Histoire amoureuse des Gaules; suivie des Romans historico-satiriques du XVIIe siècle, Tome III
Illustre maison de Grancey,
Laissez baiser vos filles,
Leur cœur est bien placé;
Leur bonheur n'eut jamais d'égal,
C'est lui qui fait par leur canal
Couler chez vous le sang royal.
Ces deux beautés si tendres
Pouvoient-elles, dans leur saison,
Vous procurer deux gendres
De meilleure maison[206]?
Le maréchal étoit tellement en pointe, qu'il voulut apprendre la chanson, et la chanta avec les autres. Ils firent chorus longtemps sur le même air, après quoi chacun prit le parti de s'en retourner chez soi. Le duc de Sault, sans se souvenir de ce qu'il avoit promis à La Vienne, monta en carrosse, résolu d'aller coucher avec la Du Mesnil, si le maréchal de Grancey, qui l'avoit fait entrer dans le sien, la pouvoit laisser en liberté. Pour cet effet il commanda à un de ses laquais de les suivre et de lui en venir dire la réponse à un endroit qu'il lui marqua. Le laquais ne tarda guère à revenir, et lui ayant appris que le maréchal, après l'avoir ramenée chez elle, s'en étoit retourné chez lui, il s'y fit mener et y passa la nuit.
Comme il y avoit du vin sur le jeu, et qu'il n'étoit pas sur le pied de se beaucoup contraindre, il ne s'aperçut pas si le charme du Polville étoit rompu, et remit toutes choses au lendemain. Mais il étoit encore endormi lorsque Gendarme vint à la porte; et comme c'étoit de la part du patron et qu'on ne pouvoit pas la lui refuser, la Du Mesnil n'eut le temps que de l'éveiller et de le prier de se cacher derrière le rideau. Gendarme, qui, pour faire enrager son maître, remarquoit jusqu'aux moindres choses, aperçut, en lui faisant son compliment, qu'il y avoit une autre place que la sienne qui étoit foulée; et, impatient de l'aller redire au vieillard, il courut plus vite qu'à l'ordinaire, si bien que, quand il arriva à l'hôtel de Grancey, il étoit tout hors d'haleine.
Le maréchal lui demanda pourquoi il étoit si échauffé? «Pour vous dire, répondit-il, que vous êtes la plus grande dupe qu'il y eut jamais; que pendant que vous dormez ici tranquillement on vous fait de belles affaires; que tous les enfants que vous pensez à vous ont d'autres pères malgré leurs belles oreilles, et qu'en un mot, vous êtes cocu. Levez-vous seulement, continua-t-il, et vous verrez encore la bête au gîte, ou tout du moins le gîte si bien marqué qu'il sera aisé de la suivre à la piste.» Le maréchal, qui savoit le plaisir qu'il prenoit à lui donner des soupçons, lui dit qu'il prît garde à ce qu'il disoit, qu'il y alloit de sa vie et qu'il ne le lui pardonneroit plus. Cependant il demandoit sa jambe, son caleçon et ses habits; et il étoit si pressé de se lever, Gendarme si pressé de lui montrer ce qu'il avoit promis, que l'un oublia de lui demander son brayer, et l'autre de lui mettre.
Le branle du carrosse fit que le maréchal s'aperçut le premier de la bévue; il fallut retourner au logis pour le quérir, et pendant ce temps-là le duc de Sault s'habilla et sortit. La Du Mesnil, qui savoit que Gendarme ne l'aimoit pas, fit refaire son lit en même temps et se coucha tout au beau milieu. Ce fut un opéra que d'accommoder le brayer dans le carrosse. Gendarme juroit comme un charretier que le maréchal l'avoit fait exprès pour donner le temps à l'oiseau de prendre l'essor; le maréchal, au contraire, que cela venoit de lui pour avoir une excuse; enfin c'étoit quelque chose de fort divertissant que de voir leur dispute, et ils parloient si haut que le monde s'amassoit déjà autour du carrosse. Les laquais, qui étoient accoutumés à ce manége, ayant fait retirer ceux qui vouloient s'arrêter, le maréchal tira ses rideaux pour ne pas faire voir son infirmité à ceux qui ne la savoient pas.
La chose s'étant achevée avec grand'peine, ils continuèrent leur chemin, et étant arrivés chez la Du Mesnil, Gendarme fut fort étonné de ne voir qu'une place foulée au lieu de deux qu'il avoit remarquées. Le maréchal, qui s'aperçut de sa surprise, eut peur qu'il ne voulût enfiler la porte, et, pour le prévenir, y courut avec précipitation; mais, n'ayant pas la jambe sûre, il tomba et se fit beaucoup de mal. Gendarme, qui vit bien que, quoiqu'il n'eût pas tort, tout alloit tomber sur lui, prit ce temps-là pour s'échapper; ce qui mit le maréchal dans une furieuse colère. Il jura qu'il le feroit pendre, ce qui rassura la Du Mesnil, qui avoit eu peur d'abord qu'il n'eût plus de créance en lui qu'en elle.
Elle lui donna la main pour se relever, et quand il eut repris haleine il lui avoua franchement ce qui s'étoit passé et lui demanda pardon de son soupçon. Comme elle le vit en si beau chemin, elle lui fit une forte réprimande, lui demanda si c'étoit là la récompense de ce qu'elle faisoit tous les jours pour lui, et n'oublia rien de ce qui pouvoit lui prouver son innocence et engendrer en lui un extrême repentir.
Il lui en donna toutes les marques qu'elle pouvoit souhaiter; mais rien ne la persuada tant qu'un cierge d'une livre qu'il envoya quérir à l'heure même pour le porter aux Quinze-Vingts, en reconnoissance, disoit-il, de ce que Dieu avoit permis qu'il eût découvert la méchanceté de Gendarme; car, quoi qu'il fît tous les jours une offrande de même nature à cette église, comme celle-ci étoit plus forte de moitié que les autres, elle jugea qu'il étoit véritablement touché.
Pendant que le maréchal se reposoit tranquillement à l'ombre de sa bonne fortune, le duc de Sault songeoit à rétablir sa réputation auprès de madame de Lionne. Cependant, quelque confiance qu'il eût en son tempérament et en sa jeunesse, non seulement il s'abstint de voir le comte de Tallard et Louison, mais il mangea encore de tout ce qui pouvoit contribuer à une vigoureuse santé. Ne doutant plus alors qu'il ne fût en état de combattre, il s'en fut sur le champ de bataille; mais il y trouva un autre combattant. Le comte de Fiesque étoit revenu plus amoureux que jamais; et quoique ce qu'il avoit fait lui dût donner un grand mépris pour madame de Lionne, et que madame de Lionne, de son côté, ne dût pas souhaiter de le revoir, ils ne s'étoient pas plutôt vus qu'ils s'étoient raccommodés. Il n'eut pas lieu d'en douter en arrivant. Comme on savoit qu'il étoit des amis de la maison, on le laissa entrer sans annoncer sa venue, et, ne trouvant personne dans la chambre, il s'avisa de regarder au travers de la serrure du cabinet. Il vit là qu'ils étoient aux prises, ce qui ne l'auroit pas étonné s'il n'eût su leur querelle. Cependant, quoiqu'il vînt pour la même chose et qu'il ne dût pas être content de voir la place prise, il s'assit tranquillement dans un fauteuil, se doutant bien que, comme le comte de Fiesque n'étoit pas un rude joueur, il auroit bientôt achevé sa partie. En effet, elle ne fut pas plutôt faite qu'ils vinrent tous deux dans la chambre, et leur surprise fut grande de voir un homme qu'ils n'attendoient pas et qu'ils n'avoient eu garde de demander.
Le duc de Sault, qui savoit que le silence augmenteroit encore leur confusion, voulut les tirer de celle où il les voyoit en le rompant; et comme il n'y avoit que de la débauche à son fait, il avoit pris son parti à l'heure même, si bien qu'il se trouvoit une certaine liberté d'esprit, qu'il n'eût eu garde d'avoir si son cœur eût pris le moindre intérêt à son aventure. «Je vous croyois de mes amis tous deux, leur dit-il. Sur ce pied-là je m'attendois que vous ne feriez point de réjouissance sans moi. Vous savez qu'un raccommodement vaut une noce, et cependant vous venez de vous donner les joies du paradis sans m'y avoir appelé. Je n'ai jamais été curieux qu'aujourd'hui; mais j'en suis rebuté pour toute ma vie. La sotte chose, de voir le plaisir des autres par le trou d'une serrure! Et je crois que, si j'eusse été encore au collége, il m'en auroit coûté un péché mortel. Que ne laissez-vous du moins, Madame, dit-il en s'adressant à madame de Lionne, quelque femme de chambre ici? On s'amuseroit à peloter en attendant partie. C'est un conseil que je vous donne, et dont vous vous trouverez fort bien. Cela ôtera du moins la curiosité qu'on peut avoir, et vos affaires pourroient tomber entre les mains d'un homme qui n'en usera pas aussi bien que moi.»
Quelque banqueroute qu'on ait faite à la vertu, il reste toujours une certaine confusion dès que nos affaires sont découvertes, surtout à une femme, qui a la pudeur en partage. Le duc de Sault put remarquer cette vérité en madame de Lionne: elle fut encore plus confuse qu'auparavant, et, quand ç'auroit été son mari qui lui eût parlé, je ne sais si elle auroit fait une autre figure; elle avoit les yeux baissés, et, si elle les levoit quelquefois, ce n'étoit que pour regarder le comte de Fiesque, qu'elle sembloit exciter à prendre sa défense; mais il étoit encore plus sot qu'elle; tellement que voyant qu'il n'avoit pas l'esprit de la tirer de ce mauvais pas: «Voilà de quoi vos folies sont cause, dit-elle à ce comte. Vous avez fermé la porte contre ma volonté, et monsieur le duc aura vu sans doute que vous vous êtes émancipé à quelque bagatelle.—Pardonnez-moi, Madame, en vérité, lui répondit le duc de Sault, ce n'est point une bagatelle que ce que j'ai vu, à moins que vous n'appeliez de ce nom-là ce que nous appelons, nous autres, bonne fortune. Mais n'en rougissez pas: le comte de Fiesque en vaut bien la peine, et avouez-moi seulement que le plaisir en est tout autre quand on a eu quelque petite brouillerie.»
Madame de Cœuvres entra sur ces entrefaites, et tira sa mère d'un grand embarras: car le duc de Sault, qui se sentoit pour elle, non pas une grande passion, mais du moins assez d'attachement pour prendre plaisir à l'entretenir, la tira dans la ruelle et donna moyen à ces amants de se remettre de leur trouble. Madame de Lionne, qui avoit le cœur grand, c'est-à-dire à qui un seul amant ne suffisoit pas, ne fut pas plutôt sortie d'une inquiétude qu'elle entra dans une autre. En effet, quoiqu'elle eût promis secours au duc, il lui sembla que sa fille écoutoit trop attentivement ses raisons, et à chaque parole qu'il lui disoit, elle prêtoit l'oreille pour voir si elle ne se trompoit point.
Le comte de Fiesque remarqua sa distraction, et lui en fit la guerre; mais il lui fut impossible de la détourner de son dessein. Enfin elle s'aperçut effectivement, comme elle se l'étoit imaginé, que sa fille étoit tout attendrie, et elle n'en douta plus, principalement quand elle vit que sans se faire aucune violence, elle lui donnoit sa main à baiser. Le duc de Sault sortit dans le même temps, ce qui lui fit présumer que leurs affaires étoient bien avancées et que c'étoit sans doute des arrhes d'une plus grande promesse. Elle se résolut, si cela étoit, de traverser ces amants de tout son pouvoir, et, s'étant défaite du comte de Fiesque, elle envoya quérir une chaise à porteurs et fit semblant d'avoir affaire ce jour-là à des emplettes. Cependant elle ne sortit point qu'elle ne vît les chevaux au carrosse de sa fille, et, s'étant mise dans sa chaise, elle se défit de ses laquais, sous prétexte de quelque commission. Cette affaire faite, elle fit arrêter les porteurs au coin de la rue, et leur commanda de suivre le carrosse quand il sortiroit. Elle ne fut pas longtemps en embuscade: le carrosse fut aux Tuileries, du côté des écuries du Roi[207], et elle y fut presque aussitôt que sa fille.
Comme elle s'étoit déguisée, elle espéra qu'elle ne la reconnoîtroit pas. Néanmoins, se défiant de sa taille et de son air coquet, qui la faisoient remarquer entre mille autres, elle fit la boiteuse et la suivit. La marquise de Cœuvres fit deux tours d'allée, pour dépayser quelques personnes qu'elle avoit reconnues en entrant; mais après cela elle prit le chemin de la porte du Pont Rouge[208], ce qui obligea sa mère de doubler ses pas. Comme elle avoit laissé quelque distance entre deux, il lui fut impossible d'y arriver sitôt qu'elle eût voulu, tellement que quand elle vint à la porte, sa fille étoit déjà disparue. Elle jeta les yeux de tous côtés, pour voir si elle n'en reconnoîtroit point du moins les vestiges; mais tout ce qu'elle vit fut un carrosse sans armes et sans couleurs, qui s'éloigna si fort dans un moment, qu'elle l'eut bientôt perdue de vue. Elle fut fort fâchée de n'avoir pas une voiture toute prête pour le suivre, et elle résolut de n'y être pas attrapée la première fois, se doutant bien que, si ses soupçons étoient véritables, ces amants n'en demeureroient pas à cette entrevue.
Mais elle n'avoit garde de se tromper, elle étoit trop habile sur cette matière, et c'étoit justement dans ce carrosse qu'étoient entrés la marquise et le duc. Il la mena à Auteuil, dans une maison que le maréchal de Grancey avoit louée à la Du Mesnil, et dont elle lui permettoit de disposer quand il vouloit.
Ils n'y furent pas plutôt arrivés, qu'il voulut voir s'il étoit encore ensorcelé. Mais il trouva que deux ou trois jours de repos aux hommes de son âge étoient un remède merveilleux contre toutes sortes de charmes. Après l'avoir caressée deux fois, il fut bien aise de l'entretenir de quelque chose de divertissant, et il crut que rien ne le pouvoit être davantage que ce qui lui étoit arrivé avec sa mère. La marquise de Cœuvres lui dit que cela ne se pouvoit pas, et que sa mère étoit trop attachée au comte de Fiesque pour avoir voulu essayer ses forces. Mais comme l'histoire n'étoit pas trop à son avantage, et qu'il n'y avoit point de serments qu'il ne fit pour la lui assurer, elle fut obligée d'y ajouter foi, et l'empêcha par là de jurer davantage.
Cependant elle eut encore d'autres marques que c'étoit la vérité, mais dont elle se seroit bien passée. Je veux dire que, le duc de Sault ayant voulu recommencer à la caresser, le charme se renouvela sur toutes les parties de son corps, de sorte qu'il devint perclus de ses membres. La marquise de Cœuvres, qui étoit une des plus jolies femmes de Paris, crut que c'étoit lui faire affront et s'en sentit touchée. Elle ne se contenta pas de lui en faire paroître quelque chose sur son visage, mais elle lui témoigna encore son ressentiment en ces termes: «Je n'ai jamais été gourmande sur l'article, et si vous saviez ce que monsieur de Cœuvres dit de moi là-dessus, vous verriez bien que ce n'est pas ce qui me fait parler. Aussi ai-je de la peine quelquefois à le souffrir, et cela lui fait dire souvent que je ne suis pas fille de ma mère et qu'il faut qu'on m'ait changée en nourrice. Cependant, quoique ma froideur le doive rebuter, il ne m'a jamais fait l'affront que vous me faites; je ne l'ai jamais vu demeurer en chemin, et il me souvient que la première nuit de mes noces.... Mais je n'ai garde de vous le dire, je vous ferois trop de honte; cependant c'est un mari, et vous êtes un amant. Mais quel amant! un amant qui n'a pris ce nom-là que pour m'abuser, et qui, dès la première entrevue, me fait voir quelle confiance je dois avoir en lui. Mais encore vaut-il mieux que je n'aie pas été trompée plus longtemps; il y a remède partout, et je sais le parti que je dois prendre.» Le duc de Sault n'étoit guère honteux de lui-même, toutefois il le fut à ces reproches, et pria madame de Cœuvres de se laisser voir à découvert, lui assurant que cela rétabliroit toutes ses forces.
C'étoit quelque chose qu'une promesse comme celle-là, et il y en auroit eu à sa place qui n'auroient pas hésité à lui accorder ce qu'il demandoit; mais, soit qu'elle se défiât de ses beautés cachées, ou qu'elle crût cela fort inutile, elle n'en voulut rien faire: de sorte que dès cette première entrevue ils commencèrent à être mécontents l'un de l'autre.
