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Histoire amoureuse des Gaules; suivie des Romans historico-satiriques du XVIIe siècle, Tome III

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LE

DIVORCE ROYAL

OU

GUERRE CIVILE

DANS LA FAMILLE DU GRAND ALCANDRE.

LE
DIVORCE ROYAL
OU
GUERRE CIVILE
DANS LA FAMILLE DU GRAND ALCANDRE.


Depuis que le grand Alcandre a commencé à travailler avec tant de zèle et d'application à réunir les deux religions qui partageoient son royaume[127], quoique ce dessein fût l'entreprise d'un grand prince dont l'unique gloire étoit de laisser à la postérité une œuvre digne de sa grandeur, cependant le succès n'a pas répondu à ses attentes, et, au lieu de procurer à son royaume une paix perpétuelle par cette réunion, elle a plutôt mis le feu aux quatre coins de la France, qui a ressemblé à une maison embrasée, de laquelle se sauve qui peut[128]. Grand nombre de personnes, ne voulant pas être forcées, aimèrent mieux tout quitter et se sauver que de s'accommoder à la religion du Roi; plusieurs tombèrent dans les filets que l'on leur avoit tendus aux frontières pour les empêcher de déserter, ce qui fit que d'autres aimèrent mieux rester que de se commettre à un châtiment très rude en cas qu'ils fussent pris. Cependant, sous main chacun employoit son crédit, ses amis et son argent proche des catholiques qui avoient quelque pouvoir, pour tâcher d'obtenir des passeports. Mademoiselle M. D. fut une de celles qui, craignant les mauvaises suites du couvent, ne voulurent pas se hasarder à partir sans passeport. Elle eut assez d'adresse et d'amis pour s'introduire chez madame de Montespan, où elle sut si bien faire, qu'elle la persuada à s'employer pour elle, cette dame étant bien aise de s'attirer par là l'estime d'un grand nombre de personnes de la religion prétendue réformée, et leur faire connoître, par ce petit service, qu'elle n'avoit aucune part à toutes les violences qui se commettoient dans les provinces, ni aux excès dont on accuse les dragons: Poco di bene, e poco di male. Madame de Montespan ayant donc pris résolution de s'employer tout de bon pour cette demoiselle, elle rêva assez longtemps comme elle s'y prendroit pour en venir à bout, connoissant la conscience tendre de Sa Majesté et sa délicatesse sur ce sujet, lequel croit qu'autant de personnes à qui il donne congé, ce sont autant d'âmes qu'il laisse échapper du paradis. Aussi ne fait-il rien sur semblables affaires qu'il n'ait consulté son conseil de conscience, qui ne l'abandonne que fort peu[129]. Madame de Montespan crut donc qu'il falloit en prévenir le R. P. La Chaise[130], qui est considéré présentement en cour comme le lieutenant de saint Pierre; et c'est presque lui seul qui ouvre et ferme le paradis du côté de France. Pour ce faire, cette bonne dame crut qu'elle ne pouvoit mieux s'adresser qu'à madame de Maintenon, laquelle, par humilité, se dit fille indigne de la vénérable société[131]; et comme elle avoit autrefois été sous elle et mangé de son pain, elle crut aussi qu'elle ne refuseroit pas de s'employer avec chaleur pour son ancienne maîtresse, qui avoit été la cause première de la fortune dont elle jouit présentement. Mais elle se trouva trompée, car, comme dit le proverbe, Honores mutant mores[132]; elle ne répondit pas à l'attente de son ancienne patronne, comme nous verrons dans la suite dans une conversation qu'elles eurent ensemble, que je mettrai ici au long pour la satisfaction du lecteur curieux qui sera bien aise d'être informé de ces petits démêlés, que souvent l'on n'ose pas mettre au jour. Je ne veux pas vous promettre de pouvoir vous rapporter ici mot pour mot tout ce qu'elles se dirent l'une à l'autre dans cette visite, mais bien de vous en rapporter le plus essentiel et les principales circonstances.

Madame de Montespan prit un prétexte pour aller voir madame de Maintenon, qui étoit un peu incommodée et gardoit la chambre ce jour-là. Voici ce qui s'y passa:

Madame de Maintenon fit l'ouverture, et demanda quelles bonnes affaires lui procuroient l'avantage de sa présence; à quoi madame de Montespan répondit qu'un motif de charité l'avoit obligée à la venir prier en faveur d'une pauvre demoiselle huguenotte, qui souhaiteroit de s'aller retirer en Suisse, proche de ses parents; et comme elle n'osoit se hasarder de sortir du royaume sans la permission du Roi, elle désiroit de pouvoir obtenir un passeport; mais comme elle savoit fort bien que Sa Majesté étoit délicat sur ces sortes d'affaires, et qu'il n'en feroit rien sans consulter son conseil de conscience, avant de lui en parler, qu'elle souhaiteroit que madame de Maintenon lui fit la faveur d'en dire un mot au Père La Chaise, afin de le prévenir avant que le Roi lui en parlât. Madame de Maintenon lui répliqua qu'elle avoit raison de croire que le Roi étoit délicat sur ce chapitre-là, «et je ne crois pas même, lui dit-elle, que vous feriez bien de lui en parler, puisque c'est vous commettre à un refus dont vous pourriez avoir de la mortification dans la suite.»

Cette espèce de conseil ne plut pas à madame de Montespan, qui lui répondit d'un ton assez fier qu'elle ne venoit pas là pour demander conseil, parce qu'elle se croyoit assez capable et assez grande pour le prendre d'elle-même; mais, poursuivit-elle, je viens pour vous prier d'en dire un mot au Père La Chaise, afin qu'il y donne les mains.

Madame de Maintenon, qui se sentit piquée de cette brusque repartie, lui demanda pourquoi elle vouloit qu'elle parlât au Père La Chaise plutôt qu'elle, puisqu'elle le connoissoit aussi particulièrement qu'elle, et le pourroit faire elle-même. «La raison, dit madame de Montespan, en est aisée à donner: c'est, dit-elle, que je vous crois mieux dans son esprit que moi, et qu'au dire du Père, vous êtes une sainte, et moi une grande pécheresse, comme je l'avoue aussi.»

Madame de Maintenon, qui a de l'esprit, et qui voyoit bien où tout ceci alloit, et qui auroit été bien aise de finir la conversation, lui dit: «A quoi bon, madame, tout ce détail de sainteté?—A vous faire connoître, continua madame de Montespan, que je sais fort bien ce que vous pouvez, et qu'étant fille de la société, il y a toujours plus de grâce pour une enfant sage et obédiente[133], comme je crois que vous êtes, que pour une étrangère.—Puis, dit madame de Maintenon, que vous me croyez sage et obédiente, je vous dirai que le Père m'a défendu de lui parler jamais de ces sortes d'affaires.—Je comprends bien, dit madame de Montespan, par vos discours, que vous n'en voulez rien faire; vous feriez mieux, continua-t-elle, de me parler catégoriquement, oui ou non.

—Je n'ai pas d'autre réponse à vous donner, lui dit madame de Maintenon, sinon que vous auriez pu vous éviter la peine que vous vous êtes donnée, en m'envoyant seulement faire ce message par l'une de vos domestiques.

—Vous m'en dites assez, dit madame de Montespan, pour me faire connoître que vous n'en voulez rien faire. Je n'ai pas jugé à propos, poursuivit-elle, d'envoyer personne de ma part, mais de venir moi-même pour avoir le plaisir de recevoir le refus de votre bouche propre, et de voir quelle mine vous tiendriez en le donnant à celle qui vous a commandé pendant plusieurs années.

—Il est vrai, lui dit madame de Maintenon, que j'ai été sous vous, je ne le nie pas, mais j'estime qu'il m'est plus glorieux d'avoir été ce que j'ai été, que d'être ce que vous êtes.» Ce discours piqua madame de Montespan au vif, qui ne put retenir son ressentiment et [s'empêcher] de la traiter de petite femme de Scarron.

Sur cet intervalle, une femme de chambre vint dire à madame de Maintenon que madame la princesse de Conti[134] venoit lui rendre visite; laquelle se leva aussitôt, et après lui avoir fait donner un fauteuil, chacune reprit sa place. Cette visite fut causée en suite d'une collation que monseigneur le dauphin[135] avoit donnée les jours précédents à madame de Conti, où, après quelque raillerie, madame de Conti porta à monseigneur la santé de la bonne vieille sa belle-mère. Le Dauphin, en faisant raison, porta la santé du bon-homme. [Mais comme il y a toujours des esprits qui tâchent de faire leur fortune aux dépens d'autrui, cette petite galanterie ne manqua pas d'être rapportée dès le même jour à madame de Maintenon, qui de même suite le dit au Roi. Quelques jours après, Monseigneur étant à table, le Roi ayant un plat devant lui d'un ragoût que le Dauphin aimoit, le Roi le lui fit mettre devant. Monseigneur en ayant mangé d'un grand appétit, le Roi dit: «Vous en avez assez mangé pour boire», et lui porta la santé du bon-homme.][136]

Le Dauphin ne répondit que par une profonde révérence, faisant semblant de ne le pas comprendre; mais au sortir de table il ne manqua pas d'en avertir aussitôt madame la princesse de Conti, et lui conseilla d'aller voir la bonne vieille madame de Maintenon; et c'est ce qui fut la cause de cette présente visite. Madame de Conti fit rouler la conversation sur le plaisir innocent que souvent l'on avoit dans la compagnie d'une amie, où l'on avoit la liberté de dire quelquefois une parole en liberté, sans dessein pourtant d'offenser personne. La Maintenon applaudissant à ce que madame de Conti disoit, après avoir bien tourné, la princesse dit que ces jours passés, pendant la collation que Monseigneur lui donna, ils s'entretinrent pendant une heure de toute la Cour et de madame de Maintenon même, sans dessein pourtant de choquer personne; et comme elle ne doutoit pas que ces innocents divertissements sont souvent rapportés avec emphase, qu'elle ne savoit pas si l'on le lui avoit dit, mais qu'en tout cas elle n'avoit eu aucun dessein de l'offenser. La Maintenon, qui faisoit la dissimulée, auroit été bien aise de savoir de la bouche de madame de Conti ce qui s'étoit passé; mais la princesse, qui ignoroit jusqu'où elle en étoit informée, n'osa se découvrir davantage, de peur d'en trop dire.

Ainsi finit sa visite, et elle dit en sortant: «Si vous m'aimez toujours autant que vous l'avez protesté, permettez-moi que je vous baise.» Là-dessus la Maintenon, fine et subtile, lui dit: «Madame, l'on ne baise pas des vieilles.»

Alors madame de Conti connut assez que la mine étoit éventée, et, quelque protestation qu'elle fît, il n'y eut pas moyen de la réconcilier, et ainsi elles se quittèrent fort froidement.

Madame de Conti en eut de la mortification, et, dans le chagrin où elle étoit, étant de retour chez elle, elle écrivit ce billet au Dauphin:

Monseigneur,

Suivant votre conseil, je viens de rendre visite à la dame de Maintenon; mais je ne puis vous exprimer la froideur avec laquelle nous nous sommes séparées: son dédain et manque de respect m'obligent à vous dire que, si je n'avois des considérations pour le R.., je puis vous assurer que je lui donnerois des marques de mon ressentiment. Celle qui vous remettra ce billet vous dira le reste. Adieu.

Après le départ de la princesse, et que l'esprit de la Maintenon (à laquelle cette visite avoit causé quelque émotion) fut un peu remis, madame de Montespan prit la parole, lui disant: «Quand je considère bien ce que je viens de voir et d'entendre, je me représente la fable de l'âne qui portoit une idole dessus son dos, pour laquelle les peuples avoient beaucoup de vénération, et se mettoient à genoux lorsqu'elle passoit par les rues. L'âne crut que c'étoit à lui que cet honneur se rendoit, lequel en devint si orgueilleux, qu'il marchoit d'une grande fierté et d'un pas grave, se carrant comme si c'étoit à son mérite que l'on rendoit cet hommage. Mais l'idole lui étant ôtée, et étant question de retourner à son gîte, croyant de marcher avec la même gravité, il fut bien surpris que son maître lui lâcha quelques coups pour l'obliger à marcher plus vite, et il connut alors sa méprise, et qu'au lieu de lui faire honneur comme auparavant, chacun crioit: Frappe, frappe. Ainsi, Madame, ne croyez pas que c'est pour votre mérite que l'on vous fait la cour. Je laisse à vous-même de faire l'application du reste.»

Madame de Maintenon, qui entendoit fort bien ce qu'elle vouloit dire, ne voulut pas s'en fâcher, parce qu'elle prétendoit lui rendre le change. Elle lui dit: «Sur ce que vous dites, Madame, il n'y a pas de commentaire à faire: vous dites les choses si nettement et avec tant de circonstances, qu'il faudroit être bien stupide pour ne le pas comprendre; mais, de grâce, permettez-moi que je vous en entretienne aussi d'une à mon tour.

«Un chien s'étant donné pour sa vie durant à un bon bourgeois pour le servir et garder la maison, comme il étoit trop à son aise, il ne put plus supporter la graisse, et se promenoit un jour à la campagne; un autre sien camarade l'aborda, et l'ayant obligé de lui faire le récit de sa fortune, après l'avoir entendue, il lui conseilla de quitter son maître et de venir demeurer avec lui chez un grand seigneur, là où, lui dit le chien, nous n'avons rien à faire qu'à fournir au plaisir de notre maître, et où nous avons bonne table et bon lit, et sommes considérés comme domestiques d'un grand seigneur, de sorte que personne n'oseroit vous tirer les oreilles; et si par bonne fortune le seigneur prend amitié pour toi, tu coucheras sur son lit à ses pieds. Le chien bourgeois, attiré par les belles promesses que lui fit l'autre, quitta son premier maître pour se donner à ce seigneur; et comme pour l'ordinaire toutes choses nouvelles plaisent, il fut assez heureux d'être caressé pendant un temps. Mais qu'arriva-t-il à la pauvre bête? L'âge décrépit commença à paroître, il devint puant par sa vieillesse; ce seigneur s'en dégoûta et mit affection à un autre, et chassa le vieux puant chien de sa cour, qui, ne sachant où se retirer, s'en alla retrouver son premier maître et le pria de le recevoir en grâce. Mais il n'y fut pas trop bien reçu. Ce maître, le voyant, lui dit: Malheureuse et méchante bête, ne t'étois-tu pas donnée à moi, et ne m'avois-tu pas promis de me servir toute ta vie et de m'être fidèle? Cependant, dans le temps où j'avois le plus de besoin de toi, tu m'as quitté sans sujet: à présent, rapporte ta vieillesse puante là où tu as laissé ta jeunesse riante. Ainsi le pauvre chien, ne sachant où se retirer, fut obligé d'aller mourir sur un fumier.

«Je vous laisse, dit madame de Maintenon, la peine d'en tirer la morale et de l'appliquer où vous le jugerez à propos, et là où elle conviendra le mieux.»

Dans ce moment un valet de chambre vint de la part du Dauphin pour parler à madame de Maintenon. Elle qui croyoit que c'étoit pour la prier de quelque affaire ou de parler au Roi, elle fut bien aise, pour faire voir à madame de Montespan la considération que l'on avoit pour elle, de le faire entrer, où étant, il s'adressa à elle et lui dit:

Madame,

Monseigneur a été extrêmement surpris d'apprendre le méchant accueil que vous avez fait à madame la princesse de Conti, et il m'a commandé de vous venir voir et assurer de sa part de son ressentiment, et vous dire que si, à l'avenir, vous n'en usez plus honnêtement que vous n'avez fait par le passé, il passera par-dessus toute considération et vous donnera lieu de vous en repentir.

