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Histoire amoureuse des Gaules; suivie des Romans historico-satiriques du XVIIe siècle, Tome III

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Tout le monde veut que j'aye beaucoup perdu en perdant le duc de Longueville, et qu'il m'aimoit assez pour le devoir regretter. C'est une étrange chose qu'on veuille être plus savant dans mes affaires que moi-même, comme si je ne savois pas mieux que personne ce qui me regarde. Il est vrai, j'ai fait une grande perte, mais ce n'est pas celle-là; et si vous voulez que je vous parle franchement, c'est de ne vous plus voir depuis quelques jours. Je ne sais à quoi l'attribuer, si ce n'est que je n'ai pas topé à tout ce que vous vouliez; mais enfin, est-il honnête qu'on se rende sitôt? et, parce que je suis de la cour, faut-il que vous me traitiez comme les autres femmes de la cour, qui sont bien aises de commencer une intrigue par la conclusion? Je ne suis point de celles-là, et quand vous ne devriez point être de mes amis, je ne me repens point de ne leur point ressembler.

Bechameil étoit trop intelligent pour ne pas expliquer ce billet comme il faut; et, en prenant le bon et laissant le mauvais, il s'arma d'une bourse où il y avoit quatre cents pistoles, parce que, comme le temps lui étoit cher, il ne le vouloit pas perdre en paroles inutiles. Il s'en fut à l'hôtel de La Ferté avec un bon secours, et, pour abréger toutes choses: «Madame, dit-il à la maréchale, je viens d'apprendre que vous perdîtes hier quatre cents pistoles sur votre parole, et comme les personnes de qualité n'ont pas toujours de l'argent, je vous les apporte, afin que vous ne soyez pas en peine où les chercher.» La maréchale entendit bien ce que cela vouloit dire, mais, trouvant que ce seroit se donner à trop bon marché à un petit bourgeois comme lui: «Je ne sais pas, Monsieur, lui répondit-elle, qui vous a pu dire cela; mais il ne vous a dit que la moitié de mon malheur: j'en perdis huit cents, et si vous pouviez me les prêter, vous m'obligeriez.—Huit cents pistoles, Madame! répliqua-t-il; c'est une somme considérable dans le siècle où nous sommes; mais n'importe, c'est un effort qu'il faut faire pour vous; prenez toujours ce que je vous offre, et je vous ferai mon billet du reste, si vous ne vous fiez pas à ma parole.»

Il dit cela de si bonne grâce, que la maréchale jugea à propos de lui faire crédit jusqu'au lendemain, et lui ayant dit fort honnêtement que tout étoit à son service, il commença, pour l'en remercier, à lui baiser la main. Elle lui offrit ensuite le visage, et le bonhomme s'y arrêtant un peu plus que de raison: «Eh quoi! monsieur, lui dit-elle, est-ce que vous n'osez rien faire davantage jusqu'à ce que vous m'ayez payée? Que cela ne vous arrête pas; votre parole, comme je vous l'ai dit, est de l'argent comptant pour moi, et je voudrois bien que vous me dussiez davantage.»

Apparemment elle parloit de la sorte craignant que le bonhomme ne se ravisât, et que, faute de prendre sa marchandise, il ne se crût pas obligé de la payer: car elle n'étoit pas si affamée de la sienne que ce fût par le désir d'en tâter qu'elle vouloit hâter la conclusion. Quoi qu'il en soit, Bechameil, sans être surpris de ce discours, qui en auroit peut-être surpris un autre: «Patience, Madame, lui dit-il, toutes choses viennent en leur temps, et Paris n'a pas été fait en un jour. J'ai cinquante-cinq ans passés, et à mon âge on ne court pas la poste quand on veut.» Ces raisons étoient trop belles et trop bonnes pour y trouver à redire, et, lui ayant donné tout le temps qu'il désiroit, il arriva où il vouloit aller par les formes. La dame, qui ne vouloit pas qu'il s'en allât mécontent, lui dit que les gens de son âge étoient admirables; qu'il n'y avoit que de la brutalité dans la jeunesse, et qu'en vérité elle vouloit qu'il lui donnât, le plus souvent qu'il pourroit, une heure ou deux de son temps. Le bonhomme, qui aimoit le plaisir, pourvu qu'il ne fût pas nuisible à sa santé, croyant qu'elle lui demandoit un rendez-vous pour le lendemain, s'excusa sur quelques affaires qu'il avoit au Conseil, mais il lui envoya les quatre cents pistoles restantes, et pour remercîment desquelles elle jugea à propos de lui adresser la lettre suivante:

Lettre de la Maréchale de la Ferté
a Bechameil.

Quoiqu'il y ait beaucoup de plaisir à voir les louis d'or au soleil[252] que vous m'avez envoyés, vous croirez ce que vous voudrez, mais ils me toucheroient encore davantage si je les avois reçus de votre main. Quoi qu'il en soit, mon déplaisir est qu'il faut que je m'en défasse et que je ne les puisse garder, pour vous montrer que je fais cas de tout ce qui vient de vous. J'en mourrois de douleur, si ce n'est que j'espère que je ne serai pas toujours malheureuse, et que, de votre côté, vous renouvellerez souvent ces mêmes marques d'amitié, qui me seront toujours fort chères. Vous auriez tort d'en douter, puisqu'à l'âge que vous avez vous n'êtes pas à savoir qu'on fait toujours cas de ce qui vient de la personne aimée.

«Comment, morbleu! s'écria Bechameil en recevant cette lettre, a-t-elle envie de me ruiner, et est-ce à cause que je suis vieux qu'elle veut que je la paye si grassement?» Cette réflexion, joint à cela que ses nécessités n'étoient pas trop pressantes, firent durer les affaires qu'il avoit au Conseil trois jours plus qu'elles n'auroient fait sans cela. Mais ce temps-là étant expiré, il voulut aller voir si l'argent qu'il avoit donné ne lui vaudroit pas du moins une seconde visite. La première parole que lui dit la maréchale, en le voyant, fut celle-ci: «Ah! monsieur, je suis née pour être toujours malheureuse, je perdis hier encore cinq cents pistoles!» Par bonheur pour elle, elle étoit si belle ce jour-là que, quoique le compliment ne lui plût pas, il ne laissa pas de lui faire cette réponse: «Eh bien! Madame, il ne s'en faut pas désespérer, et vous avez encore des amis qui ne vous abandonneront pas pour si peu de chose.» La maréchale, ne doutant point que cela ne voulût dire qu'il les lui alloit donner à l'heure même, ou du moins qu'il les lui enverroit une heure après, lui donna toutes les marques de reconnoissance dont elle se put aviser; cependant, étant survenu compagnie, elle rompit les mesures qu'elle auroit pu prendre avec lui pour son payement, de sorte que, s'en étant allé avec les autres, pour quelques affaires qu'il avoit, ou peut-être de dessein prémédité, il oublia ce qu'il avoit promis. Il y eut un peu de malice à lui en faisant cela, et il commençoit à se lasser d'acheter ses bonnes grâces si cher; mais, comme ce n'étoit pas son compte, elle lui écrivit un nouveau billet par lequel elle le faisoit ressouvenir de sa promesse. Il lui envoya son argent, mais il l'accompagna de cette réponse:

Lettre de Bechameil
a la Maréchale de la Ferté.

On ne fait le bail des fermes que de neuf ans en neuf ans, et le payement s'en fait de quartier en quartier, par avance. Je vous en parle comme savant, y ayant bonne part, dont je ne me repens point, parce que cela m'a appris à vivre. Comme je suis donc un homme d'ordre, je vous dirai qu'il n'y auroit pas moyen d'avoir commerce avec vous, si je ne savois comment il nous faut vivre ensemble. Je ferai un bail de votre ferme quand il vous plaira, j'en fixerai le prix et le temps du payement; mais après cela, n'ayez rien à me demander: autrement il n'y auroit pas moyen d'y subvenir, et vous m'enverriez bientôt à l'hôpital.

Cette lettre ne plut point à la maréchale, qui s'attendoit qu'elle pourroit fouiller dans sa bourse toutes et quantes fois qu'elle voudroit; et comme si la marchandise qu'elle lui donnoit eût valu son argent, peu s'en fallut qu'elle ne lui écrivît des reproches. Elle laissa passer quelques jours sans rien dire, pour voir s'il ne reviendroit point; mais enfin, craignant de le perdre, elle lui écrivit ces paroles:

Lettre de la Maréchale de la Ferté
a Bechameil.

Je m'étonne que vous vous plaigniez de moi, puisque je ne vous ai encore rien dit ni fait qui vous puisse désobliger. Si nous avons des affaires ensemble, il faut se voir pour les régler, et vous ne trouverez pas que je résiste à tout ce qui sera raisonnable. Mais il y a des années entières qu'on ne vous a vu, et c'est ainsi qu'on en use quand on veut faire une querelle d'Allemand à une personne.

«Quelle querelle d'Allemand! s'écria Bechameil quand il eut lu cette lettre; et ce n'est donc rien, à son compte, que quatorze mille trois cents livres en huit jours de temps? Si cela duroit il n'y auroit pas moyen d'y fournir, et j'aurois beau pressurer le peuple, jamais je ne me pourrois récompenser d'une telle perte.» Il dit encore plusieurs choses sur le même ton; après quoi, prenant son manteau[253] et ses gants, il s'en vint chez elle tout en colère. Cependant, ayant eu le temps de s'apaiser un peu en chemin: «Madame, lui dit-il en arrivant, je viens voir si nous conviendrons de prix, et je vous mettrai ma hausse[254] tout d'un coup. Je vous donnerai dix mille écus tous les ans, et c'est à vous à voir si vous vous en voulez contenter.—C'est bien peu de chose pour moi, lui répondit la maréchale, et j'en joue quelquefois autant en un jour; que ferai-je donc le reste du temps?—Quoi! Madame, s'écria Bechameil, ne sauriez-vous vivre sans jouer?—Non, Monsieur, lui répondit-elle, cela m'est impossible.» Elle auroit pu ajouter: «aussi bien que de faire l'amour»; mais elle jugea plus à propos de le laisser penser que de le dire elle-même.

Bechameil, tout amoureux qu'il étoit, étoit encore plus intéressé: ainsi, cette réponse ne lui ayant pas plu, il hocha la tête, ce dont la maréchale s'étant aperçue, elle fit ce qu'elle put pour le radoucir, n'ayant point d'envie du tout de le perdre. Elle lui dit donc qu'afin que tout le monde vécût, il lui donnât vingt mille écus: mais, s'étant récrié à cette proposition, il dit tout résolûment qu'il ne passeroit pas d'un denier les dix mille qu'il avoit offerts, et que c'étoit à elle à se résoudre. La maréchale, le voyant si obstiné, fut obligée de s'en contenter; mais elle voulut un pot-de-vin, disant qu'on ne faisoit jamais de marché de conséquence qu'il n'y en eût un. Bechameil n'eut rien à dire à cela, et, étant convenu d'en donner un de deux mille écus, il fallut qu'il comptât le lendemain douze mille cinq cents livres: car elle voulut avoir un quartier d'avance, disant qu'il avoit si bien reconnu lui-même que c'étoit la coutume, qu'il en avoit fait mention dans sa lettre. Il eut bien de la peine à se défaire tout d'un coup de cette somme, principalement en ayant donné deux autres assez considérables il n'y a pas longtemps; mais, faisant réflexion qu'il auroit trois mois devant lui sans qu'elle lui pût rien demander, il fit cet effort sur son inclination, ce qui n'étoit pas une des moindres marques qu'il lui pouvoit donner de son amour.

Ces trois sommes lui servirent pour jouir du corps de cette dame, car, pour le cœur, il étoit en ce temps-là au comte de Tallard[255], qui ne le garda guère néanmoins, son talent étant de plaire plutôt aux hommes qu'aux dames. Je ne saurois dire qui prit sa place, car il y en eut tant qu'elle traita comme si elle les eût aimés, que je me pourrois méprendre si je disois qu'elle eût un favori.

Cependant, le vieux maréchal restoit toujours au lit à crier les gouttes. Il avoit rendu grâces au ciel de ce qu'il l'avoit défait du duc de Longueville, espérant que, selon le proverbe italien qui dit: Morte la bête, mort le venin, on ne songeroit plus dans le monde à ce qui s'étoit passé. Il sembloit même qu'il en avoit perdu le souvenir; car, quand elle alloit dans sa chambre, il ne l'appeloit plus que m'amour et mon cœur, au lieu que ce n'étoit pas toujours auparavant le nom qu'il lui avoit donné. Mais, pour lui donner une nouvelle mortification, on lui vint dire que le duc de Longueville avoit laissé un bâtard et que le Roi le faisoit légitimer[256]. Il n'osa demander qui en étoit la mère; mais celui qui lui disoit cette nouvelle le tira de peine, ou, pour mieux dire, le jeta dans une plus grande, en apprenant qu'on ne la nommoit point, et qu'il falloit par conséquent que ce fût quelque femme mariée.

La maréchale étant venue quelque temps après dans sa chambre, il ne lui dit plus de douceurs, et au contraire il la salua d'un Corbleu! qui étoit l'ornement ordinaire de son discours. Elle en fut quitte pour lui laisser passer tout seul sa méchante humeur, et fut s'en consoler avec Bechameil, qui lui apportoit un quartier de sa pension. C'étoit merveilles comme cet homme, qui étoit glorieux comme le sont ordinairement les gens de rien, s'accoutumoit à lui voir faire mille coquetteries en sa présence; car enfin il faut savoir qu'il alloit mille gens chez elle, et que tous les jours devant lui elle faisoit mille choses qui lui devoient faire connoître ce qu'elle étoit. Mais enfin, le plaisir qu'il avoit de s'entendre dire que sa maîtresse étoit la femme d'un maréchal de France lui faisoit passer par-dessus beaucoup de choses. D'ailleurs, elle lui faisoit accroire que, s'il y avoit quelque apparence contre elle, son fond ne laissoit pas d'être réservé pour lui. Mais enfin, après avoir pris plusieurs fois ces excuses pour argent comptant, il s'aperçut qu'elle le donnoit à d'autres pour le faire valoir, ce qui le mit en si grande colère, qu'il lui écrivit cette lettre:

Lettre de Bechameil
a la Maréchale de la Ferté.

Je romps le bail que j'avois fait avec vous, parce que vous manquez aux clauses et conditions que nous y avons apposées. Vous vous étiez obligée de ne donner votre cœur qu'à moi, et cependant il faut que je partage avec un nombre infini de gens dont vous vous encanaillez tous les jours. Ainsi, n'y pouvant trouver l'émolument que je m'étois promis, je me dessaisis de la part que j'y avois, au profit de qui il vous plaira, ou, pour mieux dire, du premier venu. Quoi faisant, j'appliquerai dorénavant mes dix mille écus à une terre que je labourerai tout seul.

Cette lettre chagrina fort la maréchale. Une somme si considérable lui étoit fort utile, joint à cela qu'elle trouvoit moyen, de temps en temps, d'arracher encore quelques présents de lui. Et, à la vérité, elle avoit lieu d'avoir du chagrin, car les affaires de son mari commençoient à aller si mal, que lui, qu'on avoit estimé le plus riche de Paris, ne subsistoit plus que par le moyen des bienfaits qu'il tiroit de la cour, et des lettres d'Etat[257] qu'il étoit obligé de prendre. Elle fit donc ce qu'elle put pour le faire revenir: mais, soit qu'il vît bien qu'il ne devoit pas se fier à sa parole qu'elle lui donnoit d'en mieux user dorénavant avec lui, ou qu'il commençât à s'en dégoûter, il ne voulut jamais rentrer en commerce.

Comme, de tous ceux qu'elle voyoit, il n'y en avoit point qui fût assez dupe pour fournir à l'appointement, ce fut à elle après cela à retrancher sa dépense, ce qui lui fit bien mal au cœur. Son mari étant venu à mourir[258] peu de temps après, ce fut encore tout autre chose, et les pensions qu'il avoit ne venant plus, il fallut qu'elle se réduisît au petit pied. Pour rendre sa fortune meilleure, elle s'avisa alors, non pas de jouer, car elle n'en avoit plus le moyen, mais de donner à jouer chez elle au lansquenet, afin que, par le moyen d'une certaine rétribution qu'elle en tiroit, cela la pût consoler de tant de pertes survenues en si peu de temps. Comme tout le monde y étoit bien venu pour son argent, les fripons y furent comme les honnêtes gens; et un nommé Du Pré, qui étoit du premier rang, lui ayant insinué qu'il n'y avoit que manière en ce monde de se tirer d'affaire, on n'y joua pas plus sûrement que dans tous les autres endroits de Paris, où c'est autant de coupe-gorge. Cela ayant été reconnu de la plupart de ceux qui n'étoient pas du calibre de Du Pré, on cessa d'y aller, et, l'avantage qui lui en revenoit ayant cessé par conséquent, elle fit venir dans sa maison un certain nombre de femmes choisies, afin que les jeunes gens, attirés par le bruit de leur beauté ou de leur esprit, fussent induits à la venir voir. Cependant elle y établit un jeu épouvantable, où toutes sortes de friponneries furent mises en usage, pour lui donner de quoi subsister. Ses parties furent dressées particulièrement contre les étrangers de qualité, qui, n'ayant pas encore pris langue, se croyoient trop heureux de se venir ruiner chez elle. Une de ses plus confidentes parmi toutes ces dames fut la marquise de Royan[259], et il est inconcevable combien elles en firent avaler toutes deux à toutes sortes de gens. Cependant un officier suisse qui y avoit perdu le fonds et le tréfonds, et qui avoit remarqué quelque chose, en fit grand bruit; mais comme il avoit affaire à des gens de qualité, et que ses amis l'avertirent qu'il y alloit encore pour lui de la bastonnade s'il s'amusoit à faire les contes qu'il faisoit, il prit un autre parti, qui fut de faire imprimer des placards, et de les afficher aux portes de Paris, par lesquels il donnoit avis à tous ceux qui arrivoient en cette grande ville de se donner de garde de cette maison.

