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Histoire de France - Moyen Âge; (Vol. 2 / 10)

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L'entretien des troupes mercenaires que Becket avait conseillées à Henri, et qui lui étaient si nécessaires contre ses barons, exigeait des dépenses pour lesquelles toutes les ressources de la fiscalité normande eussent été insuffisantes. Le clergé seul pouvait payer; il avait été richement doté, par la conquête. Henri voulut avoir l'Église dans sa main. Il fallait d'abord s'assurer de la tête, je veux dire de l'archevêché de Kenterbury. C'était presque un patriarcat, une papauté anglicane, une royauté ecclésiastique, indispensable pour compléter l'autre. Henri résolut de la prendre pour lui, en la donnant à un second lui-même, à son bon ami Becket; réunissant alors les deux puissances, il eût élevé la royauté à ce point qu'elle atteignit au seizième siècle, entre les mains d'Henri VIII, de Marie et d'Élisabeth. Il lui était commode de mettre la primatie sous le nom de Becket, comme naguère il y avait mis une armée. C'était, il est vrai, un Saxon; mais le Saxon Breakspear[385] venait bien d'être élu pape précisément à l'époque de l'avènement d'Henri II (Adrien IV). Becket lui-même y répugnait: «Prenez garde, dit-il, je deviendrai votre plus grand ennemi[386].» Le roi ne l'écouta pas, et le fit primat, au grand scandale du clergé normand.

Depuis les Italiens Lanfranc et Anselme, le siège de Kenterbury avait été occupé par des Normands. Les rois et les barons, n'auraient pas osé confier à d'autres cette grande et dangereuse dignité. Les archevêques de Kenterbury n'étaient pas seulement primats d'Angleterre, ils se trouvaient avoir en quelque sorte un caractère politique. Nous les trouvons presque toujours à la tête des résistances nationales, depuis le fameux Dunstan[387], qui abaissa si impitoyablement la royauté anglo-saxonne, jusqu'à Étienne Langton, qui fit signer la Grande Charte au roi Jean. Ces archevêques se trouvaient être particulièrement les gardiens des libertés de Kent, le pays le plus libre de l'Angleterre. Arrêtons-nous un instant sur l'histoire de cette curieuse contrée.

Le pays de Kent, bien plus étendu que le comté qui porte ce nom, embrasse une grande partie de l'Angleterre méridionale. Il est placé en face de la France, à la pointe de la Grande-Bretagne. Il en forme l'avant-garde; et c'était en effet le privilège des hommes de Kent de former l'avant-garde de l'armée anglaise. Leur pays a dans tous les temps livré la première bataille aux envahisseurs; c'est le premier à la descente. Là débarquèrent César, puis Hengist, puis Guillaume-le-Conquérant. Là aussi commença l'invasion chrétienne. Kent est une terre sacrée. L'apôtre de l'Angleterre, saint Augustin, y fonda son premier monastère. L'abbé de ce monastère et l'archevêque de Kenterbury étaient seigneurs de ce pays et les gardiens de ses privilèges. Ils conduisirent les hommes de Kent contre Guillaume-le-Conquérant. Lorsque celui-ci, vainqueur à Hastings, marchait de Douvres à Londres, il aperçut, selon la légende, une forêt mouvante. Cette forêt, c'étaient les hommes de Kent, portant devant eux un rempart mobile de branchages. Ils tombèrent sur les Normands, et arrachèrent à Guillaume la garantie de leurs libertés. Quoi qu'il en soit de cette douteuse victoire, ils restèrent libres, au milieu de la servitude universelle, et ne connurent guère d'autre domination que celle de l'Église. C'est ainsi que nos Bretons de la Cornouaille, sous les évêques de Quimper, conservaient une liberté relative, et insultaient tous les ans la féodalité dans la statue du vieux roi Grallon.

La principale des coutumes de Kent, celle qui distingue encore aujourd'hui ce comté, c'est la loi de succession, le partage égal entre les enfants. Cette loi, appelée par les Saxons gavel-kind, par les Irlandais gabhaïl cine (établissement de famille) est commune, avec certaines modifications, à toutes les populations celtiques, à l'Irlande et à l'Écosse, au pays de Galles, en partie même à notre Bretagne.

Les grands légistes italiens, qui occupèrent les premiers le siège de Kenterbury, furent d'autant plus favorables aux coutumes de Kent qu'elles s'accordaient sous plusieurs rapports avec les principes du droit romain. Eudes, comte de Kent, frère de Guillaume-le-Conquérant, voulant traiter les hommes de Kent comme l'étaient les habitants des autres provinces, «Lanfranc lui résista en face, et prouva devant tout le monde la liberté de sa terre par le témoignage de vieux Anglais qui étaient versés dans les usages de leur patrie; et il délivra ses hommes des mauvaises coutumes qu'Eudes voulait leur imposer[388].» Dans une autre occasion, «le roi ordonna de convoquer sans délai tout le comté et de réunir tous les hommes du comté, Français et surtout Anglais, versés dans la connaissance des anciennes lois et coutumes. Arrivés à Penendin, ils s'assirent tous, et tout le comté fut retenu là pendant trois jours; et par tous ces hommes sages et honnêtes il fut décidé, accordé et jugé: que, tout aussi bien que le roi, l'archevêque de Kenterbury doit posséder ses terres avec pleine juridiction, en toute indépendance et sécurité[389]

Le successeur de Lanfranc, saint Anselme, se montra encore plus favorable aux vaincus. Lanfranc lui parlait un jour du Saxon Elfeg qui s'était dévoué pour défendre contre les Normands les libertés du pays: «Pour moi, dit Anselme, je crois que c'est un vrai martyr, celui qui aima mieux mourir que de faire du tort aux siens. Jean est mort pour la vérité; de même Elfeg pour la justice; tous deux pareillement pour Christ, qui est la justice et la vérité.» C'est Anselme qui contribua le plus au mariage d'Henri Beauclerc avec la nièce d'Edgar, dernier héritier de la royauté saxonne; cette union de deux races dut préparer, quoi qu'on ait dit, la réhabilitation des vaincus. Le même archevêque de Kenterbury reçut, comme représentant de la nation, les serments de Beauclerc, lorsqu'il jura pour la seconde fois sa charte des privilèges féodaux et ecclésiastiques.

Ce fut une grande surprise pour le roi d'Angleterre d'apprendre que Thomas Becket, sa créature, son joyeux compagnon, prenait au sérieux sa nouvelle dignité. Le chancelier, le mondain, le courtisan, se ressouvint qu'il était peuple. Le fils du Saxon redevint Saxon, et fit oublier sa mère sarrasine par sa sainteté. Il s'entoura des Saxons, des pauvres, des mendiants, revêtit leur habit grossier, mangea avec eux et comme eux. Désormais il s'éloigna du roi, et résigna le sceau. Il y eut alors comme deux rois, et le roi des pauvres qui siégeait à Kenterbury, ne fut pas le moins puissant[390].

Henri, profondément blessé, obtint du pape une bulle qui rendait indépendant de l'archevêque l'abbé du monastère de saint Augustin. Il l'était effectivement sous les rois saxons. Thomas par représailles somma plusieurs barons de restituer au siège de Kenterbury une terre que leurs aïeux avaient reçue des rois en fief, déclarant qu'il ne connaissait point de loi pour l'injustice, et que ce qui avait été pris sans bon titre devait être rendu. Il s'agissait dès lors de savoir si l'ouvrage de la conquête serait détruit, si l'archevêque saxon prendrait sur les descendants des vainqueurs la revanche de la bataille d'Hastings. L'épiscopat, que Guillaume-le-Bâtard avait rendu si fort dans l'intérêt de la conquête, tournait contre elle aujourd'hui. Heureusement pour Henri, les évêques étaient plus barons qu'évêques; l'intérêt temporel touchait ces Normands tout autrement que celui de l'Église. La plupart se déclarèrent pour le roi, et se tinrent prêts à jurer ce qui lui plairait. Ainsi l'alarme donnée par Becket à cette Église toute féodale mettait le roi à même de se faire accorder par elle une toute-puissance qu'autrement il n'eût jamais osé demander.

Voici les principaux points que stipulaient les coutumes de Clarendon (1164): «La garde de tout archevêché et évêché vacant sera donnée au roi, et les revenus lui en seront payés. L'élection sera faite d'après l'ordre du roi, avec son assentiment, par le haut clergé de l'Église, sur l'avis des prélats que le roi y fera assister.—Lorsque dans un procès l'une des deux, ou les deux parties seront ecclésiastiques, le roi décidera si la cause sera jugée par la cour séculière ou épiscopale. Dans le dernier cas, le rapport sera fait par un officier civil. Et si le défendeur est convaincu d'action criminelle, il perdra son bénéfice de clergie.—Aucun tenancier du roi ne sera excommunié sans que l'on se soit adressé au roi, ou, en son absence, au grand justicier.—Aucun ecclésiastique en dignité ne passera la mer sans la permission du roi.—Les ecclésiastiques tenanciers du roi tiennent leurs terres par baronnie, et sont obligés aux mêmes services que les laïques.»

Ce n'était pas moins que la confiscation de l'Église au profit d'Henri. Le roi percevant les fruits de la vacance, on pouvait être sûr que les sièges vaqueraient longtemps, comme sous Guillaume-le-Roux, qui avait affermé un archevêché, quatre évêchés, onze abbayes. Les évêchés allaient être la récompense, non plus des barons peut-être, mais des agents du fisc, des scribes, des juges complaisants. L'Église, soumise au service militaire, devenait toute féodale. Les institutions d'aumônes et d'écoles, d'offices religieux, devaient nourrir les Brabançons et les Cotereaux, et les fondations pieuses payer le meurtre. L'Église anglicane, perdant avec l'excommunication l'arme unique qui lui restât, enfermée dans l'île sans relation avec Rome, avec la communauté du monde chrétien, allait perdre tout esprit d'universalité, de catholicité. Ce qu'il y avait de plus grave, c'était l'anéantissement des tribunaux ecclésiastiques et la suppression du bénéfice de clergie. Ces droits donnaient lieu à de grands abus sans doute; bien des crimes étaient impunément commis par des prêtres; mais quand on songe à l'épouvantable barbarie, à la fiscalité exécrable des tribunaux laïques au douzième siècle, on est obligé d'avouer que la juridiction ecclésiastique était alors une ancre de salut. L'Église était presque la seule voie par où les races méprisées pussent reprendre quelque ascendant. On le voit par l'exemple des deux Saxons Breakspear (Adrien IV) et Becket.

Aussi toutes les races vaincues soutinrent l'évêque de Kent avec courage et fidélité. Sa lutte pour la liberté fut imitée avec plus de timidité et de modération en Aquitaine par l'évêque de Poitiers[391], et plus tard dans le pays de Galles, par le fameux Giraud-le-Cambrien, auquel nous devons, entre autres ouvrages, une si curieuse description de l'Irlande[392]. Les Bas-Bretons étaient pour Becket. Un Gallois le suivit dans l'exil au péril de ses jours, ainsi que le fameux Jean de Salisbury[393]. Il semblerait que les étudiants gallois aient porté les messages de Becket; car Henri II leur fit fermer les écoles, et défendre d'entrer nulle part en Angleterre sans son consentement.

Ce serait pourtant rétrécir ce grand sujet, que de n'y voir autre chose que l'opposition des races, de ne chercher qu'un Saxon dans Thomas Becket. L'archevêque de Kenterbury ne fut pas seulement le saint de l'Angleterre, le saint des vaincus, Saxons et Gallois, mais tout autant celui de la France et de la chrétienté. Son souvenir ne resta pas moins vivant chez nous que dans sa patrie. On montre encore la maison qui le reçut à Auxerre, et, en Dauphiné, une église qu'il y bâtit dans son exil. Aucun tombeau ne fut plus visité, aucun pèlerinage plus en vogue au moyen âge que celui de saint Thomas de Kenterbury. On dit qu'en une seule année il y vint plus de cent mille pèlerins. Selon une tradition, on aurait, en un an, offert jusqu'à 950 livres sterling à la chapelle de saint Thomas, tandis que l'autel de la Vierge ne reçut que quatre livres; Dieu lui-même n'eut pas une offrande.

Thomas fut cher au peuple entre tous les saints du moyen âge, parce qu'il était peuple lui-même par sa naissance basse et obscure, par sa mère sarrasine et son père saxon. La vie mondaine qu'il avait menée d'abord, son amour des chiens, des chevaux, des faucons[394], ces goûts de jeunesse dont il ne guérit jamais bien, tout cela leur plaisait encore. Il conserva, sous l'habit de prêtre, une âme de chevalier, loyale et courageuse, et il n'en réprimait qu'avec peine les élans. Dans une des plus périlleuses circonstances de sa vie, lorsque les barons et les évêques d'Henri semblaient prêts à le mettre en pièces, l'un d'eux osa l'appeler traître; il se retourna vivement et répliqua: «Si le caractère de mon ordre ne me le défendait, le lâche se repentirait de son insolence.»

Ce qu'il y eut de grand, de magnifique et de terrible dans la destinée de cet homme, c'est qu'il se trouva chargé, lui faible individu et sans secours, des intérêts de l'Église universelle, qui semblaient ceux du genre humain. Ce rôle, qui appartenait au pape, et que Grégoire VII avait soutenu, Alexandre III n'osa le reprendre; il en avait bien assez de la lutte contre l'antipape, contre Frédéric-Barberousse, le conquérant de l'Italie. Ce pape était le chef de la ligue lombarde, un politique, un patriote italien; il négociait, combattait, fuyait et revenait; il animait les partis, provoquait des désertions, faisait des traités, fondait des villes. Il se serait bien gardé d'indisposer le plus grand roi de la chrétienté, je parle d'Henri II, lorsqu'il avait déjà contre lui l'empereur. Toute sa conduite avec Henri fut pleine de timides et honteux ménagements; il ne cherchait qu'à gagner du temps par de misérables équivoques, par des lettres et des contre-lettres, vivant au jour le jour, ménageant l'Angleterre et la France, agissant en diplomate, en prince séculier, tandis que le roi de France acceptait le patronage de l'Église, tandis que Becket souffrait et mourait pour elle. Étrange politique, qui devait apprendre au peuple à chercher partout ailleurs qu'à Rome le représentant de la religion et l'idéal de la sainteté.

Dans cette grande et dramatique lutte, Becket eut à soutenir toutes les tentations, la terreur, la séduction, ses propres scrupules. De là, une hésitation dans les commencements, qui ressembla à la crainte. Il succomba d'abord dans l'assemblée de Clarendon, soit qu'il eût cru qu'on en voulait à sa vie, soit qu'il fût retenu encore par ses obligations envers le roi. Cette faiblesse est digne de pitié dans un homme qui pouvait être combattu entre deux devoirs. D'une part, il devait beaucoup à Henri, de l'autre, encore plus à son Église de Kent, à celle d'Angleterre, à l'Église universelle, dont il défendait seul les droits. Cette incurable dualité du moyen âge, déchiré entre l'État et la religion, a fait le tourment et la tristesse des plus grandes âmes, de Godefroi de Bouillon, de saint Louis, de Dante.

«Malheureux! disait Thomas en revenant de Clarendon, je vois l'Église anglicane, en punition de mes péchés, devenue servante à jamais! Cela devait arriver; je suis sorti de la cour, et non de l'Église; j'ai été chasseur de bêtes, avant d'être pasteur d'hommes. L'amateur des mimes et des chiens est devenu le conducteur des âmes... Me voilà donc abandonné de Dieu.»

Une autre fois, Henri essaya la séduction, au défaut de la violence. Becket n'avait qu'à dire un mot; il lui offrait tout, il mettait tout à ses pieds; c'était la scène de Satan transportant Jésus sur la montagne, lui montrant le monde et disant: «Je te donnerai tout cela, si tu veux tomber à genoux et m'adorer.» Tous les contemporains reconnaissent ainsi, dans la lutte de Thomas contre Henri, une image des tentations du Christ, et dans sa mort un reflet de la Passion. Les hommes du moyen âge aimaient à saisir de telles analogies. Le dernier livre en ce genre, et le plus hardi, est celui des Conformités du Christ et de saint François.

L'extension même du pouvoir royal, qui faisait le fond, de la question, devint de bonne heure un objet secondaire pour Henri. L'essentiel fut pour lui la ruine, la mort de Thomas; il eut soif de son sang. Que toute cette puissance qui s'étendait sur tant de peuples, se brisât contre la volonté d'un homme; qu'après tant de succès faciles, il se présentât un obstacle, c'est aussi trop fort à supporter pour cet enfant gâté de la fortune. Il se désolait, il pleurait.

Les gens zélés ne manquaient pas pourtant pour consoler le roi, et tâcher de satisfaire son envie. On essaya dès 1164. L'archevêque fut contraint, malade et faible encore, de se présenter devant la cour des barons et des évêques. Le matin, il célébra l'office de saint Étienne, premier martyr, qui commence par ces mots: «Les princes se sont assis en conseil pour délibérer contre moi.» Puis il marcha courageusement, et se présenta revêtu de ses habits pontificaux et portant sa grande croix d'argent. Cela embarrassa ses ennemis. Ils essayèrent en vain de lui arracher sa croix. Revenant aux formes juridiques, ils l'accusèrent d'avoir détourné les deniers publics, puis d'avoir célébré la messe sous l'invocation du diable, et ils voulaient le déposer. On l'aurait tué alors en sûreté de conscience. Le roi attendait impatiemment. Les voies de fait commençaient déjà; quelques-uns rompaient des pailles et les lui jetaient. L'archevêque en appela au pape, se retira lentement, et les laissa interdits. Ce fut là la première tentation, la comparution devant Hérode et Caïphe. Tout le peuple attendait dans les larmes. Lui, il fit dresser des tables, appela tout ce qu'on put trouver de pauvres dans la ville, et fit comme la Cène avec eux[395]. La nuit même il partit, et parvint avec peine sur le continent.

Ce fut une grande douleur pour Henri que sa proie eût échappé. Il mit au moins la main sur ses biens, il partagea sa dépouille; il bannit tous ses parents en ligne ascendante et descendante, les chassa tous, vieillards, femmes enceintes et petits enfants. Encore exigeait-on d'eux au départ le serment d'aller se montrer dans leur exil à celui qui en était la cause. L'exilé les vit en effet, au nombre de quatre cents, arriver les uns après les autres, pauvres et affamés, le saluer de leur misère et de leurs haillons; il fallut qu'il endurât cette procession d'exilés. Par-dessus tout cela, lui arrivaient les lettres des évêques d'Angleterre, pleines d'amertume et d'ironie. Ils le félicitaient de la pauvreté apostolique où il était réduit; ils espéraient que ses abstinences profiteraient à son salut. Ce sont les consolations des amis de Job.

L'archevêque accepta son malheur, et l'embrassa comme pénitence. Réfugié à Saint-Omer, puis à Pontigny, couvent de l'ordre de Cîteaux, il s'essaya aux austérités de ces moines[396]. De là il écrivit au pape, s'accusant d'avoir été intrus dans son siège épiscopal, et déclarant qu'il déposait sa dignité. Alexandre III, réfugié alors à Sens, avait peur de prendre parti, et de se mettre un nouvel ennemi sur les bras. Il condamna plusieurs articles des constitutions de Clarendon, mais refusa de voir Thomas, et se contenta de lui écrire qu'il le rétablissait dans sa dignité épiscopale. «Allez, écrivait-il froidement à l'exilé, allez apprendre dans la pauvreté à être le consolateur des pauvres.»

Le seul soutien de Thomas, c'était le roi de France. Louis VII était trop heureux de l'embarras où cette affaire mettait son rival. C'était d'ailleurs, comme on a vu, un prince singulièrement doux et pieux. L'évêque, persécuté pour la défense de l'Église, était pour lui un martyr. Aussi l'accueillit-il avec faveur, ajoutant que la protection des exilés était un des anciens fleurons de la couronne de France. Il accorda à Thomas et à ses compagnons d'infortune un secours journalier en pain et autres vivres, et quand le roi d'Angleterre lui envoya demander vengeance contre l'ancien archevêque: «Et qui donc l'a déposé? dit Louis. Moi, je suis roi aussi, et je ne puis déposer dans ma terre le moindre des clercs.»

Abandonné du pape et nourri par la charité du roi de France, Thomas ne recula point. Henri ayant passé en Normandie, l'archevêque se rendit à Vézelay, au lieu même où vingt ans auparavant saint Bernard avait prêché la seconde croisade, et le jour de l'Ascension, au milieu du plus solennel appareil, au son des cloches, à la lueur des cierges, il excommunia les défenseurs des constitutions de Clarendon, les détenteurs des biens de l'Église de Kenterbury, et ceux qui avaient communiqué avec l'antipape que soutenait l'empereur. Il désignait nominativement six des favoris du roi; il ne le nommait pas lui-même, et tenait encore le glaive suspendu sur lui.

Cette démarche audacieuse jeta Henri dans le plus violent accès de fureur. Il se roulait par terre, il jetait son chaperon, ses habits, arrachait la soie qui couvrait son lit, et rongeait comme une bête enragée la laine et la paille. Revenu un peu à lui, il écrivit et fit écrire au pape par le clergé de Kent, se montrant prêt à recourir aux dernières extrémités, priant et menaçant tour à tour. D'une part il envoyait à l'empereur des ambassadeurs pour jurer de reconnaître l'antipape, et menaçait même de se faire musulman[397]; puis il s'excusait auprès d'Alexandre III, assurait que ses envoyés avaient parlé sans mission, puis il affirmait qu'il n'avait rien dit. En même temps il achetait les cardinaux, il envoyait de l'argent aux Lombards, alliés d'Alexandre. Il sollicitait les jurisconsultes de Bologne de lui donner une réponse contre l'archevêque. Il allait jusqu'à offrir au pape de tout abandonner, de lui sacrifier les constitutions de Clarendon. Tant il languissait de perdre son ennemi!

Tout cela finit par agir. Il obtint des lettres pontificales d'après lesquelles Thomas serait suspendu de toute autorité épiscopale jusqu'à ce qu'il fût rentré en grâce avec le roi. Henri montra publiquement ces lettres, se vanta d'avoir désarmé Becket, et de tenir désormais le pape dans sa bourse[398]. Les moines de Cîteaux, menacés par lui pour les possessions qu'ils avaient dans ses États, firent entendre doucement à Becket qu'ils n'osaient plus le garder chez eux. Le roi de France, scandalisé de la lâcheté de ces moines, ne put s'empêcher de s'écrier: «Ô religion, religion, où es-tu donc? Voilà que ceux que nous avons crus morts au siècle, bannissent en vue des choses du siècle l'exilé pour la cause de Dieu[399]

Le roi de France lui-même finit par céder. Henri, dans la rage de sa passion contre Becket, s'était humilié devant le faible Louis, s'était reconnu son vassal, avait demandé sa fille pour son fils, et promis de partager ses États entre ses enfants[400]. Louis se porta donc pour médiateur; il amena Becket à Montmirail en Perche, où se rendit le roi d'Angleterre. Des paroles vagues furent échangées, Henri réservant l'honneur du royaume, et l'archevêque l'honneur de Dieu. «Qu'attendez-vous donc? dit le roi de France; voilà la paix entre vos mains.» L'archevêque persistant dans ses réserves, tous les assistants des deux nations l'accusaient d'obstination. Un des barons français s'écria que celui qui résistait au conseil et à la volonté unanime des seigneurs des deux royaumes ne méritait plus d'asile. Les deux rois remontèrent à cheval sans saluer Becket, qui se retira fort abattu[401].

Ainsi furent complétés l'abandon et la misère de l'archevêque. Il n'eut plus ni pain ni gîte, et fut réduit à vivre des aumônes du peuple. C'est peut-être alors qu'il bâtit l'église dont on lui attribue la construction. L'architecture était un des arts dont la tradition se perpétuait parmi les chefs de l'ordre ecclésiastique. Nous voyons un peu après, dans la croisade des Albigeois, maître Théodise, archidiacre de Notre-Dame de Paris, réunir, comme Becket, les titres de légiste et d'architecte[402].

Cependant le roi d'Angleterre, pour porter le dernier coup au primat, essaya de transporter à l'archevêque d'York les droits de Kenterbury, et lui fit sacrer son fils. Au banquet du couronnement, il voulut, dans l'ivresse de sa joie, servir lui-même à table le jeune roi, et ne sachant plus ce qu'il faisait, il lui échappa de s'écrier que «depuis ce jour il n'était plus roi», parole fatale, qui ne tomba pas en vain dans l'oreille du jeune roi et des assistants.

