← Retour

Histoire de France - Moyen Âge; (Vol. 2 / 10)

16px
100%

The Project Gutenberg eBook of Histoire de France - Moyen Âge; (Vol. 2 / 10)

This ebook is for the use of anyone anywhere in the United States and most other parts of the world at no cost and with almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included with this ebook or online at www.gutenberg.org. If you are not located in the United States, you will have to check the laws of the country where you are located before using this eBook.

Title: Histoire de France - Moyen Âge; (Vol. 2 / 10)

Author: Jules Michelet

Editor: Gabriel Monod

Release date: December 7, 2011 [eBook #38244]
Most recently updated: January 30, 2012

Language: French

Credits: Produced by Mireille Harmelin, Christine P. Travers and
the Online Distributed Proofreading Team at
http://www.pgdp.net (This file was produced from images
generously made available by the Bibliothèque nationale
de France (BnF/Gallica) at http://gallica.bnf.fr)

*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK HISTOIRE DE FRANCE - MOYEN ÂGE; (VOL. 2 / 10) ***

Note au lecteur de ce fichier numérique:

Seules les erreurs clairement introduites par le typographe ont été corrigées.

ŒUVRES COMPLÈTES DE J. MICHELET

HISTOIRE
DE FRANCE

MOYEN ÂGE

ÉDITION DÉFINITIVE, REVUE ET CORRIGÉE

TOME DEUXIÈME

PARIS
ERNEST FLAMMARION, ÉDITEUR
26, RUE RACINE, PRÈS L'ODÉON
Tous droits réservés.

HISTOIRE DE FRANCE

LIVRE III

TABLEAU DE LA FRANCE.

L'histoire de France commence avec la langue française. La langue est le signe principal d'une nationalité. Le premier monument de la nôtre est le serment dicté par Charles-le-Chauve à son frère, au traité de 843. C'est dans le demi-siècle suivant que les diverses parties de la France, jusque-là confondues dans une obscure et vague unité, se caractérisent chacune par une dynastie féodale. Les populations, si longtemps flottantes, se sont enfin fixées et assises. Nous savons maintenant où les prendre, et, en même temps qu'elles existent et agissent à part, elles prennent peu à peu une voix; chacune a son histoire, chacune se raconte elle-même.

La variété infinie du monde féodal, la multiplicité d'objets par laquelle il fatigue d'abord la vue et l'attention, n'en est pas moins la révélation de la France. Pour la première fois elle se produit dans sa forme géographique. Lorsque le vent emporte le vain et uniforme brouillard dont l'empire allemand avait tout couvert et tout obscurci, le pays apparaît, dans ses diversités locales, dessiné par ses montagnes, par ses rivières. Les divisions politiques répondent ici aux divisions physiques. Bien loin qu'il y ait, comme on l'a dit, confusion et chaos, c'est un ordre, une régularité inévitable et fatale. Chose bizarre! nos quatre-vingt-six départements répondent, à peu de chose près, aux quatre-vingt-six districts des Capitulaires, d'où sont sorties la plupart des souverainetés féodales, et la Révolution, qui venait donner le dernier coup à la féodalité, l'a imitée malgré elle.

Le vrai point de départ de notre histoire doit être une division politique de la France, formée d'après sa division physique et naturelle. L'histoire est d'abord toute géographie. Nous ne pouvons raconter l'époque féodale ou provinciale (ce dernier nom la désigne aussi bien) sans avoir caractérisé chacune des provinces. Mais il ne suffit pas de tracer la forme géographique de ces diverses contrées; c'est surtout par leurs fruits qu'elles s'expliquent, je veux dire par les hommes et les événements que doit offrir leur histoire. Du point où nous nous plaçons, nous prédirons ce que chacune d'elles doit faire et produire, nous leur marquerons leur destinée, nous les doterons à leur berceau.

Et d'abord contemplons l'ensemble de la France, pour la voir se diviser d'elle-même.

Montons sur un des points élevés des Vosges, ou, si vous voulez, au Jura. Tournons le dos aux Alpes. Nous distinguerons (pourvu que notre regard puisse percer un horizon de trois cents lieues) une ligne onduleuse, qui s'étend des collines boisées du Luxembourg et des Ardennes aux ballons des Vosges; de là, par les coteaux vineux de la Bourgogne, aux déchirements volcaniques des Cévennes, et jusqu'au mur prodigieux des Pyrénées. Cette ligne est la séparation des eaux: du côté occidental, la Seine, la Loire et la Garonne descendent à l'Océan; derrière, s'écoulent la Meuse au nord, la Saône et le Rhône au midi. Au loin, deux espèces d'îles continentales: la Bretagne, âpre et basse, simple quartz et granit, grand écueil placé au coin de la France pour porter le coup des courants de la Manche; d'autre part, la verte et rude Auvergne, vaste incendie éteint avec ses quarante volcans.

Les bassins du Rhône et de la Garonne, malgré leur importance, ne sont que secondaires. La vie forte est au nord. Là s'est opéré le grand mouvement des nations. L'écoulement des races a eu lieu de l'Allemagne à la France dans les temps anciens. La grande lutte politique des temps modernes est entre la France et l'Angleterre. Ces deux peuples sont placés front à front comme pour se heurter; les deux contrées, dans leurs parties principales, offrent deux pentes en face l'une de l'autre; ou si l'on veut, c'est une seule vallée dont la Manche est le fond. Ici la Seine et Paris; là Londres et la Tamise. Mais l'Angleterre présente à la France sa partie germanique; elle retient derrière elle les Celtes de Galles, d'Écosse et d'Irlande. La France, au contraire, adossée à ses provinces de langue germanique (Lorraine et Alsace), oppose un front celtique à l'Angleterre. Chaque pays se montre à l'autre par ce qu'il a de plus hostile.

L'Allemagne n'est point opposée à la France, elle lui est plutôt parallèle. Le Rhin, l'Elbe, l'Oder vont aux mers du Nord, comme la Meuse et l'Escaut. La France allemande sympathise d'ailleurs avec l'Allemagne, sa mère. Pour la France romaine et ibérienne, quelle que soit la splendeur de Marseille et de Bordeaux, elle ne regarde que le vieux monde de l'Afrique et de l'Italie, et d'autre part le vague Océan. Le mur des Pyrénées nous sépare de l'Espagne, plus que la mer elle-même ne la sépare de l'Afrique. Lorsqu'on s'élève au-dessus des pluies et des basses nuées jusqu'au por de Vénasque, et que la vue plonge sur l'Espagne, on voit bien que l'Europe est finie; un nouveau monde s'ouvre: devant, l'ardente lumière d'Afrique; derrière, un brouillard ondoyant sous un vent éternel.

En latitude, les zones de la France se marquent aisément par leurs produits. Au nord, les grasses et basses plaines de Belgique et de Flandre avec leurs champs de lin et de colza, et le houblon, leur vigne amère du Nord. De Reims à la Moselle commence la vraie vigne et le vin; tout esprit en Champagne, bon et chaud en Bourgogne, il se charge, s'alourdit en Languedoc pour se réveiller à Bordeaux. Le mûrier, l'olivier paraissent à Montauban; mais ces enfants délicats du Midi risquent toujours sous le ciel inégal de la France[1]. En longitude, les zones ne sont pas moins marquées. Nous verrons les rapports intimes qui unissent, comme en une longue bande, les provinces frontières des Ardennes, de Lorraine, de Franche-Comté et de Dauphiné. La ceinture océanique, composée d'une part de Flandre, Picardie et Normandie, d'autre part de Poitou et Guyenne, flotterait dans son immense développement, si elle n'était serrée au milieu par ce dur nœud de la Bretagne.

On l'a dit, Paris, Rouen, le Havre sont une même ville dont la Seine est la grand'rue. Éloignez-vous au midi de cette rue magnifique, où les châteaux touchent aux châteaux, les villages aux villages; passez de la Seine inférieure au Calvados, et du Calvados à la Manche, quelles que soient la richesse et la fertilité de la contrée, les villes diminuent de nombre, les cultures aussi; les pâturages augmentent. Le pays est sérieux; il va devenir triste et sauvage. Aux châteaux altiers de la Normandie vont succéder les bas manoirs bretons. Le costume semble suivre le changement de l'architecture. Le bonnet triomphal des femmes de Caux, qui annonce si dignement les filles des conquérants de l'Angleterre, s'évase vers Caen, s'aplatit dès Villedieu; à Saint-Malo, il se divise, et figure au vent, tantôt les ailes d'un moulin, tantôt les voiles d'un vaisseau. D'autre part, les habits de peau commencent à Laval. Les forêts qui vont s'épaississant, la solitude de la Trappe, où les moines mènent en commun la vie sauvage, les noms expressifs des villes Fougères et Rennes (Rennes veut dire aussi fougère), les eaux grises de la Mayenne et de la Vilaine, tout annonce la rude contrée.

C'est par là, toutefois, que nous voulons commencer l'étude de la France. L'aînée de la monarchie, la province celtique, mérite le premier regard. De là nous descendrons aux vieux rivaux des Celtes, aux Basques ou Ibères, non moins obstinés dans leurs montagnes que le Celte dans ses landes et ses marais. Nous pourrons passer ensuite aux pays mêlés par la conquête romaine et germanique. Nous aurons étudié la géographie dans l'ordre chronologique, et voyagé à la fois dans l'espace et dans le temps.

La pauvre et dure Bretagne, l'élément résistant de la France, étend ses champs de quartz et de schiste depuis les ardoisières de Châteaulin près Brest jusqu'aux ardoisières d'Angers. C'est là son étendue géologique. Toutefois, d'Angers à Rennes, c'est un pays disputé et flottant, un border comme celui d'Angleterre et d'Écosse, qui a échappé de bonne heure à la Bretagne. La langue bretonne ne commence pas même à Rennes, mais vers Elven, Pontivy, Loudéac et Châtelaudren. De là, jusqu'à la pointe du Finistère, c'est la vraie Bretagne, la Bretagne bretonnante, pays devenu tout étranger au nôtre, justement parce qu'il est resté trop fidèle à notre état primitif; peu français, tant il est gaulois; et qui nous aurait échappé plus d'une fois, si nous ne le tenions serré, comme dans des pinces et des tenailles, entre quatre villes françaises d'un génie rude et fort: Nantes et Saint-Malo, Rennes et Brest.

Et pourtant cette pauvre vieille province nous a sauvés plus d'une fois; souvent, lorsque la patrie était aux abois et qu'elle désespérait presque, il s'est trouvé des poitrines et des têtes bretonnes plus dures que le fer de l'étranger. Quand les hommes du Nord couraient impunément nos côtes et nos fleuves, la résistance commença par le Breton Noménoé; les Anglais furent repoussés au quatorzième siècle par Duguesclin; au quinzième, par Richelieu; au dix-septième, poursuivis sur toutes les mers par Duguay-Trouin. Les guerres de la liberté religieuse et celles de la liberté politique n'ont pas de gloires plus innocentes et plus pures que Lanoue et Latour d'Auvergne, le premier grenadier de la République. C'est un Nantais, si l'on en croit la tradition, qui aurait poussé le dernier cri de Waterloo: La garde meurt et ne se rend pas.

Le génie de la Bretagne, c'est un génie d'indomptable résistance et d'opposition intrépide, opiniâtre, aveugle; témoin Moreau, l'adversaire de Bonaparte. La chose est plus sensible encore dans l'histoire de la philosophie et de la littérature. Le Breton Pélage, qui mit l'esprit stoïcien dans le christianisme, et réclama le premier dans l'Église en faveur de la liberté humaine, eut pour successeurs le Breton Abailard et le Breton Descartes. Tous trois ont donné l'élan à la philosophie de leur siècle. Toutefois, dans Descartes même, le dédain des faits, le mépris de l'histoire et des langues, indiquent assez que ce génie indépendant, qui fonda la psychologie et doubla les mathématiques, avait plus de vigueur que d'étendue[2].

Cet esprit d'opposition, naturel à la Bretagne, est marqué au dernier siècle et au nôtre par deux faits contradictoires en apparence. La même partie de la Bretagne (Saint-Malo, Dinan et Saint-Brieuc) qui a produit, sous Louis XV, Duclos, Maupertuis et La Mettrie, a donné, de nos jours, Chateaubriand et La Mennais.

Jetons maintenant un rapide coup d'œil sur la contrée.

À ses deux portes, la Bretagne a deux forêts, le Bocage normand et le Bocage vendéen; deux villes, Saint-Malo et Nantes, la ville des corsaires et celle des négriers[3]. L'aspect de Saint-Malo est singulièrement laid et sinistre; de plus, quelque chose de bizarre que nous retrouverons par toute la presqu'île, dans les costumes, dans les tableaux, dans les monuments[4]. Petite ville, riche, sombre et triste, nid de vautours ou d'orfraies, tour à tour île et presqu'île selon le flux ou reflux; tout bordé d'écueils sales et fétides, où le varech pourrit à plaisir. Au loin, une côte de rochers blancs, anguleux, découpés comme au rasoir. La guerre est le bon temps pour Saint-Malo; ils ne connaissent pas de plus charmante fête. Quand ils ont eu récemment l'espoir de courir sus aux vaisseaux hollandais, il fallait les voir sur leurs noires murailles avec leurs longues-vues, qui couvaient déjà l'Océan[5].

À l'autre bout, c'est Brest, le grand port militaire, la pensée de Richelieu, la main de Louis XIV; fort, arsenal et bagne, canons et vaisseaux, armées et millions, la force de la France entassée au bout de la France: tout cela dans un port serré, où l'on étouffe entre deux montagnes chargées d'immenses constructions. Quand vous parcourez ce port, c'est comme si vous passiez dans une petite barque entre deux vaisseaux de haut bord; il semble que ces lourdes masses vont venir à vous et que vous allez être pris entre elles. L'impression générale est grande, mais pénible. C'est un prodigieux tour de force, un défi porté à l'Angleterre et à la nature. J'y sens partout l'effort, et l'air du bagne et la chaîne du forçat. C'est justement à cette pointe où la mer, échappée du détroit de la Manche, vient briser avec tant de fureur que nous avons placé le grand dépôt de notre marine. Certes, il est bien gardé. J'y ai vu mille canons[6]. L'on y entrera pas; mais l'on n'en sort pas comme on veut. Plus d'un vaisseau a péri à la passe de Brest[7]. Toute cette côte est un cimetière. Il s'y perd soixante embarcation chaque hiver. La mer est anglaise d'inclination; elle n'aime pas la France; elle brise nos vaisseaux; elle ensable nos ports[8].

Rien de sinistre et formidable comme cette côte de Brest; c'est la limite extrême, la pointe, la proue de l'ancien monde. Là, les deux ennemis sont en face: la terre et la mer, l'homme et la nature. Il faut voir quand elle s'émeut, la furieuse, quelles monstrueuses vagues elle entasse à la pointe de Saint-Mathieu, à cinquante, à soixante, à quatre-vingts pieds; l'écume vole jusqu'à l'église où les mères et les sœurs sont en prière[9]. Et même dans les moments de trêve, quand l'Océan se tait, qui a parcouru cette côte funèbre sans dire ou sentir en soi: Tristis usque ad mortem?

C'est qu'en effet il y a là pis que les écueils, pis que la tempête. La nature est atroce, l'homme est atroce, et ils semblent s'entendre. Dès que la mer leur jette un pauvre vaisseau, ils courent à la côte, hommes, femmes et enfants; ils tombent sur cette curée. N'espérez pas arrêter ces loups, ils pilleraient tranquillement sous le feu de la gendarmerie[10]. Encore s'ils attendaient toujours le naufrage, mais on assure qu'ils l'ont souvent préparé. Souvent, dit-on, une vache, promenant à ses cornes un fanal mouvant, a mené les vaisseaux sur les écueils. Dieu sait alors quelles scènes de nuit! On en a vu qui, pour arracher une bague au doigt d'une femme qui se noyait, lui coupaient le doigt avec les dents[11].

L'homme est dur sur cette côte. Fils maudit de la création, vrai Caïn, pourquoi pardonnerait-il à Abel? La nature ne lui pardonne pas. La vague l'épargne-t-elle quand, dans les terribles nuits de l'hiver, il va par les écueils attirer le varech flottant qui doit engraisser son champ stérile, et que si souvent le flot apporte l'herbe et emporte l'homme? L'épargne-t-elle quand il glisse en tremblant sous la pointe du Raz, aux rochers rouges où s'abîme l'enfer de Plogoff, à côté de la baie des Trépassés, où les courants portent les cadavres depuis tant de siècles? C'est un proverbe breton: «Nul n'a passé le Raz sans mal ou sans frayeur.» Et encore: «Secourez-moi, grand Dieu, à la pointe du Raz, mon vaisseau est si petit, et la mer est si grande[12]

Là, la nature expire, l'humanité devient morne et froide. Nulle poésie, peu de religion; le christianisme y est d'hier. Michel Noblet fut l'apôtre de Batz en 1648. Dans les îles de Sein, de Batz, d'Ouessant, les mariages sont tristes et sévères. Les sens y semblent éteints; plus d'amour, de pudeur, ni de jalousie. Les filles font, sans rougir, les démarches pour leur mariage[13]. La femme y travaille plus que l'homme, et dans les îles d'Ouessant elle y est plus grande et plus forte. C'est qu'elle cultive la terre; lui, il reste assis au bateau, bercé et battu par la mer, sa rude nourrice. Les animaux aussi s'altèrent et semblent changer de nature. Les chevaux, les lapins sont d'une étrange petitesse dans ces îles.

Asseyons-nous à cette formidable pointe du Raz, sur ce rocher miné, à cette hauteur de trois cents pieds, d'où nous voyons sept lieues de côtes. C'est ici, en quelque sorte, le sanctuaire du monde celtique. Ce que vous apercevez par delà la baie des Trépassés, est l'île de Sein, triste banc de sable sans arbres et presque sans abri; quelques familles y vivent, pauvres et compatissantes, qui, tous les ans, sauvent des naufragés. Cette île était la demeure des vierges sacrées qui donnaient aux Celtes beau temps ou naufrage. Là, elles célébraient leur triste et meurtrière orgie; et les navigateurs entendaient avec effroi de la pleine mer le bruit des cymbales barbares. Cette île, dans la tradition, est le berceau de Myrdhyn, le Merlin du moyen âge. Son tombeau est de l'autre côté de la Bretagne, dans la forêt de Brocéliande, sous la fatale pierre où sa Vyvyan l'a enchanté.

Tous ces rochers que vous voyez, ce sont des villes englouties; c'est Douarnenez, c'est Is, la Sodome bretonne; ces deux corbeaux, qui vont toujours volant lourdement au rivage, ne sont rien autre que les âmes du roi Grallon et de sa fille; et ces sifflements qu'on croirait ceux de la tempête, sont les crierien, ombres des naufragés qui demandent la sépulture.

À Lanvau, près Brest, s'élève, comme la borne du continent, une grande pierre brute. De là, jusqu'à Lorient, et de Lorient à Quiberon et Carnac, sur toute la côte méridionale de la Bretagne, vous ne pouvez marcher un quart d'heure sans rencontrer quelques-uns de ces monuments informes qu'on appelle druidiques. Vous les voyez souvent de la route dans des landes couvertes de houx et de chardons. Ce sont de grosses pierres basses, dressées et souvent un peu arrondies par le haut; ou bien, une table de pierre portant sur trois ou quatre pierres droites. Qu'on veuille y voir des autels, des tombeaux, ou de simples souvenirs de quelque événement, ces monuments ne sont rien moins qu'imposants, quoi qu'on ait dit. Mais l'impression en est triste, ils ont quelque chose de singulièrement rude et rebutant. On croit sentir dans ce premier essai de l'art une main déjà intelligente, mais aussi dure, aussi peu humaine que le roc qu'elle a façonné. Nulle inscription, nul signe, si ce n'est peut-être sous les pierres renversées de Loc-Maria-Ker, encore si peu distincts qu'on est tenté de les prendre pour des accidents naturels. Si vous interrogez les gens du pays, ils répondront brièvement que ce sont les maisons des Korrigans, des Courils, petits hommes lascifs qui, le soir, barrent le chemin, et vous forcent de danser avec eux jusqu'à ce que vous en mouriez de fatigue. Ailleurs, ce sont les fées qui, descendant des montagnes en filant, ont apporté ces rocs dans leur tablier[14]. Ces pierres éparses sont toute une noce pétrifiée. Une pierre isolée, vers Morlaix, témoigne du malheur d'un paysan qui, pour avoir blasphémé, a été avalé par la lune[15].

Je n'oublierai jamais le jour où je partis de grand matin d'Auray, la ville sainte des chouans, pour visiter, à quelques lieues, les grands monuments druidiques de Loc-Maria-Ker et de Carnac. Le premier de ces villages, à l'embouchure de la sale et fétide rivière d'Auray, avec ses îles du Morbihan, plus nombreuses qu'il n'y a de jours dans l'an, regarde par-dessus une petite baie la plage de Quiberon, de sinistre mémoire. Il tombait du brouillard, comme il y en a sur ces côtes la moitié de l'année. De mauvais ponts sur des marais, puis le bas et sombre manoir avec la longue avenue de chênes qui s'est religieusement conservée en Bretagne; des bois fourrés et bas, où les vieux arbres même ne s'élèvent jamais bien haut; de temps en temps un paysan qui passe sans regarder; mais il vous a bien vu avec son œil oblique d'oiseau de nuit. Cette figure explique leur fameux cri de guerre, et le nom de chouans, que leur donnaient les bleus. Point de maisons sur les chemins; ils reviennent chaque soir au village. Partout de grandes landes, tristement parées de bruyères roses et de diverses plantes jaunes; ailleurs, ce sont des campagnes blanches de sarrasin. Cette neige d'été, ces couleurs sans éclat et comme flétries d'avance, affligent l'œil plus qu'elles ne le récréent, comme cette couronne de paille et de fleurs dont se pare la folle d'Hamlet. En avançant vers Carnac, c'est encore pis. Véritables plaines de roc où quelques moutons noirs paissent le caillou. Au milieu de tant de pierres, dont plusieurs sont dressées d'elles-mêmes, les alignements de Carnac n'inspirent aucun étonnement. Il en reste quelques centaines debout; la plus haute a quatorze pieds.