Ce compliment surprit extrêmement la Maintenon, qui se trouva décontenancée de ce qu'il avoit été fait en présence de la Montespan; mais pourtant elle eut assez de présence d'esprit pour lui repartir: Que Monseigneur étoit le maître après le Roi.

Tout ceci causa une secrète joie à la dame de Montespan, qui ne vouloit pas pourtant la faire éclater qu'avec ses amis et amies. Ce valet de chambre étant sorti, elle reprit le fil du discours que l'on venoit de quitter.

«Je viens, dit madame de Montespan, d'entendre le récit que vous avez fait avant la venue du valet de chambre de Monseigneur; je le trouve spirituel, mais n'ai pas assez d'esprit pour en pouvoir tirer une morale fine, comme vous le souhaiteriez; je n'ai rien de meilleur que la mémoire: je me ressouviens de votre mariage avec le bonhomme Scarron, cul de jatte. Vous m'avouerez, dit la Montespan, qu'il faut l'avoir heureuse pour se ressouvenir depuis si longtemps; c'est aussi tout ce que je puis faire. S'il pouvoit retourner et qu'il vous vît au suprême degré où vous êtes présentement, je crois que sa veine ne seroit pas assez forte pour exprimer sa surprise par quelques vers burlesques, car c'étoit là son fort. En effet, bien d'autres que lui le seroient de trouver la femme du poëte Scarron, à l'âge de soixante ans[137], être la mignonne du plus grand roi du monde. Il y a de quoi s'étonner que les RR. PP. jésuites ont pu porter l'affaire à un tel degré; et à ne pas vous flatter, continua la Montespan, il y a bien des gens qui croient, et vous ne leur ôteriez pas de la tête, qu'il ne leur ait fallu un aide surnaturel pour en venir à bout. Si l'on en croit les huguenots, et ils le disent ouvertement, leur perte a été le prix de votre reconnoissance; et vous aviez promis au Père La Chaise que, s'il vous introduisoit dans les bonnes grâces du Roi, toute votre étude seroit de prôner au Roi la sainteté et le mérite de la Société, et qu'ensuite unanimement vous travailleriez à la destruction de la religion huguenote; que pour cet effet vous fîtes un vœu au grand saint Ignace entre les mains du père La Chaise, et que sans vous le Roi n'auroit jamais songé à fausser sa foi ni révoquer ses édits et ceux de ses ancêtres[138].» Sur cette parole, madame de Maintenon crut qu'elle en avoit assez dit pour avoir prise sur elle. «Ha! que dites-vous là, Madame? je suis bien aise d'entendre de semblables discours de votre bouche.»

Madame de Montespan, qui comprit bien ce qu'elle vouloit faire, qui étoit sans doute d'en faire le rapport au Roi, lui répliqua: «Je ne vous dis pas que c'est moi qui le dis; écoutez-moi bien, et ne faisons pas de qui pro quo d'apothicaire[139]. Je ne vous dis pas non plus que cela soit vrai, mais que les huguenots le disent: allez leur empêcher d'en parler où ils sont présentement épars par toute la terre; et pour ne vous pas flatter, continua madame de Montespan, je crois que, s'ils vous tenoient à Genève, ils ne vous traiteroient pas beaucoup mieux que les Anglois firent la Pucelle d'Orléans, qu'ils accusèrent d'être sorcière, et firent brûler.»

Madame de Maintenon, qui cherchoit une échappatoire pour se tirer du méchant pas où elle se trouvoit, sauta du coq à l'âne[140], et changea le discours sur monsieur Scarron, duquel elle dit qu'elle ne croyoit pas que les huguenots en diroient du mal, d'autant que la plupart de ces messieurs étoient de ses amis, jusqu'aux ministres mêmes, qui le venoient souvent visiter[141].

C'est ce qui fournit matière à madame de Montespan de pousser sa pointe, et de dire à la Maintenon que c'étoit ce qui la faisoit encore plus haïr, qu'elle rendoit de si méchants offices aux bons amis de feu son mari: «Et je suis, continua-t-elle, de l'opinion qu'ils étoient des amis du défunt, et qu'il se confioit à eux. Car, à ce qu'ils disent, il leur a souvent fait confidence de beaucoup de petites particularités de votre mariage: ils m'ont conté que, comme M. Scarron eut pris résolution de se marier, il le leur communiqua, et qu'ils ne manquèrent pas aussitôt de lui représenter son misérable état et la foiblesse de son corps, dans lequel ils ne voyoient pas grande apparence de pouvoir contenter une femme, qui ressembloit à une terre, laquelle veut être cultivée, et que, quand nous ne le faisons pas nous-mêmes, souvent notre voisin le fait pour nous; et qu'ainsi, sans songer, il pourroit s'enrôler dans la nombreuse famille d'Actéon; que là-dessus le bonhomme Scarron répondit que ce n'étoit pas cela qui le mettoit le plus en peine, et qu'afin qu'on ne puisse lui rien reprocher sur ce chef-là, il vouloit prendre de la chasse blessée, et qu'alors l'ayant su, l'on ne pouvoit le railler là-dessus.» Ce récit déconcerta extrêmement madame de Maintenon, qui ne savoit comment se retirer de la presse, et dans le chagrin où elle étoit, elle dit à la Montespan: «Vous pourriez dans un besoin, Madame, fournir des mémoires pour l'histoire de la vie de feu monsieur Scarron. Je vous enverrai les personnes qui en auront besoin.» Mais madame de Montespan, qui avoit entrepris de la pousser à bout pour se venger de bien des affaires que je ne rapporterai point ici, ne s'arrêta pas en si beau chemin, et lui dit que jusques à présent cela ne la regardoit pas personnellement, et que Scarron n'avoit parlé encore que dans le général; qu'il n'y avoit rien qui la pût fâcher. «Mais finalement, lui dit-elle, pour le bonheur de monsieur Scarron, le sort échut sur votre personne, et il vous épousa en face de sainte mère Eglise. N'est-il pas vrai?» Madame de Maintenon, qui ne cherchoit que d'esquiver, lui dit: «Que trouvez-vous à critiquer là-dessus? Je ne crois pas, dit-elle, que votre mariage fût plus ferme ni plus assuré que le nôtre, puisqu'il n'a pas été de longue durée: on n'a pas eu besoin de vous délier l'éguillette; vous l'avez fort bien su faire vous-même. Si vous étiez en Suisse ou à Genève, comme vous m'avez dit il y a un moment, je crois que l'on vous feroit passer un heure de méchant temps, et qu'un vent d'acier couronneroit votre infidélité.» Madame de Maintenon crut se venger par cette petite égratignure; mais la Montespan, qui avoit encore le plus sensible à débiter, lui dit: «De grâce, Madame, achevons votre histoire; nous voici arrivées au plus bel endroit de l'affaire. Je n'ai plus que trois mots à dire, puis je finis. Comme donc les amis de feu votre mari le vinrent féliciter sur son mariage: «Parbleu, leur dit-il, Messieurs, l'on ne me reprochera pas que ma foiblesse est cause que ma femme sera coquette et qu'elle me trompe, car je l'ai prise P...., et si bien, qu'elle a déjà fait une fille (que vous lui portâtes dans le mariage pour tout douaire)[142]. Il leur dit encore que vous aviez voulu mettre dans votre contrat de mariage que vous ne seriez obligée de rester avec lui que depuis six heures du matin, qu'il se levoit, jusques à dix heures du soir, qu'il se couchoit; mais que depuis ces mêmes dix heures jusqu'au lendemain six, vous étiez votre propre maîtresse et qu'il vous abandonnoit à votre sage conduite, sans relever pour ce temps-là que de vous-même.» Madame de Maintenon, qui étoit outrée jusques à l'âme de tous ces discours, lui dit: «Ne me sauriez-vous pas dire aussi chez quel notaire ce contrat fut passé?—Il y aura moyen, lui repartit la Montespan, d'en trouver la note dans la poésie de feu monsieur Scarron. Mais à propos de cette fille, que nous appelions, ce me semble, Babbé, elle avoit de l'esprit comme un petit ange, elle ressembloit en cela à son père adoptif. Si elle vit encore, vous auriez bien le moyen de la marier présentement fort richement sous le nom de nièce, non elle seule, mais quand vous en auriez autant qu'en avoit feu le cardinal Mazarin. Mais ce n'est pas à moi à vous donner conseil, puis que c'est vous qui en donnez aux autres; pourtant je veux bien vous dire que, si le bonhomme Scarron pouvoit ressusciter, ce seroit une diable d'affaire en France; car, outre sa surprise, il feroit sans doute un procès au Roi, ce qui embarrasseroit fort la Cour du Parlement, qui ne pourroit pas lui refuser justice, et de vous condamner à quitter les honneurs royaux, avec le nom de Maintenon, pour vous rejoindre avec votre premier mari et reprendre vos anciens titre et place, sous peine d'être punie comme d'un crime de malicieuse désertion. Cela arrivant, j'en serois au désespoir pour l'amour de vous, continua la Montespan, car vous êtes encore utile à la Cour, puisque vous rendez service à bien des personnes, à ce que je puis remarquer. Si cela pouvoit arriver, je vous assure que je ne parlerois jamais que vous avez été ma femme de chambre, pour ne pas causer du bruit dans votre ménage.—Je vous suis, repartit la Maintenon, fort obligée de toutes vos bontés et de toutes vos considérations; je ne manquerai pas aussi de mon côté, lui dit-elle, aussitôt que je verrai monsieur le marquis de Montespan, de vous recommander, et l'assurer qu'à l'avenir vous voulez vivre d'une vie plus réglée que par le passé, et de l'exhorter à vouloir retirer une Madeleine repentante, lui faisant comprendre que mal aisément vous avez pu vous défendre des charmes du Prince, et je me garderai bien de l'instruire de tout ce qui se passe. Je vous ferai présent de quelque coussinet de senteur que j'apportai de Montpellier, pour cacher vos imperfections[143]. Je ne lui dirai pas aussi dans quel chagrin la Reine défunte est morte pour l'amour de vous; je tâcherai, s'il m'est possible, de le désabuser des accusations dont l'on vous a chargée au sujet de la mort tragique de la pauvre mademoiselle de Fontange[144], que vous avez sacrifiée à vos passions; et je ne doute pas après cela, continua-t-elle, que si vous voulez lui rendre les soumissions que doit une femme repentante, qu'il ne vous pardonne, car il est bon homme. Voilà, lui dit la Maintenon, tout ce que je puis faire pour vous.

—En voilà aussi, repartit madame de Montespan, plus que je ne vous en demande: l'on appelle cela des œuvres de superérogation. Si vous savez si bien prôner ces jeunes demoiselles que vous avez sous votre direction, elles sont dans une bonne école, et je crois que sous une si bonne maîtresse elles ne sont pas oisives, et que vous leur faites faire souvent l'exercice.—Elles le feroient encore mieux, repartit la Maintenon, si elles étoient à votre manége, car, comme vous avez souvent passé par les piques, je crois que vous ne les exerceriez pas mal.»

Comme cette conversation alloit dans l'excès, et que les parties commençoient à s'échauffer, les domestiques qui étoient dans la chambre voisine, voyant bien que les suites n'en pouvoient être que fâcheuses, s'avisèrent d'en aller avertir le capitaine qui avoit ce jour-là la garde chez le Roi[145], qui ne manqua pas de le faire savoir aussitôt à Sa Majesté, lequel commanda que le sieur de Serignan[146], aide-major, iroit porter les ordres de sa part à ces dames de se séparer, ce que ledit sieur fit sur-le-champ. Mais les ayant trouvées tout en feu et près d'en venir aux mains, il eut de la peine à les faire obéir, chacune voulant conter son affaire et faire sa cause bonne, suivant la coutume des femmes. Cette querelle donna lieu à toute la Cour, aux uns de s'en divertir, et aux autres de prendre parti.

Cette querelle, comme j'ai dit, ne fut pas bornée à ces deux amazones: presque toute la maison royale se divisa pour l'une ou l'autre de ces championnes. Ce fut une petite guerre civile dans le domestique, et, sur la sollicitation des uns et des autres, le Roi avoit de la peine à terminer ce différend au gré des parties. Il n'y eut pas jusqu'à la Société des Jésuites et à celle des Carmes qui ne s'en mêlassent, les uns pour madame de Maintenon, et les autres pour madame de Montespan. Peu s'en fallut que cette affaire ne causât un divorce dans l'Eglise aussi bien que dans la famille royale, ce qui obligea le Roi de la terminer promptement, et, par un jugement judicieux, leur défendre de se visiter jamais, écrire ni parler l'une de l'autre, sur peine de son indignation, ce qui fut approuvé par toute la Cour. Le Roi ne laissa pas de faire quelque réprimande à monseigneur le Dauphin, ce qui ne servit qu'à augmenter sa colère contre la Maintenon, et il jura que lorsqu'il seroit roi il la feroit enfermer entre quatre murailles; que ni le Père La Chaise, ni Scarron même, s'il ressuscitoit, ne l'empêcheroient pas de la faire repentir de sa témérité et de l'abus qu'elle faisoit de l'autorité que la facilité du Roi lui a mise en main.

