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Histoire de l'Émigration pendant la Révolution Française. Tome 1: De la Prise de la Bastille au 18 fructidor

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II
BRUNSWICK ET LE ROI DE PRUSSE

Le roi de Prusse, Frédéric-Guillaume, même lorsqu'il considérait que les intérêts de sa couronne lui défendaient de prendre parti pour les émigrés, n'avait cessé de leur donner des témoignages de bienveillance. Les princes, à diverses reprises, en avaient ressenti les effets. Le baron de Roll, qui les représentait à Berlin, leur répétait fréquemment que Frédéric-Guillaume était disposé à les servir, et que si sa bonne volonté, trop souvent, restait en défaut, il n'en fallait accuser que ses ministres.

Les apparences confirmaient cette assertion. Non seulement les princes avaient, en plusieurs circonstances, trouvé auprès du roi bonne grâce et courtoisie, mais, à diverses reprises, sa bourse s'était ouverte pour leur venir en aide. En outre, les émigrés venus à Berlin y recevaient un favorable accueil, des distinctions, des emplois, des grades. Indépendamment de ces Français assez nombreux, à qui était ainsi offert un asile et assuré un secours, le général marquis de Bouillé s'était vu, après l'aventure de Varennes, mandé à Berlin par une flatteuse lettre du roi. D'autres traits encore révélaient ses bonnes dispositions.

Aussi, quoiqu'ils eussent subi du côté de la Prusse comme du côté de l'Autriche, d'assez vives déceptions, les princes ne laissaient pas d'espérer qu'ils la rendraient favorable à leur cause. À la fin du mois de mai, elle paraissait vouloir les laisser se rapprocher d'elle et leur permettre de discuter la part qu'ils auraient dans la guerre. Le gouvernement prussien était-il sincère? On peut en douter. Mais il jugeait tout au moins qu'avoir l'air de consentir à employer les émigrés, était encore le meilleur moyen de les contenir. Il en était un parmi eux, le comte de Caraman, qui, réfugié à Berlin, y avait obtenu un grade et gagné la confiance du roi de Prusse. Il en avait profité pour plaider la cause de Louis XVI. Le maréchal de Castries avait même pris ombrage de son initiative et, dans ses lettres aux Tuileries, il s'en plaignait:

«Je ne peux m'empêcher de dire au roi que d'employer un négociateur auprès de lui (le roi de Prusse) lorsque le baron de Roll a déjà sa confiance, et que M. de Lambert, officier général, a déjà celle du duc de Brunswick, c'est compliquer les affaires, c'est donner à un jeune homme un avantage sur deux personnes qui ont acquis et mérité de la considération; c'est enfin marquer de la défiance à deux bons serviteurs dans lesquels le roi peut prendre confiance. Personne n'a pu prendre le change dans l'armée prussienne sur le masque qu'on a donné à M. de Caraman. On sait parfaitement le motif du grade de major qui lui a été accordé.»

Caraman n'en poursuivait pas moins ses démarches. Il s'attachait à préparer le terrain des pourparlers et secondait puissamment les démarches faites dans le même but par le baron de Roll, agent des princes. D'autre part, le lieutenant général marquis de Lambert agissait dans le même sens auprès du duc de Brunswick.

Que les dispositions prussiennes fussent dues aux efforts combinés de ces personnages ou à d'autres causes, ce fut Bouillé qui, le premier, en recueillit les témoignages. Le 30 mai, il vit le roi de Prusse à Magdebourg. Il lui fit part des craintes conçues par beaucoup de Français sur les intentions des alliés en ce qui touchait les suites de leurs victoires probables et les prétentions qu'ils manifesteraient après les avoir remportées. Il l'entretint aussi du manifeste qu'il convenait d'adresser à la France, avant d'ouvrir les hostilités, du fond et de la forme de ce document. Le roi de Prusse le rassura. Pas plus après la victoire qu'avant, il ne serait question de démembrer la France. Dans le manifeste, il n'y aurait d'autre dessein affirmé que celui de rendre à Louis XVI son autorité et de lui laisser, cette autorité rétablie, le soin de régler les conditions d'existence du gouvernement qui lui paraîtrait le mieux convenir à son royaume. Il ajouta, en présence du duc de Brunswick, qu'il désirait que les princes jouassent un rôle convenable dans les opérations militaires. Mais il entendait que ces arrangements demeurassent secrets, et que si les frères du roi de France adressaient pour leur compte un manifeste à la nation française, ce document lui fût communiqué avant d'être envoyé.

Dans ce même entretien, Bouillé ayant affirmé qu'aussitôt après l'entrée des alliés en France, toutes les populations se soulèveraient pour les acclamer et chasser du pouvoir les Jacobins, et que des régiments entiers passeraient du côté des princes français, le roi de Prusse s'engagea à prendre à sa solde ces régiments, à la condition vainement combattue par Bouillé qu'ils prêteraient serment de fidélité, pour la durée de la campagne, à lui ou à l'Empereur.

Une discussion s'ouvrit ensuite sur les positions qu'occuperaient les légions des émigrés. Brunswick était d'avis de mettre ces troupes derrière le Rhin, ou de les diviser entre les armées alliées, étant entendu que le corps de Condé, qui ne devait marcher qu'après celui des princes, formerait l'arrière-garde. Bouillé demandait, au contraire, que les émigrés fussent placés en tête de l'armée d'invasion. C'était, disait-il, une condition de succès, le meilleur moyen de prouver aux Français que la guerre n'avait d'autre but que le rétablissement de l'autorité du roi. Les deux généraux ne parvinrent pas à s'entendre. Brunswick étant seul maître des opérations qui allaient s'engager, son opinion prévalut. Plus tard, lorsque, pour justifier la retraite incompréhensible et non encore expliquée qui suivit la prise de Verdun, il se plaignit d'avoir été trompé sur les dispositions des Français par les rapports des émigrés, Bouillé eut le droit de lui rappeler leur entrevue de Magdebourg et de lui reprocher de n'avoir pas voulu faire aux soldats qui marchaient sous les ordres des princes français une meilleure place, car, selon lui, s'ils avaient été les premiers à entrer en France, toute autre eût été l'issue de la campagne.

Bouillé ne fut pas plus heureux, quand il demanda pour le comte de Provence un rang d'honneur auprès des souverains alliés et le titre de lieutenant général du royaume. Cette satisfaction lui fut également refusée. On se sépara sans avoir rien décidé, sinon que les émigrés seraient admis à combattre. Malgré tout, c'était déjà beaucoup d'avoir fait accepter le principe de leur participation à la guerre. Les princes parurent disposés à se contenter de ce résultat. Condé, lui-même, bien qu'il souffrît de se voir relégué au dernier rang, alors qu'il brûlait de jouer un grand rôle, n'hésita pas a déclarer que le roi de Prusse était «charmant». Il est vrai que, pour la première fois, on semblait prendre au sérieux les princes et leurs soldats et vouloir compter avec eux.

Si précaires que fussent ces satisfactions, elles ne se réalisèrent pas. L'Autriche refusa de ratifier ce qu'avait promis la Prusse. Frédéric-Guillaume, lui-même, parut l'oublier, se dérober et ne plus se souvenir qu'il s'était engagé à prendre à sa solde, sous la condition du serment, les régiments français qui passeraient du côté des alliés. Il est à peine besoin de faire remarquer qu'aucun régiment français ne passa à l'ennemi. Quelques officiers seulement désertèrent. L'un d'eux, M. de Toulongeon, commandant militaire de Franche-Comté, parut même disposé à prêter le serment imposé par la Prusse. Les princes le lui reprochèrent sévèrement, et quand il menaça d'agir dans ce sens sur les troupes qu'il commandait, ils lui envoyèrent l'ordre de n'en rien faire.

Le comte d'Artois reprit avec Brunswick les pourparlers entamés par Bouillé. Il y eut entre eux d'aigres querelles. Ces questions finirent par se régler, mais non selon le vœu des princes. Leurs troupes, jusqu'à la fin de la campagne, furent réduites à l'immobilité et durent rester étrangères à presque toutes les opérations. C'est toujours à l'influence autrichienne que les émigrés attribuaient non sans raison leurs déboires et à celle de Marie-Antoinette. Selon Condé, l'empereur François II, qu'il maltraitait par ses propos plus encore qu'il n'avait maltraité de son vivant Léopold, n'était qu'un «mandrin». Quant à la reine de France, il l'accusait d'être à la tête «du Comité autrichien de Paris», formulant ainsi contre elle, lui, prince de sang royal, la même accusation que les Jacobins, accusation que l'infortunée souveraine devait payer de sa vie. Voilà dans quelles conditions se préparait la guerre au camp des alliés, tandis qu'à Paris se précipitaient les événements. Désormais, ils allaient y marcher parallèlement avec ceux du dehors, et la Révolution, victorieuse à l'intérieur, répondre aux menaces de la coalition comme aux intrigues des émigrés par de nouveaux coups portés à la monarchie.

Le 20 juin, le peuple envahissait les Tuileries, insultait à la famille royale, coiffait Louis XVI du bonnet rouge, préludant ainsi aux journées tragiques qui, maintenant, allaient se succéder. Ce sanglant affront infligé à leur frère exaspéra les princes et leurs courtisans. Leur fureur, c'est à peine croyable, s'exerça tout autant contre le souverain vaincu, qui s'était vu contraint de le subir, que contre ceux qui le lui avaient infligé. Leur ardeur s'exalta et les confirma dans cette conviction que, le roi restant impuissant à dompter la révolte déchaînée autour de lui, c'était à eux qu'il appartenait de sauver l'État et la couronne. Mais loin d'être prêt à céder à son impuissance, loin de vouloir abdiquer au profit de la régence de Monsieur, Louis XVI, soutenu par son héroïque femme, persistait à se croire encore roi, à se préoccuper de l'intérêt de ses sujets. Au moment où allait éclater la guerre, il cherchait le moyen de les rassurer, les ayant vus prendre peur aux premières menaces de l'Autriche. Quoique l'espoir de vaincre eût dicté et soutînt les résolutions de l'Assemblée qui déclarait la guerre en son nom, il redoutait, en prévision d'une défaite, le démembrement du pays, les vengeances des émigrés et l'influence que la coalition victorieuse prétendrait exercer sur le gouvernement royal qu'elle aurait établi.

Vainement la diplomatie impériale déclarait que la guerre avait pour unique objet la défense du sol germanique et des princes allemands, les Français, à l'instigation de l'Assemblée nationale, attribuaient aux alliés d'autres calculs, des intentions de conquête. C'était aussi, on l'a vu, la crainte de beaucoup d'émigrés. Ils soupçonnaient l'empereur d'Autriche et le roi de Prusse d'être, malgré leurs déclarations, moins soucieux de délivrer la famille royale que d'agrandir leurs États au détriment de la France. Chez quelques-uns s'éveillait peut-être le remords d'avoir favorisé, sans le vouloir, ces ambitions, et le patriotisme reprenait ses droits; chez d'autres, il dégénérait en véritable fureur.

Ces faits rapportés au roi le disposaient à craindre que, sous l'empire d'un entraînement patriotique, ces émigrés rentrassent en France, au péril de leur vie, pour aller grossir le nombre des défenseurs de la patrie, parmi lesquels le malheur des temps voulait qu'il ne vît plus que des ennemis, pendant que les Parisiens affolés par la peur, incités à accuser la famille royale d'avoir appelé l'étranger, se porteraient contre elle aux pires excès de la terreur et du désespoir. Il était urgent de conjurer ces périls. Rien n'y paraissait plus propre, dans l'entourage du roi, que deux manifestes à la nation française, signés l'un par les princes, ses frères, l'autre par les souverains alliés, et dont les termes seraient concertés entre eux et le monarque pour le salut duquel ils entreprenaient la guerre.

Ces projets de manifeste, au moment où l'on s'en occupait à Coblentz comme à Berlin et à Vienne, furent conçus a Paris par ceux des partisans de Louis XVI qu'il se plaisait à consulter et qui pouvaient encore communiquer avec lui. Deux d'entre eux, Malouet et l'ancien ministre Montmorin, en prirent l'initiative. Sur leur conseil, le roi chargea un publiciste déjà célèbre, défenseur intrépide de la monarchie, quoique sujet suisse, Mallet du Pan, qui se préparait à s'enfuir de Paris où il n'était plus en sûreté, de se rendre auprès de ses frères et des souverains alliés pour leur suggérer à chacun l'idée d'une proclamation. Celle des princes devait avoir pour uniques bases: 1o la sûreté du roi, de la reine et de la famille royale; 2o la liberté franche et entière du roi et de sa famille; 3o la sûreté des membres du clergé et de la noblesse et de tous les bons citoyens restés dans le royaume, et la conservation de toutes les propriétés; 4o le rétablissement de l'ordre et le maintien de la religion catholique, apostolique et romaine[37].

Les instructions du roi portaient en outre:

«Les princes doivent déclarer qu'ils se sont armés pour assurer ces différentes bases. Le roi pense que, pour y parvenir, le manifeste doit mettre tous ces objets sous la responsabilité de l'Assemblée nationale, du maire de Paris, des commandants et officiers de la garde nationale parisienne et autres, et de tous les départements, districts et municipalités de Paris et du royaume. Pour se conformer au vœu du roi, le manifeste doit menacer les factieux et non pas la France. Il ne doit laisser percer aucun sentiment d'animosité ni de vengeance; on doit éviter toutes les expressions, qui, à différentes époques, ont pu occasionner des divisions entre les ordres.

«Sa Majesté désire qu'on tende les bras à tous les gens faibles ou douteux, qu'une foule de circonstances ont pu retenir dans les provinces, ou empêcher de se déclarer. Les dispositions et menaces de rigueur doivent être bornées aux crimes et aux actes de violence. Enfin, Sa Majesté demande particulièrement que les princes s'attachent, par le style et le ton de leur manifeste, à persuader à la multitude qu'aucun ressentiment personnel ne les anime, non plus que la noblesse, et qu'ils n'entrent en France que dans l'intention de rétablir la monarchie, de remettre le roi sur son trône, de faire renaître l'ordre, la justice et la paix.»

Quant à la proclamation des alliés, elle devait avoir pour principal objet de déclarer qu'ils ne faisaient pas la guerre pour démembrer la France, mais pour y remettre le roi en possession de son autorité. Pour le reste, le roi s'en référait aux instructions envoyées à ses frères, lesquelles indiquaient l'esprit qui, dans l'intérêt de sa sûreté, devait inspirer le langage à tenir au peuple français. Mallet du Pan était encore chargé de demander aux princes et aux émigrés, au nom du roi, de s'abstenir de toute immixtion dans les hostilités qui allaient s'engager.[Lien vers la Table des Matières]

III
LES DERNIERS JOURS DE COBLENTZ

Mallet du Pan quitta Paris dans la seconde quinzaine de mai et se rendit à Genève, d'où, le 24, il écrivait au maréchal de Castries pour lui annoncer la mission que le roi lui avait confiée.

«Elle consiste à détourner les émigrés de prendre aucune part aux hostilités. Le roi a des agents dans tous les départements, des informations sûres et multipliées, qui lui font craindre que la guerre étrangère entraîne une Jacquerie. Sa Majesté désire qu'afin d'en prévenir les horreurs, dont on rejette trop légèrement la possibilité, les royalistes s'abstiennent, et cela dans l'intérêt du roi, de l'État, de leurs propriétés, et qu'ils préparent ainsi un traité de paix dans lequel les puissances étrangères et Sa Majesté seront les arbitres de la destinée des lois et de celle des nations. Voilà le désir du roi. Tout sera facile dans le présent comme dans l'avenir si l'on s'attache à ce plan de conduite. Tout se compliquera de périls, d'incertitudes, de difficultés si l'on s'en écarte.»

Cette lettre expédiée, Mallet du Pan partit pour Cologne. Sur son chemin à travers la Suisse, il rencontra nombre d'émigrés qu'il avait connus à Paris, et notamment le comte de Montlosier, le chevalier de Panat, Cazalès. Par eux, par les étrangers, il connut mieux qu'avant de sortir de France, l'état d'esprit de Coblentz, les dispositions des puissances. Il put se rendre compte aussi de la lenteur des préparatifs de cette guerre qu'en France on croyait devoir être immédiate. Il fut consterné par tout ce qu'il apprit.

Le maréchal le reçut d'abord assez froidement. Quand il l'eut écouté, le vieux soldat parut lui accorder confiance, mais s'étonna que, pour une mission si grave, le roi n'eût pas fait choix d'un personnage plus important. Sans mettre en doute son caractère d'envoyé de Louis XVI, il lui insinua que ni les princes ni les souverains alliés ne voudraient croire à cette mission, s'il n'en était donné des preuves formelles. Mallet en demanda de nouvelles à Paris, d'où bientôt il recevait le billet suivant, écrit de la main du roi: «La personne qui présentera ce billet connaît mes intentions, et on peut y avoir confiance.»

Tandis qu'il attendait cette réponse, il apprit les événements qui s'étaient passés à Paris le 20 juin. Ses angoisses devinrent plus vives. Il supplia le maréchal de faire sentir aux puissances combien leur lenteur, leur silence, l'incertitude où elles laissaient les émigrés aggravaient les maux de l'intérieur, désespéraient les royalistes et le roi lui-même. Puis, quand il fut en possession de l'autographe royal, il se mit en route pour Coblentz, convaincu que toutes les portes allaient s'ouvrir devant lui. Ce qui le lui faisait croire, c'est que le maréchal de Castries avait écrit aux princes pour leur faire connaître les désirs du roi et la venue prochaine de son envoyé. Dans sa lettre, il leur disait:

«Je supplie Monsieur et Monseigneur de trouver bon que je prenne la liberté de leur observer qu'il pourrait être utile de réparer dans la pièce qu'ils feront publier, ce qu'ils ont déjà manifesté sur leur soumission pour le roi, et d'aller ainsi au-devant de tout ce qui a été dit sur leur esprit d'indépendance et sur le désir qu'ils avaient de la prolonger. Les princes pensent, sans doute aussi, qu'un appel à l'armée et l'ordre de se rallier au parti du roi, en l'éclairant sur les devoirs et sur la force de ses premiers serments, interprétant d'ailleurs les derniers comme ils peuvent l'être, pourrait déterminer l'indécision des consciences timides, qui ont besoin d'être soutenues pour se remettre dans la voie dont elles se sont écartées.»

Ces conseils étaient conformes à ceux que Mallet du Pan devait faire entendre aux princes. Le 4 juillet, il était à Coblentz et demandait une audience en descendant de voiture. Mais, le 6, il attendait encore qu'on lui répondît. «Tout est à Coblentz dans la confusion, écrivait-il, et j'ai été perdu au milieu des embarras, des déplacements de l'arrivée du duc de Brunswick et du prince de Nassau. Cette circonstance m'aura sans doute fait oublier.»

C'était vrai. Les princes se préparaient à recevoir le duc de Brunswick, généralissime des armées alliées, et le prince de Nassau qui apportait un nouveau million envoyé par Catherine aux frères du roi de France. D'autre part, ils s'apprêtaient à quitter Coblentz pour se rendre à Francfort et y assister, entourés de leur cour, au sacre de François II comme Empereur, dont la date avait été fixée au 19 juillet. C'était encore pour eux une cause de soucis pressants. Quand ils étaient tout entiers à ces préparatifs, quelle place pouvait tenir dans leurs préoccupations l'envoyé du malheureux Louis XVI et les commissions dont il était chargé? N'avaient-ils pas résolu de ne plus écouter les avis ni les ordres d'un souverain dépossédé de tout pouvoir et de tout prestige?

Ils finirent cependant par recevoir Mallet du Pan. Exaltés par l'imminence de la guerre, par l'enthousiasme des gentilshommes qui se pressaient autour d'eux, par l'agitation qui régnait à Coblentz, ils lui parlèrent avec une dédaigneuse hauteur. Ils se dérobèrent à toute explication sur leur manifeste dont leur frère prétendait régler le fond et la forme. Ils alléguèrent qu'ils n'en avaient encore arrêté ni la date ni l'esprit. Quand Mallet du Pan leur fit connaître que le roi leur ordonnait de se tenir, eux et les émigrés, à l'écart des opérations militaires, ils bondirent comme sous une insulte. Lorsque l'Europe s'armait pour le salut de la monarchie française, lorsqu'en France les royalistes fidèles n'attendaient qu'un signal pour se soulever, ils se déshonoreraient en ne s'associant pas à ces généreux efforts. Ils ne furent pas ébranlés par le tableau que traça Mallet du Pan des périls auxquels ces soulèvements exposeraient les jours du roi, s'il était avéré que ses frères y prenaient part. Il eut bientôt discerné, dans leur langage, la ferme volonté de ne pas obéir. Il ne lui restait donc qu'à se rendre à Francfort et à poursuivre sa mission auprès des souverains alliés. Mais il ne put se dissimuler que les princes s'appliqueraient à le contrecarrer.

Ce fut ensuite un autre embarras. Il attendait de Paris des lettres qui devaient l'introduire auprès de l'Empereur. Ces lettres n'arrivaient pas. Il dut se résigner à solliciter du comte de Romanzof le moyen de parvenir jusqu'à François II pour lui présenter le projet de manifeste qu'il avait à l'avance préparé. À Francfort, l'attendaient des déceptions nouvelles. Il ne put obtenir une audience de l'Empereur. On le renvoya aux ministres autrichiens et prussiens. Il leur communiqua son projet. Ils en approuvèrent les idées, les déclarèrent conformes à celles des cours alliées, s'engagèrent à en tenir compte comme de tous les désirs exprimés par le roi de France, et à proclamer en des termes clairs et précis que les puissances n'étaient animées d'aucun sentiment d'ambition ni d'intérêt personnel. Malheureusement, derrière lui arrivaient les princes. Quand ils surent qu'il voulait un manifeste «qui inspirât autant de confiance que de terreur» et propre à rassurer tous ceux qui redoutaient le retour de l'ancien régime, ils objectèrent que c'était là «une doctrine monarchienne» et que les adversaires de l'ancien régime étaient des factieux desquels on n'obtiendrait rien que par la force.

Eux aussi, d'ailleurs, apportaient un projet. Composé par le marquis de Limon, personnage compromis à Paris et à la cour dans des affaires véreuses et des intrigues inavouables, il avait, grâce à sa violence, excité l'admiration de Calonne, puis celle des princes. Ils s'y étaient ralliés en l'adoptant comme leur œuvre. Cette question de manifeste, si grave aux yeux du roi que Mallet du Pan déclarait «tout perdu» si elle n'était pas résolue au gré des Tuileries, les alliés la considéraient comme secondaire. Ils mirent de côté le projet de Mallet du Pan, prirent à la légère celui du marquis de Limon; le duc de Brunswick fut invité à le publier. Il hésita durant quelques jours, comme s'il eût compris tout ce que contenait de malhabile et d'impolitique ce document vers lequel néanmoins il penchait, sans deviner que le coup destiné aux Jacobins allait atteindre la famille royale en imprimant une impulsion nouvelle aux furieuses ardeurs de ses ennemis.