Thomas, frappé par Henri de ce nouveau coup, abandonné et vendu par la cour de Rome, écrivait au pape, aux cardinaux, des lettres terribles, des paroles de condamnation: «Pourquoi mettez-vous dans ma route la pierre du scandale? pourquoi fermez-vous ma voie d'épines?... Comment dissimulez-vous l'injure que le Christ endure en moi, en vous-même, qui devez tenir ici-bas la place du Christ? Le roi d'Angleterre a envahi les biens ecclésiastiques, renversé les libertés de l'Église, porté la main sur les oints du Seigneur, les emprisonnant, les mutilant, leur arrachant les yeux; d'autres, il les a forcés de se justifier par le duel, ou par les épreuves de l'eau et du feu. Et l'on veut, au milieu de tels outrages, que nous nous taisions?... Ils se taisent, ils se tairont les mercenaires; mais quiconque est un vrai pasteur de l'Église, se joindra, à nous...

«Je pouvais fleurir en puissance, abonder en richesses et en délices, être craint et honoré de tous. Mais puisqu'enfin le Seigneur m'a appelé, moi indigne et pauvre pécheur, au gouvernement des âmes, j'ai choisi, par l'inspiration de la grâce, d'être abaissé dans sa maison, d'endurer jusqu'à la mort la proscription, l'exil, les plus extrêmes misères, plutôt que de faire bon marché de la liberté de l'Église. Qu'ils agissent ainsi ceux qui se promettent de longs jours, et qui trouvent dans leurs mérites l'espérance d'un temps meilleur. Moi, je sais que le mien sera court, et que si je tais à l'impie son iniquité, je rendrai compte de son sang. Alors, l'or et l'argent ne serviront de rien, ni les présents, qui aveuglent même les sages... Nous serons bientôt vous et moi, très saint père, devant le tribunal du Christ. C'est au nom de sa majesté, et de son jugement formidable, que je vous demande justice contre ceux qui veulent le tuer une seconde fois.»

Il écrivait encore: «Nous sommes à peine soutenus de l'aumône étrangère. Ceux qui nous secouraient sont épuisés; ceux qui avaient pitié de notre exil, désespèrent, en voyant comment agit le seigneur pape... Écrasés par l'Église romaine, nous qui, seuls dans le monde occidental, combattons pour elle, nous serions forcés de délaisser la cause du Christ, si la grâce ne nous soutenait... Le Seigneur verra cela du haut de la montagne; elle jugera les extrémités de la terre, cette Majesté terrible, qui éteint le souffle des rois. Pour nous, morts ou vivants, nous sommes, nous serons à lui, prêts à tout souffrir pour l'Église. Plaise à Dieu qu'il nous trouve dignes d'endurer la persécution pour sa justice!

«...Je ne sais comment il se fait que devant cette cour, ce soit toujours le parti de Dieu qu'on immole, de sorte que Barabas se sauve, et que Christ soit mis à mort. Voilà tout à l'heure six ans révolus que, par l'autorité de la cour pontificale, se prolongent ma proscription et la calamité de l'Église. Chez vous, les malheureux exilés, les innocents sont condamnés pour cela seul qu'ils sont les faibles, les pauvres de Christ, et qu'ils n'ont pas voulu dévier de la justice de Dieu. Au contraire, sont absous les sacrilèges, les homicides, les ravisseurs impénitents, des hommes dont j'ose dire librement que, s'ils comparaissaient devant saint Pierre même, le monde aurait beau les défendre, Dieu ne pourrait les absoudre... Les envoyés du roi promettent nos dépouilles aux cardinaux, aux courtisans. Eh bien! que Dieu voie et juge. Je suis prêt à mourir. Qu'ils arment pour ma perte le roi d'Angleterre, et s'ils veulent, tous les rois du monde: moi, Dieu aidant, je ne m'écarterai de ma fidélité a l'Église, ni en la vie, ni en la mort. Pour le reste, je remets à Dieu sa propre cause; c'est pour lui que je suis proscrit; qu'il remédie et pourvoie. J'ai désormais le ferme propos de ne plus importuner la cour de Rome. Qu'ils s'adressent à elle, ceux qui se prévalent de leur iniquité, et qui, dans leur triomphe sur la justice et l'innocence, reviennent glorieux, à la contrition de l'Église. Plût à Dieu que la voie de Rome n'eût déjà perdu tant de malheureux et d'innocents!...»

Ces paroles terribles retentirent si haut, que la cour de Rome trouva plus de danger à abandonner Thomas qu'à le soutenir. Le roi de France avait écrit au pape: «Il faut que vous renonciez enfin à vos démarches trompeuses et dilatoires», et il n'était, en cela, que l'organe de toute la chrétienté. Le pape se décida à suspendre l'archevêque d'York pour usurpation des droits de Kenterbury, et il menaça le roi, s'il ne restituait les biens usurpés. Henri s'effraya; une entrevue eut lieu à Chinon entre l'archevêque et les deux rois. Henri promit satisfaction, montra beaucoup de courtoisie envers Thomas, jusqu'à vouloir lui tenir l'étrier au départ. Cependant l'archevêque et le roi, avant de se quitter, se chargèrent de propos amers, se reprochant ce qu'ils avaient fait l'un pour l'autre, au moment de la séparation, Thomas fixa les yeux sur Henri d'une manière expressive, et lui dit avec une sorte de solennité: «Je crois bien que je ne vous reverrai plus.—Me prenez-vous donc pour un traître?» répliqua, vivement le roi. L'archevêque s'inclina et partit.

Ce dernier mot d'Henri ne rassura personne. Il refusa à Thomas le baiser de paix, et pour messe de réconciliation il fit dire une messe des morts[403]. Cette messe fut dite dans une chapelle dédiée aux martyrs. Un clerc de l'archevêque en fit la remarque, et dit: «Je crois bien, en effet, que l'Église ne recouvrera la paix que par un martyre»; à quoi Thomas répondit: «Plaise à Dieu qu'elle soit délivrée, même au prix de mon sang!»—Le roi de France avait dit aussi: «Pour moi, je ne voudrais pas, pour mon pesant d'or, vous conseiller de retourner en Angleterre, s'il vous refuse le baiser de paix.» Et le comte Thibault de Champagne ajouta: «Ce n'est pas même assez du baiser.»

Depuis longtemps Thomas prévoyait son sort, et s'y résignait. À son départ du couvent de Pontigny, dit l'historien contemporain, l'abbé lui vit pendant le souper verser des larmes. Il s'étonna, lui demanda s'il lui manquait quelque chose, et lui offrit tout ce qui était en son pouvoir. «Je n'ai besoin de rien, dit l'archevêque, tout est fini pour moi. Le Seigneur a daigné la nuit dernière apprendre à son serviteur la fin qui l'attend.—Quoi de commun, dit l'abbé en badinant, entre un bon vivant et un martyr, entre le calice du martyre et celui que vous venez de boire?» L'archevêque répondit: «Il est vrai, j'accorde quelque chose aux plaisirs du corps[404], mais le Seigneur est bon, il justifie l'indigne et l'impie.»

Après avoir remercié le roi de France, Thomas et les siens s'acheminèrent vers Rouen. Ils n'y trouvèrent rien de ce qu'Henri avait promis, ni argent ni escorte. Loin de là, il apprenait que les détenteurs des biens de Kenterbury le menaçaient de le tuer, s'il passait en Angleterre. Renouf de Broc, qui occupait pour le roi tous les biens de l'archevêché, avait dit: «Qu'il débarque, il n'aura pas le temps de manger ici un pain entier.» L'archevêque inébranlable écrivit à Henri qu'il connaissait son danger, mais qu'il ne pouvait voir plus longtemps l'Église de Kenterbury, la mère de la Bretagne chrétienne, périr pour la haine qu'on portait à son évêque. «La nécessité me ramène, infortuné pasteur, à mon Église infortunée. J'y retourne, par votre permission; j'y périrai pour la sauver, si votre piété ne se hâte d'y pourvoir. Mais que je vive ou que je meure, je suis et serai toujours à vous dans le Seigneur. Quoi qu'il m'arrive à moi ou aux miens, Dieu vous bénisse, vous et vos enfants!»

Cependant il s'était rendu sur la côte voisine de Boulogne. On était au mois de novembre dans la saison des mauvais temps de mer; le primat et ses compagnons furent contraints d'attendre quelques jours au port de Wissant, près de Calais. Une fois qu'ils se promenaient sur le rivage, ils virent un homme accourir vers eux, et le prirent d'abord pour le patron de leur vaisseau venant les avertir de se préparer au passage; mais cet homme leur répondit qu'il était clerc et doyen de l'église de Boulogne, et que le comte, son seigneur l'envoyait les prévenir de ne point s'embarquer, parce que des troupes de gens armés se tenaient en observation sur la côte d'Angleterre, pour saisir ou tuer l'archevêque. «Mon fils, répondit Thomas, quand j'aurais la certitude d'être démembré et coupé en morceaux sur l'autre bord, je ne m'arrêterais point dans ma route. C'est assez de sept ans d'absence pour le pasteur et pour le troupeau.—Je vois l'Angleterre, dit-il encore, et j'irai, Dieu aidant. Je sais pourtant certainement que j'y trouverai ma Passions.» La fête de Noël approchait, et il voulait, à tout prix, célébrer dans son église la naissance du Sauveur.

Quand il approcha du rivage, et qu'on vit sur sa barque la croix de Kenterbury qu'on portait toujours devant le primat, la foule du peuple se précipita, pour se disputer sa bénédiction. Quelques-uns se prosternaient, et poussaient des cris. D'autres jetaient leurs vêtements sous ses pas, et criaient: Béni celui qui vient au nom du Seigneur! Les prêtres se présentaient à lui à la tête de leurs paroisses. Tous disaient que le Christ arrivait pour être crucifié encore une fois, qu'il allait souffrir pour Kent, comme à Jérusalem il avait souffert pour le monde[405]. Cette foule intimida les Normands qui étaient venus avec de grandes menaces, et qui avaient tiré leurs épées. Pour lui, il parvint à Kenterbury au son des hymnes et des cloches, et montant en chaire, il prêcha sur ce texte: «Je suis venu pour mourir au milieu de vous.» Déjà il avait écrit au pape pour lui demander de dire à son intention les prières des agonisants[406].

Le roi était alors en Normandie. Il fut bien étonné, bien effrayé quand on lui dit que le primat avait osé passer en Angleterre. On racontait qu'il marchait environné d'une foule de pauvres, de serfs, d'hommes armés; ce roi des pauvres s'était rétabli dans son trône de Kenterbury, et avait poussé jusqu'à Londres. Il apportait des bulles du pape pour mettre de nouveau le royaume en interdit. Telle était en effet la duplicité d'Alexandre III. Il avait envoyé l'absolution à Henri, et à l'archevêque la permission d'excommunier. Le roi, ne se connaissant plus, s'écria: «Quoi! un homme qui a mangé mon pain, un misérable qui est venu à ma cour sur un cheval boiteux, foulera aux pieds la royauté! le voilà qui triomphe, et qui s'assied sur mon trône! et pas un des lâches que je nourris n'aura le cœur de me débarrasser de ce prêtre!» C'était la seconde fois que ces paroles homicides sortaient de sa bouche, mais alors elles n'en tombèrent pas en vain. Quatre des chevaliers de Henri se crurent déshonorés s'ils laissaient impuni l'outrage fait à leur seigneur. Telle était la force du lien féodal, telle la vertu du serment réciproque que se prêtaient l'un à l'autre le seigneur et le vassal. Les quatre n'attendirent pas la décision des juges que le roi avait commis pour faire le procès à Becket. Leur honneur était compromis, s'il mourait autrement que de leur main.

Partis à différentes heures et de ports différents, ils arrivèrent tous en même temps à Saltwerde. Renouf de Broc leur amena un grand nombre de soldats. «Voilà donc que le cinquième jour après Noël, comme l'archevêque était vers onze heures dans sa chambre et que quelques clercs et moines y traitaient d'affaires avec lui, entrèrent les quatre satellites. Salués par ceux qui étaient assis près de la porte, ils leur rendent le salut, mais à voix basse, et parviennent jusqu'à l'archevêque; ils s'assoient à terre devant ses pieds, sans le saluer ni en leur nom ni au nom du roi. Ils se tenaient en silence; le Christ du Seigneur se taisait aussi.»

Enfin Renaud-fils-d'Ours prit la parole: «Nous t'apportons d'outre-mer des ordres du roi. Nous voulons savoir si tu aimes mieux les entendre en public ou en particulier.» Le saint fit sortir les siens; mais celui qui gardait la porte, la laissa ouverte, pour que du dehors on pût tout voir. Quand Renaud lui eut communiqué les ordres, et qu'il vit bien qu'il n'avait rien de pacifique à attendre, il fit rentrer tout le monde, et leur dit: «Seigneurs, vous pouvez parler devant ceux-ci.»

Les Normands prétendirent alors que le roi Henri lui envoyait l'ordre de faire serment au jeune roi, et lui reprochèrent d'être coupable de lèse-majesté. Ils auraient voulu le prendre subtilement par ses paroles, et à chaque instant ils s'embarrassaient dans les leurs. Ils l'accusaient encore de vouloir se faire roi d'Angleterre; puis, saisissant à tout hasard un mot de l'archevêque, ils s'écrièrent: «Comment, vous accusez le roi de perfidie? Vous nous menacez, vous voulez encore nous excommunier tous?» Et l'un d'eux ajouta: «Dieu me garde! il ne le fera jamais, voilà déjà trop de gens qu'il a jetés dans les liens de l'anathème.» Ils se levèrent alors en furieux, agitant leurs bras et tordant leurs gants. Puis s'adressant aux assistants, ils leur dirent: «Au nom du roi, vous nous répondez de cet homme, pour le représenter en temps et lieu.—Eh quoi, dit l'archevêque, croiriez-vous que je veux m'échapper? je ne fuirais ni pour le roi, ni pour aucun homme vivant.—Tu as raison, dit l'un des Normands, Dieu aidant, tu n'échapperas pas.» L'archevêque rappela en vain Hugues de Morville, le plus noble d'entre eux, et celui qui semblait devoir être le plus raisonnable. Mais ils ne l'écoutèrent pas, et partirent en tumulte, avec de grandes menaces.

La porte fut fermée aussitôt derrière les conjurés; Renaud s'arma devant l'avant-cour, et prenant une hache des mains d'un charpentier qui travaillait, il frappa contre la porte pour l'ouvrir ou la briser. Les gens de la maison, entendant les coups de hache, supplièrent le primat de se réfugier dans l'église, qui communiquait à son appartement par un cloître ou une galerie; il ne voulut point, et on allait l'y entraîner de force, quand un des assistants fit remarquer que l'heure des vêpres avait sonné. «Puisque c'est l'heure de mon devoir, j'irai à l'église», dit l'archevêque; et faisant porter sa croix devant lui, il traversa le cloître à pas lents, puis marcha vers le grand autel, séparé de la nef par une grille entr'ouverte.

Quand il entra dans l'église, il vit les clercs en rumeur qui fermaient les verroux des portes: «Au nom de votre vœu d'obéissance, s'écria-t-il, nous vous défendons de fermer la porte. Il ne convient pas de faire de l'église une bastille.» Puis il fit entrer ceux des siens qui étaient restés dehors.

À peine il avait le pied sur les marches de l'autel, que Renaud-fils-d'Ours parut à l'autre bout de l'église revêtu de sa cotte de mailles, tenant à la main sa large épée à deux tranchants, et criant: «À moi, à moi, loyaux servants du roi!» Les autres conjurés le suivirent de près, armés comme lui de la tête aux pieds et brandissant leurs épées. Les gens qui étaient avec le primat voulurent alors fermer la grille du chœur; lui-même le leur défendit et quitta l'autel pour les en empêcher; ils le conjurèrent avec de grandes instances de se mettre en sûreté dans l'église souterraine ou de monter l'escalier par lequel, à travers beaucoup de détours, on arrivait au faîte de l'édifice. Ces deux conseils furent repoussés aussi positivement que les premiers. Pendant ce temps, les hommes armés s'avançaient. Une voix cria: «Où est le traître?» Becket ne répondit rien. «Où est l'archevêque?—Le voici, répondit Becket, mais il n'y a pas de traître ici; que venez-vous faire dans la maison de Dieu avec un pareil vêtement? Quel est votre dessein? —Que tu meures.—Je m'y résigne; vous ne me verrez point fuir devant vos épées; mais au nom de Dieu tout-puissant je vous défends de toucher à aucun de mes compagnons, clerc ou laïque, grand ou petit.» Dans ce moment il reçut par derrière un coup de plat d'épée entre les épaules, et celui qui le lui porta lui dit: «Fuis, ou tu es mort.» Il ne fit pas un mouvement; les hommes d'armes entreprirent de le tirer hors de l'église, se faisant scrupule de l'y tuer. Il se débattit contre eux, et déclara fermement qu'il ne sortirait point, et les contraindrait à exécuter sur la place même leurs intentions ou leurs ordres[407].—Et se tournant vers un autre qu'il voyait arriver l'épée nue, il lui dit: «Qu'est-ce donc, Renaud? je t'ai comblé de bienfaits, et tu approches de moi tout armé, dans l'église?» Le meurtrier répondit: «Tu es mort.»—Puis il leva son épée, et d'un même coup de revers trancha la main d'un moine saxon appelé Edward Cryn, et blessa Becket à la tête. Un second coup, porté par un autre Normand, le renversa la face contre terre, et fut asséné avec une telle violence que l'épée se brisa sur le pavé. Un homme d'armes, appelé Guillaume Mautrait, poussa du pied le cadavre immobile, en disant: «Qu'ainsi meure le traître qui a troublé le royaume et fait insurger les Anglais.»

Ils disaient en s'en allant: «Il a voulu être roi, et plus que roi; eh bien! qu'il soit roi maintenant[408]!» Et au milieu de ces bravades, ils n'étaient pas rassurés. L'un d'eux rentra dans l'église, pour voir s'il était bien mort; il lui plongea encore son épée dans la tête, et fit jaillir la cervelle[409]. Il ne pouvait le tuer à son gré.

C'est en effet une chose vivace que l'homme; il n'est pas facile de le détruire. Le délivrer du corps, le guérir de cette vie terrestre, c'est le purifier, l'orner et l'achever. Aucune parure ne lui va mieux que la mort. Un moment avant que les meurtriers n'eussent frappé, les partisans de Thomas étaient las et refroidis, le peuple doutait, Rome hésitait. Dès qu'il eut été touché du fer, inauguré de son sang, couronné de son martyre, il se trouva d'un coup grandi de Kenterbury jusqu'au ciel. «Il fut roi», comme avaient dit les meurtriers, répétant, sans le savoir, le mot de la Passion. Tout le monde fut d'accord sur lui, le peuple, les rois, le pape. Rome qui l'avait délaissé, le proclama saint et martyr. Les Normands qui l'avaient tué, reçurent à Westminster les bulles de canonisation, pleins d'une componction hypocrite et pleurant à chaudes larmes.

Au moment même du meurtre, lorsque les assassins pillèrent la maison épiscopale, et qu'ils trouvèrent dans les habits de l'archevêque les rudes cilices dont il mortifiait sa chair, ils furent consternés; ils se disaient tout bas, comme le centurion de l'Évangile: «Véritablement, cet homme était un juste.» Dans les récits de sa mort, tout le peuple s'accordait à dire que jamais martyr n'avait reproduit plus complètement la Passion du Sauveur. S'il y avait des différences, on les mettait à l'avantage de Thomas. «Le Christ, dit un contemporain, a été mis à mort hors de la ville, dans un lieu profane et dans un jour que les Juifs ne tenaient pas pour sacré; Thomas a péri dans l'église même, et dans la semaine de Noël, le jour des Saints-Innocents.»

Le roi Henri se trouvait dans un grand danger; tout le monde lui attribuait le meurtre. Le roi de France, le comte de Champagne, l'avaient solennellement accusé par-devant le pape. L'archevêque de Sens, primat des Gaules, avait lancé l'excommunication. Ceux mêmes qui lui devaient le plus, s'éloignaient de lui avec horreur. Il apaisa la clameur publique à force d'hypocrisie. Ses évêques normands écrivirent à Rome que pendant trois jours il n'avait voulu ni manger ni boire: «Nous qui pleurions le primat, disaient-ils, nous avons cru que nous aurions encore le roi à pleurer.» La cour de Rome, qui d'abord avait affecté une grande colère, finit pourtant par s'attendrir. Le roi jura qu'il n'avait nulle part à la mort de Thomas; il offrit aux légats de se soumettre à la flagellation; il mit aux pieds du pape la conquête de l'Irlande, qu'il venait de faire; il imposa, dans cette île, le denier de saint Pierre sur chaque maison, il sacrifia les constitutions de Clarendon, s'engagea à payer pour la croisade, à y aller lui-même quand le pape l'exigerait, et déclara l'Angleterre fief du saint-siège[410].

Ce n'était pas assez d'avoir apaisé Rome; il eût été quitte à trop bon marché. Voilà bientôt après que son fils aîné, le jeune roi Henri, réclame sa part du royaume, et déclare qu'il veut venger la mort de celui qui l'a élevé, du saint martyr, Thomas de Kenterbury. Les motifs qu'alléguait le jeune prince pour revendiquer la couronne, paraissaient alors fort graves, quelque faibles qu'ils puissent sembler aujourd'hui. D'abord, le roi lui-même, en le servant à table au jour de son couronnement, avait dit imprudemment qu'il abdiquait. Le moyen âge prenait toute parole au sérieux. Celle d'Henri II suffisait pour rendre la plupart des sujets incertains entre les deux rois. La lettre est toute-puissante aux temps barbares. Tel est alors le principe de toute jurisprudence: Qui virgula cadit, causa cadit.

D'autre part, Henri n'avait fait pour la mort de saint Thomas qu'une satisfaction incomplète. Aux uns il paraissait encore souillé du sang d'un martyr. Les autres, se souvenant qu'il avait offert de se soumettre à la flagellation, le voyant payer annuellement pour la croisade un tribut expiatoire, le croyaient encore en état de pénitence. Un tel état semblait inconciliable avec la royauté. Louis-le-Débonnaire en avait paru dégradé, avili pour toujours.

Les fils d'Henri avaient encore une excuse spécieuse. Ils étaient encouragés, soutenus par le roi de France, seigneur suzerain de leur père. Le lien féodal passait alors pour supérieur à tous ceux de la nature. Nous avons vu qu'Henri Ier crut devoir sacrifier ses propres enfants à son vassal. Les fils d'Henri II prétendaient devoir sacrifier leur père même à leur seigneur. Dans la réalité, Henri lui-même regardait apparemment le serment féodal comme le lien le plus puissant, puisqu'il ne se crut sûr de ses fils que quand il les eut forcés de lui faire hommage.

Dans un voyage qu'il faisait dans le Midi, il vit tous les siens, ses fils, sa femme Éléonore, s'échapper un à un, et disparaître. Le jeune Henri se rendit auprès de son beau-père, le roi de France, et quand les envoyés d'Henri II vinrent le réclamer au nom du roi d'Angleterre, ils le trouvèrent siégeant près de Louis VII, dans la pompe des habillements royaux. «De quel roi d'Angleterre me parlez-vous? dit Louis: le voici, le roi d'Angleterre; mais si c'est le père de celui-ci, le ci-devant roi d'Angleterre, à qui vous donnez ce titre, sachez qu'il est mort depuis le jour où son fils porte la couronne, et s'il se prétend encore roi, après avoir, à la face du monde, résigné le royaume entre les mains de son fils, c'est à quoi l'on portera remède avant qu'il soit peu.»

Deux autres des fils d'Henri, Richard de Poitiers et Geoffroi, comte de Bretagne, vinrent joindre leur aîné et firent hommage au roi de France. Le danger devenait grand. Henri avait, il est vrai, pourvu, avec une activité remarquable, à la défense de ses États continentaux. Mais il entendait dire que son fils aîné allait passer le détroit avec une flotte et une armée du comte de Flandre, auquel il avait promis le comté de Kent. D'autre part, le roi d'Écosse devait envahir l'Angleterre. Il se hâta d'engager des mercenaires, des routiers brabançons et gallois. Il acheta à tout prix la faveur de Rome. Il se déclara vassal du saint-siège pour l'Angleterre comme pour l'Irlande, ajoutant cette clause remarquable: «Nous et nos successeurs, nous ne nous croirons véritables rois d'Angleterre qu'autant que les seigneurs papes nous tiendront pour rois catholiques.» Dans une autre lettre, il prie Alexandre III de défendre son royaume, comme fief de l'Église romaine.

