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Histoire de l'Émigration pendant la Révolution Française. Tome 1: De la Prise de la Bastille au 18 fructidor

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The Project Gutenberg eBook of Histoire de l'Émigration pendant la Révolution Française. Tome 1

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Title: Histoire de l'Émigration pendant la Révolution Française. Tome 1

Author: Ernest Daudet

Release date: May 31, 2009 [eBook #29013]

Language: French

Credits: Produced by Mireille Harmelin, Christine P. Travers and
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http://dp.rastko.net.

*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK HISTOIRE DE L'ÉMIGRATION PENDANT LA RÉVOLUTION FRANÇAISE. TOME 1 ***



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Page 259: "Lorsqu'au mois de juin 1791" devrait être "Lorsqu'au mois de juin 1794".

Page 345: "Entre temps, la Convention s'était séparée (26 novembre 1795)" devrait être "Entre temps, la Convention s'était séparée (26 octobre 1795)".

ERNEST DAUDET

HISTOIRE DE L'ÉMIGRATION
PENDANT LA RÉVOLUTION FRANÇAISE
D'APRÈS LES PRÉCÉDENTES PUBLICATIONS DE L'AUTEUR ET DE NOUVEAUX DOCUMENTS INÉDITS

TOME PREMIER
DE LA PRISE DE LA BASTILLE AU DIX-HUIT FRUCTIDOR

PARIS
LIBRAIRIE Vve Ch. POUSSIELGUE
RUE CASSETTE, 13
1904

AVERTISSEMENT

Il ne serait pas juste de dire que l'ouvrage qui suit n'est qu'une réimpression de mes travaux sur les émigrés, épuisés aujourd'hui: Les Bourbons et la Russie,—Les Émigrés et la seconde coalition,—Coblentz.

Sans doute, on y pourra relire, pour la plupart, les nombreuses pages que j'ai consacrées à l'Émigration, au fur et à mesure que mes découvertes documentaires me permettaient de répandre plus de lumière parmi les épisodes et les acteurs d'une histoire confuse et peu connue. Mais on les y retrouvera refondues, corrigées, complétées, leur ordre chronologique rétabli, et, ce qui en constitue le principal attrait, entremêlées de parties entièrement inédites, telles que celles qui y figurent sous ces titres: Hamm et Vérone,—Quiberon,—Le dix-huit fructidor.

En outre, il y a été fait état d'importants documents inédits, qui n'étaient pas encore en ma possession lorsque j'entreprenais, il y a quelques années, d'évoquer ce passé tumultueux et tragique. J'ai donc presque le droit de dire que c'est un ouvrage nouveau que je présente aux lecteurs. Ils connaîtront en tous ses détails, lorsqu'ils l'auront lu, la triste odyssée des Bourbons et de la noblesse de France en exil, au cours des temps révolutionnaires.

J'ose ajouter que, quel que soit l'effort des historiens qui tenteront après moi de faire revivre les mêmes personnages et de raconter les mêmes événements, ils ne trouveront que de rares épis à glaner dans mon sillon, tant j'ai eu le souci d'épuiser le sujet et de ne rien laisser dans l'ombre qui méritât d'être mentionné.

La documentation de cet ouvrage est abondante, aussi abondante que sûre. Elle résulte de mes recherches minutieuses et multipliées dans les dépôts d'archives, et des apports successifs que je dois à la bienveillance avec laquelle ont été accueillis mes efforts. Je donne ci-après la nomenclature des sources auxquelles j'ai recouru. On y verra la preuve qu'il est bien peu d'épisodes importants qui aient échappé à mes investigations, et peut-être me reconnaîtra-t-on le droit d'affirmer que cette Histoire de l'Émigration mérite, d'être considérée comme une œuvre définitive, comme un tableau complet de la politique des émigrés.

En traçant ce tableau, je n'ai pas eu la prétention de modifier les jugements antérieurement portés sur la légèreté des émigrés, leur crédulité, leurs illusions, leurs divisions. Ainsi que je l'écrivais au début de mes travaux, les partis qui, successivement, se formaient à Coblentz, à Vérone, à Londres, à Blanckenberg, à Mitau, reproduisaient assez exactement les coteries royalistes de France. Il n'est donc pas étonnant qu'ils en aient reproduit les passions avec une égale fidélité. Il serait difficile d'ailleurs de tirer quelque fruit de l'étude de ces événements, si l'on n'abordait cette étude, résolu à l'impartialité, disposé à l'indulgence. Je me suis efforcé d'être indulgent et impartial. Je plains ceux pour qui l'histoire n'est qu'une arme de parti.

Les temps que j'ai racontés sont loin de nous. Mais si grands furent les événements qu'ils virent s'accomplir, qu'ils sont inoubliables! Plût à Dieu que les enseignements qui s'en dégagent n'eussent été oubliés jamais! Quant aux colères qu'ils peuvent allumer dans les cœurs échauffés par un ardent patriotisme, encore qu'elles soient légitimes et généreuses, efforçons-nous de les apaiser. Gardons-nous de les faire retomber trop durement sur une génération que ni son passé ni son éducation n'avaient préparée à l'excès de ses malheurs; qui, n'ayant pu les prévoir, crut les conjurer alors qu'elle les aggravait. Rappelons-nous que, si les émigrés furent coupables, ils ne furent pas les seuls coupables. Rappelons-nous qu'ils expièrent cruellement leurs erreurs. Sachons reconnaître enfin que, dans un pays où tous les partis ont commis des fautes, ils se doivent mutuellement le pardon. Le pardon est dû aux morts; la politique des émigrés est chose morte; elle ne ressuscitera pas.

E. D.

SOURCES DOCUMENTAIRES UTILISÉES PAR L'AUTEUR

  • Archives nationales: Papiers des émigrés et des chouans.
  • Archives des affaires étrangères: Fonds Bourbon; Correspondance générale.
  • Archives de la Guerre.
  • Archives de Chantilly: Papiers de Condé.
  • Archives d'un grand nombre de départements.
  • Archives impériales de Russie et d'Autriche[1].
  • Archives royales de Prusse, de Danemark et de Suède.
  • Correspondance inédite du comte de Calonne.
  • Mémoires inédits du duc de Caraman.
  • Papiers des marquis de Bouthillier, marquis de Larouzière, maréchal de Castries, duc d'Harcourt, comte Valentin Eszterhazy, marquis de La Queuille.
  • Collection d'Hauterive.
  • Communications reçues d'Angleterre, de Courlande, des États-Unis.
  • La presque totalité des publications relatives aux émigrés, contemporaines des temps révolutionnaires, et enfin les ouvrages publiés de nos jours, récits et mémoires, ayant trait a l'émigration.

HISTOIRE DE L'ÉMIGRATION
PENDANT LA RÉVOLUTION FRANÇAISE

LIVRE PREMIER
LES PREMIÈRES ÉTAPES

I
LES DÉBUTS DE L'ÉMIGRATION

Le 14 juillet 1789, dans Paris révolté contre l'autorité royale, l'émeute triomphante s'emparait de la Bastille qui symbolisait à ses yeux l'ancien régime, la détruisait et arrosait ses ruines du sang de ses défenseurs. Ce premier acte des fureurs populaires était aussitôt suivi des plus hideuses saturnales, au cours desquelles Flesselles, prévôt des marchands; le contrôleur général des finances, Foulon; Launay, gouverneur de la Bastille, d'autres encore tombaient massacrés. On promenait leur tête au bout d'une pique. Ces trophées sanglants étaient salués par des cris haineux et féroces, terriblement menaçants pour la reine, l'Autrichienne, comme on disait, pour les Polignac ses favoris, et pour divers membres de la famille royale, le comte d'Artois par exemple, frère du roi, à qui ce peuple en délire imputait, comme à Marie-Antoinette, la responsabilité de ses maux.

Tandis que se déroulaient dans la capitale ces événements sinistres, précurseurs d'événements plus affreux qui, pendant plus de dix années, allaient livrer la France à toutes les horreurs de l'anarchie et la préparer pour la dictature, à Versailles, la monarchie, représentée par un souverain dont la faiblesse n'avait d'égale que sa bonté, ne savait plus que devenir. Assailli de conseils contradictoires, tiraillé entre ceux qui le poussaient à la résistance et ceux qui le pressaient de pactiser par des concessions avec la Révolution naissante, et de la désarmer en lui cédant, le malheureux Louis XVI s'immobilisait dans ses indécisions et ses scrupules. Sans penser à lui-même, il tentait d'arracher des victimes au monstre par lequel il se sentait enserré déjà.

Tremblant pour les jours de son plus jeune frère, ce comte d'Artois qui par ses prodigalités, sa conduite, son rôle à la cour, s'était attiré tant de haines, il lui enjoignait de quitter Paris et «de se retirer hors du royaume». Le comte d'Artois s'empressait d'obéir à cet ordre. Muni d'un passeport délivré par le général de La Fayette, il s'enfuyait dans la nuit du 16 au 17, avec le prince d'Hénin capitaine de ses gardes, le comte de Vaudreuil son ami, le marquis de Blignac et le baron de Castelnau gentilhommes de sa maison. Ensemble ils gagnaient à cheval Chantilly. Là, les attendait une voiture du prince de Condé, qui les emmenait aussitôt à la poste prochaine d'où ils se dirigeaient sur Valenciennes.

Derrière lui partait Condé suivi du duc de Bourbon son fils, du duc d'Enghien son petit-fils. Entraînés par leur exemple, les plus grands seigneurs de France, les plus grandes dames de la cour, les Lauzun, les Villequier, les Duras, les Beauvau, les Mortemart, les d'Harcourt, les Fitz-James s'en allaient, les uns en Allemagne, les autres en Angleterre ou dans les Pays-Bas. À ce groupe des premiers fugitifs, il faut joindre encore la princesse de Lamballe qui se décidait à aller attendre la fin de la tourmente à Spa, d'où, pour son malheur, elle devait revenir trop tôt; le maréchal de Broglie qui, parti de Paris pour se rendre à son commandement de Metz, était empêché par une émeute d'en prendre possession et contraint de se réfugier à l'étranger, et enfin le duc et la duchesse de Polignac, qui emmenaient avec eux leur jeune belle-sœur, la comtesse de Polastron favorite du comte d'Artois. La duchesse de Polignac était l'amie préférée de la reine, l'incessant objet de ses bontés, ce qui la désignait aux animadversions de la foule.

Redoutant pour elle des périls qui ne se dissimulaient plus, Marie-Antoinette l'avait suppliée de partir; puis, devant une résistance qui s'inspirait d'un dévouement sans bornes, elle avait appuyé ses sollicitations d'un ordre formel.

—Au nom de l'amitié, s'était-elle écriée, partez, je vous en prie, je vous l'ordonne, partez quand il est temps encore.

La duchesse était alors partie avec son mari et ses enfants, serrant sur son cœur ce dernier billet de la reine:

«Adieu, la plus tendre des amies. Ce mot est affreux. Mais il le faut. Voici l'ordre pour les chevaux. Je n'ai que la force de vous embrasser.»

Dans la soirée du 17 juillet, le comte d'Artois arrivait à Valenciennes. Le comte Valentin Eszterhazy commandait cette place au nom du roi Louis XVI. D'origine hongroise, âgé de cinquante ans, successivement colonel de hussards, maréchal de camp et Cordon bleu, ce gentilhomme avait fait sa carrière en France. Il occupait le premier rang parmi ces favoris de Marie-Antoinette, qu'elle avait comblés de ses bienfaits et qui lui témoignaient leur gratitude par un incessant et passionné dévouement.

Aux premières nouvelles des événements qui marquèrent les débuts de la Révolution, le comte Eszterhazy avait pressenti les périls qui menaçaient la famille royale. Afin d'en mesurer l'étendue et de contribuer à les conjurer, il s'était mis aussitôt en route pour Paris, alléguant la nécessité d'y conduire sa femme, et dissimulant sous ce prétexte le véritable objet de son voyage. Il touchait aux portes de la capitale, le 14 juillet, vers le déclin du jour. La Bastille venait d'être prise, la plupart de ses défenseurs d'être massacrés. Dans Paris terrorisé régnaient l'émotion, le désordre, de vives alarmes, par suite des tragiques excès auxquels s'étaient livrés les vainqueurs.

C'est par la rumeur publique que le comte Eszterhazy fut mis au courant des irréparables malheurs qui s'étaient accomplis et en présageaient de plus lamentables. Il comprit que son devoir était de retourner sans délai au poste qu'il tenait de la confiance du roi, et d'y prévenir, par des mesures de précaution, le contre-coup de tant de passions déchaînées. Se séparant de sa femme qu'il laissa entrer seule dans Paris, il revint aussitôt sur ses pas. De retour à Valenciennes, il s'empressait de donner, en y arrivant, les ordres que commandaient les circonstances.

Dans la soirée du même jour, il fut appelé au nom d'un de ses amis, le prince de Chimay, à la poste aux chevaux. Il y courut et se trouva en présence du comte d'Artois qui venait d'arriver. Il reçut de ses mains une lettre de Louis XVI, une autre de la reine mettant les fugitifs sous sa garde jusqu'à ce qu'ils eussent passé la frontière. Ces lettres lues, il promit au comte d'Artois dévouement et sûreté, lui demanda ses ordres en lui offrant dans sa propre maison une hospitalité qui fut acceptée avec empressement. Le prince désirait attendre à Valenciennes ses fils; ils devaient arriver le lendemain.

Au moment où, sur l'invitation du comte Eszterhazy, la voiture du comte d'Artois allait se rendre à l'hôtel du gouvernement, deux berlines ébranlant le pavé sous leurs roues chauffées par une longue route vinrent s'arrêter devant la poste. Elles amenaient les trois Condé, suivis d'un petit nombre de courtisans, et à ce point affolés que, quelque supplication que leur adressât le gouverneur de Valenciennes pour les retenir au moins durant la nuit, ils refusèrent avec énergie de prolonger leur séjour dans la ville au delà du temps nécessité par le changement de chevaux. Quelques instants après leur arrivée, ils partaient sans que les groupes qui stationnaient autour d'eux, soupçonneux et inquiets, les eussent reconnus. Le comte d'Artois, dont l'incognito n'avait pas été découvert, put alors se rendre chez Eszterhazy.

Le prince avait trente-deux ans. Un portrait du temps le représente vêtu d'un habit gris en soie dont les dentelles flottantes du jabot cachent les revers. Petite est la tête, très aristocratique la physionomie; il y a de la finesse dans ces yeux bleus qui révèlent sous la grâce voulue de l'expression, plus de sensibilité que de cœur. Avec sa taille svelte, sa tournure agile, ses manières affables, son grand air, le comte d'Artois est séduisant et en même temps dédaigneux et hautain. Il est aisé de comprendre qu'il ait été tout à la fois un des Dons Juan de la cour de France, et la bête noire d'une plèbe qui le croyait indifférent à ses maux. C'est bien le type du gentilhomme vaniteux et léger, dont ses contemporains offrent de si nombreux modèles, qui sera tour à tour l'émigré de Coblentz, aveugle et têtu, ne voulant rien voir ni rien apprendre, et l'émigré de 1814, n'ayant rien oublié.

Ne connaissant qu'une très minime part des événements au cours desquels il avait quitté Paris, il raconta au comte Eszterhazy ce qu'il en savait, sans lui faire toutefois de la situation du royaume le sombre tableau que l'on pourrait supposer. Bien au contraire, il la présentait sous des couleurs rassurantes. À l'entendre, les péripéties devant lesquelles il fuyait, ne constituaient qu'un accident qui n'aurait pas de suite, un feu de paille destiné à s'éteindre promptement.

—Nous rentrerons dans trois mois, disait-il avec insouciance.

Trois mois! Ainsi s'exprime la conviction des premiers émigrés. Ils ont foi dans l'avenir. Ils se voient revenus avant peu dans leurs foyers. Cette conviction explique pourquoi ils ont déserté si vite, sans régler leurs affaires les plus urgentes, sans s'assurer des ressources pour vivre dans l'exil au delà de quelques semaines. La certitude d'un prochain retour, c'est la caractéristique de l'émigration à ses débuts.

Quoique pressé de passer la frontière, le comte d'Artois était tenu d'attendre à Valenciennes la venue de ses fils. Ils arrivèrent le lendemain. Il les laissa se reposer une journée, et profita du loisir que leur repos lui donnait pour recevoir quelques-unes de ses amies de Paris, qui se trouvaient dans la ville: la duchesse de Laval, la comtesse de Balbi et la comtesse de Ménars sa sœur, Mme de Boufflers. Puis il conféra avec ses courtisans. Il s'agissait de décider en quel lieu il se rendrait. Eszterhazy conseillait l'Espagne; le comte d'Artois opinait pour Turin. On sait que son frère, le comte de Provence, et lui avaient épousé les filles du roi de Sardaigne. La cour de son beau-père, Victor-Amédée III, lui offrait un asile. Finalement, il résolut de gagner Bruxelles et d'attendre d'y être pour choisir sa résidence définitive. Il partit le même jour, sous la protection d'une escorte à la tête de laquelle s'était mis Eszterhazy, et qui le conduisit à Quiévrain. Le départ de ses fils fut l'objet d'une égale sollicitude et s'accomplit sans accidents.

Tel est brièvement raconté l'épisode initial de l'émigration. Cette émigration, nous la verrons bientôt s'étendre. Les tragédies qui vont se succéder dans Paris et accroître la terreur seront la cause de son extension. Encore quelques semaines et de nobles familles de Provence et du Dauphiné se réfugieront à Chambéry et à Nice. Celles qui iront vers Nice trouveront le long du Var, pour les protéger, des troupes envoyées à leur rencontre par le roi de Sardaigne. Celles qui passeront en Savoie devront solliciter de ce prince des secours analogues. Toutes ces contrées vont être en feu, et l'incendie rapidement se propagera.

Les paysans secoueront leur vassalité séculaire, pilleront les châteaux et traqueront leurs anciens maîtres au nom du saint devoir de l'insurrection. Lorsqu'après le 4 août, on leur demandera de payer les taxes maintenues ce jour-là, ils s'y refuseront, sous prétexte qu'elles sont incompatibles avec la détresse générale.

Le 6 octobre suivant, l'invasion de Versailles imprimera au flot de l'émigration une impulsion nouvelle. Parmi les fugitifs figurera le duc d'Orléans. C'est alors que le comte de Montmorin, ministre des affaires étrangères, écrira à Choiseul, ministre de France à Turin, sans qu'on puisse savoir si son langage est sincère ou s'il n'a d'autre but que de flatter l'opinion victorieuse: «Ces émigrations ne peuvent qu'affliger ceux qui, ayant confiance dans la volonté paternelle du roi et le dévouement de son ministère, pensent que, quelles que soient les calamités actuelles, on ne devrait pas abandonner la patrie, mais concourir plutôt par des exhortations, des bons conseils et des sacrifices au retour de la prospérité dont on ne peut qu'éloigner le terme par un découragement aussi marqué, qui ne peut faire que le plus fâcheux effet chez les étrangers, et nuire à notre considération.»

Mais ces réflexions, si justes qu'elles soient, ne peuvent rien contre la contagion de la peur ni contre celle de l'exemple. Dans plusieurs grandes villes, la nouvelle des événements de Paris a déchaîné des passions ardentes, provoqué des rébellions parmi les troupes en garnison. Des chefs de corps sont tombés victimes de ces mutineries; beaucoup d'officiers n'ont évité la mort qu'en prenant la fuite. Menacés dans leur sûreté, des gentilshommes, des bourgeois notables, des magistrats se sont vus contraints de les imiter. Autant d'émigrés, tous ces fugitifs à qui leur patrie n'offre plus un asile sûr. Sur les routes encombrées, ils se déroulent en longues files, hommes, femmes, enfants, vieillards, pressés de gagner la frontière, n'osant s'arrêter aux auberges, de peur d'y être retenus prisonniers, et assiégeant les relais de poste pour y réclamer des chevaux. C'est le moment où l'on part comme on peut, les riches dans leurs carrosses, les moins fortunés par le coche, d'autres en charrette, voire en fiacre, car à Paris on trouve des automédons qui consentent à vous conduire à petites journées jusqu'en Suisse ou en Allemagne. Ces véhicules chargés de bagages, et où sont entassées des familles éplorées, donnent à cette fuite générale l'aspect d'une déroute. Les mille accidents qui arrivent en chemin, chevaux crevant sous la fatigue, essieux brisés, roues embourbées, voitures versées, achèvent de lui imprimer cette physionomie.

Après le vote de la Constitution civile du clergé, ce flot mouvant, tumultueux, agité, se grossira de prêtres, de moines, de religieux, et pour ceux-là aussi, pour les vieux évêques comme pour les jeunes clercs, s'ouvrira l'ère des dures épreuves qu'ils ont encourues, afin de se dérober à la persécution[2]. Enfin quand l'élite de la société française aura ainsi déserté ses pénates, quand la marche ascendante de la Révolution aura tari les sources où s'alimentent le commerce et les industries de luxe, les fournisseurs eux-mêmes, las de rester les bras croisés dans leur boutique déserte, se décideront à passer à l'étranger pour rejoindre leur clientèle qu'ils croient encore en possession de ses biens, toujours disposée à la dépense, et qu'ils trouveront si misérable, si dépourvue de tout, que des grandes dames et de nobles seigneurs auront dû se résoudre à travailler pour vivre. Mais à la minute où l'on émigre, personne n'appréhende ces misères qu'on ne prévoit pas, qu'on ne soupçonne pas. C'est en riant et d'un cœur léger que couturières, modistes et marchandes de plaisir se font «émigrettes», avec l'espoir de trouver à l'étranger la fortune qu'on ne peut plus réaliser en France.

Quant à la durée de l'exil, personne n'y veut croire. L'illusion à cet égard est unanime et absolue. Tout le monde est convaincu, on ne saurait trop le répéter, que l'absence sera brève, que dans trois mois, dans six mois on sera revenu. Cette conviction fait considérer le voyage, si pénible qu'il soit, presque à l'égal d'une partie de plaisir, un peu trop accidentée, et en efface vite les ennuis: les exigences des hôteliers, la difficulté de trouver un établissement, le prix des loyers, des vivres, de tout ce qui est nécessaire à la vie, le mécontentement des populations parmi lesquelles on s'installe, et qui craignent que cette invasion ne rende l'existence plus coûteuse pour elles. On ne voit rien de tout cela; on ne s'inquiète de rien; on vit en campement, dans l'attente d'un prompt retour vers la patrie, retour qu'appellent d'ailleurs de tous leurs vœux les souverains dont les États se sont ouverts à ces fugitifs, et qui redoutent que le gouvernement français ne prenne ombrage de leurs agitations, de leurs propos malveillants et de leurs bravades.[Lien vers la Table des Matières]

II
L'ARRIVÉE À TURIN

En quittant Valenciennes, le comte d'Artois s'était dirigé vers Bruxelles. Il y arriva dans les derniers jours de juillet. Cette ville n'était pas encore, ainsi qu'elle le devint plus tard, un rendez-vous d'émigrés[3]. L'archiduchesse Marie-Christine, sœur de l'empereur Joseph II, mariée au duc de Saxe-Teschen, y résidait, au nom de ce souverain, comme gouvernante des Pays-Bas. Après avoir reçu la visite du comte d'Artois, elle en manda la nouvelle à son frère. L'empereur répondit sur-le-champ qu'il ne pouvait autoriser le séjour des princes français à Bruxelles. Il ne voulait pas, en laissant se créer aux portes de la France un foyer de conspirateurs, justifier les griefs que le gouvernement royal ne manquerait pas de lui imputer. Il ordonnait donc à sa sœur d'inviter le comte d'Artois à s'éloigner, et s'il ne le pouvait sur-le-champ, à se fixer jusqu'à son départ au château de Laeken avec un seul domestique, à y vivre incognito après avoir pris l'engagement de n'y recevoir personne.

Ces instructions rigoureuses, communiquées au prince, le décidèrent à quitter la Belgique et à se rendre à Turin, bien qu'il ignorât si son beau-père l'y verrait sans déplaisir. Il lui écrivit afin de lui annoncer sa venue, et confia sa lettre à son aide de camp, le baron de Castelnau, qui devait lui rapporter la réponse à Mantoue où il allait l'attendre. Puis, il gagna l'Italie par l'Allemagne et la Suisse, voyageant à petites journées, faisant le long de sa route de fréquents arrêts, notamment à Gümlingen près de Berne, où il passa trois semaines, avec les Polignac, Mme de Polastron, et le comte de Vaudreuil, en ayant soin, là comme ailleurs, de laisser ignorer qui il était.

Le 4 septembre, Castelnau était à Turin. Depuis plusieurs jours, le roi de Sardaigne possédait une lettre de sa fille, la comtesse d'Artois, restée à Paris, qui lui demandait l'autorisation de se fixer près de lui. Avant de la lui accorder, il avait cru devoir consulter le roi de France. Il était encore sans réponse lorsque Castelnau lui présenta la requête du comte d'Artois. De nouveau, il écrivit à Paris, ne voulant recevoir ses enfants à sa cour qu'avec l'agrément de Louis XVI.

Hostile aux idées sous l'empire desquelles était en train de s'accomplir la révolution de France, Victor-Amédée III ne se dissimulait pas le péril qu'elles allaient faire courir aux gouvernements monarchiques limitrophes du territoire français. Ses États y étaient plus particulièrement exposés, la Savoie surtout. En Savoie, on parlait couramment la langue française. Les habitants de cette province, en relations quotidiennes avec le Dauphiné d'où ils tiraient en partie les objets nécessaires à la vie, n'étaient que trop disposés à applaudir aux mouvements populaires qui venaient d'éclater de l'autre côté de leur frontière. À Chambéry, le peuple et la bourgeoisie se déclaraient pour les doctrines nouvelles, que la noblesse, au contraire, tenait en défiance. Les premiers émigrés arrivés en Savoie recevaient de cette noblesse l'accueil le plus empressé. Par contre, ils rencontraient peu de sympathie parmi les autres classes sociales, les avocats notamment, ce qui ne tardait pas à accentuer les divisions et les rivalités qui depuis longtemps avaient créé dans la ville deux camps ennemis.

Comme d'autre part, le gouvernement piémontais pouvait toujours craindre un coup de main des Français sur la Savoie et sur le comté de Nice, et qu'il n'avait à compter que sur la fidélité de l'armée, il était obligé à beaucoup de circonspection et de prudence, alors que l'arrivée de nombreux émigrés à Turin, à Nice, à Chambéry, à Annecy, risquait d'éveiller les susceptibilités du gouvernement de Paris. Dans ces circonstances, Victor-Amédée, partagé entre le désir de marquer sa bienveillance aux sujets français restés fidèles à leur roi et la nécessité de ne pas paraître braver la Révolution, entendait garder la neutralité, au moins en apparence. Il y parvint durant quelques mois; il s'efforça de contenir les émigrés qu'il avait accueillis dans ses États, de réprimer leur agitation et de s'opposer à leurs intrigues. Mais il fut promptement débordé par les excès auxquels ils se livraient et réduit à reconnaître qu'il fallait ou les chasser, ce qu'il n'osa faire, ou se laisser entraîner par eux, ce qui fatalement devait avoir pour résultat une tentative de la France sur la Savoie et sur le comté de Nice.