Le Morbihan est sombre d'aspect et de souvenirs; pays de vieilles haines, de pèlerinages et de guerre civile, terre de caillou et race de granit. Là, tout dure; le temps y passe plus lentement. Les prêtres y sont très forts. C'est pourtant une grave erreur de croire que ces populations de l'Ouest, bretonnes et vendéennes, soient profondément religieuses: dans plusieurs cantons de l'Ouest, le saint qui n'exauce pas les prières risque d'être vigoureusement fouetté[16]. En Bretagne, comme en Irlande, le catholicisme est cher aux hommes comme symbole de la nationalité. La religion y a surtout une influence politique. Un prêtre irlandais qui se fait ami des Anglais est bientôt chassé du pays. Nulle église, au moyen âge, ne resta plus longtemps indépendante de Rome que celle d'Irlande et de Bretagne. La dernière essaya longtemps de se soustraire à la primatie de Tours, et lui opposa celle de Dol.

La noblesse innombrable et pauvre de la Bretagne était plus rapprochée du laboureur. Il y avait là aussi quelque chose des habitudes du clan. Une foule de familles de paysans se regardaient comme nobles; quelques-uns se croyaient descendus d'Arthur ou de la fée Morgane, et plantaient, dit-on, des épées pour limites à leurs champs. Ils s'asseyaient et se couvraient devant leur seigneur en signe d'indépendance. Dans plusieurs parties de la province, le servage était inconnu: les domaniers et quevaisiers, quelque dure que fût leur condition, étaient libres de leur corps, si leur terre était serve. Devant le plus fier des Rohan[17], ils se seraient redressés en disant, comme ils font, d'un ton si grave: Me zo deuzar armoriq: «Et moi aussi je suis Breton». Un mot profond a été dit sur la Vendée, et il s'applique aussi à la Bretagne: Ces populations sont au fond républicaines[18]; républicanisme social, non politique.

Ne nous étonnons pas que cette race celtique, la plus obstinée de l'ancien monde, ait fait quelques efforts dans les derniers temps pour prolonger encore sa nationalité; elle l'a défendue de même au moyen âge. Pour que l'Anjou prévalût au douzième siècle sur la Bretagne, il a fallu que les Plantagenets devinssent, par deux mariages, rois d'Angleterre et ducs de Normandie et d'Aquitaine. La Bretagne, pour leur échapper, s'est donnée à la France, mais il leur a fallu encore un siècle de guerre entre les partis français et anglais, entre les Blois et les Montfort. Quand le mariage d'Anne avec Louis XII eut réuni la province au royaume, quand Anne eut écrit sur le château de Nantes la vieille devise du château des Bourbons (Qui qu'on grogne, tel est mon plaisir), alors commença la lutte légale des États, du Parlement de Rennes, sa défense du droit coutumier contre le droit romain, la guerre des privilèges provinciaux contre la centralisation monarchique. Comprimée durement par Louis XIV[19], la résistance recommença sous Louis XV, et La Chalotais, dans un cachot de Brest, écrivit avec un cure-dents son courageux factum contre les jésuites.

Aujourd'hui la résistance expire, la Bretagne devient peu à peu toute France. Le vieil idiome, miné par l'infiltration continuelle de la langue française, recule peu à peu. Le génie de l'improvisation poétique, qui a subsisté si longtemps chez les Celtes d'Irlande et d'Écosse, qui chez nos Bretons même n'est pas tout à fait éteint, devient pourtant une singularité rare. Jadis, aux demandes de mariage, le bazvalan[20] chantait un couplet de sa composition; la jeune fille répondait quelques vers; aujourd'hui ce sont des formules apprises par cœur qu'ils débitent. Les essais, plus hardis qu'heureux des Bretons qui ont essayé de raviver par la science la nationalité de leur pays, n'ont été accueillis que par la risée. Moi-même j'ai vu à T*** le savant ami de Le Brigant, le vieux M. D*** (qu'ils ne connaissent que sous le nom de M. Système). Au milieu de cinq ou six mille volumes dépareillés, le pauvre vieillard, seul, couché sur une chaise séculaire, sans soin filial, sans famille, se mourait de la fièvre entre une grammaire irlandaise et une grammaire hébraïque. Il se ranima pour me déclamer quelques vers bretons sur un rythme emphatique et monotone qui, pourtant, n'était pas sans charme. Je ne pus voir, sans compassion profonde, ce représentant de la nationalité celtique, ce défenseur expirant d'une langue et d'une poésie expirantes.

Nous pouvons suivre le monde celtique, le long de la Loire, jusqu'aux limites géologiques de la Bretagne, aux ardoisières d'Angers; ou bien jusqu'au grand monument druidique de Saumur, le plus important peut-être qui reste aujourd'hui; ou encore jusqu'à Tours, la métropole ecclésiastique de la Bretagne, au moyen âge.

Nantes est un demi-Bordeaux, moins brillant et plus sage, mêlé d'opulence coloniale et de sobriété bretonne. Civilisé entre deux barbaries, commerçant entre deux guerres civiles, jeté là comme pour rompre la communication. À travers passe la grande Loire, tourbillonnant entre la Bretagne et la Vendée; le fleuve des noyades. Quel torrent! écrivait Carrier, enivré de la poésie de son crime, quel torrent révolutionnaire que cette Loire!

C'est à Saint-Florent, au lieu même où s'élève la colonne du Vendéen Bonchamps, qu'au neuvième siècle le Breton Noménoé, vainqueur des Northmans, avait dressé sa propre statue; elle était tournée vers l'Anjou, vers la France, qu'il regardait comme sa proie[21]. Mais l'Anjou devait l'emporter. La grande féodalité dominait chez cette population plus disciplinable; la Bretagne, avec son innombrable petite noblesse, ne pouvait faire de grande guerre ni de conquête. La noire ville d'Angers porte, non seulement dans son vaste château et dans sa tour du Diable, mais sur sa cathédrale même, ce caractère féodal. Cette église de Saint-Maurice est chargée, non de saints, mais de chevaliers armés de pied en cap: toutefois ses flèches boiteuses, l'une sculptée, l'autre nue, expriment suffisamment la destinée incomplète de l'Anjou. Malgré sa belle position sur le triple fleuve de la Maine, et si près de la Loire, où l'on distingue à leur couleur les eaux des quatre provinces, Angers dort aujourd'hui. C'est bien assez d'avoir quelque temps réuni sous ses Plantagenets l'Angleterre, la Normandie, la Bretagne et l'Aquitaine; d'avoir plus tard, sous le bon René et ses fils, possédé, disputé, revendiqué du moins les trônes de Naples, d'Aragon, de Jérusalem et de Provence, pendant que sa fille Marguerite soutenait la Rose rouge contre la Rose blanche, et Lancastre contre York. Elles dorment aussi au murmure de la Loire, les villes de Saumur et de Tours, la capitale du protestantisme, et la capitale du catholicisme[22] en France; Saumur, le petit royaume des prédicants et du vieux Duplessis-Mornay, contre lesquels leur bon ami Henri IV bâtit La Flèche aux jésuites. Son château de Mornay, et son prodigieux dolmen[23] font toujours de Saumur une ville historique. Mais bien autrement historique est la bonne ville de Tours, et son tombeau de saint Martin, le vieil asile, le vieil oracle, le Delphes de la France, où les Mérovingiens venaient consulter les sorts, ce grand et lucratif pèlerinage pour lequel les comtes de Blois et d'Anjou ont tant rompu de lances. Mans, Angers, toute la Bretagne, dépendaient de l'archevêché de Tours; ses chanoines, c'étaient les Capets et les ducs de Bourgogne, de Bretagne, et le comte de Flandre et le patriarche de Jérusalem, les archevêques de Mayence, de Cologne, de Compostelle. Là, on battait monnaie, comme à Paris; là, on fabriqua de bonne heure la soie, les tissus précieux et aussi, s'il faut le dire, ces confitures, ces rillettes, qui ont rendu Tours et Reims également célèbres; villes de prêtres et de sensualité. Mais Paris, Lyon et Nantes ont fait tort à l'industrie de Tours. C'est la faute aussi de ce doux soleil, de cette molle Loire; le travail est chose contre nature dans ce paresseux climat de Tours, de Blois et de Chinon, dans cette patrie de Rabelais, près du tombeau d'Agnès Sorel. Chenonceaux, Chambord, Montbazon, Langeais, Loches, tous les favoris et favorites de nos rois, ont leurs châteaux le long de la rivière. C'est le pays du rire et du rien faire. Vive verdure en août comme en mai, des fruits, des arbres. Si vous regardez du bord, l'autre rive semble suspendue en l'air, tant l'eau réfléchit fidèlement le ciel: le sable au bas, puis le saule qui vient boire dans le fleuve; derrière, le peuplier, le tremble, le noyer et les îles fuyant parmi les îles; en montant, des têtes rondes d'arbres qui s'en vont moutonnant doucement les uns sur les autres. Molle et sensuelle contrée! c'est bien ici que l'idée dut venir de faire la femme reine des monastères, et de vivre sous elle dans une voluptueuse obéissance, mêlée d'amour et de sainteté. Aussi jamais abbaye n'eut la splendeur de Fontevrault[24]. Il en reste aujourd'hui cinq églises. Plus d'un roi voulut y être enterré: même le farouche Richard Cœur-de-Lion leur légua son cœur; il croyait que ce cœur meurtrier et parricide finirait par reposer peut-être dans une douce main de femme, et sous la prière des vierges.

Pour trouver sur cette Loire quelque chose de moins mou et de plus sévère, il faut remonter au coude par lequel elle s'approche de la Seine, jusqu'à la sérieuse Orléans, ville de légistes au moyen âge, puis calviniste, puis janséniste, aujourd'hui industrielle. Mais je parlerai plus tard du centre de la France; il me tarde de pousser au midi; j'ai parlé des Celtes de Bretagne, je veux m'acheminer vers les Ibères, vers les Pyrénées.

Le Poitou, que nous trouvons de l'autre côté de la Loire, en face de la Bretagne et de l'Anjou, est un pays formé d'éléments très divers, mais non point mélangés. Trois populations fort distinctes y occupent trois bandes de terrains qui s'étendent du nord au midi. De là les contradictions apparentes qu'offre l'histoire de cette province. Le Poitou est le centre du calvinisme au seizième siècle, il recrute les armées de Coligny, et tente la fondation d'une république protestante; et c'est du Poitou qu'est sortie de nos jours l'opposition catholique et royaliste de la Vendée. La première époque appartient surtout aux hommes de la côte; la seconde, surtout au Bocage vendéen. Toutefois l'une et l'autre se rapportent à un même principe, dont le calvinisme républicain, dont le royalisme catholique n'ont été que la forme: esprit indomptable: d'opposition au gouvernement central.

Le Poitou, est la bataille du Midi et du Nord. C'est près de Poitiers que Clovis a défait les Goths, que Charles-Martel a repoussé les Sarrasins, que l'armée anglo-gasconne du prince Noir a pris le roi Jean. Mêlé de droit romain et de droit coutumier, donnant ses légistes au Nord, ses troubadours au Midi, le Poitou est lui-même comme sa Mélusine[25], assemblage de natures diverses, moitié femme et moitié serpent. C'est dans le pays du mélange, dans le pays des mulets et des vipères[26], que ce mythe étrange a dû naître.

Ce génie mixte et contradictoire a empêché le Poitou de rien achever; il a tout commencé. Et d'abord la vieille ville romaine de Poitiers, aujourd'hui si solitaire, fut, avec Arles et Lyon, la première école chrétienne des Gaules. Saint-Hilaire a partagé les combats d'Athanase pour la divinité de Jésus-Christ. Poitiers fut pour nous, sous quelques rapports, le berceau de la monarchie, aussi bien que du christianisme. C'est de sa cathédrale que brilla pendant la nuit la colonne de feu qui guida Clovis contre les Goths. Le roi de France était abbé de Saint-Hilaire de Poitiers, comme de Saint-Martin de Tours. Toutefois cette dernière église, moins lettrée, mais mieux située, plus populaire, plus féconde en miracles, prévalut sur sa sœur aînée. La dernière lueur de la poésie latine avait brillé à Poitiers avec Fortunat; l'aurore de la littérature moderne y parut au douzième siècle; Guillaume VII est le premier troubadour. Ce Guillaume, excommunié pour avoir enlevé la vicomtesse de Châtellerault, conduisit, dit-on, cent mille hommes à la terre sainte[27], mais il emmena aussi la foule de ses maîtresses.[28] C'est de lui qu'un vieil auteur dit: «Il fut bon troubadour, bon chevalier d'armes, et courut longtemps le monde pour tromper les dames.» Le Poitou semble avoir été alors un pays de libertins spirituels et de libres penseurs. Gilbert de la Porée, né à Poitiers, et évoque de cette ville, collègue d'Abailard à l'école de Chartres, enseigna avec la même hardiesse, fut comme lui attaqué par saint Bernard, se rétracta comme lui, mais ne se releva pas comme le logicien breton. La philosophie poitevine naît et meurt avec Gilbert.

La puissance politique du Poitou n'eut guère meilleure destinée. Elle avait commencé au neuvième siècle par la lutte que soutint contre Charles-le-Chauve, Aymon, père de Renaud, comte de Gascogne, et frère de Turpin, comte d'Angoulême. Cette famille voulait être issue des deux fameux héros de romans, saint Guillaume de Toulouse et Gérard de Roussillon, comte de Bourgogne. Elle fut en effet grande et puissante, et se trouva quelque temps à la tête du Midi. Ils prenaient le titre de ducs d'Aquitaine, mais ils avaient trop forte partie dans les populations de Bretagne et d'Anjou, qui les serraient au nord; les Angevins leur enlevèrent partie de la Touraine, Saumur, Loudun, et les tournèrent en s'emparant de Saintes. Cependant les comtes de Poitou s'épuisaient pour faire prévaloir dans le Midi, particulièrement sur l'Auvergne, sur Toulouse, ce grand titre de ducs d'Aquitaine; ils se ruinaient en lointaines expéditions d'Espagne et de Jérusalem; hommes brillants et prodigues, chevaliers troubadours souvent brouillés avec l'Église, mœurs légères et violentes, adultères célèbres, tragédies domestiques. Ce n'était pas la première fois qu'une comtesse de Poitiers assassinait sa rivale, lorsque la jalouse Éléonore de Guyenne fit périr la belle Rosemonde dans le labyrinthe où son époux l'avait cachée.

Les fils d'Éléonore, Henri, Richard Cœur-de-Lion et Jean, ne surent jamais s'ils étaient Poitevins ou Anglais, Angevins ou Normands. Cette lutte intérieure de deux natures contradictoires se représenta dans leur vie mobile et orageuse. Henri III, fils de Jean, fut gouverné par les Poitevins; on sait quelles guerres civiles il en coûta à l'Angleterre. Une fois réuni à la monarchie, le Poitou du marais et de la plaine se laissa aller au mouvement général de la France. Fontenay fournit de grands légistes, les Tiraqueau, les Besly, les Brisson. La noblesse du Poitou donna force courtisans habiles (Thouars, Mortemart, Meilleraye, Mauléon). Le plus grand politique et l'écrivain le plus populaire de la France appartiennent au Poitou oriental: Richelieu et Voltaire; ce dernier, né à Paris, était d'une famille de Parthenay[29].

Mais ce n'est pas là toute la province. Le plateau des deux Sèvres verse ses rivières, l'une vers Nantes, l'autre vers Niort et La Rochelle. Les deux contrées excentriques qu'elles traversent, sont fort isolées de la France. La seconde, petite Hollande[30], répandue en marais, en canaux, ne regarde que l'Océan, que La Rochelle. La ville blanche[31] comme la ville noire, La Rochelle comme Saint-Malo, fut originairement un asile ouvert par l'Église aux juifs, aux serfs, aux coliberts du Poitou. Le pape protégea l'une comme l'autre[32] contre les seigneurs. Elles grandirent affranchies de dîme et de tribut. Une foule d'aventuriers, sortis de cette populace sans nom, exploitèrent les mers comme marchands, comme pirates; d'autres exploitèrent la cour et mirent au service des rois leur génie démocratique, leur haine des grands. Sans remonter jusqu'au serf Leudaste, de l'île de Rhé, dont Grégoire de Tours nous a conservé la curieuse histoire, nous citerons le fameux cardinal de Sion, qui arma les Suisses pour Jules II, les chanceliers Olivier sous Charles IX, Balue et Doriole sous Louis XI; ce prince aimait à se servir de ces intrigants, sauf à les loger ensuite dans une cage de fer.

La Rochelle crut un instant devenir une Amsterdam, dont Coligny eût été le Guillaume d'Orange. On sait les deux fameux sièges contre Charles IX et Richelieu, tant d'efforts héroïques, tant d'obstination, et ce poignard que le maire avait déposé sur la table de l'Hôtel de Ville, pour celui qui parlerait de se rendre. Il fallut bien qu'ils cédassent pourtant, quand l'Angleterre, trahissant la cause protestante et son propre intérêt, laissa Richelieu fermer leur port; on distingue encore à la marée basse les restes de l'immense digue. Isolée de la mer, la ville amphibie ne fit plus que languir. Pour mieux la museler, Rochefort fut fondé par Louis XIV à deux pas de La Rochelle, le port du roi à côté du port du peuple.

Il y avait pourtant une partie du Poitou qui n'avait guère paru dans l'histoire, que l'on connaissait peu et qui s'ignorait elle-même. Elle s'est révélée par la guerre de la Vendée. Le bassin de la Sèvre nantaise, les sombres collines qui l'environnent, tout le Bocage vendéen, telle fut la principale et première scène de cette guerre terrible qui embrasa tout l'Ouest. Cette Vendée qui a quatorze rivières, et pas une navigable[33] pays perdu dans ses haies et ses bois, n'était, quoi qu'on ait dit, ni plus religieuse, ni plus royaliste que bien d'autres provinces frontières, mais elle tenait à ses habitudes. L'ancienne monarchie, dans son imparfaite centralisation, les avait peu troublées; la Révolution voulut les lui arracher et l'amener d'un coup à l'unité nationale; brusque et violente, portant partout une lumière subite, elle effaroucha ces fils de la nuit. Ces paysans se trouvèrent des héros. On sait que le voiturier Cathelineau pétrissait son pain quand il entendit la proclamation républicaine; il essuya tout simplement ses bras et prit son fusil[34]. Chacun en fit autant et l'on marcha droit aux bleus. Et ce ne fut pas homme à homme, dans les bois, dans les ténèbres, comme les chouans de Bretagne, mais en masse, en corps de peuple et en plaine. Ils étaient près de cent mille au siège de Nantes. La guerre de Bretagne est comme une ballade guerrière du border écossais, celle de Vendée une iliade.

En avançant vers le Midi, nous passerons la sombre ville de Saintes et ses belles campagnes, les champs de bataille de Taillebourg et de Jarnac, les grottes de la Charente et ses vignes dans les marais salants. Nous traverserons même rapidement le Limousin, ce pays élevé, froid, pluvieux[35], qui verse tant de fleuves. Ses belles collines granitiques, arrondies en demi-globes, ses vastes forêts de châtaigniers, nourrissent une population honnête, mais lourde, timide et gauche par indécision. Pays souffrant, disputé si longtemps entre l'Angleterre et la France. Le bas Limousin est autre chose; le caractère remuant et spirituel des Méridionaux y est déjà frappant. Les noms des Ségur, des Saint-Aulaire, des Noailles, des Ventadour, des Pompadour, et surtout des Turenne, indiquent assez combien les hommes de ce pays se sont rattachés au pouvoir central et combien ils y ont gagné. Ce drôle de cardinal Dubois était de Brives-la-Gaillarde.

Les montagnes du haut Limousin se lient à celles de l'Auvergne, et celles-ci avec les Cévennes. L'Auvergne est la vallée de l'Allier, dominée à l'ouest par la masse du Mont-Dore qui s'élève entre le Pic ou Puy-de-Dôme et la masse du Cantal. Vaste incendie éteint, aujourd'hui paré presque partout d'une forte et rude végétation[36]. Le noyer pivote sur le basalte, et le blé germe sur la pierre ponce[37]. Les feux intérieurs ne sont pas tellement assoupis que certaine vallée ne fume encore, et que les étouffis du Mont-Dore ne rappellent la Solfatare et la Grotte du Chien. Villes noires, bâties de lave (Clermont, Saint-Flour, etc.). Mais la campagne est belle, soit que vous parcouriez les vastes et solitaires prairies du Cantal et du Mont-Dore, au bruit monotone des cascades, soit que, de l'île basaltique où repose Clermont, vous promeniez vos regards sur la fertile Limagne et sur le Puy-de-Dôme, ce joli dé à coudre de sept cents toises, voilé, dévoilé tour à tour par les nuages qui l'aiment et qui ne peuvent ni le fuir ni lui rester. C'est qu'en effet l'Auvergne est battue d'un vent éternel et contradictoire, dont les vallées opposées et alternées de ses montagnes animent, irritent les courants. Pays froid sous un ciel déjà méridional, où l'on gèle sur les laves. Aussi, dans les montagnes, la population reste l'hiver presque toujours blottie dans les étables, entourée d'une chaude et lourde atmosphère[38]. Chargée, comme les Limousins, de je ne sais combien d'habits épais et pesants, on dirait une race méridionale[39] grelottant au vent du nord, et comme resserrée, durcie, sous ce ciel étranger. Vin grossier, fromage amer[40], comme l'herbe rude d'où il vient. Ils vendent aussi leurs laves, leurs pierres ponces, leurs pierreries communes[41], leurs fruits communs qui descendent l'Allier par bateau. Le rouge, la couleur barbare par excellence, est celle qu'ils préfèrent; ils aiment le gros vin rouge, le bétail rouge. Plus laborieux qu'industrieux, ils labourent encore souvent, les terres fortes et profondes de leurs plaines avec la petite charrue du Midi qui égratigne à peine le sol[42]. Ils ont beau émigrer tous les ans des montagnes, ils rapportent quelque argent, mais peu d'idées.