Pour faire connoître cette marquise de Royan à ceux qui pourroient peut-être n'en avoir jamais ouï parler, il faut savoir qu'elle est fille du feu duc de Noirmoutier, lequel, ayant mangé son bien, laissa sa famille dans une si grande pauvreté, qu'elle étoit sans doute digne de commisération. Cette fille, n'ayant donc rien pour être mariée, se voyoit réduite à entrer dans un couvent, ce qui n'étoit guère selon son inclination, quand le comte d'Olonne, qui étoit de même maison qu'elle, en devint amoureux. Il essaya pendant quelque temps de s'en faire aimer; mais n'étant pas assez agréable pour y réussir, il s'avisa de lui proposer le mariage du chevalier de Royan son frère[260], si elle vouloit s'humaniser davantage. Or, ce chevalier étoit tout ce qu'il y avoit de plus horrible dans la nature, et pour le corps et pour l'esprit; car, quoiqu'il ne fût ni bossu ni tortu, il avoit plutôt l'air d'un bœuf que d'un homme. D'ailleurs, il étoit tellement plongé dans toutes sortes de débauches, que les honnêtes gens ne le vouloient pas hanter. Mais quelque désagréable qu'il pût être, un couvent l'étant encore plus à cette fille, elle se résolut non seulement de l'épouser, mais encore d'avoir de la reconnoissance pour le comte d'Olonne. Par ce moyen, ce comte parvint à ce qu'il désiroit, et qui plus est, avant que de signer une donation qu'elle faisoit à son frère de tout son bien en faveur de ce mariage, il voulut qu'elle lui accordât ce qu'elle lui avoit promis: ce qui fut fait en tout bien et en tout honneur.

Voilà comment le comte d'Olonne, ayant peur qu'il ne cessât d'y avoir des cocus dans sa race, y donna ordre lui-même. Cependant, cette dame, après avoir si bien commencé dans le chemin de la vertu, s'y perfectionnoit tous les jours de toutes façons, de sorte que pour le jeu et pour la galanterie elle ne le cédoit à personne, quoiqu'elle eût été élevée sous l'aile d'une mère qui lui avoit donné d'autres leçons[261]. Le comte d'Olonne, qui avoit eu affaire de sa femme pour ce mariage, s'étoit raccommodé avec elle et avec toute sa famille, et cela avoit été cause que la marquise de Royan avoit fait une coterie si particulière avec la maréchale de La Ferté, qu'on ne les voyoit plus l'une sans l'autre. Du Pré, dont j'ai parlé ci-dessus, leur voyant à toutes deux de si bonnes inclinations, leur servit de pédagogue pour leur apprendre à filer les cartes et tous les autres tours de souplesse, dans lesquels il étoit extrêmement savant. Cependant ce métier-là n'étant pas le meilleur du monde, parce qu'il y a trop de gens qui s'en mêlent et que chacun commence à s'en défier, la maréchale, qui n'avoit plus personne qui l'empêchât de voir sa sœur, se servit de l'occasion qu'elle en avoit pour tâcher de lui dérober Fervaques.

Il est impossible de dire tout ce qu'elle fit pour cela; non pas, comme il est à croire, qu'elle eût envie de sa personne, car elle n'est pas trop ragoûtante, mais pour avoir part à sa fortune. En effet, il lui faisoit mal au cœur de voir que sa sœur, qui étoit plus âgée qu'elle de plusieurs années, et qui n'avoit pas meilleure réputation, eût une bourse comme la sienne à son commandement, pendant qu'elle manquoit de toutes choses: car il faut savoir que Fervaques, par un excès de passion, ou pour mieux dire de folie, lui avoit fait plusieurs présents considérables, et entre autres d'une belle maison qu'il avoit dans la rue Coq-Héron. On eut peine à croire qu'il eût été assez fou pour cela, quoique le bruit en courût par tout Paris; mais la comtesse d'Olonne se faisant honneur de ce présent, qui étoit cependant une marque de la continuation de sa bonne vie, elle ne voulut pas que personne en doutât davantage. C'est pourquoi, la maison étant à louer, elle fit mettre à l'écriteau que c'étoit à elle qu'on devoit venir pour convenir du prix.

La chose étant rapportée à madame de Bonnelle, qui ne l'aimoit déjà pas trop, elle envoya en plein jour arracher cet écriteau; mais la comtesse d'Olonne en fit remettre un autre, et voilà tout le bruit qu'elle en fit. Elle n'en usa pas si modérément avec sa sœur, qui, comme j'ai dit, lui vouloit enlever Fervaques: car elles se prirent si bien de paroles, qu'elles se dirent toutes leurs vérités. On trouva cela fort vilain pour des femmes de qualité, et encore pour deux sœurs. Cependant cela n'étoit pas extraordinaire, et il étoit arrivé la même chose à quelques autres que je nommerois bien si cela étoit de mon sujet. Quoi qu'il en soit, la maréchale fut bientôt sur le pied de s'entendre dire de pareilles pauvretés, et le duc de La Ferté, son fils[262], homme adonné, s'il en fut jamais, à toutes sortes de débauches, fut lui-même de ceux qui ne la ménagèrent pas. Elle avoit quelque chose à démêler avec lui pour quelques intérêts; aussi lui, qui n'avoit pas trop de bien pour fournir à ses désordres, ne pouvant souffrir qu'elle lui demandât un douaire et des conventions, commença ses litanies par lui dire si, après avoir ruiné son père, elle vouloit encore lui ôter ce qui lui restoit. La maréchale, n'étant pas demeurée court, comme de raison, à ces reproches, lui dit que c'étoit bien à lui de parler, lui qui étoit non-seulement le mépris de toute la cour, mais encore de toute la ville. C'étoit la pure vérité; mais comme toutes sortes de vérités ne sont pas bonnes à dire, il ne put souffrir celle-là, et lui répliqua que si ce n'étoit pas à lui à parler, c'étoit encore moins à elle, qui étoit une vieille p...... Là-dessus, il lui dit le nom de tous ceux qui avoient eu affaire à elle, et il en nomma jusqu'à soixante-douze, chose incroyable, si tout ce qu'il y a de gens à Paris ne savoient que je ne rapporte rien que de vrai. La maréchale lui dit d'abord de parler de sa femme[263], et qu'il y avoit plus à reprendre sur elle que sur qui que ce soit; mais le duc de la Ferté lui ferma la bouche en lui disant qu'il savoit bien qu'il étoit cocu, mais que cela n'empêchoit pas que son père ne l'eût été en herbe, en gerbe et après sa mort.

Ce furent ses propres termes, qui désolèrent tellement la maréchale, qu'elle se prit à pleurer. Mais elle avoit affaire à un homme si tendre, qu'au lieu d'en être touché, il n'en fit que rire. Cette comédie s'étant passée de la sorte, la maréchale alla se plaindre au comte d'Olonne, chez qui elle savoit qu'il alloit souvent. «Vous n'avez que ce que vous méritez, lui répondit alors le comte; et après avoir voulu tâter, comme vous avez fait, du sceptre jusqu'à la houlette, comment voulez-vous que vos affaires ne soient pas publiques?» Il lui fit ce reproche parce qu'il se ressentoit du passé; mais, après s'être donné ce petit contentement, il lui promit que cela n'empêcheroit pas qu'il ne fît correction à son fils. En effet, l'ayant vu une heure après, il lui dit qu'il avoit tous les torts du monde d'avoir parlé à sa mère comme il avoit fait; qu'à son âge, il n'étoit pas à savoir que rien ne le pouvoit dispenser du respect qu'il lui devoit; qu'aussi croyoit-il que cela ne lui étoit arrivé qu'après être soûl, autrement qu'il ne sauroit qu'en dire.

Il y avoit apparence que le duc de La Ferté alloit chercher quelque excuse pour colorer une si grande faute, et même qu'en ayant la dernière confusion, il prendroit le parti de la nier; mais, sans s'en s'étonner aucunement: «Il est vrai, lui répondit-il, j'étois soûl, et c'est de quoi elle a été fort heureuse, car sans cela je lui aurois bien dit d'autres vérités... J'ai une liste fidèle de tous les tours qu'elle a faits; et, jusqu'au collier de perles qu'elle a fait escroquer à monsieur de Dreux[264], conseiller au grand Conseil, par le chevalier de Lignerac[265], rien ne m'est inconnu.» Le comte lui demanda s'il n'avoit point de honte de parler comme cela de sa mère; mais, quelque réprimande qu'il lui fît, il lui fut impossible de lui faire entendre raison.

Comme il ne se passe guère de choses dans le royaume que le Roi ne sache, on lui donna bientôt le divertissement de cette comédie, qui lui inspira un si grand mépris pour cette maison, qu'il ne se put empêcher de le montrer. Mais le duc de La Ferté, qui savoit bien qu'il étoit déjà perdu de réputation auprès de lui, ne s'en mit guère en peine, non plus que la maréchale, laquelle continue toujours à mener la même vie; de sorte que je pourrai une autre fois vous apprendre la suite de son histoire, aussi bien que celle de madame de Lionne: supposé néanmoins qu'elles trouvent toujours des gens qui veuillent d'elles, ou qu'elles ne se convertissent pas.

NOTES.

[224] Voy. tome 1, pp. 5, 83, et t. 2, p. 403.

[225] Voy. le tome 1, pp. 5, 83, et le t. 2, p. 403.

[226] Voy. le tome 1, p. 5, 7, 36.

[227] C'est-à-dire «Il dépensa tout ce qu'il avoit pour acheter des habits élégants.»

[228] Le maréchal de La Ferté n'étoit pas gouverneur de la Lorraine; mais il avoit, en Lorraine, les gouvernements des pays et évêchés de Metz et de Verdun, puis des villes et citadelles de Metz et de Moyenvic.

[229] Il est noir. (Note du texte.)

[230] Le marquis de Beuvron étoit lieutenant général de Normandie et gouverneur du vieux palais de Rouen.

[231] Conf. t. 2, p. 443.

[232] A chaque instant, sous le moindre prétexte, on faisoit partir pour l'Amérique les femmes publiques. (Voy. t. 2 pp. 123 et 136.)

[233] Fils de Noël de Bullion, seigneur de Bonnelle, et de mademoiselle de Prie, Charlotte de Toussy. (Voy. t. 1, p. 82-83.)

[234] Mademoiselle de La Ferté, Catherine-Henriette de Senneterre (Saint-Nectaire), se maria en effet dans la maison de Bullion, à laquelle appartenoit le marquis de Fervaques. Elle épousa François de Bullion, marquis de Longchêne, cousin-germain de Fervaques, qui mourut sans alliance. Mademoiselle de La Ferté, née en 1662, étoit bien jeune, on le voit, au temps où madame d'Olonne avoit si fort à cœur de la marier.

[235] Alphonse Noël, marquis de Fervaques, fut en effet gouverneur des pays et comtés du Maine, Laval et Perche, mais après 1669, époque où le duc de Tresme occupoit encore cette charge. Il fut aussi capitaine lieutenant des chevau-légers de la Reine.

[236] Voy. tome 1, p. 82, 265.

[237] Charles-Denys de Bullion devoit, en effet, après la mort de son frère, qui ne laissa pas de postérité, hériter de tous les biens de la famille. Il fut prévôt de Paris et gouverneur du Maine.

[238] Voy. t. 2, p. 402-403. Le duc de Longueville étant né en 1649, il semble que nous soyons à peine arrivés à l'année 1669; il y a ici une contradiction avec ce qui est dit deux pages plus haut, où l'on montre M. de Fervaques gouverneur du Maine.

[239] Jean-Louis de Fiesques, comte de Lavagne, fils de Charles-Léon, comte d'Harcourt, et de Gilonne d'Harcourt, veuve du marquis de Piennes. C'est à lui que Louis XIV fit donner par les Génois une somme de 300,000 fr. pour le dédommager de la confiscation faite, au XVe siècle, du comté de Lavagne.

[240] Var.: Edit. 1754: effronterie.

[241] Antoine Ruzé, marquis d'Effiat, chevalier des ordres du Roi, premier écuyer de Philippe, duc d'Orléans. Il fit partie du conseil de régence pendant la minorité de Louis XV. Né en 1638, il mourut en 1719, sans laisser de postérité. Cf. t. 2, p. 406.

[242] Mademoiselle de Fiennes étoit fille d'un fils de la nourrice de la reine d'Angleterre, lequel avoit épousé, à vingt-deux ans, une dame d'atours de cette reine. Madame de Fiennes avoit quarante ans au moment où elle se maria ainsi par amour; et mademoiselle de Montpensier, qui avoit tant de raisons pour n'être pas sévère, lui reproche cette folie qui l'a faite «belle-fille de madame la nourrice, belle-sœur de toutes ses femmes de chambre, et femme d'un jeune homme de vingt-deux ans, sans bien, sans charge, parce qu'il est beau et bien fait.» Elle la blâme ensuite de n'avoir déclaré son mariage que quand elle étoit prête d'accoucher de cette fille dont il est ici question.

[243] L'hôtel de La Ferté faisoit l'admiration de Paris. Isolé, entouré de quatre rues, il étoit «le seul à Paris qui fût de cette manière», dit Sauval. Sa grande galerie, sa chapelle, la plus grande de toutes celles qui étoient dans des palais ou des hôtels particuliers, sa grande basse-cour, son écurie, voûtée, soutenue par deux rangs de colonnes et assez grande pour recevoir quatre-vingts chevaux, sa grande serre d'orangers, faisoient qu'on disoit à Paris: Senneterre-la-Grande. Non-seulement, dit encore Sauval, toutes ces pièces sont grandes, mais encore il n'y a point de maison à Paris où on les rencontre toutes ensemble d'une grandeur si considérable. Sa galerie est bordée de tableaux où Perrier, Mignard, Hyacinthe et Evrard ont peint une partie de l'histoire d'Aminthe. Le maréchal de La Feuillade acheta dans la suite cet hôtel, et c'est sur l'emplacement qu'il occupoit que fut construite la place des Victoires.

[244] La promenade du Cours-la-Reine avoit perdu en partie sa vogue, et le beau monde alloit alors beaucoup du côté de la porte Saint-Antoine: les allées de Vincennes, d'un côté, et, d'un autre, un boulevard qui commençoit à s'ouvrir et qui devoit plus tard s'étendre jusqu'à la porte Saint-Honoré, en passant par les portes Saint-Martin et Saint-Denis, attiroient la foule en été.

[245] Voy. le texte des pages 409 et suivantes, et la note, p. 411, t. 2.

[246] La terre de la Loupe donnoit son nom à la branche de la famille d'Angennes à laquelle appartenoient et madame d'Olonne et madame de la Ferté.

[247] En 1672.

[248] Sœur de Lauzun. Voy. t. 2, passim, et ci-dessous, p. 322.

[249] Louis de Bechameil, marquis de Nointel, né vers 1617, étoit alors conseiller au Parlement et secrétaire du Conseil; il devint plus tard, en 1674, maître des requêtes ordinaires de l'hôtel du Roi. Il fut aussi intendant de Bretagne.

[250] Voy. ci-dessus t. 2, p. 412.

[251] Madame de Nogent, sœur de Lauzun, n'étoit pas la seule des femmes qui formoient une sorte de cour auprès du jeune duc de Longueville. Madame de Thianges, madame d'Uxelles et beaucoup d'autres, dit Mademoiselle de Montpensier, étoient fort de ses amies. (Voy. ci-dessus t. 2, p. 412-413, note.)—Diane-Charlotte de Caumont-Lauzun, née en 1632, étoit mariée depuis neuf ans environ (28 avril 1663) à Arnauld de Bautru, comte de Nogent. Elle avoit quarante ans à l'époque du voyage de Flandre. Elle vécut jusqu'en 1720, atteignant ainsi sa quatre-vingt-huitième année.

[252] Les louis, les écus au soleil, étoient des pièces de monnoie d'or marquées d'un soleil. On connoît le vers de Régnier:

Je fis, dans un escu, reluire le soleil.

[253] Le manteau étoit une des parties obligées du costume. On le portoit en été, dit Furetière, par ornement, comme en hiver pour se garantir du froid et de la pluie. Les gens de robe, comme Bechameil, et les gens d'église, portoient le manteau long.

[254] Terme de partisan, pour dire enchère. (Note du texte.)

[255] Voy. ci-dessus, p. 228.

[256] Voy. ci-dessus, t. 2, p. 411, note 340. Le Roi fut heureux de l'occasion qui se présenta de légitimer un enfant sans nommer la mère. Ce fut pour lui un précédent dont il devoit s'autoriser. Mademoiselle de Montpensier n'en fait pas mystère: «Pendant que j'étois sur le chapitre de M. de Longueville, dit-elle (édit de Maëstricht, t. 6, p. 360), j'ai oublié de dire qu'il déclara un bâtard qu'il avoit au Parlement, afin de le rendre capable de posséder le bien qu'il lui voudroit donner: on ne nomma pas la mère. Comme il faut pour cela des lettres patentes du Roi, elles furent accordées sans peine. On déclara alors M. du Maine et mademoiselle de Nantes; je ne me souviens pas si M. le comte de Vexin et mademoiselle de Tours le furent en même temps. La mère du chevalier de Longueville étoit une femme de qualité dont le mari étoit vivant. Il disoit à tout le monde, dans ce temps-là: «Ne savez-vous point qui est la mère du chevalier de Longueville?» Personne ne lui répondoit, quoique tout le monde le sût.»

[257] Les lettres d'Etat étoient celles que le Roi donnoit aux ambassadeurs, aux officiers de guerre et à tous ceux qui sont absents pour le service de l'Etat. Elles portoient surséance de toutes les poursuites qu'on pouvoit faire en justice contre eux. Elles ne s'accordoient que pour dix mois; mais, dit Furetière, qui fait d'une définition une satire politique, on les renouvelle tant que le prétexte dure.

[258] Le pamphlet marche, on le voit, assez vite. La mort du duc de Longueville, dont nous ne sommes pas encore bien éloignés, est de 1672. Nous sommes maintenant amenés à la mort du maréchal de La Ferté. Le maréchal mourut le 27 septembre 1681, âgé de quatre-vingt-un ans.

[259] Yolande-Julie, fille de Louis II de La Trémouille, premier duc de Noirmoutier, et de Renée-Julie Aubery, qu'il avoit épousée en 1640, épousa, le 31 décembre 1675, François de la Trémouille, marquis de Royan, grand sénéchal de Poitou et gouverneur de Poitiers. Celui-ci étoit fils de Philippe de La Trémouille, et, par conséquent, frère de ce Louis de La Trémouille, comte d'Olonne, qui avoit épousé la sœur de la maréchale de La Ferté.

[260] Voy. la note précédente.

[261] La mère de madame de Royan étoit Renée-Julie Aubery, à qui les chansons n'ont guère reproché que d'avoir désiré l'honneur du tabouret chez la Reine, c'est-à-dire le titre de duchesse. Elle mourut en 1679, quatre ans après le mariage de sa fille. (Cf. Dictionnaire des Précieuses, t. 2, p. 139.)