Quant à Mallet du Pan, devant l'échec de sa mission et son impuissance à servir le roi, il se borna à presser les alliés de porter secours à son maître. Il colportait, dans leur entourage, les lettres qu'il recevait de Paris et qui dépeignaient l'affreuse situation du roi et de la reine. L'une de ces lettres, écrite probablement par Malouet, disait:

«Le peuple, la populace, la petite bourgeoisie sont intimement persuadés que, la Constitution étant faite et les lois écrites le roi seul est la cause directe ou indirecte qu'elle ne réussit pas. Aucun raisonnement ne peut faire changer leurs idées là-dessus. Ils sont toujours dans la même sécurité sur les armées étrangères ... Les Parisiens chanteront et danseront lorsque l'ennemi sera à vingt lieues d'eux. Ils creuseront des fossés, des retranchements; ils s'amuseront encore à la construction du Champ de Mars, parce qu'ils sont persuadés qu'aucune armée ne peut prendre une ville qui renferme sept cent mille âmes ... Des soldats! des soldats! Et encore des soldats! Qu'on ne se flatte plus! Si les forces étrangères n'entrent pas au plus tôt, il me paraît impossible que le roi et les siens ne succombent incessamment. On n'obtiendra rien en proposant et en parlementant, car c'est faute d'action et non de paroles que le royaume a péri.»

Les alliés se préparaient à exaucer les vœux exprimés dans cette lettre. L'armée prussienne se concentrait aux entours de Coblentz. Chaque jour, les princes allaient voir arriver ces régiments destinés à combattre la France et qu'acclamaient les émigrés, en demandant à marcher avec eux. Ils s'arrachèrent à ce spectacle, le 12 juillet, pour se rendre à Francfort, aux fêtes du couronnement. Grâce au dernier million envoyé par Catherine, ils avaient doré leur cour sur toutes les coutures. Une nombreuse et brillante suite les accompagnait. On y pouvait voir Condé, son fils, son petit-fils, le prince de Nassau, les maréchaux de Broglie et de Castries, Bouillé, tout un flot de courtisans, et, taciturne au milieu d'eux, Calonne qui, certain de n'avoir inspiré que défiance aux alliés, songeait que son rôle était fini et parlait mélancoliquement de retraite et d'oubli. Les gardes du corps ainsi que des soldats d'élite détachés du camp de Worms escortaient les frères du roi.

La semaine suivante, mêlés au cortège impérial, les princes partaient pour Mayence où le roi de Prusse venait de se réunir à l'Empereur. Ils assistèrent à l'entrevue des deux souverains. Pendant trois jours, ce ne fut que bals, concerts, spectacles, illuminations. Le palais électoral, témoin de ces magnificences, était devenu le rendez-vous de tous les princes allemands, de leur noblesse, de la noblesse française émigrée. On s'amusait le soir; le jour on négociait. Là fut adopté définitivement le texte du manifeste des alliés, rédigé par le marquis de Limon. Brunswick y mit sa signature et le document, tiré à des millions d'exemplaires, fut livré aux agents qui devaient le répandre en France. Puis, on décida du sort de l'armée des émigrés. Elle fut divisée en trois groupes et répartie entre les trois corps de celle de Brunswick: cinq mille hommes, sous les ordres de Condé, dans le corps du général de Wallis; trois mille commandés par le duc de Bourbon dans le corps du général Clayrfait, et l'armée des princes forte de douze mille hommes, les frères du roi à sa tête, dans le corps prussien et sur sa gauche.

Ces troupes furent passées en revue par le roi de Prusse dans les plaines de Mayence. Il leur adressa une allocution vibrante, promit aux émigrés de les rendre à leurs familles et de sauver Louis XVI. Ses paroles furent couvertes par des acclamations: «Vive le roi! Vivent les alliés! À bas les Jacobins!» Enfin, le 30 juillet, Frédéric-Guillaume fit aux princes l'honneur d'aller dîner chez eux à Bingen. Après le repas, ils l'entretinrent de leur détresse, de celle de leurs soldats. Ils décrivirent en termes si touchants la misère qui se dissimulait sous les uniformes français, qu'il en fut tout ému. Ils lui demandèrent douze ou quinze cent mille francs. Il allait les promettre. Mais un de ses ministres veillait afin de le garder contre les entraînements de son cœur et, sous un prétexte, coupa l'entretien avant que la promesse eût été faite. Il fallut reprendre cette négociation le lendemain. Elle aboutit en partie, mais seulement grâce au prince de Nassau qui donna sa caution pour huit cent mille francs. Ce secours arriva fort à propos, car les princes en étaient à ne plus pouvoir nourrir l'armée qui venait de défiler devant le roi de Prusse.

En quittant Mayence, Frédéric-Guillaume, toujours suivi des princes français, descendit le Rhin jusqu'à Coblentz où l'attendait sa propre armée campée à Rubenach. Il y fut reçu par toute la société émigrée, les femmes de la cour, les courtisans de l'exil, les généraux, les hauts membres du clergé. Tout ce monde s'attacha à lui inspirer confiance, à lui démontrer que la France était monarchique, qu'elle accueillerait comme des libérateurs les alliés qui viendraient lui rendre son roi; qu'il ne fallait pas s'attarder aux sièges des places, mais marcher droit sur Paris.

—Je réponds de la prise des forteresses, disait Bouillé, car j'en ai toutes les clés dans ma poche.

Frédéric-Guillaume se laissait prendre à ces excitations, y lisait le présage de ses futures victoires, et y associait volontiers les émigrés. Mais Brunswick qui jugeait plus froidement ce qu'il voyait et entendait, qui «consultait les femmes d'émigrés plus que les maris», ne tarda pas à discerner ce qu'il y avait d'exagéré, de léger, de factice dans les propos enthousiastes qu'on tenait au roi. Par la pénurie et la désorganisation des troupes royales dont un tiers à peine avait des armes, et où pour un soldat on comptait jusqu'à deux domestiques, il comprit qu'elles ne pouvaient lui être bonnes à rien. Son attitude, d'abord bienveillante, se modifia peu à peu. À l'aménité des premiers jours, succéda une sorte de dédain, a peine dissimulé sous des formes courtoises, et bientôt le désir d'en finir au plus vite avec cette guerre qu'il entreprenait sans confiance, uniquement pour plaire au roi de Prusse. Les impressions de Brunswick n'étaient d'ailleurs que trop fondées. Le 7 août, de Bruxelles où elles étaient connues, Fersen écrivait à la reine: «Les émigrés sont tellement dépourvus de tout qu'un quart à peine pourra suivre les opérations. Le duc de Brunswick en est déjà bien fatigué.»

Du reste, si les émigrés n'eussent été aveuglés par leurs illusions et leurs espérances, ils se seraient aperçus qu'en dépit de ce qui se passait, la ferme volonté des alliés était de sauver le roi de France, en s'abstenant, autant que possible, de recourir à eux. Longtemps ils avaient accusé l'Autriche et la Prusse, l'Autriche surtout, d'être résolues à paralyser leur action. Maintenant, trompés par les apparences, ils n'accusaient plus. Mais la réalité restait toujours la même. On ne voulait ni les mettre en avant, ni les laisser combattre. Malgré le patronage que leur avait accordé l'Impératrice de Russie, les deux souverains allemands, François II plus encore que Frédéric-Guillaume, y étaient décidés, parce que tel était le désir que leur avait fait exprimer par Breteuil le roi Louis XVI. Seulement, dans l'impuissance où l'on était de se débarrasser d'eux et de les contenir, on se donnait le mérite de paraître prêt à les satisfaire; on les leurrait de belles promesses qui ne devaient jamais être réalisées.

Au moment même où l'armée des alliés allait se mettre en marche,—c'était durant le mois d'août—une grave question se posa. Elle n'était pas nouvelle. Aussitôt après Varennes, elle avait été discutée entre les princes et les puissances étrangères, toujours ajournée par le mauvais vouloir de l'Autriche, puis abandonnée: c'était la question de la régence de Monsieur. Cette fois, la présence des souverains alliés et de leurs ministres permettait de la résoudre, et les circonstances exigeaient qu'elle le fût sur-le-champ. Il s'agissait de décider si, en entrant en France, les alliés ne trouveraient pas avantage à avoir auprès d'eux un prince français, investi de tous les pouvoirs du roi captif, et s'il ne convenait pas que, pour remplir le rôle qu'on attendait de lui, Monsieur fut revêtu de ce titre de régent qu'il avait si souvent réclamé sans l'obtenir.

Ce fut Calonne qui suggéra la reprise de cette ancienne proposition dont il était l'auteur, et Monsieur qui en entretint d'abord le roi de Prusse. Il eut le bonheur de le conquérir à son idée. Le duc de Brunswick consulté ne se montra pas contraire à l'avis du roi. Il parut même y souscrire. Mais, soit que dans le fond il ne l'approuvât pas, soit qu'il trouvât de stricte justice de consulter Louis XVI avant de rien décider, il objecta qu'on ne pouvait proclamer la régence, sans connaître le sentiment personnel de ce souverain. Frédéric-Guillaume se rendit à cette opinion. Toutefois, afin d'éviter les récriminations que ne manquerait pas d'y opposer Monsieur, il résolut de ne pas lui en faire part. En même temps, il décidait d'envoyer aux Tuileries un homme de confiance, dont la véritable mission serait dissimulée sous des prétextes.

On le trouva dans la personne d'un émigré du nom de Dutheil, ancien administrateur de l'intendance de Paris. «Il fut convenu, est-il dit dans une note rétrospective du maréchal de Castries, que le prétexte vis-à-vis des princes serait l'approvisionnement des armées, et c'est sous ce seul point de vue que M. Dutheil parla de son voyage à leurs Altesses royales. Les différents objets dont M. le duc de Brunswick le chargea furent:

«1o De connaître d'une manière précise l'état de Sa Majesté, afin de lui en rendre compte, ainsi qu'au roi de Prusse.

«2o De savoir du roi de France, s'il consentait à ce que Monsieur prît le titre de régent, en entrant en France, et de lui dire qu'ils pensaient qu'il y aurait beaucoup d'avantages à ce que ce prince s'en revêtît.

«3o D'annoncer à Sa Majesté et à la Reine que les armées prussiennes et autrichiennes allaient entrer en France, et qu'ils espéraient pouvoir bientôt les délivrer de leur captivité.

«4o De faire imprimer et afficher dans toute la capitale la déclaration des puissances alliées.

«5o De monter une machine pour faire passer et imprimer tous les écrits qui pourraient préparer et changer l'opinion publique.

«6o De préparer des magasins et des approvisionnements pour les armées à une vingtaine de lieues à la ronde de Paris.

«7o Enfin, de rendre un compte exact de l'état de Paris et de celui des esprits en France.

«M. Dutheil ajoute qu'il lui fut remis, par le roi de Prusse et M. le duc de Brunswick, un mémoire pour Sa Majesté, dans lequel il était dit qu'ils pensaient l'un et l'autre que le titre de régent donné à Monsieur aurait beaucoup d'avantages en entrant en France, pourvu que Son Altesse Royale se laissât conduire par eux, par le baron de Breteuil, et le maréchal de Castries, exigeant d'ailleurs que M. de Calonne fût écarté.

«M. Dutheil fit sa commission, et exécuta ponctuellement tous les ordres qui lui avaient été donnés.

«Il revint le 10 ou le 11 septembre 1792. Il rendit compte à M. le duc de Brunswick et au roi de Prusse, chacun en particulier, que Sa Majesté consentait à ce que Monsieur prît le titre de régent, à la condition qu'il suivrait les avis du roi de Prusse, s'en rapportant d'ailleurs à ce que M. le baron de Breteuil et M. le maréchal de Castries pourraient juger utile et convenable, ainsi qu'à ce que M. Dutheil pourrait leur dire de sa part. Sa Majesté ajoutait qu'on ne le calculât pour rien, et qu'il sacrifierait toujours sa vie à la monarchie.

«M. Dutheil remit, le 12 ou le 13 septembre, une lettre de Sa Majesté à M. de Breteuil, dans laquelle il lui marquait de ne mettre aucune opposition à la régence de Monsieur.»

C'est à Verdun où se trouvaient alors le roi de Prusse, Brunswick, le maréchal de Castries, Breteuil, que Dutheil rapporta ses réponses et conféra avec chacun d'eux, à l'insu des princes français. Après l'avoir entendu, Frédéric-Guillaume, pressé par le maréchal de Castries, estima que rien ne s'opposait plus à ce qu'on laissât Monsieur prendre le titre de régent qu'il ne cessait de réclamer. Mais sans tenir compte de la lettre du roi, rapportée par Dutheil, négligeant d'en parler, convaincu qu'elle avait été arrachée à la faiblesse du malheureux monarque, prisonnier depuis le 10 août, Breteuil exprima une opinion toute contraire. Quand il vit qu'on allait passer outre, il fit intervenir le prince de Reuss, représentant de l'Autriche. Ce diplomate exigea qu'aucune décision ne fût prise sans l'agrément de sa cour. Puis, Breteuil, dans le double but de calmer les protestations de Monsieur et surtout d'en finir avec Calonne, déclara qu'il souscrirait au projet de régence, si son rival était écarté. Calonne «avait lassé tout le monde par son orgueil et son incapacité». Il fut sacrifié et partit pour l'Angleterre. Breteuil triomphait. Mais Monsieur ne fut pas régent. Bientôt même, il dut renoncer à l'être. Il se plaignit amèrement d'avoir été trompé par Breteuil.[Lien vers la Table des Matières]

IV
LA RETRAITE DE BRUNSWICK

La campagne s'était ouverte au milieu de ces tiraillements, Calonne encore présent. Les armées alliées avaient franchi la frontière, s'étaient rapidement emparées de Longwy, qui se rendit à l'Autriche, de Verdun qui se rendit à la Prusse. Ils mettaient le siège devant Thionville et conviaient les émigrés à l'honneur de prendre part aux opérations. Calonne était installé au quartier général de Brunswick. On le voit alors organiser, au nom du roi, la perception des impôts. Il n'a d'autre préoccupation que celle de se procurer des ressources. Les huit cent mille francs qu'à Bingen le roi de Prusse a prêtés aux frères du roi, sous la garantie du prince de Nassau et sur la promesse formelle que cette somme suffira à tout, n'ont été qu'un déjeuner de soleil. Il y avait tant d'exigences à satisfaire, tant d'affamés autour des princes, tant de créanciers, de si pressants besoins, que du prêt de la Prusse, en quelques jours, il ne reste plus rien. Monsieur et le comte d'Artois sont sans le sou. Condé, resté au bord du Rhin en attendant qu'on l'appelle au combat, tire sur ses derniers écus. Il n'existe plus que par le dévouement de la princesse de Monaco qui fait argent de tout. Nassau lui-même a donné tout ce dont il dispose, «sa vaisselle d'argent, ses diamants, les épées qu'il avait reçues de l'impératrice Catherine». Il n'a gardé «que ce qui lui est nécessaire pour arriver jusqu'à Paris».

À peine la frontière franchie, Calonne est obligé de confesser aux alliés que ses moyens sont épuisés, que les princes ne peuvent plus payer leurs soldats.

—Heureusement, ajoute-t-il, on est maintenant en pays français. Les populations vont se soulever contre la Révolution, acclamer leurs libérateurs, apporter des trésors aux frères du roi captif.

Cet espoir est bientôt déçu. On traverse des contrées hostiles à la monarchie. Les populations ne témoignent que malveillance aux envahisseurs, se dérobent, s'enfuient; les gens des villes cachant leur argent, les paysans chassant devant eux leur bétail. La perception des impôts ne donne rien. Et Brunswick de demander dédaigneusement où sont ces Français enthousiastes dont on lui avait promis le concours, ces secours en argent et en nature que devaient fournir les campagnes. Où sont-ils, les royalistes fidèles qui devaient ouvrir aux armées étrangères la route de Paris? Et dans son dépit, c'est à Condé qu'il s'en prend, Condé qui lui avait annoncé qu'à son approche, la France se soulèverait pour l'acclamer. Le prince étant venu au quartier général pour demander que ses soldats soient autorisés à prendre part à la campagne, Brunswick lui reproche de l'avoir trompé. Condé répond sur un ton cassant. Brunswick est généralissime; il inflige au prince vingt-quatre heures d'arrêt. Le comte d'Artois, averti, accourt pour faire lever la punition. Il se heurte à un refus obstiné, s'en retourne furieux, et, dans sa colère, soufflette un de ses officiers qui s'est permis de trouver que Brunswick n'avait pas tort[38].

Il faut cependant sortir de cette impasse. Puisqu'on a commis la faute d'accueillir les émigrés parmi les troupes alliées, on ne peut les laisser mourir de faim. À regret, la Prusse consent à faire de nouvelles avances; la Russie, de son côté, donne des preuves éclatantes de sa générosité. Mais ce n'est pas encore assez pour tout ce qui reste à faire. Quand le maréchal de Castries, en prévision de l'arrivée des fonds attendus, cherche à en déterminer l'emploi, il conçoit les plus cruelles perplexités. À qui donnera-t-on ces fonds? Aux créanciers? Mais, alors, comment secourir cinq mille gentilshommes sans ressources? Les Prussiens ayant versé un acompte de soixante-quinze mille francs, il propose de les donner à la noblesse. Avec le reste, on assurera l'état des princes, en réduisant toutefois leurs dépenses, qui, rien que pour cette année 1792, s'élèveront à plus de vingt-quatre millions[39]; on calmera les créanciers en soldant les engagements échus, et on constituera une réserve pour les secours urgents. Ce projet est sage; les princes y adhèrent. Mais les retards apportés dans l'envoi des fonds promis par la Russie et la Prusse ne permettent pas d'y donner suite. On en est réduit à vivre au jour le jour, comme on peut. Les soldats maraudent, irritent les paysans, n'obtiennent nourriture et logement que le pistolet au poing, excitent contre l'invasion la colère et les malédictions de ce peuple qu'on est venu délivrer.

Pour ajouter à l'horreur de ces choses, la pluie ne cesse pas. Elle est torrentielle; elle change en des marais de boue les pays qu'on traverse. La dysenterie se déclare parmi les troupes, devient épidémique; les soins manquent, les armées laissent sur leur passage des traînées d'agonisants et de morts, que, derrière elles, les paysans viennent dépouiller.

Les émigrés cependant ne se découragent pas. Ils sont convaincus qu'ils arriveront à Paris, qu'en approchant de la capitale, leurs maux cesseront et qu'ils y entreront en triomphateurs. Les premiers succès les ont électrisés, la prise de Longwy surtout, «la première bonne nouvelle depuis trois ans». Lorsqu'à cette bonne nouvelle, «les enragés de Paris» répondent par les massacres de Septembre, les émigrés s'enragent à leur tour. «La position du roi et de la reine fait frémir. On ne pourra les tirer du gouffre que par la terreur et si on menace de la mort quiconque, dans l'infâme Assemblée ou la municipalité de Paris, oserait porter la main sur eux.» Incidemment, le correspondant inconnu qui adresse ces réflexions au maréchal de Castries révèle le fond de son cœur: «Le départ de La Fayette est un bien. Il servait de centre au parti monarchien, bien plus à craindre pour la monarchie que les Jacobins.»

En même temps, des gentilshommes se travestissent pour aller faire de la propagande royaliste dans l'armée républicaine et démontrer aux officiers nobles qui n'ont pas déserté, que le gouvernement de Paris n'étant plus qu'un gouvernement d'assassins, ils ne peuvent continuer à le servir sous peine d'encourir les mêmes responsabilités que lui et de s'exposer aux mêmes légitimes représailles. De son côté, le prince de Nassau s'est offert pour aller négocier à Paris la liberté du roi. Ce projet est abandonné. On espère de rapides victoires. Les Prussiens se sont présentés devant Verdun le 1er septembre au matin. La ville a capitulé le lendemain, à la suite de dramatiques et inoubliables péripéties. Ils en ont pris possession au nom du roi de France, contrairement aux Autrichiens qui, dans la Flandre française où ils opèrent, occupent, au nom de l'Empereur, les places dont ils s'emparent. Breteuil presse Brunswick de tirer parti sur-le-champ de ce premier succès et de marcher sur Châlons. Autour du généralissime, tout le monde est convaincu que c'est ce qu'il va faire, que le 22 ou le 24 septembre il apparaîtra devant Paris et que ce sera l'instant critique et décisif pour la famille royale.

Les événements vont modifier tout à coup ce qu'on croyait être les plans de Brunswick. Après la prise de Verdun, il a eu trois jours pour s'emparer des défilés de l'Argonne. Mais il a tergiversé, préoccupé du mauvais état de ses troupes, du défaut de subsistances, de la destruction de ses équipages. Et voici qu'il apprend que Dumouriez, en marche sur Sainte-Menehould, s'est retranché entre Grand-Pré, la forêt de l'Argonne et la Croix-de-Bois; que Kellermann est arrivé aussi et a pris position aux Islettes dont lui-même a négligé de s'emparer. C'est dans ces conditions si défavorables pour lui qu'est livrée, le 20 septembre, la bataille de Valmy. Les émigrés ont la douleur d'y assister de loin sans y prendre part. Brunswick est battu. Alors, exploitant le désarroi causé par sa défaite, il démontre au roi de Prusse que la campagne doit être considérée comme terminée, et que, vu le déplorable état de son armée et la forte position des généraux français, il ne reste plus qu'à battre en retraite, à se porter sur Sedan et Montmédy où on sera inexpugnable et à y prendre les quartiers d'hiver, en attendant de recommencer la campagne au printemps.

L'histoire n'a pu découvrir encore les causes de cette résolution. Plus tard, le ministre autrichien Thugut écrira: «C'est à nos généraux d'expliquer la cause de nos malheurs sans exemple; c'est à eux d'expliquer surtout les moyens de concilier la réputation brillante dont le duc de Brunswick a toujours joui avec les fautes inouïes qu'on lui impute.» Mais les généraux autrichiens ont été aussi impuissants que l'histoire et n'ont rien expliqué.—Quoi qu'il en soit, le roi de Prusse se laisse influencer par les raisons que lui expose Brunswick. Elles sont à peine connues dans son entourage qu'elles y soulèvent d'unanimes protestations. Un conseil est tenu. Y assistent Brunswick, le maréchal de Castries, les généraux autrichiens et prussiens Clayrfait, Hohenlohe, Kallkreuth, le prince de Nassau, le lieutenant général d'Autichamp. Le roi de Prusse le préside. Le conseil, après un vif débat où Brunswick paraît être seul de son avis, ne résout rien.