Je me persuade que cette guerre dureroit encore, si elle n'avoit pas été dissipée par une assez plaisante aventure qui arriva à monseigneur le Dauphin, qui divertit la Cour pendant quelques jours et tira le Roi de l'humeur chagrine où tous ces divorces l'avoient jeté; la voici: Monseigneur ayant fait une partie de chasse pour le loup[147], il s'en alla à dix ou douze lieues de Versailles, accompagné de monsieur le Grand Prieur[148] et de diverses autres personnes de qualité, et des chasseurs; ensuite Monseigneur, accompagné seulement du Grand Prieur, s'écarta dans un bois de sa compagnie, seul avec le Grand Prieur, soit à dessein ou par mégarde. La nuit les ayant surpris sans y songer, ils résolurent de la passer à la première maison qu'ils rencontreroient. Le sort voulut que ce fût une église avec une maisonnette de curé d'un village, à un quart de lieue de là, où ayant heurté, le prêtre ouvre, croyant que l'on le venoit appeler pour quelque malade. Il fut étonné de voir deux personnes à cheval, lui demandant à loger pour cette nuit-là. Comme il n'y avoit plus moyen de reculer, le curé, sans les connoître, leur offrit honnêtement ce qu'il avoit. Etant entrés et ayant mis leurs chevaux à couvert le mieux qui leur fut possible, comme la faim pressoit ces nouveaux hôtes, il leur offrit un membre de mouton qu'il avoit, par bonne fortune, gardé pour le lendemain, le mit à la broche, et lui à tourner. Cependant les hôtes ayant demandé du vin, Monsieur le curé protesta qu'il n'en avoit pas à la maison, mais que, si quelqu'un vouloit prendre sa place, il iroit au prochain village pour en acheter une bouteille: à quoi nos chasseurs furent de nécessité d'acquiescer, et, n'ayant pas de valet avec eux, le Grand Prieur se mit à faire son apprentissage de marmiton et à tourner la broche. Pendant que le curé étoit allé au village, nos deux hôtes s'entretenoient proche du feu. Monseigneur se ressouvint de leurs chevaux, qui n'avoient rien à manger, et dit au Grand Prieur qu'il falloit chercher un peu de foin ou de la paille au grenier pour donner à ces pauvres bêtes. «Ma foi, lui dit le Grand Prieur, je ne puis faire la fonction de palefrenier et de cuisinier tout à la fois; choisissez, Monseigneur, l'un des deux, et moi je ferai l'autre.» Mais comme le Dauphin avoit ses grosses bottes et qu'il falloit grimper au grenier par une échelle, il aima mieux se mettre à la place du Grand Prieur, jugeant qu'il n'y avoit pas tant de risque et ne pouvant de là tomber de fort haut. Ainsi le Grand Prieur, ayant quitté le métier de marmiton et pris celui de palefrenier, monta au grenier, où il trouva quelque peu de foin et de paille pour satisfaire à la pressante faim de leurs chevaux, qui avoient couru tout le jour sans débrider. Dans cet intervalle, Monsieur le curé arriva avec la provision et tâcha de les régaler le mieux qu'il put, n'ayant pour tout dessert qu'un peu de vieilles noix et un morceau de fromage vieux au pied de messager. Mais tout est bon quand on a faim, la meilleure sauce que l'on puisse faire ne la valant pas. Après souper, Monsieur le curé, qui n'avoit pour tout ornement de chambre qu'un lit, le leur céda agréablement et alla coucher au prochain village, d'où il étoit venu, chez quelque paysan de ses amis, dans l'espérance de revoir ses hôtes le lendemain au matin. Mais, à la pointe du jour, la suite de monseigneur le Dauphin, qui le cherchoit partout, étant venue près de cette maison, donnèrent du cor, ce qui obligea le Grand Prieur de se faire voir à la fenêtre, et la compagnie ayant environné la maison, qui n'étoit pas assez grande pour en contenir la moitié, le Dauphin fut bientôt levé, et encore plus tôt habillé, sans aide d'aucun valet de chambre, et Monseigneur confessa n'avoir jamais été si promptement habillé, puisqu'ils couchèrent tout bottés. Ils ne tardèrent pas de monter à cheval et de s'en retourner à Versailles. Mais partant de la maisonnette, comme les grands seigneurs ne sont pas accoutumés de fermer les portes chez eux, ils partirent sans fermer celle du curé, qui arriva un peu après avec quelques bouteilles de vin pour faire déjeuner ses hôtes; mais ne trouvant personne et les portes ouvertes, il crut avoir logé des larrons, qui n'auront pas manqué, disoit il à un paysan qu'il avoit amené, de prendre tous les ornements de l'église qui étoient dans la sacristie au côté de sa maison. Cela l'alarma tellement que quelques passants s'arrêtèrent et obligèrent le curé de voir ce qui lui manquoit; mais après la recherche faite, trouvant que tout y étoit, il se prit à dire que, s'ils étoient des larrons, ils n'étoient pas des plus méchants, puisqu'ils ne lui avoient rien pris, et qu'il en avoit été quitte pour un gigot de mouton. «Il est vrai, dit le paysan, aussi il n'y avoit rien à craindre, car les bohêmes, qui sont les plus grands larrons, ont cette politique de ne dérober jamais où ils couchent, autrement personne ne les voudroit plus loger.» Aussitôt que Monseigneur fut de retour à la Cour, il y conta son aventure, et il fut curieux de faire informer de ce qui s'étoit passé lorsque Monsieur le curé revint à la maison, dont il avoit trouvé ses hôtes partis. L'ayant appris par un homme qu'il envoya sur le lieu, le Roi le sut, qui fut bien aise de s'en divertir avec toute sa Cour. Il envoya dire au curé de lui venir parler, ce qu'il fit le lendemain. Comme il n'étoit pas accoutumé de paroître devant de si grands seigneurs, c'étoit une espèce d'amende honorable pour lui. Le Roi lui dit qu'ayant entendu parler de sa probité et de sa piété, il étoit étonné qu'étant pasteur, il donnoit retraite la nuit à des larrons. Il protesta au Roi qu'il ne les connoissoit pas, et que quand il les avoit retirés il ne les avoit pas crus tels; mais que du moins ils ne lui avoient rien pris. Le Roi lui demanda s'il les reconnoîtroit bien en cas qu'il les vît; il répondit qu'il croyoit qu'oui. Le Roi donna ordre tout bas d'appeler Monseigneur et le Grand Prieur, et comme ce dernier vint un peu le premier, le curé, l'apercevant, se mit à crier: «Sire, en voilà un!» Et le Dauphin venant ensuite, il s'écria derechef: «Sire, voilà l'autre!» Le Roi lui dit: «Je vous ferai faire bonne justice, ne vous mettez pas en peine.» Mais comme le curé vit que toute la Cour portoit un grand respect à Monseigneur, qu'il n'avoit jamais vu et ne connoissoit que par ouï dire, ne s'étant jamais bougé de son village, il revint à lui, et, connoissant sa méprise, il demanda pardon de sa faute. Le Roi, qui est naturellement fort généreux, lui fit donner une pension de cinq cents écus par an pour passer sa vie à son aise et se ressouvenir d'avoir logé le Dauphin de France. «Allez, dit le Roi, logez toujours dans votre maison de tels larrons, et ressouvenez-vous de moi dans vos prières.» Je laisse à juger avec quelle joie monsieur le curé s'en retourna chez lui. Et cette aventure fut l'entretien de la Cour pendant un temps.

NOTES.

[127] La révocation de l'édit de Nantes n'est point, en effet, un acte isolé, mais le couronnement d'une série de mesures que l'on voit se succéder d'année en année, avec des rigueurs de plus en plus arbitraires, et dont l'acte de révocation n'est guère que le résumé. Ajoutons que la date des premiers édits est de beaucoup antérieure à l'époque où madame de Maintenon commença à exercer son influence sur le monarque.

[128] Entre autres documents intéressants sur la question des réfugiés protestants, nous signalerons, sans parler des histoires spéciales des réfugiés, les nombreuses pièces insérées dans les divers volumes du Bulletin de la Société de l'histoire du protestantisme français; de plus, dans la France protestante de MM. Haag, t. 7, part. 1re, le «Relevé général des persécutions exercées contre les protestants de France, depuis la révocation de l'édit de Nantes jusqu'à la révolution française»; et enfin, à la Bibliothèque impériale, deux manuscrits: 1º Abjurations de l'hérésie faites en l'église de Saint-Eloi de Paris, 1668 (Barnab. 4); et 2º Registre de plus de mille cinq cents hérétiques convertis à Paris de 1675 à 1679, présenté au Roi par le P. Alexandre de Saint-Charles, no 6995.

[129] Le conseil de conscience examinoit et traitoit toutes les affaires qui, avant qu'il fût créé, étoient portées devant le secrétaire d'Etat pour les affaires ecclésiastiques ou le confesseur du Roi.

[130] Voy. ci-dessus, p. 137.

[131] Voy. ci-dessus, p. 138.

[132] Les honneurs changent les mœurs.

[133] Obédiente, terme formé sur le mot obédience. On appeloit obédience, chez les jésuites, auxquels on suppose ici que madame de Maintenon étoit affiliée, les ordres émanés d'un supérieur, et même les permissions qu'il accordoit.

[134] La princesse de Conti, Marie-Anne de Bourbon, étoit la fille légitimée de Louis XIV et de mademoiselle de La Vallière. Née en octobre 1666 (voy. t. 2, p. 46), elle épousa, en 1680, Louis-Armand de Bourbon, prince de Conti, fils d'Armand, prince de Conti, et d'Anne-Marie Martinozzi. Madame de Conti perdit son mari le 9 novembre 1685. Celui-ci étoit mort en disgrâce, et madame de Conti elle-même étoit mal vue de Louis XIV, à cause, dit Dangeau, d'une lettre qu'elle avoit écrite en l'absence de son mari (Journal, t. I, p. 221).

[135] Il s'agit ici du fils de Louis XIV et de Marie-Thérèse; le fils de ce premier dauphin porta ensuite le même titre. Sur ce titre de monseigneur appliqué au dauphin, voyez le commentaire de Saint-Simon sur le Journal de Dangeau, t. 1, p. 431; et sur l'anecdote elle-même, voyez Saint-Simon.

[136] Le passage compris entre crochets, nécessaire au sens, manque dans l'édition de 1754.

[137] Madame de Maintenon avoit alors cinquante ans, et non soixante.

[138] Voy. ci-dessus la note 127 de la page 157. Une Revue qui n'est pas suspecte d'être partiale en faveur de madame de Maintenon, le Bulletin de l'histoire du protestantisme françois, ôte à la marquise toute participation à la révocation de l'édit de Nantes et justifie presque Louis XIV lui-même. «Il est impossible, lit-on à la page 259 du Bulletin, 4e année, de chercher dans le fanatisme du Roi et de son entourage l'explication de l'acte de ce règne qui devoit avoir les plus longues et les plus déplorables conséquences. Madame de Maintenon n'y eut aucune part. C'est alors que le Roi n'a que vingt-quatre ans, en 1662, que commence la série des lois oppressives contre les protestants; c'est en 1669, six ans avant que madame de Maintenon ait des relations suivies avec Louis XIV, qu'une loi dérisoire veut bien défendre qu'on enlève les enfants de la R. P. R., et qu'on les induise à faire aucune déclaration de changement de religion avant l'âge de quatorze ans accomplis pour les mâles, et de douze ans pour les femelles.» Tout ce que l'on peut reprocher à madame de Maintenon sur ce triste sujet, c'est d'avoir partagé l'erreur commune et d'avoir cru qu'une mesure de violence pouvoit être utile à la cause du christianisme.» (Ibid., p. 265-267.)

[139] Ce mot quiproquo s'est dit d'abord exclusivement des erreurs des apothicaires, puis de celles des notaires; enfin ce mot est devenu un terme général qui s'applique à toutes sortes de méprises.

[140] On dit encore un coq-à-l'âne pour un propos interrompu et sans suite ni liaison.

[141] Les huguenots et les catholiques vivant alors dans une parfaite égalité, et, en ce qui touche les gens de lettres, étant également admis à l'Académie françoise, toute fondée qu'elle avoit été par un cardinal, y a-t-il donc lieu d'être surpris que Scarron fût visité par des protestants? Entre ses amis, Conrart, protestant zélé, comptoit Godeau, l'évêque de Grasse, et Arnault, évêque d'Angers, ce dernier d'une famille où l'on n'est pas suspect de relâchement et de tiédeur en matière de foi.

[142] On ne trouve nulle trace ailleurs de ces sortes de calomnies.

[143] Les parfums de Montpellier avoient alors la vogue. Dans le Traité des parfums publié en 1693 par Simon Barbe (1 vol. in-12), sous ce titre: «Le Parfumeur françois, qui enseigne toutes les manières de tirer les odeurs des fleurs et à faire toutes sortes de parfums», on trouve, p. 11, «la manière de parfumer la poudre de cypre comme à Montpellier», et, p. 85, la recette pour les «toilettes de senteur de Montpellier.»

[144] Nous avons cité plus haut, p. 58, une lettre où Louis XIV défend de faire des recherches qui auroient pu confirmer les bruits, déjà répandus, au sujet de la mort de mademoiselle de Fontanges.

[145] Le capitaine des gardes du corps. Il y avoit quatre compagnies, commandées chacune par un capitaine. Le capitaine des gardes est toujours «proche de la personne du Roy, quelque part qu'il aille, à table, à cheval, en carrosse, et partout ailleurs, sans que qui que ce soit doive se mettre ni passer entre lui et le Roy, afin que rien ne l'empêche d'avoir toujours sa vue sur la personne de Sa Majesté... Le capitaine des gardes qui est en quartier est toujours logé au Louvre et assez proche de la chambre du Roy.» (Etats de la France.)

[146] M. de Serignan, aide-major des gardes du corps, fut nommé depuis, en mars 1693, brigadier de cavalerie.

[147] Monseigneur étoit passionné pour la chasse, et surtout pour la chasse au loup. Le Journal de Dangeau, à la date du 15 juin 1686 (tome 1, page 349), nous fournit à ce sujet une particularité curieuse: «Monseigneur ordonna que tous les gens qui le voudroient suivre à la chasse du loup fussent vêtus de la même manière; il veut qu'ils aient tous des habits de drap vert avec du galon d'or.» Et les éditeurs ajoutent cette note, que nous croyons devoir reproduire: «Ce galon prit le nom de galon du loup. Les uns ont mis sur leurs habits un passe-poil d'un petit galon léger en double, ou bien un galon tout plat fort léger, qui est fait d'un cordonnet d'argent avec deux lames au bord. On l'a nommé d'abord galon de paille, puis galon du loup, à cause qu'on en voyoit sur les habits de ceux qui alloient à cette sorte de chasse avec monseigneur le Dauphin. Il est devenu si commun qu'il a été ordonné à tous ceux qui ont l'honneur de l'accompagner quand il va prendre ce divertissement de mettre ce galon sur du drap de Hollande vert, de sorte que ce prince y a déjà été plusieurs fois à la tête de trente personnes vêtues de ce justaucorps.» (Cf. Mercure de juin 1686.)

[148] L'ordre de Malte étoit divisé en huit langues, dont la France avoit les trois premières: Provence, Auvergne et France. La langue de Provence avoit deux grands prieurs, la langue d'Auvergne un seul, et la langue de France trois, dont l'un étoit particulièrement appelé le grand prieur de France. Cette dignité étoit alors occupée par Philippe de Vendôme.


LES AMOURS

DE

MONSEIGNEUR LE DAUPHIN

AVEC

LA COMTESSE DU ROURE.

LES AMOURS
DE
MONSEIGNEUR LE DAUPHIN
AVEC
LA COMTESSE DU ROURE.