[262] Henri-François de Saint-Nectaire, né le 23 janvier 1657, duc par la démission de son père, agréée par le Roi le 8 janvier 1678. Colonel d'un régiment d'infanterie, puis brigadier, puis maréchal de camp et enfin lieutenant général; il fut aussi gouverneur de Metz et pays Messin, ville et évêché de Verdun, Vic et Moyenvic, aussi par la démission du maréchal son père. Le duc de La Ferté, qui avoit épousé, le 18 mars 1675, Marie-Isabelle de La Mothe-Houdancourt, fille du maréchal de ce nom, mourut le 1er août 1703, âgé seulement de quarante-six ans.—Cf. t. 2, p. 424.

[263] Voy. la note précédente.

[264] Joachim de Dreux étoit conseiller au Grand Conseil depuis l'année 1681. Il étoit docteur de Sorbonne et avoit été chanoine de l'Eglise de Paris.

[265] Voy. ci-dessus, et t. 2, p. 420.

Cul-de-lampe

LA FRANCE

DEVENUE

ITALIENNE

AVEC LES AUTRES DÉSORDRES
DE LA COUR.

LA FRANCE
DEVENUE
ITALIENNE

AVEC LES AUTRES DÉSORDRES
DE LA COUR[266].


La facilité de toutes les dames avoit rendu leurs charmes si méprisables à la jeunesse, qu'on ne savoit presque plus à la cour ce que c'étoit que de les regarder; la débauche y régnoit plus qu'en lieu du monde, et quoique le Roi eût témoigné plusieurs fois une horreur inconcevable pour ces sortes de plaisirs, il n'y avoit qu'en cela qu'il ne pouvoit être obéi. Le vin et ce que je n'ose dire étoient si fort à la mode qu'on ne regardoit presque plus ceux qui recherchoient à passer leur temps plus agréablement[267]; et quelque penchant qu'ils eussent à vivre selon l'ordre de la nature, comme le nombre étoit plus grand de ceux qui vivoient dans le désordre[268], leur exemple les pervertissoit tellement qu'ils ne demeuroient pas longtemps dans les mêmes sentiments.

La plupart des gens de qualité étoient non-seulement de ce caractère, mais il y avoit encore des princes, ce qui fâchoit extraordinairement le Roi. Ils se cachoient cependant autant qu'ils pouvoient pour ne lui pas déplaire, et cela les obligeoit à courir toute la nuit, espérant que les ténèbres leur seroient favorables. Mais le Roi (qui étoit averti de tout) sut qu'un jour après son coucher ils étoient venus à Paris[269], où ils avoient fait une telle débauche, qu'il y en avoit beaucoup qui s'en étoient retournés soûls dans leurs carrosses. Et comme cela s'étoit passé dans le cabaret[270] (car ils ne prenoient pas plus de précaution pour cacher leurs désordres), il prit sujet de là d'en faire une grande mercuriale à un jeune prince qui s'y étoit trouvé, en qui il prenoit intérêt. Il lui dit que du moins, s'il étoit assez malheureux pour être adonné au vin, il bût chez lui tout son soûl, et non pas dans un endroit comme celui-là, qui étoit de toutes façons si indigne pour une personne de sa naissance.

Le reste de la cabale n'essuya pas les mêmes reproches, parce qu'il n'y en avoit pas un qui touchât le Roi de si près; mais, en récompense, il leur témoigna un si grand mépris qu'ils furent bien mortifiés[271]. Et, à la vérité, ils furent quelque temps sans oser rien faire qu'en cachette; mais comme leur caractère ne leur permettoit pas de se contraindre longtemps, ils en revinrent bientôt à leur inclination, qui les portoit à faire les choses avec plus d'éclat.

Pour ne pas s'attirer néanmoins la colère du Roi, ils jugèrent à propos de faire serment, et de le faire faire à tous ceux qui entreroient dans leur confrérie, de renoncer à toutes les femmes: car ils accusoient un d'entre eux d'avoir révélé leurs mystères à une dame avec qui il étoit bien, et ils croyoient que c'étoit par là que le Roi apprenoit tout ce qu'ils faisoient. Ils résolurent même de ne le plus admettre dans leur compagnie; mais s'étant présenté pour y être reçu, et ayant juré de ne plus voir cette femme, on lui fit grâce pour cette fois, à condition que s'il y retournoit il n'y auroit plus de miséricorde. Ce fut là la première règle de leur confrérie; mais la plupart ayant dit que leur ordre allant devenir bientôt aussi grand que celui de Saint-François, il étoit nécessaire d'en établir de solides, et auxquelles on seroit obligé de se tenir, le reste approuva cette résolution, et il ne fut plus question que de choisir celui qui travailleroit à ce formulaire. Les avis furent partagés là-dessus, et comme on voyoit bien que c'étoit proprement déclarer chef de l'ordre celui à qui l'on donneroit ce soin, chacun brigua les voix et fit paroître de l'émulation pour un si bel emploi. Manicamp[272], le duc de Grammont[273] et le chevalier de Tilladet[274] étoient ceux qui faisoient le plus de bruit dans le chapitre, et qui prétendoient s'attribuer cet honneur, à l'exclusion l'un de l'autre: Manicamp, parce qu'il avoit plus d'expérience qu'aucun dans le métier; le duc de Grammont, parce qu'il étoit duc et pair, et qu'il ne manquoit pas aussi d'acquit; pour ce qui est du chevalier de Tilladet, il fondoit ses prétentions sur ce qu'étant chevalier de Malte, c'étoit une qualité si essentielle pour être parfaitement débauché, que quelque avantage qu'eussent les autres, comme ils n'avoient pas celui-là, il étoit sûr qu'il les surpasseroit de beaucoup dans la pratique des vertus.

Comme ils avoient tous trois du crédit dans le chapitre, on eut de la peine à s'accorder sur le choix; et quelqu'un ayant été d'opinion qu'ils devoient donner des reproches les uns contre les autres, afin que l'on choisît après cela celui qui seroit le plus parfait, chacun approuva cette méthode. Et le chevalier de Tilladet, prenant la parole en même temps, dit qu'il étoit ravi qu'on eût pris cette voie, et qu'elle alloit lui faire obtenir ce qu'il désiroit; que Manicamp auroit pu autrefois entrer en concurrence avec lui, et qu'il ne l'auroit pas trouvé étrange, parce que le bruit étoit qu'il avoit eu de grandes qualités; mais qu'aujourd'hui que ses forces étoient énervées, c'étoit un abus que de le vouloir constituer en charge, à moins qu'on ne déclarât que ce qu'on en feroit ne tireroit à aucune conséquence pour l'avenir; qu'en effet, il n'avoit plus rien de bon que la langue, et que toutes les autres parties de son corps étoient mortes en lui.

Manicamp ne put souffrir qu'on lui fît ainsi son procès en si bonne compagnie, et ayant peur qu'après cela personne ne le voulût plus approcher, il dit qu'il n'étoit pas encore si infirme qu'il n'eût rendu quelque service à la maréchale d'Estrées, sa sœur[275]; qu'elle en avoit été assez contente pour ne pas chercher parti ailleurs; que ceux qui la connoissoient savoient pourtant bien qu'elle ne se satisfaisoit pas de si peu de chose, et que puisqu'elle ne s'étoit pas plainte, c'étoit une marque qu'il valoit mieux qu'on ne disoit.

Il y en eut qui voulurent dire que cette raison n'étoit pas convaincante, et qu'une femme qui avoit pris un mari à quatre-vingt-quinze ou seize ans n'étoit pas partie capable d'en juger; mais ceux qui connoissoient son tempérament leur imposèrent silence et soutinrent qu'elle s'y connoissoit mieux que personne.

Le chevalier de Tilladet fut un peu démonté par cette réponse; néanmoins il dit encore beaucoup de choses pour soutenir son droit, et, entre autres, qu'il avoit eu affaire à Manicamp, et qu'il n'avoit pas éprouvé cette grande vigueur dont il faisoit tant de parade. On fut obligé de l'en croire sur sa parole, et il s'éleva un murmure dans la compagnie qui fit juger à Manicamp que son affaire n'iroit pas bien. Quand ce murmure fut apaisé, le chevalier de Tilladet reprit la parole, et dit qu'à l'égard du duc de Grammont, il y avoit un péché originel qui l'excluoit de ses prétentions: qu'il aimoit trop sa femme[276], et que, comme cela étoit incompatible avec la chose dont il s'agissoit, il n'avoit point d'autres reproches à faire contre lui.

Le duc de Grammont, qui ne s'attendoit pas à cette insulte, ne balança point un moment sur la réponse qu'il avoit à faire; et comme il savoit qu'il n'y a rien tel que de dire la vérité, il avoua de bonne foi que cela avoit été autrefois, mais que cela n'étoit plus. La raison qu'il en rapporta fut qu'il s'étoit mépris à son tempérament; qu'il avoit attribué les faveurs qu'il en avoit obtenues avant son mariage au penchant qu'elle avoit pour lui; mais que, celles qu'elle avoit données depuis à son valet de chambre lui ayant fait connoître qu'il étoit impossible de répondre d'une femme, il lui avoit si bien ôté son amitié qu'il lui avoit fait succéder le mépris; que c'étoit pour cela qu'il avoit renoncé à l'amour du beau sexe, lequel avoit eu autrefois son étoile, et qui l'auroit peut-être encore si l'on y pouvoit prendre quelque confiance; que, quoi qu'il fût fils d'un père[277] et cadet d'un frère[278] qui avoient eu tous deux de grandes parties pour obtenir les premières dignités de l'ordre, il étoit cependant moins redevable de son mérite à ce qu'il avoit hérité d'eux[279] qu'à son dépit; que Dieu se servoit de toutes choses pour attirer à la perfection; qu'ainsi, bien loin de murmurer contre sa providence pour les sujets de chagrin qu'il lui envoyoit, il avouoit tous les jours qu'il lui en étoit bien redevable.

Le chevalier de Tilladet n'eut rien à répondre à cela, et chacun crut que l'humilité du duc de Grammont, jointe à une si grande sincérité, feroit faire réflexion aux avantages qu'il avoit par dessus les autres, soit pour les charmes de sa personne ou pour le rang qu'il tenoit. En effet, il alloit obtenir tout d'une voix la chose pour laquelle on étoit alors assemblé, si le comte de Tallard[280] ne se fût avisé de dire que l'ordre alloit devenir trop fameux pour n'avoir qu'un grand maître; que tous trois étoient dignes de cette charge, et qu'à l'exemple de celui de Saint-Lazare[281], où l'on venoit d'établir plusieurs grands-prieurs, on ne pouvoit manquer de les choisir tous trois.

Chacun, qui prétendoit à son tour de parvenir à cette dignité, approuva cette opinion; mais comme on fit réflexion que dans quelque établissement que ce soit, c'est dans les commencements où l'on a particulièrement besoin d'esprit, on résolut de faire choix d'un quatrième, parce que les trois autres n'étoient pas soupçonnés de pouvoir jamais faire une hérésie nouvelle. Le choix tomba sur le marquis de Biran[282], homme qui avoit plus d'esprit qu'il n'étoit gros; mais dont la trop grande jeunesse l'eût exclus de cet honneur sans le besoin qu'on en avoit. D'abord que l'élection fut faite, on les pria de travailler tous quatre aux règles de l'ordre, dont le principal but consistoit de bannir les femmes de leur compagnie. Pour pouvoir vaquer à une chose si sainte, ils quittèrent non-seulement la cour, mais encore la ville de Paris, où ils craignoient de recevoir quelque distraction, et, étant enfermés dans une maison de campagne, ils donnèrent rendez-vous aux autres deux jours après, leur promettant qu'il ne leur en falloit pas davantage pour être inspirés. En effet, chacun les étant allé trouver au bout de ce temps-là, on trouva qu'ils avoient rédigé ces règles par écrit, dont voici les articles:

I.

Qu'on ne recevroit plus dorénavant dans l'ordre des personnes qui ne fussent visitées par les grands maîtres, pour voir si toutes les parties de leur corps étoient saines, afin qu'elles pussent supporter les austérités.

II.

Qu'ils feroient vœu d'obéissance et de chasteté à l'égard des femmes, et que si aucun y contrevenoit, il seroit chassé de la compagnie, sans pouvoir y rentrer sous quelque prétexte que ce fût.

III.

Que chacun seroit admis indifféremment dans l'ordre, sans distinction de qualité, laquelle n'empêcheroit point qu'on ne se soumît aux rigueurs du noviciat, qui dureroit jusqu'à ce que la barbe fût venue au menton.

IV.

Que si aucun des frères se marioit, il seroit obligé de déclarer que ce n'étoit que pour le bien de ses affaires, ou parce que ses parents l'y obligeoient, ou parce qu'il falloit laisser un héritier. Qu'il feroit serment en même temps de ne jamais aimer sa femme, de ne coucher avec elle que jusqu'à ce qu'il en eût un; et que cependant il en demanderoit permission, laquelle ne lui pourroit être accordée que pour un jour de la semaine.

V.

Qu'on diviseroit les frères en quatre classes, afin que chaque grand prieur en eût autant l'un que l'autre. Et qu'à l'égard de ceux qui se présenteroient pour entrer dans l'ordre, les quatre grands prieurs les auroient à tour de rôle afin que la jalousie ne pût donner atteinte à leur union.

VI.

Qu'on se diroit les uns aux autres tout ce qui se seroit passé en particulier, afin que quand il viendroit une charge à vaquer, elle ne s'accordât qu'au mérite, lequel seroit reconnu par ce moyen.

VII.

Qu'à l'égard des personnes indifférentes, il ne seroit pas permis de leur révéler les mystères, et que quiconque le feroit en seroit privé lui-même pendant huit jours, et même davantage si le grand-maître dont il dépendroit le jugeoit à propos.

VIII.

Que néanmoins l'on pourroit s'ouvrir à ceux qu'on auroit espérance d'attirer dans l'ordre; mais qu'il faudroit que ce fût avec tant de discrétion, que l'on fût sûr du succès avant que de faire cette démarche.

IX.

Que ceux qui amèneroient des frères au couvent jouiroient des mêmes prérogatives, pendant deux jours, dont les grands-maîtres jouissoient; bien entendu néanmoins qu'ils laisseroient passer les grands-maîtres devant, et se contenteroient d'avoir ce qu'on auroit desservi de dessus leur table.

C'est ainsi que les règles de l'ordre furent dressées; et, ayant été lues en présence de tout le monde, elles furent approuvées généralement, à la réserve que quelques-uns furent d'avis qu'on apportât quelque tempérament à l'égard des femmes, crime qu'ils vouloient n'être pas traité à la dernière rigueur, mais pour lequel ils souhaitoient qu'on pût obtenir grâce, après néanmoins qu'on l'auroit demandé en plein chapitre et observé quelque forme de pénitence. Mais tous les grands-maîtres se trouvèrent si zélés que ceux qui avoient ouvert cette opinion pensèrent être chassés sur-le-champ; et s'ils n'avoient témoigné un grand repentir, on ne leur auroit jamais pardonné leur faute.

On célébra dans cette maison de campagne de grandes réjouissances pour être venu à bout si facilement d'une si grande entreprise; et après bien des choses qui se passèrent, et qu'il est bon de taire, on convint que les chevaliers porteroient une croix entre la chemise et le justaucorps, où il y auroit élevé en bosse un homme qui fouleroit une femme aux pieds, à l'exemple des croix de saint Michel[283], où l'on voit que ce saint foule aux pieds le démon.

Après qu'on eut accompli ces saints mystères, chacun s'en revint à Paris, et quelqu'un n'ayant pas gardé le secret, il se répandit bientôt un bruit de tout ce qui s'étoit passé dans cette maison de campagne, de sorte que les uns excités par leur inclination, les autres par la nouveauté du fait, s'empressèrent d'entrer dans l'ordre.

Un prince, dont il ne m'est pas permis de révéler le nom, ayant eu ce désir, fut présenté au chapitre par le marquis de Biran, et ayant demandé à être relevé des cérémonies, on lui fit réponse que cela ne se pouvoit et qu'il falloit qu'il montrât exemple aux autres. Tout ce qu'on fit pour lui, c'est qu'on lui accorda qu'il choisiroit celui des grands-maîtres qui lui plairoit le plus; et il choisit celui qui l'avoit présenté, ce qui fit grand dépit aux autres, qui le voyoient beau, jeune et bien fait.

Cette grâce fut encore suivie d'une autre qu'on lui accorda, savoir: qu'il pourroit choisir de tous les frères celui qui lui seroit le plus agréable, dont néanmoins la plupart commencèrent à murmurer, disant que, puisqu'on violoit sitôt les règles, tout seroit bientôt perverti. Mais on leur fit réponse que ces règles, quelque étroites qu'elles pussent être, pouvoient souffrir quelque modération à l'égard d'une personne de si grande qualité; que, quoiqu'on eût dit qu'elles seroient égales pour tout le monde, c'est qu'on n'avoit pas cru qu'il se dût présenter un prince d'un si haut rang; que comme à Malte les princes de maison souveraine étoient naturellement chevaliers grand'-croix, il étoit bien juste qu'ils eussent pareillement quelque privilége dans leur ordre; autrement qu'ils n'y entreroient pas, ce qui ne leur apporteroit pas grand honneur.

On n'eut garde de ne se pas rendre à de si bonnes raisons, et, chacun ayant calmé sa colère, on complimenta le prince sur l'avantage qui revenoit à l'ordre d'avoir une personne de sa naissance, et il n'y en eut point qui ne s'offrît à lui donner toute sorte de contentement. Il se montra fort civil envers tout le monde et promit qu'on verroit dans peu qu'il ne seroit pas le moins zélé des chevaliers. En effet, il n'eut pas plustôt révélé les mystères à ses amis, que chacun se fit un mérite d'entrer dans l'ordre, de sorte qu'il fut bientôt rempli de toute sorte d'honnêtes gens.

Mais comme le trop grand zèle est nuisible en toutes choses, le Roi fut bientôt averti de ce qui se passoit, et que même on avoit séduit un autre prince, en qui il prenoit encore plus d'intérêt qu'en celui dont je viens de parler. Le Roi, qui haïssoit à la mort ces sortes de débauches, voulut beaucoup de mal à tous ceux qui en étoient accusés; mais eux, qui ne croyoient pas qu'on les en pût convaincre, se présentèrent devant lui comme auparavant, jusqu'à ce que, s'étant informé plus particulièrement de la chose, il en relégua quelques-uns dans des villes éloignées de la cour, fit donner le fouet à un de ces princes en sa présence, envoya l'autre à Chantilly[284], et enfin témoigna une si grande aversion pour tous ceux qui y avoient trempé que personne n'osa parler pour eux.