Et pourtant il y a une force réelle dans les hommes de cette race, une sève amère, acerbe peut-être, mais vivace comme l'herbe du Cantal. L'âge n'y fait rien. Voyez quelle verdeur dans leurs vieillards, les Dulaure, les de Pradt; et ce Montlosier octogénaire, qui gouverne ses ouvriers et tout ce qui l'entoure, qui plante et qui bâtit, et qui écrirait au besoin un nouveau livre contre le parti-prêtre ou pour la féodalité, ami et en même temps ennemi du moyen âge[43].

Le génie inconséquent et contradictoire que nous remarquions dans d'autres provinces de notre zone moyenne, atteint son apogée dans l'Auvergne. Là se trouvent ces grands légistes[44], ces logiciens du parti gallican, qui ne surent jamais s'ils étaient pour ou contre le pape: le chancelier de l'Hospital; les Arnauld; le sévère Domat, Papinien janséniste, qui essaya d'enfermer le droit dans le christianisme; et son ami Pascal, le seul homme du dix-septième siècle qui ait senti la crise religieuse entre Montaigne et Voltaire, âme souffrante où apparaît si merveilleusement le combat du doute et de l'ancienne foi.

Je pourrais entrer par le Rouergue dans la grande vallée du Midi. Cette province en marque le coin d'un accident bien rude[45]. Elle n'est elle-même, sous ses sombres châtaigniers, qu'un énorme monceau de houille, de fer, de cuivre, de plomb. La houille y brûle en plusieurs lieues, consumée d'incendies séculaires qui n'ont rien de volcanique[46]. Cette terre, maltraitée et du froid et du chaud dans la variété de ses expositions et de ses climats, gercée de précipices, tranchée par deux torrents, le Tarn et l'Aveyron, a peu à envier à l'âpreté des Cévennes. Mais j'aime mieux entrer par Cahors. Là tout se revêt de vignes. Les mûriers commencent avant Montauban. Un paysage de trente ou quarante lieues s'ouvre devant vous, vaste océan d'agriculture, masse animée, confuse, qui se perd au loin dans l'obscur; mais par-dessus s'élève la forme fantastique des Pyrénées aux têtes d'argent. Le bœuf attelé par les cornes laboure la fertile vallée, la vigne monte à l'orme. Si vous appuyez à gauche vers les montagnes, vous trouvez déjà la chèvre suspendue au coteau aride, et le mulet, sous sa charge d'huile, suit à mi-côte le petit sentier. À midi, un orage, et la terre est un lac; en une heure, le soleil a tout bu d'un trait. Vous arrivez le soir dans quelque grande et triste ville, si vous voulez, à Toulouse. À cet accent sonore, vous vous croiriez en Italie; pour vous détromper, il suffit de regarder ces maisons de bois et de brique; la parole brusque, l'allure hardie et vive vous rappelleront aussi que vous êtes en France. Les gens aisés du moins sont Français; le petit peuple est tout autre chose, peut-être Espagnol ou Maure. C'est ici cette vieille Toulouse, si grande sous ses comtes; sous nos rois, son Parlement lui a donné encore la royauté, la tyrannie du Midi. Ces légistes violents qui portèrent à Boniface VIII le soufflet de Philippe-le-Bel, s'en justifièrent souvent aux dépens des hérétiques; ils en brûlèrent quatre cents en moins d'un siècle. Plus tard, ils se prêtèrent aux vengeances de Richelieu, jugèrent Montmorency et le décapitèrent dans leur belle salle marquée de rouge[47]. Ils se glorifiaient d'avoir le capitule de Rome, et la cave aux morts[48] de Naples, où les cadavres se conservaient si bien. Au capitule de Toulouse, les archives de la ville étaient gardées dans une armoire de fer, comme celles des flamines romains; et le sénat gascon avait écrit sur les murs de sa curie: Videant consules ne quid respublica detrimenti capiat.[49]

Toulouse est le point central du grand bassin du Midi. C'est là, ou à peu près, que viennent les eaux des Pyrénées et des Cévennes, le Tarn et la Garonne, pour s'en aller ensemble à l'Océan. La Garonne reçoit tout. Les rivières sinueuses et tremblotantes du Limousin et de l'Auvergne y coulent au nord, par Périgueux, Bergerac; de l'est et des Cévennes, le Lot, la Viaur, l'Aveyron et le Tarn s'y rendent avec quelques coudes plus ou moins brusques, par Rodez et Alby. Le Nord donne les rivières, le Midi les torrents. Des Pyrénées descend l'Ariège; et la Garonne, déjà grosse du Gers et de la Baize, décrit au nord-ouest une courbe élégante, qu'au midi répète l'Adour dans ses petites proportions. Toulouse sépare à peu près le Languedoc de la Guyenne, ces deux contrées si différentes sous la même latitude. La Garonne passe la vieille Toulouse, le vieux Languedoc romain et gothique, et, grandissant toujours, elle s'épanouit comme une mer en face de la mer, en face de Bordeaux. Celle-ci, longtemps capitale de la France anglaise, plus longtemps anglaise de cœur, est tournée, par l'intérêt de son commerce, vers l'Angleterre, vers l'Océan, vers l'Amérique. La Garonne, disons maintenant la Gironde, y est deux fois plus large que la Tamise à Londres.

Quelque belle et riche que soit cette vallée de la Garonne, on ne peut s'y arrêter; les lointains sommets des Pyrénées ont un trop puissant attrait. Mais le chemin est sérieux. Soit que vous preniez par Nérac, triste seigneurie des Albret, soit que vous cheminiez le long de la côte, vous ne voyez qu'un océan de landes, tout au plus des arbres à liège, de vastes pinadas, route sombre et solitaire, sans autre compagnie que les troupeaux de moutons noirs [50] qui suivent leur éternel voyage des Pyrénées aux Landes, et vont, des montagnes à la plaine, chercher la chaleur au nord, sous la conduite du pasteur landais. La vie voyageuse des bergers est un des caractères pittoresques du Midi. Vous les rencontrez montant des plaines du Languedoc aux Cévennes, aux Pyrénées, et de la Crau provençale aux montagnes de Gap et de Barcelonnette. Ces nomades, portant tout avec eux, compagnons des étoiles, dans leur éternelle solitude, demi-astronomes et demi-sorciers, continuent la vie asiatique, la vie de Loth et d'Abraham, au milieu de notre Occident. Mais en France les laboureurs, qui redoutent leur passage, les resserrent dans d'étroites routes. C'est aux Apennins, aux plaines de la Pouille ou de la campagne de Rome qu'il faut les voir marcher dans la liberté du monde antique. En Espagne, ils règnent; ils dévastent impunément le pays. Sous la protection de la toute-puissante compagnie de la Mesta, qui emploie de quarante à soixante mille bergers, le triomphant mérinos mange la contrée, de l'Estramadure à la Navarre, à l'Aragon. Le berger espagnol, plus farouche que le nôtre, a lui-même l'aspect d'une de ses bêtes, avec sa peau de mouton sur le dos, et aux jambes son abarca de peau velue de bœuf, qu'il attache avec des cordes.

La formidable barrière de l'Espagne nous apparaît enfin dans sa grandeur. Ce n'est point, comme les Alpes, un système compliqué de pics et de vallées, c'est tout simplement un mur immense qui s'abaisse aux deux bouts[51].Tout autre passage est inaccessible aux voitures, et fermé au mulet, à l'homme même, pendant six ou huit mois de l'année. Deux peuples à part, qui ne sont réellement ni Espagnols ni Français, les Basques à l'ouest, à l'est les Catalans et Roussillonnais[52], sont les portiers des deux mondes. Ils ouvrent et ferment; portiers irritables et capricieux, las de l'éternel passage des nations, ils ouvrent à Abdérame, ils ferment à Roland; il y a bien des tombeaux entre Roncevaux et la Seu d'Urgel.

Ce n'est pas à l'historien qu'il appartient de décrire et d'expliquer les Pyrénées. Vienne la science de Cuvier et d'Élie de Beaumont, qu'ils racontent cette histoire anté-historique. Ils y étaient, eux, et moi je n'y étais pas, quand la nature improvisa sa prodigieuse épopée géologique, quand la masse embrasée du globe souleva l'axe des Pyrénées, quand les monts se fendirent, et que la terre, dans la torture d'un titanique enfantement, poussa contre le ciel la noire et chauve Maladetta. Cependant une main consolante revêtit peu à peu les plaies de la montagne de ces vertes prairies, qui font pâlir celles des Alpes[53]. Les pics s'émoussèrent et s'arrondirent en belles tours; des masses inférieures vinrent adoucir les pentes abruptes, en retardèrent la rapidité, et formèrent du côté de la France cet escalier colossal dont chaque gradin est un mont[54].

Montons donc, non pas au Vignemale, non pas au Mont-Perdu[55], mais seulement au por de Paillers, où les eaux se partagent entre les deux mers, ou bien entre Bagnères et Barèges, entre le beau et le sublime[56]. Là vous saisirez la fantastique beauté des Pyrénées, ces sites étranges, incompatibles, réunis par une inexplicable féerie[57]; et cette atmosphère magique, qui tour à tour rapproche, éloigne les objets[58]; ces gaves écumants ou vert d'eau, ces prairies d'émeraude. Mais bientôt succède l'horreur sauvage des grandes montagnes, qui se cachent derrière, comme un monstre sous un masque de belle jeune fille. N'importe, persistons, engageons-nous le long du gave de Pau, par ce triste passage, à travers ces entassements infinis de blocs de trois et quatre mille pieds cubes; puis les rochers aigus, les neiges permanentes, puis les détours du gave, battu, rembarré durement d'un mont à l'autre; enfin, le prodigieux Cirque et ses tours dans le ciel. Au pied, douze sources alimentent le gave, qui mugit sous des ponts de neige, et cependant tombe de treize cents pieds, la plus haute cascade de l'ancien monde[59].

Ici finit la France. Le por de Gavarnie, que vous voyez là-haut, ce passage tempétueux, où, comme ils disent, le fils n'attend pas le père[60], c'est la porte de l'Espagne. Une immense poésie historique plane sur cette limite des deux mondes, où vous pourriez voir à votre choix, si le regard était assez perçant, Toulouse ou Saragosse. Cette embrasure de trois cents pieds dans les montagnes, Roland l'ouvrit en deux coups de sa durandal. C'est le symbole du combat éternel de la France et de l'Espagne, qui n'est autre que celui de l'Europe et de l'Afrique. Roland périt, mais la France a vaincu. Comparez les deux versants: combien le nôtre a l'avantage[61]! Le versant espagnol, exposé au midi, est tout autrement abrupt, sec et sauvage; le français, en pente douce, mieux ombragé, couvert de belles prairies, fournit à l'autre une grande partie des bestiaux dont il a besoin. Barcelone vit de nos bœufs[62]. Ce pays de vins et de pâturages est obligé d'acheter nos troupeaux et nos vins. Là, le beau ciel, le doux climat et l'indigence; ici, la brume et la pluie, mais l'intelligence, la richesse et la liberté. Passez la frontière, comparez nos routes splendides et leurs âpres sentiers[63], ou seulement, regardez ces étrangers aux eaux de Cauterets, couvrant leurs haillons de la dignité du manteau, sombres, dédaigneux de se comparer. Grande et héroïque nation, ne craignez pas que nous insultions à vos misères!

Qui veut voir toutes les races et tous les costumes des Pyrénées, c'est aux foires de Tarbes qu'il doit aller. Il y vient près de dix mille âmes: on s'y rend de plus de vingt lieues. Là, vous trouverez souvent à la fois le bonnet blanc du Bigorre, le brun de Foix, le rouge du Roussillon, quelquefois même le grand chapeau plat d'Aragon, le chapeau rond de Navarre, le bonnet pointu de Biscaye[64]. Le voiturier basque y viendra sur son âne, avec sa longue voiture à trois chevaux; il porte le berret du Béarn; mais vous distinguerez bien vite le Béarnais et le Basque; le joli petit homme sémillant de la plaine, qui a la langue si prompte, la main aussi, et le fils de la montagne, qui la mesure rapidement de ses grandes jambes, agriculteur habile et fier de sa maison, dont il porte le nom. Si vous voulez trouver quelque analogue au Basque, c'est chez les Celtes de Bretagne, d'Écosse ou d'Irlande qu'il faut le chercher. Le Basque, aîné des races de l'Occident, immuable au coin des Pyrénées, a vu toutes les nations passer devant lui: Carthaginois, Celtes, Romains, Goths et Sarrasins. Nos jeunes antiquités lui font pitié. Un Montmorency disait à l'un d'eux: «Savez-vous que nous datons de mille ans?—Et nous, dit le Basque, nous ne datons plus.»

Cette race a un instant possédé l'Aquitaine. Elle y a laissé pour souvenir le nom de Gascogne. Refoulée en Espagne au neuvième siècle, elle y fonda le royaume de Navarre, et en deux cents ans, elle occupa tous les trônes chrétiens d'Espagne (Galice, Asturies et Léon, Aragon, Castille). Mais la croisade espagnole poussant vers le Midi, les Navarrois, isolés du théâtre de la gloire européenne, perdirent tout peu à peu. Leur dernier roi, Sanche-l'Enfermé, qui mourut d'un cancer, est le vrai symbole des destinées de son peuple. Enfermée en effet dans ses montagnes par des peuples puissants, rongée pour ainsi dire par les progrès de l'Espagne et de la France, la Navarre implora même les musulmans d'Afrique, et finit par se donner aux Français. Sanche anéantit son royaume en le léguant à son gendre Thibault, comte de Champagne; c'est Roland brisant sa durandal pour la soustraire à l'ennemi. La maison de Barcelone, tige des rois d'Aragon et des comtes de Foix, saisit la Navarre à son tour, la donna un instant aux Albret, aux Bourbons, qui perdirent la Navarre pour gagner la France. Mais, par un petit-fils de Louis XIV, descendu de Henri IV, ils ont repris non seulement la Navarre, mais l'Espagne entière. Ainsi s'est vérifiée l'inscription mystérieuse du château de Coaraze, où fut élevé Henri IV: Lo que a de ser no puede faltar: «Ce qui doit être ne peut manquer.» Nos rois se sont intitulés rois de France et de Navarre. C'est une belle expression des origines primitives de la population française comme de la dynastie.

Les vieilles races, les races pures, les Celtes et les Basques, la Bretagne et la Navarre, devaient céder aux races mixtes, la frontière au centre, la nature à la civilisation. Les Pyrénées présentent partout cette image du dépérissement de l'ancien monde. L'antiquité y a disparu; le moyen âge s'y meurt. Ces châteaux croulants, ces tours des Maures, ces ossements des Templiers qu'on garde à Gavarnie, y figurent, d'une manière toute significative, le monde qui s'en va. La montagne elle-même, chose bizarre, semble aujourd'hui attaquée dans son existence. Les cimes décharnées qui la couronnent témoignent de sa caducité[65]. Ce n'est pas en vain qu'elle est frappée de tant d'orages; et d'en bas l'homme y aide. Cette profonde ceinture de forêts qui couvraient la nudité de la vieille mère, il l'arrache chaque jour. Les terres végétales, que le gramen retenait sur les pentes, coulent en bas avec les eaux. Le rocher reste nu; gercé, exfolié par le chaud, par le froid, miné par la fonte des neiges, il est emporté par les avalanches. Au lieu d'un riche pâturage, il reste un sol aride et ruiné: le laboureur, qui a chassé le berger, n'y gagne rien lui-même. Les eaux qui filtraient doucement dans la vallée, à travers le gazon et les forêts, y tombent maintenant en torrents, et vont couvrir ses champs des ruines qu'il a faites. Quantités de hameaux ont quitté les hautes vallées faute de bois de chauffage, et reculé vers la France, fuyant leurs propres dévastations[66].

Dès 1673, on s'alarma. Il fut ordonné à chaque habitant de planter tous les ans un arbre dans les forêts du domaine, deux dans les terrains communaux. Des forestiers furent établis. En 1669, en 1756, et plus tard, de nouveaux règlements attestèrent l'effroi qu'inspirait le progrès du mal. Mais à la Révolution, toute barrière tomba; la population pauvre commença d'ensemble cette œuvre de destruction. Ils escaladèrent, le feu et la bêche en main, jusqu'au nid des aigles, cultivèrent l'abîme, pendus à une corde. Les arbres furent sacrifiés aux moindres usages; on abattait deux pins pour faire une paire de sabots[67]. En même temps le petit bétail, se multipliant sans nombre, s'établit dans la forêt, blessant les arbres, les arbrisseaux, les jeunes pousses, dévorant l'espérance. La chèvre surtout, la bête de celui qui ne possède rien, bête aventureuse, qui vit sur le commun, animal niveleur, fut l'instrument de cette invasion dévastatrice, la Terreur du désert. Ce ne fut pas le moindre des travaux de Bonaparte de combattre ces monstres rongeants. En 1813, les chèvres n'étaient plus le dixième de leur nombre en l'an X[68]. Il n'a pu arrêter pourtant cette guerre contre la nature.

Tout ce Midi, si beau, c'est néanmoins, comparé au Nord, un pays de ruines. Passez les paysages fantastiques de Saint-Bertrand-de-Comminges et de Foix, ces villes qu'on dirait jetées là par les fées; passez notre petite Espagne de France, le Roussillon, ses vertes prairies, ses brebis noires, ses romances catalanes, si douces à recueillir le soir de la bouche des filles du pays. Descendez dans ce pierreux Languedoc, suivez-en les collines mal ombragées d'oliviers, au chant monotone de la cigale. Là, point de rivières navigables; le canal des deux mers n'a pas suffi pour y suppléer; mais force étangs salés, des terres salées aussi, où ne croît que le salicor[69]; d'innombrables sources thermales, du bitume et du baume, c'est une autre Judée. Il ne tenait qu'aux rabbins des écoles juives de Narbonne de se croire dans leur pays. Ils n'avaient pas même à regretter la lèpre asiatique; nous en avons eu des exemples récents à Carcassonne[70].

C'est que, malgré le cers occidental, auquel Auguste dressa un autel, le vent chaud et lourd d'Afrique pèse sur ce pays. Les plaies aux jambes ne guérissent guère à Narbonne[71]. La plupart de ces villes sombres, dans les plus belles situations du monde, ont autour d'elles des plaines insalubres: Albi, Lodève, Agde la noire[72], à côté de son cratère. Montpellier, héritière de feu Maguelone, dont les ruines sont à côté; Montpellier, qui voit à son choix les Pyrénées, les Cévennes, les Alpes même, a près d'elle et sous elle une terre malsaine, couverte de fleurs, tout aromatique et comme profondément médicamentée; ville de médecine, de parfums et de vert-de-gris[73].

C'est une bien vieille terre que ce Languedoc. Vous y trouvez partout les ruines sous les ruines; les Camisards sur les Albigeois, les Sarrasins sur les Goths, sous ceux-ci les Romains, les Ibères. Les murs de Narbonne sont bâtis de tombeaux, de statues, d'inscriptions[74]. L'amphithéâtre de Nîmes est percé d'embrasures gothiques, couronné de créneaux sarrasins, noirci par les flammes de Charles-Martel. Mais ce sont encore les plus vieux qui ont le plus laissé; les Romains ont enfoncé la plus profonde trace: leur Maison carrée, leur triple pont du Gard, leur énorme canal de Narbonne qui recevait les plus grands vaisseaux[75].

Le droit romain est bien une autre ruine, et tout autrement imposante. C'est à lui, aux vieilles franchises qui l'accompagnaient, que le Languedoc a dû de faire exception à la maxime féodale: Nulle terre sans seigneur. Ici la présomption était toujours pour la liberté. La féodalité ne put s'y introduire qu'à la faveur de la croisade, comme auxiliaire de l'Église, comme familière de l'Inquisition. Simon de Monfort y établit quatre cent trente-quatre fiefs. Mais cette colonie féodale, gouvernée par la coutume de Paris, n'a fait que préparer l'esprit républicain de la province à la centralisation monarchique. Pays de liberté politique et de servitude religieuse, plus fanatique que dévot, le Languedoc a toujours nourri un vigoureux esprit d'opposition. Les catholiques même y ont eu leur protestantisme sous la forme janséniste. Aujourd'hui encore, à Alet, on gratte le tombeau de Pavillon, pour en boire la cendre qui guérit la fièvre. Les Pyrénées ont toujours fourni des hérétiques, depuis Vigilance et Félix d'Urgel. Le plus obstiné des sceptiques, celui qui a cru le plus au doute, Bayle, est de Carlat. De Limoux, les Chénier[76], les frères rivaux, non pourtant, comme on l'a dit, jusqu'au fratricide; de Carcassonne, Fabre d'Églantine. Au moins l'on ne refusera pas à cette population la vivacité et l'énergie. Énergie meurtrière, violence tragique. Le Languedoc, placé au coude du Midi, dont il semble l'articulation et le nœud, a été souvent froissé dans la lutte des races et des religions. Je parlerai ailleurs de l'effroyable catastrophe du treizième siècle. Aujourd'hui encore, entre Nîmes et la montagne de Nîmes, il y a une haine traditionnelle qui, il est vrai, tient de moins en moins à la religion: ce sont les Guelfes et les Gibelins. Ces Cévennes sont si pauvres et si rudes; il n'est pas étonnant qu'au point de contact avec la riche contrée de la plaine, il y ait un choc plein de violence et de rage envieuse. L'histoire de Nîmes n'est qu'un combat de taureaux.

Le fort et dur génie du Languedoc n'a pas été assez distingué de la légèreté spirituelle de la Guyenne et de la pétulance emportée de la Provence. Il y a pourtant entre le Languedoc et la Guyenne la même différence qu'entre les Montagnards et les Girondins, entre Fabre et Barnave, entre le vin fumeux de Lunel et le vin de Bordeaux. La conviction est forte, intolérante en Languedoc, souvent atroce, et l'incrédulité aussi. La Guyenne, au contraire, le pays de Montaigne et de Montesquieu, est celui des croyances flottantes; Fénelon, l'homme le plus religieux qu'ils aient eu, est presque un hérétique. C'est bien pis en avançant vers la Gascogne, pays de pauvres diables, très nobles et très gueux, de drôles de corps, qui auraient tous dit, comme leur Henri IV: Paris vaut bien une messe; ou, comme il écrivait à Gabrielle, au moment de l'abjuration: Je vais faire le saut périlleux![77] Ces hommes veulent à tout prix réussir, et réussissent. Les Armagnacs s'allièrent aux Valois; les Albret, mêlés aux Bourbons, ont fini par donner des rois à la France.

