Histoire amoureuse des Gaules; suivie des Romans historico-satiriques du XVIIe siècle, Tome III
l vous doit être bien glorieux d'avoir réduit un débauché à la
raison. Je n'avois jamais aimé que je n'en eusse fait une
déclaration à la même heure: l'on avoit beau me dire que cela
marquoit peu d'amitié, je ne suivois que mon penchant, et je le
suivrois peut-être encore, si je n'étois tombé entre vos mains.
Cependant, quelque considération qu'on ait pour les gens, on
n'est point obligé à un silence perpétuel. Il y a un mois que je
vous vois sans vous l'avoir osé dire: et vous devez être si
contente de ce triomphe, que vous n'en devez pas exiger un plus
grand.
La duchesse d'Aumont, malgré toute sa dévotion, avoit bien reconnu que Biran n'étoit pas insensible. Pour faire la prude, elle s'étoit demandé plusieurs fois à elle-même comment elle en useroit quand il viendroit à se découvrir; mais, quoiqu'elle eût fait résolution de l'éprouver longtemps devant que de lui faire connoître la moindre chose, elle ne se put empêcher de lui faire cette réponse:
Réponse de la Duchesse d'Aumont
au Marquis de Biran.
e ne sais à quoi attribuer les sentiments que j'ai pour vous.
Je sais bien que je ne vous aime pas assez pour dire que votre
déclaration me plaît; mais aussi je ne vous hais pas assez pour
m'en offenser. Après m'être bien examinée, je ne puis croire
autre chose sinon qu'il entre un peu de vanité dans mon fait. Je
sens que je serois ravie de faire dire que vous seriez devenu
honnête homme auprès de moi. C'est donc à vous à voir si vous
voulez changer de vie, car sans cela je ne saurois me résoudre à
vous voir, et je vous dirois franchement que vous pouvez prendre
parti ailleurs.
C'en étoit assez dire à un homme intelligent pour lui faire voir qu'il étoit heureux. Aussi Biran ne manqua pas de lui aller assurer à l'heure même qu'il ne vouloit plus vivre que de la manière qu'elle lui ordonneroit. Cependant, comme il étoit jeune, et qu'auprès d'une belle femme son tempérament le rendoit toujours amoureux, il s'exprima avec tant d'agrément, qu'après qu'elle eut tiré promesse qu'il seroit plus discret qu'il n'avoit été avec les autres, elle lui permit d'espérer. Biran lui baisa la main en signe de remerciement; mais elle s'approcha si près de lui, pour voir peut-être s'il ne puoit point[341], qu'elle lui donna si belle, qu'il la baisa. Elle y trouva tant de plaisir, qu'elle ne se souvint pas que, pour soutenir son caractère de prude, il falloit faire semblant, du moins, de se retirer; et Biran, de son côté, ayant trouvé une haleine admirable, se sentit transporter: de sorte, en un instant, que la force de son tempérament lui fit faire une chose qui arrive assez souvent aux jeunes gens. Quand la duchesse n'auroit pas été assez habile pour s'en apercevoir, sa jupe, qui étoit toute gâtée, ne lui permettoit pas d'en douter. Elle ne sut dans ce moment quel parti prendre, ou de la sévérité, ou de la douceur: car, si, d'un côté, elle n'étoit pas fâchée de le voir si sensible, elle n'étoit pas bien aise, de l'autre, que cet accident l'eût remis dans un état plus modéré, et qui lui donnoit moins de plaisir. Ainsi, comme, toute dévote qu'elle vouloit paroître, elle étoit personne à se laisser maîtriser par ses sens, elle se fâcha de ce qui venoit d'arriver, et lui dit qu'elle étoit ravie qu'il n'eût pas tardé plus longtemps à se faire connoître; qu'il étoit sans façon du moins, s'il étoit peu respectueux, mais que cela suffisoit pour la rendre sage.
Biran, qui avoit peur qu'elle ne prît l'autre parti pour n'être pas en état de lui rendre service si tôt, lui répondit qu'il s'étonneroit de se voir quereller, s'il ne savoit que toutes les dames étoient injustes; que c'étoit à lui à se plaindre de ce qu'elle l'obligeoit à tant de respect; qu'il se voyoit contraint de prendre des plaisirs qu'elle auroit pu rendre plus grands si elle avoit voulu; qu'il ne pouvoit que faire si la jupe étoit gâtée; qu'elle savoit comment cela arrivoit; qu'il n'y avoit qu'à en avoir une autre, et que, si elle en vouloit une toute semblable, il n'y avoit pas si longtemps qu'elle l'avoit achetée que le marchand n'en eût encore de quoi en faire une à la pièce. Cette petite dispute se termina bientôt: Biran, qui avoit de grandes ressources, fut dans un moment ressuscité, et, voulant faire un meilleur usage de ses forces qu'il n'avoit fait l'autre fois, il chercha à faire sa paix par des caresses. La dame, qui n'avoit pas vu renaître les plaisirs si promptement, ni avec Caderousse, ni avec son mari, fut touchée d'un si grand témoignage d'amour; et, comme elle étoit encore échauffée de ses premiers mouvements, elle ne fit qu'une résistance si médiocre, que Biran la jeta sur un lit. Elle éprouva là que ceux qui ont dit qu'il ne falloit jamais mesurer un homme à la taille ont raison: car, quoique Biran ne fût qu'un demi-homme en comparaison des deux dont elle avoit tâté, il en fit autant lui seul qu'ils en faisoient tous deux ensemble. Comme elle le vit si emporté, elle le pria de se modérer un peu, lui faisant entendre que les choses violentes n'étoient pas de longue durée. Mais il lui dit qu'elle verroit encore tout autre chose quand il seroit en haleine; ce qui l'auroit beaucoup réjouie, si elle n'eût su qu'il étoit Gascon.
Ils avoient pris tous deux tant de goût au métier, qu'ils ne s'étoient pas aperçus qu'il y avoit un juste-au-corps[342] du duc d'Aumont sur le lit, que les valets de chambre avoient oublié par mégarde. Après le premier acte, Biran le remarqua et dit à la duchesse qu'il le falloit ôter. Mais elle, pour lui faire voir le mépris qu'elle avoit pour son époux, lui dit qu'elle voudroit qu'il y fût aussi, et qu'elle le feroit servir lui-même de matelas. Cette réponse ne plut pas à Biran, tout débauché qu'il étoit, et il crut qu'une femme qui étoit capable de dire une chose comme celle-là l'étoit encore de tout faire sans rougir. Néanmoins elle lui recommanda le secret, s'il vouloit que leur commerce durât longtemps. Cependant, pour faire accroire au monde que sa dévotion n'étoit pas ralentie, elle fut le même jour à l'Hôtel-Dieu, où, de la même main dont elle avoit touché ce que je n'ose dire, elle ensevelit un mort.
Cette entrevue fut suivie de beaucoup d'autres, mais de moindre rapport pour la dame que n'avoit été celle-là; ce qui lui fit dire à Biran qu'elle ne s'étoit pas méprise quand elle avoit dit qu'il étoit Gascon. Le duc ne s'aperçut nullement de ce commerce, et fut au contraire si infatué de sa femme, qu'il commença à prôner lui-même sa vertu. Cependant les trois amis se demandoient souvent des nouvelles de leurs maîtresses; en quoi il n'y eut que le chevalier de Tilladet qui fut de bonne foi: car il dit tout d'un coup, sans se laisser donner la gêne, que la duchesse de la Ferté étoit la meilleure femme du monde et de la meilleure composition; que cependant il ne croyoit pas qu'elle l'obligeât à être constant; qu'elle étoit d'un appétit désordonné, et qu'il faudroit avoir d'autres forces que les siennes pour ne pas tomber sur les dents. Biran et Roussi lui répondirent que c'étoit peut-être sa faute; que, quand on s'attachoit auprès des dames, il falloit renoncer à tous ses amis, et qu'il n'avoit peut-être pas encore quitté le comte de Tallard. Il leur avoua qu'il le voyoit bien quelquefois, mais que, depuis que Tallard s'étoit mis en tête de faire monsieur le duc cocu, j'entends à l'égard de la comtesse de Maré[343], sa maîtresse, il n'avoit plus de considération pour lui; qu'il s'étonnoit comment le plaisir d'avoir le reste d'un prince du sang étoit si grand qu'il en fît oublier d'autres où l'on avoit paru si sensible; que pour lui, bien loin d'en être de même, il étoit tout prêt à retourner à ses anciennes inclinations; qu'il y trouvoit quelque chose de plus solide et de plus touchant qu'avec les femmes; qu'elles avoient toutes des défauts dont il ne se pouvoit accommoder, et qu'en un mot il n'en avoit point trouvé, depuis qu'il étoit au monde, qui ne fussent comme si elles venoient d'accoucher; que, petites et grandes, elles étoient toutes de même taille à un certain endroit de leur corps; que pour lui la nature lui avoit été assez ingrate pour ne pas avoir sujet de s'en louer; qu'une des plus belles qualités étoit de se connoître, et que, grâce à Dieu, celle-là ne lui manquoit pas.
Biran et Roussi trouvèrent qu'il avoit raison en beaucoup de choses, et peu s'en fallut qu'il ne les dégoûtât de leurs maîtresses. Cependant, comme elles récompensoient ces défauts par quelque chose d'assez engageant, ils ne voulurent pas tout à fait se régler sur lui. On demanda à Roussi en quels termes il en étoit avec la sienne, à quoi il répondit qu'il étoit assez malheureux pour en être mal traité. Le chevalier de Tilladet s'écria, là-dessus, que cela étoit impossible, qu'elle étoit de trop bonne race, et qu'il leur vouloit donner le change. En effet, la dame n'étoit pas si cruelle qu'il le vouloit faire accroire, et, quoiqu'il n'en eût pas encore tiré les dernières faveurs, elle lui avoit fait comprendre qu'il ne tenoit pas à elle, et qu'elle ne manqueroit pas dès qu'elle le pourroit.
Cette dame, qui étoit de belle taille, au corps de fer près, qu'elle portoit comme ses deux sœurs, et dont le visage étoit d'ailleurs extrêmement agréable, avoit un mari le plus contrefait de tous les hommes. Esope, qu'on nous représente comme un magot, étoit un ange auprès de lui; car il étoit de la taille d'un nain, avoit le nez et les lèvres horribles, et, pour achever de le peindre, il lui sortoit de l'un une écume perpétuelle, pendant qu'il couloit de l'autre une matière dont on reprend souvent les petits enfants. Si l'on examine le reste, c'est encore pis, si cela peut se dire: il est bossu devant et derrière, a les bras plus courts l'un que l'autre, et, jusqu'aux jambes, on ne voit rien qui ne fasse peur. Cependant, ayant tant sujet de se plaindre de la nature, elle l'a récompensé d'une belle qualité: il a de grands talents pour les dames; et si sa figure ne rendoit tout ce qui vient de lui désagréable, il pourroit suffire à toutes celles qui en voudroient tâter. Cela est cause qu'il se rabat sur la première venue, et il en a souvent des faveurs qui l'obligent d'avoir recours au chirurgien.
Une aventure comme celle-là l'avoit brouillé avec sa femme, à qui il avoit déjà fait le même présent plusieurs fois. Ainsi, comme elle ne couchoit plus avec lui, elle fit entendre au comte de Roussi qu'elle avoit assez d'estime pour lui accorder toutes choses, mais que la conjoncture demandoit qu'il se donnât patience. Cependant, pour entretenir chalandise, elle lui dit qu'il pouvoit toujours prendre d'avance ce qu'elle lui pouvoit accorder, et il se trouva si heureux de ces accessoires qu'il jugea que sa fortune n'auroit point de pareille s'il en pouvoit jamais venir plus avant.
La querelle du duc et de la duchesse avoit fait grand bruit dans le monde, et, comme le duc avoit récidivé plusieurs fois et que la duchesse avoit juré qu'elle ne le lui pardonneroit plus, on n'osoit presque s'entremettre de les réconcilier. Si le comte de Roussi se fût déclaré auparavant, il auroit empêché cet éclat, et l'envie qu'elle auroit eue de tâter de l'amant lui auroit fait souffrir le mari avec tous ses défauts. Mais par malheur il n'étoit venu qu'après la querelle, si bien qu'il eut le temps de s'ennuyer. Pour ce qui est de la duchesse, quoiqu'elle ne manquât pas d'appétit, elle prenoit son mal en patience, d'autant plus qu'elle voyoit son amant devenir tous les jours de plus en plus amoureux. Elle croyoit donc le lier par des chaînes si fortes qu'elle les rendroit éternelles; et, comme elle espéroit que le temps amèneroit toutes choses, elle vivoit, comme on dit, d'espérance.
La duchesse de La Ferté étoit la plus mécontente des trois. Le chevalier de Tilladet tâchoit à faire comprendre à Tallard que la comtesse de Maré ne lui donneroit jamais les plaisirs qu'ils avoient eus ensemble, et sur ce pied-là il prétendoit le réchauffer. Mais lui, qui se faisoit un plaisir de débusquer le fils du premier prince du sang, bien loin de l'écouter, persistoit dans son entreprise, où il eut un si heureux succès que le duc d'Enghien[344], jaloux de se voir en concurrence avec lui, résolut de quitter la comtesse.
Comme, selon ce qu'en dit Bussy, qui est un excellent auteur en ces sortes de choses, le nombre touche beaucoup une femme, celle-ci fit ce qu'elle put pour le retenir; mais le duc d'Enghien, sachant qu'elle avoit envoyé la nuit même un courrier à Tallard, à qui elle mandoit des choses extrêmement tendres, il s'en fut chez elle, où, ajoutant à l'air chagrin qu'il a naturellement celui qu'il avoit par accident, il lui dit qu'elle étoit indigne de l'amour d'un prince comme lui; qu'elle savoit que, depuis qu'il l'aimoit, il avoit eu autant de complaisance pour elle que si c'eût été une reine; qu'il s'en étoit brouillé avec la duchesse[345], qui étoit la meilleure femme du monde; que Monsieur le prince son père[346] n'en avoit pas été plus content; qu'il lui avoit prédit plusieurs fois ce qui lui arrivoit aujourd'hui, mais qu'il avoit toujours été si aveuglé qu'il n'en avoit voulu rien croire; qu'elle verroit si Tallard feroit pour elle ce qu'il avoit fait; que ce n'étoit pas pour lui reprocher, mais que les marques de son amour avoient paru si éclatantes que Corneille le jeune avoit pris sujet de là de faire la pièce de l'Inconnu. En effet, c'étoit ce duc qui lui avoit fourni une partie de sa matière, par les fêtes qu'il lui avoit données, et il n'y avoit ajouté qu'un peu d'intrigue[347].
La comtesse nia fortement le commerce qu'elle avoit avec Tallard, et, prenant le parti de la dissimulation, parti assez ordinaire aux femmes, elle lui dit que c'étoit comme cela qu'en usoient ceux qui vouloient se dégager; que les prétextes ne manquoient jamais, mais que la difficulté étoit de justifier ce qu'on disoit. Elle en alloit dire bien davantage, si le duc d'Enghien, perdant patience, n'eût tiré une lettre de sa poche, que ses bienfaits lui avoient fait recouvrer des mains de ceux qu'elle employoit dans ses amours, et, la lui faisant voir, il lui demanda, tout en colère, si c'étoit là un prétexte ou une vérité. Il est aisé de juger de sa confusion à cette vue: elle demeura un quart-d'heure comme s'il lui eût coupé la langue, pendant quoi le duc ne discontinua point ses reproches. Enfin, étant las de tant parler, il passa aux effets, qui fut de casser des porcelaines dont il lui avoit fait présent. Elle se jeta sur lui pour l'empêcher de faire un plus grand désordre, ce qui l'irrita encore davantage. En effet, il fit réflexion, dans ce moment, qu'une femme qui avoit été si insensible à tout ce qu'il lui avoit dit, et qui l'étoit si fort à une perte de si petite conséquence, ne l'avoit jamais aimé que par intérêt.