Chacun sait que plus un feu est resserré, plus il éclate lorsqu'il vient à sortir. Ce qu'il y a d'étonnant, c'est que le Roi, qui a toujours été si galant, et qui s'est continuellement diverti avec les dames, même pendant son mariage, nonobstant la piété et les larmes de la Reine, n'a jamais voulu permettre à monseigneur le Dauphin de galantiser à son tour, ni d'avoir à son imitation une maîtresse particulière[149]. Le Roi l'a toujours fait observer par des domestiques, qu'il mettoit auprès de lui, et qui venoient ensuite faire rapport à Sa Majesté de tout ce qui se passoit chez ce jeune prince: ainsi, s'il prenoit quelque plaisir, il falloit que ce fût en cachette; même il a été obligé de garder les mêmes mesures depuis la mort de madame la Dauphine. Par là il est facile à conjecturer dans quel chagrin est le plus souvent ce jeune prince, qui, à l'exemple du Roi son père, aime le beau sexe. Mais pour dissiper son ennui, son recours a toujours été la chasse au loup, pour laquelle Monseigneur a un attachement tout particulier[150]. Quoi qu'il en soit, il y a longtemps que l'on sait qu'il a beaucoup d'estime pour madame la comtesse du Roure[151], et même dès le temps qu'elle étoit fille d'honneur chez madame la Dauphine. C'est une dame belle et bien prise dans sa taille, qui ne peut passer pourtant que pour médiocre; elle a de beaux yeux vifs et amoureux, la bouche petite et les lèvres vermeilles; elle a le teint beau et frais, et des bras comme de cire. Je ne dirai rien de son extraction, parce qu'elle appartient à une famille considérable, qui n'aime pas d'être nommée, ni que l'on sache ses aventures. Elle[152] fit rompre par arrêt son premier mariage avec un marquis, pour épouser un duc, dont l'histoire est assez connue à Paris, et que je tairai ici, puisque cela ne fait rien à notre sujet: il suffit que cette aimable dame a eu l'adresse de savoir plaire à notre Dauphin, pendant même qu'elle étoit fille; ce qui obligea madame la Dauphine, qui n'aimoit pas de partager son lit, de s'en défaire le plus tôt qu'il lui fut possible, par un mariage avec monsieur le comte du Roure. Cette précaution néanmoins n'éteignit pas le feu de Monseigneur; au contraire, il se prévalut du manteau de l'hyménée pour se mieux divertir; et la mort, qui fauche dans le palais des rois de même que dans les cabanes des bergers, ayant enlevé de la terre ceux qui étoient les plus contraires à la comtesse, qui furent madame la Dauphine[153] et le même comte du Roure[154], nos jeunes amants se virent tous deux en liberté, et se renouvelèrent leurs amours, et de grandes promesses de fidélité l'un à l'autre. «Ah! mon ange, lui dit Monseigneur à la première visite, le ciel nous a mis tous deux en liberté pour jouir sans empêchement des doux plaisirs de l'amour.» Le Roi, qui savoit tout, et qui étoit averti de ce petit commerce galant, ne manqua pas de le traverser à la veille d'une célèbre dévotion[155], et il prit ce temps-là pour envoyer à Monseigneur deux des principaux prélats de la Cour[156], pour l'exhorter à quitter la comtesse du Roure. Il est facile à juger comme ce message fut reçu de ce jeune prince, qui est passionné pour sa maîtresse; néanmoins il eut assez de modération pour ne pas sortir du respect dû à leur caractère, tournant la chose en raillerie avec l'archevêque de Paris[157], qui étoit accusé, comme tout Paris sait, de la plus fine galanterie pendant sa jeunesse, et d'avoir un grand attachement pour madame la duchesse de Lesdiguières[158]. Mais Monseigneur reprenant son sérieux: «J'ai de la peine à croire, leur dit-il, que ce conseil que vous m'apportez vienne du Roi seul, car il est homme et susceptible d'amour comme les autres; mais assurément ceci vient plutôt de madame de Maintenon, qui, après s'être bien divertie, et devenue vieille, ne peut pas souffrir que les autres se divertissent à leur tour. Elle s'ingère le plus souvent d'affaires où elle n'a rien à dire. Son plus grand plaisir seroit sans doute que je prisse une maîtresse de sa main à Saint-Cyr; ce qui n'arrivera jamais, et j'aimerois mieux la voir crever que de lui donner cette satisfaction. Ainsi dites-lui qu'elle ne s'y attende pas; et si le Roi veut prendre soin de ma conscience, pourquoi ne me donne-t-il pas une femme, ou de l'emploi pour pouvoir m'occuper? Ses fils naturels en ont eu de fixes au sortir du ventre de leur mère[159], et moi l'on me fait courir comme un volontaire d'une armée à l'autre, sans avoir aucune autorité, ayant toujours été obligé de me conformer aux avis des généraux. J'ai souffert sans murmurer les mortifications que j'ai reçues en Flandres du duc de Luxembourg[160], qui s'excusoit continuellement de n'avoir pas ordre de la Cour de faire ce que je trouvois le plus utile pour le bien et l'avantage de la France[161]. Cependant, Messieurs, continua le Dauphin, je vous remercie de la peine que vous vous êtes donnée, et de votre charitable conseil, et vous pouvez rapporter au Roi que je lui suis fort obligé; que d'abord que Sa Majesté m'aura fait donner de l'argent pour satisfaire à ce que je dois à madame la comtesse du Roure, j'y aviserai.» Ensuite ce prince les congédia fort civilement, et avec l'honneur dû à leur caractère. Mais ces remontrances hors de temps ne firent aucun effet sur son esprit; au contraire, elles lui inspirèrent l'envie de s'en divertir avec la comtesse. Il ne douta pas qu'elle ne fût avertie de cette visite, mais il voulut bien la lui faire savoir lui-même, et lui envoya cette lettre par un valet affidé.

Mon Ange,

Vous serez sans doute un peu surprise en apprenant la visite que je viens de recevoir, sur votre sujet, de l'archevêque de Paris et de l'évêque de Meaux. Il seroit trop long de vous en marquer dans une lettre le détail; mais nous nous en divertirons à notre première entrevue, qui sera, comme je l'espère, demain sans faute. Cependant, ma chère mignonne, divertissez-vous autant qu'il vous sera possible en mon absence. Soyez persuadée que rien ne sera capable de me détacher de votre aimable personne, et que toute la sévérité du Roi et les machinations de la Vieille[162] ne feront qu'augmenter l'amour que j'ai pour vous; toute l'éloquence de nos faux dévots ne me fera, dis-je, jamais désister de la résolution que j'ai prise de vous aimer toute ma vie. Vous savez, mon cher cœur, que je fais gloire de tenir ma parole, et ainsi vous pouvez compter sur ce que je vous ai promis. Vivez donc en repos à mon égard, sans rien appréhender que ma mort, et me croyez toujours votre, etc.

Madame la comtesse du Roure, ayant reçu cette lettre, la baisa plusieurs fois avant que de l'ouvrir, et fut combattue par un mouvement de crainte et d'espérance. Elle avoit déjà appris la visite des deux prélats, et elle se doutoit bien que ce ne pouvoit être que sur son sujet; mais enfin ses belles mains toutes tremblantes se hasardèrent d'ouvrir la lettre. En la lisant elle changea plusieurs fois de couleur, comme une marque du plaisir qu'elle y prenoit, et, dans la satisfaction et la joie où elle étoit, elle voulut y faire réponse, quoique le porteur l'assurât que Monseigneur ne l'avoit pas chargé d'en rapporter. «N'importe, dit la comtesse, je suis assurée qu'il n'en sera pas fâché, je m'en charge.» Et étant entrée dans son cabinet, elle écrivit fort promptement la lettre suivante:

Mon aimable Prince,

Je n'étois pas sans raison travaillée de grandes inquiétudes. Votre lettre, que j'ai reçue avec tout le respect que je vous dois, m'apprend que mes pressentiments étoient justes. En vérité, mon ange, je suis continuellement en allarme, soit que vous soyez à la tête de vos armées, ou à la Cour: j'ai raison de craindre également vos ennemis et les miens, et j'ose vous dire que toutes les armées des alliés ensemble ne me font pas plus de peur que les ennemis cachés et domestiques. Il n'y a que votre seule présence qui soit capable de me rassurer et de ramener le calme dans mon cœur; accordez-la moi, mon Prince, cette douce présence, le plus tôt et le plus souvent qu'il vous sera possible, si vous voulez conserver ma vie et me délivrer des mortelles douleurs et des cruelles craintes que votre absence me cause. Vous avez, mon aimable Prince, ma vie et mon sort entre vos mains, aussi bien que mon cœur; mais toute ma consolation est que je suis plus que persuadée que vous êtes jaloux de votre parole, et que rien au monde ne sera jamais capable de vous faire manquer de foi à mon égard, puisque je ne respire plus que pour vous aimer et pour vous plaire. Adieu, mon aimable ange. Ne différez pas de venir, si vous voulez conserver la vie de

La comtesse du Roure.

Cette lettre fut rendue à Monseigneur dans le moment qu'il étoit à jouer avec la princesse douairière de Conti[163] et quelques autres dames. Le Dauphin se doutant bien, par le retour du porteur, de qui elle venoit, il la mit dans la poche sans rien dire. La princesse, qui est naturellement curieuse, et qui se plaît aussi à la galanterie, regardant fixement le Dauphin, qui changea un peu de couleur dans le moment qu'il reçut le paquet, connut bien d'abord que cette lettre ne venoit pas d'une personne indifférente. La curiosité ou la jalousie, qui est assez naturelle aux femmes, la poussa à railler Monseigneur, qui s'en défendit le mieux qu'il put. La princesse le pria que, si cette lettre n'étoit pas de quelque belle, il lui permît seulement de voir le dessus; mais le Dauphin, qui connoissoit par expérience que la princesse ne pouvoit rien tenir de caché au Roi, de qui elle est toujours fort aimée[164], n'eut garde de lui accorder sa demande, et aima mieux la laisser juger par conjecture que de la confirmer par la vue de la suscription et du cachet. La princesse ne put donc se satisfaire par cette voie, car, quoique Monseigneur ait le renom de parler beaucoup, néanmoins il est fort secret en amour. De plus, il sait aussi par expérience que, sur le moindre vent que le Roi en a, il est sûr d'être traversé et chagriné d'une manière ou d'autre; c'est pourquoi il faut que le Dauphin soit secret, malgré qu'il en ait. Mais comme la princesse de Conti ne put rien obtenir par sa raillerie et ses prières, elle s'avisa d'un autre stratagème. «Je gage tout ce qu'il vous plaira, dit-elle au Dauphin, que je devine de qui est cette lettre.—Madame, je ne vous conseille pas de gager, lui répondit Monseigneur, car vous pourriez perdre, parce qu'elle vient d'une personne qui n'a pas l'honneur d'être connue de vous.» Mais elle, adroite et fine: «Si je la nomme, continua-t-elle, me l'avouerez-vous?» Le Dauphin, qui tâchoit de changer de discours, parla d'autres choses, sans répondre à la demande de la princesse, qui connut bien que Monseigneur tâchoit de se sauver de l'embarras où il étoit. Elle fit aussi semblant de changer de propos, et lui dit: «N'avez-vous pas Monseigneur, su l'histoire au juste des amours du feu prince de Turenne[165] avec la comtesse du Roure, du temps que ce prince épousa mademoiselle de Ventadour[166]?—Non, dit le Dauphin, car il m'importe fort peu de la savoir. Je sais bien que le pauvre prince fut tué à la bataille de Steinkerque[167].—Il est vrai, poursuivit la princesse de Conti, et ce fut le coup qui délivra la princesse de Turenne de tous ses chagrins, aussi bien que de son mari, car elle n'attendoit que son retour pour se séparer de lui, à la seule occasion des amourettes qu'il avoit avec madame du Roure; et l'on dit même que, tout blessé qu'il étoit, il se souvint plutôt d'écrire à sa maîtresse qu'à sa femme.—Laissons reposer les cendres des morts, dit le Dauphin.—Ce que j'en dis, poursuivit la princesse, n'est pas pour les troubler, car il est mort au lit d'honneur pour le service de sa patrie: ainsi, au lieu d'insulter sa mémoire, il mérite que l'on jette des fleurs sur son tombeau; mais, ce que j'en dis, continua-t-elle, ce n'est que pour prouver que le comte du Roure n'a pas eu l'avantage d'en cueillir la première fleur, ni ceux qui l'aiment aujourd'hui.—Ne savez-vous pas, répondit Monseigneur, qu'à la Cour il n'y a pas de charge plus difficile à exercer que celle de fille d'honneur? Vous seriez bien embarrassée au choix, et je ne sais si en pareil cas vous pourriez répondre de vous-même. Croyez-moi, madame, il y a toujours de l'embarras quand on veut se mêler des affaires d'autrui; que celle qui se croit nette ou exempte de soupçon, jette la première pierre contre elle.»

La princesse connut bien que le Dauphin n'étoit pas satisfait de cette conversation, qui le regardoit en partie; elle prit donc congé sur le prétexte de vouloir se trouver à une symphonie de voix et d'instruments qui devoit se donner chez madame de Maintenon, où elle avoit été invitée, et où Monseigneur ne voulut pas la suivre, ne pouvant supporter la Maintenon; et l'on peut dire que l'adversion que ce prince a pour elle va jusqu'à la haine, et que, s'il la ménage en quelque sorte, ce n'est qu'à la considération du Roi, mais que, s'il étoit le maître, il l'enfermeroit dès le premier jour aux Madelonnettes[168].

Le Dauphin ne manqua pas d'aller visiter la comtesse du Roure, comme il le lui avoit promis par sa lettre, et de l'entretenir de ce qui s'étoit passé dans la conversation de nos deux prélats et de madame la princesse de Conti. La comtesse, quoique fort courageuse, ne laissa pas de jeter des larmes, et, embrassant fort tendrement son amant, lui dit mille douceurs qui attendrirent si fort le cœur de ce prince qu'il ne put s'empêcher de mêler ses larmes avec les siennes, et lui promit avec serment qu'il ne l'abandonneroit jamais, et qu'elle en verroit des preuves dès aussitôt qu'il seroit le maître absolu de sa personne. «Oui, lui dit le Dauphin en l'embrassant, si j'avois la même liberté qu'un particulier, je ferois de ma maîtresse ma femme, pour faire enrager vos ennemis, et soyez assurée que votre bonheur augmentera à proportion de leur envie.» A ces paroles, la comtesse, qui se figuroit être déjà sur les premiers degrés du trône, s'écria, pâmée de joye: «Ah! mon ange! mon cher cœur! quel plaisir et quel bonheur seroit le mien de pouvoir posséder un jour sans aucun trouble ni interruption le plus cher et le plus aimable de tous les princes du monde! Du moins, mon cher ange, poursuivit-elle tout en transport, ton choix seroit plus honorable que celui du Roi, puisqu'il y a une grande différence entre moi et la vieille Maintenon.—Il est vrai, répondit le Dauphin; mais ne savez-vous pas, madame, que les goûts sont différents? L'un aime la brune et l'autre la blonde, et par ce moyen chacun trouve à se loger.»

Je ne vous dirai pas tout ce qui se passa ensuite entre ces deux amants, parce qu'ils étoient seuls quand ils goûtèrent les doux plaisirs que l'amour inspire; mais au sortir de cette conversation, madame la comtesse parut fort contente et satisfaite de son amant, ses larmes étoient changées en ris et son chagrin en joie. Ils se donnèrent rendez-vous à leur ordinaire à la belle maison de Choisi[169], que mademoiselle de Montpensier avoit donnée en propre à Monseigneur, et où ce prince va souvent se divertir avec monsieur le duc de Vendôme[170], et quelquefois avec le comte de Sainte-Maure[171]; c'est là où nos amants cueillent souvent le doux plaisir de leurs amours. Cependant, comme le Roi ne manque pas d'espions, Monseigneur ne peut faire ses affaires si secrètement que Sa Majesté ne soit avertie de temps en temps de tout ce qui se passe; et afin de satisfaire aux pressantes remontrances de madame de Maintenon, qui est une ennemie de la comtesse, le Roi dit un jour à Monseigneur, pendant qu'il étoit à table, qu'il falloit que Choisi fût un agréable séjour, puisqu'il s'y plaisoit si fort et s'y alloit divertir si souvent. Le Dauphin, qui étoit bien informé que ce n'étoit pas pour lui faire plaisir que le Roi le disoit, ne répondit que par une profonde révérence; mais cela n'empêcha pas que Sa Majesté ne continuât son discours sur Choisi et dit qu'il seroit bien aise de s'y aller divertir quelquefois, et que, pour cet effet, Monseigneur prît le soin de lui faire meubler un appartement, ce qui fut fait le même jour avec des meubles que l'on prit à Marly. Ce n'étoit pas tant par la curiosité que le Roi avoit de voir Choisi que pour traverser les amours du Dauphin: car il étoit très bien informé que la comtesse du Roure s'y trouvoit souvent, et qu'elle ne le feroit plus qu'avec crainte lorsqu'elle sauroit que Sa Majesté auroit un appartement et qu'il pourroit venir quelquefois pendant qu'elle y seroit. Pour ce sujet, le Roi fit une partie avec les dames de la Cour. Monseigneur y reçut le Roi avec toute la magnificence qui lui fut possible, et le Roi voulut bien y prendre le divertissement de la chasse. Monseigneur n'oublia rien pour régaler les dames; mais, celle qui possède son cœur n'y étant pas, ce n'étoit pas un grand divertissement pour lui. Pour surcroît de chagrin, c'est que, sur le départ du Roi, madame la princesse de Conti, la duchesse du Maine[172], les princesses de Lislebonne[173] et d'Epinoy[174], et plusieurs autres dames, prièrent Sa Majesté de vouloir leur accorder la permission de rester encore deux jours à Choisi. Le Roi, qui étoit bien aise d'en éloigner la comtesse du Roure, le leur permit fort agréablement, pourvu, ajouta ce monarque, que cela n'incommode pas Monseigneur; à quoi le Dauphin ne répondit que par une profonde révérence. Ainsi il eut encore pendant deux jours les princesses pour hôtesses. D'autre côté, il est facile à juger dans quels chagrins étoit la comtesse du Roure de n'avoir pas pu voir de quatre à cinq jours son cher amant. Je crois qu'elle souhaitoit mille fois que la foudre tombât sur une partie de Choisi, pour les obliger à déloger promptement; mais enfin toutes ses pensées et ses souhaits ne faisoient qu'augmenter son chagrin, car elle se figuroit à tout moment qu'on lui enlevoit son aimable Dauphin, et elle ne put se remettre de sa peur jusqu'à ce qu'elle en eût reçu une lettre, que Monseigneur ne manqua pas de lui écrire dès qu'il fut seul. Voici le contenu de son billet:

Ce n'est, mon cher cœur, que pour vous ôter de l'inquiétude où je m'imagine que vous êtes, que je vous écris ce petit billet, et pour vous assurer que je suis toujours le même. Soyez contente, mon âme, et aimez-moi toujours, si vous voulez me rendre heureux. Adieu, ma belle, jusques à demain.