Il ne crut pas encore en avoir fait assez: il se rendit à Kenterbury. Du plus loin qu'il vit l'église, il descendit de cheval, et s'achemina en habit de laine, nu-pieds par la boue et les cailloux. Parvenu au tombeau, il s'y jeta à genoux, pleurant et sanglotant: «C'était un spectacle à tirer les larmes des yeux de tous les assistants.» Puis il se dépouilla de ses vêtements, et tout le monde, évêques, abbés, simples moines, fut invité à donner successivement au roi quelques coups de discipline. «Ce fut comme la flagellation du Christ, dit le chroniqueur; la différence, toutefois, c'est que l'un fut fouetté pour nos péchés, l'autre pour les siens[411].» «Tout le jour et toute la nuit il resta en oraison auprès du saint martyr, sans prendre d'aliment, sans sortir pour aucun besoin. Il resta tel qu'il était venu; il ne permit pas même qu'on mît sous lui un tapis. Après matines, il fit le tour des autels et des corps saints; puis, de l'église supérieure, il redescendit encore dans la crypte, au tombeau de saint Thomas. Quand le jour vint, il demanda à entendre la messe; il but de l'eau bénite du martyr, en remplit un flacon, et s'éloigna joyeux de Kenterbury.»

Il avait raison, ce semble, d'être joyeux: pour le moment, la partie était gagnée. On lui apprit ce jour même que le roi d'Écosse était devenu son prisonnier. Le comte de Flandre n'osa tenter l'invasion. Tous les partisans du jeune roi en Angleterre furent forcés dans leurs châteaux. En Aquitaine, la guerre eut des chances plus variées. Les jeunes princes y étaient soutenus par le roi de France, et surtout par la haine du joug étranger. Au douzième siècle, comme au neuvième, les guerres des fils contre le père ne firent que couvrir celles des races diverses qui voulaient s'affranchir d'une union contraire à leurs intérêts et à leur génie. La Guyenne, le Poitou, faisaient effort pour se détacher de l'empire anglais, comme la France de Louis-le-Débonnaire et de Charles-le-Chauve avait brisé l'unité de l'empire carlovingien.

La mobilité des Méridionaux, leurs révolutions capricieuses, leurs découragements faciles, donnaient beau jeu au roi Henri. Ils n'étaient point d'ailleurs soutenus par Toulouse, qui seule peut former le centre d'une grande guerre dans l'Aquitaine. La prudence leur défendait de renouveler des tentatives d'affranchissement qui tournaient à leur ruine. Mais c'était moins le patriotisme que l'inquiétude d'esprit, le vain plaisir de briller dans les guerres qui armait les nobles du Midi. On peut en juger par ce qui nous reste du plus célèbre d'entre eux, le troubadour Bertrand de Born. Son unique jouissance était de jouer quelque bon tour à son seigneur le roi Henri II, d'armer contre lui quelqu'un de ses fils, Henri, Geoffroi ou Richard; puis, quand tout était en feu, d'en faire un beau sirvente dans son château de Hautefort, comme ce Romain qui, du haut d'une tour, chantait l'incendie au milieu de Rome embrasée. S'il y avait chance d'un peu de repos, vite ce démon du trouble lançait aux rois une satire qui les faisait rougir du repos, et les rejetait dans la guerre.

Ce n'était dans cette famille que guerres acharnées et traités perfides. Une fois, le roi Henri venant à une conférence avec ses fils, leurs soldats tirèrent l'épée contre lui. C'était la tradition des deux familles d'Anjou et de Normandie. Les enfants de Guillaume-le-Conquérant et d'Henri Ier avaient plus d'une fois dirigé l'épée contre la poitrine de leur père. Foulques avait mis le pied sur le cou de son fils vaincu. La jalouse Éléonore, passionnée et vindicative comme une femme du Midi, cultiva l'indocilité et l'impatience de ses fils, les dressa au parricide. Ces enfants, en qui se trouvaient le sang de tant de races diverses, normande, aquitaine et saxonne, semblaient avoir en eux, par-dessus l'orgueil et la violence des Foulques d'Anjou et des Guillaume d'Angleterre, toutes les oppositions, toutes les haines et les discordes de ces races d'où ils sortaient. Ils ne surent jamais s'ils étaient du Midi ou du Nord. Ce qu'ils savaient, c'est qu'ils se haïssaient les uns les autres, et leur père encore plus. Ils ne remontaient guère dans leur généalogie sans trouver à quelque degré le rapt, l'inceste ou le parricide. Leur grand-père, comte de Poitou, avait eu Éléonore d'une femme enlevée à son mari, et un saint homme leur avait dit: «De vous il ne naîtra rien de bon.» Éléonore elle-même eut pour amant le père même d'Henri II, et les fils qu'elle avait d'Henri risquaient fort d'être les frères de leur père. On citait sur celui-ci de mot de saint Bernard[412]: «Il vient du Diable, au Diable il retournera.» Richard, l'un d'eux, en disait autant que saint Bernard[413]. Cette origine diabolique était pour eux un titre de famille, et ils la justifiaient par leurs œuvres. Lorsqu'un clerc vint, la croix en main, supplier l'autre fils, Geoffroi, de se réconcilier avec son père et de ne pas imiter Absalon: «Quoi! tu voudrais, répondit le jeune homme, que je me dessaisisse de mon droit de naissance?—À Dieu ne plaise, mon seigneur! répliqua le prêtre, je ne veux rien à votre détriment.—Tu ne comprends pas mes paroles, dit alors le comte de Bretagne. Il est dans la destinée de notre famille que nous ne nous aimions pas entre nous. C'est là notre héritage, et aucun de nous n'y renoncera jamais.»

Il y avait une tradition populaire sur une ancienne comtesse d'Anjou, aïeule des Plantagenets. Son mari, disait-on, avait remarqué qu'elle n'allait guère à la messe, et sortait toujours à la secrète. Il s'avisa de la faire tenir à ce moment par quatre écuyers. Mais elle leur laissa son manteau dans les mains, ainsi que deux de ses enfants qu'elle avait à sa droite; elle enleva les deux autres qu'elle tenait à gauche, sous un pli du manteau, s'envola par une fenêtre et ne reparut jamais[414]. C'est à peu près l'histoire de la Mélusine de Poitou et de Dauphiné. Obligée de redevenir tous les samedis moitié femme et moitié serpent, Mélusine avait bien soin de se tenir cachée ce jour-là. Son mari l'ayant surprise, elle disparut. Ce mari, c'était Geoffroi à la Grand'Dent, dont on voyait encore l'image à Lusignan, sur la porte du fameux château. Toutes les fois qu'il devait mourir quelqu'un de la famille, Mélusine paraissait la nuit sur les tours, et poussait des cris.

La véritable Mélusine, mêlée de natures contradictoires, mère et fille d'une génération diabolique, c'est Éléonore de Guyenne. Son mari la punit des rébellions de ses fils en la tenant prisonnière dans un château fort, elle qui lui avait donné tant d'États. Cette dureté d'Henri II est une des causes de la haine que lui portèrent les hommes du Midi. L'un d'eux, dans une chronique barbare et poétique, exprime l'espérance qu'Éléonore sera bientôt délivrée par ses fils. Selon l'usage de l'époque, il applique à toute cette famille la prophétie de Merlin[415]:

«Tous ces maux-là sont arrivés depuis que le roi de l'Aquilon a frappé le vénérable Thomas de Kenterbury. C'est la reine Aliénor que Merlin désigne comme «l'Aigle du traité rompu...» Réjouis-toi donc, Aquitaine, réjouis-toi, terre de Poitou! le sceptre du roi de l'Aquilon va s'éloigner. Malheur à lui! Il a osé lever la lance contre son seigneur, le roi du Sud...

«Dis-moi, aigle double[416], dis-moi, où donc étais-tu quand tes aiglons, s'envolant du nid paternel, osèrent dresser leurs serres contre le roi de l'Aquilon?... Voilà pourquoi tu as été enlevée de ton pays et amenée dans la terre étrangère. Les chants se sont changés en pleurs, la cithare a fait place au deuil. Nourrie dans la liberté royale au temps de ta molle jeunesse, tes compagnes chantaient, tu dansais au son de leur guitare... Aujourd'hui, je t'en conjure, reine double, modère du moins un peu tes pleurs. Reviens, si tu peux, reviens à tes villes, pauvre prisonnière.

«Où est ta cour? où sont tes jeunes compagnes? où sont tes conseillers? Les uns, traînés loin de leur patrie, ont subi une mort ignominieuse; d'autres ont été privés de la vue; d'autres, bannis, errent en différents lieux. Toi, tu cries, et personne ne t'écoute; car le roi du Nord te tient resserrée comme une ville qu'on assiège. Crie donc, ne te lasse point de crier; élève ta voix comme la trompette, pour que tes fils l'entendent, car le jour approche où tes fils te délivreront, où tu reverras ton pays natal[417]

Ce fut le sort du roi Henri, dans ses dernières années, d'être le persécuteur de sa femme et l'exécration de ses fils. Il se plongeait dans les plaisirs en désespéré. Tout vieilli qu'il était, grisonnant, chargé d'un ventre énorme, il variait tous les jours l'adultère et le viol. Il ne lui suffisait pas de sa belle Rosamonde, dont il avait toujours les bâtards autour de lui. Il viola sa cousine Alix[418], héritière de Bretagne, qui lui avait été confiée comme otage, et lorsqu'il eut obtenu pour son fils une fille du roi de France, qui n'était pas encore nubile, il souilla encore cette enfant[419].

Cependant, la fortune ne se lassait pas de le frapper. Il avait reposé son cœur dans le plaisir, dans la sensualité, dans la nature. C'est comme amant et comme père qu'il fut frappé. Une tradition veut qu'Éléonore ait pénétré le labyrinthe où le vieux roi avait cru cacher Rosamonde[420], et qu'elle l'ait tuée de sa main. Son indigne conduite à l'égard des princesses de Bretagne et de France souleva des haines qui ne s'éteignirent jamais. Il aimait surtout deux de ses fils, Henri et Geoffroi; ils moururent. L'aîné avait souhaité du moins voir son père et lui demander pardon; mais la trahison était si ordinaire chez ces princes, que le vieux roi hésita pour venir, et il apprit bientôt qu'il n'était plus temps[421].

Il lui restait deux fils. Le féroce Richard, le lâche et perfide Jean. Richard trouvait que son père vivait longtemps; il voulait régner. Le vieux Henri refusant de se dépouiller, Richard, en sa présence même, abjura son hommage et se déclara vassal du nouveau roi de France, Philippe-Auguste. Celui-ci affectait, en haine du roi d'Angleterre, une intimité fraternelle avec son fils révolté. Ils mangeaient au même plat et couchaient dans le même lit. La prédication de la croisade suspendit à peine les hostilités entre le père et le fils. Le vieux roi se trouva attaqué de toutes parts à la fois, au nord de l'Anjou par le roi de France, à l'ouest par les Bretons, au sud par les Poitevins. Malgré l'intercession de l'Église, il fut obligé d'accepter la paix que lui dictèrent Philippe et Richard; il fallut qu'il s'avouât expressément vassal du roi de France, et se remît à sa miséricorde. Il aurait consenti à déclarer Jean son héritier pour toutes ses provinces du continent; c'était le plus jeune de ses fils, et, à ce qui semblait, le plus dévoué. Quand les envoyés du roi de France vinrent le trouver, malade et alité qu'il était, il demanda les noms des partisans de Richard dont l'amnistie était une condition du traité. Le premier qu'on lui nomma fut Jean, son fils. «En entendant prononcer ce nom, saisi d'un mouvement presque convulsif, il se leva sur son séant, et promenant autour de lui des yeux pénétrants et hagards: «Est-ce bien vrai, dit-il, que Jean, mon cœur, mon fils de prédilection, celui que j'ai chéri plus que tous les autres, et pour l'amour duquel je me suis attiré tous mes malheurs, s'est aussi séparé de moi?»—On lui répondit qu'il en était ainsi, qu'il n'y avait rien de plus vrai.—«Eh bien, dit-il, en retombant sur son lit et tournant son visage contre le mur, que tout aille dorénavant comme il pourra, je n'ai plus souci ni de moi ni du monde[422]

La chute d'Henri II fut un grand coup pour la puissance anglaise. Elle ne se releva qu'imparfaitement sous Richard, et ce fut pour tomber sous Jean. La cour de Rome profita de leurs revers pour faire reconnaître deux fois sa souveraineté sur l'Angleterre. Henri II et Jean s'avouèrent expressément vassaux et tributaires du pape.

La puissance temporelle du saint-siège s'accrut; mais en peut-on dire autant de son autorité spirituelle? Ne perdit-il pas quelque chose dans le respect des peuples? Cette diplomatie rusée, patiente, qui savait si bien amuser, ajourner, saisir l'occasion, et paraître au moment pour escamoter un royaume, elle devait inspirer à coup sûr une haute idée du savoir-faire des papes, mais en même temps quelques doutes sur leur sainteté. Alexandre III avait défendu l'Italie contre l'Allemagne. Il s'était fort habilement défendu lui-même contre l'empereur et l'antipape. Mais qui avait, pendant ce temps, combattu pour les libertés de l'Église? Qui avait parlé, souffert pour la cause chrétienne? Un prêtre, tantôt délaissé par le pape et tantôt trahi. Le pape avait accepté l'hommage d'un roi en échange du sang d'un martyr. Et maintenant, ce martyr, il était devenu le grand saint de l'Occident. Rome avait été obligée de lui rendre hommage et de le proclamer elle-même. Au temps de Grégoire VII, la sainteté s'était trouvée dans le pape, et le sentiment religieux avait été d'accord avec la hiérarchie. Puis l'humanité, émancipée matériellement par la croisade que les papes ne dirigèrent pas, par le premier mouvement communal qu'ils frappèrent dans Arnaldo de Brescia, avait été remuée par la voix d'Abailard dans ce qu'elle a de plus profond. Pour continuer son émancipation religieuse, Thomas de Kenterbury venait de lui apprendre à chercher ailleurs qu'à Rome l'héroïsme sacerdotal et le zèle des libertés de l'Église.

Ce ne fut point au pape que profitèrent réellement la mort de Saint Thomas et l'abaissement d'Henri; mais bien plutôt au roi de France. C'est lui qui avait donné asile au saint persécuté; il ne l'avait abandonné qu'un instant. Thomas, partant pour le martyre, lui avait fait porter ses adieux par les siens, le déclarant son seul protecteur. Le roi de France avait le premier dénoncé à Rome le meurtre de l'archevêque; il avait immédiatement commencé la guerre, et quoiqu'il eût en cela suivi son intérêt, les peuples lui en savaient gré. Le pape lui-même, lorsque l'empereur l'avait chassé de l'Italie, c'est en France qu'il était venu chercher un asile. Aussi, quoique plus d'une fois il protégeât l'Angleterre quand la France la menaçait, c'est avec celle-ci qu'étaient ses relations les plus intimes, les moins interrompues. Le seul prince sur qui l'Église pût compter, c'était le roi de France, ennemi de l'Anglais, ennemi de l'Allemand. «Ton royaume, écrivait Innocent III à Philippe-Auguste, est si uni avec l'Église que l'un ne peut souffrir sans que l'autre souffre également.» Dans les temps mêmes où l'Église châtiait le roi de France, elle lui conservait une affection maternelle. Au temps de Philippe Ier, pendant que le roi et le royaume étaient frappés de l'interdit pour l'enlèvement de Bertrade, tous les évêques du Nord restèrent dans son parti, et le pape Pascal II lui-même ne se fit pas scrupule de le visiter.

En toute occasion, grande et petite, les évêques lui prêtaient leurs milices. Sur les terres mêmes du duc de Bourgogne, Louis VII se vit appuyé des milices de neuf diocèses contre Frédéric-Barberousse, dont on craignait une invasion. Louis VI fut de même soutenu à l'approche de l'empereur Henri V, et Philippe-Auguste à Bouvines. Comment le clergé n'eût-il pas défendu ces rois, élevés par ses mains, et recevant de lui une éducation toute cléricale? Philippe Ier, couronné à sept ans, lut lui-même le serment qu'il devait prêter[423]. Louis VI fut élevé à l'abbaye de Saint-Denis, et Louis VII dans le cloître de Notre-Dame. Trois de ses frères furent moines. Personne plus que lui ne regarda avec respect et terreur les privilèges de l'Église[424]. Il révérait les prêtres et faisait passer devant lui le moindre clerc. Il faisait trois carêmes, égalant ou surpassant les austérités des moines. Protecteur de Thomas de Kenterbury, il risqua un voyage périlleux en Angleterre pour visiter le tombeau du saint. Que dis-je? le roi de France n'était-il pas saint lui-même? Philippe Ier, Louis-le-Gros, Louis VII, touchaient les écrouelles, et ne pouvaient suffire à l'empressement du simple peuple. Le roi d'Angleterre ne se serait pas avisé de revendiquer ainsi le don des miracles[425].

Aussi grandissait-il, ce bon roi de France, et selon Dieu et selon le monde. Vassal de Saint-Denis, depuis qu'il avait acquis le Vexin, il plaçait le drapeau de l'abbaye, l'oriflamme, à son avant-garde. Il avait mis dans ses armes la mystique fleur de lis, où le moyen âge croyait voir la pureté de sa foi. Comme protecteur des églises, il touchait la régale pendant les vacances, et s'essayait à imposer quelques sommes au clergé, sous prétexte de croisade.

Philippe-Auguste ne dégénéra pas. Sauf les deux époques de son divorce, et de l'invasion d'Angleterre, aucun roi ne fut davantage selon le cœur des prêtres. C'était un prince cauteleux, plus pacifique que guerrier, quelles qu'aient été sous lui les acquisitions de la monarchie. La Philippide de Guillaume-le-Breton, imitation classique de l'Énéide par un chapelain du roi, nous a trompés sur le véritable caractère de Philippe II. Les romans ont achevé de le transfigurer en héros de chevalerie. Dans le fait, les grands succès de son règne, et la victoire de Bouvines elle-même, furent des fruits de sa politique et de la protection de l'Église.

Appelé Auguste pour être né dans le mois d'août, nous le voyons d'abord à quatorze ans malade de peur, pour s'être égaré la nuit dans une forêt[426]. Le premier acte de son règne est éminemment populaire et agréable à l'Église. D'après le conseil d'un ermite alors en grande réputation dans les environs de Paris, il chasse et dépouille les Juifs. C'était dans l'opinion du temps une profession de piété, un soulagement pour les chrétiens. Ceux que les Juifs ruinaient, enfermaient dans leurs prisons, ne manquaient pas d'applaudir.

Les blasphémateurs, les hérétiques furent impitoyablement livrés à l'Église et religieusement brûlés. Les soldats mercenaires que les rois anglais avaient répandus dans le Midi, et qui pillaient pour leur compte, furent poursuivis par Philippe. Il encouragea contre eux l'association populaire des capuchons[427]. Les seigneurs qui vexaient les églises eurent le roi pour ennemi. Il attaqua le duc de Bourgogne, son cousin, pour l'obliger à ménager les prélats de cette province. Il défendit l'Église de Reims contre une semblable oppression. Il écrivit au comte de Toulouse pour l'engager à respecter les saintes églises de Dieu. Enfin sa victoire de Bouvines passa pour le salut du clergé de France. On publiait que les barons d'Othon IV voulaient partager les biens ecclésiastiques et spolier l'Église, comme faisaient les alliés d'Othon, le roi Jean d'Angleterre et les mécréants du Languedoc.

CHAPITRE VI

1200. Innocent III.—Le pape prévaut, par les armes des Français du Nord, sur le roi d'Angleterre et l'empereur d'Allemagne, sur l'empire grec et sur les Albigeois.—Grandeur du roi de France.

La face du monde était sombre à la fin du douzième siècle. L'ordre ancien était en péril, et le nouveau n'avait pas commencé. Ce n'était plus la lutté matérielle du pape et de l'empereur, se chassant alternativement de Rome, comme au temps d'Henri IV et de Grégoire VII. Au onzième siècle, le mal était à la superficie, en 1200 au cœur. Un mal profond, terrible, travaillait le christianisme. Qu'il eût voulu revenir à la querelle des investitures, et n'avoir à combattre que sur la question du bâton droit ou courbé! Alexandre III lui-même, le chef de la ligue lombarde, n'avait osé appuyer Thomas Becket; il avait défendu les libertés italiennes, et trahi celle d'Angleterre. Ainsi l'Église allait s'isoler du grand mouvement du monde. Au lieu de le guider et le devancer, comme elle avait fait jusqu'alors, elle s'efforçait de l'immobiliser, ce mouvement, d'arrêter le temps au passage, de fixer la terre qui tournait sous elle et qui l'emportait. Innocent III parut y réussir; Boniface VIII périt dans l'effort.

Moment solennel, et d'une tristesse infinie. L'espoir de la croisade avait manqué au monde. L'autorité ne semblait plus inattaquable; elle avait promis, elle avait trompé. La liberté commençait à poindre, mais sous vingt aspects fantastiques et choquants, confuse et convulsive, multiforme, difforme. La volonté humaine enfantait chaque jour, et reculait devant ses enfants. C'était comme dans les jours séculaires de la grande semaine de la création: la nature, s'essayant, jeta d'abord des produits bizarres, gigantesques, éphémères, monstrueux avortons dont les restes inspirent l'horreur.

Une chose perçait dans cette mystérieuse anarchie du douzième siècle, qui se produisait sous la main de l'Église irritée et tremblante: c'était un sentiment prodigieusement audacieux de la puissance morale et de la grandeur de l'homme. Ce mot hardi des Pélagiens: Christ n'a rien eu de plus que moi, je puis me diviniser par la vertu, il est reproduit au douzième siècle sous forme barbare et mystique. L'homme déclare que la fin est venue, qu'en lui-même est cette fin; il croit à soi, et se sent Dieu; partout surgissent des messies. Et ce n'est pas seulement dans l'enceinte du christianisme, mais dans le mahométisme même, ennemi de l'incarnation, l'homme se divinise et s'adore. Déjà les Fatemites d'Égypte en ont donné l'exemple. Le chef des Assassins déclare aussi qu'il est l'iman si longtemps attendu, l'esprit incarné d'Ali. Le méhédi des Almohades d'Afrique et d'Espagne est reconnu pour tel par les siens. En Europe, un messie paraît dans Anvers, et toute la populace le suit[428]. Un autre, en Bretagne, semble ressusciter le vieux gnosticisme d'Irlande[429]. Amaury de Chartres et son disciple, le Breton David de Dinan, enseignent que tout chrétien est matériellement un membre du Christ[430], autrement dit, que Dieu est perpétuellement incarné dans le genre humain. Le Fils a régné assez, disent-ils; règne maintenant le Saint-Esprit. C'est sous quelque rapport l'idée de Lessing sur l'éducation du genre humain.

Rien n'égale l'audace de ces docteurs, qui pour la plupart professent à l'université de Paris (autorisée par Philippe-Auguste en 1200). On a cru étouffer Abailard, mais il vit et parle dans son disciple Pierre-le-Lombard, qui de Paris régente toute la philosophie européenne; on compte près de cinq cents commentateurs de ce scolastique. L'esprit d'innovation a reçu deux auxiliaires. La jurisprudence grandit à côté de la théologie qu'elle ébranle; les papes défendent aux prêtres de professer le droit, et ne font qu'ouvrir l'enseignement aux laïques. La métaphysique d'Aristote arrive de Constantinople, tandis que ses commentateurs, apportés d'Espagne, vont être traduits de l'arabe par ordre des rois de Castille et des princes italiens de la maison de Souabe (Frédéric II et Manfred). Ce n'est pas moins que l'invasion de la Grèce et de l'Orient dans la philosophie chrétienne. Aristote prend place presque au niveau de Jésus-Christ[431]. Défendu d'abord par les papes, puis toléré, il règne dans les chaires. Aristote tout haut, tout bas les Arabes et les Juifs, avec le panthéisme d'Averroès et les subtilités de la kabbale. La dialectique entre en possession de tous les sujets, et se pose toutes les questions hardies. Simon de Tournay enseigne à volonté le pour et le contre. Un jour qu'il avait ravi l'école de Paris et prouvé merveilleusement la vérité de la religion chrétienne, il s'écria tout à coup: «Ô petit Jésus, petit Jésus, comme j'ai élevé ta loi! Si je voulais, je pourrais encore mieux la rabaisser[432]

Telle est l'ivresse et l'orgueil du moi à son premier réveil. L'école de Paris s'élève entre les jeunes communes de Flandre et les vieux municipes du Midi, la logique entre l'industrie et le commerce.