Ces éventualités redoutables, il les entrevoyait déjà au moment où le cadet de ses gendres lui demandait asile, et c'est pour ce motif qu'avant de le recevoir, il avait voulu s'assurer de l'adhésion de Louis XVI à ce projet. Cette adhésion était acquise d'avance. N'était-ce pas le roi de France qui avait engagé son frère à s'établir à Turin, jusqu'à la fin des troubles? Quant à la comtesse d'Artois, «il ne pouvait qu'approuver qu'elle se réunît à son mari et à ses enfants et la laisser maîtresse de faire ce que lui dicterait son cœur».

Après ces pourparlers, il fut permis aux princes français de venir en Piémont. Castelnau partit aussitôt pour en porter la nouvelle au comte d'Artois, tandis que le roi de Sardaigne, étant installé pour la durée de l'été dans sa résidence de Moncalieri, louait à proximité du château trois confortables maisons pour y loger son gendre, sa fille, ses petits-fils et leur suite.

À la mi-septembre, le comte d'Artois arriva à Moncalieri. Le roi et les princes ses fils le reçurent à la descente de son carrosse avec les témoignages de la plus tendre affection. Ils le conduisirent chez sa sœur, la princesse de Piémont, celle que son embonpoint avait fait surnommer «Gros Madame». Après les épanchements de famille, il reçut le ministre de France, Choiseul, qui lui présenta le corps diplomatique. Les jours suivants, arrivèrent successivement et furent accueillis avec une égale bonne grâce la comtesse d'Artois, le duc d'Angoulême, le duc de Berry, les trois Condé, la princesse Louise de Condé, le prince de Monaco et une nombreuse suite dont faisaient partie le marquis et la marquise d'Autichamp, le comte du Cayla, le comte de Choiseul-Meun, le comte d'Espinchal, le chevalier de Virieu.

Tous les jours, le ministre de France rendait compte à Montmorin des faits et gestes des augustes personnages. On connaît par ses rapports leur conduite et leurs intentions. Le comte d'Artois restera à Turin et s'y occupera des intérêts de son frère. Les Condé iront, à ce qu'on croit, voyager en Italie ... Il y a de nombreuses réunions de famille à la cour, chez le duc et la duchesse de Chablais, installés à leur château d'Aglaé, chez le prince et la princesse de Piémont, chez le duc d'Aoste; il y a aussi des parties de chasse ... Les Condé se sont établis dans un hôtel de Turin. Le comte d'Artois s'y rend de Moncalieri, va leur demander à dîner sans façon.

Le 26 septembre, Choiseul écrit que les princes de Condé dînent chez lui ce jour-là. «Le comte d'Artois avait promis de venir. Mais il s'est excusé, étant trop occupé par ses affaires de finances avec M. de Bonnières, l'intendant de sa maison.» Que d'âpres préoccupations révèlent ces trois lignes! Les affaires de finances sont déjà le plus cuisant souci de l'exil qui commence, une terrible plaie qui vient de s'ouvrir et va se creuser de jour en jour. Dès ce premier moment, il faut suffire à l'entretien d'une suite de quatre-vingt-deux personnes, car la suite du comte d'Artois compte quatre-vingt-deux personnes, comme celle des Condé en compte quarante-cinq.

Les jours s'écoulent ainsi. Le 7 octobre, les Condé partent pour Gênes. «Leur voyage ne doit pas se prolonger au delà d'une semaine.» Ils sont décidés à passer l'hiver à Turin. «Ils y ont fait venir leurs chevaux. Ils ont loué pour neuf mois, à raison de trois mille six cents francs par mois, une maison qui communique par le jardin avec celle que doit habiter le comte d'Artois, quand la cour de Piémont rentrera dans la capitale, après le séjour d'été à Moncalieri.» Ils ne tardent pas à y retourner. Ils y sont quand arrive la comtesse de Polastron, la favorite du comte d'Artois. Il souffre de leur séparation momentanée, et elle est venue passer quelques semaines auprès de lui.

À la mi-octobre, Choiseul annonce à Paris la présence, à Turin, de nouveaux émigrés: le duc de Laval et ses fils, le comte de Bonneval, la Fare premier président des États de Provence, le marquis de Montesson, le duc et la duchesse de Polignac, qui se rendent à Rome, la comtesse Diane de Polignac, la vicomtesse de Vaudreuil, l'abbé de Balivière, la comtesse de Brionne, amie du maréchal de Castries, mère du prince de Lambesc et de la princesse de Carignan, qui repart pour Paris, à peine débarquée, afin de s'y dévouer au salut de son fils, compromis dans les événements, la duchesse de Brissac, qui se rend à Nice pour sa santé, et beaucoup d'autres Français de toutes classes.

Cette cohue aristocratique devient bientôt si nombreuse, que la cour de Sardaigne s'en inquiète. Le ministre de France aimerait mieux que les émigrés allassent à Rome ou ailleurs, où on ne pourrait, vu l'éloignement, les soupçonner de former des projets contre leur pays. «Je ne peux voir qu'avec peine une réunion qui échauffe les esprits, même à Turin, et qui peut faire sensation en France comme ici.» Il leur ouvre toutefois sa maison, les y accueille avec courtoisie, leur donne à dîner. «Jusqu'à présent j'en suis quitte pour de la fatigue et de la dépense ... Vous pouvez imaginer en général leurs principes.» Choiseul est un gentilhomme dévoué au roi. Mais il ne peut s'associer au langage qu'il entend, approuver les projets que l'on commence à fomenter contre la France et dont, imprudemment, on parle tout haut.

Ces projets étaient encore bien vagues. Ils consistaient à agir sur l'opinion, à solliciter les cours d'Europe, à leur demander aide et secours au nom de la solidarité qui doit régner entre les trônes. Tout portait à croire qu'elles voyaient avec inquiétude le mouvement révolutionnaire se développer. Mais il n'apparaissait pas au même degré qu'elles fussent disposées à prendre les armes pour le combattre.

En Russie, l'impératrice Catherine édictait des mesures rigoureuses à l'effet de prévenir l'accès dans ses États de la fermentation qui désolait la France et la livrait à de troublantes convulsions. On n'insérait dans les papiers publics de Saint-Pétersbourg que de courts extraits de ceux qui apportaient des nouvelles de Paris. Il était interdit de parler politique partout où la parole pouvait trouver des échos. Un avocat français, ayant commis l'imprudence de s'ériger en déclamateur, venait d'être enfermé dans une maison de correction et durement châtié. On avait mis en surveillance d'autres individus. La garde impériale était comblée de soins et d'adulations, comme si Catherine eût compté sur elle pour la défendre contre les idées venues de France. Mais, en dépit de ces témoignages d'une haine ardente pour les doctrines nouvelles, la grande impératrice ne songeait pas encore à les combattre à main armée, préoccupée surtout par la guerre contre les Turcs, dans laquelle elle était engagée, et par les événements de Pologne qui captivaient son attention, comme ils captivaient l'attention de la Prusse et de l'Autriche.

À Vienne, l'Empereur Joseph II, le vieux Kaunitz son ministre, caressaient trop d'ambitions au succès desquelles la neutralité de la France était nécessaire pour qu'ils fussent disposés à intervenir dans les affaires intérieures de celle-ci. Ils souhaitaient même l'aggravation de ces difficultés, avec l'espoir qu'en s'aggravant, elles empêcheraient le gouvernement royal de contrarier les plans impériaux. Joseph II avait besoin d'une France affaiblie. «La Révolution lui parut singulièrement opportune[4].» Ce fut aussi la politique de son successeur Léopold. L'un et l'autre se montrèrent complaisants pour la Révolution, tant qu'elle ne se dressa pas comme une menace contre les trônes. Quand ils se décidèrent à marcher à elle pour la contenir, ce fut toujours avec l'arrière-pensée de ne laisser rétablir en France un pouvoir fort qu'à la condition qu'il leur consentirait l'abandon des conquêtes qu'ils attendaient de la guerre. Ils sacrifièrent à ces desseins jusqu'à la vie de l'archiduchesse d'Autriche, la reine Marie-Antoinette, sœur de l'un et tante de l'autre. Leurs préoccupations égoïstes étaient déjà visibles en 1789, au moment où le comte d'Artois, réfugié à Turin, s'apprêtait à recourir aux bons offices de l'Empereur.

La Prusse n'était pas mieux disposée pour la France. Le souverain licencieux et débauché qui régnait sur elle, Frédéric-Guillaume II, ne se conduisait que d'après les vues du comte de Herzberg, son ministre. Celui-ci l'avait intéressé à la réalisation d'un plan politique, qui consistait à tenir l'Autriche en respect et à se servir contre elle de la Pologne où la Prusse comptait trouver plus tard une extension de territoire. En de telles conditions, il n'y avait ni temps ni lieu pour s'occuper de la révolution qui venait d'éclater en France. Et puis, il fallait, avant de la juger, voir ce qu'elle deviendrait. Un peu plus tard, quand la Prusse la croira dangereuse, elle entrera dans la coalition. Elle y entrera avec l'espoir de recueillir, en argent ou en territoire, le prix de son concours. Puis, dès 1795, lorsque la Révolution menacera de promener à travers l'Europe ses drapeaux victorieux, lorsqu'il faudra se mesurer de nouveau avec elle, la Prusse, non encore consolée de sa défaite de 92, renoncera à courir l'aventure d'une guerre dont l'issue est douteuse; elle désertera la coalition pour faire la paix avec la France. Ce n'est donc pas de ce côté qu'en 1789, les Bourbons pouvaient attendre un appui.

En Angleterre, William Pitt, depuis six ans, dirigeait le gouvernement. Il s'employait avec passion à relever le prestige de la couronne, dès longtemps compromis, les finances nationales en détresse, la prospérité quasi détruite par des guerres à peine terminées. Son pouvoir, peu à peu, s'était fortifié. Lui-même dominait le roi, George III, conduisait l'opinion, exerçait en Europe une action décisive, toutes les fois qu'il voulait s'y appliquer. Il avait trop exclusivement en vue les intérêts de son pays pour ne pas rechercher, dès cet instant, quels avantages il pourrait retirer de la Révolution et pour se mettre en route pour elle ou contre elle avant de s'être sûrement orienté. Sa conviction n'était pas faite encore. Mais il nourrissait déjà l'ardent désir de donner à l'Angleterre, où les traditions de vieille haine contre la France survivaient au passé, des occasions de revanche et le moyen d'accroître sa grandeur coloniale comme sa suprématie sur les mers et de les lui donner aux dépens de l'adversaire.

L'accueil fait aux émigrés, les secours qu'on leur prodigua ne sauraient être considérés comme des témoignages de sympathie adressés à la France, mais bien plutôt comme des mesures de prudence adoptées en prévision des solutions que produirait l'avenir. William Pitt fut longtemps à se prononcer. Ce n'est qu'en 1793 que sa politique prit corps, que son ardeur contre la Révolution se manifesta. L'Angleterre devint alors la plus intraitable ennemie de la France, ou plutôt du régime nouveau qui s'y fondait. Mais, en 1789, ces sentiments n'existaient encore qu'à l'état vague. Les Bourbons ne pouvaient pas plus faire fond sur l'Angleterre que sur l'Autriche, la Prusse et la Russie.

En Italie, ils n'étaient fondés à espérer un appui que des gouvernements, les peuples ayant accueilli avec enthousiasme les idées nouvelles, desquelles ils attendaient la délivrance. Et encore, entre ces gouvernements, n'en était-il que deux qui fussent disposés, et non sans arrière-pensée, à être de quelque secours: la Sardaigne, parce que deux de ses princesses avaient épousé les frères du roi Louis XVI; les États de Naples, parce que les Bourbons y régnaient.

De l'Espagne où régnaient aussi les Bourbons, ceux de France, en vertu du pacte de famille, pouvaient espérer beaucoup, espérer d'autant plus que le vieux fanatisme espagnol accru par l'influence ecclésiastique renaissante sous le règne de Charles IV, après s'être affaiblie sous celui de Charles III. contribuait à rendre les populations hostiles au mouvement révolutionnaire. Mais l'imbécile roi d'Espagne, sa femme, l'extravagante Marie-Louise, l'amant de celle-ci, l'ambitieux Godoï, devenu plus tard prince de la Paix, livraient ce pays à tous les hasards, à tous les périls créés par la bêtise de l'un, les ardeurs et l'orgueil des autres. À la faveur de ce pouvoir mobile et débile, l'Espagne, sous le ministère de Florida Blanca, sous celui de d'Aranda et sous le règne omnipotent de Godoï, fut tantôt l'ennemie de la Révolution, tantôt sa complaisante, et au point de conclure, en 1795, la paix avec elle. Elle ne se trouva résolue que plus tard, sous l'Empire, pour résister à l'invasion. Les espérances que le comte d'Artois fondait sur elle et auxquelles, ultérieurement, le comte de Provence s'associa, furent de courte durée. Néanmoins, loin de prévoir la déception qui l'attendait à Madrid, le comte d'Artois, à peine à Turin, songeait à agir sur l'Espagne par un homme à lui ou par son beau-père.

En réalité, il n'était qu'un souverain qui, dès ce moment, se déclarât avec spontanéité contre la Révolution et pour la maison de Bourbon. C'était le roi de Suède, Gustave III. Son successeur devait suivre son exemple et son amitié devenir une des rares joies de l'exil de Louis XVIII. Mais la Suède était petite et faible. Son dévouement, quel qu'il fût, ne pouvait tenir lieu de secours effectifs. C'était presque de l'héroïsme de la part de son souverain d'oser, au mois d'octobre 1791, rompre les relations diplomatiques avec le gouvernement français en faisant écrire par son ministre des affaires étrangères au chevalier de Gaussin, représentant de la France à Stockholm:

«Le secrétaire d'État a reçu aujourd'hui de M. le chevalier de Gaussin un paquet dont le cachet porte: Mission de France. Mais, comme vu la captivité du roi, on ne connaît pas plus en Suède qu'en Russie la Mission de France, le secrétaire d'État, par ordre du roi, a l'honneur de renvoyer le paquet sans l'ouvrir et de le prévenir qu'une correspondance ultérieure à ce sujet serait absolument superflue.»

L'état de l'Europe ne se révélait encore qu'imparfaitement au comte d'Artois et au prince de Condé, alors qu'ils étudiaient la direction à imprimer aux démarches qu'ils voulaient tenter près des puissances. Le peu qu'ils savaient des dispositions de celles-ci les rendait incertains. Le temps s'écoulait en de vaines délibérations. Elles avaient lieu tous les jours. Divers émigrés de marque, et entre autres le duc de Bourbon, le général d'Autichamp, le comte de Vintimille, l'abbé Marie, aumônier du comte d'Artois, y prenaient part. Mais aucun parti décisif ne sortait de leurs débats. Les conseils du comte de Calonne, l'ancien contrôleur général des finances de Louis XVI, mirent un terme à ces hésitations. Il était à Londres. Le comte d'Artois, qui, jadis, à Versailles avait subi son influence, le consulta. Calonne dicta la marche à suivre.

Sans contester son dévouement, on peut dire de lui qu'il est l'homme fatal de l'Émigration. Présomptueux, léger, crédule, il croyait à son infaillibilité comme à la toute-puissance de son crédit. Quoiqu'il eût cinquante-huit ans, il ne possédait ni sagesse ni expérience; l'âge ne l'avait pas plus instruit qu'assagi, et il ne contribua que trop, tant qu'il dirigea la politique des princes, à aggraver les dissentiments qui existaient entre eux et leur frère, comme à entretenir parmi les émigrés les plus funestes illusions. Marié à une Anglaise, Mlle de Harveley, il lui devait de posséder une immense fortune, qu'il mit d'ailleurs au service des Bourbons et dont une partie fut dévorée en quelques mois.

La cour de Vienne semblait particulièrement désignée pour prendre l'initiative des secours que les souverains devaient au roi de France. Calonne fit valoir que l'empereur Joseph II, par considération pour sa sœur, la reine Marie-Antoinette, ne saurait les refuser. C'est donc à la cour de Vienne que le comte d'Artois fit, au mois d'octobre 1789, sa première tentative. Le silence des documents ne permet pas d'en préciser la forme. On peut supposer que l'agent, en cette circonstance, fut le duc de Polignac, venu en Autriche après avoir conduit et installé sa femme à Rome. Quels qu'eussent été d'ailleurs la forme de la démarche et le négociateur, elle échoua piteusement s'il faut en croire ce billet du prince de Condé au marquis de Larouzière[5], daté de Turin le 7 novembre 1789: «La réponse de l'Empereur arrive; elle est affreuse, repoussante, insultante même, et nous le sentons vivement; ne perdez pas courage. Nous allons tâter de la Prusse.»

Calonne, toujours crédule, parlait avec conviction des favorables dispositions de cette puissance comme de celles de l'Angleterre. Il laissait entendre qu'il avait reçu de Berlin l'assurance d'une intervention efficace sous la condition de «quelques sacrifices sur les frontières». Il ne disait pas lesquels. Mais un prêt de quatre cent mille francs, que le roi Frédéric-Guillaume semblait prêt à faire au comte d'Artois, donnait à ses assertions un certain fondement. On tâta donc de la Prusse. Il ne parut pas au chevalier de Roll, envoyé à Berlin, qu'on dût y être plus heureux que près de l'Empereur.

Entre temps, on s'était adressé à l'Espagne où régnait un Bourbon, et à laquelle on attribuait, à tort ou à raison, le pouvoir de mettre en mouvement les autres puissances. Le ministre, Florida Blanca, qui dirigeait alors les affaires de la monarchie, avait pris contre la Révolution des mesures sanitaires. Pour préserver son pays de la propagande des idées nouvelles, il avait fermé la frontière aux écrits et aux journaux de France, en même temps qu'il éloignait de Madrid les étrangers qui ne justifiaient pas leur résidence. Mais il était moins pressé de faire marcher l'armée espagnole pour soutenir les droits de Louis XVI, soit qu'il craignît une défaite qui mettrait en péril la couronne de son roi, soit qu'il fût déjà choqué et découragé dans ses intentions par la légèreté, les indiscrétions et les imprudences des émigrés arrivés à Madrid. Le 6 février 1790, il n'avait fait encore aucune réponse aux demandes du comte d'Artois. La lettre suivante, qu'à cette date, écrivait Condé à Larouzière, témoigne à la fois de l'importance qu'on attachait, à Turin, aux décisions de la cour de Madrid, et du désarroi que son silence jetait parmi les émigrés.

«Jamais nous n'avons compté que les troupes étrangères dussent entrer en France sans un manifeste préalable des puissances qui les enverraient. Mais pour les secours d'argent ou de troupes comme pour le manifeste à demander, il faut commencer par tâter les dispositions des cours, et c'est le point où nous en sommes. D'ailleurs nous n'aurons pas un seul étranger si l'Espagne n'est pas à la tête de tout. Cela nous est prouvé par la réponse même de l'Angleterre, qui nous demande où nous en sommes avec cette puissance. Il faut donc attendre ses intentions, et bientôt elles nous seront connues. Si elles ne le sont pas cette semaine, je crois qu'on fera partir Vassé pour y aller.

«Dans cette incertitude, nous pourrons toujours aller avec confiance dans l'intérieur; mais il faut aller avec plus de réserve à l'extérieur, pour ne pas croiser les vues que l'Espagne peut avoir, puisqu'elle nous est absolument nécessaire. Il faut attendre aussi des nouvelles du chevalier de Roll, et nous en attendons tous les jours. Alors nous verrons ce que nous aurons à faire. Il ne faut pas se dissimuler qu'un manifeste des puissances qui ne serait pas soutenu par un mouvement de troupes pourrait bien ne pas avoir tout l'effet que vous en attendez, et les puissances qui ne seraient pas décidées à le soutenir ainsi ne consentiraient sûrement pas à le produire. Par conséquent, si le roi de Prusse ou toute autre puissance consent à nous secourir, nous aurons aisément le manifeste. Si elle n'y consent pas, nous n'obtiendrons pas plus le manifeste que des troupes, ce genre de secours étant nécessairement une suite de l'autre.

«... Quant au sang à verser, nous donnerions sans doute le nôtre pour l'épargner. Mais le seul moyen qu'il n'y en ait pas d'effusion, c'est de montrer à la France des troupes piémontaises, suisses, espagnoles ou prussiennes, prêtes à franchir le Rhin, les Alpes ou les Pyrénées. La menace de la force bien prononcée par un manifeste tel que vous le proposez suffira seule alors pour tout obtenir de la terreur et de la présence d'un danger imminent, et nous n'aurions pas besoin de tout cela si les provinces avaient la moindre énergie. Mais si l'on continue à ne trouver qu'aveuglement ou faiblesse, il faut bien suivre la seule voie qui nous soit ouverte pour sauver notre roi, notre patrie, notre race et notre honneur.

«Nous pensons bien comme vous, que l'Empereur, s'il vit, ce que je ne crois pas, ne pourrait résister aux demandes réunies des cours de Berlin, de Londres, de Madrid et de Turin. Mais ce n'est pas une chose aussi aisée dans l'exécution que dans la spéculation d'amalgamer ces quatre puissances.»

Sous l'empire des incertitudes que révèle cette lettre, le comte d'Artois commençait à perdre patience. En arrivant à Turin, il était convaincu qu'à son appel, les grandes cours se ligueraient contre la Révolution, qu'elles lui fourniraient à lui-même tous les subsides que nécessitaient la conquête du royaume et la délivrance de son frère. Mais bien vite ses premières illusions étaient tombées. La tâche, qu'au début il croyait facile, lui apparaissait longue, laborieuse, hérissée de difficultés. Vainement, son cousin, le prince de Condé, soumettait à son agrément chaque jour quelque nouveau projet que lui suggérait son imagination ardente et déréglée. L'extravagance de ces propositions ou leur impraticabilité était trop éclatante pour qu'il fût possible d'en tirer parti. Mais ce n'est pas sans peine que le comte d'Artois parvenait à les éluder. Il se demandait s'il ne quitterait pas Turin d'où il était impuissant à agir. Il se décida cependant à y rester jusqu'à la fin de l'hiver. Ce qui l'y détermina, c'est que là, il pouvait mieux que d'ailleurs veiller aux affaires de France, intriguer sur les frontières méridionales, dans le Dauphiné, dans le Languedoc, en Provence, où les royalistes commençaient à s'agiter.

Malheureusement l'argent lui manquait. Les ressources qu'il avait emportées de Paris, celles qu'il s'était procurées s'épuisaient. Les négociations ouvertes pour en obtenir de nouvelles marchaient lentement ou échouaient comme celle, par exemple, qui avait pour but d'emprunter le trésor de la Grande-Chartreuse et de quelques riches abbayes. La détresse commençait, non encore aussi douloureuse qu'elle le devint plus tard, mais gênante et telle qu'elle paralysait l'exécution des projets naissants. Le roi de Piémont voulait bien donner à son gendre le vivre et le couvert, mais de l'argent pour fomenter des soulèvements contre la France, non. C'eût été trop dangereux. Les prêteurs étaient rares. Ceux qu'on attirait à Turin, dont on s'efforçait d'échauffer le zèle, exigeaient une caution. Où la trouver, alors que Victor-Amédée III lui-même en était réduit à contracter un emprunt à Gênes afin de faire face aux dépenses qu'exigeait la mise sur pied de guerre de son armée, en prévision d'une attaque de la France? L'année 1789 finissait ainsi sans que les efforts multipliés du comte d'Artois eussent assuré ni même laissé prévoir un heureux résultat.[Lien vers la Table des Matières]

III
LES DISSENTIMENTS ET LES CONFLITS

Pour comble d'infortune, entre le roi resté à Paris et les princes émigrés, s'étaient élevés des nuages provoqués par les inquiétudes que causaient aux Tuileries les plans inconnus du comte d'Artois, son désir non équivoque d'avoir sa politique à lui, de marcher à son gré sans tenir compte de ce qui se passait en France, la confiance qu'il témoignait à cet extravagant prince de Condé, la faveur qu'il accordait à Calonne. Quels que fussent les sentiments de Louis XVI, demeurés malgré tout contradictoires, ceux qu'il trahissait étaient hostiles à son frère dont il critiquait les entreprises et méprisait l'entourage, cet entourage égoïste qui arrachait à Condé lui-même cet aveu: «Il faut être juste; ce n'est pas trop la faute du comte d'Artois s'il n'est pas mieux entouré. Les gentilshommes des provinces ne viennent pas se rallier à nous; Vassé même veut s'en aller[6]

Le blâme de son frère irritait le comte d'Artois. «Le comte d'Artois, écrivait encore Condé, excédé de toutes les lettres qu'il reçoit de sa sœur, du roi, de la reine, vient d'écrire pour protester et demander à agir. Sa lettre est faite, mais non envoyée, d'une force, d'une éloquence, d'une noblesse[7]...» Ces efforts demeuraient vains. Comment Louis XVI eût-il été bien disposé pour son cadet quand il considérait avec quelle étourderie celui-ci se jetait dans les aventures les plus périlleuses, en parlait à tort et à travers, sans mesure, donnant l'exemple d'une indiscrétion qui s'exerçait à la fois sur les affaires les plus importantes et sur les plus futiles, livrait aux rues de Turin tous les secrets de la politique des émigrés et les envoyait à Paris, rendus plus compromettants par les circonstances au milieu desquelles ils étaient dévoilés et propagés? Comment eût-il été disposé à venir en aide à ce frère turbulent et brouillon, quand il savait de quelles calomnies abominables, de quelles sévérités outrées la reine et lui étaient l'objet parmi les courtisans réunis en Piémont?

Les dissentiments de la famille royale s'accusaient ainsi de plus en plus. Le comte d'Artois et Condé en voulaient au roi, à la reine, à Monsieur; au roi, parce qu'il refusait l'autorisation d'agir, bien qu'on lui eût déclaré qu'on agirait sans lui; à la reine, parce qu'elle ne manifestait que défiance pour leur politique, à propos de laquelle, désireux de connaître son état d'esprit, l'un d'eux recommandait à l'un des gentilshommes de la cour, le baron de Flachslanden, de s'appliquer «à la pénétrer sans cependant jamais se mettre à portée de recevoir ou d'être chargé d'envoyer une défense d'agir»; à Monsieur, que les nouvelles de Paris montraient flattant la populace, chantant les louanges de la Révolution et promettant de ne pas émigrer.