Ainsi il recommença à se venger sur ce qu'il lui avoit donné, et ce fut un si grand fracas qu'on n'en avoit jamais vu de pareil. La comtesse, voyant tant d'emportement, lui dit qu'elle s'en plaindroit au Roi, et qu'il n'entendoit pas qu'on traitât de la sorte une femme de sa qualité. Mais lui, qui étoit fier au delà de l'imagination, lui fit réponse qu'il ne savoit à quoi il tenoit qu'il ne lui fît couper la jupe. Si elle eût eu autant de force que de courage, elle l'auroit dévisagé après ces paroles. Aussi se jeta-t-elle sur lui toute furieuse, et le duc fut obligé de lui donner un soufflet pour se dégager de ses mains.
Il sortit ensuite, pour n'être pas obligé de recommencer un combat si indécent. Mais à peine fut-il hors de sa chambre, que, presque aussi tranquille que si de rien n'eût été, elle ne songea qu'à faire tirer les meubles d'un logis au cul-de-sac de Saint-Thomas du Louvre qu'il lui avoit meublé, et où ils se voyoient souvent. Elle monta donc promptement en carrosse; mais le duc, après s'en être allé à l'hôtel de Condé, ayant fait réflexion qu'elle aimoit assez son profit pour se les vouloir approprier, s'y en fut lui-même et la trouva déjà qui déménageoit. Ce fut un sujet de nouvelle querelle, mais elle ne dura pas tout à fait tant que l'autre, car la comtesse, ne se tenant pas si forte en cet endroit qu'elle faisoit chez le maréchal son père[348], fut obligée de filer doux, bien fâchée néanmoins qu'une si bonne proie lui échappât.
Ce fut ainsi que finit l'intrigue du duc d'Enghien et de la comtesse de Maré: ce qui obligea le maréchal de Grancey de retrancher une partie de ses domestiques, pour l'entretien desquels le duc fournissoit à l'appointement; car ce bonhomme, qui n'avoit pas l'esprit trop bien timbré, s'étoit mis en tête que le duc d'Orléans[349], qui aimoit sa cadette[350], l'épouseroit, et que le duc d'Enghien feroit la même chose s'il pouvoit devenir veuf. Sur ce pied-là, c'étoit quelque chose à voir que sa maison: rien n'y manquoit, que d'avoir des officiers par quartier[351]; et, hors de cela, l'on y faisoit tout aussi bonne chère qu'on pouvoit faire chez le Roi.
Quoi qu'il en soit, cette affaire s'étant terminée de la sorte, Tallard prit la place du duc d'Enghien, ce qui fit perdre espérance au chevalier de Tilladet de le posséder entièrement. La duchesse de La Ferté, qui savoit que c'étoit là la raison pour laquelle il n'en usoit pas avec elle comme elle l'y croyoit obligé, fut ravie de cet obstacle; et, comme elle étoit plus emportée que sa sœur de Vantadour, elle lui continua ses faveurs, quoiqu'elle eût autant de lieu qu'elle de les lui refuser. En effet, elle s'étoit brouillée avec son mari, qui étoit un bon ivrogne, et qui, sans prendre garde qu'il ne pouvoit rien dire contre elle qui ne rejaillît sur lui, étoit le premier à en faire des médisances.
Tilladet, faute de mieux, entretint cette intrigue pendant quelque temps, et, le hasard ayant voulu qu'elle devînt grosse de son fait, ce fut une étrange alarme. Comme Tilladet n'avoit pas pour elle cet amour délicat qui fait qu'on craint pour la personne aimée, il lui dit, quand elle lui fit confidence de cet accident, qu'elle avoit tort de s'en mettre en peine; que son mari n'étoit pas plus à craindre pour elle que le maréchal[352] son père ne l'avoit été pour sa femme; qu'elle avoit eu un enfant du duc de Longueville dans le temps qu'elle ne couchoit point avec lui; qu'elle ne s'en portoit point plus mal pour cela, ni qu'elle n'en alloit pas moins la tête levée.
Ces raisons ne satisfirent point la duchesse de La Ferté; au contraire, elle se scandalisa de lui voir des sentiments si indifférents, et, ayant pleuré et gémi pendant une heure, elle trouva moyen de l'attendrir, ce qui étoit une chose fort extraordinaire pour lui. Cependant, comme il n'étoit pas un homme de grand expédient, il lui avoua franchement qu'il ne savoit quel emplâtre y mettre; mais que, si elle vouloit, il avoit des amis qui étoient assez éveillés pour l'assister au besoin. D'abord que la duchesse l'entendit parler de la sorte, elle fit encore plus de cris qu'elle n'avoit fait auparavant; elle lui demanda s'il étoit fou de vouloir dire ces sortes de choses à personne, et si ce n'étoit pas proprement la vouloir perdre.
Tilladet, pour lui faire quitter tout d'un coup ces vaines frayeurs, crut qu'il n'étoit pas besoin de finesses avec elle, et, lui avouant ingénuement que son amour n'étoit point un coup de l'étoile, mais une chose préméditée entre Biran, Roussi et lui, il la fit trembler quand elle vint à faire réflexion que son secret étoit entre les mains de gens accoutumés à ne céler que ce qu'ils ne savoient pas. Elle en fit de grands reproches à Tilladet, qui, bien loin de lui dire quelque chose pour la consoler, lui soutint que le seul moyen de la tirer d'affaire étoit de leur faire part encore de ce qui se passoit. Enfin, après bien des paroles de part et d'autre, la duchesse, qui ne pouvoit être dans un pire état que celui où elle se trouvoit, consentit à tout; si bien que Tilladet dit à Biran et à Roussi dans quel embarras ils se trouvoient.
Toute l'affaire roula sur Biran, qui étoit plus intrigant que l'autre. Aussi Tilladet ne lui eut pas plutôt fait son rapport, qu'il lui dit qu'il y trouveroit bientôt remède. Celui qu'il y trouva fut de faire une partie de débauche avec le duc de La Ferté, qui étoit de ses amis; c'est-à-dire ami de cour, car je ne prétends pas que ce mot signifie ce qu'il devroit signifier. La Ferté, qui étoit toujours prêt pour ces sortes de choses, accepta le rendez-vous, qui étoit à l'Alliance[353], dans la rue des Fossés, au faubourg Saint-Germain. Roussi fut de la débauche avec le duc de Ventadour et Biran, qui alloit à ses fins et qui en auroit joué une douzaine comme eux; il leur dit, quand il les vit en pointe de vin, que leur exemple ne lui donnoit point d'envie de se marier; que leurs femmes portoient le haut de chausse, et qu'il ne leur étoit pas permis de coucher avec elles quand ils vouloient.
Ventadour, écumant de la bouche comme un cheval qui se joue de son mors, se trouva choqué de ces paroles, et lui répliqua que, s'il ne couchoit pas avec sa femme, c'étoit parce qu'il en avoit de plus belles. Mais Biran lui contredisant tout exprès, il le mit tellement en colère, qu'il jura qu'il ne seroit pas plutôt chez lui qu'il lui passeroit son épée au travers du corps, ou qu'elle lui obéiroit. Pour ce qui est du duc de La Ferté, il n'avoit pas été si longtemps sans faire paroître son extravagance; il avoit déjà tiré tout ce qu'il portoit, et, l'ayant montré à la compagnie, il dit qu'il vouloit qu'on le lui coupât s'il ne faisoit son devoir dès qu'il seroit arrivé à sa maison. C'étoit un plaisir de voir la passion de ces deux hommes, qui étoient aussi fous l'un que l'autre; mais ce qui étoit encore plus plaisant, c'est que Biran et Roussi faisoient mine de n'en vouloir rien croire. En quoi celui-ci jouoit d'autant mieux son personnage qu'il espéroit qu'une pareille action l'alloit mettre au comble de la joie.
Ils quittèrent ces deux ducs en leur faisant ainsi la guerre, de quoi ceux-ci étant encore tout remplis en arrivant chez eux, ils montèrent d'abord dans la chambre de leurs femmes, où ils débutèrent par des juremens. La duchesse de La Ferté, qui, en conséquence des avis que Biran avoit donnés à Tilladet, avoit été avertie par lui de tout le manège, fit semblant de trembler à sa voix, et, quoique son ordinaire fût de parler plus haut que lui, elle ne sonna mot en cette occasion. La Ferté, qui se faisoit un point d'honneur de tenir parole à Biran et à Roussi, la voyant si souple, se coucha auprès d'elle, où il tâcha de se mettre en état de la caresser. La duchesse, qui savoit jouer son rôle, fit la pleureuse, se plaignit qu'il ne la recherchoit que lorsqu'il revenoit de débauche, et par de petites résistances elle l'anima tellement, qu'elle crut qu'il pourroit accomplir l'œuvre dont il n'avoit auparavant que la volonté. En effet, toutes choses se passèrent selon son désir; après quoi, son mari ne demandant qu'à dormir, il passa toute la nuit d'une pièce, pendant que de son côté elle eut sujet d'avoir plus de repos. Quand La Ferté eut cuvé son vin, elle voulut le lendemain matin le faire retourner à l'ouvrage, soit que le métier lui plût ou qu'elle eût peur qu'il ne se ressouvint pas de ce qui s'étoit passé; mais il se trouva si pesant, qu'après avoir essayé d'en venir à bout, il fut obligé de faire retraite.
Cependant Roussi étoit aux écoutes pour savoir ce qu'il avoit à espérer de ses petits soins; mais il avoit manqué à une chose, qui étoit d'avertir sa maîtresse; tellement que, le duc de Ventandour s'y étant pris aussi brutalement avec elle que La Ferté avoit pu faire avec sa femme, elle ne voulut jamais le souffrir. Le petit bossu jura et pesta de bonne sorte; mais, s'étant aguerrie à tout cela depuis qu'elle étoit avec lui, elle le laissa dire et ne fit que ce qu'elle voulut.
Roussi, sachant de quelle manière la chose s'étoit passée, lui en sut non-seulement mauvais gré, mais pensa encore se brouiller avec elle. Il lui reprocha que c'étoit le considérer bien peu que d'avoir trouvé une si belle occasion et ne s'en être pas servie. Elle ne put disconvenir de l'un, mais nia l'autre fortement, rejetant sur lui toute la faute, dans laquelle elle lui assura qu'elle ne seroit jamais tombée s'il lui eût fait part de ce qui se passoit. Il fallut bien qu'il s'en contentât, et de la petite oie, qu'elle lui continua en attendant mieux. Cependant, quoi que ce fût quelque chose de beau que ce qu'elle lui donnoit, y ayant peu de corps semblables au sien, si ce n'est celui de la duchesse d'Aumont sa sœur, comme l'appétit croît en mangeant, il se sentoit excité tous les jours de plus en plus à la consommation du plaisir entier. La duchesse de même ne pouvoit sentir de telles amorces sans désirer la même chose. Ainsi leurs désirs étant communs, ils s'émancipèrent à de petites libertés qui les firent tomber insensiblement dans le précipice qu'ils avoient évité depuis si longtemps. La duchesse, qui avoit peur des suites, n'eut pas plutôt commis la faute qu'elle s'en repentit. Elle s'en prit à ses yeux; mais Roussi, lui remontrant qu'elle retrouveroit l'occasion qu'elle avoit perdue avec son mari, la consola tellement, qu'elle se résolut de s'abandonner à la Providence. Il eut donc tout ce qu'il souhaita ce jour-là, et quelques autres suivans. Mais le duc de Ventadour, qui avoit passé sa fantaisie ailleurs, ne lui ayant rien dit, la crainte du tablier fit qu'elle se priva d'un plaisir où elle étoit encore plus sensible qu'une autre.
Ce fut de grandes alarmes jusqu'au temps qu'elle put avoir des marques de sa stérilité. Mais enfin, ayant vu ce qu'elle désiroit de voir, tout se calma, à la réserve de son amour. En effet, comme elle avoit éprouvé des forces qui n'étoient pas ordinaires, la privation d'un tel plaisir lui fit tant de peine, que pour avoir une couverture, elle témoigna à tout le monde que, puisque Dieu lui avoit donné un mari, elle seroit bien aise de vivre dorénavant avec lui en meilleure intelligence. Quoiqu'on ait toujours du penchant à juger mal de son prochain, on crut qu'une si grande résignation étoit l'effet des conversations fréquentes qu'elle avoit avec la duchesse d'Aumont, car celle-ci étoit toujours regardée comme une béate[354], et Biran, qui avoit accoutumé d'être indiscret, avoit été si sage à son égard, que personne ne se doutoit de leur intrigue. En effet, il eût été difficile de la soupçonner sans passer pour médisant; car elle ne se contentoit plus d'ensevelir les morts, elle alloit encore les mettre en terre: ce qui lui donnoit une si grande réputation, que, si elle fût morte dans ce moment, on l'auroit sans doute canonisée.
L'Avocat, dont il a été parlé dans la première partie de cet ouvrage[355], sachant que la duchesse de Ventadour faisoit tant d'avances pour se raccommoder avec son mari, voulut en avoir le mérite. Il les vit séparément l'un et l'autre, et, leur ayant fait trouver bon qu'il leur donnât à manger, il emprunta une maison à un village au-dessous de Montmartre, où il leur fit bonne chère. Plusieurs autres personnes s'y trouvèrent aussi et le louèrent fort de son repas, qui avoit été mieux apprêté qu'il ne fut payé; car au bout de six mois le traiteur fut obligé de lui faire donner assignation, et, s'il ne l'eût menacé de lui faire arrêter son carrosse[356], il ne l'auroit pas contenté sitôt.
La suite de ce repas eut le succès pour lequel il avoit été fait. Le duc et la duchesse couchèrent ensemble, ensuite de quoi elle songea à faire venir son amant, avec qui il lui étoit permis maintenant de se divertir tout à son aise. Par malheur pour elle il étoit allé à la Ferté-sur-Joire, terre qu'a son père aux environs de la ville de Meaux[357]. Ainsi elle fut obligée de presser son retour par une lettre dont voici la copie:
Lettre de la Duchesse de Ventadour
au Comte de Roussi.
ous ne me direz plus que je ne vous aime pas. Je me viens de
raccommoder avec mon magot pour l'amour de vous, et, comme je
crois être entre les bras d'un singe quand je suis obligée de le
souffrir, je crains à tous moments qu'il ne m'étouffe.
Jugez s'il est sacrifice plus sanglant que le mien. Cependant
vous m'abandonnez lorsque j'ai le plus besoin de consolation, et
de plus vous m'abandonnez sans me le dire; si vous ne revenez
bientôt, je vais mourir. Mais qu'importe? aussi bien n'ai-je
plus guère à vivre, et je sens bien que, si je ne meurs de
tristesse, je mourrai du moins de joie quand je vous tiendrai
entre mes bras.
La fin de cette lettre étoit trop touchante pour ne pas monter promptement à cheval. Roussi prit la poste, et trouva la dame si affamée qu'il lui fut impossible de la contenter. Enfin, en étant sorti le mieux qu'il put, elle ne lui donna point de repos qu'il ne lui eût accordé une nouvelle entrevue, et, celle-ci étant suivie de plusieurs autres, elle le mit si bien sur les dents, qu'il fut obligé d'avouer que l'excès nuit en toutes choses.