Le chevalier de Tilladet, qui étoit cousin germain du marquis de Louvois[285], se servit de la faveur de ce ministre pour obtenir sa grâce, et lui protesta si bien qu'il étoit innocent qu'il en fut parler à l'heure même à Sa Majesté. Mais Elle, qui ne croyoit pas légèrement, ne s'en voulut pas rapporter à ce qu'il lui disoit, et remit à lui faire réponse quand il en seroit instruit plus particulièrement. Pour cet effet, il fit appeler le jeune prince qui avoit eu le fouet, et lui ayant commandé, en présence du marquis de Louvois, de lui dire la vérité, le marquis de Louvois fut si fâché d'entendre que le chevalier de Tilladet lui avoit menti, qu'il s'en fut du même pas lui dire tout ce que la rage et le dépit étoient capables de lui inspirer.

Il n'y eut que le duc de Grammont à qui le Roi ne parla de rien, comme s'il n'eût pas été du nombre; ce qui donna lieu de murmurer aux parents des exilés, qui étoient fâchés de le voir rester à Paris pendant que les autres s'en alloient dans le fond des provinces. Mais le Roi, sachant leur mécontentement, dit qu'ils ne devoient pas s'en étonner; qu'il y avoit longtemps que le duc de Grammont lui étoit devenu si méprisable, que tout ce qu'il pouvoit faire lui étoit indifférent, de sorte que ce seroit lui faire trop d'honneur que d'avoir quelque ressentiment contre lui. La cour étoit trop peste[286] pour cacher au duc une réponse comme celle-là; et au lieu qu'il tiroit vanité auparavant d'avoir été oublié, il eut tant de sujet de s'en affliger que tout autre que lui en seroit mort de douleur.

La cabale fut dissipée par ce moyen; mais, quelque pouvoir qu'eut le Roi, il lui fut impossible d'arracher de l'esprit de la jeunesse la semence de débauche, qui y étoit trop fortement enracinée pour être sitôt éteinte. Cependant les dames firent de grandes réjouissances de ce qui venoit d'arriver, et, quelques-unes des croix de ces chevaliers étant tombées entre leurs mains, elles les jugèrent dignes du feu, quoique ce fût une foible vengeance pour elles. Après cela, elles crurent que cette jeunesse seroit obligée de revenir à elles; mais elle se jeta dans le vin, de sorte que tous les jours on ne faisoit qu'entendre parler de ses excès.

Cependant, quelque débauche qu'elle fît[287], pas une n'approcha de celle qui fut faite dans un honnête lieu où, après avoir traité à la mode d'Italie celles des courtisanes qui lui parurent les plus belles, elle en prit une par force, lui attacha les bras et les jambes aux quenouilles du lit, puis lui ayant mis une fusée dans un endroit que la bienséance ne me permet pas de nommer, elle y mit le feu impitoyablement, sans être touchée des cris de cette misérable, qui se désespéroit. Après une action si enragée, elle poussa sa brutalité jusqu'au dernier excès: elle courut les rues toute la nuit, brisant un nombre infini de lanternes[288] et ne s'arrêtant que sur le pont de bois qui aboutit dans l'île[289], où, pour comble de fureur, ou pour mieux dire d'impiété, elle arracha le crucifix qui étoit au milieu; de quoi n'étant pas encore contente, elle tâcha de mettre le feu au pont, dont elle ne put venir à bout.

Un excès si abominable fit grand bruit dans Paris; on l'attribua à des laquais, ne croyant pas que des gens de qualité fussent capables d'une chose si épouvantable; mais la femme chez qui ils avoient fait la débauche étant venue trouver M. Colbert le lendemain, sous prétexte de lui présenter un placet, lui dit que, s'il ne lui faisoit justice de son fils le chevalier[290], qui étoit fourré des plus avant, elle alloit se jeter aux pieds du Roi et lui apprendre que ceux-là qui avoient servi de bourreaux à la fille étoient les mêmes qui avoient arraché le crucifix; elle ajouta qu'elle les avoit suivis à la piste, dans le dessein de les faire arrêter par le guet[291], mais que malheureusement il s'étoit déjà retiré.

M. Colbert n'eut pas de peine à croire cela de son fils, qui lui avoit déjà fait d'autres pièces de cette nature; et comme il appréhendoit sur toutes choses que cela ne vînt aux oreilles du Roi, non-seulement il prit soin de la fille, mais il empêcha encore sous main qu'on ne fît une perquisition exacte de ce qui étoit arrivé la nuit. Mais quelque précaution qu'il eût, la chose pensa éclater lorsqu'il y pensoit le moins. Un laquais de ces débauchés fut pris, deux ou trois mois après, pour vol; et étant menacé par Deffita[292], lieutenant criminel, d'être appliqué à la question s'il ne révéloit tous les crimes qu'il pouvoit avoir commis, il avoua de bonne foi que pas un ne lui faisoit tant de peine que d'avoir aidé au chevalier Colbert à arracher le crucifix dont nous avons parlé; qu'il en demandoit pardon à Dieu, et qu'il croyoit que c'étoit pour cela qu'il le punissoit. Mais il en arriva tout autrement, et ce fut au contraire la cause de son salut; car Deffita, qui étoit homme à faire sa cour au préjudice de sa conscience, s'en fut trouver au même temps M. Colbert, et lui demanda ce qu'il vouloit qu'il fît du prisonnier, après lui avoir insinué toutefois, auparavant, qu'il étoit dangereux qu'il ne parlât si on le faisoit mourir. M. Colbert le remercia du soin qu'il avoit de sa famille, et, l'ayant prié de sauver ce misérable, il le rendit blanc comme neige, quoiqu'il méritât mille fois d'être roué.

Le duc de Roquelaure[293], père du marquis de Biran, étoit au désespoir de voir son fils mêlé dans toutes ces débauches; et comme il croyoit qu'un mariage étoit capable de le retirer, il jeta les yeux sur quelque naissance, quelque bien et beaucoup de faveur: car, comme il n'étoit que duc à brevet[294], et que son fils après sa mort ne devoit pas tenir le même rang[295], il vouloit tâcher, par le moyen de la femme qu'il épouseroit, de lui procurer une si grande marque de distinction. Il trouva tout cela dans la fille du duc d'Aumont[296], qui étoit nièce de M. de Louvois du côté maternel, et, en ayant parlé à son fils, il le trouva si peu disposé à lui obéir, qu'il se mit dans une furieuse colère contre lui. Cependant il le menaça de le déshériter, s'il ne se conformoit à ses volontés; et le marquis de Biran lui ayant demandé quinze jours pour s'y résoudre, il employa ce temps-là à voir ses amis, qui étoient revenus de leur exil.

Il se plaignit à eux de la dureté de son père, qui le contraignoit de faire une chose si éloignée de son inclination. Il leur demanda s'il ne perdroit point par là leur amitié; mais l'ayant assuré que non, pourvu qu'il en usât si sobrement avec son épouse qu'ils n'en fussent pas tout à fait oubliés, cette réponse le satisfit tellement qu'il s'en fut trouver à l'heure même M. de Roquelaure, à qui il dit qu'il pouvoit parler d'affaires quand il voudroit, et qu'il étoit tout disposé à lui obéir. M. de Roquelaure, ayant le consentement de son fils, fut trouver M. le chancelier[297], grand-père de mademoiselle d'Aumont, à qui il proposa le mariage. M. le chancelier (dont la coutume étoit de recevoir favorablement tout le monde) n'eut garde de se démentir en cette occasion, quoique dans le fond la proposition ne lui plût pas. Mais comme il étoit sûr que les obstacles qui se rencontreroient dans la suite fourniroient assez de matière pour ne pas passer plus avant, il embrassa M. de Roquelaure, lui dit qu'il seroit au comble de la joie si, ayant toujours été amis, leur union devenoit encore plus étroite par l'alliance de leurs maisons; et, après lui avoir fait mille autres compliments de cette nature, il lui dit qu'il n'avoit qu'à en parler au duc d'Aumont, lequel seroit aussi sensible que lui à l'honneur qu'il leur faisoit.

M. de Roquelaure, tout raffiné courtisan qu'il étoit, crut la chose faite après un accueil si favorable. Mais M. le chancelier étoit trop sage pour donner sa petite-fille à un homme aussi débauché qu'étoit le marquis de Biran, et, ayant peur que le duc d'Aumont ne se laissât surprendre par les grands biens qui sembloient ne lui pouvoir manquer, il lui envoya dire la conversation qu'il avoit eue avec le duc de Roquelaure, et qu'il insistât à ce que son fils fût duc avant que de rien conclure. Le duc de Roquelaure étant allé voir le duc d'Aumont, fut fort surpris de cette difficulté, qu'il lui mit d'abord en avant. Toutefois, espérant que M. le chancelier l'y serviroit, il s'en fut le trouver, et lui dit qu'il attendoit ce service de son amitié; mais M. le chancelier, traitant la chose de bagatelle, lui dit qu'il n'avoit qu'à en parler lui-même au Roi, qu'il la lui accorderoit en même temps; que s'il s'excusoit de le faire, ce n'étoit qu'à cause de toutes les grâces qu'il lui faisoit, et de peur de paroître insatiable, si, après toutes celles qu'il avoit reçues, il lui en demandoit encore de nouvelles.

C'est ainsi que le chancelier renvoya adroitement l'éteuf au duc de Roquelaure, lequel, pour un Gascon, donna si grossièrement dans le panneau, qu'il s'en fut dès le lendemain au lever du Roi. Mais ce prince, qui avoit mille sujets de ne pas vouloir de bien au marquis de Biran, lui dit, d'abord qu'il eut ouvert la bouche, qu'il étoit fâché de ne lui pouvoir accorder ce qu'il demandoit; que la conduite de son fils en étoit cause; que, s'il avoit de l'esprit, il ne l'employoit qu'à faire du mal; et qu'en un mot ce n'étoit pas pour ces sortes de gens-là qu'une dignité si considérable étoit réservée.

Le duc de Roquelaure vit bien qu'il étoit pris pour dupe; mais la faveur où étoit le chancelier et toute sa famille l'obligeant à dissimuler, il fit même semblant de croire tout ce qu'il lui dit encore d'honnête sur ce sujet, et songea à pourvoir son fils d'un autre côté. Le marquis de Biran, qui ne faisoit guère de différence entre le mariage et l'esclavage, fut ravi de se voir délivré d'un fardeau si pesant, et ayant assemblé ses amis pour leur faire part de sa joie, ils firent une débauche où rien ne manqua que les femmes. Ils s'en étoient bien passés plusieurs fois, ce qui devoit faire croire qu'ils s'en passeroient bien encore celle-là; mais l'inconstance de la nation leur ayant fait faire réflexion qu'on n'étoit jamais heureux si on ne goûtoit de toutes choses, ils se dirent, entre la poire et le fromage, qu'il falloit qu'ils devinssent amoureux, ou du moins qu'ils feignissent de l'être. Le marquis de Biran dit que, pour lui, il vouloit aimer madame d'Aumont[298], pour se venger de son mari, et que, n'ayant pu coucher avec sa fille, il coucheroit peut-être avec elle. Les autres se choisirent des maîtresses à leur gré; mais le chevalier de Tilladet et le comte de Roussi[299] dirent au marquis de Biran qu'étant autant de ses amis qu'ils en étoient, ils vouloient aimer le même sang qu'il aimeroit; que la duchesse d'Aumont avoit deux sœurs, que c'étoit à elles qu'ils alloient donner leurs soins; et, mettant en même temps dans un chapeau deux billets où le nom de ces deux dames étoit écrit, ils tirèrent au sort laquelle ils serviroient.

La duchesse de la Ferté[300], cadette des trois, échut au chevalier de Tilladet, et la duchesse de Vantadour[301] au comte de Roussi; tellement que la fortune prit plaisir à assembler les humeurs qui pouvoient convenir ensemble, car, si la duchesse de Vantadour fût tombée au chevalier de Tilladet, il étoit trop brusque pour se donner le temps de se mettre bien dans son esprit, outre qu'elle eût peut-être fait scrupule d'en faire son ami après avoir été l'amie de son frère[302]. De même la duchesse de la Ferté, qui se peut dire folle à l'excès, auroit peut-être aussi déplu au comte de Roussi, dont l'inclination est portée à la sagesse, quoiqu'on lui ait vu faire le fou quelquefois comme les autres.

Ces trois dames sont filles de la maréchale de la Mothe[303], gouvernante des enfants de France. Leur père[304] n'étoit qu'un simple gentilhomme de Picardie; mais, s'étant élevé par son mérite à la plus haute qualité où l'on puisse monter, les ducs d'Aumont, de Vantadour et de la Ferté n'ont pas dédaigné d'épouser ses filles, et elles sont toutes trois duchesses, quoiqu'elles n'aient pas eu grand'chose en mariage. Leur mère, qui est demeurée veuve à un âge peu avancé[305] et qui a été belle femme, a fait tout son possible pour les élever dans la vertu, sachant bien que quelque soin qu'on puisse prendre, le vice ne se glisse que trop facilement dans l'esprit. Mais elles sont venues dans un siècle trop corrompu pour profiter longtemps de ses leçons, et, quoiqu'elles aient mille défauts dans la taille, comme elles ont beaucoup d'agrément dans le visage, elles ont trouvé bientôt des gens qui ont cherché à les corrompre. En effet, on peut dire qu'elles sont bossues, et, quoique cela ne paroisse pas aux yeux de tout le monde, il est pourtant vrai que, sans un corps de fer[306] à quoi elles sont accoutumées dès leur jeunesse, il n'y auroit personne qui ne s'en aperçût. La duchesse d'Aumont, qui est l'aînée, est sans doute la plus belle, et, quoiqu'elle ne soit pas d'une taille si avantageuse que ses sœurs, elle ne parut pas plus tôt à la cour que mille gens se firent une affaire agréable de lui en conter. Mais la maréchale sa mère, qui ne songeoit qu'à lui donner un mari, écarta si bien cette foule qui l'importunoit, que même ceux à qui l'envie auroit pu prendre de l'épouser se retirèrent comme les autres. Cela ne plut pas à la duchesse d'Aumont, qu'on appeloit en ce temps-là mademoiselle de Toussi, et, comme elle commençoit à se sentir, elle eut des besoins qui lui firent juger que, si sa mère tardoit encore longtemps à lui chercher un mari, elle pourroit bien en prendre un elle-même.

Elle n'osa pas cependant lui dire ses nécessités, la connoissant trop sévère; mais, comme elle ne pouvoit résister à la tentation, elle devint amoureuse du chevalier d'Hervieux[307], écuyer de sa mère, homme d'environ quarante ans, laid de visage, assez bien fait de taille, mais à qui c'étoit un grand agrément de pouvoir entrer à toute heure dans sa chambre. Elle prit un soin extrême de lui paroître le plus agréable qu'il lui fut possible. Pour cet effet, ayant ouï dire plusieurs fois qu'elle n'étoit jamais si belle que quand elle avoit les cheveux épars, elle prit plaisir à demeurer longtemps à sa toilette, le faisant approcher, et, sous prétexte de l'entretenir des voyages qu'il avoit faits au Levant, elle tâcha de lui donner autant d'amour qu'elle s'en sentoit pour lui.

Il falloit être corsaire en matière d'amour pour regarder tant de charmes sans en être touché; mais, soit qu'il eût contracté une certaine insensibilité dans le séjour qu'il avoit fait chez les barbares, ou qu'il se fît une règle de son devoir, il demeura dans le respect; tellement que, la belle voyant qu'elle perdoit son temps, elle fut sur le point mille fois de lui déclarer sa passion, à quoi elle auroit succombé indubitablement si elle n'eût appréhendé que d'Hervieux, qui étoit un homme sage, n'en eût averti sa mère.

Comme le peu de progrès qu'elle faisoit dans sa passion lui faisoit passer de mauvaises heures, elle cherchoit autant qu'elle pouvoit le moyen de charmer sa mélancolie, et, sa mère lui permettant d'aller chez madame de Bonnelle[308], qui étoit sa tante, où tout Paris alloit jouer, elle vit plusieurs gens qui ne manquèrent pas de lui conter fleurette, entre autres le duc de Caderousse[309], homme de qualité du comtat d'Avignon, qui avoit épousé la fille de M. du Plessis-Guénegaud[310], secrétaire d'Etat. Quoique cette qualité d'homme marié dût être fatale aux desseins de Caderousse, il avoit néanmoins le bonheur de s'insinuer par là dans le cœur de toutes les dames. En effet, c'étoit ce qui lui avoit acquis la réputation d'honnête homme, et cela parce que, ayant épousé une femme extrêmement délicate, il s'empêchoit de coucher avec elle, quoiqu'il parût l'aimer extrêmement. En effet, les médecins avoient dit qu'elle mourroit si elle mettoit jamais d'enfant au monde, et c'étoit pour cela qu'il ne l'approchoit point. Elles concluoient de là que son amitié étoit d'une autre nature que celle de la plupart des hommes, qui n'aiment les femmes que pour le plaisir qu'elles leur donnent, et qui sans cela ne les aimeroient point.

Il joignoit encore à cette bonne qualité celle d'être extrêmement discret; ainsi, plaisant à tout le monde par tant d'endroits, il plut encore à mademoiselle de Toussi, qui n'étoit pas moins susceptible d'amour que les autres. Cette nouvelle flamme n'éteignit pas celle qu'elle avoit pour d'Hervieux, et, étant exposée à le voir à tout moment, elle se sentit un si grand cœur, qu'elle se crut capable de les aimer tous deux à la fois. Ainsi, continuant de vivre toujours avec d'Hervieux comme elle avoit commencé, elle en fit tant à la fin, qu'il se douta qu'il étoit plus heureux qu'il ne pensoit. Toutes choses le confirmèrent dans ses soupçons; cependant, bien loin de songer à en profiter, il en fut plus retenu, de sorte qu'il falloit qu'elle l'envoyât quérir par plusieurs fois devant qu'il vînt dans sa chambre. Elle se plaignoit alors à lui du peu de considération qu'il avoit pour elle (car elle n'osoit pas dire amitié); mais d'Hervieux faisoit comme s'il eût été sourd, et ne lui répondoit que par de profondes révérences, qui la faisoient enrager.