Le génie provençal aurait plus d'analogie, sous quelque rapport, avec le génie gascon qu'avec le languedocien. Il arrive souvent que les peuples d'une même zone sont alternés ainsi; par exemple, l'Autriche, plus éloignée de la Souabe que de la Bavière, en est plus rapprochée par l'esprit. Riveraines du Rhône, coupées symétriquement par des fleuves ou torrents qui se répondent (le Gard à la Durance, et le Var à l'Hérault), les provinces de Languedoc et de Provence forment à elles deux notre littoral sur la Méditerranée. Ce littoral a des deux côtés ses étangs, ses marais, ses vieux volcans. Mais le Languedoc est un système complet, un dos de montagnes ou collines avec les deux pentes: c'est lui qui verse les fleuves à la Guyenne et à l'Auvergne. La Provence est adossée aux Alpes; elle n'a point les Alpes, ni les sources de ses grandes rivières; elle n'est qu'un prolongement, une pente des monts vers le Rhône et la mer; au bas de cette pente, et le pied dans l'eau, sont ses belles villes, Marseille, Arles, Avignon. En Provence toute la vie est au bord. Le Languedoc, au contraire, dont la côte est moins favorable, tient ses villes en arrière de la mer et du Rhône. Narbonne, Aigues-Mortes et Cette ne veulent point être des ports[78]. Aussi l'histoire du Languedoc est plus continentale que maritime; ses grands événements sont les luttes de la liberté religieuse. Tandis que le Languedoc recule devant la mer, la Provence y entre, elle lui jette Marseille et Toulon; elle semble élancée aux courses maritimes, aux croisades, aux conquêtes d'Italie et d'Afrique.

La Provence a visité, a hébergé tous les peuples. Tous ont chanté les chants, dansé les danses d'Avignon, de Beaucaire; tous se sont arrêtés aux passages du Rhône, à ces grands carrefours des routes du Midi[79]. Les saints de Provence (de vrais saints que j'honore) leur ont bâti des ponts[80] et commencé la fraternité de l'Occident. Les vives et belles filles d'Arles et d'Avignon, continuant cette œuvre, ont pris par la main le Grec, l'Espagnol, l'Italien, leur ont, bon gré mal gré, mené la farandole[81]. Et ils n'ont plus voulu se rembarquer. Ils ont fait en Provence des villes grecques, mauresques, italiennes. Ils ont préféré les figues fiévreuses de Fréjus[82] à celles d'Ionie ou de Tusculum, combattu les torrents, cultivé en terrasses les pentes rapides, exigé le raisin des coteaux pierreux qui ne donnent que thym et lavande.

Cette poétique Provence n'en est pas moins un rude pays. Sans parler de ses marais pontins, et du val d'Olioulles, et de la vivacité de tigre du paysan de Toulon, ce vent éternel qui enterre dans le sable les arbres du rivage, qui pousse les vaisseaux à la côte, n'est guère moins funeste sur terre que sur mer. Les coups de vent, brusques et subits, saisissent mortellement. Le Provençal est trop vif pour s'emmailloter du manteau espagnol. Et ce puissant soleil aussi, la fête ordinaire de ce pays de fêtes, il donne rudement sur la tête, quand d'un rayon il transfigure l'hiver en été. Il vivifie l'arbre, il le brûle. Et les gelées brûlent aussi. Plus souvent des orages, des ruisseaux qui deviennent des fleuves. Le laboureur ramasse son champ au bas de la colline, ou le suit voguant à grande eau, et s'ajoutant à la terre du voisin. Nature capricieuse, passionnée, colère et charmante.

Le Rhône est le symbole de la contrée, son fétiche, comme le Nil est celui de l'Égypte. Le peuple n'a pu se persuader que ce fleuve ne fût qu'un fleuve; il a bien vu que la violence du Rhône était de la colère[83], et reconnu les convulsions d'un monstre dans ses gouffres tourbillonnants. Le monstre, c'est le drac, la tarasque, espèce de tortue-dragon, dont on promène la figure à grand bruit dans certaines fêtes[84]. Elle va jusqu'à l'église, heurtant tout sur son passage. La fête n'est pas belle s'il n'y a pas au moins un bras cassé.

Ce Rhône, emporté comme un taureau qui a vu du rouge, vient donner contre son delta de la Camargue, l'île des taureaux et des beaux pâturages. La fête de l'île, c'est la Ferrade. Un cercle de chariots est chargé de spectateurs. On y pousse à coups de fourche les taureaux qu'on veut marquer. Un homme adroit et vigoureux renverse le jeune animal, et, pendant qu'on le tient à terre, on offre le fer rouge à une dame invitée; elle descend et l'applique elle-même sur la bête écumante.

Voilà le génie de la basse Provence, violent, bruyant, barbare, mais non sans grâce. Il faut voir ces danseurs infatigables danser la moresque, les sonnettes aux genoux, ou exécuter à neuf, à onze, à treize, la danse des épées, le bacchuber, comme disent leurs voisins de Gap; ou bien, à Riez, jouer tous les ans la bravade des Sarrasins[85]. Pays de militaires, des Agricola, des Baux, des Crillon; pays des marins intrépides; c'est une rude école que ce golfe de Lion. Citons le bailli de Suffren, et ce renégat qui mourut capitan-pacha en 1706; nommons le mousse Paul (il ne s'est jamais connu d'autre nom); né sur mer, d'une blanchisseuse, dans une barque battue par la tempête, il devint amiral et donna sur son bord une fête à Louis XIV; mais il ne méconnaissait pas pour cela ses vieux camarades, et voulut être enterré avec les pauvres, auxquels il laissa tout son bien.

Cet esprit d'égalité ne peut surprendre dans ce pays de républiques, au milieu des cités grecques et des municipes romains. Dans les campagnes même, le servage n'a jamais pesé comme dans le reste de la la France. Ces paysans étaient leurs propres libérateurs et les vainqueurs des Maures; eux seuls pouvaient cultiver la colline abrupte, et resserrer le lit du torrent. Il fallait contre une telle nature des mains libres, intelligentes.

Libre et hardi fut encore l'essor de la Provence dans la littérature, dans la philosophie. La grande réclamation du Breton Pélage en faveur de la liberté humaine fut accueillie, soutenue en Provence par Faustus, par Cassien, par cette noble école de Lérins, la gloire du cinquième siècle. Quand le Breton Descartes affranchit la philosophie de l'influence théologique, le Provençal Gassendi tenta la même révolution au nom du sensualisme. Et au dernier siècle, les athées de Saint-Malo, Maupertuis et La Mettrie, se rencontrèrent chez Frédéric, avec un athée provençal (d'Argens).

Ce n'est pas sans raison que la littérature du Midi, au douzième et au treizième siècle, s'appelle la littérature provençale. On vit alors tout ce qu'il y a de subtil et de gracieux dans le génie de cette contrée. C'est le pays des beaux parleurs, abondants, passionnés (au moins pour la parole), et quand ils veulent, artisans obstinés de langage; ils ont donné Massillon, Mascaron, Fléchier, Maury, les orateurs et les rhétheurs. Mais la Provence entière, municipes, Parlement et noblesse, démagogie et rhétorique, le tout couronné d'une magnifique insolence méridionale s'est rencontré dans Mirabeau, le col du taureau, la force du Rhône.

Comment ce pays-là n'a-t-il pas vaincu et dominé la France? Il a bien vaincu l'Italie au treizième siècle. Comment est-il si terne maintenant, en exceptant Marseille, c'est-à-dire la mer? Sans parler des côtes malsaines, et des villes qui se meurent, comme Fréjus[86], je ne vois partout que ruines. Et il ne s'agit pas ici de ces beaux restes de l'antiquité, de ces ponts romains, de ces aqueducs, de ces arcs de Saint-Remi et d'Orange, et de tant d'autres monuments. Mais dans l'esprit du peuple, dans sa fidélité aux vieux usages[87], qui lui donnent une physionomie si originale et si antique; là aussi je trouve une ruine. C'est un peuple qui ne prend pas le temps passé au sérieux, et qui pourtant en conserve la trace[88]. Un pays traversé par tous les peuples, aurait dû, ce semble, oublier davantage; mais non, il s'est obstiné dans ses souvenirs. Sous plusieurs rapports, il appartient, comme l'Italie, à l'antiquité.

Franchissez les tristes embouchures du Rhône obstruées et marécageuses, comme celles du Nil et du Pô. Remontez à la ville d'Arles. La vieille métropole du christianisme dans nos contrées méridionales, avait cent mille âmes au temps des Romains; elle en a vingt mille aujourd'hui; elle n'est riche que de morts et de sépulcres[89]. Elle a été longtemps le tombeau commun, la nécropole des Gaules. C'était un bonheur souhaité de pouvoir reposer dans ses champs Élysiens (les Aliscamps). Jusqu'au douzième siècle, dit-on, les habitants des deux rives mettaient, avec une pièce d'argent, leurs morts dans un tonneau enduit de poix, qu'on abandonnait au fleuve; ils étaient fidèlement recueillis. Cependant cette ville a toujours décliné. Lyon l'a bientôt remplacée dans la primatie des Gaules; le royaume de Bourgogne, dont elle fut la capitale, a passé rapide et obscur; ses grandes familles se sont éteintes.

Quand de la côte et des pâturages d'Arles on monte aux collines d'Avignon, puis aux montagnes qui approchent des Alpes, on s'explique la ruine de la Provence. Ce pays tout excentrique n'a de grandes villes qu'à ses frontières. Ces villes étaient en grande partie des colonies étrangères; la partie vraiment provençale était la moins puissante. Les comtes de Toulouse finirent par s'emparer du Rhône, les Catalans de la côte et des ports; les Baux, les Provençaux indigènes, qui avaient jadis délivré le pays des Maures, eurent Forcalquier, Sisteron, c'est-à-dire l'intérieur. Ainsi allaient en pièces les États du Midi, jusqu'à ce que vinrent les Français qui renversèrent Toulouse, rejetèrent les Catalans en Espagne, unirent les Provençaux, et les menèrent à la conquête de Naples. Ce fut la fin des destinées de la Provence. Elle s'endormit avec Naples sous un même maître. Rome prêta son pape à Avignon; les richesses et les scandales abondèrent. La religion était bien malade dans ces contrées, surtout depuis les Albigeois; elle fut tuée par la présence des papes. En même temps s'affaiblissaient et venaient à rien les vieilles libertés des municipes du Midi. La liberté romaine et la religion romaine, la république et le christianisme, l'antiquité et le moyen âge, s'y éteignaient en même temps. Avignon fut le théâtre de cette décrépitude. Aussi ne croyez pas que ce soit seulement pour Laure que Pétrarque ait tant pleuré à la source de Vaucluse; l'Italie aussi fut sa Laure, et la Provence, et tout l'antique Midi qui se mourait chaque jour[90].

La Provence, dans son imparfaite destinée, dans sa forme incomplète, me semble un chant des troubadours, un canzone de Pétrarque; plus d'élan que de portée. La végétation africaine des côtes est bientôt bornée par le vent glacial des Alpes. Le Rhône court à la mer, et n'y arrive pas. Les pâturages font place aux sèches collines, parées tristement de myrte et de lavande, parfumées et stériles.

La poésie de ce destin du Midi semble reposer dans la mélancolie de Vaucluse, dans la tristesse ineffable et sublime de la Sainte-Baume, d'où l'on voit les Alpes et les Cévennes, le Languedoc et la Provence, au delà, la Méditerranée. Et moi aussi, j'y pleurerais comme Pétrarque au moment de quitter ces belles contrées.

Mais il faut que je fraye ma route vers le nord, aux sapins du Jura, aux chênes des Vosges et des Ardennes, vers les plaines décolorées du Berry et de la Champagne. Les provinces que nous venons de parcourir, isolées par leur originalité même, ne me pourraient servir à composer l'unité de la France. Il y faut des éléments plus liants, plus dociles; il faut des hommes plus disciplinaires, plus capables de former un noyau compact, pour fermer la France du Nord aux grandes invasions de terre et de mer, aux Allemands et aux Anglais. Ce n'est pas trop pour cela des populations serrées du centre, des bataillons normands, picards, des massives et profondes légions de la Lorraine et de l'Alsace.

Les Provençaux appellent les Dauphinois les Franciaux. Le Dauphiné appartient déjà à la vraie France, la France du Nord. Malgré la latitude, cette province est septentrionale. Là commence cette zone de pays rudes et d'hommes énergiques qui couvrent la France à l'est. D'abord le Dauphiné, comme une forteresse sous le vent des Alpes; puis le marais de la Bresse; puis dos à dos la Franche-Comté et la Lorraine, attachées ensemble par les Vosges, qui versent à celle-ci la Moselle, à l'autre la Saône et le Doubs. Un vigoureux génie de résistance et d'opposition signale ces provinces. Cela peut être incommode au dedans, mais c'est notre salut contre l'étranger. Elles donnent aussi à la science des esprits sévères et analytiques: Mably et Condillac son frère, sont de Grenoble; d'Alembert est Dauphinois par sa mère; de Bourg-en-Bresse, l'astronome Lalande, et Bichat, le grand anatomiste[91].

Leur vie morale et leur poésie, à ces hommes de la frontière, du reste raisonneurs et intéressés[92], c'est la guerre. Qu'on parle de passer les Alpes ou le Rhin, vous verrez que les Bayard ne manqueront pas au Dauphiné, ni les Ney, les Fabert, à la Lorraine. Il y a là, sur la frontière, des villes héroïques où c'est de père en fils un invariable usage de se faire tuer pour le pays[93]. Et les femmes s'en mêlent souvent comme les hommes[94]. Elles ont dans toute cette zone du Dauphiné aux Ardennes un courage, une grâce d'amazones, que vous chercheriez en vain partout ailleurs. Froides, sérieuses et soignées dans leur mise, respectables aux étrangers et à leurs familles, elles vivent au milieu des soldats, et leur imposent. Elles-mêmes, veuves, filles de soldats, elles savent ce que c'est que la guerre, ce que c'est que souffrir et mourir; mais elles n'y envoient pas moins les leurs, fortes et résignées; au besoin elles iraient elles-mêmes. Ce n'est pas seulement la Lorraine qui sauva la France par la main d'une femme: en Dauphiné, Margot de Lay défendit Montélimart, et Philis La Tour-du-Pin.—La Charce ferma la frontière au duc de Savoie (1692). Le génie viril des Dauphinoises a souvent exercé sur les hommes une irrésistible puissance: témoin la fameuse madame Tencin, mère de d'Alembert; et cette blanchisseuse de Grenoble qui, de mari en mari, finit par épouser le roi de Pologne; on la chante encore dans le pays avec Mélusine et la fée de Sassenage.

Il y a dans les mœurs communes du Dauphiné une vive et franche simplicité à la montagnarde, qui charme tout d'abord. En montant vers les Alpes surtout, vous trouverez l'honnêteté savoyarde[95], la même bonté, avec moins de douceur. Là, il faut bien que les hommes s'aiment les uns les autres; la nature, ce semble, ne les aime guère[96]. Sur ces pentes exposées au nord, au fond de ces sombres entonnoirs où siffle le vent maudit des Alpes, la vie n'est adoucie que par le bon cœur et le bon sens du peuple. Des greniers d'abondance fournis par les communes suppléent aux mauvaises récoltes. On bâtit gratis pour les veuves, et pour elles d'abord[97]. De là partent des émigrations annuelles. Mais ce ne sont pas seulement des maçons, des porteurs d'eau, des rouliers, des ramoneurs, comme dans le Limousin, l'Auvergne, le Jura, la Savoie; ce sont surtout des instituteurs ambulants[98] qui descendent tous les hivers des montagnes de Gap et d'Embrun. Ces maîtres d'école s'en vont par Grenoble dans le Lyonnais, et de l'autre côté du Rhône. Les familles les reçoivent volontiers; ils enseignent les enfants et aident au ménage. Dans les plaines du Dauphiné, le paysan, moins bon et moins modeste, est souvent bel esprit: il fait des vers, et des vers satiriques.

Jamais dans le Dauphiné la féodalité ne pesa comme dans le reste de la France. Les seigneurs, en guerre éternelle avec la Savoie[99], eurent intérêt de ménager leurs hommes; les vavasseurs y furent moins des arrière-vassaux que des petits nobles à peu près indépendants[100]. La propriété s'y est trouvée de bonne heure divisée à l'infini. Aussi la Révolution française n'a point été sanglante à Grenoble; elle y était faite d'avance[101]. La propriété est divisée au point que telle maison a dix propriétaires, chacun d'eux possédant et habitant une chambre[102]. Bonaparte connaissait bien Grenoble, quand il la choisit pour sa première station en revenant de l'île d'Elbe[103]; il voulait alors relever l'empire par la république.

À Grenoble, comme à Lyon, comme à Besançon, comme à Metz et dans tout le Nord, l'industrialisme républicain est moins sorti, quoi qu'on ait dit, de la municipalité romaine que de la protection ecclésiastique; ou plutôt l'une et l'autre se sont accordées, confondues, l'évêque s'étant trouvé, au moins jusqu'au neuvième siècle, de nom ou de fait, le véritable defensor civitatis. L'évêque Izarn chassa les Sarrasins du Dauphiné en 965; et jusqu'en 1044, où l'on place l'avènement des comtes d'Albon comme dauphins, Grenoble, disent les chroniques, «avait toujours été un franc-aleu de l'évêque». C'est aussi par des conquêtes sur les évêques que commencèrent les comtes poitevins de Die et de Valence. Ces barons s'appuyèrent tantôt sur les Allemands, tantôt sur les mécréants du Languedoc[104].

Besançon[105], comme Grenoble, est encore une république ecclésiastique, sous son archevêque, prince d'empire, et son noble chapitre[106]. Mais l'éternelle guerre de la Franche-Comté contre l'Allemagne, y a rendu la féodalité plus pesante. La longue muraille du Jura avec ses deux portes de Joux et de la Pierre-Pertuis, puis les replis du Doubs, c'étaient de fortes barrières[107]. Cependant Frédéric-Barberousse n'y établit pas moins ses enfants pour un siècle. Ce fut sous les serfs de l'Église, à Saint-Claude, comme dans la pauvre Nantua de l'autre côté de la montagne, que commença l'industrie de ces contrées. Attachés à la glèbe, ils taillèrent d'abord, des chapelets pour l'Espagne et pour l'Italie; aujourd'hui qu'ils sont libres, ils couvrent les routes de la France de rouliers et de colporteurs.

Sous son évêque même, Metz était libre, comme Liège, comme Lyon; elle avait son échevin, ses Treize, ainsi que Strasbourg. Entre la grande Meuse et la petite (la Moselle, Mosula), les trois villes ecclésiastiques, Metz, Toul et Verdun[108], placées en triangle, formaient un terrain neutre, une île, un asile aux serfs fugitifs. Les juifs même, proscrits partout, étaient reçus dans Metz. C'était le border français entre nous et l'Empire. Là, il n'y avait point de barrière naturelle contre l'Allemagne, comme en Dauphiné et en Franche-Comté. Les beaux ballons des Vosges, la chaîne même de l'Alsace, ces montagnes à formes douces et paisibles, favorisaient d'autant mieux la guerre. Cette terre ostrasienne, partout marquée des monuments carlovingiens[109], avec ses douze grandes maisons, ses cent vingt pairs, avec son abbaye souveraine de Remiremont, où Charlemagne et son fils faisaient leurs grandes chasses d'automne, où l'on portait l'épée devant l'abbesse[110], la Lorraine offrait une miniature de l'empire germanique. L'Allemagne y était partout pêle-mêle avec la France, partout se trouvait la frontière. Là aussi se forma, et dans les vallées de la Meuse et de la Moselle, et dans les forêts des Vosges, une population vague et flottante, qui ne savait pas trop son origine, vivait sur le commun, sur le noble et le prêtre, qui les prenaient tour à tour à leur service. Metz était leur ville, à tous ceux qui n'en avaient pas, ville mixte s'il en fut jamais. On a essayé en vain de rédiger en une coutume les coutumes contradictoires de cette Babel.

La langue française s'arrête en Lorraine, et je n'irai pas au delà. Je 'm'abstiens de franchir la montagne, de regarder l'Alsace. Le monde germanique est dangereux pour moi. Il y a là un tout-puissant lotos qui fait oublier la patrie. Si je vous découvrais, divine flèche de Strasbourg, si j'apercevais mon héroïque Rhin, je pourrais bien m'en aller au courant du fleuve, bercé par leurs légendes[111] vers la rouge cathédrale de Mayence, vers celle de Cologne, et jusqu'à l'Océan; ou peut-être resterais-je enchanté aux limites solennelles des deux empires, aux ruines de quelque camp romain, de quelque fameuse église de pèlerinage, au monastère de cette noble religieuse qui passa trois cents ans à écouter l'oiseau de la forêt[112].

Non, je m'arrête sur la limite des deux langues, en Lorraine, au combat des deux races, au Chêne des Partisans, qu'on montre encore dans les Vosges. La lutte de la France et de l'Empire, de la ruse héroïque et de la force brutale, s'est personnifiée de bonne heure dans celle de l'Allemand Zwentebold et du Français Rainier (Renier, Renard?), d'où viennent les comtes de Hainaut. La guerre du Loup et du Renard est la grande légende du nord de la France, le sujet des fabliaux et des poèmes populaires: un épicier de Troyes a donné au quinzième siècle le dernier de ces poèmes. Pendant deux cent cinquante ans la Lorraine eut des ducs alsaciens d'origine, créatures des empereurs, et qui, au dernier siècle, ont fini par être empereurs. Ces ducs furent presque toujours en guerre avec l'évêque et la république de Metz[113], avec la Champagne, avec la France; mais l'un d'eux ayant épousé, en 1255, une fille du comte de Champagne, devenus Français par leur mère, ils secondèrent vivement la France contre les Anglais, contre le parti anglais de Flandre et de Bretagne. Ils se firent tous tuer ou prendre en combattant pour la France, à Courtray, à Cassel, à Crécy, à Auray. Une fille des frontières de Lorraine et Champagne, une pauvre paysanne, Jeanne d'Arc, fit davantage: elle releva la moralité nationale; en elle apparut, pour la première fois, la grande image du peuple, sous une forme virginale et pure. Par elle, la Lorraine se trouvait attachée à la France. Le duc même, qui avait un instant méconnu le roi et lié les pennons royaux à la queue de son cheval, maria pourtant sa fille à un prince du sang, au comte de Bar, René d'Anjou. Une branche cadette de cette famille a donné dans les Guise des chefs au parti catholique contre les calvinistes alliés de l'Angleterre et de la Hollande.

