Histoire de France - Moyen Âge; (Vol. 2 / 10)
Jean ne fut pas plus heureux dans le Midi qu'Othon dans le Nord; il eut d'abord de rapides succès sur la Loire; il prit Saint-Florent, Ancenis, Angers. Mais à peine les deux armées furent en présence, qu'une terreur panique leur fit tourner le dos en même temps. Jean perdit plus vite qu'il n'avait gagné. Les Aquitains firent à Louis tout aussi bon accueil qu'ils avaient fait à Jean; il se tint heureux que le pape lui obtînt une trêve pour soixante mille marcs d'argent, et il repassa en Angleterre, vaincu, ruiné, sans ressource. L'occasion était belle pour les barons; ils la saisirent. Au mois de janvier 1215, et de nouveau le 15 juin, ils lui firent signer l'acte célèbre, connu sous le nom de Grande Charte. L'archevêque de Kenterbury, Langton, ex-professeur de l'Université de Paris, prétendit que les libertés qu'on réclamait du roi n'étaient autres que les vieilles libertés anglaises, reconnues déjà par Henri Beauclerc dans une charte semblable[535]. Jean promettait aux barons de ne plus marier leurs filles et veuves malgré elles; de ne plus ruiner les pupilles sous prétexte de tutelle féodale ou garde-noble; aux habitants des villes de respecter leurs franchises; à tous les hommes libres de leur permettre d'aller et venir comme ils voudraient; de ne plus emprisonner ni dépouiller personne arbitrairement; de ne point faire saisir le contenment des pauvres gens (outils, ustensiles, etc.); de ne point lever, sans consentement du parlement des barons, l'escuage ou taxe de guerre (hors les trois cas prévus par les lois féodales); enfin, de ne plus faire prendre par ses officiers les denrées et les voitures nécessaires à sa maison. La cour royale des plaids communs ne devait plus suivre le roi, mais siéger au milieu de la cité, sous l'œil du peuple, à Westminster. Enfin, les juges, constables et baillis devaient être désormais des personnes versées dans la science des lois. Cet article seul transférait la puissance judiciaire aux scribes, aux clercs, aux légistes, aux hommes de condition inférieure. Ce que le roi accordait à ses tenanciers immédiats, ils devaient à leur tour l'accorder à leurs tenanciers inférieurs. Ainsi, pour la première fois, l'aristocratie sentait qu'elle ne pouvait affermir sa victoire sur le roi qu'en stipulant pour tous les hommes libres. Ce jour-là l'ancienne opposition des vainqueurs et des vaincus, des fils des Normands et des fils des Saxons, disparut et s'effaça.
Quand on lui présenta cet acte, Jean s'écria: «Ils pourraient tout aussi bien me demander ma couronne[536].» Il signa et tomba ensuite dans un horrible accès de fureur, rongeant la paille et le bois, comme une bête enfermée qui mord ses barreaux. Dès que les barons furent dispersés, il fit publier par tout le continent que les aventuriers brabançons, flamands, normands, poitevins, gascons, qui voudraient du service, pouvaient venir en Angleterre et prendre les terres de ses barons rebelles[537]; il voulait refaire sur les Normands la conquête de Guillaume sur les Saxons. Il s'en présenta une foule. Les barons effrayés appelèrent les rois d'Écosse et de France. Le fils de celui-ci avait épousé Blanche de Castille, nièce de Jean. Mais cette princesse n'était pas l'héritière immédiate de son oncle, elle ne pouvait transmettre à son mari un droit qu'elle n'avait pas elle-même. Le pape intervenait d'ailleurs. Il trouvait que l'archevêque de Kenterbury avait été trop loin contre Jean. Il défendait au roi de France d'attaquer le roi d'Angleterre, vassal de l'Église. Le jeune Louis, fils de Philippe, feignant d'agir contre le gré de son père[538], n'en passa pas moins en Angleterre à la tête d'une armée. Tous les comtés de la Kentie, l'archevêque lui-même et la ville de Londres se déclarèrent pour les Français. Jean se trouva encore une fois abandonné, seul, exilé dans son propre royaume. Il fallut qu'il cherchât sa vie chaque jour dans le pillage, comme un chef de routiers. Le matin il brûlait la maison où il avait passé la nuit. Il passa quelques mois dans l'île de Wight et y subsista de pirateries. Il portait cependant avec lui un trésor avec lequel il comptait acheter encore des soldats. Cet argent périt au passage d'un fleuve. Alors il perdit tout espoir, prit la fièvre et mourut. C'était ce qui pouvait arriver de pis aux Français. Le fils de Jean, Henri III, était innocent des crimes de son père. Louis vit bientôt tous les Anglais ralliés contre lui, et se tint heureux de repasser en France, en renonçant à la couronne d'Angleterre[539].
Innocent III était mort deux mois avant le roi Jean (1216, 16 juillet, 19 octobre), aussi grand, aussi triomphant que l'ennemi de l'Église était abaissé. Et pourtant cette fin victorieuse avait été triste. Que souhaitait-il donc? il avait écrasé Othon, et fait un empereur de son jeune Italien Frédéric II: la mort des rois d'Aragon et d'Angleterre avait montré au monde ce que c'était que de se jouer de l'Église; l'hérésie des Albigeois avait été noyée dans de tels flots de sang, qu'on cherchait en vain un aliment aux bûchers. Ce grand, ce terrible dominateur du monde et de la pensée, que lui manquait-il?
Rien qu'une chose, la chose immense, infinie, à quoi rien ne supplée: son approbation, la foi en soi. Sa confiance au principe de la persécution ne s'était peut-être pas ébranlée; mais il lui arrivait par-dessus sa victoire un cri confus du sang versé, une plainte à voix basse, douce, modeste, et d'autant plus terrible. Quand on venait lui conter que son légat de Cîteaux avait égorgé en son nom vingt mille hommes dans Béziers, que l'évêque Folquet avait fait périr dix mille hommes dans Toulouse, était-il possible que dans ces immenses exécutions le glaive ne se fût point trompé? Tant de villes en cendres, tant d'enfants punis des fautes de leurs pères, tant de péchés pour punir le péché! Les exécuteurs avaient été bien payés: celui-ci était comte de Toulouse et marquis de Provence[540], celui-là archevêque de Narbonne; les autres, évêques. L'Église, qu'y avait-elle gagné? Une exécration immense, et le pape un doute.
Ce fut surtout un an avant sa mort, en 1215, lorsque le comte de Toulouse, le comte de Foix et les autres seigneurs du Midi, vinrent se jeter à ses pieds, lorsqu'il entendit les plaintes, et qu'il vit les larmes; alors il fut étrangement troublé. Il voulut, dit-on[541], réparer, et ne le put pas. Ses agents ne lui permirent point une restitution qui les ruinait et les condamnait. Ce n'est pas impunément qu'on immole l'humanité à une idée. Le sang versé réclame dans votre propre cœur, il ébranle l'idole à laquelle vous avez sacrifié; elle vous manque aux jours du doute, elle chancelle, elle pâlit, elle échappe; la certitude qu'elle laisse, c'est celle du crime accompli pour elle.
Les souhaits ou plutôt les remords d'un vieillard impuissant, s'ils furent exprimés, devaient rester stériles. Ce ne furent ni les Raymond, ni les Montfort qui recueillirent le patrimoine du comte de Toulouse. L'héritier légitime ne le recouvra que pour le céder bientôt. L'usurpateur, avec tout son courage et sa prodigieuse vigueur d'âme, était vaincu dans le cœur, quand une pierre, lancée des murs de Toulouse, vint le délivrer de la vie (1218)[542]. Son fils, Amaury de Montfort, céda au roi de France ses droits sur le Languedoc; tout le Midi, sauf quelques villes libres, se jeta dans les bras de Philippe-Auguste[543]. En 1222, le légat lui-même et les évêques du Midi le suppliaient à genoux d'accepter l'hommage de Montfort. C'est qu'en effet les vainqueurs ne savaient plus que faire de leur conquête et doutaient de s'y maintenir. Les quatre cent trente fiefs que Simon de Montfort avait donnés pour être régis selon la Coutume de Paris, pouvaient être arrachés aux nouveaux possesseurs s'ils ne s'assuraient un puissant protecteur. Les vaincus, qui avaient vu en plusieurs occasions le roi de France opposé au pape, espéraient de lui un peu plus d'équité et de douceur.
Si nous jetons à cette époque un regard sur l'Europe entière, nous découvrirons dans tous les États une faiblesse, une inconséquence de principe et de situation qui devait tourner au profit du roi de France.
Avant l'effroyable guerre qui amena la catastrophe du Midi, don Pedro et Raymond V avaient été ennemis des libertés municipales de Toulouse et de l'Aragon. Le roi d'Aragon avait voulu être couronné des mains du pape, et lui rendre hommage pour être moins dépendant des siens. Le comte de Toulouse, Raymond V, avait sollicité lui-même les rois de France et d'Angleterre de faire une croisade contre les libertés religieuses et politiques de la cité de Toulouse. Représentant du principe féodal, il eût voulu anéantir le principe municipal qui gênait son pouvoir. Le roi d'Angleterre continuait, contre Kenterbury, contre ses barons, la lutte d'Henri II. Enfin, l'empereur Othon de Brunswick, fils d'Henri-le-Lion, sorti d'une famille toute guelfe, tout ennemie des empereurs, mais Anglais par sa mère, élevé à la cour d'Angleterre, près de ses oncles, Richard et Jean, se souvint de sa mère plus que de son père, tourna des Guelfes aux Gibelins, tandis que la maison gibeline des princes de Souabe était relevée par les papes, par Innocent III, tuteur du jeune Frédéric II. Othon, abandonné des Guelfes, abandonné des Gibelins, se trouvait renfermé dans ses États de Brunswick, et recevait une solde de son oncle Jean pour combattre l'Église et Philippe-Auguste, qui le défit à Bouvines. Telle était l'immense contradiction de l'Europe. Les princes étaient contre les libertés municipales pour les libertés religieuses. L'empereur était guelfe et le pape gibelin. Le pape, en attaquant les rois sous le rapport religieux, les soutenait contre les peuples sous le rapport politique. Il sacra le roi d'Aragon, il annula la Grande Charte, et blâma l'archevêque de Kenterbury, de même qu'Alexandre III avait abandonné Becket. Le pape renonçait ainsi à son ancien rôle de défenseur des libertés politiques et religieuses. Le roi de France, au contraire, sanctionnait à cette époque une foule de chartes communales. Il prenait part à la croisade du Midi, mais seulement autant qu'il fallait pour constater sa foi. Lui seul, en Europe, avait une position forte et simple; à lui seul était l'avenir.
CHAPITRE VIII
Première moitié du treizième siècle. Mysticisme. Louis IX. Sainteté du roi de France.
Cette lutte immense, dont nous avons présenté le tableau dans le chapitre précédent, s'est terminée, ce semble, à l'avantage du pape. Il a triomphé partout, et de l'empereur, et du roi Jean, et des Albigeois hérétiques, et des Grecs schismatiques. L'Angleterre et Naples sont devenus deux fiefs du saint-siège, et la mort tragique du roi d'Aragon a été un grand enseignement pour tous les rois. Cependant, ces succès divers ont si peu fortifié le pape, que nous le verrons, au milieu du treizième siècle, abandonné d'une grande partie de l'Europe, mendiant à Lyon la protection française; au commencement du siècle suivant, outragé, battu, souffleté par son bon ami le roi de France, obligé enfin de venir se mettre sous sa main, à Avignon. C'est au profit de la France qu'auront succombé les vaincus et les vainqueurs, les ennemis de l'Église et l'Église elle-même.
Comment expliquer cette décadence précipitée d'Innocent III à Boniface VIII, une telle chute après une telle victoire? D'abord, c'est que la victoire a été plus apparente que réelle. Le fer est impuissant contre la pensée; c'est plutôt sa nature, à cette plante vivace, de croître sous le fer, de germer et fleurir sous l'acier. Combien plus, si le glaive se trouve dans la main qui devait le moins user du glaive, si c'est la main pacifique, la main du prêtre; si l'agneau mord et déchire, si le père assassine!... L'Église perdant ainsi son caractère de sainteté, ce caractère va tout à l'heure passer à un laïque, à un roi, au roi de France. Les peuples vont transporter leur respect au sacerdoce laïque, à la royauté. Le pieux Louis IX porte ainsi, à son insu, un coup terrible à l'Église.
Les remèdes mêmes sont devenus des maux. Le pape n'a vaincu le mysticisme indépendant qu'en ouvrant lui-même de grandes écoles de mysticisme, je parle des ordres mendiants. C'est combattre le mal par le mal même; c'est entreprendre la chose difficile et contradictoire entre toutes, vouloir régler l'inspiration, déterminer l'illumination, constituer le délire! On ne joue pas ainsi avec la liberté, c'est une lame à deux tranchants, qui blesse celui qui croit la tenir et veut s'en faire un instrument.
Les ordres de saint Dominique et de saint François, sur lesquels le pape essaya de soutenir l'Église en ruine, eurent une mission commune, la prédication. Le premier âge des monastères, l'âge du travail et de la culture, où les bénédictins avaient défriché la terre et l'esprit des barbares, cet âge était passé. Celui des prédicateurs de la croisade, des moines de Cîteaux et de Clairvaux, avait fini avec la croisade. Au temps de Grégoire VII, l'Église avait déjà été sauvée par les moines auxiliaires de la papauté. Mais les moines sédentaires et reclus ne servaient plus guère, lorsque les hérétiques couraient le monde pour répandre leurs doctrines. Contre de tels prêcheurs, l'Église eut ses prêcheurs, c'est le nom même de l'ordre de saint Dominique. Le monde venant moins à elle, elle alla à lui[544]. Le tiers ordre de saint Dominique et de saint François reçut une foule d'hommes qui ne pouvaient quitter le siècle, et cherchaient à accorder les devoirs du monde et la perfection monastique. Saint Louis et sa mère appartenaient au tiers ordre de saint François.
Telle fut l'influence commune des deux ordres. Toutefois ils eurent, dans cette ressemblance, un caractère divers. Celui de saint Dominique, fondé par un esprit austère, par un gentilhomme espagnol, né sous l'inspiration sanguinaire de Cîteaux, au milieu de la croisade de Languedoc, s'arrêta de bonne heure dans la carrière mystique, et n'eut ni la fougue ni les écarts de l'ordre de saint François. Il fut le principal auxiliaire des papes jusqu'à la fondation des jésuites. Les dominicains furent chargés de régler et de réprimer. Ils eurent l'inquisition et l'enseignement de la théologie dans l'enceinte même du palais pontifical[545]. Pendant que les franciscains couraient le monde dans le dévergondage de l'inspiration, tombant, se relevant de l'obéissance à la liberté, de l'hérésie à l'orthodoxie; embrassant le monde et l'agitant des transports de l'amour mystique, le sombre esprit de saint Dominique s'enferma au sacré palais de Latran, aux voûtes granitiques de l'Escurial[546].
L'ordre de saint François fut moins embarrassé; il se lança tête baissée dans l'amour de Dieu[547]; il s'écria, comme plus tard Luther: «Périsse la loi, vive la grâce!» Le fondateur de cet ordre vagabond fut un marchand ou colporteur d'Assise. On appelait cet Italien François, parce qu'en effet il ne parlait guère que français. «C'était, dit son biographe, dans sa première jeunesse, un homme de vanité, un bouffon, un farceur, un chanteur; léger, prodigue, hardi... Tête ronde, front petit, yeux noirs et sans malice, sourcils droits, nez droit et fin, oreilles petites et comme dressées, langue aiguë et ardente, voix véhémente et douce; dents serrées, blanches, égales; lèvres minces, barbe rare, col grêle, bras courts, doigts longs, ongles longs, jambe maigre, pied petit, de chair peu ou point[548].» Il avait vingt-cinq ans lorsqu'une vision le convertit. Il monte à cheval, va vendre ses étoffes à Foligno, en rapporte le prix à un vieux prêtre, et sur son refus, jette l'argent par la croisée. Il veut du moins rester avec le prêtre, mais son père le poursuit; il se sauve, vit un mois dans un trou; son père le rattrape, le charge de coups; le peuple le poursuit à coups de pierres. Les siens l'obligent de renoncer juridiquement à tout son bien en présence de l'évêque. C'était sa plus grande joie; il rend à son père tous ses habits, sans garder même un caleçon: l'évêque lui jette son manteau.
Le voilà lancé sur la terre; il parcourt les forêts en chantant les louanges du Créateur. Des voleurs l'arrêtent et lui demandent qui il est: «Je suis, dit-il, le héraut qui proclame le grand roi.» Ils le plongent dans une fondrière pleine de neige; nouvelle joie pour le saint; il s'en tire et poursuit sa route. Les oiseaux chantent avec lui; il les prêche, ils écoutent: «Oiseaux, mes frères, disait-il, n'aimez-vous pas votre Créateur, qui vous donne ailes et plumes et tout ce qu'il vous faut?» Puis, satisfait de leur docilité, il les bénit et leur permet de s'envoler[549]. Il exhortait ainsi toutes les créatures à louer et remercier Dieu. Il les aimait, sympathisait avec elles; il sauvait, quand il pouvait, le lièvre poursuivi par les chasseurs, et vendait son manteau pour racheter un agneau de la boucherie. La nature morte elle-même, il l'embrassait dans son immense charité. Moissons, vignes, bois, pierres, il fraternisait avec eux tous et les appelait tous à l'amour divin[550].
Cependant, un pauvre idiot d'Assise s'attacha à lui, puis un riche marchand laissa tout pour le suivre. Ces premiers franciscains et ceux qui se joignirent à eux, donnèrent d'abord dans des austérités forcenées, comparables à celles des fakirs de l'Inde, se pendant à des cordes, se serrant de chaînes de fer et d'entraves de bois. Puis, quand ils eurent un peu calmé cette soif de douleur, saint François chercha longtemps en lui-même lequel valait mieux de la prière ou de la prédication[551]. Il y serait encore, s'il ne se fût avisé de consulter sainte Claire et le frère Sylvestre; ils décidèrent pour la prédication. Dès lors, il n'hésita plus, se ceignit les reins d'une corde et partit pour Rome. «Tel était son transport, dit le biographe, quand il parut devant le pape, qu'il pouvait à peine contenir ses pieds, et tressaillait comme s'il eût dansé[552].» Les politiques de la cour de Rome le rebutèrent d'abord; puis le pape réfléchit et l'autorisa. Il demandait pour grâce unique de prêcher, de mendier, de n'avoir rien au monde, sauf une pauvre église de Sainte-Marie-des-Anges, dans le petit champ de la Portiuncule, qu'il rebâtit de ce qu'on lui donnait. Cela fait, il partagea le monde à ses compagnons, gardant pour lui l'Égypte, où il espérait le martyre; mais il eut beau faire, le sultan s'obstina à le renvoyer.
Tels furent les progrès du nouvel ordre, qu'en 1219 saint François réunit cinq mille franciscains en Italie, et il y en avait dans tout le monde. Ces apôtres effrénés de la grâce couraient partout pieds nus, jouant tous les mystères dans leurs sermons, traînant après eux les femmes et les enfants, riant à Noël, pleurant le Vendredi-Saint, développant sans retenue tout ce que le christianisme a d'éléments dramatiques. Le système de la grâce, où l'homme n'est plus rien qu'un jouet de Dieu, le dispense aussi de toute dignité personnelle; c'est pour lui un acte d'amour de s'abaisser, de s'annuler, de montrer les côtés honteux de sa nature; il semble exalter Dieu d'autant plus. Le scandale et le cynisme deviennent une jouissance pieuse, une sensualité de dévotion. L'homme immole avec délices sa fierté et sa pudeur à l'objet aimé.
C'était une grande joie pour saint François d'Assise de faire pénitence dans les rues pour avoir rompu le jeûne et mangé un peu de volaille par nécessité. Il se faisait traîner tout nu, frapper de coups de corde, et l'on criait: «Voici le glouton qui s'est gorgé de poulet à votre insu!» À Noël il se préparait, pour prêcher, une étable, comme celle où naquit le Sauveur. On y voyait le bœuf, l'âne, le foin; pour que rien n'y manquât, lui-même il bêlait comme un mouton, en prononçant Bethleem, et quand il en venait à nommer le doux Jésus, il passait la langue sur les lèvres et les léchait comme s'il eût mangé du miel[553].
Ces folles représentations, ces courses furieuses à travers l'Europe, qu'on ne pouvait comparer qu'aux bacchanales ou aux pantomimes des prêtres de Cybèle, donnaient lieu, on peut le croire, à bien des excès. Elles ne furent même pas exemptes du caractère sanguinaire qui avait marqué les représentations orgiastiques de l'antiquité. Le tout-puissant génie dramatique qui poussait saint François à l'imitation complète de Jésus, ne se contenta pas de le jouer dans sa vie et sa naissance; il lui fallut aussi la passion. Dans ses dernières années on le portait sur une charrette, par les rues et les carrefours, versant le sang par le côté, et imitant, par ces stigmates, ceux du Seigneur.
Ce mysticisme ardent fut vivement accueilli par les femmes, et en revanche, elles eurent bonne part dans la distribution des dons de la grâce. Sainte Clara d'Assise commença les Clarisses[554]. Le dogme de l'immaculée conception devint de plus en plus populaire[555]. Ce fut le point principal de la religion, la thèse favorite que soutinrent les théologiens, la croyance chère et sacrée pour laquelle les Franciscains, chevaliers de la Vierge, rompirent des lances. Une dévotion sensuelle embrassa la chrétienté. Le monde entier apparut à saint Dominique dans le capuchon de la Vierge, comme l'Inde l'a vu dans la bouche de Crishna, ou comme Brama reposant dans la fleur du lotos. «La Vierge ouvrit son capuchon devant son serviteur Dominique qui était tout en pleurs, et il se trouvait, ce capuchon, de telle capacité et immensité qu'il contenait et embrassait doucement toute la céleste patrie.»
Nous avons remarqué déjà à l'occasion d'Héloïse, d'Éléonore de Guyenne et des Cours d'amour, que, dès le douzième siècle, la femme prit sur la terre une place proportionnée à l'importance nouvelle qu'elle avait acquise dans la hiérarchie céleste. Au treizième, elle se trouve, au moins comme mère et régente, assise sur plusieurs des trônes d'Occident. Blanche de Castille gouverne au nom de son fils enfant, comme la comtesse de Champagne pour le jeune Thibault, comme celle de Flandre pour son mari prisonnier. Isabelle de la Marche exerce aussi la plus grande influence sur son fils Henri III, roi d'Angleterre. Jeanne de Flandre ne se contenta pas du pouvoir, elle en voulut les honneurs et les insignes virils; elle réclama au sacre de saint Louis le droit du comte de Flandre, celui de porter l'épée nue, l'épée de la France[556].
Avant d'expliquer comment une femme gouverna la France et brisa la force féodale au nom d'un enfant, il faut pourtant se rappeler combien toute circonstance favorisait alors les progrès du pouvoir royal. La royauté n'avait qu'à se laisser aller, le fil de l'eau la portait. La mort de Philippe-Auguste n'y avait rien changé (1218). Son fils, le faible et maladif Louis VIII, nommé, ce semble ironiquement, Louis-le-Lion, ne joua pas moins le rôle d'un conquérant. Il échoua en Angleterre, il est vrai, mais il prit aux Anglais le Poitou. En Flandre, il maintint la comtesse Jeanne, lui rendant le service de garder son mari prisonnier à la tour du Louvre. Cette Jeanne était fille de Beaudoin, le premier empereur de Constantinople, qu'on croyait tué par les Bulgares. Un jour le voilà qui reparaît en Flandre; sa fille refuse de le reconnaître, mais le peuple l'accueille, et elle est obligée de fuir près de Louis VIII, qui la ramène avec une armée. Le vieillard ne pouvait répondre à certaines questions; et vingt ans d'une dure captivité pouvaient bien avoir altéré sa mémoire. Il passa pour imposteur, et la comtesse le fit périr. Tout le peuple la regarda comme parricide.