Ce fut surtout à l'occasion de l'affaire du marquis de Favras, et de la démarche de Monsieur auprès de la municipalité de Paris, à laquelle il se présenta, «non comme prince, mais comme citoyen», que se déchaîna la fureur du comte d'Artois et des Condé. Le 6 janvier 1790, celui-ci écrivait à Larouzière:

«Je crois que vous allez frémir de rage comme le comte d'Artois et moi, en lisant ce que je vous envoie. Est-il possible que le sang des Bourbons s'avilisse à ce point, et qu'il coule dans les veines d'un homme, si c'en est un, qui se permet une démarche évidemment dictée par la peur et par la bassesse! Vous n'avez pas idée de l'explosion de courage, de noblesse et d'indignation que cette lecture a produite sur le comte d'Artois. Nous n'avons pas été en reste, et rien ne nous a plus confirmés dans nos indispensables résolutions.»

Et le 9 janvier:

«Toutes nos lettres d'hier ne nous parlent que de l'indignation générale que produit dans les deux partis la démarche de Monsieur. Il est dans la boue au point qu'il y en a qui disent qu'il ne serait pas étonnant qu'il fût obligé de se sauver. Le peuple fouillait le lendemain toutes les voitures qui sortaient du Luxembourg pour voir si Monsieur ne se sauvait pas en cachette. Il n'y a que les enragés de l'Assemblée qui aient été chez lui au jour de l'an. Tous les bons gentilshommes, jusqu'au chevalier de Crussol, ont cru devoir marquer leur indignation en n'y allant pas.»

Ainsi, de plus en plus excités contre le nouveau régime, avides de revanche, irrités de voir qu'à Paris, on repoussait leurs avis et on contrecarrait leurs efforts, le comte d'Artois et le prince de Condé avaient pris à tâche de blâmer toutes les résolutions de la cour, d'en affaiblir les effets par leurs incessantes critiques. De son côté, sous l'influence de la reine, le roi se prononçait avec une énergie chaque jour plus marquée contre la politique de son frère. De là, récriminations, colères, reproches amers.

Les lettres de Condé jettent sur ces conflits permanents le plus triste jour, sans en éclairer cependant tous les motifs. Elles révèlent ce qu'on pensait à Turin de la conduite de Louis XVI et de Marie-Antoinette, le mépris qu'inspiraient aux émigrés les hésitations, les incertitudes, les angoisses des malheureux souverains dont la captivité, décorée de pompeuses formules légales, devenait de jour en jour plus rigoureuse. On ne leur tenait compte ni des difficultés accumulées autour d'eux, ni des dangers sans cesse accrus qui les menaçaient. Il est aisé d'être héroïque quand on ne court aucun péril. C'est ce qu'à Turin on ne comprenait pas ou on feignait de ne pas comprendre. Le comte d'Artois et le prince de Condé oubliaient que le roi n'était pas libre et qu'eux-mêmes étaient en sûreté. Cet oubli donnait à leur langage un caractère véritablement odieux d'injustice et de lâcheté.

Quand, à la fin de 1789, la famille royale semble disposée à se confier à La Fayette, Condé écrit à Larouzière qu'il faut s'attacher à perdre le général, et le remplacer à la tête de la garde nationale par M. de Vioménil, «l'homme qui nous convient le mieux[8]». Il ajoute:

«Je trouve La Fayette cent fois plus dangereux que Mirabeau, que sa scélératesse plus généralement connue finira toujours par abattre ... Qu'on se mette bien dans l'idée qu'il n'y a qu'une seule chose à faire, c'est de réunir tous les moyens, tous les efforts pour dissoudre l'Assemblée nationale en continuant la résistance, et en fomentant la division dans son sein et parmi ses satellites.»

Au mois de décembre, le comte d'Artois avait envoyé à son frère un long exposé de sa conduite à Turin et de ses premières démarches. La réponse qui lui fut faite était meilleure qu'il ne l'attendait. Mais, même en témoignant son contentement, il ne pouvait se défendre d'arrière-pensées et de réticences. Condé, à qui il les confiait, les répétait en ces termes, le 20 janvier 1790, à son fidèle Larouzière:

«Embrassons-nous, mon cher Larouzière, comme nous avons fait dans notre petit conseil, dimanche dernier, en recevant la réponse du roi: Je suis extrêmement sensible, mon cher frère, à tout ce que vous m'apprenez; j'approuve tout ce que vous avez fait. Continuez vis-à-vis des provinces la marche que vous avez suivie jusqu'à présent. Il dit après, à la vérité, de rester tranquille. Outre que cela ne s'accorde pas trop et que ce n'est point un ordre, le comte d'Artois va y répondre très longuement et très fortement pour le convaincre qu'il ne peut attendre de soulagement que de nous. Nous n'insisterons pas pour avoir une autorisation plus décidée: 1o parce que celle-ci nous suffit; 2o parce qu'il ne faut pas risquer un moment d'humeur qui pourrait amener un changement d'avis. Pas un seul mot de la reine, ni de Mme Élisabeth non plus. Cependant la reine était présente à la lecture. Mme Élisabeth, cependant, dit un mot par lequel il est clair qu'elle s'est méfiée.» Et à propos de Mme Élisabeth, Condé ajoute: «Sa lettre est parfaite. Vous en jugerez par ce mot. Après avoir gémi sur l'apathie dans laquelle le roi et la reine vivent à Paris, elle dit: Ne vous découragez pas, mon frère, et secourez-les malgré eux

Les secourir, c'est bien ce que voulait le comte d'Artois. Mais éloigné de Paris, trop aveugle pour voir la marche rapide de la Révolution, les périls que courait la famille royale déjà prisonnière aux Tuileries, tiraillée entre les factions, menacée par les uns, mal conseillée par les autres, impuissante à prendre un parti, il cherchait à lui venir en aide par des moyens qu'elle ne pouvait approuver, parce qu'ils compromettaient sa sûreté. Aussi le poussait-elle sans cesse à patienter, à attendre pour agir les instructions et les ordres du roi. «Le comte d'Artois a reçu une lettre de la reine qui dit qu'il faut attendre la fin de l'Assemblée, ce qui n'a pas le sens commun, et qui blâme fortement la conduite de Monsieur. Il y a aussi une autre lettre du roi où sont ces mots: Nous ne ferons rien dont vous puissiez avoir à rougir. Mais peut-on y compter? Toutes les lettres disent qu'on va le faire aller à l'Assemblée nationale. Jusqu'à présent, il s'y refuse. Mais je parierais que cela finira par là.»

Cette lettre est du 23 janvier. Le 27 février, Condé écrit encore:

«Le comte d'Artois a reçu par une occasion une lettre du roi et de la reine. Celle du roi est d'une faiblesse au delà de ce que vous pouvez croire. Il a l'air de craindre son frère. Il lui cite le peu de succès de ses démarches en Dauphiné comme une preuve qu'il n'y a rien à faire nulle part. Celle de la reine est encore plus forte en faiblesse. Après toutes les mauvaises raisons que vous pouvez imaginer, elle lui demande le sacrifice de toute idée de contre-révolution. Voilà la femme que La Queuille et tant d'autres présentent comme un modèle d'énergie ... Le comte d'Artois va travailler à une lettre dans laquelle il repoussera cette faiblesse avec la plus grande vigueur, et fera entendre qu'il a de grands moyens. Mais il ne les confiera pas. Cela serait trop dangereux à cause du confident La Fayette.»

Et le 3 mars:

«Ah! qu'on croie bien qu'il n'y a malheureusement que faiblesse là-bas, et que la seule force est et ne peut être qu'ici. C'est malgré eux qu'il faudra les sauver. Que La Queuille persuade à la reine que nous ne sommes ni des enfants ni des étourdis. Nous réunirons la prudence au courage ... La reine veut toujours juger le comte d'Artois comme il y a dix ans; mais ce n'est plus cela, Dieu merci!»

Hélas! contrairement à ce que disait Condé, c'était toujours la même chose. À ce moment comme plus tard, à Turin comme à Coblentz, dans l'exil comme sur le trône, le comte d'Artois demeura le personnage présomptueux et vain qu'il avait été à la cour de Marie-Antoinette, ne croyant qu'en sa propre sagesse, ignorant de son temps, des transformations de son pays, facilement accessible à toutes les illusions, dédaigneux des conseils d'autrui, convaincu que le suprême honneur consiste à ne jamais changer. À ce dernier point de vue, il faut lire la réponse suivante qu'il fit, le 27 janvier 1790, à une lettre du bailli de Crussol, jadis capitaine dans ses gardes et député aux États généraux, qui, de Chambéry où il surveillait les mouvements du Midi, lui avait écrit pour lui demander s'il prêterait serment à la Constitution que préparait l'Assemblée:

«J'ai reçu votre lettre du 19, mon cher bailli, et si je ne m'armais d'une patience peut-être exagérée, je vous prouverais d'une manière un peu ferme et un peu claire que vous êtes loin de me connaître ... Moi composer! avec le but où l'on va! Bailli, je te regarde toujours comme mon ami. Eh bien! connais-moi donc. Labourer la terre, gagner mon pain à la sueur de mon front, périr enfin, fût-ce de misère: voilà ce que je préférerai toujours à un accommodement quelconque. Je n'en veux, je n'en écouterai même aucun. Ah! bailli, c'est vous qui m'avez écrit une pareille chose! Je l'avoue, j'en ai pleuré tout seul. Mais je vous le pardonne, et ne vous en aime pas moins. Rappelez-vous qui vous êtes, qui je suis, et parlez à votre ami un langage qu'il puisse écouter. Si mon honneur était caché sous la foudre, j'irais l'exciter à tomber sur moi[9]

Quant à Condé, écho fidèle de la pensée du comte d'Artois, ce n'est de sa part, pendant la première partie de l'année 1790, que critiques, récriminations, bravades. À l'idée que le roi acceptera la Constitution qu'élabore l'Assemblée nationale, qu'il jurera d'y obéir et de l'observer, les deux princes sont consternés. Ils écrivent à Bouillé qui commande à Nancy, pour lui proposer de faire évader le roi «avant qu'il soit réduit à cette dure extrémité». La réponse de Bouillé arrive: «Elle est affreuse, dans le genre de celle de la reine. Il regarde la Constitution comme faite, et la contre-révolution comme impossible.» De là à accuser Bouillé de trahir, d'être gagné par La Fayette, il n'y a qu'un pas. Ce général est dénoncé comme suspect à son ami le prince Henri de Prusse, et ne trouve d'autre défenseur que le comte de Vaudreuil. Du même coup, les princes apprennent que Mirabeau et le comte de Mercy ont des conférences secrètes dans le but de soustraire le roi et la reine au sort qui les menace. Condé ne se contient plus: «La reine veut bien être sauvée, pourvu que ce soit par tout autre que par nous, je n'ai cessé de le dire.»

Le 10 mars, le comte d'Artois écrit à son frère pour le détourner de négocier. Et Condé de dire à Larouzière:

«Ils sont perdus s'ils négocient avec leurs bourreaux. On leur fera céder beaucoup plus qu'ils ne doivent. Tous leurs vrais serviteurs leur demandent à genoux ou d'autoriser ou de laisser faire les princes qu'on sait être en bon train ... On assure que le duc d'Orléans arrive à Paris. Cela me paraît bien fâcheux. Il y aura un massacre affreux à Paris, et La Fayette et lui tirailleront le roi. L'un des deux le sauvera peut-être. Quels sauveurs! et qu'ils seront dangereux pour le prétendu sauvé!»

La Fayette, Mirabeau, Lally-Tollendal, Mounier, tous ceux qui cherchent avec plus ou moins d'habileté à préserver les jours de la famille royale, à créer un état possible entre le roi et la Révolution, et, dans ce grand branle-bas, à réserver quelques lambeaux du pouvoir royal, ceux-là sont les bêtes noires des émigrés, des personnages exécrés. «Qu'ils fassent et disent toutes les sottises qu'ils voudront. Nous ne pouvons les en empêcher. Ces gens-là ne nous reviendront jamais, surtout tant que M. Necker vivra, parce qu'ils espèrent toujours.» Et parlant de ces constitutionnels, de ces «monarchiens» pour qui les émigrés nourrissent encore plus de haine que pour les révolutionnaires, Condé ajoute: «Ce parti mitoyen sera peut-être celui qui nous barrera le plus, car les enragés périront des accès multipliés de leur rage.»

Mais le comte d'Artois a beau se remuer, protester, adjurer, écrire de longues et «fortes» lettres, conseiller au roi de signer une protestation contre les décrets de l'Assemblée, il ne parvient pas à se faire écouter. Le roi refuse de protester; il finit même par ne plus répondre que brièvement à des avis qu'il désapprouve. Le 31 mars, les princes reçoivent à Turin, en réponse à leur mémoire de quinze pages, «une lettre d'une page». On ne parle point de la protestation. On ne la renvoie ni signée ni non signée.

De son côté, Madame Élisabeth, qui semble avoir avec son frère d'Artois des vues communes et qui s'attache à le renseigner sur ce qui se passe aux Tuileries, mande qu'il n'y faut compter sur aucune force, sur aucune énergie. «On ne songe qu'à avoir la vie sauve. Si vous agissez, attendez-vous à un désaveu public.» La reine a dit au marquis de La Queuille[10] qu'on ne cessait de commettre des fautes à Turin. Le comte d'Artois est choqué par ce langage: «Jamais ces gens-là n'ont été, ne sont, ni ne seront servis avec plus de courage et de prudence que par nous. Il est affreux et décourageant que l'on accuse nos agents d'indiscrétion. Que La Queuille proteste. Qu'il se défie de la séduction des grâces. Il ne s'agit pas d'être courtisan, mais de parler avec force.»

La Queuille s'ingénie à exécuter le mandat dont on l'a chargé. Il ne parvient pas à convaincre la reine. Elle ne s'applique qu'à lui démontrer l'absurdité et le danger des idées du comité de Turin, dont elle désire cependant qu'on ménage l'amour-propre. C'est le moment, 26 juillet 1790, où elle écrit à Mercy: «L'extravagance de Turin est à son comble. Il n'est pas même sûr qu'on nous écoute davantage. Mais, comme notre sûreté et peut-être notre vie en dépendent, il faut tenter tous les moyens jusqu'à la fin[11]

Cette défiance de la reine pour le comité de Turin et pour son chef, la plupart des royalistes raisonnables restés à Paris la partagent. À la fin de mars, il y a eu chez le duc de Liancourt une réunion de cinquante-deux personnes pour aviser au moyen de sauver l'État. On est tombé d'accord sur la nécessité de nommer un lieutenant général du royaume. Quelques voix sont allées à Monsieur, le plus grand nombre au duc d'Orléans et à La Fayette, pas une au comte d'Artois. Il est indigné de ce trait d'ingratitude, indigné aussi d'être, de la part de son frère et de sa belle-sœur, l'objet de préventions injurieuses, et tout à coup il cesse de correspondre avec eux, uniquement préoccupé de sauver la couronne «malgré eux». Et cependant un de ses amis les plus chers, Vaudreuil, lui écrit: «Les servir malgré eux est impossible, ou alors vous seriez un rebelle et responsable de tous les crimes que ces efforts feraient commettre.» Mais qu'importe au comte d'Artois. Il ne cède pas; il veut agir et faire parler de lui.

Condé n'est pas en reste d'agitations et d'intrigues. En ce même mois de juillet, il publie un manifeste.

«Depuis un an, j'ai quitté ma patrie, dit-il; je dois exposer aux yeux de l'Europe les motifs qui m'ont forcé d'en sortir. Le peuple français est égaré par des factieux; mais il ouvrira les yeux, ce peuple bon; il rougira des crimes que l'intrigue et l'ambition de ses chefs lui ont fait commettre. Il relèvera de ses propres mains le trône de ses rois, ou je m'ensevelirai sous les ruines de la monarchie. La noblesse est sacrée; c'est la cause de tous les princes, de tous les gentilshommes que je défends; ils se réuniront sous l'étendard glorieux que je déploierai à leur tête. Oui, j'irai, malgré l'horreur que doit naturellement inspirer à un descendant de saint Louis l'idée de tremper son épée dans le sang des Français, j'irai à la tête de la noblesse de toutes les nations et suivi de tous les sujets fidèles à leur roi, qui se réuniront sous nos drapeaux, j'irai tenter de délivrer ce monarque infortuné.»

Le morceau était éloquent. On dit que la reine en avait été satisfaite. Mais Fersen le trouva intempestif. Ce fut aussi l'avis du comte Eszterhazy qui formula son opinion en ces termes: «Je crains bien que M. le prince de Condé n'ait pas l'adresse de Guillaume Tell et qu'il ne frappe à la tête, sans abattre la pomme.»

Ces dissentiments n'étaient pas faits pour hâter le succès de la cause royale. Les affaires de l'Émigration n'avançaient pas. Rien ne réussissait, ni les démarches auprès des cours, ni les mouvements fomentés dans les provinces méridionales. Les efforts tentés pour soulever le Dauphiné menaçaient d'échouer. Soit que l'argent manquât, soit que les idées nouvelles trouvassent dans cette province plus de partisans que de contradicteurs, les tentatives avortaient l'une après l'autre. Les princes, au lieu d'ouvrir les yeux, au lieu de comprendre qu'ils faisaient fausse route en allant à l'encontre de la volonté du roi, en vantant aux populations les bienfaits de l'ancien régime et en se refusant à seconder les suprêmes efforts des royalistes modérés, accusaient les autorités royales du Dauphiné de les trahir en révélant à Paris leurs intrigues. Le général de Durfort, gouverneur de Grenoble, était tout spécialement l'objet de leurs accusations.

«Nous avons la certitude qu'on a mis sous les yeux du roi un Mémoire très violent contre le roi de Sardaigne et contre nous, et qu'il a été présenté au nom de M. de Durfort, commandant de Grenoble. Je ne puis le croire capable de cette infamie. Nous allons nous en éclairer positivement. Le Mémoire a été présenté par M. de Ladevèze, qui l'a signé de la part de M. de Durfort. Il n'a fait aucun effet sur le roi[12]

Le Mémoire fut renvoyé au comte d'Artois par Louis XVI. C'était une attaque en règle contre la petite cour de Turin, la légèreté de sa conduite, la frivolité de ses propos. On y répétait les calomnies propagées sur le roi et sur la reine. Le roi écrivait à cette occasion au comte d'Artois qu'il ne croyait pas à ces accusations. Le comte d'Artois, furieux, fit demander à M. de Durfort s'il était l'auteur du Mémoire. M. de Durfort répondit négativement. Alors on voulut savoir si, dans le cas où les princes entreraient à main armée dans le royaume, il se déchirerait pour eux. «Il faut lui faire sentir la nullité des ordres quelconques de la part du roi, attendu sa captivité.» M. de Durfort répliqua qu'avant de songer à entrer en France, il fallait réunir des troupes et qu'on n'en avait pas. Réponse sèche et hautaine qu'on fut longtemps à lui pardonner.[Lien vers la Table des Matières]

IV
L'AGITATION À TURIN

Durant cette année 1790, à Turin, l'agitation fut à son comble. Le comte d'Artois était parvenu, on ne sait comment, à arracher à son beau-père, le roi de Sardaigne, la promesse de douze mille hommes si le roi d'Espagne se déclarait en faveur des Bourbons de France. Calonne, averti à Londres où se prolongeait son séjour, conseilla au comte d'Artois d'aller lui-même à Madrid solliciter un concours auquel était subordonné celui de Victor-Amédée. Mais un ami du comte d'Artois, le comte de Vaudreuil, qu'il aimait à consulter, fut d'un avis contraire dans une lettre datée de Venise, le 27 juillet. Il ne pensait pas que le prince pût aller en Espagne sans l'agrément du souverain de ce pays, et il redoutait que l'autorisation ne fût pas accordée.

La mission fut alors confiée au marquis de Vassé. Cet envoyé devait exposer au gouvernement espagnol les avantages que lui assurait le rétablissement du roi de France dans son autorité, et lui demander d'envoyer ses flottes s'emparer de Brest, de Toulon, de Rochefort. Vaudreuil insistait en même temps pour que ces démarches fussent faites au nom du roi Louis XVI et non en celui de son frère. L'Espagne accueillerait favorablement tout ce qui lui viendrait de la part du roi. Ce qui n'y viendrait que de la part des princes n'y aurait pas le même succès; et puisque sans elle on ne pouvait rien de décisif, il fallait guérir sa défiance en la laissant former elle-même le plan qu'il convenait d'adopter.

Comme tant d'autres missions de même genre, celle de Vassé devait échouer pour des causes, qu'un soir, à la veillée de famille, le roi de Sardaigne résumait d'un mot.

—Mon frère d'Espagne n'a pas le sou.

D'autre part, on avait envoyé un agent dans les Flandres pour tirer parti des circonstances favorables qu'y pouvait faire naître le soulèvement de ces contrées résolues à secouer le joug de l'Autriche. Des émissaires allaient à Berlin, à Vienne, à Londres, sans mandat déterminé. On leur recommandait d'observer les événements, de signaler tous ceux qu'ils jugeraient susceptibles de servir la cause des émigrés. On acceptait tous les services, tous les dévouements, toutes les bonnes volontés. Dans le Languedoc, on avait Froment, homme d'initiative et d'énergie, mais intrigant, brouillon, capable d'insurger les populations et non de concentrer leurs efforts vers un but précis et déterminé. Il venait de prendre part aux troubles qui avaient éclaté à Nîmes, le 13 juin, et la manière dont il s'était efforcé de les faire tourner au profit du parti royaliste lui avait assuré à Turin une influence que ne justifiaient d'ailleurs ni son caractère ni ses moyens. Il ne devait réaliser aucun des espoirs qu'on fondait sur lui. Trois ans plus tard, il était en Russie, quémandant en vain et très humblement des secours pécuniaires. Mais, en juillet 1790, on le considérait à Turin comme précieux et indispensable. «Dites à Froment, écrivait Condé, que son conseil pour le pape va être suivi. Mais je doute du succès. Le cardinal de Bernis non seulement n'osera pas le demander, mais même s'y opposera.» Il s'agissait d'obtenir un Bref ordonnant des prières publiques pour le roi. Et encore: «Recommandez à Froment de veiller à sa sûreté personnelle, car, indépendamment de l'intérêt que nous prenons à lui (cela est extraordinaire, mais cela est vrai), le sort de l'État tient peut-être à cette tête-là.»

Dans le Vivarais, dans la Lozère, dans l'Aveyron, on avait aussi des prêtres résolus à prendre les armes pour le roi, les abbés de La Bastide de La Molette, de Siran, de Bruges, de Lavondès, Claude Allier, son frère Dominique Allier, M. de Malbosc, le chevalier de Borel, le chevalier de Robiac, Marc-Antoine Charrier, ancien député aux États généraux, venu déjà à Turin pour protester de son dévouement à la cause royale. Sous le prétexte de délivrer les populations du Midi du joug protestant, ces personnages jetaient les bases de la confédération qui prenait le nom de Jalès, petit pays du Vivarais où elle devait se réunir. Pour en dissimuler le véritable but, ils avaient décidé que lors du premier rassemblement des confédérés, fixé au 17 août, ceux-ci seraient invités à prêter le serment civique. Mais, en réalité, c'est à un vaste soulèvement des royalistes du Midi qu'ils comptaient aboutir, et les princes connaissaient leurs projets[13].

Rebourguil, un énergumène, ancien lieutenant aux gardes du comte d'Artois, parcourait le Rouergue et le Quercy. Un major d'artillerie, échappé de Toulon, était envoyé en Franche-Comté, en Alsace, en Lorraine, pour se rendre compte de l'esprit des troupes «et notamment de l'artillerie». À Valence, on essayait de séduire le commandant militaire, M. de Graisin. On se plaignait de l'indifférence de la Normandie, du mauvais vouloir des députés de la Guyenne à Paris. «On voudrait qu'ils se souvinssent que nous existons et communiquent leurs résolutions.» Partout où se manifestait un symptôme de dégoût pour les idées nouvelles, à Montbrison, «où la population refusait de reconnaître les décrets de l'Assemblée,» à Brest, où «trois généraux venaient de rétracter leurs serments de fidélité au régime révolutionnaire», partout enfin «où les royalistes s'organisaient pour la résistance», on envoyait des émissaires à l'effet de recueillir des adhésions au parti des émigrés.

On essayait en même temps d'agir sur les Parlements et sur le clergé. Aux Parlements, on demandait des arrêts revendiquant la mise en vigueur des lois protectrices de la couronne; au clergé, une active propagande par la chaire. Si, quelque part, un sermon royaliste était prononcé, on l'imprimait à plusieurs milliers d'exemplaires et on l'expédiait dans les provinces.

Sur la foi de deux gentilshommes provençaux arrivés à Turin, MM. de Castellane et de Villeneuve, on se leurrait de l'espoir que la Provence se déclarerait quand on voudrait et fournirait de douze à quinze millions pour payer les frais d'une insurrection. On accueillait comme paroles d'Évangile les lettres d'un certain abbé de Vaugelas qui, venu à Lyon pour y prêcher le carême, se disait en état de faire élire le général d'Autichamp, fidèle ami des princes, commandant des gardes nationales du Dauphiné. On discutait les moyens d'agir sur les garnisons. On racontait avec complaisance que celle de Soissons, composée du régiment d'Armagnac, était prête à marcher sur Paris pour enlever le roi et le conduire à Lyon avec ses gardes du corps, après qu'il aurait protesté contre les actes et les décisions de l'Assemblée nationale.

Condé soufflait alors au comte d'Artois de se mettre à la tête des gardes nationales pour marcher sur cette ville qu'on disait prête à se soulever. On négociait afin d'assurer à ce grand mouvement les Espagnols, les Piémontais et les Suisses. Qu'ils consentissent à franchir la frontière qui les séparait de la France, et le succès était assuré. Le refus de la Suisse et une dénonciation portée au mois d'octobre à l'Assemblée nationale firent avorter le projet. Mais le comte d'Artois et le prince de Condé n'y renoncèrent pas, bien que Louis XVI l'eût désapprouvé. Le 16 mai 1791, dans une lettre à Mme de Polignac, il dira en parlant de son frère: «Notre jeune ami me donne de l'inquiétude. On le dit engagé dans un voyage au moins bien prématuré et qui pourrait tourner d'une manière funeste pour bien du monde.»

Le désaveu royal n'ébranlera pas la résolution des princes. On les verra encore, au mois de mai 1792, tenter de provoquer une émeute à Lyon. Ils seront alors à Coblentz. Ils reviendront à Turin, prêts à gagner Chambéry pour pousser plus avant. Mais la tentative sera prématurée, et ils devront rebrousser chemin en apprenant qu'au delà de la frontière, ils trouveraient l'armée du Midi que commande le général de Montesquiou.