En descendant de Lorraine aux Pays-Bas par les Ardennes, la Meuse, d'agricole et industrielle, devient de plus en plus militaire. Verdun et Stenay, Sedan, Mézières et Givet, Maëstricht, une foule de places fortes, maîtrisent son cours. Elle leur prête ses eaux, elle les couvre ou leur sert de ceinture. Tout ce pays est boisé, comme pour masquer la défense et l'attaque aux approches de la Belgique. La grande forêt d'Ardenne, la profonde (ar duinn), s'étend de tous côtés, plus vaste qu'imposante. Vous rencontrez des villes, des bourgs, des pâturages; vous vous croyez sorti des bois, mais ce ne sont là que des clairières. Les bois recommencent toujours; toujours les petits chênes, humble et monotone océan végétal, dont vous apercevez de temps à autre, du sommet de quelque colline, les uniformes ondulations. La forêt était bien plus continue autrefois. Les chasseurs pouvaient courir, toujours à l'ombre, de l'Allemagne, du Luxembourg en Picardie, de Saint-Hubert à Notre-Dame-de-Liesse. Bien des histoires se sont passées sous ces ombrages; ces chênes tout chargés de gui, ils en savent long, s'ils voulaient raconter. Depuis les mystères des druides jusqu'aux guerres du Sanglier des Ardennes, au quinzième siècle; depuis le cerf miraculeux dont l'apparition convertit saint Hubert, jusqu'à la blonde Iseult et son amant. Ils dormaient, sur la mousse, quand l'époux d'Iseult les surprit; mais il les vit si beaux, si sages, avec la large épée qui les séparait, qu'il se retira discrètement.

Il faut voir, au delà de Givet, le Trou du Han, où naguère on n'osait encore pénétrer; il faut voir les solitudes de Layfour et les noirs rochers de la Dame de Meuse, la table de l'enchanteur Maugis, l'ineffaçable empreinte que laissa dans le roc le pied du cheval de Renaud. Les quatre fils Aymon sont à Château-Renaud comme à Uzès, aux Ardennes comme en Languedoc. Je vois encore la fileuse qui, pendant son travail, tient sur les genoux le précieux volume de la Bibliothèque bleue, le livre héréditaire, usé, noirci dans la veillée[114].

Ce sombre pays des Ardennes ne se rattache pas naturellement à la Champagne. Il appartient à l'évêché de Metz, au bassin de la Meuse, au vieux royaume d'Ostrasie. Quand vous avez passé les blanches et blafardes campagnes qui s'étendent de Reims à Rethel, la Champagne est finie. Les bois commencent; avec les bois, les pâturages et les petits moutons des Ardennes. La craie a disparu; le rouge mat de la tuile fait place au sombre éclat de l'ardoise; les maisons s'enduisent de limaille de fer. Manufactures d'armes, tanneries, ardoisières, tout cela n'égaye pas le pays. Mais la race est distinguée: quelque chose d'intelligent, de sobre, d'économe; la figure un peu sèche, et taillée à vives arêtes. Ce caractère de sécheresse et de sévérité n'est point particulier à la petite Genève de Sedan; il est presque partout le même. Le pays n'est pas riche, et l'ennemi à deux pas; cela donne à penser. L'habitant est sérieux. L'esprit critique domine. C'est l'ordinaire chez les gens qui sentent qu'ils valent mieux que leur fortune.

Derrière cette rude et héroïque zone de Dauphiné, Franche-Comté, Lorraine, Ardennes, s'en développe une autre tout autrement douce, et plus féconde des fruits de la pensée. Je parle des provinces du Lyonnais, de la Bourgogne et de la Champagne. Zone vineuse, de poésie inspirée, d'éloquence, d'élégante et ingénieuse littérature. Ceux-ci n'avaient pas, comme les autres, à recevoir et renvoyer sans cesse le choc de l'invasion étrangère. Ils ont pu, mieux abrités, cultiver à loisir la fleur délicate de la civilisation.

D'abord, tout près du Dauphiné, la grande et aimable ville de Lyon, avec son génie éminemment sociable, unissant les peuples comme les fleuves[115]. Cette pointe du Rhône et de la Saône semble avoir été toujours un lieu sacré. Les Segusii de Lyon dépendaient du peuple druidique des Édues. Là, soixante tribus de la Gaule dressèrent l'autel d'Auguste, et Caligula y établit ces combats d'éloquence où le vaincu était jeté dans le Rhône, s'il n'aimait mieux effacer son discours avec sa langue. À sa place, on jetait des victimes dans le fleuve, selon le vieil usage celtique et germanique. On montre au pont de Saint-Nizier l'arc merveilleux d'où l'on précipitait les taureaux.

La fameuse table de bronze, où on lit encore le discours de Claude pour l'admission des Gaulois dans le sénat, est la première de nos antiquités nationales, le signe de notre initiation dans le monde civilisé. Une autre initiation, bien plus sainte, a son monument dans les catacombes de Saint-Irénée, dans la crypte de Saint-Pothin, dans Fourvières, la montagne des pèlerins. Lyon fut le siège de l'administration romaine, puis de l'autorité ecclésiastique pour les quatre Lyonnaises (Lyon, Tours, Sens et Rouen), c'est-à-dire pour toute la Celtique. Dans les terribles bouleversements des premiers siècles du moyen âge, cette grande ville ecclésiastique ouvrit son sein à une foule de fugitifs, et se peupla de la dépopulation générale, à peu près comme Constantinople concentra peu à peu en elle tout l'empire grec, qui reculait devant les Arabes ou les Turcs. Cette population n'avait ni champs ni terre, rien que ses bras et son Rhône; elle fut industrielle et commerçante. L'industrie y avait commencé dès les Romains. Nous avons des inscriptions tumulaires: À la mémoire d'un vitrier africain, habitant de Lyon. À la mémoire d'un vétéran des légions, marchand de papier[116]. Cette fourmilière laborieuse, enfermée entre les rochers et la rivière, entassée dans les rues sombres qui y descendent, sous la pluie et l'éternel brouillard, elle eut sa vie morale pourtant et sa poésie. Ainsi notre maître Adam, le menuisier de Nevers, ainsi les meistersaengers de Nuremberg et de Francfort, tonneliers, serruriers, forgerons, aujourd'hui encore le ferblantier de Nuremberg. Ils rêvèrent dans leurs cités obscures la nature qu'ils ne voyaient pas, et ce beau soleil qui leur était envié. Ils martelèrent dans leurs noirs ateliers des idylles sur les champs, les oiseaux et les fleurs. À Lyon, l'inspiration poétique ne fut point la nature, mais l'amour: plus d'une jeune marchande, pensive dans le demi-jour de l'arrière-boutique, écrivit, comme Louise Labbé, comme Pernette Guillet, des vers pleins de tristesse et de passion, qui n'étaient pas pour leurs époux. L'amour de Dieu, il faut le dire, et le plus doux mysticisme, fut encore un caractère lyonnais. L'Église de Lyon fut fondée par l'homme du désir (Ποθεινὸς, saint Pothin). Et c'est à Lyon que, dans les derniers temps, saint Martin, l'homme du désir, établit son école[117]. Ballanche y est né[118]. L'auteur de l'Imitation, Jean Gerson, voulut y mourir[119].

C'est une chose bizarre et contradictoire en apparence que le mysticisme ait aimé à naître dans ces grandes cités industrielles, comme aujourd'hui Lyon et Strasbourg. Mais c'est que nulle part le cœur de l'homme n'a plus besoin du ciel. Là où toutes les voluptés grossières sont à portée, la nausée vient bientôt. La vie sédentaire aussi de l'artisan, assis à son métier, favorise cette fermentation intérieure de l'âme. L'ouvrier en soie, dans l'humide obscurité des rues de Lyon, le tisserand d'Artois et de Flandre, dans la cave où il vivait, se créèrent un monde, au défaut du monde, un paradis moral de doux songes et de visions; en dédommagement de la nature qui leur manquait, ils se donnèrent Dieu. Aucune classe d'hommes n'alimenta de plus de victimes les bûchers du moyen âge. Les Vaudois d'Arras eurent leurs martyrs, comme ceux de Lyon. Ceux-ci, disciples du marchand Valdo, Vaudois ou pauvres de Lyon, comme on les appelait, tâchaient de revenir aux premiers jours de l'Évangile. Ils donnaient l'exemple d'une touchante fraternité; et cette union des cours ne tenait pas uniquement à la communauté des opinions religieuses. Longtemps après les Vaudois, nous trouvons à Lyon des contrats où deux amis s'adoptent l'un l'autre, et mettent en commun leur fortune et leur vie[120].

Le génie de Lyon est plus moral, plus sentimental du moins, que celui de la Provence; cette ville appartient déjà au Nord. C'est un centre du Midi, qui n'est point méridional, et dont le Midi ne veut pas. D'autre part la France a longtemps renié Lyon, comme étrangère, ne voulant point reconnaître la primatie ecclésiastique d'une ville impériale. Malgré sa belle situation sur deux fleuves, entre tant de provinces, elle ne pouvait s'étendre. Elle avait derrière les deux Bourgognes, c'est-à-dire la féodalité française, et celle de l'Empire; devant, les Cévennes, et ses envieuses, Vienne et Grenoble.

En remontant de Lyon au nord, vous avez à choisir entre Chalon et Autun. Les Segusii lyonnais étaient une colonie de cette dernière ville[121], Autun, la vieille cité druidique[122], avait jeté Lyon au confluent du Rhône et et de la Saône, à la pointe de ce grand triangle celtique dont la base était l'Océan, de la Seine à la Loire. Autun et Lyon, la mère et la fille, ont eu des destinées toutes diverses. La fille, assise sur la grande route des peuples, belle, aimable et facile, a toujours prospéré et grandi; la mère, chaste et sévère, est restée seule sur son torrentueux Arroux, dans l'épaisseur de ses forêts mystérieuses, entre ses cristaux et ses laves. C'est elle qui amena les Romains dans les Gaules, et leur premier soin fut d'élever Lyon contre elle. En vain, Autun quitta son nom sacré de Bibracte pour s'appeler Augustodunum, et enfin Flavia; en vain elle déposa sa divinité[123], et se fit de plus en plus romaine. Elle déchut toujours; toutes les grandes guerres des Gaules se décidèrent autour d'elle et contre elle. Elle ne garda pas même ses fameuses écoles. Ce qu'elle garda, ce fut son génie austère. Jusqu'aux temps modernes, elle a donné des hommes d'État, des légistes, le chancelier Rolin, les Montholon, les Jeannin, et tant d'autres. Cet esprit sévère s'étend loin à l'ouest et au nord. De Vézelay, Théodore de Bèze, l'orateur du calvinisme, le verbe de Calvin.

La sèche et sombre contrée d'Autun et du Morvan n'a rien de l'aménité bourguignonne. Celui qui veut connaître la vraie Bourgogne, l'aimable et vineuse Bourgogne, doit remonter la Saône par Chalon, puis tourner par la Côte-d'Or au plateau de Dijon, et redescendre vers Auxerre; bon pays, où les villes mettent des pampres dans leurs armes[124], où tout le monde s'appelle frère ou cousin, pays de bons vivants et de joyeux noëls[125]. Aucune province n'eut plus grandes abbayes, plus riches, plus fécondes en colonies lointaines: Saint-Benigne à Dijon; près de Mâcon, Cluny; enfin Cîteaux, à deux pas de Chalon. Telle était la splendeur de ces monastères, que Cluny reçut une fois le pape, le roi de France, et je ne sais combien de princes avec leur suite, sans que les moines se dérangeassent. Cîteaux fut plus grande encore, ou du moins plus féconde. Elle est la mère de Clairvaux, la mère de saint Bernard; son abbé, l'abbé des abbés, était reconnu pour chef d'ordre, en 1491, par trois mille deux cent cinquante-deux monastères. Ce sont les moines de Cîteaux qui, au commencement du treizième siècle, fondèrent les ordres militaires d'Espagne, et prêchèrent la croisade des Albigeois, comme saint Bernard avait prêché la seconde croisade de Jérusalem. La Bourgogne est le pays des orateurs, celui de la pompeuse et solennelle éloquence. C'est de la partie élevée de la province, de celle qui verse la Seine, de Dijon et de Montbar, que sont parties les voix les plus retentissantes de la France, celles de saint Bernard, de Bossuet et de Buffon. Mais l'aimable sentimentalité de la Bourgogne est remarquable sur d'autres points, avec plus de grâce au nord, plus d'éclat au midi. Vers Semur, madame de Chantal et sa petite-fille, madame de Sévigné; à Mâcon, Lamartine, le poète de l'âme religieuse et solitaire; à Charolles, Edgar Quinet, celui de l'histoire et de l'humanité[126].

La France n'a pas d'élément plus liant que la Bourgogne, plus capable de réconcilier le Nord et le Midi. Ses comtes ou ducs, sortis de deux branches des Capets, ont donné, au douzième siècle, des souverains aux royaumes d'Espagne; plus tard, à la Franche-Comté, à la Flandre, à tous les Pays-Bas. Mais ils n'ont pu descendre la vallée de la Seine, ni s'établir dans les plaines du centre, malgré le secours des Anglais. Le pauvre roi de Bourges[127], d'Orléans et de Reims, l'a emporté sur le grand duc de Bourgogne. Les communes de France, qui avaient d'abord soutenu celui-ci, se rallièrent peu à peu contre l'oppresseur des communes de Flandre.

Ce n'est pas en Bourgogne que devait s'achever le destin de la France. Cette province féodale ne pouvait lui donner la forme monarchique et démocratique à laquelle elle tendait. Le génie de la France devait descendre dans les plaines décolorées du centre, abjurer l'orgueil et l'enflure, la forme oratoire elle-même, pour porter son dernier fruit, le plus exquis, le plus français. La Bourgogne semble avoir encore quelque chose de ses Burgundes; la sève enivrante de Beaune et de Mâcon trouble comme celle du Rhin. L'éloquence bourguignonne tient de la rhétorique. L'exubérante beauté des femmes de Vermanton et d'Auxerre n'exprime pas mal cette littérature et l'ampleur de ses formes. La chair et le sang dominent ici; l'enflure aussi, et la sentimentalité vulgaire. Citons seulement Crébillon, Longepierre et Sedaine. Il nous faut quelque chose de plus sobre et de plus sévère pour former le noyau de la France.

C'est une triste chute que de tomber de la Bourgogne dans la Champagne, de voir, après ces riants coteaux, des plaines basses et crayeuses. Sans parler du désert de la Champagne-Pouilleuse, le pays est généralement plat, pâle, d'un prosaïsme désolant. Les bêtes sont chétives; les minéraux, les plantes peu variés. De maussades rivières traînent leur eau blanchâtre entre deux rangs de jeunes peupliers. La maison, jeune aussi, et caduque en naissant, tâche de défendre un peu sa frêle existence en s'encapuchonnant tant qu'elle peut d'ardoises, au moins de pauvres ardoises de bois; mais sous sa fausse ardoise, sous sa peinture délavée par la pluie, perce la craie, blanche, sale, indigente.

De telles maisons ne peuvent pas faire de belles villes. Châlons n'est guère plus gaie que ses plaines. Troyes est presque aussi laide qu'industrieuse. Reims est triste dans la largeur solennelle de ses rues, qui fait paraître les maisons plus basses encore; ville autrefois de bourgeois et de prêtres, vraie sœur de Tours, ville sucrée et tant soit peu dévote; chapelets et pains d'épice, bons petits draps, petit vin admirable, des foires et des pèlerinages.

Ces villes, essentiellement démocratiques et antiféodales, ont été l'appui principal de la monarchie. La coutume de Troyes, qui consacrait l'égalité des partages, a de bonne heure divisé et anéanti les forces de la noblesse. Telle seigneurie qui allait ainsi toujours se divisant put se trouver morcelée en cinquante, en cent parts, à la quatrième génération. Les nobles appauvris essayèrent de se relever en mariant leurs filles à de riches roturiers. La même coutume déclare que le ventre anoblit[128]. Cette précaution illusoire n'empêcha pas les enfants des mariages inégaux de se trouver fort près de la roture. La noblesse ne gagna pas à cette addition de nobles roturiers. Enfin ils jetèrent la vaine honte, et se firent commerçants.

Le malheur, c'est que ce commerce ne se relevait ni par l'objet ni par la forme. Ce n'était point le négoce lointain, aventureux, héroïque, des Catalans ou des Génois. Le commerce de Troyes, de Reims, n'était pas de luxe; on n'y voyait pas ces illustres corporations, ces Grands et Petits Arts de Florence, où des hommes d'État, tels que les Médicis, trafiquaient des nobles produits de l'Orient et du Nord, de soie, de fourrures, de pierres précieuses. L'industrie champenoise était profondément plébéienne. Aux foires de Troyes, fréquentées de toute l'Europe, on vendait du fil, de petites étoffes, des bonnets de coton, des cuirs[129]: nos tanneurs du faubourg Saint-Marceau sont originairement une colonie troyenne. Ces vils produits, si nécessaires à tous, firent la richesse du pays. Les nobles s'assirent de bonne grâce au comptoir, et firent politesse au manant. Ils ne pouvaient, dans ce tourbillon d'étrangers qui affluaient aux foires, s'informer de la généalogie des acheteurs, et disputer du cérémonial. Ainsi peu à peu commença l'égalité. Et le grand comte de Champagne aussi, tantôt roi de Jérusalem, et tantôt de Navarre, il se trouvait fort bien de l'amitié de ces marchands. Il est vrai qu'il était mal vu des seigneurs, et qu'ils le traitaient comme un marchand lui-même, témoin l'insulte brutale du fromage mou que Robert d'Artois lui fit jeter au visage.

Cette dégradation précoce de la féodalité, ces grotesques transformations de chevaliers en boutiquiers, tout cela ne dut pas peu contribuer à égayer l'esprit champenois, et lui donner ce tour ironique de niaiserie maligne qu'on appelle, je ne sais pourquoi, naïveté[130] dans nos fabliaux. C'était le pays des bons contes, des facétieux récits sur le noble chevalier, sur l'honnête et débonnaire mari, sur M. le curé et sa servante. Le génie narratif qui domine en Champagne, en Flandre, s'étendit en longs poèmes, en belles histoires. La liste de nos poètes romanciers s'ouvre par Chrétien de Troyes et Guyot de Provins. Les grands seigneurs du pays écrivent eux-mêmes leurs gestes: Villehardouin, Joinville et le cardinal de Retz nous ont conté eux-mêmes les croisades et la Fronde. L'histoire et la satire sont la vocation de la Champagne. Pendant que le comte Thibault faisait peindre ses poésies sur les murailles de son palais de Provins, au milieu des roses orientales, les épiciers de Troyes griffonnaient sur leurs comptoirs les histoires allégoriques et satiriques de Renard et Isengrin. Le plus piquant pamphlet de la langue est dû en grande partie à des procureurs de Troyes[131]: c'est la Satyre Ménippée.

Ici, dans cette naïve et maligne Champagne, se termine la longue ligne que nous avons suivie, du Languedoc et de la Provence par Lyon et la Bourgogne. Dans cette zone vineuse et littéraire, l'esprit de l'homme a toujours gagné en netteté, en sobriété. Nous y avons distingué trois degrés: la fougue et l'ivresse spirituelle du Midi, l'éloquence et la rhétorique bourguignonne[132]; la grâce et l'ironie champenoise. C'est le dernier fruit de la France et le plus délicat. Sur ces plaines blanches, sur ces maigres coteaux, mûrit le vin léger du Nord, plein de caprice[133] et de saillies. À peine doit-il quelque chose à la terre; c'est le fils du travail, de la société[134]. Là crut aussi cette chose légère[135], profonde pourtant, ironique à la fois et rêveuse, qui retrouva et ferma pour toujours la veine des fabliaux.

Par les plaines plates de la Champagne s'en vont nonchalamment le fleuve des Pays-Bas, le fleuve de la France, la Meuse et la Seine avec la Marne son acolyte. Ils vont, mais grossissant, pour arriver avec plus de dignité à la mer. Et la terre elle-même surgit peu à peu en collines dans l'Île-de-France, dans la Normandie, dans la Picardie. La France devient plus majestueuse. Elle ne veut pas arriver la tête basse en face de l'Angleterre; elle se pare de forêts et de villes superbes, elle enfle ses rivières, elle projette en longues ondes de magnifiques plaines, et présente à sa rivale cette autre Angleterre de Flandre et de Normandie[136].

Il y a là une émulation immense. Les deux rivages se haïssent et se ressemblent. Des deux côtés, dureté, avidité, esprit sérieux et laborieux. La vieille Normandie regarde obliquement sa fille triomphante, qui lui sourit avec insolence du haut de son bord. Elles existent pourtant encore les tables où se lisent les noms des Normands qui conquirent l'Angleterre. La conquête n'est-elle pas le point d'où celle-ci a pris l'essor? Tout ce qu'elle a d'art, à qui le doit-elle? Existaient-ils avant la conquête, ces monuments dont elle est si fière? Les merveilleuses cathédrales anglaises que sont-elles, sinon une imitation, une exagération de l'architecture normande? Les hommes eux-mêmes et la race, combien se sont-ils modifiés par le mélange français? L'esprit guerrier et chicaneur, étranger aux Anglo-Saxons, qui a fait de l'Angleterre, après la conquête, une nation d'hommes d'armes et de scribes, c'est là le pur esprit normand. Cette sève acerbe est la même des deux côtés du détroit. Caen, la ville de sapience, conserve le grand monument de la fiscalité anglo-normande, l'échiquier de Guillaume-le-Conquérant. La Normandie n'a rien à envier, les bonnes traditions s'y sont perpétuées. Le père de famille, au retour des champs, aime à expliquer à ses petits, attentifs, quelques articles du Code civil[137].