Mais Brunswick, dès le lendemain, entre en négociations avec Dumouriez. Il offre de rendre Verdun, si on lui garantit que le roi de France aura la vie sauve et pourra venir au camp des alliés pour ratifier les arrangements. Dumouriez répond à ces offres en exigeant la reconnaissance de la République, l'abolition de la royauté, la suppression de la noblesse et la soumission du clergé à la Constitution. À ce prix, il admet que le roi pourra vivre où il voudra, y recevoir une pension et que les propriétés des émigrés leur seront rendues. Brunswick rejette ces propositions, prépare brusquement la retraite, en dépit de ceux qui prétendent qu'il a des chances de vaincre, et encourt, ce jour-là, un soupçon dont, malgré tout, sa mémoire ne s'est jamais lavée, quoique la preuve de sa trahison n'ait pu être faite. Partout les alliés reculent.

Le 2 octobre, le maréchal de Broglie, qui est resté devant Thionville avec l'infanterie des princes, reçoit l'ordre de se réunir au reste de leur armée pour revenir en arrière. Le 12, la ville de Verdun est évacuée, et tandis que Brunswick répond aux objurgations qu'on lui adresse, en reprochant aux émigrés de l'avoir trompé sur le véritable état de l'opinion en France, le roi de Prusse console Breteuil en lui disant:

«Soyez sûr que nous ferons l'an prochain ce que nous aurions dû faire cette année. L'hiver sera employé en négociations pour concourir au but général. Il faudra que M. le comte d'Artois aille à Saint-Pétersbourg solliciter l'Impératrice.»

Les émigrés, désespérés par le désastre qui les accable, se résignent pour la plupart au destin qui leur est fait. Quelques exaltés s'abandonnent au plus bruyant désespoir. Mais ils ne sont pas au bout de leurs maux. Coup sur coup arrivent du dehors des nouvelles lamentables. Une armée française, commandée par le général de Montesquiou, a franchi la frontière de Savoie, est entrée à Chambéry. Le général de Custine a envahi les Électorats rhénans. Les princes français sont obligés de s'enfuir, vaincus, exténués et dénués de tout. Ils apprennent en route que l'Autriche veut que leurs soldats se dispersent. Ils sont impuissants à l'empêcher. Il ne leur reste qu'à courber le front.

Oh! cette retraite de Brunswick! Elle est pour les émigrés l'horreur des horreurs. Jusque-là, ils conservaient l'espoir. Ils comptaient sur les victoires des coalisés pour se frayer un chemin vers Paris. Cette perspective leur donnait la force de supporter leur misère. Maintenant, les ténèbres s'épaississent autour des infortunés proscrits. L'armée des princes est brutalement licenciée. Les soldats qui la composaient s'en vont de toutes parts, vendant à bas prix leurs chevaux à des juifs, se demandant ce qu'ils deviendront quand leurs maigres ressources seront épuisées. Ils sont pieds nus, vêtus de haillons. Objet de répulsion partout où ils se présentent, on refuse de les recevoir. On les accuse d'avoir provoqué la guerre. On les chasse, et ceux qui retournent en Allemagne peuvent lire au coin des routes des écriteaux où est inscrite l'interdiction qui leur est faite d'y séjourner. On les traite comme des chiens errants. Transis sous la pluie qui ne cesse pas, perdus, le soir venu, dans le brouillard qui se lève, il en est qui se donnent la mort pour mettre un terme à leurs maux. D'autres parviennent à rejoindre l'armée de Condé.

Aux soldats de Condé il n'a pas été donné de combattre. On leur avait promis qu'ils marcheraient avec l'armée autrichienne. Mais cette promesse n'a pas été tenue. Pendant que leurs frères étaient à Longwy, à Thionville, à Verdun, ils erraient dans le margraviat de Bade et dans le Brisgau, recevant de temps en temps leur solde, ayant au moins de quoi manger grâce à la sollicitude, à l'énergie du général qui les commande. Si dure que soit l'existence pour eux, elle l'est moins cependant que celle de ces autres fugitifs qui ne savent où reposer leur tête et dont quelques-uns viennent leur demander asile. Condé reçoit ces infortunés. Il apprend par leurs récits que Brunswick bat en retraite. Il se cantonne à Willingen. Là, vient le trouver un ordre de l'Empereur lui ordonnant de licencier son armée. Mais il résiste. On le menace de désarmer ses soldats:

—Il faudra donc les tuer jusqu'au dernier, répond-il fièrement.

Sa fermeté en impose à l'Autriche. Elle s'engage à le prendre à sa solde, lui et ses quelques milliers d'hommes. Ce n'est pas qu'elle veuille les utiliser dans la prochaine guerre. Elle ne croit pas à l'efficacité de leur concours, n'en pèse que les inconvénients. Mais en se chargeant d'eux elle évitera des malheurs plus grands. Pour le même motif, elle se décide à recueillir les débris de l'armée des princes, poussée non par humanité, mais par la crainte d'avoir à passer au fil de l'épée ces malheureux dont l'excès de leurs maux va faire des furieux et qui deviendront un danger pour les États allemands où ils ont fini par se réfugier, hors de l'atteinte des Français qui opèrent sur le Rhin.

«L'expérience de cette campagne, écrit Thugut, le 23 octobre, paraît avoir prouvé que toute la manière d'être des émigrés les rend peu combinables avec nos troupes et ne les rend que trop sujets à causer souvent des embarras dans les subsistances, la mobilité et les opérations des armées de Sa Majesté, de sorte qu'en considérant le peu de service qu'on en a tiré et qu'on pouvait s'en promettre pour l'avenir, il semble évident qu'à cet égard, toute dépense ultérieure pour eux, fût-elle même des moins considérables, serait toujours mal employée. Il paraît, en conséquence, qu'on ne saurait hésiter à leur retrancher, pour l'avenir, tout espoir quelconque de secours, si jusqu'ici il était impossible d'imaginer quelque moyen pour les dissoudre ou pour en débarrasser en autre manière quelconque les cours alliées.

«Mais ces émigrés se trouvent dans une misère si déplorable qu'une grande partie, prête à périr de faim dans toute la force du terme, sans habits, sans souliers, serait, je crois, physiquement hors d'état d'exécuter l'ordre qui leur pourrait être donné pour les disperser. Il est à craindre que le désespoir et le dénuement absolu de toutes choses ne les portent bientôt à de grands excès, à se jeter dans les bois, à infester les grands chemins, et si on voulait prendre le parti de les expulser à main armée, les États voisins refusant de les recevoir, l'on finirait par être forcé de les exterminer.

«Comme il paraît désirable qu'on puisse éviter d'en venir à de si fâcheuses extrémités, je ne puis que soumettre aux lumières de Votre Excellence s'il serait possible de convenir d'un arrangement avec la cour de Prusse pour subvenir dans ces moments encore, avec l'économie la plus stricte et la plus sévère, aux besoins les plus pressants des émigrés qui composent la ci-devant armée royale jusqu'à ce qu'on puisse se fixer à un projet quelconque d'en déblayer les États de Sa Majesté.»

Ainsi, la retraite de Brunswick précipite les malheurs des émigrés sans en marquer la fin. À cette heure, Custine a pris Worms, Spire, Francfort, Wurtzbourg, Mayence. Il menace Coblentz. Alors c'est la débâcle. Monsieur, qui était revenu dans cette ville, en sort au milieu d'une révolte des habitants qui ne veulent pas laisser partir l'Électeur affolé. Par des chemins détournés, il gagne Liège. Son frère, le comte d'Artois, erre un peu partout avant de le rejoindre, et pour que rien ne manque aux péripéties de cette déroute, des créanciers impitoyables font saisir à Trèves les équipages des princes. Du reste, partout la fuite est générale. Ce n'est plus seulement des soldats vaincus qu'elle entraîne, c'est aussi des femmes, des enfants, des vieillards, Français et Allemands confondus, que chassent de leurs demeures les victoires de Custine et ses rigueurs. De toutes parts, les routes sont couvertes de voitures, de cavaliers, de piétons, de charrettes chargées de meubles et de malles, que parfois il faut abandonner en chemin, quand les chevaux harassés tombent, et quand les relais de poste ne peuvent plus en donner. De Mayence à Cologne, le Rhin est animé et vivant comme une rue de grande ville. Il charrie des bateaux de toute taille, où ont pris place des émigrés et des nobles allemands, qui se dérobent à l'invasion. Les bateliers font fortune.

Après Jemmapes, des faits analogues se passent à Bruxelles. L'effroi des émigrés n'a d'égal que celui des Autrichiens. À minuit, la gouvernante des Pays-Bas, archiduchesse Christine, le duc de Saxe-Teschen son mari, leur cour, les membres du gouvernement sortent à la hâte de la capitale belge, menacée par les Français. Au petit jour, les émigrés se pressent en foule dans les rues en quête de moyens de partir et d'emporter leurs bagages. Mais privés de transports, ils sont contraints de se mettre en route, en abandonnant les épaves de leur ancienne opulence.

Le spectacle est le même à Chambéry et à Nice. Le gouvernement de Paris s'est lassé de ne pouvoir obtenir du roi de Sardaigne la dispersion des émigrés, la cessation des agitations et des intrigues de ceux-ci, des armements et des embauchages auxquels ils procèdent, de leurs relations avec Coblentz. Il a donné l'ordre au général de Montesquiou, qui commande l'armée du Midi, d'occuper la Savoie et le comté de Nice. Le roi de Sardaigne s'est préparé à la guerre, et s'il n'a pas déjà fait marcher ses troupes, ce n'est pas qu'il doute de leur fidélité ni qu'il suppose qu'elles peuvent être vaincues, mais il craint de livrer son territoire à la dévastation. Par malheur pour lui, sa frontière est trop étendue pour qu'il puisse la couvrir tout entière s'il n'est appuyé par l'Autriche et la Prusse. Ces deux puissances, en dépit de leurs promesses, l'abandonnent à son isolement, le laissent surprendre, ainsi qu'il le dit lui-même, «comme l'araignée au fil de sa toile», et contrairement à ce qu'il croit, ses troupes ne sont pas sûres.

Lorsque, dans la nuit du 21 au 22 septembre, l'armée française entre en Savoie et se présente devant le château d'Apremont, elle ne rencontre aucune résistance. Les Piémontais lâchent pied sans tirer un coup de fusil; leurs généraux leur donnent l'exemple; la Savoie est conquise sans effusion de sang, et le 24, à Chambéry, Montesquiou acclamé comme un libérateur. Les émigrés, dont le nombre, depuis quelques mois, s'était considérablement accru, ont à peine le temps de s'enfuir. Ils vont pour la plupart se réfugier en Piémont et dans le pays de Vaud.

À Nice, leur fuite présente un caractère quasi-tragique. Croyant à la victoire des troupes sardes, ils n'avaient pas préparé leur départ, et voilà que le 25 septembre, à leur réveil, ils apprennent que les Français, commandés par le général Anselme, sont aux abords de la ville. En même temps, l'escadre de l'amiral Truguet les menace d'un bombardement, si la reddition n'est pas immédiate. La municipalité capitule; les troupes piémontaises s'éloignent, et les émigrés, obligés de déguerpir hâtivement, perdent tout ce qui leur reste de leur avoir.

«Les portes de Nice et de Villefranche furent littéralement écrasées par le nombre incalculable d'émigrés français, de prêtres, de nobles, de juges, de femmes de toute condition dont beaucoup avec des enfants au sein. Cette foule, d'environ vingt mille personnes affolées, courait sur la route du Piémont offrant un spectacle lamentable. Les émigrés, avec leurs femmes à moitié nues, levant au ciel leurs bras tremblants, ressemblaient à des victimes prêtes à l'immolation, fuyant le dernier coup du sacrificateur ... Une aussi terrible bagarre ne peut être comparée qu'à la scène du jugement dernier, peinte par Michel-Ange[40]

La conquête de Nice et de la Savoie détruisait du même coup toutes les espérances qu'avaient fondées les émigrés sur les insurrections du Midi, déjà d'ailleurs déjouées en partie par la dispersion des confédérés de Jalès au mois de juillet. C'est de la Savoie, où leurs chefs étaient réfugiés, que les conspirateurs méridionaux allaient chercher les ordres de Coblentz; ils comptaient sur le roi de Sardaigne comme sur le roi d'Espagne pour les appuyer et les secourir. Maintenant, c'en était fait des secours promis et attendus. Tous les projets de l'émigration s'effondraient sous une suite de désastres, et les princes étaient réduits à l'impuissance.

Au mois de novembre, ils arrivaient à Liège avec les débris de leur armée. Ils attendaient que l'Autriche tînt la promesse qu'elle leur avait faite de la prendre à sa solde. Mais l'Autriche toute à ses malheurs ne se hâtait pas de leur venir en aide. Quant à la Prusse, elle leur faisait savoir que, le 1er décembre, elle cesserait de pourvoir à leur subsistance. «Tout se disloque involontairement, mande le comte d'Artois, et tout meurt exactement de faim.» Son frère et lui n'avaient plus d'espérance que dans le roi d'Espagne et l'impératrice de Russie. Aussi étaient-ils résolus à aller, l'aîné à Madrid, le cadet à Saint-Pétersbourg, afin de solliciter des secours. Mais ils n'avaient pas un sou pour leur voyage.

«Nous remuerons ciel et terre pour obtenir des fonds; il nous est impossible de fixer l'époque où nous pourrons les recevoir, et si dans cet intervalle il arrivait un refus de la Russie, je ne sais d'honneur ce que nous deviendrions ... Le silence de l'Empereur nous jette dans des embarras affreux. MM. de Mercy et de Metternich nous ont fait avancer une somme de quatre-vingt-sept mille francs qui avait principalement pour but de soutenir le prêt des régiments; mais comme nous ne recevons plus un seul écu de nulle part, et que le roi de Prusse ne nous a pas encore donné les cent mille francs qu'il m'avait promis il y a un mois, nous avons été forcés d'employer cette somme à empêcher de mourir de faim les plus malheureux de nos compagnons, et à payer notre boulanger et notre boucher.»

La Terreur, au même moment, venait d'ouvrir la longue série de ses forfaits. Les sanglantes journées de septembre avaient épouvanté l'Europe. La famille royale était au Temple. La Convention, nouvellement élue, organisait la défense du territoire. En réponse aux menaces et aux anathèmes de l'Europe, elle préparait le procès de Louis XVI.[Lien vers la Table des Matières]

LIVRE QUATRIÈME
HAMM ET VÉRONE

I
LA RÉGENCE DE MONSIEUR

À la fin de 1792, les défaites des alliés avaient fermé aux frères de Louis XVI Coblentz et les Électorats rhénans. Ils étaient sans asile comme sans ressources, installés provisoirement, le comte d'Artois à Liège et Monsieur à Namur, attendant une réponse du roi de Prusse à qui ils avaient demandé de leur accorder l'hospitalité dans ses États. Cette réponse leur parvint à la mi-décembre. Elle les autorisait à se fixer à Hamm en Westphalie, pauvre bourgade, «une Trappe,» dira plus tard le comte d'Artois en parlant de la maison de bois où son frère et lui avaient été réduits à fixer leur demeure. Mais, dans leur pensée, ce n'était qu'une étape où leur séjour ne se prolongerait pas.

En même temps que l'autorisation d'y résider, ils recevaient du roi de Prusse et de Catherine une somme totale de sept cent cinquante mille francs. Elle arrivait à propos et permit de pourvoir aux besoins les plus urgents. On la divisa en cinq parts. Les princes s'attribuèrent cent cinquante mille francs pour leurs besoins courants; cent quarante mille francs furent distribués aux créanciers les plus pressants; Condé en reçut soixante mille; la part de la noblesse fut de trois cent vingt mille, et avec les quatre-vingt mille qui restaient, on constitua une réserve pour les cas imprévus[41].

Le comte d'Artois arriva le premier à Hamm, le 28 décembre, sous la neige et par le froid le plus rigoureux. Ce même jour, il mandait à Vaudreuil qu'il y serait heureux si «son amie», Mme de Polastron, y était avec lui. À la veille de partir pour la Russie, il n'avait pu l'emmener. Elle devait, pendant qu'il voyagerait, résider à Vienne. En attendant, elle s'était arrêtée à Francfort, prête à en repartir dès que le prince aurait été autorisé par l'impératrice Catherine à se rendre à Saint-Pétersbourg. Monsieur ne tarda pas à quitter Namur et à rejoindre son frère. Dans les derniers jours de janvier, il était à Hamm, attendant anxieusement des nouvelles du procès du roi, engagé devant la Convention. C'est à Hamm que les princes apprirent la condamnation de Louis XVI et son exécution. Dans l'isolement auquel ils étaient condamnés, ils ressentirent cruellement le contre-coup de la fin tragique de leur frère. Peut-être se demandèrent-ils si leurs imprudences n'avaient pas contribué à ce dénouement sinistre; peut-être aussi en accusèrent-ils l'égoïste politique des puissances coalisées. Mais quoi qu'ils en aient pensé, ils y puisèrent un besoin plus ardent de vengeance et d'action immédiate.

Dès le 28 janvier, Monsieur rédigeait une Déclaration au peuple français. Après avoir proclamé le Dauphin roi de France, sous le nom de Louis XVII, et s'être octroyé à lui-même la régence, au mépris des droits de la reine empêchée par sa captivité de les exercer, il affirmait en ces termes sa ferme volonté de rétablir en son entier l'ancien régime détruit par la Révolution:

«Je m'emploierai premièrement à la liberté du roi, de sa mère, de sa sœur et de sa tante, et simultanément au rétablissement de la Monarchie, sur les bases inaltérables de sa Constitution, à la réformation des abus introduits dans le régime de l'administration publique, au rétablissement de la religion de nos pères dans la pureté de son culte et de la discipline canonique, à la réintégration de la magistrature pour le maintien de l'ordre public et la bonne dispensation de la justice, à la réintégration des Français de tous les ordres dans leurs droits légitimes et dans la jouissance de leurs propriétés envahies et usurpées, à la sévère et exemplaire punition des crimes, au rétablissement de l'autorité des lois et de la paix, et enfin à l'accomplissement des engagements solennels que nous avons voulu prendre conjointement avec notre cher frère, Charles-Philippe de France, comte d'Artois, et auxquels se sont unis nos très chers neveux, petits-fils de France, Louis-Antoine, duc d'Angoulême, et Charles-Ferdinand, duc de Berry, et nos cousins, princes de sang royal, Louis-Joseph de Bourbon, prince de Condé, Louis-Henri-Joseph de Bourbon, duc de Bourbon, et Louis-Antoine de Bourbon, duc d'Enghien, par nos déclarations adressées au feu roi, notre frère, le 10 septembre 1791, et autres actes émanés de nous.»

Accentuant le défi qu'il jetait à la Révolution, sans tenir aucun compte de ce qu'elle avait fait, ni de la Déclaration des droits de l'homme, ni de l'égalité des citoyens proclamée, ni d'aucune des lois par lesquelles avait été détruit à jamais l'ancien régime, il écrivait le même jour aux gentilshommes de la coalition d'Auvergne, après avoir, par lettres patentes, créé le comte d'Artois lieutenant général du royaume: «Quant à moi, venger le sang du roi mon frère, briser les fers de ma famille, replacer mon neveu sur son trône et rendre à ma patrie son antique constitution ou périr avec vous sur ses ruines, tel est mon vœu, tel est l'unique objet de mon ambition.»

Toute la politique des émigrés et du prince qui fut plus tard Louis XVIII est résumée dans ce langage. C'est de celle-là qu'avec des réserves partielles, des réformes conditionnelles ou de rares adoucissements dictés par les circonstances, il ne cessa de poursuivre le triomphe durant les longues années de son exil. À Hamm, à Vérone, à Blankenberg, à Mitau, à Hartwell, avant et après la mort de la reine et du Dauphin, comme régent et comme roi, il ne rêva rien autre chose que des vengeances qu'il jugeait nécessaires et le rétablissement des «antiques privilèges de la noblesse». Ce n'est qu'à Saint-Ouen, en 1814, au moment de régner, qu'il comprit clairement la nécessité d'y renoncer. Au commencement de 1793, il n'était qu'un pauvre prince sans patrie, proscrit, dépouillé, vaincu, tellement abandonné et oublié que Condé pouvait écrire à un ami qui recommandait aux princes de se défier des assassins: «Rassurez-vous pour nous. Des princes sans armée, des Bourbons sans noblesse autour d'eux, sont des êtres si nuls qu'ils ne valent pas les honneurs de l'assassinat.»

Les négociations engagées dès le lendemain de la mort de Louis XVI, et qui devaient se continuer jusqu'à la mort de Louis XVII, eurent pour principal objet la reconnaissance par les souverains du titre de régent que s'était attribué Monsieur. En le prenant, il n'osait se flatter de l'espoir que toutes les puissances le reconnaîtraient. Il ne se croyait sûr que de l'assentiment de la Russie et de l'Espagne. Quant aux dispositions de l'Angleterre, on devine par sa correspondance avec son représentant à Londres qu'il craignait qu'elles ne lui fussent pas favorables. Voici ce qu'à la date du 30 janvier, il mandait au duc d'Harcourt:

«Mon cousin, la perte affreuse que je viens de faire, et la nécessité de veiller sans retard aux intérêts du roi, mon neveu, m'ont déterminé à me charger du fardeau de la régence. Les droits de ma naissance et un devoir sacré pour mon cœur, m'appelaient également à cette pénible fonction.

«Votre attachement connu pour le roi que nous pleurons, et le sentiment d'amitié que votre inébranlable fidélité m'a inspiré, me font désirer que vous vous chargiez auprès du roi d'Angleterre de lui notifier la mort du roi mon frère, l'avènement du roi mon neveu à la couronne et le mien à la régence. Je crois le parti que j'ai pris trop juste pour craindre qu'il puisse être blâmé. Mais dans l'incertitude où je suis encore sur les véritables intentions de l'Angleterre à mon égard, j'ai pensé qu'il pouvait vous être désagréable de vous charger de cette notification, si vous n'étiez pas certain que la régence serait reconnue.

«Je charge en conséquence M. Hermann, agent général de la marine de France en Angleterre, dont je connais l'intelligence, la fidélité et les rapports avec le ministère britannique, de chercher à pénétrer les dispositions et de vous en rendre compte. Vous trouverez sous cette enveloppe deux paquets pour lui, à cachet volant, pour que vous puissiez en prendre lecture. Le premier contient un pouvoir de moi pour traiter cette affaire en mon nom avec les ministres, et c'est celui que vous lui remettrez le premier.

«S'il vous rend compte que les dispositions sont telles que je désire, je vous prie de vous charger vous-même de faire la notification et d'accepter, au moins passagèrement, le titre d'ambassadeur du roi. Vous ne le garderez qu'autant qu'il ne vous sera pas à charge, et vous serez relevé dès qu'il gênera votre liberté.

«Si, au contraire, l'Angleterre ne paraissait pas encore disposée à reconnaître la régence, vous remettriez à M. Hermann, lorsqu'il viendra vous en rendre compte, le second paquet qui contient les pièces qui lui sont nécessaires pour faire simplement la notification au ministre de Sa Majesté britannique.