Cependant un immense mouvement religieux éclatait dans le peuple sur deux points à la fois: le rationalisme vaudois dans les Alpes, le mysticisme allemand sur le Rhin et aux Pays-Bas.

C'est qu'en effet le Rhin est un fleuve sacré, plein d'histoire et de mystères. Et je ne parle pas seulement de son passage héroïque entre Mayence et Cologne, où il perce sa route à travers le basalte et le granit. Au midi et au nord de ce passage féodal, à l'approche des villes saintes, de Cologne, de Mayence et de Strasbourg, il s'adoucit, il devient populaire, ses rives ondulent doucement en belles plaines; il coule silencieux, sous les barques qui filent et les rets étendus des pêcheurs. Mais une immense poésie dort sur le fleuve. Cela n'est pas facile à définir; c'est l'impression vague d'une vaste, calme et douce nature, peut-être une voix maternelle qui rappelle l'homme aux éléments, et, comme dans la ballade, l'attire altéré au fond des fraîches ondes; peut-être l'attrait poétique de la Vierge, dont les églises s'élèvent tout le long du Rhin jusqu'à sa ville de Cologne, la ville des onze mille vierges. Elle n'existait pas au douzième siècle, cette merveille de Cologne, avec ses flamboyantes roses et ses rampes aériennes dont les degrés vont au ciel; l'église de la Vierge n'existait pas, mais la Vierge existait. Elle était partout sur le Rhin, simple femme allemande; belle ou laide, je n'en sais rien, mais si pure, si touchante et si résignée. Tout cela se voit dans le tableau de l'Annonciation à Cologne. L'ange y présente à la Vierge, non un beau lis, comme dans les tableaux italiens, mais un livre, une dure sentence, la passion du Christ avant sa naissance, avant la conception toutes les douleurs du cœur maternel. La Vierge aussi a eu sa Passion; c'est elle, c'est la femme qui a restauré le génie allemand. Le mysticisme s'est réveillé par les béguines d'Allemagne et des Pays-Bas[433]. Les chevaliers, les nobles minnesingers chantaient la femme réelle, la gracieuse épouse du landgrave de Thuringe, tant célébrée aux combats poétiques de la Wartbourg. Le peuple adorait la femme idéale; il fallait un Dieu-femme à cette douce Allemagne. Chez ce peuple, le symbole du mystère est la rose; simplicité et profondeur, rêveuse enfance d'un peuple à qui il est donné de ne pas vieillir, parce qu'il vit dans l'infini, dans l'éternel.

Ce génie mystique devait s'éteindre, ce semble, en descendant l'Escaut et le Rhin, en tombant dans la sensualité flamande et l'industrialisme des Pays-Bas. Mais l'industrie elle-même avait créé là un monde d'hommes misérables et sevrés de la nature, que le besoin de chaque jour renfermait dans les ténèbres d'un atelier humide; laborieux et pauvres, méritants et déshérités, n'ayant pas même en ce monde cette place au soleil que le bon Dieu semble promettre à tous ses enfants, ils apprenaient par ouï-dire ce que c'était que la verdure des campagnes, le chant des oiseaux et le parfum des fleurs; race de prisonniers, moines de l'industrie, célibataires par pauvreté, ou plus malheureux encore par le mariage, et souffrant des souffrances de leurs enfants. Ces pauvres gens, tisserands la plupart, avaient bien besoin de Dieu; Dieu les visita au douzième siècle, illumina leurs sombres demeures, et les berça du moins d'apparitions et de songes. Solitaires et presque sauvages, au milieu des cités les plus populeuses du monde, ils embrassèrent le Dieu de leur âme, leur unique bien. Le Dieu des cathédrales, le Dieu riche des riches et des prêtres, leur devint peu à peu étranger. Qui voulait leur ôter leur foi, ils se laissaient brûler, pleins d'espoir et jouissant de l'avenir. Quelquefois aussi, poussés à bout, ils sortaient de leurs caves, éblouis du jour, farouches, avec ce gros et dur œil bleu si commun en Belgique, mal armés de leurs outils, mais terribles de leur aveuglement et de leur nombre. À Gand, les tisserands occupaient vingt-sept carrefours, et formaient à eux seuls un des trois membres de la cité. Autour d'Ypres au treizième et au quatorzième siècle, ils étaient plus de deux cent mille.

Rarement l'étincelle fanatique tombait en vain sur ces grandes multitudes. Les autres métiers prenaient parti, moins nombreux, mais gens forts, mieux nourris, rouges, robustes et hardis, de rudes hommes, qui avaient foi dans la grosseur de leurs bras et la pesanteur de leurs mains, des forgerons qui, dans une révolte, continuaient de battre l'ennemi sur la cuirasse des chevaliers; des foulons, des boulangers, qui pétrissaient l'émeute comme le pain; des bouchers qui pratiquaient sans scrupule leur métier sur des hommes. Dans la boue de ces rues, dans la fumée, dans la foule serrée des grandes villes, dans ce triste et confus murmure, il y a, nous l'avons éprouvé, quelque chose qui porte à la tête: une sombre poésie de révolte. Les gens de Gand, de Bruges, d'Ypres, armés, enrégimentés d'avance, se trouvaient au premier coup de cloche sous la bannière du burgmeister; pourquoi? Ils ne le savaient pas toujours, mais ils ne s'en battaient que mieux. C'était le comte, c'était l'évêque, ou leurs gens qui en étaient la cause. Ces Flamands n'aimaient pas trop les prêtres; ils avaient stipulé, en 1193, dans les privilèges de Gand, qu'ils destitueraient leurs curés et chapelains à volonté.

Bien loin de là, au fond des Alpes, un principe différent amenait des révolutions analogues. De bonne heure, les montagnards piémontais, dauphinois, gens raisonneurs et froids, sous le vent des glaciers, avaient commencé à repousser les symboles, les images, les croix, les mystères, toute la poésie chrétienne. Là, point de panthéisme comme en Allemagne, point d'illuminisme comme aux Pays-Bas; pur bon sens, raison simple, solide et forte, sous forme populaire. Dès le temps de Charlemagne, Claude de Turin entreprit cette réforme sur le versant italien; elle fut reprise, au douzième siècle, sur le versant français par un homme de Gap ou d'Embrun, de ce pays qui fournit de maîtres d'école nos provinces du sud-est. Cet homme, appelé Pierre de Bruys, descendit dans le Midi, passa le Rhône, parcourut l'Aquitaine, toujours prêchant le peuple avec un succès immense. Henri, son disciple, en eut encore plus; il pénétra au nord jusque dans le Maine; partout la foule les suivait; laissant là le clergé, brisant les croix, ne voulant plus de culte que la parole. Ces sectaires, réprimés un instant, reparaissent à Lyon sous le marchand Vaud ou Valdus; en Italie, à la suite d'Arnaldo de Brescia. Aucune hérésie, dit un dominicain, n'est plus dangereuse que celle-ci, parce qu'aucune n'est plus durable[434]. Il a raison, ce n'est pas autre chose que la révolte du raisonnement contre l'autorité. Les partisans de Valdus, les Vaudois, s'annonçaient d'abord comme voulant seulement reproduire l'Église des premiers temps dans la pureté, dans la pauvreté apostolique; on les appelait les pauvres de Lyon. L'Église de Lyon, comme nous l'avons dit ailleurs, avait toujours eu la prétention d'être restée fidèle aux traditions du christianisme primitif. Ces Vaudois eurent la simplicité de demander autorisation au pape; c'était demander la permission de se séparer de l'Église. Repoussés, poursuivis, proscrits, ils n'en subsistèrent pas moins dans les montagnes, dans les froides vallées des Alpes, premier berceau de leur croyance, jusqu'aux massacres de Mérindol et de Cabrières, sous François Ier, jusqu'à la naissance du Zwinglianisme et du Calvinisme, qui les adoptèrent comme précurseurs, et reconnurent en eux, pour leur Église récente, une sorte de perpétuité secrète pendant le moyen âge, contre la perpétuité catholique.

Le caractère de la réforme au douzième siècle[435] fut donc le rationalisme dans les Alpes et sur le Rhône, le mysticisme sur le Rhin. En Flandre, elle fut mixte, et plus encore en Languedoc.

Ce Languedoc était le vrai mélange des peuples, la vraie Babel. Placé au coude de la grande route de France, d'Espagne et d'Italie, il présentait une singulière fusion de sang ibérien, gallique et romain, sarrasin et gothique. Ces éléments divers y formaient de dures oppositions. Là devait avoir lieu le grand combat des croyances et des races. Quelles croyances? Je dirais volontiers toutes. Ceux mêmes qui les combattirent, n'y surent rien distinguer, et ne trouvèrent d'autre moyen de désigner ces fils de la confusion, que par le nom d'une ville: Albigeois.

L'élément sémitique, juif et arabe était fort en Languedoc. Narbonne avait été longtemps la capitale des Sarrasins en France. Les Juifs étaient innombrables. Maltraités, mais pourtant soufferts, ils florissaient à Carcassonne, à Montpellier, à Nîmes; leurs rabbins y tenaient des écoles publiques. Ils formaient le lien entre les chrétiens et les mahométans, entre la France et l'Espagne. Les sciences applicables aux besoins matériels, médecine et mathématiques, étaient l'étude commune aux hommes des trois religions[436]. Montpellier était plus lié avec Salerne et Cordoue qu'avec Rome. Un commerce actif associait tous ces peuples, rapprochés plus que séparés par la mer. Depuis les croisades surtout, le Haut-Languedoc s'était comme incliné à la Méditerranée, et tourné vers l'Orient; les comtes de Toulouse étaient comtes de Tripoli. Les mœurs et la foi équivoque des chrétiens de la terre sainte avaient reflué dans nos provinces du Midi. Les belles monnaies, les belles étoffes d'Asie[437] avaient fort réconcilié nos croisés avec le monde mahométan. Les marchands du Languedoc s'en allaient toujours en Asie la croix sur l'épaule, mais c'était beaucoup plus pour visiter le marché d'Acre que le Saint-Sépulcre de Jérusalem. L'esprit mercantile avait tellement dominé les répugnances religieuses, que les évêques de Maguelonne et de Montpellier faisaient frapper des monnaies sarrasines, gagnaient sur les espèces, et escomptaient sans scrupule l'empreinte du croissant[438].

La noblesse eût dû, ce semble, tenir mieux contre les nouveautés. Mais ici ce n'était point cette chevalerie du Nord, ignorante et pieuse, qui pouvait encore prendre la croix en 1200. Ces nobles du Midi étaient des gens d'esprit qui savaient bien la plupart que penser de leur noblesse. Il n'y en avait guère qui, en remontant un peu, ne rencontrassent dans leur généalogie quelque grand'mère sarrasine ou juive. Nous avons déjà vu qu'Eudes, l'ancien duc d'Aquitaine, l'adversaire de Charles-Martel, avait donné sa fille à un émir sarrasin. Dans les romans carlovingiens, les chevaliers chrétiens épousent sans scrupule leur belle libératrice, la fille du sultan. À dire vrai, dans ce pays de droit romain, au milieu des vieux municipes de l'Empire, il n'y avait pas précisément de nobles, ou plutôt tous l'étaient; les habitants des villes, s'entend. Les villes constituaient une sorte de noblesse à l'égard des campagnes. Le bourgeois avait, tout comme le chevalier, sa maison fortifiée et couronnée de tours. Il paraissait dans les tournois, et souvent désarçonnait le noble, qui n'en faisait que rire[439].

Si l'on veut connaître ces nobles, qu'on lise ce qui reste de Bertrand de Born, cet ennemi juré de la paix, ce Gascon qui passa sa vie à souffler, la guerre et à la chanter. Bertrand donne au fils d'Éléonore de Guyenne, au bouillant Richard, un sobriquet: Oui et non[440]. Mais ce nom lui va fort bien à lui-même et à tous ces mobiles esprits du Midi.

Gracieuse, mais légère, trop légère littérature, qui n'a pas connu d'autre idéal que l'amour, l'amour de la femme. L'esprit scolastique et légiste envahit dès leur naissance les fameuses cours d'Amour. Les formes juridiques y étaient rigoureusement observées dans la discussion des questions légères de la galanterie[441]. Pour être pédantesques, les décisions n'en étaient pas moins immorales. La belle comtesse de Narbonne, Ermengarde (1143-1197), l'amour des poètes et des rois, décide dans un arrêt conservé religieusement que l'époux divorcé peut fort bien redevenir l'amant de sa femme mariée à un autre. Éléonore de Guyenne prononce que le véritable amour ne peut exister entre époux; elle permet de prendre pour quelque temps une autre amante afin d'éprouver la première. La comtesse de Flandre, princesse de la maison d'Anjou (vers 1134), la comtesse de Champagne, fille d'Éléonore, avaient institué de pareils tribunaux dans le nord de la France; et probablement ces contrées, qui prirent part à la croisade des Albigeois, avaient été médiocrement édifiées de la jurisprudence des dames du Midi.

Un mot sur la situation politique du Midi. Nous en comprendrons d'autant mieux sa révolution religieuse.

Au centre, il y avait la grande cité de Toulouse, république sous un comte. Les domaines de celui-ci s'étendaient chaque jour. Dès la première croisade, c'était le plus riche prince de la chrétienté. Il avait manqué la royauté de Jérusalem, mais pris Tripoli. Cette grande puissance était, il est vrai, fort inquiétée. Au Nord, les comtes de Poitiers, devenus rois d'Angleterre, au midi la grande maison de Barcelone, maîtresse de la Basse-Provence et de l'Aragon, traitaient le comte de Toulouse d'usurpateur, malgré une possession de plusieurs siècles. Ces deux maisons de Poitiers et de Barcelone avaient la prétention de descendre de saint Guilhem, le tuteur de Louis-le-Débonnaire, le vainqueur des Maures, celui dont le fils Bernard avait été proscrit par Charles-le-Chauve. Les comtes de Roussillon, de Cerdagne, de Conflant, de Bézalu, réclamaient la même origine. Tous étaient ennemis du comte de Toulouse. Il n'était guère mieux avec les maisons de Béziers, Carcassonne, Albi et Nîmes. Aux Pyrénées, c'étaient des seigneurs pauvres et braves, singulièrement entreprenants, gens à vendre, espèces de condottieri que la fortune destinait aux plus grandes choses; je parle des maisons de Foix, d'Albret et d'Armagnac. Les Armagnac prétendaient aussi au comté de Toulouse et l'attaquaient souvent. On sait le rôle qu'ils ont joué au quatorzième et au quinzième siècle; histoire tragique, incestueuse, impie. Le Rouergue et l'Armagnac, placés en face l'un de l'autre, aux deux coins de l'Aquitaine, sont, comme on sait, avec Nîmes, la partie énergique, souvent atroce, du Midi. Armagnac, Comminges, Béziers, Toulouse, n'étaient jamais d'accord que pour faire la guerre aux Églises. Les interdits ne les troublaient guère. Le comte de Comminges gardait paisiblement trois épouses à la fois. Si nous en croyons les chroniqueurs ecclésiastiques, le comte de Toulouse, Raimond VI, avait un harem. Cette Judée de la France, comme on a appelé le Languedoc, ne rappelait pas l'autre seulement par ses bitumes et ses oliviers; elle avait aussi Sodome et Gomorrhe, et il était à craindre que la vengeance des prêtres ne lui donnât sa mer Morte.

Que les croyances orientales aient pénétré dans ce pays, c'est ce qui ne surprendra pas. Toute doctrine y avait pris; mais le manichéisme, la plus odieuse de toutes dans le monde chrétien, a fait oublier les autres. Il avait éclaté de bonne heure au moyen âge en Espagne. Rapporté, ce semble, en Languedoc de la Bulgarie et de Constantinople[442], il y prit pied aisément. Le dualisme persan leur sembla expliquer la contradiction que présentent également l'univers et l'homme. Race hétérogène, ils admettaient volontiers un monde hétérogène; il leur fallait à côté du bon Dieu un dieu mauvais à qui ils pussent imputer tout ce que l'Ancien Testament présente de contraire au Nouveau[443]; à ce dieu revenaient encore la dégradation du christianisme et l'avilissement de l'Église. En eux-mêmes, et dans leur propre corruption, ils reconnaissaient la main d'un créateur malfaisant, qui s'était joué du monde. Au bon Dieu l'esprit, au mauvais la chair. Celle-ci, il fallait l'immoler. C'est là le grand mystère du manichéisme. Ici se présentait un double chemin. Fallait-il la dompter, cette chair par l'abstinence, jeûner, fuir le mariage, restreindre la vie, prévenir la naissance, et dérober au démon créateur tout ce que lui peut ravir la volonté? Dans ce système, l'idéal de la vie c'est la mort, et la perfection serait le suicide. Ou bien, faut-il dompter la chair, en l'assouvissant, faire taire le monstre en emplissant sa gueule aboyante, y jeter quelque chose de soi pour sauver le reste... au risque d'y jeter tout, et d'y tomber soi-même tout entier?

En conservant sur les Albigeois notre récit basé sur le poème orthodoxe qu'a publié M. Fauriel et sur la Chronique en prose qu'on en a tirée au quatorzième siècle, nous renvoyons à la savante histoire de M. Schmidt, reconstruite avec les interrogatoires trouvés dans les archives de Carcassonne et de Toulouse. Nous attendons impatiemment l'ouvrage de M. N. Peyrat, qui a eu d'autres sources et va renouveler une histoire écrite jusqu'ici sur le seul témoignage des persécuteurs (1860).]

Nous savons mal quelles étaient les doctrines précises des manichéens du Languedoc. Dans les récits de leurs ennemis, nous voyons qu'on leur impute à la fois des choses contradictoires, qui sans doute s'appliquent à des sectes différentes[444].

Ainsi à côté de l'Église s'élevait une autre Église dont la Rome était Toulouse. Un Nicétas de Constantinople avait présidé près de Toulouse, en 1167, comme pape, le concile des évêques manichéens. La Lombardie, la France du Nord, Albi, Carcassonne, Aran, avaient été représentées par leurs pasteurs. Nicétas y avait exposé la pratique des manichéens d'Asie, dont le peuple s'informait avec empressement. L'Orient, la Grèce byzantine, envahissaient définitivement l'Église occidentale. Les Vaudois eux-mêmes, dont le rationalisme semble un fruit spontané de l'esprit humain, avaient fait écrire leurs premiers livres par un certain Ydros, qui, à en juger par son nom, doit aussi être un Grec. Aristote et les Arabes entraient en même temps dans la science. Les antipathies de langues, de races, de peuples, disparaissaient. L'empereur d'Allemagne, Conrad, était parent de Manuel Comnène. Le roi de France avait donné sa fille à un César byzantin. Le roi de Navarre, Sanche-l'Enfermé, avait demandé la main d'une fille du chef des Almohades. Richard Cœur-de-Lion se déclara frère d'armes du sultan Malek-Adhel, et lui offrit sa sœur. Déjà Henri II avait menacé le pape de se faire mahométan. On assure que Jean offrit réellement aux Almohades d'apostasier pour obtenir leurs secours. Ces rois d'Angleterre étaient étroitement unis avec le Languedoc et l'Espagne. Richard donna une de ses sœurs au roi de Castille, l'autre à Raimond VI. Il céda même à celui-ci l'Agénois, et renonça à toutes les prétentions de la maison de Poitiers sur Toulouse. Ainsi les hérétiques, les mécréants, s'unissaient, se rapprochaient de toutes parts. Des coïncidences fortuites y contribuaient; par exemple, le mariage de l'empereur Henri VI avec l'héritière de Sicile établit des communications continuelles entre l'Allemagne, l'Italie et cette île toute arabe. Il semblait que les deux familles humaines, l'européenne et l'asiatique, allassent à la rencontre l'une de l'autre; chacune d'elles se modifiait, comme pour différer moins de sa sœur. Tandis que les Languedociens adoptaient la civilisation moresque et les croyances de l'Asie, le mahométisme s'était comme christianisé dans l'Égypte, dans une grande partie de la Perse et de la Syrie, en adoptant sous diverses formes le dogme de l'incarnation[445].

Quels devaient être dans ce danger de l'Église le trouble et l'inquiétude de son chef visible! Le pape avait depuis Grégoire VII réclamé la domination du monde et la responsabilité de son avenir. Guindé à une hauteur immense, il n'en voyait que mieux les périls qui l'environnaient. Ce prodigieux édifice du christianisme au moyen âge, cette cathédrale du genre humain, il en occupait la flèche, il y siégeait dans la nue à la pointe de la croix, comme quand de celle de Strasbourg vous embrassez quarante villes et villages sur les deux rives du Rhin. Position glissante, et d'un vertige effroyable! Il voyait de là je ne sais combien d'armées qui venaient marteau en main à la destruction du grand édifice, tribu par tribu, génération par génération. La masse était ferme, il est vrai; l'édifice vivant, bâti d'apôtres, de saints, de docteurs, plongeait bien loin son pied dans la terre. Mais tous les vents battaient contre, de l'orient et de l'occident, de l'Asie et de l'Europe, du passé et de l'avenir. Pas la moindre nuée à l'horizon qui ne promît un orage.

Le pape était alors un Romain. Innocent III[446]. Tel péril, tel homme. Grand légiste, habitué à consulter le droit sur toute question, il s'examina lui-même, et crut à son droit. L'Église avait pour elle la possession actuelle; possession ancienne, si ancienne qu'on pouvait croire à la prescription. L'Église, dans ce grand procès, était le défendeur, propriétaire reconnu, établi sur le fonds disputé; elle en avait les titres: le droit écrit semblait pour elle. Le demandeur, c'était l'esprit humain; il venait un peu tard. Puis il semblait s'y prendre mal, dans son inexpérience, chicanant sur des textes, au lieu d'invoquer l'équité. Qui lui eût demandé ce qu'il voulait, il était impossible de l'entendre; des voix confuses s'élevaient pour répondre. Tous demandaient choses différentes. En politique, ils attestaient la république antique. En religion, les uns voulaient supprimer le culte, et revenir aux apôtres. Les autres remontaient plus haut, et rentraient dans l'esprit de l'Asie; ils voulaient deux dieux; ou bien préféraient la stricte unité de l'islamisme. L'islamisme avançait vers l'Europe; en même temps que Saladin reprenait Jérusalem, les Almohades d'Afrique envahissaient l'Espagne, non avec des armées, comme les anciens Arabes, mais avec le nombre et l'aspect effroyable d'une migration de peuple. Ils 'étaient trois ou quatre cent mille à la bataille de Tolosa. Que serait-il advenu du monde si le mahométisme eût vaincu? On tremble d'y penser. Il venait de porter un fruit terrible: l'ordre des Assassins. Déjà tous les princes chrétiens et musulmans craignaient pour leur vie. Plusieurs d'entre eux communiquaient, dit-on, avec l'ordre, et l'animaient au meurtre de leurs ennemis. Les rois anglais étaient suspects de liaison avec les Assassins. L'ennemi de Richard, Conrad de Tyr et de Montferrat, prétendant au trône de Jérusalem, tomba sous leurs poignards, au milieu de sa capitale. Philippe-Auguste affecta de se croire menacé, et prit des gardes, les premiers qu'aient eus nos rois. Ainsi la crainte et l'horreur animaient l'Église et le peuple; les récits effrayants circulaient. Les Juifs, vivante image de l'Orient au milieu du christianisme, semblaient là pour entretenir la haine des religions. Aux époques de fléaux naturels, de catastrophes politiques, ils correspondaient, disait-on, avec les infidèles, et les appelaient. Riches sous leurs haillons, retirés, sombres et mystérieux, ils prêtaient aux accusations de toute espèce. Dans ces maisons toujours fermées, l'imagination du peuple soupçonnait quelque chose d'extraordinaire. On croyait qu'ils attiraient des enfants chrétiens pour les crucifier à l'image de Jésus-Christ[447]. Des hommes en butte à tant d'outrages pouvaient en effet être tentés de justifier la persécution par le crime.

Tels apparaissaient alors les ennemis de l'Église. Les préjugés du peuple, l'ivresse sanguinaire des haines et des terreurs, tout cela remontait par tous les rangs du clergé jusqu'au pape. Ce serait aussi faire trop grande injure à la nature humaine que de croire que l'égoïsme ou l'intérêt de corps anima seul les chefs de l'Église. Non, tout indique qu'au treizième siècle ils étaient encore convaincus de leur droit. Ce droit admis, tous les moyens leur furent bons pour le défendre. Ce n'était pas pour un intérêt humain que saint Dominique parcourait les campagnes du Midi, envoyant à la mort des milliers de sectaires[448]. Et quelle qu'ait été dans ce terrible Innocent III la tentation de l'orgueil et de la vengeance, d'autres motifs encore l'animèrent dans la croisade des Albigeois et la fondation de l'inquisition dominicaine. Il avait vu, dit-on, en songe l'ordre des dominicains comme un grand arbre sur lequel penchait et s'appuyait l'église de Latran, près de tomber.