Il n'étoit pas néanmoins insensible, et, sentant que la nature résistoit à tant de sagesse, il fit résolution de quitter plutôt la maréchale que de s'exposer davantage à une occasion si périlleuse. Pour cet effet, il chercha sous main une maison où il pût entrer en sortant de la sienne; mais, comme cela ne se rencontre pas en un jour, il arriva que la maréchale s'aperçut de la folle passion de sa fille, à quoi elle mit ordre incontinent. Un jour donc que sa fille avoit envoyé quérir d'Hervieux, après les minauderies ordinaires, elle lui dit que, comme il étoit habile en tout, elle le prioit de lui vouloir aller chercher au Palais[311] une paire de jarretières pareille à celles qu'elle portoit. En même temps elle le fit approcher pour lui montrer les siennes; mais, levant ses jupes jusqu'au-dessus du genou, elle lui fit voir des choses bien plus belles que tout ce que je pourrois dire, et il en fut si touché qu'il pensa oublier toutes les résolutions qu'il avoit faites.

Néanmoins, comme il se représenta dans le même moment tout ce qui pouvoit arriver s'il suivoit ses premiers mouvements; il étouffa tout ce que le plaisir lui pouvoit promettre de plus charmant, et feignant de n'avoir pas pris garde à ce qu'elle avoit fait, il sortit pour aller à son emplette. Etant revenu du Palais, il prit son temps de lui donner ce qu'il avoit acheté en présence de sa mère, afin de n'être pas obligé d'entrer davantage dans sa chambre. Et, quoiqu'elle l'envoyât encore quérir tous les jours, il supposa des affaires à tout moment, qui lui firent éviter le péril qu'on lui préparoit: car, quoiqu'on ne puisse pas dire positivement quel étoit le dessein de mademoiselle de Toussi, après ce qui venoit d'arriver, néanmoins il est à présumer que, sa folle passion durant toujours, elle l'eût portée à d'étranges extrémités. Le refus que d'Hervieux faisoit de venir dans sa chambre l'outra extraordinairement contre lui. Cependant tout cela n'étant pas capable de la guérir de sa passion; elle continua ses importunités, et garda si peu de mesures que sa mère s'aperçut à la fin qu'il y avoit de l'empressement à elle de le chercher. Elle en devina la cause aussitôt; mais, étant bien aise de convertir ses soupçons en une assurance certaine, elle fit cacher dans la chambre de sa fille une femme en qui elle se confioit comme en elle-même, puis envoya d'Hervieux la trouver sous prétexte de lui dire quelque chose de sa part. D'Hervieux fut fâché de ce commandement; mais, ne pouvant se dispenser d'obéir, il y fut, et auroit essuyé de mademoiselle de Toussi tous les reproches qu'une fille prévenue de passion comme elle étoit capable de faire si, voyant qu'elle ne demeuroit plus dans le silence, il ne l'eût interrompue en lui disant qu'il croyoit que ce qu'elle en faisoit n'étoit que pour tenter sa fidélité; que cependant, quoi qu'il en pût être, il alloit demander son congé à madame la maréchale; qu'après cela elle chercheroit sur qui rejetter ses railleries, mais que pour lui il n'en vouloit plus être le sujet.

Cette conversation ayant été rapportée mot à mot à la maréchale par celle qui étoit en embuscade, elle vit bien que ses soupçons n'étoient pas mal fondés; et d'Hervieux lui ayant demandé un moment après permission de se retirer, sous prétexte de quelques affaires qu'il avoit en son pays: «Oui, lui dit-elle, je vous l'accorde volontiers, mais à condition que je reconnoîtrai auparavant, non pas comme je voudrois, mais du moins comme je pourrai, les services que vous m'avez rendus.» A ces mots, elle lui fit connoître qu'elle savoit la cause de sa retraite, et le pria de vouloir être toujours aussi secret qu'il avoit été fidèle.

D'Hervieux fit le surpris à cette ouverture, et ne voulut jamais rien lui avouer, ce qui lui donna encore plus d'estime pour lui. Cependant elle lui procura le consulat de Tunis, avec une pension de mille francs sur un évêché[312], et fit recevoir sa sœur femme de chambre d'une des filles de France.

La maréchale, jugeant, après ce qui venoit de se passer, que la garde d'une telle fille étoit dangereuse, songea à s'en défaire au plus tôt; de sorte que, s'il fût venu quelqu'un dans ce moment, elle n'auroit pas pris garde s'il eût eu toutes les qualités qu'elle désiroit auparavant dans un gendre. Il y avoit peu de jours que le duc de Caderousse s'étoit offert à mademoiselle de Toussi lorsque tout cela arriva: elle avoit fait d'abord la réservée, et s'étoit plainte de ce qu'étant marié il osoit songer à elle. Enfin, pour paroître ce qu'elle n'étoit pas, elle s'étoit privée pendant quelque temps d'aller chez madame de Bonnelle. Mais, comme elle enrageoit plus que lui, elle y retourna bientôt, et lui dit que, s'il la voyoit, ce n'étoit que pour savoir si ses sentiments étoient raisonnables; qu'elle avoit fait réflexion qu'on n'étoit pas le maître de son cœur, mais que du moins elle vouloit apprendre si sa passion n'avoit pour but que de l'épouser en cas que sa femme vînt à mourir.

Caderousse, à qui c'étoit un grand mérite, comme j'ai déjà dit, de paroître affectionné pour cette moribonde, lui répondit sans hésiter qu'il aimoit une maîtresse parce qu'elle lui paroissoit aimable, mais qu'à Dieu ne plût qu'il en souhaitât la mort de sa femme; que, si cela arrivoit, il ne pouvoit pas répondre de ce qu'il feroit; mais que toujours savoit-il bien qu'il en seroit au désespoir.

Mademoiselle de Toussi fut fort surprise de cette réponse: elle crut que, pour paroître sage, il falloit du moins faire mine de s'en fâcher; mais, faisant réflexion qu'il étoit difficile de faire dédire un homme qui étoit en réputation d'aimer sa femme, et qui parloit de bonne foi, elle tourna les choses d'une autre manière et lui dit qu'elle étoit ravie de le voir dans ces sentiments; que, comme elle savoit que sa femme ne pouvoit pas vivre encore longtemps, elle espéroit lui donner lieu, par sa conduite, de désirer qu'elle devînt la sienne; et que, si cela pouvoit arriver, il l'aimeroit bien autant du moins qu'il avoit fait l'autre.

Caderousse la pria de cesser une conversation qu'il disoit l'embarrasser, et, se trouvant plus heureux qu'il n'avoit espéré, il tâcha de profiter de sa bonne fortune. Mademoiselle de Toussi avoit pour le moins autant d'impatience que lui de le satisfaire, mais elle avoit les raisons du tablier, qui est un obstacle terrible pour les amants, c'est-à-dire qu'elle appréhendoit de devenir grosse. Hors de cela, elle lui accorda, après deux ou trois conversations, tout ce qu'une fille peut accorder honnêtement à un homme, et il fut maître de ce que nous appelons en France la petite oie. Elle lui promit en outre que, d'abord qu'elle seroit en état de faire davantage pour lui, elle s'en acquitteroit avec la plus grande joie du monde, et elle lui tint parole si exactement qu'il n'eut pas sujet de s'en plaindre. Quoique ce qu'elle faisoit pour lui ne fût pas contentement pour un amant fort passionné, néanmoins il vit et toucha des choses qui étoient capables de faire mourir de joie: un visage fait au tour, une bouche charmante, des dents de même, des cheveux admirables, longs et en quantité, une gorge faite pour les amours, une peau délicate et blanche, et par-dessus tout cela un corps qui contenoit en raccourci tout ce qu'il y a de plus aimable. Il chercha plusieurs fois l'accomplissement de ses désirs dans ce qui lui étoit défendu; mais, quoiqu'elle le souhaitât tout aussi passionnément que lui, non-seulement elle fut la maîtresse de sa passion, mais elle lui fit encore de grands reproches de ce qu'il ne l'aimoit pas tant que sa femme. Elle lui dit que, pour une crainte qui étoit peut-être mal fondée, il s'empêchoit volontiers de prendre son plaisir avec elle, au lieu qu'il le cherchoit maintenant au préjudice de son repos et de sa réputation.

Caderousse, qui, en l'état qu'il en étoit avec elle, croyoit pouvoir lui faire confidence de ce qu'il avoit de plus particulier sur le cœur, lui dit que, s'il y avoit quelque différence entre elle et sa femme, elle étoit tout à son avantage; qu'il lui étoit aisé de se passer de l'une, qu'il n'aimoit pas, mais qu'il n'en étoit pas de même de l'autre, qu'il adoroit; que, comme tout ce qui se passoit dans le monde ne consistoit qu'en grimaces, il lui avoit été aisé de faire accroire que ce qu'il en faisoit n'étoit que par la considération qu'il avoit pour sa femme; mais qu'enfin il ne pouvoit s'empêcher de lui dire qu'il seroit ravi d'en être défait.

Elle lui sauta au cou après cette déclaration, et, quoiqu'ils ne fissent pas tout ce qu'il falloit faire pour goûter une joie parfaite, ils ne laissèrent pas de se pâmer sur un lit de repos où ils s'étoient jetés l'un et l'autre.

Comme l'on n'est pas heureux en toutes choses, Caderousse, qui étoit grand joueur, perdit à quelques jours de là beaucoup d'argent contre le Roi, et, ne l'ayant pas tout comptant, il donna ce qu'il avoit et demanda du temps pour le reste. Le Roi, qui étoit ponctuel en toutes choses et qui vouloit apprendre aux autres à le devenir, lui fit réponse que cela étoit bien vilain de jouer sans avoir de l'argent. C'en fut assez pour le faire résoudre à prendre la poste pour aller tout vendre chez lui; mais auparavant il voulut prendre congé de mademoiselle de Toussi, et la conjurer de ne le pas oublier dans son absence.

Elle fut au désespoir quand elle sut un départ si précipité; elle lui offrit ses bagues et ses pierreries pour rompre ce voyage, et même de voler celles de sa mère si les siennes ne suffisoient pas. Mais Caderousse, qui prévoyoit que cela feroit trop de bruit dans le monde, et qui d'ailleurs de son naturel n'étoit pas si escroc que la plupart des gens de la cour, la remercia de ses offres. Ils se séparèrent ainsi fort satisfaits l'un de l'autre, ou, pour mieux dire, fort contents des témoignages réciproques qu'ils s'étoient donnés de leur amitié. Il promit de revenir bientôt, et elle n'en douta point, sachant le sujet qui le faisoit partir. Mais elle eut la délicatesse de lui dire qu'elle étoit fâchée de n'avoir point un peu de part dans son retour, et que le Roi l'eût tout entière. Il lui répondit là-dessus ce que devoit dire un homme qui avoit de l'esprit et qui étoit amoureux, et elle eut lieu de s'en contenter. Comme l'argent est extrêmement rare dans les provinces, il eut de la peine à trouver celui qu'il lui falloit, et, ayant demeuré plus longtemps qu'il n'avoit cru, il arriva cependant que le duc d'Aumont se présenta pour épouser mademoiselle de Toussi.

C'étoit un homme non-seulement d'une ancienne maison, mais qui étoit encore distingué par un gouvernement de province et par une grande charge. Il étoit premier gentilhomme de la chambre, gouverneur du Boulonnois, et duc et pair; si bien que c'eût été un parti extrêmement avantageux, s'il n'eût eu un fils de son premier lit, avec quelques filles[313]. Il avoit épousé en premières noces, comme nous avons dit, la sœur du marquis de Louvois[314], qui étoit morte bien misérablement, ce qui faisoit présumer qu'il ne se chargeroit jamais de femme. Cette dame, à qui rien ne manquoit du côté de la magnificence, avoit un chapelet de diamants de grand prix, et un jour qu'il y avoit chez elle beaucoup de personnes de qualité, on le lui prit sur une table. Ce chapelet se trouvant perdu, elle ne sut sur qui faire tomber son soupçon; et comme elle avoit une curiosité inconcevable de savoir qui l'avoit dérobé, elle écouta volontiers quelques propositions qu'on lui fit d'aller au devin[315]. Elle y fut donc, et le devin la renvoya à un prêtre de la paroisse de Saint-Severin, qui nourrissoit des pigeons au haut de sa maison, qu'il fit parler devant elle, après qu'elle eut fait un pacte avec lui par lequel elle lui promit, dit-on, d'étranges choses. Ces pigeons lui dirent qu'elle retrouveroit son chapelet à son retour; mais elle n'étoit guère en état de se réjouir de leurs promesses: elle avoit été tellement saisie de frayeur qu'elle se mit au lit en arrivant, et, soit que Dieu la voulût punir de sa curiosité, ou que le mal d'enfant lui prît, comme on le publia dans le monde pour empêcher qu'on ne glosât sur son aventure, elle expira dans des douleurs plus aisées à concevoir qu'à décrire.

Une catastrophe si extraordinaire fut l'entretien de tout Paris pendant quelques semaines; mais, comme il renaît à tout moment dans cette grande ville des choses qui font oublier celles qui se sont passées peu auparavant, on ne s'en ressouvint plus que dans sa famille, à qui ce malheureux accident devoit avoir fait aussi plus d'impression. Son mari, entre autres, en fut si touché, qu'on crut qu'il alloit renoncer au monde; mais, comme c'étoit un grand pas à faire à un homme de sa condition, il se contenta de vivre d'une autre manière qu'il n'avoit fait, et ce fut si exemplairement, que chacun en fut édifié. Cela fit présumer, comme j'ai dit ci-devant, qu'il ne songeroit point à un autre mariage, et en effet il auroit parié lui-même qu'il n'y auroit jamais songé, principalement ayant un fils pour soutenir sa maison; mais à peine eut-il vu mademoiselle de Toussi que ses résolutions s'en allèrent en fumée. Il la fit demander en mariage aussitôt, et la maréchale de La Mothe la lui accorda volontiers, parce que la garde d'une telle marchandise est toujours dangereuse.

Ce ne fut pas pourtant par les avantages qu'elle y trouva, car, quoiqu'il eût toutes les charges dont nous avons parlé ci-dessus, elles ne regardoient que son fils aîné, et point du tout ceux qui pouvoient venir de sa fille. Mademoiselle de Toussi ne fit aucun effort pour s'opposer à ce mariage, quoiqu'elle aimât Caderousse et qu'elle se fût jusque-là flattée de l'épouser si sa femme venoit à mourir. Cependant, pour lui montrer que, toute prête à changer de condition, elle ne changeoit point de sentiment, elle lui écrivit de se hâter de venir s'il vouloit recueillir le fruit de ses promesses.

Caderousse, qui avoit fait son argent, prit la poste aussitôt avec ses lettres de change dans sa poche; il trouva que le mariage n'étoit pas encore achevé, et la première chose qu'il fit fut de voir sa maîtresse, à qui il tâcha de persuader de lui donner la préférence par-dessus le duc d'Aumont, c'est-à-dire qu'il pût passer devant lui quand ce viendroit le moment de la posséder. Mais, soit qu'elle eût peur que, les vestiges étant encore si récents, le duc d'Aumont ne vînt à s'en apercevoir, ou qu'elle fît conscience de lui ôter en même temps et le cœur et ce que les maris sont bien aises de trouver, elle le blâma de sa délicatesse, et lui dit qu'il devoit être plus que content de ce qu'elle faisoit. Caderousse ne demeura pas sans réplique pour lui prouver que ces morceaux étoient des ragoûts d'un amant, et point du tout d'un époux; mais tout ce qu'il put dire ne fut pas capable de la persuader, et à deux jours de là le duc d'Aumont l'épousa[316].

Le Roi leur fit l'honneur non-seulement de signer à leur contrat de mariage, en faveur duquel il fit un présent considérable à la mariée, mais assista encore à la bénédiction nuptiale. Cependant, quoique la dame eût été affamée d'homme, elle ne trouva pas avec son mari les mêmes plaisirs qu'elle avoit goûtés, quoique imparfaitement, avec Caderousse, ni même ceux qu'elle s'étoit figurés de goûter avec d'Hervieux. C'est pourquoi elle ne se vit pas plutôt en liberté, qu'elle écrivit un billet à son amant pour voir la différence qu'il y avoit de l'un à l'autre. Mais ce fut l'embarras de trouver quelqu'un à qui se pouvoir fier pour le lui remettre entre les mains. Après y avoir bien songé, elle s'avisa d'écrire à Catherine, femme de chambre de madame de Bonnelle, et lui manda qu'elle devoit de l'argent du jeu à M. de Caderousse, et qu'elle la prioit de lui donner en main propre la lettre qu'elle trouveroit dans la sienne, par laquelle elle lui faisoit excuse si elle ne le payoit pas sitôt.

Elle envoya ces deux lettres par un de ses laquais; et Catherine, croyant de bonne foi que celle qu'elle devoit rendre ne contenoit autre chose que ce qu'elle lui mandoit, elle la donna à Caderousse, qui ne manquoit pas de venir jouer toutes les après-dînées chez madame de Bonnelle. Il fut fort surpris d'abord, ne pouvant comprendre comment la duchesse se servoit d'une personne si suspecte; mais, ayant vu ce que la lettre contenoit, il changea son étonnement en admiration, et jugea qu'une femme qui avoit l'esprit si présent dans les commencements seroit admirable si elle pouvoit jamais joindre à un si grand naturel une expérience de quelques années. Cependant, comme cette lettre étoit conçue en termes fort amoureux, il est bon que le lecteur n'en soit pas privé.

Lettre de la duchesse d'Aumont
au duc de Caderousse.

Ne vous étonnez pas si je me sers de Catherine pour vous faire savoir de mes nouvelles. Elle croit ne vous rendre qu'une lettre de compliment sur une affaire que je lui ai inventée à plaisir, au lieu qu'elle vous en rendra une où je vous ouvre tout mon cœur. Bon Dieu, la pauvre chose qu'un mari qu'on n'aime point, et qu'il y a de différence entre un homme et un homme! Mais n'est-ce point que je m'abuse, et que ce plaisir est plus grand en imagination qu'en effet? Car enfin, j'en ai plus seulement à me souvenir de vos folies, que de toutes les caresses qu'on a tâché de me faire depuis deux jours. Si cela est, ne m'approchez jamais de plus près que vous avez fait; mais si vous êtes assuré du contraire, déguisez-vous ce soir, comme l'amour vous l'inspirera; mon mari sera à Versailles, et c'est un temps trop favorable pour vous et pour moi pour ne le pas employer comme il faut.