«Je ne vous parle pas d'une douleur dont les traces ne s'effaceront plus; vous la partagerez sûrement. Sur quoi, je prie Dieu qu'il vous ait, mon cousin, en sa sainte et digne garde. Votre très affectionné cousin, Louis-Stanislas-Xavier.»

Cette lettre était accompagnée de la note qui suit:

«Mon cousin le duc d'Harcourt, en remettant à Sa Majesté Britannique la lettre de notification ci-jointe, fera sentir qu'après l'affreux attentat qui vient d'être commis, Monsieur a dû prendre sur-le-champ le titre de régent. Sa naissance lui en donnait le droit, et la difficulté des circonstances prouve assez qu'en se chargeant d'un aussi pesant fardeau, Monsieur n'a consulté que le devoir le plus impérieux. Dans un moment où l'horreur du crime doit révolter la partie de la nation qui est encore saine, mais qui gémit sous le joug tyrannique des factieux, Monsieur peut seul parler au nom du roy, son neveu; seul au nom de nos antiques lois, il peut rassembler, lorsque les forces étrangères entreront en France, les sujets qui sont restés fidèles aux vrais principes de notre auguste monarchie. On ne croit pas qu'il puisse être nécessaire d'émouvoir la sensibilité des souverains sur un événement qui les touche d'aussi près; il n'est que trop certain qu'en tolérant de tels principes, aucune tête couronnée n'est en sûreté. On s'en remet totalement à l'intelligence de M. le duc d'Harcourt pour faire valoir ces raisons, dans le cas où il rencontrerait quelque opposition.

«Si, au contraire, la cour de Londres reconnaît Monsieur en sa qualité de régent du royaume, M. le duc d'Harcourt se bornera à solliciter les plus puissants secours pour sauver le jeune roy et pour faire trembler les factieux de tous les pays qui pourraient être tentés de suivre ce dangereux exemple.

«Les différentes circonstances locales prescriront la conduite du moment, elles ne peuvent pas être entièrement prévues, et on ne peut rien indiquer de positif à cet égard. C'est avec confiance que Monsieur se livre sur le choix des démarches nécessaires au discernement de M. le duc d'Harcourt.

«Si la régence est reconnue, M. le duc d'Harcourt sollicitera l'envoi d'un ministre auprès de M. le régent. S'il l'obtient, il demandera sous quel titre on l'enverra, et il pourra déclarer qu'il est autorisé lui-même à prendre auprès de la cour de Londres le même titre que cette puissance donnera à son ministre auprès de M. le régent[42]

En même temps qu'il chargeait d'Harcourt des démarches à faire à Londres, Monsieur confiait des missions analogues à ses divers représentants auprès des puissances. Il comptait sur tout, on l'a dit, sur la Russie et sur l'Espagne, assuré qu'elles n'hésiteraient pas à le reconnaître en qualité de régent, et que cet exemple, une fois donné, serait suivi par toutes les autres cours.

Le départ du comte d'Artois pour Saint-Pétersbourg avait été déjà décidé, sur le conseil du roi de Prusse, au moment où Brunswick battait en retraite. Il s'agissait alors d'obtenir de Catherine qu'elle prît l'initiative d'une campagne nouvelle pour le printemps suivant. La mort de Louis XVI et les progrès de la Révolution rendaient maintenant cette démarche plus nécessaire, et puisqu'il était convenu que le comte d'Artois en serait chargé, il le fut également de solliciter de la Russie la reconnaissance du Régent. Il partit pour Saint-Pétersbourg, le 25 février 1793, accompagné de l'évêque d'Arras, du duc d'Escars et du baron de Roll.

À Madrid, il n'était besoin d'envoyer personne. Le duc d'Havré, depuis deux ans, y défendait les intérêts des princes, secondé par le duc de La Vauguyon, naguère encore ambassadeur de Louis XVI et resté en Espagne bien qu'il eût quitté l'ambassade avant la mort du roi. D'Havré était une assez pauvre tête. Ses dépêches sont des chefs-d'œuvre de candeur, de sottise et de crédulité. Néanmoins, il avait su plaire à la cour de Madrid. Il y était sans influence, mais non sans un certain prestige. Il le devait à son nom, à ses relations et surtout à l'assurance avec laquelle il parlait de tout. Les princes lui croyaient un crédit qu'il n'avait pas, et la cour d'Espagne ne voulant rien traiter de sérieux avec eux, n'ayant guère que des refus à opposer à leurs demandes, quand elles touchaient à la politique, considérait le duc d'Havré comme suffisant pour les présenter et transmettre ses réponses.

Chargé de demander à la fois un asile pour Monsieur et la reconnaissance du titre de régent, d'Havré vit ses efforts se briser contre la tactique adoptée par l'Espagne. Le roi et ses ministres voulaient bien secourir les princes et les émigrés. Ils l'avaient prouvé en leur accordant d'abondants secours, en accueillant généreusement les Français qui s'étaient réfugiés en Espagne, le clergé surtout, envers qui le clergé espagnol se prodiguait en bienfaits. Le gouvernement avait même pris à sa solde un grand nombre d'officiers sortis de France. Quoique cette bienveillance eût été plus active sous le ministère de Florida-Blanca que sous celui de d'Aranda, son successeur, et que celui-ci eût témoigné de plus de mobilité que de constance dans ses faveurs, comme lorsque, par exemple, au mois de mai 1792, il chassait en partie ces mêmes officiers dont avaient été d'abord acceptés les services, les Bourbons et les émigrés, au point de vue privé, avaient plus à se louer de la cour d'Espagne qu'à s'en plaindre; mais, au point de vue politique, ils n'en avaient rien obtenu. C'était même en dehors de toute action des princes que l'Espagne, au moment d'entrer en guerre avec la République, avait enrôlé de nouveau des émigrés pour en former deux régiments: le Royal-Roussillon et la Légion des Pyrénées.

À Coblentz, on s'était maintes fois choqué, sans oser le dire, de l'affectation qu'elle mettait à ne pas entrer dans les combinaisons des princes. Mais on imputait sa conduite à sa faiblesse, à sa timidité; on supposait que, si les armées alliées remportaient des avantages, elle se montrerait plus favorable aux frères de Louis XVI. En tous cas, on ne pensait pas qu'elle voulût refuser un asile à Monsieur et que, le recevant, elle ne le reçût pas comme Régent de France. Sur ces deux points, on se trompait. Aux premières demandes de d'Havré, l'Espagne se déclara prête à recevoir Monsieur, mais seul, sans ses conseillers ordinaires. Elle ne faisait exception que pour le baron de Flachslanden, qui serait autorisé à l'accompagner. En ce qui concernait la régence, elle alléguait qu'elle blesserait ses alliés en la reconnaissant avant eux. De là, grande colère de Monsieur et de sa petite cour, quand il connut ces réponses. Était-ce ainsi qu'un Bourbon devait être traité par un autre Bourbon? C'était certes beaucoup que le roi Charles continuât à venir en aide de sa bourse aux membres de la famille royale de France. Mais comment s'obstinait-il à ne pas accueillir le Régent avec éclat, à ne pas admettre qu'il pût marcher avec les armées, et surtout enfin à ne pas le reconnaître en qualité de représentant de Louis XVII captif et empêché de régner? Ces refus étaient d'autant plus cruels que, si l'Espagne avait reconnu le Régent et accrédité auprès de lui un ambassadeur, comme le désirait Monsieur, les autres puissances «n'auraient pas osé manifester leurs vues impolitiques et barbares». En se conduisant ainsi qu'elle le faisait, non seulement elle trahissait la cause des rois, mais encore elle perdait l'occasion de jouer le grand rôle que la Russie lui destinait dans les événements ultérieurs. C'étaient là les arguments de la petite cour de Hamm; ils n'eurent pas raison de la résistance de celle de Madrid.

En Angleterre, la sollicitation du Régent à l'effet d'être reconnu ne semblait pas devoir trouver meilleure fortune, quoique le ministère Pitt se fût décidé à entrer dans la coalition. Il faisait marcher des troupes en Hollande; il commençait une guerre maritime dans le but, il est vrai, de profiter des désordres survenus dans nos colonies et surtout de la révolte des nègres à Saint-Domingue pour s'emparer des possessions françaises d'outre-mer. Mais ses véritables desseins apparaissaient à peine; on pouvait encore croire à son désintéressement. Aux premières démarches faites par le duc d'Harcourt et par le comte de Lally-Tollendal, l'ancien constituant, ami du maréchal de Castries, émigré à Londres, lord Grenville, ministre des affaires étrangères, répondit par des fins de non-recevoir.—Tout serait prématuré tant que les alliés ne sont pas en France.—On ne peut rien sans le concours de l'Autriche, et il est regrettable que la cour de Vienne n'ait pu être consultée.—Il faut d'abord que les princes se fassent un parti dans le royaume.

En transmettant, le 10 mars, ces réponses au maréchal de Castries, Lally-Tollendal laissait entendre qu'il ne fallait pas les considérer comme définitives. On dépendait des événements. «Mercredi, on tremblait pour la Hollande; on était mécontent de la Prusse. Pitt inclinait à se retirer de la coalition et à faire la paix. La nouvelle des victoires est arrivée, et l'on ne respire plus que la guerre. M. Pitt doit présenter son budget cette semaine. Il prouvera que tel est l'état des finances nationales que l'Angleterre a de quoi faire la guerre cinq ans sans mettre un seul impôt et en consacrant toujours douze cent mille livres sterling par année à l'extinction de la dette. Ce compte rendu vaudra une victoire et doit frapper de terreur ceux qui gouvernent la France. Mais cette belle marine que vous faisiez tant fleurir, monsieur le maréchal, que va-t-elle devenir? Quelle horrible nécessité que celle de se réjouir des tempêtes qui la disperseront et des boulets rouges qui la brûleront?»

La question qui clôt cette lettre était bien faite pour attrister l'ancien ministre de la marine de Louis XVI et porter le trouble dans sa conscience. Du moins, son patriotisme se fût-il rassuré s'il eût été convaincu du désintéressement de l'Angleterre. Mais il pensait d'elle ce qu'il pensait de l'Autriche:

«La cour de Vienne considère la France comme une puissance qu'il faut abattre et dont on ne peut s'assurer que par l'excès de sa faiblesse... Cette cour dit, comme celle de Londres, qu'il faut d'abord que les princes se fassent des partis dans le royaume. Or cela est impossible. C'est l'argument de gens qui veulent la ruine de la France.

«... Le ministère de Londres et celui de Vienne, quoique séparés de vues sous bien des rapports, s'entendent dans le but de notre destruction, avec cette différence que la cour de Vienne ne veut pas l'anéantissement de la monarchie, et que l'Angleterre penche vers la république qui nous affaiblit.

«... La Russie et la Prusse viennent de recevoir le serment de leurs nouveaux sujets, par suite du démembrement de la Pologne. Elles ont annoncé dans leur manifeste que tout s'est fait d'accord avec l'Empereur. Il n'a cependant pas un pouce de terre. Il faut donc qu'il soit dédommagé par ailleurs, et, s'il a donné son assentiment, c'est qu'il a obtenu des promesses de récupération. Où, si ce n'est en France? Et si l'Angleterre, la Sardaigne en font autant, quel démembrement! Que fait donc l'Espagne dans tout cela! Et Catherine, qu'en penser?

«... Il n'est que trop vrai que la cour de Vienne veut s'être emparée de ce qu'elle entend garder avant de reconnaître le roi, la régence et les autorités légitimes dont elle aura besoin pour faciliter son entrée dans le pays. Après, elle sera plus souple parce qu'elle aura besoin de l'autorité du souverain pour se consolider dans le pays qu'elle se propose de garder. On craint que, depuis le partage de la Pologne, elle ne veuille grossir sa part sur la France, en acquérant l'Alsace et une lisière plus ou moins large sur la frontière des Pays-Bas ou en échangeant l'Alsace contre la Bavière ou le Haut-Palatinat. Dans ce but, elle s'attache à l'Angleterre ...»

Ces extraits de la correspondance du maréchal de Castries, à la date d'avril et de mai 1793, attestent qu'il ne se leurrait d'aucune illusion quant au désintéressement des puissances alliées. Dès lors, on est en droit de se demander s'il espérait avoir raison de leur résistance aux vues des princes français, et il y a lieu de croire qu'il ne s'étonna pas de l'accueil défavorable que reçut à Vienne la proposition de régence, lorsqu'elle y fut portée au mois de juin par le baron de Roll à son retour de Russie, où il avait accompagné le comte d'Artois.

Le baron de Thugut venait de prendre la direction des affaires en remplacement du prince de Kaunitz. Bien qu'il ne professât pas la haine de la France au même degré que son prédécesseur, il n'en inspirait pas moins des inquiétudes aux princes. On le savait lié avec Breteuil et Mercy, et «on craignait que le trio ne se dépensât en malfaisantes intrigues». La réception qu'il fit au baron de Roll n'était pas pour détruire ces soupçons. Quand il sut que Monsieur souhaitait d'être reconnu en qualité de Régent et d'exercer ses pouvoirs dans les villes françaises qu'occupaient les alliés, il s'écria que c'était «une prétention absurde». Dans ses lettres, il se plaignait de «ces Français disposés à tirer des inductions de tout et à prétendre toujours qu'on leur a fait des promesses». À propos des rapports confiants qui s'étaient établis entre Catherine et les princes français, il ajoutait: «C'est un fâcheux embarras que cet engouement de l'Impératrice pour les princes français et sa manière de voir les affaires de la France. Il en résultera pour nous bien des embarras et bien du chagrin.»

Cobenzl, l'ambassadeur d'Autriche à la cour de Russie, n'était ni plus bienveillant ni plus rassurant: «Il ne faut pas se flatter que nous puissions remettre un Bourbon sur le trône de France. L'opinion est trop contraire à cette maison, et quand nous le voudrions, nos forces ne seraient pas suffisantes. Il faudrait, pour y parvenir, que l'Angleterre prît part au nom du gouvernement de la France, ce que sûrement on n'obtiendra pas d'elle. Il ne faut songer qu'à étouffer l'incendie qui menace l'Europe et tirer chacun de la circonstance le parti le plus avantageux qu'on pourra.»

Ces propos étaient portés par une lettre au baron de Flachslanden; il les mandait, le 8 mai, au duc d'Harcourt, en lui avouant qu'il n'avait pas osé les répéter au Régent. Du reste, ils n'étaient pas pires que ceux qu'on tenait par ailleurs, et que soulignaient cruellement les mesures rigoureuses dont les émigrés étaient l'objet un peu partout. De Vienne, Polignac écrivait qu'il ne pouvait obtenir ni passeport ni permis de séjour pour les amis de la bonne cause. À Ratisbonne, on ne tolérait pas leur présence au delà de vingt-quatre heures. À Gênes, le gouvernement refusait de recevoir l'envoyé de Monsieur, chargé de notifier l'avènement de Louis XVII, et lui enjoignait de quitter la ville sans délai.

Le Régent opposait à cette suite de déceptions un inaltérable sang-froid et un indomptable courage. Dans sa détresse, il ne désespérait pas, aussi confiant en son droit après tant d'amers soucis et de si cruelles épreuves, que si ce droit eût été reconnu de tous et incontesté, certain que, tôt ou tard, il le ferait triompher. Trois années d'infortunes, couronnées par la plus effroyable catastrophe, n'avaient pu le décourager. C'est là le trait caractéristique qu'entre beaucoup d'autres, il convient de retenir, car il se retrouve à toutes les pages de l'histoire des émigrés et, dans une certaine mesure, permet de comprendre leurs incorrigibles illusions et de les excuser.

Les membres de la cour de Hamm étaient à l'image de leur maître. Il avait reconstitué son conseil comme à Coblentz. Seul, Calonne y manquait. Depuis qu'à Londres il avait été saisi pour dettes, on était sans nouvelles de lui. On le croyait passé en Italie. «Nous perdons donc par là l'espérance que nous pouvions concevoir du séjour de Calonne en Angleterre, et de plus, j'ai la douleur de voir persécuter un homme que j'aime et qui s'est sacrifié pour mon secours[43]

Quant à Breteuil, par suite de la mort du roi, on espérait en être délivré. Il ne devait plus être que rarement question de lui, quoique, encore à cette heure, il essayât d'user des pouvoirs dont l'avait dépossédé la disparition de celui de qui il les tenait. À la régence de Monsieur, il opposait la régence de la reine, ce à quoi on lui objectait d'une part que Marie-Antoinette était captive au Temple et, d'autre part, que parvînt-elle à en sortir, sa qualité d'Autrichienne la rendait incapable d'exercer la régence, et l'exposerait au soupçon de favoriser le démembrement de la France rêvé par la maison d'Autriche. Breteuil, néanmoins, ne se tenait pas pour battu. Le bruit s'étant répandu au mois de juin qu'une réunion allait s'ouvrir à Londres pour régler la marche des armées coalisées, on prêtait à Breteuil le dessein d'y assister. Larouzière indigné en faisait part à Condé et ajoutait: «Si cela est, de qui aura-t-il mission? Pas de nos princes assurément. Il y a encore du Mercy dans cette affaire.»

Le maréchal de Castries était investi de la direction politique du parti des princes. Retiré à Nimègue, il devait, pendant deux ans encore, rester en possession de la confiance du Régent. Ému par les projets qu'on attribuait à Breteuil, il alla à Bruxelles pour conférer avec Mercy et s'assurer de leur réalité. Il fit valoir les avantages de la régence de Monsieur et les inconvénients de celle de la reine. Si la reine avait des droits par un codicille ou par un vœu de la nation, Monsieur ne les lui disputerait pas. Mais en avait-elle? La question était singulièrement oiseuse à cette heure. Les événements eurent promptement fait de lui enlever toute raison d'être. Sur cette régence de la reine, s'exerça le dernier effort de Breteuil. Il ne tarda pas à se faire oublier.

La confiance de Monsieur dans son bon droit ne se manifeste pas seulement par la résistance intrépide qu'il oppose aux déceptions qui se succèdent: elle se trahit encore par une incroyable activité de plume. Dans ses innombrables lettres, il parle des incidents les plus petits comme des plus importants. À propos de «Monsieur Égalité fils», qui combat dans les armées de la République et figure dans l'état-major de Dumouriez, il dit au prince de Condé: «Nous sommes assez de Bourbons honnêtes gens pour ne pas nous mettre en peine qu'il y ait une branche pourrie. L'histoire en parlera comme de Charles le Mauvais qui était aussi notre parent, et puis voilà tout.» Dans une autre lettre, le sort du petit Louis XVII lui arrache cette réflexion: «Vous êtes sûrement aussi fâché que moi de savoir le roi entre les mains de ce Simon. Ce n'est pas qu'il fût plus en sûreté dans une maison que dans une autre. Mais c'est une cruauté de plus de la part de ces monstres[44]

Cette correspondance se multiplie sur tout et à propos de tout. Elle comble le vide des journées du régent. À la distance où il est de son pays, tout ce qui arrive de France, tout ce qui se passe en France l'émeut, l'agite et souvent lui dicte des résolutions immédiates. Le maréchal de Castries lui ayant mandé qu'il a su, par une lettre de Londres, que Calonne est à Madrid, qu'il cherche à rentrer en scène et à peser sur le gouvernement espagnol pour que celui-ci adhère à la proposition de régence, Monsieur s'avise que Calonne est l'homme de son frère et non le sien; il écrit au duc d'Havré, à Madrid, en lui intimant l'ordre de déclarer à Sa Majesté catholique que Calonne est sans mandat pour agir au nom du Régent, et que lui, d'Havré, est seul chargé des intérêts de celui-ci.

Il apprend un autre jour que, dans le département de l'Aveyron, le notaire Charrier fomente une insurrection et cherche à venger l'échec de la confédération de Jalès. Il invite aussitôt le prince de Condé à désigner quelques officiers qui iront seconder ce mouvement. Puis, toujours soucieux de vaincre des difficultés qui semblent reculer indéfiniment la victoire du royalisme sur la Révolution, il prend des dispositions en vue de sa rentrée dans le royaume. Il cherche, notamment, des hommes éprouvés pour les mettre à la tête des services de la magistrature et de l'intérieur. Il écrit à Malesherbes, à M. de La Galaisière et à M. Vidaud de La Tour, anciens conseillers d'État; il les consulte, leur fait des offres et n'obtient d'ailleurs que des réponses négatives. Malesherbes déclare que son devoir le retient auprès de la reine, Vidaud de La Tour qu'il ne veut pas émigrer; La Galaisière objecte le mauvais état de sa santé. Le régent tente alors M. de Néville, qui n'accepte pas parce qu'il est du parti de Breteuil; M. de Bertrand, qui s'abstient de répondre parce qu'il est constitutionnel; le comte de Saint-Priest, que sa pauvreté retient à Stockholm, et M. de Bérenger, qui se rendra aux désirs du prince si on lui crée quelques ressources. Finalement, le Régent se rabat sur le duc de La Vauguyon.

Ainsi, il affecte de prouver qu'il a pris effectivement la direction du parti royaliste. Trop longtemps, le comte d'Artois y a eu une part active, justifiée d'ailleurs par les circonstances. Mais, maintenant, le Régent entend l'exercer seul et confiner son frère dans les fonctions subordonnées de lieutenant général du royaume, qu'il lui a conférées après la mort de Louis XVI. Cette volonté, en se manifestant, accroîtra bientôt les rivalités qui existent entre les partisans des princes. Il y aura le parti de l'aîné, devenu roi, et le parti du comte d'Artois, qu'on ne désignera plus alors que sous le nom de «Monsieur». Le parti de Monsieur s'irritera de la modération du parti de Louis XVIII, qui lui-même sera traité de Jacobin par les violents dont s'est entouré son frère. Le maréchal de Castries, pour s'être rangé du côté du Régent, sera l'objet d'attaques dont la vivacité l'indignera et lui dictera la résolution de se retirer. Mais au moment où se pose la question de la régence, il est tout à Monsieur. Il gémit de le savoir exilé dans cette triste petite ville de Hamm, où l'on est trop loin des informations et des opérations militaires pour faire de grandes choses et profiter des circonstances.

Brusquement, on apprend que Dumouriez a passé aux Autrichiens. On croit qu'il marche sur Paris pour délivrer le petit Louis XVII et le mettre sur le trône. Serait-ce la fin de la Révolution? On se le demande au milieu de l'émotion que comporte un tel événement. Mais à la joie qu'excite dans tous les cœurs la perspective d'une rentrée prochaine en France, se mêle une crainte qui contribue à l'obscurcir. Si Dumouriez arrive à ses fins, n'est-ce pas la reine qui sera déclarée régente? Monsieur ne se trouvera-t-il pas écarté ainsi du gouvernement, et le gouvernement lui-même ne tombera-t-il pas aux mains des constitutionnels? La crainte est d'autant plus fondée que Dumouriez appartient à ce parti et qu'il n'aime pas les princes. «Les émigrés, ici, n'ont pas été contents de la réunion Dumouriez, écrit de Londres l'ambassadeur russe comte de Woronsow. À travers les grands mots, on voyait que la perspective d'avoir pour souverain le fils de celui qu'ils ont abandonné lâchement, ne leur donne pas de grandes espérances.»