Plus elle penchait cette église, plus son chef porta haut l'orgueil. Plus on niait, plus il affirma. À mesure que ses ennemis croissaient de nombre, il croissait d'audace, et se roidissait d'autant plus. Ses prétentions montèrent avec son péril, au-dessus de Grégoire VII, au-dessus d'Alexandre III. Aucun pape ne brisa comme lui les rois. Ceux de France et de Léon, il leur ôta leurs femmes; ceux de Portugal, d'Aragon, d'Angleterre, il les traita en vassaux, et leur fit payer tribut. Grégoire VII en était venu à dire, ou faire dire par ses canonistes, que l'empire avait été fondé par le diable, et le sacerdoce par Dieu. Le sacerdoce, Alexandre III et Innocent III le concentrèrent dans leurs mains. Les évêques, à les entendre, devaient être nommés, déposés par le pape, assemblés à son plaisir, et leurs jugements réformés à Rome[449]. Là résidait l'Église elle-même, le trésor des miséricordes et des vengeances; le pape, seul juge du juste et du vrai, disposait souverainement du crime et de l'innocence, défaisait les rois, et faisait les saints.

Le monde civil se débattait alors entre l'empereur, le roi d'Angleterre et le roi de France; les deux premiers, ennemis du pape. L'empereur était le plus près. C'était l'habitude de l'Allemagne d'inonder périodiquement l'Italie[450], puis de refluer, sans laisser grande trace. L'empereur s'en venait, la lance sur la cuisse, par les défilés du Tyrol, à la tête d'une grosse et lourde cavalerie, jusqu'en Lombardie, à la plaine de Roncaglia. Là paraissaient les juristes de Ravenne et Bologne, pour donner leur consultation sur les droits impériaux. Quand ils avaient prouvé en latin aux Allemands que leur roi de Germanie, leur César, avait tous les droits de l'ancien empire romain, il allait à Monza près Milan, au grand dépit des villes, prendre la couronne de fer. Mais la campagne n'était pas belle, s'il ne poussait jusqu'à Rome et ne se faisait couronner de la main du pape. Les choses en venaient rarement jusque-là. Les barons allemands étaient bientôt fatigués du soleil italien; ils avaient fait leur temps loyalement, ils s'écoulaient peu à peu; l'empereur presque seul repassait, comme il pouvait, les monts. Il emportait du moins une magnifique idée de ses droits. Le difficile était de la réaliser. Les seigneurs allemands, qui avaient écouté patiemment les docteurs de Bologne, ne permettaient guère à leur chef de pratiquer ces leçons. Il en prit mal de l'essayer aux plus grands empereurs, même à Frédéric-Barberousse. Cette idée d'un droit immense, d'une immense impuissance, toutes les rancunes de cette vieille guerre, Henri VI les apporta en naissant. C'est peut-être le seul empereur en qui on ne retrouve rien de la débonnaireté germanique. Il fut pour Naples et la Sicile, héritage de sa femme, un conquérant sanguinaire, un furieux tyran. Il mourut jeune, empoisonné par sa femme, ou consommé de ses propres violences. Son fils, pupille du pape Innocent III, fut un empereur tout italien, un Sicilien, ami des Arabes, le plus terrible ennemi de l'Église.

Le roi d'Angleterre n'était guère moins hostile au pape; son ennemi et son vassal alternativement, comme un lion qui brise et subit sa chaîne. C'était justement alors le Cœur-de-Lion, l'Aquitain Richard, le vrai fils de sa mère Éléonore, celui dont les révoltes la vengeaient des infidélités d'Henri II. Richard et Jean son frère aimaient le Midi, le pays de leur mère: ils s'entendaient avec Toulouse, avec les ennemis de l'Église. Tout en promettant ou faisant la croisade, ils étaient liés avec les musulmans.

Le jeune Philippe, roi à quinze ans sous la tutelle du comte de Flandre (1180), et dirigé par un Clément de Metz son gouverneur, et maréchal du palais, épousa la fille du comte de Flandre, malgré sa mère et ses oncles, les princes de Champagne. Ce mariage rattachait les Capétiens à la race de Charlemagne, dont les comtes de Flandre étaient descendus[451]. Le comte de Flandre rendait au roi Amiens, c'est-à-dire la barrière de la Somme, et lui promettait l'Artois, le Valois et le Vermandois. Tant que le roi n'avait point l'Oise et la Somme, on pouvait à peine dire que la monarchie fût fondée. Mais une fois maître de la Picardie, il avait peu à craindre la Flandre, et pouvait prendre la Normandie à revers. Le comte de Flandre essaya en vain de ressaisir Amiens, en se confédérant avec les oncles du roi[452]. Celui-ci employa l'intervention du vieil Henri II, qui craignait en Philippe l'ami de son fils Richard, et il obtint encore que le comte de Flandre rendrait une partie du Vermandois (Oise). Puis, quand le Flamand fut près de partir pour la croisade, Philippe, soutenant la révolte de Richard contre son père, s'empara des deux places si importantes du Mans et de Tours; par l'une il inquiétait la Normandie et la Bretagne; par l'autre, il dominait la Loire. Il avait dès lors dans ses domaines les trois grands archevêchés du royaume, Reims, Tours et Bourges, les métropoles de Belgique, de Bretagne et d'Aquitaine.

La mort d'Henri II fut un malheur pour Philippe; elle plaçait sur le trône son grand ami Richard, avec qui il mangeait et couchait, et qui lui était si utile pour tourmenter le vieux roi. Richard devenait lui-même le rival de Philippe, rival brillant qui avait tous les défauts des hommes du moyen âge, et qui ne leur plaisait que mieux. Le fils d'Éléonore était surtout célébré pour cette valeur emportée qui s'est rencontrée souvent chez les méridionaux[453]. À peine l'enfant prodigue eut-il en main l'héritage paternel qu'il donna, vendit, perdit, gâta. Il voulait à tout prix faire de l'argent comptant, et partir pour la croisade. Il trouva pourtant à Salisbury un trésor de cent mille marcs, tout un siècle de rapines et de tyrannie. Ce n'était pas assez: il vendit à l'évêque de Durham le Northumberland pour sa vie. Il vendit au roi d'Écosse Berwick, Roxburgh, et cette glorieuse suzeraineté qui avait tant coûté à ses pères. Il donna à son frère Jean, croyant se l'attacher, un comté en Normandie et sept en Angleterre; c'était près d'un tiers du royaume. Il espérait regagner en Asie bien plus qu'il ne sacrifiait en Europe.

La croisade devenait de plus en plus nécessaire. Louis VII et Henri II avaient pris la croix, et étaient restés. Leur retard avait entraîné la ruine de Jérusalem (1187). Ce malheur était pour les rois défunts un péché énorme qui pesait sur leur âme, une tache à leur mémoire que leurs fils semblaient tenus de laver. Quelque peu impatient que pût être Philippe-Auguste d'entreprendre cette expédition ruineuse, il lui devenait impossible de s'y soustraire. Si la prise d'Édesse avait décidé cinquante ans auparavant la seconde croisade, que devait-il être de celle de Jérusalem? Les chrétiens ne tenaient plus la terre sainte, pour ainsi dire, que par le bord. Ils assiégeaient Acre, le seul port qui pût recevoir les flottes des pèlerins, et assurer les communications avec l'Occident.

Le marquis de Montferrat, prince de Tyr, et prétendant au royaume de Jérusalem, faisait promener par l'Europe une représentation de la malheureuse ville. Au milieu s'élevait le Saint-Sépulcre, et par-dessus un cavalier sarrasin dont le cheval salissait le tombeau du Christ. Cette image d'opprobre et d'amer reproche perçait l'âme des chrétiens occidentaux; on ne voyait que gens qui se battaient la poitrine et criaient: «Malheur à moi[454]

Le mahométisme éprouvait depuis un demi-siècle une sorte de réforme et de restauration, qui avait entraîné la ruine du petit royaume de Jérusalem. Les Atabeks de Syrie, Zenghi et son fils Nuhreddin, deux saints de l'islamisme[455], originaires de l'Irak (Babylonie), avaient fondé entre l'Euphrate et le Taurus une puissance militaire, rivale et ennemie des Fatemites d'Égypte et des Assassins. Les Atabeks s'attachaient à la loi stricte du Koran, et détestaient l'interprétation, dont on avait tant abusé. Ils se rattachaient au calife de Bagdad; cette vieille idole, depuis longtemps esclave des chefs militaires qui se succédaient, vit ceux-ci se soumettre à lui volontairement et lui faire hommage de leurs conquêtes. Les Alides, les Assassins, les esprits forts, les phelassefé ou philosophes, furent poursuivis avec acharnement et impitoyablement mis à mort, tout comme les novateurs en Europe. Spectacle bizarre: deux religions ennemies, étrangères l'une à l'autre, s'accordaient à leur insu pour proscrire à la même époque la liberté de la pensée. Nuhreddin était un légiste, comme Innocent III; et son général, Salaheddin (Saladin) renversa les schismatiques musulmans d'Égypte, pendant que Simon de Montfort exterminait les schismatiques chrétiens du Languedoc.

Toutefois la pente à l'innovation était si rapide et si fatale, que les enfants de Nuhreddin se rapprochèrent déjà des Alides et des Assassins, et que Salaheddin fut obligé de les renverser. Ce Kurde, ce barbare, le Godefroi ou le saint Louis du mahométisme, grande âme au service d'une toute petite dévotion[456], nature humaine et généreuse qui s'imposait l'intolérance, apprit aux chrétiens une dangereuse vérité, c'est qu'un circoncis pouvait être un saint, qu'un mahométan pouvait naître chevalier par la pureté du cœur et la magnanimité.

Saladin avait frappé deux coups sur les ennemis de l'islamisme. D'une part, il envahit l'Égypte, détrôna les Fatemites, détruisit le foyer des croyances hardies qui avaient pénétré toute l'Asie. De l'autre, il renversa le petit royaume chrétien de Jérusalem, défit et prit le roi Lusignan à la bataille de Tibériade[457], et s'empara de la ville sainte. Son humanité pour ses captifs contrastait, d'une manière frappante, avec la dureté des chrétiens d'Asie pour leurs frères. Tandis que ceux de Tripoli fermaient leurs portes aux fugitifs de Jérusalem, Saladin employait l'argent qui restait des dépenses du siège à la délivrance des pauvres et des orphelins qui se trouvaient entre les mains de ses soldats; son frère, Malek-Adhel, en délivra pour sa part deux mille.

La France avait, presque seule, accompli la première croisade. L'Allemagne avait puissamment contribué à la seconde. La troisième fut populaire surtout en Angleterre. Mais le roi Richard n'emmena que des chevaliers et des soldats, point d'hommes inutiles, comme dans les premières croisades. Le roi de France en fit autant, et tous deux passèrent sur des vaisseaux génois et marseillais. Cependant, l'empereur Frédéric-Barberousse était déjà parti par le chemin de terre avec une grande et formidable armée. Il voulait relever sa réputation militaire et religieuse, compromise par ses guerres d'Italie. Les difficultés auxquelles avaient succombé Conrad et Louis VII, dans l'Asie Mineure, Frédéric les surmonta. Ce héros, déjà vieux et fatigué de tant de malheurs, triompha encore et de la nature et de la perfidie des Grecs, et des embûches du sultan d'Iconium, sur lequel il remporta une mémorable victoire[458]; mais ce fut pour périr sans gloire dans les eaux d'une méchante petite rivière d'Asie. Son fils, Frédéric de Souabe, lui survécut à peine un an; languissant et malade, il refusa d'écouter les médecins qui lui prescrivaient l'incontinence, et se laissa mourir, emportant la gloire de la virginité[459], comme Godefroi de Bouillon.

Cependant, les rois de France et d'Angleterre suivaient ensemble la route de mer, avec des vues bien bien différentes. Dès la Sicile, les deux amis étaient brouillés. C'était, nous l'avons vu par l'exemple de Bohémond et de Raymond de Saint-Gilles, c'était la tentation des Normands et des Aquitains, de s'arrêter volontiers sur la route de la croisade. À la première, ils voulaient s'arrêter à Constantinople, puis à Antioche. Le Gascon-Normand Richard eut de même envie de faire halte dans cette belle Sicile. Tancrède, qui s'en était fait roi, n'avait pour lui que la voix du peuple et la haine des Allemands, qui réclamaient, au nom de Constance, fille du dernier roi et femme de l'empereur. Tancrède avait fait mettre en prison la veuve de son prédécesseur, qui était sœur du roi d'Angleterre. Richard n'eût pas mieux demandé que de venger cet outrage. Déjà, sur un prétexte, il avait planté son drapeau sur Messine. Tancrède n'eut d'autre ressource que de gagner à tout prix Philippe-Auguste, qui, comme suzerain de Richard, le força d'ôter son drapeau. La jalousie en était venue au point qu'à entendre les Siciliens, le roi de France les eût sollicités de l'aider à exterminer les Anglais. Il fallut que Richard se contentât de vingt mille onces d'or, que Tancrède lui offrit comme douaire de sa sœur; il devait lui en donner encore vingt mille pour dot d'une de ses filles qui épouserait le neveu de Richard. Le roi de France ne lui laissa pas prendre tout seul cette somme énorme. Il cria bien haut contre la perfidie de Richard, qui avait promis d'épouser sa sœur, et qui avait amené en Sicile, comme fiancée, une princesse de Navarre. Il savait fort bien que cette sœur avait été séduite par le vieil Henri II; Richard demanda de prouver la chose, et lui offrit dix mille marcs d'argent. Philippe prit sans scrupule l'argent et la honte.

Le roi d'Angleterre fut plus heureux en Chypre. Le petit roi grec de l'île ayant mis la main sur un des vaisseaux de Richard, où se trouvaient sa mère et sa sœur, et qui avait été jeté à la côte, Richard ne manqua pas une si belle occasion. Il conquit l'île sans difficulté, et chargea le roi de chaînes d'argent. Philippe-Auguste l'attendait déjà devant Acre, refusant de donner l'assaut avant l'arrivée de son frère d'armes.

Un auteur estime à six cent mille le nombre de ceux des chrétiens qui vinrent successivement combattre dans cette arène du siège d'Acre[460]. Cent vingt mille y périrent[461]; et ce n'était pas, comme à la première croisade, une foule d'hommes de toutes sortes, libres ou serfs, mélange de toute race, de toute condition, tourbe aveugle, qui s'en allaient à l'aventure où les menait la fureur divine, l'œstre de la croisade. Ceux-ci étaient des chevaliers, des soldats, la fleur de l'Europe. Toute l'Europe y fut représentée, nation par nation. Une flotte sicilienne était venue d'abord, puis les Belges, Frisons et Danois; puis, sous le comte de Champagne, une armée de Français, Anglais et Italiens; puis les Allemands, conduits par le duc de Souabe, après la mort de Frédéric-Barberousse. Alors arrivèrent avec les flottes de Gênes, de Pise, de Marseille, les Français de Philippe-Auguste, et les Anglais, Normands-Bretons, Aquitains de Richard Cœur-de-Lion. Même avant l'arrivée des deux rois, l'armée était si formidable, qu'un chevalier s'écriait: Que Dieu reste neutre, et nous avons la victoire!

D'autre part, Saladin avait écrit au calife de Bagdad et à tous les princes musulmans pour en obtenir des secours. C'était la lutte de l'Europe et de l'Asie. Il s'agissait de bien autre chose que de la ville d'Acre. Des esprits aussi ardents que Richard et Saladin devaient nourrir d'autres pensées. Celui-ci ne se proposait pas moins qu'une anticroisade, une grande expédition, où il eût percé à travers toute l'Europe jusqu'au cœur du pays des Francs[462]. Ce projet téméraire eût pourtant effrayé l'Europe, si Saladin, renversant le faible empire grec, eût apparu dans la Hongrie et l'Allemagne, au moment même où quatre cent mille Almohades essayaient de forcer la barrière de l'Espagne et des Pyrénées.

Les efforts furent proportionnés à la grandeur du prix. Tout ce qu'on savait d'art militaire fut mis en jeu, la tactique ancienne et la féodale, l'européenne et l'asiatique, les tours mobiles, le feu grégeois, toutes les machines connues alors. Les chrétiens, disent les historiens arabes, avaient apporté des laves de l'Etna et les lançaient dans les villes, comme les foudres dardées contre les anges rebelles. Mais la plus terrible machine de guerre, c'était le roi Richard lui-même. Ce mauvais fils d'Henri II, le fils de la colère, dont toute la vie fut comme un accès de violence furieuse, s'acquit parmi les Sarrasins un renom impérissable de vaillance et de cruauté. Lorsque la garnison d'Acre eut été forcée de capituler, Saladin refusant de racheter les prisonniers, Richard les fit tous égorger entre les deux camps. Cet homme terrible n'épargnait ni l'ennemi, ni les siens, ni lui-même. Il revient de la mêlée, dit un historien, tout hérissé de flèches, semblable à une pelote couverte d'aiguilles[463]. Longtemps encore après, les mères arabes faisaient taire leurs petits enfants en leur nommant le roi Richard; et quand le cheval d'un Sarrasin bronchait, le cavalier lui disait: Crois-tu donc avoir vu Richard d'Angleterre[464]?

Cette valeur et tous ces efforts produisirent peu de résultat. Toutes les nations de l'Europe étaient, nous l'avons dit, représentées au siège d'Acre, mais aussi toutes les haines nationales. Chacun combattait comme pour son compte, et tâchait de nuire aux autres, bien loin de les seconder; les Génois, les Pisans, les Vénitiens, rivaux de guerre et de commerce, se regardaient d'un œil hostile. Les Templiers et les Hospitaliers avaient peine à ne pas en venir aux mains. Il y avait dans le camp deux rois de Jérusalem, Gui de Lusignan soutenu par Philippe-Auguste, Conrad de Tyr et Montferrat appuyé par Richard. La jalousie de Philippe augmentait avec la gloire de son rival. Étant tombé malade, il l'accusait de l'avoir empoisonné. Il réclamait moitié de l'île de Chypre et de l'argent de Tancrède. Enfin il quitta la croisade et s'embarqua presque seul, laissant là les Français honteux de son départ[465]. Richard, resté seul, ne réussit pas mieux; il choquait tout le monde par son insolence et son orgueil. Les Allemands ayant arboré leurs drapeaux sur une partie des murs, il les fit jeter dans le fossé. Sa victoire d'Assur resta inutile; il manqua le moment de prendre Jérusalem, en refusant de promettre la vie à la garnison. Au moment où il approchait de la ville, le duc de Bourgogne l'abandonna avec ce qui restait de Français. Dès lors tout était perdu; un chevalier lui montrant de loin la ville sainte, il se mit à pleurer, et ramena sa cotte d'armes devant ses yeux, disant: «Seigneur, ne permettez pas que je voie votre ville, puisque je n'ai pas su la délivrer[466]

Cette croisade fut effectivement la dernière. L'Asie et l'Europe s'étaient approchées et s'étaient trouvées invincibles. Désormais, c'est vers d'autres contrées, vers l'Égypte, vers Constantinople, partout ailleurs qu'à la terre sainte, que se dirigeront, sous des prétextes plus ou moins spécieux, les grandes expéditions des chrétiens. L'enthousiasme religieux a d'ailleurs considérablement diminué; les miracles, les révélations qui ont signalé la première croisade, disparaissent à la troisième. C'est une grande expédition militaire, une lutte de races autant que de religion; ce long siège est pour le moyen âge comme un siège de Troie. La plaine d'Acre est devenue à la longue une patrie commune pour les deux partis. On s'est mesuré, on s'est vu tous les jours, on s'est connu, les haines se sont effacées. Le camp des chrétiens est devenu une grande ville fréquentée par les marchands des deux religions[467]. Ils se voient volontiers, ils dansent ensemble, et les ménestrels chrétiens associent leurs voix au son des instrument arabes[468]. Les mineurs des deux partis, qui se rencontrent dans leur travail souterrain, conviennent de ne pas se nuire. Bien plus, chaque parti en vient à se haïr lui-même plus que l'ennemi. Richard est moins ennemi de Saladin que de Philippe-Auguste, et Saladin déteste les Assassins et les Alides plus que les chrétiens[469].

Pendant tout ce grand mouvement du monde, le roi de France faisait ses affaires à petit bruit. L'honneur à Richard, à lui le profit; il semblait résigné au partage. Richard reste chargé de la cause de la chrétienté, s'amuse aux aventures, aux grands coups d'épée, s'immortalise et s'appauvrit. Philippe, qui est parti en jurant de ne point nuire à son rival, ne perd point de temps; il passe à Rome pour demander au pape d'être délié de son serment[470]. Il entre en France à temps pour partager la Flandre, à la mort de Philippe d'Alsace; il oblige sa fille et son gendre, le comte de Hainaut, d'en laisser une partie comme douaire à sa veuve; mais il garde pour lui-même l'Artois et Saint-Omer, en mémoire de sa femme Isabelle de Flandre. Cependant, il excite les Aquitains à la révolte, il encourage le frère de Richard à se saisir du trône. Les renards font leur main, dans l'absence du lion. Qui sait s'il reviendra? il se fera probablement tuer ou prendre. Il fut pris en effet, pris par des chrétiens, en trahison. Ce même duc d'Autriche qu'il avait outragé, dont il avait jeté la bannière dans les fossés de Saint-Jean d'Acre, le surprit passant incognito sur ses terres, et le livra à l'empereur Henri VI[471]. C'était le droit du moyen âge. L'étranger qui passait sur les terres du seigneur sans son consentement lui appartenait. L'empereur ne s'inquiéta pas du privilège de la croisade. Il avait détruit les Normands de Sicile, il trouva bon d'humilier, ceux d'Angleterre. D'ailleurs Jean et Philippe-Auguste lui offraient autant d'argent que Richard en eût donné pour sa rançon. Il l'eût gardé sans doute; mais la vieille Éléonore, le pape, les seigneurs allemands eux-mêmes, lui firent honte de retenir prisonnier le héros de la croisade. Il ne le lâcha toutefois qu'après avoir exigé de lui une énorme rançon de cent cinquante mille marcs d'argent; de plus, il fallut qu'ôtant son chapeau de sa tête, Richard lui fît hommage, dans une diète de l'Empire. Henri lui concéda en retour le titre dérisoire du royaume d'Arles. Le héros revint chez lui (1194), après une captivité de treize mois, roi d'Arles, vassal de l'Empire et ruiné. Il lui suffit de paraître pour réduire Jean et repousser Philippe. Ses dernières années s'écoulèrent sans gloire dans une alternative de trêves et de petites guerres. Cependant les comtes de Bretagne, de Flandre, de Boulogne, de Champagne et de Blois étaient pour lui contre Philippe. Il périt au siège de Chaluz, dont il voulait forcer le seigneur à lui livrer un trésor (1199)[472]. Jean lui succéda, quoiqu'il eût désigné pour son héritier le jeune Arthur, son neveu, duc de Bretagne.

Cette période ne fut pas plus glorieuse pour Philippe. Les grands vassaux étaient jaloux de son agrandissement; et il s'était imprudemment brouillé avec le pape, dont l'amitié avait élevé si haut sa maison. Philippe, qui avait épousé une princesse danoise dans l'unique espoir d'obtenir contre Richard une diversion des Danois, prit en dégoût la jeune barbare dès le jour des noces; n'ayant plus besoin du secours de son père, il la répudia pour épouser Agnès de Méranie de la maison de Franche-Comté. Ce malheureux divorce, qui le brouilla plusieurs années avec l'Église, le condamna à l'inaction, et le rendit spectateur immobile et impuissant des grands événements qui se passèrent alors, de la mort de Richard et de la quatrième croisade.