Caderousse n'eut garde de manquer au rendez-vous. Il ne se déguisa pas autrement, sinon qu'il prit un habit fort commun, et, montant à cheval comme s'il fût revenu de Versailles, il s'en vint à l'hôtel d'Aumont[317] et dit au suisse[318] que c'étoit un des vingt-cinq violons du Roi, qui venoit de sa part trouver le duc pour quelque bagatelle qui regardoit l'Opéra. Or, c'étoit une chose assez ordinaire que ces sortes de commissions, car le duc, à cause de sa charge de premier gentilhomme de la chambre, avoit la surintendance sur tous les divertissements[319]. Le suisse lui répondit que son maître étoit allé à Versailles. De quoi feignant n'être pas content, il demanda à parler à la duchesse. On le fit monter, sans qu'on se doutât de rien, et il lui parla à l'oreille, comme s'il avoit eu quelque chose de particulier à lui dire. Après cela, il feignit de s'en retourner; mais, au lieu de traverser la cour, il entra dans une salle basse, où il se mit à un coin jusqu'à ce que la duchesse se fût défaite adroitement de ses laquais, sous prétexte de message. Etant alors remontée en haut, elle le cacha dans un cabinet, où elle lui donna du pain et des confitures, de peur qu'il ne mourût de faim. Cependant on avoit emmené par son ordre le cheval sur lequel il étoit venu; et le suisse, qui alloit et venoit dans la cour, s'imagina que le maître étoit sorti sans qu'il s'en fût aperçu. La duchesse eut grande impatience que la nuit fût venue pour contenter ses désirs amoureux, et encore plus le pauvre prisonnier, qui n'osoit presque se remuer. Elle arriva enfin, au grand contentement de l'un et de l'autre, et après que la duchesse fut au lit et que ses femmes se furent retirées, elle se releva pour lui aller ouvrir la porte. A peine lui donna-t-il le temps de se recoucher pour en venir aux prises; ce qui lui plut extrêmement, étant persuadée que c'étoit là la plus grande marque d'amitié qu'un homme puisse donner à une femme.

Comme il vit que le jeu lui plaisoit, il fit tout son possible pour la contenter. Mais sur les quatre à cinq heures du matin, c'est-à-dire lorsqu'ils commençoient d'avoir envie de dormir tous deux, ils entendirent un carrosse à six chevaux s'arrêter à la porte, et l'on commença à heurter comme il faut. Elle jugea incontinent que c'étoit son mari et se crut perdue. Elle n'eut le temps que de faire rentrer Caderousse dans le cabinet, qui se crut pareillement en grand péril. Mais leur inquiétude ne fut pas de longue durée: comme elle s'étoit jetée en bas du lit pour voir ce que c'étoit au travers des vitres, elle vit aussitôt que c'étoit un ami de son mari qui venoit pour le prendre, le duc lui ayant dit qu'il n'iroit à Versailles que ce jour-là. Sa crainte s'étant évanouie par ce moyen, elle fut tirer une seconde fois son amant de prison, et le trouva tremblant d'autre chose que de froid. Il lui fallut plus de temps qu'à elle pour se rassurer, et, quoiqu'elle fît tout son possible pour le réchauffer entre ses bras, sa chaleur naturelle étoit si bien éteinte qu'elle ne put la rallumer.

Cependant comme il faisoit déjà grand jour, il fallut songer à le faire sortir; mais ce fut la difficulté, et ils trouvèrent que ce seroit hasarder beaucoup, de sorte qu'ils aimèrent mieux attendre jusqu'à la brune. Mais le duc d'Aumont revint de Versailles une demi-heure auparavant et rompit leurs mesures. Je laisse à penser si son arrivée eut de quoi augmenter le froid du pauvre amoureux transi. Le duc d'Aumont voulut se faire un grand mérite auprès de sa femme d'être revenu sitôt, et ne manqua pas de lui dire que ce n'étoit que pour l'amour d'elle. Mais elle lui auroit bien répondu, si elle eût osé, qu'elle lui eût été bien plus obligée s'il eût demeuré où il étoit. Cependant, comme il n'y avoit que peu de jours qu'ils étoient mariés et qu'il étoit d'un bon tempérament, il se mit à la caresser; ce qui fut un surcroît d'accablement pour le pauvre prisonnier, qui étoit justement au chevet du lit. Mais ce qui le toucha le plus, fut que la duchesse ne put s'empêcher de soupirer amoureusement dans le temps qu'il étoit aux prises avec elle; ce qui lui fit dire en lui-même que toutes les femmes étoient des carognes, et que, quelque mine qu'elles fassent, tout leur est bon, soit d'un mari ou d'un amant. Le duc d'Aumont, qui savoit ce que c'étoit que de vivre, ne jugea pas à propos de s'enivrer de son vin, et, s'étant couché de bonne heure, il laissa sa femme en repos toute la nuit, pendant que Caderousse faisoit le pied de grue dans le cabinet, roulant dans sa tête mille imaginations que la jalousie lui inspiroit aussi bien que la peur; car enfin, comme il étoit amoureux, ce qu'il avoit entendu lui revenoit à tout moment à la pensée, et toute la consolation qu'il avoit, c'est qu'il préparoit des reproches à la duchesse sur le peu de caresses que son mari lui faisoit, et où elle avoit néanmoins paru si sensible. Mais, quelque forte que fût sa passion, tout son sang se glaçoit quand il venoit à faire réflexion où il étoit, et le peu de chose qu'il falloit pour le perdre.

Il est aisé de concevoir que la nuit lui dura mille ans dans de si funestes pensées; cependant, quoiqu'il n'eût mangé que des confitures et bu un doigt de vin, la faim étoit ce qui lui faisoit le moins de peine, tant il est vrai que le corps ne songe guère à ses fonctions quand l'âme se trouve abattue. Pour comble de malheur, le jour étant venu, le duc d'Aumont ne songea ni à se lever, ni à sortir, tellement que toute son espérance fut remise après dîner; mais il survint compagnie qui arrêta le duc jusqu'au soir, et s'étant amusé ensuite à causer avec sa femme, qui n'avoit guère néanmoins l'esprit libre pour lui répondre, le temps se passa insensiblement, de sorte qu'il entendit qu'on demandoit à souper. Je ne sais si cela le fit ressouvenir qu'il y avoit deux jours qu'il faisoit une grande abstinence, mais enfin la faim commença à le presser si fort, qu'il sentit une grande foiblesse; il lui fallut néanmoins essuyer non-seulement tout ce temps-là, mais encore tout le lendemain, le duc n'étant sorti que sur le soir pour s'en retourner à Versailles.

D'abord la duchesse vint pour se jeter à son cou; mais il la repoussa avec un air de mépris, dont étant tout étonnée, elle lui demanda d'où venoit ce traitement, et si c'étoit la récompense de ce qu'elle faisoit pour lui. «Vous ne faites rien pour moi, répondit froidement Caderousse, que vous ne fassiez pour votre mari, qui cependant ne vous a pas donné trop de marques de son amitié. Je vous ai entendu soupirer, perfide que vous êtes, et vous n'en avez pas fait davantage lorsque je vous ai témoigné tout ce que je sentois pour vous; mais je suis assez vengé du peu de cas qu'il faisoit de vos caresses; et n'avez-vous point de honte d'aimer déjà qui vous aime si peu?» La duchesse fut surprise de ces reproches, et voulut lui nier ce qu'il avoit entendu; mais il sut bien qu'en juger, et, après en avoir été témoin lui-même, il n'eut pas la complaisance de vouloir lui accorder ce qu'elle disoit.

Cette petite querelle fit qu'il ne voulut ni boire ni manger, quoi qu'elle lui pût dire; et, voulant s'en aller, il se laissa tomber au milieu de la chambre, soit de foiblesse, ou qu'il eût trouvé quelque chose sous les pieds qui en fût cause. Cependant, il n'auroit peut-être jamais eu la force de se relever si la duchesse ne fût accourue à son secours; mais, s'étant jetée à son cou, elle lui demanda si, après toutes les alarmes qu'elle venoit d'avoir, il étoit encore résolu de la désespérer. «C'est vous qui me désespérez, Madame, répondit Caderousse, et je croyois que, vous ayant donné mon cœur, je ne devois pas partager le vôtre avec un mari qui, comme je vous ai déjà dit, vous aime si peu, qu'il y a deux jours tout entiers qu'il est avec vous, et cependant....» Elle ne lui donna pas le temps d'achever, et, s'étant emportée à des caresses tout à fait touchantes, non-seulement elle le fit relever, mais elle lui fit sentir encore qu'il n'étoit pas tout à fait mort. Il voulut lui en donner des marques à l'heure même, à quoi s'opposant foiblement, sous prétexte qu'il n'étoit pas en état de cela après un si long jeûne, il la jeta sur un lit, où elle n'eut jamais tant de plaisir. Elle fit un grand nombre de soupirs, dont ce pauvre amant fut si charmé qu'il oublia ceux qu'elle avoit faits avec le duc.

Un si doux moment pensa être cependant le dernier de sa vie; la foiblesse où il étoit le fit évanouir lorsqu'il ne pensoit être que pâmé, et la duchesse s'apercevant que cela duroit trop longtemps pour être naturel, elle se débarrassa le mieux qu'elle put pour courir au secours. Elle fut promptement chercher une bouteille d'eau de Hongrie, et lui en ayant frotté le creux des mains, les tempes et les narines, il revint enfin à lui, mais si foible qu'il avoit de la peine à se soutenir. Quoiqu'elle l'eût déjà voulu voir dehors, elle ne le voulut pas laisser sortir néanmoins qu'il n'eût pris quelque chose; et ce qui venoit de se passer l'ayant rendu plus traitable qu'auparavant, il prit un bouillon, qui lui fit beaucoup de bien. Il mangea outre cela tout au moins pour quatre sous de pain[320], un grand pot de confitures, une douzaine de noix confites, et but une bouteille de vin. Avec ce secours il prit des forces pour pouvoir s'en aller; mais, de peur que le suisse ne l'aperçût, il fit une station dans la salle en bas, comme il avoit fait en arrivant, pendant laquelle la duchesse d'Aumont fit monter le suisse, sous prétexte de lui dire ceux qu'elle vouloit qu'il laissât entrer et ceux qu'elle ne vouloit pas qui entrassent.

L'embarras où ils s'étoient trouvés fut cause qu'ils ne songèrent pas à prendre des mesures pour se revoir sitôt. Mais la maison de madame de Bonnelle étant un lieu propre à se donner rendez-vous, quoiqu'elle ne le crût pas, ils s'imaginèrent tous deux qu'y pouvant aller quand ils voudroient, il leur seroit aisé de se parler et de se dire tout ce qu'ils auroient sur le cœur. Cependant la femme de Caderousse, qui n'avoit point eu de ses nouvelles depuis trois jours, en étant en peine, envoya partout où il avoit coutume d'aller pour voir si on ne lui en apprendroit point; et n'en pouvant savoir d'aucun endroit, le bruit courut à la cour et à la ville qu'il falloit qu'il se fût allé battre. S'il avoit eu la moindre affaire, c'en étoit assez pour le perdre, les ordonnances ne pouvant être plus rigoureuses qu'elles l'étoient à cet égard[321]. Mais comme on savoit qu'il étoit sage, ce bruit s'évanouit bientôt pour faire place à un autre, qui fut qu'il falloit qu'il se fût engagé au jeu. Le changement qui parut sur son visage, lorsqu'il fut revenu chez lui, donna encore plus de couleur à ce faux bruit.

On s'imagina donc qu'il avoit fait quelque perte considérable, et sa femme n'osoit presque lui demander d'où il venoit, de peur de l'affliger. Elle lui lâcha pourtant quelques paroles qui firent voir son soupçon, et cela fournit un prétexte à Caderousse, qui ne savoit presque où en trouver après une si longue absence. Il parut dès le lendemain chez madame de Bonnelle, où l'on fut surpris de le voir si changé. La marquise de Rambures[322], qui, avec la passion du jeu, avoit encore celle de l'amour jusqu'à l'excès, entendant dire à tout le monde qu'il falloit qu'il eût été bien piqué pour jouer trois jours entiers, sans que ses amis l'eussent pu voir: «C'est, dit-elle, qu'il n'avoit que faire de témoins au jeu qu'il jouoit.» Chacun se prit à rire de cette saillie; mais Caderousse en rougit, ce qui fut remarqué particulièrement du marquis de Fervaques[323], fils de madame de Bonnelle.

Ce n'étoit pas néanmoins un homme qui fût sorcier; au contraire, il avoit extrêmement à se plaindre de la nature, qui lui avoit donné un fort grand corps, mais un fort petit esprit. Sur ces entrefaites, la duchesse d'Aumont entra, et après que celles qui ne l'avoient pas encore été voir lui eurent fait compliment sur son mariage, Fervaques se mit auprès d'elle, lui demanda si ce n'étoit point elle qu'on devoit accuser de la disparition de Caderousse? Comme il n'y a rien qui soit à l'épreuve de la vérité, elle ne se put empêcher de rougir, et, pour peu d'esprit qu'il eût eu, il eût bientôt reconnu qu'il l'avoit touchée sensiblement; mais il avoit dit cela à tout hasard, tellement que, ne faisant point de réflexion à l'intérêt qu'elle y prenoit, il se contenta de lui dire que, quelque mérite qu'eut Caderousse, il seroit trop heureux si une pareille fortune lui arrivoit; que, comme il n'y avoit personne qui en connût le prix si bien que lui, cela l'obligeoit à ne la désirer que pour lui-même; qu'il y avoit déjà plus de deux ans qu'il en étoit amoureux, sans lui en avoir jamais osé parler; mais que venant d'épouser un homme qui avoit beaucoup plus d'âge qu'elle, il avoit cru que, s'il manquoit ce temps-là, il manqueroit une occasion qui ne se rencontreroit peut-être jamais si favorable. La duchesse d'Aumont avoit toujours cru son cousin[324] un peu fou; mais, comme elle ne le croyoit ni assez hardi ni assez spirituel pour lui oser faire jamais une déclaration comme celle-là, elle en fut toute surprise, et lui demanda s'il avoit appris ce qu'il lui venoit de dire depuis qu'il voyoit la comtesse d'Olonne[325]. Fervaques rougit à ce discours et se trouva bien embarrassé, car il étoit vrai qu'il sacrifioit depuis plusieurs mois à cette vieille médaille. Néanmoins, quoique la chose fût publique, il prit le parti d'abord de la nier; mais, voyant que la duchesse étoit trop bien instruite pour prendre le change, il crut avancer grandement ses affaires en lui sacrifiant deux ou trois de ses lettres qu'il avoit dans sa poche. C'est pourquoi, ne se retranchant plus sur la négative, mais sur ce qu'il n'avoit aucun dessein en la voyant, il les lui montra aussitôt, et voulut l'obliger à les lire malgré elle. La duchesse, qui ne prenoit aucun intérêt à cette vieille idole, s'en défendit; mais Fervaques, ne cessant de l'importuner, lui en présenta une tout ouverte, où elle ne se put empêcher de lire ces paroles:

Lettre de Madame d'Olonne
au Marquis de Fervaques.

Il y a si longtemps que je suis séparée du commerce du monde, que je vaux bien une fille de ce temps-ci. Vous m'en pouvez croire sur ma parole, moi qui ai assez d'expérience pour juger de toutes choses. Cependant il ne tiendra qu'à vous de vous en éclaircir, et vous me dites hier trop de douceurs, jusqu'à m'offrir votre bourse, pour ne pas faire tous les pas qui me peuvent faire paroître reconnoissante. Ne jugez pas que ce que j'en fais soit pour avoir lieu d'accepter vos offres. Quoique vous soyez plus riche que moi, j'ai encore mille pistoles à votre service; mais il me semble qu'entre gens comme nous on se doit aimer but à but, et qu'à moins que d'être dans le besoin, on ne doit jamais faire des démarches, ni l'un ni l'autre, qui puissent faire croire qu'on soit plus intéressé qu'amoureux.

La duchesse d'Aumont avoit voulu d'abord rendre la lettre, ne croyant pas qu'après ce qu'elle contenoit à l'ouverture, une honnête femme pût la lire sans s'attirer quelque reproche. Mais enfin la curiosité l'avoit emporté par-dessus toute sorte de considération, de sorte qu'elle ne rebuta point la seconde que Fervaques lui présenta, et qui étoit du même style. Voici ce qu'elle contenoit:

Lettre de Madame d'Olonne
au Marquis de Fervaques.

Pour un homme qui va à la guerre, et qui est même capitaine dans la gendarmerie, vous avez bien peu de hardiesse. Attendez-vous que je vous aille prier, et pour vous avoir dit que j'avois des mesures à garder dans le monde, est-ce vous dire que vous n'avez rien à espérer? J'enrage que vous m'obligiez malgré moi à faire un personnage que j'ai toujours haï, c'est-à-dire à vous morigéner comme un jeune homme. Venez pourtant tout présentement, l'on vous apprendra à vivre, puisque vous ne le savez pas; mais apportez du moins plus de courage que vous n'en aviez hier au soir.

«Ah! la folle! dit en même temps la duchesse d'Aumont; et quand prétend-elle devenir sage, si ce n'est à l'âge qu'elle a?—Elle n'est point encore si âgée, ma cousine, dit Fervaques, et elle n'a pas plus de trente-cinq ans.—J'en suis bien ravie, mon cousin, lui répondit la duchesse, et que vous la trouviez à votre gré.—Moi? point du tout», répliqua Fervaques, qui s'avisa, mais un peu tard, qu'il venoit de dire une sottise; et pour lui prouver qu'il la voyoit sans attachement, il lui fit confidence qu'elle le vouloit marier avec mademoiselle de la Ferté, sa nièce, à qui elle donneroit tout son bien[326]. Cette conversation interrompit celle qu'il avoit commencée; mais, comme il y vouloit revenir à toute heure, la duchesse lui dit qu'on voyoit bien qu'il avoit beaucoup profité sous une si bonne maîtresse, et qu'il n'étoit plus besoin de l'accuser de timidité.

