, que ne ferait-il pas, à qui ne s'adresserait-il pas? Avant tout, elle devait savoir ce qu'il voulait. Après, elle aviserait.

La Mare aux Joncs, le lieu de rendez-vous qu'il avait choisi, était un des endroits les plus sauvages et les plus déserts de la forêt: une combe étroite entourée de collines boisées, point de chemin pour y arriver, mais seulement d'étroits sentiers tortueux, des grands arbres sur les bords de la mare et toute une végétation foisonnante de roseaux, sur les collines d'épais taillis, elle serait là à sa discrétion; si personne ne pouvait entendre ce qu'ils diraient, personne non plus ne viendrait à ses cris si elle appelait, et il ferait d'elle ce qu'il voudrait; bien qu'elle fût brave ordinairement, jamais elle ne s'exposerait à ce danger; ce serait folie.

Mieux valait encore le laisser pénétrer jusqu'à elle dans le château, malgré sa répulsion et son dégoût. Au moins, n'y serait-elle pas seule et sans secours.

Ce lui fut un soulagement de s'être arrêtée à cela.

Sans doute elle ne savait ni ce qu'elle dirait, ni comment elle se défendrait, mais au moins elle n'était plus dans l'irrésolution.

Quand elle entra dans la bibliothèque, elle trouva son mari au travail, et en la voyant il eut un sourire d'heureuse surprise.

Tendrement il l'embrassa.

Mais il la connaissait trop bien, ils étaient trop intimement, trop profondément liés l'un à l'autre pour qu'il ne sentît pas dans cette étreinte qu'elle était troublée.

—Tu as éprouvé une contrariété, dit-il en la regardant.

—Pas d'autre que celle de n'être pas restée près de toi.

—J'ai travaillé quand même; malgré tout, je crois que demain tu seras contente.

Ainsi qu'il avait été convenu entre eux, il croyait qu'elle assisterait le lendemain à la séance de la Chambre.

—Veux-tu que je t'indique les points principaux de mon discours?

—Certainement.

Elle se débarrassa de son chapeau et prit sa place ordinaire devant son petit bureau, tandis qu'il s'asseyait sur un coin de la grande table. Alors il commença, les yeux fixés sur elle; mais il n'alla pas loin:

—Est-ce que tu trouves que je ne suis pas dans le vrai? demandât en s'arrêtant.

—Je ne trouve pas cela du tout.

—Tu as l'air de ne pas me suivre.

—Mon air te trompe.

Elle était au supplice, car elle avait beau faire, elle sentait qu'à certains moments sa volonté lui échappait; alors son regard trahissait sa préoccupation, et comme il ne la quittait pas des yeux, tout de suite il s'apercevait de ce désaccord.

Il fallait qu'elle s'appliquât! n'en aurait-elle pas la force, faible coeur qu'elle était?

—Continue, dit-elle, je t'assure que je te suis.

—Si tu trouves cela mauvais ou à côté, dis-le franchement, je t'en prie.

—Mais non, je ne trouve pas cela mauvais; qui peut te donner cette idée?

Il reprit.

Ce fut elle à son tour qui ne le quitta pas des yeux.

De temps en temps elle faisait un geste d'approbation ou bien elle murmurait:

—Bien, très bien.

—N'est-ce pas?

Alors il s'échauffa, et de l'analyse toute sèche de son discours, il passa peu à peu à des développement sous lesquels se sentait le mouvement oratoire.

A le suivre ainsi, elle se laissa prendre à ce qu'il disait et à oublier sa propre situation, suspendue qu'elle était aux lèvres et aux yeux de son mari, complétant par la pensée les effets qu'il laissait de côté.

Et la retrouvant telle qu'il l'avait vue depuis dix ans, il allait toujours; quittant sa table, il avait fait un pas vers elle, puis deux, et maintenant il parlait en la tenant dans le cercle de ses bras, penché sur elle, l'effleurant presque de sa barbe. Tout à coup il s'arrêta et se mettant à sourire:

—Mais c'est une vraie répétition, dit-il.