La Flandre se trouvait ainsi soumise à l'influence française; il en fut bientôt de même du Languedoc. Louis VIII y était appelé par l'Église contre les Albigeois, qui reparaissaient sous Raymond VII[557]. D'autre part, une bonne partie des méridionaux désirait finir à tout prix, par l'intervention de la France, cette guerre de tigres qui se faisait chez eux depuis si longtemps. Louis avait prouvé sa douceur et sa loyauté au siège de Marmande, où il essaya en vain de sauver les assiégés. Vingt-cinq seigneurs et dix-sept archevêques et évêques déclarèrent qu'ils conseillaient au roi de se charger de l'affaire des Albigeois. Louis VIII se mit en effet en marche à la tête de toute la France du Nord; les cavaliers seuls étaient dans cette armée au nombre de cinquante mille. L'alarme fut grande dans le Midi. Une foule de seigneurs et de villes s'empressèrent d'envoyer au-devant, et de faire hommage. Les républiques de Provence, Avignon, Arles, Marseille et Nice espéraient pourtant que le torrent passerait à côté. Avignon offrit passage hors de ses murs; mais en même temps elle s'entendait avec le comte de Toulouse pour détruire tous les fourrages à l'approche de la cavalerie française. Cette ville était étroitement unie avec Raymond, elle était restée douze ans excommuniée pour l'amour de lui. Les podestats d'Avignon prenaient le titre de bayles ou lieutenants du comte de Toulouse. Louis VIII insista pour passer par la ville même, et sur son refus il l'assiégea. Les réclamations de Frédéric II, en faveur de cette ville impériale, ne furent point écoutées. Il fallut qu'elle payât rançon, donnât des otages et abattît ses murailles. Tout ce qu'on trouva dans la ville, de Français et de Flamands, fut égorgé par les assiégeants. Une grande partie du Languedoc s'effraya; Nîmes, Albi, Carcassonne, se livrèrent, et Louis VIII établit des sénéchaux dans cette dernière ville et à Beaucaire. Il semblait qu'il dût accomplir dans cette campagne toute la conquête du Midi. Mais le siège d'Avignon avait été un retard fatal; les chaleurs occasionnèrent une épidémie meurtrière dans son armée. Lui-même il languissait, lorsque le duc de Bretagne et les comtes de Lusignan, de la Marche, d'Angoulême et de Champagne s'entendirent pour se retirer. Ils se repentaient tous d'avoir aidé aux succès du roi; le comte de Champagne, amant de la reine (telle est du moins la tradition), fut accusé d'avoir empoisonné Louis, qui mourut peu après son départ (1226).
La régence et la tutelle du jeune Louis IX eût appartenu, d'après les lois féodales, à son oncle Philippe-le-Hurepel (le grossier), comte de Boulogne. Le légat du pape et le comte de Champagne, qu'on disait également favorisés de la reine mère, Blanche de Castille, lui assurèrent la régence. C'était une grande nouveauté qu'une femme commandât à tant d'hommes; c'était sortir d'une manière éclatante du système militaire et barbare qui avait prévalu jusque-là, pour entrer dans la voie pacifique de l'esprit moderne. L'Église y aida. Outre le légat, l'archevêque de Sens et l'évêque de Beauvais voulurent bien attester que le dernier roi avait, sur son lit de mort, nommé sa veuve régente. Son testament, que nous avons encore, n'en fait aucune mention[558]. Il est douteux, d'ailleurs, qu'il eût confié le royaume à une Espagnole, à la nièce du roi Jean, à une femme que le comte de Champagne avait prise, dit-on, pour l'objet de ses galanteries poétiques. Ce comte, ennemi d'abord du roi, comme les autres grands seigneurs, n'en fut pas moins le plus puissant appui de la royauté après la mort de Louis VIII. Il aimait sa veuve, dit-on, et, d'autre part, la Champagne aimait la France; les grandes villes industrielles de Troyes, de Bar-sur-Seine, etc., devaient sympathiser avec le pouvoir pacifique et régulier du roi, plus qu'avec la turbulence militaire des seigneurs. Le parti du roi, c'était le parti de la paix, de l'ordre, de la sûreté des routes. Quiconque voyageait, marchand ou pèlerin, était, à coup sûr, pour le roi. Ceci explique encore la haine furieuse des grands seigneurs contre la Champagne, qui avait de bonne heure abandonné leur ligue. La jalousie de la féodalité contre l'industrialisme, qui entra pour beaucoup dans les guerres de Flandre et de Languedoc, ne fut point certainement étrangère aux affreux ravages que les seigneurs firent dans la Champagne, pendant la minorité de saint Louis.
Le chef de la ligue féodale, ce n'était point Philippe, oncle du jeune roi, ni les comtes de la Marche et de Lusignan, beau-père et frère du roi d'Angleterre, mais le duc de Bretagne, Pierre Mauclerc, descendu d'un fils de Louis-le-Gros. La Bretagne, relevant de la Normandie, et par conséquent de l'Angleterre aussi bien que de la France, flottait entre les deux couronnes. Le duc était d'ailleurs l'homme le plus propre à profiter d'une telle position. Élevé aux écoles de Paris, grand dialecticien, destiné d'abord à la prêtrise, mais de cœur légiste, chevalier, ennemi des prêtres, il en fut surnommé Mauclerc.
Cet homme remarquable, certainement le premier de son temps, entreprit bien des choses à la fois, et plus qu'il ne pouvait: en France, d'abaisser la royauté; en Bretagne, d'être absolu, malgré les prêtres et les seigneurs. Il s'attacha les paysans, leur accorda des droits de pâture, d'usage du bois mort, des exemptions de péage. Il eut encore pour lui les seigneurs de l'intérieur du pays, surtout ceux de la Bretagne française (Avaugour, Vitré, Fougères, Châteaubriant, Dol, Châteaugiron); mais il tâcha de dépouiller ceux des côtes (Léon, Rohan, le Faou, etc.). Il leur disputa ce précieux droit de bris, qui leur donnait les vaisseaux naufragés. Il luttait aussi contre l'Église, l'accusait de simonie par-devant les barons, employait contre les prêtres la science du droit canonique qu'il avait apprise d'eux-mêmes. Dans cette lutte, il se montra inflexible et barbare; un curé refusant d'enterrer un excommunié, il ordonna qu'on l'enterrât lui-même avec le corps.
Cette lutte intérieure ne permit guère à Mauclerc d'agir vigoureusement contre la France. Il lui eût fallu du moins être bien appuyé de l'Angleterre. Mais les Poitevins qui gouvernaient et volaient le jeune Henri III, ne lui laissaient point d'argent pour une guerre honorable. Il devait passer la mer en 1226; une révolte le retint. Mauclerc l'attendait encore en 1229, mais le favori d'Henri III fut corrompu par la régente et rien ne se trouva prêt. Elle eut encore l'adresse d'empêcher le comte de Champagne d'épouser la fille de Mauclerc[559]. Les barons, sentant la faiblesse de la ligue; n'osaient, malgré toute leur mauvaise volonté, désobéir formellement au roi enfant, dont la régente employait le nom. En 1228, sommés par elle d'amener leurs hommes contre la Bretagne, ils vinrent chacun avec deux chevaliers seulement.
L'impuissance de la ligue du Nord permit à Blanche et au légat qui la conseillait, d'agir vigoureusement contre le Midi. Une nouvelle croisade fut conduite en Languedoc. Toulouse aurait tenu longtemps, mais les croisés se mirent à détruire méthodiquement toutes les vignes qui faisaient la richesse du pays. Les indigènes avaient résisté tant qu'il n'en coûtait que du sang. Ils obligèrent leur comte à céder. Il fallut qu'il rasât les murs de sa ville, y reçut garnison française, y autorisât l'établissement de l'inquisition, confirmât à la France la possession du bas Languedoc, promît Toulouse après sa mort, comme dot de sa fille Jeanne, qu'un des frères du roi devait épouser[560]. Quant à la haute Provence, il la donnait à l'Église: c'est l'origine du droit des papes sur le comtat d'Avignon. Lui-même il vint à Paris, s'humilia, reçut la discipline dans l'église de Notre-Dame, et se constitua, pour six semaines, prisonnier à la tour du Louvre. Cette tour, où six comtes avaient été enfermés après Bouvines, d'où le comte de Flandre venait à peine de sortir, où l'ancien comte de Boulogne se tua de désespoir, était devenue le château, la maison de plaisance, où les grands barons logeaient chacun à son tour.
La régente osa alors défier le comte de Bretagne et le somma de comparaître devant les pairs. Ce tribunal des douze pairs, calqué sur le nombre mystique des douze apôtres et sur les traditions poétiques des romans carlovingiens, n'était point une institution fixe et régulière. Rien n'était plus commode pour les rois. Cette fois, les pairs se trouvèrent l'archevêque de Sens, les évêques de Chartres et de Paris, les comtes de Flandre, de Champagne, de Nevers, de Blois, de Chartres, de Montfort, de Vendôme, les seigneurs de Coucy et de Montmorency, et beaucoup d'autres barons et chevaliers.
Leur sentence n'aurait pas fait grand'chose, si Mauclerc eût été mieux soutenu par les Anglais et par les barons. Ceux-ci traitèrent séparément avec la régente. Toute la haine des seigneurs, forcés de céder à Blanche, retomba sur le comte de Champagne; il fut obligé de se réfugier à Paris, et ne rentra dans ses domaines qu'en promettant de prendre la croix en expiation de la mort de Louis VIII; c'était s'avouer coupable.
Tout le mouvement qui avait troublé la France du Nord, s'écoula pour ainsi dire vers le Midi et l'Orient. Les deux chefs opposés, Thibault et Mauclerc, furent éloignés par des circonstances nouvelles, et laissèrent le royaume en paix. Thibault se trouva roi de Navarre par la mort du père de sa femme; il vendit à la régente Chartres, Blois, Sancerre et Châteaudun. Une noblesse innombrable le suivit. Le roi d'Aragon, qui, à la même époque, commençait sa croisade contre Majorque et Valence, amena aussi beaucoup de chevaliers, surtout un grand nombre de faidits provençaux et languedociens; c'était les proscrits de la guerre des Albigeois. Peu après, Pierre Mauclerc, qui n'était comte de Bretagne que du chef de sa femme, abdiqua le comté, le laissa à son fils, et fut nommé par le pape Grégoire IX général en chef de la nouvelle croisade d'Orient.
Telle était la favorable situation du royaume à l'époque de la majorité de saint Louis (1236). La royauté n'avait rien perdu depuis Philippe-Auguste. Arrêtons-nous un instant ici, et récapitulons les progrès de l'autorité royale et du pouvoir central depuis l'avènement du grand-père de saint Louis.
Philippe-Auguste avait, à vrai dire, fondé ce royaume en réunissant la Normandie à la Picardie. Il avait en quelque sorte fondé Paris, en lui donnant sa cathédrale, sa halle, son pavé, des hôpitaux, des aqueducs, une nouvelle enceinte, de nouvelles armoiries, surtout en autorisant et soutenant son Université. Il avait fondé la juridiction royale en inaugurant l'assemblée des pairs par un acte populaire et humain, la condamnation de Jean et la punition du meurtre d'Arthur. Les grandes puissances féodales s'affaissaient; la Flandre, la Champagne, le Languedoc, étaient soumis à l'influence royale. Le roi s'était formé un grand parti dans la noblesse; il avait créé une démocratie dans l'aristocratie, si je puis dire; je parle des cadets: il fit consacrer en principe qu'ils ne dépendraient plus de leurs aînés.
Le prince dans les mains duquel tombait ce grand héritage, Louis IX, avait vingt et un ans en 1236. Il fut déclaré majeur, mais dans la réalité, il resta longtemps encore dépendant de sa mère, la fière Espagnole qui gouvernait depuis dix ans. Les qualités de Louis n'étaient pas de celles qui éclatent de bonne heure; la principale fut un sentiment exquis, un amour inquiet du devoir, et pendant longtemps le devoir lui apparut comme la volonté de sa mère. Espagnol du côté de Blanche[561], Flamand par son aïeule Isabelle, le jeune prince suça avec le lait une piété ardente, qui semble avoir été étrangère à la plupart de ses prédécesseurs, et que ses successeurs n'ont guère connue davantage.
Cet homme qui apportait au monde un tel besoin de croire, se trouva précisément au milieu de la grande crise, lorsque toutes les croyances étaient ébranlées. Ces belles images d'ordre, que le moyen âge avait rêvées, le Saint-Pontificat et le Saint-Empire, qu'étaient-elles devenues? La guerre de l'empire et du sacerdoce avait atteint le dernier degré de violence, et les deux partis inspiraient presque une égale horreur.
D'un côté, c'était l'empereur, au milieu de son cortège de légistes bolonais et de docteurs arabes, penseur hardi, charmant poète et mauvais croyant. Il avait des gardes sarrasines, une université sarrasine, des concubines arabes. Le sultan d'Égypte était son meilleur ami[562]. Il avait, disait-on, écrit ce livre horrible dont on parlait tant: De Tribus impostoribus, Moïse, Mahomet et Jésus, qui n'a jamais été écrit. Beaucoup de gens soupçonnaient que Frédéric pouvait fort bien être l'Antéchrist.
Le pape n'inspirait guère plus de confiance que l'empereur. La foi manquait à l'un, mais à l'autre la charité. Quelque désir, quelque besoin qu'on eût de révérer encore le successeur des apôtres, il était difficile de le reconnaître sous cette cuirasse d'acier qu'il avait revêtue depuis la croisade des Albigeois. Il semblait que la soif du meurtre fût devenue la génie même du prêtre. Ces hommes de paix ne demandaient que mort et ruine, des paroles effroyables sortaient de leur bouche. Ils s'adressaient à tous les peuples, à tous les princes, ils prenaient tour à tour le ton de la menace et de la plainte: ils demandaient, grondaient, priaient, pleuraient. Que voulaient-ils avec tant d'ardeur? la délivrance de Jérusalem? Aucunement. L'amélioration des Chrétiens, la conversion des Gentils? Rien de tout cela. Eh! quoi donc? Du sang. Une soif horrible de sang semblait avoir embrasé le leur, depuis qu'une fois ils avaient goûté de celui des Albigeois.
La destinée de ce jeune et innocent Louis IX fut d'être l'héritier des Albigeois et de tant d'autres ennemis de l'Église. C'était pour lui que Jean, condamné sans être entendu, avait perdu la Normandie, et son fils Henri le Poitou; c'était pour lui que Montfort avait égorgé vingt mille hommes dans Béziers, et Folquet, dix mille dans Toulouse. Ceux qui avaient péri étaient, il est vrai, des hérétiques, des mécréants, des ennemis de Dieu; il y avait pourtant dans tout cela bien des morts; et dans cette magnifique dépouille, une triste odeur de sang. Voilà, sans doute, ce qui fit l'inquiétude et l'indécision de saint Louis. Il avait grand besoin de croire et de s'attacher à l'Église, pour se justifier à lui-même son père et son aïeul, qui avait accepté de tels dons. Position critique pour une âme timorée; il ne pouvait restituer sans déshonorer son père et indigner la France. D'autre part, il ne pouvait garder, ce semble, sans consacrer tout ce qui s'était fait, sans accepter tous les excès, toutes les violences de l'Église.
Le seul objet vers lequel une telle âme pouvait se tourner encore, c'était la croisade, la délivrance de Jérusalem. Cette grande puissance, bien ou mal acquise, qui se trouvait dans ses mains, c'était là, sans doute, qu'elle devait s'exercer et s'expier. De ce côté, il y avait tout au moins la chance d'une mort sainte.
Jamais la croisade n'avait été plus nécessaire et plus légitime. Agressive jusque-là, elle allait devenir défensive. On attendait dans tout l'Orient un grand et terrible événement; c'était comme le bruit des grandes eaux avant le déluge, comme le craquement des digues, comme le premier murmure des cataractes du ciel. Les Mongols s'étaient ébranlés du Nord, et peu à peu descendaient par toute l'Asie. Ces pasteurs, entraînant les nations, chassant devant eux l'humanité avec leurs troupeaux, semblaient, décidés à effacer de la terre toute ville, toute construction, toute trace de culture, à refaire du globe un désert, une libre prairie, où l'on pût désormais errer sans obstacle. Ils délibérèrent s'ils ne traiteraient pas ainsi toute la Chine septentrionale, s'ils ne rendraient pas cet empire, par l'incendie de cent villes et regorgement de plusieurs millions d'hommes, à cette beauté primitive des solitudes du monde naissant. Où ils ne pouvaient détruire les villes sans grand travail, ils se dédommageaient du moins par le massacre des habitants; témoin ces pyramides de têtes de morts qu'ils firent élever dans la plaine de Bagdad[563].
Toutes les sectes, toutes les religions qui se partageaient l'Asie, avaient également à craindre ces barbares, et nulle chance de les arrêter. Les sunnites et les schyytes, le calife de Bagdad et le calife du Caire, les Assassins, les chrétiens de terre sainte, attendaient le Jugement. Toute dispute allait être finie, toute haine réconciliée; les Mongols s'en chargeaient. De là, sans doute, ils passeraient en Europe, pour accorder le pape et l'empereur, le roi d'Angleterre et le roi de France. Alors, ils n'auraient plus qu'à faire manger l'avoine à leurs chevaux sur l'autel de Saint-Pierre de Rome, et le règne de l'Antéchrist allait commencer.
Ils avançaient, lents et irrésistibles, comme la vengeance de Dieu; déjà ils étaient partout présents par l'effroi qu'ils inspiraient. En l'an 1238, les gens de la Frise et du Danemark n'osèrent pas quitter leurs femmes épouvantées pour aller pêcher le hareng selon leur usage sur les côtes d'Angleterre[564]. En Syrie, on s'attendait d'un moment à l'autre à voir apparaître les grosses têtes jaunes et les petits chevaux échevelés. Tout l'Orient était réconcilié. Les princes mahométans, entre autres le Vieux de la Montagne, avaient envoyé une ambassade suppliante au roi de France, et l'un des ambassadeurs passa en Angleterre.
D'autre part, l'empereur latin de Constantinople venait exposer à saint Louis son danger, son dénuement et sa misère. Ce pauvre empereur s'était vu obligé de faire alliance avec les Comans, et de leur jurer amitié, la main sur un chien mort. Il en était à n'avoir plus pour se chauffer que les poutres de son palais. Quand l'impératrice vint, plus tard, implorer de nouveau la pitié de saint Louis, Joinville fut obligé, pour la présenter, de lui donner une robe. L'empereur offrait à saint Louis de lui céder à bon compte un inestimable trésor, la vraie couronne d'épines qui avait ceint le front du Sauveur. La seule chose qui embarrassait le roi de France, c'est que ce commerce de reliques avait bien l'air d'être un cas de simonie; mais il n'était pas défendu pourtant de faire un présent à celui qui faisait un tel don à la France. Le présent fut de cent soixante mille livres, et de plus saint Louis donna le produit d'une confiscation faite sur les Juifs, dont il se faisait scrupule de profiter lui-même. Il alla pieds nus recevoir les saintes reliques jusqu'à Vincennes, et plus tard, fonda pour elles la Sainte-Chapelle de Paris.
La croisade de 1235 n'était pas faite pour rétablir les affaires d'Orient. Le roi champenois de Navarre, le duc de Bourgogne, le comte de Montfort, se firent battre. Le frère du roi d'Angleterre n'eut d'autre gloire que celle de racheter les prisonniers. Mauclerc seul y gagna quelque chose. Cependant, le jeune roi de France ne pouvait quitter encore son royaume, et réparer ces malheurs. Une vaste ligue se formait contre lui; le comte de Toulouse, dont la fille avait épousé le frère du roi, Alphonse de Poitiers, voulait tenter encore un effort pour garder ses États, s'il n'avait pu garder ses enfants. Il s'était allié aux rois d'Angleterre, de Navarre, de Castille et d'Aragon. Il voulait épouser ou Marguerite de la Marche, sœur utérine d'Henri III, ou Béatrix de Provence. Par ce dernier mariage, il eût réuni la Provence au Languedoc, déshérité sa fille au profit des enfants qu'il eût eus de Béatrix, et réuni tout le Midi. La précipitation fit avorter ce grand projet. Dès 1242, les inquisiteurs furent massacrés à Avignon; l'héritier légitime de Nîmes, Béziers et Carcassonne, le jeune Trencavel, se hasarda à reparaître. Les confédérés agirent l'un après l'autre, Raymond était réduit quand les Anglais prirent les armes. Leur campagne en France fut pitoyable; Henri III avait compté sur son beau-père, le comte de la Marche, et les autres seigneurs qui l'avaient appelé. Quand ils se virent et se comptèrent, alors commencèrent les reproches et les altercations. Les Français n'avançaient pas moins; ils auraient tourné et pris l'armée anglaise au pont de Taillebourg, sur la Charente, si Henri n'eût obtenu une trêve par l'intercession de son frère Richard, en qui Louis révéra le héros de la dernière croisade, celui qui avait racheté et rendu à l'Europe tant de chrétiens[565]. Henri profita de ce répit pour décamper et se retirer vers Saintes. Louis le serra de près; un combat acharné eut lieu dans les vignes, et le roi d'Angleterre finit par s'enfuir dans la ville, et de là vers Bordeaux (1242).
Une épidémie, dont le roi et l'armée languirent également, l'empêcha de poursuivre ses succès. Mais le combat de Taillebourg n'en fut pas moins le coup mortel pour ses ennemis, et en général pour la féodalité. Le comte de Toulouse n'obtint grâce que comme cousin de la mère de saint Louis. Son vassal, le comte de Foix, déclara qu'il voulait dépendre immédiatement du roi. Le comte de la Marche et sa femme, l'orgueilleuse Isabelle de Lusignan, veuve de Jean et mère d'Henri III, furent obligés de céder. Ce vieux comte, faisant hommage au frère du roi, Alphonse, nouveau comte de Poitiers, un chevalier parut, qui se disait mortellement offensé par lui, et demandait à le combattre par-devant son suzerain. Alphonse insistait durement pour que le vieillard fit raison au jeune homme. L'événement n'était pas douteux, et déjà Isabelle, craignant de périr après son mari, s'était réfugiée au couvent de Fontevrault. Saint Louis s'interposa et ne permit point ce combat inégal. Telle fut pourtant l'humiliation du comte de la Marche que son ennemi, qui avait juré de laisser pousser ses cheveux jusqu'à ce qu'il eût vengé son outrage, se les fit couper solennellement devant tous les barons, et déclara qu'il en avait assez.
En cette occasion, comme en toutes, Louis montrait la modération d'un saint et d'un politique. Un baron n'ayant voulu se rendre qu'après en avoir obtenu l'autorisation de son seigneur, le roi d'Angleterre, Louis lui en sut gré, et lui remit son château sans autre garantie que son serment[566]. Mais afin de sauver de la tentation du parjure ceux qui tenaient des fiefs de lui et d'Henri, il leur déclara, aux termes de l'Évangile, qu'on ne pouvait servir deux maîtres, et leur permit d'opter librement[567]. Il eût voulu, pour ôter toute cause de guerre, obtenir d'Henri la cession expresse de la Normandie; à ce prix, il lui eût rendu le Poitou.
Telles étaient la prudence et la modération du roi. Il n'imposa pas à Raymond d'autres conditions que celles du traité de Paris, qu'il avait signé quatorze ans auparavant.