Je ne vous ferai pas ici un détail de toutes les visites que ce prince fait à la comtesse, car il y en auroit pour remplir un gros volume, puisqu'il ne perd pas d'occasion de la voir et que toutes les parties d'Opéra et de chasse qu'il fait ne sont que des prétextes pour se dérober de la Cour, et pour aller voir sa chère comtesse, laquelle sait si adroitement le tenir dans ses filets, que ce prince en est si charmé et si obsédé, que, sans la crainte qu'il a de déplaire au Roi, il ne bougeroit nuit et jour de sa ruelle. Mais quelque précaution que le Dauphin prenne, le Roi est averti de toutes les visites qu'il rend à sa belle; car, quoique le Roi n'en dise rien, il ne laisse pas que d'être informé de tout ce qui se passe à la Cour, et principalement dans sa famille. L'on remarque que Sa Majesté, depuis un temps, entre dans une grande défiance, et que, pour se satisfaire, il s'informe de tout. Il a des espions partout, et sa curiosité va jusqu'à savoir tout ce qui se passe dans les parties de plaisir et dans les assemblées qui se font entre les jeunes princes et princesses, seigneurs et dames de la Cour, et même ce qui se passe hors de la Cour. Louis XI, sur la fin de ses jours, se retira dans un château[175] qu'il fit griller de fer de tous côtés, et fit venir d'Italie un religieux, François de Paule, surnommé le bonhomme, natif de Calabre, et qui, depuis sa mort, a été canonisé. Comme ce bonhomme avoit le bruit de vivre en odeur de sainteté, Louis XI fut bien aise de l'avoir près de sa personne pour le rassurer contre toutes les visions, les craintes et les frayeurs; et en reconnoissance de ses consolations, le Roi lui permit de fonder en France divers couvents de Minimes, que l'on nomme encore les Bons-Hommes. L'on croit que toutes les craintes et défiances du Roi régnant ne viennent pas seulement des foiblesses du corps, mais que l'esprit y a beaucoup de part; c'est pourquoi on lui voit souvent jeter de l'eau bénite dans sa chambre, et ce grand monarque ne se coucheroit pas qu'il ne s'en soit jeté quelques gouttes sur le visage en faisant dévotement le signe de la croix, et il en arrose même son lit. Mais retournons à nos amants.

La comtesse du Roure, qui avoit été cinq ou six jours sans voir le Dauphin, qui ne put venir le jour qu'il avoit marqué par son billet, lui écrivit cette lettre:

Mon prince, si je vous savois à l'Armée, ou dans un voyage, je me consolerois dans l'attente de votre retour; mais vous sachant chez vous au milieu d'une Cour où j'ai mille et mille ennemis, je ne puis me consoler d'une si longue absence, puis qu'il n'y a que vous qui puisse soulager ma peine, et me délivrer du chagrin où je suis. Ne me laissez donc pas, mon cher cœur, longtemps dans la crainte que j'ai que quelque nouvel attachement ne vous fasse oublier ce que je vous suis et ce que vous m'avez promis. Mon indisposition ne me permet pas de vous en dire davantage. Je vous conjure, mon prince, d'aimer toujours une personne qui ne vit plus que pour vous plaire, et qui vous aimera jusqu'au dernier soupir de sa vie.

La Comtesse du Roure.

En effet, son indisposition n'étoit pas supposée, car l'aimable comtesse en eut pour neuf mois. Dans le commencement de sa grossesse, un reste de pudeur l'obligea à garder la chambre; elle ne faisoit plus de visite ni n'en recevoit que de Monseigneur. Ce petit accident acheva de faire connoître au public ce que l'on soupçonnoit depuis longtemps, savoir, qu'elle étoit la maîtresse du Dauphin. Depuis ce temps-là elle ne s'en cache plus, et elle se tient la plupart du temps à sa belle maison, que Monseigneur lui a achetée au faubourg Saint-Honoré. L'on peut dire que l'art et l'industrie n'y ont rien oublié pour rendre ce lieu agréable à la comtesse. Cependant toute la magnificence du bâtiment, ni la beauté et la richesse des meubles, n'empêchent pas que souvent le chagrin et la crainte ne pénètrent jusque dans le cabinet de cette déesse pour y attaquer son pauvre cœur, agité de mille pensées, et qui est exposé à l'envie des plus grands de la Cour. Mais le plus cuisant et le plus sensible de tous les déplaisirs qu'elle reçut de sa vie, ce fut la lettre de cachet que le Roi lui envoya pendant que le Dauphin étoit à la tête de l'armée en Flandre, portant ordre de se retirer dans 24 heures de la Cour, et de se reléguer en Normandie, chez le marquis de Courtaumer[176], son oncle. La comtesse, qui ne sentoit pas d'autre crime que celui d'avoir volé le cœur de monseigneur le Dauphin, et sachant très-bien que l'on ne fait mourir personne pour aimer, n'alla pas plus loin que sa belle maison du faubourg Saint-Honoré, pour y attendre le retour de son amant, sous prétexte que ses incommodités ne lui permettoient pas de passer plus avant sans hasarder sa vie. Le Roi, quoique impérieux dans ses volontés, et qui veut être obéi, fit semblant de n'en savoir rien, de crainte que, poussant cette affaire à bout, cela n'augmentât le mécontentement que Monseigneur en a déjà, et l'on n'en parla plus à la Cour. Depuis, la comtesse accoucha d'un fils, que le Dauphin reconnoît pour sien; mais il n'a encore pu le faire naturaliser, et peut-être ne le pourra-t-il faire pendant la vie du Roi. La naissance de ce jeune seigneur a modéré le Roi dans les traverses qu'il suggéroit pour détourner le Dauphin de voir la comtesse; et l'on peut dire que, nonobstant tous les chagrins que ce prince a reçus au sujet de la comtesse, il l'a toujours aimée constamment, et témoigné son amour au milieu de la plus grande persécution que le Roi lui faisoit, le Père La Chaise, ni la princesse de Conti, que le Roi faisoit agir, n'ayant pu le détacher de sa maîtresse. Aussi y avoit-il beaucoup d'apparence que la jalousie avoit la meilleure part dans les traverses de la princesse de Conti, y ayant toujours eu entre elle et le Dauphin une amitié sincère.

Ainsi le Roi ni personne n'ayant pu en venir à bout, Monseigneur vit présentement avec plus de tranquillité chez la comtesse du Roure. L'on n'en fait plus un mystère à la Cour, et les amours continueront de cette manière entre nos deux amants jusqu'à ce qu'il ait plu à Dieu de mettre le Dauphin sur le trône, et le rendre maître absolu de ses volontés. C'est pour lors qu'on verra un grand changement à la Cour, que le vieux sérail sera fermé et la vieille sultane reléguée; les jeunes nymphes auront leur tour, et l'amour reprendra de nouvelles forces.

NOTES.

[149] Madame de Caylus ne s'exprime pas autrement: «Le Roi, dit-elle, instruit par sa propre expérience, et voulant prévenir les désordres que l'amour et l'exemple de Monseigneur causeroient infailliblement dans la chambre des filles, prit la résolution de la marier (il s'agit de mademoiselle de Rambures, aimée de Monseigneur).» (Souvenirs, coll. Michaud et Poujoulat; Paris, Didier, p. 497.)

[150] Voy. ci-dessus, note 147, p. 178.

[151] Madame du Roure étoit Marie-Anne-Louise de Caumont La Force, fille de Jacques-Nompar de Caumont, duc de La Force, et de Marie de Saint-Simon-Courtaumer. Elle avoit été fille d'honneur de madame la Dauphine. Elle épousa, le 8 mars 1688, Louis-Scipion III de Grimoard de Beauvoir, chevalier, comte du Roure, marquis de Grisac, capitaine de chevau-légers, lieutenant général pour le Roi en Languedoc. La mère de celui-ci étoit cette même mademoiselle d'Artigny que nous avons vue auprès de mademoiselle de La Vallière.

[152] Elle; il faut lire: sa mère. En effet, mariée d'abord avec le marquis de Langey (ou plutôt Langeais), elle se sépara de ce premier mari à la suite d'un scandaleux procès que nous avons rappelé ci-dessus, tome II, p. 436.

[153] Madame la Dauphine mourut le 20 avril 1690.

[154] Le comte du Roure fut tué à la bataille de Fleurus, le 1er juillet 1690.

[155] Voy. Saint-Simon.

[156] Bossuet, évêque de Meaux, et M. de Harlay, archevêque de Paris.

[157] L'archevêque de Paris étoit François de Harlay-Champvalier, de l'Académie françoise, célèbre par sa beauté, son esprit et ses galanteries. Il encourut, sur la fin de sa vie, la disgrâce du Roi, auprès duquel le Père La Chaise le desservoit pour s'attribuer quelques-unes des prérogatives qu'exerçoit l'archevêque.

[158] Madame de Lesdiguières étoit Paule-Marguerite-Françoise de Gondi de Retz, mariée le 12 mars 1675 avec François-Emmanuel de Bonne de Créqui, duc de Lesdiguières. Restée veuve en 1691, elle mourut le 21 janvier 1716, à soixante et un ans.

[159] En effet, le comte de Vermandois fut amiral de France; le duc du Maine, grand maître de l'artillerie, lieutenant général des armées, colonel général des Suisses et Grisons et gouverneur du Languedoc; le comte de Vesin, abbé de Saint-Denis et de Saint-Germain-des-Prés; le comte de Toulouse, pair, amiral et grand veneur de France, gouverneur de Bretagne.

[160] François-Henri de Montmorency, duc de Luxembourg, pair et maréchal de France, fut en effet chargé, en 1690, du commandement en chef de l'armée de Flandre; vainqueur à Fleurus des Espagnols, des Hollandois et de leurs alliés, commandés par le comte de Waldeck, il continua pendant quatre campagnes à remporter des victoires non moins glorieuses, et mourut le 4 janvier 1695, à Versailles, d'une pleurésie.

[161] Sur la position faite au dauphin par Louis XIV, voyez Saint-Simon.

[162] Madame de Maintenon.

[163] Marie-Anne, légitimée de France, fille de Louis XIV, veuve depuis le 9 novembre 1685 de Louis-Armand de Bourbon. Celui-ci étoit fils d'Armand de Bourbon et d'Anne-Marie Martinozzi; il mourut sans enfants, et son frère, François-Louis de Bourbon, duc de La Roche-sur-Yon, prit ensuite le nom de prince de Conti.

[164] Malgré la haine qu'elle portoit à madame de Maintenon. (Voy. ci-dessus, p. 163.)

[165] Louis-Charles de La Tour, de Bouillon, dit le prince de Turenne, étoit fils de Godefroi-Maurice de La Tour, duc de Bouillon, et de la célèbre nièce de Mazarin Marie-Anne Mancini. Il se remaria le 16 février 1691. (Voy. la note suivante.)

[166] Le prince de Turenne épousa Anne-Geneviève de Levis, fille de Louis-Charles de Lewis, duc de Ventadour, et de Charlotte-Eléonore-Madelaine de La Mothe-Houdancourt. La veuve du prince de Turenne épousa ensuite, en février 1694, le prince de Rohan.

[167] La bataille de Steinkerque eut lieu le 5 août 1692.

[168] La célèbre maison des Madelonnettes étoit située rue des Fontaines, dans le quartier Saint-Martin. Dirigée d'abord par les Visitandines, puis par les Ursulines, elle fut ensuite gouvernée par les religieuses de Saint-Michel, qui seules obtinrent quelques succès dans la conduite des filles repenties.

[169] Voy. ci-dessus, t. 2, p. 472.—Après la mort de Mademoiselle, Choisy devint la propriété du Dauphin. Celui-ci l'échangea ensuite avec madame de Louvois, à qui il donna 400,000 livres de retour, contre Meudon. Depuis, Choisy appartint successivement à la princesse de Conti, au duc de La Vallière et au roi Louis XV.

[170] Louis-Joseph, duc de Vendôme, fils de Louis de Vendôme et de Laure Mancini. Né le 30 juillet 1654, il mourut en Espagne le 11 juin 1712 et fut enterré à l'Escurial.

[171] Honoré, comte de Sainte-Maure, étoit le second fils de Claude de Sainte-Maure, seigneur de Fougerai, cousin-germain du duc de Montausier. D'abord menin du Dauphin, il devint premier écuyer de la grande écurie du Roi.

[172] Louise-Bénédictine de Bourbon, fille du prince de Condé, Henri-Jules, et d'Anne de Bavière. Elle épousa, le 19 mars 1692, Louis-Auguste de Bourbon, duc du Maine, fils naturel de Louis XIV.

[173] Anne, légitimée de Lorraine, fille de Charles IV, duc de Lorraine, et de madame de Cantecroix; elle fut la seconde femme de François-Marie de Lorraine, comte de Lillebonne. De ce mariage naquirent plusieurs enfants, entre autres une fille qui, bru de madame d'Espinoi, dont il s'agit ici, porta le même nom après elle. (Voy. la note suivante.)

[174] V. ci-dessus, page 49.

[175] Le château du Plessis-lès-Tours.

[176] Claude-Antoine de Saint-Simon, marquis de Courtaumer, étoit frère de Marie de Saint-Simon, qui fut mariée à Jacques Nompar de Caumont, duc de La Force. De ce mariage étoient nés plusieurs enfants, entre autres madame du Roure et Jeanne de Caumont, sa sœur aînée, qui épousa le marquis de Courtaumer.

Cul-de-lampe

LES VIEILLES
AMOUREUSES.

Avis
DU LIBRAIRE AU LECTEUR.


Cette histoire s'étant trouvée dans un cabinet longtemps après qu'elle a été composée, je n'ai pas jugé à propos d'y toucher, pour la laisser dans son naturel. Ainsi, le lecteur n'attribuera pas à l'auteur qu'il a eu peu de connoissance des choses du monde, lorsqu'il parle de certaines gens qui sont morts comme s'ils étoient encore vivants. Madame de Cœuvres[177] est de celles-là; et il faudroit qu'il ne sût guère ce qui se passe, s'il ne savoit qu'elle est morte peu de temps après son malheur. Quand il fait dire au duc de Sault qu'on va bâtir les Invalides, c'est encore une marque que cette histoire n'est pas écrite depuis peu. Cependant il semble par la même raison qu'il ne devoit point appeler ce seigneur que comte, puisqu'il n'a été fait duc que quelques années devant que de mourir. Ce n'est pas qu'il ne le fût de naissance, puisqu'il étoit fils aîné d'un père qui l'étoit; on sait aussi qu'il ne lui fallut pas attendre après sa mort pour le devenir, et que le Roi fit cela pour lui afin de lui donner un rang qu'il méritoit mieux que beaucoup d'autres. Quoi qu'il en soit, ce que j'en dis ici n'est que pour excuser l'auteur envers ceux qui ne feroient pas toutes ces réflexions. Le lecteur saura donc que, quand on l'appelle duc avant le temps, c'est moi qui ai réformé le manuscrit en cela, afin qu'on ne crût pas que ce fût d'un autre duc de Sault dont on fît mention, que du dernier mort.