Au milieu de ces vaines agitations se produisait parfois—trop rarement—quelque indice heureux, propre à surexciter les espérances souvent ébranlées. Un jour, c'était l'arrivée de députés auvergnats, conduits par les comtes de Fargues et de Bosredon, qui venaient offrir au comte d'Artois les services de quatre cents gentilshommes de leur pays. Ce fut l'origine de ce que l'on a appelé la coalition d'Auvergne. Cette coalition fournit à l'armée des princes un corps de plusieurs centaines d'hommes montés et équipés à leurs frais et qui, sous les ordres d'un lieutenant général et de deux maréchaux de camp, fit la campagne de 1792. Ce corps fut licencié après la retraite de Brunswick. Un autre jour, arrivait un envoyé de l'Ordre de Malte, le chevalier de Ligondès. Il apportait une réponse favorable à une démarche faite au nom du comte d'Artois auprès de l'Ordre par M. de La Tour du Pin, à l'effet de solliciter des secours pour un mouvement royaliste, qu'avec l'aide de l'Espagne il espérait fomenter dans le Gard. Le plan consistait à débarquer un corps de troupes à Aigues-Mortes et à marcher sur Nîmes d'où il serait aisé de favoriser le soulèvement du Midi. Le chevalier de Ligondès était chargé non seulement de promettre trois mille fusils, sept canons et quatre galères de transport, mais encore de demander que les chevaliers de Malte de nationalité française fussent autorisés à servir dans les rangs de la noblesse rassemblée pour la défense du roi. Il fut fait droit à leur requête. Il s'en présenta ultérieurement un assez grand nombre qui servirent honorablement dans l'armée des princes et dans l'armée de Condé.

D'autre part, Calonne, qui de loin proposait projets sur projets, avait conseillé la formation d'une armée de gentilshommes, destinée à devenir le noyau de celles que ne pouvaient manquer de lancer contre la Révolution les puissances coalisées. L'idée étant trouvée sublime, on s'était pressé de l'exécuter. Par l'intermédiaire de quelques royalistes restés en France et notamment du marquis de La Queuille et le marquis de Larouzière, un appel avait été adressé à la noblesse française pour l'inviter à émigrer et à s'enrôler sous les ordres des princes. Mais cet appel, pas plus que ceux qu'on adressait aux troupes, ne fut entendu. Le moment n'était pas encore venu où tout gentilhomme devait émigrer et aller s'enrôler dans les armées royales, sous peine de se déshonorer. C'est seulement un peu plus tard, lorsque les princes s'installèrent, le comte de Provence et le comte d'Artois à Coblentz, les trois Condé à Worms, que les enrôlements devinrent assez nombreux pour fournir deux corps, comptant en tout plus de vingt mille hommes. Quant aux proclamations parties de Turin, elles restèrent sans effet. Il n'arriva qu'une centaine de nobles disposés à servir. Il y avait parmi eux des magistrats, voire des gens de finances dont quelques-uns portaient gauchement l'uniforme dont on les avait affublés et prêtaient à rire. On les éparpilla tant bien que mal aux environs de la ville, faute de pouvoir profiter sur-le-champ de leur bonne volonté. Ils ne firent que grossir le nombre des oisifs français, dont les allures arrogantes avaient choqué et lassé les populations et qu'elles souhaitaient de voir partir. «Ces désœuvrés, écrivait Choiseul, ont rempli la ville de leurs discussions et de leurs querelles.» Il n'exagérait pas; il y eut des duels entre officiers et, dans l'un d'eux, mort d'homme. On ne doit donc pas s'étonner si, lorsque les émigrés quittèrent Turin à la suite des princes, les habitants ne purent contenir l'explosion de leur joie.

Sur ces entrefaites, avait éclaté à l'improviste, le 20 juin, la nouvelle de la mort de l'empereur Joseph II. On le savait hostile à la France en général, aux émigrés en particulier. On attendait mieux de son successeur Léopold. Si faible que fût cet espoir, il ouvrait cependant une perspective heureuse sur l'avenir.

Malheureusement les moyens manquaient d'exécuter tout ce qu'on rêvait et projetait. Si désorganisé que fût le gouvernement de Paris, c'était un gouvernement avec sa puissance et ses éléments d'action, contre lequel ne pouvait rien la poignée de paladins réunis en Piémont, qu'aucun État de l'Europe ne voulait écouter, le roi de France ayant fait déclarer dans toutes les capitales qu'il ne reconnaissait à personne, pas même à son frère, le droit de s'entremettre pour lui sans ses ordres et que, pour le représenter, il avait ses ambassadeurs qui, tous, occupaient encore leur poste.

Alors s'aggravait le dépit que causait au comte d'Artois son impuissance non seulement à sauver le roi, mais encore à empêcher qu'il fût sauvé par d'autres.

«Nous savons que La Fayette a montré à la reine une lettre du général Schederer (Autrichien) qui commande à Liège, par laquelle il lui offre secours. Si cette lettre n'est pas supposée par La Fayette, elle est aussi mauvaise qu'extraordinaire.»

C'est Condé qui parle ainsi le 14 avril. Le 17, son langage est pire encore:

«Vous savez comment s'est conduit le Bouillé. Aussi, je n'ai rien à vous dire sur ce que vous avez à mander à La Queuille à cet égard. Je crois bien que son ambition se tournerait à sauver le roi. Mais par de nouvelles notions qui nous sont encore parvenues, nous avons lieu de penser qu'il croit La Fayette dans cette intention et qu'il est en correspondance avec lui. C'est ce qu'il y a de pis. M. de Castries croit aussi La Fayette retourné. Si le roi se sauve par ce moyen, il ne fera que changer de prison et tout sera perdu sans ressources.»

Alors aussi, commençaient les amers découragements accrus par les lamentables nouvelles qu'apportaient de Paris les émigrés. Maintenant ils arrivaient en masse, à Turin comme ailleurs. L'émigration devenait à la mode. Ne pas partir, c'était se déshonorer. En juillet 1790, le ministre de France, Choiseul, signale au département des Affaires étrangères comme nouvellement arrivés à Turin, les princes de Tarente et de Rohan-Guémenée, les marquis de Barentin, d'Escars, de Courtemanche, de Miran, de Ferronnière, de Turpin, de Montesson; le comte et la comtesse de Vintimille, les comtes de Vérac, de Lévis, de Grammont, de Polignac, de Gourville, de Flotte, de Faucigny, le vicomte de Mirabeau, le vicomte de Berthier, le baron du Faucon, le baron d'Ailhaud, le chevalier de Lafargue, le chevalier de Bouglars, le chevalier de La Trémoïlle, M. Ferrand, conseiller au Parlement de Paris, M. de La Tresne, avocat général à celui de Toulouse, puis, pêle-mêle, sans titres, des magistrats, des officiers, des membres de l'Assemblée nationale: MM. de Lévignac, de Palarin, de Vernègues, Walsh de Séran, Pelletier de Morfontaine, de Roux de La Fare, de Pennetier de La Roque, de Beaune, de Colard, de Guilleragues, de Capdeville, de Lally-Tollendal, de Montmorency, de la Rochelambert, de Maussion, de Suffren. À la fin de sa dépêche, le ministre de France, après avoir exposé qu'il donnait aux nouveaux venus, chaque semaine, des dîners de vingt-cinq et trente couverts, ajoutait: «Ma position et mes devoirs deviennent chaque jour plus difficiles. Il serait à désirer que le roi voulût bien me faire connaître d'une manière positive ses vues et me donnât personnellement des ordres précis.»

Choiseul n'était pas le seul qui se préoccupât de la présence en Piémont de tant de Français en révolte contre leur pays. Le roi de Sardaigne s'inquiétait lui aussi de ce flot grossissant de fugitifs répandus dans ses États et qu'il était obligé de protéger contre les populations qui voulaient les chasser, redoutant qu'ils ne contribuassent, par leur nombre, à la hausse des objets de première nécessité. Il ne cachait pas le déplaisir que lui causaient les intrigues nouées par son gendre et le prince de Condé. Ces agitations incessantes, ces réunions d'émigrés chaque jour plus bruyantes et plus nombreuses, les efforts qu'ils tentaient auprès des cours éveillaient ses alarmes. Il craignait, en tolérant ces menées séditieuses, d'attirer sur son royaume les représailles de la France et sur sa couronne le ressentiment de ses sujets. Aussi tenait-il les princes sous une rigoureuse surveillance à laquelle ils ne parvenaient à se dérober que grâce à des prodiges d'habileté. Très inquiet, il armait sa frontière du côté de la Savoie et du côté de Nice, en maugréant contre ces émigrés que lui imposait son gendre et qui mettaient en péril la sûreté de ses États. «Ils croient épouvanter, disait-il; ils ne font qu'irriter ceux qu'ils prétendent soumettre; ils les exaspèrent et les rendent furieux.»

Il existe d'autres témoignages de l'opinion défavorable qu'il s'était faite de ses hôtes et des craintes qu'ils lui inspiraient. Au mois d'avril 1792, recevant à Turin le prince Belosselsky, ambassadeur de Russie, qui lui présentait ses lettres de créance, il lui ouvrait son cœur. «Les émigrés qui sont pour la bonne cause ne sont-ils pas, pour la plupart, des êtres dangereux par leurs inconséquences, leurs bravades et leur inconduite? Quelques-uns d'entre eux ont couru ici chez les fournisseurs et dans l'arsenal pour chercher des sabres propres à couper les têtes d'un seul coup. Je les crains et je les évite autant que je puis le faire honnêtement[14]

Son gendre n'était pas à l'abri de ses critiques. Il se plaignait notamment de la manière dont ce prince élevait ses fils, le duc d'Angoulême et le duc de Berry. Lui-même, profitant de la présence de ces jeunes gens à sa cour, entreprenait de réformer leur éducation, espérant que les malheurs de leur famille tourneraient à leur avantage.

«J'ai forcé d'Artois à convenir, disait-il encore à Belosselsky, que lorsqu'on avait, chez eux, l'espoir de certains droits à la couronne, on n'apprenait plus rien; on donnait un libre essor à toutes ses passions; on croyait être quitte du respect que tout le monde doit à la religion, aux mœurs, aux lois de l'État. Les flatteurs ne cessent de dire à leurs oreilles que l'État appartient au roi et à sa famille. Ce n'est pas vrai; c'est le roi qui appartient à l'État.»

La conduite des émigrés à Turin, si propre à attirer des orages sur la tête de Victor-Amédée, ne constituait pas l'unique cause de ses récriminations. Les Français réfugiés à Chambéry ne témoignaient ni de plus de bon sens ni de plus de perspicacité. Peu à peu, la Savoie s'était remplie d'émigrés. Il y en avait à Chambéry, à Annecy, à Aix, à Montmélian, au Bourget, à Saint-Genis, à Carouge, comme il y en avait à Nice, à Aoste et en Suisse. Partout, en Savoie, ils étaient admirablement reçus par la noblesse, les officiers, le clergé, les moines et les religieuses. Mais le peuple et la bourgeoisie leur faisaient grise mine, à Chambéry surtout, ou ils envahissaient tout, dédaigneux et provocateurs, étalant leur luxe, tenant le haut du pavé, raillant les vieilles coutumes de Savoie, la simplicité des existences, le défaut d'élégance des femmes, imposant au gouverneur de la ville leurs exigences à ce point que celui-ci, quand éclatait un conflit entre eux et les natifs, leur donnait toujours raison.

En outre, dans ce pays où les idées révolutionnaires prenaient rapidement faveur, grâce à l'active propagande à laquelle se livraient des émissaires envoyés de Paris, les émigrés conspiraient ouvertement, ne faisaient mystère ni de leurs espoirs ni de leurs projets de vengeance, correspondaient avec les royalistes du Midi et transformaient Chambéry, comme Turin, en un brûlant foyer de contre-révolution. Leurs intrigues offensaient la population non moins que leur attitude, et déjà des conflits destinés à renaître et à s'aggraver trahissaient des ressentiments réciproques.

C'est ainsi qu'au mois de mars 1791, le mariage du vieux et richissime émigré marquis de Morfontaine avec une Française veuve, jeune et belle, madame de Savigny, mettra aux prises, sous le plus futile des prétextes, des adversaires qui ne demandent qu'à en venir aux mains. À l'issue de la cérémonie religieuse, célébrée à la cathédrale au milieu d'une immense affluence de nobles et d'officiers, la nouvelle mariée a réuni les invités chez elle. Au cours de cette réception, un attroupement se forme sous les croisées, et la foule donne un charivari aux époux. Les émigrés s'irritent; ils descendent dans la rue pour faire cesser ce scandale. Ils parcourent la ville armés de sabres et de pistolets; mais le peuple tombe sur eux à coups de bâtons, en criant: «À bas la cocarde blanche! Les aristocrates à la lanterne!»

Ils sont obligés de se réfugier dans un corps de garde et d'y attendre que la nuit leur permette d'en sortir. Le lendemain, le port de la cocarde blanche est prohibé et tout rentre dans l'ordre. Mais le retentissement de cette affaire est considérable. Le roi Victor-Amédée, que d'autres incidents, non moins regrettables, désignent à l'Assemblée nationale comme un ennemi de la Révolution, commence à se demander avec angoisse si la France ne va pas lui déclarer la guerre, envahir ses États et soulever contre lui ses sujets qui désirent «que les Français leur apportent l'étincelle de la révolte».

À la fin de l'été de 1790, la situation ne se présentait encore avec ce caractère menaçant ni pour les émigrés ni pour le souverain qui leur donnait asile. Mais elle s'aggravait tous les jours. Le mouvement révolutionnaire en France avait échappé aux imprudents qui s'en étaient emparés en favorisant ses débuts, avec l'espoir de le maîtriser à leur gré. Ils étaient maintenant dépassés, emportés eux-mêmes, devenus suspects aux yeux des nouveaux maîtres de la nation. D'étape en étape, la Révolution avançait à pas de géant. À travers des journées sanglantes, elle en arrivait, au dehors, à menacer toutes les couronnes, à se créer des sympathies parmi les peuples, à devenir impitoyable aux émigrés qui osaient la braver, et, au dedans à annihiler le pouvoir royal, à faire le roi prisonnier dans son palais. Autour de ce prince s'agitaient des partisans intrépides, prêts à donner leur vie pour lui: le lieutenant général marquis de Bouillé, l'auteur du projet de fuite qui vint échouer à Varennes; le comte Axel de Fersen, grand seigneur suédois, familier de la cour aux jours heureux, et que les malheurs du roi et de la reine ne firent qu'attacher davantage à eux; le comte de Mercy-Argenteau, le compatriote et l'ami de Marie-Antoinette; Jean de Simolin, ministre de Russie à Paris; le baron de Breteuil, le comte de Durfort, le marquis de Bombelles, le baron de Gilliers, M. de Bonnières, le comte Eszterhazy, le général de Jarjayes, le baron de Flachslanden, le comte d'Agoult, le chevalier de Coigny, le baron de Goguelat, l'Anglais Crawford, le marquis de Bonnay, et enfin l'avocat Fernand Christin, mort en 1830, à Saint-Pétersbourg, dans les papiers duquel ont été retrouvées quelques notes sur les émigrés, notamment celle-ci:

«J'ai passé les premières années de l'émigration dans la société et l'intime intérieur des princes, dévoué à leur cause, que je croyais si belle et pour laquelle j'ai plusieurs fois exposé ma vie dans des voyages à Paris, aux moments les plus périlleux, pour les faire communiquer sûrement avec Louis XVI.»

Mais ces nobles dévouements, quoiqu'ils ne se fussent encore ni lassés, ni découragés, ne pouvaient plus rien. À Turin, le comte d'Artois ne pouvait pas davantage. Depuis plus d'une année, il se dépensait en démarches humiliantes auprès des cours; il avait dilapidé des ressources précieuses sans arriver à aucun résultat. C'est à son frère, c'est aux royalistes restés en France qu'il faisait remonter la responsabilité de ses échecs, tandis qu'il méritait seul d'en porter le fardeau. Il était seul coupable, coupable d'avoir voulu, en dépit de son inexpérience et de son incapacité, se faire une politique à lui, malgré son frère et contre son frère; coupable de n'avoir su ni la formuler, ni donner à ses efforts une direction unique, précise et raisonnée; coupable surtout d'avoir, par ses folles tentatives, ses imprudences, ses propos inconsidérés, ameuté l'opinion contre le parti du roi et compromis irréparablement la cause qu'il entendait défendre.

Louis XVI, Marie-Antoinette plus encore que lui, voyaient clairement le péril qui montait autour d'eux. Ils pressentaient qu'avant peu, leur couronne et leur vie seraient directement menacées. Mais ils avaient la conviction que, si leur situation déjà si compromise pouvait l'être encore d'une manière plus irréparable, c'était par l'intervention des émigrés, à qui ils reprochaient d'avoir, par leur fuite, diminué le nombre de leurs partisans et de leurs défenseurs. Sybell dit avec raison que la reine ne voulait pas triompher par eux, d'abord parce qu'elle ne croyait pas à la possibilité de rétablir l'ancien régime, dont ils se proclamaient les champions, ensuite, parce qu'à son avis, leur triomphe laisserait le roi dans l'ombre, et qu'en tous cas, l'apparence seule d'une alliance avec l'émigration anéantirait à jamais toute chance d'une restauration monarchique. Elle ne voyait que deux partis à prendre: fuir en Vendée, dans le Midi ou dans l'Est, ou s'appuyer sur les grandes puissances et surtout sur l'empereur Léopold, en dehors de toute intervention des émigrés.

Mais aucune de ces solutions n'était aisée. Tandis qu'aux Tuileries on croyait l'Europe uniquement occupée de la Révolution, l'Europe continuait à assister indifférente à l'écroulement de la maison de Bourbon. Loin de songer à intervenir pour sauver sa sœur, l'Empereur, guidé par d'égoïstes calculs, se contentait de l'inviter à quitter Paris, ce à quoi elle répondait fièrement: «Mon devoir est de rester où la Providence m'a placée, et d'opposer mon corps, s'il le faut, aux couteaux des assassins qui voudraient arriver jusqu'au roi. Je serais indigne du nom de notre mère, qui vous est aussi cher qu'à moi, si le danger me faisait fuir loin du Roi et de mes enfants.»

Ainsi, rien à attendre de l'Europe.

Il n'était pas plus facile de fuir, tant devenait rigoureuse la surveillance exercée autour de la famille royale. Vers la fin d'octobre, le roi songea à rejoindre le marquis de Bouillé, commandant en chef de l'armée de l'Est. Il lui fit communiquer son dessein par d'Agoult, l'évêque de Pamiers. Bouillé répondit que l'entreprise présentait trop de dangers pour qu'il fût d'avis d'y donner suite. «Si elle ne réussit pas, disait-il, elle perdra le roi et la monarchie.» Il préférait engager l'Empereur à faire avancer des troupes sur la frontière, en prenant pour prétexte l'atteinte portée par les décrets de l'Assemblée aux droits des princes allemands possessionnés en Alsace-Lorraine. Lui-même feindrait de vouloir repousser cette agression. Une adresse demanderait que le roi se mît à la tête de l'armée. Cette combinaison l'eût sauvé et lui aurait même permis de jouer le rôle de pacificateur. Mais, hélas! c'étaient là des plans irréalisables ou d'une exécution laborieuse, sans compter qu'on pouvait toujours craindre qu'à la première démonstration de l'Autriche sur la frontière, l'Assemblée ne traitât la famille royale en otage.

Elle n'était que trop disposée à rendre le roi responsable de la conduite des émigrés, et surtout de celle de son frère, le comte d'Artois. Comme pour justifier cette disposition, un mémoire portant la signature des princes venait de paraître, et, bien qu'ils n'en fussent pas les auteurs, il n'avait pu circuler sous leur nom que parce que le bruit se répandait qu'ils en préparaient un. Ce bruit était fondé. Depuis le 15 septembre, l'agitation des émigrés de Turin redoublait. De nouveau, on y rêvait de manifestations solennelles, d'éclatantes démarches auprès des cours. Au découragement survenu dans les premiers jours de l'été succédait une fiévreuse activité. C'est que Calonne était arrivé et prenait, dans les conseils du comte d'Artois, une situation qui tenait du favori et du premier ministre.[Lien vers la Table des Matières]

V
LA POLITIQUE DE CALONNE

Depuis le jour où, vers la fin de 1789, le comte d'Artois avait recouru à ses lumières et sollicité ses avis, Calonne ambitionnait de diriger la politique des émigrés non de Londres, et en quelque sorte en se cachant, mais ouvertement aux côtés du frère du roi. Quelle que fût cependant la vivacité de son ambition, il était trop fier pour s'offrir; il entendait qu'on l'appelât, ce qui ne pouvait être qu'autant que d'habiles intermédiaires suggéreraient au prince l'idée d'utiliser plus complètement ses services. Ces intermédiaires, il les chercha et les eut promptement trouvés en deux hommes avec qui il était lié depuis longtemps et dont il rêvait, les sachant en possession de la confiance du comte d'Artois, de faire ses bras droits dans la direction du parti royaliste. L'un était M. de Conzié, l'évêque d'Arras, l'autre le comte de Vaudreuil, un des favoris du prince.

Des quelques prélats que leur dévouement aux Bourbons et le droit de jouer un rôle transformèrent en agents politiques, il n'en est pas de plus entreprenant que Conzié ni de plus agité. Aux yeux des princes, c'était une forte tête; eu réalité, il en imposait surtout par son audace, «des airs de grenadier,» et un esprit plus inventif que sage. Mêlé à tout, pendant la durée de l'émigration, il n'y exerça cependant qu'une influence de surface. Ses idées, pour la plupart, restèrent en chemin, même celle d'une vaste ligue internationale contre la République française, dont le pape aurait pris l'initiative. Il la soumit à Pie VI, en 1791. Mais celui-ci refusa de prêcher la guerre et d'intervenir «dans la querelle des rois et des peuples», considérant que tel ne devait pas être le rôle de la papauté. Au moment où Calonne songeait à se l'attacher, Conzié n'avait pas encore donné sa mesure. Son rôle politique se bornait à avoir siégé dans l'Assemblée des notables et à avoir défendu les plus purs principes de la monarchie. Il passait pour prodigieusement ambitieux. Mais la dignité de sa vie épiscopale, les capacités d'administrateur dont il avait fait preuve dans son diocèse, lui avaient donné la réputation d'un homme éclairé et actif.

Tout autre était Vaudreuil. Entre les paladins de l'émigration, ce brillant gentilhomme, une des parures de la cour de France, le favori de la reine, le courtisan préféré du comte d'Artois, le tendre ami de la duchesse de Polignac, type accompli du noble d'ancien régime, se distingue par une sagesse relative, une raison réfléchie et même des principes de patriotisme tels que nous les comprenons aujourd'hui, qui permettraient de l'admirer s'il n'y avait trop souvent contradiction entre les conseils qu'il prodigue et dont est pleine sa correspondance avec le plus jeune frère de Louis XVI[15].

À lire quelques-unes de ses lettres, Vaudreuil est un politique et un patriote. Il gémit des imprudentes entreprises de son prince; il le supplie de s'abstenir de tout ce qui pourrait déplaire à la reine; il lui prêche la sagesse, l'union avec les membres de la famille royale; il voudrait que la contre-révolution s'opérât par l'unique action des Français, sans le concours de l'étranger.

«Toute influence étrangère ne ferait que réunir la nation entière et augmenter encore cette opinion de liberté, ce goût d'indépendance qui ne sont que trop généralement établis d'un bout à l'autre du royaume... D'ailleurs, je suis épouvanté des dangers que courraient le roi et la famille royale, prisonniers dans la capitale, si les puissances étrangères, à votre instigation, se mêlaient de nos affaires intérieures. En outre, je ne crois pas que nos alliés s'y déterminassent sans y être invités par le roi lui-même. Quant aux puissances rivales ou ennemies de la France, il serait bien dangereux, et il paraîtrait criminel de s'adresser à elles.»

Tout au plus, accepterait-il le concours de l'Espagne, parce que le souverain de ce pays est un Bourbon, et qu'entre lui et les Bourbons de France existe le pacte de famille. Mais il considère que les démarches en Espagne n'auraient aucun succès, si elles étaient faites sans l'aveu du roi. Il faut donc qu'avant tout, le comte d'Artois obtienne de son frère une autorisation propre à légitimer tout ce qu'on ferait pour sa liberté, pour sa gloire et pour le bonheur de son peuple.

Parlant des divisions qui ont éclaté entre les Tuileries et Turin, Vaudreuil écrit au comte d'Artois, le 21 mars 1790: «Défiez-vous de ces nouvelles, qui tendent à vous donner de la défiance contre le roi et la reine, de qui doivent émaner vos principales ressources. Ce n'est sûrement pas prudent ni honnête de vouloir diviser ceux qui ne peuvent rien que d'accord. Mais n'ayez donc pas la volonté positive de tout diriger et de ne vouloir recevoir aucune direction de ceux qui doivent la donner ... Vous perdriez tout si vous preniez ce parti. Il faut, au contraire, montrer toute confiance et en inspirer.» Le 28 août, il ajoute: «Un point bien essentiel est que l'union, la confiance règnent entre la reine et vous. Ne croyez pas ceux qui voudront vous diviser et vous inspirer une mutuelle défiance; ceux-là sont des imprudents, s'ils ne sont pas des ennemis cachés.

«Votre conscience ne peut être en sûreté qu'autant que vous vous entendrez avec le roi et la reine ... Vous ne pouvez rien sans eux, quoi qu'on vous dise.»

Des conseils analogues abondent dans ces lettres, en même temps qu'y transpirent des aveux tels que celui-ci, arraché à sa plume par les déceptions que lui causent, en 1793, la mollesse et la mobilité du comte d'Artois: «Il s'est bercé, il m'a tant bercé d'illusions, que j'ai perdu en grande partie ma confiance.»

En juillet 1795, au moment où les émigrés partis d'Angleterre sur une escadre anglaise venaient de débarquer à Quiberon, son patriotisme éclate: «Il m'est impossible d'agir concurremment avec quelque puissance que ce soit sans savoir à quel but on nous conduit. Je ne veux pas faire la guerre à mon pays; mais je voudrais la faire à la Révolution. Et jusqu'à présent je n'aperçois qu'une guerre faite à la France ... Ma conscience y répugne.» Il est d'ailleurs convaincu que c'est l'argent anglais qui a fait la Révolution. «Ils ne nous ont pas pardonné la guerre d'Amérique ... La conscience politique est terriblement large, et c'est une maxime reçue, surtout en Angleterre, que servir son pays, abaisser les puissances ennemies, est la première des vertus.»