Cependant la catastrophe tant redoutée avait lieu en Orient. Une aile de la prodigieuse armée des Mongols avait poussé vers Bagdad (1258); une autre entrait en Russie, en Pologne, en Hongrie. Les Karismiens, précurseurs des Mongols, avaient envahi la terre sainte; ils avaient remporté à Gaza, malgré l'union des chrétiens et des musulmans, une sanglante victoire. Cinq cents templiers y étaient restés; c'était tout ce que l'ordre avait alors de chevaliers à la terre sainte; puis les Mongols avaient pris Jérusalem abandonnée de ses habitants; ces barbares, par un jeu perfide, mirent partout des croix sur les murs; les habitants, trop crédules, revinrent et furent massacrés.
Saint Louis était malade, alité, et presque mourant, quand ces tristes nouvelles parvinrent en Europe. Il était si mal qu'on désespérait de sa vie, et déjà une des dames qui le gardaient voulait lui jeter le drap sur le visage, croyant qu'il avait passé. Dès qu'il alla un peu mieux, au grand étonnement de ceux qui l'entouraient, il fit mettre la croix rouge sur son lit et sur ses vêtements. Sa mère eût autant aimé le voir mort. Il promettait, lui faible et mourant, d'aller si loin, outre-mer, sous un climat meurtrier, donner son sang et celui des siens dans cette inutile guerre qu'on poursuivait depuis plus d'un siècle. Sa mère, les prêtres eux-mêmes le pressaient d'y renoncer. Il fut inflexible; cette idée qu'on lui croyait si fatale fut, selon toute apparence, ce qui le sauva; il espéra, il voulut vivre, et vécut en effet. Dès qu'il fut convalescent, il appela sa mère, l'évêque de Paris, et leur dit: «Puisque vous croyez que je n'étais pas parfaitement en moi-même quand j'ai prononcé mes vœux, voilà ma croix que j'arrache de mes épaules, je vous la rends... Mais à présent, continua-t-il, vous ne pouvez nier que je ne sois dans la pleine jouissance de toutes mes facultés; rendez-moi donc ma croix; car celui qui sait toute chose sait aussi qu'aucun aliment n'entrera dans ma bouche jusqu'à ce j'aie été marqué de nouveau de son signe.—C'est le doigt de Dieu, s'écrièrent tous les assistants; ne nous opposons plus à sa volonté.» Et personne, dès ce jour, ne contredit son projet.
Le seul obstacle qui restât à vaincre, chose triste et contre nature, c'était le pape. Innocent IV remplissait l'Europe de sa haine contre Frédéric II. Chassé de l'Italie, il assembla contre lui un grand concile à Lyon[568]. Cette ville impériale tenait pourtant à la France, sur le territoire de laquelle elle avait son faubourg au delà du Rhône. Saint Louis, qui s'était inutilement porté pour médiateur, ne consentit pas sans répugnance à recevoir le pape. Il fallut que tous les moines de Cîteaux vinssent se jeter aux pieds du roi, et il laissa attendre le pape quinze jours pour savoir sa détermination. Innocent, dans sa violence, contrariait de tout son pouvoir la croisade d'Orient; il eût voulu tourner les armes du roi de France contre l'empereur ou contre le roi d'Angleterre, qui était sorti un moment de sa servilité à l'égard du saint-siège. Déjà, en 1239, il avait offert la couronne impériale à saint Louis pour son frère, Robert d'Artois; en 1245, il lui offrit la couronne d'Angleterre. Étrange spectacle, un pape n'oubliant rien pour entraver la délivrance de Jérusalem, offrant tout à un croisé pour lui faire violer son vœu[569].
Louis ne songeait guère à acquérir. Il s'occupait bien plutôt à légitimer les acquisitions de ses pères. Il essaya inutilement de se réconcilier l'Angleterre par une restitution partielle. Il interrogea même les évêques de Normandie pour se rassurer sur le droit qu'il pouvait avoir à la possession de cette province. Il dédommagea par une somme d'argent le vicomte Trencavel, héritier de Nîmes et Béziers. Il l'emmena à la croisade, avec tous les faidits, les proscrits de la guerre des Albigeois, tous ceux que l'établissement des compagnons de Montfort avait privés de leur patrimoine. Ainsi il faisait de la guerre sainte une expiation, une réconciliation universelle.
Ce n'était pas une simple guerre, une expédition, que saint Louis projetait, mais la fondation d'une grande colonie en Égypte. On pensait alors, non sans vraisemblance, que pour conquérir et posséder la terre sainte, il fallait avoir l'Égypte pour point d'appui. Aussi il avait emporté une grande quantité d'instruments de labourage et d'outils de toute espèce[570]. Pour faciliter les communications régulières, il voulut avoir un port à lui sur la Méditerranée; ceux de Provence étaient à son frère Charles d'Anjou: il fit creuser celui d'Aigues-Mortes.
Il cingla d'abord vers Chypre, où l'attendaient d'immenses approvisionnements[571]. Là il s'arrêta, et longtemps, soit pour attendre son frère Alphonse qui lui amenait sa réserve, soit peut-être pour s'orienter dans ce monde nouveau. Il y fut amusé par les ambassadeurs des princes d'Asie, qui venaient observer le grand roi des Francs. Les chrétiens vinrent d'abord, de Constantinople, d'Arménie, de Syrie; les musulmans ensuite, entre autres les envoyés de ce Vieux de la Montagne dont on faisait tant de récits[572]. Les Mongols mêmes parurent. Saint Louis, qui les crut favorables au christianisme d'après leur haine pour les autres mahométans, se ligua avec eux contre les deux papes de l'islamisme, les califes de Bagdad et du Caire.
Cependant les Asiatiques revenaient de leurs premières craintes; ils se familiarisaient avec l'idée de la grande invasion des Francs. Ceux-ci, dans l'abondance, s'énervaient sous la séduction d'un climat corrupteur. Les prostituées venaient placer leurs tentes autour même de la tente du roi et de sa femme, la chaste reine Marguerite, qui l'avait suivi.
Il se décida enfin à partir pour l'Égypte. Il avait à choisir entre Damiette et Alexandrie. Un coup de vent l'ayant poussé vers la première ville[573], il eut hâte d'attaquer; lui-même il se jeta dans l'eau l'épée à la main. Les troupes légères des Sarrasins, qui étaient en bataille sur le rivage, tentèrent une ou deux charges, et, voyant les Francs inébranlables, elles s'enfuirent à toute bride. La forte ville de Damiette, qui pouvait résister, se rendit dans le premier effroi. Maître d'une telle place, il fallait se hâter de saisir Alexandrie ou le Caire. Mais la même foi qui inspirait la croisade faisait négliger les moyens humains qui en auraient assuré le succès. Le roi d'ailleurs, roi féodal, n'était sans doute pas assez maître pour arracher ses gens au pillage d'une riche ville; il en fut comme à Chypre, ils ne se laissèrent emmener que lorsqu'ils furent las eux-mêmes de leurs excès. Il y avait d'ailleurs une excuse; Alphonse et la réserve se faisaient attendre. Le comte de Bretagne, Mauclerc, déjà expérimenté dans la guerre d'Orient, voulait qu'on s'assurât d'abord d'Alexandrie; le roi insista pour le Caire. Il fallait donc s'engager dans ce pays coupé de canaux, et suivre la route qui avait été si fatale à Jean de Brienne. La marche fut d'une singulière lenteur; les chrétiens, au lieu de jeter des ponts, faisaient une levée dans chaque canal. Ils mirent ainsi un mois pour franchir les dix lieues qui sont de Damiette à Mansourah[574]. Pour atteindre cette dernière ville, ils entreprirent une digue qui devait soutenir le Nil et leur livrer passage. Cependant ils souffraient horriblement des feux grégeois que leur lançaient les Sarrasins, et qui les brûlaient sans remède, enfermés dans leurs armures[575]. Ils restèrent ainsi cinquante jours, au bout desquels ils apprirent qu'ils auraient pu s'épargner tant de peine et de travail. Un Bédouin leur indiqua un gué (8 février).
L'avant-garde, conduite par Robert d'Artois, passa avec quelque difficulté. Les templiers, qui se trouvaient avec lui, l'engageaient à attendre que son frère le rejoignît. Le bouillant jeune homme les traita de lâches et se lança, tête baissée, dans la ville dont les portes étaient ouvertes. Il laissait mener son cheval par un brave chevalier, qui était sourd, et qui criait à tue-tête: «Sus! sus! à l'ennemi[576]!» Les templiers n'osèrent rester derrière; tous entrèrent, tous périrent. Les mameluks, revenus de leur étonnement, barrèrent les rues de pièces de bois, et des fenêtres ils écrasèrent les assaillants.
Le roi, qui ne savait rien encore, passa, rencontra les Sarrasins; il combattit vaillamment. «Là, où j'étois à pied avec mes chevaliers, dit Joinville, aussi blessé vint le roi avec toute sa bataille, avec grand bruit et grande noise de trompes, de nacaires, et il s'arrêta sur un chemin levé; mais oncques si bel homme armé ne vis, car il paraissait dessus toute sa gent des épaules en haut, un haume d'or à son chef, une épée d'Allemagne en sa main.» Le soir on lui annonça la mort du comte d'Artois, et le roi répondit «que Dieu en feust adoré de ce que il li donnoit; et lors li choient les larmes des yex moult grosses». Quelqu'un vint lui demander des nouvelles de son frère: «Tout ce que je sais, dit-il, c'est qu'il est en paradis[577].»
Les mameluks revenant de tous côtés à la charge, les Français défendirent leurs retranchements jusqu'à la fin de la journée. Le comte d'Anjou, qui se trouvait le premier sur la route du Caire, était à pied au milieu de ses chevaliers; il fut attaqué en même temps par deux troupes de Sarrasins, l'une à pied, l'autre à cheval; il était accablé par le feu grégeois, et on le tenait déjà pour déconfit. Le roi le sauva en s'élançant lui-même à travers les musulmans. La crinière de son cheval fut toute couverte de feu grégeois. Le comte de Poitiers fut un moment prisonnier des Sarrasins; mais il eut le bonheur d'être délivré par les bouchers, les vivandiers et les femmes de l'armée. Le sire de Briançon ne put conserver son terrain qu'à l'aide des machines du duc de Bourgogne, qui tiraient au travers de la rivière. Gui de Mauvoisin, couvert de feu grégeois, n'échappa qu'avec peine aux flammes. Les bataillons du comte de Flandre, des barons d'outre-mer que commandait Gui d'Ibelin, et de Gauthier de Châtillon, conservèrent presque toujours l'avantage sur les ennemis. Ceux-ci sonnèrent enfin la retraite, et Louis rendit grâces à Dieu, au milieu de toute l'armée, de l'assistance qu'il en avait reçue; c'était, en effet, un miracle d'avoir pu défendre, avec des gens à pied et presque tous blessés, un camp attaqué par une redoutable cavalerie.
Il devait bien voir que le succès était impossible, et se hâter de retourner vers Damiette; mais il ne pouvait s'y décider. Sans doute, le grand nombre de blessés qui se trouvaient dans le camp rendait la chose difficile; mais les malades augmentaient chaque jour. Cette armée, campant sur les vases de l'Égypte, nourrie principalement des barbots du Nil, qui mangeaient tant de cadavres, avait contracté d'étranges et hideuses maladies. Leur chair gonflait, pourrissait autour de leurs gencives, et pour qu'ils avalassent, on était obligé de la leur couper; ce n'était par tout le camp que des cris douloureux comme de femmes en mal d'enfant; chaque jour augmentait le nombre des morts. Un jour, pendant l'épidémie, Joinville malade, et entendant la messe de son lit, fut obligé de se lever et de soutenir son aumônier prêt à s'évanouir. «Ainsi soutenu, il acheva son sacrement, parchanta la messe tout entièrement: ne oncques plus ne chanta.»
Ces morts faisaient horreur; chacun craignait de les toucher et de leur donner la sépulture; en vain le roi, plein de respect pour ces martyrs, donnait l'exemple et aidait à les enterrer de ses propres mains. Tant de corps abandonnés augmentaient le mal chaque jour; il fallut songer à la retraite pour sauver au moins ce qui restait. Triste et incertaine retraite d'une armée amoindrie, affaiblie, découragée. Le roi, qui avait fini par être malade comme les autres, eût pu se mettre en sûreté, mais il ne voulut jamais abandonner son peuple[578]. Tout mourant qu'il était, il entreprit d'exécuter sa retraite par terre, tandis que les malades étaient embarqués sur le Nil. Sa faiblesse était telle, qu'on fut bientôt obligé de le faire entrer dans une petite maison et de le déposer sur les genoux d'une bourgeoise de Paris, qui se trouvait là.
Cependant les chrétiens s'étaient vus bientôt arrêtés par les Sarrasins, qui les suivaient par terre et les attendaient dans le fleuve. Un immense massacre commença; ils déclarèrent en vain qu'ils voulaient se rendre; les Sarrasins ne craignaient autre chose que le grand nombre des prisonniers; ils les faisaient donc entrer dans un clos, leur demandaient s'ils voulaient renier le Christ. Un grand nombre obéit, entre autres tous les mariniers de Joinville.
Cependant le roi et les prisonniers de marque avaient été réservés. Le sultan ne voulait pas les délivrer, à moins qu'ils ne rendissent Jérusalem; ils objectèrent que cette ville était à l'empereur d'Allemagne, et offrirent Damiette avec quatre cent mille besans d'or. Le sultan avait consenti, lorsque les mameluks, auxquels il devait sa victoire, se révoltent et l'égorgent au pied des galères où les Français étaient détenus. Le danger était grand pour ceux-ci; les meurtriers pénétrèrent en effet jusqu'auprès du roi. Celui même qui avait arraché le cœur au soudan vint au roi, sa main, tout ensanglantée, et lui dit: «Que me donneras-tu, que je t'aie occi ton ennemi, qui t'eût fait mourir s'il eût vécu?» Et le roi ne lui répondit oncques rien. Il en vint bien trente, les épées toutes nues et les haches danoises aux mains dans notre galère, continue Joinville. Je demandai à monseigneur Beaudoin d'Ibelin, qui savoit bien le sarrasinois, ce que ces gens disoient, et il me répondit qu'ils disoient qu'ils nous venoient les têtes trancher. Il y avoit tout plein de gens qui se confessoient à un frère de la Trinité, qui étoit au comte Guillaume de Flandre; mais, quant à moi, je ne me souvins oncques de péché que j'eusse fait. Ainçois me pensai que plus je me défendrois ou plus je me gauchirois, pis me vaudroit. Et lors me signai et m'agenouillai aux pieds de l'un d'eux qui tenoit une hache danoise à charpentier, et dis: «Ainsi mourut sainte Agnès.» Messire Gui d'Ibelin, connétable de Chypre, s'agenouilla à côté de moi, et je lui dis: «Je vous absous de tel pouvoir comme Dieu m'a donné.» Mais quand je me levai d'illec, il ne me souvint oncques de chose qu'il m'eût dite ni racontée[579].»
Il y avait trois jours que Marguerite avait appris la captivité de son mari, lorsqu'elle accoucha d'un fils nommé Jean, et qu'elle surnomma Tristan. Elle faisait coucher au pied de son lit, pour se rassurer, un vieux chevalier âgé de quatre-vingts ans. Peu de temps avant d'accoucher, elle s'agenouilla devant lui et lui requit un don, et le chevalier le lui octroya par son serment, et elle lui dit: «Je vous demande, par la foi que vous m'avez baillée, que si les Sarrasins prennent cette ville, que vous me coupiez la tête avant qu'ils me prennent», et le chevalier répondit: «Soyez certaine que je le ferai volontiers, car je l'avois bien pensé que je vous occirois avant qu'ils vous eussent pris[580].»
Rien ne manquait au malheur et à l'humiliation de saint Louis. Les Arabes chantèrent sa défaite, et plus d'un peuple chrétien en fit des feux de joie. Il resta pourtant un an à la terre sainte pour aider à la défendre, au cas que les mameluks poursuivissent leur victoire hors de l'Égypte. Il releva les murs des villes, fortifia Césarée, Jaffa, Sidon, Saint-Jean d'Acre, et ne se sépara de ce triste pays que lorsque les barons de la terre sainte lui eurent eux-mêmes assuré que son séjour ne pouvait plus leur être utile. Il venait d'ailleurs de recevoir une nouvelle qui lui faisait un devoir de retourner au plus tôt en France. Sa mère était morte: malheur immense pour un tel fils qui, pendant si longtemps, n'avait pensé que par elle, qui l'avait quittée malgré elle pour cette désastreuse expédition, où il devait laisser sur la terre infidèle un de ses frères, tant de loyaux serviteurs, les os de tant de martyrs. La vue de la France elle-même ne put le consoler: «Si j'endurais seul la honte et le malheur, disait-il à un évêque, si mes péchés n'avaient pas tourné au préjudice de l'Église universelle, je me résignerais. Mais, hélas! toute la chrétienté est tombée par moi dans l'opprobre et la confusion[581].»
L'état où il retrouvait l'Europe n'était pas propre à le consoler. Le revers qu'il déplorait était encore le moindre des maux de l'Église; c'en était un bien autre que cette inquiétude extraordinaire qu'on remarquait dans tous les esprits. Le mysticisme, répandu dans le peuple par l'esprit des croisades, avait déjà porté son fruit, l'enthousiasme sauvage de la liberté politique et religieuse. Ce caractère révolutionnaire du mysticisme, qui devait se produire nettement dans les jacqueries des siècles suivants, particulièrement dans la révolte des paysans de Souabe, en 1525, et des anabaptistes, en 1538, il apparut déjà dans l'insurrection des Pastoureaux[582], qui éclata pendant l'absence de saint Louis. C'étaient les plus misérables habitants des campagnes, des bergers surtout, qui, entendant dire que le roi était prisonnier, s'armèrent, s'attroupèrent, formèrent une grande armée, déclarèrent qu'ils voulaient aller le délivrer. Peut-être fut-ce un simple prétexte, peut-être l'opinion que le pauvre peuple s'était déjà formée de Louis, lui avait-elle donné un immense et vague espoir de soulagement et de délivrance. Ce qui est certain, c'est que ces bergers se montraient partout ennemis des prêtres et les massacraient; ils conféraient eux-mêmes les sacrements. Ils reconnaissaient pour chef un homme inconnu, qu'ils appelaient le grand maître de Hongrie[583]. Ils traversèrent impunément Paris, Orléans, une grande partie de la France. On parvint cependant à dissiper et détruire ces bandes[584].
Saint Louis de retour sembla repousser longtemps toute pensée, toute ambition étrangère; il s'enferma avec un scrupule inquiet dans son devoir de chrétien, comprenant toutes les vertus de la royauté dans les pratiques de la dévotion, et s'imputant à lui-même comme péché tout désordre public. Les sacrifices ne lui coûtèrent rien pour satisfaire cette conscience timorée et inquiète. Malgré ses frères, ses enfants, ses barons, ses sujets, il restitua au roi d'Angleterre le Périgord, le Limousin, l'Agénois, et ce qu'il avait en Quercy et en Saintonge, à condition qu'Henri renonçât à ses droits sur la Normandie, la Touraine, l'Anjou, le Maine et le Poitou (1258). Les provinces cédées ne le lui pardonnèrent jamais, et quand il fut canonisé, elles refusèrent de célébrer sa fête.
Cette préoccupation excessive des choses de la conscience aurait ôté à la France toute action extérieure. Mais la France n'était pas encore dans la main du roi. Le roi se resserrait, se retirait en soi. La France débordait au dehors.
D'une part, l'Angleterre gouvernée par des Poitevins, par des Français du Midi, s'affranchit d'eux par le secours d'un Français du Nord, Simon de Montfort, comte de Leicester, second fils du fameux Montfort, chef de la croisade des Albigeois. De l'autre côté, les Provençaux sous Charles d'Anjou, frère de saint Louis, conquirent le royaume des Deux-Siciles, et consommèrent en Italie la ruine de la maison de Souabe.
Le roi d'Angleterre, Henri III, avait porté la peine des fautes de Jean. Son père lui avait légué l'humiliation et la ruine. Il n'avait pu se relever qu'en se mettant sans réserve entre les mains de l'Église; autrement les Français lui prenaient l'Angleterre, comme ils avaient pris la Normandie. Le pape usa et abusa de son avantage; il donna à des Italiens tous les bénéfices d'Angleterre, ceux même que les barons normands avaient fondés pour les ecclésiastiques de leur famille. Les barons ne souffraient pas patiemment cette tyrannie de l'Église, et s'en prenaient au roi qu'ils accusaient de faiblesse. Serré entre ces deux partis, et recevant tous les coups qu'ils portaient, à qui le roi pouvait-il se fier? à nul autre qu'à nos Français du Midi, aux Poitevins surtout, compatriotes de sa mère.
Ces méridionaux, élevés dans les maximes du droit romain, étaient favorables au pouvoir monarchique, et naturellement ennemis des barons. C'était l'époque où saint Louis accueillait les traditions du droit impérial, et introduisait, bon gré, mal gré, l'esprit de Justinien dans la loi féodale. En Allemagne, Frédéric II s'efforçait de faire prévaloir les mêmes doctrines. Ces tentatives eurent un sort différent; elles contribuèrent à l'élévation de la royauté en France, et la ruinèrent en Angleterre et en Allemagne.
Pour imposer à l'Angleterre l'esprit du Midi, il eût fallu des armées permanentes, des troupes mercenaires, et beaucoup d'argent. Henri III ne savait où en prendre; le peu qu'il obtenait, les intrigants qui l'environnaient mettaient la main dessus. Il ne faut pas oublier d'ailleurs une chose importante, c'est la disproportion qui se trouvait nécessairement alors entre les besoins et les ressources. Les besoins étaient déjà grands; l'ordre administratif commençait à se constituer; on essayait des armées permanentes. Les ressources étaient faibles, ou nulles; la production industrielle, qui alimente la prodigieuse consommation du fisc dans les temps modernes, avait à peine commencé. C'était encore l'âge du privilège; les barons, le clergé, tout le monde, avaient à alléguer tel ou tel droit pour ne rien payer. Depuis la Grande Charte surtout, une foule d'abus lucratifs ayant été supprimés, le gouvernement anglais semblait n'être plus qu'une méthode pour faire mourir le roi de faim.
La Grande Charte ayant posé l'insurrection en principe et constitué l'anarchie, une seconde crise était nécessaire pour asseoir un ordre régulier, pour introduire entre le roi, le pape et le baronnage un élément nouveau, le peuple, qui peu à peu les mit d'accord. À une révolution il faut un homme; ce fut Simon de Montfort; ce fils du conquérant du Languedoc était destiné à poursuivre sur les ministres poitevins d'Henri III la guerre héréditaire de sa famille contre les hommes du Midi. Marguerite de Provence, femme de saint Louis, haïssait ces Montfort, qui avaient fait tant de mal à son pays. Simon pensa qu'il ne gagnerait rien à rester à la cour de France, et passa en Angleterre. Les Montfort, comtes de Leicester, appartenaient aux deux pays. Le roi Henri combla Simon; il lui donna sa sœur, et l'envoya en Guyenne réprimer les troubles de ce pays. Simon s'y conduisit avec tant de dureté qu'il fallut le rappeler. Alors il tourna contre le roi. Ce roi n'avait jamais été plus puissant en apparence, ni plus faible en réalité. Il s'imaginait qu'il pourrait acheter pièce à pièce les dépouilles de la maison de Souabe. Son frère, Richard de Cornouailles, venait d'acquérir, argent comptant, le titre d'empereur, et le pape avait concédé à son fils celui de roi de Naples. Cependant toute l'Angleterre était pleine de troubles. On n'avait su d'autre remède à la tyrannie pontificale que d'assassiner les courriers, les agents du pape; une association s'était formée dans ce but[585]. En 1258, un Parlement fut assemblé à Oxford; c'est la première fois que les assemblées prennent ce titre. Le roi y avait de nouveau juré la Grande Charte, et s'était mis en tutelle entre les mains de vingt-quatre barons. Au bout de six ans de guerres, les deux partis invoquèrent l'arbitrage de saint Louis. Le pieux roi, également inspiré de la Bible et du droit romain, décida qu'il fallait obéir aux puissances, et annula les statuts d'Oxford, déjà cassés par le pape. Le roi Henri devait rentrer en possession de toute sa puissance, sauf les chartes et louables coutumes du royaume d'Angleterre antérieures aux statuts d'Oxford (1264).