Le Lorrain et le Dauphinois ne peuvent rivaliser avec le Normand pour l'esprit processif. L'esprit breton, plus dur, plus négatif, est moins avide et moins absorbant. La Bretagne est la résistance, la Normandie la conquête; aujourd'hui conquête sur la nature, agriculture, industrialisme. Ce génie ambitieux et conquérant se produit d'ordinaire par la ténacité, souvent par l'audace et l'élan; et l'élan va parfois au sublime: témoin tant d'héroïques marins[138], témoin le grand Corneille. Deux fois la littérature française a repris l'essor par la Normandie, quand la philosophie se réveillait par la Bretagne. Le vieux poème de Rou paraît au douzième siècle avec Abailard; au dix-septième siècle, Corneille avec Descartes. Pourtant, je ne sais pourquoi la grande et féconde idéalité est refusée au génie normand. Il se dresse haut, mais tombe vite. Il tombe dans l'indigente correction de Malherbe, dans la sécheresse de Mézeray, dans les ingénieuses recherches de la Bruyère et de Fontenelle. Les héros mêmes du grand Corneille, toutes les fois qu'ils ne sont pas sublimes, deviennent volontiers d'insipides plaideurs, livrés aux subtilités d'une dialectique vaine et stérile.

Ni subtil, ni stérile, à coup sûr, n'est le génie de notre bonne et forte Flandre, mais bien positif et réel, bien solidement fondé; solidis fundatum ossibus intus. Sur ces grasses et plantureuses campagnes, uniformément riches d'engrais, de canaux, d'exubérante et grossière végétation, herbes, hommes et animaux, poussent à l'envi, grossissent à plaisir. Le bœuf et le cheval y gonflent, à jouer l'éléphant. La femme vaut un homme et souvent mieux. Race pourtant un peu molle dans sa grosseur, plus forte que robuste, mais d'une force musculaire immense. Nos hercules de foire sont venus souvent du département du Nord.

La force prolifique des Bolg d'Irlande se retrouve chez nos Belges de Flandre et des Pays-Bas. Dans l'épais limon de ces riches plaines, dans ces vastes et sombres communes industrielles d'Ypres, de Gand, de Bruges, les hommes grouillaient comme les insectes après l'orage. Il ne fallait pas mettre le pied sur ces fourmilières. Ils en sortaient à l'instant, piques baissées, par quinze, vingt, trente mille hommes, tous forts et bien nourris, bien vêtus, bien armés. Contre de telles masses la cavalerie féodale n'avait pas beau jeu.

Avaient-ils si grand tort d'être fiers, ces braves Flamands? Tout gros et grossiers qu'ils étaient[139], ils faisaient merveilleusement leurs affaires. Personne n'entendait comme eux le commerce, l'industrie, l'agriculture. Nulle part le bon sens, le sens du positif, du réel ne fut plus remarquable. Nul peuple peut-être au moyen âge ne comprit mieux la vie courante du monde, ne sut mieux agir et conter. La Champagne et la Flandre sont alors les seuls pays qui puissent lutter pour l'histoire avec l'Italie. La Flandre a son Villani dans Froissart, et dans Commines son Machiavel. Ajoutez-y ses empereurs-historiens de Constantinople. Ses auteurs de fabliaux sont encore des historiens, au moins en ce qui concerne les mœurs publiques.

Mœurs peu édifiantes, sensuelles et grossières. Et plus on avance au nord dans cette grasse Flandre, sous cette douce et humide atmosphère, plus la contrée s'amollit, plus la sensualité domine, plus la nature devient puissante[140]. L'histoire, le récit ne suffisent plus à satisfaire le besoin de la réalité, l'exigence des sens. Les arts du dessin viennent au secours. La sculpture commence en France même avec le fameux disciple de Michel-Ange, Jean de Boulogne. L'architecture aussi prend l'essor; non plus la sobre et sévère architecture normande, aiguisée en ogives et se dressant au ciel, comme un vers de Corneille; mais une architecture riche et pleine en ses formes. L'ogive s'assouplit en courbes molles, en arrondissements voluptueux. La courbe tantôt s'affaisse et s'avachit, tantôt se boursoufle et tend au ventre. Ronde et onduleuse dans tous ses ornements, la charmante tour d'Anvers s'élève doucement étagée, comme une gigantesque corbeille tressée des joncs de l'Escaut.

Ces églises, soignées, lavées, parées, comme une maison flamande, éblouissent de propreté et de richesse, dans la splendeur de leurs ornements de cuivre, dans leur abondance de marbres blancs et noirs. Elles sont plus propres que les églises italiennes, et non pas moins coquettes. La Flandre est une Lombardie prosaïque, à qui manquent la vigne et le soleil. Quelque autre chose manque aussi; on s'en aperçoit en voyant ces innombrables figures de bois que l'on rencontre de plain-pied dans les cathédrales; sculpture économique qui ne remplace pas le peuple de marbre des cités d'Italie[141]. Par-dessus ces églises, au sommet de ces tours, sonne l'uniforme et savant carillon, l'honneur et la joie de la commune flamande. Le même air, joué d'heure en heure pendant des siècles, a suffi au besoin musical de je ne sais combien de générations d'artisans, qui naissaient et mouraient fixés sur l'établi[142].

Mais la musique et l'architecture sont trop abstraites encore. Ce n'est pas assez de ces sons, de ces formes; il faut des couleurs, de vives et vraies couleurs, des représentations vivantes de la chair et des sens. Il faut dans les tableaux de bonnes et rudes fêtes, où des hommes rouges et des femmes blanches boivent, fument et dansent lourdement[143]. Il faut des supplices atroces, des martyrs indécents et horribles, des Vierges énormes, fraîches, grasses, scandaleusement belles. Au delà de l'Escaut, au milieu des tristes marais, des eaux profondes, sous les hautes digues de Hollande, commence la sombre et sérieuse peinture; Rembrandt et Gérard Dow peignent où écrivent Érasme et Grotius[144]. Mais dans la Flandre, dans la riche et sensuelle Anvers, le rapide pinceau de Rubens fera les bacchanales de la peinture. Tous les mystères seront travestis[145] dans ses tableaux idolâtriques qui frissonnent encore de la fougue et de la brutalité du génie[146]. Cet homme terrible, sorti du sang slave[147], nourri dans l'emportement des Belges, né à Cologne, mais ennemi de l'idéalisme allemand, a jeté dans ses tableaux une apothéose effrénée de la nature.

Cette frontière des races et des langues[148] européennes est un grand théâtre des victoires de la vie et de la mort. Les hommes poussent vite, multiplient à étouffer, puis les batailles y pourvoient. Là se combat à jamais la grande bataille des peuples et des races. Cette bataille du monde, qui eut lieu, dit-on, aux funérailles d'Attila, elle se renouvelle incessamment en Belgique, entre la France, l'Angleterre et l'Allemagne, entre les Celtes et les Germains. C'est là le coin de l'Europe, le rendez-vous des guerres. Voilà pourquoi elles sont si grasses, ces plaines; le sang n'a pas le temps d'y sécher! Lutte terrible et variée! À nous les batailles de Bouvines, Roosebeck, Lens, Steinkerke, Denain, Fontenoy, Fleurus, Jemmapes; à eux, celles des Éperons, de Courtray. Faut-il nommer Waterloo[149]?

Angleterre! Angleterre! vous n'avez pas combattu ce jour-là seul à seul: vous aviez le monde avec vous. Pourquoi prenez-vous pour vous toute la gloire? Que veut dire votre pont de Waterloo? Y a-t-il tant à s'enorgueillir, si le reste mutilé de cent batailles, si la dernière levée de la France, légion imberbe, sortie à peine des lycées et du baiser des mères, s'est brisée contre votre armée mercenaire, ménagée dans tous les combats, et gardée contre nous comme le poignard de miséricorde dont le soldat aux abois assassinait son vainqueur?

Je ne tairai rien pourtant. Elle me semble bien grande, cette odieuse Angleterre, en face de l'Europe, en face de Dunkerque[150] et d'Anvers en ruines[151]. Tous les autres pays, Russie, Autriche, Italie, Espagne, France, ont leurs capitales à l'ouest et regardent au couchant; le grand vaisseau européen semble flotter, la voile enflée du vent qui jadis souffla de l'Asie. L'Angleterre seule a la proue à l'est, comme pour braver le monde, unum omnia contra. Cette dernière terre du vieux continent est la terre héroïque, l'asile éternel des bannis, des hommes énergiques. Tous ceux qui ont jamais fui la servitude, druides poursuivis par Rome, Gaulois-Romains chassés par les barbares, Saxons proscrits par Charlemagne, Danois affamés, Normands avides, et l'industrialisme flamand persécuté, et le calvinisme vaincu, tous ont passé la mer, et pris pour patrie la grande île: Arva, beata petamus arva, divites et insulas... Ainsi l'Angleterre a engraissé de malheurs et grandi de ruines. Mais à mesure que tous ces proscrits, entassés dans cet étroit asile, se sont mis à se regarder, à mesure qu'ils ont remarqué les différences de races et de croyances qui les séparaient, qu'ils se sont vus Kymry, Gaëls, Saxons, Danois, Normands, la haine et le combat sont venus. Ç'a été comme ces combats bizarres dont on régalait Rome, ces combats d'animaux étonnés d'être ensemble: hippopotames et lions, tigres et crocodiles. Et quand les amphibies, dans leur cirque fermé de l'Océan, se sont assez longtemps mordus et déchirés, ils se sont jetés à la mer, ils ont mordu la France. Mais la guerre intérieure, croyez-le bien, n'est pas finie encore. La Bête triomphante a beau narguer le monde sur son trône des mers. Dans son amer sourire se mêle un furieux grincement de dents, soit qu'elle n'en puisse plus à tourner l'aigre et criante roue de Manchester, soit que le taureau de l'Irlande, qu'elle tient à terre, se retourne et mugisse.

La guerre des guerres, le combat des combats, c'est celui de l'Angleterre et de la France; le reste est épisode. Les noms français sont ceux des hommes qui tentèrent de grandes choses contre l'Anglais. La France n'a qu'un saint, la Pucelle; et le nom de Guise qui leur arracha Calais des dents, le nom des fondateurs de Brest, de Dunkerque et d'Anvers[152], voilà, quoi que ces hommes aient fait du reste, des noms chers et sacrés. Pour moi, je me sens personnellement obligé envers ces glorieux champions de la France et du monde, envers ceux qu'ils armèrent, les Duguay-Trouin, les Jean-Bart, les Surcouf, ceux qui rendaient pensifs les gens de Plymouth, qui leur faisaient secouer tristement la tête à ces Anglais, qui les tiraient de leur taciturnité, qui les obligeaient d'allonger leurs monosyllabes.

La lutte contre l'Angleterre a rendu à la France un immense service. Elle a confirmé, précisé sa nationalité. À force de se serrer contre l'ennemi, les provinces se sont trouvées un peuple. C'est en voyant de près l'Anglais qu'elles ont senti qu'elles étaient France. Il en est des nations comme de l'individu, il connaît et distingue sa personnalité par la résistance de ce qui n'est pas elle, il remarque le moi par le non-moi. La France s'est formée ainsi sous l'influence des grandes guerres anglaises, par opposition à la fois, et par composition. L'opposition est plus sensible dans les provinces de l'Ouest et du Nord, que nous venons de parcourir. La composition est l'ouvrage des provinces centrales, dont il nous reste à parler.

Pour trouver le centre de la France, le noyau autour duquel tout devait s'agréger, il ne faut pas prendre le point central dans l'espace; ce serait vers Bourges, vers le Bourbonnais, berceau de la dynastie; il ne faut pas chercher la principale séparation des eaux, ce seraient les plateaux de Dijon ou de Langres, entre les sources de la Saône, de la Seine et de la Meuse; pas même le point de séparation des races, ce serait sur la Loire, entre la Bretagne, l'Auvergne et la Touraine. Non, le centre s'est trouvé marqué par des circonstances plus politiques que naturelles, plus humaines que matérielles. C'est un centre excentrique, qui dérive et appuie au Nord, principal théâtre de l'activité nationale, dans le voisinage de l'Angleterre, de la Flandre et de l'Allemagne. Protégé, et non pas isolé, par les fleuves qui l'entourent, il se caractérise selon la vérité par le nom d'Île-de-France.

On dirait, à voir les grands fleuves de notre pays, les grandes lignes de terrains qui les encadrent, que la France coule avec eux à l'Océan. Au Nord, les pentes sont peu rapides, les fleuves sont dociles. Ils n'ont point empêché la libre action de la politique de grouper les provinces autour du centre qui les attirait. La Seine est en tout sens le premier de nos fleuves, le plus civilisable, le plus perfectible. Elle n'a ni la capricieuse et perfide mollesse de la Loire, ni la brusquerie de la Garonne, ni la terrible impétuosité du Rhône, qui tombe comme un taureau échappé des Alpes, perce un lac de dix-huit lieues, et vole à la mer, en mordant ses rivages. La Seine reçoit de bonne heure l'empreinte de la civilisation. Dès Troyes, elle se laisse couper, diviser à plaisir, allant chercher les manufactures et leur prêtant ses eaux. Lors même que la Champagne lui a versé la Marne, et la Picardie l'Oise, elle n'a pas besoin de fortes digues; elle se laisse serrer dans nos quais, sans s'en irriter davantage. Entre les manufactures de Troyes et celles de Rouen, elle abreuve Paris. De Paris au Havre, ce n'est plus qu'une ville. Il faut la voir entre Pont-de-l'Arche et Rouen, la belle rivière, comme elle s'égare dans ses îles innombrables, encadrées au soleil couchant dans des flots d'or, tandis que, tout du long, les pommiers mirent leurs fruits jaunes et rouges sous des masses blanchâtres. Je ne puis comparer à ce spectacle que celui du lac de Genève. Le lac a de plus, il est vrai, les vignes de Vaud, Meillerie et les Alpes. Mais le lac ne marche point; c'est l'immobilité, ou du moins l'agitation sans progrès visible. La Seine marche et porte la pensée de la France, de Paris vers la Normandie, vers l'Océan, l'Angleterre, la lointaine Amérique.

Paris a pour première ceinture Rouen, Amiens, Orléans, Châlons, Reims, qu'il emporte dans son mouvement. À quoi se rattache une ceinture extérieure, Nantes, Bordeaux, Clermont et Toulouse, Lyon, Besançon, Metz et Strasbourg. Paris se reproduit en Lyon pour atteindre par le Rhône l'excentrique Marseille. Le tourbillon de la vie nationale a toute sa densité au Nord; au Midi, les cercles qu'il décrit se relâchent et s'élargissent.

Le vrai centre s'est marqué de bonne heure; nous le trouvons désigné au siècle de saint Louis, dans les deux ouvrages qui ont commencé notre jurisprudence: Établissements de France et d'Orléans;—Coutumes de France et de Vermandois[153]. C'est entre l'Orléanais et le Vermandois, entre le coude de la Loire et les sources de l'Oise, entre Orléans et Saint-Quentin, que la France a trouvé enfin son centre, son assiette et son point de repos. Elle l'avait cherché en vain, et dans les pays druidiques de Chartres et d'Autun, et dans les chefs-lieux des clans galliques, Bourges, Clermont (Agendicum, urbs Arvernorum). Elle l'avait cherché dans les capitales de l'église Mérovingienne et Carlovingienne, Tours et Reims[154].

La France capétienne du roi de Saint-Denys, entre la féodale Normandie et la démocratique Champagne, s'étend de Saint-Quentin à Orléans, à Tours. Le roi est abbé de Saint-Martin de Tours, et premier chanoine de Saint-Quentin. Orléans se trouvant placée au lieu où se rapprochent les deux grands fleuves, le sort de cette ville a été souvent celui de la France; les noms de César, d'Attila, de Jeanne d'Arc, des Guises, rappellent tout ce qu'elle a vu de sièges et de guerres. La sérieuse Orléans[155] est près de la Touraine, près de la molle et rieuse patrie de Rabelais, comme la colérique Picardie à côté de l'ironique Champagne. L'histoire de l'antique France semble entassée en Picardie. La royauté, sous Frédégonde et Charles-le-Chauve, résidait à Soissons[156], à Crépy, Verberie, Attigny; vaincue par la féodalité, elle se réfugia sur la montagne de Laon. Laon, Péronne, Saint-Médard de Soissons, asiles et prisons tour à tour, reçurent Louis-le-Débonnaire, Louis-d'Outremer, Louis XI. La royale tour de Laon a été détruite en 1832; celle de Péronne dure encore. Elle dure, la monstrueuse tour féodale des Coucy[157].

Je ne suis roi, ne duc, prince, ne comte aussi,
Je suis le sire de Coucy.

Mais en Picardie la noblesse entra de bonne heure dans la grande pensée de la France. La maison de Guise, branche picarde des princes de Lorraine, défendit Metz contre les Allemands, prit Calais aux Anglais, et faillit prendre aussi la France au roi. La monarchie de Louis XIV fut dite et jugée par le Picard Saint-Simon[158].

Fortement féodale, fortement communale et démocratique fut cette ardente Picardie. Les premières communes de France sont les grandes villes ecclésiastiques de Noyon, de Saint-Quentin, d'Amiens, de Laon. Le même pays donna Calvin, et commença la Ligue contre Calvin. Un ermite d'Amiens[159] avait enlevé toute l'Europe, princes et peuples, à Jérusalem, par l'élan de la religion. Un légiste de Noyon[160] la changea, cette religion, dans la moitié des pays occidentaux; il fonda sa Rome à Genève, et mit la république dans la foi. La république, elle fut poussée par les mains picardes dans sa course effrénée, de Condorcet en Camille Desmoulins, de Desmoulins en Gracchus Babœuf[161]. Elle fut chantée par Béranger, qui dit si bien le mot de la nouvelle France: «Je suis vilain et très vilain.» Entre ces vilains, plaçons au premier rang notre illustre général Foy, l'homme pur, la noble pensée de l'armée[162].

Le Midi et les pays vineux n'ont pas, comme l'on voit, le privilège de l'Éloquence. La Picardie vaut la Bourgogne: ici il y a du vin dans le cœur. On peut dire qu'en avançant du centre à la frontière belge le sang s'anime, et que la chaleur augmente vers le Nord[163]. La plupart de nos grands artistes, Claude Lorrain, le Poussin, Lesueur, Goujon, Cousin, Mansart, Lenôtre, David[164], appartiennent aux provinces septentrionales; et si nous passons la Belgique, si nous regardons cette petite France de Liège, isolée au milieu de la langue étrangère, nous y trouvons notre Grétry[165].

Pour le centre du centre, Paris, l'Île-de-France, il n'est qu'une manière de les faire connaître, c'est de raconter l'histoire de la monarchie. On les caractériserait mal en citant quelques noms propres; ils ont reçu, ils ont donné l'esprit national; ils ne sont pas un pays, mais le résumé du pays. La féodalité même de l'Île-de-France exprime des rapports généraux. Dire les Montfort, c'est dire Jérusalem, la croisade du Languedoc, les communes de France et d'Angleterre et les guerres de Bretagne; dire les Montmorency, c'est dire la féodalité rattachée au pouvoir royal, d'un génie médiocre, loyal et dévoué. Quant aux écrivains si nombreux qui sont nés à Paris, ils doivent beaucoup aux provinces dont leurs parents sont sortis, ils appartiennent surtout à l'esprit universel de la France qui rayonna en eux. En Villon, en Boileau, en Molière et Regnard, en Voltaire, on sent ce qu'il y a de plus général dans le génie français; ou si l'on veut y chercher quelque chose de local, on y distinguera tout au plus un reste de cette vieille sève d'esprit bourgeois, esprit moyen, moins étendu que judicieux, critique et moqueur, qui se forma d'abord de bonne humeur gauloise et d'amertume parlementaire entre le parvis Notre-Dame et les degrés de la Sainte-Chapelle.

Mais ce caractère indigène et particulier est encore secondaire: le général domine. Qui dit Paris, dit la monarchie tout entière. Comment s'est formé en une ville ce grand et complet symbole du pays? Il faudrait toute l'histoire du pays pour l'expliquer: la description de Paris en serait le dernier chapitre. Le génie parisien est la forme la plus complexe à la fois et la plus haute de la France. Il semblerait qu'une chose qui résultait de l'annihilation de tout esprit local, de toute provincialité, dût être purement négative. Il n'en est pas ainsi. De toutes ces négations d'idées matérielles, locales, particulières, résulte une généralité vivante, une chose positive, une force vive. Nous l'avons vu en Juillet[166].

C'est un grand et merveilleux spectacle de promener ses regards du centre aux extrémités, et d'embrasser de l'œil ce vaste et puissant organisme, où les parties diverses sont si habilement rapprochées, opposées, associées, le faible au fort, le négatif au positif, de voir l'éloquente et vineuse Bourgogne entre l'ironique naïveté de la Champagne, et l'âpreté critique, polémique, guerrière, de la Franche-Comté et de la Lorraine; de voir le fanatisme languedocien entre la légèreté provençale et l'indifférence gasconne; de voir la convoitise, l'esprit conquérant de la Normandie contenus entre la résistante Bretagne et l'épaisse et massive Flandre.

Considérée en longitude, la France ondule en deux longs systèmes organiques, comme le corps humain est double d'appareil, gastrique et cérébro-spinal. D'une part, les provinces de Normandie, Bretagne et Poitou, Auvergne et Guyenne; de l'autre, celles de Languedoc et Provence, Bourgogne et Champagne, enfin celles de Picardie et de Flandre, où les deux systèmes se rattachent. Paris est le sensorium.