S'étant séparés de la sorte, ils ne prirent pas d'autre rendez-vous sitôt; ce qui désespéra madame de Lionne, qui étoit tellement alerte sur ce qui les regardoit, que le marquis de Cœuvres n'eût su l'être davantage. Cependant, comme ce qu'elle avoit vu ne lui permettoit pas de douter de leur intelligence, elle crut qu'ils étoient encore plus fins qu'elle, et prit un étrange parti là-dessus: ce fut de faire avertir le marquis de Cœuvres de prendre garde à la conduite de sa femme. C'étoit un si pauvre homme que ce marquis, qu'on résolut d'assembler sa famille sur cette affaire. Tout y fut mandé, jusqu'au grand-père le maréchal[209]; et comme son rang et son âge lui acquéroient sans contestation la première place dans le conseil, il écouta attentivement tout ce qu'on disoit, sans découvrir la moindre chose de son sentiment. La plupart furent d'avis qu'il falloit mettre la marquise en religion, et dirent que c'étoit là ce qu'on devoit attendre d'un mariage si mal assorti; qu'il ne falloit jamais s'encanailler[210], et que, si leur parent avoit épousé une personne de sa condition, il ne seroit pas réduit, comme il étoit maintenant, à demander justice. Quelques-uns renchérirent encore là-dessus, et dirent qu'un méchant arbre ne portoit jamais que de méchants fruits; que, la mère ayant fait profession toute sa vie de galanterie, il falloit bien s'attendre que sa fille lui ressembleroit; qu'il y avoit déjà assez de p...... dans leur race, sans y mettre encore celle-là; qu'il falloit non-seulement la mettre en religion, mais encore lui empêcher de porter jamais le nom de la maison.
Le bonhomme le maréchal avoit rougi pendant ce discours, et tout ce qu'il y avoit de gens dans la compagnie, qui l'avoient remarqué, avoient cru que c'étoient à cause du ressentiment qu'il en avoit ou de quelque mal inopiné qui lui étoit venu. Mais on vit bien, lorsqu'on eut cessé de parler, que ce n'étoit rien moins que cela, et l'on n'en put plus douter sitôt qu'on lui eut ouï tenir ce discours: «J'enrage, corbleu! quand je vous entends parler de la sorte. Vous faites bien les délicats, vous qui ne seriez pas ici, non plus que moi[211], si nos mères n'avoient forligné. Nous savons ce que nous savons, mais sachez que le plus beau de notre nez ne vient que d'emprunt, et nous en avons en ligne directe, aussi bien qu'en collatérale, tant de sujet de nous louer des habiles femmes que nous avons dans notre maison, que je m'étonne que vous en vouliez bannir celles qui leur ressemblent. Quand j'ai marié mon petit-fils de Cœuvres avec mademoiselle de Lionne, croyez-vous que j'aie considéré, ni qu'elle étoit fille d'un ministre d'Etat, ni qu'elle avoit du bien, ni qu'elle avoit du crédit? Ce sont des vues trop bornées pour un homme de mon âge et de mon expérience; et toute ma pensée a été qu'étant belle comme elle étoit, elle pourroit faire revivre la grandeur de notre maison, laquelle, comme vous savez, tire sa considération, non pas du côté des mâles, mais du côté des femelles. Si je me suis trompé, ce n'est pas ma faute; mon intention a été bonne en cela, aussi bien que dans mon mariage avec mademoiselle de Manicamp[212]. En effet, ma femme étoit assez belle pour faire notre fortune à tous; mais la réputation de son frère[213] lui a beaucoup préjudicié. Devant que je l'eusse épousée, je sais qu'on lui fit une proposition qui ne lui fut pas agréable, parce qu'elle a l'esprit tourné du bon côté, et non pas comme son frère. Depuis cela, il lui est encore arrivé la même chose; mais elle aimeroit mieux mourir que ne se pas conformer aux sentiments de la maison où elle est entrée. La maison d'Estrées, pour être voisine de Villers-Coterets, ne s'accommode pas à son usage; nous allons droit à Saint-Germain, et si la marquise de Cœuvres a fait autrement, c'est en cela que je me déclare son ennemi capital. A-t-elle commerce avec le chevalier de Lorraine[214]? qu'on la brûle! A-t-elle commerce avec le chevalier de Châtillon[215]? qu'on la noye! A-t-elle commerce avec le duc de Luxembourg[216]? qu'on la pende! Et enfin, si c'est de cela qu'on la veut accuser, on n'a que faire de chercher d'autre bourreau. Mais si ce n'est que d'avoir recherché les plaisirs que la nature nous permet, je me déclare son protecteur. Que tout cela cependant se passe entre nous, sans que la Cour en soit abreuvée; les plus courtes folies sont les meilleures, et nous n'avons que faire que tout le monde rie à nos dépens.»
Le commencement de ce discours avoit scandalisé toute la compagnie, mais elle trouva tant de bon sens dans la fin, qu'elle résolut de s'y conformer. On n'eut pas le temps néanmoins de recueillir les voix, car, un laquais étant venu dire au maréchal que Lessé, du Bail[217], et deux ou trois autres fameux joueurs de trois dez, l'attendoient, il tira la révérence, en disant qu'il cassoit tout ce qu'ils feroient au préjudice de sa déclaration.
L'évêque de Laon[218] demeura le président du conseil de guerre, après que son père fut sorti; et comme il étoit tout politique, et qu'il prétendoit que la faveur de monsieur de Lionne ne lui nuiroit pas à lui faire obtenir le chapeau de cardinal, qu'il a eu depuis, il dit qu'il s'étonnoit extrêmement de deux choses: l'une, qu'on fît le procès à sa nièce sur un simple soupçon; l'autre, qu'on médît de sa famille; que pour l'un, il falloit que les choses fussent claires comme le jour, avant que d'en venir là; que pour l'autre, l'on savoit bien que la maison de Lionne s'étoit toujours distinguée parmi les autres maisons de noblesse de la province du Dauphiné; que la malice qu'on avoit de nier une chose si avérée étoit une preuve assez authentique du peu de foi qu'il falloit ajouter à tout ce qui se disoit d'ailleurs; que, tant qu'il avoit été à Paris, il lui avoit tenu assez bonne compagnie, pour remarquer s'il y eût eu quelque dérèglement dans sa conduite, mais qu'il ne lui avoit jamais reconnu que des sentiments dont toute sa famille devoit être contente; qu'il y alloit prendre garde encore de plus près, et que, tant que les négociations où il étoit appelé lui permettroient de demeurer auprès d'elle, il s'y attacheroit tellement qu'il en pourroit répondre mieux que personne.
Le marquis de Cœuvres se crut obligé de le remercier de la peine qu'il vouloit bien se donner, et en lui faisant son compliment il lui dit qu'on voyoit bien peu d'oncles prendre les choses si fort à cœur qu'il faisoit. Mais il fut le seul de la compagnie qui ne pénétrât pas son dessein. Le bon prélat étoit devenu amoureux de sa nièce, et, comme il n'avoit pas le temps de filer le parfait amour, il avoit résolu de lui faire valoir ce service et d'en demander une prompte récompense. En effet, l'assemblée ne fut pas plutôt rompue, qu'il fut trouver la marquise, et la prévenant par un regard qui découvroit assez quelle en étoit la source, pour peu qu'elle y eût pris garde: «Je ne sais, Madame, lui dit-il, si vous ne vous êtes point déjà aperçue de l'extrême passion que j'ai pour vous. Si je vous en avois parlé dès le moment que je l'ai sentie, ç'auroit été dès le premier jour que je vous ai vue; mais ces sortes de déclarations n'appartiennent qu'à des étourdis, et j'ai toujours cru, pour moi, qu'avant que d'en venir là, il falloit avoir prévenu la personne par quelque service considérable. Si vous avez bien remarqué mon procédé, je n'ai guère laissé passer d'occasion sans le faire; cependant ç'a toujours été si peu de chose, en comparaison de ce que j'aurois voulu, que je n'ai pas eu la hardiesse de me découvrir jusqu'ici. Aujourd'hui les choses changent de face: je viens de réduire dans le devoir une famille qui se déchaînoit contre vous et qui ne parloit pas moins que de vous envoyer en religion. Je sais bien, madame, qu'on ne vous rendoit pas justice; mais enfin c'en étoit fait, si je n'eusse pris votre parti. Cela mériteroit quelque récompense pour un autre; mais pour moi, je serai toujours trop satisfait si vous me permettez seulement de vous voir et de vous aimer.»
La marquise de Cœuvres avoit été tellement étonnée de sa déclaration, qu'elle avoit eu peine à croire ce qu'elle entendoit. Mais comme elle étoit sur le point de lui témoigner son ressentiment, ce qu'il lui venoit de dire d'ailleurs la surprit si fort, qu'elle oublia tout le reste pour lui demander ce qu'elle avoit fait pour être si maltraitée. «Je ne vous le puis dire, Madame, lui répondit l'évêque, si ce n'est que votre mari est jaloux. Il ne spécifie rien cependant de particulier, et tout ce que je puis comprendre, c'est que vous avez quelqu'un qui vous veut du mal et qui vous a desservie auprès de lui. Mais n'appréhendez rien, il se repose maintenant sur tout ce que je lui dirai de votre conduite, et je me suis chargé de vous éclairer de si près, que rien n'échappera à ma pénétration.» Là-dessus il lui fit le détail de tout ce qui s'étoit passé dans l'assemblée, à la réserve néanmoins de ce qu'avoit dit le bonhomme le maréchal; car il vouloit que ce fût à lui seul qu'elle eût de l'obligation de l'avoir tirée d'affaire.
La marquise fut ravie qu'on n'eût rien découvert de son intrigue; c'est pourquoi, se tenant bien forte: «Je suis bien malheureuse, Monsieur, dit-elle, de me voir accusée injustement, et, quoique je ne veuille pas nier que je ne vous sois obligée, vous me permettrez néanmoins de vous dire que vous effacez bientôt cette obligation par votre procédé. Vous devriez vous ressouvenir de votre caractère et de ce que je dois à mon mari. Mais je vois bien ce que c'est: les contes qu'on a faits de moi vous ont donné cette audace, et j'aurois encore lieu de vous estimer, si vous n'aviez cru qu'ayant déjà quelque penchant au crime, j'aurois moins d'horreur pour celui que vous me proposez.—Je ne vous propose rien de criminel, répondit aussitôt l'évêque, et vous avez tort de m'en accuser.—Mais que demandez-vous donc? lui dit madame de Cœuvres.—Que vous souffriez seulement que je vous adore, répliqua l'évêque, et que je cherche toutes les occasions de vous rendre service.—Quoi donc! lui répondit-elle, vous traitez de bagatelles qu'un évêque aime une femme mariée, et qu'un oncle tâche de séduire sa nièce? Croyez-moi, si j'ai quelque cas à consulter, vous ne serez jamais mon casuiste. Cependant obligez-moi, non pas de ne me voir jamais, puisqu'il n'est pas en mon pouvoir de l'empêcher, mais de ne me tenir jamais de tels discours; car je n'aurois peut-être pas assez de discrétion pour le cacher à monsieur de Cœuvres.»
Ces paroles furent un coup de foudre pour cet évêque, et, quelque esprit qu'il eût, il demeura si court qu'il ne put dire un seul mot. Un pauvre malheureux prestolet, qui sollicitoit un démissoire depuis longtemps, s'étant présenté à lui un moment après, essuya tout son chagrin: il lui dit mille choses fâcheuses; et ses gens, qui ne l'avoient jamais vu de si méchante humeur, ne surent à quoi attribuer un si grand changement. Cependant ils eurent eux-mêmes à souffrir de ce qui lui étoit arrivé. Quand il fut à table, il trouva tout si mauvais, qu'il demanda si on le vouloit empoisonner. Enfin, s'il eût osé, il auroit battu tout le monde.
Son amour ne s'éteignit pas pour cela; au contraire, il augmenta par la difficulté; mais, n'osant plus rien dire à la marquise, de la manière qu'il en avoit été reçu, il résolut de veiller de si près à sa conduite, qu'il fit faire par crainte ce qu'il n'avoit pu lui faire faire par amour.
Cet argus, malgré tous ses yeux, ne put rien découvrir de quelques jours; et, quoique le duc de Sault vînt à toute heure dans la maison, comme on le croyoit bien avec madame de Lionne, et qu'il la demandoit le plus souvent, il prit si bien le change, que ce fut celui qu'il soupçonna le moins. Cependant, comme il est difficile de tromper longtemps un amant, l'évêque s'imagina bientôt que madame de Lionne ne servoit que de prétexte, et que la marquise recevoit les offrandes. Le duc de Sault, qui n'avoit pas encore trouvé moyen de se raccommoder avec elle, en cherchoit toutes les occasions. C'étoit pour cela qu'il venoit si souvent voir la mère, et comme il connoissoit le caractère de son esprit, et les nécessités de son tempérament: «Madame, lui dit-il dès la première fois qu'il la revit, voici un criminel qui se vient justifier devant vous, et, quoique j'aye à mon tour à vous accuser, comme c'est moi qui ai fait la première faute, il est bien juste que je calme votre ressentiment pour rendre le mien légitime.—De quoi vous plaignez-vous? Monsieur, lui répondit-elle; est-ce de m'avoir trouvée avec monsieur de Fiesque? Quel intérêt y prenez-vous, et, après ce que j'ai vu, voulez-vous encore vous moquer de moi?» Le duc de Sault, croyant qu'elle vouloit lui reprocher son impuissance: «Je n'ai rien à dire, Madame, lui dit-il, et je vous ai déjà avoué que j'étois le plus criminel de tous les hommes. Mais à tout péché miséricorde, et me voici tout prêt à réparer ma faute.» A ces mots il se mit en état de faire ce qu'il disoit; mais, quoique madame de Lionne n'eût jamais refusé personne sur l'article, elle lui dit d'un air méprisant qu'il se méprenoit et qu'elle n'étoit pas madame de Cœuvres. «Que voulez-vous dire, Madame, répondit le duc de Saux en s'arrêtant, et pourquoi citer ici une femme qui ne songe pas à nous et à qui nous ne devrions pas songer aussi?—Me prenez-vous pour une bête, lui dit madame de Lionne, et ne la vis-je pas entrer moi-même l'autre jour avec vous, quoique le carrosse fût masqué aussi bien que vos laquais? Ne la suivis-je pas jusqu'à la porte des Tuileries, et cela m'empêcha-t-il de démêler toute l'intrigue?—Vous l'avez vue, Madame? lui dit le duc de Saux d'un air résolu.—Oui, Monsieur, répondit madame de Lionne d'un même air, et de mes propres yeux.—Eh bien! Madame, lui dit-il d'un grand sérieux en lui tendant la main, frappez là: nous n'avons rien à nous reprocher l'un et l'autre, et j'ai vu aussi bien que vous des choses dont il n'est pas besoin de rappeler la mémoire. Ne vous souvenez plus de l'aventure du carrosse, j'oublierai celle du cabinet. Qu'en dites-vous, et n'est-ce pas là se mettre à la raison?»
Cet entretien parut trop cavalier à la dame pour lui accorder aucune faveur, et, continuant de se picoter l'un l'autre, ils se séparèrent si chagrins, qu'ils crurent tous deux n'avoir jamais rien à se demander. Le duc de Sault, s'en étant retourné chez lui, n'y fut pas un quart d'heure, qu'il reçut ce billet de la marquise de Cœuvres.
Lettre de Mme de Cœuvres au Duc de Saux.
'avois dessein, il n'y a qu'une heure ou deux, d'envoyer
savoir comment vous vous portiez de votre paralysie; mais je
vous ai vu monter si gaiement dans votre carrosse, en sortant de
chez madame de Lionne, que j'ai cru qu'il seroit inutile de vous
envoyer faire mon compliment. Une autre que moi s'étonneroit
qu'elle eût fait ce miracle, après avoir essayé inutilement d'en
venir à bout; mais je vois bien ce que c'est: je n'ai pas
l'expérience qu'elle a en beaucoup de choses; outre qu'il faut
avoir beaucoup d'accès auprès des saints, de quoi je ne me vante
pas. Mandez-moi si elle a découvert la châsse pour cela, et si
vous avez eu beaucoup de dévotion pour les reliques.
Le duc de Sault ne fut point surpris de la guerre qu'elle lui faisoit. Cependant, comme le comte de Tallard étoit à la campagne depuis quelques jours, que Louison d'Arquien étoit malade pour avoir été trop dévote, et qu'enfin il se sentoit d'humeur à ne pas demeurer plus longtemps sans compagnie, il lui fit cette réponse:
Lettre du Duc de Saux à Mme de Cœuvres.
i j'ai été chez madame de Lionne, ce n'étoit que pour vous y
voir; mais les personnes comme vous ne se mettent pas à tous les
jours, et il suffit qu'elles sachent qu'on meurt pour elles,
pour prendre plaisir à la mort d'un malheureux. Je vous cherche
depuis mon malheur pour vous dire qu'il n'y a que vous qui
me puissiez guérir; si vous en voulez faire l'expérience sur les
deux heures après minuit, je sais un secret infaillible de me
rendre à la porte de votre appartement. Vous savez que vous ne
risquez rien, votre époux ne devant revenir de Versailles que
demain au soir. Pour peu que vous aimiez ma santé, vous
accepterez le parti; vous savez qu'un vieux mal est dangereux,
et si vous laissez davantage enraciner le mien, prenez garde
qu'il ne devienne incurable.