Les Occidentaux avaient peu d'espoir de réussir dans une entreprise où avait échoué leur héros, Richard Cœur-de-Lion. Cependant, l'impulsion donnée depuis un siècle continuait de soi-même. Les politiques essayèrent de la mettre à profit. L'empereur Henri VI prêcha lui-même l'assemblée de Worms, déclarant qu'il voulait expier la captivité de Richard. L'enthousiasme fut au comble; tous les princes allemands prirent la croix. Un grand nombre s'achemina par Constantinople, d'autres se laissèrent aller à suivre l'empereur, qui leur persuadait que la Sicile était le véritable chemin de la terre sainte. Il en tira un puissant secours pour conquérir ce royaume dont sa femme était héritière, mais dont tout le peuple, normand, italien, arabe, était d'accord pour repousser les Allemands. Il ne s'en rendit maître qu'en faisant couler des torrents de sang. On dit que sa femme elle-même l'empoisonna, vengeant sa patrie sur son époux. Henri, nourri par les juristes de Bologne dans l'idée du droit illimité des Césars, comptait se faire un point de départ pour envahir l'empire grec, comme avait fait Robert Guiscard, puis revenir en Italie, et réduire le pape au niveau du patriarche de Constantinople.

Cette conquête de l'empire grec, qu'il ne put accomplir, fut la suite, l'effet imprévu de la quatrième croisade. La mort de Saladin, l'avènement d'un jeune pape, plein d'ardeur (Innocent III), semblaient ranimer la chrétienté. La mort d'Henri VI rassurait l'Europe alarmée de sa puissance. La croisade prêchée par Foulques de Neuilly fut surtout populaire dans le nord de la France. Un comte de Champagne venait d'être roi de Jérusalem; son frère, qui lui succédait en France, prit la croix, et avec lui la plupart de ses vassaux; ce puissant seigneur était à lui seul suzerain de dix-huit cents fiefs. Nommons en tête de ses vassaux son maréchal de Champagne, Geoffroi de Villehardouin, l'historien de cette grande expédition, le premier historien de la France en langue vulgaire; c'est encore un Champenois, le sire de Joinville, qui devait raconter l'histoire de saint Louis et la fin des croisades. Les seigneurs du nord de la France prirent la croix en foule, les comtes de Brienne, de Saint-Paul, de Boulogne, d'Amiens, les Dampierre, les Montmorency, le fameux Simon de Montfort, qui revenait de la terre sainte, où il avait conclu une trêve avec les Sarrasins au nom des chrétiens de la Palestine. Le mouvement se communiqua au Hainaut, à la Flandre; le comte de Flandre, beau-frère du comte de Champagne, se trouva, par la mort prématurée de celui-ci, le chef principal de la croisade. Les rois de France et d'Angleterre avaient trop d'affaires; l'Empire était divisé entre deux empereurs.

On ne songeait plus à prendre la route de terre. On connaissait trop bien les Grecs. Tout récemment, ils avaient massacré les Latins qui se trouvaient à Constantinople[473], et essayé de faire périr à son passage l'empereur Frédéric-Barberousse. Pour faire le trajet par mer, il fallait des vaisseaux; on s'adressa aux Vénitiens[474]. Ces marchands profitèrent du besoin des croisés, et n'accordèrent pas à moins de quatre-vingt-cinq mille marcs d'argent. De plus, ils voulurent être associés à la croisade, en fournissant cinquante galères. Avec cette petite mise, ils stipulaient la moitié des conquêtes. Le vieux doge Dandolo, octogénaire et presque aveugle, ne voulut remettre à personne la direction d'une entreprise qui pouvait être si profitable à la république et déclara qu'il monterait lui-même sur la flotte[475]. Le marquis de Montferrat, Boniface, brave et pauvre prince, qui avait fait les guerres saintes, et dont le frère Conrad s'était illustré par la défense de Tyr, fut chargé du commandement en chef, et promit d'amener les Piémontais et les Savoyards.

Lorsque les croisés furent rassemblés à Venise, les Vénitiens leur déclarèrent, au milieu des fêtes du départ, qu'ils n'appareilleraient pas avant d'être payés. Chacun se saigna et donna ce qu'il avait emporté; avec tout cela, il s'en fallait de trente-quatre mille marcs que la somme ne fût complète[476]. Alors l'excellent doge intercéda, et remontra au peuple qu'il ne serait pas honorable d'agir à la rigueur dans une si sainte entreprise. Il proposa que les croisés s'acquittassent en assiégeant préalablement, pour les Vénitiens, la ville de Zara, en Dalmatie, qui s'était soustraite au joug des Vénitiens, pour reconnaître le roi de Hongrie. Le roi de Hongrie avait lui-même pris la croix; c'était mal commencer la croisade que d'attaquer une de ses villes. Le légat du pape eut beau réclamer, le doge lui déclara que l'armée pouvait se passer de ses directions, prit la croix sur son bonnet ducal, et entraîna les croisés devant Zara[477], puis devant Trieste. Ils conquirent, pour leurs bons amis de Venise, presque toutes les villes de l'Istrie.

Pendant que ces braves et honnêtes chevaliers gagnent leur passage à cette guerre, «voici venir, dit Villehardouin, une grande merveille, une aventure inespérée et la plus étrange du monde». Un jeune prince grec, fils de l'empereur Isaac, alors dépossédé par son frère, vient embrasser les genoux des croisés, et leur promettre des avantages immenses, s'ils veulent rétablir son père sur le trône. Ils seront tous riches à jamais, l'Église grecque se soumettra au pape, et l'empereur rétabli les aidera de tout son pouvoir à reconquérir Jérusalem. Dandolo est le premier touché de l'infortune du prince. Il décida les croisés à commencer la croisade par Constantinople. En vain le pape lança l'interdit, en vain Simon de Montfort et plusieurs autres[478] se séparèrent d'eux et cinglèrent vers Jérusalem. La majorité suivit les chefs, Beaudoin et Boniface, qui se rangeaient à l'avis des Vénitiens.

Quelque opposition que mît le pape à l'entreprise, les croisés croyaient faire œuvre sainte en lui soumettant l'Église grecque malgré lui. L'opposition et la haine mutuelle des Latins et des Grecs ne pouvaient plus croître. La vieille guerre religieuse, commencée par Photius au neuvième siècle[479], avait repris au onzième (vers l'an 1053)[480]. Cependant l'opposition commune contre les mahométans, qui menaçaient Constantinople, semblait devoir amener une réunion. L'empereur Constantin Monomaque fit de grands efforts; il appela les légats du pape; les deux clergés se virent, s'examinèrent, mais dans le langage de leurs adversaires ils crurent n'entendre que des blasphèmes, et, des deux côtés l'horreur augmenta. Ils se quittèrent en consacrant la rupture des deux Églises par une excommunication mutuelle (1054).

Avant la fin du siècle, la croisade de Jérusalem, sollicitée par les Comnène eux-mêmes, amena les Latins à Constantinople. Alors les haines nationales s'ajoutèrent aux haines religieuses; les Grecs détestèrent la brutale insolence des Occidentaux; ceux-ci accusèrent la trahison des Grecs. À chaque croisade, les Francs qui passaient par Constantinople délibéraient s'ils ne s'en rendraient pas maîtres, et ils l'auraient fait sans la loyauté de Godefroi de Bouillon et de Louis-le-Jeune. Lorsque la nationalité grecque eut un réveil si terrible sous le tyran Andronic, les Latins établis à Constantinople furent enveloppés dans un même massacre (avril 1182)[481]. L'intérêt du commerce en ramena un grand nombre sous les successeurs d'Andronic, malgré le péril continuel. C'était au sein même de Constantinople une colonie ennemie, qui appelait les Occidentaux et devait les seconder, si jamais ils tentaient un coup de main sur la capitale de l'empire grec. Entre tous les Latins, les seuls Vénitiens pouvaient et souhaitaient cette grande chose. Concurrents des Génois pour le commerce du Levant, ils craignaient d'être prévenus par eux. Sans parler de ce grand nom de Constantinople et des précieuses richesses enfermées dans ses murs où l'empire romain s'était réfugié, sa position dominante entre l'Europe et l'Asie promettait à qui pourrait la prendre le monopole du commerce et la domination des mers. Le vieux doge Dandolo, que les Grecs avaient autrefois privé de la vue, poursuivait ce projet avec toute l'ardeur du patriotisme et de la vengeance. On assure enfin que le sultan Malek-Adhel, menacé par la croisade, avait fait contribuer toute la Syrie pour acheter l'amitié des Vénitiens, et détourner sur Constantinople le danger qui menaçait la Judée et l'Égypte. Nicétas, bien plus instruit que Villehardouin des précédents de la croisade, assure que tout était préparé, et que l'arrivée du jeune Alexis ne fit qu'augmenter une impulsion déjà donnée: «Ce fut, dit-il, un flot sur un flot.»

Les croisés furent, dans la main de Venise, une force aveugle et brutale qu'elle lança contre l'empire byzantin. Ils ignoraient et les motifs des Vénitiens, et leurs intelligences, et l'état de l'empire qu'ils attaquaient. Aussi, quand ils se virent en face de cette prodigieuse Constantinople, qu'ils aperçurent ces palais, ces églises innombrables, qui étincelaient au soleil avec leurs dômes dorés, lorsqu'ils virent ces myriades d'hommes sur les remparts, ils ne purent se défendre de quelque émotion: «Et sachez, dit Villehardouin, que il ne ot si hardi cui le cuer ne frémist... Chacun regardoit ses armes... que par tems en aront mestier.»

La population était grande, il est vrai, mais la ville était désarmée. Il était convenu, entre les Grecs, depuis qu'ils avaient repoussé les Arabes, que Constantinople était imprenable, et cette opinion faisait négliger tous les moyens de la rendre telle. Elle avait seize cents bateaux pêcheurs et seulement vingt vaisseaux. Elle n'en envoya aucun contre la flotte latine; aucun n'essaya de descendre le courant pour y jeter le feu grégeois. Soixante mille hommes apparurent sur le rivage, magnifiquement armés, mais au premier signe des croisés ils s'évanouirent[482]. Dans la réalité, cette cavalerie légère n'eût pu soutenir le choc de la lourde gendarmerie des Latins. La ville n'avait que ses fortes murailles et quelques corps d'excellentes troupes, je parle de la garde varangienne, composée de Danois et de Saxons, réfugiés d'Angleterre. Ajoutez-y quelques auxiliaires de Pise. La rivalité commerciale et politique armait partout les Pisans contre les Vénitiens.

Ceux-ci avaient probablement des amis dans la ville. Dès qu'ils eurent forcé le port, dès qu'ils se présentèrent au pied des murs, l'étendard de Saint-Marc y apparut, planté par une main invisible, et le doge s'empara rapidement de vingt-cinq tours. Mais il lui fallut perdre cet avantage pour aller au secours des Francs, enveloppés par cette cavalerie grecque qu'ils avaient tant méprisée. La nuit même, l'empereur désespéra et s'enfuit; on tira de prison son prédécesseur, le vieil Isaac Comnène, et les croisés n'eurent plus qu'à entrer triomphants dans Constantinople.

Il était impossible que la croisade se terminât ainsi. Le nouvel empereur ne pouvait satisfaire l'exigence de ses libérateurs qu'en ruinant ses sujets. Les Grecs murmuraient, les Latins pressaient, menaçaient. En attendant, ils insultaient le peuple de mille manières, et l'empereur lui-même qui était leur ouvrage. Un jour, en jouant aux dés avec le prince Alexis, ils le coiffèrent d'un bonnet de laine ou de poil. Ils choquaient à plaisir tous les usages des Grecs, et se scandalisaient de tout ce qui leur était nouveau. Ayant vu une mosquée ou une synagogue, ils fondirent sur les infidèles; ceux-ci se défendirent. Le feu fut mis à quelques maisons; l'incendie gagna, il embrasa la partie la plus peuplée de Constantinople, dura huit jours et s'étendit sur une surface d'une lieue.

Cet événement mit le comble à l'exaspération du peuple. Il se souleva contre l'empereur dont la restauration avait entraîné tant de calamités. La pourpre fut offerte pendant trois jours à tous les sénateurs. Il fallait un grand courage pour l'accepter. Les Vénitiens qui, ce semble, eussent pu essayer d'intervenir, restaient hors des murs, et attendaient. Peut-être craignaient-ils de s'engager dans cette ville immense où ils auraient pu être écrasés. Peut-être leur convenait-il de laisser accabler l'empereur qu'ils avaient fait, pour rentrer en ennemis dans Constantinople. Le vieil Isaac fut en effet mis à mort, et remplacé par un prince de la maison royale, Alexis Murzuphle, qui se montra digne des circonstances critiques où il acceptait l'empire. Il commença par repousser les propositions captieuses des Vénitiens, qui offraient encore de se contenter d'une somme d'argent. Ils l'auraient ainsi ruiné et rendu odieux au peuple, comme son prédécesseur. Murzuphle leva de l'argent, mais pour faire la guerre. Il arma des vaisseaux, et par deux fois essaya de brûler la flotte ennemie. Le péril était grand pour les Latins. Cependant, il était impossible que Murzuphle improvisât une armée. Les croisés étaient bien autrement aguerris; les Grecs ne purent soutenir l'assaut; Nicétas avoue naïvement que, dans ce moment terrible, un chevalier latin, qui renversait tout devant lui, leur parut haut de cinquante pieds[483].

Les chefs s'efforcèrent de limiter les abus de la victoire; ils défendirent, sous peine de mort, le viol des femmes mariées, des vierges et des religieuses. Mais la ville fut cruellement pillée. Telle fut l'énormité du butin, que cinquante mille marcs ayant été ajoutés à la part des Vénitiens, pour dernier payement de la dette, il resta aux Francs cinq cent mille marcs[484]. Un nombre innombrable de monuments précieux, entassés dans Constantinople, depuis que l'empire avait perdu tant de provinces, périrent sous les mains de ceux qui se les disputaient, qui voulaient les partager, ou qui détruisaient pour détruire. Les églises, les tombeaux, ne furent point respectés. Une prostituée chanta et dansa dans la chaire du patriarche[485]. Les barbares dispersèrent les ossements des empereurs; quand ils vinrent au tombeau de Justinien, ils s'aperçurent avec surprise que le législateur était encore tout entier dans son tombeau.

À qui devait revenir l'honneur de s'asseoir dans le trône de Justinien, et de fonder le nouvel empire? Le plus digne était le vieux Dandolo. Mais les Vénitiens eux-mêmes s'y opposèrent; il ne leur convenait pas de donner à une famille ce qui était à la république. Pour la gloire de restaurer l'empire, elle les touchait peu; ce qu'ils voulaient, ces marchands, c'étaient des ports, des entrepôts, une longue chaîne de comptoirs, qui leur assurât toute la route de l'Orient. Ils prirent pour eux les rivages et les îles; de plus, trois des huit quartiers de Constantinople, avec le titre bizarre de seigneurs d'un quart et demi de l'empire grec[486].

L'empire, réduit à un quart, fut déféré à Beaudoin, comte de Flandre, descendant de Charlemagne et parent du roi de France. Le marquis de Montferrat se contenta du royaume de Macédoine. La plus grande partie de l'empire, celle même qui était échue aux Vénitiens, fut démembrée en fiefs.

Le premier soin du nouvel empereur fut de s'excuser auprès du pape. Celui-ci se trouva embarrassé de son triomphe involontaire. C'était un grand coup porté à l'infaillibilité pontificale, que Dieu eût justifié par le succès une guerre condamnée du saint-siège. L'union des deux Églises, le rapprochement des deux moitiés de la chrétienté, avait été consommé par des hommes frappés de l'interdit. Il ne restait au pape qu'à réformer sa sentence et pardonner à ces conquérants qui voulaient bien demander pardon. La tristesse d'Innocent III est visible dans sa réponse à l'empereur Beaudoin. Il se compare au pêcheur de l'Évangile, qui s'effraye de la pêche miraculeuse; puis il prétend audacieusement qu'il est pour quelque chose dans le succès; qu'il a, lui aussi, tendu le filet: «Hoc unum audacter affirmo, qui laxavi retia in capturam[487].» Mais il était au-dessus de sa toute-puissance de persuader une telle chose, de faire que ce qu'il avait dit n'eût pas été dit, qu'il eût approuvé ce qu'il avait désapprouvé. La conquête de l'empire grec ébranlait son autorité dans l'Occident plus qu'elle ne retendait dans l'Orient.

Les résultats de ce mémorable événement ne furent pas aussi grands qu'on eût pu le penser. L'empire latin de Constantinople dura moins encore que le royaume latin de Jérusalem (1204-1261). Venise seule en tira d'immenses avantages matériels. La France n'y gagna qu'en influence; ses mœurs et sa langue, déjà portées si loin par la première croisade, se répandirent dans l'Orient. Beaudoin et Boniface, l'empereur et le roi de Macédoine, étaient cousins du roi de France. Le comte de Blois eut le duché de Nicée; le comte de Saint-Paul, celui de Demotica, près d'Andrinople. Notre historien, Geoffroi de Villehardouin, réunit les offices de maréchal de Champagne et de Romanie. Longtemps encore après la chute de l'empire latin de Constantinople, vers 1300, le Catalan Montaner nous assure que dans la principauté de Morée et le duché d'Athènes, «on parlait français aussi bien qu'à Paris[488]».

CHAPITRE VII
SUITE.

Ruine de Jean.—Défaite de l'empereur.—Guerre des Albigeois.—Grandeur du roi de France. (1204-1222.)

Voilà le pape vainqueur des Grecs malgré lui. La réunion des deux Églises est opérée. Innocent est le seul chef spirituel du monde. L'Allemagne, la vieille ennemie des papes, est mise hors de combat; elle est déchirée entre deux empereurs, qui prennent le pape pour arbitre. Philippe-Auguste vient de se soumettre à ses ordres, et de reprendre une épouse qu'il hait. L'occident et le midi de la France ne sont pas si dociles. Les Vaudois résistent sur le Rhône, les Manichéens en Languedoc et aux Pyrénées. Tout le littoral de la France sur les deux mers, semble prêt à se détacher de l'Église. Le rivage de la Méditerranée et celui de l'Océan obéissent à deux princes d'une foi douteuse, les rois d'Aragon et d'Angleterre, et entre eux se trouvent les foyers de l'hérésie, Béziers, Carcassonne, Toulouse, où le grand concile des Manichéens s'est assemblé.

Le premier frappé fut le roi d'Angleterre, duc de Guyenne, voisin, et aussi parent du comte de Toulouse, dont il élevait le fils. Le pape et le roi de France profitèrent de sa ruine. Mais cet événement était préparé de longue date. La puissance des rois anglo-normands ne s'appuyait, nous l'avons vu, que sur les troupes mercenaires qu'ils achetaient; ils ne pouvaient prendre confiance ni dans les Saxons, ni dans les Normands. L'entretien de ces troupes supposait des ressources et un ordre administratif étranger aux habitudes de cet âge. Ces rois n'y suppléaient que par les exactions d'une fiscalité violente, qui augmentaient encore les haines, rendaient leur position plus périlleuse, et les obligeaient d'autant plus à s'entourer de ces troupes qui ruinaient et soulevaient le peuple. Dilemme terrible, dans la solution duquel ils devaient succomber. Renoncer à l'emploi des mercenaires, c'était se mettre entre les mains de l'aristocratie normande; continuer à s'en servir, c'était marcher dans une route de perdition certaine. Le roi devait trouver sa ruine dans la réconciliation des deux races qui divisaient l'île; Normands et Saxons devaient finir par s'entendre pour l'abaissement de la royauté; la perte des provinces françaises devait être le premier résultat de cette révolution.

Au moins Henri II avait amassé un trésor. Mais Richard ruina l'Angleterre dès son départ pour la croisade. «Je vendrais Londres, disait-il, si je pouvais trouver un acheteur[489].» D'une mer à l'autre, dit un contemporain, l'Angleterre se trouva pauvre[490]. Il fallut pourtant trouver de l'argent pour payer l'énorme rançon exigée par l'empereur. Il en fallut encore lorsque Richard, de retour, voulut guerroyer le roi de France. Tout ce qu'il avait vendu à son départ, il le reprit sans rembourser les acheteurs. Après avoir ruiné le présent, il ruinait l'avenir. Dès lors il ne devait plus se trouver un homme qui voulût rien prêter ou acheter au roi d'Angleterre. Son successeur, bon ou mauvais, habile ou inhabile, se trouvait d'avance condamné à une pauvreté irrémédiable, à une incurable impuissance.

Cependant le progrès des choses aurait au contraire exigé de nouvelles ressources. La désharmonie de l'empire anglais n'avait jamais été plus loin. Cet empire se composait de populations qui toutes s'étaient fait la guerre avant d'être réunies sous un même joug. La Normandie ennemie de l'Angleterre avant Guillaume, la Bretagne ennemie de la Normandie, et l'Anjou ennemi du Poitou, le Poitou qui réclamait sur tout le Midi les droits de duché d'Aquitaine, tous maintenant se trouvaient ensemble, bon gré mal gré. Sous les règnes précédents, le roi d'Angleterre avait toujours pour lui quelqu'une de ces provinces continentales. Le Normand Guillaume et ses deux premiers successeurs purent compter sur la Normandie, Henri II sur les Angevins, ses compatriotes; Richard Cœur-de-Lion plut généralement aux Poitevins, aux Aquitains, compatriotes de sa mère, Éléonore de Guyenne. Il releva la gloire des méridionaux qui le regardaient comme un des leurs; il faisait des vers en leur langue, il les avait en foule autour de lui: son principal lieutenant était le Basque Marcader. Mais peu à peu ces diverses populations s'éloignèrent des rois d'Angleterre; elles s'apercevaient qu'en réalité, Normand, Angevin ou Poitevin, ce roi, séparé d'elles par tant d'intérêts différents, était en réalité un prince étranger. La fin du règne de Richard acheva de désabuser les sujets continentaux de l'Angleterre.

Ces circonstances expliqueraient la violence, les emportements, les revers de Jean, quand même il eût été meilleur et plus habile. Il lui fallut recourir à des expédients inouïs pour tirer de l'argent d'un pays tant de fois ruiné. Que restait-il après l'avide et prodigue Richard? Jean essaya d'arracher de l'argent aux barons, et ils lui firent signer la Grande Charte; il se rejeta sur l'Église, elle le déposa. Le pape et son protégé, le roi de France, profitèrent de sa ruine. Le roi d'Angleterre, sentant son navire enfoncer, jeta à la mer la Normandie, la Bretagne. Le roi de France n'eut qu'à ramasser.

Ce déchirement infaillible et nécessaire de l'empire anglais se trouva provoqué d'abord par la rivalité de Jean et d'Arthur son neveu. Celui-ci, fils de l'héritière de Bretagne et d'un frère de Jean, avait été dès sa naissance accepté par les Bretons, comme un libérateur et un vengeur. Ils l'avaient, malgré Henri II, baptisé du nom national d'Arthur. Les Aquitains favorisaient sa cause. La vieille Éléonore seule tenait contre son petit-fils pour Jean son fils, pour l'unité de l'empire anglais que l'élévation d'Arthur aurait divisé[491]. Arthur en effet faisait bon marché de cette unité: il offrait au roi de France de lui céder la Normandie, pourvu qu'il eût la Bretagne, le Maine, la Touraine, l'Anjou, le Poitou et l'Aquitaine. Jean eût été réduit à l'Angleterre. Philippe acceptait volontiers, mettait ses garnisons dans les meilleures places d'Arthur, et, n'espérant pas s'y maintenir, il les démolissait. Le neveu de Jean, trahi ainsi par son allié, se tourna de nouveau vers son oncle; puis revint au parti de la France, envahit le Poitou et assiégea sa grand'mère Éléonore dans Mirebeau. Ce n'était pas chose nouvelle dans cette race de voir les fils armés contre leurs parents. Cependant Jean vint au secours, délivra sa mère, défit Arthur et le prit avec la plupart des grands seigneurs de son parti. Que devint le prisonnier? c'est ce qu'on n'a bien su jamais. Mathieu Paris prétend que Jean, qui l'avait bien traité d'abord, fut alarmé des menaces et de l'obstination du jeune Breton; «Arthur disparut, dit-il, et Dieu veuille qu'il en ait été autrement que ne le rapporte la malveillante renommée!» Mais Arthur avait excité trop d'espérances pour que l'imagination des peuples se soit résignée à cette incertitude. On assura que Jean l'avait fait périr. On ajouta bientôt qu'il l'avait tué de sa propre main. Le chapelain de Philippe-Auguste raconte, comme s'il l'eût vu, que Jean prit Arthur dans un bateau, qu'il lui donna lui-même deux coups de poignard, et le jeta dans la rivière, à trois milles du château de Rouen[492]. Les Bretons rapprochaient de leur pays le lieu de la scène; ils la plaçaient près de Cherbourg, au pied de ces falaises sinistres qui présentent un précipice tout le long de l'Océan. Ainsi allait la tradition grandissant de détail et d'intérêt dramatique. Enfin dans la pièce de Shakespeare, Arthur est un tout jeune enfant sans défense, dont les douces et innocentes paroles désarment le plus farouche assassin.