Les affaires de ces trois amans étoient en cet état quand Biran se brouilla avec la duchesse d'Aumont. Comme il avoit un régiment de cavalerie, et qu'en temps de paix comme en temps de guerre, le Roi n'exemptoit personne de son devoir, il fut obligé d'aller faire un tour à la garnison, où ayant vu la femme de La Grange, intendant des troupes[358], il en devint amoureux, ou, pour mieux dire, il chercha à passer son temps avec elle. Cette petite femme, à qui mille officiers avoient inspiré la vanité, ne se vit pas plutôt un amant de la trempe de Biran, qu'elle méprisa tous les autres; et, ayant peur qu'un homme de la cour ne se rebutât si elle le faisoit languir, elle ne le fit attendre que jusqu'à ce qu'il lui demandât quelques faveurs.
La duchesse d'Aumont, qui avoit admiré plusieurs fois la constance qu'il avoit eue pour elle, n'en étoit pas si bien assurée qu'elle n'eût pris des mesures pour être avertie s'il retournoit à son penchant. Ainsi, ayant su peu de jours après ce qui se passoit, elle entra dans une jalousie qui ne lui laissa plus de repos. Elle lui écrivit donc en des termes qui témoignoient son ressentiment; mais, quoique Biran l'aimât, elle avoit tort d'être absente, et, toute charmante qu'elle étoit, il se contenta de lui donner de belles paroles, pendant qu'il continua avec l'autre son petit commerce, qui dura tant qu'il fut obligé d'être à la garnison.
Ainsi, n'ayant point changé de conduite, il outra tellement la duchesse que, quand il fut de retour, elle ne le voulut plus voir. Ce fut alors qu'il reconnut le tort qu'il avoit eu de préférer une petite bourgeoise, plus laide que belle, à une femme de qualité toute charmante. Cependant son repentir ne fut pas capable de lui faire obtenir sa grâce, si bien qu'il lui prit fantaisie de retourner à la garnison pour insulter celle qui étoit cause de son malheur. Voilà sans doute une résolution bien bizarre pour un homme d'esprit, et qui venoit de témoigner tant de tendresse à une femme; mais, ne croyant que ce moyen-là pour regagner la confidence de l'autre, il arriva auprès de la petite La Grange, à qui pour premier compliment il débuta que, ne pouvant pas être toujours à son régiment et étant obligé d'en laisser le soin au lieutenant de sa compagnie, il prétendoit qu'il veillât aussi bien sur sa conduite que sur celle de ses cavaliers; que pour l'engager à le faire avec plus d'affection il vouloit qu'il partageât ses faveurs avec lui; que, du tempérament dont il la connoissoit, il savoit qu'elle ne se pouvoit passer d'homme, et qu'il aimoit mieux lui en donner un de sa main que de s'en rapporter à son choix.
Il est aisé de juger l'effet que fit ce compliment sur une personne qui se ressouvenoit d'avoir été traitée, il n'y avoit pas encore longtemps, comme si elle eût été aimée. Elle s'en trouva si surprise qu'elle auroit cru que c'eût été un songe, si Biran, pour ne lui laisser aucun lieu de douter de la vérité, n'eût lâché en même temps son lieutenant après elle. Comme ce procédé étoit extrêmement choquant, elle voulut prendre son sérieux; mais Biran, prenant le sien, lui dit qu'il n'y avoit point d'autre parti à prendre, sinon qu'il révéleroit à son mari tout ce qui s'étoit passé entre eux. Ce fut bien pour la faire tomber de fièvre en chaud mal, s'il m'est permis de parler de la sorte. Elle lui demanda s'il étoit fou ou ivre; mais, voyant qu'il n'étoit ni l'un ni l'autre, et qu'il continuoit toujours sur le même ton, elle eut recours aux pleurs, qui ne le touchèrent guère. Cependant, comme il crut que c'étoit vouloir exiger trop d'elle tout en un moment, il se relâcha à lui accorder un délai de vingt-quatre heures, pendant lesquelles il dit au lieutenant de faire ses affaires.
Jamais on n'avoit ouï parler d'une conduite comme celle-là, et c'étoit ce qui désespéroit la petite La Grange; mais, se voyant entre ses mains, la crainte qu'il n'exécutât ses menaces la fit résoudre, non pas à faire ce qu'il disoit, mais à tâcher de gagner le lieutenant, afin qu'il lui fît accroire tout ce qu'elle voudroit. Elle lui promit pour cela non-seulement la protection de son mari, mais encore une assez bonne somme. Mais celui-ci, qui étoit pitoyable comme un homme de guerre, lui fit réponse qu'elle se trompoit si elle le croyoit capable de mentir à son colonel; et, comme il avoit pris ses manières depuis le temps qu'il le hantoit, il ajouta qu'elle avoit tort de faire la réservée; qu'elle avoit peut-être accordé des faveurs à gens qui ne le valoient pas, et qu'il lui conseilloit d'en user plus honnêtement, si elle vouloit qu'on en usât bien avec elle.
S'il est vrai ce que la médisance rapporte, il faut croire qu'elle fit réflexion à un discours si pressant. Quoi qu'il en soit, le lieutenant se vanta, après être sorti d'avec elle, qu'elle s'étoit rendue à la raison; et on y ajouta d'autant plus de foi qu'il dit de certaines circonstances de ses beautés cachées dont on ne pouvoit parler si assurément à moins que de les avoir vues. Elle crut après cela qu'elle étoit en repos du côté de son mari; mais Biran poussant les choses jusqu'à l'extrémité, il lui envoya un homme exprès à un endroit où il étoit allé, pour l'avertir que, s'il vouloit sauver l'honneur de sa femme, il falloit qu'il revînt en diligence; autrement qu'il alloit faire naufrage dans un rendez-vous qu'elle avoit donné. La Grange quitta les affaires du Roi pour les siennes, mais ce fut pour essuyer mille railleries piquantes qu'il lui fit; de sorte que, comme il n'étoit pas d'ailleurs trop prévenu de la vertu de sa moitié, il commença à faire méchant ménage avec elle, et la renvoya peu de temps après chez ses parens ou dans une religion.
Biran, ayant fait cette belle manœuvre, s'en retourna en poste à Paris, où il prouva à la duchesse d'Aumont la violence de son amour par le tour scélérat qu'il venoit de faire. La duchesse, qui n'étoit pas différente de la plupart des femmes, qui aiment le sacrifice, fut ravie de celui-ci, et, après s'être fait prier quelques moments, elle le remit enfin dans ses bonnes grâces.
En ce temps-là l'on continuoit toujours à jouer chez la marquise de Rambures, où le chevalier Cabre s'étoit si bien introduit qu'il étoit devenu le tenant. Caderousse, qui connoissoit le tempérament de la dame, en étoit au désespoir, par l'intérêt qu'il étoit obligé de prendre à sa conduite, après être entré dans sa famille. Cependant il n'y pouvoit que faire, la marquise étant d'un âge à faire plutôt des réprimandes aux autres qu'à souffrir qu'on lui en fît. En effet, elle n'étoit pas à ignorer qu'un commerce si honteux la ruinoit de réputation; mais sa folie, qui alloit jusqu'à l'excès, fut enfin au-delà de toute sorte d'imagination. Elle devint jalouse de ce petit homme, qui voyoit une certaine madame Sallé[359], femme d'un maître des comptes, et encore quelques autres femmes. Elle s'emporta extraordinairement contre lui, lui reprocha sa naissance et l'honneur qu'elle lui faisoit. Mais lui, qui, depuis qu'il avoit de l'argent, commençoit à se donner des airs de qualité, la traitant mal à son tour, lui dit qu'un homme tel qu'il étoit, quand il avoit de l'honneur, valoit mille fois mieux qu'une femme de qualité qui n'en avoit point; qu'il ne s'étoit pas loué à elle pour faire le métier de porteur de chaise; qu'il ne l'avoit que trop caressée et qu'il étoit temps qu'il en caressât d'autres qui lui fissent moins de peine.
C'en étoit assez dire pour faire mourir de douleur une femme amoureuse. Aussi le prit-elle à cœur tellement qu'elle devint sèche comme un bâton, et, le chagrin rongeant tous les jours son esprit de plus en plus, enfin elle acheva ses jours, qu'elle ne pouvoit plus passer aussi bien dans le monde avec honneur. Quand elle se vit à l'extrémité, elle envoya chercher Cabre, et, sachant qu'il refusoit de venir, elle y renvoya une seconde fois, le priant de ne lui pas refuser cette grâce. La petite Sallé, qui ne l'aimoit que parce qu'il se laissoit voler quand il tailloit à la bassette, lui dit que cela étoit vilain de refuser une femme en l'état où elle étoit, et, l'ayant obligé à monter en carrosse, elle y entra avec lui, résolue de l'attendre à la porte.
Caderousse étoit dans la maison, et, le voyant venir, il crut que son dessein étoit d'achever de la piller; à quoi il n'avoit pas perdu de temps pendant qu'il l'avoit vue, si l'on en croit la renommée. Quoi qu'il en soit, comme l'intérêt rend tout le monde ardent, lui qui n'aimoit point à dégainer fit le brave, et, se postant sur une porte, lui demanda à qui il en vouloit. Cabre lui dit nettement: «A madame de Rambures.» A quoi l'autre ayant répondu un peu en colère qu'il ne l'avoit que trop vue, et que ce n'étoit plus le temps, le discours s'échauffa de sorte que, s'il ne fût survenu des valets, ils auroient peut-être tiré l'épée. Cabre jugea à propos de ne pas avoir affaire à cette populace; mais, quelque sage que fût ce conseil, on le poursuivit jusques à son carrosse, où la vue de madame Sallé, qui étoit connue pour ce qu'elle étoit, excita plutôt les injures que de les apaiser.
Pendant que cela se passoit, le duc de Roquelaure vint à mourir de chagrin[360], et l'on voulut que ce fût pour avoir fait une méchante affaire en achetant le comté d'Astarac, qui appartenoit à la maison d'Epernon, et pour avoir perdu cinquante mille écus au jeu. Comme néanmoins il étoit gouverneur de Guyenne, et que ce gouvernement lui avoit beaucoup valu, ses affaires se trouvèrent encore en assez bon état pour faire désirer à plusieurs filles des plus huppées de la cour de pouvoir épouser le marquis de Biran. Mais c'étoit au roi à le marier, et il ne sut pas plus tôt la mort de son père qu'il lui fit proposer que, s'il vouloit songer à mademoiselle de Laval[361], fille d'honneur de madame la Dauphine, il lui donneroit deux cent mille francs et le brevet de duc. Ces offres étoient trop avantageuses pour les refuser. La demoiselle étoit d'une des premières maisons de France, aimable de sa personne, ayant de l'esprit infiniment, et enfin revêtue de toutes les bonnes qualités que l'on pouvoit désirer. Aussi le duc du Lude[362], oncle de Biran, et qui lui tenoit lieu de père, remercia d'abord le roi des bontés qu'il avoit pour lui, et, sans le consulter, l'assura qu'il seroit disposé à lui obéir; mais, l'ayant trouvé, il fut surpris de ne lui pas voir pour cette affaire toute la chaleur qu'il dût avoir, et lui en ayant demandé la raison: «Parce, lui répondit Biran, que le Roi prend trop de soin de mademoiselle de Laval.» Ce peu de paroles fit comprendre au duc du Lude qu'il falloit qu'il eût ouï quelque chose de certains discours qui s'étoient faits à la cour sur ce sujet; mais, comme ce duc ne voyoit rien d'égal au brevet qui étoit proposé par ce mariage, il fit ce qu'il put pour lui insinuer l'ambition qui le tourmentoit lui-même. Biran voulut encore lui contredire; mais lui, se fâchant aussitôt, lui répliqua qu'il ne falloit point couvrir d'un prétexte comme celui-là un refus qui ne procédoit que d'une autre passion; qu'il étoit averti de bonne part qu'il voyoit mademoiselle de Bois-franc[363] avec assiduité; s'il n'avoit point de honte de songer à entrer dans la famille d'un homme qui ne devoit son bien qu'à ses rapines et à ses usures; qu'il ne le vouloit plus voir après cela, et que, s'il ne venoit avec lui tout de ce pas remercier le Roi, il n'avoit que faire de compter jamais ni sur son amitié ni sur sa succession[364].
Ce qu'avoit dit le duc du Lude de mademoiselle de Bois-franc étoit vrai; Biran l'aimoit depuis un mois ou deux. La duchesse d'Aumont en avoit été si jalouse qu'elle n'avoit pas craint d'éclater. Cependant Biran, se voyant pressé de la sorte par son oncle, résolut de se faire un mérite auprès de la duchesse du mariage qu'on lui proposoit. C'est pourquoi, comme ce qu'il avoit dit du Roi n'étoit pas capable de l'arrêter, il prit le parti de contenter son oncle, et s'en fut avec lui remercier ce prince. Il se retira ensuite dans sa chambre, où s'étant fait donner du papier et de l'encre, il écrivit en ces termes à la duchesse:
Lettre du Marquis de Biran à la Duchesse d'Aumont.
e viens de remercier le Roi de ce qu'il m'a choisi pour
épouser une demoiselle qu'il n'a pas haïe. C'est vous en dire
assez pour vous apprendre que je ne l'aimerai jamais, et que
vous serez toujours maîtresse de mon cœur. Si vous vous étonnez
que je fasse un pas comme celui-là, prenez-vous en à vous-même,
et non pas à moi, qui ne crois pas manquer d'honneur pour cela.
Je veux vous témoigner que, bien loin d'aimer mademoiselle de
Bois-Franc, comme vous vous êtes imaginée, je ne me marie que
parce qu'on le veut, ou plutôt parce que j'épouse une personne
qui ne pourra jamais vous donner de jalousie.
La duchesse d'Aumont trouva dans cette lettre des consolations merveilleuses. «Ah! le pauvre garçon! s'écria-t-elle aussitôt, qui eût cru qu'il eût été de si bonne foi que de vouloir être cocu pour l'amour de moi!» Et, après plusieurs exclamations de cette sorte, elle eut la malice de lui demander un rendez-vous pour le lendemain, sachant que le jour d'après il devoit être marié. Biran, que je nommerai dorénavant le duc de Roquelaure, puisqu'il devoit être déclaré tel par le Roi, n'eut garde de refuser le cartel, et, pour lui faire voir qu'il ne vouloit vivre que pour elle, il se ménagea si peu que jamais il n'avoit fait paroître tant de courage. La paix s'étant faite aisément de cette manière, elle lui dit qu'au moins il se ressouvînt qu'il n'alloit avoir que les restes d'un autre, et qu'il songeât à se conserver. Il le lui promit formellement, et, comme elle avoit pris toutes ses précautions là-dessus, elle crut qu'il lui garderoit parole. Néanmoins, comme c'étoit du fruit nouveau pour lui, et que les jeunes gens ne font pas toujours ce qu'ils promettent, il n'eut pas plutôt mademoiselle de Laval entre ses bras, qu'il la traita, non pas comme sa femme, mais comme une maîtresse. Si elle eût voulu dire tout ce qu'elle savoit, peut-être eut-elle avoué que ce n'est pas toujours les plus grands hommes qui sont les plus vigoureux; mais, comme elle avoit plus d'un jour à vivre avec lui, et qu'elle ne vouloit pas en user si franchement avant que de le connoître, elle fit toutes les grimaces que ses parents lui avoient dit de faire, pour lui faire accroire qu'il en avoit eu les gants.
Biran étoit trop habile pour s'y méprendre; néanmoins, comme il étoit aussi bien instruit qu'elle qu'il falloit garder le secret, il feignit d'en être le plus content du monde, principalement aux gens qui venoient lui faire compliment sur son mariage[365].
En effet, pour insinuer mieux qu'il avoit l'esprit libre, il se fit coiffer avec des cornettes et des fontanges, et, tenant la place de sa femme, il reçut les dames qui la venoient voir. Si bien que, comme il n'y avoit pas grande clarté dans la chambre, elles s'en seroient retournées sans prendre garde à la supercherie, s'il ne les eût désabusées par un attouchement qui leur étoit sensible.