Madame de Cœuvres n'étoit pas si fâchée, qu'une offre comme celle-là n'apaisât sa colère. C'est pourquoi elle dit à celui qui lui avoit donné cette lettre, qu'il n'avoit qu'à venir. Cependant celui-ci, s'en étant retourné à l'hôtel de Lesdiguières[219], ne prit pas garde que l'évêque de Laon étoit entré dans le cabinet du duc de Sault, où il écrivoit une lettre, et lui cria dès la porte: «Bonne nouvelle! bonne nouvelle!» Le duc de Sault lui fit signe des yeux de ne rien dire; mais c'en étoit assez pour cet évêque, qui étoit alerte, et qui redoubla ses soupçons quand il vit que celui qui avoit parlé étoit l'agent d'amour du duc. Il ne put pourtant asseoir aucun jugement; mais, comme il se doutoit que c'étoit quelque rendez-vous pour la nuit suivante, il résolut de faire si bonne garde qu'il pût reconnoître si sa nièce n'y avoit point de part: car, comme j'ai dit ci-devant, il s'étoit déjà douté de la vérité, et cela parce que ce duc, qui étoit l'indiscrétion même, avoit lâché des paroles devant lui qui lui faisoient connoître qu'il n'avoit pas assez d'estime pour madame de Lionne pour lui rendre tant de visites. Ayant quitté le duc, il eut beaucoup d'impatience que la nuit fût venue; et, quoique le plus grand déplaisir qui lui pût arriver fût de voir ce qu'il cherchoit, toutefois son unique espérance fut qu'il découvriroit bientôt tout le mystère. L'heure qu'il souhaitoit étant enfin arrivée, il fit le pied de grue autour de l'hôtel de Lionne, et, pour ne se point tromper, dès qu'il passoit quelqu'un, il l'alloit regarder sous le nez. Cela n'étoit pas trop beau pour un évêque, et encore pour lui qui faisoit tant le sérieux; mais il avoit eu soin d'en ôter le scandale, s'étant défait de sa croix et ayant couvert sa couronne d'une perruque, tellement que, comme il avoit l'épée au côté, on l'eût pris pour un cavalier d'importance.
Voilà de quoi l'amour étoit cause. Mais ce n'étoit pas dans sa tête seulement qu'il rouloit, et le bonhomme monsieur de Lionne, malgré toutes ses occupations et son âge, qui étoit déjà avancé, n'en étoit pas plus exempt que les autres. Soit qu'il soit impossible à un homme de se passer de femme, ou qu'il crût faire enrager la sienne en faisant une maîtresse, il en avoit une qui étoit la femme d'un bon bourgeois; et pendant qu'il avoit donné à son mari un emploi qui l'éloignoit de sa maison, il se délassoit avec elle des grandes affaires dont le Roi se reposoit sur lui. Il arriva que ce soir même il venoit de la quitter, et, comme il s'en revenoit tout seul à pied avec un valet de chambre de qui il se servoit dans son amour, l'évêque, qui croyoit que tout le monde dût être le duc de Sault, s'en fut à lui pour le regarder sous le nez, et le valet de chambre de monsieur de Lionne, qui craignoit que ce fut un voleur, lui appuya en même temps sur le ventre un pistolet qu'il tenoit sous son manteau. L'évêque, dont le métier n'étoit pas d'être brave, dit à ce valet de chambre, qu'il prit de son côté pour un voleur, de ne le pas tuer, et que, s'il ne falloit que lui donner la bourse, il étoit prêt à le faire. Comme il étoit tous les jours chez monsieur de Lionne, sa voix fut aussitôt reconnue du maître et du valet; si bien que ce dernier, tout surpris, lui répondit aussitôt qu'il n'avoit rien à craindre, et que c'étoit monsieur de Lionne. Monsieur de Lionne, qui vouloit se cacher, fut fâché que son valet de chambre l'eût découvert par son imprudence; mais, comme la chose étoit faite et qu'il avoit aussi reconnu la voix de l'évêque, il prit la parole et lui demanda par quelle aventure il s'étoit déguisé comme il étoit. Le bon prélat fut au désespoir de cette rencontre, et, quoiqu'il passât pour avoir l'esprit présent en toutes choses, il fut fort embarrassé. S'il eût pu s'esquiver, il l'auroit fait volontiers; mais monsieur de Lionne et son valet de chambre avoient reconnu son visage aussi bien que sa voix, malgré le déguisement; et le dernier lui demandoit déjà pardon de lui avoir présenté le pistolet, lui disant qu'il n'étoit pas si criminel, personne ne pouvant le reconnoître en l'état qu'il étoit.
Ces excuses donnèrent le temps au bon prélat de prendre son parti, et ayant avoué une partie de la vérité à monsieur de Lionne, c'est-à-dire qu'il étoit là pour prendre garde si le duc de Sault ne viendroit point, qu'il soupçonnoit de vouloir débaucher la marquise de Cœuvres, il lui tut l'autre, qui étoit pourtant la véritable cause de la peine qu'il se donnoit. Monsieur de Lionne, qui connoissoit la foiblesse humaine, et qui par conséquent croyoit sa fille capable de tout, loua son zèle et s'offrit de faire pied de grue avec lui. Cependant il envoya toujours devant son valet de chambre, à qui l'évêque n'avoit pas jugé à propos de découvrir son secret, ayant parlé exprès tout bas à l'oreille de son maître. Ils se séparèrent tous deux pour mieux découvrir les allants et les venants; mais leurs peines auroient été inutiles, si le valet de chambre, qui étoit curieux de son naturel, n'eût veillé de son côté pour voir ce que tout cela vouloit dire.
Comme il avoit les yeux alertes de toutes parts, il vit qu'un homme escaladoit les murailles du jardin, ce que les sentinelles ne purent voir pour estre d'un autre côté; de là il le vit entrer par une fenêtre qui répondoit sur le parterre, qu'on lui tenoit ouverte; après quoi ayant disparu, ce lui fut un sujet d'une profonde méditation. En effet, comme il se doutoit bien qu'il falloit qu'il y eût de l'amour sur le jeu, et qu'il ne pouvoit l'appliquer qu'à sa maîtresse ou à la fille du logis, il étoit incertain s'il en devoit aller avertir son maître, à qui il ne savoit si son avis seroit agréable ou non. Pendant qu'il raisonnoit en lui-même sur ce qu'il devoit faire, le duc de Sault, qui étoit entré, tâchoit de se couler dans l'appartement de la marquise de Cœuvres, qui n'étoit pas éloigné de là; mais il se sentit tout d'un coup arrêté par le bras, et celle qui l'arrêtoit étoit madame de Lionne, qui avoit donné rendez-vous au comte de Fiesque et qui croyoit que c'étoit lui. «Est-ce toi, lui dit-elle en même temps, mon cher comte! Hé que tu as tardé à venir!»
Le duc de Sault, qui reconnoissoit bien la voix de madame de Lionne, garda le silence; ce qui la surprit, craignant qu'elle ne se fût méprise. Pour s'en éclaircir, elle lui jeta ses bras au col, et ayant senti qu'il étoit plus gros et plus gras que son ami, elle fit un grand cri, qui auroit réveillé toute la maison, si chacun, à la réserve du valet de chambre, n'eût été enseveli dans un profond sommeil. Le duc de Sault, qui avoit peur que son imprudence ne leur fît des affaires à tous deux, prit alors le parti de rompre le silence, ce qu'il fit en ces termes, mais le plus bas qu'il lui fut possible: «A quoi pensez-vous, Madame, lui dit-il, et n'avez-vous pas le jugement de voir que vous nous allez perdre? S'il n'y avoit que mon intérêt qui me fît parler, je ne dirois rien, et me tirerois d'affaire comme je pourrois; mais que dira votre mari, et, quelque excuse que vous puissiez chercher, ne croira-t-il pas que c'est vous qui m'avez fait venir?»
Ces paroles, cette voix, qu'il lui fut facile de reconnoître, firent faire réflexion à madame de Lionne qu'il avoit raison. «Quoi! c'est donc vous, monsieur le duc? lui dit-elle; et que venez-vous chercher ici?—Je ne vous mentirai point, Madame, lui dit-il: je ne vous cherchois, non plus que ce n'étoit pas moi que vous cherchiez; c'est pourquoi, si vous m'en croyez, vous me laisserez continuer mon aventure, de peur que je n'interrompe la vôtre; et voilà comme, entre gens comme nous, il faut vivre dans le siècle où nous sommes.» La proposition étoit fort honnête et fort raisonnable, comme il est aisé de juger; mais, soit qu'il y eût déjà longtemps qu'elle eût envie de tâter de lui, ou que, le temps du rendez-vous du comte de Fiesque étant passé, il lui fût insupportable de passer la nuit toute seule, pendant que sa fille la passeroit en compagnie: «Non, non, monsieur le duc, disoit-elle, cela n'ira pas comme vous le pensez. Je sais que c'est à ma fille que vous en voulez; mais, ne lui en déplaise, ni à vous, je profiterai de l'occasion, puisqu'elle s'offre sans que j'y pense. Apparemment le charme du Polville est passé, et il faut que vous m'en donniez des marques tout à l'heure.»
A ces mots, qui se disoient le plus bas qu'elle pouvoit, de peur que quelqu'un ne l'écoutât, elle voulut l'amener dans sa chambre; mais lui, qui ne pouvoit consentir au change: «Ah! Madame, lui dit-il en se faisant tirer de force, j'ai promis à madame de Cœuvres que je l'irois trouver, je ne puis lui manquer de parole, et permettez du moins que je m'aille dégager d'avec elle, après quoi je vous promets de vous donner toute sorte de contentement.» La dame ne fut pas si crédule qu'elle se voulût fier à lui; comme elle avoit éprouvé ses forces et qu'elle savoit qu'elles n'étoient pas suffisantes pour toutes deux, elle ne voulut jamais souffrir qu'il la quittât. Mais lui, de son côté, s'étant obstiné à n'en rien démordre, elle proposa un milieu à cela, qui fut d'aller quérir elle-même sa fille. Il accepta sa proposition, ne se pouvant tirer autrement de ses mains. Mais, avant qu'elle y allât, elle le conduisit dans sa chambre, où elle l'obligea de se mettre au lit, lui disant qu'elle alloit amener sa fille, et qu'il coucheroit entre deux. Si le scrupule eût été grand chez le duc de Sault, une pareille proposition étoit capable de l'effrayer; mais, les gens de Cour n'ayant peur de rien, il lui fit réponse qu'il les attendoit de pied ferme, et qu'il y avoit longtemps qu'il n'avoit mis du Polville. La dame étoit si pressée de ses nécessités, qu'elle eût vu volontiers à l'heure même s'il lui disoit vrai ou non; mais, lui n'en étant pas d'accord, il lui fallut aller quérir sa fille, qui attendoit le duc en bonne dévotion. Ainsi elle ne fut point surprise d'entendre marcher dans son antichambre; mais, quand au lieu de lui elle vit sa mère, elle le fut beaucoup. Si madame de Lionne n'eût pas craint de perdre le temps, elle lui auroit demandé volontiers pourquoi elle veilloit si tard, et si c'étoit son mari qu'elle attendoit; mais, [le temps] lui étant extrêmement cher, elle ne lui fit point de questions inutiles. En effet, tout son compliment aboutit qu'elle vînt dans sa chambre, et qu'elle avoit quelque chose de conséquence à lui apprendre.
Quoique ce compliment fût positif, madame de Cœuvres, qui appréhendoit de manquer son rendez-vous, chercha à s'en excuser; mais sa mère lui ayant dit encore une fois la même chose, et même y ayant ajouté que c'étoit pour son bien, elle se conforma à sa volonté. Ce ne fut pas cependant sans une crainte extraordinaire, ne pouvant s'imaginer autre chose sinon que ses affaires étoient découvertes, et que c'étoit sans doute quelque avis qu'elle avoit à lui donner touchant sa conduite. Cette pensée, joint à cela l'heure indue qu'il étoit, l'ayant fait marcher sans dire une seule parole, elles arrivèrent dans la chambre, où la marquise de Cœuvres fut grandement surprise de trouver le duc de Sault au lit. Cependant elle entra en même temps dans une furieuse colère contre lui, croyant qu'il l'avoit sacrifiée, et elle alloit un peu décharger sa bile, quand madame de Lionne, qui voyoit que la nuit s'avançoit, et qui n'en vouloit pas perdre les restes inutilement, lui dit, le plus succinctement qu'il lui fut possible, comme elle avoit trouvé le duc, et de quoi ils étoient convenus ensemble. Cela apaisa un peu la colère de la jeune dame, et, quoiqu'elle fût fâchée d'être obligée de faire part à sa mère d'une chose à quoi elle s'étoit attendue toute seule, elle l'aima néanmoins encore mieux que si le duc lui eût fait une infidélité. Cependant elle fit beaucoup de façons devant que de se résoudre à accepter le parti qu'on lui proposoit. Mais madame de Lionne, qui voyoit que cela lui faisoit perdre du temps, l'ayant menacée de la perdre si elle n'obéissoit, et le duc de Sault l'en conjurant d'un autre côté, elle se déshabilla, moitié par obéissance, moitié parce qu'elle eût déjà voulu être au lit. Madame de Lionne en fit autant de son côté, et, comme elles savoient bien toutes deux qu'il leur devoit arriver cette nuit-là une bonne fortune, elles s'étoient munies d'un habit fort aisé à ôter, tellement que cela fut bientôt fait; on eût dit même qu'on auroit promis quelque grande récompense à celle qui seroit déshabillée la première, tant elles paroissoient pressées.
Pendant que cela se passoit, l'évêque et monsieur de Lionne faisoient toujours le pied de grue, mais beaucoup plus inquiets l'un que l'autre: car, quoique monsieur de Lionne fût homme d'honneur, et que l'infamie dont l'évêque l'avoit averti lui donnât quelques alarmes, ce n'étoit rien toutefois en comparaison de celle que celui-ci ressentoit par sa jalousie. Toutes les pensées qu'il avoit rouloient sur sa vengeance, et, s'il eût été aussi bien homme d'épée qu'homme d'église, le duc de Sault ne seroit jamais mort que de sa main. Comme monsieur de Lionne se tenoit loin de lui, par les raisons que j'ai dites ci-devant, cela lui donnoit moyen de s'entretenir dans ses pensées, qui le flattoient tantôt, et tantôt le désespéroient; mais comme il y étoit plongé le plus avant, monsieur de Lionne, qui venoit d'être averti par son valet de chambre de ce qu'il avoit vu, le releva de sentinelle, lui disant que ses soupçons étoient bien fondés, et qu'un homme étoit entré dans sa maison. «Mor....! lui dit en même temps l'évêque, en jurant; quoi! vous demeurez si tranquille après un tel avis, comme si l'affront ne vous regardoit pas aussi bien que moi?» Ce fut là la réponse qu'il fit à monsieur de Lionne, après quoi il demanda au valet de chambre ce qu'il avoit vu. Celui-ci l'ayant instruit de la plus grande partie de ce que je viens de dire, il demanda pour une seconde fois à monsieur de Lionne s'il laisseroit une injure comme celle-là impunie. «J'en suis d'avis, lui répondit froidement monsieur de Lionne; il faut que ce soit ma femme ou ma fille, et le moindre éclat que je ferois nous perdroit tous de réputation. Il vaut mieux que la chose demeure entre nous trois: je connois la discrétion de mon valet de chambre, et je réponds de son secret.» Monsieur de Lionne ne pouvoit prendre dans le fond un meilleur parti; mais l'évêque, qui prenoit feu à chaque parole: «Mor....! lui dit-il, jurant encore une fois comme un charretier, vous n'avez que ce que vous méritez, puisque vous voyez si tranquillement votre infamie. Mais pour moi, il ne sera pas dit que je la souffre sans me remuer; et comme je crois que la chose regarde ma nièce aussi bien que votre femme, vous trouverez bon que je n'aie pas la même tranquillité.» A ces mots, il dit au valet de chambre, qui, pour les intrigues amoureuses de son maître, avoit une clef d'une fausse porte, de la lui venir ouvrir; et monsieur de Lionne, se sentant piqué d'honneur, le suivit par complaisance plutôt que par inclination.
Comme le valet de chambre, après avoir vu monter le duc de Sault par dessus la muraille, avoit épié ce qu'il étoit devenu, il avoit remarqué le manége des deux dames, et, sachant dans quelle chambre elles étoient positivement, il y mena son maître et l'évêque, après que monsieur de Lionne, qui avoit une double clef de tous ses appartements, l'eût ouverte. Le duc de Sault et nos deux dames étoient si bien occupés de leurs affaires, qu'ils n'entendirent pas ouvrir la porte, tellement qu'ils se trouvèrent pris, pour ainsi dire, comme dans un blé. Madame de Lionne se jeta aux pieds de son mari et le conjura de lui pardonner, lui faisant mille belles promesses de n'y retourner de sa vie. La marquise de Cœuvres, qui n'étoit pas moins confuse, ne savoit que dire de son côté; néanmoins, s'étant approchée de l'oreille de l'évêque, qui vouloit que l'on tuât tout: «Ne me perdez pas de réputation, lui dit-elle, et, pourvu que vous apaisiez mon père et que vous cachiez la chose à mon mari, je vous promets de n'en être pas ingrate.» Monsieur de Lionne étoit si étonné par la nouveauté du fait, qu'il ne disoit pas une seule parole. Il avoit bien cru être cocu, mais d'avoir trouvé un homme couché entre la mère et la fille, c'étoit quelque chose de si étrange pour lui, qu'il n'auroit pas été plus étonné quand les cornes lui fussent venues à la tête. Tout ce qu'il put dire fut ce peu de paroles: «Malheureuse femme! malheureuse fille!» A quoi elles n'eurent garde de répondre.