Aussi les confédérés ne prirent cette sentence arbitrale que comme un signal de guerre. Simon de Montfort eut recours à un moyen extrême. Il intéressa les villes à la guerre, en introduisant leurs représentants dans le Parlement. Étrange destinée de cette famille! Au douzième siècle, un des ancêtres de Montfort avait conseillé à Louis-le-Gros, après la bataille de Brenneville, d'armer les milices communales. Son père, l'exterminateur des Albigeois, avait détruit les municipes du midi de la France. Lui, il appela les communes d'Angleterre à la participation des droits politiques, essayant toutefois d'associer la religion à ses projets, et de faire de cette guerre une croisade[586].
Quelque consciencieuse et impartiale que fût la décision de saint Louis, elle était téméraire, ce semble; l'avenir devait juger ce jugement. C'était la première fois qu'il sortait de cette réserve qu'il s'était jusqu'alors imposée. Sans doute, à cette époque, l'influence du clergé d'une part, de l'autre celle des légistes, le préoccupaient de l'idée du droit absolu de la royauté. Cette grande et subite puissance de la France, pendant les discordes et l'abaissement de l'Angleterre et de l'Empire, était une tentation. Elle portait Louis à quitter peu à peu le rôle de médiateur pacifique qu'il s'était contenté autrefois de jouer entre le pape et l'empereur. L'illustre et infortunée maison de Souabe était abattue; le pape mettait à l'encan ses dépouilles. Il les offrait à qui en voudrait, au roi d'Angleterre, au roi de France. Louis refusa d'abord pour lui-même, mais il permit à son frère Charles d'accepter. C'était mettre un royaume de plus dans sa maison, mais aussi sur sa conscience le poids d'un royaume. L'Église, il est vrai, répondait de tout. Le fils du grand Frédéric II, Conrad, et le bâtard Manfred, étaient, disait-on, des impies, des ennemis du pape, des princes plus mahométans que chrétiens. Cependant, tout cela suffisait-il pour qu'on leur prît leur héritage? et si Manfred était coupable, qu'avait-il fait le fils de Conrad, le pauvre petit Corradino, le dernier rejeton de tant d'empereurs? Il avait à peine trois ans.
Ce frère de saint Louis, ce Charles d'Anjou, dont son admirateur Villani a laissé un portrait si terrible, cet homme noir, qui dormait peu[587], fut un démon tentateur pour saint Louis. Il avait épousé Béatrix, la dernière des quatre filles du comte de Provence. Les trois aînées étaient reines[588], et faisaient asseoir Béatrix sur un escabeau à leurs pieds. Celle-ci irritait encore l'âme violente et avide de son mari; il lui fallait aussi un trône à elle, et n'importe à quel prix. La Provence, comme l'héritière de Provence, devait souhaiter une consolation pour l'hymen odieux qui la soumettait aux Français; si les vaisseaux de Marseille assujettie portaient le pavillon de France, il fallait qu'au moins ce pavillon triomphât sur les mers, et humiliât ceux des Italiens.
Je ne puis raconter la ruine de cette grande et malheureuse maison de Souabe, sans revenir sur ses destinées, qui ne sont autres que la lutte du sacerdoce et de l'empire. Qu'on m'excuse de cette digression. Cette famille périt; c'est la dernière fois que nous devons en parler.
La maison de Franconie et de Souabe, d'Henri IV à Frédéric-Barberousse, de celui-ci à Frédéric II, et jusqu'à Corradino en qui elle devait s'éteindre, présenta, au milieu d'une foule d'actes violents et tyranniques, un caractère qui ne permet pas de rester indifférent à son sort: ce caractère est l'héroïsme des affections privées. C'était le trait commun de tout le parti gibelin: le dévouement de l'homme à l'homme. Jamais, dans leurs plus grands malheurs, ils ne manquèrent d'amis prêts à combattre et mourir volontiers pour eux. Et ils le méritaient par leur magnanimité. C'est à Godefroi de Bouillon, au fils des ennemis héréditaires de sa famille qu'Henri IV remit le drapeau de l'Empire; on sait comment Godefroi reconnut cette confiance admirable. Le jeune Corradino eut son Pylade dans le jeune Frédéric d'Autriche, enfants héroïques que le vainqueur ne sépara pas dans la mort. La patrie elle-même, que les Gibelins d'Italie troublèrent tant de fois, elle leur était chère, alors même qu'ils l'immolaient. Dante a placé dans l'enfer le chef des Gibelins de Florence, Farinata degli Uberti. Mais, de la façon dont il en parle, il n'est point de noble cœur qui ne voudrait place à côté d'un tel homme sur la couche de feu. «Hélas! dit l'ombre héroïque, je n'étais pas seul à la bataille où nous vainquîmes Florence, mais au conseil où les vainqueurs proposaient de la détruire, je parlai seul, et la sauvai.»
Un tout autre esprit semble avoir dominé chez les Guelfes. Ceux-ci, vrais Italiens, amis de l'Église tant qu'elle le fut de la liberté, sombres niveleurs, voués au raisonnement sévère et prêts à immoler le genre humain à une idée. Pour juger ce parti, il faut l'observer, soit dans l'éternelle tempête qui fut la vie de Gênes, soit dans l'épuration successive par où Florence descendit, comme dans les cercles d'un autre enfer de Dante, des Gibelins aux Guelfes, des Guelfes blancs aux Guelfes noirs, puis de ceux-ci sous la terreur de la Société guelfe. Là, elle demanda, comme remède, le mal même qui lui avait fait horreur dans les Gibelins, la tyrannie; tyrannie violente, et puis tyrannie douce, quand le sentiment s'émoussa.
Ce dur esprit guelfe, qui n'épargna pas même Dante, qui fit sa route et par l'alliance de l'Église et par celle de la France, crut atteindre son but dans la proscription des nobles. On rasa leurs châteaux hors des villes; dans les villes, on prit leurs maisons fortes; on les mit si bas, ces Uberti de Florence, ces Doria de Gênes, que dans cette dernière ville on anoblissait pour dégrader, et que pour récompenser un noble, on l'élevait à la dignité de plébéien. Alors les marchands furent contents et se crurent forts. Ils dominèrent les campagnes à leur tour, comme avaient fait les citoyens des villes antiques. Toutefois, que substituèrent-ils à la noblesse, au principe militaire qu'ils avaient détruit? des soldats de louage qui les trompèrent, les rançonnèrent et devinrent leurs maîtres, jusqu'à ce que les uns et les autres furent accablés par l'invasion des étrangers.
Telle fut, en deux mots, l'histoire du vrai parti italien, du parti guelfe. Quant au parti gibelin ou allemand, il périt ou changea de forme dès qu'il ne fut plus allemand et féodal. Il subit une métamorphose hideuse, devint tyrannie pure, et renouvela, par Eccelino et Galéas Visconti, tout ce que l'antiquité avait raconté ou inventé des Phalaris et des Agathocle.
L'acquisition du royaume de Naples qui, en apparence, élevait si haut la maison de Souabe, fut justement ce qui la perdit. Elle entreprit de former le plus bizarre mélange d'éléments ennemis, d'unir et de mêler les Allemands, les Italiens et les Sarrasins. Elle amena ceux-ci à la porte de l'Église; et par ses colonies mahométanes de Luceria et de Nocéra[589], elle constitua la papauté en état de siège. Alors devait commencer un duel à mort. D'autre part, l'Allemagne ne s'accommoda pas mieux d'un prince tout Sicilien, qui voulait faire prévaloir chez elle le droit romain, c'est-à-dire, le nivellement de l'ancien Empire; la seule loi de succession, en rendant les partages égaux entre les frères, eût divisé et abaissé toutes les grandes maisons. La dynastie de Souabe fut haïe en Allemagne comme italienne, en Italie comme allemande ou comme arabe; tout se retira d'elle. Frédéric II vit son beau-père, Jean de Brienne, saisir le temps où il était à la terre sainte, pour lui enlever Naples. Son propre fils, Henri, qu'il avait désigné son héritier, renouvela contre lui la révolte d'Henri V contre son père, tandis que son autre fils, le bel Enzio, était enseveli pour toujours dans les prisons de Bologne[590]. Enfin, son chancelier, son ami le plus cher, Pierre des Vignes, tenta de l'empoisonner. Après ce dernier coup, il ne restait plus qu'à se voiler la tête, comme César aux ides de mars. Frédéric abjura toute ambition, demanda à résigner tout pour se retirer à la terre sainte; il voulait, du moins, mourir en paix. Le pape ne le permit pas.
Alors le vieux lion s'enfonça dans la cruauté; au siège de Parme, il faisait chaque jour décapiter quatre de ses prisonniers. Il protégea l'horrible Eccelino, lui donna le vicariat de l'Empire, et l'on vit par toute l'Italie mendier leur pain des hommes, des femmes, mutilés, qui racontaient les vengeances du vicaire impérial.
Frédéric mourut à la peine[591], et le pape en poussa des cris de joie. Son fils Conrad n'apparut dans l'Italie que pour mourir aussi[592]. Alors l'Empire échappa à cette maison; le frère du roi d'Angleterre et le roi de Castille se crurent tous deux empereurs. Le fils de Conrad, le petit Corradino, n'était pas en âge de disputer rien à personne; mais le royaume de Naples resta au bâtard Manfred, au vrai fils de Frédéric II, brillant, spirituel, débauché, impie comme son père, homme à part, que personne n'aima ni ne haït à demi. Il se faisait gloire d'être bâtard, comme tant de héros et de dieux païens[593]. Tout son appui était dans les Sarrasins, qui lui gardaient les places et les trésors de son père. Il ne se fiait guère qu'à eux; il en avait appelé neuf mille encore de Sicile, et dans sa dernière bataille c'est à leur tête qu'il chargeait l'ennemi[594].
On prétend que Charles d'Anjou dut sa victoire à l'ordre déloyal qu'il donna aux siens, de frapper aux chevaux. C'était agir contre toute chevalerie. Au reste, ce moyen était peu nécessaire; la gendarmerie française avait trop d'avantage sur une armée composée principalement de troupes légères. Quand Manfred vit les siens en fuite, il voulut mourir et attacha son casque, mais il tomba par deux fois. Hoc est signum Dei, dit-il; il se jeta à travers les Français et y trouva la mort. Charles d'Anjou voulait refuser la sépulture au pauvre excommunié; mais les Français eux-mêmes apportèrent chacun une pierre, et lui dressèrent un tombeau[595].
Cette victoire facile n'adoucit pas davantage le farouche conquérant de Naples. Il lança par tout le pays une nuée d'agents avides qui, fondant comme des sauterelles, mangèrent le fruit, l'arbre et presque la terre[596]. Les choses allèrent si loin que le pape lui-même, qui avait appelé le fléau, se repentit, et fit des remontrances à Charles d'Anjou. Les plaintes retentissaient dans toute l'Italie, et au delà des Alpes. Tout le parti gibelin de Naples, de Toscane, Pise surtout, implorait le secours du jeune Corradino. La mère de l'héroïque enfant le retint longtemps, inquiète de le voir si jeune encore entrer dans cette funèbre Italie, où toute sa famille avait trouvé son tombeau. Mais dès qu'il eut quinze ans, il n'y eut plus moyen de le retenir. Son jeune ami, Frédéric d'Autriche, dépouillé comme lui de son héritage, s'associa à sa fortune. Ils passèrent les Alpes avec une nombreuse chevalerie. Parvenus à peine dans la Lombardie, le duc de Bavière s'alarma, et laissa le jeune fils des empereurs poursuivre son périlleux voyage, avec trois ou quatre mille hommes d'armes seulement. Quand ils passèrent devant Rome, le pape qu'on en avertit dit seulement: «Laissons aller ces victimes.»
Cependant la petite troupe avait grossi: outre les Gibelins d'Italie, des nobles espagnols réfugiés à Rome avaient pris parti pour lui, comme dans un duel ils auraient tiré l'épée pour le plus faible; Il y avait une grande ardeur dans cette armée. Lorsqu'ils rencontrèrent, derrière le Tagliacozzo, l'armée de Charles d'Anjou, ils passèrent hardiment le fleuve et dispersèrent tout ce qu'ils trouvèrent devant eux. Ils croyaient la victoire gagnée, lorsque Charles, qui, sur l'avis d'un vieux et rusé chevalier, s'était retiré derrière une colline avec ses meilleurs gendarmes, vint tomber sur les vainqueurs fatigués et dispersés. Les Espagnols seuls se rallièrent et furent écrasés.
Corradino était pris, l'héritier légitime, le dernier rejeton de cette race formidable; grande tentation pour le féroce vainqueur. Il se persuada, sans doute par une interprétation forcée du droit romain, qu'un ennemi vaincu pouvait être traité comme criminel de lèse-majesté; et d'ailleurs l'ennemi de l'Église n'était-il pas hors de tout droit? On prétend que le pape le confirma dans ce sentiment et lui écrivit: Vita Corradini mors Caroli[597]. Charles nomma parmi ses créatures des juges pour faire le procès à son prisonnier. Mais la chose était si inouïe qu'entre ses juges mêmes il s'en trouva pour défendre Corradino; les autres se turent. Un seul condamna, et il se chargea de lire la sentence sur l'échafaud. Ce ne fut pas impunément. Le propre gendre de Charles d'Anjou, Robert de Flandre, sauta sur l'échafaud, et tua le juge d'un coup d'épée, en disant: «Il ne t'appartient pas, misérable, de condamner à mort si noble et si gentil seigneur!»
Le malheureux enfant n'en fut pas moins décapité avec son inséparable ami, Frédéric d'Autriche. Il ne laissa échapper aucune plainte: «Ô ma mère, quelle dure nouvelle on va vous rapporter de moi!» Puis il jeta son gant dans la foule; ce gant, dit-on, fidèlement ramassé, fut porté à la sœur de Corradino, à son beau-frère le roi d'Aragon. On sait les Vêpres siciliennes.
Un mot encore, un dernier mot sur la maison de Souabe. Une fille en restait, qui avait été mariée au duc de Saxe, quand toute l'Europe était aux pieds de Frédéric II. Lorsque cette famille tomba, lorsque les papes poursuivirent par tout le monde ce qui restait de cette race de vipères[598], le Saxon se repentit d'avoir pris pour femme la fille de l'empereur. Il la frappa brutalement; il fit plus, il la blessa au cœur en plaçant à côté d'elle, dans son propre château et à sa table, une odieuse concubine, à laquelle il voulait la forcer de rendre hommage. L'infortunée, jugeant bien que bientôt il voudrait son sang, résolut de fuir. Un fidèle serviteur de sa maison lui amena un bateau sur l'Elbe, au pied de la roche qui dominait le château. Elle devait descendre par une corde, au péril de sa vie. Ce n'était pas le péril qui l'arrêtait; mais elle laissait un petit enfant. Au moment de partir, elle voulut le voir encore et l'embrasser, endormi dans son berceau. Ce fut là un déchirement!... Dans le transport de la douleur maternelle, elle ne l'embrassa pas, elle le mordit. Cet enfant vécut; il est connu dans l'histoire sous le nom de Frédéric-le-Mordu; ce fut le plus implacable ennemi de son père.
Jusqu'à quel point saint Louis eut-il part à cette barbare conquête de Charles d'Anjou, il est difficile de le déterminer. C'est à lui que le pape s'était adressé pour avoir vengeance de la maison de Souabe, «comme à son défenseur, comme à son bras droit[599]». Nul doute qu'il n'ait du moins autorisé l'entreprise de son frère. Le dernier et le plus sincère représentant du moyen âge devait en épouser aveuglément la violence religieuse. Cette guerre de Sicile était encore une croisade. Faire la guerre aux Hohenstaufen, alliés des Arabes, c'était encore combattre les infidèles; c'était une œuvre pieuse d'enlever à la maison de Souabe cette Italie du Midi qu'elle livrait aux Arabes de Sicile, de fermer l'Europe à l'Afrique, la chrétienté au mahométisme. Ajoutez que le principe du moyen âge, déjà attaqué de tout côté, devenait plus âpre et plus violent dans les âmes qui lui restaient fidèles. Personne ne veut mourir, pas plus les systèmes que les individus. Ce vieux monde, qui sentait la vie lui échapper tout à l'heure, se contractait et devenait plus farouche. Commençant lui-même à douter de soi, il n'en était que plus cruel pour ceux qui doutaient. Les âmes les plus douces éprouvaient sans se l'expliquer le besoin de se confirmer dans la foi par l'intolérance.
Croire et frapper, se donner bien de garde de raisonner et de discourir, fermer les yeux pour anéantir la lumière, combattre à tâtons, telle était la pensée enfantine du moyen âge. C'est le principe commun des persécutions religieuses et des croisades. Cette idée s'affaiblissait singulièrement dans les âmes au treizième siècle. L'horreur pour les Sarrasins avait diminué[600]; le découragement était venu et la lassitude. L'Europe sentait confusément qu'elle avait peu de prise sur cette massive Asie. On avait eu le temps, en deux siècles, d'apprendre à fond ce que c'était que ces effroyables guerres. Les croisés qui, sur la foi de nos poèmes chevaleresques, avaient été chercher des empires de Trébizonde, des paradis de Jéricho, des Jérusalem d'émeraudes et de saphirs, n'avaient trouvé qu'âpres vallées, cavalerie de vautours, tranchant acier de Damas, désert aride, et la soif sous le maigre ombrage du palmier. La croisade avait été ce fruit perfide des bords de la mer Morte, qui aux yeux offrait une orange, et qui dans la bouche n'était plus que cendre. L'Europe regarda de moins en moins vers l'Orient. On crut avoir assez fait, on négligea la terre sainte, et quand elle fut perdue, c'est à Dieu qu'on s'en prit de sa perte: «Dieu a donc juré, dit un troubadour, de ne laisser vivre aucun chrétien, et de faire une mosquée de Sainte-Marie de Jérusalem? Et puisque son Fils, qui devrait s'y opposer, le trouve bon, il y aurait de la folie à s'y opposer. Dieu dort, tandis que Mahomet fait éclater son pouvoir. Je voudrais qu'il ne fût plus question de croisade contre les Sarrasins, puisque Dieu les protège contre les chrétiens[601].»
Cependant la Syrie nageait dans le sang. Après les Mongols, et contre eux, arrivèrent les mameluks d'Égypte; cette féroce milice, recrutée d'esclaves et nourrie de meurtres, enleva aux chrétiens les dernières places qu'ils eussent alors en Syrie; Césarée, Arzuf, Saphet, Japha, Belfort, enfin la grande Antioche tombèrent successivement. Il y eut je ne sais combien d'hommes égorgés pour n'avoir pas voulu renier leur foi; plusieurs furent écorchés vifs. Dans la seule Antioche, dix-sept mille furent passés au fil de l'épée, cent mille vendus en esclavage.
À ces terribles nouvelles il y eut en Europe tristesse et douleur, mais aucun élan. Saint Louis seul reçut la plaie dans son cœur. Il ne dit rien, mais il écrivit au pape qu'il allait prendre la croix. Clément IV, qui était un habile homme et plus légiste que prêtre, essaya de l'en détourner; il semblait qu'il jugeât la croisade de notre point de vue moderne, qu'il comprît que cette dernière entreprise ne produirait rien encore. Mais il était impossible que l'homme du moyen âge, son vrai fils, son dernier enfant abandonnât le service de Dieu, qu'il reniât ses pères, les héros des croisades, qu'il laissât au vent les os des martyrs, sans entreprendre de les inhumer. Il ne pouvait rester assis dans son palais de Vincennes, pendant que le mameluk égorgeait les chrétiens, ou tuait leurs âmes en leur arrachant leur foi. Saint Louis entendait de la Sainte-Chapelle les gémissements des mourants de la Palestine, et les cris des vierges chrétiennes. Dieu renié en Asie, maudit en Europe pour les triomphes de l'infidèle, tout cela pesait sur l'âme du pieux roi. Il n'était d'ailleurs revenu qu'à regret de la terre sainte. Il en avait emporté un trop poignant souvenir; la désolation d'Égypte, les merveilleuses tristesses du désert, l'occasion perdue du martyre, c'étaient là des regrets pour l'âme chrétienne.
Le 25 mai 1267, ayant convoqué ses barons dans la grande salle du Louvre, il entra au milieu d'eux tenant dans ses mains la sainte couronne d'épines. Tout faible qu'il était et maladif par suite de ses austérités, il prit la croix, il la fit prendre à ses trois fils, et personne n'osa faire autrement. Ses frères, Alphonse de Poitiers, Charles d'Anjou l'imitèrent bientôt, ainsi que le roi de Navarre, comte de Champagne, ainsi que les comtes d'Artois, de Flandre, le fils du comte de Bretagne, une foule de seigneurs; puis les rois de Castille, d'Aragon, de Portugal et les deux fils du roi d'Angleterre. Saint Louis s'efforçait d'entraîner tous ses voisins à la croisade, il se portait pour arbitre de leurs différends, il les aidait à s'équiper. Il donna soixante-dix mille livres tournois aux fils du roi d'Angleterre. En même temps, pour s'attacher le Midi, il appelait pour la première fois les représentants des bourgeois aux assemblées des sénéchaussées de Carcassonne et de Beaucaire. C'est le commencement des États du Languedoc.
La croisade était si peu populaire que le sénéchal de Champagne, Joinville, malgré son attachement pour le saint roi, se dispensa de le suivre. Ses paroles, à ce sujet, peuvent être données comme l'expression de la pensée du temps:
«Avint ainsi comme Dieu voult que je me dormis à matines, et me fu avis en dormant que je véoie le roy devant un autel à genoillons, et m'estoit avis que plusieurs prélas revestus le vestoient d'une chesuble vermeille de sarge de Reins.» Le chapelain de Joinville lui expliqua que ce rêve signifiait que le roi se croiserait, et que la serge de Reims voulait dire que la croisade «serait de petit esploit».—«Je entendi que touz ceulz firent peché mortel, qui li loèrent l'allée.»—«De la voie que il fist à Thunes ne weil-je riens conter ne dire, pource que je n'i fu pas, la merci Dieu[602].»
Cette grande armée, lentement rassemblée, découragée d'avance et partant à regret, traîna deux mois dans les environs malsains d'Aigues-Mortes. Personne ne savait encore de quel côté elle allait se diriger. L'effroi était grand en Égypte. On ferma la bouche pélusiaque du Nil, et depuis elle est restée comblée. L'empereur grec, qui craignait l'ambition de Charles d'Anjou, envoya offrir la réunion des deux Églises.
Cependant l'armée s'embarqua sur des vaisseaux génois. Les Pisans, Gibelins et ennemis de Gênes, craignirent pour la Sardaigne, et fermèrent leurs ports. Saint Louis obtint à grand'peine que ses malades, déjà fort nombreux, fussent reçus à terre. Il y avait plus de vingt jours qu'on était en mer. Il était impossible, avec cette lenteur, d'atteindre l'Égypte ou la terre sainte. On persuada au roi de cingler vers Tunis. C'était l'intérêt de Charles d'Anjou, souverain de la Sicile. Il fit croire à son frère que l'Égypte tirait de grands secours de Tunis[603]; peut-être s'imagina-t-il, dans son ignorance, que de l'une il était facile de passer dans l'autre. Il croyait d'ailleurs que l'apparition d'une armée chrétienne déciderait le Soudan de Tunis à se convertir. Ce pays était en relations amicales avec la Castille et la France. Naguère saint Louis faisant baptiser à Saint-Denis un juif converti, il voulut que les ambassadeurs de Tunis assistassent à la cérémonie, et il leur dit ensuite: «Rapportez à votre maître que je désire si fort le salut de son âme, que je voudrais être dans les prisons des Sarrasins pour le reste de ma vie et ne jamais revoir la lumière du jour, si je pouvais, à ce prix, rendre votre roi et son peuple chrétiens comme cet homme.»