Après avoir lu ces propos, qui font honneur à Vaudreuil, on ne peut qu'être surpris de l'entendre en tenir d'autres, sensiblement différents, et supplier l'Empereur d'Autriche de mettre l'Europe en mouvement contre la France, de le voir devenir la doublure de Calonne, qui est l'ennemi de la reine et qui recourt aux moyens que lui, Vaudreuil, a désavoués. Peut-être ces changements dans son langage se peuvent-ils expliquer par le développement des excès révolutionnaires. N'empêche qu'ils permettent de dire que deux hommes vivent en lui, et que les opinions de l'un sont fréquemment en contradiction avec les opinions de l'autre.

Il est vrai que lorsqu'il exprimait celles qui viennent d'être citées, il était à Rome, voyait tous les jours le cardinal de Bernis, subissait son influence, lui montrait les lettres du comte d'Artois auxquelles il répondait en s'inspirant des propos que lui tenait le vieux cardinal, homme d'âge et d'expérience, esprit sagace, prévoyant, modéré, qui se prêtait volontiers à faire tenir par Vaudreuil des conseils au prince et traitait son entourage de «talons rouges et de têtes folles». Lorsque, en arrivant à Turin, le comte d'Artois, se demandant à quel homme d'État il confiera la direction de la politique de l'émigration, consulte son ami pour savoir s'il vaut mieux la confier à Calonne qu'au baron de Breteuil, un autre ancien ministre du roi, ou s'il vaut mieux recourir à Breteuil préférablement à Calonne, Vaudreuil répond comme un sage.

Parlant de Breteuil, il dit: «Premièrement, croyez-vous qu'il voulût vous rejoindre? Secondement, n'est-il pas entièrement brouillé avec le prince de Condé? Troisièmement, a-t-il tout ce qu'il faut pour diriger une grande opération et décider sur un parti à prendre? Je lui crois une bonne tête dans un conseil; je le crois dans de très bons principes; il a aussi dans l'Europe quelque réputation ministérielle, des liaisons avec le Parlement. Mais est-il compatible avec Condé et avec Calonne? Plairait-il au roi et à la reine?»

Il est encore plus explicite en ce qui touche Calonne, et résolument il déconseille de l'employer. «Personne au monde ne l'aime plus que moi, personne n'est plus convaincu de la supériorité de ses talents, de ses ressources, de son génie et de sa loyauté; mais ici il faut considérer que l'opinion a tout fait, et qu'on ne peut avoir de succès qu'en ramenant l'opinion et les esprits égarés, en suivant un plan sage mais lent. Est-ce donc l'homme, que la calomnie a attaqué ainsi que vous, qu'il faut mettre en avant lorsqu'il s'agit de parler à l'opinion? Les préventions du roi et de la reine ne seront-elles pas un obstacle éternel à ce qu'ils approuvent tout ce qui viendrait de lui?... Au reste, vous pouvez vous servir de M. de Calonne pour des mémoires, des manifestes, et personne ne les fera comme lui. Mais s'il arrive à Turin, je crains que l'effet n'en soit funeste pour lui et pour nous.»

Qu'on ne s'y trompe pas, lorsque Vaudreuil parlait ainsi, il n'était que le porte-parole de Bernis auprès duquel il résidait. Mais son langage devait bientôt se ressentir de son déplacement. Lorsqu'en quittant Rome pour aller se fixer à Venise, à la suite des Polignac, il eut échappé à l'ascendant du cardinal, ses dispositions se modifièrent en ce qui concernait Calonne, de l'ambition duquel il devint presque, à son insu, l'instrument. Calonne en avait employé un autre: l'évêque d'Arras. Par ses soins et sur les conseils de Vaudreuil, ce prélat qui était à Londres fut mandé à Turin par le comte d'Artois, et lorsqu'il y fut, il engagea le prince à appeler Calonne auprès de lui. Cette fois Vaudreuil approuva par reconnaissance pour l'ancien contrôleur des finances qui lui avait, en d'autres temps, rendu maints services. C'était aller au-devant des désirs du comte d'Artois. Il se laissa donc aisément convaincre, et invita celui qu'on lui recommandait à venir le retrouver. Calonne promit et s'annonça. Le 7 août 1790, Vaudreuil écrivait à son prince: «Vous allez avoir un homme de génie qui est bien dévoué à la bonne cause en dépit de toutes les horreurs qu'il a approuvées. Il ne faut pas calmer son ardeur parce que son courage est aussi grand que ses talents.»

Du reste, Calonne se fit longtemps attendre. Il venait par l'Allemagne et l'Italie à petites journées, avec de fréquents arrêts. À Turin on ne savait à quels motifs attribuer son retard. On se demandait si les jacobins ne l'avaient pas fait assassiner, lorsque enfin il arriva. C'était à la fin d'octobre 1790. Mais alors il fallut vaincre les répugnances du roi de Sardaigne, qui redoutait, en le recevant, de déplaire à Louis XVI. Victor-Amédée ne céda qu'à la sollicitation de son gendre.

«Il souffrit, dit une note du maréchal de Castries, que M. de Calonne vînt incognito près de Turin, d'où il pourrait communiquer avec M. le comte d'Artois. Enfin, d'acte de faiblesse en acte de faiblesse, il parvint à se faire présenter à la cour, vis-à-vis de laquelle il avait prétendu avoir l'autorisation du roi et de la reine, afin de négocier à Londres, et que l'un et l'autre avaient approuvé son départ pour Turin. J'ignore jusqu'à quel point il en a imposé; peut-être que quelques expressions indirectes ont autorisé l'interprétation qu'il y a donnée, et elle a suffi apparemment au roi de Sardaigne.»

Conzié était déjà à Turin. Vaudreuil y arriva derrière Calonne, c'est encore le maréchal de Castries qui nous l'apprend. «M. de Vaudreuil est parti de Venise de manière à arriver à Turin en même temps que M. de Calonne; et dès leur arrivée, ils ont repris sur M. le comte d'Artois l'empire funeste qu'ils avaient eu à Versailles, et qui a eu des suites si malheureuses pour le corps de la noblesse en particulier. Le premier emploi qu'ils ont fait de leur crédit a été d'écarter le conseil intime que M. le comte d'Artois s'était formé, composé de MM. d'Autichamp, de Vintimille et de l'abbé Marie. Ils ont voulu rester seuls avec le prince, et ils ont associé à ce conseil l'évêque d'Arras.»

Ce ne fut pas le seul résultat de la présence de Calonne. À en croire le maréchal, elle activa l'ardeur intempestive du prince de Condé. «Il se lia avec les nouveaux conseillers pour faire admettre les idées qui, jusqu'à ce moment-là, avaient été rejetées; et sans connaître encore ce que l'Espagne, qui venait de faire sa paix avec l'Angleterre, voudrait ou pourrait faire; sans savoir précisément si les puissances d'Allemagne soutiendraient ou abandonneraient la France; dans le doute si l'armée française favoriserait les princes ou les repousserait; sans vouloir attendre ni les effets de la résistance du clergé sur les consciences, ni les suites de l'établissement de l'impôt, M. de Calonne a appuyé la proposition, que M. le prince de Condé faisait, d'aller se jeter dans Lyon, sur l'espérance d'une insurrection qui devait lui être favorable, et sur l'espérance la plus frivole. Cette insurrection, qui devait s'étendre de Lyon dans toutes les provinces, n'a jamais été appuyée que sur des bases fausses, sur des données incertaines, sur des extraits de lettres dont on n'a jamais vu les originaux, et sans savoir positivement quel jour le roi sortirait ou non de Paris, quoiqu'on se soit permis de dire faussement que Sa Majesté avait promis positivement de partir le 15 décembre.»

Ainsi, à peine à Turin, Calonne s'était emparé de la direction des affaires. Dans le but de former une coalition, il voulut employer Victor-Amédée. Mais ce dernier se retranchait plus que jamais dans une prudente neutralité. Aux exhortations de Calonne qui lui demandait de prendre l'initiative d'une manifestation en faveur de la monarchie, il opposait avec un flegme imperturbable d'inébranlables refus. Il répondait ce qu'avaient déjà répondu et devaient répondre encore l'Espagne, l'Autriche, l'Angleterre et la Prusse, à savoir que le roi de France seul pouvait requérir des secours, ce qu'il ne serait en état de faire que lorsqu'il aurait quitté Paris. Les puissances ne pouvaient agir tant que ses ambassadeurs dans les cours d'Europe tiendraient un langage opposé aux réquisitions secrètes que le comte d'Artois leur adressait.

Calonne se lassa bientôt de cette résistance. Il démontra au comte d'Artois que, tant qu'il résiderait à Turin, il n'obtiendrait aucun résultat parce que ses efforts seraient toujours paralysés par le mauvais vouloir de son beau-père. Il l'engageait donc à partir, à se rendre à Vienne auprès de l'Empereur pour y plaider lui-même sa cause. On touchait alors aux derniers jours de novembre. À cette date, le comte d'Artois, docile aux conseils de Calonne, était résolu à quitter la capitale du Piémont, où sa présence et celle du prince de Condé «excitaient trop le zèle des bons Français», et à partir pour Rome. Mais, soudainement, un autre incident surgissait.

Louis XVI, ayant appris l'arrivée de Calonne auprès de son frère, s'était alarmé de ce rapprochement. Afin d'en conjurer les effets, il avait donné de pleins pouvoirs pour traiter avec les gouvernements étrangers, au baron de Breteuil, le vieux rival de Calonne. Breteuil, ambassadeur à vingt-cinq ans, en 1758, était devenu, en 1783, ministre de la maison du roi, et n'avait quitté ce poste qu'en 1789. Il l'avait repris, mais pour quelques jours seulement, le 12 juillet de la même année. Puis à la fin de ce mois, il s'était retiré en Suisse, où la confiance du roi venait d'aller le chercher. Ses pouvoirs portent la date du 20 novembre. «J'approuve, était-il dit dans la lettre officielle qui les libellait[16], tout ce que vous ferez pour arriver au but que je me propose, qui est le rétablissement de mon autorité légitime et le bonheur de mes peuples.» C'est ainsi qu'aux efforts réitérés de son frère, le roi répondait par le plus formel désaveu, en déclarant qu'il entendait rester seul maître de ses opérations.

À peine investi de ces pouvoirs, Breteuil se mettait en relations avec Fersen, Mercy et Bouillé pour aviser avec eux aux moyens d'assurer l'évasion de la famille royale. Serait-ce à Metz que le roi se réfugierait? Serait-ce en Vendée? Fallait-il attendre pour tenter le coup que l'Autriche se fût décidée à faire avancer des troupes sur la frontière? Telles étaient les questions qu'il y avait lieu de résoudre. Breteuil les posait à ses correspondants. En même temps, il écrivait au comte d'Artois. Sans l'éclairer sur le véritable caractère de sa mission, il l'invitait à demeurer tranquille à Turin «jusqu'à ce que les affaires politiques eussent fixé la mesure d'intérêt que l'Europe prendrait aux affaires de France, et à s'occuper, en attendant, des affaires méridionales». Il donnait, sous cette forme, un aliment à l'activité du prince, tout en l'écartant des négociations diplomatiques où son ingérence ne pouvait que desservir les intérêts de la monarchie.

Cette lettre irrita le comte d'Artois, le prince de Condé et surtout Calonne. Dans la rentrée en scène de Breteuil, il pressentait une attaque de la reine contre lui. Il y crut d'autant plus que Breteuil affectait des tons de maître. Cependant le comte d'Artois sut se contenir. Il se contenta de répondre que, sans avoir reçu d'aucun souverain des engagements positifs, il se croyait en droit de concevoir de grandes espérances. Cette réponse faite, il continua à suivre aveuglément les conseils de Calonne, sans tenir aucun compte des ordres du roi. Secrètement, il se préparait à quitter Turin. Il avait écrit à l'empereur Léopold pour lui demander une entrevue, et envoyé sa lettre par un de ses familiers, le baron d'Escars. Puis, brusquement, il se décidait à faire partir Calonne, avec la mission d'appuyer sa requête. Lui-même, résolu à le suivre à peu de jours de distance, confiait ses projets à son beau-père, et obtenait de lui une lettre le recommandant aux bonnes grâces de Léopold.

Ce dernier avait déjà reçu du roi et de la reine de France l'instante prière de repousser tout projet les concernant qui ne serait pas présenté par eux-mêmes. Il était donc résolu à ne pas se prêter à une entrevue avec le comte d'Artois et le lui écrivit. Mais quand cette réponse arriva à Turin, le comte d'Artois et le prince de Condé, après avoir lancé contre l'Assemblée nationale un fougueux manifeste, étaient déjà partis, celui-ci pour Stuttgard, où il comptait réunir plus de moyens d'action qu'en Italie; celui-là pour Venise, afin de s'y trouver en même temps que l'Empereur, à qui Calonne était chargé de l'annoncer.

À Venise, les plus pénibles déceptions l'attendaient. Il n'y avait ni lettre impériale, ni nouvelles de Calonne. Il dut y rester très anxieux durant plusieurs jours. Le 26 janvier 1791 seulement, un courrier de Turin lui apporta les lettres attendues. Elles étaient désolantes. L'Empereur renonçait au voyage de Venise, et refusait de recevoir le frère de Louis XVI. Le prince dut en conclure que la mission de Calonne avait échoué. Et c'était vrai. Arrivé à Burckerndorf, petit village à quatre lieues de Vienne, Calonne qui voyageait incognito sous le nom de Dommartin, s'y était arrêté. De là, il avait écrit au comte de Cobenzl, ministre des affaires étrangères d'Autriche, pour lui annoncer son arrivée et solliciter de l'Empereur une audience. Quelques heures plus tard, il recevait une réponse négative. Léopold ne voulait s'entretenir ni avec le comte d'Artois, ni avec son représentant, ni maintenant ni plus tard.

Les termes de son refus, bien que ne laissant guère place à l'espérance d'une décision moins rigoureuse, ne découragèrent pas Calonne. Il envoya à Cobenzl un long mémoire destiné à l'Empereur. Dans ce mémoire, en date du 29 janvier, se trouvait nettement formulée contre La Fayette l'accusation d'avoir feint de vouloir sauver la famille royale, tandis qu'en réalité il ne songeait qu'à fortifier son propre pouvoir. «Différer plus longtemps d'agir, disait Calonne, c'est tout perdre; laisser le roi et la reine dans la situation à laquelle ils s'abandonnent, c'est les laisser périr et les exposer beaucoup plus qu'en les secourant malgré eux. Un secours puissant qui en imposerait aux scélérats, et rendrait Paris responsable de la sécurité de la famille royale, est le seul préservatif efficace.»

Propos inutiles; l'Autriche ne se décidait à aucun parti. Elle repoussait la sollicitation du comte d'Artois en alléguant la volonté du roi. Il répugnait à l'Empereur d'avoir l'air de favoriser les émigrés, de paraître compter sur leur concours. Sa sœur ne cessait de lui écrire pour le mettre en garde contre eux. Elle lui répétait que leurs menaces irritaient les Français, empêchaient les affaires de prendre une tournure meilleure. À Vienne, Cobenzl disait au marquis de Noailles qui s'y trouvait encore comme ambassadeur de Louis XVI: «Une première entrevue ferait tenir des propos, servirait peut-être les desseins de M. de Calonne en faisant accroire des choses qui ne sont pas, mais ne produirait certainement aucun changement dans les vues de Sa Majesté impériale.»

Tout contribuait donc à démontrer que Léopold ne pouvait se résoudre à la guerre. Il la jugeait inévitable; mais il l'ajournait sans cesse, soit qu'il voulût attendre d'être poussé à bout, soit qu'il cherchât, avant de l'entreprendre, à s'assurer quelque conquête pour prix de ses efforts ou des échanges de territoire. Les témoignages d'affection qu'il donnait à Marie-Antoinette n'allaient pas au delà des formules écrites. C'est ainsi qu'il avait fait remettre à M. de Montmorin une note déclarant qu'il regarderait comme adressées à lui-même, et vengerait les injures faites à sa sœur. Mais à des menaces de ce genre, plus dangereuses qu'efficaces, se bornait son intervention. Mercy lui-même, longtemps considéré comme l'ami dévoué de la reine, ne déployait plus, de Bruxelles où il résidait, qu'un zèle modéré, rendu impuissant par les lenteurs de sa cour et par les ordres qui lui enjoignaient de s'en tenir aux services purement personnels, de favoriser toute tentative d'évasion, mais de ne pas aller au delà.

De Ratisbonne, où il était bien placé pour juger des dispositions réelles de l'Autriche, Larouzière, le 23 août 1791, écrivait à Condé: «Je ne sais où La Queuille prend toutes les nouvelles qu'il m'écrit sur le ton de la plus grande assurance. Il croit que M. de Mercy l'a pris pour son confident, et moi je n'en crois rien, quel que soit le ton qu'il prenne avec lui. À en croire sa dernière lettre, nous approchons du dénouement. Ce sera pour moi un beau coup de théâtre, car je ne m'y attends guère.»

Breteuil, dans les démarches qu'au même moment, il multipliait au nom de Louis XVI, n'était pas plus heureux que le comte d'Artois. Mercy allait jusqu'à refuser de lui envoyer un chiffre que Breteuil lui demandait pour rendre plus facile et plus sûre sa correspondance, et il se faisait de ce refus un titre aux bonnes grâces du vieux Kaunitz.

À cette même époque, Marie-Antoinette écrivait à Mercy: «Il paraît que mon frère d'Italie ne sera pas reçu à Vienne. Je le désire fort. Ce voyage ne peut que nous compromettre de toutes façons, puisque celui qui veut l'entreprendre y va sans notre aveu, et que tous ses alentours et amis ne cessent de dire des horreurs de moi.»

Ainsi, les infortunes de la famille royale, loin de cimenter l'union de ses membres, ne faisaient qu'accroître et envenimer leurs dissensions. Ces dissensions elles-mêmes avaient pour effet de les affaiblir auprès de ceux dont ils sollicitaient le secours. Elles permettent de dire que, jusqu'à sa mort, le roi n'eut pas de pires ennemis que les émigrés, et qu'ils furent les principaux auteurs de ses maux. Après l'avortement de la mission de Calonne, le comte d'Artois, loin de presser son retour à Turin, résolut d'attendre à Venise son envoyé. Peut-être aussi espérait-il, malgré tout, que l'Empereur, dont le voyage en Italie n'était qu'ajourné, se départirait de sa rigueur, et consentirait à se rencontrer avec lui. Ainsi qu'on le verra bientôt, l'événement devait lui donner raison.

Presque au même moment, une affaire d'une autre nature sollicitait son attention. En conformité des votes émis par l'Assemblée nationale dans la nuit du 4 août 1789, à l'effet d'abolir les privilèges féodaux, un décret du 28 octobre 1790 avait invité le roi à traiter avec les princes étrangers propriétaires de terres en France, et qui devaient subir la loi commune. Plusieurs des Électeurs possessionnés en Alsace-Lorraine se refusaient à céder leurs biens, quoiqu'une indemnité leur eût été offerte. L'Empereur avait pris fait et cause pour eux, et demandait au roi de France le rappel des lois qu'il déclarait contraires au traité de Westphalie. Mais il n'était tenu aucun compte de ces réclamations. La France les repoussait en maintenant ses offres d'indemnité. À ce moment, la Diète germanique venait de se réunir à Ratisbonne, et les possessionnés lésés dans leurs droits de porter leurs griefs devant elle. Seule, elle pouvait décider sous quelles formes ils formuleraient leurs réclamations, s'ils demanderaient par les armes, avec l'appui de l'Empereur agissant en tant que prince allemand et chef de la Confédération, à être réintégrés dans leurs anciens privilèges, ou s'ils se contenteraient des indemnités que leur offrait l'Assemblée nationale, et si, dans le cas où ils se prononceraient pour une démonstration militaire, ils se borneraient à envahir l'Alsace et la Lorraine.

Entre ces diverses solutions, les émigrés devaient souhaiter celle qui rendrait la guerre inévitable. Le comte d'Artois crut qu'il serait utile à sa cause d'avoir à Ratisbonne un homme sûr qui pèserait sur les délibérations de la Diète, et la disposerait à repousser les propositions conciliatrices de la France. Il désigna pour remplir cette mission le marquis de Larouzière. C'est à Inspruck, où ce dernier se trouvait, qu'il reçut l'ordre de partir pour Ratisbonne et des pouvoirs ainsi conçus, datés de Venise le 11 février 1791: «Vu la captivité de mon frère et des aînés de ma maison, d'après les droits que me donne ma naissance, j'autorise le marquis de Larouzière à traiter en mon nom auprès de la Diète pour la déterminer à toutes les démarches qui pourront concourir au salut de la France et à la délivrance du roi.»

C'était le premier acte de ce genre que signait le comte d'Artois. Il constituait une véritable prise de possession du pouvoir royal. Des instructions s'y trouvaient jointes. L'extrait suivant les résume: «Le but de la guerre étant de réintégrer dans leurs droits les princes de l'Empire possessionnés en Alsace, le corps germanique pourrait bien se trouver satisfait quand il aurait envahi cette province, et ne pas aller plus loin. Il vaudrait donc mieux que les princes de l'Empire donnassent leur contingent en argent, et que la Diète, en déclarant la guerre à la France, chargeât l'Empereur de la faire. Ce serait pour l'Empereur sa reprise de possession de l'influence sur la Confédération que la Prusse lui avait enlevée.»

Le comte d'Artois espérait entraîner ainsi l'Allemagne dans une guerre contre la France, et la décider, une fois cette guerre commencée, à ne déposer les armes que lorsque le roi aurait recouvré son pouvoir. Mais pour accomplir une telle lâche, il fallait d'autres moyens d'action que ceux qu'il possédait. D'incorrigibles illusions pouvaient seules lui donner l'espoir d'y réussir. Larouzière partit pour Ratisbonne. Disons sans tarder qu'il n'obtint aucun résultat. Le désaccord régnait entre les membres de la Diète. Les uns étaient disposés à accepter les indemnités que leur offrait la France. Les autres, avant de se prononcer, voulaient savoir si l'Empereur les assisterait. D'autres enfin, comme les Électeurs de Trèves et de Mayence, alléguaient qu'ils n'avaient que des droits purement diocésains, de la perte desquels on ne pouvait les indemniser avec de l'argent. Entre ces intérêts contradictoires, Larouzière fut impuissant à faire prévaloir le parti que souhaitait le comte d'Artois. La résistance que rencontraient ses idées s'étayait sur la répugnance qu'éprouvait l'Autriche à se lancer dans la guerre, et sur ses efforts pour décider la Diète à accueillir les propositions de la France.

Les instructions que l'Empereur envoyait à ses agents se ressentaient de ces dispositions. Il ne se refusait pas d'entrer en campagne. Mais il aurait voulu n'intervenir que si la guerre civile éclatait dans le royaume. En vain lui démontrait-on que les mécontents étaient trop dispersés, trop surveillés, trop dépourvus de ressources pour combiner une révolte générale, tandis qu'au contraire, ils se soulèveraient le jour où ils seraient assurés de l'appui d'une armée étrangère; il ne voulait rien entendre. Cet entêtement convainquit Larouzière que Léopold cherchait surtout à affaiblir le parti des princes, à aggraver le désordre de la France afin d'être mieux à même de la démembrer. Fondée ou non, cette conviction eut pour effet de le décourager. Durant les deux années qu'il vécut à Ratisbonne, il y fut bien moins un négociateur que le correspondant du comte d'Artois, chargé de lui envoyer des informations.

Parallèlement à cette affaire, le comte d'Artois, par l'intermédiaire du ministre de Suède à Venise, négociait avec le sultan, duquel il sollicitait des secours pécuniaires s'élevant à plusieurs millions. Cette tentative n'ayant pas abouti, il se tourna vers la Prusse. Elle consentit à prêter quelque argent, mais ajourna toute décision au sujet de la guerre. Ce n'est pas qu'elle persistât dans l'indifférence qu'elle avait d'abord manifestée pour les événements qui se passaient de ce côté du Rhin. Elle commençait au contraire à s'en inquiéter. Un envoyé qu'elle entretenait à Vienne en vue des affaires de Pologne, le colonel Bischoffwerder, dans un projet de traité créant, en prévision de certaines éventualités, une alliance austro-prussienne contre la Russie, y avait introduit une clause relative à la France. Par cette clause, les deux cours s'engageaient à prendre le plus tôt possible des dispositions pour rétablir Louis XVI dans son autorité.

Mais, lorsque de cette formule vague et générale on passait aux détails et on cherchait à la préciser, on ne s'entendait plus. Quand l'Autriche parlait d'adresser au gouvernement français un solennel avertissement, la Prusse répondait, non sans raison, qu'une telle démarche ne pouvait être tentée qu'autant qu'on serait en état de l'appuyer militairement. D'autre part, elle entendait que chacun des contractants s'engageât à renoncer à toute conquête si Louis XVI était remis en possession de ses droits, et que pour le cas où la restauration échouerait, après que l'Alsace et la Lorraine auraient été conquises, on décidât à qui seraient attribuées ces deux provinces.[Lien vers la Table des Matières]

VI
LES ÉMIGRÉS ET L'EMPEREUR D'AUTRICHE

C'est au milieu de ces difficultés que s'engageaient des négociations isolées et partielles, et qu'elles ne s'engageaient que pour traîner en longueur, paralysées par l'impuissance des uns, l'égoïsme des autres et les craintes que la France inspirait à tous. Cependant, l'opinion se propageait que les chimères des émigrés et les violences jacobines exposaient l'Europe à de redoutables périls. L'Empereur commençait à s'émouvoir tout en déclarant qu'on ne pouvait rien entreprendre tant que la paix n'aurait pas été conclue entre les Turcs et les Russes.

Désespéré de ces longueurs, le comte d'Artois en attendait à Venise le dénouement, quand il fut averti par le bruit public que ses tantes, Mesdames Victoire et Adélaïde, venaient de quitter Paris et se rendaient à Rome par Turin. Elles étaient parties le 19 février 1791. Après leur départ, la foule irritée s'était portée sur le palais du Luxembourg, où habitait le comte de Provence, et, après lui avoir arraché le serment de ne pas quitter Paris, elle avait exigé qu'il allât se fixer aux Tuileries. Le comte d'Artois se mit en route aussitôt et arriva dans la capitale du Piémont à temps pour recevoir ses tantes. Il alla à leur rencontre jusqu'à Suze et la cour jusqu'à Rivoli, escortée, dit un rapport officiel, de douze cents carrosses. Elles ne firent que passer à Turin et se dirigèrent vers Rome, où le pape Pie VI leur réservait le plus flatteur accueil[17].