Cependant l'évêque s'étoit grandement apaisé par les promesses qui lui avoient été faites, et comme il désiroit d'en voir l'effet à l'heure même: «Je crois que vous aviez raison, dit-il froidement à monsieur de Lionne, quand vous vouliez que nous n'approfondissions pas davantage notre infamie. Le moins de bruit qu'on peut faire dans ces sortes de choses est toujours le meilleur, comme vous me disiez fort bien; et si vous m'en croyez, nous en demeurerons là. Il nous doit suffire de savoir ce que nous savons, sans en abreuver le public.» Cet avis, étant du goût de monsieur de Lionne, fut suivi tellement qu'ils congédièrent le duc de Sault, qui, tout brave qu'il étoit, fut ravi de se voir hors de leurs mains. Après cela l'évêque, sous prétexte d'aller faire une correction à sa nièce, la mena dans la chambre, où, l'ayant sommée de lui tenir parole, elle ne l'osa refuser, de peur qu'il ne la perdît auprès de son mari et de toute sa famille. En ayant obtenu ce qu'il désiroit, comme il ne pouvoit ignorer qu'elle ne l'avoit fait que par crainte, il eut peur qu'elle ne retournât à ses premières affections; si bien que, pour la dépayser, il fit en sorte que son mari l'envoyât dans ses terres, qui étoient voisines de son évêché. Cela produisit un bon effet, car il fit une résidence plus exacte qu'il n'avoit fait encore dans son diocèse. Ce petit commerce dura un an ou deux; mais des intrigues d'Etat l'ayant appelé hors du royaume[220], l'ambition prit la place de l'amour, et finit un inceste à quoi la marquise ne s'étoit abandonnée qu'à son corps défendant.
Pour ce qui est de madame de Lionne, son mari; ne la pouvant plus souffrir devant ses yeux, la mit en religion; ce qui donna lieu de causer au public, qui ne douta point néanmoins que ce ne fût pour quelque amourette: car la dame avoit la réputation d'être fragile, en quoi certes l'on ne se trompoit pas. Cependant, comme chacun étoit en peine de savoir au vrai tous les tenants et tous les aboutissants, le duc de Sault prit soin de les apprendre. Il publia lui-même son aventure, et, quoiqu'il crût bien que cela ne lui donneroit pas bonne réputation, il aima mieux passer pour indiscret que de se priver du plaisir de parler. Le bruit s'en étant répandu dans Paris, on trouva cette aventure si rare, que ce fut le sujet de tout l'entretien pendant quelques jours; et cela donna lieu à un homme de la Cour de faire ces deux couplets de chanson, sur le même air qu'étoient faits ceux touchant le Polville.
Trouva de Sault en caleçon,
Qui portoit son sac et ses quilles,
Sans appréhender le hola.
Pour du Polville,
Il n'en avoit point ce jour-là.
Mais, l'arrêtant en courroux,
Lui dit: Pourquoi fuyez-vous?
Si vous cherchez ma fille,
Profitons du rendez-vous;
Mais accordons-nous:
Faisons cocu mon époux,
Et puis je la laisse à vous;
Mais accordons-nous,
Je suis mère facile,
Profitons du rendez-vous.
Ainsi finit l'intrigue du duc de Sault et de madame de Lionne et de sa fille. Pour ce qui est de monsieur de Lionne, il mit sa femme en religion, et conçut tant de regret de ce qu'il avoit vu, qu'il en mourut bientôt après[222]. Elle ne fut pas fâchée de sa mort; mais elle est devenue si vieille et si couperosée, qu'elle est obligée maintenant de se contenter du comte de Fiesque, que la nécessité oblige de son côté de passer par dessus beaucoup de choses qui n'accommoderoient pas un amant plus délicat. Pour ce qui est de sa fille, soit que son mari ait eu quelque avis secret de son intrigue, ou qu'il soit inconstant de son naturel, il ne paroît pas beaucoup s'en soucier, si bien qu'elle est presque toujours à la campagne[223].
NOTES.
[178] V. tome II, p. 361.
[179] V. tome I, p. 5, et tome II, p. 403.
[180] Paule Payen, femme de Hugues de Lionne (voy. ce vol., p. 47), ministre d'Etat, lequel mourut le 1er septembre 1671. Madame de Lionne, née en 1630, s'étoit mariée à l'âge de quinze ans. Elle mourut fort âgée, en 1704.
[181] Le comte de Fiesque étoit fort jeune encore. Né en 1647, il avoit à peine vingt-trois au temps où se passe cette histoire. Il étoit fils de Charles-Léon, comte de Fiesque, et de madame de Fiesque, bien connue dans la société des précieuses sous le nom de la reine Gillette. Elle étoit Gilonne d'Harcourt, veuve du marquis de Piennes. La gêne où étoit le jeune comte Jean-Louis de Fiesque s'explique par le désordre où la négligence de ses parents avoit mis leur fortune. Louis XIV lui fit payer par les Génois une somme de 300,000 livres, en échange du comté de Lavagne, qui avoit été confisqué sur ses ancêtres par la république génoise. (Voy. t. I, p. 52.)
[182] Emmanuel-François de Bonne de Créqui, duc de Lesdiguières; petit-fils du maréchal de Créqui, il étoit fils de Charles de Bonne de Créqui, gouverneur du Dauphiné, et de sa seconde femme Anne de La Magdelaine de Ragny. Le duc Emmanuel-François, connu sous le nom de comte de Sault jusqu'à la mort de son père, épousa, le 12 mars 1675, Paule-Françoise-Marguerite de Gondi de Retz, nièce du cardinal de Retz, et mourut en 1681.
[183] Les premiers fondements de l'Hôtel des Invalides furent jetés le 30 novembre 1691, sur les dessins de l'architecte Libéral Bruant.
[184] Madelaine de Lionne, fille de Hugues de Lionne, secrétaire d'Etat, et de Paule Payen, épousa, le 10 février 1670, François-Annibal d'Estrées, troisième du nom, marquis deCœuvres, petit-fils du maréchal et fils de ce marquis de Cœuvres dont le premier volume de l'Histoire amoureuse a déjà parlé. (Voy. I, 244.) Madame de Cœuvres mourut le 18 septembre 1684, laissant un garçon et quatre filles. (Voy. II, 405.)
[185] Voy. ci-dessus, t. II, p. 431.
[186] Voy. ci-dessus, t. II, p. 436.
[187] La Vienne étoit barbier-étuviste. On ne prenoit pas seulement des bains chez lui, comme chez ses autres confrères moins connus, on y logeoit (voy. Furetière, Dict., vo Baigneur), etc. L'on y recevoit tous les soins de toilette: La Vienne rasoit, frisoit, parfumoit, coiffoit; il partageoit, comme baigneur, la réputation de Prud'homme; comme coiffeur, celle de Champagne. (Voy. madame de Sévigné, Lettre du 4 avril 1671.) La Vienne avoit un emploi à la cour. Il étoit un des huit barbiers du Roi, servant par quartier, aux gages de six cents livres; il faisoit son service dans le trimestre d'avril. Au-dessus de lui étoit un barbier ordinaire aux gages de 800 livres: c'étoit Prud'homme.
[188] Sur le comte de Saint-Paul, voy. II, 197, 402, 403.
[189] Le ballet de Psyché, paroles de Benserade, fut dansé par le Roi en 1656. Une autre pièce de Psyché, paroles de Quinault, de Molière et de Corneille, fut jouée aux Tuileries, dans la salle des machines, pendant le carnaval de 1670.
[190] Claude Petit, condamné au feu par le Parlement, à cause de couplets impies qu'il avoit publiés, fut brûlé en Grève. (Voy. Mémoires de Jean Rou, publiés par la Société de l'histoire du protestantisme françois, t. 2.)
[191] Camille d'Hostun, duc de Haston, marquis de La Beaune, comte, et, en janvier 1703, maréchal de Tallard, étoit fils de Roger d'Hostun, comte de Tallard, et de Catherine de Bonne. Né en 1652, le comte de Tallard avoit à peine dix-sept ou dix-huit ans à l'époque qui nous occupe. Nous le retrouverons dans La France devenue italienne.
[192] Le cimetière Saint-Jean étoit situé au bout de la rue de la Verrerie, dans le quartier Sainte-Avoie. Malgré son nom, qu'il conservoit toujours, le cimetière Saint-Jean étoit devenu un marché dès l'année 1391, et il étoit entouré de nombreux cabarets. (Voy. l'Histoire des hôtelleries et cabarets, par M. Ed. Fournier, et les Variétés historiques et littéraires de la Bibliothèque elzevirienne publiées par lui, passim.)
[193] Le marquisat de Sablé étoit alors passé de la maison de Laval à la maison de Servien. Abel Servien, oncle de M. de Lionne, dont il est parlé ici, étoit marquis de Sablé. C'est de son fils qu'il est ici question. Celui-ci, né en 1644, mourut sans alliance en 1710; il fut, après son père, sénéchal d'Anjou.
[194] Jacques Rouxel de Grancey, maréchal de France, gouverneur de Thionville, né en 1602, étoit fils de Pierre de Grancey et d'une fille du maréchal de Fervaques. Marié une première fois à Catherine de Mouchy, sœur du maréchal d'Hocquincourt, il épousa en secondes noces Charlotte de Mornay, fille de P. de Villarceaux. Il ne laissa pas moins de dix-neuf enfants, dont sept du premier lit, douze du second. Le maréchal de Grancey mourut le 20 novembre 1680.
[195] Voy. t. 2, p. 443.
[196] Le fort l'Evêque étoit surtout une prison pour dettes. Il étoit situé au milieu de la rue Saint-Germain-l'Auxerrois. Antérieurement, c'étoit le siége de la juridiction épiscopale; mais, dit Hurtaut, comme il y avoit dans Paris dix-neuf juridictions de seigneurs, l'incertitude de leurs limites causoit souvent des conflits. Par édit de février 1674, toutes ces juridictions furent réunies à celle du Châtelet. On conserva seulement les justices d'Enclos, comme celles de l'archevêché, etc. A l'époque qui nous occupe, il semble qu'il reçut les gentilshommes punis par le tribunal d'honneur des maréchaux de France.
[197] Il s'agit ici de la seconde femme du maréchal, Charlotte de Mornai. (Voy. l'avant-dernière note. Cf. I, 113.)
[198] Nous avons dit dans une note précédente (voy. ci-dessus, p. 230) que le Maréchal de Grancey avoit eu dix-neuf enfants. Il nous seroit difficile de dire de quelles filles et de quel fils entend parler l'auteur.
[199] De grandes oreilles plates. (Note du texte.)
[200] Charles-Nicolas de Bonne de Lesdiguières, marquis de Ragny, par sa mère, Anne de la Madelaine de Ragny, seconde femme de son père.
[201] Sur Gaston, marquis, puis duc de Roquelaure, fils du maréchal, voyez une longue et savante note de M. P. Boiteau, t. 1, p. 163.
[202] La mère du maréchal de Grancey étoit Charlotte de Hautemer, comtesse de Grancey, fille de Guillaume, seigneur de Fervaques, maréchal de France.
[203] Monsieur, duc d'Anjou, frère de Louis XIV.
[204] M. le duc, fils du grand Condé.
[205] La comtesse de Maré étoit Marie-Louise Rouxel de Grancey, mariée le 11 novembre 1665 à Joseph Rouxel, fils de Guillaume Rouxel, lequel étoit frère du maréchal. A l'époque où nous sommes arrivés, madame de Maré étoit veuve depuis 1668, année où son mari fut tué, à Candie. Après la mort de sa mère, madame de Maré fut gouvernante de mademoiselle d'Orléans, depuis duchesse de Lorraine, puis des princesses filles de Philippe, duc d'Orléans, régent.
[206] Cette chanson se trouve partout. C'est une longue suite de couplets où paroît à plusieurs reprises madame de Maré, et, à côté d'elle, madame de Grignan, madame d'Alluye, madame de Fiesque, madame de Lamothe, madame de Belin, etc., etc. On attribue à cette pièce la date de 1670.
[207] La grande écurie du Roi étoit située derrière le grand pavillon du château des Tuileries, du côté de la rue Saint-Honoré, entre cette rue et le logement du grand écuyer. Quant à la petite écurie, elle étoit entre la rue d'Enghien et la rue de la Michodière. C'est de la grande écurie qu'il est ici question.
[208] Le Pont-Rouge, autrefois, étoit le pont qui relioit la cité et l'île Notre-Dame. Depuis, et au temps qui nous occupe, on appeloit Pont-Rouge, après l'avoir appelé pont Barbier et pont Sainte-Anne, le pont que nous appelons maintenant pont des Tuileries. Ce pont fut longtemps, et encore à la fin du dix-huitième siècle, le seul qui traversât la Seine dans toute sa largeur. Jusqu'en 1685, qu'il fut emporté et remplacé par un pont de pierre, ce pont resta construit en bois peint en rouge, et de là son nom.
[209] Voy. t. 1, p. 244.—Le vieux maréchal étant mort le 5 mai 1670, cette date aide à fixer l'époque où fut composé ce pamphlet, qui ne peut être antérieur à 1669.
[210] Le mot s'encanailler est signalé dans le Dictionnaire des Précieuses comme ayant été inventé par la comtesse de Maulny.
[211] La mère du maréchal d'Estrées étoit Françoise Babou de la Bourdaisière, et il étoit frère de Gabrielle, marquise de Monceaux, duchesse de Beaufort, maîtresse de Henri IV.
[212] Le maréchal d'Estrées eut trois femmes. Il épousa d'abord Marie de Béthune-Charost, morte en 1628; puis Anne-Hubert de Montmort, veuve de Charles de Thémines, morte le 25 juillet 1661; et enfin Gabrielle de Longueval, fille d'Achille, seigneur de Manicamp, qui mourut le 11 février 1687, dix-sept ans après lui. Mademoiselle de Longueval étoit sœur de Bernard de Longueval, marquis de Manicamp.
[213] Sur Bernard de Longueval, marquis de Manicamp, voy. une longue note, t. 1, p. 68.
[214] Le chevalier de Lorraine, trop connu par sa liaison avec Monsieur, frère de Louis XIV (voy. t. 1, p. 8), étoit second fils de Henri de Lorraine, chef de la maison d'Armagnac, et de Marguerite de Cambout, veuve du duc de Puylaurens. Né l'an 1643, le chevalier de Lorraine mourut le 8 décembre 1702. Il portoit le titre de chevalier, comme chevalier de Malte. Nous le retrouverons dans plusieurs pamphlets. (V. I, 113, etc.)
[215] Le chevalier de Chastillon n'appartenoit pas à la famille de Coligny, dont faisoit partie une branche de Chastillon qui s'éteignit pendant la Fronde, mais à la famille de Chastillon, tronc non moins illustre d'où sortirent aussi plusieurs branches. Le chevalier de Chastillon dont il est parlé ici étoit Claude Elzéar, fils de François de Chastillon, seigneur de Bois-Rogues. Claude Elzéar fut premier gentilhomme de la chambre de Philippe de France, duc d'Orléans.
[216] François-Henri de Montmorency, comte de Bouteville, duc de Piney-Luxembourg par suite de son mariage avec Catherine de Clermont-Tallard, héritière du Luxembourg. Il étoit fils de ce malheureux comte de Boutteville qui fut puni de mort à la suite de son duel avec le comte des Chapelles, et père de la belle duchesse de Chastillon.
[217] La seigneurie de Lessai étoit dans la famille de Briçonnet. Nous ne saurions dire duquel des Lessai il est ici question; seulement, par exclusion, nous pouvons écarter deux personnages de ce nom dont l'un fut maître d'hôtel du Roi beaucoup plus tôt, et l'autre enseigne des gardes du corps beaucoup plus tard. (M. Dubail nous est inconnu.)
[218] César d'Estrées, alors évêque et duc de Laon, fut nommé cardinal en 1671.
[219] L'hôtel de Lesdiguières étoit cette superbe maison qu'avoit fait construire Sébastien Zamet dans la rue de la Cerisaie. François de Bonne, premier duc de Lesdiguières, l'avoit achetée de lui.
[220] Le cardinal d'Estrées fit, en effet, plusieurs voyages à Rome, postérieurement à l'époque qui nous occupe.
[221] Faire gilles, s'enfuir.
[222] M. de Lionne mourut le 1er septembre 1671, à l'âge de soixante ans.
[223] L'édition de 1754 ajoute: «avec Monseigneur.»
HISTOIRE
DE LA MARÉCHALE
DE LA FERTÉ.