Ces folies ne pouvant pas toujours durer, sa femme, qui n'étoit pas d'humeur à se passer de la cour, le fit ressouvenir qu'il y avoit quatre jours qu'il n'y avoit été. Il fut ravi que cela vînt d'elle, pour plus d'une raison: car, outre qu'il n'étoit pas toujours en état de lui rendre service, il étoit bien aise de se conserver pour la duchesse d'Aumont, avec qui il avoit résolu d'entretenir commerce. Il trouva qu'il y avoit bal ce jour-là à Saint-Germain; mais la plupart de ceux qui y dansoient ayant oublié à sa vue qu'ils étoient obligés de se ménager, ils l'amenèrent boire à une lieue de là, si bien qu'ils n'étoient pas encore revenus quand le Roi dit qu'il étoit temps de commencer. On fut chercher les danseurs, et, ceux qui y étoient allés leur ayant annoncé la volonté du Roi, ce fut la chose du monde la plus pitoyable quand ils vinrent à paroître devant lui. Le Roi, voyant ce qui en étoit cause, s'en alla plus tôt que de coutume, et Biran n'osa paroître, de peur qu'il ne l'accusât d'avoir été l'auteur de la débauche. D'ailleurs il n'étoit pas plus en état de se montrer que les autres, principalement devant un prince qui, étant extrêmement sage de lui-même, s'apercevoit aussitôt des moindres excès. La nuit ayant dissipé toutes les exhalaisons vineuses qu'il pouvoit avoir, il se trouva le matin au lever du Roi, qui lui demanda fort obligeamment de ses nouvelles et de celles de sa femme. Il lui répondit, en goguenardant, qu'il faudroit bien d'autres fatigues à l'un et à l'autre pour les faire mourir. Cependant ce qu'il avoit dit au Roi n'étoit rien en comparaison de ce qu'il dit à sa femme. Etant revenu à Paris, elle lui demanda quel accueil il avoit reçu; sur quoi prenant un grand sérieux, il lui répondit qu'il avoit tout lieu imaginable de se louer de Sa Majesté; qu'elle ne l'avoit pas plus tôt vu qu'elle lui avoit dit fort obligeamment qu'elle ne vouloit plus se ressouvenir de ce qu'avoit fait monsieur de Biran, et que ce ne seroit plus que de ce que feroit monsieur de Roquelaure.
La dame fut ravie de ce qu'il paroissoit si content, et, ne se doutant en aucune façon pourquoi il avoit dit ces paroles, elle lui exagéra la bonté du Roi, lui demanda si l'on pouvoit dire les choses avec plus d'esprit et plus de bonté. Biran avoua que cela étoit impossible, et, après avoir encore renchéri par dessus, il lui dit qu'il trouvoit cette pensée si juste qu'il vouloit s'en servir à son égard; qu'il lui promettoit donc qu'il avoit oublié tout ce qu'avoit fait mademoiselle de Laval, et qu'il ne se mettroit jamais en peine que de ce que feroit madame de Roquelaure. Si la duchesse avoit pu retenir sa langue après ce reproche, elle l'eût fait sans doute aux dépens d'une partie de son sang; mais, n'y ayant plus de remède, elle tâcha de cacher la confusion où elle étoit.
Le commerce qu'il avoit avec madame d'Aumont dura encore quelque temps; mais, ayant une jeune femme tous les jours auprès de lui, quelque abstinence qu'il pût faire, la duchesse s'aperçut devant peu qu'une femme étoit plutôt capable de servir à trente hommes qu'un homme à deux femmes. Comme elle étoit gourmande sur l'article, elle chercha quelqu'un qui la pût consoler de la perte qu'elle avoit faite, et, comme l'archevêque de Reims[366], frère du marquis de Louvois, se radoucissoit auprès d'elle depuis quelque temps, elle fit un jugement avantageux de mille apparences heureuses qui se trouvoient en lui. En effet, il étoit marqué à la marque que Caderousse estimoit si essentielle pour être habile homme en amour, et qu'il avoit spécifiée quand il avoit parlé du prince de Courtenay à la marquise de Rambures. Ce prélat aussi ne faisoit aucune abstinence qui pût diminuer son embonpoint, et, s'il avoit à craindre quelque maladie, ce n'étoit que parce qu'il en usoit quelquefois en homme qui croyoit que rien ne pouvoit nuire à sa santé.
Cet endroit étoit fort touchant pour la duchesse, qui aimoit l'excès en beaucoup de choses; néanmoins, il avoit encore une autre qualité qui servit autant à la gagner: ce fut qu'étant homme d'église et elle dévote, elle crut qu'on leur verroit tout faire, s'il faut parler de la sorte, sans qu'on y trouvât à redire. Elle étoit en cette pensée quand l'archevêque, qui croyoit qu'une lettre faisoit autant d'effet que la parole, lui envoya celle-ci:
Lettre de l'Archevêque de Reims
a la Duchesse d'Aumont.
e vois bien des femmes, mais je n'en vois point qui me
plaisent tant que vous. J'enrage que je ne sois du monde pour
vous le pouvoir dire ouvertement: l'on me verroit à vos pieds
sans me soucier ni de l'alliance que j'ai avec votre mari, ni
des jaloux que je pourrois faire; mais il faut déférer quelque
chose au rang que je tiens, qui n'empêchera point pourtant que
je m'y rende si vous l'avez agréable. Songez, cependant, que
l'intérêt que les gens comme moi ont d'être discrets assure la
réputation d'une femme, laquelle court grand risque avec les
galants de profession.
La duchesse n'étoit pas fâchée que l'archevêque l'aimât, mais elle trouva cette déclaration trop cavalière, et elle eût voulu que, comme elle faisoit profession de piété, il lui en eût fait quelque mention, c'est-à-dire qu'il lui eût témoigné moins de confiance dans son entreprise. C'est ainsi qu'elle cherchoit les apparences de vertu quand elle y avoit renoncé absolument. Mais l'archevêque n'étoit pas un homme à s'amuser à ces bagatelles, lui qui alloit droit au fait et dont la coutume étoit de ne ménager personne; aussi, voyant qu'il n'avoit point de réponse de son billet, il s'en fut chez elle, où, le visage rouge comme un chérubin: «Vous me jugez donc bien indigne, Madame, lui dit-il, de votre amitié, puisque vous ne daignez pas seulement m'apprendre quelque chose de ma destinée?—Moi, je ne sais que vous répondre, lui dit la duchesse; cependant, vous devriez bien vous dire vous même que qui se plaît à écrire des choses qui ne sont point, mérite bien qu'on ne lui fasse point de réponse.»
L'archevêque, qui s'étoit attendu à un traitement plus rigoureux, fut ravi qu'elle ne le payât que d'incrédulité. En effet, il sentoit des choses qui lui permettoient de croire qu'il ne seroit pas longtemps sans la convaincre. Ainsi, tout rempli d'espérance: «Madame, lui dit-il, je ne sais à quoi servent toutes ces façons entre gens comme nous, qui ne manquent pas d'expérience. Pourquoi vous dirois-je que je vous aime, si je ne vous aimois pas? Dois-je souhaiter de perdre mon temps dans le siècle où nous sommes, où on peut si bien l'employer, et ne le devrois-je pas compter pour perdu si je recherchois des faveurs où je me trouverois peu sensible? Je vous aime, premièrement, parce que vous êtes tout aimable; mais j'ajouterai à cela que vous êtes belle sans être coquette, ce qui me plaît encore plus que tout le reste. Je vous dirai aussi que c'est parce que vous êtes vertueuse, et que toutes les autres ne le sont pas; mais prenez garde de ne pas interpréter ce mot au pied de la lettre: la vertu ne consiste pas à être farouche, mais à savoir goûter les plaisirs sans que les apparences nous découvrent. Pour vous, vous pouvez avoir cette qualité au suprême degré quand il vous plaira, et l'on vous verroit faire toutes choses, qu'on n'en auroit pas seulement le moindre soupçon.»
La duchesse pensa se fâcher, lui entendant dire que les apparences étoient belles en elle; elle crut que c'étoit l'accuser tacitement de galanterie, et, comme le soupçon règne toujours parmi le crime, elle le pria, mais d'un ton qui marquoit quelque ressentiment, de vouloir s'expliquer mieux. Il lui accorda volontiers sa demande, et lui dit qu'il ne doutoit point qu'elle n'eût été vertueuse, mais qu'il seroit fort fâché qu'elle la fût toujours; qu'il n'étoit pas homme à aimer sans espérance, et que, comme un feu s'éteint faute de matière, de même un homme se retiroit bientôt d'auprès d'une femme quand il voyoit qu'il n'y avoit rien à faire.
Il lui expliqua ainsi les mystères amoureux, en quoi il avoit meilleure grâce que dans la chaire; aussi y étoit-il entré plusieurs fois sans sentir ce qu'il disoit, au lieu qu'alors il étoit si ému qu'il ne l'avoit jamais été davantage. Aussi voulut-il voir tout d'un coup ce qu'il avoit à espérer: c'est pourquoi il se mit à vouloir caresser la dame, qui se défendit quelque temps; mais, feignant de ne pouvoir résister à un homme de sa force, elle se laissa enfin coucher sur un lit, où la trop grande ardeur de l'archevêque fut cause qu'elle ne prit point de part au plaisir qu'il avoit goûté. Comme il étoit homme à retourner toutes choses à son avantage, il lui dit que, pour avoir quarante ans passés, c'étoit encore être assez prêt à rendre service aux dames; que devant qu'il fût un moment il n'y auroit rien de perdu pour elle, et qu'il se méconnoîtroit bien s'il demeuroit court dans l'affaire dont il s'agissoit. En effet, il se sentit bientôt une nouvelle vigueur, et, se mettant à la caresser, il fut fort surpris de voir qu'elle tâchoit de se dérober de dessous lui. Il crut d'abord que c'étoit des façons; mais, les efforts qu'elle faisoit continuellement ne le tenant pas incertain davantage de la vérité, il ne voulut pas faire davantage le coup de poing avec elle, et lui demanda froidement d'où venoit tant de changement? «Comment! lui dit-elle tout en colère, vraiment vous m'alliez faire de belles affaires! j'allois commettre un inceste, si je n'y eusse fait réflexion: vous êtes parent de mon mari, et il auroit fallu que j'eusse été à Rome.»
Il fut impossible à l'archevêque de s'empêcher de rire à ce discours. Il lui dit cependant qu'elle étoit bien simple de dire ce qu'elle disoit; qu'il n'étoit nullement parent du duc d'Aumont, et qu'une marque de cela, c'est que, si lui, qui parloit, étoit à marier, et que le duc eût une sœur, rien ne l'empêcheroit de l'épouser. La duchesse n'avoit pas la conception prompte en matière de cas de conscience; ainsi il lui fallut expliquer celui-là plus au long, et c'étoit quelque chose sans doute de plaisant de voir qu'une femme qui venoit de faire un adultère voulût faire la scrupuleuse. Aussi tout cela n'étoit que pure grimace; mais comme, depuis qu'elle étoit dévote, elle s'étoit accoutumée à en faire beaucoup, elle ne prit pas garde qu'il y avoit des rencontres où elles n'étoient nullement de saison.
L'archevêque appréhendoit après cela qu'elle ne lui fît quelque difficulté sur son caractère; mais l'exemple de tant d'évêques qui avoient des maîtresses avoit tellement frappé l'esprit de cette dame, qu'elle ne pensa pas seulement à lui en parler. Ainsi les choses allèrent le mieux du monde, et dans peu il prit dans son cœur la place que Roquelaure y avoit tenue. La raison en étoit plausible: c'est qu'il n'avoit point de femme avec qui il couchât tous les jours, raison qui, comme nous avons dit ci-devant, avoit arraché l'autre de son cœur. Roquelaure avoit trop d'esprit pour être longtemps sans s'apercevoir de ce commerce, et, comme la chose lui tenoit au cœur, il fut chez la duchesse, qu'il accabla de reproches. Elle se retrancha sur la négative, l'appela mille fois impertinent; mais, toutes ces injures ne lui ayant pu faire prendre le change, il sortit outré, la menaçant de la perdre.
La duchesse en avertit aussitôt l'archevêque, qui, ne voulant pas donner le temps à Roquelaure de faire quelque folie, le fut trouver, et lui dit qu'ayant toujours été de ses amis, il espéroit qu'il lui accorderoit une prière; qu'il ne s'amuseroit donc point à finasser avec lui, qu'il lui avouoit de bonne foi qu'il étoit bien avec madame d'Aumont, laquelle il savoit l'avoir aimé; qu'il ne falloit prendre des femmes que ce qu'elles vouloient, et non pas prétendre les retenir par force; qu'à ce qu'il pouvoit connoître, il étoit cause lui-même de ce changement; qu'il ne devoit pas se marier; qu'une belle femme comme madame d'Aumont n'aimoit pas à partager les caresses d'un homme avec une autre; qu'enfin, il ne lui diroit autre chose sinon qu'il lui auroit une obligation infinie de se faire un peu de violence pour l'amour de lui, et qu'en revanche il pouvoit compter sur ses services et sur son amitié.
Biran étoit des amis de l'archevêque; mais, ayant peine à digérer un morceau comme celui-là, il lui fit réponse qu'il s'étonnoit qu'il lui demandât d'avoir quelque égard pour une femme qu'il avoit tant de sujet de haïr, surtout après la déclaration qu'il venoit de lui faire lui-même; qu'il falloit du moins le laisser dans l'incertitude, et non pas l'accabler par un aveu si choquant; qu'il tomboit d'accord que les dames n'étoient pas obligées d'aimer toujours, mais que, si elles vouloient qu'on en usât honnêtement avec elles, il falloit que de leur côté elles en usassent bien aussi avec ceux à qui elles avoient donné leur amitié; que, si la duchesse d'Aumont vouloit rompre avec lui, elle devoit du moins l'en avertir auparavant; mais de n'apprendre les choses, comme il venoit de faire, que quand elles étoient faites, c'étoit le pousser un peu trop pour qu'il pût répondre de sa discrétion.
C'étoit quelque chose de surprenant que de voir deux rivaux raisonner ainsi ensemble sur leur bonne fortune; mais la différence de profession de l'un et de l'autre faisoit qu'il n'y avoit rien à craindre; outre que l'archevêque étoit en possession, à cause du crédit de son frère, de se faire porter respect. En effet, cela fut cause que Roquelaure se modéra plus qu'il n'auroit fait avec un autre. Cependant il ne lui voulut rien promettre, et, l'archevêque étant allé rendre compte de son message à la duchesse, elle fut extrêmement en peine.
L'archevêque résolut d'y retourner une seconde fois, et, deux visites si près l'une de l'autre ayant donné quelque curiosité à la duchesse de Roquelaure, elle en demanda le sujet à son mari, qui n'avoit pas donné au prélat plus de contentement qu'il n'avoit fait l'autre fois. Comme il étoit encore tout bouffi de colère et qu'il ne cherchoit qu'à décharger son cœur: «C'est, Madame, lui dit-il, qu'il me vient parler pour sa maîtresse, qui a été la mienne, et il désire que je n'en dise point de mal, ce que je n'ai garde de lui promettre.—Pourquoi donc, Monsieur? lui répondit la duchesse. C'est une chose à quoi la considération vous engage; outre qu'il est toujours honnête à un homme d'en bien user avec une femme qu'il a aimée. Mais ne sauroit-on savoir qui c'est? et vaut-elle assez la peine de vous mettre dans l'inquiétude où je vous vois?—Non, Madame, elle ne le mérite pas. C'est la duchesse d'Aumont, puisque vous le voulez savoir, et elle ne vaut pas mieux que ses sœurs, qui s'en font donner par Roussi et par le chevalier de Tilladet.—Ah! Monsieur, s'écria en même temps la duchesse, trève de raillerie, et ne m'épargnerez-vous pas plus que les autres? La duchesse d'Aumont! un exemple de vertu et de sainteté, et à qui il seroit à désirer que toutes les femmes ressemblassent.—Dites, Madame, plutôt un exemple de tromperie et de perfidie: je la ferai connoître devant qu'il soit peu, et, puisque l'archevêque de Reims en use si mal avec moi, je ne vois pas que je sois obligé d'en user mieux avec lui.»