Quelques jours plus tard, on se rassure. Dans les nouvelles colportées, il n'y avait de vrai que la défection du général français; il ne marche pas sur Paris; il s'est retiré à Darmstadt, chez le duc de Mecklembourg. C'est par le maréchal de Castries que le Régent en est averti. La lettre du maréchal relate divers propos qu'a tenus Dumouriez. Il a déclaré que si le prince de Cobourg, commandant des forces alliées, avait voulu le suivre, ils seraient déjà à Paris. Mais Cobourg a refusé; il ne cherche qu'à démembrer la France.

On a parlé à Dumouriez des frères de Louis XVI.

—Deux mauvais sujets, a-t-il dit. Il est impossible d'en tirer aucun parti.

—Et la reine?

—Je la méprise souverainement.

—Et Madame Élisabeth?

—C'est moins que rien. Louis XVII, a-t-il ajouté, voilà l'objet de ma sollicitude et de tous mes vœux. Il faut que le bonheur de la France devienne sou ouvrage. Surtout, point de princes autour de lui, mais seulement un homme d'État bien imbu de la Constitution, afin qu'il nous donne un bon roi constitutionnel, car la France n'en comporte pas d'autres.

Comme suite à cette conversation, le maréchal fait remarquer qu'assurément Dumouriez, en proclamant la nécessité d'un homme d'État imbu de la Constitution, a entendu se désigner. Le Régent peut se convaincre une fois de plus que, si la monarchie est restaurée par d'autres que par les émigrés, ceux-ci n'auront pas de pires ennemis que les constitutionnels. Il faut donc plus que jamais combattre ces hommes néfastes, les principes qu'ils professent, se défier d'eux et, par d'incessants efforts, paralyser leurs moyens. C'est vers eux toutefois que penche visiblement l'Angleterre. La Rouzière l'écrit le 5 juin: «Nos scélérats constituants et monarchiens sont presque tous à Londres. C'est eux que l'on écoute, c'est avec eux que l'on traite. Il y a lieu de craindre qu'ils fassent cause commune avec les Jacobins et ne soient maîtres de la France!»

Voilà quels sentiments nourrissent les partisans des princes, même les plus modérés, car Larouzière est un modéré, capable de comprendre tous les périls de la folle politique de l'Émigration. On n'en saurait douter après avoir lu la lettre qu'il adresse le même jour à son ami, le commandeur de Marcellange. Celui-ci lui a demandé s'il doit aller à l'armée de Condé, qui est maintenant sous les ordres des généraux autrichiens. Voici en quels termes il l'en détourne:

«En cas de revers, cette armée sera licenciée; en cas de services, les princes seront à la tête du parti royaliste dans l'intérieur. Ce sera là votre place et la seule peut-être qui ne doive pas laisser de remords; car enfin, mon ami, voici une réflexion que j'ai renfermée dans le plus profond de mon cœur et que je ne puis confier qu'à vous. L'armée de Condé est en partie à la solde de l'Empereur. N'est-il pas à craindre qu'en dernière analyse, les principes les plus louables, les sentiments les plus nobles n'aient cependant servi qu'à jeter tant de braves gens dans une erreur bien grave, telle par exemple que si leurs travaux et leurs succès n'avaient d'autre cause que de les rendre les coopérateurs de la dilapidation de leur patrie, et cela pour le compte de son ennemi le plus implacable?»

Il est donc démontré qu'il y a parmi les émigrés et jusque dans l'entourage des princes, des hommes que la passion n'égare pas au point d'oblitérer entièrement leur patriotisme, et qui s'alarment de voir leurs maîtres adresser appels sur appels aux puissances étrangères. Malheureusement, ce qu'ils pensent ils n'osent le dire tout haut, de peur de tomber en disgrâce et d'être l'objet des mêmes anathèmes que ces constitutionnels que, pour plaire ou par conviction, ils assimilent volontiers aux plus ardents ennemis de la royauté.[Lien vers la Table des Matières]

II
LE COMTE D'ARTOIS À SAINT-PÉTERSBOURG

Tandis que la question de la régence et celle des constitutionnels passionnaient l'entourage de Monsieur, le comte d'Artois, arrivé en Russie, y recevait de l'impératrice Catherine un accueil qui dépassait toutes ses espérances. On a vu plus haut que la puissante souveraine n'avait pas attendu de le voir et d'apprendre à le connaître pour manifester sa sympathie et accorder son patronage aux frères de Louis XVI. Le 19 août 1791, répondant à une de leurs lettres, elle leur disait: «Je considère la cause de Louis XVI comme devant devenir celle de toutes les têtes couronnées.» Le même jour, elle leur envoyait des fonds, en leur recommandant d'en faire «l'emploi le plus utile pour le bien des affaires du roi leur frère». Elle accueillait à sa cour les émigrés français qui s'y présentaient: le comte de Langeron, le marquis d'Autichamp, le comte de Vioménil, le marquis de Lambert, le comte de Choiseul, le comte de Damas, le duc de Polignac, le duc de Richelieu[45], d'autres plus obscurs. Tous recevaient des secours, des biens, des grades, des emplois, mille témoignages de la munificence d'une souveraine qui se faisait gloire d'avoir correspondu avec Voltaire et Diderot.

Après l'arrestation de Louis XVI à Varennes, elle ordonnait à Genêt, chargé d'affaires de France, de ne plus se présenter aux audiences du corps diplomatique, «le roi n'étant plus libre». Elle l'obligeait à demander ses passeports. Avant même qu'il eût quitté Saint-Pétersbourg, elle donnait accès auprès d'elle aux représentants du souverain captif. Tour à tour, les comtes de Bombelles et Eszterhazy, envoyés le premier par Breteuil, le second par les princes émigrés, étaient reçus comme si leur maître eût toujours été sur son trône. Le 8 février 1793, en apprenant la mort de l'infortuné roi, elle dénonçait le traité de commerce conclu avec le cabinet de Versailles en 1776, fermait les ports de la Russie aux navires français, expulsait les consuls de France, enjoignait aux Russes résidant en ce pays de rentrer en Russie, et contraignait les Français fixés dans ses États à partir, ou à prêter le serment dont voici la teneur:

«Je soussigné, jure devant Dieu tout-puissant et sur son saint Évangile, que, n'ayant jamais adhéré, de fait ni de volonté, aux principes impies et séditieux introduits et professés maintenant en France, je regarde le gouvernement qui s'y est établi comme une usurpation et une violation de toutes les lois, et la mort du roi très chrétien Louis XVI comme un acte de scélératesse abominable et de trahison infâme envers le légitime souverain.» Les gazettes publiaient, par ses ordres, la formule du serment, et le nom de ceux qui l'avaient signé.

Enfin, au printemps de cette même année, elle invitait le comte d'Artois à venir la voir, «le recevait, dit Langeron, avec les plus grands honneurs, les attentions les plus délicates,» portant la recherche à un point qui étonna les Russes eux-mêmes. «Rien ne fut négligé de ce qui pouvait contribuer à satisfaire l'amour-propre du prince et à lui faire oublier ses malheurs. On n'avait pas plus d'esprit que Catherine, on ne pouvait avoir plus de tact et de grâce quand elle le voulait, et elle le voulut. Le prince d'ailleurs s'attachait à lui plaire et y parvint. On l'avait logé, lui et sa suite, aux frais de la cour et on lui rendait les mêmes honneurs qu'au prince Henri de Prusse, venu en Russie vingt ans avant. Le comte d'Artois sut reconnaître ces procédés.» Sa conduite fut pleine de décence, de simplicité, de dignité. Il renversa les idées qu'on avait de sa légèreté, de ses habitudes de jeunesse. Il inspira à toute la cour, au favori Platon Zouboff lui-même, un respectueux intérêt. Les femmes raffolaient de lui, et leurs attentions, leurs flatteries, leurs prévenances rappelèrent celles qu'elles prodiguaient naguère à Potemkin et maintenant à Zouboff.

On sait quelle influence exerçait le favori du jour. Catherine avait, en quelque sorte, hiérarchisé la fonction de favori. Le favori était aide de camp général. Il occupait l'appartement au-dessous de celui de l'impératrice, avec lequel il communiquait par un escalier dérobé. Il recevait cent mille roubles le jour de son installation et ensuite douze mille par mois. Il était en outre défrayé de toutes les dépenses de sa maison, parmi lesquelles figurait chaque jour une table de vingt-quatre couverts. Ces avantages furent acquis à Zouboff du vivant même de Potemkin auquel il succédait. Dès 1792, sa puissance n'avait plus de bornes. C'est encore Langeron qui noua décrira cette curieuse physionomie:

«Le grand vizir le plus arrogant n'a jamais traité les chiens de chrétiens avec plus de hauteur et de mépris que Zouboff les généraux et les courtisans de Catherine. Il fit faire à sa fortune les progrès rapides que faisait la passion de l'Impératrice pour lui: comte, prince d'Allemagne, général en chef, grand maître de l'artillerie, gouverneur général de la Nouvelle-Russie, commandant les chevaliers-gardes, chevalier de Saint-André, etc ... Sans la mort de Catherine, il eût été, à vingt-cinq ans, feld-maréchal et aussi puissant que Potemkin. Elle en fit un premier ministre à qui elle faisait donner des leçons par Bezborodko et par Markoff.

«—C'est un enfant que je forme,» disait-elle.

«Mais elle se lassa de ses leçons, lui, de celles de ses mentors, et il devint le vrai despote de l'empire. Elle tolérait son inexpérience, sa médiocrité, sa paresse, jouissant de le voir rampant, soumis, en apparence épris. Il avait vingt-quatre ans; elle en avait soixante.»

Tel était le respect qu'inspirait Zouboff, que parmi les courtisans qu'il recevait à sa toilette, il y en eut qui, allant chez lui tous les jours, restèrent trois ans sans lui parler. Il était donc bien important de s'assurer son crédit. Le comte d'Artois s'ingénia à le mettre dans ses intérêts. Zouboff, flatté par les attentions dont il était l'objet de la part d'un Bourbon, employa pour le servir son influence sur l'Impératrice.

L'entourage du prince ne fut pas jugé avec la même bienveillance que lui. L'Impératrice en eut bientôt entrevu la légèreté, la nullité, la médiocrité. Ce qu'elle en pensait, elle s'abstint de le dire au comte d'Artois; mais elle le dit à d'autres, en exprimant la crainte que si tous les émigrés ressemblaient à ceux-là, la cause des Bourbons ne fût gravement compromise.

—Que peut-on faire, remarquait-elle, avec des gens si présomptueux, si vains, si légers!

Elle reprochait à l'évêque d'Arras d'avoir l'air trop grenadier; elle se blessa des allures du baron de Roll, de celles du comte d'Escars qui trouvait sa table mauvaise, et du comte Roger de Damas lequel, quoique au service de la Russie, affectait de porter l'uniforme français. Mais elle n'impliqua pas le comte d'Artois dans ces critiques. Elle croyait en lui, et dès le premier moment elle le lui fit si clairement comprendre, que quelques jours après son arrivée, faisant part à Vaudreuil de ses craintes et de ses espérances, c'est de celles-ci que le prince l'entretenait. Il voyait déjà «vingt vaisseaux russes et une bonne armée le transporter en Normandie». Le 19 avril, il mandait encore à son ami:

«L'Impératrice met tant de grâce dans tout ce qu'elle fait, et elle prend un tel intérêt à nos affaires qu'elle est, en vérité, aussi heureuse et aussi contente que moi-même. Elle m'a dit et répété plusieurs fois qu'elle répondait de tout et que les petites difficultés qui existent encore d'après les demandes de l'Angleterre seraient promptement et facilement résolues. Mais elle ne craint que la cour de Vienne; elle la croit détestable sous tous les rapports.» Et en post-scriptum: «Nous avons la grande nouvelle de Dumouriez et sa réunion à M. de Cobourg. J'en suis tout ému, tout étouffé; mais rien n'est changé à ce que je t'ai mandé ce matin. Dieu sauve le Temple; mais j'ai bien peur!»

Le péril que la défection de Dumouriez pouvait faire courir à Marie-Antoinette ne lui arrachait pas un cri de pitié; comme son frère, il redoutait la régence de la reine. Et puis, il était tout à la joie du résultat de son séjour en Russie qui, maintenant, touchait à sa fin.

—Vous êtes un des plus grands princes de l'Europe, s'était plu à lui répéter l'Impératrice; mais il faut l'oublier quelque temps et être un bon et valeureux partisan. Par ce moyen, vous redeviendrez ce que vous êtes fait pour être. Les mouvements intérieurs de la France vous sont favorables. Allez en Bretagne, sans rien attendre des négociations qui se poursuivent entre les puissances et qui font perdre un temps précieux. N'emmenez avec vous qu'un petit nombre d'hommes sages et prudents, mais entreprenants et résolus.»

Elle les lui avait désignés: le prince de Nassau, le général d'Autichamp, le duc de Laval et le vicomte de Vauban. Elle ne se contentait pas de lui donner ces conseils; elle lui promettait des subsides, une lettre pour le roi d'Angleterre qui, seul, pouvait le conduire sur les côtes de France, une frégate russe pour le transporter en pays anglais, et l'appui du comte de Woronsow, son ambassadeur à Londres.

—Je vous confie, en Angleterre, lui disait-elle, à l'homme de mon pays en qui j'ai le plus de confiance.

Enfin, elle lui offrait une épée, «une bonne et belle épée de bataille,» sur laquelle elle avait fait graver cette devise: Avec Dieu, pour le roi! et dont la poignée en or portait, enchâssé, un brillant estimé quarante mille francs.

En la lui remettant, elle ajoutait:

—Je ne vous la donnerais pas si je n'étais persuadée que vous périrez plutôt que de différer de vous en servir.

Ce langage, ces attentions, la promesse d'être appuyé dans les démarches qu'il allait faire auprès du gouvernement anglais par le comte de Woronsow, et enfin les mille traits du bon vouloir «de la plus grande des souveraines, la meilleure des femmes, la plus parfaite des amies», électrisaient le prince; il promettait tout ce qu'on attendait de lui. Il se jetterait en Normandie ou en Bretagne pour y soulever les royalistes, se mettre à leur tête et rétablir la monarchie. Ces projets belliqueux ne devaient se réaliser jamais. Mais, à cette heure, en promettant de s'y consacrer tout entier, il était sincère; et l'Impératrice n'en douta pas. Du reste, dans son enthousiasme, il ne fut pas frappé de ce double fait que Catherine ajournait sa réponse quant à la régence de Monsieur, et d'autre part, qu'en recommandant au roi d'Angleterre la cause des princes, elle évitait de fixer l'époque où elle-même la servirait en mettant ses troupes en mouvement.

Le 26 avril, le comte d'Artois quitta Saint-Pétersbourg, après y avoir passé un mois; il en partit comblé de bienfaits. Il reçut une somme considérable, fut défrayé de toutes ses dépenses de route et de séjour. On lui remboursa jusqu'au prix des présents qu'il avait faits aux personnes attachées à son service pendant la durée de son passage en Russie.

La lettre dont l'Impératrice l'avait chargé pour le roi George III était conçue en termes chaleureux et pressants. Après s'être déclarée prête à signer avec le gouvernement britannique le traité d'alliance que celui-ci lui avait proposé, Catherine exposait et justifiait les conseils donnés par elle au comte d'Artois:

«Les motifs de mon intervention dans les affaires de France étaient, sans contredit, d'un moindre intérêt que pour les autres puissances qui avoisinent ce royaume. Séparée de lui par des barrières immenses, j'aurais pu, à l'aide de quelques mesures de précaution, attendre tranquillement le sort des événements. Peut-être même, l'épuisement presque général qu'auraient infailliblement produit les efforts des uns pour renverser ces barrières, et ceux des autres pour les défendre, auraient-ils présenté des chances séduisantes pour une politique plus exclusive que ne l'a jamais été la mienne. Mais, amie de l'ordre, de la justice et du bonheur commun de l'humanité, ce n'est que par ces motifs purs et désintéressés que j'ai cherché à attirer l'attention et l'activité des puissances de l'Europe sur les dangers de toute espèce dont elles étaient menacées à la suite de la Révolution française.

«Parmi les mesures que j'ai proposées pour en arrêter les progrès, j'ai toujours regardé, et regarde encore, comme la plus efficace et la plus expéditive de toutes, celle de former dans l'intérieur même de la France un parti qui pût à la fin prévaloir sur celui de la faction détestable de scélérats qui y dominent maintenant. En effet, sans ce moyen, comment espérer de ramener une nation de vingt-cinq millions d'hommes, tour à tour égarés par des conseils perfides ou entraînés par les violences atroces de ses conducteurs actuels, et par conséquent comment assurer le repos et la tranquillité de ses voisins?

«Dans cette persuasion j'ai tâché d'engager mes alliés, l'empereur des Romains et le roi de Prusse, de faciliter dès l'ouverture de la campagne dernière, l'entrée de la France aux princes, frères du trop malheureux roi Louis XVI, avec le corps de troupes qui s'était formé autour d'eux, en les faisant agir séparément et de leur propre chef... Ce plan, vu comme incompatible avec les circonstances, ou peut-être parce qu'un autre a paru préférable, n'a point été suivi; mais les événements n'ont pas malheureusement justifié celui qu'on avait adopté, ce qui est devenu pour moi une raison de plus pour persister dans mon opinion.

«Je ne dissimulerai pas à Votre Majesté qu'à cette conviction, j'ai toujours associé le sentiment d'un juste intérêt que m'inspirait le sort d'une famille si cruellement et si horriblement opprimée, et qui me fait toujours désirer vivement de la voir rétablie dans les droits et titres qui lui appartiennent si légitimement. Pourquoi, d'ailleurs, hésiterai-je de manifester à Votre Majesté un sentiment que, je suis persuadée, elle porte dans son propre cœur, et qu'elle a si bien avoué, par cette sensibilité si digne d'elle, qu'elle a montrée en apprenant la fin déplorable de l'infortuné Louis XVI?

«Les frères de ce monarque malheureux, défenseurs nés des droits du tendre rejeton qu'il a laissé, étant prévenus depuis longtemps sur le caractère magnanime de Votre Majesté, et encouragés par la nouvelle preuve qu'elle vient d'en donner, l'un d'eux, M. le comte d'Artois, s'est résolu d'aller lui-même déposer dans le sein de Votre Majesté ses vœux, ses espérances et ses sollicitudes, en faveur de la cause la plus juste qui ait jamais invité la réunion des souverains pour la faire triompher. Il me confie son intention, et a demandé mes conseils et mon intercession; j'ai cru devoir donner mon accueil à l'une et ne pas me refuser à l'autre; et c'est pour m'en acquitter que je joins mes prières à celles que fera à Votre Majesté M. le comte d'Artois, de vouloir bien lui accorder une main secourable, du haut d'un trône environné de l'amour et du zèle d'une nation, qui a toujours su imiter et souvent donner des exemples d'une noble générosité.»

Il semble qu'à la faveur de la puissante protection dont cette lettre constitue le témoignage, le comte d'Artois aurait dû trouver auprès du monarque anglais l'appui que l'Impératrice sollicitait en sa faveur. Lui-même en était persuadé, à en juger par les confidences qu'à la veille de quitter la Russie, il envoyait à son fidèle Vaudreuil:

«Je sais que je pourrai rencontrer encore des obstacles en Angleterre; mais je n'en suis point effrayé; je serai toujours soutenu par M. de Woronsow ... Aussi, mon ami, voilà le premier moment de bonheur que j'éprouve depuis quatre ans; mais j'en jouis d'autant plus que chaque jour augmente et améliore la disposition de l'intérieur. Enfin, enfin, je sens que je marche au bonheur, et ce qui me donne une grande confiance, c'est que l'Impératrice en est convaincue comme moi.»

Cette belle confiance allait être cruellement trompée. La frégate russe qui le transportait avait ordre de le débarquer en Angleterre ou à Ostende, suivant les circonstances. Le 16 mai, il était à Hull, petit port du comté d'York. Il écrivit de là au duc d'Harcourt. Il lui annonçait son arrivée en Angleterre et lui exposait l'objet de son voyage. Il lui demandait d'obtenir, à cet effet, l'autorisation du gouvernement, en se faisant aider dans cette démarche par le comte de Woronsow.

Il écrivit également à ce dernier: «Je profite avec empressement, monsieur le comte, lui disait-il, du courrier de M. de Korsakow pour vous assurer de tout le plaisir que j'éprouverai à faire connaissance avec vous et à traiter des affaires importantes avec un ministre qui a aussi bien mérité l'estime et la confiance de la plus grande et de la plus admirable souveraine du monde. J'attends avec impatience la réponse du duc d'Harcourt pour m'approcher de vous et pour vous donner des preuves de ma confiance et de ma parfaite estime ... J'espère vous voir dans très peu de temps, et tout me présente cette vue flatteuse que nous remplirons de concert les intentions de l'Impératrice.»

Le comte d'Artois chargea l'évêque d'Arras de ces messages, auxquels il joignit la lettre de l'Impératrice à George III. Woronsow était averti déjà directement par sa cour; il avait reçu l'ordre de seconder le comte d'Artois, de discuter avec le cabinet anglais les conditions du traité que celui-ci proposait à la Russie, et nul ne le pouvait faire mieux que lui. Fixé à Londres depuis douze ans comme ambassadeur de Russie, son caractère, son passé d'officier général, ses services diplomatiques, son érudition, l'agrément de son commerce lui auraient donné des amis dans tous les pays qu'il aurait habités; mais ce qui, à Londres, lui en avait procuré plus que n'en eut jamais aucun ministre étranger, c'est un goût décidé pour le pays, ses habitants, ses mœurs, son caractère national et ses usages.