HISTOIRE
DE LA MARÉCHALE
DE LA FERTÉ.
e que je viens de dire de madame de Lionne est une étrange chute pour
une femme qui avoit aspiré au cœur du Roi. Cependant ce n'est rien
en comparaison de ce que j'ai à conter de la maréchale de La
Ferté[224], qui est mon autre héroïne, mais une héroïne illustre, et
dont on auroit peine à trouver la pareille quand on chercheroit dans
tout Paris, qui cependant est un lieu merveilleux pour ces sortes de
découvertes. Quoi qu'il en soit, elle ne se vit pas plustôt déchue des
espérances dont j'ai parlé ci-dessus, qu'elle chercha à s'en consoler;
ce qui ne lui fut pas bien difficile, puisque celui qui lui fit perdre
une si belle idée fut un homme qui n'en valoit guère la peine. Elle
étoit de bonne race, et le maréchal de La Ferté[225], en
l'épousant, avoit été plus hardi que dans toutes les entreprises de
guerre qu'il avoit jamais faites: car il falloit, ou qu'elle eût été
changée en nourrice, ou qu'elle ressemblât à toutes ses parentes, qui
avoient été du métier; en quoi on voyoit un bel exemple dans sa
sœur la comtesse d'Olonne, que Bussy a tâché autant qu'il a pu de
rendre fameuse, mais où il n'a perdu que ses peines, la copie qu'il en a
faite n'approchant en rien de l'original. Cette femme, quoique d'une
beauté fort médiocre, et beaucoup au-dessous de celle de sa sœur,
présumoit néanmoins tant d'elle-même, qu'elle croyoit que tout le monde
dût être enchanté de son mérite. Son mari, le plus brutal homme qui fut
jamais, se doutant bien qu'il avoit beaucoup risqué en l'épousant, lui
avoit fait un compliment fort cavalier le lendemain de ses noces:
«Corbleu, Madame, lui avoit-il dit, vous voilà donc ma femme, et vous ne
doutez pas que ce ne vous soit un grand honneur; mais je vous avertis de
bonne heure que si vous vous avisez de ressembler à votre sœur, et
à une infinité de vos parentes qui ne valent rien, vous y trouverez
votre perte.» La dame, qui avoit pris sa brutalité de la nuit pour un
excès d'amour, fut détrompée par ces paroles, et comme il passoit dans
le monde pour n'y avoir point de raillerie à faire avec lui, elle se
contint quelque temps, mais non pas sans faire grande violence à son
tempérament.
Les emplois qu'il avoit à la guerre, et qui l'éloignoient d'elle une grande partie de l'année, lui donnoient cependant beau jeu pour le tromper; mais il y avoit pourvu en laissant des gens auprès d'elle qui l'observoient si exactement qu'elle ne pouvoit faire un pas sans qu'il en fût averti. Il lui avoit défendu, en partant, de voir la comtesse d'Olonne, craignant qu'une si méchante compagnie, joint à cela son tempérament, dont il avoit reconnu les nécessités dans le particulier, n'aidât beaucoup à la corrompre. La comtesse, qui savoit cette défense, lui en vouloit un mal à mourir, prétendant que cela la décrioit plus dans le monde que sa conduite. Et, comme la vengeance est ordinairement le péché mignon des dames, elle n'eut point de repos qu'elle ne l'eût rendu semblable à son mari, c'est-à-dire qu'elle ne lui eût fait porter des cornes. Pour cet effet, s'étant ouverte au marquis de Beuvron, qui l'aimoit, elle l'excita à lui rendre ce service, espérant que, comme il étoit bien fait et qu'il avoit de l'esprit, il lui seroit facile de supplanter un jaloux, et qui n'avoit pu plaire à sa sœur que parce qu'il avoit fait sa fortune.
Le marquis de Beuvron[226] ressembloit au duc de Sault, et il n'étoit pas assez scrupuleux pour appréhender l'inceste qui lui étoit proposé, supposé que la dame lui eût plu; mais, s'imaginant que la proposition qui lui étoit faite n'étoit à autre fin que de l'éloigner et donner beau jeu au duc de Candale, dont il commençoit à devenir jaloux, il la traita si mal, que la comtesse d'Olonne vit bien qu'il falloit qu'elle s'adressât à un autre, si elle vouloit réussir dans son projet.
De se fier à un inconnu dans une affaire si délicate, c'est-à-dire à un homme sur qui elle ne pût pas compter absolument, c'étoit risquer beaucoup, puisque c'étoit mettre son honneur en compromis et faire dire des choses qui n'auroient pas été fort agréables. Cependant, comme elle ne s'étoit pas encore abandonnée à ce nombre infini de gens comme elle a fait depuis, elle fut fort embarrassée sur qui faire tomber son choix. Enfin, après y avoir pensé, ce fut sur son mari, en qui elle crut avoir remarqué autrefois quelques regards pour sa sœur qui n'étoient pas tout à fait indifférents, et à qui, d'ailleurs, elle se croyoit obligée en bonne politique de donner de l'occupation, afin qu'il ne prît pas garde de si près à ses affaires. Elle ne se trompoit pas dans ce qu'elle avoit cru connoître de ses sentiments: il l'auroit volontiers changée pour la maréchale, en quoi néanmoins il n'auroit pas beaucoup gagné. Mais, comme ce n'étoit pas un génie, ni un homme fait comme il falloit pour cette conquête, ce fut en vain qu'elle l'anima, et le pauvre sot n'eut pas l'esprit d'en avoir les gants, quoique la défense du maréchal ne fût pas pour lui comme elle étoit pour sa femme, ce qui lui donnoit moyen de la voir à toute heure. La comtesse, qui savoit tout ce que faisoit son mari par le moyen du marquis de Beuvron, qui avoit trouvé le secret de se mettre aussi bien auprès de lui qu'il étoit auprès d'elle, ayant appris combien ses affaires étoient peu avancées, vit bien qu'il falloit encore changer de batterie: de sorte qu'après avoir roulé diverses choses dans son esprit, elle s'arrêta sur une où elle crut mieux trouver son compte. Elle avoit remarqué, pendant qu'elle voyoit sa sœur, qu'elle avoit un valet de chambre parfaitement bien fait, qui même sentoit son bien; ainsi, croyant que, si elle lui pouvoit inspirer le dessein d'aimer sa maîtresse, à quoi son âge et l'occasion qu'il avoit d'en devenir amoureux vouloient qu'il prêtât l'oreille facilement, ce lui seroit un moyen de signaler sa vengeance.
S'étant mis cette affaire en tête, elle envoya quérir un matin ce valet de chambre, et fut fort contente de son esprit, qui étoit la pièce la plus nécessaire pour faire réussir son dessein. Ce qui lui plut encore beaucoup, c'est que ce garçon, qui étoit d'une honnête famille, et que la nécessité avoit obligé à se mettre en condition, ne lui voulut rien dire de sa naissance; sur quoi elle inventa une chose fort adroite et qui ne lui servit pas peu. Ce fut de faire insinuer à sa sœur, par le marquis de Beuvron, que c'étoit une personne de qualité, et qu'il falloit absolument qu'il fût amoureux d'elle pour s'être déguisé de la sorte. La maréchale, qui n'avoit peut-être point fait de réflexion jusque-là sur sa bonne mine, eut plus d'attention après cela à le regarder, et comme elle le trouva parfaitement bien fait, et qu'on se met facilement en tête ce que l'on souhaite, elle prit pour une vérité la fable qu'on lui avoit débitée. Pour en être plus sûre, elle l'interrogea elle-même sur son pays et sur sa naissance; mais les mêmes raisons qui l'avoient obligé de cacher l'un et l'autre à la comtesse d'Olonne subsistant toujours pour lui, il eut les mêmes réserves avec elle, tellement qu'elle expliqua son silence à son avantage.
Le marquis de Beuvron, qui ne l'alloit voir que pour découvrir ses sentiments, la trouva fort réservée sur l'article; car elle avoit fait réflexion qu'il lui faudroit chasser ce valet de chambre si elle témoignoit être persuadée que ce fût un homme de qualité. Ainsi elle tourna la chose en raillerie; mais, comme elle avoit affaire à un fin Normand, il découvrit sa ruse, et, malgré tous ses artifices, il s'en retourna dire à la comtesse qu'elle avoit donné dans le panneau. Cet avis fit que, pour rendre la pièce parfaite, la comtesse envoya quérir pour une seconde fois ce garçon, à qui elle dit qu'elle avoit découvert que sa sœur ne le haïssoit pas, mais qu'il y alloit de sa vie à se conduire si bien que personne n'en pût rien remarquer; qu'elle ne lui disoit point de faire retraite, parce que, si le tempérament de sa maîtresse étoit de faire l'amour, il valoit mieux qu'elle se servît de lui que d'une personne dont l'intrigue fît plus d'éclat; qu'il prît soin cependant de se conduire en toutes choses avec respect, et surtout de ne pas détromper sa sœur d'une pensée qui lui étoit venue, qu'il étoit tout autre qu'il ne paroissoit.
Si le commencement de ce discours avoit étonné ce garçon, la suite le rassura, et les questions que la maréchale lui avoit faites lui faisant présumer qu'on ne lui disoit rien que de vrai, il s'abandonna à des pensées de vanité qui lui étoient bien pardonnables. En effet, ce n'étoit pas une petite fortune pour lui que ce qu'on venoit de lui apprendre; car, sans considérer la qualité de sa maîtresse, elle étoit tout à fait charmante dans une médiocre beauté, si bien qu'il y en avoit mille autres qui étoient plus belles, et qui cependant n'étoient pas si agréables. Pour se rendre plus digne d'en être aimé, il mit tout ce qu'il avoit pour être propre[227], et, cela joint à l'assiduité qu'il avoit auprès d'elle, la maréchale présuma bientôt que tout ce qu'elle pensoit de lui étoit vrai. Enfin l'occasion qu'il avoit de la voir habiller et déshabiller, à quoi elle l'employoit encore plus volontiers que les autres, le rendit si amoureux, qu'il fut aisé de voir que l'amour n'est pas toujours un effet de la destinée.
La maréchale s'aperçut bientôt que tout ce qu'il faisoit pour elle partoit d'une cause plus noble que celle qui fait agir ordinairement les valets: et comme elle se confirmoit tous les jours de plus en plus qu'il étoit bien éloigné d'une naissance si obscure, elle ne fut pas ingrate aux témoignages secrets qu'il lui donna de son amitié. Cependant, pour n'avoir point de reproche à se faire, elle s'efforça de lui faire dire ce qu'il étoit, tellement que celui-ci, voyant qu'il n'y avoit plus que cela qui fît obstacle à sa bonne fortune, prit le nom d'un gentilhomme de son pays, ce que la maréchale crut aisément, parce qu'elle le désiroit. Il ne s'étoit pas trompé dans la pensée qu'il avoit eue que cela avanceroit ses affaires. La dame, qui ne voyoit plus de honte à aimer un homme si bien fait, répondit si bien à sa passion qu'il eût été impossible de dire lequel aimoit le plus des deux. Cependant, manque de hardiesse, il la fit languir encore deux mois, si bien que, pour ne pas se voir consumer davantage, elle résolut de la lui donner si belle, qu'à moins que d'être tout à fait bête, il ne pût plus douter du bonheur où il étoit appelé.
Elle avoit remarqué qu'il aimoit passionnément les cheveux; et comme elle étoit bien aise de rendre sa passion plus forte, elle avoit souffert qu'il l'eût peignée deux ou trois fois, quoique ce fût aux dépens de sa tête, qu'il n'entendoit pas à manier. Mais le feu qu'elle lui voyoit briller dans les yeux avoit été cause qu'elle n'avoit pas pris garde au mal qu'il lui avoit fait, et, croyant que cela seroit encore capable de l'animer, elle le fit appeler un jour qu'elle étoit à sa toilette, sous prétexte de lui faire écrire quelques lettres. Etant venu, elle fit retirer ses gens, comme si elle eût eu quelque chose de particulier à lui dicter; mais, lui présentant ses peignes au lieu d'une plume elle le mit si bien en humeur, à force de lui dire des choses obligeantes, qu'il devint rouge comme du feu. C'en eût été plus qu'il n'en falloit à un homme du monde; mais lui, qui avoit peur de manquer de respect et de faire quelque chose qui le fît chasser, auroit encore été assez bête pour ne pas profiter de l'occasion, si elle, qui voyoit sa sottise, ne l'eût attiré sur ses genoux, où elle lui fit tant d'avances, qu'il ne put plus douter de sa bonne fortune. Ce lui fut donc un signal auquel il se rendit, et, le lit n'étant pas encore fait, il en usa si bien en une demi-heure de temps qu'il demeura avec elle, qu'elle conçut une grande estime de son mérite. Elle auroit bien voulu n'avoir point de mesures à garder, pour profiter encore une heure ou deux de son entretien; mais, ayant peur que ses gens n'en jugeassent mal, elle lui dit de fermer deux ou trois feuilles de papier blanc comme si c'étoient des lettres, et après qu'elle se fut remise d'un certain désordre inévitable dans ces sortes de rencontres, elle fit venir une bougie, comme s'il eût été besoin de cacheter ces lettres.
Personne ne se douta de cette intrigue, et si le ressentiment que la comtesse d'Olonne avoit contre le maréchal lui eût pu permettre d'être un peu moins méchante, elle auroit duré longtemps sans que personne s'en fût aperçu. Mais ayant pris à tâche de le faire enrager, elle les fit si bien observer l'un et l'autre qu'elle ne douta point que ses desseins n'eussent réussi. Chaque jour elle se confirma dans cette opinion par les différents rapports que lui firent ceux qu'elle avoit mis en campagne. Ainsi, tenant la chose aussi sûre qu'un article de foi, elle ne sut pas plustôt que le maréchal devoit revenir de l'armée qu'elle emprunta une main pour lui faire part d'une nouvelle si charmante. Il reçut cette lettre comme il étoit sur le point de son départ, et, la voyant sans signature et d'un caractère inconnu, sa première pensée fut qu'on lui vouloit faire pièce. Cependant, comme il étoit jaloux naturellement, il résolut de profiter de l'avis et d'examiner si bien la conduite de l'un et de l'autre que rien ne pût échapper à sa pénétration.
Il arriva à Paris dans ces sentiments, et la dissimulation lui étant nécessaire, il traita sa femme avec tant d'amitié qu'il eût fallu qu'elle eût été devine pour savoir ce qui se passoit dans son âme. Le croyant si éloigné de soupçon, elle n'eut garde de ne pas traiter son favori comme elle avoit fait avant sa venue, et, le pauvre cocu n'ayant pas été longtemps sans s'en apercevoir, il fut plus politique qu'on n'auroit cru de lui: car, quoiqu'il fût la brutalité même, il prit le parti, pour assurer sa vengeance, de ne rien témoigner; ce qui trompa si bien sa femme, qu'elle lui fit voir plusieurs fois, sans qu'il en pût plus douter, qu'il étoit de la grande confrérie. Son ressentiment ne fut pas moins grand pour en être caché; au contraire, il ne lui laissoit repos ni jour ni nuit; ce qui donna beaucoup de joie à la comtesse d'Olonne, qui étoit trop clairvoyante pour ne pas voir au travers de tous ses déguisements qu'il avoit tout ce qu'elle pouvoit désirer: car elle sut qu'il tenoit des gens en campagne pour observer la maréchale, et que même il avoit fait marché avec eux pour assassiner le valet de chambre.
En effet, ce fut d'abord son premier dessein; mais ayant fait réflexion que ces sortes de gens, étant sujets à beaucoup d'aventures, pourroient un jour l'accuser, il le rompit pour prendre des mesures plus justes. La comtesse d'Olonne, qui découvroit tous les jours de plus en plus son inquiétude, triomphoit cependant, faisant voir par là qu'une femme peut être touchée en même temps de deux grandes passions, puisqu'on voyoit en elle, dans un même degré, et le désir de vengeance et le soin de faire l'amour.
Le marquis de Beuvron étoit toujours son tenant; mais, comme il lui falloit partager sa bonne fortune avec un nombre infini de gens de toutes sortes de conditions, le chagrin lui prit, et, pour se venger, il fut dire à la maréchale la pièce que sa sœur lui avoit faite. Il est aisé de comprendre l'embarras et la colère où elle se trouva à cette nouvelle, et l'on en peut juger par la résolution qu'elle prit. Quoique l'amour qu'elle avoit pour son favori fût grand, aussi bien que le penchant à la débauche, néanmoins le soin de sa propre vie allant encore beaucoup au delà, elle rompit toute sorte de commerce avec lui, si bien qu'elle voulut qu'il sortît de sa maison. Plusieurs pourparlers précédèrent une déclaration si surprenante, afin de lui faire trouver la chose moins fâcheuse. Elle lui fit part même de l'avis qu'elle avoit reçu, pour lui faire voir qu'il n'y avoit que la nécessité qui l'y obligeât; mais, soit qu'il crût que tout cela n'étoit qu'un prétexte, ou que sa destinée l'entraînât dans le précipice où il tomba bientôt, il lui demanda huit jours pour se résoudre; ce que ne lui ayant pu refuser, il divulgua pendant ce temps-là sa sortie, dont le maréchal ayant été averti, il le fit passer du service de sa femme au sien, de peur que sa retraite ne le mît à couvert de la vengeance qu'il méditoit.