NOTE.

[177] V. les notes du texte.

Cul-de-lampe

LES VIEILLES
AMOUREUSES.


Sous le règne du grand Alcandre[178], la plupart des femmes, qui étoient naturellement coquettes, l'étant encore devenues davantage par la fortune où elles voyoient monter celles qui avoient le bonheur de lui plaire, il n'y en eut point qui ne tâchât de lui donner dans la vue; mais comme, quelques belles parties qui fussent en lui, il lui étoit impossible de satisfaire toutes celles qui lui en vouloient, il y en eut beaucoup qui lui échappèrent, non pas manque d'appétit, mais peut-être de puissance.

Celles qui ne furent pas du nombre des élues ne s'en désespérèrent pas, surtout celles qui recherchoient le plaisir de la chair, et qui avoient moyen de prendre parti ailleurs: car elles considéroient qu'excepté leur ambition, qu'elles ne pourroient contenter, elles trouveroient peut-être mieux leur compte avec un autre, et qu'à bien examiner toutes choses, un roi valoit quelquefois moins sur l'article qu'une personne de la plus basse condition; que, d'ailleurs, elles auroient le plaisir de changer, si elles ne se trouvoient pas bien, ce qui ne leur auroit pas été permis si leur destinée les eût appelées à l'amour de ce monarque.

Entre celles-là, il n'y en eut point qui en furent plus tôt consolées que la maréchale de la Ferté[179] et madame de Lionne[180]. Elles étoient déjà assez vieilles toutes deux pour renoncer aux vanités du monde; mais comme il y en a que le péché n'abandonne point, elles voulurent, après avoir eu des pensées si relevées, faire voir qu'elles valoient encore quelque chose: ainsi, sans songer à ce qu'on en pourroit dire, elles se mirent sur les rangs, et il ne tint pas à elles qu'elles ne fissent des conquêtes.

De Fiesque[181] étoit amant aimé de madame de Lionne il y avoit longtemps, et, pour les plaisirs qu'il lui donnoit, elle le secouroit dans sa pauvreté; de sorte que par son moyen elle tâchoit de se soutenir comme les autres. Il n'auroit pas été fâché qu'elle eût eu le désir de plaire au Roi, et il auroit été encore plus aise qu'elle y eût réussi; mais, voyant que, sans songer qu'il lui rendoit service depuis sa jeunesse, elle vouloit se pourvoir ailleurs, il lui dit franchement qu'elle songeât bien à ce qu'elle alloit faire; qu'il étoit déjà assez rebuté d'avoir les restes de son mari, pour ne pas vouloir avoir ceux d'un autre; que, s'il avoit donné les mains à l'amour du Roi, elle savoit bien que ce n'étoit que sous promesse que ce monarque ne partageroit que les plaisirs du corps, sans partager son affection; que ce qu'elle faisoit tous les jours lui montroit assez qu'elle cherchoit quelque nouveau ragoût; que ce procédé ne lui plaisoit pas, et qu'en un mot, si elle ne réformoit sa conduite, elle pouvoit s'attendre à tout le ressentiment qu'un amant outragé est capable de faire éclater en pareille occasion.

Ces reproches ne plurent point à la dame; et comme elle croyoit qu'en le payant comme elle avoit toujours fait, il seroit encore très heureux de lui rendre service, elle lui dit qu'il étoit fort plaisant de lui parler de la sorte; que ce seroit tout ce que son mari pourroit faire; mais qu'elle voyoit bien d'où lui venoit cette hardiesse; que les bontés qu'elle avoit pour lui lui faisoient présumer qu'elle ne pouvoit jamais se retirer de ses mains; qu'elle lui feroit bien voir le contraire devant qu'il fût peu, et qu'elle y alloit travailler. De Fiesque se moqua de ses menaces, et comme le commerce qu'il avoit avec elle depuis si longtemps lui avoit fait croire qu'il ne l'aimoit pas davantage qu'un mari fait sa femme, il crut qu'à l'intérêt près il se consoleroit facilement de sa perte. Mais il éprouva un retour de tendresse surprenant; il ne fut pas plutôt sorti de chez elle qu'il souhaita d'y retourner, et, si un reste de fierté ne l'eût retenu, il lui auroit été demander pardon à l'heure même. Cependant il ne se put empêcher de lui écrire, et il le fit en ces termes:

Lettre de M. de Fiesque a Mme de Lionne.

Si j'eusse pu souffrir votre procédé sans être jaloux, ce seroit une marque que je ne vous aurois guère aimée. Mais aussi tout doit être de saison, et ce seroit outrer les choses que de demeurer plus longtemps en colère. Je vous avoue que je ne puis cesser de vous aimer, toute coquette que vous êtes. Cependant, faites réflexion que, si je vous pardonne si aisément, ce n'est que parce que je me flatte que j'ai pu me tromper; mais sachez aussi qu'il n'en seroit pas de même si vous aviez ajouté les effets à l'intention.

Soit que madame de Lionne trouvât quelque nouvelle offense dans cette lettre, ou, comme il est plus vraisemblable, qu'elle eût trop bon appétit pour se contenter du comte de Fiesque, qui avoit la réputation d'être plus gentil que vigoureux, elle jeta sa lettre dans le feu, et dit à celui qui la lui avoit apportée qu'elle n'avoit point de réponse à y faire. Ce fut un redoublement d'amour pour cet amant. Il s'en fut en même temps chez elle, et lui dit qu'il venoit mourir à ses pieds si elle ne lui pardonnoit; qu'après tout il ne l'avoit point tant offensée, qu'il ne dût y avoir un retour à la miséricorde; que la femme de son notaire, nommé Le Vasseur, venoit bien de pardonner à son mari, qui l'avoit fait déclarer P... par arrêt du Parlement, et qui, outre cela, l'avoit tenue longtemps enfermée dans les Madelonnettes; que son crime n'étoit pas de la nature de celui de ce mari; que les maris, quoi qu'ils pussent voir, doivent garder le silence, que c'étoit un article de leur contrat de mariage; mais que pour les amants, il ne se trouvoit point de loi qui les assujettit à cette contrainte; qu'au contraire, la plainte en avoit toujours été permise, et que de la leur ôter, ce seroit entreprendre sur leurs droits.

Quoique toute la différence qu'il y eût entre madame de Lionne et la femme de Le Vasseur, c'est que l'une étoit femme d'un notaire, et l'autre d'un ministre d'Etat, que celle-là d'ailleurs étoit déclarée P..., comme je viens de dire, par arrêt du Parlement, au lieu que celle-ci ne l'étoit encore que par la voix de Dieu, cependant la comparaison ne lui plut pas. Elle dit à de Fiesque qu'il étoit bien effronté de la mettre en parallèle avec une femme perdue. De Fiesque lui auroit bien pu dire là dessus tout ce qu'il savoit de sa vertu; mais, étant parti de chez lui dans le dessein de se raccommoder, à quoi il étoit peut-être porté par l'utilité qu'il en retiroit, il continua sur le même ton qu'il avoit commencé, ce qui néanmoins ne lui servit de rien: car madame de Lionne, qui ne vouloit pas être gênée, et qui, après avoir fait banqueroute à la vertu, ne se soucioit plus de garder les apparences, lui dit que pour le faire enrager elle feroit un amant à sa barbe, et que plus elle verroit qu'il y prendroit de part plus elle y prendroit de plaisir. De Fiesque, après une réponse si rude, fut tellement outré de douleur qu'il prit un luth qui étoit dans sa chambre, avec quoi il avoit coutume de la divertir, et le cassa en mille pièces. Il lui dit que, puisqu'elle lui plongeoit ainsi le poignard dans le sein, il vouloit s'en venger sur cet instrument, qui lui avoit donné autrefois tant de plaisir; que comme il se pourroit faire qu'elle choisiroit peut-être quelqu'un qui le touchât aussi bien que lui, du moins il étoit bien aise que tout ce qui lui avoit servi ne servît pas à un autre. Mais à peine eût-il lâché la parole qu'elle lui répondit, «que celui qu'elle choisiroit n'auroit pas besoin, comme lui, de s'animer par ces préludes; qu'elle avoit feint plusieurs fois de prendre plaisir à ce jeu, parce qu'elle savoit que sans cela il n'y avoit rien à espérer avec lui, mais qu'elle n'en avoit pas moins pensé pour cela; qu'il avoit bien fait de casser ce luth, parce qu'en le voyant elle n'auroit pu s'empêcher de se ressouvenir de sa foiblesse; que maintenant que cet objet n'y étoit plus, rien ne pouvoit rappeler une idée si désagréable; et qu'enfin il n'avoit fait en cela que prévenir le dessein qu'elle en avoit.

Comme un reproche en attire un autre, cette conversation, quelque désagréable qu'elle pût être, n'auroit pas fini si tôt, si le duc de Sault[182] ne fût entré. Il aperçut d'abord les débris du luth, ce qui lui fit juger qu'il y avoit quelque querelle sur le tapis. Son soupçon se convertit en certitude dès qu'il eut jeté ses yeux sur ces amants; et comme il étoit libre de lui-même et qu'il se plaisoit à rire aux dépens d'autrui: «Madame, dit-il à madame de Lionne, à ce que je vois l'on n'est pas toujours bien ensemble, et l'un de vous deux s'est vengé sur ce pauvre luth, qui n'en pouvoit mais. Si c'est vous qui l'avez fait, continua-t-il, peut-être en avez-vous eu vos raisons, et je ne veux pas vous en blâmer; mais si c'est notre ami, il a eu tous les torts du monde, et il n'a pas vécu jusqu'aujourd'hui sans savoir qu'on amuse souvent une femme avec peu de chose; il devoit savoir, dis-je, que cela nous donne le temps de nous préparer à leur rendre service.»

Ce discours étoit assez intelligible pour offenser une femme délicate, ou même une qui ne l'auroit été que médiocrement. Mais madame de Lionne, qui trouvoit le duc de Sault à son gré, ne songea qu'à lui persuader qu'elle rompoit pour jamais avec le comte de Fiesque, afin que, si le cœur lui en disoit, comme elle eût bien désiré, il ne perdît point de temps. C'est pourquoi, sans prendre garde qu'elle alloit se déshonorer elle-même, et que d'ailleurs un amant délicat aimoit mieux se douter de quelque intrigue de sa maîtresse que d'en être éclairci, et encore par elle-même: «Que voulez-vous, Monsieur? lui dit-elle; les engagements ne peuvent pas toujours durer. Je ne me défends pas d'avoir eu de la considération pour monsieur le comte de Fiesque; mais c'est assez que nous soyons liées pour toute notre vie à nos maris, sans l'être encore à nos amants: autrement ce seroit être encore plus malheureuses que nous ne sommes. L'on ne prend un amant que pour s'en servir tant qu'il est agréable; et cela seroit étrange qu'il nous fallût le garder quand il commence à nous déplaire.—Ajoutez, Madame, dit le duc de Sault, quand il commence à ne plus vous rendre de service. C'est pour cela uniquement que vous autres femmes les choisissez; et quelle tyrannie seroit-ce que d'apprêter à parler au monde sans en recevoir l'utilité pour laquelle on se résout de sacrifier sa réputation! Pour moi, continua-t-il, j'approuverois fort que, selon la coutume des Turcs, l'on fît bâtir des sérails; non pas à la vérité pour y renfermer, comme ils le font, les femmes invalides, car ils me permettront de croire, avec tout le respect que je leur dois, que, quelque âge qu'elles aient, elles ont encore meilleur appétit que moi, qui crois en avoir beaucoup, mais pour servir de retraite aux pauvres amants qui se font tellement user au service de leurs maîtresses qu'ils sont incapables de leur en rendre davantage. Si cela étoit, et que j'eusse quelque part à cette direction, je vous assure que je donnerois dès à présent ma voix à notre ami pour y loger. Qu'en dites-vous, Madame? cela ne lui est-il pas bien dû? et dans les Invalides qu'on dit que le Roi va faire bâtir[183], n'y entrera-t-il pas tous les jours des personnes qui se porteront bien mieux que lui?—Que vous êtes fou! monsieur le duc, répondit aussitôt madame de Lionne; et si l'on ne savoit que vous n'entendez pas malice à ce que vous dites, qui est-ce qui ne rougiroit pas des discours que vous tenez?» Elle mit aussitôt un éventail devant son visage, pour lui faire accroire qu'elle étoit encore capable d'avoir de la confusion; mais le duc de Sault, qui savoit combien il y avoit de temps qu'elle étoit dépaysée, se moqua en lui-même de ses façons, sans se soucier de la pousser davantage.

Le comte de Fiesque avoit écouté tout cela sans prendre part à la conversation, et il éprouvoit qu'une longue attache est presque comme un mariage, dont on ne ressent jamais la tendresse que quand les liens sont près de se rompre. Il rêvoit, il soupiroit, et la présence du duc de Sault n'étoit pas capable de le jeter dans le contraire: car, comme ils étoient bons amis, ils s'étoient dit mille fois leurs affaires, et il n'y avoit pas deux jours que ce duc l'avoit même prié de le servir auprès de la marquise de Cœuvres, fille de madame de Lionne[184]. Ce fut pour cela qu'il résolut de s'en aller à l'heure même, espérant que le duc de Sault parleroit plus sérieusement en son absence. Mais lui, à qui ce caractère ne convenoit pas avec les femmes, ne se mit pas en peine des intérêts de son ami; au contraire, il voulut voir jusques où pourroit aller la folie de madame de Lionne. Elle lui donna beau jeu, sitôt qu'elle vit le comte de Fiesque sorti; elle lui dit cent choses qui tendoient à lui découvrir sa passion, non pas à la vérité en termes formels, mais qui étoient assez intelligibles pour être entendus d'un homme qui auroit eu moins d'esprit que lui. Aussi, si le duc de Saux n'eût pas appréhendé qu'en la contentant elle eût mis obstacle à l'amour qu'il avoit pour la marquise de Cœuvres, il n'étoit ni assez cruel ni assez scrupuleux pour la faire languir davantage; mais, craignant qu'après cela cette jeune marquise, qui n'avoit pas encore l'âme si dure que sa mère, ne se fît un scrupule de l'écouter, il fit la sourde oreille, et aima mieux passer pour avoir l'esprit bouché que de se faire une affaire avec sa maîtresse.