Une expédition pacifique qui eût seulement intimidé le roi de Tunis et l'eût décidé à se convertir, n'était pas ce qu'il fallait aux Génois, sur les vaisseaux desquels saint Louis avait passé; la plupart des croisés aimaient mieux la violence. On disait que Tunis était une riche ville, dont le pillage pouvait les dédommager de cette dangereuse expédition. Les Génois, sans égard aux vues de saint Louis, commencèrent les hostilités en s'emparant des vaisseaux qu'ils rencontrèrent devant Carthage. Le débarquement eut lieu sans obstacle; les Maures ne paraissaient que pour provoquer, se faire poursuivre et fatiguer les chrétiens. Après avoir langui quelques jours: sur la plage brûlante, les chrétiens s'avancèrent vers le château de Carthage. Ce qui restait de la grande rivale de Rome se réduisait à un fort gardé par deux cents soldats. Les Génois s'en emparèrent; les Sarrasins, réfugiés dans les voûtes ou les souterrains, furent égorgés ou suffoqués par la fumée ou la flamme. Le roi trouva ces ruines pleines de cadavres, qu'il fît ôter pour y loger avec les siens[604]. Il devait attendre à Carthage son frère, Charles d'Anjou, avant de marcher sur Tunis. La plus grande partie de l'armée resta sous le soleil d'Afrique, dans la profonde poussière du sable soulevé par les vents, au milieu des cadavres et de la puanteur des morts. Tout autour rôdaient les Maures qui enlevaient toujours quelqu'un. Point d'arbres, point de nourriture végétale; pour eau, des mares infectes, des citernes pleines d'insectes rebutants. En huit jours la peste avait éclaté; les comtes de Vendôme, de la Marche, de Viane, Gaultier de Nemours, maréchal de France; les sires de Montmorency, de Piennes, de Brissac, de Saint-Briçon, d'Apremont, étaient déjà morts. Le légat les suivit bientôt. N'ayant plus la force de les ensevelir, on les jetait dans le canal, et les eaux en étaient couvertes. Cependant le roi et ses fils étaient eux-mêmes malades: le plus jeune mourut sur son vaisseau, et ce ne fut que huit jours après que le confesseur de saint Louis prit sur lui de le lui apprendre. C'était le plus chéri de ses enfants; sa mort, annoncée à un père mourant, était pour celui-ci une attache de moins à la terre, un appel de Dieu, une tentation de mourir. Aussi, sans trouble et sans regret, accomplit-il cette dernière œuvre de la vie chrétienne, répondant les litanies et les psaumes, dictant pour son fils une belle et touchante instruction, accueillant même les ambassadeurs des Grecs, qui venaient le prier d'intervenir en leur faveur auprès de son frère Charles d'Anjou, dont l'ambition les menaçait. Il leur parla avec bonté, il leur promit de s'employer avec zèle, s'il vivait, pour leur conserver la paix; mais, dès le lendemain, il entra lui-même dans la paix de Dieu.
Dans cette dernière nuit, il voulut être tiré de son lit et étendu sur la cendre. Il y mourut, tenant toujours les bras en croix. «Et el jour, le lundi, li benoiez rois tendi ses mains jointes au ciel, et dist: Biau sire Diex, aies merci de ce pueple qui ici demeure, et le condui en son pais, que il ne chiée en la main de ses anemis, et que il ne soit contreint renier ton saint nom.
«En la nuit devant le jour que il trespassast, endementières (tandis) que il se reposoit, il souspira et dit bassement: «Ô Jérusalem! ô Jérusalem[605]!»
La croisade de saint Louis fut la dernière croisade. Le moyen âge avait donné son idéal, sa fleur et son fruit: il devait mourir. En Philippe-le-Bel, petit-fils de saint Louis, commencent les temps modernes; le moyen âge est souffleté en Boniface VIII, la croisade brûlée dans la personne des Templiers.
L'on parlera longtemps encore de croisade, ce mot sera souvent répété: c'est un mot sonore, efficace pour lever des décimes et des impôts. Mais les grands et les papes savent bien entre eux ce qu'ils doivent en penser[606]. Quelque temps après (1327), nous voyons le Vénitien Sanuto proposer au pape une croisade commerciale: «Il ne suffisait pas, disait-il, d'envahir l'Égypte, il fallait la ruiner.» Le moyen qu'il proposait, c'était de rouvrir au commerce de l'Inde la route de la Perse, de sorte que les marchandises ne passassent plus par Alexandrie et Damiette[607]. Ainsi s'annonce de loin l'esprit moderne; le commerce, et non la religion, va devenir le mobile des expéditions lointaines.
Que l'âge chrétien du monde ait eu sa dernière expression en un roi de France, ce fut une grande chose pour la monarchie et la dynastie. C'est là ce qui rendit les successeurs de saint Louis si hardis contre le clergé. La royauté avait acquis, aux yeux des peuples, l'autorité religieuse et l'idée de la sainteté. Le vrai roi, juste et pieux, équitable juge du peuple, s'était rencontré. Quelle put être sur les consciencieuses déterminations de cette âme pure et candide, l'influence des légistes, des modestes et rusés conseillers qui, plus tard, se firent si bien connaître? c'est ce que personne ne pouvait apprécier encore.
L'intérêt de la royauté n'étant alors que celui de l'ordre, le pieux roi se voyait sans cesse conduit à lui sacrifier les droits féodaux, que par conscience et désintéressement il eût voulu respecter. Tout ce que ses habiles conseillers lui dictaient pour l'agrandissement du pouvoir royal, il le prononçait pour le bien de la justice. Les subtiles pensées des légistes étaient acceptées, promulguées par la simplicité d'un saint. Leurs décisions, en passant par une bouche si pure, prenaient l'autorité d'un jugement de Dieu.
«Maintes foiz avint que en esté, il aloit seoir au boiz de Vinciennes après sa messe, et se acostoioit à un chesne et nous fesoit seoir entour li; et tout ceulz qui avoient à faire venoient parler à li; sans destourbier de huissier ne d'autre. Et lors il leur demandoit de sa bouche: A yl ci nullui qui ait partie? Et cil se levoient qui partie avoient; et lors il disoit: Taisiez vous touz, et en vous déliverra l'un après l'autre. Et lors il appeloit monseigneur Pierre des Fontaines et monseigneur Geoffroy de Villette, et disoit à l'un d'eulz: Délivrez moi ceste partie. Et quant il véoit aucune chose à amender en la parole de ceulz qui parloient pour autrui, il meisme l'amendoit de sa bouche. Je le vi aucune fois en esté, que pour délivrer sagent, il venoit ou jardin de Paris, une cote de chamelot vestue, un seurcot de tyreteinne sanz manches, un mentel de cendal noir entour son col, moult bien pigné et sanz coife, et un chapel de paon blanc sur sa teste, et fesoit estendre tapis pour nous seoir entour li.
«Et tout le peuple qui avoit à faire par devant li, estoit entour li en estant (debout), et lors il les faisoit délivrer, en la manière que je vous ai dit devant du bois de Vinciennes[608].»
En 1256 ou 1257, il rendit un arrêt contre le seigneur de Vesnon, par lequel il le condamna à dédommager un marchand, qui en plein jour avait été volé dans un chemin de sa seigneurie. Les seigneurs étaient obligés de faire garder les chemins depuis le soleil levant jusqu'au soleil couché.
Enguerrand de Coucy, ayant fait pendre trois jeunes gens qui chassaient dans ses bois, le roi le fit prendre et juger; tous les grands vassaux réclamèrent et appuyèrent la demande qu'il faisait du combat. Le roi dit: «Que aux fèz des povres, des églises, ne des personnes dont on doit avoir pitié, l'on ne devoit pas ainsi aler avant par gage de bataille, car l'on ne trouveroit pas de legier (facilement) aucun qui se vousissent combatre pour teles manières de persones contre barons du royaume...»
«Quand les barons (dit-il à Jean de Bretagne), qui de vous tenoient tout nu à nu sanz autre moien, aportèrent devant nos lor compleinte de vos méesmes, et ils offroient à prouver lor entencion en certains cas par bataille contre vos; ainçois respondistes devant nos, que vos ne deviez pas aler avant par bataille, mes par enquestes en tele besoigne; et disiez encore que bataille n'est pas voie de droit[609].» Jean Thourot, qui avait pris vivement la défense d'Enguerrand de Coucy, s'écria ironiquement: «Si j'avais été le roi, j'aurais fait pendre tous les barons; car un premier pas fait, le second ne coûte plus rien.» Le roi qui entendit ce propos le rappela: «Comment, Jean, vous dites que je devrais faire pendre mes barons? Certainement je ne les ferai pas pendre, mais je les châtierai s'ils méfont.»
Quelques gentilshommes qui avaient pour cousin un mal homme et qui ne se vouloit chastier, demandèrent à Simon de Nielle, leur seigneur, et qui avait haute justice en sa terre, la permission de le tuer, de peur qu'il ne fût pris de justice et pendu à la honte de la famille. Simon refusa, mais en référa au roi; le roi ne le voulut pas permettre; «car il voloit que toute justice fut fète des malféteurs par tout son royaume en apert et devant le pueple, et que nule justice ne fut fète en report (secret)[610].»
Un homme étant venu se plaindre à saint Louis de son frère Charles d'Anjou, qui voulait le forcer à lui vendre une propriété qu'il possédait dans son comté, le roi fit appeler Charles devant son conseil: «et li benoiez rois commanda que sa possession lui fust rendue, et que il ne li feist d'ore en avant nul ennui de la possession puisque il ne la voloit vendre ne eschangier[611].»
Ajoutons encore deux faits remarquables qui prouvent également que, pour se soumettre volontiers aux avis des prêtres ou des légistes, cette âme admirable conservait un sens élevé de l'équité qui, dans les circonstances douteuses, lui faisait immoler la lettre à l'esprit.
Regnault de Trie apporta une fois à saint Louis une lettre par laquelle le roi avait donné aux héritiers de la comtesse de Boulogne le comté de Dammartin. Le sceau était brisé, et il ne restait que les jambes de l'image du roi. Tous les conseillers de saint Louis lui dirent qu'il n'était pas tenu à l'exécution de sa promesse. Mais il répondit: «Seigneurs, veez ci séel, de quoi je usoy avant que je alasse outremer, et voit-on cler par ce séel que l'empreinte du séel brisé est semblable au séel entier; par quoy je n'oseroie en bonne conscience ladite contée retenir[612].»
Un vendredi saint, tandis que saint Louis lisait le psautier, les parents d'un gentilhomme détenu au Châtelet vinrent lui demander sa grâce, lui représentant que ce jour était un jour de pardon.
Le roi posa le doigt sur le verset où il en était: «Beati qui custodiunt judicium, et justitiam faciunt in omni tempore.» Puis il ordonna de faire venir le prévôt de Paris, et continua sa lecture. Le prévôt lui apprit que les crimes du détenu étaient énormes. Sur cela saint Louis lui ordonna de conduire sur-le-champ le coupable au gibet.
Saint Louis s'entourait de Franciscains et de Dominicains. Dans les questions épineuses il consultait saint Thomas. Il envoyait des Mendiants pour surveiller les provinces, à l'imitation des missi dominici de Charlemagne[613]. Cette Église mystique le rendait fort contre l'Église épiscopale et pontificale; elle lui donna le courage de résister au pape en faveur des évêques, et aux évêques eux-mêmes.
Les prélats du royaume s'assemblèrent un jour, et l'évêque d'Auxerre dit en leur nom à saint Louis: «Sire, ces seigneurs qui ci sont, arcevesques, evesques, m'ont dit que je vous deisse que la crestienté se périt entre vos mains.» Le roi se seigna et dist: «Or me dites comment ce est?»—«Sire, fist-il, c'est pour ce que on prise si peu les excommeniemens hui et le jour, que avant se lessent les gens mourir excommenies, que il se facent absodre, et ne veulent faire satisfaction à l'Esglise. Si vous requièrent, sire, pour Dieu et pour ce que faire le devez, que vous commandez à vos prévoz et à vos baillifs, que touz ceulz qui se soufferront escommeniez an et jour, que on les contreingne par la prise de leurs biens à ce que il se facent absoudre.»—«À ce respondi le roys que il leur commanderoit volentiers de touz ceulz dont on le feroit certein que il eussent tort... Et le roy dist que il ne le feroit autrement; car ce seroit contre Dieu et contre raison, se il contreignoit, la gent à eulz absoudre, quant les clercs leur feroient tort[614].»
La France, si longtemps dévouée au pouvoir ecclésiastique, prenait au treizième siècle un esprit plus libre. Ce royaume, allié du pape et guelfe contre les empereurs, devenait d'esprit gibelin. Il y eut toujours néanmoins une grande différence. Ce fut par les formes légales qu'elle poussa, cette opposition, qui n'en fut que plus redoutable. Dès le commencement du treizième siècle, les seigneurs avaient vivement soutenu Philippe-Auguste contre le pape et les évêques. En 1225, ils déclarent qu'ils laisseront leurs terres, ou prendront les armes si le roi ne remédie aux empiètements du pouvoir ecclésiastique; l'Église, acquérant toujours et ne lâchant rien, eût en effet tout absorbé à la longue. En 1246, le fameux Pierre Mauclerc forme, avec le duc de Bourgogne et les comtes d'Angoulême et de Saint-Pol, une ligue à laquelle accède une grande partie de la noblesse. Les termes de cet acte sont d'une extraordinaire énergie. La main des légistes est visible; on croirait lire déjà les paroles de Guillaume de Nogaret[615].
Saint Louis s'associa, dans la simplicité de son cœur, à cette lutte des légistes et des seigneurs contre les prêtres, qui devait tourner à son profit[616]; il s'associait avec la même bonne foi à celle des juristes contre les seigneurs. Il reconnut au suzerain le droit de retirer une terre donnée à l'Église.
Plongé à cette époque dans le mysticisme, il lui en coûtait moins, sans doute, d'exprimer une opposition si solennelle à l'autorité ecclésiastique. Les revers de la croisade, les scandales dont le siècle abondait, les doutes qui s'élevaient de toutes parts, l'enfonçaient d'autant plus dans la vie intérieure. Cette âme tendre et pieuse, blessée au dehors dans tous ses amours[617], se retirait au dedans et cherchait en soi. La lecture et la contemplation devinrent toute sa vie. Il se mit à lire l'Écriture et les Pères, surtout saint Augustin. Il fit copier des manuscrits[618], se forma une bibliothèque: c'est de ce faible commencement que la Bibliothèque Royale devait sortir. Il se faisait faire des lectures pieuses pendant le repas, et le soir au moment de s'endormir. Il ne pouvait rassasier son cœur d'oraisons et de prières. Il restait souvent si longtemps prosterné, qu'en se relevant, dit l'historien, il était saisi de vertige et disait tout bas aux chambellans: «Où suis-je?» Il craignait d'être entendu de ses chevaliers[619].
Mais la prière ne pouvait suffire au besoin de son cœur.«Li beneoiz rois désirroit merveilleusement grâce de lermes, et se compleignoit à son confesseur de ce que lermes li défailloient, et li disoit débonnèrement, humblement et privéement, que quant l'en disoit en la létanie ces moz: Biau sire Diex, nous te prions que tu nous doignes fontaine de lermes, li sainz rois disoit dévotement: Ô sire Diex, je n'ose requerre fontaine de lermes; ainçois me soufisissent petites goûtes de lermes à arouser la secherèce de mon cuer... Et aucune foiz reconnut-il à son confesseur privéement, que aucune foiz li donna à notre sires lermes en oroison: lesqueles, quant il les sentoit courre par sa face souef (doucement), et entrer dans sa bouche, eles li sembloient si savoureuses et très douces, non pas seulement au cuer, mès à la bouche[620].»
Ces pieuses larmes, ces mystiques extases, ces mystères de l'amour divin, tout cela est dans la merveilleuse petite église de saint Louis, dans la Sainte-Chapelle. Église toute mystique, toute arabe d'architecture, qu'il fit bâtir au retour de la croisade par Eudes de Montreuil, qu'il y avait mené avec lui. Un monde de religion et de poésie, tout un Orient chrétien est en ces vitraux, dans cette fragile et précieuse peinture. Mais la Sainte-Chapelle n'était pas encore assez retirée, et pas même Vincennes, dans ses bois alors si profonds. Il lui fallait la Thébaïde de Fontainebleau, ses déserts de grès et de silex; cette dure et pénitente nature, ces rocs retentissants, pleins d'apparitions et de légendes. Il y bâtit un ermitage dont les murs ont servi de base à ce bizarre labyrinthe, à ce sombre palais de volupté, de crime et de caprice, où triomphe encore la fantaisie italienne des Valois.
Saint Louis avait élevé la Sainte-Chapelle pour recevoir la sainte couronne d'épines venue de Constantinople. Aux jours solennels, il la tirait lui-même de la châsse et la montrait au peuple. À son insu, il habituait le peuple à voir le roi se passer des prêtres. Ainsi David prenait lui-même sur la table les pains de proposition. On montre encore, au midi de la petite église, une étroite cellule qu'on croit avoir été l'oratoire de saint Louis.
Dès le vivant de saint Louis, ses contemporains, dans leur simplicité, s'étaient doutés qu'il était déjà saint, et plus saint que les prêtres. «Tant com il vivoit, une parole pooit estre dite de li, qui est escrite de saint Hylaire: «Ô quant très parfèt homme lai, duquel les prestres méesmes désirrent à s'ensivre la vie!» Car mout de prestres et de prélaz desirroient estre semblables au beneoit roi en ses vertuz et en ses meurs; car l'on croit méesmement que il fust saint dès que il vivoit[621].»
Tandis que saint Louis enterrait les morts, «iluecques estoient présens tous revestu, li arcevesques de Sur et li evesques de Damiète, et leur clergié, qui disoient le service des mors; mès ils estoupoient leur nez pour la puour; mais onques ne fu veu au bon roy Loys estouper le sien, tant le faisoit fermement et dévotement[622].»
Joinville raconte qu'un grand nombre d'Arméniens qui allaient en pèlerinage à Jérusalem, vinrent lui demander de leur faire voir le saint roy;—«Je alai au roy là où il se séoit en un paveillon, apuié à l'estache (colonne) du paveillon, et séoit ou sablon sanz tapiz et sanz nulle autre chose dezouz li. Je li dis: «Sire, il a là hors un grant peuple de la grant Herménie qui vont en Jérusalem, et me proient, sire, que je leur face monstrer le saint roy; mès je ne bée jà à baisier vos (cependant je ne désire pas encore avoir à baiser vos reliques).» Et il rist moult clèrement, et me dit que je l'es alasse querre; et si fis-je. Et quant ils orent veu le roy, ils le commandèrent à Dieu et le roy eulz[623].»
Cette sainteté apparaît d'une manière bien touchante dans les dernières paroles qu'il écrivit pour sa fille: «Chière fille, la mesure par laquele nous devons Dieu amer, est amer le sanz mesure[624].»
Et dans l'instruction à son fils Philippe:
«Se il avient que aucune querele qui soit meue entre riche et povre viegne devant toi, sostien la querele de l'estrange devant ton conseil, ne montre pas que tu aimmes mout ta querele, jusques à tant que tu connoisses la vérité, car cil de ton conseil pourroient estre cremetus (craintifs) de parler contre toi, et ce ne dois tu pas vouloir. Et se tu entens que tu tiegnes nule chose à tort, ou de ton tens, ou du tens à tes ancesseurs, fai le tantost rendre, combien que la chose soit grant, ou en terre, ou en deniers, ou en autre chose[625].»—«L'amour qu'il avoit à son peuple parut à ce qu'il dit à son aisné filz en une moult grant maladie que il ot à Fontene Bliaut. «Biau fils, fit-il, je te pri que tu te faces amer au peuple de ton royaume; car vraiement je aimeraie miex que un Escot venist d'Escosse et gouvernast le peuple du royaume bien et loïalement, que tu le gouvernasses mal apertement[626].»
Belles et touchantes paroles! il est difficile de les lire sans être ému.
ÉCLAIRCISSEMENTS
LUTTE DES MENDIANTS ET DE L'UNIVERSITÉ.—SAINT THOMAS.—DOUTES DE SAINT LOUIS.—LA PASSION, COMME PRINCIPE D'ART AU MOYEN ÂGE.
L'éternel combat de la grâce et de la loi fut encore combattu au temps de saint Louis, entre l'Université et les Ordres Mendiants. Voici l'histoire de l'Université: au douzième siècle, elle se détache de son berceau, de l'école du parvis Notre-Dame, elle lutte contre l'évêque de Paris; au treizième, elle guerroie contre les Mendiants agents du pape; au quatorzième contre le pape lui-même. Ce corps formait une rude et forte démagogie, où quinze ou vingt mille jeunes gens de toute nation se formaient aux exercices dialectiques, cité sauvage dans la cité qu'ils troublaient de leurs violences et scandalisaient de leurs mœurs[627]. C'était là toutefois depuis quelque temps la grande gymnastique intellectuelle du monde. Dans le treizième siècle seulement, il en sortit sept papes[628] et une foule de cardinaux et d'évêques. Les plus illustres étrangers, l'Espagnol Raymond Lulle et l'Italien Dante, venaient à trente et quarante ans s'asseoir au pied de la chaire de Duns Scot. Ils tenaient à honneur d'avoir disputé à Paris. Pétrarque fut aussi fier de la couronne que lui décerna notre Université que de celle du Capitole. Au seizième siècle, encore, lorsque Ramus rendait quelque vie à l'Université en attendant la Saint-Barthélemy, nos écoles de la rue du Fouarre furent visitées de Torquato Tasso. Pur raisonnement toutefois, vaine logique, subtile et stérile chicane[629], nos artistes (les dialecticiens de l'Université se donnaient ce nom) devaient être bientôt primés.
Les vrais artistes du peuple au treizième siècle, orateurs, comédiens, mimes, bateleurs enthousiastes, c'étaient les Mendiants. Ceux-ci parlaient d'amour et au nom de l'amour. Ils avaient repris le texte de saint Augustin: «Aimez et faites ce que vous voudrez.» La logique, qui avait eu de si grands effets au temps d'Abailard, ne suffisait plus. Le monde, fatigué dans ce rude sentier, eût mieux aimer se reposer avec saint François et saint Bonaventure sous les mystiques ombrages du Cantique des Cantiques, ou rêver avec un autre saint Jean une foi nouvelle et un nouvel Évangile.
Ce titre formidable: Introduction à l'Évangile éternel, fut mis en effet en tête d'un livre par Jean de Parme[630], général des Franciscains. Déjà l'abbé Joachim de Flores, le maître des mystiques, avait annoncé que la fin des temps était venue. Jean professa que, de même que l'ancien Testament avait cédé la place au nouveau, celui-ci avait aussi fait son temps; que l'Évangile ne suffisait pas à la perfection, qu'il avait encore six ans à vivre, mais qu'alors un Évangile plus durable allait commencer, un Évangile d'intelligence et d'esprit; jusque-là l'Église n'avait que la lettre[631].