La pensée que ce valet de chambre eut que sa présence réveilleroit des feux qui lui avoient été si agréables lui fit accepter le parti sans en avertir la maréchale. Ce qui étant venu à sa connoissance, elle en pensa mourir de douleur, car elle croyoit éteindre le souvenir de ce qui s'étoit passé, par sa retraite, supposant que, son mari n'en étant pas instruit à fond, il se déferoit peu à peu des soupçons qu'il auroit pu concevoir. Le maréchal, pour mieux assurer son ressentiment, fit meilleure mine à ce nouveau venu qu'il ne faisoit à ses anciens domestiques, et, se servant de lui préférablement à tous les autres, il le conduisit insensiblement dans le précipice où il le fit tomber: car, s'en étant allé quelque temps après dans son gouvernement de Lorraine[228], il l'assassina lui-même, afin que personne ne pût dire ce qu'il étoit devenu. La chose se passa de cette manière: il fit semblant d'avoir fait une amourette, et y alla deux ou trois fois, ne menant avec lui que ce valet de chambre; ce qui donnoit de la jalousie aux autres, croyant qu'il n'y avoit plus que lui qui eût l'oreille de leur maître. Mais un jour, lui ayant dit de mettre pied à terre pour raccommoder quelque chose à son étrier, il lui tira un coup de pistolet dans la tête, dont il tomba roide mort sur la place. Cette belle action étant faite, il s'en revint de sang-froid à Nancy, où, feignant d'être en peine tout le premier de ce qu'étoit devenu ce malheureux, qu'il disoit avoir envoyé quelque part, enfin sa destinée se découvrit, ayant été reconnu par quelques troupes. Comme la garnison de Luxembourg couroit, on lui attribua ce meurtre, dont le maréchal feignant d'être fort en colère, il envoya brûler un village de ce duché, quoiqu'il payât contribution.
Comme personne ne savoit le sujet qu'il avoit de vouloir du mal à ce malheureux, on n'eut garde de lui imputer une si méchante action, et même sa femme crut que tout ce qu'on contoit de sa mort étoit véritable. Elle l'avoit presque oublié depuis qu'il étoit parti; ainsi elle fut ravie d'en être défaite. Cependant sa joye ne fut pas de longue durée: le marquis de Beuvron, qui, comme j'ai déjà dit, étoit un fin Normand, ayant pris soin de s'informer de toutes les circonstances de ce meurtre, et n'ayant eu garde de prendre le change, dit à madame d'Olonne, avec qui il s'étoit raccommodé, que sa sœur étoit en grand péril, et que, s'ils faisoient bien, ils devoient l'en avertir. Madame d'Olonne, ayant fait réflexion à la chose, ne douta point qu'il n'eût raison, et l'ayant chargé de l'aller trouver, il s'y en fut, et la rencontra fort parée: car, comme elle croyoit n'avoir plus rien à craindre, elle ne songeoit plus qu'à faire un nouvel amant.
Le marquis de Beuvron, ayant cette méchante nouvelle à lui apprendre, avoit composé son visage selon l'état qu'il croyoit le plus convenable; ce que la maréchale ayant remarqué, elle le prévint, lui disant avec un air gai qu'on voyoit bien qu'il étoit amoureux, et que cela paroissoit sur son visage.—«Cela peut être, Madame, lui répliqua Beuvron, et je n'ai garde de m'en défendre; mais je vous assure que ce qui y paroît maintenant ne vient point de là, et que c'est plutôt un effet de l'amitié, car enfin, quoique ce ne soit pas être fort galant que de vous dire que je n'ai pas d'amour pour vous, je vous assure que je n'ai pas moins d'inquiétude pour ce qui vous regarde.» Il lui apprit là-dessus tout ce qui s'étoit passé à l'armée. A quoi la maréchale s'étant voulu opposer, par la forte prévention où elle étoit que les choses alloient autrement, il la désabusa si bien qu'il la jeta dans une forte inquiétude. Si elle eût su que tout ce mal lui fût venu de sa sœur, elle ne lui auroit jamais pardonné; mais étant bien éloignée d'en avoir la pensée, elle dit à Beuvron qu'elle ne savoit comment faire dans une rencontre comme celle-là, si ce n'est de prendre son conseil, lui qu'elle savoit dans les intérêts de sa maison, et qu'elle croyoit être bien aise de l'obliger.
Les compliments étoient plus aisés à faire en cette occasion que de donner un bon conseil; néanmoins Beuvron, pour lui faire voir qu'il étoit homme d'esprit, lui proposa diverses choses, et elle s'arrêta sur une, qui étoit d'avoir une conduite si retenue dans l'absence de son mari, que, quand même il seroit alarmé, il pût croire qu'elle auroit dessein de changer de vie. Cela l'obligea à écarter une troupe de jeunesse qui commençoit à se grossir auprès d'elle, attirée par un certain air coquet dont elle avoit peine à se défaire. Il ne resta donc que quelques barbons, et entre autres le comte d'Olonne, qui, encouragé, comme j'ai dit, par sa femme, commençoit à devenir si amoureux qu'il n'en dormoit ni jour ni nuit.
Cependant l'entretien particulier que le marquis de Beuvron avoit eu avec elle lui ayant découvert de certaines beautés qu'il n'avoit point vues tant qu'il avoit été amoureux de sa sœur, il commença à la voir par attachement plutôt que par nécessité. Et comme l'expérience du monde lui avoit appris que c'étoit autant de temps perdu que celui qu'on passoit sans faire connoître ses sentiments: «Madame, lui dit-il un jour, j'ai tâché jusqu'ici de vous rendre service sans en espérer de récompense, et cela parce que, n'ayant pas l'honneur de vous voir souvent, je n'avois qu'une légère connoissance de votre mérite; mais aujourd'hui que, pour quelques pourparlers que j'ai eus avec vous, j'ai eu moyen de voir des choses qui ne se découvrent pas facilement à personne, je vous avoue que je mentirois si je vous disois que je ne vous aime pas. Je sais bien, Madame, continua-t-il, que vous me pourrez dire que j'aime madame d'Olonne: cela est vrai, cela a été autrefois, mais cela n'est plus à l'heure que je vous parle, sans que je puisse encourir le blâme d'être inconstant. Elle m'a donné assez de sujet de me dégager par ses infidélités, outre qu'une personne comme vous est une excuse légitime pour quelque infidélité que ce puisse être.»
Ce compliment ne déplut point à la dame, quoique celui qui le lui faisoit lui eût donné peu de jours auparavant un conseil qui y étoit tout opposé: car, outre qu'on fait toujours plaisir à une femme de lui apprendre qu'on l'aime, elle avoit une secrète jalousie contre sa sœur, qui avoit plusieurs fois fait du mépris de sa beauté. Ainsi elle ne pouvoit mieux lui faire voir qu'elle avoit eu tort de la mépriser, qu'en lui ravissant un homme qui l'aimoit depuis longtemps, et qui, pour ainsi dire, lui tenoit lieu d'un second mari.
Ces deux raisons, jointes à quelques autres que je passerai sous silence, lui firent faire une réponse aussi douce que Beuvron la pouvoit souhaiter, puisque sans feindre seulement qu'elle ne croyoit pas ce qu'il lui disoit, elle ne se retrancha que sur la peine qu'il auroit d'oublier sa sœur, et sur la crainte qu'elle devoit avoir de son mari. A l'égard de l'un, il lui répondit que le maréchal seroit moins jaloux de lui que d'un autre; qu'il le croyoit perdu d'amour, aussi bien que tout le monde, pour la comtesse d'Olonne; de sorte que, quand même son attachement parviendroit jusqu'à ses oreilles, il seroit le dernier à le vouloir croire. A l'égard de l'autre, qu'elle l'estimoit pour un homme de bien peu de cœur, ou pour bien aveuglé, pour s'imaginer qu'après la conduite qu'avoit la comtesse d'Olonne, il pût continuer de l'aimer; qu'il étoit confiant naturellement, mais qu'il n'étoit pas insensible; qu'il lui avouoit de bonne foi que c'étoit le dépit qui avoit commencé à le dégager, mais que l'amour qu'il avoit pour elle avoit achevé le reste; qu'elle n'avoit pas à la vérité les traits aussi réguliers que sa sœur, mais qu'en récompense la moindre de ses qualités effaçoit toutes les siennes.
C'en étoit dire beaucoup pour être cru: car la comtesse d'Olonne étoit sans contredit une des plus belles femmes de France. Mais le marquis de Beuvron ajoutant à son discours quelques actions qui prouvoient qu'il étoit véritablement touché, il n'en fallut pas davantage pour le faire croire à la dame, qui, comme nous avons déjà dit, avoit fort bonne opinion d'elle-même. Ainsi, comme elle ne manquoit pas d'appétit, et qu'il lui sembloit assez bien fait pour prendre la place du valet de chambre, elle ne fit plus autrement de façon pour témoigner qu'elle doutoit de son discours. Au contraire, elle lui parla fort de l'obligation qu'elle lui avoit des bons avis qu'il lui avoit donnés, afin que, si elle venoit à avoir de la foiblesse, il l'attribuât à sa reconnoissance. Le marquis de Beuvron, qui savoit vivre, entendit bien ce que cela vouloit dire, et, sans laisser traîner la chose plus longtemps, il eut toute sorte de contentement.
La dame trouva qu'il étoit un bon acteur dans la comédie qu'ils avoient jouée ensemble, et elle ne l'auroit jamais cru, à voir sa taille mince et son air dégagé. Mais son poil[229] suppléoit à tout cela, outre que la dame lui paroissoit assez bien faite pour faire quelque chose d'extraordinaire pour elle. Elle lui demanda, dans le plaisir, laquelle lui en donnoit davantage, ou d'elle ou de sa sœur; et comme son intrigue avec elle étoit si publique qu'il n'y avoit personne qui n'en fût abreuvé, il crut que de se retrancher sur la négative n'étoit plus de saison; si bien que, sans faire le discret, il lui dit franchement que c'étoit elle. Elle feignit de ne pas le croire, sous prétexte que ses transports ne lui avoient pas paru assez violents; mais ce qu'elle en disoit n'étoit que pour lui donner lieu de recommencer; ce que Beuvron ayant bien reconnu, il s'acquitta si bien de son devoir, qu'elle fut obligée d'avouer que, s'il ne l'aimoit pas, du moins la traitoit-il comme s'il l'eût aimée.
Les choses s'étant passées de la sorte, il est aisé de juger qu'ils se séparèrent bons amis, et avec intention de se revoir bientôt. En effet, il se fit diverses entrevues entre eux, dont personne ne jugea mal, tant on le croyoit attaché à sa sœur. Cependant le comte d'Olonne ne s'y trompa pas, et ce fut merveilles, lui qui ne passoit pas pour être grand sorcier. Ce pauvre cocu, pour n'être pas tout seul de son caractère, avoit entrepris de se mettre bien avec la maréchale; et comme les jaloux ont des yeux qui percent tout, lui qui ne faisoit encore que de se défier que sa femme lui fût infidèle, en fut si sûr de la part de sa maîtresse, qu'il résolut de quereller le marquis de Beuvron. On ne l'auroit jamais cru capable d'une résolution si périlleuse, lui qui avoit pour maxime que qui tiroit l'épée périssoit par l'épée; aussi n'avoit-il jamais voulu tâter du métier de la guerre, et quoique son père, qui étoit riche, lui eût acheté une charge considérable, comme elle l'engageoit à monter à cheval pour le service du Roi, il avoit jugé à propos de s'en défaire bientôt. Son rival étoit à peu près de même humeur: c'est pourquoi il avoit brigué un gouvernement[230] qui n'étoit pas plus périlleux en temps de guerre qu'en temps de paix; cependant tous deux des meilleures maisons de France, et qui avoient produit autrefois de braves gens.
D'Olonne, sachant donc que celui à qui il avoit affaire n'étoit pas plus méchant que lui, le querella plus volontiers, et ce fut d'une manière qu'on crut qu'ils se couperoient la gorge. En effet, il y avoit de quoi à d'autres pour ne se le jamais pardonner; mais le bruit de leur querelle s'étant répandu par tout Paris, leurs amis communs s'entremirent de les accommoder, et n'en purent jamais venir à bout. Ils se firent tenir à quatre pour faire les méchants; de quoi ceux qui se mêloient de l'accommodement s'étant aperçus, ils les laissèrent faire, se doutant bien qu'ils ne se feroient point de mal. Et ils ne se trompèrent pas dans leur pensée: car, voyant tous deux qu'ils avoient la bride sur le cou, ils commencèrent à connoître qu'ils avoient eu tort de ne pas croire le conseil de ceux qui vouloient qu'ils s'accommodassent. Commençant donc à se repentir de ne les avoir pas crus, il fut aisé à madame d'Olonne, qui avoit peur de perdre Beuvron, de conseiller à son mari de ne se pas commettre si légèrement, et, sans entrer dans le détail de ce qui causoit leur querelle, elle lui fit promettre qu'ils s'embrasseroient l'un l'autre. Pour cet effet, elle lui dit qu'elle vouloit leur donner à souper à tous deux dans son appartement, à quoi d'Olonne consentit, espérant qu'il laveroit bien la tête à Beuvron en sa présence, lui que depuis peu de temps il commençoit à reconnoître assidu auprès d'elle, si bien qu'il eût fallu qu'il eût été tout à fait aveugle pour ne pas voir qu'il y avoit du particulier entre eux.
Tous ceux qui savoient leur querelle crurent que la comtesse en étoit le sujet, et qu'à la fin les yeux de son mari s'étoient ouverts sur elle; mais quand ils virent qu'elle faisoit pour eux le maréchal de France[231], ce fut à eux à décompter, et ils ne surent plus qu'en dire. Beuvron s'étant trouvé au rendez-vous, d'Olonne expliqua à sa femme le nœud de leur querelle, se servant du prétexte qu'il n'avoit pu voir qu'il attentât à l'honneur de sa sœur sans s'en ressentir. C'étoit sans doute une grande délicatesse pour un homme qui n'avoit pas la réputation d'en avoir beaucoup sur ce qui le regardoit lui-même; aussi n'en crut-elle que ce qu'il en falloit croire, c'est-à-dire qu'elle s'imagina justement, comme c'étoit la vérité, qu'il étoit amoureux de sa sœur, et que la jalousie lui avoit fait faire cet effort de faire semblant de se battre. Cela ne plut pas à son mari, qui vouloit qu'elle se gendarmât contre Beuvron de ce qu'il lui étoit infidèle, et qu'elle en fût aussi jalouse qu'un autre; mais elle croyoit que son mari avoit pris l'alarme mal à propos, et ce qui la confirmoit dans cette opinion, c'est qu'elle avoit donné ordre elle-même à Beuvron, comme nous avons dit, de voir sa sœur en particulier, ce qu'elle croyoit être cause de tout ce désordre.
Tout cela se passa dans la grande jeunesse du Roi, et il n'avoit encore paru que peu de chose de ses belles qualités, et pour l'amour, et pour la guerre. Cependant, comme il avoit toutes les inclinations d'un grand prince, ces deux sœurs furent celles de sa cour qu'il estima le moins, et il ne put s'empêcher de dire un jour, en parlant de la comtesse d'Olonne, qu'elle faisoit honte à son sexe, et que sa sœur prenoit le chemin de ne valoir pas mieux. En effet, ayant trouvé son mari beaucoup plus traitable à son retour qu'elle n'espéroit, elle ne s'en tint pas au marquis de Beuvron, et lui associa bientôt plusieurs camarades de toutes sortes de qualités. L'église, la robe et l'épée furent également bien reçues chez elle, et, non contente de trois Etats, il y en eut encore un quatrième qui fut encore son favori. Les gens de finance lui plurent extraordinairement; et comme elle aimoit le jeu, il y en eut beaucoup qui crurent que ce qu'elle en faisoit n'étoit que par intérêt.
Le marquis de Beuvron, se croyant encore assez bien fait pour mériter une bonne fortune, ne se contenta pas du reste de tant de gens; et, madame d'Olonne ne lui étant pas plus fidèle, non-seulement il résolut de ne les plus voir ni l'une ni l'autre, mais encore de les perdre de réputation dans le monde. Comme il n'osoit se vanter hautement d'avoir couché avec les deux sœurs, il fit entendre que cela lui étoit arrivé avec une, et qu'il n'avoit tenu qu'à lui que cela ne lui fût arrivé avec l'autre. Ceux qui les connoissoient toutes deux n'eurent pas de peine à le croire; mais il y en eut aussi qui s'imaginèrent qu'il n'y avoit que le dépit qui le faisoit parler de la sorte; si bien qu'au lieu de leur faire le tort qu'il croyoit, il y en eut beaucoup qui furent excités à les voir seulement par curiosité.