Roquelaure, tout spirituel qu'il étoit, lâcha ces paroles un peu légèrement: car, quoiqu'il ne se souciât pas de faire connoître à sa femme qu'il avoit été bien avec la duchesse, c'étoit néanmoins lui faire voir que sa passion duroit encore; ce qu'il étoit obligé de cacher. Aussi la duchesse ne doutant point de la chose, elle se prit à pleurer, et lui dit que, s'il ne l'aimoit pas, du moins devoit-il avoir la discrétion de ne la pas prendre pour confidente de ses amours; qu'elle avouoit qu'elle n'avoit ni la beauté ni le mérite de la duchesse d'Aumont, mais que c'étoit moins sa faute que la sienne de ne l'avoir pas choisie plus à son gré. Roquelaure, qui étoit meilleur mari qu'on n'avoit cru et qu'il n'auroit cru lui-même, voyant cette nouvelle querelle, fut obligé de ne plus songer à l'autre, pour apaiser celle-ci. Il lui en coûta quelques caresses, et, n'y ayant rien qui aide plus à remettre une femme de belle humeur, elle voulut s'enquérir encore plus particulièrement qu'elle n'avoit fait des circonstances de son intrigue. Il lui en avoit trop dit pour ne pas achever; ainsi il lui apprit en peu de mots tout ce qu'elle vouloit savoir, lui promettant néanmoins qu'il lui seroit si fidèle qu'elle n'auroit point sujet de s'en alarmer. La duchesse, qui aimoit la cour et tout ce qui étoit de la faveur, lui dit alors que, s'il parloit de bonne foi, il ne lui refuseroit pas une grâce qu'elle avoit à lui demander, qu'elle le prioit pour l'amour d'elle que la chose n'allât pas plus avant avec l'archevêque de Reims; qu'autrement ce seroit lui faire voir qu'elle lui tenoit encore au cœur; ce qu'elle ne vouloit pas croire de lui, après tous les témoignages qu'il venoit de lui donner de son amitié. Roquelaure se crut obligé de le lui promettre, et la dame, toute ravie de sa victoire, écrivit en même temps un billet de sa main à l'archevêque de Reims pour l'avertir qu'elle avoit obtenu ce que son mari lui avoit refusé. Voici ce qu'il contenoit:
Lettre de la Duchesse de Roquelaure
a l'Archevêque de Reims.
e soin que je prends de la réputation de mon mari et de celle
de madame d'Aumont m'a fait le tant prier de ne pas écouter son
ressentiment, qu'il m'a accordé ce que je lui demandois. Comme
je sais que vous prenez part à la dame, vous pouvez l'en
avertir, et même lui montrer ce que je vous mande. Elle sera
peut-être fâchée que j'aie tant de connoissance de ses affaires;
mais les miennes m'obligent à lui faire voir que je sais tout,
afin qu'elle en use bien avec moi. Belle et aimable comme elle
est, je craindrois toujours que mon mari ne l'aimât; et je suis
obligée, étant si éloignée d'avoir tant de mérite, de lui faire
connoître que, quoique je ne sois pas méchante naturellement, il
est dangereux néanmoins d'offenser une personne qui a son secret
entre les mains.
Cette lettre, qui avoit été écrite sans la participation du duc de Roquelaure, ayant été envoyée pareillement sans qu'il en eût connoissance, réjouit extrêmement l'archevêque. Il n'étoit pas besoin néanmoins de lui mander de la montrer: il n'y auroit pas manqué, quand même on ne lui en eût pas donné l'ordre. En effet, il prétendoit que cela achèveroit de chasser Roquelaure du cœur de la duchesse, dont il auroit par conséquent l'entière possession. Aussi lui dit-il, en lui faisant voir qu'elle alloit connoître le peu de fonds qu'il y avoit à faire sur la discrétion de ces sortes de gens, qu'il falloit être folle pour s'y confier, et qu'il ne comprenoit pas comment il y avoit tant de femmes qui y faisoient si peu de réflexion. La duchesse, étant si bien prévenue, n'eut garde de ne pas sentir quelque ressentiment à la lecture de cette lettre; cependant elle fut plus sensible à la joie de savoir que Roquelaure s'étoit radouci qu'à la crainte de se voir à la discrétion de sa femme. L'archevêque, qui alloit à ses fins, fut fâché de lui voir tant de tranquillité là-dessus; et ils alloient peut-être commencer déjà à se quereller, si elle ne lui eût fait connoître que l'état où elle étoit ne procédoit que des assurances que la duchesse de Roquelaure sembloit donner qu'elle en useroit toujours bien tant qu'elle n'attireroit point son mari; que, son dessein étant de ne le jamais voir, il étoit donc inutile de se faire des craintes mal à propos.
Roquelaure, n'ayant plus tant de sujet de se louer de l'amour, chercha à s'en consoler dans une autre sorte de plaisir qui étoit toujours à la mode, je veux parler du vin, à quoi tous les jeunes gens qui venoient à la cour étoient obligés de s'adonner, s'ils vouloient faire coterie avec ceux qui s'appellent petits-maîtres[367]. Et ce qui rendoit ce désordre plus commun, c'est que, quelque réprimande qu'en eût faite le Roi, il n'avoit pas été à son pouvoir de se faire obéir. Cependant on auroit eu lieu d'espérer que l'âge les auroit fait rentrer en eux-mêmes, si l'on n'eût vu que les barbons comme les autres commençoient à s'en mêler. Entre ceux-là il n'y en avoit point qui les mît plus en humeur que le marquis de Termes[368], homme dans un désordre épouvantable, et qui avoit quitté sa femme pour vivre avec la marquise de Castelnau[369], laquelle avoit si bien renoncé à la pudeur, que, quoique son mari, qui lui avoit servi un temps de couverture, fût mort, elle ne laissoit pas de paroître publiquement le ventre plein. Ils étoient ordinairement dans une maison en Brie, appelée Fontenay, et il ne venoit à la cour qu'à la dérobée; mais il y faisoit toujours parler de lui. Au reste le désordre où il vivoit lui avoit attiré plusieurs affaires, et une entre autres où personne n'avoit jamais pu voir clair. Comme il étoit un soir dans cette maison, il vint descendre un homme dans une hôtellerie du village, lequel pria qu'on le menât au château. Or, c'étoit la coutume que, tant que le marquis de Termes y étoit, le pont-levis étoit levé, ce qui faisoit dire qu'il travailloit à la fausse monnoie[370]. Mais, celui-ci s'étant fait connoître à un signal, on l'abaissa incontinent, et il lui fit fort bonne chère. Le lendemain matin cet homme s'en retourna à son hôtellerie, où il trouva huit cavaliers qui étoient aussi arrivés la veille, et, montant à cheval avec eux, ils s'en vinrent tous de compagnie du côté du château, dont le marquis de Termes étoit sorti avec un gentilhomme de ses amis et avec tous ses domestiques, à qui il avoit fait prendre les armes. Ce marquis rangea tout cela en un gros, et, les autres s'étant rangés de même, l'on commença à combattre de part et d'autre à bons coups de mousqueton et de fusil. Il y en eut quatre ou cinq d'estropiés, et, après que le combat eut duré près d'un demi-quart d'heure, tout d'un coup quatre cavaliers de ces étrangers se détachèrent des autres et vinrent embrasser le marquis de Termes, qui les mena dans le château, où il y avoit un grand déjeuner.
Cette affaire fit grand bruit à la cour, et le Roi donna ordre qu'il fût arrêté; mais madame de Montespan, qui, à cause de son mari[371], étoit de ses proches parentes, et qui étoit encore alors fort bien auprès du Roi, empêcha qu'il ne reçût cet affront. Cependant on lui fit demander ce que tout cela vouloit dire, car ce n'étoit ni duel, ni assassinat, puisque c'étoit de l'infanterie contre de la cavalerie, et que les choses s'étoient passées ainsi que je les viens de rapporter; mais n'en ayant pas voulu dire la vérité, on écrivit au président Robert[372], qui a une maison dans le voisinage, où il étoit alors, de mander ce qu'il en savoit. Ce président, pour satisfaire aux ordres de la cour, fit ce qu'il put pour éclaircir ce mystère; mais, après bien des perquisitions, il ne put mander autre chose que ce que je viens de dire, dont le Roi fut obligé de se contenter.
Après cette affaire, il lui en arriva bientôt une autre, pour laquelle le Roi n'auroit eu garde d'écouter madame de Montespan, quand même elle auroit eu si peu d'esprit que de vouloir s'entremettre en sa faveur. Il fut soupçonné de poison, crime alors fort en usage en France[373], et qui avoit envoyé en l'autre monde beaucoup de gens qui se portoient bien. Ce qui le fit soupçonner fut qu'une femme qui avoit été condamnée à la mort pour le même sujet l'accusa d'être venu chez elle sous prétexte de se faire dire sa bonne aventure, et chargea en même temps un homme qui avoit été son écuyer de lui être venu demander du poison. Or, on craignoit qu'il n'eût envie de faire un grand crime, car il y avoit longtemps qu'il étoit mécontent, d'autant que le Roi avoit pris tout le bien de sa femme, qui étoit fille d'un partisan; et comme on ne pouvoit avoir trop de précaution là-dessus, on jugea à propos de s'assurer de sa personne. Il est difficile de dire au vrai s'il étoit coupable ou non, car on tâcha autant qu'on put de dérober au public la connoissance de son affaire. On dit même qu'on fit passer son écuyer par les oubliettes, d'autres disent qu'il fut empoisonné. Quoi qu'il en soit, cet homme n'ayant pu déposer contre lui, il revint à la Cour, où, trouvant la jeunesse si disposée, comme nous avons dit, à faire la débauche, il se mit non-seulement de la partie, mais devint encore un des chefs.
Le duc de La Ferté, qui s'étoit séparé tout à fait d'avec sa femme, fit grande amitié avec lui par la sympathie qu'ils avoient à cet égard. Roquelaure, quoiqu'il fît un peu le sage depuis qu'il étoit marié, ne put refuser néanmoins à ses anciens amis de se trouver à leurs parties de plaisir; si bien que, s'y fourrant encore avec un grand nombre d'autres débauchés, ce fut de quoi donner matière à bien des nouveautés. On n'eut garde d'épargner là le prochain, et, après avoir médit de tous les gens de la cour, de Termes dit que, comme Noël approchoit, il falloit faire des paroles qu'on pût chanter au lieu de noëls. On trouva sa pensée fort juste; et, comme l'on savoit qu'il se mêloit de faire des vers, on lui donna de l'encre, du papier et une plume, pour voir comme il s'en acquitteroit. Son dessein étoit de travailler sur eux-mêmes, sur leurs femmes et sur toutes celles qui faisoient parler d'elles. Mais restant encore un peu de jugement à Roquelaure, il lui dit qu'il n'étoit pas de bon sens d'apprêter aux autres matière de rire à leurs dépens, et que d'ailleurs il alloit entreprendre une chose impossible, le nombre en étant trop grand. Il se rendit à de si bonnes raisons, et, changeant ainsi de pensée, il résolut de faire quelque chose sur la maison royale. Roquelaure, sachant son dessein, l'approuva, moyennant que son style ne fût pas trop peste[374]: car il le fit ressouvenir que le Roi n'aimoit pas les railleurs, et qu'il étoit bien aise de ne se point faire d'affaire. Cela fut cause que de Termes, qui avoit déjà fort bien débuté, raya ce qu'il avoit écrit, et il mit à la place les noëls que voici:
Qui reviens de la cour,
Apprends-nous des nouvelles;
Qu'y fait-on chaque jour?
Chacun à l'ordinaire
Y passe mal son temps;
Les gens du ministère
Y sont les seuls contens.
Au milieu de la paix?
N'a-t-il plus le cœur tendre?
N'aimera-t-il jamais?
L'on ne sait plus qu'en dire,
Ou l'on n'ose en parler;
Si ce grand cœur soupire,
Il sait dissimuler.
Partout, hors en un lieu[375];
Qu'il y passe la vie
Sans chercher le milieu?
Si nous en voulons croire
Au moins ce qu'on en dit,
Il y fait son histoire;
Mais sa plume est son v...
En est-elle d'accord?
Voit-elle avec tristesse
La rigueur de son sort?
L'on dit qu'elle en murmure
Et que, sans ses enfans,
Elle feroit figure
Avec les mécontens.
Monseigneur le Dauphin?
Est-il toujours si sage?
Va-t-il son même train?
Il n'aime que la chasse,
Cela lui coûte peu;
Quand ce plaisir le lasse
Il revient à son feu.
A-t-elle du pouvoir,
Comme l'on s'imagine
Qu'elle en devroit avoir?
Son pouvoir se publie;
Mais l'on s'aperçoit bien
Que sans la comédie
Elle ne pourroit rien.
La charmante Conti,
A-t-elle la tendresse
Toujours de son parti?
Elle en a de son père
Et peu de son époux;
Mais pour monsieur son frère,
Il en a pour eux tous.
Fait-elle du fracas?
Est-elle bien contente
De ses tendres appas?
Elle a sujet de l'être,
Si le duc de Bourbon[378],
Qui commence à paroître,
Lui fait changer de nom.
Ne nous direz-vous rien?
Fait-il ses exercices,
Y réussit-il bien?
Il a beaucoup d'adresse,
Grand esprit et grand cœur,
Fierté, beauté, jeunesse,
Et de la belle humeur.
Dans ce charmant séjour?
Le commerce des flammes
Y règne-t-il toujours?
Les amans sans ressource
Font voir, pour leur malheur,
Peu d'argent dans leur bourse,
Peu d'amour dans leur cœur.
Ne dit-on que cela?
Sont-elles réformées?
Ont-elles dit holà?
Chez les aventurières
L'amour règne toujours:
Ainsi que les rivières
Celles-là vont leur cours.
Pour se faire prier?
D'autres assez sévères
Pour ne rien octroyer?
Dans toutes les ruelles
De différens états,
L'on a vu les plus belles
Faire le premier pas.
Qui n'ont point d'agrément.
Et qui comme allumettes
Brûlent pour un amant?
Dans le siècle où nous sommes,
Chacun est indigent:
Elles trouvent des hommes
Quand elles ont de l'argent.