«Ce goût, écrit d'Harcourt dans un Mémoire au roi, perce dans les plus petites choses, et on ne se tromperait peut-être pas en présumant que M. de Woronsow préférerait au fond du cœur son ministère à Londres à la première place de l'empire russe. Ces dispositions bien connues, bien éprouvées, fortifiées par le temps, l'ont rendu extrêmement agréable en général, et, jointes à ses qualités réelles, lui ont valu la confiance, l'estime et l'amitié d'une foule de gens considérables, ayant entre eux plus ou moins d'influence sur le gouvernement[46]

Au point de vue du caractère, Woronsow méritait ces éloges. Mais ils eussent été moins ardents si d'Harcourt eût connu les sentiments véritables du diplomate russe pour les princes, pour leur pays et pour les émigrés. Parlant de ceux-ci, il écrit: «Ces émigrés sont comme la peste. Partout où ils viennent, ils rongent la main qui les nourrit.» Il n'est pas plus bienveillant pour le comte d'Artois: «Il se croit grand général, chef de parti et adoré en France, tandis qu'il n'est pas en état de commander un bataillon, qu'au lieu d'être chef, il est lui-même gouverné par tous les étourdis qui l'entourent, et que lui et son frère sont généralement détestés.» Quant à la France, Woronsow estime qu'«à moins de la bien démembrer et de la laisser faible et abandonnée à elle-même, il n'y aura jamais de repos pour l'Europe». Enfin il n'approuve pas les ouvertures que sa souveraine l'a chargé de faire au gouvernement britannique. Envoyer dix ou douze mille hommes en Vendée, «ce serait jeter une goutte d'eau dans l'Océan». D'ailleurs l'Angleterre ne consentira pas à transporter une expédition commandée par un prince étranger, n'ayant aucun moyen de faire adopter ces dépenses par le Parlement.

En dépit de ces mauvaises dispositions, le comte de Woronsow alla avec le duc d'Harcourt chez lord Grenville. Mais, dès qu'il sut de quoi il s'agissait, le ministre anglais se récria. Il souleva sur-le-champ des objections qui rendaient impossible, selon lui, le séjour, même momentané, du comte d'Artois en Angleterre. La première était tirée des dettes que le prince avait contractées à Londres durant son séjour à Coblentz. Elles s'élevaient à plus de deux millions de francs. Le comte d'Artois serait poursuivi par ses créanciers, et les lois ne permettaient pas de le soustraire à leurs rigueurs. On ne pourrait que l'attacher à une ambassade, ce qui serait bien humiliant pour lui et n'empêcherait pas le scandale. Quant à la seconde objection, elle se fondait sur le sentiment public anglais, que le cabinet Pitt-Grenville ne pouvait braver sans péril. Les Anglais ne comprendraient pas qu'on fit autre chose qu'une guerre défensive et qu'on eût l'air de vouloir se mêler du régime intérieur de la France. Mieux valait que le prince ne vînt pas à Londres. Ce fut également l'avis de Pitt, même après que le roi eut pris connaissance de la lettre de l'Impératrice. D'Harcourt et Woronsow durent renoncer à détruire ces arguments, qui témoignaient d'une résolution définitive, et aller à Hull faire part au comte d'Artois de l'insuccès de leurs démarches.

«Ce voyage n'était pas fort agréable, mandait Woronsoff le 11 juin, car je devais annoncer au comte d'Artois que l'Angleterre ne pouvait rien faire pour lui. C'était une terrible chute pour un prince qui avait été si exalté chez nous. J'eus un entretien de deux heures tête à tête avec lui, et je lui ai exposé l'état des choses et l'impossibilité absolue de ce pays-ci de concourir aux vues bienfaisantes que l'Impératrice avait pour lui. Il a senti ces raisons et a pris fort bien son parti.»

Douze jours plus tard, l'ambassadeur retournait à Hull, afin d'exhorter le comte d'Artois à la résignation: «Je l'ai trouvé mieux que je ne me le représentais. Ses malheurs lui ont été utiles, et si ce prince sera entouré de gens sensés et honnêtes, il ne s'opposera pas à leur avis et se conduira bien. Il a un grand désir de bien faire et se rend à l'évidence[47]

Ainsi s'effondraient les espérances que le comte d'Artois avait rapportées de Saint-Pétersbourg, et force lui était de rejoindre son frère à Hamm. L'Impératrice, naturellement, se montra fort mécontente de l'échec de sa tentative. Mais son favori Zoubow en fut encore plus irrité, et comme il se savait haï par Woronsow, que lui-même détestait, il resta convaincu que l'ambassadeur avait fait échouer la négociation à force de mauvais vouloir et l'avait desservi par vengeance. Le 15 juin, le prince rejoignait son frère, après avoir subi les décevants effets de la politique des puissances, «politique bien tortueuse, écrira bientôt Eszterhazy, et qui offre ceci de fâcheux, qu'il n'est jamais question de rétablir la monarchie héréditaire ni de reconnaître le Régent. Il faut que M. le comte d'Artois aille se mettre à la tête des armées vendéennes pour montrer qu'il ambitionne l'honneur de rétablir, seul, la monarchie, si on ne veut pas l'y aider.»[Lien vers la Table des Matières]

III
DÉCEPTIONS SUR DÉCEPTIONS

Qu'étaient-elles, ces armées vendéennes dont parlait Eszterhazy? À Hamm, on n'en savait rien encore; on n'en connaissait l'existence que par de vagues informations apportées au récent par le comte de Botherel. Ancien procureur syndic des États de Bretagne et réfugié à Londres, Botherel était venu à Hamm, au mois de février, pour exposer aux princes la misère des Français réunis à Jersey, en faveur desquels il avait essayé vainement de contracter un emprunt dans les banques anglaises. Il se vantait d'avoir obtenu pour eux, du ministère britannique, quelques secours, et suggéré a Pitt l'idée d'utiliser ces émigrés en en formant un petit corps d'armée qu'on aurait porté en Bretagne et qui aurait attaqué Brest par terre, tandis qu'une flotte aurait attaqué par mer. À ce propos, il avait affirmé qu'en Vendée, en Poitou, en Bretagne, des insurgés royalistes étaient en armes. Mais il n'avait pu ni préciser leur nombre, ni désigner leurs chefs, et telle était alors la difficulté des communications, qu'à Londres, d'où il arrivait, on devait, durant plusieurs semaines encore, n'être pas mieux informé qu'à Hamm. Ce n'est qu'au mois de mai que parvinrent quelques éclaircissements.

Le duc d'Harcourt écrivait qu'il avait reçu la visite d'un sieur Ehrard, ancien médecin de la Grande Écurie, qui venait de quitter Paris, et qu'il tenait de lui des détails sur l'armée royaliste de Bretagne. Au dire d'Ehrard, cette armée de deux cent mille hommes était commandée par un M. de Gaston, que personne ne connaissait, et par le comte de Narbonne-Fritzlar, qui, de Chambéry, où il se trouvait naguère, avait passé en Bretagne avec un grand nombre d'officiers. Elle avait déjà pris Nantes, Saumur et Chinon. Aux dernières nouvelles, elle marchait sur Orléans. Ses progrès étaient si rapides, qu'on s'attendait à la voir dissoudre la Convention. Partout, d'ailleurs, l'opinion se prononçait de plus en plus pour le roi.

—Il y a huit royalistes pour un anarchiste, déclarait Ehrard à d'Harcourt.

Il lui avait dit aussi qu'à Paris un louis d'or valait soixante-huit francs en assignats et la livre de viande trente francs. Avant de quitter la capitale, il avait, comme garde national, monté la garde à la porte de la reine au Temple, vu le jeune roi, qui jouait, et la reine, «les cheveux blancs, le teint échauffé». On les traitait avec plus de respect. Ces détails sur sa belle-sœur et son neveu avaient ému le Régent, moins cependant que ceux qui étaient relatifs à cette insurrection de Bretagne, et dont d'Harcourt, malgré leur invraisemblance, se faisait candidement l'écho.

Aussitôt, le Régent pressait de questions le maréchal de Castries à Nimègue, le duc d'Harcourt à Londres, Bouillé à Bruxelles. Qu'était ce M. de Gaston? Quels étaient ses principes? Quel roi voulait-il servir, celui de la Constitution ou celui de l'ancienne monarchie? Tenait-il pour la régence de la reine ou pour celle de Monsieur? Bouillé répondit qu'il avait connu un Gaston à Coblentz, qui venait d'entrer au service de la Prusse. Ce n'était donc pas celui qui commandait l'armée de Bretagne. D'ailleurs, il avait un frère à Londres, qui vint confirmer à d'Harcourt ces renseignements. Cependant, à en croire les bruits qui circulaient, M. de Gaston existait. «M. de Maugny, c'est sûr, est avec lui et, probablement, M. de Bougainville.» Un secrétaire de d'Harcourt avait lu une proclamation signée de Gaston, «que malheureusement on ne peut plus se procurer».—«Je voudrais bien trouver quelqu'un qui l'ait vu,» écrivait le maréchal. Il croyait que cet énigmatique personnage avait reçu des propositions des Anglais, il ne savait lesquelles. Il était cependant indispensable de se mettre en rapport avec lui; le duc de Lévis, qui était à Londres, l'avait tenté et, n'y étant pas parvenu, venait de partir pour l'Espagne. Mais d'autres seraient peut-être plus heureux, et il était bien essentiel que M. de Gaston eût «un noyau de troupes réglées».

Le Régent invita alors le maréchal de Castries à désigner, d'accord avec d'Harcourt, deux officiers qui iraient s'enquérir des intentions de M. de Gaston, et lui communiquer, s'il y avait lieu, les intentions du Régent. Le maréchal confia cette mission à M. d'Hervilly, ancien commandant de la garde constitutionnelle de Louis XVI, qui était à Nimègue auprès de lui. D'Hervilly devait rejoindre à Bruxelles M. de Vaugiraud, capitaine de vaisseau, qu'avait désigné d'Harcourt. Le maréchal, pour faciliter leur passage en France, envoyait en Angleterre son fils, le duc de Castries, et lui remettait les instructions destinées à ces messagers.

Ils devront «rassurer M. de Gaston sur son existence politique, lui dire qu'on ne gênera pas ses opérations; le décider, si ses principes sont tels qu'on l'espère, à appeler les princes auprès de lui». Il faudra s'attacher à vaincre la répugnance qu'il pourrait avoir à laisser arriver les émigrés qui les accompagnent, et lui conseiller «d'exiger des généraux de la Convention qu'ils ne remettent qu'au roi de France les troupes et les places qu'ils n'auront pas encore rendues; à ce prix il leur sera fait grâce», tandis qu'ils seront châtiés s'ils se rendent aux puissances, «qui ne se sont pas expliquées sur l'usage qu'elles veulent faire de leurs conquêtes». Si M. de Gaston est constitutionnel, les envoyés du Régent devront «le faire s'expliquer sur ce qu'il entend par là».

Le duc de Castries arriva à Londres. Durant plusieurs jours, il y attendit d'Hervilly et Vaugiraud. Il mit à profit ce délai pour rédiger en tête-à-tête avec d'Harcourt le volumineux questionnaire qui devait être présenté à M. de Gaston. Il sollicitait pour celui-ci des secours de l'ambassadeur russe. Woronsow promit quatre cent mille francs qu'il remettrait dès que le départ des officiers serait assuré. En vue de leur passage, on s'adressa d'abord au ministère anglais. Pitt commença par se plaindre de toutes ces agitations, de ces allées et venues propres à le compromettre aux yeux de son pays, s'il avait l'air de les tolérer; puis il lanterna, fit la sourde oreille, et laissa comprendre enfin qu'il ne voulait laisser passer en France aucun agent des princes.

«Le seul moyen de réussir, mandait le duc de Castries à son père, c'est de paraître agir sans eux et pour soi seul. De même, auprès de M. de Gaston, il ne faut pas nommer les princes. Il faut se présenter sans autre prétention que celle de servir Dieu et le roi, apporter les secours dont on pourra disposer. On peut espérer beaucoup de la reconnaissance de M. de Gaston quand il saura qu'il doit ces secours aux princes.»

Le 12 juillet, d'Hervilly et Vaugiraud débarquaient en Angleterre. Reçus par de Castries et d'Harcourt, ils racontèrent qu'à Ostende, ils avaient vainement voulu se procurer un navire qui les transportât en Bretagne. Peut-être, à Londres, leur serait-il plus facile de réaliser leur projet, et d'Harcourt parviendrait-il à affréter un corsaire, ainsi qu'il en avait reçu l'ordre.

Vaugiraud raconta en outre que, s'étant trouvé à Bruxelles, il avait été conduit chez Breteuil par un ami commun, le comte de Colbert. Breteuil s'était montré convaincu de l'existence de M. de Gaston et s'était dit prêt à mettre Vaugiraud en mesure d'arriver jusqu'à ce chef, dont on continuait à célébrer les succès. Il avait en outre déclaré que c'était au nom de l'Angleterre qu'il faisait ces offres; mais, le lendemain, revenant sur ses dires, il avouait que c'était au nom du comte de Fersen. À cette occasion, il s'irrita contre Calonne, qui l'avait fait passer pour un monarchien, tandis qu'il était au contraire d'avis qu'en rentrant en France, il faudrait d'abord, quitte à réformer ensuite les abus, rétablir tout ce qui existait avant la Révolution. Mais ces déclarations ne trompèrent personne. Il avait suffi qu'il prononçât le nom de Fersen pour qu'on fût convaincu qu'il était toujours du parti de la reine. Ses propositions furent dédaigneusement écartées.

Durant quelques jours encore, on conserva l'espoir de se mettre en rapports avec M. de Gaston. Mais, le 12 août, arriva à Hamm, par une voie que les documents ne désignent pas, une lettre signée de plusieurs chefs royalistes du Poitou. Il y était dit qu'il n'y avait personne dans leurs rangs qui portât le nom de Gaston. Gaston était un mythe. «Il a été question dans les environs de Challans d'un Gaston, perruquier, qui a commandé un rassemblement et qui a été tué dans les commencements de l'insurrection.»

Ainsi finit la légende sur laquelle, durant trois mois, Monsieur et son frère avaient fondé tant d'espoir. Mais elle n'était pas encore détruite alors que le comte d'Artois, dans le courant de juin, revenait de sa course manquée en Russie. Elle contribua à consoler les deux frères, à les armer de patience et à les cuirasser contre le découragement. Du reste, deux mois plus tard, ils recevaient de la Vendée des nouvelles positives et bien faites pour les dédommager de leur première déception. Cette fois, ils ne pouvaient plus douter de l'insurrection des provinces de l'ouest de la France. La constitution civile du clergé et les mesures de rigueur décrétées contre les prêtres réfractaires avaient offensé les populations de ces contrées, en majorité ardemment catholiques. Des émeutes partielles avaient témoigné de leur irritation, ainsi qu'un complot ourdi par un gentilhomme breton, le marquis de la Rouarie. Puis, en février 1792, la levée extraordinaire de trois cent mille hommes avait provoqué une résistance plus active, et dès le 10 mars, à Saint-Florent, dans l'Anjou, on en était venu aux mains. Les rebelles avaient mis en fuite les troupes républicaines.

Depuis ce jour, l'insurrection s'était généralisée en se régularisant. Le Poitou, la Vendée, le Maine, la Bretagne avaient vu surgir des milliers d'insurgés, pauvres gens en sabots qui, leurs curés à leur tête, tenaient en échec les forces envoyées contre eux, et que souvent conduisaient à la victoire les chefs qu'ils s'étaient donnés: Cathelineau, Stofflet, Jean Cottereau dit Chouan, Bonchamp, d'Elbée, Lescure, Charette, Puisaye, Larochejacquelein, Châtillon, Bourmont, Cadoudal, Guillemot, Mercier La Vendée, Boishardy, Le Nepvou de Carfort, Boisguy et combien d'autres. Durant les derniers mois de 1793, le combat de Cholet, livré le 17 octobre, et celui du Mans, 23 décembre, en frappant au cœur cette insurrection formidable, allaient lui enlever l'espoir d'un triomphe définitif. Mais ses débris longtemps encore devaient résister aux armées de la Convention et du Directoire, et, lorsque son existence fut révélée aux princes, tout ce qu'on leur en disait les disposait à la croire invincible. Le drapeau blanc réunissait déjà un nombre immense de combattants. Les organisateurs de ce mouvement, en demandant aux princes de venir se mettre à leur tête, prenaient l'engagement de ne déposer les armes qu'après avoir remis le roi sur son trône. Le Régent le faisait savoir à Condé: «C'est la grâce la plus intéressante et la plus consolante que nous ayons reçue depuis le commencement de notre infernale Révolution.»

En réponse à la démarche des royalistes vendéens, les princes leur annoncèrent que le comte d'Artois allait se mettre en mesure de les rejoindre. Lui-même faisait part à Vaudreuil de sa résolution: «Dans peu de temps, tu seras content de moi!» Il devait croire, en effet, que cette fois les circonstances allaient lui offrir l'occasion de se servir de l'épée qu'il avait rapportée de Russie et déjouer un grand rôle. Ce n'était pas seulement la Vendée qui s'offrait à ses efforts. Plusieurs grandes villes de France ne voulaient plus reconnaître l'autorité de la Convention. Lyon, Marseille, Toulon, divers départements du Midi tentaient de se séparer de la République et de se fédérer contre elle. Lyon avait secoué le joug des Jacobins, s'apprêtait à soutenir par les armes les droits que l'Assemblée lui contestait et a venger les Girondins. Toulon, enfin, tombé en pleine insurrection, appelait à son aide les Espagnols et les Anglais. C'était le cas ou jamais pour le comte d'Artois de se jeter en avant. Mais le pourrait-il, et surtout le voudrait-il? Dans son entourage, tout le monde n'en était pas convaincu. Vaudreuil lui-même se montrait maintenant incrédule et en faisait l'aveu à d'Antraigues:

«Il s'est tant bercé, il m'a tant bercé d'illusions que j'ai perdu une grande partie de ma confiance. Lyon, la Vendée, Toulon ou la tombe, voilà ce qui lui convient; tout le reste ne vaut rien ... Mais combien de causes secondes arrêtent son énergie naturelle! Il a eu un moment brillant, héroïque qu'on lui a envié, et on a posé l'éteignoir sur cette flamme naissante. Je ne m'en consolerai jamais.»

Dans quelque mesure que le comte d'Artois eût justifié par sa conduite antérieure ces pronostics attristants, il paraissait à cette heure disposé à les démentir. En se partageant avec son frère la tâche qu'ils avaient assumée, c'est la Bretagne qu'il choisissait pour théâtre de ses futurs exploits; c'est là qu'il déclarait vouloir se rendre et jouer sa partie. Nous le verrons pendant les deux années qui vont suivre tendre vers ce but avec obstination. Mais cette obstination sera toujours aussi facilement vaincue que prompte à renaître, de telle sorte qu'il est impossible d'établir si le prince fut la victime des circonstances, ou de ses irrésolutions et de ces causes secondes dont parlait Vaudreuil. Ce qui est hors de doute, c'est qu'à plusieurs reprises il parut justifier les soupçons qui s'élevèrent contre lui, après l'expédition de Quiberon. Ils sont formulés dans une lettre attribuée à Charette et adressée à Louis XVIII: «Sire, la lâcheté de votre frère a tout perdu.» Quoique considérée comme apocryphe, cette lettre, à l'époque où elle circula, exprimait le sentiment d'un grand nombre de royalistes. Ils s'étonnaient qu'alors que tant d'héroïques partisans allaient et venaient d'Angleterre en Bretagne, le comte d'Artois ne fût jamais parvenu à se montrer dans les provinces insurgées, qui l'appelaient sans relâche.

Quelques années après ces événements, à l'époque de la pacification de la Vendée, le premier consul, recevant aux Tuileries un des chefs chouans, le comte d'Andigné, s'étonnait railleusement devant lui qu'aucun des membres de la maison de Bourbon n'eût pris le commandement effectif des insurrections vendéennes.

—L'Angleterre les en a toujours empêchés, objecta d'Andigné.

—Il fallait se jeter dans une barque, répliqua Napoléon.

C'était le conseil qu'en 1793, l'impératrice Catherine donnait au comte d'Artois et que, malheureusement pour sa cause et pour sa mémoire, il ne suivit jamais, sous le prétexte qu'il n'était pas digne d'un prince d'aller «chouanner». Il n'opposa pas cependant cette raison aux premiers appels des chefs vendéens qu'il reçut à Hamm. Ils partirent, emportant la conviction qu'il ne reculerait, pour y répondre, devant aucun effort.

Quant à Monsieur, c'est vers Toulon qu'il avait décidé de se porter. Comme il lui fallait à cet effet l'appui du gouvernement espagnol, il renouvelait avec plus d'instance ses démarches à Madrid, afin d'obtenir la reconnaissance de son titre de Régent, et son admission en Espagne. Il suppliait le cabinet britannique de l'y conduire. Mais, celui-ci refusant parce qu'il avait à ménager l'opinion publique en Angleterre, le prince rédigeait, au mois de juin, un long Mémoire pour le roi d'Espagne, à l'effet de lui démontrer qu'au moment où ses armées marchaient contre les factieux, il était nécessaire qu'on vît à leur tête un Bourbon de France.

«Les provinces méridionales ont un motif de plus de secouer le joug des factieux que la religion a rendus doublement ennemis des royalistes, et plusieurs raisons font désirer plus particulièrement au Régent de s'y trouver de sa personne avec les armées de Sa Majesté catholique: 1o sa présence ne peut contrarier en rien la politique de Sa Majesté, du moment qu'elle a cru devoir la faire connaître; 2o comme Régent et oncle du Roi, il est plus que probable que le bon parti s'attachera à sa personne, et qu'il pourra même contribuer, si ce n'est à écarter entièrement les malheurs, au moins à prévenir une partie de ceux qui sont inséparables d'une guerre civile et de religion en même temps; 3o que, s'il peut parvenir à faire rentrer dans l'obéissance le Midi, il acquerra plus de moyens, étant soutenu par Sa Majesté catholique, pour s'opposer aux vues ambitieuses des puissances, ou d'une puissance, car on n'en voit véritablement qu'une qui soit intéressée au démembrement de la France.

«Sa Majesté catholique connaît le vœu du Régent sur le rôle qu'il croit devoir jouer; mais elle ne lui supposera certainement pas la volonté d'en jouer un autre que celui qu'Elle jugera dans sa sagesse devoir lui convenir. Elle ne supposera pas davantage qu'il ait le projet de conserver la régence si la Reine, devenue libre, a pour elle un codicille du feu Roi qui l'y appelle, et si le codicille n'existe pas, l'amitié dont la Reine a toujours honoré le Régent, celle qu'il lui porte, doivent rassurer sur toutes les discussions comme sur toutes les prétentions qui pourraient naître.

«Voilà tous les motifs qui font désirer au Régent de se rendre en Espagne, et le moment n'en saurait être trop prompt pour ne rien perdre des dispositions du royaume et de l'effet que doit produire l'intérêt que Sa Majesté catholique paraîtra lui accorder.

«Le Régent doit encore rendre compte à Sa Majesté catholique de sa conduite avec la cour de Vienne; elle a eu pour objet de ne pas fournir de prétextes à de mauvaises intentions, s'il y en a. D'après les succès des armées autrichiennes sur la frontière du Hainaut, on peut croire que cette province sera soumise, du moment qu'on aura forcé une ou deux places à ouvrir leurs portes.