Cependant Caderousse s'étoit mis au jeu; mais, voyant que leur conversation duroit si longtemps, il étoit sur les épines, et faisoit mille fautes qu'il n'avoit pas accoutumé de faire. La marquise de Rambures, qui étoit auprès de lui, y prit garde, et que de temps en temps il jetoit des œillades à l'endroit où étoit la duchesse. Quand elle eut remarqué cela deux ou trois fois: «Voulez-vous parier, lui dit-elle à l'oreille, que je vous dis maintenant pourquoi nous ne vous avons point vu depuis trois jours, et pourquoi vous ne prenez pas garde à votre jeu?» Il ne fit que sourire à ce discours, comme s'il eût voulu dire qu'elle y seroit bien empêchée; mais elle se rapprocha en même temps de lui, et lui dit que la duchesse d'Aumont en étoit cause. Cela le déconcerta encore plus qu'auparavant; il ne sut que lui répondre, et c'en fut assez à cette dame, qui étoit habile dans le métier, pour lui faire juger que ce qu'elle en pensoit étoit véritable. «Vous voyez, lui dit-elle en même temps, que je suis mieux informée que vous ne pensez; mais que cela ne vous alarme pas; j'en userai bien, et je veux commencer à vous rendre service.» En même temps, elle dit à la duchesse d'Aumont que cela étoit bien vilain de quitter la compagnie pour être si longtemps tête à tête avec un homme; qu'elle s'en scandalisoit toute la première, et que, si elle ne venoit auprès d'elle, elle ne lui pardonneroit jamais.

Cela défraya la conversation quelques moments, et la duchesse ne pouvant plus demeurer auprès de Fervaques après ce reproche, elle se vint mettre à côté d'elle, c'est-à-dire auprès de Caderousse. S'il eût osé, il lui eût dit de n'en rien faire après ce qui venoit de se passer; mais, comme c'eût été donner trop de marques de leur intelligence, il se contenta de garder un certain sérieux, qui fit encore juger à la marquise de Rambures que leurs affaires étoient en meilleur état qu'elle ne croyoit. La duchesse d'Aumont, qui ne savoit point ce qui s'étoit dit tout bas, fut surprise du peu d'accueil que lui faisoit Caderousse, et s'en trouva si piquée, qu'elle s'en alla beaucoup plus tôt qu'elle n'auroit fait. Cependant, elle avoit trop de choses sur le cœur pour en rien témoigner, de sorte qu'elle lui écrivit un billet. Mais, faisant réflexion que si elle se servoit encore de Catherine, elle pourroit se douter à la fin de la vérité, elle le mit dans sa poche, résolue de le mettre elle-même le lendemain dans celle de son amant, quand elle le trouveroit chez sa tante. En effet, elle le fit si adroitement que personne ne s'en seroit aperçu, si la marquise de Rambures, qui avoit quelque dessein sur Caderousse, ne les eût observés de si près, qu'il étoit impossible que rien lui échappât. Elle vit donc tout ce manége; mais, devant que Caderousse sut ce qui étoit arrivé, elle fouilla dans sa poche sous prétexte de prendre son peigne, et prit la lettre qu'elle cherchoit. Par malheur pour la duchesse, elle étoit alors dans un coin avec Fervaques, qui lui contoit des folies et ne put prendre garde à ce qui se passoit. Elle affectoit même de ne pas regarder de ce côté-là, et d'être fort attachée à la conversation, pour se venger de Caderousse, qui, en effet, s'en désespéroit. Enfin, le jeu étant fini, chacun prit de son côté, et Caderousse s'étant offert à ramener les dames, elles le prirent au mot, si bien que la marquise de Rambures, qui ne s'en étoit pas encore allée de peur que ces deux amants ne se parlassent, n'ayant plus rien qui l'arrêtât, monta promptement en carrosse, et ne fut pas plus tôt arrivée chez elle qu'elle ouvrit sa lettre. Elle étoit conçue en ces termes:

Lettre de la Duchesse d'Aumont
au Duc de Caderousse.

Je ne croyois pas être si dégoûtante qu'on se dût rebuter de moi dès la première fois; mais je sais ce que j'en dois croire après votre procédé, et me fuir comme vous me fuyez est assez m'en dire pour me repentir toute ma vie d'avoir été folle, et pour me rendre sage à l'avenir. Dans le dépit où je suis, je croirois que je ne vous aime plus, si je n'avois un peu trop de penchant à la vengeance. Je n'ai jamais tant souhaité d'être aimable que je le fais maintenant, pour vous donner un peu de jalousie. Mais, hélas! que je suis simple! on n'est jaloux que de ce qu'on aime, et, si je ne m'abuse, vous me verriez entre les bras de toute la terre sans en avoir aucun chagrin.

Cette lettre parloit trop bon françois pour laisser aucun lieu de douter de la vérité. Ainsi, la marquise de Rambures, voyant tout ce qui en étoit, conçut fort peu d'espérance de son dessein, ayant à brouiller des gens qui étoient si bien ensemble; néanmoins, comme elle étoit malicieuse jusqu'à être méchante, elle résolut d'y faire tout de son mieux, quand même elle n'en devroit pas profiter. Pour cet effet, elle fit écrire une lettre comme si c'eût été Caderousse, et, ayant travesti un de ses laquais, qu'elle employoit dans ses affaires les plus secrètes, elle l'envoya à l'hôtel d'Aumont, avec ordre de rendre cette lettre en main propre à la duchesse. Le laquais s'acquitta fort bien de sa commission, et la duchesse, qui n'avoit jamais vu de l'écriture de Caderousse, s'étant méprise aisément au caractère, elle y lut ces paroles, qui l'accablèrent de désespoir:

Lettre du Duc de Caderousse
à la Duchesse d'Aumont.

Je vous ai aimée parce que j'ai eu de l'estime pour vous; mais je ne vous aime plus maintenant parce que je cesse de vous estimer. Cela ne vous doit pas surprendre dans le procédé que vous tenez aujourd'hui. Tout vous est bon, jusqu'à votre cousin Fervaques, et il vous importe peu que vous trouviez de l'esprit, pourvu que vous trouviez un corps qui vous rende service. Prenez garde néanmoins à vous méprendre, quoique ce soit parler contre moi que de vous parler contre les gens de grande taille: la sienne ne promet pas qu'il puisse durer longtemps; d'ailleurs, c'est avoir trop d'affaires que d'être obligé de contenter en même temps la comtesse d'Olonne et une femme de votre appétit.

Il est aisé de concevoir quel fut le désespoir de la duchesse à la lecture d'une lettre si crue, et, ne doutant point qu'elle ne vînt de Caderousse, non-seulement elle le haït mortellement, mais, si elle en eût cru sa passion, elle auroit été encore de ce pas lui arracher le cœur. Elle n'eut garde, avec des sentiments si envenimés, de se trouver à son ordinaire chez madame de Bonnelle; et Caderousse, n'y voyant point Fervaques, s'imagina qu'ils étoient ensemble, ce qui le jeta dans une jalousie inconcevable. Pour achever son désespoir, il arriva que le duc d'Aumont, qui étoit revenu de la cour, voyant sa femme dans une mélancolie surprenante, crut la divertir en la menant lui-même à l'Opéra[327], et, le hasard ayant voulu que Fervaques s'y fût trouvé, il se mit dans sa loge, où il lui dit mille pauvretés. Tout cela fut rapporté le soir même à Caderousse, ce qui fut suffisant pour lui persuader que ces soupçons n'étoient que trop véritables. Epris de dépit et de jalousie, il la chercha partout pour lui pouvoir dire ce qu'il avoit sur le cœur; mais, comme elle le fuyoit avec beaucoup de précaution, il lui fut difficile de trouver ce qu'il cherchoit; il la rencontra néanmoins un jour chez la Reine, et se préparoit à lui faire tous les reproches qu'il croyoit être en droit de lui faire, quand la duchesse, le regardant avec un mépris et une colère qui étoient capables de glacer l'homme du monde le plus amoureux: «Ne m'approchez jamais, lui dit-elle, si vous ne voulez que je vous dévisage.» Elle s'esquiva au même temps, et il ne la put jamais joindre, parce qu'elle avoit pris tout exprès la duchesse de Créqui[328] par-dessous le bras, avec qui elle s'en alloit.

Un traitement si extraordinaire eut de quoi le surprendre, lui qui croyoit que tous les sujets de plainte étoient de son côté. Cependant la marquise de Rambures, après avoir si bien réussi dans le projet qu'elle avoit fait de les brouiller ensemble, fit son possible pour venir à bout du reste: c'est pourquoi elle le pria de venir chez elle, où on devoit jouer, et, afin qu'il y fût attiré par la bonne compagnie, elle dit la même chose à tous les gens de la cour. L'assemblée fut bientôt des plus nombreuses, mais non pas des mieux choisies. La marquise de Rambures, qui s'encanailloit aisément, y souffrit de certaines gens qui n'avoient point d'autre caractère que celui de joueurs, et à qui l'on imputoit même de savoir jouer avec adresse. Cela rebuta bien d'honnêtes gens d'y aller, et à plus forte raison d'avoir quelque pensée pour elle: car, d'ailleurs, bien loin d'avoir quelques charmes, on pouvoit dire qu'elle étoit des plus laides; avec toutes ces méchantes qualités, elle avoit encore celle d'être déjà vieille[329], ce qui n'étoit pas un ragoût pour un homme qui venoit tâter d'une jolie femme comme étoit la duchesse d'Aumont. Aussi Caderousse étoit bien éloigné de songer à ce qu'elle songeoit, et si ce n'est que madame de Bonnelle s'en étoit allée en Normandie après avoir perdu tout son argent, et qu'il n'y avoit point d'autre endroit où l'on jouât à Paris, il n'auroit pas seulement mis le pied chez elle.

Comme il n'en venoit point à ce qu'elle vouloit, qu'elle étoit impatiente de son naturel, elle lui dit un soir, comme il venoit de quitter le jeu, qu'il vînt dîner le lendemain avec elle et qu'elle avoit quelque chose à lui dire. Il le lui promit, ne se doutant point de la vérité, et il trouva qu'elle s'étoit parée extraordinairement, ce qui l'obligea à lui demander si c'est qu'elle se marioit ce jour-là. «Je n'en sais rien, lui dit-elle. Je ne suis pas une si méchante fortune que vous croyez: j'ai eu quatre cent mille francs en mariage, j'ai un bon douaire, et, quelque dégoûté que vous soyez, il y en a bien qui voudroient m'avoir qui ne m'auront pas. Je ne dis pas cela pour vous, continua-t-elle, en faisant encore plus de minauderies qu'elle n'en avoit fait auparavant. Je voudrois avoir dix millions; ils seroient à votre service, aussi bien que tout ce que j'ai.» Et se jetant à son cou en même temps, pour lui montrer qu'elle étoit de bonne foi, elle le surprit assez pour être quelques moments sans lui rien dire.

Cependant, comme il n'étoit pas un de ces héros de roman qui se font un scrupule de regarder seulement une autre personne que leur maîtresse, il reçut ses caresses avec dessein d'y répondre; mais, ayant à l'heure même repassé en son esprit qu'il n'alloit avoir que les restes d'une infinité de monde, les forces qu'il sentoit un moment auparavant commencèrent à l'abandonner. Il fit ce qu'il put pour rappeler sa vigueur; mais, quoiqu'il se dît qu'il y alloit de son honneur à ne pas demeurer en si beau chemin, tout ce qu'il se put dire fut inutile. Il se crut obligé, dans un si grand abandonnement de la nature, de faire des excuses proportionnées à la faute qu'il commettoit malgré lui; mais, ne sachant par où s'y prendre, il se fut jeter de désespoir sur un lit de repos. La marquise de Rambures, qui, bien loin de se défier de son malheur, croyoit toucher au doux moment qu'elle désiroit depuis si longtemps, s'y en fut en même temps avec lui, et, le prenant entre ses bras, elle lui fit connoître qu'elle ne vouloit rien lui refuser; mais, comme elle vit qu'il ne répondoit que par des baisers languissants à l'ardeur qui la consumoit, le cœur lui dit qu'elle étoit encore éloignée de ses espérances, et, pour en être plus sûre, elle chercha à s'en éclaircir par un attouchement qui lui fût sensible. D'abord qu'elle eut porté la main où elle vouloit, elle se repentit d'avoir été si curieuse, et n'y trouvant rien qui ne lui fit connoître son malheur: «A quoi dois-je attribuer ce que je vois? lui dit-elle, et êtes-vous insensible pour moi, pendant que vous êtes si sensible pour les autres? Ne sortez-vous point d'avec la duchesse d'Aumont, et faut-il qu'elle vous réduise au pitoyable état où vous êtes?» Ce discours le surprit, lui qui ne savoit pas qu'elle fût si bien instruite de ses affaires. Aussi, étant bien éloigné de croire qu'elle en pût parler si affirmativement: «Vous avez tort, lui dit-il, de m'accuser de penser à d'autres qu'à vous. Si la duchesse d'Aumont a quelque intrigue, ce n'est pas moi, et tout ce que je vous puis dire, c'est que, si vous me voyez en l'état où je suis, c'est vous qui en êtes cause, et qui...» Elle ne lui laissa pas le temps d'achever, et reprenant la parole avec véhémence, et même avec quelque sorte d'aigreur: «Quoi donc! lui dit-elle, ce n'est pas assez de l'outrage que vous me faites si vous n'y joignez le plus sanglant reproche qui se puisse faire à une femme? Enfin, c'est donc manque de charmes que vous vous trouvez aujourd'hui impuissant, et vous avez si peu de considération pour moi que de me l'oser dire à moi-même?—C'est mal expliquer ma pensée, répondit Caderousse, et ce que j'ai voulu dire n'est pas ce que vous dites. C'est la jalousie qui fait l'effet que vous voyez, et vous n'auriez pas à l'heure qu'il est à me reprocher mon impuissance, si, lorsque je me sentois prêt à vous donner des marques d'un assez bon tempérament, je ne me fusse ressouvenu d'une certaine robe de chambre qu'on m'a montrée à l'armée, et que le prince de Courtenay[330] m'a fait voir comme venant de vous.—Que voulez-vous dire par là? interrompit la marquise de Rambures.—Qu'en amour comme en ambition, répondit Caderousse, on ne souffre pas volontiers de concurrent. Vous ne lui avez fait présent de cette robe de chambre que parce que vous l'aimiez; et le moyen de croire que vous l'ayez oublié, lui qui a de si belles parties pour les dames? Gros, large, robuste, bien fait; au lieu que je suis menu, effilé, foible, et enfin n'ayant aucune de ses belles et bonnes qualités.» Il ne voulut pas encore conter mille histoires qu'il savoit bien, de peur que le grand nombre ne lui fît connoître qu'on ne pouvoit estimer une femme qui en avoit tant. Cependant, la marquise ne voulant pas tomber d'accord de cette vérité, elle lui nia tout ce qu'il disoit; mais lui n'en voulut rien rabattre. Elle fut obligée de lui dire que quand même cela seroit, qu'est-ce que cela concluoit si fort contre elle? qu'à l'âge qu'elle avoit, et ayant toujours été du monde, ce n'étoit pas une chose extraordinaire qu'elle eût été aimée d'un honnête homme et d'un homme de qualité: que le prince de Courtenay étoit tel, et que, quand elle auroit eu quelque reconnoissance pour lui, c'étoit une chose trop vieille pour en garder encore le souvenir; que, si cette intrigue se passoit de son temps, elle ne trouveroit pas à redire à sa délicatesse; mais que, ne le connoissant pas seulement dans le temps dont il vouloit parler, c'étoit proprement lui vouloir faire une querelle d'Allemand.

La raison étoit fort bonne, et tout ce qu'il eut à dire fut qu'il en convenoit, mais que, comme on n'étoit pas maître de ses réflexions, ce n'étoit pas sa faute si elles avoient produit un accident si funeste. Au même temps, pour lui faire connoître qu'il ne tenoit pas à lui que les choses n'allassent mieux, il se remit à la caresser; ce qui faisant croire à la marquise qu'il falloit qu'il se sentît, elle oublia la querelle, pour ne pas perdre une si bonne occasion. Mais, quelque aide qu'elle lui donnât, elle ne put jamais faire passer une partie de sa vigueur dans le corps de ce pauvre paralytique. Cependant, le voyant de bonne volonté, elle chercha à l'encourager, lui disant qu'il ne falloit pas chercher à forcer la nature; que toutes choses avoient leurs temps; qu'il se porteroit peut-être mieux après dîner, et pour le réchauffer elle fut chercher des truffes, dont son cabinet étoit toujours rempli, quoiqu'elle en eût moins besoin que personne du monde. Il en mangea plutôt par complaisance que pour croire qu'elles pussent produire l'effet qu'elle espéroit.

Cependant, la marquise ayant ouï dire que d'agréables idées rappeloient souvent un homme de mort à vie, elle lui parla des charmes de la duchesse d'Aumont, lui disant qu'elle avoit cru qu'il en avoit été touché. Il s'en défendit comme de beau meurtre; à quoi elle ne voulut pas contredire, quoiqu'elle en fût si bien instruite. Ainsi elle ne continua cette conversation qu'en tant qu'elle lui pouvoit être utile; elle lui fit donc un détail de tout ce que cette aimable personne avoit de beau, et s'arrêta longtemps sur sa gorge et sur le reste de son corps, qu'elle disoit avoir vu plusieurs fois à découvert. Cette conversation ne manqua pas de ressusciter le pauvre défunt, de quoi il ne se fut pas plus tôt aperçu qu'il s'approcha d'elle pour tâcher de réparer sa réputation. Quoiqu'il n'y eût rien de plus outrageant que cela pour la marquise, elle résolut néanmoins de n'y pas prendre garde de si près, et, pour se faire faire l'application du mérite de la duchesse, elle embrassa de nouveau ce pauvre convalescent; mais, son imagination n'étant pas assez forte pour soutenir à la réalité d'un squelette l'idée du plus beau corps du monde, son feu s'éteignit en même temps, et, quoiqu'elle y mît la main pour le rattiser, les cendres étoient déjà si froides, qu'on eût dit qu'il n'y en avoit point eu depuis huit jours. Si elle n'avoit espéré quelque changement après le dîner, elle avoit assez de sujet de se mettre en colère pour lui dire bien des choses; mais, ne voulant rien précipiter, elle résolut de se donner patience jusque-là.

Cependant l'on servit à manger, et elle prit soin de lui mettre sur son assiette tout ce qu'il y avoit de meilleur. Elle eut soin aussi de ne l'entretenir que de choses agréables, ne sachant néanmoins si tout cela seroit capable de produire un bon effet. Et, à la vérité, quoiqu'il parût réjoui de la conversation, et que d'ailleurs il mît quantité de bons morceaux dans son ventre, il n'y avoit que lui qui s'enflât, et le reste étoit toujours si languissant que c'étoit grand'pitié.