Cet événement plaçait Philippe-Auguste dans la meilleure position. Il avait déjà nourri contre Richard le bruit de ses liaisons avec les infidèles, avec le Vieux de la Montagne; il avait pris des gardes pour se préserver de ses émissaires[493]. Il exploita contre Jean le bruit de la mort d'Arthur. Il se porta pour vengeur et pour juge du crime. Il assigna Jean à comparaître devant la cour des hauts barons de France, la cour des pairs, comme on disait alors d'après les romans de Charlemagne. Déjà il l'y avait appelé pour se justifier d'avoir enlevé au comte de la Marche, Isabelle de Lusignan. Jean demanda au moins un sauf-conduit. Il lui fut refusé. Condamné sans être entendu, il leva une armée en Angleterre et en Irlande, employant les dernières violences pour forcer les barons de le suivre, jusqu'à saisir les biens de ceux qui refusaient, à d'autres, le septième de leur revenu. Tout cela ne servit de rien. Ils s'assemblèrent, mais une fois réunis à Portsmouth, ils lui firent déclarer par l'archevêque Hubert qu'ils étaient décidés à ne point s'embarquer. Au fait, que leur importait cette guerre? La plupart, quoique Normands d'origine, étaient devenus étrangers à la Normandie. Ils ne se souciaient pas de se battre pour fortifier leur roi contre eux, et le mettre à même de réduire ses sujets insulaires avec ceux du continent.

Jean s'était aussi adressé au pape, accusant Philippe d'avoir rompu la paix et violé ses serments. Innocent se porta pour juge, non du fief, mais du péché[494]. Ses légats ne décidèrent rien. Philippe s'empara de la Normandie (1204). Jean, lui-même avait déclaré aux Normands qu'ils n'avaient aucun secours à attendre. Il s'était plongé en désespéré dans les plaisirs. Les envoyés de Rouen le trouvèrent jouant aux échecs, et avant de répondre, il voulut achever la partie. «Il dînait tous les jours splendidement avec sa belle reine, et prolongeait le sommeil du matin jusqu'à l'heure du repas[495].» Cependant, s'il n'agissait point lui-même, il négociait avec les ennemis de l'Église et du roi de France. Il payait des subsides à l'empereur Othon IV, son neveu; il s'entendait d'une part avec les Flamands, de l'autre avec les seigneurs du midi de la France, et élevait à sa cour son autre neveu, fils du comte de Toulouse.

Ce comte, le roi d'Aragon, et le roi d'Angleterre, suzerains de tout le Midi, semblaient réconciliés aux dépens de l'Église; ils gardaient à peine quelques ménagements extérieurs. Le danger était immense de ce côté pour l'autorité ecclésiastique. Ce n'étaient point des sectaires isolés, mais une Église tout entière qui s'était formée contre l'Église. Les biens du clergé étaient partout envahis. Le nom même de prêtre était une injure. Les ecclésiastiques n'osaient laisser voir leur tonsure en public[496]. Ceux qui se résignaient à porter la robe cléricale, c'étaient quelques serviteurs des nobles, auxquels ceux-ci la faisaient prendre pour envahir sous leur nom quelque bénéfice. Dès qu'un missionnaire catholique se hasardait à prêcher, il s'élevait des cris de dérision. La sainteté, l'éloquence ne leur imposaient point. Ils avaient hué saint Bernard[497].

La lutte était imminente en 1200. L'église hérétique était organisée; elle avait sa hiérarchie, ses prêtres, ses évêques, son pape; leur concile général s'était tenu à Toulouse; cette ville eût été sans doute leur Rome, et son Capitole eût remplacé l'autre. L'église nouvelle envoyait partout d'ardents missionnaires: l'innovation éclatait dans les pays les plus éloignés, les moins soupçonnés, en Picardie, en Flandre, en Allemagne, en Angleterre, en Lombardie, en Toscane, aux portes de Rome, à Viterbe. Les populations du Nord voyaient parmi elles les soldats mercenaires, les routiers, pour la plupart au service d'Angleterre, réaliser tout ce qu'on racontait de l'impiété du Midi. Ils venaient partie du Brabant, partie de l'Aquitaine; le Basque Marcader était l'un des principaux lieutenants de Richard Cœur-de-Lion. Les montagnards du Midi, qui aujourd'hui descendent en France ou en Espagne pour gagner de l'argent par quelque petite industrie, en faisaient autant au moyen âge, mais alors la seule industrie était la guerre. Ils maltraitaient les prêtres tout comme les paysans, habillaient leurs femmes des vêtements consacrés, battaient les clercs et leur faisaient chanter la messe par dérision. C'était encore un de leurs plaisirs de salir, de briser les images du Christ, de lui casser les bras et les jambes, de le traiter plus mal que les Juifs à la Passion. Ces routiers étaient chers aux princes, précisément à cause de leur impiété, qui les rendait insensibles aux censures ecclésiastiques. Un charpentier, inspiré de la Vierge Marie, forma l'association des capuchons pour l'extermination de ces bandes. Philippe-Auguste encouragea le peuple, fournit des troupes, et, en une seule fois, on en égorgea dix mille[498].

Indépendamment des ravages des routiers du Midi, les croisades avaient jeté des semences de haine. Ces grandes expéditions, qui rapprochèrent l'Orient et l'Occident; eurent aussi pour effet de révéler à l'Europe du Nord celle du Midi. La dernière se présenta à l'autre sous l'aspect le plus choquant; esprit mercantile plus que chevaleresque, dédaigneuse opulence[499], élégance et légèreté moqueuse, danses et costumes moresques, figures sarrasines. Les aliments mêmes étaient un sujet d'éloignement entre les deux races; les mangeurs d'ail, d'huile et de figues rappelaient aux croisés l'impureté du sang moresque et juif, et le Languedoc leur semblait une autre Judée.

L'Église du treizième siècle se fit une arme de ces antipathies de races pour retenir le Midi qui lui échappait. Elle transféra la croisade des infidèles aux hérétiques. Les prédicateurs furent les mêmes, les bénédictins de Cîteaux.

Plusieurs réformes avaient eu lieu déjà dans l'institut de saint Benoît; mais cet ordre était tout un peuple; au onzième siècle, se forma un ordre dans l'ordre, une première congrégation, la congrégation bénédictine de Cluny. Le résultat fut immense: il en sortit Grégoire VII. Ces réformateurs eurent pourtant bientôt besoin d'une réforme[500]. Il s'en fit une en 1098, à l'époque même de la première croisade. Cîteaux s'éleva à côté de Cluny, toujours dans la riche et vineuse Bourgogne, le pays des grands prédicateurs, de Bossuet et de saint Bernard. Ceux-ci s'imposèrent le travail, selon la règle primitive de saint Benoît, changèrent seulement l'habit noir en habit blanc, déclarèrent qu'ils s'occuperaient uniquement de leur salut, et seraient soumis aux évêques, dont les autres moines tendaient toujours à s'affranchir. Ainsi l'Église en péril resserrait sa hiérarchie. Plus les Cisterciens se faisaient petits, plus ils grandirent et s'accrurent. Ils eurent jusqu'à dix-huit cents maisons d'hommes et quatorze cents de femmes. L'abbé de Cîteaux était appelé l'abbé des abbés. Ils étaient déjà si riches, vingt ans après leur institution, que l'austérité de saint Bernard s'en effraya; il s'enfuit en Champagne pour fonder Clairvaux. Les moines de Cîteaux étaient alors les seuls moines pour le peuple. On les forçait de monter en chaire et de prêcher la croisade. Saint Bernard fut l'apôtre de la seconde, et le législateur des Templiers. Les ordres militaires d'Espagne et de Portugal, Saint-Jacques, Alcantara, Calatrava et Avis, relevaient de Cîteaux et lui étaient affiliés. Les moines de Bourgogne étendaient ainsi leur influence spirituelle sur l'Espagne, tandis que les princes des deux Bourgognes lui donnaient des rois.

Toute cette grandeur perdit Cîteaux. Elle se trouva, pour la discipline, presque au niveau de la voluptueuse Cluny. Celle-ci, du moins, avait de bonne heure affecté la douceur et l'indulgence. Pierre-le-Venérable y avait reçu, consolé, enseveli Abailard. Mais Cîteaux corrompue conserva, dans la richesse et le luxe, la dureté de son institution primitive. Elle resta animée du génie sanguinaire des croisades, et continua de prêcher la foi en négligeant les œuvres. Plus même l'indignité des prédicateurs rendait leurs paroles vaines et stériles, plus ils s'irritaient. Ils s'en prenaient du peu d'effet de leur éloquence à ceux qui sur leurs mœurs jugeaient leur doctrine. Furieux d'impuissance, ils menaçaient, ils damnaient, et le peuple n'en faisait que rire.

Un jour que l'abbé de Cîteaux partait avec ses moines dans un magnifique appareil pour aller en Languedoc travailler à la conversion des hérétiques, deux Castillans, qui revenaient de Rome, l'évêque d'Osma et l'un de ses chanoines, le fameux saint Dominique, n'hésitèrent point à leur dire que ce luxe et cette pompe détruiraient l'effet de leurs discours: «C'est pieds nus, dirent-ils, qu'il faut marcher contre les fils de l'orgueil; ils veulent des exemples, vous ne les réduirez point par des paroles.» Les Cisterciens descendirent de leurs montures et suivirent les deux Espagnols.

Les Espagnols se mirent à la tête de cette croisade spirituelle. Un Durando d'Huesca, qui avait été Vaudois lui-même, obtint d'Innocent III la permission de former une confrérie des pauvres catholiques, où pussent entrer les pauvres de Lyon, les Vaudois. La croyance différait, mais l'extérieur était le même; même costume, même vie. On espérait que les catholiques, adoptant l'habit et les mœurs des Vaudois, les Vaudois prendraient en échange les croyances des catholiques; enfin, que la forme emporterait le fond. Malheureusement le zélé missionnaire imita si bien les Vaudois, qu'il en devint suspect aux évêques, et sa tentative charitable eut peu de succès.

En même temps, l'évêque d'Osma et saint Dominique furent autorisés par le pape à s'associer aux travaux des Cisterciens. Ce Dominique, ce terrible fondateur de l'inquisition, était un noble Castillan[501]. Personne n'eut plus que lui le don des larmes qui s'allie si souvent au fanatisme[502]. Lorsqu'il étudiait à Palencia, une grande famine régnant dans la ville, il vendit tout, et jusqu'à ses livres, pour secourir les pauvres.

L'évêque d'Osma venait de réformer son chapitre d'après la règle de saint Augustin; Dominique y entra. Plusieurs missions l'ayant conduit en France, à la suite de l'évêque d'Osma, il vit avec une pitié profonde tant d'âmes qui se perdaient chaque jour. Il y avait tel château, en Languedoc, où l'on n'avait pas communié depuis trente ans[503]. Les petits enfants mouraient sans baptême. «La nuit d'ignorance couvrait ce pays, et les bêtes de la forêt du Diable s'y promenaient librement[504]

D'abord, l'évêque d'Osma, sachant que la pauvre noblesse confiait l'éducation de ses filles aux hérétiques, fonda un monastère près Montréal, pour les soustraire à ce danger. Saint Dominique donna tout ce qu'il possédait; et entendant dire à une femme que si elle quittait les Albigeois elle se trouverait sans ressources, il voulait se vendre comme esclave, pour avoir de quoi rendre encore cette âme à Dieu.

Tout ce zèle était inutile. Aucune puissance d'éloquence ou de logique n'eût suffi pour arrêter l'élan de la liberté de penser; d'ailleurs, l'alliance odieuse des moines de Cîteaux ôtait tout crédit aux paroles de saint Dominique. Il fut même obligé de conseiller à l'un d'eux, Pierre de Castelnau, de s'éloigner quelque temps du Languedoc: les habitants l'auraient tué. Pour lui, ils ne mirent point les mains sur sa personne; ils se contentaient de lui jeter de la boue; ils lui attachaient, dit un de ses biographes, de la paille derrière le dos. L'évêque d'Osma leva les mains au ciel, et s'écria: «Seigneur, abaisse ta main et punis-les: le châtiment seul pourra leur ouvrir les yeux[505]

On pouvait prévoir, dès l'époque de l'exaltation d'Innocent III, la catastrophe du Midi. L'année même où il monta sur le trône pontifical, il avait écrit aux princes des paroles de ruine et de sang[506]. Le comte de Toulouse, Raymond VI, qui avait succédé à son père en 1194, porta au comble le courroux du pape. Réconcilié avec les anciens ennemis de sa famille, les rois d'Aragon comtes de basse Provence, et les rois d'Angleterre ducs de Guyenne, il ne craignait plus rien et ne gardait aucun ménagement. Dans ses guerres de Languedoc et de haute Provence, il se servit constamment de ces routiers que proscrivait l'Église[507]. Il poussa la guerre sans distinguer les terres laïques ou ecclésiastiques, sans égard au dimanche ou au carême, chassa des évêques et s'entoura d'hérétiques et de juifs[508].

Raymond VI était triomphant sur le Rhône à la tête de son armée, quand il reçut d'Innocent III une lettre terrible qui lui prédisait sa ruine. Le pape exigeait qu'il interrompît la guerre, souscrivît avec ses ennemis un projet de croisade contre ses sujets hérétiques, et ouvrît ses États aux croisés. Raymond refusa d'abord, fut excommunié, et se soumit; mais il cherchait à éluder l'exécution de ses promesses. Le moine Pierre de Castelnau osa lui reprocher en face ce qu'il appelait sa perfidie; le prince, peu habitué à de telles paroles, laissa échapper des paroles de colère et de vengeance, des paroles telles peut-être que celles d'Henri II contre Thomas à Becket. L'effet fut le même; le dévouement féodal ne permettait pas que le moindre mot du seigneur tombât sans effet; ceux qu'il nourrissait à sa table croyaient lui appartenir corps et âme, sans réserve de leur salut éternel. Un chevalier de Raymond joignit Pierre de Castelnau sur le Rhône et le poignarda. L'assassin trouva retraite dans les Pyrénées, auprès du comte de Foix, alors ami du comte de Toulouse, et dont la mère et la sœur étaient hérétiques.

Tel fut le commencement de cette épouvantable tragédie (1208). Innocent III ne se contenta pas, comme Alexandre III, des excuses et de la soumission du prince, il fit prêcher la croisade dans tout le nord de la France par les moines de Cîteaux. Celle de Constantinople avait habitué les esprits à l'idée d'une guerre sainte contre les chrétiens. Ici la proximité était tentante; il ne s'agissait point de traverser les mers: on offrait le paradis à celui qui aurait ici-bas pillé les riches campagnes, les cités opulentes du Languedoc. L'humanité aussi était mise en jeu pour rendre les âmes cruelles; le sang du légat réclamait, disait-on, le sang des hérétiques[509].

La vengeance eût été pourtant difficile, si Raymond VI eût pu user de toutes ses forces, et lutter sans ménagement contre le parti de l'Église. C'était un des plus puissants princes, et probablement le plus riche de la chrétienté. Comte de Toulouse, marquis de haute Provence, maître du Quercy, du Rouergue, du Vivarais, il avait acquis Maguelonne; le roi d'Angleterre lui avait cédé l'Agénois, et le roi d'Aragon le Gévaudan, pour dot de leurs sœurs. Duc de Narbonne, il était suzerain de Nîmes, Béziers, Uzès, et des comtés de Foix et Comminges dans les Pyrénées. Mais cette grande puissance n'était pas partout exercée au même titre. Le vicomte de Béziers, appuyé de l'alliance du comte de Foix, refusait de dépendre de Toulouse. Toulouse elle-même était une sorte de république. En 1202, nous voyons les consuls de cette cité faire la guerre en l'absence de Raymond VI aux chevaliers de l'Albigeois, et les deux partis prennent le comte pour arbitre et pour médiateur. Sous son père, Raymond V, les commencements de l'hérésie avaient été accompagnés d'un tel essor d'indépendance politique, que le comte lui-même sollicita les rois de France et d'Angleterre d'entreprendre une croisade (1178) contre les Toulousains et le vicomte de Béziers. Elle eut lieu, cette croisade, mais sous Raymond VI, et à ses dépens.

Toutefois, on commença par le bas Languedoc, Béziers, Carcassonne, etc., où les hérétiques étaient plus nombreux. Le pape eût risqué d'unir tout le Midi contre l'Église et de lui donner un chef, s'il eût frappé d'abord le comte de Toulouse. Il feignit d'accepter ses soumissions, l'admit à la pénitence. Raymond s'abaissa devant tout son peuple, reçut des mains des prêtres la flagellation dans l'église même où Pierre de Castelnau était enterré, et l'on affecta de le faire passer devant le tombeau. Mais la plus horrible pénitence, c'est qu'il se chargeait de conduire lui-même l'armée des croisés à la poursuite des hérétiques, lui qui les aimait dans le cœur, de les mener sur les terres de son neveu, le vicomte de Béziers, qui osait persévérer dans la protection qu'il leur accordait. Le malheureux croyait éviter sa ruine en prêtant la main à celle de ses voisins, et se déshonorait pour vivre un jour de plus.

Le jeune et intrépide vicomte avait mis Béziers en état de résistance et s'était enfermé dans Carcassonne, lorsqu'arriva du côté du Rhône la principale armée des croisés; d'autres venaient par le Velay, d'autres par l'Agénois. «Et fut tant grand le siège, tant de tentes que de pavillons, qu'il semblait que tout le monde y fût réuni[510].» Philippe-Auguste n'y vint pas: il avait à ses côtés deux grands et terribles lions[511], le roi Jean et l'empereur Othon, le neveu de Jean. Mais les Français y vinrent, si le roi n'y vint pas[512]: à leur tête, les archevêques de Reims, de Sens, de Rouen, les évêques d'Autun, Clermont, Nevers, Bayeux, Lisieux et Chartres; les comtes de Nevers, de Saint-Pol, d'Auxerre, de Bar-sur-Seine, de Genève, de Forez, une foule de seigneurs. Le plus puissant était le duc de Bourgogne. Les Bourguignons savaient le chemin des Pyrénées; ils avaient brillé surtout dans les croisades d'Espagne. Une croisade prêchée par les moines de Cîteaux était nationale en Bourgogne. Les Allemands, les Lorrains, voisins des Bourguignons, prirent aussi la croix en foule; mais aucune province ne fournit à la croisade d'hommes plus habiles et plus vaillants que l'Île-de-France. L'ingénieur de la croisade, celui qui construisait les machines et dirigeait les sièges, fut un légiste, maître Théodise, archidiacre de l'église Notre-Dame de Paris; c'est lui encore qui fit, à Rome, devant le pape, l'apologie des croisés (1215)[513].

Entre les barons, le plus illustre, non pas le plus puissant, celui qui a attaché son nom à cette terrible guerre, c'est Simon de Montfort, du chef de sa mère comte de Leicester. Cette famille des Montfort semble avoir été possédée d'une ambition atroce. Ils prétendaient descendre ou d'un fils du roi Robert, ou des comtes de Flandre, issus de Charlemagne. Leur grand'mère Bertrade, qui laissa son mari, le comte d'Anjou, pour le roi Philippe Ier, et les gouverna l'un et l'autre en même temps, essaya d'empoisonner son beau-fils, Louis-le-Gros, et de donner la couronne à ses fils. Louis eut pourtant confiance aux Montfort; c'est l'un d'eux qui lui donna, dit-on, après sa défaite de Brenneville, le conseil d'appeler à son secours les milices des communes sous leurs bannières paroissiales. Au treizième siècle, Simon de Montfort, dont nous allons parler, faillit être roi du Midi. Son second fils, cherchant en Angleterre la fortune qu'il avait manquée en France, combattit pour les communes anglaises et leur ouvrit l'entrée du parlement. Après avoir eu dans ses mains le roi et le royaume, il fut vaincu et tué. Son fils (petit-fils du célèbre Montfort, chef de la croisade des Albigeois) le vengea en égorgeant, en Italie, au pied des autels, le neveu du roi d'Angleterre qui venait de la terre sainte[514]. Cette action perdit les Montfort, on prit en horreur cette race néfaste, dont le nom s'attachait à tant de tragédies et de révolutions.

Simon de Montfort, le véritable chef de la guerre des Albigeois, était déjà un vieux soldat des croisades, endurci dans les guerres à outrance des Templiers et des Assassins. À son retour de la terre sainte, il trouva à Venise l'armée de la quatrième croisade qui partait, mais il refusa d'aller à Constantinople; il obéit au pape et sauva l'abbé de Vaux-Cernay, lorsqu'au grand péril de sa vie il lut aux croisés la défense du pontife. Cette action signala Montfort et prépara sa grandeur. Au reste, on ne peut nier que ce terrible exécuteur des décrets de l'Église n'ait eu des vertus héroïques. Raymond VI l'avouait, lui dont Montfort avait fait la ruine[515]. Sans parler de son courage, de ses mœurs sévères et de son invariable confiance en Dieu, il montrait aux moindres des siens des égards bien nouveaux dans les croisades. Tous ses nobles ayant avec lui traversé, sur leurs chevaux, une rivière grossie par l'orage, les piétons, les faibles, ne pouvaient passer; Montfort repassa à l'instant, suivi de quatre ou cinq cavaliers, et resta avec les pauvres gens, en grand péril d'être attaqué par l'ennemi[516]. On lui tint compte aussi dans cette guerre horrible d'avoir épargné les bouches inutiles qu'on repoussait d'une place, et d'avoir fait respecter l'honneur des femmes prisonnières. Sa femme, à lui-même, Alix de Montmorency, n'était pas indigne de lui; lorsque la plupart des croisés eurent abandonné Montfort, elle prit la direction d'une nouvelle armée et l'amena à son époux.

L'armée assemblée devant Béziers était guidée par l'abbé de Cîteaux et par l'évêque même de la ville, qui avait dressé la liste de ceux qu'il désignait à la mort. Les habitants refusèrent de les livrer, et, voyant les croisés tracer leur camp, ils sortirent hardiment pour le surprendre. Ils ne connaissaient pas la supériorité militaire de leurs ennemis. Les piétons suffirent pour les repousser; avant que les chevaliers eussent pu prendre part à l'action, ils entrèrent dans la ville pêle-mêle avec les assiégés et s'en trouvèrent maîtres. Le seul embarras était de distinguer les hérétiques des orthodoxes: «Tuez-les tous, dit l'abbé de Cîteaux; le Seigneur connaîtra bien ceux qui sont à lui[517]

«Voyant cela, ceux de la ville se retirèrent, ceux qui le purent, tant hommes que femmes, dans la grande église de Saint-Nazaire: les prêtres de cette église firent tinter les cloches jusqu'à ce que tout le monde fût mort. Mais il n'y eut ni son de cloche, ni prêtre vêtu de ses habits, ni clerc qui pût empêcher que tout ne passât par le tranchant de l'épée. Un tant seulement n'en put échapper. Ces meurtres et tueries furent la plus grande pitié qu'on eût depuis vue ni entendue. La ville fut pillée; on mit le feu partout, tellement que tout fut dévasté et brûlé, comme on le voit encore à présent, et qu'il n'y demeura chose vivante. Ce fut une cruelle vengeance, vu que le comte n'était pas hérétique ni de la secte. À cette destruction furent le duc de Bourgogne, le comte de Saint-Pol, le comte Pierre d'Auxerre, le comte de Genève, appelé Gui-le-Comte, le seigneur d'Anduze, appelé Pierre Vermont; et aussi y étaient les Provençaux, les Allemands, les Lombards; il y avait des gens de toutes les nations du monde, lesquels y étaient venus plus de trois cent mille, comme on l'a dit, à cause du pardon[518]

Quelques-uns veulent que soixante mille personnes aient péri; d'autres disent trente-huit mille. L'exécuteur lui-même, l'abbé de Cîteaux, dans sa lettre à Innocent III, avoue humblement qu'il n'en put égorger que vingt mille.

L'effroi fut tel que toutes les places furent abandonnées sans combat. Les habitants s'enfuirent dans les montagnes. Il ne resta que Carcassonne, où le vicomte s'était enfermé. Le roi d'Aragon, son oncle, vint inutilement intercéder pour lui en abandonnant tout le reste. Tout ce qu'il obtint, c'est que le vicomte pourrait sortir lui treizième: «Plutôt me laisser écorcher tout vif, dit le courageux jeune homme; le légat n'aura pas le plus petit des miens, car c'est pour moi qu'ils se trouvent tous en danger.» Cependant il y avait tant d'hommes, de femmes et d'enfants réfugiés de la campagne, qu'il fut impossible de tenir. Ils s'enfuirent par une issue souterraine qui conduisait à trois lieues. Le vicomte demanda un sauf-conduit pour plaider sa cause devant les croisés, et le légat le fit arrêter en trahison. Cinquante prisonniers furent, dit-on, pendus, quatre cents brûlés.