De Termes ayant fait ce que vous venez de lire, il y en eut qui le trouvèrent bien, d'autres mal, disant que cela étoit trop sérieux. Il répondit qu'on ne s'en prît pas à lui, mais à Roquelaure, qui avoit voulu, comme ils savoient, qu'il fît quelque chose de moins libre que ce qu'il avoit envie de faire. La Ferté dit que Roquelaure étoit un sot; dont tout le monde convint, et lui-même tout le premier, quoique ce ne fût que sous cape. C'est pourquoi il jura qu'il ne chanteroit que les couplets de la princesse de Conti et de madame de Maintenon. Chacun savoit aussi bien que lui que c'étoient les meilleurs; mais, comme on commença à entonner depuis le premier jusqu'au dernier, il fut obligé de faire comme les autres. On eut bientôt appris par cœur ces noëls nouveaux, et ils coururent bientôt dans les meilleures compagnies. Le prince de Condé, qui, contre son ordinaire, avoit quitté sa maison de Chantilly pour venir passer une partie de l'hiver à Paris, étant curieux de toutes sortes de nouveautés, on le régala de celle-ci, dont on avoit supprimé néanmoins l'article de la princesse de Conti[382]. Il demanda à celui qui lui faisoit ce présent d'où vient que le duc d'Orléans, lui, son fils[383], le prince de Conti[384] et le prince de La Roche-sur-Yon[385] n'y étoient pas. A quoi l'autre ayant répondu que l'auteur n'avoit voulu parler que du Roi et de ses enfans: «Donnez-moi donc, lui dit-il, celui de la princesse de Conti, car elle est aussi bien sa fille que mademoiselle de Nantes.» L'autre se trouva embarrassé de cette réponse et vouloit chercher quelque détour; mais le prince de Condé lui commanda de lui obéir. Ainsi il vit celui qu'on vouloit cacher; de quoi ayant averti le prince de Conti, son neveu, il lui conseilla de se venger de l'auteur, qui n'étoit pas encore connu. Cependant on ne manqua pas d'attribuer cela à la cabale, comme étant capable de toutes sortes de sottises; et, s'y trouvant un faux frère, de Termes fut décelé et abandonné au ressentiment du prince de Conti, qui, sans attendre le conseil du prince de Condé, s'étoit déjà déterminé, sur la connoissance qu'il en avoit eue, à le récompenser de ses peines. En effet, il lui fit donner des coups de bâton, et le duc de La Ferté en auroit eu sa part, pour l'approbation qu'il avoit donnée à ce couplet, s'il ne se fût allé jeter à ses pieds et lui demander pardon[386]. Quoique la punition fût un peu rude pour de Termes, personne ne le plaignit, et l'on trouva qu'il la méritoit bien, puisqu'à l'âge qu'il avoit il étoit assez fou pour oser médire d'une fille qui appartenoit de si près au Roi, et qui d'ailleurs étoit mariée à un prince du sang.
Si les noëls étoient devenus publics en peu de temps, l'affront qu'avoit reçu l'auteur ne fut pas davantage à se publier. Ainsi, comme les hommes ont coutume d'estimer une personne selon le bien ou le mal qui lui arrive, on vit que le marquis de Termes devint bientôt le mépris de tous les honnêtes gens. Ses amis lui conseillèrent de s'en retourner à Fontenay; mais, par malheur pour lui, sa femme, à qui appartenoit cette terre, l'avoit obligé d'en sortir, tellement qu'à moins que d'aller dans le fond de la Gascogne il n'avoit point de retraite. Il ne laissoit pas cependant de se montrer encore à la cour, et le prince de Conti, voulant se moquer de lui, lui dit un jour, en présence de tout le monde, qu'il falloit qu'il eût des ennemis; qu'on faisoit courir le bruit qu'il lui avoit fait donner des coups de bâton; que cela n'étoit pas vrai, et qu'il l'appeloit à témoin si ce n'étoit pas une imposture.
Cette aventure défraya la conversation pendant quelques jours; mais, comme tout s'oublie avec le temps, on n'en parla plus au bout de trois semaines, et il n'y eut que ceux qui y prenoient intérêt qui s'en ressouvinssent. Cependant il étoit arrivé du changement dans les amours du comte de Roussi et du chevalier de Tilladet, aussi bien que dans celles du marquis de Biran. Roussi s'étoit rebuté de sa maîtresse pour un méchant présent qu'elle lui avoit fait, et, quoiqu'elle l'eût reçu de son mari, il ne voulut pas s'exposer davantage à acheter ses faveurs à un tel prix. La duchesse de Vantadour, qui avoit filé doux sur la débauche de son mari pour la couverture qu'elle en avoit, n'en ayant plus de besoin, se mit à pester contre lui et ses parens lui conseillèrent de suivre l'exemple de la duchesse de La Ferté, sa sœur, qui s'étoit séparée du sien[387]. Mais elle n'en voulut rien faire, espérant que Roussi reviendroit à elle, et qu'ainsi elle en auroit encore besoin. Elle fit valoir ce refus au petit bossu, qui n'en usa pas plus honnêtement. Au contraire, continuant toujours dans ses débauches, non seulement il entretint la réputation où il étoit d'être parfaitement débauché, mais il eut encore bientôt celle de grand fripon. Le chemin pris pour y parvenir fut de se transformer dans le sentiment des p...... qu'il voyoit, et, étant tombé entre les mains d'une, qui joignoit à son métier celui de savoir filouter, il lui aida à tromper de pauvres dupes, qui étoient assez fous pour attribuer le tout au hasard[388]. Cependant, comme il est difficile qu'en continuant toujours le même métier l'on ne soit à la fin reconnu, il arriva qu'un homme d'Angers perdit mille écus, ce qui fit que toutes choses furent découvertes. Cela se passa de cette manière: Cet homme, qui étoit riche, aimoit les femmes, et un filou, ayant reconnu son inclination, le mena en voir une à petit couvent au faubourg Saint-Jacques, qui sert ordinairement de retraite à toutes les filles qui ont eu quelque affaire et à toutes les femmes qui sont mal avec leurs maris pour quelque galanterie. Il lui fit accroire que c'étoit une femme de qualité, et celui-ci, qui ne connoissoit pas encore Paris, la trouva si à son gré que, pendant un mois entier, il ne fut point de jour sans lui rendre visite.
La dame ne manqua pas de lui témoigner de la reconnoissance, et, cela l'ayant rendu encore plus amoureux, il la pria de vouloir sortir de ce couvent, où il ne la pouvoit voir si commodément qu'il vouloit. La dame, le voyant tout à fait engagé, feignit de se rendre à ses raisons, et, étant allée chez une de ses amies, qui ne valoit pas mieux qu'elle, elle lui fit valoir pour une grande grâce la permission qu'elle lui donnoit de l'y venir visiter. Dès la seconde fois il y trouva le duc de Vantadour et deux ou trois autres dames, l'une desquelles ayant proposé de jouer à la bête[389] en attendant qu'il fût heure d'aller à la comédie, on fit si bien qu'on l'y engagea. Cependant, pour lui faire croire que ce n'étoit que pour passer le temps, on ne fit valoir les marques que fort peu de chose; mais le duc, deux de ces dames, qui étoient du jeu, faisant bête sur bête, et les mettant toujours l'une sur l'autre, enfin il se trouva mille écus sur le jeu, et ce fut alors qu'avec des cartes apprêtées tout exprès on donna si beau jeu à cette pauvre dupe qu'il crut que la fortune le favorisoit. Il fit donc jouer, mais ce fut pareillement pour faire la bête, tellement qu'il fallut mettre tout ce qu'il avoit d'argent devant lui et faire bon du reste. On ne joua plus guère après cela; on donna avec de pareilles cartes la vole au duc, et il demanda à cet homme de lui faire un billet de ce qu'il lui devoit. Il fallut qu'il en passât par là, quelque soupçon qu'il eût que cela n'étoit pas arrivé naturellement; mais, après être sorti (car il n'étoit plus question de comédie), il s'informa plus particulièrement qui étoient ces femmes, et, sans qu'il lui fût besoin de faire de grandes enquêtes, il en apprit tout autant qu'il en vouloit savoir.
Il fut au conseil après cela, et, les avocats lui ayant dit de faire informer contre la maîtresse de la maison, sans désigner le duc autrement que sous le nom d'une personne de qualité, il obtint décret de prise de corps contre elle. Cet homme crut qu'il falloit le lui faire savoir devant que de l'exécuter, afin que, si elle vouloit lui faire rendre son billet d'amitié, on ne lui fît point cet affront. Cet avis lui donna l'alarme: elle en fut parler au duc de Vantadour; mais le petit bossu lui dit de ne point avoir de peur, et qu'il la garantiroit de tout. L'homme dont il étoit question, n'ayant pas reçu une réponse conforme à sa demande, mit les archers en campagne, et, la dame ne voulant pas toujours demeurer cachée, elle envoya dire au duc qu'elle alloit tout dire s'il ne la sortoit d'affaire promptement. C'en fut assez pour le mettre en colère, lui qui s'y mettoit de peu de chose. Il s'en fut dans la maison, la maltraita de paroles et de la main, et la menaça de lui faire donner les étrivières par ses laquais. Il se trouva par hasard que cette femme étoit demoiselle[390], et, quelqu'un lui ayant conseillé de le faire venir devant les maréchaux de France[391], elle en obtint l'ordre au grand étonnement du duc. Cette affaire ne pouvoit qu'elle ne fît grand bruit, l'homme qui avoit été dupé la contoit à tout le monde; ainsi chacun en étant abreuvé, ses amis lui dirent que, pour l'assoupir entièrement, il falloit qu'il rendît le billet. Il écuma extraordinairement à cette proposition; mais L'Avocat, qui se mêloit de tout, comme nous croyons déjà l'avoir dit, lui disant d'un ton de juge qu'il n'en falloit point appeler, il en convint, pourvu qu'on lui donnât soixante pistoles. Ainsi un homme qui avoit deux cent mille livres de rente en fonds de terre faisoit des bassesses inconcevables pour si peu de chose.
Il est aisé de juger qu'une conduite si misérable n'étoit guère agréable pour la duchesse sa femme, laquelle, étant déjà de méchante humeur pour la perte de son amant, ne se pouvoit consoler de sa destinée. Cependant il lui fut force de prendre patience. Le petit homme n'étoit pas d'humeur à prendre un autre train de vie, et en effet, quinze jours après ou environ, il lui arriva encore une autre affaire, non pas si vilaine à la vérité, mais qui étoit toujours fort honteuse pour un duc et pair. Etant entré dans un honnête lieu, au faubourg Saint-Germain, dans la rue des Boucheries, il vint des sergents qui saisirent son carrosse[392] à la requête d'un marchand qu'il ne vouloit point payer. Il descendit aussitôt pour en tuer quelqu'un; mais, les sergents étant déjà bien loin avec le carrosse, il entra dans la boutique d'un chirurgien qui étoit devant, où on lui avoit dit qu'un de ces sergents s'étoit sauvé. Il le demanda au maître de la maison, qui, ne voulant point qu'il arrivât de meurtre chez lui, lui dit qu'il n'y avoit personne, de quoi il se mit si fort en colère qu'il cassa toutes les vitres de la boutique; puis, étant monté en haut, il donna vingt coups d'épée dans les matelas, et fit ainsi plusieurs actions extravagantes.
L'Avocat, non celui dont je viens de parler, mais le maître des requêtes dont on a fait mention si honorablement dans la première histoire contenue en ce volume[393], ayant su ce qui lui étoit arrivé, vint le voir aussitôt. Il lui dit qu'il eût à se consoler, et qu'il feroit mettre le sergent en prison; qu'il tenoit l'ordonnance entre les mains, par laquelle il étoit défendu de saisir les meubles et les carrosses des officiers de la couronne, et que pour une pareille chose il y en avoit eu un qui avoit été trois mois dans le cachot. Le duc, l'ayant remercié, le pria de songer à cela, et il n'eut garde d'y manquer, quoiqu'il eût bien mieux fait de juger de pauvres parties dont il y avoit deux ans que le procès lui étoit distribué. Mais c'étoit le caractère de l'homme d'être le solliciteur banal de tout le monde, pendant qu'il ne pouvoit pas faire une panse d'a touchant ce qui le regardoit. Aussi ses affaires étoient en si bon état qu'il y avoit déjà deux ou trois ans que ses gages étoient saisis, et lui qui parloit de faire donner main-levée aux autres laissoit crier tout le monde après lui, sans se remuer non plus qu'une pierre.
Il avoit été de même le solliciteur touchant la séparation de la duchesse de La Ferté, laquelle, ayant employé sous main le crédit que son galant avoit auprès du ministre, avoit si bien accommodé son mari, qu'elle l'avoit dépouillé de tout son bien. Cependant le chevalier de Tilladet n'avoit pas laissé de la voir encore quelque temps; mais, étant devenu amoureux d'une petite bourgeoise, laquelle étoit bien autrement tournée, il la quitta brusquement et sans garder aucunes mesures. Elle en eut tant de chagrin qu'elle demeura six mois sans vouloir écouter personne; de quoi tout le monde s'étonna, croyant qu'elle étoit d'un tempérament à ne s'en pouvoir passer un jour seulement. Madame de Bonnelle, qui étoit la meilleure femme du monde, et qui avoit porté impatiemment tous les contes qu'elle avoit entendu faire d'elle, la loua beaucoup du parti qu'elle prenoit. Cette pauvre femme se tuoit de dire qu'on voyoit bien que tout ce qu'on avoit dit étoit médisance, ce qu'elle assure encore aujourd'hui, se fondant sur ce qu'une femme qui a été féconde pendant son mariage le seroit encore s'il étoit vrai qu'elle eût tant de penchant à la galanterie. Quoi qu'il en soit, il n'y avoit plus des trois sœurs que la duchesse d'Aumont qui eût encore son compte, et l'archevêque s'en acquittoit si bien qu'elle avouoit qu'il n'y a rien de tel que les gens d'église pour faire les choses comme il faut. Son mari, qui étoit toujours à la cour, et qui d'ailleurs n'avoit garde de se défier d'une femme qui continuoit de porter de grandes manches et de visiter les hôpitaux, disoit aussi à tout le monde qu'il avoit sujet de se louer de son choix; que dans le siècle où l'on étoit il n'y avoit rien de plus rare que d'avoir une femme vertueuse, et que c'étoit une grâce dont il avoit à rendre grâces au ciel particulièrement. Personne n'avoit garde de lui contredire; la duchesse avoit si bien joué son rôle qu'elle étoit encore regardée comme une sainte; mais, lorsqu'elle y pensoit le moins, il arriva un accident qui fit tout découvrir, et ce qui la désespéra davantage, c'est que ce malheur arriva par son beau-fils.
Le duc d'Aumont en avoit un, comme nous avons dit, de son premier lit; et comme il étoit déjà assez grand, il l'avoit envoyé en Italie, afin que les pays étrangers pussent aider à le rendre encore plus honnête homme. Au retour de son voyage, ce jeune homme, qui étoit vigoureux et plein de santé, trouvant chez sa belle-mère une femme de chambre fort jolie, en devint amoureux; ayant trouvé moyen de la séduire, il commença avec elle le métier qui est si fort en usage à la cour. Cette fille trouva cela le meilleur du monde; et, quoiqu'elle fût plus âgée que lui, et qu'elle dût par conséquent prendre plus de précaution pour cacher ses affaires, néanmoins, comme c'est le propre de l'amour d'ôter la raison, ils en manquèrent tellement l'un et l'autre que la duchesse s'aperçut bientôt de ce petit commerce. Elle prit le parti ordinaire des dévots et des dévotes, qui est de faire grand bruit des défauts de son prochain. Peu s'en fallut même qu'elle ne mît la main sur cette fille; mais enfin, faisant réflexion que cela ne seroit pas bien à une femme de qualité, elle se contenta, après lui avoir dit mille injures, de lui faire commandement de sortir de sa maison. Il est aisé de juger de l'affliction de la fille à un commandement si funeste à son amour; elle se fondit toute en larmes, et le marquis de Villequier, c'est ainsi que s'appelle le fils aîné du duc d'Aumont, l'ayant trouvée en cet état, se mit aussi à pleurer, voyant qu'il alloit être privé de sa présence. La fille se sentit en quelque façon consolée de voir qu'il prenoit tant de part dans son affliction, et le regardant tendrement: «Madame a grand tort, lui dit-elle, d'en user avec tant de rigueur; elle n'est pas plus sage que les autres, et si M. le duc savoit ce que je sais, il n'auroit garde d'en être si content.» C'en étoit assez dire à un jeune homme, et surtout à un beau-fils, qui a toujours la haine dans le cœur pour une belle-mère. Pour contenter sa curiosité, il lui demanda avec empressement ce qu'elle vouloit dire, et, voyant que la crainte de s'exposer à quelque traitement fâcheux la rendoit plus retenue, il lui protesta non seulement qu'il ne prenoit point de part à ce qu'elle lui diroit, mais même qu'il en seroit ravi. Avec de telles assurances, elle ne balança plus à lui ouvrir son cœur; elle lui dit que le duc de Roquelaure avoit été bien avec la duchesse, mais que, depuis son mariage, leur commerce s'étant beaucoup ralenti, l'archevêque de Reims avoit pris sa place. «Quoi! mon oncle! s'écria en même temps le marquis de Villequier, tout étonné; ah! j'ai peine à le croire, et tu n'es assurément qu'une médisante—Il faut vous le faire voir, lui dit-elle, puisque vous êtes incrédule, et ce sera aussitôt que monsieur le duc ira à Versailles.» Le marquis de Villequier n'eut rien à dire après des offres si raisonnables, et, l'ayant voulu questionner, elle lui répondit que, puisque tout ce qu'elle lui pouvoit dire étoit inutile, il falloit qu'il se donnât patience. Cependant, comme elle craignoit que la duchesse ne l'obligeât à sortir devant que l'occasion s'en présentât, elle lui fit demander pour toute grâce qu'elle voulût bien qu'elle demeurât encore deux jours seulement dans la maison.