Après leur départ, le prince resta quelques jours encore auprès de son beau-père. C'est là qu'il reçut un envoyé de la reine, le comte de Durfort, chargé de le supplier, lui et le prince de Condé, de renoncer à des projets dont la réussite était douteuse «et qui nous exposeraient, disait Marie-Antoinette, sans nous servir». Mais il était résolu à ne rien entendre et repartit pour Venise, encouragé à persévérer dans ses projets par une lettre de Calonne. Son conseiller lui écrivait que les affaires prenaient une tournure meilleure, que le voyage de l'Empereur en Italie venait d'être fixé au mois d'avril, qu'il espérait le voir à Florence et obtenir là pour le comte d'Artois l'audience refusée à Vienne.

La France était encore représentée dans les États vénitiens par le marquis de Bombelles, un des favoris de la famille royale, qui fut plus tard évêque d'Amiens et aumônier de la duchesse de Berry. Lors du premier séjour du comte d'Artois à Venise, ce diplomate s'était tenu sur la plus grande réserve, en alléguant les ordres du roi. Au retour du prince, il se montra plus empressé et se mit à sa disposition. Il était averti au même moment qu'il allait recevoir des Tuileries, par l'intermédiaire de Breteuil, des lettres et un Mémoire destinés à l'Empereur, qu'on le chargeait d'aller lui remettre. Sans faire au comte d'Artois confidence de ce message, il offrit de seconder les efforts de Calonne pour obtenir l'audience que souhaitait le prince ou même d'en tenter de son côté si ceux de Calonne n'aboutissaient pas. Le prince agréa cette offre. Mais comme Bombelles n'était pas encore en état de partir, il fut convenu entre eux qu'avant de prendre une décision définitive, on attendrait d'avoir reçu des nouvelles de Calonne. L'attente se prolongea jusqu'en avril. Puis, Calonne écrivit de Florence que l'Empereur y était arrivé et avait consenti à le recevoir. Enfin lui-même revint. Il était parvenu à voir Léopold, à causer avec lui, mais sans en rien obtenir que de vagues promesses. Ce souverain alléguait plus vivement la nécessité de ne rien faire que d'accord avec Louis XVI. Il était averti que Breteuil allait lui faire tenir un message du roi. Dans ces circonstances, il ne croyait pas devoir se prêter à une entrevue avec le comte d'Artois.

Celui-ci, déçu dans son espoir, se trouvait donc obligé à recourir au marquis de Bombelles. Mais n'ignorant pas que ce diplomate était lié avec la reine, dont sa femme était l'amie, il eut le soupçon que c'est à lui qu'était confié par Breteuil le message que Léopold attendait de Louis XVI. Il le fit venir à Vicence, où Calonne l'avait rejoint, et l'interrogea. N'obtenant que des réponses évasives, il ajouta:

—Monsieur, ne connaissant pas les pouvoirs de M. le baron de Breteuil, je ne puis les reconnaître ni, à plus forte raison, donner une mission à quelqu'un qui agirait d'après ces pouvoirs. Parlez-moi franchement; si vous avez une mission du baron de Breteuil, je ne pourrai pas vous charger de mes affaires; mais en plaignant votre erreur, j'estimerai votre bonne foi.

Mis au pied du mur et ne pouvant se résoudre à trahir le secret qui lui était confié, Bombelles répliqua qu'il n'était chargé d'aucune mission, et qu'il acceptait d'autant mieux celle que le prince voulait lui confier, que les intérêts de celui-ci ne faisaient qu'un avec ceux du roi. Le comte d'Artois ne douta pas de la vérité de ce langage. Bombelles partit pour Florence. Il y était rendu peu de jours après, et, le 6 mai, il écrivait en ces termes à l'Empereur:

«Je supplie Votre Majesté de n'être point étonnée si je me trouve ici chargé d'une double mission, de la part de M. le comte d'Artois et de celle de M. le baron de Breteuil. Mais je conjure Votre Majesté d'être bien convaincue que, malgré mon attachement pour M. le comte d'Artois, mon devoir de fidèle sujet passe avant tout

Reçu par l'Empereur, il s'acquitta de son double message. Le comte de Durfort, qui se trouvait à Florence, l'avait accompagné à cette audience et appuya la requête du comte d'Artois. Ils plaidèrent tant et si bien que l'Empereur céda. Il consentit à recevoir Calonne à Vicence, quelques jours plus tard, et le comte d'Artois à Mantoue, où il devait être le 17 mai. Mais s'il revenait ainsi sur ses refus antérieurs, ce n'était pas pour encourager les ardeurs du prince; c'était au contraire pour les contenir. Il l'avait dit à Bombelles et à Durfort. Il le répéta à Calonne, auquel il accorda deux entretiens. Calonne exposa ses vues. Elles ne différaient de celles de Breteuil que sur un point. Calonne voulait pour le comte d'Artois et les émigrés une part dans l'action qui se préparait. Breteuil, parlant au nom du roi, entendait au contraire que les princes et leurs amis restassent à l'écart des événements. Calonne fit connaître à l'Empereur que le comte d'Artois se disposait à quitter l'Italie pour se rendre à Namur, où il serait plus rapproché du théâtre de la guerre, si elle s'engageait.

L'Empereur n'objecta rien à ces projets de déplacement. Il s'efforça seulement de modérer le bouillant conseiller des princes, de lui démontrer que toute tentative de contre-révolution partielle serait dangereuse et qu'on ne pouvait rien entreprendre qu'après l'évasion du roi, sur son instance, d'un commun accord avec l'Espagne, la Sardaigne et l'Empire, après s'être assuré que l'Angleterre et la Prusse ne s'y opposeraient pas. Mais il ne parvint pas à ébranler la conviction de son interlocuteur, Calonne voulait une action générale immédiate, dût-elle mettre en péril l'existence même du roi et de la reine, cette existence, disait-il, que la faiblesse des puissances étrangères envers la Révolution n'empêchait pas d'être menacée déjà. On se sépara sans s'être entendu sur aucun point.

L'entrevue de l'Empereur avec le comte d'Artois ne porta pas de meilleurs fruits. Elle eut lieu, le 17 mai, à Mantoue. L'archiduc de Milan présenta le prince français à Léopold. Celui-ci développa longuement les raisons données à Calonne. Il répéta que l'Europe serait réduite à rester immobile tant que le roi serait prisonnier. Le comte d'Artois protesta. Il mit beaucoup de chaleur à prouver qu'en ne faisant rien, on condamnait plus sûrement son frère à périr victime de ses bourreaux qu'en intervenant. Puis, l'Empereur ayant soutenu ses dires, lui-même en parut convaincu. Léopold profita de cette apparente résignation pour lui demander de retourner à Turin et d'y demeurer tranquille. Sur ce point, le comte d'Artois fut intraitable. Le séjour de l'Italie lui était devenu odieux. L'Empereur obtint cependant qu'il n'irait pas à Namur, mais qu'il s'établirait provisoirement à Coblentz, où son oncle l'Électeur de Trèves était disposé à l'accueillir, et qu'il ne chercherait pas à se rapprocher du prince de Condé. C'était promettre plus qu'il ne voulait tenir.

L'Empereur se contenta de cette promesse, et même, comme s'il eût cherché à atténuer ce que son langage avait eu de cruel pour le prince, il lui dit, au moment où ils allaient se séparer, qu'il tenterait de nouveau d'entraîner les puissances à agir de concert avec lui. Ce n'était qu'une phrase sans portée. Mais le comte d'Artois en jugea autrement. Il y vit un engagement d'intervenir. Plus tard, il se plaignit de ce que cet engagement n'était pas tenu. Une impartialité rigoureuse oblige à reconnaître que l'Empereur avait eu soin de ne s'engager sur rien, se conformant en cela aux désirs de sa sœur. Elle le suppliait d'attendre, avant de prendre aucune résolution, que la famille royale fût sortie de Paris. Elle le lui demandait encore le 1er juin, en le priant de s'en tenir aux communications de Breteuil et de Bombelles. Elle ajoutait: «Nous n'aurions point de secrets pour le comte d'Artois s'il n'était entouré de M. de Calonne et de M. le prince de Condé, dans lesquels nous n'aurons jamais confiance.»

Le voyage du comte d'Artois à Mantoue, sa visite à l'Empereur constituaient un acte formel de désobéissance à son frère. Ce n'était pas le premier; ce ne devait pas être le dernier. Déjà, au moment où il se mettait en route pour rejoindre Léopold, il avait reçu de Louis XVI l'ordre de renoncer à toute entreprise et de «s'enfoncer en Allemagne». Puis, le 23 mai, comme, après l'entrevue de Mantoue, il arrivait à Augsbourg, une lettre nouvelle apportée par M. de Bonnières l'invitait officiellement, au su de l'Assemblée nationale, à se garder de toute manifestation propre à exciter contre la France les puissances étrangères. Enfin, un peu plus tard, c'était une communication secrète de Breteuil, expédiée de Soleure, lui promettant que rien ne serait fait sans lui, mais lui enjoignant de ne rien faire sans le roi, dont sa conduite imprudente compromettait la sûreté. «Le roi agira quand il en sera temps, ajoutait Breteuil, et quand les intentions de ses alliés pourront être efficaces.» Ces exhortations avaient beau se multiplier, elles n'étaient pas exaucées.

Pour justifier sa résistance, le comte d'Artois objectait que, son frère n'étant pas libre, les ordres émanés de lui ne pouvaient être considérés comme l'expression de sa volonté. Ce n'était là qu'un prétexte. Il n'avait pas attendu pour désobéir que la liberté du roi fût devenue illusoire. Depuis longtemps il ne tenait aucun compte de ses désirs ni de ses avis. Encore à ce moment, malgré les ordres, malgré les prières, en dépit de l'engagement qu'il venait de prendre envers l'Empereur, il était résolu à n'agir qu'à sa guise. La seule marque de déférence qu'il crût devoir donner à son frère consista à lui envoyer de Mantoue, par un agent sûr, le récit de son entrevue avec l'Empereur, récit dans lequel étaient répétées avec une orgueilleuse exagération les assurances de dévouement qui lui avaient été données. Il partit ensuite pour l'Allemagne, après avoir confié au duc de Polignac le soin de le représenter à Vienne.

Mais alors se produisit un incident qui vint accroître, au grand dommage de la cause royale, les dissentiments existant déjà entre les Tuileries et le comte d'Artois. On a vu que Bombelles, en quittant le prince à Vicence, afin d'aller plaider pour lui auprès de l'Empereur, avait affirmé, contrairement à la vérité, n'être chargé d'aucun message de Breteuil. Comme l'Empereur, dans son entretien avec le frère de Louis XVI n'avait fait aucune allusion à ce message, le comte d'Artois ne songea pas à mettre en doute les affirmations de Bombelles. Mais à l'improviste, en arrivant à Vicence, après son départ de Mantoue, il eut la preuve du mensonge de Bombelles. Elle consistait en un brouillon de la lettre écrite par celui-ci à l'Empereur. Ce brouillon, oublié par lui dans la chambre de l'hôtel où il était descendu à Florence, venait d'y être trouvé par le comte de Talleyrand, ambassadeur de France à Naples, neveu de Calonne, amené là par le hasard et qui s'empressa de l'envoyer à son oncle. Heureux de découvrir ce témoignage de ce qu'il appelait la duplicité des Tuileries et de leurs agents, Calonne mit ce papier sous les yeux du comte d'Artois en accusant Bombelles de trahison. Loin d'excuser Bombelles, uniquement coupable de n'avoir pas voulu lui livrer les secrets du roi, et auquel il devait d'avoir été reçu par l'Empereur, le comte d'Artois s'emporta:

«On peut juger de la fausseté et de la scélératesse de cet homme, écrivait-il plus tard, car non seulement il avoue la double mission, mais il ne craint pas de laisser entendre que mes intérêts sont séparés de ceux du roi[18]

Bombelles étant revenu à Vicence et s'étant présenté chez le comte d'Artois, le prince l'interpella et lui reprocha durement son mensonge.

—J'ai agi d'après les ordres du roi, déclara Bombelles.

—Qu'est-ce que le roi, monsieur, dans ce moment-ci? s'écria le prince; il n'est de roi que moi, et vous me devez compte de votre conduite.

Bombelles répliqua vertement. Ambassadeur du roi, il ne devait compte de sa conduite qu'à Sa Majesté. Il se retira sur cette réponse et ne revit pas le comte d'Artois.

Il fallait citer cet incident. Il explique pourquoi, quelques mois plus tard, Bombelles ayant reçu du roi et de Breteuil une mission secrète pour Saint-Pétersbourg, le comte d'Artois en fut si froissé. En quittant Venise, Bombelles se rendit à Naples où il avait été précédemment ambassadeur. Il s'y croyait oublié. Mais la reine Caroline le traita comme s'il eût toujours représenté le roi de France, lui accorda une pension et le retint à sa cour jusqu'au moment où Breteuil l'envoya en Russie.

L'incident Bombelles agita longtemps l'Émigration. Il révélait de douloureuses rivalités et contribua à exciter l'un contre l'autre le parti du prince et le parti du roi. Vaudreuil, qui semblait parfois avoir perdu toute raison depuis qu'il avait échappé à l'influence du cardinal de Bernis et subissait celle de Calonne, écrivait, le 17 juin 1791, au comte d'Artois:

«Il n'y a qu'un parti à prendre, c'est d'exiger du roi que les pleins pouvoirs soient ôtés à M. de Breteuil et à M. de Bombelles, que vous soyez le seul représentant du roi, le seul accrédité près de l'Empereur et des cours. Votre position, la pureté de vos vues, l'amour de la noblesse, du clergé, la confiance des Parlements, vous donnent le droit de faire valoir avec autant de respect que de fermeté tous ces titres; et M. le baron de Breteuil est en horreur à tout le royaume; son nom seul suffit pour décourager les uns, effrayer ou indigner les autres et empêcher la réunion à un seul parti. Voilà ce que vous pouvez et ce que vous devez faire sentir au roi, avec le ton qui convient à un frère, à un sujet, mais aussi à un prince loyal et pur qui s'indigne d'être en concurrence avec un sot et un intrigant.»

De tels conseils étaient pour plaire au comte d'Artois. Il eût aisément pardonné à Bombelles, si le mensonge qu'il lui reprochait avait eu pour conséquence de décider le roi à confier à son frère la direction de sa politique au dehors. Mais telles n'étaient point les dispositions de Louis XVI. Le comte d'Artois ne le savait que trop. Il ne suivit donc pas les conseils de Vaudreuil. En revanche, il tint longtemps rigueur à Bombelles qu'il considérait comme le complice de Breteuil. Cependant, en 1804, il écrivait à Vaudreuil: «M. de Bombelles a pu avoir des torts envers moi. Mais je ne peux oublier que sa femme était l'amie de ma malheureuse sœur, et qu'en mourant, elle m'a recommandé la famille de son ami.»

Au cours de ces événements, à Paris, la situation s'aggravait. Mirabeau venait de mourir. Avec lui, la cour de France perdait un utile appui. Les périls auxquels étaient exposés le roi et la reine devenaient plus affreux. Autour d'eux, les dévouements s'égrenaient. Leurs amis s'éloignaient, contraints de fuir. Le 6 mai, Marie-Antoinette écrivait à Mercy:

«Vous savez que mon opinion a été, autant que je l'ai pu, la douceur, le temps et l'opinion publique. Mais aujourd'hui tout est changé. Ou il faut périr ou prendre un parti qui seul nous reste. Nous sommes bien loin de nous aveugler au point de croire que ce parti même n'a pas ses dangers. Mais s'il faut périr, ce sera au moins avec gloire; en ayant tout fait pour nos devoirs, notre honneur et la religion.»

Le parti dont parlait la reine consistait à fuir. Mais il ne paraissait réalisable que si l'Empereur faisait avancer douze mille hommes sur la frontière française, entre la Moselle et la Meuse, pour protéger les fugitifs. N'osant compter sur l'Autriche, Fersen, Bouillé et Breteuil sollicitaient d'autres puissances, notamment l'Espagne, la Suède, la Suisse et le Piémont. La Suède n'attendait qu'un signal et de l'argent pour agir. Breteuil avait reçu à Soleure une lettre du roi Gustave III, en date du 17 mai. Il y déclarait que la guerre qu'il venait de soutenir contre la Russie et ses embarras extérieurs l'avaient empêché d'intervenir activement pour le roi que toutes les puissances semblaient abandonner, mais que la paix avec les Russes étant faite, il offrait sept mille hommes sous ses ordres et des navires. Toutefois il exigeait des subsides et ne voulait intervenir que si le roi ne transigeait sur rien. «Tant que le roi est entre les mains des factieux, écrivait-il, des démarches éclatantes de notre amitié augmenteront ses entraves et ses dangers.» Après Varennes, il envoya un Mémoire à l'impératrice de Russie et au roi d'Espagne. Mais tout le dévouement dont il parlait sans cesse se traduisait en paroles. Il périt assassiné au moment où, sans doute, il allait passer à l'action.

L'Espagne avait, disait-on, déjà massé des troupes sur les frontières des Pyrénées. Le roi de Sardaigne était prêt à marcher avec dix mille hommes. On croyait pouvoir enfin compter sur le succès. Mais tout le monde reconnaissait qu'à Léopold seul il convenait de prendre l'initiative du mouvement; que seul il pouvait fournir des secours pécuniaires. Par malheur, précaires étaient les espérances que son attitude permettait de concevoir. C'eût été une illusion de compter sur lui. Bouillé le confessait à Fersen, dans une lettre en date du 18 avril. Mercy, de son côté, laissait entendre que, lorsque le roi aurait quitté Paris, les puissances se prononceraient en sa faveur, mais pas avant.

Nous avons laissé le comte d'Artois en route pour l'Allemagne. Le 22 mai, il était à Augsbourg. Il n'y fit qu'un séjour de vingt-quatre heures. En quittant cette ville, il entreprenait une tournée chez les princes de l'Empire afin de les rallier à l'idée d'une démonstration armée sur le Rhin. Il vit successivement le prince de Spire, l'Électeur de Mayence, le prince de Darmstadt. Au cours de ce voyage, pressé de renouveler ses ressources épuisées, il envoyait ses diamants en Hollande, afin d'en faire argent, cherchait à contracter divers emprunts. Puis, il mandait auprès de lui le comte Eszterhazy resté à Valenciennes. Enfin, dévoré du besoin d'agir, il envoyait à Bruxelles un de ses familiers, M. de Balainvilliers, ancien intendant du Languedoc, afin de décider le comte de Mercy à lui donner asile avant que les troupes impériales se missent en mouvement, de façon à ce qu'il pût entrer en France derrière elles. Mercy refusa très énergiquement de se prêter à cette lubie, en objectant qu'il n'était pas question de faire avancer des troupes sur la frontière. Déçu dans son espoir, le comte d'Artois se décida à aller attendre à Coblentz une meilleure occasion de se jeter dans la mêlée qui se préparait.

Le jour même où il partait pour s'y rendre, les communications que de Mantoue il avait expédiées à son frère, arrivaient à Paris. C'était le 2 juin. Elles trouvèrent le roi poursuivant avec activité, dans le mystère, l'exécution du plan d'évasion combiné par Fersen, Breteuil et Bouillé, avec le concours de Mercy. La fuite, dont la date n'était pas encore fixée, devait s'effectuer dans le courant du mois. La famille royale ne s'occupait que de ce grand projet. Les nouvelles données par le comte d'Artois, en ce qui concernait les dispositions de l'Empereur, ne parurent pas présenter tout l'intérêt qu'y attachait le prince. Peut-être aussi ne les accueillait-on qu'avec incrédulité. Et puis, on savait aux Tuileries que c'était Calonne qui menait le comte d'Artois, et on ne voulait rien devoir à Calonne, pas plus qu'aux émigrés, dans la crainte de se mettre sous leur dépendance si on leur laissait «le mérite d'avoir tout fait». Le roi se décida donc à n'apporter aucun changement dans les préparatifs commencés, se réservant de profiter, lorsqu'il serait en liberté, des intentions bienveillantes des puissances pour réclamer lui-même leur secours. Il se contenta d'envoyer un courrier à l'Empereur pour s'assurer de la vérité des communications du comte d'Artois et pour lui demander de nouveau de porter dix mille hommes sur la frontière afin de protéger sa fuite.[Lien vers la Table des Matières]

VII
SUR LA ROUTE DE COBLENTZ

Pendant ce temps, le comte d'Artois se dirigeait à petites journées vers Coblentz, en suivant les bords du Rhin. Le long de sa route, il traversait des villes déjà remplies d'émigrés. Depuis plusieurs mois, c'est sur l'Allemagne, où s'étaient rendus les trois princes de Condé, que se portait la partie jeune et active de l'émigration. Tous ceux qui sortaient de France dans le dessein de combattre par les armes le régime révolutionnaire, fixaient leur résidence à Francfort, à Cologne, à Mayence, à Worms, à Coblentz, à Bayreuth, à Mannheim, partout où ils étaient sûrs de trouver asile à proximité de la frontière française. Des émissaires royalistes travaillaient d'ailleurs à détacher les troupes de ligne de leur drapeau. Dans sa principauté d'Ettenheim, le cardinal de Rohan faisait ouvertement des levées d'hommes et contribuait à former la légion dite de Mirabeau. En arrivant en Allemagne, les Condé avaient trouvé dispersés sur les bords du Rhin près de trois mille de ces déserteurs fournis par les régiments de Berwick et de Dillon, la légion de Saint-Clair et les compagnies rouges. Échauffés d'un brûlant enthousiasme, ils avaient hâte d'entrer en France, de marcher sur Paris, afin d'en chasser l'Assemblée nationale et de délivrer le roi. En attendant, on les cantonnait dans les environs de Worms. De la place où ils étaient campés, entre la vieille cité germanique et le fleuve, ils apercevaient, se profilant sur l'horizon, les cimes des Vosges qui tenaient toujours présente à leurs yeux la patrie abandonnée, d'où ils n'étaient sortis qu'avec l'espoir d'y rentrer bientôt. Cette vue surexcitait leur ardeur, non moins que les allocutions enflammées qui leur annonçaient la prochaine arrivée de l'armée impériale.

La nouvelle de la venue du comte d'Artois produisit parmi eux une violente émotion. Ils se demandaient pour quelle cause il abandonnait la retraite qu'il avait trouvée chez son beau-père, le roi de Sardaigne, pour venir à Coblentz, l'un des points les plus rapprochés de ce qu'on croyait être le théâtre de la future guerre, et par conséquent l'un des plus exposés. Puis, quand on sut que c'est à cause de cela qu'il y venait, l'enthousiasme éclata de toutes parts. Cette installation d'un Bourbon à Coblentz, la formation du camp de Worms excitaient les cervelles. On interprétait ces actes imprudents comme une déclaration comminatoire adressée à l'Assemblée nationale, comme le prologue d'une marche sur Paris. Mais tandis qu'à Worms on se réjouissait, ailleurs la perspective des conflits qui se préparaient épouvantait les royalistes modérés, trop sages pour s'associer à cette joie. Lally-Tollendal écrivait à Burke:

«Des torrents de sang inonderont la France, des générations entières s'effaceront. Je frémis de le dire, mais la plus auguste maison de l'univers, ce trône glorieux dont les branches multiples ombragent encore tant de trônes et tant de peuples, sera peut-être desséché jusqu'à ses racines, et une tyrannie de fer, une anarchie dégoûtante, un démembrement hideux seront les trois choses entre lesquelles l'Empire français expirera.»

Sous l'influence des manifestations que provoquait sa présence aux bords du Rhin, le comte d'Artois eut bientôt perdu le souvenir des promesses qu'il avait faites a l'empereur Léopold et qu'au moment où il les faisait, il était si peu disposé à tenir. Il ne songeait plus de nouveau qu'à jouer un grand rôle, qu'à se rapprocher de Condé et des gentilshommes rangés sous les ordres de ce prince. Le séjour de Coblentz allait le mettre à portée de les voir à toute heure. C'est avec joie que, maintenant, il se rendait dans celle ville où naguère, avant d'avoir apprécié les avantages quelle lui offrait, il lui répugnait de se fixer. Ce n'était pas seulement le voisinage de Condé qui l'attirait là. C'étaient aussi les sentiments bien connus de Clément Wenceslas de Saxe, prince-électeur de Trêves, qui tenait sa cour à Coblentz. Oncle et fidèle ami du roi de France, ce petit souverain s'ingéniait à faire aux émigrés un accueil bienveillant. Sa maison leur était hospitalière. Son ministre, le baron de Duminique, avait ordre de les aider à se procurer le nécessaire et môme le superflu. Lorsque, le 2 juin, Édouard Dillon vint le prévenir que le comte d'Artois avait formé le dessein de s'installer à Coblentz pour quelques semaines, l'Électeur accueillit cette nouvelle avec une enthousiaste satisfaction. Par ses ordres, une brillante réception fut préparée en l'honneur du frère de Louis XVI. Il fit aménager, pour le loger, le château de Schonbornlurst, situé aux portes de la ville. Les émigrés français furent avertis de l'arrivée prochaine du prince, et invités à s'unir aux populations do l'électorat, pour lui faire un accueil digne de son rang.

Le comte d'Artois arriva dans la soirée du 15 juin. Sa suite se composait de soixante personnes. Calonne et Conzié, l'évêque d'Arras, y figuraient. L'électeur avait envoyé au-devant de lui un yacht qui devait le ramener par le Rhin avant le coucher du soleil. Mais une tempête allongea le voyage. Il était huit heures quand le comte d'Artois débarqua. Sur la rive, il trouva tous les Français résidant à Coblentz, à leur tête le comte de Vergennes, ministre du roi de France, et le comte Eszterhazy, «le cher housard,» comme il l'appelait, arrivé la veille. Aux dernières lueurs du jour, au bruit des acclamations et des salves d'artillerie, ils le conduisirent jusqu'au palais électoral. Dans la cour d'honneur, entre une double haie que formaient les gardes du corps, il fut reçu par l'Électeur qu'entourait le personnel de sa maison. Après les présentations, on soupa. Le souper terminé, des chaises de poste emmenèrent le prince et sa suite à Schonbornlurst où tout était apprêté pour les recevoir. Par ses dimensions, le vieux château se prêtait à toutes les nécessités d'une installation difficultueuse. Calonne et les gentilshommes qui accompagnaient le comte d'Artois y furent logés. Mme de Polastron, étant arrivée le lendemain, s'établit dans une maison louée pour elle, où le comte d'Artois, dès ce moment, prit l'habitude d'aller la voir quotidiennement, comme il le faisait à Paris, avant l'exil.