Il trouva, en sortant, le comte de Fiesque qui l'attendoit au coin d'une rue et qui lui demanda s'il n'avoit rien fait pour lui. «Non, mon pauvre comte, lui dit-il, car je ne te crois pas assez fou pour prendre tant d'intérêt à une vieille p...... Mais maintenant que je connois ton foible, je te dirai en deux mots que, si tu ne me sers auprès de la marquise de Cœuvres, je te desservirai si bien auprès d'elle qu'il n'y aura plus de retour pour toi. Ecoute, entre nous, je crois que mon gras de jambe et mes épaules larges commencent à lui plaire davantage que ton air dégagé et ta taille mince, et si elle en goûte une fois, c'est à toi à juger ce que tu deviendras.» Le comte de Fiesque le pria de parler sérieusement; le duc de Saux lui dit qu'il le prît comme il le voudroit, mais qu'il lui disoit la vérité. L'autre étant obligé de le croire, après plusieurs serments qu'il lui en fit, il le conjura de ne pas courir sur son marché, lui avouant ingénuement qu'il l'aimoit par plusieurs raisons, c'est à dire parce qu'elle lui donnoit de l'argent et du plaisir. Si le comte de Fiesque eût fait cet aveu à un autre, il auroit couru risque d'exciter en lui des désirs plutôt que de les amortir, toute la jeunesse de la Cour s'étant mise sur le pied d'escroquer les dames; mais le duc de Sault, qui étoit le plus généreux de tous les hommes, lui dit en même temps de dormir en repos sur l'article; qu'il ne vouloit ni du corps ni de l'argent de madame de Lionne, et qu'excepté le plaisir qu'il pouvoit avoir de faire un ministre d'Etat cocu, il trouvoit que, quelque récompense qu'on lui pût donner, on le payoit encore moins qu'il le méritoit; cependant, qu'il ne s'assurât pas tellement sur cette promesse qu'il négligeât le service qu'il attendoit de lui; qu'on faisoit quelquefois par vengeance ce qu'on ne faisoit pas par amour; qu'en un mot, s'il ne lui aidoit à le bien mettre avec la marquise de Cœuvres, il se mettroit bien avec la mère, et qu'après cela il lui seroit difficile, comme il lui avoit dit, de redevenir le patron.

Quoique tout cela fût dit en riant, il ne laissa pas de faire impression sur l'esprit du comte de Fiesque; mais comme il lui étoit impossible de vivre sans savoir si sa maîtresse étoit infidèle, il lui écrivit ces paroles comme si c'eût été le duc de Sault. Ainsi il fut obligé d'emprunter une autre main que la sienne, qui étoit trop connue de madame de Lionne pour pouvoir s'en servir:

Vous aurez fait un bien méchant jugement de moi, de la manière que j'ai reçu toutes les honnêtetés que vous m'avez faites. Mais en vérité, Madame, quand on est entre les mains des chirurgiens, ne fait-on pas mieux de ne pas faire semblant d'entendre, que d'exposer une dame à des repentirs qui font, avec juste raison, succéder la haine à l'amour? Si l'on me dit vrai, je serai hors d'affaire dans huit jours; c'est bien du temps pour un homme qui a quelque chose de plus que de la reconnoissance dans le cœur. Mais souffrez que j'interrompe cet entretien: il excite en moi des mouvements qu'on veut qui me soient contraires jusqu'à une entière guérison. Je souhaite que ce soit bientôt, et souvenez-vous que je suis encore plus à plaindre que vous ne sauriez l'imaginer, puisque ce qui seroit un signe de santé pour les autres est pour moi un signe de maladie, ou du moins que cela aggrave la mienne.

Il est impossible de dire si, à la vue de cette lettre, madame de Lionne eut plus de tristesse que de joie: car, si, d'un côté, elle étoit bien aise des espérances qu'on lui donnoit, d'un autre, elle fut fâchée de l'accident qui l'obligeoit d'attendre. Ainsi partagée entre l'un et l'autre, elle fut un peu de temps sans savoir si elle feroit réponse; mais celui qui lui avoit apporté la lettre la pressant de se déterminer, son tempérament l'emporta sur toutes choses, et, croyant de bonne foi avoir affaire au duc de Sault, elle prit de l'encre et du papier et lui écrivit ces paroles:

Lettre de Mme de Lionne au Duc de Sault.

Je croyois, il n'y a qu'un moment, que le plus grand de tous les maux étoit d'avoir affaire à une bête; mais, à ce que je puis voir, celui d'avoir affaire à un débauché est encore autre chose. Si vous n'étiez que bête, j'aurois pu espérer, en vous parlant françois encore mieux que je n'avois fait, vous faire entendre mon intention; mais que me sert maintenant que vous l'entendiez, si vous n'y sauriez répondre? Je suis au désespoir de cet accident; et qui m'assurera qu'on puisse jamais prendre confiance en vous? Il y a tant de charlatans à Paris! Et si par malheur vous êtes tombé entre leurs mains, à quelle extrémité réduiriez-vous celles qui tomberont ci-après entre les vôtres? Si la bienséance vouloit que je vous envoyasse mon chirurgien, c'est un habile homme et qui vous tireroit bientôt d'affaire. Mandez-moi ce que vous en pensez; car, puisque je vous pardonne déjà une faute comme la vôtre, je sens bien que je ne me pourrai jamais défendre de faire tout ce que vous voudrez.

«Oh! la folle! oh! l'emportée! oh! la gueuse! s'écria le comte de Fiesque dès le moment qu'il eut vu cette lettre; et ne faudroit-il pas que j'eusse le cœur aussi lâche qu'elle si je la pouvois jamais aimer après cela?»—S'imaginant que c'étoit là son véritable sentiment, il mit cette lettre dans sa poche et s'en fut chez elle, où étant entré avec un visage composé et contraint: «Comme j'ai été longtemps de vos amis, Madame, lui dit-il, il m'est impossible de renoncer si tôt à vos intérêts; je viens vous en donner des marques en vous offrant un homme qui est à moi et qui est incomparable sur de certaines choses. Je veux parler de mon chirurgien; vous ne le devez pas refuser, et vous en aurez affaire sans doute avant qu'il soit peu, prenant le chemin que vous prenez.»

Ce discours embarrassa fort madame de Lionne; elle se douta au même temps de quelque surprise. Mais le comte de Fiesque, à qui la couleur étoit montée au visage, et qui n'étoit pas si tranquille qu'il le croyoit: «Infâme! continua-t-il en tirant sa lettre et la lui montrant, voilà donc les preuves que vous me deviez donner toute votre vie de votre amitié! Qui est la femme, quelque perdue qu'elle fût, qui voulût écrire en ces termes? Il faut que M. de Lionne le sache, et c'est une vengeance que je me dois. Il m'en fera raison, puisque je ne puis me la faire moi-même; et s'il a la lâcheté de le souffrir, j'aurai le plaisir du moins de le dire à tant de monde, que je vous ferai connoître pour ce que vous êtes à tout Paris.»

Il lui fit bien d'autres reproches, qu'elle souffrit avec une patience admirable: car, comme elle étoit convaincue et qu'elle se voyoit entre ses mains, elle avoit peur encore de l'irriter. Elle eut recours aux pleurs; mais il y parut insensible, de sorte qu'il sortit tout furieux. Ses larmes, qui n'étoient qu'un artifice, furent bientôt essuyées; elle envoya quérir en même temps le duc de Sault, qu'elle conjura de la sortir de cette affaire, lui disant que, comme on la lui avoit faite en se servant de son nom, il y étoit engagé plus qu'il ne pensoit. Pour l'obliger à ne lui pas refuser son secours, elle lui promit le sien auprès de sa fille, et lui tint parole en femme d'honneur: car, après avoir su du duc de Sault les termes où il en étoit avec elle, elle acheva de disposer son esprit, qui étoit déjà prévenu en sa faveur.

Cependant elle stipula avec lui que cette intrigue se feroit sans préjudicier à ses droits; et, pour s'assurer contre l'avenir, elle lui demanda des arrhes de ses promesses. Le duc de Sault avoit passé la nuit avec Louison d'Arquien[185], fameuse courtisane, et n'étoit guère en état de lui en donner; mais, croyant qu'un homme de son âge avoit de grandes ressources, il lui demanda si elle vouloit de l'argent comptant ou remettre le paiement à la nuit suivante. Madame de Lionne, qui savoit que tout le monde est mortel, crut que l'argent comptant étoit préférable à toutes choses; elle lui dit pourtant que, s'il n'avoit pas toute la somme sur lui, elle lui feroit crédit du reste jusqu'au temps qu'il lui demandoit.

Le duc de Sault entendit bien ce que cela vouloit dire. On prit une pile de carreaux pour faire une table où compter l'argent; mais lorsqu'il vint à tirer sa bourse, elle se trouva vide, au grand étonnement de l'un et à la grande confusion de l'autre. Elle se déroba de ses bras avec un dépit plus aisé à comprendre qu'à représenter; et comme il faisoit quelques efforts pour la retenir et qu'il lui donnoit encore des baisers languissants: «Que voulez-vous faire, Monsieur? lui dit-elle, et cherchez-vous à me donner de plus grandes marques de votre impuissance!—Je cherche à mourir, Madame, lui répondit le duc de Sault, ou à réparer mon honneur; et il faut que l'un ou l'autre m'arrive dans un moment.—Est-ce d'une mort violente que vous prétendez mourir? lui dit-elle en se moquant de lui. Si cela est, vous avez besoin d'une corde, car il ne faut pas croire que votre épée suffise pour cela. Et de fait, après n'avoir pas trouvé une seule goutte de sang sur vous lorsque vous en aviez tant besoin, à plus forte raison n'en trouveriez-vous pas davantage lorsque vous vous porteriez à une action si contraire à la nature.» Elle fut se jeter sur une autre pile de carreaux en achevant ces paroles, et, pour cacher son dépit, elle prit entre ses mains un écran qui se trouva par hasard auprès d'elle. Le hasard voulut encore justement que ce fût un de ceux où les barbouilleurs qui travaillent à ces sortes de choses avoient peint l'histoire du marquis de Langey[186], qui avoit été démarié à cause de son impuissance. Le congrès ordonné par le Parlement y étoit marqué comme le reste, et madame de Lionne y ayant jeté les yeux: «Vous voici dépeint, lui dit-elle, on ne peut pas mieux, et si vous vous souvenez de ce que vous nous disiez l'autre jour en parlant de vos forces, vous trouverez que, sans avoir demandé le congrès, comme l'homme que voici, vous avez aussi bien opéré l'un que l'autre. Vous n'avez plus qu'à vous marier après cela: c'est le moyen d'étendre votre réputation bien loin, et je ne désespère pas de vous voir aussi bien que lui sur ma cheminée.

—Vous ayez raison, Madame, lui dit le duc de Sault, de m'insulter comme vous faites, et mon offense est d'une nature à ne me la jamais pardonner. Pour moi, je ne me connois plus, et après avoir bien rêvé à mon malheur, je ne puis l'attribuer qu'à une chose. Vous connoissez, continua-t-il, la poudre de Polville? j'en ai mis ce matin partout. Que maudit soit La Vienne[187], qui m'a donné cette belle invention, et qui, pour me faire sentir bon, me fait devenir insensible! Mais, Madame, le charme ne durera que jusqu'à ce que je me sois baigné. Donnez moi ce temps-là, je vous conjure, et si j'ai manqué à vous satisfaire quand j'y étois obligé, j'en payerai plutôt l'intérêt. Souvenez-vous cependant que je ne suis pas le seul que La Vienne ait engagé dans cette malheureuse affaire: il en est arrivé autant au comte de S. Pol[188]; et, pour marque que je vous dis vrai, c'est que l'autre jour il demeura court, comme moi, auprès d'une belle fille. J'avois traité cela de bagatelle; mais après l'avoir éprouvé moi-même, à mon grand regret, ce seroit une hérésie que de ne le pas croire.» Ces paroles consolèrent madame de Lionne; elle avoit ouï parler de l'aventure du comte de S. Pol, et, en ayant demandé les particularités au duc de Sault, il lui dit ce qu'il en savoit. Cependant, pour lui donner encore plus d'impression de la vérité, il lui chanta un couplet de chanson qui avoit été fait sur cette aventure. C'étoit sur un air du ballet de Psyché[189]. En voici les paroles:

Qui l'eût cru qu'à vingt et deux ans,
Le plus vigoureux des amants
Fût tombé aux pieds d'une fille
Sans vigueur et sans mouvement?
Foin du Polville,
Quand on a poudré son devant!

Elle lui laissa achever ce couplet sans l'interrompre, car elle vouloit entendre tout au long l'effet, non pas de cette admirable poudre, mais de cette poudre qu'elle jugeoit bien plus digne du feu que les ouvrages de Petit, qui avoient été condamnés, néanmoins, par arrêt du Parlement[190]. Cependant, quand il voulut poursuivre la chanson, qui avoit un autre couplet: «Halte-là, lui dit-elle, monsieur le duc; quoique vous ayez une des qualités les plus nécessaires à un musicien, toutes les autres vous manquent, hors celle-là. Ainsi l'on peut dire que vous êtes de ceux à qui l'on donneroit une pistole pour chanter et dix pour se taire.» Le duc de Sault lui fit réponse qu'il n'avoit rien à dire contre ses reproches; qu'après ce qu'il avoit fait elle ne le maltraitoit pas encore assez. Cependant, comme il s'humilioit si fort, il sentit une partie en lui qui commençoit à le vouloir dédire, et, croyant que sans attendre le bain il pourroit rétablir sa réputation, il vint aux approches, qui lui donnèrent encore l'espérance d'un heureux succès. Madame de Lionne fut extrêmement surprise et grandement aise en même temps d'un changement si inopiné. Néanmoins, se défiant de son bonheur, elle voulut mettre la main dessus pour n'en plus douter; mais, comme il est difficile de la tromper sur l'article, elle n'eut pas plutôt touché qu'elle connut bien que ce seroit se repaître de chimères que de se flatter d'une meilleure fortune. Le duc de Saux en jugea de même, voyant que cette partie commençoit à pleurer lorsqu'il s'attendoit à lui voir prendre une figure plus décente. Il s'en alla dans un désespoir où il ne s'étoit jamais vu, et peu s'en fallut qu'il n'en donnât de tristes marques.

Madame de Lionne ne le voulut pas laisser sortir sans lui faire une nouvelle raillerie: «Au moins, lui dit-elle, ne croyez pas que pour ce qui vient d'arriver je ne veuille pas être de vos amies. Une marque de cela, c'est que je vous ménagerai auprès de ma fille; bien loin de lui dire que vous l'aimez, je ferai en sorte que vous ne vous trouviez jamais tête à tête avec elle. Ce sera le moyen de conserver votre réputation et d'entretenir la bonne opinion qu'elle peut avoir de vous. Je crois, continua-t-elle, que c'est le meilleur service que je vous puisse rendre en l'état où vous êtes, et je prétends bien aussi que vous m'en ayez obligation.»

Le duc de Sault ne jugea pas à propos de lui répondre, et s'en étant allé du même pas chez La Vienne: «Tu me viens de perdre de réputation, lui dit-il, avec ton maudit Polville, et je brûlerai la maison, et toi dedans tout le premier, si tu ne promets de jeter dans l'eau tout ce qui t'en reste.» La Vienne, qui le voyoit en colère, ne savoit ce que cela vouloit dire; mais le duc de Sault lui ayant conté son malheur, sans lui dire néanmoins le nom de la personne: «Ma foi, lui dit La Vienne, vous nous la donnez belle avec votre Polville; demeurez ici seulement trois ou quatre jours sans voir Louison d'Arquien, le comte de Tallard[191] ni personne qui leur ressemble, et vous verrez si c'est ma poudre qui vous empêche de faire votre devoir. C'est une excuse, ajouta-t-il, qu'inventa assez adroitement le comte de S. Pol pour se disculper envers la Mignard, qu'il pressoit depuis longtemps de lui accorder un rendez-vous, mais qui, après avoir promis monts et merveilles à cette pauvre fille, ne put jamais faire la troisième partie de ce que je ferois, moi qui ai deux fois plus d'âge que lui. Je ne lui veux pas de mal de s'être tiré d'affaire comme il a pu; mais je lui aurois été plus obligé de ne le pas faire à mes dépens. J'ai pour dix mille écus de Polville chez moi, et vous n'avez qu'à débiter comme lui vos rêveries pour m'envoyer à l'hôpital.»