Ces doctrines, communes à un grand nombre de Franciscains, furent acceptées aussi par plusieurs religieux de l'ordre de Saint-Dominique. C'est alors que l'Université éclata. Le plus distingué de ses docteurs était un esprit fin et dur, un Franc-Comtois, un homme du Jura, Guillaume de Saint-Amour. Le portrait de cet intrépide champion de l'Université s'est vu longtemps sur une vitre de la Sorbonne[632]. Il publia contre les Mendiants une suite de pamphlets éloquents et spirituels, où il s'efforçait de les confondre avec les Béghards et autres hérétiques, dont les prédicateurs étaient de même vagabonds et mendiants: Discours sur le publicain et le pharisien; Question sur la mesure de l'aumône et sur le mendiant valide; Traité sur les périls prédits à l'Église pour les derniers temps, etc. Sa force est dans l'Écriture, qu'il possède et dont il fait un usage admirable; ajoutez le piquant d'une satire, qui s'exprime à demi-mot. Il est trop visible que l'auteur a un autre motif que l'intérêt de l'Église. Il y avait entre les Universitaires et les Mendiants concurrence littéraire et jalousie de métier. Les Mendiants avaient obtenu une chaire à Paris, en 1230, époque où l'Université, blessée de la dureté de la régente, se retira à Orléans et à Angers. Ils l'avaient gardée cette chaire, et l'Université se trouvait en lutte avec deux ordres, dont le savant était Albert-le-Grand et le logicien saint Thomas[633].
Ce grand procès fut débattu à Anagni par-devant le pape. Guillaume de Saint-Amour eut pour adversaire le dominicain Albert-le-Grand, archevêque de Mayence, et saint Bonaventure, général des Franciscains[634]. Saint Thomas recueillit de mémoire toute la discussion, et en fit un livre. Le pape condamna Guillaume de Saint-Amour, mais en même temps il censura le livre de Jean de Parme, frappant également les raisonneurs et les mystiques, les partisans de la lettre et ceux de l'esprit[635].
Ce milieu si difficile à tenir, où l'Église essaya de s'établir et de s'arrêter sans glisser à droite ni à gauche, il fut cherché par saint Thomas. Venu à la fin du moyen âge, comme Aristote à la fin du monde grec, il fut l'Aristote du christianisme, en dressa la législation, essayant d'accorder la logique et la foi pour la suppression de toute hérésie. Le colossal monument qu'il a élevé ravit le siècle en admiration. Albert-le-Grand déclara que saint Thomas avait fixé la règle qui durerait jusqu'à la consommation des temps[636]. Cet homme extraordinaire fut absorbé par cette tâche terrible, rien autre ne s'est placé dans sa vie; vie toute abstraite, dont les seuls événements sont des idées. Dès l'âge de cinq ans, il prit en main l'Écriture, et ne cessa plus de méditer. Il était du pays de l'idéalisme, du pays où fleurirent l'école de Pythagore et l'école d'Élée, du pays de Bruno et de Vico. Aux écoles, ses camarades l'appelaient le grand bœuf muet de Sicile[637]. Il ne sortait de ce silence que pour dicter, et quand le sommeil fermait les yeux du corps, ceux de l'âme restaient ouverts, et il continuait de dicter encore. Un jour, étant sur mer, il ne s'aperçut pas d'une horrible tempête; une autrefois, sa préoccupation était si forte, qu'il ne lâcha point une chandelle allumée qui brûlait dans ses doigts. Saisi du danger de l'Église, il y rêvait toujours et même à la table de saint Louis. Il lui arriva un jour de frapper un grand coup sur la table, et de s'écrier: «Voici un argument invincible contre les Manichéens.» Le roi ordonna qu'à l'instant cet argument fût écrit. Dans sa lutte avec le manichéisme, saint Thomas était soutenu par saint Augustin; mais dans la question de la grâce, il s'écarte visiblement de ce docteur; il fait part au libre arbitre. Théologien de l'Église, il fallait qu'il soutînt l'édifice de la hiérarchie et du gouvernement ecclésiastiques. Or, si l'on n'admet le libre arbitre, l'homme est incapable d'obéissance, il n'y a plus de gouvernement possible. Et pourtant s'écarter de saint Augustin, c'était ouvrir une large porte à celui qui voudrait entrer en ennemi dans l'Église. C'est par cette porte qu'est entré Luther.
Tel est donc l'aspect du monde au treizième siècle. Au sommet, le grand bœuf muet de Sicile, ruminant la question. Ici, l'homme et la liberté; là, Dieu, la grâce, la prescience divine, la fatalité; à droite, l'observation qui proteste de la liberté humaine; à gauche, la logique qui pousse invinciblement au fatalisme. L'observation distingue, la logique identifie; si on laisse faire celle-ci, elle résoudra l'homme en Dieu, Dieu en la nature; elle immobilisera l'univers en une indivisible unité, où se perdent la liberté, la moralité, la vie pratique elle-même. Aussi le législateur ecclésiastique se roidit sur la pente, combattant par le bon sens sa propre logique, qui l'eût emporté. Il s'arrêta, ce ferme génie, sur le tranchant du rasoir entre les deux abîmes, dont il mesurait la profondeur. Solennelle figure de l'Église, il tint la balance, chercha l'équilibre et mourut à la peine. Le monde qui le vit d'en bas, distinguant, raisonnant, calculant dans une région supérieure, n'a pas su tous les combats qui purent avoir lieu au fond de cette abstraite existence.
Au-dessous de cette région sublime, battaient le vent et l'orage. Au-dessous de l'ange il y avait l'homme, la morale sous la métaphysique, sous saint Thomas saint Louis. En celui-ci, le treizième siècle a sa Passion: Passion de nature exquise, intime, profonde, que les siècles antérieurs avaient à peine soupçonnée. Je parle du premier déchirement que le doute naissant fit dans les âmes; quand toute l'harmonie du moyen âge se troubla, quand le grand édifice dans lequel on s'était établi commença à branler, quand les saints criant contre les saints, le droit se dressant contre le droit, les âmes les plus dociles se virent condamnées à juger, à examiner elles-mêmes. Le pieux roi de France, qui ne demandait qu'à se soumettre et croire, fut de bonne heure forcé de lutter, de douter, de choisir. Il lui fallut, humble qu'il était et défiant de soi, résister d'abord à sa mère; puis se porter pour arbitre entre le pape et l'empereur, juger le juge spirituel de la chrétienté, rappeler à la modération celui qu'il eût voulu pouvoir prendre pour règle de sainteté. Les Mendiants l'avaient ensuite attiré par leur mysticisme; il entra dans le tiers-ordre de Saint-François, il prit parti contre l'Université. Toutefois le livre de Jean de Parme, accepté d'un grand nombre de Franciscains, dut lui donner d'étranges défiances. On aperçoit dans les questions naïves qu'il adressait à Joinville toute l'inquiétude qui l'agitait. L'homme auquel le saint roi se confiait peut être pris pour le type de l'honnête homme au treizième siècle. C'est un curieux dialogue entre le mondain loyal et sincère, et l'âme pieuse et candide, qui s'avance d'un pas dans le doute, puis recule, et s'obstine dans la foi.
Le roi faisait manger à sa table Robert de Sorbon et Joinville: «Quant le roi estoit en joie, si me disoit: Seneschal, or me dites les raisons pourquoy preudomme vaut mieux que beguin (dévot). Lors si encommençoit la noise de moy et de maistre Robert. Quant nous avions grant pièce desputé, si rendoit sa sentence et disoit ainsi: «Maistre Robert, je vourroie avoir le nom de preudomme, mès que je le feusse, et tout le remenant vous demourast: car preudomme est si grant chose et si bonne chose, que ucis au nommer emplist-il la bouche[638].»
«Il m'appela une foiz et me dit: Je n'ose parler à vous pour le soutil sens dont vous estes, de chose qui touche à Dieu; et pour ce ai-je appelé ces frères qui ci sont, que je vous weil faire une demande: la demande fut telle: Seneschal, fit-il, quel chose est Dieu, etc...[639]»
Saint Louis raconte à Joinville, qu'un chevalier assistant à une discussion entre des moines et des juifs, posa une question à un des docteurs juifs, et sur sa réponse, lui donna sur la tête un coup de son bâton qui le renversa.—«Aussi vous di je, fist li roys, que nul, se il n'est très bon clerc, ne doit desputer à eulz; mes l'omme lay, quant il ot mesdire de la loy crestienne, ne doit pas défendre la loy crestienne, sinon de l'épée, de quoi il doit donner parmi le ventre dedens, tant comme elle y peut entrer[640].»
Saint Louis disait à Joinville qu'au moment de la mort, le diable s'efforce d'ébranler la foi de l'agonisant: «Et pour ce se doit on garder et en tele manière déffendre de cest agait (piège), que en die à l'ennemi quand il envoie tele temptacion, Va t'en, doit on dire à l'ennemi: tu ne me tempteras jà à ce que je ne croie fermement touz les articles de la foy, etc...[641]»
Il disoit que foy et créance estoit une chose où nous devions bien croire fermement, encore n'en feussions nous certeins mez que par oir dire[642].»
Il raconta à Joinville qu'un docteur en théologie vint trouver un jour l'évêque Guillaume de Paris, et lui exposa en pleurant qu'il ne pouvait «son cœur à hurter à croire au sacrement de l'autel.» L'évêque lui demanda si lorsque le diable lui envoyait cette tentation, il s'y complaisait: le théologien répondit qu'elle le chagrinait fort, et qu'il se ferait hacher plutôt que de rejeter l'Eucharistie. L'évêque alors le consola en lui assurant qu'il avait plus de mérite que celui qui n'a point de doutes[643].
Quelques légers que paraissent ces signes, ils sont graves, ils méritent attention. Lorsque saint Louis lui-même était troublé, combien d'âmes devaient douter et souffrir en silence! ce qu'il y avait de cruel, de poignant dans cette première défaillance de la foi, c'est qu'on hésitait à se l'avouer. Aujourd'hui nous sommes habitués, endurcis aux tourments du doute, les pointes en sont émoussées. Mais il faut se reporter au premier moment où l'âme, tiède de foi et d'amour, sentit glisser en soi le froid acier. Il y eut déchirement, mais il y eut surtout horreur et surprise. Voulez-vous savoir ce qu'elle éprouva, cette âme candide et croyante? Rappelez-vous vous-même le moment où la foi vous manqua dans l'amour, où s'éleva en vous le premier doute sur l'objet aimé.
Placer sa vie sur une idée, la suspendre à un amour infini, et voir que cela vous échappe! Aimer, douter, se sentir haï pour ce doute, sentir que le sol fuit, qu'on s'abîme dans son impiété, dans cet enfer de glace où l'amour divin ne luit jamais... et cependant se raccrocher aux branches qui flottent sur le gouffre, s'efforcer de croire qu'on croit encore, craindre d'avoir peur, et douter de son doute... Mais si le doute est incertain, si la pensée n'est pas sûre de la pensée, cela n'ouvre-t-il pas au doute une région nouvelle, un enfer sous l'enfer!... Voilà la tentation des tentations; les autres ne sont rien à côté. Celle-ci resta obscure, elle eut honte d'elle-même, jusqu'au quinzième et au seizième siècle. Luther est là-dessus un grand maître; personne n'a eu une plus horrible expérience de ces tortures de l'âme: «Ah! si saint Paul vivait aujourd'hui, que je voudrais savoir de lui-même quel genre de tentation il a éprouvé. Ce n'était pas l'aiguillon de la chair, ce n'était point la bonne Thécla, comme le rêvent les papistes... Jérôme et les autres Pères n'ont pas connu les plus hautes tentations; ils n'en ont senti que de puériles, celles de la chair, qui pourtant ont bien aussi leurs ennuis. Augustin et Ambroise ont eu la leur; ils ont tremblé devant le glaive... Celle-là, c'est quelque chose de plus haut que le désespoir causé par les péchés... lorsqu'il est dit: Mon Dieu, mon Dieu, pourquoi m'as-tu délaissé; c'est comme s'il disait: Tu m'es ennemi sans cause. Ou le mot de Job: Je suis juste et innocent.»
Le Christ lui-même a connu cette angoisse du doute, cette nuit de l'âme, où pas une étoile n'apparaît plus sur l'horizon. C'est là le dernier terme de la Passion, le sommet de la croix.
Dans cet abîme est la pensée du moyen âge. Cet âge est contenu tout entier dans le christianisme, le christianisme dans la Passion. La littérature, l'art, les divers développements de l'esprit humain, du troisième siècle au quinzième, tout est suspendu à ce mystère.
Éternel mystère, qui pour avoir eu au moyen âge son idéal au Calvaire, n'en continue pas moins encore. Oui, le Christ est encore sur la croix, et il n'en descendra point. La Passion dure et durera. Le monde a la sienne, et l'humanité dans sa longue vie historique, et chaque cœur d'homme dans ce peu d'instants qu'il bat. À chacun sa croix et ses stigmates.
Toutes les âmes héroïques, qui osèrent de grandes choses pour le genre humain, ont connu ces épreuves. Toutes ont approché plus ou moins de cet idéal de douleur. C'est dans un tel moment que Brutus s'écriait: «Vertu, tu n'es qu'un nom.» C'est alors que Grégoire VII disait: «J'ai suivi la justice et fui l'iniquité. Voilà pourquoi je meurs dans l'exil.»
Mais d'être délaissé de Dieu, d'être abandonné à soi, à sa force, à l'idée du devoir contre le choc du monde, c'était là une redoutable grandeur. C'était là apprendre le vrai mot de l'homme, c'était goûter cette divine amertume du fruit de la science, dont il était dit au commencement du monde: «Vous saurez que vous êtes des dieux, vous deviendrez des dieux.»
Voilà tout le mystère du moyen âge, le secret de ses larmes intarissables, et son génie profond. Larmes précieuses, elles ont coulé en limpides légendes, en merveilleux poèmes, et s'amoncelant vers le ciel, elles se sont cristallisées en gigantesques cathédrales qui voulaient monter au Seigneur!
Assis au bord de ce grand fleuve poétique du moyen âge, j'y distingue deux sources diverses à la couleur de leurs eaux. Le torrent épique, échappé jadis des profondeurs de la nature païenne, pour traverser l'héroïsme grec et romain, roule mêlé et trouble des eaux du monde confondues. À côté coule plus pur le flot chrétien qui jaillit du pied de la croix.
Deux poésies, deux littératures: l'une chevaleresque, guerrière, amoureuse; celle-ci est de bonne heure aristocratique; l'autre religieuse et populaire.
La première aussi est populaire à sa naissance. Elle s'ouvre par la guerre contre les infidèles, par Charlemagne et Roland. Qu'il ait existé chez nous, dès lors et même avant, des poèmes d'origine celtique où les dernières luttes de l'Occident contre les Romains et les Allemands aient été célébrées par les noms de Fingal ou d'Arthur, je le crois volontiers. Mais il ne faudrait pas s'exagérer l'importance du principe indigène, de l'élément celtique. Ce qui est propre à la France, c'est d'avoir peu en propre, d'accueillir tout, de s'approprier tout, d'être la France, et d'être le monde. Notre nationalité est bien puissamment attractive, tout y vient bon gré mal gré; c'est la nationalité la moins exclusivement nationale, la plus humaine. Le fond indigène a été plusieurs fois submergé, fécondé par les alluvions étrangères. Toutes les poésies du monde ont coulé chez nous en ruisseaux, en torrents. Tandis que des collines de Galles et de Bretagne distillaient les traditions celtiques, comme la pluie murmurante dans les chênes verts de mes Ardennes, la cataracte des romans carlovingiens tombait des Pyrénées. Il n'est pas jusqu'aux monts de la Souabe et de l'Alsace qui ne nous aient versé par l'Ostrasie un flot des Niebelungen. La poésie érudite d'Alexandre et de Troie débordait, malgré les Alpes, du vieux monde classique. Et cependant du lointain Orient, ouvert par la croisade, coulaient vers nous, en fables, en contes, en paraboles, les fleuves retrouvés du paradis.
L'Europe se sut Europe en combattant l'Afrique et l'Asie: de là Homère et Hérodote; de là nos poèmes carlovingiens, avec les guerres saintes d'Espagne, la victoire de Charles-Martel, et la mort de Roland[644]. La littérature est d'abord la conscience d'une nationalité. Le peuple est unifié en un homme. Roland meurt aux passages solennels des montagnes qui séparent l'Europe de l'africaine Espagne. Comme les Philènes divinisés à Carthage, il consacre de son tombeau la limite de la patrie. Grande comme la lutte, haute comme l'héroïsme, est la tombe du héros, son gigantesque tumulus; ce sont les Pyrénées elles-mêmes. Mais le héros qui meurt pour la chrétienté est un héros chrétien, un Christ guerrier, barbare; comme Christ, il est vendu avec ses douze compagnons; comme Christ, il se voit abandonné, délaissé. De son calvaire pyrénéen, il crie, il sonne de ce cor qu'on entend de Toulouse à Saragosse. Il sonne, et le traître Ganelon de Mayence, et l'insouciant Charlemagne, ne veulent point entendre. Il sonne, et la chrétienté, pour laquelle il meurt, s'obstine à ne pas répondre. Alors il brise son épée, il veut mourir. Mais il ne mourra ni du fer sarrasin, ni de ses propres armes. Il enfle le son accusateur, les veines de son col se gonflent, elles crèvent, son noble sang s'écoule; il meurt de son indignation, de l'injuste abandon du monde.
Le retentissement de cette grande poésie devait aller s'affaiblissant de bonne heure, comme le son du cor de Roland, à mesure que la croisade, s'éloignant des Pyrénées, fut transférée des montagnes au centre de la Péninsule, à mesure que le démembrement féodal fit oublier l'unité chrétienne et impériale qui domine encore les poèmes carlovingiens. La poésie chevaleresque, éprise de la force individuelle, de l'orgueil héroïque, qui fut l'âme du monde féodal, prit en haine la royauté, la loi, l'unité. La dissolution de l'Empire, la résistance des seigneurs au pouvoir central sous Charles-le-Chauve et les derniers Carlovingiens, fut célébrée, dans Gérard de Roussillon, dans les Quatre fils Aymon, galopant à quatre sur un même coursier: pluralité significative. Mais l'idéal ne se pluralise pas; il est placé dans un seul, dans Renaud, Renaud de Montauban[645], le héros sur sa montagne, sur sa tour; dans la plaine les assiégeants, roi et peuple, innombrables contre un seul, et à peine rassurés. Le roi, cet homme-peuple, fort par le nombre, et représentant l'idée du nombre, ne peut être compris de cette poésie féodale; il lui apparaît comme un lâche[646]. Déjà Charlemagne a fait une triste figure dans l'autre cycle. Il a laissé périr Roland. Ici, il poursuit lâchement Renaud, Gérard de Roussillon, il prévaut sur eux par la ruse. Il joue le rôle du légitime et indigne Eurysthée, persécutant Hercule et le soumettant à de rudes travaux.
Cette contradiction apparente entre l'autorité et l'équité, qui n'est ici, après tout, que la haine de la loi, la révolte de l'individuel contre le général, elle est mal soutenue par Renaud, par Gérard, par l'épée féodale. Le roi, quoi qu'ils en disent, est plus légitime; il représente une idée plus générale, plus divine. Il ne peut être dépossédé que par une idée plus générale encore. Le roi prévaudra sur le baron, et sur le roi le peuple. Cette dernière idée est déjà implicitement dans un drame satirique qui, de l'Asie à la France, a été accueilli, traduit de toute nation; je parle du dialogue de Salomon et de Morolf. Morolf est un Ésope, un bouffon grossier, un rustre, un vilain; mais tout vilain qu'il est, il embarrasse par ses subtilités, il humilie sur son trône le bon roi Salomon. Celui-ci, doté à plaisir de tous les dons, beau, riche, tout-puissant, surtout savant et sage, se voit vaincu par ce rustre malin[647]. Contre l'autorité, contre le roi et la loi écrite, l'arme du féodal Renaud, c'est l'épée, c'est la force; celle du bouffon populaire, tout autrement perçante, c'est le raisonnement et l'ironie.
Le roi doit vaincre le baron, non seulement en puissance, mais en popularité. L'épopée des résistances féodales doit perdre de bonne heure tout caractère populaire, et se confiner dans la sphère bornée de l'aristocratie. Elle doit pâlir surtout dans le Midi, où la féodalité ne fut jamais qu'une importation odieuse, où domina toujours dans les cités l'existence municipale, reste vivace de l'antiquité.
La pensée commune des deux cycles de Roland et de Renaud, c'est la guerre, l'héroïsme: la guerre extérieure, la guerre intérieure. Mais l'idée de l'héroïsme veut se compléter, elle tend à l'infini. Elle étend son horizon; l'inconnu poétique qui flottait d'abord aux deux frontières, aux Ardennes, aux Pyrénées, recule vers l'Orient, comme celui des anciens poussa vers l'Occident avec leur Hespérie, de l'Italie à l'Espagne, et de l'Espagne à l'Atlantide. Après les Iliades viennent les Odyssées. La poésie s'en va cherchant aux terres lointaines.—Que cherche-t-elle? L'infini, la beauté infinie, la conquête infinie. On se souvient alors qu'un Grec, un Romain, ont conquis le monde. Mais l'Occident n'adopte Alexandre et César qu'à condition qu'ils deviennent Occidentaux. On leur confère l'ordre de chevalerie. Alexandre devient un paladin; les Macédoniens, les Troyens sont aïeux des Français; les Saxons descendent des soldats de César, les Bretons de Brutus. La parenté des peuples indo-germaniques que la science devait démontrer de nos jours, la poésie l'entrevoit dans sa divine prescience.
Cependant le héros n'est pas complet encore. En vain, pour y atteindre, le moyen âge s'est exhaussé sur l'antiquité, en vain pour compléter la conquête du monde, Aristote devenu magicien a conduit par l'air et l'Océan l'Alexandre chevaleresque[648]. L'élément étranger ne suffisant pas, on remonte au vieil élément indigène jusqu'au dolmen celtique, jusqu'au tombeau d'Arthur[649]. Arthur revient, non plus ce petit chef de clan, aussi barbare que les Saxons ses vainqueurs; non, un Arthur épuré par la chevalerie. Il est bien pâle, il est vrai, ce roi des preux, avec sa reine Geneviève et ses douze paladins autour de la Table-Ronde. Ceux-ci, qu'apportent-ils au monde, après ce long sommeil où la femme assoupit Merlin? Ils rapportent l'amour de la femme; la femme, ce symbole de la nature, qui promet la joie infinie, et qui tient le deuil et les pleurs. Qu'ils aillent donc, tristes amants, dans les forêts, à l'aventure, faibles et agités, tournant dans leur interminable épopée, comme dans ce cercle de Dante où flottent les victimes de l'amour au gré d'un vent éternel.
Que servaient ces formes religieuses, ces initiations, cette Table des douze, ces agapes chevaleresques à l'image de la Cène? Un effort est tenté pour transfigurer tout cela, pour corriger cette poésie mondaine, et l'amener à la pénitence. À côté de la chevalerie profane qui cherchait la femme et la gloire, une autre est érigée. On lui permet à celle-ci les guerres et les courses aventureuses. Mais l'objet est changé. On lui laisse Arthur et ses preux, mais pourvu qu'ils s'amendent. La nouvelle poésie les achemine, dévots pèlerins, au mystérieux Temple où se garde le trésor sacré. Ce trésor, ce n'est point la femme; ce n'est point la coupe profane de Dschemschid, d'Hypérion, d'Hercule. Celle-ci est la chaste coupe de Joseph et de Salomon, la coupe où Notre-Seigneur fit la Cène, où Joseph d'Arimathie recueillit son précieux sang. La simple vue de cette coupe, où Graal prolonge la vie de Titurel pendant cinq cents années. Les gardiens de la coupe et du temple, les Templistes, doivent rester purs. Ni Arthur, ni Parceval ne sont dignes de la toucher. Pour en avoir approché, l'amoureux Lancelot reste comme sans vie pendant trente-quatre jours. La nouvelle chevalerie du Graal est conférée par des prêtres; c'est un évêque qui fait Titurel chevalier. Cette poésie sacerdotale place si haut son idéal qu'il en est stérile et impuissant. Elle a beau exalter les vertus du Graal, il reste solitaire; les enfants de Parceval, de Lancelot et de Gauvin, peuvent seuls en approcher. Et quand on veut enfin réaliser le vrai chevalier, le digne gardien du Graal, on est obligé de prendre un sir Galahad, parfait de tout point, saint dès son vivant, mais fort ignoré. Ce héros obscur, mis au monde tout exprès, n'a pas grande influence.