Si la duchesse eût su pourquoi, elle se seroit bien donné de garde de le lui permettre; mais, ne se défiant de rien, elle ne voulut pas pousser à bout une fille qui pouvoit avoir quelque connoissance de ses affaires. En effet, quoiqu'elle en eût usé en habile femme, c'est-à-dire qu'elle eût conduit ses intrigues sans le secours d'une confidente, néanmoins elle se souvenoit que cette fille avoit trouvé une fois le duc de Roquelaure qui sortoit de sa chambre à une heure indue; et, comme elle savoit qu'elle ne manquoit pas d'esprit, elle eut peur qu'elle n'eût été personne à vouloir savoir ce qu'il y venoit faire si souvent. Elle ne se méprenoit pas à son calcul. Cette fille, qui étoit curieuse comme le sont toutes celles de son sexe, n'avoit pas voulu en demeurer au soupçon après cette circonstance, elle avoit cherché à s'éclaircir. Elle avoit remarqué d'ailleurs que souvent il y avoit eu deux places de foulées dans le lit, tellement qu'elle s'étoit mise en embuscade. Elle n'y avoit pas été longtemps inutilement. Elle avoit vu entrer et sortir le duc de Roquelaure, et, voyant qu'il n'étoit plus en grâce, elle avoit fait la même chose à l'égard de l'archevêque de Reims, dont les fréquentes visites lui avoient été suspectes. Ce prélat avoit cru conduire ses affaires si habilement, qu'il ne s'imaginoit pas que personne les eût pu découvrir. Il avoit gagné un nommé du Plessis, qui a été valet de chambre du duc, et qui occupe le petit hôtel d'Aumont, sous promesse de lui faire continuer toute sa vie la permission qu'il a de donner à jouer. De ce petit hôtel il y a communication au grand, et ce bon prélat y entroit toutes les nuits en gros manteau, dès qu'il savoit que le duc étoit à Versailles. Cette fille étoit trop éclairée pour ne pas guetter de tous côtés, d'autant plus qu'elle trouvoit toujours le lit en l'état qu'il devoit être quand le duc avoit couché chez lui; c'est-à-dire, en bon françois, qu'il paroissoit que la dame n'avoit pas couché toute seule. Elle croyoit néanmoins que c'étoit le duc de Roquelaure qui étoit toujours l'heureux; mais enfin le prélat lui apparut un jour avec une lanterne sourde à la main, et le nez dans son manteau, ce qui servit à la détromper. Depuis cela elle le vit encore assez souvent faire le même personnage, de sorte qu'elle crut qu'il n'y avoit qu'à poster le marquis de Villequier dès que son père seroit parti. Et en effet, étant allé le même jour à Versailles, il vit entrer l'archevêque en habit décent, ce qui ne lui permit plus de douter de ce qu'on lui avoit dit.
Ce jeune homme n'étoit pas d'un autre caractère que la plupart des gens de la cour, quoiqu'il n'y eût pas longtemps qu'il y parût. Les autres l'avoient formé sur leur modèle, et il étoit si fou qu'il y en avoit aux Petites-Maisons qui ne l'étoient pas tant. Il en auroit donné des marques dans le même moment, sans la nuit qui l'empêcha de sortir, et lui ayant duré mille ans, tant il avoit d'impatience de faire une sottise, le matin ne fut pas plus tôt venu qu'il s'en fut à Versailles, où ayant assemblé un tas de fous comme lui, il leur conta tout ce qu'il avoit vu et comment cela s'étoit fait. En même temps cette grande nouvelle se répandit bientôt par toute la cour. Le marquis de Louvois ne voulut jamais croire qu'elle vînt de son neveu; mais, n'en pouvant plus douter après le témoignage de tant de personnes différentes, il lui lava la tête autant que son imprudence le méritoit. Le Roi étoit trop sage de même pour approuver tant d'indiscrétion; ainsi, sachant qu'il ne laissoit pas que de vouloir se présenter devant lui, il lui fit dire qu'il ne fût pas si hardi, et qu'il ne le vouloit jamais voir.
Le marquis de Villequier n'avoit jamais cru que les choses se passeroient de cette manière; au contraire, il s'étoit mis en tête que ses parents, devant ne pas aimer davantage sa belle-mère que lui, le féliciteroient de sa découverte; mais voyant combien il étoit loin de ses espérances, il prit le parti de s'en revenir à Paris. Cependant, quand il vint à demander son carrosse, on lui dit qu'il n'y en avoit plus pour lui, et que son père l'abandonnoit. Chacun en fit de même, de peur de déplaire à son oncle, qui s'étoit déclaré contre lui, et il se vit contraint à s'en revenir à pied jusques auprès de Saint-Cloud, où quelqu'un le reconnoissant et en ayant pitié, on le voitura jusques à Paris[394].
Ce fut une grande joie pour toutes les dames galantes que cette gorge-chaude, et elles se virent délivrées par-là de cent reproches qu'on leur faisoit tous les jours, qu'elles devoient ressembler à la duchesse. Cependant la jeunesse, ne se souciant guère que le Roi et le ministre se fussent déclarés contre le marquis de Villequier, fut en foule chez lui pour lui offrir service. Le prince de Turenne[395], fils aîné du duc de Bouillon[396], se montra des plus échauffés; et, comme c'étoit un jeune étourdi qui s'étoit déjà fait mille affaires, non-seulement il résolut de le voir contre vent et marée, mais il lui applaudit encore partout, soutenant qu'il avoit eu raison. Le Roi, l'ayant su, lui fit fort mauvaise mine; mais, cela ne l'ayant pas empêché de se présenter toujours devant lui, le Roi prit son temps pour lui faire une mercuriale. Un jour qu'il lui donnoit sa chemise, en qualité de grand chambellan, dont il avoit la survivance[397], il toucha, de la frange qu'il avoit à des gants, le visage de ce prince[398]; et Sa Majesté, perdant le sang-froid qui est si admirable en lui, qu'on ne l'a jamais vu se mettre en colère, lui dit d'un ton furieux qu'il devoit prendre garde un peu mieux à ce qu'il faisoit; qu'il sembloit, quand il étoit auprès de lui, qu'il fît toutes choses par nonchalance; qu'il apprît que c'étoit le plus grand honneur qui lui pût arriver, et que sans la considération de son père et de son oncle[399] dont il portoit le nom et dont il révéroit la mémoire, il le rendroit si petit gentilhomme, qu'il y en auroit mille en France qui le vaudroient bien.
Ce fut une grande mortification pour ce jeune seigneur. Il voulut s'excuser; mais, le Roi lui avant tourné le dos, il fut obligé d'aller chercher ailleurs de la consolation; et ce fut dans la débauche qu'il fut faire avec le comte de Briosne[400], fils du comte d'Armagnac[401], grand écuyer de France, avec le prince de Tingry[402], fils du duc de Luxembourg, et avec quelques autres seigneurs de son âge. Comme ils avoient, si j'ose parler de la sorte, le diable dans le corps, ils voulurent fumer après être saouls, non pas pour le plaisir qu'ils y prenoient, mais parce qu'ils savoient que cela déplaisoit au Roi. Ils furent de là prendre des courtisanes chez une appareilleuse, et, les ayant fait masquer, ils s'en furent courre le bal[403], où ils firent mille désordres. Tout cela fut rapporté au Roi, qui avoit dans Paris des gens exprès pour l'avertir de tout ce qui se passoit; et il est aisé de juger combien cela augmenta l'estime qu'il avoit pour eux. Néanmoins, comme il aimoit M. le Grand[404], il lui dit qu'il veillât un peu mieux à la conduite de son fils; qu'il seroit fâché, pour l'amour de lui, qu'il continuât dans ses débauches. Mais, quoi que pût faire M. le Grand, c'étoit vouloir s'opposer au cours de la rivière, que de prétendre le retenir[405].
Les dames étoient alors bien inutiles: non-seulement nos trois sœurs voyoient leurs intrigues décousues, mais les autres n'étoient pas plus heureuses qu'elles, toute cette jeunesse naissante faisant gloire de les mépriser. Cependant il lui arriva un petit désordre: étant allé dans un honnête lieu, il y vint des mousquetaires qui lui firent quitter la partie; et, comme elle n'avoit que de petits couteaux à son côté, il fallut filer doux. Le lendemain chacun prit une grande épée, et le Roi fut tout étonné de voir un si grand changement. Il en demanda la raison, et il ne la sut que trop tôt pour sa satisfaction. Ils retournèrent le lendemain dans le même lieu, mais les mousquetaires, qui avoient su qui ils étoient, ne s'y trouvèrent pas; en quoi ils se montrèrent plus sages qu'ils n'avoient jamais été: car c'étoit encore une autre jeunesse qui ne faisoit pas moins de folies, et, si l'on n'en parloit pas tant que de l'autre, c'est qu'elle n'étoit ni de son sang, ni de sa qualité.
Les[406] dames, se voyant alors à louer, prirent le parti de se divertir entre elles; mais comme, sans les chapeaux, les coëffes passent mal leur temps, leurs plaisirs furent si fades qu'elles s'en ennuyèrent bientôt. Ce qui étoit cause qu'on les abandonnoit ainsi, c'est que M. le Dauphin n'avoit nulle inclination pour le beau sexe; il n'aimoit que la chasse, comme le disoit fort bien de Termes[407], et tous les jeunes gens se régloient sur lui. Toutes les dames qui prétendoient en beauté étoient fâchées de n'avoir pas été du temps du père, ou qu'il ne lui ressemblât pas[408]. [Ce n'est pas que le roi n'aimât encore son plaisir, mais l'âge avoit tempéré ces grands feux de jeunesse, de sorte qu'il ne lui en falloit plus tant.[409]] Enfin[410], comme elles étoient prêtes de se désespérer, M. le Dauphin[411] s'évertua, et, ayant trouvé une certaine femme de chambre de madame la Dauphine à son gré, il se leva fort honnêtement d'auprès de sa femme pour aller coucher avec elle, lui ayant fait dire auparavant par un valet de chambre les sentiments qu'il avoit pour elle. La dame étoit trop sensible à l'honneur qu'il lui faisoit pour le refuser. Elle tâta du beau prince dans la chambre même de madame la Dauphine, où elle étoit couchée; mais Joyeuse, valet de chambre, qui y couchoit pareillement, s'étant aperçu du commerce, et fâché que Monseigneur y eût employé un autre que lui, en avertit le Roi, si bien que la femme de chambre fut chassée. Quoique toutes les dames fussent fâchées que cela eût si peu duré, comme elles croyoient qu'un si bon exemple alloit ramener pour elles le siècle d'or, elles se consolèrent bientôt. Madame la Dauphine ne le fut pas sitôt de cette aventure; elle en eut quelques paroles avec Monseigneur, et cela donna lieu à un couplet de chanson qu'on fit sur l'air d'un vaudeville qui a couru sur le milieu de l'hiver, et qui court même encore présentement. Voici donc quel est ce couplet:
Contre monseigneur son époux,
Qui commence de faire,
Eh bien,
Comme le roi son père,
Vous m'entendez bien.
Les dames ne s'étoient point flattées mal à propos. L'exemple de Monseigneur fit des merveilles pour elles. Chacun crut qu'elles alloient devenir à la mode, et on s'empressa de leur témoigner de la passion. Elles n'eurent garde de faire les cruelles: car, comme elles avoient été quelque temps à louer, elles voulurent profiter du bon temps. Cependant Monseigneur s'étant mis en rut par ce que je viens de dire, il regarda des mêmes yeux qu'il venoit de faire la femme de chambre une des filles d'honneur de madame la Dauphine, qui étoit sœur de la duchesse de Caderousse[412]. Ce n'étoit pas pourtant une de ces beautés qui engagent malgré que l'on en ait, au contraire elle étoit plus laide que belle; mais, la facilité qu'il avoit à la voir tous les jours l'enflammant tout de même que si c'eût été le plus bel objet du monde, il ne la trouva point qu'il ne lui dît quelques douceurs en passant. Il s'y seroit arrêté bien davantage, sans la crainte qu'il eut que cela ne vînt aux oreilles du Roi. C'est pourquoi, pour se dérober à la contrainte où il étoit obligé de vivre, il jeta les yeux sur un confident qui pût dire non-seulement à la demoiselle le mal dont il étoit atteint, mais qui pût encore par lui-même insinuer au public qu'il en étoit amoureux. Le marquis de Créqui[413] lui sembla tout propre pour cela. C'étoit le gentilhomme le mieux fait de la cour, et il n'y avoit qu'une seule difficulté qui paroissoit, savoir que, comme il étoit marié nouvellement[414], cela ne portât préjudice à la réputation de la demoiselle. Il en dit son sentiment à ce marquis, en même temps qu'il lui fit confidence de son amour; mais lui, qui mouroit d'envie de rendre service au jeune prince, lui dit que cette difficulté ne devoit point arrêter, puisque, s'il ne considéroit que le qu'en dira-t-on, on parloit tout aussi bien d'une fille qui avoit un galant qui n'étoit pas marié comme quand elle en avoit un qui l'étoit; du reste, qu'on sauroit tôt ou tard dans le monde que si elle l'avoit écouté, ce n'étoit qu'en faveur du plus beau prince de l'Europe; ce qui lui rendroit sa réputation, quand même elle l'auroit perdue. Ces raisons n'étoient pas trop convaincantes, puisqu'il est sûr que, cette intrigue étant mise entre les mains d'un homme qui n'eût pas été marié, on eût pu croire à la cour qu'il auroit eu dessein pour elle; mais le jeune prince ayant passé par dessus toute sorte de considération, il chargea le marquis de dire à la belle tout ce qu'il se sentoit pour elle de pressant.
Comme on vit à la cour dans une grande liberté, il ne lui fallut point prendre de grands détours pour s'acquitter de sa commission: il vit la demoiselle dès le même jour, et, lui ayant conté quelques douceurs sans lui dire de quelle part elles venoient, il en fut écouté si favorablement que, quand c'eût été pour lui qu'il eût parlé, il n'en auroit pu concevoir de plus grandes espérances. Cependant, ne jugeant pas à propos de lui faire un secret davantage de ce qui se passoit: «Je vous viens de dire bien des choses, Mademoiselle, lui dit-il, qu'il est impossible de ne pas sentir quand on vous voit; mais que direz-vous quand je vous apprendrai qu'il me faut cependant étouffer tout cela en faveur d'un prince qui me charge de la plus difficile commission qui fut jamais, puisqu'il devroit savoir qu'on n'est pas plus insensible que lui?»