Il n'étoit pas étonnant que le comte d'Olonne s'accoutumât ainsi à voir sa femme recevant tant de visites, puisque depuis qu'il étoit marié sa maison n'avoit point désempli de toutes sortes de gens. Mais pour le maréchal de la Ferté, c'est ce qu'on ne pouvoit comprendre, lui qui avoit fait à sa femme le compliment que j'ai remarqué ci-dessus, la première nuit de ses noces, et qui, sur un simple soupçon, s'étoit résolu d'assassiner lui-même son valet de chambre. Il est encore étonnant comment, après un coup comme celui-là, il lui avoit pardonné; mais c'est par une raison que le monde ne sait pas, et que je vais maintenant rapporter. Le maréchal, tout brutal qu'il étoit, devenoit quelquefois amoureux, et pour le mettre de bonne humeur quand il revenoit de Lorraine, le marquis de Beuvron, dont l'intrigue duroit encore, avoit eu soin de détourner une des plus belles filles qu'il y eût dans tout Paris, laquelle il avoit été prendre dans un lieu public, afin qu'elle suivît ponctuellement ses volontés. Il l'avoit mise auprès de la maréchale, et les ayant bien embouchées toutes deux, le maréchal ne fut pas plutôt de retour, que cette fille s'efforça de lui donner dans la vue. C'étoit une personne si belle et si bien faite, qu'il ne faut pas s'étonner s'il tomba dans les filets. Il lui donna d'abord tous ses regards; et, la croyant aussi vertueuse qu'elle affectoit de le paroître, il ne fut pas longtemps sans lui faire offre de son cœur. Elle n'eut garde de l'accepter dans le moment, et, l'ayant rendu encore plus amoureux par ses refus, enfin il en fut tellement enchanté, qu'il la poursuivoit devant tout le monde. Sa femme, pour pousser sa ruse à bout, fit mine de s'en scandaliser; mais il n'en fut ni plus ni moins pour tout cela: de quoi elle ne se soucioit guère, puisque ce qu'elle en faisoit n'étoit que pour lui faire accroire qu'il ne lui étoit pas indifférent.
Quand la vestale eut fait toutes les mines qu'elle jugea à propos de faire pour lui donner meilleure opinion de sa personne, elle se rendit à ses désirs. Cependant, quoique la fortune du maréchal ne fût pas trop rare, il en fut si charmé qu'il ne pouvoit plus vivre sans elle. Elle fit fort bien son devoir auprès de lui, c'est-à-dire, qu'en conséquence des conseils qu'on lui avoit donnés, elle eut grand soin de l'entretenir de la maréchale, prenant pour prétexte qu'ayant une femme si recommandable en toutes choses, la passion qu'il avoit pour elle s'éteindroit bientôt. Le dessein de Beuvron et de la maréchale n'étoit pas qu'elle poussât les choses si loin, et ils lui avoient recommandé d'être sage; mais voyant qu'ils avoient eu tort de compter sur une personne comme elle, ils ne virent pas plus tôt qu'elle avoit passé leur commandement, qu'ils eurent peur qu'au lieu d'en tirer le service qu'ils avoient prétendu, elle ne rendît leurs affaires pires en déclarant leur secret. Pour prévenir donc ce qui en pouvoit arriver, Beuvron la fit enlever un jour, et, de là, conduire à Rouen, d'où il la fit passer à l'Amérique[232].
Le maréchal fit grand bruit de son enlèvement, et l'attribua à la jalousie de sa femme, dont elle ne se défendit point. Cela les brouilla pendant quelque temps; mais la fantaisie du maréchal étant passée, il se raccommoda avec elle, et l'amitié qu'il lui témoigna fut d'autant plus sincère qu'il croyoit qu'une femme qui étoit capable d'une si grande jalousie ne l'étoit pas de lui être infidèle. Par ce moyen elle regagna sa confiance, ce qui fit connoître au public, qui n'étoit pas aussi aisé à abuser que le maréchal, qu'une femme est capable d'apprivoiser les animaux les plus féroces. En effet, il souffrit non-seulement qu'elle vît le monde sous prétexte du jeu qu'elle avoit introduit chez elle; mais il lui donna encore tout l'argent qu'elle voulut, pendant que mille gens à Paris crioient après lui pour être payés de ce qu'il leur devoit.
Après que sa femme eut ainsi permission de voir compagnie, elle s'en donna à cœur joye; toute la jeunesse de la Cour lui passa par les mains, pendant que la comtesse d'Olonne, vieille et méprisée, fut obligée de se retrancher à Fervaques[233], qui n'avoit pour toutes belles qualités que celle d'être riche, et de porter le nom d'un homme qui avoit été maréchal de France. Il étoit de bonne maison du côté de sa mère, mais du côté de son père c'étoit quelque chose de moins que rien; de sorte qu'elle le traitoit du haut en bas, tout de même que si le reste de toute la terre eût encore été trop pour lui. En effet, comme si elle eût eu honte de cet attachement, elle, qui n'avoit jamais pris de mesures pour toutes ses débauches, fit courir le bruit que, si elle le voyoit, ce n'étoit que pour tâcher de le marier à mademoiselle de La Ferté[234], sa nièce, afin que, comme elle n'avoit point de bien, elle pût rencontrer un homme qui la tirât de la nécessité. Pour tromper encore mieux le monde, elle lui fit acheter le gouvernement de la province du Maine[235], publiant que ce n'étoit qu'afin que sa nièce eût un mari qui eût quelque rang. Mais étant lassés bien tôt de toutes ces finesses, ils logèrent ensemble, si bien que les parens de lui eurent peur qu'il ne fît la folie de l'épouser si son mari venoit jamais à mourir; surtout madame de Bonnelle[236], sa mère, en fut dans de grandes allarmes, disant à toute la terre qu'elle ne s'en consoleroit jamais si cela arrivoit. On fut dire cela à madame d'Olonne, qui, sans considérer que Fervaques en étoit innocent, fit tomber son ressentiment sur lui. Elle lui demanda si c'étoit lui qui faisoit courir ces faux bruits, et s'il seroit bien assez vain de croire qu'elle l'épouseroit, si elle devenoit jamais veuve. Fervaques se trouva piqué de ce mépris, et, lui ayant fait une réponse qui ne lui plut pas, elle prit les pincettes du feu et lui en donna par le visage. Elle l'avoit mis sur un tel pied de respect avec elle, qu'il lui demanda ce qu'elle faisoit, et si elle y avoit bien pensé. Une si sotte demande méritoit une nouvelle punition; ainsi, ayant reconnu qu'il étoit encore plus sot qu'elle ne pensoit, elle continua à le maltraiter, si bien qu'il en fut tellement défiguré qu'il n'osa sortir de huit jours.
Madame de Bonnelle, ayant su cette aventure je ne sais comment, en pensa enrager; et si le bien fût venu de son côté, elle l'auroit tout donné à Bullion, son autre fils[237]. Cependant elle crut à propos de faire ressouvenir Fervaques de son honneur, et comme elle ne le voyoit plus depuis qu'il logeoit avec elle, elle lui envoya sa femme de chambre pour lui parler. Madame d'Olonne sortit par hasard comme elle entroit; madame de Bonnelle lui ayant dit de ne pas faire semblant de la voir, en cas qu'elle la rencontrât, elle passa devant elle sans la saluer. La comtesse, qui la connoissoit, se doutant bien que ce qu'elle en faisoit n'étoit que par commandement: «Voilà, dit-elle tout haut, comme les canailles instruisent leurs valets; et si je faisois bien, je te ferois donner les étrivières.» La femme de chambre entendit bien ce qu'elle disoit, si bien que, n'étant pas autrement assurée de sa discrétion, elle eut regret d'avoir exécuté le commandement de sa maîtresse au pied de la lettre. Mais madame d'Olonne ayant passé son chemin sans rien dire davantage, elle continua le sien, et s'acquitta de son message. Elle trouva Fervaques qui avoit la tête bandée, car la comtesse d'Olonne lui avoit pensé jeter un œil hors de la tête, et il avoit encore le visage tout noir de coups. Et comme c'étoit une ancienne domestique qui avoit coutume de lui parler nettement, elle lui demanda s'il n'avoit point de honte, et s'il pouvoit songer à l'état où il étoit sans rougir. Il voulut faire le dissimulé, croyant que son affaire n'avoit pas éclaté dans le monde; mais la femme de chambre lui ayant dit qu'on la savoit depuis un bout jusqu'à l'autre, il en eut une grande confusion. Cependant il ne voulut pas suivre le conseil qu'elle lui donnoit, qui étoit de quitter madame d'Olonne, et de donner ce contentement à sa mère, qui s'en mouroit de douleur.
C'étoit une assez grande fortune à une vieille comme elle que d'avoir ainsi un amant jeune et riche. Cependant elle n'approchoit pas de celle de sa sœur, qui, après avoir tâté, comme j'ai dit, de toute la Cour, et même du comte d'Olonne, son beau-frère, mit enfin au nombre de ses conquêtes un jeune prince qui avoit infiniment de mérite. Ce fut le duc de Longueville, neveu du prince de Condé[238]. Il n'avoit pas encore vingt ans; mais, comme il étoit bien fait, et d'une taille à promettre de grands plaisirs, il n'y eut point de femme à la Cour qui ne fît quelque entreprise sur son cœur. La maréchale, qui depuis quelques années avoit fait l'amour, s'il faut ainsi dire, tambour battant, se doutant bien que sa réputation n'étoit pas trop bonne, et se défiant, par conséquent, de son bonheur, soupiroit en secret de se voir échapper des mains une aussi belle conquête. De Fiesque[239] étoit de ses amis, mais non pas de ceux qui avoient aspiré à la posséder; ainsi, croyant qu'elle lui pouvoit ouvrir son cœur sans qu'il en eût de la jalousie: «C'est une étrange chose, lui dit-elle un jour, que j'entende dire tant de bien du duc de Longueville, et que je ne le connoisse pas! Je le vois partout, hors chez moi, et il y a des femmes bien plus heureuses les unes que les autres: j'en connois mille chez qui il va, qui ne me valent pas, sans vanité; et à vous dire vrai, mon cher comte, j'enrage de le voir avec elles, ou aux Tuileries, ou aux autres promenades, pendant que je n'en ai qu'un coup de chapeau.»
De Fiesque, qui étoit la complaisance même, lui dit qu'elle avoit raison, et qu'elle en devoit être bien mortifiée; mais après lui avoir dit beaucoup de choses à l'avantage de sa beauté et de son esprit, pour lui faire accroire que c'étoit à bon droit qu'elle prétendoit à cette conquête: «Que voulez-vous que je vous dise? continua-t-il; vous péchez quelquefois contre la conduite; et si vous voulez que je vous parle sincèrement, chacun ne s'accommode pas de votre humeur. Je suis des amis du duc de Longueville, et même des plus intimes; si bien qu'il n'a pas feint de m'ouvrir son cœur, et que, si je n'avois peur que cela ne vous fût désagréable, je vous dirois tout ce qu'il m'en a dit.»—La maréchale rougit à ces paroles; mais l'envie qu'elle avoit de conduire cette intrigue à une bonne fin la faisant passer par dessus toutes choses, elle ne se soucia point de s'entendre dire quelques vérités, pourvu que cela lui pût être utile. Elle le conjura donc de ne lui rien céler, disant que, bien loin de le trouver mauvais, elle lui vouloit beaucoup de mal de ne l'en avoir pas avertie plus tôt; que cette réserve n'étoit pas d'un bon ami, comme elle l'avoit toujours estimé, et que, s'il ne réparoit cette faute à l'heure même, elle ne la lui pardonneroit jamais.
De Fiesque, reconnoissant à son empressement qu'il lui feroit plaisir de lui parler sans fard, lui dit que le duc de Longueville trouvoit à redire qu'elle vît tant de monde; qu'il lui avoit avoué plusieurs fois qu'il la trouvoit belle, et que même elle ne pouvoit être plus à son gré; mais que toute cette cohue qu'elle voyoit lui faisoit peur; surtout qu'il ne pouvoit penser qu'elle aimât le comte d'Olonne, comme on le disoit dans le monde, sans perdre beaucoup de l'estime qu'il avoit pour elle; qu'il disoit, entre autres choses, que d'aimer ainsi un aussi vilain homme, et qui étoit son beau-frère, c'étoit une marque de la débauche la plus achevée qui fut jamais; que, si elle avoit quelque dessein sur lui, il falloit commencer par réformer sa conduite; que pour lui rendre service il ne manqueroit pas de lui apprendre que c'étoit pour l'amour de lui qu'elle le faisoit; qu'ainsi, se défaisant peu à peu des méchantes impressions qu'il s'étoit pu former, il reprendroit son estime, ce qui ne manqueroit pas de produire tout ce qu'elle pouvoit espérer.
Le duc de Longueville tenoit trop au cœur de la maréchale pour ne pas accepter ce parti. Elle remercia le comte de Fiesque des bons avis qu'il lui donnoit, et sans se mettre aucunement en peine de lui persuader que tout cela n'étoit que médisance, elle ne fit paroître d'inquiétude que pour savoir si, en chassant ainsi tout le monde, elle pouvoit espérer que cela pût contenter son ami. Le comte de Fiesque lui dit qu'elle ne le devoit pas mettre en doute, et qu'il alloit prendre soin, de son côté, de lui faire voir qu'une femme qui, sans le connoître, étoit capable de tant faire pour lui, le seroit de toutes choses quand il auroit quelque reconnoissance.
C'est ainsi que la maréchale renversoit les lois de la nature, par les nécessités de son tempérament, ou, pour mieux dire, par une paillardise[240] qui n'avoit point de pareille: car, sans considérer que c'est aux femmes à attendre que les hommes les prient, il est tout évident que ce qu'elle faisoit étoit prier le duc de Longueville. Le comte de Fiesque, qui croyoit la connoître, c'est-à-dire qui pensoit qu'elle auroit de la peine à se défaire de plusieurs favoris pour n'en avoir plus qu'un seul, ne dit rien d'abord de cette conversation au duc de Longueville; mais, quand il vit que, pour commencer à effectuer de bonne foi ce qu'elle lui avoit promis, elle avoit donné congé au comte d'Olonne, au marquis d'Effiat[241], et à une infinité d'autres qui seroient trop longs à nommer, il se crut dans l'obligation de lui tenir parole. Le duc de Longueville lui dit, sachant ce qui se passoit, qu'il étoit ravi qu'elle eût pris ce parti-là, puisque sans cela il lui auroit été impossible de l'aimer jamais; que maintenant qu'il n'y avoit plus d'obstacle, il consentoit à l'aller voir; qu'il lui dît de sa part que c'étoit dès l'après-diner, et qu'il vouloit qu'il fût témoin de leur première conversation. Le comte de Fiesque fit ce qu'il put pour s'en excuser, lui remontrant qu'un tiers faisoit un méchant personnage dans ces sortes de rencontres; mais le duc de Longueville le vouloit ainsi, par plus d'une raison: la première, parce qu'il vouloit convenir avec elle en présence d'un ami commun sous quelles conditions il l'aimeroit; la seconde, parce que, n'étant pas en état de s'acquitter des promesses qu'il lui pourroit faire, il étoit bien aise d'en reculer le payement jusques à un temps plus favorable.
En effet, il étoit malade pour avoir eu trop de santé, et, s'étant abandonné à la conduite de quelques débauchés de la Cour, il avoit eu besoin de se mettre entre les mains des chirurgiens. De Fiesque, voyant qu'il ne se relâchoit point de sa volonté, fut obligé d'y condescendre, et ayant annoncé cette visite à la maréchale, elle se para extraordinairement pour le recevoir. Le duc de Longueville, au contraire, y fut en gros habit de drap gris de fer; mais, quelque négligé qu'il fût, il n'en parut pas moins charmant à la dame. Ainsi, comme elle étoit pressée de contenter sa passion, elle trouva à redire qu'il se fût fait accompagner par le comte de Fiesque, jugeant de là qu'il falloit que son empressement ne fût pas égal au sien. Le duc de Longueville, après les premiers compliments, lui dit qu'ayant appris par son ami les obligations qu'il lui avoit, il venoit, non-seulement pour l'en remercier, mais encore pour lui promettre une amitié éternelle; qu'il ne tiendroit qu'à elle qu'ils ne s'aimassent toute leur vie; que pour cet effet il avoit amené le comte de Fiesque, afin qu'il lui pût reprocher un jour, s'il manquoit jamais à ce qu'il lui alloit promettre; qu'il ne verroit plus mademoiselle de Fiennes[242], pour qui on vouloit qu'il eût de l'amitié, et qu'il la laissoit au chevalier de Lorraine, qui étoit son véritable tenant; qu'il en useroit de même à l'égard de toutes les dames qui lui pourroient être suspectes, si bien qu'elle n'auroit qu'à l'en avertir quand elle voudroit qu'il ne les vît plus; mais qu'il vouloit qu'à son tour elle lui promît la même chose touchant ceux qui lui pouvoient donner de la jalousie, ajoutant qu'il étoit si délicat qu'il ne pouvoit rien voir de cette nature sans se brouiller avec elle.
Le comte de Fiesque, qui servoit de médiateur en cette occasion, dit que cela étoit juste, et la maréchale étoit trop raisonnable pour s'y opposer. En effet, bien loin d'y trouver à redire, elle renchérit encore par-dessus, disant qu'il la faudroit noyer si elle n'étoit pas contente de la possession d'un cœur aussi illustre que le sien. Le marché étant ainsi conclu, sans y faire davantage de façons, il lui baisa la main en signe d'amitié; mais elle, qui ne croyoit pas que de telles arrhes fussent suffisantes, lui jeta les bras au cou et le baisa fort amoureusement. Si le pauvre prince n'eût pas été malade, il étoit d'une complexion trop reconnoissante pour n'y pas répondre comme il falloit; mais sachant que ce n'est pas en cette occasion qu'il faut reprendre le poil de la bête pour se guérir, il rompit les chiens le plus tôt qu'il lui fut possible, sous promesse de la revenir voir tout seul le lendemain. Mais comme il lui eût été impossible de lui faire sa cour dans toutes les formes, ou du moins qu'ils eussent eu lieu tous deux de s'en repentir, il trouva une maladie de commande, qui lui donna le temps de se préparer au combat qu'elle lui demandoit.