Telle fut l'impuissance de la poésie chevaleresque. Chaque jour plus sophistique et plus subtile, elle devint la sœur de la scolastique, une scolastique d'amour comme de dévotion. Dans le Midi, où les jongleurs la colportaient en petits poèmes par les cours et les châteaux, elle s'éteignit dans les raffinements de la forme, dans les entraves de la versification la plus artificielle et la plus laborieuse qui fût jamais. Au Nord, elle tomba de l'épopée au roman, du symbole à l'allégorie, c'est-à-dire au vide. Décrépite, elle grimaça encore pendant le quatorzième siècle dans les tristes imitations du triste Roman de la Rose, tandis que par-dessus s'élevait peu à peu la voix de la dérision populaire dans les contes et les fabliaux.
La poésie chevaleresque devait se résigner à mourir. Qu'avait-elle fait de l'humanité pendant tant de siècles? L'homme qu'elle s'était plu dans sa confiance à prendre simple, ignorant encore, muet comme Parceval, brutal comme Roland et Renaud, elle avait promis de l'amener par les degrés de l'initiation chevaleresque à la dignité de héros chrétien, et elle le laissait faible, découragé, misérable. Du cycle de Roland à celui du Graal, sa tristesse a toujours augmenté. Elle l'a mené errant par les forêts, à la poursuite des géants et des monstres, à la recherche de la femme. Ce sont les courses de l'Hercule antique, et aussi ses faiblesses.
La poésie chevaleresque a peu développé son héros; elle l'a retenu à l'état d'enfant, comme la mère imprévoyante de Parceval, qui prolonge pour son fils l'imbécillité du premier âge. Aussi la laisse-t-il là, cette mère. De même que Gérard de Roussillon a quitté la chevalerie et s'est fait charbonnier, Renaud de Montauban se fait maçon, et porte des pierres sur son dos pour aider à la construction de la cathédrale de Cologne.
L'épopée chevaleresque, aristocratique, était la poésie de l'amour, de la passion humaine, des prétendus heureux du monde. Le drame ecclésiastique, autrement dit le culte, est la poésie du peuple, la poésie de ceux qui pâtissent, des patients, la Passion divine.
L'église était alors le domicile du peuple. La maison de l'homme, cette misérable masure où il revenait le soir, n'était qu'un abri momentané. Il n'y avait qu'une maison, à vrai dire, la maison de Dieu. Ce n'est pas en vain que l'Église avait droit d'asile[650]; c'était alors l'asile universel, la vie sociale s'y était réfugiée tout entière. L'homme y priait, la commune y délibérait, la cloche était la voix de la cité. Elle appelait aux travaux des champs[651], aux affaires civiles, quelquefois aux batailles de la liberté. En Italie, c'est dans les églises que le peuple souverain s'assemblait. C'est à Saint-Marc que les députés de l'Europe vinrent demander une flotte pour la quatrième croisade. Le commerce se faisait autour des églises: les pèlerinages étaient des foires. Les marchandises étaient bénites. Les animaux, comme aujourd'hui encore à Naples, étaient amenés à la bénédiction; l'Église ne la refusait point; elle laissait approcher ces petits. Naguère, à Paris, les jambons de Pâques étaient vendus au parvis Notre-Dame, et chacun, en les emportant, les faisait bénir. Autrefois, on faisait mieux, on mangeait dans l'église même, et après le repas venait la danse. L'Église se prêtait à ces joies enfantines.
... Pandentemque sinus et tota veste vocantem
Cæruleum in gremium.
Le culte était un dialogue tendre entre Dieu, l'Église et le peuple, exprimant la même pensée. Elle et lui, sur un ton grave et passionné tour à tour, mêlaient la vieille langue sacrée et la langue du peuple. La solennité des prières était rompue, dramatisée de chants pathétiques, comme ce dialogue des Vierges folles et des Vierges sages qui nous a été conservé. Le peuple élevait la voix, non pas le peuple fictif qui parle dans le chœur, mais le vrai peuple venu du dehors, lorsqu'il entrait, innombrable, tumultueux, par tous les vomitoires de la cathédrale, avec sa grande voix confuse, géant enfant, comme le saint Christophe de la légende, brut, ignorant, passionné, mais docile, implorant l'initiation, demandant à porter le Christ sur ses épaules colossales. Il entrait, amenant dans l'église le hideux dragon du péché; il le traînait, soûlé de victuailles, aux pieds du Sauveur, sous le coup de la prière qui doit l'immoler[652]. Quelquefois aussi, reconnaissant que la bestialité était en lui-même, il exposait dans des extravagances symboliques sa misère, son infirmité. C'est ce qu'on appelait la fête des Fous, fatuorum[653]. Cette imitation de l'orgie païenne, tolérée par le christianisme, comme l'adieu de l'homme à la sensualité qu'il abjurait, se reproduisait aux fêtes de l'enfance du Christ, à la Circoncision, aux Rois, aux Saints-Innocents, et aussi aux jours où l'humanité, sauvée du démon, tombait dans l'ivresse de la joie, à Noël et à Pâques. Le clergé lui-même y prenait part. Ici les chanoines jouaient à la balle dans l'église, là on traînait outrageusement l'odieux hareng du carême[654]. La bête comme l'homme était réhabilitée. L'humble témoin de la naissance du Sauveur, le fidèle animal qui de son haleine le réchauffa tout petit dans la crèche, qui le porta avec sa mère en Égypte, qui l'amena triomphant dans Jérusalem, il avait sa part de la joie[655]. Sobriété, patience, ferme résignation, le moyen âge distinguait en l'âne je ne sais combien de vertus chrétiennes. Pourquoi eût-on rougi de lui? Le Sauveur n'en avait pas rougi[656]... Quel mal en tout cela? Tout n'est-il pas permis à l'enfant? Plus tard, l'Église imposa silence au peuple, l'éloigna, le tint à distance. Mais aux premiers siècles du moyen âge, l'Église s'effarouchait si peu de ces drames populaires qu'elle en reproduisait sur ses murailles les traits les plus hardis. À Rouen[657], un cochon joue du violon; à Chartres, c'est un âne[658]; à Essonne, un évêque tient une marotte[659]. Ailleurs, ce sont les images des vices et des péchés sculptés dans la licence d'un pieux cynisme[660]. L'artiste n'a pas reculé devant l'inceste de Loth, ni les infamies de Sodome[661].
Il y avait alors un merveilleux génie dramatique, plein de hardiesse et de bonhomie, souvent empreint d'une puérilité touchante. Personne ne riait en Allemagne quand le nouveau curé, au milieu de sa messe d'installation, allait prendre sa mère par la main et dansait avec elle. Si elle était morte, elle était sauvée sans difficulté; il mettait sous le chandelier l'âme de sa mère. L'amour de la mère et du fils, de Marie et de Jésus, était pour l'Église une riche source de pathétique. Aujourd'hui encore à Messine, le jour de l'Assomption, la Vierge, portée par toute la ville, cherche son fils comme la Cérès de la Sicile antique cherchait Proserpine; enfin, quand elle est au moment d'entrer dans la grande place, on lui présente tout à coup l'image du Sauveur; elle tressaille et recule de surprise, et douze oiseaux qui s'envolent de son sein portent à Dieu l'effusion de la joie maternelle.
À la Pentecôte, des pigeons blancs étaient lâchés dans l'église parmi des langues de feu; les fleurs pleuvaient, les galeries intérieures étaient illuminées[662]. À d'autres fêtes, l'illumination était au dehors[663]. Qu'on se représente l'effet des lumières sur ces prodigieux monuments, lorsque le clergé, circulant par les rampes aériennes, animait de ses processions fantastiques les masses ténébreuses, passant et repassant le long des balustrades, sous ces ponts dentelés, avec les riches costumes, les cierges et les chants; lorsque la lumière et la voix tournaient de cercle en cercle, et qu'en bas, dans l'ombre, répondait l'océan du peuple. C'était là pour ce temps le vrai drame, le vrai mystère, la représentation du voyage de l'humanité à travers les trois mondes, cette intuition sublime que Dante reçut de la réalité passagère pour la fixer et l'éterniser dans la Divina Commedia.
Ce colossal théâtre du drame sacré est rentré, après sa longue fête du moyen âge, dans le silence et dans l'ombre. La faible voix qu'on y entend, celle du prêtre, est impuissante à remplir des voûtes dont l'ampleur était faite pour embrasser et contenir le tonnerre de la voix du peuple. Elle est veuve, elle est vide, l'église. Son profond symbolisme, qui parlait alors si haut, il est devenu muet. C'est maintenant un objet de curiosité scientifique, d'explications philosophiques, d'interprétations alexandrines. L'église est un musée gothique que visitent les habiles: ils tournent autour, regardent irrévérencieusement, et louent au lieu de prier. Encore savent-ils bien ce qu'ils louent? Ce qui trouve grâce devant eux, ce qui leur plaît dans l'église, ce n'est pas l'église elle-même; ce sera le travail délicat de ses ornements, la frange de son manteau, sa dentelle de pierre, quelque ouvrage laborieux et subtil du gothique en décadence.
Il y a ici quelque chose de grand, quel que soit le sort de telle ou telle religion. L'avenir du christianisme n'y fait rien. Touchons ces pierres avec précaution, marchons légèrement sur ces dalles. Un grand mystère s'est passé ici. Je n'y vois plus que la mort, et je suis tenté de pleurer. Le moyen âge, la France du moyen âge, ont exprimé dans l'architecture leur plus intime pensée. Les cathédrales de Paris, de Saint-Denis, de Reims, en disent plus que de longs récits. La pierre s'anime et se spiritualise sous l'ardente et sévère main de l'artiste. L'artiste en fait jaillir la vie. Il est fort bien nommé au moyen âge: «Le maître des pierres vives», Magister de vivis lapidibus[664].
On sait que l'Église chrétienne n'est primitivement que la basilique du tribunal romain. L'Église s'empare du prétoire même où Rome l'a condamnée. Le tribunal s'élargit, s'arrondit et forme le chœur. Cette église, comme la cité romaine, est encore restreinte, exclusive; elle ne s'ouvre pas à tous. Elle prétend au mystère, elle veut une initiation. Elle aime encore les ténèbres des Catacombes où elle naquit; elle se creuse de vastes cryptes qui lui rappellent son berceau. Les catéchumènes ne sont pas admis dans l'enceinte sacrée, ils attendent encore à la porte. Le baptistère est au dehors, au dehors le cimetière; la tour elle-même, l'organe et la voix de l'église, s'élève à côté. La pesante arcade romane scelle de son poids l'église souterraine, ensevelie dans ses mystères. Il en va ainsi tant que le christianisme est en lutte, tant que dure la tempête des invasions, tant que le monde ne croit pas à sa durée. Mais lorsque l'ère fatale de l'an 1000 a passé, lorsque la hiérarchie ecclésiastique se trouve avoir conquis le monde, qu'elle s'est complétée, couronnée, fermée dans le pape, lorsque la chrétienté, enrôlée dans l'armée de la croisade, s'est aperçue de son unité, alors l'Église secoue son étroit vêtement, elle se dilate pour embrasser le monde, elle sort des cryptes ténébreuses. Elle monte, elle soulève ses voûtes, elle les dresse en crêtes hardies, et dans l'arcade romaine reparaît l'ogive orientale.
Voilà un prodigieux entassement, une œuvre d'Encelade. Pour soulever ces rocs à quatre, à cinq cents pieds dans les airs[665], les géants, ce semble, ont sué... Ossa sur Pélion, Olympe sur Ossa... Mais non, ce n'est pas là une œuvre de géants, ce n'est pas un confus amas de choses énormes, une agrégation inorganique... Il y a eu là quelque chose de plus fort que le bras des Titans... Quoi donc? le souffle de l'esprit. Ce léger souffle qui passa devant la face de Daniel, emportant les royaumes et brisant les empires; c'est lui encore qui a gonflé les voûtes, qui a soufflé les tours au ciel. Il a pénétré d'une vie puissante et harmonieuse toutes les parties de ce grand corps, il a suscité d'un grain de sénevé la végétation du prodigieux arbre. L'esprit est l'ouvrier de sa demeure. Voyez comme il travaille la figure humaine dans laquelle il est enfermé, comme il imprime la physionomie, comme il en forme et déforme les traits; il creuse l'œil de méditations, d'expérience et de douleurs, il laboure le front de rides et de pensées, les os mêmes, la puissante charpente du corps, il la plie et la courbe au mouvement de la vie intérieure. De même, il fut l'artisan de son enveloppe de pierre, il la façonna à son usage, il la marqua au dehors, au dedans de la diversité de ses pensées; il y dit son histoire, il prit bien garde que rien n'y manquât de la longue vie qu'il avait vécue; il y grava tous ses souvenirs, toutes ses espérances, tous ses regrets, tous ses amours. Il y mit, sur cette froide pierre, son rêve, sa pensée intime. Dès qu'une fois il eut échappé des catacombes, de la crypte mystérieuse où le monde païen l'avait tenu[666], il la lança au ciel cette crypte; d'autant plus profondément elle descendit, d'autant plus haut elle monta; la flèche flamboyante échappa comme le profond soupir d'une poitrine oppressée depuis mille ans. Et si puissante était la respiration, si fortement battait ce cœur du genre humain, qu'il fit jour de toutes parts dans son enveloppe; elle éclata d'amour pour recevoir le regard de Dieu. Regardez l'orbite amaigri et profond de la croisée gothique, de cet œil ogival[667], quand il fait effort pour s'ouvrir, au douzième siècle. Cet œil de la croisée gothique est le signe par lequel se classe la nouvelle architecture. L'art ancien, adorateur de la matière, se classait par l'appui matériel du temple, par la colonne, colonne toscane, dorique, ionique. L'art moderne, fils de l'âme et de l'esprit, a pour principe, non la forme, mais la physionomie, mais l'œil; non la colonne, mais la croisée; non le plein, mais le vide. Au douzième et au treizième siècle, la croisée, enfoncée dans la profondeur des murs, comme le solitaire de la Thébaïde dans une grotte de granit, est toute retirée en soi; elle médite et rêve. Peu à peu elle avance du dedans au dehors; elle arrive à la superficie extérieure du mur. Elle rayonne en belles roses mystiques, triomphantes de la gloire céleste. Mais le quatorzième siècle est à peine passé que ces roses s'altèrent; elles se changent en figures flamboyantes; sont-ce des flammes, des cœurs ou des larmes? Tout cela peut-être à la fois.
Même progrès dans l'agrandissement successif de l'Église. L'esprit, quoi qu'il fasse, est toujours mal à l'aise dans sa demeure; il a beau l'étendre[668], la varier, la parer, il n'y peut tenir, il étouffe. Non, tant belle soyez-vous, merveilleuse cathédrale, avec vos tours, vos saints, vos fleurs de pierre, vos forêts de marbre, vos grands christs dans leurs auréoles d'or, vous ne pouvez me contenir. Il faut qu'autour de l'église nous bâtissions de petites églises, qu'elle rayonne de chapelles[669]. Au delà de l'autel, dressons un autel, un sanctuaire derrière le sanctuaire; cachons derrière le chœur la chapelle de la Vierge; il me semble que là nous respirerons mieux; là il y aura des genoux de femme pour que l'homme y pose sa tête qu'il ne peut plus soutenir, un voluptueux repos par delà la croix, l'amour par delà la mort... Mais que cette chapelle est petite encore, comme ces murs font obstacle!... Faudra-t-il donc que le sanctuaire échappe du sanctuaire, que l'arche se replace sous les tentes, sous le pavillon du ciel?
Le miracle, c'est que cette végétation passionnée de l'esprit, qui semblait devoir lancer au hasard le caprice de ses jets luxurieux, elle se développa dans une loi régulière. Elle dompta son exubérante fécondité au nombre, au rythme d'une géométrie savante. La géométrie et l'art, le vrai et le beau se rencontrèrent. C'est ainsi qu'on a calculé dans les derniers temps que la courbe la plus propre à faire une voûte solide était justement celle que Michel-Ange avait choisie comme la plus belle, pour le dôme de Saint-Pierre.
Cette géométrie de la beauté éclate dans le type de l'architecture gothique, dans la cathédrale de Cologne[670]; c'est un corps régulier qui a crû dans la proportion qui lui était propre, avec la régularité des cristaux. La croix de l'église normale est strictement déduite de la figure par laquelle Euclide construit le triangle équilatéral[671]. Ce triangle, principe de l'ogive normale, peut s'inscrire à l'arc des voûtes; il tient ainsi l'ogive également éloignée et de la disgracieuse maigreur des fenêtres aiguës du Nord, et du lourd aplatissement des arcades byzantines. Le nombre dix et le nombre douze, avec leurs subdiviseurs et leurs multiples, dominent tout l'édifice. Dix est le nombre humain, celui des doigts; douze le nombre divin, le nombre astronomique; ajoutez-y sept, en l'honneur des sept planètes. Dans les tours[672] et dans tout l'édifice, les parties inférieures dérivent du carré et se subdivisent en octogone; les supérieures, dominées par le triangle, s'exfolient en hexagone, en dodécagone[673]. La colonne a dans le rapport de son diamètre à la hauteur les proportions de l'ordre dorique[674]. La hauteur égale à la largeur de l'arcade, conformément au principe de Vitruve et de Pline. Ainsi dans ce type de l'architecture gothique subsistent les traditions de l'antiquité.
L'arcade jetée d'un pilier à l'autre est large de cinquante pieds. Ce nombre se répète dans tout l'édifice. C'est la mesure de la hauteur des colonnes. Les bas-côtés ont la moitié de la largeur de l'arcade, la façade en a le triple. La longueur totale de l'édifice a trois fois la largeur totale, autrement dit neuf fois la largeur de l'arcade. La largeur du tout est égale à la longueur du chœur et de la nef[675], égale à la hauteur du milieu de la voûte[676]. La longueur est à la hauteur comme deux est à cinq. Enfin l'arcade, les bas-côtés, se reproduisent au dehors dans les contre-forts et les arcs-boutants qui soutiennent l'édifice. Le nombre sept, le nombre des sept dons du Saint-Esprit, des sept sacrements, est aussi celui des chapelles du chœur; deux fois sept, celui des colonnes qui le soutiennent.
Cette prédilection pour les nombres mystiques se retrouve dans toutes les églises. Celle de Reims a 7 entrées; celle de Reims et de Chartres 7 chapelles autour du chœur. Le chœur de Notre-Dame de Paris a 7 arcades. La croisée est longue de 144 pieds (16 fois 9), large de 42 (6 fois 7); c'est aussi la largeur d'une des tours, et le diamètre d'une des grandes roses; les tours de la même église ont 216 pieds (17 fois 12). On y compte 297 colonnes (297:3=99, qui, divisé par 3=33, qui, divisé par 3=11), et 45 chapelles (5x9). Le clocher qui en surmontait la croisée avait 104 pieds comme la voûte principale. Notre-Dame de Reims a dans son œuvre 408 pieds (:2 donne 204, hauteur des tours de Notre-Dame de Paris; 204:17=12)[677]. Chartres 396 pieds (:6=66, qui divisé par 2=33=3x11). Les nefs de Saint-Ouen de Rouen et des cathédrales de Strasbourg et de Chartres sont toutes les trois de longueur égale (244 pieds). La Sainte-Chapelle de Paris est haute de 110 pieds (110:10=11), longue de 110, large de 27 (3e puissance de 3)[678].
À qui appartenait cette science des nombres, cette mathématique sacrée? Au clergé seul? On l'a cru d'abord. Mais des travaux récents (Vitet, Église de Noyon, etc.) ont établi ce fait très-important, que l'architecture ogivale, celle qu'on dit improprement gothique, est due tout entière aux laïques, au génie mystique des maçons. L'architecture romane, celle des prêtres, finit au douzième siècle.
Les maçons, cette, vaste et obscure association partout répandue, eurent leurs loges principales à Cologne et à Strasbourg. Leur signe aussi ancien que la Germanie, c'était le marteau de Thor. Du marteau païen, sanctifié dans leurs mains chrétiennes, ils continuaient par le monde le grand ouvrage du Temple nouveau, renouvelé du Temple de Salomon. Avec quel soin ils ont travaillé, obscurs qu'ils étaient et perdus dans l'association, avec quelle abnégation d'eux-mêmes, il faut, pour le savoir, parcourir les parties les plus reculées, les plus inaccessibles des cathédrales. Élevez-vous dans ces déserts aériens, aux dernières pointes de ces flèches où le couvreur ne se hasarde qu'en tremblant, vous rencontrerez souvent, solitaires sous l'œil de Dieu, aux coups du vent éternel, quelque ouvrage délicat, quelque chef-d'œuvre d'art et de sculpture, où le pieux ouvrier a usé sa vie. Pas un nom, pas un signe, une lettre: il eût cru voler sa gloire à Dieu. Il a travaillé pour Dieu seul, pour le remède de son âme. Un nom qu'ils ont pourtant conservé par une gracieuse préférence, c'est celui d'une vierge qui travailla pour Notre-Dame de Strasbourg; une partie des sculptures qui couronnent la prodigieuse flèche, y fut placée par sa faible main[679]. Ainsi dans la légende, le roc que tous les efforts des hommes n'avaient pu ébranler, roule sous le pied d'un enfant[680]. C'est aussi une vierge que la patronne des maçons, sainte Catherine, qu'on voit avec sa roue géométrique, sa rose mystérieuse, sur le plan de la cathédrale de Cologne. Une autre vierge, sainte Barbe, s'y appuie sur sa tour, percée d'une trinité de fenêtres.
Sorti du libre élan mystique, le gothique, comme on l'a dit sans le comprendre, est le genre libre. Je dis libre, et non arbitraire. S'il s'en fût tenu au même type[681], s'il fût resté assujetti par l'harmonie géométrique, il eût péri de langueur. En diverses parties de l'Allemagne, en France, en Angleterre, moins dominé par le calcul et l'idéalisme religieux, il a reçu davantage l'empreinte variée de l'histoire. Nos artistes ont marqué nos églises de leur ardente personnalité[682]; on lit leur nom sur les murs de Notre-Dame de Paris, sur les tombeaux de Rouen[683], sur les pierres tumulaires et les méandres de l'église de Reims[684]. L'inquiétude du nom et de la gloire, la rivalité des efforts poussa ces artistes à des actes désespérés. À Caen, à Rouen, on retrouve l'histoire de Dédale tuant son neveu par envie. Vous voyez dans une église de cette dernière ville, sur la même pierre, les figures hostiles et menaçantes d'Alexandre de Berneval et de son disciple poignardé par lui. Leurs chiens, couchés à leurs pieds, se menacent encore. L'infortuné jeune homme, dans la tristesse d'un destin inaccompli, porte sur sa poitrine l'incomparable rose où il eut le malheur de surpasser son maîtres[685].
Comment compter nos belles églises du treizième siècle? Je voulais du moins parler de Notre-Dame de Paris[686]. Mais quelqu'un a marqué ce monument d'une telle griffe de lion, que personne désormais ne se hasardera d'y toucher. C'est sa chose désormais, c'est son fief, c'est le majorat de Quasimodo. Il a bâti, à côté de la vieille cathédrale, une cathédrale de poésie, aussi ferme que les fondements de l'autre, aussi haute que ses tours. Si je regardais cette église, ce serait comme livre d'histoire, comme le grand registre des destinées de la monarchie. On sait que son portail, autrefois chargé des images de tous les rois de France, est l'œuvre de Philippe-Auguste; le portail sud-est de saint Louis[687], le septentrional de Philippe-le-Bel[688]; celui-ci fut fondé de la dépouille des Templiers, pour détourner sans doute la malédiction de Jacques Molay[689]. Ce portail funèbre a dans sa porte rouge le monument de Jean-sans-Peur[690], l'assassin du duc d'Orléans. La grande et lourde église, toute fleurdelisée, appartient à l'histoire plus qu'à la religion. Elle a peu d'élan, peu de ce mouvement d'ascension si frappant dans les églises de Strasbourg et de Cologne. Les bandes longitudinales qui coupent Notre-Dame de Paris, arrêtent l'élan; ce sont plutôt les lignes d'un livre. Cela raconte au lieu de prier.