«Il n'a pas paru convenable au Régent de s'éloigner d'une frontière soumise sans faire les démarches convenables pour y venir prendre la place qui lui appartient; il a écrit en conséquence à l'Empereur. Mais, d'après les dispositions bien connues du cabinet de Vienne, il éprouvera un refus, ou, ce qui sera la même chose, une réponse dilatoire. Ainsi, Sa Majesté ne doit voir la démarche du Régent que comme une précaution qui peut n'être pas inutile politiquement.

«Enfin, le Régent compte trop sur l'intérêt de Sa Majesté catholique, pour ne pas se flatter qu'elle voudra bien lui fournir, dans le moindre délai possible, les moyens de transport pour se rapprocher de sa personne, prendre ses ordres et lui témoigner combien il désire acquérir des droits à ses bontés, comme il en a de tout acquis à son intérêt par la cause qu'il sert et qui lui est commune avec Sa Majesté. Le Régent charge le duc d'Havré de prendre les ordres de Sa Majesté sur le voyage, et de lui proposer la direction qu'il croit la plus convenable, parce qu'elle le sépare moins des affaires et des nouvelles qui peuvent, à chaque moment, devenir plus intéressantes.»

Mais ces démarches continuaient à rester vaines, en dépit des bonnes paroles sous lesquelles le gouvernement espagnol dissimulait ce qu'avaient de malveillant ses refus. C'était toujours le même langage, les mêmes protestations de dévouement et la même attitude, qu'il s'agît de la régence ou d'un asile en Espagne pour Monsieur. Le duc d'Havré, rendant compte d'un entretien qu'il avait eu avec Godoï, duc d'Alcudia, résumait comme suit les propos du puissant favori qui dirigeait alors les affaires espagnoles:

«Leurs Majestés catholiques, m'a-t-il dit, ne forment d'autres vœux que celui du rétablissement de la monarchie française sur ses anciennes bases, et de leur auguste famille sur le trône de leurs ancêtres communs. Elles ne sont dirigées par aucune vue d'ambition et d'intérêt personnel. Elles agissent et agiront comme les alliés les plus fidèles et comme les parents les plus tendres. Elles sont pénétrées, sous tous les rapports, de toutes les dispositions que peut désirer Monsieur le Régent, et elles s'empresseront de les faire connaître dans toutes les circonstances. Mais, comme elles ne peuvent opérer seules la grande révolution qui sera le but constant de tous leurs efforts, elles éprouvent la nécessité indispensable de concerter toutes leurs démarches solennelles et tous leurs actes publics avec les autres puissances. Aussi, bien assuré de la bonne volonté la plus étendue de Leurs Majestés catholiques, Monsieur doit réunir tous ses moyens pour inspirer les mêmes sentiments aux différentes cours qui n'exciteraient pas en lui la même confiance. C'est d'après cette considération essentielle, ajoute le duc d'Alcudia, qu'il paraît important que Monsieur reste en mesure d'agir auprès d'elles, et n'exécute pas dans ce moment le projet qu'il pourrait avoir de se rendre en Espagne.

«Après une très longue conversation, ajoutait d'Havré, nous avons acquis et nous croyons devoir transmettre la certitude que le cabinet de Madrid emploiera tous ses moyens pour contribuer de la manière la plus généreuse et la plus désintéressée au rétablissement de la monarchie, qu'il est très franchement disposé à reconnaître Louis XVII comme successeur légitime de son infortuné père, et Monsieur comme Régent du royaume, et qu'il ne dissimulera pas aux autres cours ses principes à cet égard; mais quelques instances qui puissent lui être faites, il sera invariablement arrêté dans le développement de ses loyales intentions par la crainte de se voir abandonné des autres puissances, s'il se déterminait à un acte solennel, sans être assuré de leur concours.»

Rien de plus vide, on le voit, ni de plus vague que les réponses de l'Espagne. Il fallait être crédule comme «ce pauvre d'Havré, qui n'y voit pas plus loin que le bout de son nez», pour ajouter foi à la sincérité de ces assurances. Il y croyait cependant: toute sa correspondance en fait foi. Le 18 septembre, il écrivait encore que le roi d'Espagne «avait tacitement reconnu le Régent»; mais que la reconnaissance publique était subordonnée à une entente avec les autres puissances. Le ministère espagnol estimait que le Régent devait se rendre à Toulon, «où il trouverait un établissement solide»; il irait par Gênes, à défaut de mieux, et il solliciterait l'appui de l'Angleterre. Le duc d'Alcudia offrait d'écrire au comte d'Antraigues afin qu'il se trouvât à Gênes à l'arrivée de Monsieur. Et tout fier d'avoir provoqué cette réponse, d'Havré s'écriait: «C'est le plus beau jour de ma vie!»

Le maréchal de Castries pas plus que le Régent n'étaient disposés à se payer «de bonnes paroles» si les actes ne les confirmaient pas. Mais, quoique soupçonnant le mauvais vouloir de l'Espagne envers les émigrés, ils n'osaient laisser percer leurs soupçons, alors que cette puissance, entrée dans la coalition, faisait marcher ses armées contre la République. Feignant de croire à sa bonne foi, le maréchal disait à d'Havré:

«Il est impossible que le roi d'Espagne et le duc d'Alcudia laissent les princes dans la situation où ils sont. Les autres puissances ont des vues intéressées. Mais l'Espagne agit généreusement et franchement pour la monarchie, et ne peut la laisser dans l'isolement.»

Sans attendre davantage, le Régent, au commencement de novembre, résolut de se passer du concours de l'Espagne et de partir. Il écrivit à l'impératrice Catherine pour la prévenir de son dessein. Toulon et Lyon étaient son objectif. Depuis le 17 août, Toulon avait ouvert son port aux Espagnols et aux Anglais. Ils occupaient la ville au nom de Louis XVII. De l'armée de Condé et d'ailleurs, de nombreux émigrés partaient pour s'y rendre, bien qu'ils fussent avertis qu'à Toulon, il serait difficile de les utiliser, à supposer même qu'on leur permît d'y débarquer.

Lyon, depuis le mois de septembre, se défendait héroïquement contre les troupes de la Convention. Ici ou là, il fallait un Bourbon. Le prince hâtait donc ses préparatifs et prenait ses dispositions en vue de son départ. Il s'occupait d'envoyer des secours au général de Précy qui commandait les Lyonnais. Sur l'avis du maréchal de Castries, il invitait le général d'Autichamp, qui se trouvait à Liège avec un certain nombre d'officiers, à se rendre à Genève, et de là à se jeter dans Lyon, sans effaroucher Précy», après avoir rassemblé, dans le canton de Vaud, tous les émigrés en état de porter les armes. Un de ses agents, Dutheil, était chargé de négocier un emprunt à Londres en vue de cette opération «d'autant plus nécessaire, écrivait le maréchal, qu'on craint que les Anglais veuillent diriger seuls en Vendée et en exclure les princes qui, à Lyon, feraient ce qu'ils voudraient». Enfin, désireux d'entrer en France entouré d'un conseil, le Régent faisait appel à d'anciens magistrats dont il invoquait les lumières: MM. de Vezet, de Guilhermy, Le Camus de Neuville, Ferrand, d'Oultremont et de Courvoisier; il leur donnait rendez-vous à Livourne.

La date de son départ n'était pas encore fixée lorsqu'on apprit, le 21 octobre, la défaite définitive des Lyonnais et la prise de possession de Lyon par les républicains à la date du 10. Cette catastrophe arrachait à Monsieur une réflexion mi-plaintive, mi-philosophique: «Vous savez sûrement les malheurs de Lyon. Je suis surtout affligé du nombre des victimes qui ont péri. Mais nous sommes accoutumés depuis longtemps aux revers!» Au même moment, arrivait à Hamm la nouvelle de la mort de la reine. Les projets du Régent ne furent pas cependant modifiés. Lyon avait succombé; mais Toulon restait, et, avec Toulon, la Vendée. On pouvait donc espérer de venger la famille royale. Malgré sa hâte de quitter Hamm, ce n'est que dans la soirée du 19 novembre que Monsieur put se mettre en route. Le même jour, il faisait part de ses desseins au prince de Condé qui était en Allemagne avec l'armée autrichienne. «Je suis depuis trop longtemps dans l'inaction pour ne pas désirer d'en sortir. J'ai fait des tentatives qui ne m'ont pas réussi; je vais en faire du côté du Midi, et je pars pour m'y rendre[48]

Il écrivait également au duc de Polignac à Vienne:

«Je pars ce soir, mon cher duc, pour commencer ma nouvelle carrière. Je compte être environ quinze jours à arriver à Vérone; de là, je continuerai ma route sur Gênes; mais, si je ne reçois pas de nouvelles qui hâtent ma marche, je me porterai d'abord sur Turin. En tout état de cause et jusqu'à nouvel ordre, adressez-moi toujours vos lettres à Turin sous le couvert du comte de Vintimille. Pour ce qui regarde le comte d'Artois, vous lui adresserez le double des comptes que vous me rendrez; si vous recevez quelques ordres de lui, vous les exécuterez comme les miens propres, en m'en rendant compte. Mais si vous en avez de nouveaux à demander, c'est à moi que vous vous adresserez pour les demander

La fin de cette lettre trahissait clairement la volonté de Monsieur, au moment où il se séparait de son frère, de conserver pour soi seul l'autorité qu'il exerçait au nom du roi. Il n'en voulait céder que ce que leur séparation ne lui permettait pas d'en retenir. Mais cette concession n'émanait que de lui, il lui était toujours possible de la retirer, puisque c'est lui qui l'avait accordée. Il allait désormais marquer de plus en plus sa volonté sur ce point. Le 19 novembre, les deux frères se firent leurs adieux après s'être partagé une somme de trois cent mille francs, qui formait toutes leurs ressources; ils ne devaient plus se revoir que sept ans plus tard, en Suède. Le comte d'Artois allait rester à Hamm durant neuf mois encore, malgré son prétendu désir de se jeter en Vendée dont il parlait sans cesse.

De Vérone, où sa course l'avait conduit, et où il s'arrêta quelques jours, le Régent, qui voyageait sous le nom de comte de l'Isle, écrivit le 15 décembre à son beau-père le roi de Sardaigne pour lui demander l'autorisation d'aller à Turin. Ensuite, il gagna Livourne; il comptait y attendre la réponse qui serait faite à sa demande. Il y trouva les anciens magistrats qu'il avait désignés pour le suivre à Toulon. Ils s'étaient tous rendus à son appel et s'apprêtaient à partir avec lui, lorsque, dans les derniers jours de décembre, éclata la nouvelle que Toulon avait succombé. Encore une espérance qui s'effondrait. Ce n'était pas la première; ce ne devait pas être la dernière. Le Régent prit tristement la route de Turin, ne sachant ce qu'il allait devenir.

C'est là que lui parvint la réponse de Catherine à la lettre qu'il lui avait écrite avant de quitter Hamm. Elle l'approuvait d'aller en Italie et lui conseillait d'arriver de là, coûte que coûte, en Espagne. En se joignant à l'armée du Roussillon, il pourrait parvenir sur le sol français où les souverains ne pourraient plus ne pas le reconnaître. Quant au comte d'Artois, il ne devait pas cesser d'insister à Londres pour obtenir d'aller en Vendée. Plus tôt les princes seraient en France et mieux cela vaudrait, car il ne fallait pas qu'ils se laissassent devancer par ceux qui rêvaient autre chose que le rétablissement de la monarchie légitime. L'Impératrice était d'avis qu'en mettant le pied dans le royaume, il fallait: 1o se renfermer dans l'idée de l'établir la religion et la monarchie; 2o n'entrer dans aucun détail, ni sur l'administration, ni sur les impôts; 3o annoncer un grand intérêt pour la partie du peuple qui s'était montrée fidèle et une grande clémence pour celle qu'on pouvait supposer avoir été plus égarée que criminelle; 4o rétablir les anciens magistrats pour assurer les propriétés et rétablir la justice; 5o éviter de rappeler les anciennes dénominations d'impôts, odieuses au peuple[49].

En recevant ces conseils et en constatant l'énorme distance qui le séparait du but en vue duquel Catherine les lui donnait, Monsieur dut les trouver bien ironiquement platoniques. Pendant le temps qu'il passa à Turin, de janvier à mai, il s'efforça encore, mais toujours en vain, d'obtenir un asile en Espagne. Il suppliait aussi son beau-père, le roi de Sardaigne, de l'admettre dans son armée. Mais Victor-Amédée III, bien que, depuis la conquête de la Savoie, il eût obtenu sur les Français quelques légers avantages, ne voulait pas poursuivre la campagne si les Autrichiens ne lui envoyaient pas les secours qu'ils lui avaient promis, en argent et en hommes. Sous ce prétexte, il avait déjà refusé de marcher sur Lyon, et quoique à présent, il eût pris le commandement effectif de son armée, il refusait d'y recevoir son gendre afin de ne rien ajouter aux griefs de la France contre lui. Il conseillait à Monsieur d'aller à Rome où il était assuré d'être bien reçu. Mais le Régent ne voulait pas de cette résidence.

Il revint à Vérone au commencement de juin 1794. La sollicitude du comte d'Antraigues, qui résidait à Venise, lui avait assuré le puissant patronage du comte de Mordwinoff, ambassadeur de Catherine dans les États vénitiens, et celui de Las Casas, l'ambassadeur d'Espagne. Il pouvait donc attendre en une tranquillité relative le retour de circonstances meilleures. Elles n'étaient pas plus favorables qu'elles ne l'avaient été à la fin de 1792, après la retraite de Brunswick. Elles l'étaient même moins, car l'année précédente on pouvait compter sur les victoires de la coalition, et maintenant, quoique les armées alliées eussent fait la guerre pendant de longs mois, elles n'avaient pu vaincre celles de la République. «La situation est bien mauvaise, remarquait le maréchal de Castries. Pour la seconde fois, la campagne contre la France a avorté et on va prendre les quartiers d'hiver sans avoir rien réussi.» Sans doute l'Angleterre était entrée en branle. Mais persévérerait-elle? Consentirait-elle à employer les émigrés sous le commandement du comte d'Artois? Serait-elle plus désintéressée que l'Autriche? Autant de questions que l'avenir seul pouvait résoudre.

Mais ce qui de plus en plus se confirmait à la faveur de tout ce qu'avait mis en lumière la campagne qui finissait, c'est que la cour de Vienne voulait tirer parti de ses conquêtes. Aussi, voyait-elle avec dépit l'influence commençante de l'Angleterre dans les affaires de France, comme si elle eût craint que le cabinet de Saint-James ne mît le veto sur ses projets ultérieurs. Ces projets, on les soupçonnait. On savait que, pour rétablir avec la Russie et la Prusse l'égalité qui lui avait été promise au moment du partage de la Pologne et pour se couvrir de ses dépenses de guerre, l'Empereur voulait s'agrandir; on pouvait supposer que ce serait aux dépens de la France. La situation était donc toujours la même, toujours aussi sombre, toujours aussi décevante.

En ce qui concernait la Vendée, le Régent comme son frère en étaient réduits, on l'a vu, aux conjectures. Les nouvelles qu'ils en recevaient étaient rares et contradictoires; elles montraient les chouans tantôt vainqueurs, tantôt vaincus, toujours héroïques, mais leurs chefs, trop souvent divisés, souhaitant qu'un Bourbon se mît à leur tête, regrettant de ne pas le voir arriver, se plaignant d'être dépourvus de ressources et obligés de recourir à l'Angleterre qui n'envoyait que de rares secours. Que pouvait-on attendre des efforts des Vendéens s'ils n'étaient vigoureusement soutenus, et ne devait-on pas craindre que le sang le plus pur n'eût été versé en pure perte?

D'autre part, les épreuves de la famille royale ne cessaient de se succéder. Après Louis XVI, Marie-Antoinette et Madame Élisabeth avaient péri. Leurs parents étaient dispersés. Les tantes du roi défunt, Mesdames Victoire et Adélaïde, vivaient à Naples où elles avaient trouvé un refuge. Louis XVII et sa sœur, Madame Thérèse, étaient toujours détenus dans la prison du Temple. Le comte d'Artois, nommé par le Régent lieutenant général du royaume, attendait à Hamm le bon plaisir de l'Angleterre. La princesse sa femme, la comtesse de Provence sa belle-sœur, étaient à Turin, auprès de leur père, le roi de Sardaigne. Le duc d'Angoulême et le duc de Berry exerçaient un commandement dans l'armée des émigrés. Les trois Condé, à la tête de ce corps de troupes qui portait leur nom, prenaient part à la guerre engagée par la coalition contre la République. Philippe-Égalité avait été guillotiné. Son fils, le duc d'Orléans, avait quitté la France après la défection de Dumouriez. Il voyageait obscurément en Suède, en Norwège et jusqu'en Laponie, tandis que sa mère était emprisonnée et ses deux plus jeunes frères, le duc de Montpensier et le comte de Beaujolais, enfermés au fort Saint-Jean, à Marseille. Enfin, pour couronner tant d'infortunes, la misère la plus affreuse s'était abattue sur ces princes et princesses accoutumés aux splendeurs de Versailles. Elle aggravait tous leurs maux, et ne recevait quelque soulagement que de la parcimonieuse charité des cours d'Europe.

Lorsqu'au mois de juin 1791, le Régent s'installait à Vérone au Borgo San Domino, de quelque côté qu'il portât ses regards, il n'avait en perspective rien de consolant, rien de rassurant, rien de réparateur. Et cependant, il ne désespérait pas d'un avenir plus clément; il opposait au malheur une force qu'on n'eût pas soupçonnée en lui, en le regardant. Quoique l'excès de son embonpoint, de fréquentes attaques de goutte, une expérience précoce, puisée dans les malheurs de sa maison et visible aux rides de son visage, lui donnassent déjà les apparences et les incommodités de la vieillesse, il n'avait pas quarante ans. Ce n'était plus cependant le brillant comte de Provence, l'esprit le plus caustique de la cour de Louis XVI; c'était un proscrit, mais un proscrit cuirassé dans sa patience et ses illusions, indomptable dans son droit, que n'avaient pu décourager les dures épreuves de son exil.

Bien que pour venir de Paris à Vérone, il eût mis trois ans, à cette nouvelle étape de ses pérégrinations il conservait la même confiance qu'à la première. Obligé de fuir devant les armées victorieuses de la République, trahi par la fortune, abandonné des rois, il ne désespérait pas, même à l'heure où, ne sachant où reposer sa tête, il était venu chercher un asile en Italie. Il avait rempli le monde de ses protestations, lassé les princes de l'Europe de ses incessantes plaintes, sans que l'inutilité de ses efforts eût raison de son énergie. Il la communiquait autour de lui, parmi les fidèles courtisans de son malheur, attachés à ses pas. Pour eux, il était le représentant du roi, comme il l'était pour tous ces émigrés, errant misérables à travers le continent, les yeux tournés vers son drapeau, et pour ces héroïques combattants et ces obscurs conspirateurs qui, en Vendée, en Languedoc, en Provence, tombaient sous les balles ou montaient à l'échafaud en prononçant son nom.

À Vérone, quoique dépourvu des moyens dont il avait disposé jusqu'à la campagne de 1792, le Régent continua la politique de Coblentz. Il ne voyait rien à y changer, puisqu'il poursuivait toujours le même but: entrer en France à la tête des armées étrangères et, en attendant, obtenir que le comte d'Artois allât prendre le commandement des insurgés de Vendée. Mais de même que ce qu'il avait poursuivi à Coblentz ne se pouvait qu'avec le consentement de l'Autriche et de la Prusse, de même ce qu'il poursuivait maintenant ne se pouvait que par l'Angleterre et l'Espagne. À l'armée espagnole franchissant les Pyrénées était sa place en qualité de Régent, et de l'Angleterre seule il dépendait que son frère arrivât sur les côtes de France. Quant à l'Autriche, c'était déjà beaucoup qu'elle eût pris à sa solde l'armée de Condé au moment où celle-ci était réduite à passer en Russie. Il n'y avait rien de plus à en attendre. Donc, la reconnaissance de son titre, les bons offices de l'Espagne et de l'Angleterre et, entre temps, des secours d'argent, voilà ce qu'il allait continuer à solliciter jusqu'au moment où la mort de Louis XVII lui permit de se proclamer roi.

Toute la politique de Vérone, pendant la première année du séjour qu'il y fit, roula sur ces objets, et si minces sont les incidents auxquels elle donna lieu, si nuls ses résultats, qu'on ne trouve rien à signaler qui vaille la peine d'être retenu. La volumineuse correspondance qui a trait à cette période de l'émigration n'est qu'un fatras. Les lettres, de quelque endroit qu'elles viennent, vers quelque endroit qu'on les dirige, roulent toujours sur les mêmes objets et ne mettent guère en lumière que les vaines intrigues des uns, les inutiles efforts des autres, les convoitises des puissances, les incorrigibles illusions des émigrés, leur profonde misère et surtout la lassitude des souverains qui s'impatientent de rencontrer toujours entre eux et la France, soit qu'ils fassent la guerre, soit qu'ils veuillent conclure la paix, ces émigrés encombrants et besogneux dont Thugut, en se plaignant des embarras qu'ils créent, a dit «qu'on ne peut cependant les exterminer», et qu'il faut bien, malgré tout, se résigner à les subir.

Dans les États vénitiens, lorsque Monsieur s'installait à Vérone, l'émigration était représentée par le comte d'Antraigues, son agent sinon le plus actif, du moins le plus paperassier. Neveu de Saint-Priest, il parlait quatre ou cinq langues, connaissait toute l'Europe, tous les hommes d'État de l'Europe. Il correspondait avec eux ainsi qu'avec les agents royalistes au dedans et au dehors. Il tenait dans ses mains les fils de toutes les conspirations, de toutes les intrigues. Telle était son habileté, qu'il semblait que rien ne pût se faire sans son concours. Nul plus que lui ne savait s'imposer, s'insinuer même dans ce qu'on voulait lui taire. Le Régent, qui ne l'estimait pas, n'aurait osé se priver de ses services. D'Avaray, favori du prince et le membre le plus influent de son conseil, avait surnommé d'Antraigues «la fleur des drôles»; mais il lui écrivait des lettres pleines de condescendance et de flatteries. Il est vrai que d'Antraigues avait fait la conquête de Catherine, et qu'afin qu'on ne troublât pas son séjour à Venise, cette souveraine l'avait attaché à la légation russe. Protégé ouvertement par Catherine, il se croyait invulnérable.