Durant la journée suivante, on reçut des nouvelles de l'Empereur, propres à refroidir les espoirs que le comte d'Artois, son imagination aidant, avait emportés de son entretien avec lui. Elles étaient envoyées par le duc de Polignac resté à Vienne. «Il ne sait ni dire non, ni faire oui», écrivait-il. Une fois de plus, on se trouva réduit aux incertitudes. Mais, par suite d'un événement imprévu, le plus grave et le plus décisif de celte période de la Révolution, les pénibles préoccupations nées de ces incertitudes allaient être reléguées au second rang.

Dans la soirée du 23 juin, les princes de Gondé étaient venus de Worms à Coblentz pour rendre visite au comte d'Artois. Sans s'arrêter au palais électoral où la cour était rassemblée, ils se firent conduire à Schonbornlurst. Ils conférèrent longtemps avec leur cousin. Lorsque l'heure avancée interrompit leur conversation, il fut décidé qu'on la reprendrait le lendemain. Mais, le lendemain, dès l'aube, le comte d'Artois fut réveillé par un courrier venu de Mons, porteur d'une lettre du comte de Provence. Monsieur faisait connaître à son frère que, dans la nuit du 20 au 21 juin, le roi et sa famille avaient quitté Paris, pour se rendre à Metz, où M. de Bouillé les attendait. Il ajoutait que lui-même était sorti avec Madame, que tandis qu'elle gagnait Tournay, où elle était, maintenant saine et sauve, il venait d'arriver heureusement à Mons, d'où il allait repartir pour Bruxelles, afin d'y recevoir les ordres du roi.

Le comte d'Artois n'était pas encore remis de son émotion, que la nouvelle de l'évasion de Louis XVI parvenait, par d'autres voies, à Coblentz. Elle ne portait rien qui ne fût la vérité. Le complot ourdi par Fersen, Mercy, Bouillé et Breteuil, à l'effet de hâter la délivrance du roi, venait de produire brusquement ses premiers résultats. Les prisonniers des Tuileries étaient en fuite. Grâce au dévouement de son ami le comte d'Avaray, Monsieur avait pu quitter Paris en même temps qu'eux. Ivre de joie, le comte d'Artois résolut de se rendre à Bruxelles sur-le-champ pour s'y réunir à ses frères. Accompagné seulement de Calonne et de l'évêque d'Arras, il se mit en route le même jour, après avoir écrit au roi, tandis que les Condé retournaient à Worms et qu'autour d'eux, la certitude de l'évasion excitait les esprits, inspirait des propos menaçants, ranimait des espoirs de représailles et suggérait les projets les plus étranges, comme celui de donner au trône une protection invincible, «en rétablissant des compagnies d'hommes d'armes pour faire un rempart à la monarchie».

À Bruxelles, le comte d'Artois allait éprouver une amère et cruelle déception. Quand il y arriva, on venait d'apprendre l'arrestation de la famille royale à Varennes et son retour à Paris. C'est le comte de Provence qui lui révéla ce nouveau malheur. Après une longue séparation, les deux frères ne se retrouvaient que pour mêler leurs larmes.

Pendant les jours qui suivirent, ce ne fut, autour d'eux, qu'affolement et désarroi. L'archiduchesse Marie-Christine pleurait sur sa sœur. Fersen, Mercy, les princes eux-mêmes ne savaient à quel parti s'arrêter. Ils espéraient que l'Empereur allait faire avancer des troupes sur la frontière. Mais l'ordre n'arrivait pas. Malgré les supplications de Monsieur, l'archiduchesse hésitait à y substituer les siens. Il arriva enfin le 4 juillet. C'était déjà trop tard pour qu'il pût être de quelque efficacité. Les portes de Paris venaient de se fermer sur le roi et sa famille; elles ne devaient plus se rouvrir devant eux.

L'empereur Léopold était à Padoue. Il y avait appris la fuite du roi, et, à quatre heures du matin, il était allé chez le duc de Polignac pour lui annoncer la nouvelle. En même temps, il expédiait à Marie-Christine l'ordre de faire marcher douze mille hommes à la rencontre des fugitifs. Il l'invitait en même temps à s'abstenir de toute négociation avec le comte d'Artois. Croyant le roi et la reine en liberté, il ne voulait connaître qu'eux. Mais, après le départ de son courrier, il lui en était arrivé un du prince de Condé, qui lui apportait le récit de l'aventure douloureuse survenue à Varennes. D'abord, il avait refusé d'y croire. Vaudreuil, qui était présent, s'était écrié:

—Si Bouillé n'a pas été tué, il sauvera le roi, et, comme on ne dit pas qu'il a été tué, je réponds que le roi est sauvé.

L'Empereur partageait cette opinion et s'était flatté de l'espoir que son beau-frère et sa sœur avaient pu s'enfuir de nouveau et se trouvaient en sûreté à Metz. Enfin, ayant reçu la nouvelle définitive de leur arrestation, il s'était alarmé pour eux, pour lui-même plus encore, et avait, sous le coup de son indignation, annoncé à Polignac et à Vaudreuil que ses armées ne tarderaient pas à marcher contre la France. Mais, préoccupé d'abord de la sûreté de ses États, il écrivait de nouveau à l'archiduchesse. Il importait qu'elle prît des mesures pour empêcher les émigrés, et surtout le comte d'Artois, de faire «des coups de tête», et l'invitait à s'y appliquer.

Il songeait ensuite au roi et à la reine de France. Prenant l'initiative d'une négociation diplomatique en leur faveur, il adressait une lettre pressante aux rois d'Angleterre, de Prusse, d'Espagne, des Deux-Siciles, et de Sardaigne, ainsi qu'à l'Impératrice de Russie. Il les engageait à s'entendre avec lui pour mettre un terme à la Révolution française, en envoyant à l'Assemblée nationale une déclaration commune, propre à produire sur les exaltés une impression salutaire. Cette déclaration qui devait être appuyée, le cas échéant, par des mesures de vigueur, portait que la cause du roi de France était et serait toujours celle des souverains. Elle exigeait la mise en liberté immédiate de Louis XVI et de sa famille, leur inviolabilité, le droit de se rendre là où ils voudraient et le respect auquel le droit de nature et des gens oblige les peuples envers leurs princes. Elle disait encore que les souverains se réuniraient pour venger, avec le plus grand éclat, les attentats ultérieurs que l'on se permettrait ou que l'on permettrait de commettre contre la sûreté, la personne, ou l'honneur du roi, de la reine et de la famille royale; qu'ils ne reconnaîtraient comme corps et constitutions légalement établis en France, que celles qui seraient revêtues du consentement du roi, jouissant d'une liberté parfaite, et enfin qu'ils emploieraient de concert les moyens que Dieu leur avait donnés pour faire cesser le scandale d'une usurpation de pouvoir, qui portait le caractère d'une révolte dont il importait à tous les gouvernements de réprimer le funeste exemple. Dans sa lettre au roi de Prusse, il agréait la proposition que, jusqu'à ce jour, malgré les efforts de l'envoyé prussien, Bischoffwerder, il avait écartée, celle d'une réunion à Pilnitz, en vue des affaires de Pologne, où seraient traitées incidemment celles de France.

Ces protestations portent la date du 10 juillet 1791. Elles constituent le premier acte d'intervention de l'Autriche entre Louis XVI et la Révolution. L'Espagne ne les avait pas attendues pour protester de son côté contre l'arrestation du roi de France. Averti par son ambassadeur à Paris de l'événement de Varennes, le ministre Florida Blanca y répondait dès le 1er juillet, d'Aranjuez, par l'envoi d'une note destinée à être soumise à l'Assemblée nationale et où se trahissait la volonté, tout en défendant Louis XVI, de ne pas éveiller les susceptibilités de la nation française.

Dans la lettre d'envoi adressée à l'ambassadeur d'Espagne et signée du ministre, il disait:

«Le roi a pensé que, telle qu'elle était, cette note était la meilleure réponse qu'il pût vous charger de faire à M. de Montmorin, pour qu'il la communiquât à l'Assemblée nationale, et que cette Assemblée pût connaître quelles ont été et quelles sont les intentions de Sa Majesté, relativement aux affaires du royaume de France et particulièrement dans le cas présent. Ainsi, je ne retarde point cet extraordinaire et je le réexpédie sur-le-champ a Votre Excellence en sortant de mon travail avec Sa Majesté.»

Quant à la note elle-même, elle était ainsi conçue:

«La retraite de Paris entreprise par le roi très chrétien avec la famille royale, et ses desseins, quoique ignorés encore par le roi catholique, ne peuvent avoir eu et ne sauraient avoir pour cause et pour objet que la nécessité de se débarrasser des insultes populaires, que l'Assemblée actuelle et la municipalité n'ont pas eu le pouvoir d'arrêter ni de punir; et de se procurer un lieu de sûreté, où le souverain et les représentants vrais et légitimes de la nation eussent pour leurs délibérations, la liberté dont ils ont été privés jusqu'à ce jour, privation dont on a des preuves, et des protestations incontestables dans des représentations des corps, et des provinces entières.

«C'est dans ce sens, dans celui d'allié le plus intime de la France, de proche parent, d'ami de son roi et de voisin le plus immédiat de son territoire, que Sa Majesté Catholique a le plus grand intérêt dans la félicité et dans la tranquillité intérieure de la nation française, et que, bien éloigné de penser à la troubler, elle a pris la résolution d'exhorter les Français, et elle les conjure de réfléchir tranquillement sur le parti que leur souverain a été forcé de prendre; de revenir sur les procédés outrés qui peuvent y avoir donné cause; de respecter la haute dignité de sa personne sacrée, sa liberté et son immunité, et celle de toute sa famille royale; et de se persuader que, toutes fois que la nation française ne manquera point à ses devoirs, elle trouvera dans le roi d'Espagne toute la considération et toutes les ressources conciliatoires et amiables qu'elle saurait désirer, en épargnant à Sa Majesté la nécessité douloureuse de réprimer les perturbateurs et les ennemis de ce système pacifique[19]

À Bruxelles, l'émoi causé par ces événements était long à s'apaiser. Le nombre des Français accourus au-devant du roi grossissait de jour en jour. L'archiduchesse gouvernante des Pays-Bas s'inquiétait de leurs allées et venues. Pressée de voir partir les princes dont la présence causait cette agitation, elle ne les accueillait plus qu'avec froideur. Monsieur s'était mis au lieu et place du comte d'Artois. Celui-ci s'effaçait docilement, abandonnait à son aîné la direction des affaires. Mais il se dépensait en bravades, en propos imprudents, faisait grand bruit de ce qu'il appelait les promesses de l'Empereur, montrait à tout venant une lettre du roi de Suède, proposant de former une ligue contre la Révolution et d'en prendre le commandement. En un mot, il s'agitait si follement que Monsieur était obligé d'intervenir pour le faire renoncer à toute démarche précipitée. Calonne, idole des exaltés, s'efforçait de démontrer au comte de Provence qu'il était peut-être heureux que le roi eût été empêché de prendre le pouvoir, puisqu'on pouvait tout redouter de sa faiblesse et du mauvais esprit de la reine. Il lui suggérait l'idée de se proclamer Régent du royaume.

Monsieur se laissait séduire par cette proposition, qui lui semblait répondre aux intentions du roi. Il venait d'apprendre par Fersen qu'au moment de quitter Paris, le soir du 20 juin, Louis XVI avait manifesté l'intention de confirmer, s'il n'était délivré, de pleins pouvoirs antérieurement donnés par lui à l'aîné de ses frères, et qu'il avait ensuite annulés. Ces pouvoirs, s'ils étaient renouvelés, faisaient de leur dispositaire, en remplacement du roi prisonnier, le véritable dispensateur de l'autorité royale. Monsieur s'en croyait investi déjà. Il parlait et agissait en maître, tandis que, confiants dans son énergie et son habileté, beaucoup de gens commençaient à croire, comme Calonne, que c'était pour un bien qu'en ces circonstances difficiles, Louis XVI fût empêché de gouverner.

Le lendemain de l'arrestation du roi, un aubergiste de Bruxelles disait à un émigré qui se lamentait sur cet événement:

—Consolez-vous, monsieur; cette arrestation n'est pas, je crois, un si grand malheur. M. le comte d'Artois avait, ainsi que vous, l'air attristé. Mais tous les messieurs qui étaient dans la voiture avaient l'air très content.

Il est certain que, parmi les émigrés, il y en eut qui redoutaient que Louis XVI redevînt libre et reprît le pouvoir, convaincus qu'il voudrait l'exercer avec les constitutionnels, à l'exclusion des partisans de l'ancien régime. C'étaient les mêmes qui, plus tard, se réjouissaient de la mort de Louis XVI et qui appelaient Louis XVIII, réfugié à Mitau, «le plus grand jacobin du royaume». Ils tenaient le haut du pavé, soutenus par Calonne. Ils cachaient si peu leurs sentiments que, le 10 juillet, un envoyé du roi étant venu à Worms pour porter à Condé l'ordre de renoncer à combattre contre la France, il dut s'enfuir pour se soustraire aux violences des émigrés «très montés contre le roi et contre lui».

Cependant, dans la pensée de Fersen, les pouvoirs dont s'autorisait le comte de Provence ayant été annulés, ne lui donnaient aucun droit; c'est à tort qu'il les invoquait à l'appui de ses décisions. Fersen, qui était resté en relations avec Marie-Antoinette,—il put communiquer avec elle jusqu'au 10 août—lui demanda s'il convenait d'octroyer ces pouvoirs à Monsieur, et de le laisser libre de se servir de Calonne ou de lui imposer Breteuil. En réponse à cette demande, l'ordre vint, le 8 juillet, de les renouveler dans la forme où ils avaient été donnés une première fois. Cet ordre les limitait strictement à des négociations avec les souverains étrangers, ayant pour but le rétablissement de la tranquillité dans le royaume, la démonstration des forces ne devant être que secondaire: «Je donne tout pouvoir à mes frères de traiter dans ce sens-là avec qui ils voudront et de choisir les personnes pour employer dans ces moyens politiques.» La reine, négligeant de parler de Calonne, ajoutait: «Il sera important que le baron de Breteuil se réunisse avec les frères du roi et ceux qu'ils choisiront pour cette importante communication.»

Quelques jours plus tard, ces pièces furent remises aux princes à leur arrivée à Coblentz. Mais ils n'en tinrent aucun compte. C'était toujours entre l'Émigration et Paris le même dissentiment. Le roi et la reine s'opposaient à toute démonstration armée, convaincus qu'elle leur coûterait la vie et qu'il valait mieux attendre que le roi eût acheté sa délivrance par des moyens amiables, notamment en adhérant à la Constitution. Les princes, au contraire, ne voyaient de salut pour la Monarchie que dans l'emploi de la force et ne songeaient qu'à ameuter l'Europe contre la France. Monsieur, chapitré par le comte d'Artois, entendait se substituer au roi, gouverner pour lui, conserver Calonne qu'à ce même moment il envoyait à Londres solliciter les secours de l'Angleterre ou tout au moins sa neutralité. Il voulait enfin écarter Breteuil pour lequel il professait les mêmes sentiments que son plus jeune frère. Il lui mandait que ses pouvoirs étaient révoqués, et lui ordonnait de venir les lui remettre à Coblentz. Ainsi, dans la pensée des princes, Louis XVI n'était plus qu'un souverain détrôné, malgré lequel il fallait, même au risque de le pousser à l'échafaud, sauver la couronne qu'il ne pouvait plus défendre.

Le 5 juillet, les deux frères étaient à Aix-la-Chapelle, où le roi de Suède passait l'été et leur avait donné rendez-vous. Il leur renouvela les assurances de son dévouement à Louis XVI et se déclara de nouveau prêt à se mettre à la tête d'une ligue contre la Révolution. Il se plaignit de ce que l'Empereur ne lui avait pas écrit après Varennes, comme aux autres souverains, pour lui demander son concours. Enfin, il fut d'avis que Monsieur devait prendre le titre de Régent, afin de parler à l'Europe, dans l'intérêt de son frère, avec plus d'autorité.

Excités déjà par l'accueil du roi et par son langage, les princes le furent plus encore par l'apparition de Bouillé. En proie au plus affreux désespoir, à la suite de l'arrestation du roi qu'il n'avait pu empêcher, Bouillé manifestait autant d'exaltation que de douleur. Il avait écrit à l'Assemblée nationale une lettre foudroyante, et maintenant il ne parlait que de vengeance.

«Je connais les chemins qui mènent à Paris, s'écriait-il; j'y guiderai les armées étrangères, et de cette orgueilleuse capitale il ne restera pas une pierre.»

Non content de tenir ces propos, il écrivait encore:

«Les imprudents! ils me traitent de fanfaron; ils ne savent pas que les coups que j'annonce sont déjà portés; que, dans ce genre, je donne toujours plus que je ne promets; que l'orage est prêt d'éclater sur leur tête, et que notre entreprise aura moins l'air d'une guerre que d'une entrée.»

L'échec qu'il venait de subir, le dépit de son orgueil blessé, l'inutilité de son dévouement pouvaient faire comprendre ces propos, sinon les excuser. Mais ce qui paraîtra moins explicable, c'est la crédulité avec laquelle les écoutaient les frères de Louis XVI. Bouillé, quoique vaincu, leur parut devoir être invincible si les moyens lui étaient donnés de renouveler sa tentative. Ce fut un motif nouveau pour persévérer dans leurs projets.

Après leur entrevue avec le roi de Suède, les princes avaient pris la route de Coblentz. En passant à Bonn, ils y trouvèrent Breteuil, qui les attendait. Tout en reconnaissant que les pouvoirs qu'il tenait du roi étaient singulièrement affaiblis par ceux que Louis XVI venait de donner à ses frères, il refusa de s'en dessaisir avant d'avoir reçu les ordres de son souverain. Le sévère et hautain langage de Monsieur ne fit que l'encourager dans sa résistance. Certain qu'il possédait toujours la confiance du roi, il s'éloigna sans avoir cédé. Il ne se trompait pas. Quelques semaines plus tard, un envoyé des Tuileries, M. de Vioménil, lui apportait un nouveau témoignage de cette confiance, en confirmant expressément le mandat qui faisait de lui l'unique agent royal accrédité auprès des cours étrangères.

Le 7 juillet, les princes arrivaient à Coblentz. La comtesse de Provence, femme de Monsieur, les y avait précédés. Ils furent reçus avec les honneurs prodigués une première fois au comte d'Artois. Cent officiers français à cheval allèrent à leur rencontre à une lieue de la ville, et les ramenèrent à Schonbornlurst, où le ministre de France Vergennes, et après lui les émigrés, vinrent leur rendre leurs devoirs. Durant quinze mois, la cour des princes allait devenir l'âme de l'émigration, et le plus ardent foyer des coalitions formées contre la France.[Lien vers la Table des Matières]

LIVRE SECOND
COBLENTZ

I
LA DIPLOMATIE DES PRINCES

Au moment où le comte de Provence et le comte d'Artois venaient s'établir à Coblentz,—juillet 1791—résolus, comme ils le disaient, à faire de grandes choses, à Paris, la situation politique s'était une fois de plus modifiée. Après l'arrestation de la famille royale à Varennes, quand, rentrée à Paris, elle croyait avoir tout à redouter du parti jacobin, ce parti brusquement avait paru s'affaiblir et perdre de son crédit. Les hommes considérés comme exerçant sur les affaires une action puissante se prononçaient ouvertement pour la conservation de la monarchie et du roi, pour le rétablissement de l'ordre. L'Assemblée elle-même semblait disposée à user de son influence pour assurer l'exécution des lois et finir la Révolution. La reine, influencée par Barnave, se reprenait à espérer. Elle ne croyait pas que de l'état de choses qui s'annonçait, le roi pût tirer toute l'autorité nécessaire à sa couronne. Mais elle pensait, elle l'écrivait à l'Empereur son frère, que les vœux de la nation étant exaucés, la famille royale serait à l'abri de nouveaux malheurs.

En conséquence, elle était plus que jamais d'avis qu'on devait renoncer à l'emploi de la force, et ne tenir aucun compte des démarches des émigrés. Tout le commandait: les dangers auxquels son mari, ses enfants, elle-même étaient exposés, l'exaltation du pays décidé à se défendre s'il était attaqué, la nécessité d'éviter l'effusion du sang qui résulterait d'une conflagration générale. Elle détournait donc son frère de toute idée agressive. Elle l'engageait même à reconnaître la Constitution dès que le roi l'aurait acceptée. Elle espérait que, par cet acte éclatant qui entraînerait toutes les cours, l'Empereur inspirerait confiance à l'Assemblée, se mettrait à même d'exercer quelque influence sur les affaires de la France, et de devenir son allié.

L'Empereur ne cherchait que prétextes pour ne rien faire. Les pressants conseils de sa sœur servaient trop bien ses desseins pour qu'il hésitât à les suivre. C'est parce qu'il s'était empressé de s'y conformer que les princes, en arrivant a Coblentz, allaient ressentir de nouveau l'effet de ses fluctuations, lesquelles arrachaient à Polignac ce cri de découragement: «Il ne sait ni dire non, ni faire oui.»

L'Empereur répétait que la guerre pourrait être évitée, qu'avec le temps, l'autorité royale reprendrait racine. Renchérissant sur l'opinion exprimée par Marie-Antoinette, il poussait le roi à se réconcilier avec les chefs des partis politiques, à se montrer de plus en plus froid pour les émigrés. À ceux qui lui conseillaient quand même une démonstration militaire, il objectait qu'on ne pouvait rien sans un accord entre toutes les cours, et imputait au mauvais vouloir de quelques-unes d'entre elles la responsabilité des retards qui reculaient sans cesse cet accord. Enfin dans ses instructions à ses agents, il leur recommandait de ne rien faire de ce que demandaient les émigrés: «Ils sont bien à plaindre, écrivait-il, ils ne pensent qu'à leurs idées romanesques, à leurs vengeances, à leurs intérêts personnels. Ils croient que tout le monde doit se sacrifier pour eux, et ils sont bien mal entourés.»

Les dispositions que révèle ce langage étaient au rebours de celles des princes, toujours désireux de lancer contre la France les armées coalisées de l'Europe. Comme pour exciter leurs espérances et encourager leurs projets, le comte de Fersen arrivait à Coblentz derrière eux, le 25 juillet. Après Varennes, il s'était rendu à Aix-la-Chapelle, où l'attendait son souverain, le roi de Suède. Par son ordre, il était parti sans délai pour Vienne, chargé d'intéresser l'Empereur à l'expédition que méditait son maître, et d'obtenir que l'Autriche y prêtât la main. Gustave III offrait seize mille hommes et des navires pour les transporter. Il demandait à l'Autriche de les recevoir dans le port d'Ostende, et de lui fournir des subsides. Il avait envoyé à Catherine, avec laquelle il venait de conclure la paix, le comte de Saint-Priest, l'ancien ministre de Louis XVI, réfugié dans ses États, pour solliciter d'elle quelques milliers d'hommes destinés à grossir l'effectif de son expédition. C'est en allant à Vienne que Fersen s'arrêtait à Coblentz pour présenter ses hommages aux frères du roi de France.

Il apprit par eux ce qu'il ignorait encore, qu'au lendemain de l'arrestation de Louis XVI, l'Empereur d'Autriche avait fait appel à toutes les cours, sauf à celle de Suède. Cette nouvelle l'attrista. Elle était d'un fâcheux augure pour la commission dont Gustave-Adolphe l'avait chargé. Comme il faisait part de ses craintes aux princes, ceux-ci s'offrirent à seconder ses démarches. Ils écrivirent aussitôt à l'Empereur pour lui demander d'admettre Gustave-Adolphe dans la coalition. Un courrier emporta leurs lettres quelques heures après l'arrivée de Fersen, de façon à le précéder à Vienne. Lui-même, quand il manifesta le dessein de partir sans retard, fut prié d'attendre Calonne, qui, de Londres où il venait de passer quelques jours, avait annoncé son retour prochain.

L'attente de Fersen ne fut pas longue. Le lendemain, 26 juillet, Calonne se présenta dans la soirée chez les princes, encore tout ému d'un accident qui avait failli lui coûter la vie, sa voiture ayant versé dans le Rhin. Il se disait enchanté de son voyage en Angleterre. Ce n'est pas qu'il eût obtenu les secours qu'il était allé solliciter. En réponse à ses demandes, Pitt avait objecté que s'il prenait parti pour les princes, une violente opposition se formerait dans le Parlement contre lui. Mais il avait promis de rester neutre entre la France et la coalition; et cette promesse, qu'il se vantait d'avoir arrachée à Pitt, était interprétée par Calonne comme une victoire remportée par son savoir-faire.

Quant à la régence dont Monsieur cherchait à se parer, en raison de la captivité du roi, Calonne prétendait avoir, au cours de son voyage, acquis la certitude qu'elle serait acceptée avec plaisir par les puissances. Effet d'un mirage dont personne, à Coblentz, n'était le jouet au même degré que Calonne, ou mensonge volontaire, cette affirmation ne reposait ni sur la vraisemblance ni sur la réalité. Une fois de plus, le conseiller des princes s'abandonnait à ses illusions. Il n'était pas jusqu'à l'engagement prétendu de l'Angleterre de rester neutre, qui ne fût beaucoup moins positif qu'il ne le disait. Mais les princes avaient confiance en lui. Ils ajoutèrent foi à ses affirmations. Seul, Fersen ne s'y trompa pas. Au moment de monter en voiture pour se rendre à Vienne, il écrivait: «Calonne parle de certitudes qui me paraissent aussi vagues que celles dont il se berce depuis dix-huit mois.» Et jugeant avec une égale indépendance et un égal sang-froid les émigrés de Coblentz, il ajoutait: «J'ai trouvé les princes, et surtout Monsieur, très raisonnables. Mais leurs entours! c'est un foyer d'intrigues abominables où l'intérêt général est toujours sacrifié à l'intérêt particulier.»

À une date ultérieure, l'accusation de Fersen eût été plus juste encore. Mais, dès ce moment, il en voyait assez pour prévoir les odieux calculs qu'allaient faire naître l'égoïsme et les ardeurs des émigrés. Du reste, quiconque les approchait et les observait froidement parlait d'eux avec la même sévérité. L'Empereur, qui avait, il est vrai, intérêt à les noircir, ne cessait de se plaindre de leurs indiscrétions et de leurs exigences: «Ils veulent me mettre en avant, me faire agir, et me faire payer pour tous. Ce n'est pas mon compte... Ni d'eux, ni de leurs alentours on ne peut se servir ni se fier, ni les aider. Ils ne cherchent qu'à embarrasser, qu'à compromettre.»