La visite qu'il lui avoit rendue alarma les amants qui avoient eu leur congé, et il n'y en eut point qui ne crût qu'il lui avoit été sacrifié. Cependant, comme cette visite fut quelque temps sans avoir de suites, cela remit, en quelque façon, leur esprit; j'entends à son égard, car étant toujours également maltraités, ils ne s'en estimoient pas moins malheureux. En effet, leur jalousie, ayant changé d'objet, leur fournit encore assez de matière de chagrin. D'Olonne, à qui il en avoit coûté beaucoup d'argent pour avoir ses bonnes grâces, ou y ayant regret, ou au plaisir dont il se voyoit privé, en accusa le marquis d'Effiat, et dit tout haut dans le monde qu'il lui feroit pièce; même, pour faire voir qu'il avoit dessein de faire ce qu'il disoit, il se fit accompagner de quelques braves, et, prenant des armes à feu, il rôda autour de l'hôtel de la Ferté[243], jurant que s'il y venoit il n'en ressortiroit pas comme il y seroit entré. D'Effiat, quoique plus jeune de beaucoup, se montra plus sage que lui: il dit à ceux qui lui parlèrent de ces extravagances qu'il ne vouloit point de querelle avec un vieux cocu; que tout ce qui le pouvoit mettre en colère, c'est s'il le soupçonnoit de lui voler le cœur de sa maîtresse; mais qu'il n'avoit pas si méchante opinion d'elle que de la croire capable de se laisser mâtiner par un si malhonnête homme, pendant qu'elle en avoit à sa dévotion mille qui étoient plus honnêtes gens que lui.
Je ne sais si ce discours fut rapporté au comte d'Olonne, mais enfin tout son ressentiment se borna à chanter pouille à la maréchale, à qui il reprocha, l'ayant trouvée chez une de ses amies, qu'elle ne l'avoit pas toujours traité si indifféremment.
La maréchale, qui eût été bien aise que son amie eût pris le change, lui répondit, avec une grande présence d'esprit: «Il n'y a pas beaucoup de quoi s'étonner, Monsieur: je vous ai traité comme mon beau-frère tant que vous en avez bien usé avec ma sœur; mais maintenant que vous en usez mal avec elle, je n'aurois guère de sentiment si je vous voyois du même œil que je vous ai vu.» Ces paroles se pouvoient attribuer sur ce qu'enfin il s'étoit séparé de sa femme, et qu'il étoit le premier à en faire médisance; et le dessein de la maréchale étoit que la dame leur donnât cette explication. Mais enfin d'Olonne étoit piqué trop au vif pour la ménager, et afin que l'autre ne s'y trompât pas: «Non, non, Madame, lui dit-il, trève de vos finesses, elles sont trop grossières pour que Madame donne dedans. Je ne parle pas de votre sœur, mais de vous-même, à qui j'ai donné plus de dix mille écus, croyant que vous me seriez fidèle; mais et comme amant, et comme mari, je ne suis pas plus heureux; et cela parce que ma destinée a voulu que je me sois adressé à votre famille.»
Ces paroles, qui furent suivies de beaucoup d'autres reproches, donnèrent de la confusion à la maréchale; et, croyant que ses pleurs persuaderoient son amie de son innocence, comme elle les faisoit venir sans peine quand elle en avoit besoin, elle en répandit assez pour faire pitié à ceux qui n'auroient pas su qu'elle étoit une admirable comédienne quand elle vouloit. Cependant, son amie feignant d'être persuadée que ce n'étoit qu'une médisance, elle blâma le comte d'Olonne, qui, croyant que ce qu'elle en disoit étoit de bonne foi, se mit à lui faire mille serments qu'il ne lui disoit rien que de véritable. Elle lui répondit qu'elle ne le croyoit pas; mais que, quand cela seroit, il avoit tort de se vanter d'une chose comme celle-là.
D'Olonne, ayant encore évaporé sa bile, se retira; et quand il fut sorti, la maréchale jura qu'elle en avertiroit son mari. Mais elle n'avoit garde: il étoit dans le lit à crier les gouttes, et, comme il y avoit déjà longtemps que ce mal lui tenoit, il ignoroit la belle vie qu'elle avoit menée et qu'elle menoit actuellement.
Son incommodité fut cause que, le duc de Longueville étant guéri, il ne put voir pareillement l'amour qu'il avoit pour elle et celle qu'elle avoit pour lui, ce qui lui auroit été facile sans cela: car, non-seulement elle bannit tous les autres pour l'amour de lui, mais elle se priva encore du jeu, qui étoit sa seconde passion. La raison fut qu'elle eut peur que, comme cela ouvroit indifféremment la porte à tout le monde, ce ne lui fût un sujet de jalousie. Leurs premières entrevues se firent à l'hôtel de La Ferté, où le duc de Longueville lui ayant donné des marques d'une parfaite convalescence, il lui devint si cher qu'elle n'eut point de repos qu'elle ne passât une nuit avec lui. Elle lui dit, pour l'y obliger, que, son mari étant accablé comme il étoit des gouttes, c'étoit tout de même que s'il n'étoit pas au logis; qu'il ne pouvoit se remuer; qu'ainsi sa sûreté étoit tout entière, si bien qu'il n'y avoit rien à risquer pour lui. Le duc de Longueville, à qui la possession avoit amorti les grands feux, lui dit qu'elle avoit raison, mais que néanmoins il n'étoit pas de bon sens de se hasarder sans qu'il en fût besoin; qu'il convenoit bien que le maréchal ne pouvoit bouger de son lit; mais qu'après être entré dans sa maison on pourroit prendre garde qu'il n'en seroit pas sorti, ce qui lui feroit des affaires; qu'il valoit mieux se voir ailleurs, et que du jour on en pouvoit faire une nuit, c'est-à-dire coucher tout nus ensemble, ce qui étoit apparemment ce qu'elle désiroit. Ils étoient trop familiers pour qu'elle fît finesse avec lui; elle lui avoua que c'étoit là la vérité, et elle lui fit plusieurs caresses afin qu'il lui donnât ce contentement. Il lui promit que ce seroit bientôt, et, pour lui tenir parole, il pria de Fiesque de louer une maison sous son nom. De Fiesque la choisit hors de la porte Saint-Antoine, et la maréchale faisant semblant de s'aller promener, tantôt à l'Arsenal et tantôt à Vincennes[244], elle passa plusieurs fois par une fausse porte pour se rendre dans cette maison. Elle devint grosse dans ces entrevues, et, sachant que l'incommodité qu'elle commençoit à sentir lui dureroit neuf mois entiers, elle ne fut pas sans embarras. Néanmoins, faisant paroître qu'elle méprisoit le ressentiment de son mari, pour mieux prouver à son amant la violence de son amour, elle trouva moyen de cacher sa grossesse, et accoucha dans sa chambre et dans son lit[245].
Le duc de Longueville ne s'y voulut pas trouver, mais il y envoya le comte de Fiesque à sa place, qui, enveloppé dans un gros manteau, y cacha l'enfant d'abord qu'il eût été emmaillotté. Comme il traversoit la cour pour entrer dans son carrosse, l'enfant, qui étoit un garçon, se mit à crier, et, comme il avoit peur d'être découvert, il lui mit la main sur la bouche, et peu s'en fallut qu'il ne l'étouffât. Il le porta au duc de Longueville, qui l'attendoit dans une maison, au faubourg Saint-Germain, où il y avoit une nourrice toute prête. Les couches de la mère se passèrent fort heureusement, et elle ne manqua pas de prétextes pour garder le lit; ce qui fut cause que personne ne se douta de l'affaire, pas même le maréchal, qui étoit dans un autre lit à jurer Dieu en toutes sortes de rencontres: car il falloit qu'il passât le chagrin qu'il avoit d'être malade sur ceux qui avoient affaire à lui, et c'étoit souvent sur des gens qui valoient beaucoup mieux qu'il n'avoit jamais valu de sa vie. En effet, il avoit fait dans son temps mille cruautés et autant d'exactions, sans compter le bien d'autrui dont il s'étoit emparé, moitié de force, moitié par adresse.
Je ne dis pas ceci sans raison, et cela a plus de rapport à mon sujet que l'on ne pense; de quoi je ne crains point de faire tout le monde juge, après que j'aurai rapporté ce que je vais dire. Sa femme avoit une terre auprès d'Orléans, nommée la Loupe[246], et lui ayant pris envie d'y faire bâtir et de l'agrandir, il acheta tout le bien d'alentour, ne se souciant pas de ce qu'on le lui vendoit, parce qu'il ne le payoit pas. Il avoit eu ainsi le bien d'un gentilhomme, qui s'étoit défendu quelque temps de passer contrat avec lui, sachant qu'il est dangereux d'avoir affaire à un plus grand seigneur que soi; mais n'ayant pu résister à une force majeure, qui étoit en usage en ce temps-là, il y avoit plus de vingt ans qu'il étoit dépouillé de son bien, sans avoir jamais touché un sou, ni du principal, ni des arrérages. Réduit à la dernière nécessité, il se jeta à genoux devant le Roi, et, le Roi s'étant arrêté pour lui demander ce qu'il avoit, il lui présenta un placet où son affaire étoit déduite en peu de mots. Le Roi, qui aimoit la justice, envoya dire en même temps au maréchal qu'il eût à satisfaire ce gentilhomme, et qu'il ne lui donnoit que huit jours pour cela. Ce commandement lui fut fait justement dans le temps des couches dont je viens de parler, et il est aisé de juger si ceux qui avoient des affaires devant lui n'eurent pas à souffrir de sa méchante humeur. Mais pour l'achever de peindre, il lui arriva le lendemain une autre aventure qui n'étoit pas moins chagrinante. Un gentilhomme qu'il avoit maltraité, et qui étoit ami intime du comte de Fiesque, s'en étant plaint à lui confidemment, le comte lui répondit que c'étoit un vieux cocu, qui en usoit ainsi avec tout le monde, si bien qu'il ne falloit pas s'en étonner; mais que sa femme l'en vengeoit assez, de même que tous ceux qui, comme lui, avoient sujet de lui vouloir du mal. Soit qu'on se plaise à entendre médire de ceux qui nous ont offensé, ou qu'on le fasse seulement par le penchant que nous avons au mal, ce gentilhomme n'eut pas plutôt ouï ces paroles qu'il demanda au comte de Fiesque, qu'il voyoit être bien instruit de toutes choses, de lui spécifier quelques particularités; et le comte ayant eu l'imprudence de le contenter, et même de lui dire que la maréchale étoit actuellement en couche, l'autre s'en alla fort satisfait. Comme son dessein étoit de ne pas laisser tomber cette affaire à terre, il prit de l'encre et du papier, et sa main n'étant pas connue du maréchal, il lui fit part de cet avis, qu'il croyoit bien ne lui devoir pas être fort agréable.
Cette lettre arriva au maréchal par la poste, ce gentilhomme étant allé lui-même à Etampes par la même voie, pour la pouvoir mettre dans la boîte. Le maréchal l'ayant ouverte, il fut fort surpris de voir les nouvelles qu'on lui mandoit, qu'il crut fort vraisemblables, y ayant déjà quelque temps que sa femme faisoit la malade sans que son mal prétendu augmentât ou diminuât. On lui mandoit d'ailleurs que, s'il étoit incrédule, il étoit encore temps de s'en éclaircir, et qu'il n'avoit qu'à demander à voir pour juger qu'on ne lui en vouloit point imposer. Il est aisé de juger de l'effet qu'un pareil avis produisit dans l'âme d'un homme si violent. S'il eût pu se lever, la maréchale n'avoit qu'à se bien tenir; mais, par bonheur pour elle, comme il étoit arrêté par les pieds, cela lui donna le temps de faire réflexion. Ainsi, outre qu'il crut que le moins d'éclat qu'il pourroit faire seroit le meilleur pour lui, il rêva qu'il avoit affaire d'elle pour l'affaire du premier gentilhomme dont j'ai parlé ci-dessus, c'est-à-dire de celui auquel il devoit de l'argent, car c'est la coutume à Paris de ne guère donner d'argent si les femmes ne s'obligent; encore, quelque précaution que l'on y prenne, y est-on souvent attrapé.
Ces deux circonstances ayant donc, non pas apaisé son ressentiment, mais empêché qu'il n'eût des suites aussi fâcheuses que celles qu'il méditoit d'abord, il n'eut garde de demander à voir, comme on lui conseilloit, sachant bien qu'après cela il ne se pourroit empêcher de faire le méchant. Il n'en crut pas moins toutefois; ce qui augmenta encore son soupçon fut que le temps des couches étant écoulé, la maladie de sa femme s'évanouit, et elle vint dans sa chambre comme si de rien n'eût été. D'abord qu'il la vit, il se mit à crier, comme s'il eût été pressé d'une forte douleur, et la maréchale lui ayant demandé ce qu'il avoit: «Eh! Madame, lui dit-il, quand vous avez crié, il n'y a pas longtemps, plus fort que moi, je ne vous ai pas été demander ce que vous aviez, et je vous prie de me laisser en repos.»
Ces paroles, qui disoient beaucoup de choses, sans néanmoins expliquer rien de positif, donnèrent bien à penser à la maréchale. Cependant, pour ne lui rien donner à connoître de ce qui se passoit dans son âme, elle se retira en même temps, et le duc de Longueville l'étant venu voir une heure après, elle lui conta ce qui lui étoit arrivé: ce qui ne les empêcha pas, ni l'un ni l'autre, de recommencer sur nouveaux frais. Le nom du père de l'enfant étoit bien expliqué dans la lettre que le maréchal avoit reçue; ainsi la visite du duc lui fut suspecte, et dorénavant il s'informa, à tous les carrosses qu'il entendoit entrer, qui c'étoit. On lui dit chaque jour que ce duc étoit du nombre de ceux qui visitoient sa femme, et cette assiduité ne lui persuada que trop qu'on lui avoit mandé la vérité.
Cependant, le Roi ayant entrepris de faire la guerre aux Hollandois[247], tout ce qu'il y avoit de gens de qualité songea à suivre un si grand prince, et le duc de Longueville entre autres, qui avoit un régiment de cavalerie. La maréchale le vit partir avec moins de chagrin qu'on n'auroit cru, car il y avoit quelques jours qu'ils s'étoient brouillés, à cause de la comtesse de Nogent[248], qu'on lui avoit dit qu'il aimoit. Il n'y avoit pas beaucoup d'apparence que cela fût, et cette comtesse, qui étoit sœur du comte de Lauzun, n'avoit ni sa taille, ni son air, ni sa beauté; mais, rien n'étant capable de guérir un esprit attaqué de jalousie, elle s'imprima si bien ce soupçon, qu'il passa chez elle pour une vérité. Et à dire vrai, si le tout n'étoit pas véritable, il y en avoit du moins une partie, car il est constant que cette dame aimoit ce jeune prince éperdument, de quoi elle ne s'étoit pu empêcher de donner des marques en plusieurs rencontres.
Quoi qu'il en soit, le Roi ayant fixé le jour de son départ, le duc de Longueville ne se mit pas beaucoup en peine de désabuser la maréchale, et partit sans vouloir un grand éclaircissement avec elle: car il étoit devenu jaloux, de son côté, de ce qu'elle voyoit Bechameil[249], personnage de la lie du peuple, mais qui étoit plus riche que beaucoup de personnes de condition, qualité fort charmante pour elle, surtout quand on étoit libéral. Cependant, quoique le petit bourgeois fût fort passionné, elle n'avoit pas encore répondu à son amour, craignant d'irriter le duc, qui s'étoit si fort déclaré de ne vouloir point de compagnon, qu'elle n'osoit faire voir à l'autre la complaisance qu'elle avoit pour ses richesses.
S'étant séparés de la sorte, ils n'eurent pas grand soin de s'écrire: dont Bechameil profitant, il trouva moyen de se rendre agréable à la maréchale par les offres qu'il lui fit de sa bourse en même temps que de son cœur. Elle refusa néanmoins l'un et l'autre d'abord, craignant que le duc de Longueville n'eût laissé quelqu'un à Paris pour prendre garde à sa conduite; mais ce prince ayant été tué six semaines après son départ, au passage du Rhin[250], elle eut regret d'avoir refusé un homme qui lui pouvoit être utile de plus d'une manière, après la perte qu'elle avoit faite. Tous ceux qui savoient son intrigue avec ce prince trouvèrent étrange qu'elle reçût si indifféremment la nouvelle de sa mort, car elle fut aux Tuileries un jour après, et on l'y vit rire à gorge déployée. La comtesse de Nogent n'en usa pas de même, elle en pensa mourir de douleur[251]; mais comme elle avoit perdu son mari dans la même occasion, ce lui fut un prétexte pour pleurer tout à son aise et sans qu'on y pût trouver à redire.
Bechameil, étant défait d'un rival si dangereux, trouva des facilités à son dessein plus grandes qu'il n'auroit osé espérer: car la maréchale, craignant qu'il ne se fût rebuté par ses refus, le prévint par une lettre fort obligeante. Elle étoit conçue en ces termes:
Lettre de la Maréchale de la Ferté
a M. de Bechameil, secrétaire du Conseil.