La Vienne étoit sur le point, de longue main, de dire à ces messieurs-là toutes leurs petites vérités, tellement que le duc de Sault ne se fâcha point de s'entendre dire les siennes. Il lui dit au contraire qu'il vouloit éprouver s'il avoit plus de raison que lui, et que, pour cela, il ne vouloit pas sortir de sa maison de quatre jours; qu'il seroit témoin lui-même qu'il s'abstiendroit de voir le comte de Tallard et Louison d'Arquien, et qu'il eût soin seulement de faire tirer en bouteilles une pièce de vin de Champagne que ses gens avoient découverte dans le cimetière Saint-Jean, aux Deux Torches[192]; que pour ne la lui pas laisser boire tout seul, il allât avertir le marquis de Sablé[193] et deux ou trois autres de ses amis qu'il leur donneroit à manger chez lui; qu'ils y pouvoient amener madame Du Mesnil, s'ils étoient assez habiles pour détourner la bête de l'enceinte de son vieux maréchal[194], qui se vantoit d'avoir une partie sur son corps aussi dure que sa jambe de bois; que s'il demandoit cette femme, ce n'étoit pas pour faire la débauche avec elle; que les restes du maréchal de Grancey n'étoient bons que pour le marquis de Sablé, et non pas pour lui, qui aimeroit mieux coucher avec une femme médiocrement belle, et qui eût un galant bien fait, qu'avec une qui seroit toute charmante et qui se produiroit comme elle à un aussi vilain homme qu'étoit ce maréchal.

La Vienne lui dit qu'il faisoit bien d'être si délicat, et qu'il le donnoit assez à connoître en couchant tous les jours avec Louison d'Arquien, qui étoit le reste de toute la terre; qu'au reste, comme ce n'étoient pas ses affaires, il n'avoit garde d'en parler; mais qu'à l'égard de la Du Mesnil, il étoit bien aise de l'avertir de bonne heure de ne la pas faire venir chez lui pour faire de sa maison une maison de scandale et de débauche; qu'ils y boiroient et mangeroient tout leur saoul, mais, pour le reste, il n'avoit que faire de s'y attendre.

Il s'en fut après cela où le duc de Sault lui avoit dit; et les conviés n'ayant pas manqué de s'y rendre avec la Du Mesnil, on fit si bonne chère que le duc de Sault sentit dès ce jour-là que le charme du Polville ne dureroit pas longtemps. Sur la fin du repas, c'est-à-dire entre la poire et le fromage, on leur vint dire qu'un homme demandoit le marquis de Sablé. On lui fit dire d'entrer s'il vouloit; et l'on fut tout surpris de voir un garde de messieurs les maréchaux de France[195]. Il dit au marquis de Sablé qu'il avoit ordre de le mener au Fort-l'Evêque[196], ce qui effraya la compagnie, qui ne savoit pas qu'il lui fût arrivé aucune affaire. Pour lui, il n'en fit que rire; et comme on s'apprêtoit de lui en demander le sujet: «Va, va, retourne t'en, dit-il à ce garde, dire à ton vieux fou de maréchal que nous allons boire à sa santé, qu'après cela nous baiserons sa maîtresse, et que, s'il en veut avoir sa part, il faut qu'il nous vienne trouver. Qu'on lui donne à boire, dit-il en même temps, s'adressant au buffet; voilà tout ce qu'il a la mine d'avoir de sa course.»

Chacun connut bien, à ce qu'avoit dit ce marquis, que le compliment venoit du maréchal de Grancey; et devant que le garde eût le temps de boire son coup, l'on en fit tant de railleries que, quoiqu'il fût un des fieffés ivrognes qu'il y eût dans toute la connétablie, il laissa la moitié de son verre pour dire à ces messieurs qu'ils prissent garde à ne pas manquer de respect envers monseigneur le maréchal. Chacun lui rit au nez à ce discours, et le duc de Sault, qui étoit le plus près du buffet, se leva, sous prétexte de lui faire boire le reste de son vin; mais il le lui répandit malicieusement sur ses habits et sur son linge. Le garde voulut se fâcher, mais le marquis de Sablé le rapaisa en lui présentant une autre rasade et le priant de la boire à la santé de monsieur le maréchal. On lui en donna une autre après celle-là, et enfin, dans un moment, on l'enivra si bien qu'il étoit le premier à médire de celui qui l'avoit envoyé. Quand ils l'eurent mis de si belle humeur, ils le renvoyèrent; et comme le maréchal de Grancey, impatient de savoir quel succès auroit eu sa députation, l'avoit conduit lui-même jusqu'à cent pas de la porte, il ne le vit pas plus tôt revenir qu'il se jeta hors de la portière de son carrosse pour lui demander d'où venoit qu'il avoit été si longtemps. Il reconnut à la première parole que lui dit le garde qu'il étoit saoul, et, se mettant dans une colère non pareille, il demanda s'il n'y avoit pas de canne dans son carrosse. Ne s'en étant point trouvé, il dit à un de ses domestiques, nommé Gendarme, qui lui servoit de valet de chambre et de secrétaire, quoiqu'il ne sût ni lire ni écrire, qu'il lui défit sa jambe de bois et qu'elle lui serviroit de bâton. Mais Gendarme lui ayant dit que cela ne se pouvoit pas, il se jeta sur sa perruque et déchargea sa colère sur lui. Gendarme se vengea en lui écartant la dragée; et comme il étoit aussi grand parleur que son maître, il eut le plaisir de lui disputer le terrain à coups de langue. Le maréchal, étant saoul de le battre, fit approcher le garde, qui s'étoit écarté, et, l'ayant interrogé de nouveau, sa colère fut bien plus grande quand il apprit que la Du Mesnil étoit de la débauche; car jusque-là, tout ce qui l'avoit fâché étoit de savoir qu'elle eût vu le marquis de Sablé en particulier, et il n'avoit point eu d'autre sujet de vouloir l'envoyer en prison.

Sitôt que le garde eut lâché la parole, il s'écria qu'il étoit perdu, et tenant la main à Gendarme: «Çà, lui dit-il, oublions le passé, et dis-moi si je ne suis pas bien malheureux. Que ferons-nous, mon ami? Et surtout ne va pas dire cela à ma femme: car tu sais qu'elle ne cesse de me dire que cette carogne ne vaut rien.» Gendarme n'eût pas voulu, pour les coups qu'il avoit reçus, que cela ne lui fût arrivé. Il se prit à rire dans sa barbe, et ne lui vouloit point répondre. Le maréchal le conjura encore une fois de mettre toute sorte de rancune à bas, et, pour l'obliger à être de belle humeur, il lui promit l'habit qu'il portoit ce jour-là. Gendarme se radoucit à cette promesse; néanmoins, étant bien aise de le mortifier: «Ne vous l'avois-je pas bien dit, lui dit-il, aussi bien que madame la maréchale[197], que ce n'étoit qu'une p....! Si j'étois à votre place, je chasserois, dès que je serois au logis, ce coquin de bâtard qui ne vous appartient pas et que vous nourrissez cependant de la meilleure foi du monde, pendant que vous avez des filles qui, faute d'avoir de quoi, peut-être autant que par inclination.....; mais il ne s'agit pas de cela maintenant, c'est pourquoi.....—Ah traître! interrompit le maréchal, tu raisonneras donc toujours? Quoi! mon fils[198] n'est pas à moi? il ne me ressemble pas comme deux gouttes d'eau? il n'a pas les oreilles de Grancey[199], marque indubitable qu'il est de la maison? Je te ferai pendre, et, après t'avoir sauvé de la corde à Thionville, il faut que je te renvoie à ta première destinée.»

Gendarme ne put s'empêcher de répondre à ces invectives, quand même il eût su qu'il l'eût dû encore plus maltraiter qu'il n'avoit fait. «Voilà qui est beau, vraiment, lui dit-il, de prendre le parti d'un bâtard et d'abandonner celui de ses filles. Je croyois que toute cette colère ne venoit que de ce que j'avois dit d'elles; mais, à ce que je vois, c'est de quoi vous vous souciez le moins. Il est vrai, il a vos grandes oreilles, mais est-ce une marque si indubitable qu'il vous appartient, comme vous croyez? Combien de femmes mettent d'enfans au monde qui ont quelque chose de particulier, parce que les mères se sont arrêtées à quelque objet désagréable? Votre m... ne peut-elle pas avoir regardé.....» Il vouloit dire un âne, mais il n'osa lâcher la parole et se mit à bredouiller entre ses dents. Comme cela lui étoit naturel, le maréchal n'y prit pas garde, et s'étant radouci, parce qu'il lui avoit accordé les oreilles: «Eh bien! que ferons-nous donc? lui dit-il; et laisserai-je entre les mains de ces scélérats une enfant qu'ils ont sans doute enlevée par force?» Gendarme, qui les savoit en débauche et qui avoit soif à force d'avoir parlé et craché, crut qu'il pourroit gagner quelques verres de vin au buffet, s'il pouvoit obliger le maréchal à les aller trouver; c'est pourquoi, après avoir fait semblant de rêver en lui-même, pour faire l'homme d'importance: «Ma foi, si vous me croyez, lui dit-il, nous irons de ce pas où ils sont; cela servira à deux fins: l'une, que vous ramènerez madame Du Mesnil chez elle; l'autre, que vous empêcherez peut-être qu'il n'arrive quelque chose qui ne vous plairoit pas: car, que sait-on? il y en a quelquefois qui ont le vin paillard et qui font rage dans ces sortes d'occasions.—Mais n'est-ce point trop me compromettre? lui répondit le Maréchal.—La belle délicatesse que voilà! lui dit Gendarme; et vous qui allez tous les jours où vous savez, ne pouvez-vous pas entrer chez La Vienne, où vont tous les gens de qualité?»

Ces raisons suffirent pour résoudre le maréchal; mais, étant bien aise de se faire accompagner d'un garde, il voulut que celui qui étoit venu avec lui le suivît. Cependant il ne se trouva point, et il étoit allé se reposer sur une boutique, où il étoit si bien enseveli dans le sommeil, que lorsqu'on l'eut trouvé, il fut impossible de le réveiller. Le maréchal étoit d'avis que Gendarme endossât son harnois; mais celui-ci, qui ne vouloit point être obligé de faire aucun compliment fâcheux à des gens dont il n'étoit assuré ni de la discrétion ni du respect, le fit ressouvenir qu'il étoit trop connu de la compagnie pour se revêtir d'une autre figure. Le maréchal s'étant rendu à ses raisons, il laissa cuver le vin à ce garde, sans interrompre son sommeil.

Etant arrivé chez La Vienne, il monta aussitôt en la chambre où étoient ces messieurs, sans qu'on eût le temps de les avertir de sa venue. Ils furent extrêmement surpris de le voir; mais celle qui le fut le plus fut madame Du Mesnil, et elle crut bien qu'après cela il ne fourniroit plus à l'appointement. Le duc de Sault, comme le plus considérable, prit la parole le premier et dit au Maréchal, «qu'ayant voulu faire débauche, il avoit été prendre ceux qu'il voyoit, et que de là ils avoient été enlever madame Du Mesnil, laquelle s'étoit extrêmement défendue; que cela les avoit obligés de la porter sur leurs bras jusque dans le carrosse; mais qu'on voyoit bien que leur compagnie ne lui plaisoit pas; qu'elle n'avoit ni bu ni mangé, et qu'une autre fois ils n'amèneroient jamais personne par force.»

Le maréchal goba ce discours, et, étant bien aise de le faire remarquer à Gendarme, qu'il croit derrière lui, mais qui étoit déjà au buffet à trousser un verre de vin, il donna un coup sur le bras d'un laquais qui apportoit un ragoût pour le faire boire, et le fit tomber. Cela interrompit le discours qui étoit sur le tapis, et il se crut obligé de s'excuser de ce qu'il avoit fait. Ils lui dirent tous que ce n'étoit rien, et qu'ils avoient fait si grande chère, qu'il y en avoit encore assez pour lui et pour eux. Au même temps le duc de Sault le prit par le bras et l'obligea de s'asseoir entre madame Du Mesnil et lui, si bien qu'on recommença à manger de plus belle et à boire de même. La Du Mesnil, qui en avoit jusqu'à la gorge, affecta une grande sobriété et une grande mélancolie; en quoi elle se contraignoit plus en l'un qu'en l'autre. Chacun lui disoit qu'elle devoit manger maintenant qu'elle avoit ce qu'elle aimoit auprès d'elle; mais, comme le maréchal ne lui en parloit point, et qu'elle voulut que ce fût lui, elle se défendoit avec un air languissant, ce qui donnoit sujet de rire à tous ceux qui savoient comment elle s'en étoit acquittée avant qu'il entrât. Le maréchal, qui mouroit de faim, ne songeoit qu'à remplir sa panse, et lâchoit bien quelquefois quelque parole pour l'obliger à en faire de même, mais elle vouloit qu'il l'en pressât davantage. Enfin, après qu'il eut rassasié sa grosse faim, il fut plus galant et eut plus soin d'elle. Elle fit mine de se rendre à ce qu'il vouloit, et quoique cela fût capable de lui faire mal, elle recommença à manger.

Chacun se récria là-dessus, et dit qu'on voyoit bien ceux qui avoient du pouvoir sur elle. Cela faisoit rire sous cape le maréchal, et il donna si bien dans le panneau, qu'il ne fit que marcher sur les pieds de sa dame, en signe d'amitié. On poussa la débauche jusqu'à l'excès, et, après avoir médit de tout le genre humain, ils médirent d'eux-mêmes. Le maréchal dit au duc de Sault qu'il ne falloit pas s'étonner s'il étoit si gros et si gras, et le marquis de Ragni[200], son frère, si mince et si maigre; qu'il avoit été fait entre deux portes, au lieu que l'autre avoit été fait dans un lit; que les coups fourrés étoient toujours mieux fournis que les autres, et qu'il l'avertissoit, s'il ne le savoit pas, qu'il étoit obligé de porter respect au duc de Roquelaure[201], comme à son propre père. Le duc de Sault, pour lui rendre le change, lui dit qu'il ne pouvoit pas lui parler si précisément du sien, parce que sa mère[202] avoit eu tant de galans, qu'il étoit impossible de dire auquel il devoit sa naissance; que c'étoit dommage que les filles du maréchal de Grancey n'eussent été élevées de la main d'une si habile femme; qu'elles ne seroient pas si glorieuses; que cependant il n'y avoit point de différence entre leur tempérament et celui de leur grand'mère, sinon qu'elles avoient deux princes pour galans, au lieu qu'elle avoit toujours le premier venu; que cependant le bruit étoit qu'elles n'avoient pas eu toujours le cœur si relevé; que, si l'on en croyoit la médisance, elles n'avoient pas haï un de leurs domestiques; qu'il n'en falloit pas parler de peur de leur faire tort, et que même il étoit prêt de signer, pour leur faire plaisir, que ce n'étoit qu'un conte inventé par quelque médisant.

Le maréchal de Grancey jura que c'étoit une fausseté; qu'il étoit bien vrai que ce domestique leur étoit plus agréable que les autres, parce qu'il étoit bien fait de sa personne, qu'il se mettoit bien et qu'il avoit de l'esprit; mais que, voyant qu'on en parloit dans le monde, il l'avoit chassé pour couper racine à toutes ces médisances. Pour autoriser ce qu'il venoit de dire, il demanda du vin, et dit qu'il vouloit boire encore quatre coups d'une main et autant de l'autre; qu'après cela il jureroit la même chose, et que c'étoit une preuve qu'il n'avoit rien dit contre la vérité, puisqu'on savoit bien que les ivrognes n'avoient pas l'esprit de la déguiser. On n'eut garde de lui contester une chose si authentique, et l'on se retrancha sur l'amour de Monsieur[203], pour mademoiselle de Grancey, et sur celui de monsieur le Duc[204] pour la comtesse de Maré sa sœur[205]. Cela donna lieu à un de la compagnie de faire cette chanson, qu'il chanta à l'heure même, sur l'air d'un Noël:

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