Et ce n'était que trop vrai, encore qu'en le constatant, il convienne d'excuser les fautes que leur fit commettre leur incorrigible aveuglement. Peut-être après tout, cet aveuglement fut-il leur force, et les disposa-t-il à supporter avec un courage qui ne saurait être contesté les effroyables infortunes que leur réservait l'exil. Aux premières étapes de leur longue marche sur le sol étranger, ils étaient déjà ce qu'ils furent aux dernières, vingt-trois ans plus tard, en 1814, poussant leurs orgueilleuses exigences jusqu'à vouloir disposer des forces coalisées, nommer les généraux, obliger les souverains à leur porter secours, et à suivre les plans qu'il leur plaisait de suggérer. Ce fut aussi leur attitude vis-à-vis de Louis XVI jusqu'au jour où sa tête tomba sous le couperet de la guillotine.

Il leur importait peu qu'il désapprouvât leur conduite. Ils s'irritaient de ce qu'ils appelaient sa faiblesse, de la condescendance de la reine envers «les scélérats», épithète sous laquelle ils désignaient également les monarchiens et les jacobins. S'ils recevaient une lettre de l'infortuné souverain, leur enjoignant de changer de conduite, de lui laisser l'initiative des mesures à prendre, de renoncer à ameuter l'Europe contre la France, ils traitaient avec mépris cet ordre d'un monarque qui, «n'ayant pas su rester libre, avait perdu le droit de commander». Ces sentiments, leur entourage les partageait, les exprimait avec acrimonie et légèreté. Une lettre de Larouzière, en date du 30 juillet 1791, traduit très exactement la manière de voir des émigrés:

«Les Français, dont le patriotisme ne saurait borner ses vues à quelques années d'une tranquillité qui ne serait qu'illusoire, s'indignent du nouvel ordre de choses qu'on prépare (la Constitution), parce qu'en convenant qu'il y avait en France de nombreux abus à réformer, ils reconnaissent que son gouvernement, le seul qui lui convient, ne comporte point d'alliage. Mais que pourra le petit nombre contre une multitude égarée qui ne réfléchit jamais, et surtout contre cette portion si nombreuse qui, par lassitude de l'état actuel, regardera comme un bienfait tout ce qui aura l'air de l'améliorer? Les puissances qui, sans intérêt pour nous, ne s'émeuvent que par la crainte que le débordement de nos vices n'arrive jusqu'à elles, acquiescent à tout dès qu'elles pourront se livrer à une sécurité dont elles sont si avides que, même aujourd'hui, contre toutes les règles de la prudence et de l'humanité, plusieurs d'entre elles se repaissent d'illusions.»

Livré à lui-même, le comte de Provence eût été plus disposé que le comte d'Artois à entrer dans les vues de Louis XVI. L'influence de l'exil, l'excès de ses maux, les crimes de la Terreur finirent par altérer la modération naturelle de son esprit, et furent les principales causes de ses fautes. Mais il y avait dans ce prince l'étoffe d'un politique; devenu roi, il sut le prouver. Il n'eût pas été impossible, au début de l'émigration, de faire de lui l'arbitre efficace des différends et des conflits qui stérilisaient les efforts des royalistes. Malheureusement, à peine sorti de Paris, il subit l'influence du comte d'Artois. Quand plus tard il s'y déroba, ce ne fut pas pour être plus raisonnable que lui.

Quoique dès ce moment on pût voir s'élever entre leurs courtisans les germes des rivalités qui éclatèrent après la mort du roi, le plus jeune exerçait sur l'aîné une action néfaste à laquelle celui-ci cédait avec passivité et comme inconsciemment. L'affaire de Varennes et l'arrivée de Monsieur avaient accru l'exaltation du comte d'Artois. Avec encore plus de ténacité qu'au commencement de leurs malheurs, il voulait des mesures violentes, une invasion immédiate, des distributions d'argent pour préparer Paris à faire bon accueil aux armées étrangères qui viendraient délivrer le roi. Il parlait toujours, n'écoutait jamais, à moins que ce ne fût pour entendre l'éloge de ses opinions et de sa conduite, et loin de trouver bon que le roi se prêtât à des négociations avec l'Assemblée nationale, il ne voyait de remède au mal que dans l'emploi de la force.

Après le départ du comte de Fersen, les princes jaloux d'appuyer les démarches que le roi de Suède faisait faire à Saint-Pétersbourg par le comte de Saint-Priest, écrivirent à l'impératrice Catherine. Ils sollicitaient de cette souveraine un million de roubles afin de prendre à leur solde les troupes des princes allemands, des régiments français et l'armée suédoise. Une partie de ces effectifs devait entrer en Alsace, l'autre débarquer sur quelque plage normande d'où elle marcherait vers Paris, en soulevant le long de sa route les populations. Ils voulaient, en un mot, faire de Catherine l'âme de la coalition. À cette coalition, selon eux, tous les princes du continent, à l'exception du roi d'Angleterre, résolu à rester neutre, étaient prêts à s'associer: le roi d'Espagne et les autres souverains issus des Bourbons, parce qu'ils étaient intéressés à ne pas souffrir le renversement du premier trône de leur maison; l'Empereur, parce qu'il avait été outragé personnellement par les traitements inouïs infligés à la reine, sa sœur; le Corps germanique, parce qu'il suivait l'impulsion de l'Empereur; le roi de Sardaigne, parce qu'il était attaché au roi Louis XVI par plus d'un lien; le roi de Prusse, parce qu'il en avait fait l'assurance aux princes eux-mêmes; les cantons helvétiques et le roi de Suède, parce qu'ils s'y étaient effectivement engagés[20].

Lorsque, cette lettre écrite, il fallut désigner le personnage qui la porterait à l'Impératrice, le choix des princes s'arrêta sur le baron de Bombelles, frère du marquis de Bombelles, avec qui on a vu le comte d'Artois se brouiller avec éclat. Arrivé en Russie vers 1787, ce jeune homme y était devenu officier; il avait fait en cette qualité la guerre contre les Turcs. Il se trouvait à Coblentz lorsque les frères du roi de France y arrivèrent; il alla leur offrir ses hommages. À cause de ses relations à la cour de Russie, ils le chargèrent de leur message sans songer à le rendre solidaire des faits qu'ils reprochaient à son frère aîné[21]. En même temps, comme suite à leur démarche auprès de l'Impératrice, de laquelle ils attendaient de grands résultats, ils avisaient aux moyens de se faire autoriser par l'Empereur à assister à l'entrevue entre ce souverain et le roi de Prusse, qui devait avoir lieu à Pilnitz au mois d'août, et ils décidaient que le comte d'Artois se rendrait à Vienne à cet effet.

Le comte Eszterhazy fut le premier confident de ce projet. Le prince, qui désirait l'emmener avec lui, ne lui cacha rien de ce qu'il attendait de cette démarche. Pour ne pas s'exposer à un refus de l'Empereur, le comte d'Artois entendait se rendre à Vienne incognito, sans demander l'autorisation d'y aller, accompagné seulement de Calonne, du capitaine de ses gardes et du comte Eszterhazy. Il comptait, en outre, se faire appuyer par Bouillé, à qui le roi de Prusse, en l'invitant à venir à Pilnitz, offrait un grade dans ses armées, et que l'Empereur pressait de faire connaître ses plans déjà communiqués au roi de Suède. Il espérait beaucoup du crédit de ce général alors très en faveur aux cours de Vienne et de Berlin. Mais tandis qu'il mettait la dernière main aux préparatifs de son départ, un envoyé de Louis XVI débarquait à Coblentz. C'était le chevalier de Coigny. Il apportait au comte de Provence et au comte d'Artois deux lettres de leur frère. L'une, destinée à être répandue dans le public, les engageait ainsi que les émigrés à rentrer en France; l'autre, expédiée secrètement, invitait Monsieur à ne s'inspirer que de l'intérêt du royaume.

La seconde seulement était sincère, car si le roi souhaitait que ses frères ne le compromissent point, il ne voulait pas, en les rappelant à Paris, les exposer aux dangers qui le menaçaient lui-même. La première n'avait été écrite que pour tromper l'Assemblée nationale et lui faire croire que le roi s'associait à ses vues. Les princes demandèrent à Coigny si leur frère leur ordonnait de rester inactifs. Au lieu de répondre, Coigny les supplia de ne rien faire qui mît en péril la sécurité de la famille royale. Ils ne pensèrent pas que cette sécurité pût être menacée par la course du comte d'Artois à Vienne, et son départ fut définitivement résolu. Il eut lieu le 13 août. En passant à Mayence, les voyageurs y virent chez l'Électeur les trois Condé. Ils apprirent là que la paix venait d'être conclue par l'Autriche avec les Turcs et qu'elle allait l'être pour la Russie. Ce double événement parut de bon augure pour la négociation qu'on tentait auprès de Léopold.[Lien vers la Table des Matières]

II
LA DÉCLARATION DE PILNITZ

En entrant dans Vienne, le prince et sa suite furent reçus par le duc de Polignac, le baron de Flachslanden et le comte François d'Escars. Ceux-ci le conduisirent chez l'ambassadeur d'Espagne. Non seulement ce diplomate avait mis son hôtel à la disposition du comte d'Artois, mais encore, à défaut de l'ambassadeur de France, M. de Noailles, qui ne parut pas, il se chargea, conjointement avec Fersen, de demander pour le prince une audience à l'Empereur. Justement, l'Empereur avait reçu de Marie-Antoinette, les jours précédents, par l'intermédiaire de l'ambassadeur Noailles, une lettre qui donnait à entendre que Louis XVI était disposé à accepter la Constitution qui se préparait. Cette déclaration ne pouvait que le mal disposer à répondre favorablement aux demandes que lui apportait Nassau, alors surtout qu'au même moment, il s'appuyait auprès des cours sur la communication de sa sœur pour les déterminer à agir, ce qui obligeait Breteuil à leur donner des explications et à leur affirmer que cette lettre, la reine ne l'avait écrite que contrainte et forcée, et à se plaindre de l'usage qu'en avait fait l'Empereur. D'autre part, Léopold venait de refuser à Fersen d'intervenir dans l'expédition projetée par le roi de Suède, en alléguant l'impossibilité de prendre une résolution si grave avant de s'être rencontré à Pilnitz avec le roi de Prusse. Il fut très désagréablement surpris en apprenant la présence du comte d'Artois à Vienne. Toutefois, il n'osa refuser de le recevoir. Il s'exécuta donc et non sans bonne grâce. Il invita les nouveaux venus à dîner, les emmena au spectacle, leur témoigna beaucoup de bienveillance, mais avec une non moindre habileté se déroba quand ils voulurent le contraindre, par des questions insidieuses, à faire des réponses qui l'auraient engagé. Ce ne fut pas sans peine que le comte d'Artois obtint la permission d'aller à Pilnitz. Malgré ses efforts, on ne lui accorda pas autre chose. Tout se passa en gracieusetés et en politesses.

Il n'en fallut pas davantage cependant pour accroître les illusions du prince et de ses amis. En quittant la table impériale, Polignac écrivit à Larouzière: «Ce dîner est sans exemple. Ce qui se passera d'ici au 28 de ce mois va porter l'épouvante parmi ceux qui jusqu'ici n'ont su régner que par la terreur. L'Empereur a consenti à tout ce que le prince lui a demandé, et, pour y mettre le sceau, il consent à ce que Monseigneur aille à Pilnitz. Il y verra le roi de Prusse et sera témoin des arrangements faits et signés par les deux souverains relativement à la France. L'Empereur part aujourd'hui et Monseigneur demain.»

Si le crédule et confiant Polignac s'était douté de la réalité, il ne se serait pas hâté de chanter victoire. Le voyage du comte d'Artois avait déplu à l'Empereur, et plus encore à ses ministres Kaunitz et Cobenzl. Mal disposés pour la France, convaincus que les affaires de la monarchie étaient désespérées, ils redoutaient la publicité qu'on ne manquerait pas de donner aux bons procédés dont le comte d'Artois venait d'être l'objet et l'effet qu'ils produiraient à Paris. Ils ne voulaient pas, quelles que dussent être leurs résolutions, paraître avoir agi à la requête des frères de Louis XVI et des émigrés. Ils relevaient avec amertume ce qu'ils appelaient la légèreté du comte d'Artois. Ils ne se montraient pas plus indulgents pour Calonne, critiquaient son étourderie, son langage, ses manières, et loin d'être prêts à agir, ainsi que le supposait Polignac, ils étaient toujours décidés à ne rien céder aux demandes des princes, à se réserver pour l'heure où le roi de France les adjurerait lui-même de le secourir.

Sybell prétend que, dans cette entrevue, le comte d'Artois, pour pousser l'Empereur à ouvrir les hostilités, alla jusqu'à lui offrir la Lorraine à titre de dédommagement. Il n'y a nulle part, dans les documents connus a ce jour, la preuve formelle de cette offre, bien que plus tard il ait été question d'une aliénation de territoire. Il est au moins douteux qu'elle ait été faite, et certain que l'Empereur, si elle fut faite, la repoussa, comme il repoussa les nombreuses prières du comte d'Artois, bien que celui-ci se fût emporté jusqu'à lui reprocher son implacable égoïsme.

Le 25 août, l'empereur Léopold et le roi de Prusse se rencontrèrent au château de Pilnitz, résidence des souverains saxons près de Dresde. Le comte d'Artois y vint de son côté le même jour, anxieux et inquiet. Il savait, par le comte Eszterhazy, que les ministres autrichiens regardaient l'affaiblissement de la France comme un grand avantage pour la maison d'Autriche. Il redoutait les effets de leur mauvais vouloir. Cependant l'accueil qu'il reçut ne révélait que bienveillance et dispositions favorables. On affecta de l'associer à tous les honneurs rendus aux deux souverains. Ils voulurent qu'aux fêtes célébrées en son honneur, dîner, représentation, illuminations, feu d'artifice, bal masqué, il eût sa place à leur côté. Le soir venu, ils le retinrent au château, où il passa la nuit ainsi que le comte d'Escars, tandis que les autres personnages de sa suite retournaient coucher à Dresde. Mais, le lendemain, les difficultés commencèrent.

Au cours de ses entretiens avec l'Empereur et avec le roi, le comte d'Artois finit par comprendre qu'il n'obtiendrait rien et que si quelque décision était prise touchant la France, elle le serait sans lui, en dehors de lui, avec le souci de l'écarter de toute action ultérieure. Calonne, qui, de son côté, conférait avec les ministres, ne fut pas plus heureux que son maître. Ceux du roi de Prusse consentirent à l'entretenir officiellement; ceux de l'Empereur s'y refusèrent, disant qu'ils n'avaient pas d'ordre.

Le lendemain seulement, eut lieu une réunion des souverains et de leurs conseillers à laquelle furent admis le comte d'Artois et Calonne. On devait y rédiger une convention tendant à rétablir la monarchie française. Mais le projet de déclaration étant conçu en termes ambigus et vagues, le comte d'Artois protesta. Calonne s'indigna, exigea un langage plus net. Il fallait, disait-il, gagner la confiance de Louis XVI et intimider ses oppresseurs. Il conseillait un manifeste signé de tous les Bourbons, énumérant les empiétements de l'Assemblée, annulant ses actes aussi bien que la sanction arrachée au roi par la ruse et la violence; Monsieur serait Régent, annoncerait à la nation une coalition européenne et rendrait les habitants de Paris responsables sur leur vie de celle de Louis XVI. L'Autriche reconnaîtrait le Régent en le saisissant des réclamations des princes possessionnés en Alsace. Enfin, l'Empereur ferait entrer en France un corps d'armée composé de ses propres troupes, de Prussiens, de Piémontais, d'émigrés auxquels on joindrait des Suédois, ainsi que plusieurs régiments qu'offrait de fournir le landgrave de Hesse-Cassel, et dont la solde serait payée par Léopold.

Le caractère de ces projets, c'est qu'ils mettaient de côté le roi de France et rétablissaient l'ancien régime. Ils furent écartés et non sans humeur. Après avoir examiné et repoussé l'idée qu'émit Cobenzl de réunir un Congrès à Aix-la-Chapelle, les négociateurs s'arrêtèrent à l'opinion qu'on ne pouvait rien faire sans connaître celle de toutes les cours. Finalement, on adopta le projet de déclaration qui venait d'être discuté. Les deux souverains le signèrent malgré le dépit du comte d'Artois vivement et hautement exprimé. Bien que ce document soit connu, il convient de le citer ici. En voici les termes:

«Sa Majesté l'Empereur et Sa Majesté le roi de Prusse ayant entendu les désirs et représentations de Monsieur et de M. le comte d'Artois, se déclarent conjointement qu'Elles regardent la situation où se trouve actuellement Sa Majesté le roi de France comme un objet d'un intérêt commun à tous les souverains de l'Europe. Elles espèrent que cet intérêt ne peut manquer d'être reconnu par les puissances dont le secours est réclamé; qu'en conséquence, elles ne refuseront pas d'employer conjointement avec Leurs dites Majestés, les moyens les plus efficaces, relativement à leurs forces, pour mettre le roi de France en état d'affermir dans la plus parfaite liberté les bases d'un gouvernement monarchique également convenable au droit des souverains et au bien-être de la nation française. Alors, et dans ce cas, Leurs dites Majestés, l'Empereur et le roi de Prusse, sont résolues d'agir promptement, d'un mutuel accord, avec les forces nécessaires pour obtenir le but proposé et commun. En attendant, elles donneront à leurs troupes les ordres convenables pour qu'elles soient à portée de se mettre en activité.»

Ainsi, le comte d'Artois n'avait pu vaincre la résistance de l'Autriche et de la Prusse. Ces deux puissances ne voulaient agir que d'accord avec l'Europe. Pour établir cet accord, il fallait des efforts et des délais qui reculaient indéfiniment la solution souhaitée par les princes. Quelque insuffisante que fût cette déclaration, et bien qu'elle n'engageât personne, il y eut, au moment de signer, d'assez nombreuses hésitations parmi les signataires, tant ils la jugeaient inutile et dangereuse.

—Voilà une cochonnerie qu'il faudra soutenir, dit l'un d'eux. Mais comment et jusqu'à quel point?

Il est à remarquer que, malgré l'opinion dédaigneuse qu'en avaient ceux qui venaient de la rédiger, en dépit de ce qu'en pensaient le comte d'Artois et Calonne, la déclaration fut considérée en France et parmi les émigrés comme une menace solennelle des puissances étrangères contre la Révolution. En décrivant les colères et l'effroi qu'elle déchaîna dans Paris, les historiens de ces jours terribles se sont attachés, pour la plupart, à rechercher dans quelle mesure elle contribua à provoquer de nouveaux excès. C'est aussi comme une menace que l'interprétèrent les émigrés. Le bruit s'étant répandu qu'elle n'avait été faite que par la volonté du roi de Prusse, elle eut pour résultat d'accroître la faveur dont jouissait ce prince parmi les royalistes. L'Émigration, dès ce moment, se porta sur Berlin, convaincue qu'elle y serait mieux reçue qu'à Vienne. Quant aux hommes politiques dont s'inspiraient ordinairement les princes, quand on leur disait que la déclaration de Pilnitz était peu de chose, ils objectaient que ce peu ne devait pas être dédaigné et valait mieux que rien. Le 8 septembre, le marquis de Larouzière écrivait: «Le seul moyen de porter en avant celui dont les circonstances ont fait dépendre notre sort, était de lui ôter tout moyen de reculer. Si l'on n'a pu fixer positivement l'époque de son activité, il paraît cependant qu'il lui sera moins facile désormais de rester oisif et de paralyser autrui.»

Le jour même où avait été signée la déclaration de Pilnitz, le comte d'Artois prit congé de l'Empereur qui se rendait à Prague, et accompagna le roi de Prusse jusqu'à Dresde. Il fit un court arrêt dans cette ville après avoir vu ce prince partir pour Berlin. C'est là qu'il prit une importante résolution et l'exécuta sur-le-champ en envoyant le comte Eszterhazy à Saint-Pétersbourg. Eszterhazy était chargé de faire connaître à l'Impératrice ce qui venait de se passer à Pilnitz et de seconder les démarches confiées au baron de Bombelles, en s'attachant à convaincre Catherine qu'elle était maintenant la dernière ressource de la maison de Bourbon et des émigrés. En décidant cette mission, en choisissant Eszterhazy pour l'accomplir, le comte d'Artois obéissait aux conseils du prince de Nassau-Siegen qui était venu le rejoindre à Dresde.

C'est une curieuse figure que celle de ce Nassau, dont les extraordinaires hasards de ces temps agités faisaient ce jour-là et devaient faire les années suivantes un des agents les plus actifs des Bourbons émigrés. Tout entier à la cause des princes, son sang et sa fortune, il leur offrait tout. Posé, calme, d'un extérieur extrêmement noble et modeste, et tout de feu dans ses résolutions, il était né en 1745, dans le duché de Nassau. Sa grand'mère, Charlotte de Mailly-Nesle, avait été célèbre par ses aventures. Du vivant de son mari, le duc Emmanuel-Ignace de Nassau, il lui était né un fils dont elle ne révéla l'existence que lorsqu'elle fut veuve. Il se nommait Maximilien. Le Conseil aulique de Vienne refusa de le reconnaître comme légitime. Il se maria, et eut un fils qui, plus heureux que sa grand'mère, obtint du Parlement de Paris la déclaration de légitimité de son père. C'était le personnage dont il est question ici, Othon de Nassau-Siegen. Il eut une vie très agitée, fit le tour du monde avec Bougainville, fut officier au service de France et d'Espagne et finalement amiral en Russie, où il obtint la faveur de Catherine. Envoyé par elle auprès des princes, il se fit leur champion et les servit avec dévouement. Il mourut en 1809. Lauzun, le prince de Ligne, Mme Vigée-Lebrun parlent de lui dans leurs Mémoires.

Témoin et confident de l'échec que venaient de subir le comte d'Artois et Calonne, il les avait poussés à expédier à l'Impératrice quelqu'un qui marquât un peu et qui fût en état d'obtenir d'elle, en même temps que des secours personnels pour les frères du roi de France, qu'elle exerçât son influence à l'effet de déterminer les souverains à se coaliser. C'est ainsi que le comte Eszterhazy, dont le nom était connu à Saint-Pétersbourg, avait été désigné pour aller unir ses efforts à ceux de Bombelles ou même se substituer à celui-ci, s'il était reconnu au-dessous de la tâche en vue de laquelle il était envoyé. Après son départ, le comte d'Artois prit la route de Coblentz, où l'attendait, impatient et anxieux, Monsieur, comte de Provence. Une fois réunis, les deux frères, quoique déçus dans leurs espérances par les termes d'une déclaration qui subordonnait l'action militaire qu'ils souhaitaient à l'accord préalable des puissances, étudièrent les moyens de tirer parti de l'entrevue de Pilnitz. Le résultat de leur étude et de leurs méditations fut une lettre publique adressée à Louis XVI, que le comte d'Artois et Calonne s'étaient chargés de rédiger et qui révélait la plus imprudente exaltation. Dans ce manifeste, ils feignaient de croire que le roi n'avait pas accepté librement la Constitution et que son adhésion avait été extorquée. Partant de là, ils se mettaient en révolte contre ses ordres, annulant les nominations faites dans l'armée depuis le 14 juillet 1789, ainsi que les décisions émanées de l'autorité royale. Quant à la déclaration de Pilnitz, ils étaient parvenus, en la dénaturant, à la transformer en une déclaration de guerre, destinée à produire des effets immédiats.

Comme ils venaient d'expédier cette lettre, ils en recevaient une de l'Empereur les avertissant que s'ils tenaient un langage contraire aux accords conclus entre l'Autriche et la Prusse, il se verrait forcé de les démentir. Dans les dispositions où se trouvaient les princes, ce dur avertissement ne pouvait que les déconcerter, en leur prouvant une fois de plus que les puissances, sans lesquelles ils ne pouvaient rien, entendaient paralyser leurs efforts et entraver leur volonté. Ils étaient encore sous le coup de la missive impériale, quand le baron de Bombelles, qu'ils n'attendaient pas de sitôt, arriva à Schonbornlurst. En réponse aux requêtes qu'on l'avait chargé de présenter, Catherine le renvoyait aux princes porteur d'une somme de deux millions de francs qu'elle leur offrait à titre d'avance, pour faciliter l'exécution de leurs projets. Dans sa lettre datée du 1er octobre, elle leur disait:

«Comment refuser de vous assister encore, lorsque vous me dites qu'avec ce secours vous délivrerez votre patrie de ses oppresseurs? Mais aussi, c'est une condition que l'Europe entière attend de vous.»

En même temps, elle écrivait à Nassau, à qui elle communiquait les motifs d'ordre intérieur qui ne lui permettaient pas «d'entrer, dès ce moment, avec activité dans les affaires de France». Mais elle promettait d'aviser au moyen «d'être de la partie» au printemps suivant.

Ce langage et deux millions, c'était plus qu'il n'en fallait pour consoler les princes du mauvais vouloir de l'empereur Léopold. Ils se consolèrent, en effet, enthousiasmés par les favorables dispositions de l'Impératrice, assurés que le comte Eszterhazy saurait en tirer parti et qu'ils en auraient le profit dans un prochain avenir. Ils y puisèrent aussi la ferme volonté de ne pas plus tenir compte des ordres et des désirs de leur frère que s'il n'existait pas. Une lettre du comte de Provence écrite au roi vers ce temps traduit sous une forme saisissante leurs sentiments:

«Mon frère, je vous ai écrit; mais c'était par la poste et je n'ai rien pu vous dire. Nous sommes ici deux qui n'en font qu'un: mêmes sentiments, mêmes principes, même ardeur pour vous servir ... Si l'on nous parle de la part de ces gens-là (le parti constitutionnel), nous n'écouterons rien; si c'est de la vôtre, nous écouterons, mais nous irons droit notre chemin; ainsi, si l'on veut que vous nous fassiez dire quelque chose, ne vous gênez pas. Soyez tranquille sur votre sûreté, ... nous n'existons que pour vous servir; nous y travaillons avec ardeur et tout va bien. Nos ennemis mêmes ont trop d'intérêt à votre conservation pour commettre un crime inutile et qui achèverait de les perdre.»

Cette lettre est abominable. Elle résume toutes les haines, tous les préjugés, toutes les exigences des émigrés. Pour que leur cause triomphe, ce n'est pas trop de la tête du roi. Ils sont prêts à la sacrifier si leur victoire est à ce prix. Aussi, combien légitime et fondée, cette accusation de Marie-Antoinette écrivant à Mercy: «Vous connaissez par vous-même les mauvais propos et les mauvaises intentions des émigrants. Les lâches, après nous avoir abandonnés, veulent exiger que seuls nous nous exposions et seuls nous servions leurs intérêts. Je n'accuse pas les frères du roi ..., mais ils sont entourés par des ambitieux qui les perdront après nous avoir perdus les premiers.»

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