La force et la beauté de l'ensemble consistent dans la réciprocité des secours, dans la solidarité des parties, dans la distribution des fonctions, dans la division du travail social. La force résistante et guerrière, la vertu d'action est aux extrémités, l'intelligence au centre; le centre se sait lui-même et sait tout le reste. Les provinces frontières, coopérant plus directement à la défense, gardent les traditions militaires, continuent l'héroïsme barbare, et renouvellent sans cesse d'une population énergique le centre énervé par le froissement rapide de la rotation sociale. Le centre, abrité de la guerre, pense, innove dans l'industrie, dans la science, dans la politique; il transforme tout ce qu'il reçoit. Il boit la vie brute, et elle se transfigure. Les provinces se regardent en lui; en lui elles s'aiment et s'admirent sous une forme supérieure; elles se reconnaissent à peine:

«Miranturque novas frondes et non sua poma.»

Cette belle centralisation, par quoi la France est la France, elle attriste au premier coup d'œil. La vie est au centre, aux extrémités; l'intermédiaire est faible et pâle. Entre la riche banlieue de Paris et la riche Flandre, vous traversez la vieille et triste Picardie; c'est le sort des provinces centralisées qui ne sont pas le centre même. Il semble que cette attraction puissante les ait affaiblies, atténuées. Elles le regardent uniquement, ce centre, elles ne sont grandes que par lui. Mais plus grandes sont-elles par cette préoccupation de l'intérêt central, que les provinces excentriques ne peuvent l'être par l'originalité qu'elles conservent. La Picardie centralisée a donné Condorcet, Foy, Béranger, et bien d'autres, dans les temps modernes. La riche Flandre, la riche Alsace, ont-elles eu de nos jours des noms comparables à leur opposer? Dans la France, la première gloire est d'être Français. Les extrémités sont opulentes, fortes, héroïques, mais souvent elles ont des intérêts différents de l'intérêt national; elles sont moins françaises. La Convention eut à vaincre le fédéralisme provincial avant de vaincre l'Europe.

C'est néanmoins une des grandeurs de la France que sur toutes ses frontières elle ait des provinces qui mêlent au génie national quelque chose du génie étranger. À l'Allemagne, elle oppose une France allemande, à l'Espagne une France espagnole, à l'Italie une France italienne. Entre ces provinces et les pays voisins, il y a analogie et néanmoins opposition. On sait que les nuances diverses s'accordent souvent moins que les couleurs opposées; les grandes hostilités sont entre parents. Ainsi la Gascogne ibérienne n'aime pas l'ibérienne Espagne. Ces provinces analogues et différentes en même temps, que la France présente à l'étranger, offrent tour à tour à ses attaques une force résistante ou neutralisante. Ce sont des puissances diverses par quoi la France touche le monde, par où elle a prise sur lui. Pousse donc, ma belle et forte France, pousse les longs flots de ton onduleux territoire au Rhin, à la Méditerranée, à l'Océan. Jette à la dure Angleterre la dure Bretagne, la tenace Normandie; à la grave et solennelle Espagne oppose la dérision gasconne; à l'Italie la fougue provençale; au massif Empire germanique, les solides et profonds bataillons de l'Alsace et de la Lorraine; à l'enflure, à la colère belge, la sèche et sanguine colère de la Picardie, la sobriété, la réflexion, l'esprit disciplinable et civilisable des Ardennes et de la Champagne.

Pour celui qui passe la frontière et compare la France aux pays qui l'entourent, la première impression n'est pas favorable. Il est peu de côtés où l'étranger ne semble supérieur. De Mons à Valenciennes, de Douvres à Calais, la différence est pénible. La Normandie est une Angleterre, une pâle Angleterre. Que sont pour le commerce et l'industrie, Rouen, le Havre, à côté de Manchester et de Liverpool? L'Alsace est une Allemagne, moins ce qui fait la gloire de l'Allemagne: l'omniscience, la profondeur philosophique, la naïveté poétique[167]. Mais il ne faut pas prendre ainsi la France pièce à pièce, il faut l'embrasser dans son ensemble. C'est justement parce que la centralisation est puissante, la vie commune, forte et énergique, que la vie locale est faible. Je dirai même que c'est là la beauté de notre pays. Il n'a pas cette tête de l'Angleterre monstrueusement forte d'industrie, de richesse; mais il n'a pas non plus le désert de la Haute-Écosse, le cancer de l'Irlande. Vous n'y trouvez pas, comme en Allemagne et en Italie, vingt centres de science et d'art; il n'en a qu'un, un de vie sociale. L'Angleterre est un empire, l'Allemagne un pays, une race; la France est une personne.

La personnalité, l'unité, c'est par là que l'être se place haut dans l'échelle des êtres. Je ne puis mieux me faire comprendre qu'en reproduisant le langage d'une ingénieuse physiologie.

Chez les animaux d'ordre inférieur, poissons, insectes, mollusques et autres, la vie locale est forte. «Dans chaque segment de sangsues se trouve un système complet d'organes, un centre nerveux, des anses et des renflements vasculaires, une paire de lobes gastriques, des organes respiratoires, des vésicules séminales. Aussi a-t-on remarqué qu'un de ces segments peut vivre quelque temps, quoique séparé des autres. À mesure qu'on s'élève dans l'échelle animale, on voit les segments s'unir plus intimement les uns aux autres, et l'individualité du grand tout se prononcer davantage.... L'individualité dans les animaux composés ne consiste pas seulement dans la soudure de tous les organismes, mais encore dans la jouissance commune d'un nombre de parties, nombre qui devient plus grand à mesure qu'on approche des degrés supérieurs. La centralisation est plus complète, à mesure que l'animal monte dans l'échelle[168].» Les nations peuvent se classer comme les animaux. La jouissance commune d'un grand nombre de parties, la solidarité de ces parties entre elles, la réciprocité de fonctions qu'elles exercent l'une à l'égard de l'autre, c'est là la supériorité sociale. C'est celle de la France, le pays du monde où la nationalité, où la personnalité nationale, se rapproche le plus de la personnalité individuelle.

Diminuer, sans la détruire, la vie locale, particulière, au profit de la vie générale et commune, c'est le problème de la sociabilité humaine. Le genre humain approche chaque jour plus près de la solution de ce problème. La formation des monarchies, des empires, sont les degrés par où il y arrive. L'Empire romain a été un premier pas, le christianisme un second. Charlemagne et les Croisades, Louis XIV et la Révolution, l'Empire français qui en est sorti, voilà de nouveaux progrès dans cette route. Le peuple le mieux centralisé est aussi celui qui, par son exemple et par l'énergie de son action, a le plus avancé la centralisation du monde.

Cette unification de la France, cet anéantissement de l'esprit provincial est considéré fréquemment comme le simple résultat de la conquête des provinces. La conquête peut attacher ensemble, enchaîner des partis hostiles, mais jamais les unir. La conquête et la guerre n'ont fait qu'ouvrir les provinces aux provinces, elles ont donné aux populations isolées l'occasion de se connaître; la vive et rapide sympathie du génie gallique, son instinct social ont fait le reste. Chose bizarre! ces provinces, diverses de climats, de mœurs et de langage, se sont comprises, se sont aimées; toutes se sont senties solidaires. Le Gascon s'est inquiété de la Flandre, le Bourguignon a joui ou souffert de ce qui se faisait aux Pyrénées; le Breton, assis au rivage de l'Océan, a senti les coups qui se donnaient sur le Rhin.

Ainsi s'est formé l'esprit général, universel, de la contrée. L'esprit local a disparu chaque jour; l'influence du sol, du climat, de la race, a cédé à l'action sociale et politique. La fatalité des lieux a été vaincue, l'homme a échappé à la tyrannie des circonstances matérielles. Le Français du Nord a goûté le Midi, s'est animé à son soleil; le Méridional a pris quelque chose de la ténacité, du sérieux, de la réflexion du Nord. La société, la liberté, ont dompté la nature, l'histoire a effacé la géographie. Dans cette transformation merveilleuse, l'esprit a triomphé de la matière, le général du particulier, et l'idée du réel. L'homme individuel est matérialiste, il s'attache volontiers à l'intérêt local et privé; la société humaine est spiritualiste, elle tend à s'affranchir sans cesse des misères de l'existence locale, à atteindre la haute et abstraite unité de la patrie.

Plus on s'enfonce dans les temps anciens, plus on s'éloigne de cette pure et noble généralisation de l'esprit moderne. Les époques barbares ne présentent presque rien que de local, de particulier, de matériel. L'homme tient encore au sol, il y est engagé, il semble en faire partie. L'histoire alors regarde la terre, et la race elle-même, si puissamment influencée par la terre. Peu à peu la force propre qui est en l'homme le dégagera, le déracinera de cette terre. Il en sortira, la repoussera, la foulera; il lui faudra, au lieu de son village natal, de sa ville, de sa province, une grande patrie, par laquelle il compte lui-même dans les destinées du monde. L'idée de cette patrie, idée abstraite qui doit peu aux sens, l'amènera par un nouvel effort à l'idée de la patrie universelle, de la cité de la Providence.

À l'époque où cette histoire est parvenue, au dixième siècle, nous sommes bien loin de cette lumière des temps modernes. Il faut que l'humanité souffre et patiente, qu'elle mérite d'arriver... Hélas! à quelle longue et pénible initiation elle doit se soumettre encore! quelles rudes épreuves elle doit subir! Dans quelles douleurs elle va s'enfanter elle-même! Il faut qu'elle sue la sueur et le sang pour amener au monde le moyen âge, et qu'elle le voie mourir, quand elle l'a si longtemps élevé, nourri, caressé. Triste enfant, arraché des entrailles même du christianisme, qui naquit dans les larmes, qui grandit dans la prière et la rêverie, dans les angoisses du cour, qui mourut sans achever rien; mais il nous a laissé de lui un si poignant souvenir, que toutes les joies, toutes les grandeurs des âges modernes ne suffiront, pas à nous consoler.

LIVRE IV

CHAPITRE PREMIER

L'an 1000. Le roi de France et le pape français. Robert et Gerbert. France féodale.

Cette vaste révélation de la France, que nous venons d'indiquer dans l'espace, et que nous allons suivre dans le temps, elle commence au dixième siècle, à l'avènement des Capets. Chaque province a dès lors son histoire; chacune prend une voix, et se raconte elle-même. Cet immense concert de voix naïves et barbares, comme un chant d'église dans une sombre cathédrale pendant la nuit de Noël, est d'abord âpre et discordant. On y trouve des accents étranges, des voix grotesques, terribles, à peine humaines; et vous douteriez quelquefois si c'est la naissance du Sauveur, ou la Fête des fous, la Fête de l'âne. Fantastique et bizarre harmonie, à quoi rien ne ressemble, où l'on croit entendre à la fois tout cantique, et des Dies iræ, et des Alleluia.

C'était une croyance universelle au moyen âge, que le monde devait finir avec l'an 1000 de l'Incarnation[169]. Avant le christianisme, les Étrusques aussi avaient fixé leur terme à dix siècles, et la prédiction s'était accomplie. Le christianisme, passager sur cette terre, hôte exilé du ciel, devait adopter aisément ces croyances. Le monde du moyen âge n'avait pas la régularité extérieure de la cité antique, et il était bien difficile d'en discerner l'ordre intime et profond. Ce monde ne voyait que chaos en soi; il aspirait à l'ordre, et l'espérait dans la mort. D'ailleurs, en ces temps de miracles et de légendes, où tout apparaissait bizarrement coloré comme à travers de sombres vitraux, on pouvait douter que cette réalité visible fût autre chose qu'un songe. Les merveilles composaient la vie commune. L'armée d'Othon avait bien vu le soleil en défaillance et jaune comme du safran[170]. Le roi Robert, excommunié pour avoir épousé sa parente, avait, à l'accouchement de la reine, reçu dans ses bras un monstre. Le diable ne prenait plus la peine de se cacher: on l'avait vu à Rome se présenter solennellement devant un pape magicien. Au milieu de tant d'apparitions, de visions, de voix étranges, parmi les miracles de Dieu et les prestiges du démon, qui pouvait dire si la terre n'allait pas un matin se résoudre en fumée, au son de la fatale trompette? Il eût bien pu se faire alors que ce que nous appelons la vie fût en effet la mort, et qu'en finissant, le monde, comme ce saint du Légendaire, commençât de vivre et cessât de mourir. «Et tunc vivere incepit, morique desiit.»

Cette fin d'un monde si triste était tout ensemble l'espoir et l'effroi du moyen âge. Voyez ces vieilles statues dans les cathédrales du dixième et du onzième siècle, maigres, muettes et grimaçantes dans leur roideur contractée, l'air souffrant comme la vie, et laides comme la mort. Voyez comme elles implorent, les mains jointes, ce moment souhaité et terrible, cette seconde mort de la résurrection, qui doit les faire sortir de leurs ineffables tristesses et les faire passer du néant à l'être, du tombeau en Dieu. C'est l'image de ce pauvre monde sans espoir après tant de ruines. L'empire romain avait croulé, celui de Charlemagne s'en était allé aussi; le christianisme avait cru d'abord pouvoir remédier aux maux d'ici-bas, et ils continuaient. Malheur sur malheur, ruine sur ruine. Il fallait bien qu'il vînt autre chose, et l'on attendait. Le captif attendait dans le noir donjon, dans le sépulcral in-pace; le serf attendait sur son sillon, à l'ombre de l'odieuse tour; le moine attendait, dans les abstinences du cloître, dans les tumultes solitaires du cour, au milieu des tentations et des chutes, des remords et des visions étranges, misérable jouet du diable qui folâtrait cruellement autour de lui, et qui le soir, tirant sa couverture, lui disait gaiement à l'oreille: «Tu es damné[171]

Tous souhaitaient sortir de peine, et n'importe à quel prix! Il leur valait mieux tomber une fois entre les mains de Dieu et reposer à jamais, fût-ce dans une couche ardente. Il devait d'ailleurs avoir aussi son charme, ce moment où l'aiguë et déchirante trompette de l'archange percerait l'oreille des tyrans. Alors, du donjon, du cloître, du sillon, un rire terrible eût éclaté au milieu des pleurs.

Cet effroyable espoir du jugement dernier s'accrut dans les calamités qui précédèrent l'an 1000, ou suivirent de près. Il semblait que l'ordre des saisons se fût interverti, que les éléments suivissent des lois nouvelles. Une peste terrible désola l'Aquitaine; la chair des malades semblait frappée par le feu, se détachait de leurs os, et tombait en pourriture. Ces misérables couvraient les routes des lieux de pèlerinage, assiégeaient les églises, particulièrement Saint-Martial, à Limoges; ils s'étouffaient aux portes, et s'y entassaient. La puanteur qui entourait l'église ne pouvait les rebuter. La plupart des évêques du Midi s'y rendirent, et y firent porter les reliques de leurs églises. La foule augmentait, l'infection aussi; ils mouraient sur les reliques des saints[172].

Ce fut encore pis quelques années après. La famine ravagea tout le monde depuis l'Orient, la Grèce, l'Italie, la France, l'Angleterre. «Le muid de blé, dit un contemporain[173], s'éleva à soixante sols d'or. Les riches maigrirent et pâlirent; les pauvres rongèrent les racines des forêts; plusieurs, chose horrible à dire, se laissèrent aller à dévorer des chairs humaines. Sur les chemins, les forts saisissaient les faibles, les déchiraient, les rôtissaient, les mangeaient. Quelques-uns présentaient à des enfants un œuf, un fruit, et les attiraient à l'écart pour les dévorer. Ce délire, cette rage alla au point que la bête était plus en sûreté que l'homme. Comme si c'eût été désormais une coutume établie de manger de la chair humaine, il y en eut un qui osa en étaler à vendre dans le marché de Tournus. Il ne nia point, et fut brûlé. Un autre alla pendant la nuit déterrer cette même chair, la mangea, et fut brûlé de même.»

«...Dans la forêt de Mâcon, près l'église de Saint-Jean de Castanedo, un misérable avait bâti une chaumière, où il égorgeait la nuit ceux qui lui demandaient l'hospitalité. Un homme y aperçut des ossements, et parvint à s'enfuir. On y trouva quarante-huit têtes d'hommes, de femmes et d'enfants. Le tourment de la faim était si affreux que plusieurs, tirant de la craie du fond de la terre, la mêlaient à la farine. Une autre calamité survint: c'est que les loups, alléchés par la multitude des cadavres sans sépulture, commencèrent à s'attaquer aux hommes. Alors les gens craignant Dieu ouvrirent des fosses, où le fils traînait le père, le frère son frère, la mère son fils, quand ils les voyaient défaillir; et le survivant lui-même, désespérant de la vie, s'y jetait souvent après eux. Cependant les prélats des cités de la Gaule, s'étant assemblés en concile pour chercher remède à de tels maux, avisèrent que, puisqu'on ne pouvait alimenter tous ces affamés, on sustentât comme on pourrait ceux qui semblaient les plus robustes, de peur que la terre ne demeurât sans culture.»

Ces excessives misères brisèrent les cœurs et leur rendirent un peu de douceur et de pitié. Ils mirent le glaive dans le fourreau, tremblants eux-mêmes sous le glaive de Dieu. Ce n'était plus la peine de se battre, ni de faire la guerre pour cette terre maudite qu'on allait quitter. De vengeance, on n'en avait plus besoin; chacun voyait bien que son ennemi, comme lui-même, avait peu à vivre. À l'occasion de la peste de Limoges, ils coururent de bon cœur aux pieds des évêques, et s'engagèrent à rester désormais paisibles, à respecter les églises, à ne plus infester les grands chemins, à ménager du moins ceux qui voyageraient sous la sauvegarde des prêtres ou des religieux. Pendant les jours saints de chaque semaine (du mercredi soir au lundi matin), toute guerre était interdite: c'est ce qu'on appela la paix, plus tard la trêve de Dieu[174].

Dans cet effroi général, la plupart ne trouvaient un peu de repos qu'à l'ombre des églises. Ils apportaient en foule, ils mettaient sur l'autel des donations de terres, de maisons, de serfs. Tous ces actes portent l'empreinte d'une même croyance: «Le soir du monde approche, disent-ils; chaque jour entasse de nouvelles ruines; moi, comte ou baron, j'ai donné à telle église pour le remède de mon âme...» Ou encore: «Considérant que le servage est contraire à la liberté chrétienne, j'affranchis un tel, mon serf de corps, lui, ses enfants et ses hoirs.»

Mais le plus souvent tout cela ne les rassurait point, ils aspiraient à quitter l'épée, le baudrier, tous les signes de la milice du siècle; ils se réfugiaient parmi les moines et sous leur habit; ils leur demandaient dans leurs couvents une toute petite place où se cacher. Ceux-ci n'avaient d'autre peine que d'empêcher les grands du monde, les ducs et les rois de devenir moines, ou frères convers. Guillaume Ier, duc de Normandie, aurait tout laissé pour se retirer à Jumièges, si l'abbé le lui eût permis. Au moins, il trouva moyen d'enlever un capuchon et une étamine, les emporta avec lui, les déposa dans un petit coffre, et en garda toujours la clef à sa ceinture[175]. Hugues Ier, duc de Bourgogne, et avant lui l'empereur Henri II, auraient bien voulu aussi se faire moines. Hugues en fut empêché par le pape. Henri, entrant dans l'église de l'abbaye de Saint-Vanne, à Verdun, s'était écrié avec le Psalmiste: «Voici le repos que j'ai choisi, et mon habitation aux siècles des siècles!» Un religieux l'entendit, et avertit l'abbé. Celui-ci appela l'empereur dans le chapitre des moines, et lui demanda quelle était son intention. «Je veux, avec la grâce de Dieu, répondit-il en pleurant, renoncer à l'habit du siècle, revêtir le vôtre, et ne plus servir que Dieu avec vos frères.—Voulez-vous donc, reprit l'abbé, promettre, selon notre règle et à l'exemple de Jésus-Christ, l'obéissance jusqu'à la mort?—Je le veux, reprit l'empereur.—Eh bien! je vous reçois comme moine, dès ce jour j'accepte la charge de votre âme; et ce que j'ordonnerai, je veux que vous le fassiez avec la crainte du Seigneur. Or, je vous ordonne de retourner au gouvernement de l'empire que Dieu vous a confié, et de veiller de tout votre pouvoir, avec crainte et tremblement, au salut de tout le royaume[176].» L'empereur, lié par son vœu, obéit à regret. Au reste, il était moine depuis longtemps; il avait toujours vécu en frère avec sa femme. L'Église l'honore sous le nom de saint Henri.