La demoiselle, qui se douta dans ce moment que le prince dont il vouloit parler étoit monseigneur le Dauphin, se consola du changement, dont elle ne se seroit pas consolée facilement si c'eût été pour un autre. Elle lui demanda en même temps qui étoit ce prince, et, ayant su que c'étoit celui qu'elle soupçonnoit, elle lui dit sans faire beaucoup de façons qu'elle s'étoit déjà aperçue qu'il ne la haïssoit pas; mais qu'il lui paroissoit dangereux de s'embarquer avec lui, parce que madame la Dauphine ne seroit pas d'humeur à le souffrir, ni le Roi non plus, qui avoit assez témoigné, de la manière qu'il avoit pris l'affaire de la femme de chambre, qu'il ne vouloit pas que ce prince eût des maîtresses. Le marquis répondit à cela que, si le Roi avoit été un peu rigoureux dans l'affaire dont il s'agissoit, ce n'étoit qu'à cause que l'objet n'en valoit pas la peine; qu'il ne falloit pas qu'un grand prince aimât une femme de rien; qu'il y en avoit assez de condition dans le royaume sans s'aller ainsi encanailler, tellement que quand le Roi le verroit dans les sentiments où il devoit être, il ne falloit pas croire qu'il y trouvât à redire, lui qui avoit éprouvé tant de fois combien il est difficile de se savoir commander.
La demoiselle, qui ne demandoit pas mieux que d'aider à se tromper elle-même, se paya de ces raisons; elle fit une réponse aussi favorable que monsieur le Dauphin la pouvoit désirer, et ce jeune prince en étant devenu encore plus amoureux, il chercha quelque occasion pour lui parler autrement que par procureur. Il lui fut assez difficile de la trouver; on l'éclairoit[415] de près depuis l'affaire de la femme de chambre, et le marquis de Créqui lui fit accroire qu'on l'éclairoit encore davantage, afin de se rendre plus nécessaire. Tout le secret fut donc déposé entre ses mains pendant quelque temps, et il y eut beaucoup de gens qui crurent que c'étoit lui qui en étoit amoureux.
Il avoit épousé une des filles du duc d'Aumont, du premier lit. C'étoit une jeune dame qui, dans une médiocre beauté, avoit beaucoup d'agrément. Elle aimoit son mari, et il lui eût été fâcheux d'apprendre cette nouvelle; mais l'archevêque de Reims, qui n'avoit plus osé retourner chez la duchesse d'Aumont depuis l'éclat qu'avoit fait le marquis de Villequier, l'ayant trouvée à son gré, il résolut de s'établir auprès d'elle sur les ruines de son mari.
La facilité qu'il avoit de la voir en qualité d'oncle ayant encore augmenté son amour, il chercha à s'insinuer dans l'esprit du marquis, sous les plus beaux prétextes du monde. Il lui fit beaucoup de bien, et non content de l'avoir gagné par-là, il lui fit espérer que ce seroit lui qu'il feroit son héritier. Cependant, pour pouvoir voir la marquise à toute heure, il loua l'hôtel de Longueville[416], dont le derrière répondoit à l'hôtel de Créqui[417], et, ayant fait faire une porte de communication, le bon prélat étoit auprès d'elle depuis le matin jusques au soir. Il prit son temps pour lui apprendre que son mari étoit amoureux ailleurs, et ayant jeté le trouble dans son esprit par cette nouvelle: «Que vous êtes folle, Madame, lui dit-il, de vous en fâcher, comme si vous n'aviez pas à lui rendre le change! S'il a fait une maîtresse, vous n'avez qu'à faire un galant, l'un vaudra bien l'autre; et je crois que c'est là le meilleur conseil qu'on puisse vous donner.»
La marquise ne topa pas à la chose; au contraire, elle fut fort surprise de le voir dans ces sentiments, lui qui devoit l'en détourner si elle eût été de cet avis-là. Ainsi n'ayant pas trouvé son compte avec elle, il prit le parti de s'expliquer mieux, ce qu'il fit en termes si intelligibles qu'elle ne douta point qu'il ne voulût être de moitié de la vengeance. Elle trouva cela horrible pour un archevêque et pour un oncle; cependant, comme elle en recevoit du bien et qu'elle en espéroit encore davantage à l'avenir, elle ne jugea pas à propos de le mortifier, comme elle auroit fait sans cette considération. Cela le rendit encore plus amoureux, s'imaginant qu'il y avoit de l'espérance pour lui; et, pour boucher les yeux tout à fait au mari, il parla de le défrayer, lui et toute sa maison.
Le marquis, qui rapportoit toutes ces bontés à la qualité d'oncle, et non à celle d'amant, en fut si touché qu'il en témoigna partout sa reconnoissance; mais le maréchal son père[418], qui n'étoit pas tout à fait si dupe que lui, approfondissant les choses un peu mieux, il reconnut bientôt d'où partoient toutes ces libéralités. Il étoit assez fier pour en parler lui-même à l'archevêque, et pour lui faire honte de sa turpitude; mais, considérant qu'il avoit affaire à un homme qui ne se payoit pas de raison, il en parla au marquis de Louvois, et lui demanda justice. Ce ministre lui dit qu'il étoit bien fâché de ne pouvoir rien faire là-dessus; que son frère n'écoutoit que sa passion; c'est pourquoi, d'abord qu'il lui en parleroit, il croyoit en être quitte pour nier toutes choses; qu'il le feroit cependant; mais que, s'il ne pouvoit rien gagner sur lui, comme il y avoit beaucoup d'apparence, il lui conseilloit de s'en plaindre au Roi.
Le maréchal trouva qu'il parloit de bon sens; cependant, lui ayant fait connoître que toute la famille avoit intérêt que la chose ne se répandît pas dans le monde, il le conjura non-seulement de faire tous ses efforts pour le faire rentrer en lui-même, mais encore d'y travailler promptement. Le marquis de Louvois le fut trouver aussitôt; mais d'abord qu'il eut ouvert la bouche, l'archevêque lui reprocha que ce qu'il en faisoit n'étoit que par jalousie, et que, tout riche qu'il étoit, il étoit encore assez intéressé pour craindre que sa succession ne lui échappât. Le marquis de Louvois, sachant que tout ce qu'il lui pourroit répliquer seroit inutile, le laissa là, et fut redire au maréchal la conversation qu'il avoit eue avec lui. Il étoit cependant si outré que, sans considérer le tort qu'il lui feroit, il consentit que le maréchal en parlât au Roi. Cela fut fait à l'heure même. Le maréchal ayant demandé un moment d'audience à ce prince, il se jeta à ses pieds et le pria de ne pas souffrir que l'archevêque déshonorât sa famille. Le Roi, qui n'avoit pas dit tout ce qu'il pensoit de l'intrigue du prélat avec la duchesse d'Aumont, fut fort fâché qu'il fît encore des siennes. Il fit appeler le marquis de Louvois, et, lui ayant demandé si son frère vouloit toujours ainsi donner du scandale, il lui commanda d'aller à l'heure même lui dire de sa part qu'il eût à s'en aller dans son archevêché. Le marquis lui répliqua qu'il étoit tout prêt d'obéir; mais, comme il avoit affaire à un homme difficile à mener, il le supplioit d'en faire expédier l'ordre en bonne forme. Le Roi y consentit, et, une lettre de cachet ayant été faite sur-le-champ, le marquis fut trouver l'archevêque, et le salua d'abord de quelques plaintes bien fondées, l'accusant que pour l'amour de lui il falloit que le Roi se mît en colère; mais, l'archevêque croyant qu'il avançoit cela de son crû, il se mit de son côté à lui reprocher ce qu'il avoit fait dans sa jeunesse; tellement que c'eût été une affaire à ne pas finir si tôt, si le marquis de Louvois, tout en colère, n'eût coupé court à toutes choses en lui montrant la lettre de cachet[419]. Il fut fort surpris, et, n'ayant plus alors le mot à dire, il promit d'obéir. Le marquis de Louvois, ravi de l'avoir si bien mortifié, sortit après cela; et le prélat, prenant le temps qu'on accommodoit toutes choses pour son départ, fut dire adieu à la marquise, qu'il conjura de se souvenir que c'étoit pour l'amour d'elle qu'il alloit souffrir l'exil.
Le marquis de Créqui fut délivré de cette manière des cornes que le bon prélat lui préparoit. Cependant, sans songer qu'il avoit peut-être été menacé de ce malheur à cause de l'intrigue dont il se mêloit lui-même, il la continua et ménagea quelques entrevues secrètes entre monseigneur et mademoiselle de Rambures. Comme toutes choses se savent à la longue, quelqu'un s'en aperçut, et, pour faire sa cour au Roi, il lui fit part de sa découverte. Le Roi, pour prévenir toutes les suites, résolut de la marier. Le marquis de Polignac[420], gentilhomme riche et distingué entre la noblesse d'Auvergne, lui faisoit les doux yeux: l'on sut l'engager adroitement à l'épouser, de sorte qu'il se déclara, au grand regret de madame sa mère, qui prétendoit le marier plus avantageusement. Elle lui en parla et fit tous ses efforts pour l'en détourner; mais la cour, qui redoubloit les siens à mesure qu'elle en avoit plus de besoin, prévalut enfin dans son esprit. Mademoiselle de Rambures qui, nonobstant qu'un si grand prince lui en coûtât, étoit bien aise d'être mariée, donna les mains sans l'en consulter; et monseigneur le Dauphin, ayant appris cette nouvelle, en fut si touché, qu'il dit au marquis de Créqui qu'il ne la vouloit plus voir.—Pourquoi donc? lui répliqua-t-il. Est-ce que vous êtes fâché qu'avec le plaisir que vous aurez d'être bien avec elle, vous ayez encore celui de faire un mari cocu? Je ne sais pas, mon prince, ajouta-t-il, de quelle manière vous êtes fait; mais, pour moi, j'y trouve tant de ragoût, que je préférerois toujours les bonnes grâces d'une femme médiocrement belle à celles d'une fille tout à fait accomplie de corps et d'esprit.
Il dit mille choses pour prouver son dire, et le prince se rendit à ses raisons, à condition toutefois qu'il feroit des reproches de sa part à mademoiselle de Rambures de ce qu'elle s'étoit engagée sans lui en parler. Elle s'excusa sur ce que le Roi le lui avoit commandé, et, pour abréger matière, le mariage se fit et fut consommé chez la princesse de Montauban[421], la tante, femme de grand appétit et digne sœur de madame de Rambures. Elle avoit épousé en premières noces le marquis de Rannes[422], fort honnête homme de sa personne, et qui avoit été tué en Allemagne, où il étoit lieutenant-général. Elle lui en avoit fait porter durant sa vie; et, dès le lendemain de sa mort, elle avoit jugé à propos de ne pas demeurer veuve longtemps, parce qu'elle appréhendoit que, parmi les plaisirs dont elle ne se pouvoit passer, il ne lui arrivât quelque accident qui la scandalisât[423] dans le monde. Enfin, après s'être offerte au tiers et au quart sans que pas un n'en voulût, le prince de Montauban[424], cadet du prince de Guimené[425] et fils du duc de Montbazon[426], ce fameux fou que l'on auroit enfermé dans les Petites-Maisons, si ce n'est qu'on n'a pas voulu déshonorer le nom de Rohan, dont il est le chef, se présenta.
Devant que de parler du bonheur qu'il eut d'emporter sa femme[427], je veux dire un mot de son père, à qui il ressemble tout à fait par la tête. Ce duc, après la mort du bonhomme le prince de Guimené[428], n'ayant pu avoir la charge de grand veneur qu'il avoit, et qui fut donnée au chevalier de Rohan, son frère[429], eut encore le dégoût que le Roi ne le voulut pas faire recevoir duc et pair, ce qui lui appartenoit pourtant comme aîné d'une maison qui jouissoit de cette prérogative. Le refus du Roi étoit fondé sur sa folie; mais lui, ne se rendant point de justice, il dit au Roi cent pauvretés qui dans la bouche d'un autre auroient été fort outrageantes; mais le Roi ayant pris le tout de la part d'où cela venoit, il se contenta d'envoyer quérir la princesse de Guimené, sa mère[430], avec qui il convint de le faire enfermer à la Bastille. Au bout de quelque temps sa prison ayant été changée en un ordre de s'en aller à une de ses terres, il se sauva en Flandres. Les Espagnols, qui connoissoient mieux son nom que sa tête, lui donnèrent de l'emploi avec une pension considérable. Cependant la campagne de Lille survint, et, le Roi s'étant approché d'Andermonde, les Espagnols lâchèrent les écluses et l'obligèrent de se retirer[431]. Le duc étoit dedans, et, voyant la retraite de notre armée, il se mit sur le rempart et cria à gorge déployée: Le Roi boit! Beaucoup d'autres folies jointes à celles-là obligèrent les Espagnols de le congédier. Il se retira je ne sais où, jusqu'à ce que ses parents l'eussent fait enfermer.
Voilà quel est le père du prince de Montauban, et à qui ressemblant l'on ne peut pas mieux, l'on tâcha d'en détourner la marquise de Rannes. On lui dit tout ce qu'on pouvoit dire là-dessus, à quoi l'on ajouta beaucoup de choses de sa gueuserie; mais l'envie qu'elle avoit d'être appelée princesse et d'avoir le tabouret fit qu'elle aima mieux être la femme d'un rejeton de fou et d'un gueux, que de ne le pas prendre.
Si c'étoit ici son histoire que j'écrivisse, je ferois voir comment elle n'a pas été longtemps sans s'en repentir; mais, n'en voulant plus parler qu'en tant qu'elle a du rapport avec le sujet que je traite, l'on saura que le lendemain des noces elle demanda à sa nièce si le marquis de Polignac valoit autant que Monseigneur le Dauphin. Elle fut scandalisée de cette demande, et, tout en colère, elle lui fit réponse qu'elle lui rendroit raison là-dessus volontiers, pourvu que de son côté elle lui voulût dire si le prince de Montauban valoit mieux que mille autres à qui elle avoit eu affaire. Elles se brouillèrent ainsi toutes deux, et la princesse de Montauban eut tellement la vengeance en tête, qu'elle fut avertir le marquis de Polignac qu'il devoit envoyer sa femme à la campagne. Cela lui donna lieu d'observer sa conduite, et il reconnut bientôt qu'il avoit un rival du premier rang.
Le Roi s'en aperçut de même, aussi bien que madame la Dauphine; et, sachant tous deux que la marquise de Polignac ne s'éloigneroit point de la cour sans un ordre exprès, il lui fut envoyé en forme. Elle en fut inconsolable, aussi bien que monseigneur le Dauphin; et s'étant vus, elle lui demanda s'il ne vouloit point agir auprès du Roi pour détourner un coup si fatal à l'un et à l'autre. Monseigneur le Dauphin parut mou, et, la marquise s'en étant plainte au marquis de Créqui, il lui promit qu'il alloit faire de son mieux pour lui donner du courage. Et de fait, il lui dit qu'il étoit bien simple d'en user comme il faisoit; que le maréchal de Créqui étoit tout aussi fier que le pouvoit être le Roi, à la réserve qu'il n'avoit pas la souveraine puissance entre ses mains; cependant qu'il l'avoit mis sur le bon pied; qu'il suivît son exemple, et qu'il s'en trouveroit mieux devant qu'il fût peu de temps. Cette conversation n'ayant rien fait sur l'esprit de ce jeune prince[432], la marquise de Polignac lui renvoya les présens qu'elle en avoit reçus, et il les donna au marquis de Créqui. Elle s'en alla ainsi en exil, et le marquis de Créqui eut le même sort, le Roi ayant su par monseigneur le Dauphin les conseils qu'il lui avoit donnés[433]. L'archevêque de Reims, ayant appris cette nouvelle, en fut au désespoir, parce qu'il vit bien que cela alloit justifier ce marquis dans l'esprit de sa femme, à qui il avoit tâché d'insinuer que c'étoit pour son compte qu'il étoit si souvent auprès de la marquise de Polignac[434].