Notre-Dame de Paris est l'église de la monarchie; Notre-Dame de Reims, celle du sacre. Celle-ci est achevée, contre l'ordinaire des cathédrales. Riche, transparente, pimpante dans sa coquetterie colossale, elle semble attendre une fête; elle n'en est que plus triste, la fête ne revient plus. Chargée et surchargée de sculptures, couverte plus qu'aucune autre des emblèmes du sacerdoce, elle symbolise l'alliance du roi et du prêtre. Sur les rampes extérieures de la croisée batifolent les diables, ils se laissent glisser aux pentes rapides, ils font la moue à la ville, tandis qu'au pied du Clocher-à-l'Ange le peuple est pilorié.
Saint-Denis est l'église des tombeaux; non pas une sombre et triste nécropole païenne, mais glorieuse et triomphante, toute brillante de foi et d'espoir, large et sans ombre, comme l'âme de saint Louis qui l'a bâtie; simple au dehors, belle au dedans; élancée et légère, comme pour moins peser sur les morts. La nef s'élève au chœur par un escalier qui semble attendre le cortège des générations qui doivent monter, descendre, avec la dépouille des rois.
À l'époque où nous sommes parvenus, l'architecture gothique avait atteint sa plénitude, elle était dans la beauté sévère de la virginité, moment court, moment adorable, où rien ne peut rester ici-bas. Au moment de la beauté pure, il en succède un autre que nous connaissons bien aussi. Vous savez, cette seconde jeunesse, quand la vie a déjà pesé, quand la science du bien et du mal perce dans un triste sourire, qu'un pénétrant regard s'échappe des longues paupières; alors ce n'est pas trop de toutes les fêtes pour donner le change aux troubles du cœur. C'est le temps de la parure et des riches ornements. Telle fut l'église gothique à ce second âge; elle porta dans sa parure une délicieuse coquetterie. Riches croisées coiffées de triangles imposants[691], charmants tabernacles appendus aux portes, aux tours, comme des chatons de diamants, fine et transparente dentelle de pierre filée au fuseau des fées; elle alla ainsi de plus en plus ornée et triomphante, à mesure qu'au dedans le mal augmentait. Vous avez beau faire, souffrante beauté, le bracelet flotte autour d'un bras amaigri; vous savez trop, la pensée vous brûle, vous languissez d'amour impuissant.
L'art s'enfonça chaque jour davantage dans cet amaigrissement. Il s'acharna sur la pierre, s'en prit à elle de la vie qui tarissait, il la creusa, la fouilla, l'amincit, la subtilisa. L'architecture devint la sœur de la scolastique. Elle divisa et subdivisa. Son procédé fut aristotélique, sa méthode celle de saint Thomas. Ce fut comme une série de syllogismes de pierre qui n'atteignaient pas leur conclusion. On trouve de la froideur dans ces raffinements du gothique, dans les subtilités de la scolastique, dans la scolastique d'amour des troubadours et de Pétrarque. C'est ne pas savoir ce que c'est que la passion, combien elle est ingénieuse, opiniâtre, acharnée, subtile et aiguë dans ses poursuites ardentes. Altérée de l'infini dont elle a entrevu la fugitive lueur, elle donne aux sens une vivacité extraordinaire, elle devient un verre grossissant, qui distingue et exagère les moindres détails. Elle le poursuit, cet infini, dans l'imperceptible bulle d'air où flotte un rayon du ciel, elle le cherche dans l'épaisseur d'un beau cheveu blond, dans la dernière fibre d'un cœur palpitant. Divise, divise, scalpel acéré, tu peux percer, déchirer, tu peux fendre le cheveu et trancher l'atome, tu n'y trouveras pas ton Dieu.
En poussant chaque jour plus avant cette ardente poursuite, ce que l'homme rencontra, ce fut l'homme même. La partie humaine et naturelle du christianisme se développa de plus en plus et envahit l'Église. La végétation gothique, lassée de monter en vain, s'étendit sur la terre et donna ses fleurs. Quelles fleurs? des images de l'homme, des représentations peintes et sculptées du christianisme, des saints, des apôtres. La peinture et la sculpture, les arts matérialistes qui reproduisent le fini, étouffèrent peu à peu l'architecture[692]; celle-ci, l'art abstrait, infini, silencieux, ne put tenir contre ses sœurs plus vives et plus parlantes. La figure humaine varia, peupla la sainte nudité des murs. Sous prétexte de piété, l'homme mit partout son image; elle y entra comme Christ, comme apôtre ou prophète; puis en son propre nom, humblement couchée sur les tombeaux; qui eût refusé l'asile du temple à ces pauvres morts? Ils se contentèrent d'abord d'une simple dalle, où l'image était gravée; puis la dalle se souleva, la tombe s'enfla, l'image devint une statue; puis la tombe fut un mausolée, un catafalque de pierre qui emplit l'église, que dis-je? ce fut une chapelle, une église elle-même. Dieu, resserré dans sa maison, fut heureux de garder lui-même une chapelle[693].
La puissante colonne grecque, également groupée, porte à son aise un léger fronton; le faible porte sur le fort; cela est logique et humain. L'art gothique est surnaturel, surhumain. Il est né de la croyance au miraculeux, au poétique, à l'absurde. Ceci n'est pas une dérision; j'emprunte le mot de saint Augustin: Credo quia absurdum. La maison divine, par cela qu'elle est divine, n'a pas besoin de fortes colonnes; si elle accepte un appui matériel, c'est pure condescendance; il lui suffisait du souffle de Dieu. Ces appuis, elle les réduira à rien, s'il est possible. Elle aimera à placer des masses énormes sur de fines colonnettes. Le miracle est évident. Là est pour l'architecture gothique le principe de vie: c'est l'architecture du miracle. Mais c'est aussi son principe de mort. Le jour où l'amour manquera, l'étrangeté, la bizarrerie des formes, ressortiront à loisir, et le sentiment du beau sera choqué, tout aussi bien que la logique[694].
L'art au service d'une religion de la mort, d'une morale qui prescrit l'annihilation de la chair, doit rencontrer et chérir le laid. La laideur volontaire est un sacrifice, la laideur naturelle une occasion d'humilité. La pénitence est laide, le vice plus laid. Le dieu du péché, le hideux dragon, le diable, est dans l'église, vaincu, humilié; mais enfin il y est. Le génie grec divinise souvent la bête; les lions de Rome, les coursiers du Parthénon sont restés des dieux. Le gothique bestialise l'homme, pour le faire rougir de lui-même, avant de le diviniser. Voilà la laideur chrétienne. Où est la beauté chrétienne? Elle est dans cette tragique image de macérations et de douleur, dans ce pathétique regard, dans ces bras ouverts pour embrasser le monde. Beauté effrayante, laideur adorable que nos vieux peintres n'ont pas craint d'offrir à l'âme sanctifiée.
Dans tout le gothique, sculpture, architecture, il y avait, avouons-le, quelque chose de complexe, de vieux, de pénible. La masse énorme de l'église s'appuie sur d'innombrables contre-forts[695], laborieusement dressée et soutenue, comme le Christ sur la croix. On fatigue à la voir entourée d'étais innombrables qui donnent l'idée d'une vieille maison qui menace, ou d'un bâtiment inachevé.
Oui, la maison menaçait, elle ne pouvait s'achever. Cet art, attaquable dans sa forme, défaillait aussi dans son principe social. La société d'où il est sorti, était trop inégale et trop injuste. Le régime des castes, si peu atténué qu'il était par le christianisme[696], subsistait encore. L'Église sortie du peuple eut, de bonne heure, peur du peuple; elle s'en éloigna, elle fit alliance avec la féodalité, sa vieille ennemie, puis avec la royauté victorieuse de la féodalité. Elle s'associa aux tristes victoires de la royauté sur les communes qu'elle-même avait aidées à leur naissance. La cathédrale de Reims porte au pied d'un de ses clochers l'image des bourgeois du quinzième siècle, punis d'avoir résisté à l'établissement d'un impôt[697]. Cette figure du peuple pilorié est un stigmate pour l'Église elle-même. La voix des suppliciés s'élevait avec les chants. Dieu acceptait-il volontiers un tel hommage? Je ne sais; mais il semble que des églises bâties par corvées, élevées des dîmes d'un peuple affamé, toutes blasonnées de l'orgueil des évêques et des seigneurs, toutes remplies de leurs insolents tombeaux, devaient chaque jour moins lui plaire. Sous ces pierres il y avait trop de pleurs.
Le moyen âge ne pouvait suffire au genre humain. Il ne pouvait soutenir sa prétention orgueilleuse d'être le dernier mot du monde, la consommation. Le temple devait s'élargir. L'humanité devait reconnaître le Christ en soi-même. Cette intuition mystique d'un Christ éternel, renouvelé sans cesse dans l'humanité, elle se représente partout au moyen âge, confuse, il est vrai, et obscure, mais chaque jour acquérant un nouveau degré de clarté. Elle y est spontanée et populaire, étrangère, souvent contraire à l'influence ecclésiastique. Le peuple, tout en obéissant au prêtre, distingue fort bien du prêtre le saint, le Christ de Dieu. Il cultive d'âge en âge, il élève, il épure cet idéal dans la réalité historique. Ce Christ de douceur et de patience, il apparaît dans Louis-le-Débonnaire conspué par les évêques; dans le bon roi Robert, excommunié par le pape; dans Godefroi de Bouillon, homme de guerre et gibelin, mais qui meurt vierge à Jérusalem, simple baron du Saint-Sépulcre. L'idéal grandit encore dans Thomas de Kenterbury, délaissé de l'Église et mourant pour elle. Il atteint un nouveau degré de pureté en saint Louis, roi prêtre et roi homme. Tout à l'heure l'idéal généralisé va s'étendre dans le peuple; il va se réaliser au quinzième siècle, non seulement dans l'homme du peuple, mais dans la femme, dans Jeanne-la-Pucelle. Celle-ci, en qui le peuple meurt pour le peuple, sera la dernière figure du Christ au moyen âge.
Cette transfiguration du genre humain qui reconnut l'image de son Dieu en soi, qui généralisa ce qui avait été individuel, qui fixa dans un présent éternel ce qu'on avait cru temporaire et passé, qui mit sur la terre un ciel, elle fut la rédemption du monde moderne, mais elle parut la mort du christianisme et de l'art chrétien. Satan poussa sur l'église inachevée un rire d'immense dérision; ce rire est dans les grotesques du quinzième et du seizième siècle. Il crut avoir vaincu; il n'a jamais pu apprendre, l'insensé, que son triomphe apparent n'est jamais qu'un moyen. Il ne vit point que Dieu n'est pas moins Dieu, pour s'être fait humanité; que le temple n'est pas détruit, pour être devenu grand comme le monde.
En attendant, il faut que le vieux monde passe, que la trace du moyen âge achève de s'effacer, que nous voyions mourir tout ce que nous aimions, ce qui nous allaita tout petit, ce qui fut notre père et notre mère, ce qui nous chantait si doucement dans le berceau. C'est en vain que la vieille église gothique élève toujours au ciel ses tours suppliantes, en vain que ses vitraux pleurent, en vain que ses saints font pénitence dans leurs niches de pierre... «Quand le torrent des grandes eaux déborderait, elles n'arriveront pas jusqu'au Seigneur...» Ce monde condamné s'en ira avec le monde romain, le monde grec, le monde oriental. Il mettra sa dépouille à côté de leur dépouille. Dieu lui accorde tout au plus, comme à Ézéchias, un tour de cadran. (1833.)
J'ai tiré ce volume, en grande partie, des Archives nationales. Un mot seulement sur ces Archives, sur les fonctions qui ont fait à l'auteur un devoir d'approfondir l'histoire de nos antiquités, sur le paisible théâtre de ses travaux, sur le lieu qui les a inspirés. Son livre, c'est sa vie.
Le noyau des Archives est le Trésor des chartes et la collection des registres du Parlement. Le Trésor des chartes, et la partie de beaucoup la plus considérable des Archives (section historique, domaniale et topographique, législative et administrative), occupent au Marais le triple hôtel de Clisson, Guise et Soubise; antiquité dans l'antiquité, histoire dans l'histoire. Une tour du quatorzième siècle garde l'entrée de la royale colonnade du palais des Soubise. On s'explique en entrant la fière devise des Rohan, leurs aïeux: «Roi ne puis, prince ne daigne, Rohan suis.»
Le Trésor des chartes contient dans ses registres la suite des actes du gouvernement depuis le treizième siècle, dans ses chartes, les actes diplomatiques du moyen âge, entre autres ceux qui ont amené la réunion des diverses provinces, les titres d'acquisition de la monarchie, ce qui constituait, comme on le disait, les droits du roi. C'était le vieil arsenal dans lequel nos rois prenaient des armes pour battre en brèche la féodalité. Fixé à Paris par Philippe-Auguste, ce dépôt fut confié tantôt au garde des sceaux, tantôt à un simple clerc du roi, à un chanoine de la Sainte-Chapelle, en dernier lieu au procureur général. Parmi ces trésoriers des chartes, il faut citer un Budé, deux de Thou[698]. Les destinées de ce précieux dépôt ne furent autres que celles de la monarchie. Chaque fois que l'autorité royale prit plus de nerf et de ressort, on s'inquiéta du Trésor des chartes; véritable trésor, en effet, où l'on trouvait des titres à exploiter, où l'on péchait des terres, des châteaux, mainte fois des provinces. Les fils de Philippe-le-Bel, cette génération avide, firent faire le premier inventaire. Charles V, bon clerc et vrai prud'homme, quand la France, après les guerres des Anglais, se cherchait elle-même, visita le Trésor et s'affligea de la confusion qui s'y était mise (1371); le trésor était comme la France. Sous Louis XI, nouvel inventaire, autre sous Charles VIII. Sous Henri III, le désordre est au comble. De savants hommes y aident: Brisson et du Tillet, qui travaillent pour le roi, emportent et dissipent les pièces. Du Tillet écrivait alors son grand ouvrage de la France ancienne, dont il a imprimé diverses parties. Mais cet inventaire des droits de la monarchie ne fut fait que sous Richelieu. Personne ne sut comme lui enrichir et exploiter les Archives: par toute la France il rasait les châteaux et il rassemblait les titres; ce fut un grand et admirable collecteur d'antiquités en ce genre. Les limiers qu'il employa à cette chasse de diplomatique, les Du Puy, les Godefroi, les Galand, les Marca, poursuivirent infatigablement son œuvre, réunissant, cataloguant, interprétant. Un des principaux fruits de ce travail est le livre des Droits du roy, de Pierre Du Puy. C'est un savant et curieux livre, étonnant d'érudition et de servilisme intrépide. Vous verrez là que nos rois sont légitimes souverains de l'Angleterre, qu'ils ont toujours possédé la Bretagne; que la Lorraine, dépendance originaire du royaume français d'Austrasie et de Lotharingie, n'a passé aux empereurs que par usurpation, etc. Une telle érudition était précieuse pour le ministre déterminé à compléter la centralisation de la France. Du Puy allait, fouillant les archives, trouvant des titres inconnus, colorant les acquisitions plus ou moins légitimes; l'archiviste conquérant marchait devant les armées. Ainsi quand on voulut mettre la main sur la Lorraine, Du Puy fut envoyé aux archives des Trois-Évêchés; puis le duc fut sommé de montrer ses titres. Le Languedoc fut de même défié par Galand de prouver par écrit son droit de franc-aleu, de propriété libre. On alléguait en vain les droits anciens, la tradition, la possession immémoriale; nos archivistes voulaient des écrits.
Ce magasin de procès politiques, ce dépôt de tant de droits douteux, notre Trésor des chartes était environné d'un formidable mystère. Il fallait une lettre de cachet au trésorier des chartes pour avoir droit de le consulter, et cette charge de trésorier finit par être réunie à celle de procureur général au Parlement de Paris. M. d'Aguesseau provoqua le bannissement à trente lieues de Paris contre un homme qui était parvenu à se procurer quelques copies de pièces déposées au Trésor des chartes et qui en faisait trafic[699].
La confiscation monarchique avait fait le Trésor des chartes; la confiscation révolutionnaire a fait nos archives telles que nous les avons aujourd'hui. Au vieux Trésor des chartes, prescrit désormais, sont venus se joindre ses frères, les trésors de Saint-Denis, de Saint-Germain-des-Prés et de tant d'autres monastères. Les vénérables et fragiles papyri, qui portent encore les noms de Childebert, de Clotaire, sont sortis de leur asile ecclésiastique et sont venus comparaître à cette grande revue des morts. Dans cette concentration violente et rapide de tant de titres, beaucoup périrent, beaucoup furent détruits: les parchemins eurent aussi leur tribunal révolutionnaire sous le titre de Bureau du triage des titres. La confiscation révolutionnaire ne s'appuyant pas sur l'autorité des textes, des titres écrits, comme la confiscation monarchique, n'avait que faire de ces parchemins. Son titre unique était le Contrat social, comme le Coran pour celui qui brûla la bibliothèque d'Alexandrie.
Si la Révolution servit peu la science par l'examen et la critique des monuments, elle la servit beaucoup par l'immense concentration qu'elle opéra. Elle secoua vivement toute cette poussière: monastères, châteaux, dépôts de tout genre, elle vida tout, versa tout sur le plancher, réunit tout. Le dépôt du Louvre, par exemple, était comble de papiers, les fenêtres mêmes étaient obstruées, tandis que l'archiviste louait plusieurs pièces à l'Académie. Si l'on voulait faire des recherches, il fallait de la chandelle en plein midi. La Révolution, une fois pour toutes, y porta le jour.
Les Du Puy, les Marca de cette seconde époque (je parle seulement de la science) furent deux députés de la Convention: MM. Camus et Daunou. M. Camus, gallican comme son prédécesseur Du Puy, servit la république avec la même passion que Du Puy la monarchie. M. Daunou, successeur de M. Camus, fut, à proprement parler, le fondateur des Archives, et à cette époque les archives de France devenaient celles du monde. Cette prodigieuse classification lui appartient. C'était alors un glorieux temps pour les Archives. Pendant que M. Daru ouvrait, pour la première fois, les mystérieux dépôts de Venise, M. Daunou recevait les dépouilles du Vatican. D'autre part du Nord et du Midi, arrivaient à l'hôtel Soubise les archives d'Allemagne, d'Espagne et de Belgique; deux de nos collègues étaient allés chercher celles de Hollande.
Aujourd'hui les Archives de la France ne sont plus celles de l'Europe. On distingue encore sur les portes de nos salles la trace des inscriptions qui nous rappellent nos pertes: Bulles, Daterie, etc. Toutefois, il nous reste encore environ cent cinquante mille cartons. Quoique les provinces refusent de laisser réunir leurs archives, quoique même plusieurs ministères continuent de garder les leurs, l'encombrement finira par les décider à se dessaisir. Nous vaincrons, car nous sommes la mort, nous en avons l'attraction puissante; toute révolution se fait à notre profit. Il nous suffit d'attendre: «Patiens, quia æternus.»
Nous recevons tôt ou tard les vaincus et les vainqueurs. Nous avons la monarchie bel et bien enclose de l'alpha à l'oméga; la charte de Childebert à côté du testament de Louis XVI; nous avons la République dans notre armoire de fer, clefs de la Bastille[700], minute des Droits de l'homme, urne des députés, et la grande machine républicaine, le coin des assignats. Il n'y a pas jusqu'au pontificat qui ne nous ait laissé quelque chose; le pape nous a repris ses archives, mais nous avons gardé par représailles les brancards sur lesquels il fut porté au sacre de l'empereur. À côté de ces jouets sanglants de la Providence, est placé l'immuable étalon des mesures que chaque année l'on vient consulter. La température est invariable aux Archives.
Pour moi, lorsque j'entrai la première fois dans ces catacombes manuscrites, dans cette admirable nécropole des monuments nationaux, j'aurais dit volontiers, comme cet Allemand entrant au monastère de Saint-Vannes: «Voici l'habitation que j'ai choisie et mon repos aux siècles des siècles!»
Toutefois je ne tardai pas à m'apercevoir, dans le silence apparent de ces galeries, qu'il y avait un mouvement, un murmure qui n'était pas de la mort. Ces papiers, ces parchemins laissés là depuis longtemps ne demandaient pas mieux que de revenir au jour. Ces papiers ne sont pas des papiers, mais des vies d'hommes, de provinces, de peuples. D'abord, les familles et les fiefs, blasonnés dans leur poussière, réclamaient contre l'oubli. Les provinces se soulevaient, alléguant qu'à tort la centralisation avait cru les anéantir. Les ordonnances de nos rois prétendaient n'avoir pas été effacées par la multitude des lois modernes. Si on eût voulu les écouter tous, comme disait ce fossoyeur au champ de bataille, il n'y en aurait pas eu un de mort. Tous vivaient et parlaient, ils entouraient l'auteur d'une armée à cent langues que faisait taire rudement la grande voie de la République et de l'Empire.
Doucement, messieurs les morts, procédons par ordre, s'il vous plaît. Tous, vous avez droit sur l'histoire. L'individuel est beau comme individuel, le général comme général; le Fief a raison, la Monarchie davantage, encore plus la République!... La province doit revivre; l'ancienne diversité de la France sera caractérisée par une forte géographie. Elle doit reparaître, mais à condition de permettre que, la diversité s'effaçant peu à peu, l'identification du pays succède à son tour. Revive la monarchie, revive la France! Qu'un grand essai de classification serve une fois de fil en ce chaos. Une telle systématisation servira, quoique imparfaite. Dût la tête s'emboîter mal aux épaules, la jambe s'agencer mal à la cuisse, c'est quelque chose de revivre.
Et à mesure que je soufflais sur leur poussière, je les voyais se soulever. Ils tiraient du sépulcre qui la main, qui la tête, comme dans le Jugement dernier de Michel-Ange, ou dans la Danse des morts. Cette danse galvanique qu'ils menaient autour de moi, j'ai essayé de la reproduire en ce livre. Quelques-uns peut-être ne trouveront cela ni beau ni vrai; ils seront choqués surtout de la dureté des oppositions provinciales que j'ai signalées. Il me suffit de faire observer aux critiques qu'il peut fort bien se faire qu'ils ne reconnaissent point leurs aïeux, que nous avons entre tous les peuples, nous autres Français, ce don que souhaitait un ancien, le don d'oublier. Les chants de Roland et de Renaud, etc., ont certainement été populaires; les fabliaux leur ont succédé; et tout cela était déjà si loin au seizième siècle, que Joachim Du Bellay dit en propres termes: «Il n'y a, dans notre vieille littérature, que le Roman de la Rose.» Du temps de Du Bellay, la France a été Rabelais, plus tard Voltaire. Rabelais est maintenant dans le domaine de l'érudition. Voltaire est déjà moins lu. Ainsi va ce peuple se transformant et s'oubliant lui-même.
La France une et identifiée aujourd'hui peut fort bien renier cette vieille France hétérogène que j'ai décrite. Le Gascon ne voudra pas reconnaître la Gascogne, ni le Provençal la Provence. À quoi je répondrai qu'il n'y a plus ni Provence, ni Gascogne, mais une France. Je la donne aujourd'hui, cette France, dans la diversité de ses vieilles originalités de provinces. Les derniers volumes de cette histoire la présenteront dans son unité (1833).