Un autre saint, qu'elle n'a pas canonisé, est notre Robert, roi de France. «Robert, dit l'auteur de la Chronique de Saint-Bertin, était très pieux, sage et lettré, passablement philosophe et excellent musicien. Il composa la prose du Saint-Esprit: Adsit nobis gratia; les rythmes Judea et Hierusalem, Concede nobis quæsumus, et Cornelius centurio, qu'il offrit, mis en musique et notés, sur l'autel de Saint-Pierre à Rome, de même que l'antiphone Eripe, et plusieurs autres belles choses. Il avait pour femme Constance, qui lui demanda un jour de faire quelque chose en mémoire d'elle; il écrivit alors le rythme O constantia martyrum! que la reine, à cause du nom de Constantia, crut avoir été fait pour elle. Le roi venait à l'église de Saint-Denis dans ses habits royaux, et couronné de sa couronne, pour diriger le chœur à matines, à vêpres et à la messe, chanter avec les moines et les défier au combat du chant. Aussi, comme il assiégeait certain château le jour de Saint-Hippolyte, pour qui il avait une dévotion particulière, il quitta le siège pour venir à Saint-Denis diriger le chœur pendant la messe; et tandis qu'il chantait dévotement avec les moines Agnus Dei, dona nobis pacem, les murs du château tombèrent subitement, et l'armée du roi en prit possession; ce que Robert attribua toujours aux mérites de saint Hippolyte[177]

«Un jour qu'il revenait de faire sa prière, où il avait, comme d'habitude, répandu une pluie de larmes, il trouva sa lance garnie par sa vaniteuse épouse d'ornements d'argent. Tout en considérant cette lance, il regardait s'il ne verrait pas dehors quelqu'un à qui cet argent fût nécessaire; et trouvant un pauvre en haillons, il lui demande prudemment quelque outil pour ôter l'argent. Le pauvre ne savait ce qu'il en voulait faire; mais le serviteur de Dieu lui dit d'en chercher au plus vite. Cependant il se livrait à la prière. L'autre revient avec un outil; le roi et le pauvre s'enferment ensemble, et enlèvent l'argent de la lance, et le roi le met lui-même de ses saintes mains dans le sac du pauvre en lui recommandant, selon sa coutume, de bien prendre garde que sa femme ne le vît. Lorsque la reine vint, elle s'étonna fort de voir sa lance ainsi dépouillée; et Robert jura par plaisanterie le nom du Seigneur qu'il ne savait comment cela s'était fait[178]

«Il avait une grande horreur pour le mensonge. Aussi, pour justifier ceux dont il recevait le serment, aussi bien que lui-même, il avait fait faire une châsse de cristal toute entourée d'or, où il eut soin de ne mettre aucune relique: c'est sur cette châsse qu'il faisait jurer ses grands, qui n'étaient point instruits de sa fraude pieuse. De même, il faisait jurer les gens du peuple sur une châsse où il avait mis un œuf. Oh! avec quelle exactitude se rapportent à ce saint homme les paroles du Prophète: «Il habitera dans le tabernacle du Très-Haut, celui qui dit la vérité selon son cœur, celui dont la langue ne trompe pas, et qui n'a jamais fait de mal à son prochain[179]

La charité de Robert s'étendait à tous les pécheurs. «Comme il soupait à Étampes, dans un château que Constance venait de lui bâtir, il ordonna d'ouvrir la porte à tous les pauvres. L'un d'eux vint se mettre aux pieds du roi, qui le nourrissait sous la table. Mais le pauvre, ne s'oubliant pas, lui coupa avec un couteau un ornement d'or de six onces qui pendait de ses genoux, et s'enfuit au plus vite. Lorsqu'on se leva de table, la reine vit son seigneur dépouillé, et, indignée, se laissa emporter contre le saint à des paroles violentes: «Quel ennemi de Dieu, bon seigneur, a déshonoré votre robe d'or?—Personne, répondit-il, ne m'a déshonoré; cela était sans doute plus nécessaire à celui qui l'a pris qu'à moi, et, Dieu aidant, lui profitera.»—Un autre voleur lui coupant la moitié de la frange de son manteau, Robert se retourna, et lui dit: «Va-t'en, va-t'en; contente-toi de ce que tu as pris; un autre aura besoin du reste.» Le voleur s'en alla tout confus.—Même indulgence pour ceux qui volaient les choses saintes. Un jour qu'il priait dans sa chapelle, il vit un clerc nommé Ogger qui montait furtivement à l'autel, posait un cierge par terre, et emportait le chandelier dans sa robe. Les clercs se troublent, qui auraient dû empêcher ce vol. Ils interrogent le seigneur roi, et il proteste qu'il n'a rien vu. Cela vint aux oreilles de la reine Constance; enflammée de fureur, elle jure par l'âme de son père qu'elle fera arracher les yeux aux gardiens, s'ils ne rendent ce qu'on a volé au trésor du saint et du juste. Dès qu'il le sut, ce sanctuaire de piété, il appela le larron, et lui dit: «Ami Ogger, va-t'en d'ici, que mon inconstante Constance ne te mange pas. Ce que tu as te suffit pour arriver au pays de ta naissance. Que le Seigneur soit avec toi!» Il lui donna même de l'argent pour faire sa route; et quand il crut le voleur en sûreté, il dit gaiement aux siens: «Pourquoi tant vous tourmenter à la recherche de ce chandelier? Le Seigneur l'a donné à son pauvre.»—Une autre fois enfin, comme il se relevait la nuit pour aller à l'église, il vit deux amants couchés dans un coin; aussitôt il détacha une fourrure précieuse qu'il portait au cou, et la jeta sur ces pécheurs. Puis il alla prier pour eux[180]

Telle fut la douceur et l'innocence du premier roi capétien. Je dis le premier roi; car son père, Hugues-Capet[181], se défia de son droit, et ne voulut jamais porter la couronne; il lui suffit de porter la chape, comme abbé de Saint-Martin de Tours. C'est sous ce bon Robert que se passa cette terrible époque de l'an 1000; et il sembla que la colère divine fut désarmée par cet homme simple, en qui s'était comme incarnée la paix de Dieu. L'humanité se rassura et espéra durer encore un peu; elle vit, comme Ézéchias, que le Seigneur voulait bien ajouter à ses jours. Elle se leva de son agonie, se remit à vivre, à travailler, à bâtir: à bâtir d'abord les églises de Dieu. «Près de trois ans après l'an 1000, dit Glaber, dans presque tout l'univers, surtout dans l'Italie et dans les Gaules, les basiliques des églises furent renouvelées, quoique la plupart fussent encore assez belles pour n'en avoir nul besoin. Et cependant les peuples chrétiens semblaient rivaliser à qui élèverait les plus magnifiques. On eût dit que le monde se secouait et dépouillait sa vieillesse, pour revêtir la robe blanche des églises[182]

Et en récompense il y eut d'innombrables miracles. Des révélations, des visions merveilleuses firent partout découvrir de saintes reliques, depuis longtemps enfouies, et cachées à tous les yeux: «Les saints vinrent réclamer les honneurs d'une résurrection sur la terre, et apparurent aux regards des fidèles, qu'ils remplirent de consolations[183].» Le Seigneur lui-même descendit sur l'autel; le dogme de la présence réelle, jusque-là obscur et caché à demi dans l'ombre, éclata dans la croyance des peuples: ce fut comme un flambeau d'immense poésie qui illumina, transfigura l'Occident et le Nord. «Tout cela se trouvait annoncé comme par un présage certain dans la position même de la croix du Seigneur quand le Sauveur y était suspendu sur le Calvaire. En effet, pendant que l'Orient avec ses peuples féroces était caché derrière la face du Sauveur, l'Occident, placé devant ses regards, recevait de ses yeux la lumière de la foi dont il devait être bientôt rempli. Sa droite toute-puissante, étendue pour le grand œuvre de miséricorde, montrait le Nord qui allait être adouci par l'effet de la parole divine, pendant que sa gauche tombait en partage aux nations barbares et tumultueuses du Midi[184]

La lutte de l'Occident et de l'Orient, cette grande idée qui vient de tomber en paroles enfantines de la bouche ignorante du moine, c'est la pensée de l'avenir et le mouvement de l'humanité. De grands signes éclatent, des multitudes d'hommes s'acheminent déjà un à un, et comme pèlerins, à Rome, au mont Cassin, à Jérusalem. Le premier pape français, Gerbert, proclame déjà la croisade; sa belle lettre, où il appelle tous les princes au nom de la cité sainte[185], précède d'un siècle les prédications de Pierre-l'Ermite. Prêchée alors par un Français et sous un pape français, Urbain II, exécutée surtout par des Français, la grande entreprise commune du moyen âge, celle qui fit de tous les Francs une nation, elle nous appartiendra, elle révélera la profonde sociabilité de la France. Mais il faut encore un siècle, il faut que le monde s'assoie avant d'agir. En l'an 1000, un politique fonde la papauté, un saint fonde la royauté: je parle de deux Français, de Gerbert et de Robert.

Ce Gerbert, disent-ils, n'était pas moins qu'un magicien. Moine à Aurillac, chassé, réfugié à Barcelone, il se défroque pour aller étudier les lettres et l'algèbre à Cordoue. De là, à Rome; le grand Othon le fait précepteur de son fils, de son petit-fils. Puis il professe aux fameuses écoles de Reims; il a pour disciple notre bon roi Robert. Secrétaire et confident de l'archevêque, il le fait déposer, et obtient sa place par l'influence d'Hugues-Capet. Ce fut une grande chose pour les Capets d'avoir pour eux un tel homme; s'ils aident à le faire archevêque, il aide à les faire rois.

Obligé de se retirer près d'Othon III, il devient archevêque de Ravenne, enfin pape. Il juge les grands, il nomme des rois (Hongrie, Pologne), donne des lois aux républiques; il règne par le pontificat et par la science. Il prêche la croisade; un astrologue a prédit qu'il ne mourra qu'à Jérusalem. Tout va bien; mais un jour qu'il siégeait à Rome dans une chapelle qu'on appelait Jérusalem, le diable se présente et réclame le pape. C'est un marché qu'ils ont passé en Espagne chez les musulmans. Gerbert étudiait alors; trouvant l'étude longue, il se donna au diable pour abréger. C'est de lui qu'il apprit la merveille des chiffres arabes, et l'algèbre, et l'art de construire une horloge, et l'art de se faire pape. Eût-il pu sans cela? Il s'est donné; donc il est à son maître. Le diable prouve, et puis l'emporte. Tu ne savais pas que j'étais logicien![186]»

Sauf leur amitié pour cet homme diabolique, il n'y eut dans les premiers Capets aucune méchanceté. Le bon Robert, indulgent et pieux, fut un roi homme, un roi peuple et moine. Les Capets passaient généralement pour une race plébéienne, Saxonne d'origine. Leur aïeul Robert-le-Fort avait défendu le pays contre les Normands; Eudes combattit sans cesse les empereurs qui soutenaient les derniers Carlovingiens; mais les rois qui suivent jusqu'à Louis-le-Gros n'ont rien de militaire. Les chroniques ne manquent pas de nous dire, à l'avènement de chacun de ces princes, qu'il était fort chevalereux; nous voyons cependant qu'ils ne se soutiennent guère que par le secours des Normands et des évêques, surtout celui de Reims. Vraisemblablement les évêques payaient, les Normands combattaient pour eux. Ces princes, amis des prêtres, auxquels ils devaient leur grandeur, cherchaient sans doute par leur conseil à se rattacher au passé, et, par de lointaines alliances avec le monde grec, à primer les Carlovingiens en antiquité. Hugues-Capet demanda pour son fils la main d'une princesse de Constantinople[187]. Son petit-fils Henri Ier épousa la fille du czar de Russie, princesse byzantine par une de ses aïeules, qui appartenait à la maison macédonienne. La prétention de cette maison était de remonter à Alexandre-le-Grand, à Philippe, et par eux à Hercule. Le roi de France appela son fils Philippe, et ce nom est resté jusqu'à nous commun parmi les Capets. Ces généalogies flattaient les traditions romanesques du moyen âge, qui expliquait à sa manière la parenté réelle des races indo-germaniques, en tirant les Francs des Troyens et les Saxons des Macédoniens, soldats d'Alexandre[188].

L'élévation de cette dynastie fut, comme nous l'avons dit, l'ouvrage des prêtres, auxquels Hugues-Capet rendit ses nombreuses abbayes; l'ouvrage aussi du duc de Normandie, Richard-sans-Peur. Celui-ci, traité si mal dans son enfance par Louis-d'Outre-mer[189], plus d'une fois trahi par Lothaire, avait de bonnes raisons de haïr les Carlovingiens. Hugues-Capet était son pupille et son beau-frère. Il convenait d'ailleurs au Normand de se rattacher au parti ecclésiastique et à la dynastie que ce parti élevait; il espérait sans doute y primer par l'épée. C'était de même l'espérance de la maison normande de Blois, Tours et Chartres; ceux-ci, qui possédaient en outre les établissements éloignés de Provins, Meaux et Beauvais, descendaient d'un Thiébolt, selon quelques-uns parent de Rollon, mais lié avec le roi Eudes, comme Rollon avec Charles-le-Simple. Thiébolt avait épousé une sœur d'Eudes, s'était fait donner Tours, et avait acquis Chartres du vieux pirate Hastings[190]. Son fils, Thibault-le-Tricheur, épousa une fille d'Herbert de Vermandois, l'ennemi des Carlovingiens, et soutint les Capets contre les empereurs d'Allemagne. Rivaux jaloux des Normands de Normandie, les Normands de Blois refusèrent quelque temps de reconnaître Hugues-Capet, en haine de ceux qui l'avaient fait roi. Mais il les apaisa en faisant épouser à son fils, le roi Robert, la fameuse Berthe, veuve d'Eudes Ier de Blois (fils de Thibault-le-Tricheur). Cette veuve, héritière du royaume de Bourgogne par le roi Rodolphe, son frère, pouvait donner aux Capets quelques prétentions sur ce royaume, légué par Rodolphe à l'Empire. Aussi, le pape allemand, Grégoire V, créature des empereurs, saisit-il le prétexte d'une parenté éloignée pour forcer Robert de quitter sa femme et l'excommunier sur son refus. On connaît l'histoire ou la fable de l'abandon de Robert, délaissé de ses serviteurs, qui jetaient au feu tout ce qu'il avait touché, et la légende de Berthe qui accoucha d'un monstre. On voit au portail de plusieurs cathédrales la statue d'une reine qui a un pied d'oie, et qui semble désigner l'épouse de Robert[191].

Berthe avait eu du comte de Blois, son premier époux, un fils nommé Eudes, comme son père, et surnommé le Champenois, parce qu'il ajouta à ses vastes domaines une partie de la Brie et de la Champagne. Eudes osa entreprendre une guerre contre l'Empire. Il se mit en possession du royaume de Bourgogne, auquel il avait droit par sa mère; il soumit tout jusqu'au Jura, et fut reçu dans Vienne. Appelé à la fois par la Lorraine et par l'Italie, qui le voulait pour roi[192], il prétendit relever l'ancien royaume d'Ostrasie. Il prit Bar, et marcha vers Aix-la-Chapelle, ou il comptait se faire couronner aux fêtes de Noël. Mais le duc de Lorraine, le comte de Namur, les évêques de Liège et de Metz, tous les grands du pays vinrent à sa rencontre et le défirent. Tué en fuyant, il ne put être reconnu que par sa femme, qui retrouva sur son corps un signe caché[193] (1037).

Ses États, divisés dès lors en comtés de Blois et de Champagne, cessèrent de composer une puissance redoutable. Famille plus aimable que guerrière, poètes, pèlerins, croisés, les comtes de Blois et Champagne n'eurent ni l'esprit de suite ni la ténacité de leurs rivaux de Normandie et d'Anjou.

La maison d'Anjou n'était ni normande comme celles de Blois et de Normandie, ni saxonne comme les Capets, mais indigène. Elle désignait comme son premier auteur un Breton de Rennes, Tortulf, le fort chasseur[194]. Son fils se mit au service de Charles-le-Chauve, et combattit vaillamment les Normands; il eut en récompense quelques terres dans le Gâtinais, et la fille du duc de Bourgogne. Ingelger, petit-fils de Tortulf, et les deux Foulques, qui vinrent ensuite, furent d'implacables ennemis des Normands de Blois et de Normandie, aussi bien que des Bretons, disputant aux premiers et aux seconds la Touraine et le Maine; aux troisièmes ce qui s'étend d'Angers à Nantes. Plus unis et plus disciplinables que les Bretons; plus vaillants que les Poitevins et Aquitains, les Angevins remportèrent au midi de grands avantages, s'étendirent de l'autre côté de la Loire, et poussèrent jusqu'à Saintes. Ils succédèrent à la prépondérance qu'avaient eue un instant les comtes de Blois et de Champagne. Quand le roi Robert fut obligé de quitter Berthe, veuve et mère de ces comtes, l'Angevin Foulques Nerra lui fit épouser sa nièce Constance, fille du comte de Toulouse[195]. Le frère de Foulques, Bouchard, était déjà comte de Paris, et possédait les châteaux importants de Melun et de Corbeil; le fils de Bouchard devint évêque de Paris. Ainsi le bon Robert, dans la main des Angevins, docile à sa femme Constance et à son oncle Bouchard, put à son aise composer des hymnes et vaquer au lutrin. Hugues de Beauvais, un de ses serviteurs, qui essaya de rappeler Berthe, fut tué impunément sous ses yeux. Beauvais appartenait aux comtes de Blois, dont Berthe était la veuve et la mère. L'évêque de Chartres, Fulbert, écrivit à Foulques une lettre où il le désignait comme auteur de ce crime. Foulques, déjà fort mal avec l'Église pour les biens, qu'il lui enlevait chaque jour, partit pour Rome avec une forte somme d'argent, acheta l'absolution du pape, fît un pèlerinage à Jérusalem, et bâtit au retour l'abbaye de Beaulieu près Loches: un légat la consacra, au refus des évêques. Toute la vie de ce méchant homme fut une alternative de victoires signalées, de crimes et de pèlerinages; il alla trois fois à la terre sainte. La dernière fois, il revint à pied et mourut de fatigue à Metz. De ses deux femmes, il avait relégué l'une à Jérusalem et brûlé l'autre comme adultère. Mais il fonda une foule de monastères (Beaulieu, Saint-Nicolas d'Angers, etc.), bâtit force châteaux (Montrichard, Montbazon, Mirebeau, Château-Gonthier). On montre encore à Angers sa noire Tour du Diable. C'est le vrai fondateur de la puissance des comtes d'Anjou. Son fils, Geoffroy Martel, défit et tua le comte de Poitiers, prit celui de Blois et exigea la Touraine pour rançon. Il gouvernait aussi le Maine comme tuteur du jeune comte. Malgré ses discordes intérieures, la maison d'Anjou finit par prévaloir sur celles de Blois et Champagne. Toutes deux se lièrent par mariage aux Normands conquérants de l'Angleterre. Mais les comtes de Blois n'occupèrent le trône d'Angleterre qu'un instant, tandis que les Angevins le gardèrent du douzième au treizième siècle, sous le nom de Plantagenets[196], y joignirent quelque temps tout notre littoral de la Flandre aux Pyrénées, et faillirent y joindre la France.

L'Île-de-France et le roi, que les Angevins avaient eus quelque temps dans leurs mains, leur échappèrent de bonne heure. Dès l'an 1012, nous voyons l'Angevin Bouchard se retirer à l'abbaye de Saint-Maur-des-Fossés, et laisser Corbeil aux Normands. Ceux-ci dominent alors sous le nom du roi Robert, et essayent de lui donner la Bourgogne. Ce qui les eût rendus maîtres de tout le cours de la Seine. Le pauvre Robert qu'ils tenaient avec eux, voyant contre lui les évêques et les abbés de Bourgogne, leur demandait pardon de leur faire la guerre[197]. La liaison était ancienne entre les Capets et les ducs de Bourgogne. Le premier duc, Richard-le-Justicier, père de Boson, roi de Bourgogne cisjurane, eut pour fils Raoul, qui fit roi de France le duc Robert en l'an 922, et le fut ensuite lui-même; puis un gendre de Richard fit passer le duché de Bourgogne à deux frères de Hugues-Capet. Le dernier de ces deux frères adopta le fils de sa femme, Otto-Guillaume, Lombard par son père, mais Bourguignon par sa mère. Cet Otto-Guillaume, fondateur de la maison de Franche-Comté, attaqué par les Normands et Robert, menacé d'un autre côté par l'empereur, qui réclamait le royaume de Bourgogne, fut obligé de renoncer au titre de duché. Je dis au titre, car les seigneurs étaient si puissants dans ce pays que la dignité ducale n'était guère alors qu'un vain nom. Le fils cadet de Robert, nommé comme lui, fut le premier duc capétien de Bourgogne (1032). On sait que cette maison donna des rois au Portugal, comme celle de Franche-Comté à la Castille.

À l'époque où les Angevins gouvernaient les Capétiens, sous Hugues-Capet et Robert, ils semblent avoir essayé de se servir d'eux contre le Poitou, comme les Normands s'en servirent ensuite contre la Bourgogne. Mais, malgré ce que l'on nous conte d'une prétendue victoire d'Hugues-Capet sur le comte de Poitou, le Midi resta fort indépendant du Nord. C'est même plutôt le Midi qui exerça quelque influence sur les mœurs et le gouvernement de la France septentrionale. Constance, fille du comte de Toulouse, nièce de celui d'Anjou, régna, comme on a vu, sous Robert. Pour prolonger cette domination après la mort de son mari (1031), elle voulait élever au trône son second fils Robert, au préjudice de l'aîné, Henri; mais l'Église se déclara pour l'aîné. Les évêques de Reims, Laon, Soissons, Amiens, Noyon, Beauvais, Châlons, Troyes et Langres assistèrent à son sacre, ainsi que les comtes de Champagne et de Poitou. Le duc des Normands le prit sous sa protection, et força Robert de se contenter du duché de Bourgogne. C'est la tige de cette première maison de Bourgogne qui fonda le royaume de Portugal. Toutefois le Normand ne donna la royauté à Henri qu'affaiblie et désarmée pour ainsi dire. Il se fit céder le Vexin, et se trouva ainsi établi à six lieues de Paris. Henri essaya en vain d'échapper à cette servitude et de reprendre le Vexin, à la faveur des révoltes qui eurent lieu contre le nouveau duc de Normandie, Guillaume-le-Bâtard. Ce Guillaume, dont nous parlerons tout au long dans le chapitre suivant, battit ses barons et battit le roi. Ce fut peut-être le salut de celui-ci, que le duc ait tourné contre l'Angleterre ses armes et sa politique.

Henri et son fils, Philippe Ier (1031-1108), restèrent spectateurs inertes et impuissants des grands événements qui bouleversèrent l'Europe sous leur règne. Ils ne prirent part ni aux croisades normandes de Naples et d'Angleterre, ni à la croisade européenne de Jérusalem, ni à la lutte des papes et des empereurs; ils laissèrent tranquillement l'empereur Henri III établir sa suprématie en Europe, et refusèrent de seconder les comtes de Flandre, Hollande, Brabant et Lorraine, dans la grande guerre des Pays-Bas contre l'Empire. La royauté française n'est guère encore qu'une espérance, un titre, un droit. La France féodale, qui doit s'absorber en elle, a jusqu'ici un mouvement tout excentrique. Qui veut suivre ce mouvement, il faut qu'il détourne les yeux du centre encore impuissant, qu'il assiste à la grande lutte de l'Empire et du Sacerdoce, qu'il suive les Normands en Sicile, en Angleterre, sous le drapeau de l'Église, qu'enfin il s'achemine à la terre sainte avec toute la France. Alors il sera temps de revenir aux Capets, et de voir comment l'Église les prit pour instruments à la place des Normands, trop indociles; comment elle fît leur fortune, et les éleva si haut qu'ils furent en état de l'abaisser elle-même.

Chargement de la publicité...