Tout ce sang eût été versé en vain, si quelqu'un ne s'était chargé de perpétuer la croisade, de veiller en armes sur les cadavres et les cendres. Mais qui pouvait accepter cette rude tâche, consentir à hériter des victimes, s'établir dans leurs maisons désertes et vêtir leur chemise sanglante? Le duc de Bourgogne n'en voulut pas: «Il me semble, dit-il, que nous avons fait bien assez de mal au vicomte, sans lui prendre son héritage.» Les comtes de Nevers et de Saint-Pol en dirent autant. Simon de Montfort accepta, après s'être fait un peu prier. Le vicomte de Béziers, qui était entre ses mains, mourut bientôt, tout à fait à propos pour Montfort[519]. Il ne lui resta plus qu'à se faire confirmer par le pape le don des légats; il mit sur chaque maison un tribut de trois deniers au profit de l'Église de Rome.

Cependant il n'était pas facile de conserver un bien acquis de cette manière. La foule des croisés s'écoulait; Montfort avait gagné, c'était à lui de garder, s'il pouvait. Il ne lui resta guère de cette immense armée que quatre mille cinq cents Bourguignons et Allemands. Bientôt il n'eut plus de troupes que celles qu'il soldait à grand prix. Il lui fallut donc attendre une nouvelle croisade et amuser les comtes de Toulouse et de Foix qu'il avait d'abord menacés. Le dernier profita de ce répit pour se rendre auprès de Philippe-Auguste, puis à Rome, et protester au pape de la pureté de sa foi. Innocent lui fit bonne mine, et le renvoya à ses légats. Ceux-ci, qui avaient le mot, gagnèrent encore du temps, lui assignèrent le terme de trois mois pour se justifier, en stipulant je ne sais combien de conditions minutieuses, sur lesquelles on pouvait équivoquer. Au terme fixé, le malheureux Raymond accourt, espérant enfin obtenir cette absolution qui devait lui assurer le repos. Alors maître Théodise, qui conduisait tout, déclare que toutes les conditions ne sont pas remplies: «S'il a manqué aux petites choses, dit-il, comment serait-il trouvé fidèle dans les grandes?» Le comte ne put retenir ses larmes. «Quel que soit le débordement des eaux, dit le prêtre par une allusion dérisoire, elles n'arriveront pas jusqu'au Seigneur[520]

Cependant l'épouse de Montfort lui avait amené une nouvelle armée de croisés. Les Albigeois, n'osant plus se fier à aucune ville, après le désastre de Béziers et de Carcassonne, s'étaient réfugiés dans quelques châteaux forts, où une vaillante noblesse faisait cause commune avec eux; ils avaient beaucoup de nobles dans leur parti, comme les protestants du seizième siècle. Le château de Minerve, qui se trouvait à la porte de Narbonne, était une de leurs principales retraites. L'archevêque et les magistrats de Narbonne avaient espéré détourner la croisade de leur pays, en faisant des lois terribles contre les hérétiques; mais ceux-ci, traqués dans tous les anciens domaines du vicomte de Béziers, se réfugièrent en foule vers Narbonne. La multitude enfermée dans le château de Minerve ne pouvait subsister qu'en faisant des courses jusqu'aux portes de cette ville. Les Narbonnais appelèrent eux-mêmes Montfort et l'aidèrent. Ce siège fut terrible. Les assiégés n'espéraient et ne voulaient aucune pitié. Forcés de se rendre, le légat offrit la vie à ceux qui abjureraient. Un des croisés s'en indignait: «N'ayez pas peur, dit le prêtre, vous n'y perdrez rien; pas un ne se convertira.» En effet, ceux-ci étaient des parfaits, c'est-à-dire les premiers dans la hiérarchie des hérétiques; tous, hommes et femmes, au nombre de cent quarante, coururent au bûcher et s'y jetèrent d'eux-mêmes. Montfort, poussant au Midi, assiégea le fort château de Termes, autre asile de l'église albigeoise. Il y avait trente ans que personne dans ce château n'avait approché des sacrements. Les machines nécessaires pour battre la place furent construites par l'archidiacre de Paris. Il y fallut des efforts incroyables; les assiégeants plantèrent le crucifix au haut de ces machines, pour désarmer les assiégés, ou pour les rendre plus coupables encore s'ils continuaient de se défendre, au risque de frapper le Christ. Parmi ceux qu'on brûla, il y en avait un qui déclara vouloir se convertir; Montfort insista pour qu'il fût brûlé[521]; il est vrai que les flammes refusèrent de le toucher et ne firent que consumer ses liens.

Il était visible qu'après s'être emparé de tant de lieux forts dans les montagnes, Montfort reviendrait vers la plaine et attaquerait Toulouse. Le comte, dans son effroi, s'adressait à tout le monde; à l'empereur, au roi d'Angleterre, au roi de France, au roi d'Aragon. Les deux premiers, menacés par l'Église et la France, ne pouvaient le secourir. L'Espagne était occupée des progrès des Maures. Philippe-Auguste écrivit au pape. Le roi d'Aragon en fit autant et essaya de gagner Montfort lui-même. Il consentait à recevoir son hommage pour les domaines du vicomte de Béziers, et pour l'assurer de sa bonne foi il lui confiait son propre fils. En même temps, ce prince généreux, voulant montrer qu'il s'associait sans réserve à la fortune du comte de Toulouse, lui donna une de ses sœurs en mariage, l'autre au jeune fils du comte, qui fut depuis Raymond VII. Il alla lui-même intercéder pour le comté au concile d'Arles. Mais ces prêtres n'avaient pas d'entrailles. Les deux princes furent obligés de s'enfuir de la ville, sans prendre congé des évêques, qui voulaient les faire arrêter. Voici le traité dérisoire auquel ils voulaient que Raymond se soumît:

«Premièrement, le comte donnera congé incontinent à tous ceux qui sont venus lui porter aide et secours, ou viendront lui en porter, et les renverra tous, sans en retenir un seul. Il sera obéissant à l'Église, fera réparation de tous les maux et dommages qu'elle a reçus, et lui sera soumis tant qu'il vivra, sans aucune contradiction. Dans tout son pays il ne se mangera que deux espèces de viandes. Le comte Raymond chassera et rejettera hors de ses terres tous les hérétiques et leurs alliés. Ledit comte baillera et délivrera entre les mains desdits légats et comte de Montfort, pour en faire à leur volonté et plaisir, tous et chacun de ceux qu'ils lui diront et déclareront, et cela dans le terme d'un an. Dans toutes ses terres, qui que ce soit, tant noble qu'homme de bas lieu, ne portera aucun vêtement de prix, mais rien que de mauvaises capes noires. Il fera abattre et démolir en son pays jusqu'à ras de terre, et sans en rien laisser, tous les châteaux et places de défense. Aucun des gentilshommes ou nobles de ce pays ne pourra habiter dans aucune ville ou place, mais ils vivront tous dehors aux champs, comme vilains et paysans. Dans toutes ses terres il ne se payera aucun péage, si ce n'est ceux qu'on avait accoutumé de payer et lever par les anciens usages. Chaque chef de maison payera chaque année quatre deniers toulousains au légat, ou à ceux qu'il aura chargés de les lever. Le comte fera rendre tout ce qui lui sera rentré des revenus de sa terre, et tous les profits qu'il en aura eus. Quand le comte de Montfort ira et chevauchera par ses terres et pays, lui ou quelqu'un de ses gens, tant petits que grands, on ne lui demandera rien pour ce qu'il prendra, ni ne lui résistera en quoi que ce soit. Quand le comte Raymond aura fait et accompli tout ce que dessus, il s'en ira outre-mer pour faire la guerre aux Turcs et infidèles dans l'ordre de Saint-Jean, sans jamais en revenir que le légat ne le lui ait mandé. Quand il aura fait et accompli tout ce que dessus, toutes ses terres et seigneuries lui seront rendues et livrées par le légat ou le comte de Montfort, quand il leur plaira[522]

C'était la guerre qu'une telle paix. Montfort n'attaquait pas encore Toulouse. Mais son homme, Folquet, autrefois troubadour, maintenant évêque de Toulouse, aussi furieux dans le fanatisme et la vengeance qu'il l'avait été autrefois dans le plaisir, travaillait dans cette ville pour la croisade. Il y organisait le parti catholique sous le nom de Compagnie blanche. La compagnie s'arma malgré le comte pour secourir Montfort qui assiégeait le château de Lavaur[523]. Ce refus de secours fut le prétexte dont celui-ci se servit pour assiéger Toulouse. Il voulait profiter d'une armée de croisés qui venait d'arriver des Pays-Bas et de l'Allemagne, et qui, entre autres grands seigneurs, comptait le duc d'Autriche. Les prêtres sortirent de Toulouse, en procession, chantant des litanies et dévouant à la mort le peuple qu'ils abandonnaient. L'évêque demandait expressément que son troupeau fût traité comme Béziers et Carcassonne.

Il était désormais visible que la religion était moins intéressée en tout ceci que l'ambition et la vengeance. Les moines de Cîteaux, cette année même, prirent pour eux les évêchés du Languedoc; l'abbé eut l'archevêché de Narbonne, et prit par-dessus le titre de duc, du vivant de Raymond, sans honte et sans pudeur. Peu après, Montfort ne sachant plus où trouver des hérétiques à tuer pour une nouvelle armée qui lui venait, conduisit celle-ci dans l'Agénois, et continua la croisade en pays orthodoxe[524].

Alors tous les seigneurs des Pyrénées se déclarèrent ouvertement pour Raymond. Les comtes de Foix, de Béarn, de Comminges, l'aidèrent à forcer Simon de lever le siège de Toulouse. Le comte de Foix faillit l'accabler à Castelnaudary, mais les troupes plus exercées de Montfort ressaisirent la victoire. Ces petits princes étaient encouragés en voyant les grands souverains avouer plus ou moins ouvertement l'intérêt qu'ils portaient à Raymond. Le sénéchal du roi d'Angleterre, Savary de Mauléon, était avec les troupes d'Aragon et de Foix à Castelnaudary[525]. Malheureusement le roi d'Angleterre n'osait pas agir directement. Le roi d'Aragon était obligé de joindre toutes ses forces à celles des autres princes d'Espagne pour repousser la terrible invasion des Almohades qui s'avançaient au nombre de trois ou quatre cent mille. On sait avec quelle gloire les Espagnols forcèrent à las Navas de Tolosa les chaînes dont les musulmans avaient essayé de se fortifier. Cette victoire est une ère nouvelle pour l'Espagne; elle n'a plus à défendre l'Europe contre l'Afrique; la lutte des races et des religions est terminée (16 juillet 1212).

Les réclamations du roi d'Aragon en faveur de son beau-frère semblèrent alors avoir quelque poids. Le pape fut un instant ébranlé[526]. Le roi de France ne cacha point l'intérêt que lui inspirait Raymond. Mais le pape ayant été confirmé dans ses premières idées par ceux qui profitaient de la croisade, le roi d'Aragon sentit qu'il fallait recourir à la force et envoya défier Simon. Celui-ci, toujours humble et prudent autant que fort, fit demander d'abord au roi s'il était bien vrai qu'il l'eût défié, et en quoi, lui vassal fidèle de la couronne d'Aragon, il avait pu démériter de son suzerain. En même temps il se tenait prêt. Il avait peu de monde, et presque tout le peuple était pour ses adversaires; mais les hommes de Montfort étaient des chevaliers pesamment armés et comme invulnérables, ou bien des mercenaires d'un courage éprouvé et qui avaient vieilli dans cette guerre. Don Pedro avait force milices des villes, et quelques corps de cavalerie légère, habituée à voltiger comme les Maures. La différence morale des deux armées était plus forte encore. Ceux de Montfort étaient confessés, administrés, et avaient baisé les reliques. Pour don Pedro, tous les historiens, son fils lui-même, nous le représentent comme occupé de toute autre pensée.

Un prêtre vint dire au comte: «Vous avez bien peu de compagnons en comparaison de vos adversaires, parmi lesquels est le roi d'Aragon, fort habile et fort expérimenté dans la guerre, suivi de ses comtes et d'une armée nombreuse, et la partie ne serait pas égale pour si peu de monde contre le roi et une telle multitude.» À ces mots, le comte tira une lettre de sa bourse, et dit: «Lisez cette lettre.» Le prêtre y trouva que le roi d'Aragon saluait l'épouse d'un noble du diocèse de Toulouse, lui disant que c'était pour l'amour d'elle qu'il venait chasser les Français de sa terre, et d'autres douceurs encore. Le prêtre ayant lu, répondit: «Que voulez-vous donc dire par là?—Ce que je veux dire? reprit Montfort. Que Dieu m'aide autant que je crains peu un roi qui vient traverser les desseins de Dieu pour l'amour d'une femme.»

Quoi qu'il en soit de l'exactitude de ces circonstances, Montfort s'étant trouvé en présence des ennemis, à Muret près Toulouse, il feignit de vouloir éluder le combat, se détourna, puis, tombant sur eux de tout le poids de sa lourde cavalerie, ils les dispersa, et en tua, dit-on, plus de quinze mille; il n'avait perdu que huit hommes et un seul chevalier. Plusieurs des partisans de Montfort s'étaient entendus pour attaquer uniquement le roi d'Aragon. L'un d'eux prit d'abord pour lui un des siens auquel il avait fait porter ses armes; puis il dit: «Le roi est pourtant meilleur chevalier.» Don Pedro s'élança alors et dit: «Ce n'est pas le roi, le voici.» À l'instant ils le percèrent de coups.

Ce prince laissa une longue et chère mémoire. Brillant troubadour, époux léger; mais qui aurait eu le cœur de s'en souvenir? Quand Montfort le vit couché par terre et reconnaissable à sa grande taille, le farouche général du Saint-Esprit ne put retenir une larme.

L'Église semblait avoir vaincu dans le midi de la France comme dans l'empire grec. Restaient ses ennemis du Nord, les hérétiques de Flandre, l'excommunié Jean, et l'anti-César, Othon.

Depuis cinq ans (1208-1213), l'Angleterre n'avait plus de relations avec le saint-siège; la séparation semblait accomplie déjà, comme au seizième siècle. Innocent avait poussé Jean à l'extrémité, et lancé contre lui un nouveau Thomas Becket. En 1208, précisément à l'époque où le pontife commençait la croisade du Midi, il en fit une sous forme moins belliqueuse contre le roi d'Angleterre, en portant un de ses ennemis à la primatie. L'archevêque de Kenterbury, chef de l'Église anglicane, était en outre, comme nous l'avons vu, un personnage politique. C'était bien plus que les comtes et les lieutenants du roi, le chef de la Kentie, de ces comtés méridionaux de l'Angleterre qui en formaient la partie la moins gouvernable, la plus fidèle au vieil esprit breton et saxon. Rien n'était plus important pour le roi que de mettre dans une telle place un homme à lui; il y faisait nommer par les prélats, par son Église normande. Mais les moines du couvent de Saint-Augustin à Kenterbury réclamaient toujours cette élection, comme un droit imprescriptible de leur maison, métropole primitive du christianisme anglais.

Innocent profita de ce conflit. Il se déclara pour les moines; puis, ceux-ci n'étant pas d'accord entre eux, il annula les premières élections, et sans attendre l'autorisation du roi qu'il avait fait demander, il fit élire par les délégués des moines à Rome et sous ses yeux un ennemi personnel de Jean. C'était un savant ecclésiastique, d'origine saxonne, comme Becket; son nom de Langton l'indique assez. Il avait été professeur à l'Université de Paris, puis chancelier de cette Université. Il nous reste de lui des vers galants adressés à la Vierge Marie. Jean n'apprit pas plus tôt la consécration de l'archevêque qu'il chassa d'Angleterre les moines de Kenterbury, mit la main sur leurs biens, et jura que si le pape lançait contre lui l'interdit, il confisquerait le bien de tout le clergé, et couperait le nez et les oreilles à tous les Romains qu'il trouverait dans sa terre. L'interdit vint et l'excommunication aussi. Mais il ne se trouva personne qui osât en donner signification au roi. Effecti sunt quasi canes muti, non audentes latrare. On se disait tout bas la terrible nouvelle; mais personne n'osait ni la promulguer ni s'y conformer. L'archidiacre Geoffroi s'étant démis de l'échiquier, Jean le fit périr sous une chape de plomb. De crainte d'être abandonné de ses barons, il avait exigé d'eux des otages. Ils n'osèrent pas refuser de communier avec lui. Pour lui, il acceptait hardiment ce rôle d'adversaire de l'Église; il récompensa un prêtre qui avait prêché au peuple que le roi était le fléau de Dieu, qu'il fallait l'endurer comme le ministre de la colère divine. Cet endurcissement et cette sécurité de Jean faisaient trembler: il semblait s'y complaire. Il mangeait à son aise les biens ecclésiastiques, violait les filles nobles, achetait des soldats, et se moquait de tout. De l'argent, il en prenait tant qu'il voulait aux prêtres, aux villes, aux Juifs; il enfermait ceux-ci quand ils refusaient de financer, et leur arrachait les dents une à une. Il jouit cinq ans de la colère de Dieu. Le serment de Jean c'était: Par Dieu et ses dents! Per dentes Dei[527]!... C'était le dernier terme de cet esprit satanique que nous avons remarqué dans les rois d'Angleterre, dans les violences furieuses de Guillaume-le-Roux et du Cœur-de-Lion, dans le meurtre de Becket, dans les guerres parricides de cette famille. Mal! sois mon bien[528]!...

Il n'avait rien à craindre tant que la France et l'Europe étaient tournées tout entières vers la croisade des Albigeois. Mais à mesure que le succès de Montfort fut décidé, son danger augmenta[529]. Cette terreur, cette vie sans Dieu, où les prêtres officiaient sous peine de mort, on sentait qu'elle ne pouvait durer. Quand plus tard Henri VIII sépara l'Angleterre du pape, c'est qu'il se fit pape lui-même. La chose n'était pas faisable au treizième siècle; Jean n'essaya pas. En 1212, Innocent III, rassuré du côté du Midi, prêche la croisade contre Jean, et chargea le roi de France d'exécuter la sentence apostolique. Une flotte, une armée immense, furent assemblées par Philippe. De son côté, Jean réunit, dit-on, à Douvres, jusqu'à soixante mille hommes. Mais dans cette multitude, il n'y avait guère de gens sur qui il pût compter. Le légat du pape, qui avait passé le détroit, lui fit comprendre son péril; la cour de Rome voulait abaisser Jean, mais non pas donner l'Angleterre au roi de France. Il se soumit et fit hommage au pape, s'engageant de lui payer un tribut de mille marcs sterling d'or[530]. La cérémonie de l'hommage féodal n'avait rien de honteux. Les rois étaient souvent vassaux de seigneurs peu puissants, pour quelques terres qu'ils tenaient d'eux en fief. Le roi d'Angleterre avait toujours été vassal du roi de France pour la Normandie ou l'Aquitaine. Henri II avait fait hommage de l'Angleterre à Alexandre III et Richard à l'empereur. Mais les temps avaient changé. Les barons affectèrent de croire leur roi dégradé par sa soumission aux prêtres. Lui-même cacha à peine sa fureur. Un ermite avait prédit qu'à l'Ascension Jean ne serait plus roi; il voulut prouver qu'il l'était encore, et fit traîner le prophète à la queue d'un cheval qui le mit en pièces.

Philippe-Auguste eût peut-être envahi l'Angleterre malgré les défenses du légat, si le comte de Flandre ne l'eût abandonné. La Flandre et l'Angleterre avaient eu, de bonne heure, des liaisons commerciales; les ouvriers flamands avaient besoin de laines anglaises. Le légat encouragea Philippe à tourner cette grande armée contre les Flamands. Les tisserands de Gand et de Bruges n'avaient guère meilleure réputation d'orthodoxie que les Albigeois du Languedoc. Philippe envahit en effet la Flandre, et la ravagea cruellement. Dam fut pillée, Cassel, Ypres, Bruges, Gand, rançonnées. Les Français assiégeaient cette dernière ville, lorsqu'ils apprirent que la flotte de Jean bloquait la leur. Ils ne purent la soustraire à l'ennemi qu'en la brûlant eux-mêmes, et se vengèrent en incendiant les villes de Dam et de Lille[531].

Cet hiver même, Jean tenta un effort désespéré. Son beau-frère, le comte de Toulouse, venait de perdre toutes ses espérances avec la bataille de Muret et la mort du roi d'Aragon (12 septembre 1213). Celui d'Angleterre dut se repentir d'avoir laissé écraser les Albigeois, qui auraient été ses meilleurs alliés. Il en chercha d'autres en Espagne, en Afrique; il s'adressa, dit-on, aux mahométans, au chef même des Almohades[532], aimant mieux se damner et se donner au diable qu'à l'Église.

Cependant il achetait une nouvelle armée (la sienne l'avait encore abandonné à la dernière campagne); il envoyait des subsides à son neveu Othon, et soulevait tous les princes de Belgique. Au cœur de l'hiver (vers le 15 février 1214), il passa la mer et débarqua à La Rochelle. Il devait attaquer Philippe par le Midi, tandis que les Allemands et les Flamands tomberaient sur lui du côté du Nord. Le moment était bien choisi; les Poitevins, déjà las du joug de la France, vinrent en foule se ranger autour de Jean. D'autre part, les seigneurs du Nord étaient alarmés des progrès de la puissance du roi. Le comte de Boulogne avait été dépouillé par lui des cinq comtés qu'il possédait. Le comte de Flandre redemandait en vain Aire et Saint-Omer. La dernière campagne avait porté au comble la haine des Flamands contre les Français. Les comtes de Limbourg, de Hollande, de Louvain, étaient entrés dans cette ligue, quoique le dernier fût gendre de Philippe. Il y avait encore Hugues de Boves, le plus célèbre des chefs de routiers; enfin, le pauvre empereur de Brunswick, qui n'était lui-même qu'un routier au service de son oncle, le roi d'Angleterre. On prétend que les confédérés ne voulaient rien moins que diviser la France. Le comte de Flandre eût eu Paris; celui de Boulogne, Péronne et le Vermandois. Ils auraient donné les biens des ecclésiastiques aux gens de guerre, à l'imitation de Jean[533].

La bataille de Bouvines, si fameuse et si nationale, ne semble pas avoir été une action fort considérable. Il est probable que chaque armée ne passait guère quinze ou vingt mille hommes. Philippe ayant envoyé contre Jean la meilleure partie de ses chevaliers, avait composé en partie son armée, qu'il conduisait lui-même, des milices de Picardie. Les Belges laissèrent Philippe dévaster leurs terres royalement[534] pendant un mois. Il allait s'en retourner sans avoir vu l'ennemi, lorsqu'il le rencontra entre Lille et Tournay, près du pont de Bouvines (27 août 1214). Les détails de la bataille nous ont été transmis par un témoin oculaire, Guillaume-le-Breton, chapelain de Philippe-Auguste, qui se tenait derrière lui pendant la bataille. Malheureusement ce récit, évidemment altéré par la flatterie, l'est bien plus encore par la servilité classique avec laquelle l'historien-poète se croit obligé de calquer sa Philippide sur l'Énéide de Virgile. Il faut, à toute force, que Philippe soit Énée et l'empereur Turnus. Tout ce qu'on peut adopter comme certain, c'est que nos milices furent d'abord mises en désordre, que les chevaliers firent plusieurs charges, que dans l'une le roi de France courut risque de la vie; il fut tiré à terre par des fantassins armés de crochets. L'empereur Othon eut son cheval blessé par Guillaume des Barres, ce frère de Simon de Montfort, l'adversaire de Richard Cœur-de-Lion, et fut emporté dans la déroute des siens. La gloire du courage, mais non pas la victoire, resta aux routiers brabançons; ces vieux soldats, au nombre de cinq cents, ne voulurent pas se rendre aux Français, et se firent plutôt tuer. Les chevaliers s'obstinèrent moins, ils furent pris en grand nombre; sous ces lourdes armures, un homme démonté était pris sans remède. Cinq comtes tombèrent entre les mains de Philippe-Auguste, ceux de Flandre de Boulogne, de Salisbury, de Tecklembourg et de Dortmund. Les deux premiers, n'étant point rachetés par les leurs, restèrent prisonniers de Philippe. Il donna d'autres prisonniers à rançonner aux milices des communes qui avaient pris part au combat.

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