Elle se jeta à son cou, dans un mouvement passionné:

—Ah! pourquoi t'interromps-tu? s'écria-telle en le serrant dans ses bras.

—Alors c'est bien?

—C'est superbe.

—Vraiment?

—Vas-tu douter de moi, maintenant?

—Non, chère femme. De moi, oui, toujours; de toi, jamais; tu verras demain la force que m'aura donnée ton appui d'aujourd'hui. Il me semblait bien qu'il y avait quelque chose; mais tu n'étais pas là, je ne pouvais pas te consulter et ne savais que penser.

Pendant qu'il parlait, elle se demandait comment elle s'y prendrait pour ne pas aller le lendemain à la Chambre. Quoi inventer? Quel prétexte trouver? Quelle excuse assez bonne pour qu'il l'acceptât sans s'inquiéter, sans se peiner?

Ce fut à chercher ce prétexte que sa soirée se passa, et partout, au dîner, à la promenade qui le suivit, elle porta, malgré ses efforts, une préoccupation évidente, qu'elle ne rendait que plus sensible par ce qu'elle faisait pour la dissimuler. Quand elle comprenait qu'elle se trahissait, elle se jetait dans une gaîté factice, dont bien vite elle avait honte, et qu'elle cherchait aussitôt à racheter par un élan de tendresse sincère.

Jamais il ne l'avait vue dans cet état, elle qui d'ordinaire était si bien équilibrée, d'une humeur si douce, si juste, si calme.

Il n'osait pas l'interroger, et même, il n'osait pas l'observer de peur qu'elle se tourmentât.

Et pour comprendre ce changement il ne trouvait qu'une explication; elle était souffrante, nerveuse: peut-être ce rapide voyage à Paris l'avait-il fatiguée.

Alors il s'appliqua à la distraire, en ayant soin de ne pas laisser deviner qu'il la trouvait autre qu'elle n'était habituellement.

La nuit, il se releva trois ou quatre fois pour venir pieds nus, sans bruit, écouter derrière la portière qui séparait leurs chambres si elle dormait d'un bon sommeil, et toujours il entendit qu'elle s'agitait et respirait d'une façon irrégulière.

Le matin, l'inquiétude l'emporta sur la réserve, et il ne put pas s'empêcher de l'interroger; mais elle se défendit: elle n'avait rien; peut-être était-elle un peu nerveuse, ce qui tenait sans doute au temps orageux.

Alors il lui proposa de ne pas venir à Paris: son discours, elle le connaissait, et il le dirait peut-être beaucoup moins bien à la Chambre qui ne l'avait dit la veille pour elle seule; d'ailleurs, par ce temps orageux, l'atmosphère des tribunes serait étouffante, comme le voyage à Paris serait pénible dans la chaleur du midi.

Elle fut grandement soulagée de le voir ainsi venir au devant d'elle, et ne se défendit tout juste, que ce qu'il fallait.

—Eh bien! je resterai, dit-elle, mais à une condition.

—Toutes celles que tu voudras.

—Reviens aussitôt que ta présence ne sera plus indispensable à la Chambre.

—Je te le promets.

—Jamais je n'ai eu autant besoin de toi, de ta présence, de ton amour.

—Veux-tu que je n'aille pas à la Chambre?

—Y penses tu?

—Pourquoi pas?

—Et ton discours?

—Un discours a-t-il jamais changé un vote?

—Qu'importe le vote; l'essentiel c'est de faire son devoir; rien n'est perdu si l'honneur est sauf.

Si jamais elle n'avait eu autant besoin de lui, jamais non plus elle ne l'avait embrassé avec l'ardeur passionnée qu'elle mit dans son étreinte, lorsqu'il se sépara d'elle pour monter en voiture.

—De bonne heure, tu me le promets, dit-elle.

—Aussitôt, aussi vite que possible.

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