Comme on étoit près d'apporter le dessert, et qu'il étoit plus embarrassé que jamais par la conclusion du repas qui s'approchoit, un de ses laquais entra, qui lui dit que sa femme étoit extrêmement mal, et que, s'il la vouloit voir encore avant de mourir, il se devoit hâter de venir au logis. Quoique cette nouvelle l'affligeât, comme elle le tiroit d'un grand embarras, il n'y fut pas si sensible qu'il l'auroit été le matin. Il se leva en même temps, et, priant la marquise de l'excuser s'il la quittoit si brusquement, il monta en carrosse et s'en fut chez lui, où il trouva que les choses n'étoient pas tout à fait si désespérées que le laquais les avoit faites. Sa femme, qui avoit eu une grande foiblesse, en étoit revenue, et son mal, qui étoit à proprement parler une certaine langueur, que les médecins appellent phthisie, donnant lieu de croire que son heure n'étoit pas encore si proche, il eut de quoi se consoler. Je ne saurois dire au vrai s'il en rendit grâces au Ciel; mais toujours le remercia-t-il de ce que cet accident avoit servi à le tirer d'affaire. Cependant, comme il se doutoit bien que la marquise ne manqueroit pas d'envoyer savoir des nouvelles de sa femme, il donna ordre non-seulement qu'on dît à ceux qui viendroient de sa part qu'elle étoit toujours bien malade, mais qu'il l'étoit aussi lui-même. Pour cet effet, il s'empêcha de sortir de quelques jours, pendant lesquels elle l'envoya visiter, et elle y seroit encore venue elle-même si elle n'eût craint d'apprêter un peu trop à parler dans le monde.

Un contre-temps si fâcheux donna beaucoup de chagrin à cette dame, qui étoit pleine de vivacité, comme je crois déjà l'avoir dit, et qui de plus n'avoit point de repos jusqu'à ce qu'elle eût exécuté le dessein qu'elle pouvoit avoir conçu une fois. Elle se dit néanmoins, pour se consoler, que l'abattement où elle avoit vu Caderousse étoit un commencement de la maladie qui venoit de le saisir, et cela servit à lui ôter quelque soupçon qu'elle avoit eu que c'étoit peut-être par quelque dégoût qu'il avoit pris pour sa personne.

Tels étoient les sentiments de l'un et de l'autre, lorsque la maladie de la duchesse de Caderousse, empirant tout d'un coup, fit songer sérieusement à son mari qu'il en seroit délivré avant deux jours. En effet, elle rendit l'esprit vingt-quatre heures après[331], entre ses bras, le priant, s'il l'avoit jamais aimée, d'avoir soin de leurs enfants[332], et de ne se jamais remarier. Il le lui promit, résolu de lui tenir parole, et il fut même bien aise qu'elle eût exigé cela de lui, prévoyant que la marquise de Rambures, se fondant sur son bien plutôt que sur son mérite, pourroit le solliciter de l'épouser.

D'abord que le grand deuil fut passé, ou, pour mieux dire, qu'il se fut écoulé quelques jours, pendant lesquels c'est la coutume de contrefaire l'affligé d'une chose dont on a souvent beaucoup de joie, il parut dans le monde comme auparavant, et tâcha d'avoir quelque conversation avec la duchesse d'Aumont, pour savoir d'où venoit sa colère. Mais elle eut encore plus de soin de le fuir qu'il n'en eut de la chercher, tellement que ses peines furent inutiles. Il retourna aussi chez madame de Rambures, qui le reçut plus froidement qu'à l'ordinaire; de quoi il ne s'étonna pas grandement, parce qu'il la savoit bizarre et fantasque. Il alla donc toujours son chemin, c'est-à-dire que, se sentant plus homme qu'il n'avoit fait l'autre fois, il voulut lui en donner des marques à l'heure même. C'étoit quelque chose de bien touchant pour une femme de son humeur, et peut-être qu'elle ne s'étoit jamais fait violence que cette fois-là sur l'article; mais, s'étant mise en tête de l'épouser, elle lui dit que ce n'étoit plus le temps; «que la force de l'amitié qu'elle avoit pour lui lui avoit fait passer autrefois par-dessus toute sorte de considération; mais que, si ses feux étoient aussi ardents qu'il le vouloit faire paroître, il en pouvoit chercher l'accomplissement par des désirs légitimes, et non pas par où il en vouloit venir.» Ce retour auroit eu de quoi l'affliger, s'il eût été fort amoureux; mais, y ayant plus de débauche à son fait que de passion, il prit la chose en raillerie, et lui dit qu'il étoit sûr que ce qu'elle en faisoit n'étoit que pour l'éprouver; qu'elle savoit à quoi sa femme l'avoit obligé en mourant, et qu'elle vouloit voir, sans doute, s'il seroit homme de parole. «A quoi vous a-t-elle donc obligé, Monsieur? lui répliqua-t-elle.—A ne me jamais remarier, Madame, lui répondit-il, et vous ne voudriez pas que je faussasse mon serment.» Je ne sais si elle avoit connoissance ou non de cette circonstance; quoi qu'il en soit, elle traita cela de bagatelle, et, pour lui rendre le change, elle lui dit que M. de Rambures l'avoit priée de même, en mourant, d'être sage; que son exemple la remettoit dans le bon chemin, dont elle n'étoit sortie que pour l'amour de lui, et qu'elle lui en auroit obligation toute sa vie.

Elle disoit tout cela d'un si grand sang-froid, que son air valoit encore mieux que ses paroles; cependant Caderousse ne la pressa qu'autant qu'il se crut obligé de le faire pour son honneur, et il fut même ravi de son refus quand il fit réflexion que cela l'eût mis en concurrence avec plusieurs gens d'épée, un conseiller, deux hommes de finance, et même quelques bourgeois. La marquise, qui avoit coutume de succomber à la première tentation, se fit un grand mérite en elle-même de sa résistance; elle crut que cela lui feroit faire réflexion à ce qu'il auroit à faire, et que vingt-cinq mille livres de rente, jointes à une si grande vertu, étoient capables de le rembarquer, quelque répugnance qu'il eût à un second mariage. Sur ce pied-là, elle alla tête levée partout, et, pour commencer à faire la réformée, elle se mit à médire de tout le monde.

Cependant l'on continuoit toujours à jouer chez elle, et Caderousse ne laissoit pas d'y venir; mais il ne lui disoit plus rien, ce qui la faisoit enrager. Elle n'étoit pas plus heureuse au jeu qu'en amour, et, si elle gagnoit une fois, elle en perdoit quatre, ce qui la désespéroit pareillement. Tous ces sujets de chagrin la rendoient plus bizarre qu'à l'ordinaire, et par conséquent encore plus désagréable; tellement que, bien loin que Caderousse songeât à se mettre bien avec elle, tout son but ne fut que de lui gagner son argent. Le jeu de la bassette[333] étoit alors extrêmement en vogue à Paris; les femmes voloient leurs maris pour y jouer, les enfants leur père, et jusques aux valets: ils venoient regarder par-dessus l'épaule des joueurs, et les prioient de mettre une année de leurs gages sur une carte. Madame de Rambures y étoit encore plus chaude que tous les autres, et, quoiqu'on lui vînt donner tous les matins des leçons pour savoir la suite des cartes, ou elle ne l'avoit pas bien retenue jusque-là, ou son malheur étoit plus grand que sa science.

Un jour donc que Caderousse étoit venu de meilleure heure que les autres, comme la saison n'étoit plus de parler d'amour, elle lui parla de jouer, et, en étant tombé d'accord, elle se mit à tailler tête à tête. D'abord elle gagna quelque chose; mais, la fortune changeant tout à coup, il lui fit un nombre infini d'Alpiou et de Va-tout, tellement qu'en moins de rien il lui gagna non-seulement tout l'argent comptant qu'elle avoit, mais encore trois mille pistoles sur sa parole. Une si grosse perte lui ôta le mot pour rire, qu'elle avoit au commencement du jeu; et, entendant venir du monde, elle n'eut le temps que de dire à Caderousse qu'elle le paieroit le lendemain, et qu'elle le prioit seulement de n'en point parler.

La compagnie étant entrée, et tous les joueurs étant venus les uns après les autres, on demanda des cartes; mais la marquise, qui n'avoit plus d'argent, s'excusa de jouer sur un grand mal de tête. Le chevalier Cabre[334], petit homme de Marseille, qu'on avoit vu arriver à Paris sans chausses et sans souliers, mais qui par son savoir-faire étoit alors plus opulent que les autres, s'offrit de tailler à sa place. Chacun le prit au mot, et, ayant choisi des croupiers, l'après-dînée se passa dans l'exercice ordinaire.

Comme Caderousse sortoit, la marquise l'arrêta et lui dit qu'il trouveroit le lendemain son argent prêt, mais qu'il vînt de bonne heure, parce qu'elle vouloit avoir sa revanche. Il lui répondit que la chose ne pressoit pas, et qu'elle ne devoit pas s'incommoder; mais elle lui fit promettre qu'il viendroit à deux heures, et, pour lui tenir parole, elle sortit dès huit heures du matin et fut mettre des pierreries et de la vaisselle d'argent en gage chez Alvarès[335], fameux joaillier, pour quatre mille pistoles. Caderousse ne manqua pas au rendez-vous, et fut payé d'abord; après quoi elle se fit apporter des cartes, et mit les mille pistoles qui lui restoient dans la banque. Elles ne lui durèrent pas longtemps: la fortune ayant continué de favoriser Caderousse, il les lui gagna en deux ou trois tailles; et, lui demandant à jouer sur sa parole, elle perdit encore vingt mille écus.

Ce fut alors qu'elle commença à faire réflexion sur sa folie, et, les cartes lui tombant des mains, elle s'assit, se mit à pleurer, et enfin à faire toutes les grimaces qu'une femme extrêmement affligée est capable de faire. Caderousse la regardoit de tous ses yeux, pour voir à quoi cela aboutiroit, car, enfin, il prétendoit n'avoir pas joué pour rien; aussi, après avoir serré l'argent qu'il avoit déjà touché: «Au moins, Madame, lui dit-il, il vous souviendra, s'il vous plaît, que vous me devez vingt mille écus.—Je le sais bien, Monsieur, lui répondit-elle, mais je ne suis pas en état de vous les payer de sitôt. L'argent que vous emportez vient de ma vaisselle d'argent et de mes pierreries; et, à moins que nous ne nous accommodions, je ne sais que devenir. Quoi! Madame, lui repartit Caderousse, est-ce que vous prétendez quelque diminution?—Ce n'est pas ce à quoi je pense, répliqua la marquise: entre gens comme nous, cela n'est guère en usage; mais, si vous vouliez écouter une proposition, j'ai ma fille aînée[336], qui sera un bon parti: je me lierai les mains, et vous y trouverez bien autant votre compte qu'à vous faire payer de ce que je vous dois.» Caderousse, qui ne se souvenoit de ce qu'il avoit promis à sa femme qu'à l'égard de madame de Rambures, c'est-à-dire qu'à l'égard de sa personne, qui étoit perdue de réputation, étant bien éloigné d'être dans les mêmes sentiments pour sa fille, qui n'avoit pas encore été en état de se laisser corrompre, lui répondit que c'étoit une chose à quoi il falloit qu'elle pensât plus sérieusement, et à quoi il devoit penser aussi lui-même; que la nuit leur porteroit conseil à l'un et à l'autre, et qu'il la verroit le lendemain. Elle eut de la peine à le laisser aller, ou plutôt à lui laisser emporter son argent.

Aussi lui dit-elle que, s'il se résolvoit d'accepter la proposition, il se donnât bien de garde d'en faire un méchant usage; qu'elle s'attendoit qu'il le lui rendît, et qu'à moins que de cela il n'y auroit rien à faire.—Caderousse lui dit qu'elle dormît en repos là-dessus, et, faisant réflexion à la chose, il la trouva si avantageuse, qu'il fut dès le lendemain matin dire à madame de Rambures que, si elle avoit parlé de bonne foi, il étoit prêt de passer le contrat.

Madame de Rambures, qui n'avoit pas dormi de toute la nuit, de crainte qu'il ne la rebattît encore de la dernière volonté de sa femme, fut ravie de se voir à la veille de ravoir son argent, et, envoyant quérir à l'heure même son notaire, le contrat fut dressé sans y appeler aucuns parents. En effet, il n'y avoit guère d'apparence qu'ils eussent consenti à une chose si désavantageuse pour mademoiselle de Rambures, laquelle étoit une grosse héritière et d'une des meilleures maisons de Picardie.

La chose étant arrêtée de la sorte, madame de Rambures lui dit que c'étoit au moins à condition qu'il seroit fidèle à sa fille, et qu'il ne reverroit plus la duchesse d'Aumont. Et comme il vouloit toujours lui nier qu'il eût jamais été bien avec elle, elle lui dit qu'elle ne parloit point sans savoir; que, sans rappeler le passé, elle avoit pris assez d'intérêt en lui pour s'éclaircir de leur intrigue; et là-dessus, lui contant tout ce que nous avons rapporté ci-devant, elle le mit dans un si grand étonnement qu'il eut peine à croire ce qu'il entendoit.

Il falloit qu'elle prît ce temps-là pour lui faire un tel aveu, car dans un autre il ne lui auroit jamais pardonné cette tromperie. Cependant il lui demanda si elle avoit encore la lettre de la duchesse, et, ayant su que oui, il la pria de la lui rendre, lui promettant, moyennant cela, et moyennant aussi qu'elle gardât le secret, de ne lui en jamais rien témoigner.

La marquise lui promit l'un et l'autre, et, lui ayant rendu la lettre, il s'en fut trouver la duchesse d'Aumont, à qui, après avoir fait un récit sincère de tout ce qui s'étoit passé, il dit qu'il étoit sur le point d'épouser mademoiselle de Rambures, qui étoit un mariage avantageux; que néanmoins le procédé de la mère étoit si cruel, qu'il romproit toutes choses, si cela la satisfaisoit; qu'elle venoit de lui rendre sa lettre, qu'il lui rapportoit avec protestation qu'il n'avoit jamais été homme à lui faire une réponse pareille à celle qu'elle avoit reçue, que, bien loin de là, il l'avoit toujours autant aimée et autant estimée que quand elle avoit eu de la bonté pour lui; qu'il ne disoit point cela par intérêt, étant à la veille d'épouser une femme avec laquelle il s'efforceroit de bien vivre, mais pour lui faire seulement connoître la vérité. Madame d'Aumont trouva ce procédé fort sincère, mais fort peu galant. Faisant mine néanmoins d'en être la plus contente du monde, elle lui répondit qu'elle seroit au désespoir de s'opposer à son bonheur; qu'elle souhaitoit qu'il eût toute sorte de contentement dans son mariage; qu'elle le prioit seulement d'épargner la réputation de celles qui avoient eu de la considération pour lui.

Madame d'Aumont étoit en l'état que nous venons de dire quand le marquis de Biran fit dessein de l'aimer. Son entreprise n'étoit pas difficile dans le fond, puisqu'elle avoit déjà été sensible; cependant, à bien examiner toutes choses, elle l'étoit plus qu'on ne pensoit: car, soit que cette dame eût du chagrin de l'affaire de Caderousse, ou qu'elle voulût plaire à son mari, qui continuoit dans sa dévotion, elle s'y étoit jetée elle-même, ou du moins elle en faisoit semblant; de sorte que les dames de la Cour la citoient à leurs filles, les maris à leurs femmes, comme un exemple de vertu. Biran, qui avoit eu plusieurs commerces qui lui avoient appris qu'il n'y avoit rien si de trompeur que les apparences, ne s'étonna point des discours qu'elle lui tint à la première entrevue, non plus que de lui voir un habit à grandes manches[337], tel qu'en portent toutes les femmes qui sont bien aises de faire accroire qu'elles sont dévotes. Elle lui dit qu'elle ne savoit si elle le devoit voir, lui qui étoit perdu de réputation dans le monde; qu'il aimoit également le vin et les femmes, et que, pour un homme de condition, il menoit une vie si débordée, qu'il n'y en avoit point de pareille; qu'elle avoit ouï faire mille histoires de lui, mais toutes si désavantageuses, qu'elle ne pouvoit s'en ressouvenir sans horreur; que c'étoit dommage qu'il employât si mal son esprit, lui qui en avoit tant, et qui auroit pu se procurer quelque bonne fortune; que toutes les dames le devoient fuir comme la peste, lui qui n'en voyoit pas une qu'il n'allât dire aussitôt tout ce qu'il savoit et tout ce qu'il ne savoit pas; que l'indiscrétion étoit la plus méchante qualité qu'un homme pût avoir, et que tous ceux, comme lui, qui en étoient entachés, n'étoient bons qu'à pendre.

Biran la laissa dire tout ce qu'elle voulut; mais, après qu'elle eut déchargé son petit cœur, il lui dit qu'il ne s'étonnoit pas que la médisance l'eût si peu épargné; qu'il ne vouloit pas nier qu'il eût fait de petits tours de jeunesse; mais que ce qui les avoit fait éclater, c'est qu'il étoit en compagnie de gens qui faisoient trophée de leurs débauches; que, s'ils l'eussent voulu croire, elles n'auroient pas passé les murailles où elles avoient été faites; mais que, pour son malheur, ils ne s'étoient pas trouvés de son sentiment; qu'il vouloit dorénavant se séparer d'eux, et mener une vie plus conforme à son inclination; qu'il lui avouoit que son penchant étoit pour les dames, et même pour la pluralité; mais qu'il ne vouloit plus avoir d'attache que pour une seule personne, c'est pourquoi il la choisiroit telle qu'elle en vaudroit la peine.

Biran crut en avoir assez dit de ce premier coup, et, la retournant voir fort souvent, il l'accoutuma peu à peu à la laideur de son visage: car, pour être fils d'une femme qui avoit passé en son temps pour une fort belle personne[338], et d'un père qui avoit eu bonne mine, il avoit un nez si épouvantable, qu'un chien de Boulogne[339] qui en auroit un pareil seroit regardé avec admiration. Quoi qu'il en soit, son esprit suppléa bientôt à ce défaut[340]. La duchesse, qui se faisoit un plaisir merveilleux de ses saillies, oublia dans un moment sa dévotion, et, quoiqu'elle se fût fait un grand mérite auprès de son mari de courre souvent les églises, elle n'eut plus de soin de lui donner ce contentement. Comme Biran étoit homme à découvrir bientôt les sentiments d'une femme, il s'aperçut dans un moment de ce qui se passoit dans son cœur, et, ne voulant pas être longtemps sans voir ce qu'il avoit à espérer de ses services, il lui écrivit cette lettre:

Lettre du Marquis de Biran
à la Duchesse d'Aumont.

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