Parallèlement à ce personnage établi à poste fixe à Venise, chaque jour en amenait d'autres à Vérone: lord Macartney, à qui lord Grenville avait confié la mission de porter à Monsieur de nombreux avis et un peu d'argent; Bayard, l'agent de ce persévérant et intrigant Wickham que le gouvernement anglais venait d'envoyer en Suisse pour discipliner les menées des émigrés et en tirer parti; Mordwinof, le ministre de Catherine à Venise, qui rendait fréquemment visite à Monsieur en attendant d'être officiellement accrédité près de lui; Drake, consul d'Angleterre à Livourne, chargé de jouer en Italie le même rôle que Wickham en Suisse: puis des émissaires venus de France, les uns signalés par les services qu'ils avaient déjà rendus à la cause royale, les autres plus ou moins inconnus, accrédités par les royalistes de l'intérieur pour venir chercher des ordres et parmi lesquels se glissaient souvent des curieux, des mendiants ou même des espions de Paris. Les agents du dehors continuaient entre temps leurs services. Ils informaient le prince des dispositions des cours, toujours les mêmes. Ceux du dedans envoyaient des informations sur l'état de la France, et, comme ils prenaient leurs désirs pour des réalités, leurs récits ordinairement inexacts, leurs inventions inconscientes, les tableaux qu'ils traçaient de l'attitude des partis contribuaient à entretenir Monsieur dans l'erreur, à lui faire croire que le pays souhaitait passionnément le rétablissement de la royauté, tandis qu'en réalité, il ne voulait qu'être délivré du joug terroriste, prêt à acclamer le libérateur quel qu'il fût.

Les divisions des partisans du roi s'accusaient de jour en jour. Les personnages dont il s'était entouré à Vérone n'inspiraient pas confiance. Les agents de Paris ne voulaient correspondre qu'avec d'Antraigues, et non avec le roi et ses ministres «dont ils redoutaient les indiscrétions». Les pourparlers engagés révélaient de graves divergences de vues. D'Antraigues voyait avec dépit d'Avaray diriger les affaires. D'Avaray se défendait de se mêler de politique, se vantait de n'être que l'ami du roi. Mais le roi descendait chez lui tous les soirs. Ils décidaient, changeaient, rectifiaient ensemble ce qui s'était dit ou fait dans la journée. Les ministres étaient si bien convaincus du crédit du favori que tous le consultaient sur leurs projets. Le roi lui-même ne partageait pas toujours leur avis. Quand quelque dissentiment éclatait, c'est à d'Avaray, encore que son action se dissimulât, qu'ils en imputaient la responsabilité. Ces divisions se renouvelaient entre les amis du roi et les amis de son frère. La distance contribuait à envenimer les rapports. À Vérone, on voulait que le roi se montrât; à Londres, on était d'avis qu'il devait laisser au comte d'Artois le soin de lui frayer le chemin du trône. De Paris, on demandait des concessions, qu'à Vérone on ne voulait pas accorder. Ainsi se perpétuaient, au grand dommage de la cause royale, les pénibles controverses qui, dès le début de l'émigration, l'avaient discréditée aux yeux de l'Europe.

Le Régent était à Vérone depuis quelques semaines, lorsque se produisit un événement propre à ranimer ses espérances. Au mois de juillet,—le 9 thermidor—Robespierre fut renversé. Était-ce la fin de la Révolution et le prologue d'une restauration monarchique? D'abord, on put le croire, tant fut spontanée et ardente la réaction qui suivit l'événement. Beaucoup d'émigrés commencèrent à rentrer. Paris et les départements virent avec stupeur reparaître ces revenants qui ne pouvaient cacher ni leur surprise, ni leur colère, en constatant les changements survenus en leur absence et le déplorable état matériel et moral du pays; en retrouvant en des mains étrangères les biens qui leur avaient appartenu et qu'ils considéraient comme leur appartenant toujours. La vivacité de leurs plaintes, la violence de leurs revendications, la soif de représailles qui les animaient ne trouvèrent que trop d'échos parmi leurs compatriotes restés en France et qui avaient, comme eux, souffert de la Révolution. La réaction, dans le Midi surtout, ne tarda pas à revêtir une physionomie tragique. Les hommes qui, en 1791, avaient pris à Lyon, dans les Cévennes, en Provence, l'initiative des insurrections reparurent, et, par eux, les vengeances s'exercèrent abominables. C'est le temps des égorgeurs, des chauffeurs, des pilleurs, des compagnons de Jésus. Ils allaient rapidement faire dégénérer la réaction thermidorienne en un véritable brigandage[50].

Ces crimes et ces rébellions, s'accomplissant au nom du roi de France ou de «Monseigneur le Régent», semblaient n'être que le résultat de la légitime fureur des royalistes. Leur multiplicité devait même faire croire à l'existence d'un parti puissant armé pour la défense de l'autel et du trône, et dans tant de faits odieux qui, jusqu'au 18 fructidor, se multiplièrent à l'infini, l'exilé de Vérone ne pouvait voir que des manifestations en faveur de la monarchie, encore qu'il s'inquiétât des formes violentes qu'elles revêtaient. Un avenir prochain allait démontrer que la réaction thermidorienne, en dépit du concours que lui prêtaient des royalistes exaltés et fougueux, avait été, à ses débuts, moins encore l'œuvre d'un parti que l'explosion du ressentiment populaire, longtemps attisé parmi les victimes de la Terreur par les forfaits de celle-ci, et que, loin de servir le royalisme, elle en faisait aux yeux du pays un objet de répulsion et de craintes.

Mais, au lendemain du 9 thermidor, cette démonstration n'était pas faite. Les émigrés croyaient leurs malheurs finis. L'espoir que Monsieur fondait sur la fin de la Terreur paraissait d'autant plus justifié, qu'au même moment, le gouvernement anglais se décidait à appeler le comte d'Artois pour le faire concourir à une descente sur les côtes de Bretagne.

Monsieur, au reçu de cette nouvelle, adressa au roi d'Angleterre l'expression de sa reconnaissance. Il le remerciait de la résolution qu'avait prise Sa Majesté «d'armer les Français fidèles pour les faire servir au rétablissement de l'autel et du trône ... Ma confiance envers Votre Majesté était déjà bien grande; elle est encore augmentée s'il est possible ... Je supplie Votre Majesté d'être bien persuadée que cette confiance est sans bornes.» Le signataire de cette lettre ne disait pas toute la vérité; sa confiance, bien qu'il la déclarât sans bornes, était au contraire très limitée. D'ailleurs, près d'une année encore s'écoulerait avant que l'Angleterre réalisât ses promesses. C'était la destinée de ces malheureux princes, d'être toujours obligés de tenir en suspicion les souverains dont ils mendiaient les secours et sollicitaient l'appui.[Lien vers la Table des Matières]

IV
LE COMTE D'ARTOIS ET L'ANGLETERRE

Demeuré seul à Hamm après le départ de son frère, le comte d'Artois y passa tout un triste hiver dans l'attente fiévreuse d'une occasion de partir, qui ne pouvait lui être fournie que par l'Angleterre, et que l'Angleterre ne lui offrait toujours pas. Comme pour accroître ses angoisses et rendre plus sombre son exil, les catastrophes se succédaient sans trêve. Lyon et Toulon succombaient tour à tour. L'Alsace, un moment occupée par les armées alliées, avait été évacuée; la campagne allait finir sans avoir donné les avantages espérés. La suspension des hostilités, imposée par l'hiver, laissait l'armée de Condé dans une détresse profonde. Les émigrés en armes, réunis à Dusseldorf, mouraient de faim. Le maréchal de Broglie écrivait, en leur nom, au comte d'Artois pour lui exposer leur misère. Ne pouvant envoyer que trois cents louis pour leur venir en aide, le prince joignait à cet envoi les diamants qu'il tenait de la libéralité de l'Impératrice, en donnant l'ordre de les vendre[51]. Puis ce fut la mort de Madame Élisabeth qui acheva de lui déchirer l'âme. Quant aux nouvelles de Vendée, elles étaient lamentables. Faute d'entente entre eux et surtout faute de ressources, les chefs chouans étaient réduits à piétiner sur place, ne pouvaient empêcher leurs soldats de déserter, et ne résistaient plus avec la même ténacité que naguère aux paroles de paix que leur faisaient entendre les délégués du gouvernement républicain.

Le 18 août 1793, ils avaient adressé au comte d'Artois un appel pressant. Sa présence pouvait seule mettre un terme à leurs discussions et rendre à leurs chouans la confiance et le courage: «Un petit-fils de saint Louis à leur tête devait être pour eux le présage de nouveaux succès.» On dut croire alors que le prince était animé d'un ardent désir de les rejoindre. Ayant appris que le gouvernement britannique préparait une petite expédition à l'effet de leur porter des armes, des munitions et des vivres ainsi que quelques officiers, il écrivit au général anglais, le comte de Moira, qui devait la commander: «Je serai heureux de combattre avec vous.» Lord Moira, ultérieurement marquis d'Hastings, aimait la France et gémissait de ses malheurs. Quelles que fussent les intentions cachées de sou gouvernement en entretenant les insurrections de l'Ouest, lui-même croyait en toute sincérité travailler pour le rétablissement de la royauté des Bourbons. Le 25 novembre, à Portsmouth, il réunissait les officiers français qui devaient l'accompagner et s'expliquait envers eux avec une loyauté qui lui valut leur confiance:

Regardez-moi comme le général de Louis, messieurs, leur dit-il. Je vous donne ma foi de gentilhomme que si je n'étais pas assuré que c'est en son nom que nous agirons, et pour lui remettre les places que nous pourrons conquérir, jamais je ne me serais chargé de l'expédition. Répandez et faites circuler à cet égard les intentions du gouvernement[52].

Animé de tels sentiments, lord Moira accueillit sans hésiter la proposition du comte d'Artois. Seulement, il fut surpris de lire ces mots dans la lettre du prince: «Foi de gentilhomme, il n'existera jamais de rivalité entre nous.»—«Pourquoi prévoir des rivalités? répondit-il. J'ai, sans balancer, protesté que je répondais sur mon honneur de votre loyauté.» Et il intervint sans délai auprès de Pitt pour obtenir que le comte d'Artois fût autorisé à partir avec lui. Pitt refusa-t-il? Tout autorise à le croire, puisqu'on voit, à la date du 23 décembre, le comte d'Artois prier un cousin de lord Moira, le commandeur de Marcellanges, d'aller trouver le comte d'Hervilly resté à Londres et de l'inviter à se jeter en Vendée: «C'est lui qui doit parler en mon nom à l'armée royale et que je charge de m'y faire arriver. Je veux y arriver malgré Pitt.» Le prince conseillait en outre de trouver un négociant qui armerait un navire, lequel irait le chercher à l'embouchure de la Meuse. Il est vrai qu'il abandonna ensuite cette idée, et que, bien qu'à la même date, de Madrid, le duc d'Havré l'eût averti qu'il trouverait à Gènes ou à Livourne deux vaisseaux pour le transporter en Poitou, il se résigna à ne pas insister pour être autorisé à partir avec lord Moira[53].

Du reste, l'expédition de celui-ci échoua faute d'un point de débarquement. Pour le lui assurer, les Vendéens avaient essayé de s'emparer de Granville; mais, le 13 novembre, ils étaient repoussés et obligés de rétrograder vers la Loire. Lord Moira n'étant parti de Portsmouth que le 13 décembre arriva trop tard. Après avoir louvoyé durant plusieurs jours en vue des côtes, il dut se replier sur Jersey d'où il revint à son point de départ.

Malgré cet échec, le comte d'Artois n'en continua pas moins ses démarches auprès du gouvernement anglais. Il ne cessait de lui demander des facilités pour son passage en Vendée. Non content d'y employer le duc d'Harcourt, il envoyait à Londres des gentilshommes attachés à sa maison, dont le dévouement et le zèle lui étaient connus: le comte de Sérent et le marquis de Moustier. Mais ceux-ci se heurtaient à des résistances enveloppées dans un langage qui en cachait le véritable motif. L'Angleterre ne se montrait pas plus pressée que l'Autriche et l'Espagne d'employer les princes. Elle avait généreusement accueilli les émigrés français: évêques, prêtres, moines, gentilshommes, bourgeois; tout ce qui s'était réfugié sur son territoire avait trouvé les mains ouvertes, de prompts secours. Le gouvernement lui-même avait ajouté des sommes considérables à toutes celles que fournissait l'initiative privée, pour venir en aide à de cruelles infortunes.

Mais ce gouvernement, après s'être acquitté des devoirs que commandait l'humanité, ne jugeait pas que l'heure fût venue pour lui de favoriser le rétablissement en France de la royauté, Il soutenait, il est vrai, les insurrections intérieures en Vendée, dans l'Est, où il venait d'envoyer avec de pleins pouvoirs Wickham, un de ses plus habiles agents; dans le Midi, où il s'évertuait à les multiplier en encourageant les royalistes. Mais ce n'était pas pour hâter la restauration monarchique qu'il favorisait leurs complots; c'était pour affaiblir sa rivale séculaire, pour contribuer à épuiser ses forces, et se tailler dans les colonies françaises laissées sans défense la part du lion.

Sur ses desseins et ses visées, on ne saurait avoir des doutes. Les chefs de l'émigration française n'en conservaient plus. À la suite d'une entrevue qu'il avait eue avec Pitt, le fils du maréchal de Castries écrivait à son père: «De toutes les puissances de la coalition, l'Angleterre est celle qui aura le plus d'influence sur l'issue de la querelle. C'est aussi celle avec laquelle on peut le plus aisément faire son marché. Elle le fera sans nous et malgré nous. En cédant aux vœux de M. Pitt pour l'agrandissement de son pays, on peut le lier à sauver le nôtre. On peut le tenter par des idées de gloire, et, si une fois on peut l'identifier personnellement au rétablissement de la monarchie, s'il en fait son affaire propre, il en viendra à bout.» Ces lignes sont datées d'avril 1794. Quelques semaines plus tard, un autre correspondant écrivait: «Les dispositions de l'Angleterre semblent meilleures depuis qu'elle s'est nantie dans les colonies françaises de ce qu'elle veut garder. La cour de Vienne, moins avancée dans ses progrès sur le continent, attend sans doute d'être arrivée aux mêmes termes pour reconnaître les autorités légitimes et pour s'ouvrir sur les mesures extérieures à prendre. Mais, pour consolider leur conquête, il faut qu'ils reconnaissent ceux qui peuvent les légitimer.»

Dans ses entretiens avec les envoyés des princes, Pitt ne dissimulait pas les prétentions des puissances. Il disait au marquis de Moustier:

—À l'origine, la guerre, de la part de l'Angleterre et de ses alliés, n'a pas eu les intérêts français pour objet, il est loyal de le reconnaître. Nous avons voulu profiter de l'occasion où les forces du gouvernement de la France étaient sorties des mains de ceux à qui avait appartenu précédemment le droit de les diriger, pour faire des acquisitions utiles.

—Sans doute, répliquait Moustier, il serait difficile de ne pas accorder quelque compensation aux parties intéressées. Mais, quand nous en serons là, il y aura lieu de voir si elle ne pourrait se traduire en moyens pécuniaires et sans que le territoire du royaume en souffre trop; il y a une différence entre une barrière pour la sûreté et des acquisitions de territoire. Il faudra examiner jusqu'à quel point l'Angleterre est intéressée à ce que la France soit amoindrie et cesse d'exercer sur le continent assez d'influence pour prévenir des événements dont l'Angleterre, malgré sa position insulaire et sa puissance maritime, serait exposée à souffrir. D'ailleurs, milord, vous vous êtes prononcé publiquement sur la nécessité de renverser le gouvernement républicain et de rétablir la monarchie.

—Tel est bien le but que nous poursuivons toujours, reprenait le ministre anglais, et c'est bien à cette fin que nous faisons la guerre. Mais ce n'en est pas le motif principal et unique. Nous nous croyons fondés à prétendre à des acquisitions pour nous et nos alliés[54].

La déclaration était formelle. Plus sincère que la Prusse et plus loyale que l'Autriche, l'Angleterre avouait sans détour ses intentions. On retrouve une franchise égale dans les propos que le chef du gouvernement anglais tenait au même moment au comte de Sérent. On commençait alors à se préoccuper d'une nouvelle expédition sur les côtes de France, plus importante que la première, et dont lord Moira, passionnément dévoué, on le sait, à la cause royale, avait pris l'initiative. Sous ses ordres, vingt mille hommes de troupes anglaises devaient se porter au secours des Vendéens. Sérent demandait quel serait le rôle du comte d'Artois dans cette descente en France et quelle place le prince occuperait dans l'armée de lord Moira. Les dépêches que le négociateur adressait au prince après avoir causé avec Pitt dévoilent toute la politique anglaise.

«Je me suis étendu, écrivait Sérent, sur l'opinion où j'étais moi-même, que, dans cette grande querelle, l'intérêt de l'Angleterre et celui des princes français étaient tellement les mêmes dans leur objet principal, qu'on pouvait et qu'on devait les considérer comme confondus l'un dans l'autre, au point d'être inséparables. Que si cela était vrai pour les princes, qui regardaient les efforts de l'Angleterre comme les plus propres, s'ils étaient bien dirigés, à rétablir la monarchie française, cela était encore plus vrai pour l'Angleterre elle-même, qui ne pouvait terminer la guerre où elle était engagée, qu'en rétablissant la monarchie, et par conséquent les princes qui en étaient une partie intégrante et les chefs nécessaires. Lorsque le but principal était le même, lorsque les intérêts essentiels étaient communs, les mesures devaient être concertées en commun; chacun devait convenir de la part qu'il prendrait dans l'action, et je venais franchement et librement demander à M. Pitt quelle serait la part d'action des princes, qui n'avaient jamais négligé aucune occasion de témoigner, non seulement combien ils étaient disposés à entrer dans le système des vues de l'Angleterre, lorsqu'il leur serait connu, mais même de rendre au génie de M. Pitt, lorsqu'il aurait expliqué la loyauté de ses intentions, ce genre d'hommage, de lui donner une grande part dans la direction de leur conduite. Je lui ai rappelé le désir que monsieur le comte d'Artois avait eu de prendre part à l'expédition de lord Moira, le langage invariable qu'il avait tenu et chargé le duc d'Harcourt de tenir en son nom, sur sa confiance entière, dans le gouvernement britannique, l'abandon noble et franc avec lequel ce prince s'était offert de servir sous les ordres d'un général anglais.

«M. Pitt m'a dit que sans doute il pensait avec moi que l'intérêt principal des princes et de l'Angleterre était le même dans cette guerre, c'est-à-dire le rétablissement de la royauté en France, et que s'il devait dire quel était le but auquel il attachait le plus d'importance, celui de tous les objets à obtenir par la guerre, qui était le plus le sujet de ses vœux et de ses espérances, il n'hésitait pas à déclarer que c'était le rétablissement en France d'une monarchie héréditaire; qu'il n'y avait qu'un objet qui pourrait peut-être créer quelques difficultés, c'était celui des indemnités, et que, quoiqu'il parlât à un Français, il allait s'expliquer sur ce point avec moi, comme Anglais attaché à la prospérité de son propre pays: que si, à la fin de la guerre, lorsque l'objet principal du rétablissement de la monarchie serait obtenu, il se trouvait que l'Angleterre souhaitât de retenir une partie de ses conquêtes, on ne devait pas le trouver extraordinaire, et que, dans cette supposition, tout Français raisonnable qui comparerait le prix du sacrifice avec ce qu'il regagnerait par là, ne devait ni trouver l'Angleterre injuste, ni même, peut-être, le marché mauvais.

«Je lui ai répondu que je ne pouvais pas me réjouir de l'idée qu'aucune partie de la domination française passât dans des mains étrangères, mais que je m'attendais qu'un sacrifice serait nécessaire et que ce serait de sa mesure et de ses équivalents que dépendrait l'étendue de mon regret. Que si notre patrie, notre monarchie dans toute l'intégrité de son gouvernement, nous était rendue, je me consolerais plus facilement, et que, si l'Angleterre avait la gloire et la générosité d'accomplir sans restriction et de bonne grâce l'objet principal, je ne lui envierais pas sa propre prospérité.»

Ainsi, c'était clair. L'Angleterre ne faisait pas la guerre d'une manière désintéressée ni dans l'unique but de rétablir en France la royauté. Depuis les débuts de la Révolution, elle avait mis la main sur plusieurs de nos colonies: Pondichéry, Chandernagor, Saint-Pierre; elle guettait Saint-Domingue: elle entendait les conserver. Quant aux princes français, ils se soumettaient par avance aux sacrifices qu'elle exigerait du gouvernement royal restauré. Elle formulait ses revendications non seulement pour elle, mais aussi pour ses alliés, et le comte de Sérent en était réduit à exprimer l'espoir qu'en modérant ses exigences, elle imposerait à ceux-ci la modération.

Il ne s'en tenait pas à cette concession. Le ministre anglais ayant déclaré que son gouvernement entendait garder la haute direction de l'armée que formait lord Moira et des autres corps à la solde de l'Angleterre qui pourraient être recrutés, le comte de Sérent s'écriait:

—Mais il me semble, mylord, que vous donnez un cercle bien étroit à l'influence de votre gouvernement. Non seulement, nous ne lui disputerons pas le droit de l'exercer sur les troupes qu'il paye, mais si vous vouliez vous entendre avec les princes, les convaincre de la droiture de ses vues, accepter leur confiance, et y répondre par une confiance réciproque, unir enfin, une bonne fois pour toutes, mais pleinement et sans réserve, leurs mesures et leurs conseils, comme leurs intérêts l'étaient déjà, ce n'est pas seulement la direction de quelques corps à la solde de l'Angleterre que je vous proposerais, mais la direction de tous les Français fidèles, la direction de tous les moyens de terminer cette grande querelle. Ce rôle est assez beau pour que vous ne vouliez pas le laisser échapper.

Ces laborieux pourparlers s'étaient prolongés jusqu'à la fin du mois de juillet 1794, et le comte d'Artois n'en voyait pas la fin, lorsqu'au commencement du mois d'août, alors qu'il commençait à désespérer de venir à bout du mauvais vouloir de l'Angleterre, il reçut à l'improviste une lettre de lord Saint-Hélens qui le mandait auprès du roi. Il était invité à se rendre d'abord dans les Pays-Bas, au quartier général du duc d'York, commandant en chef de l'armée britannique. Là, il trouverait de nouvelles instructions et les moyens d'arriver à Londres. Heureux de sortir enfin de son inaction, il partait quelques jours après avec son fils aîné, le duc d'Angoulême, qui se trouvait alors auprès de lui et accompagné de MM. d'Escars, de Sérent, de Puységur et de Roll. Il voyageait sous le nom de comte de Ponthieu, et son fils sous celui de comte de Châtellerault.

Le 17 août, il était à Rotterdam. Là une cruelle déconvenue l'attendait. Son passage en Angleterre était encore ajourné. Le duc d'York avait ordre de le retenir à son quartier général. D'abord déconcerté, le comte d'Artois se rassura, croyant qu'il serait admis à faire campagne à la tête de la légion française qu'avaient formée les Anglais avec les débris de l'armée des princes. Mais, quand il demanda ce poste, on lui objecta qu'on ne pouvait prendre la responsabilité des périls auxquels il serait exposé en exerçant un commandement actif. Bien qu'on lui déclarât qu'il serait traité «comme un volontaire d'une grande distinction», on l'écartait des opérations militaires et on lui refusait les occasions de combattre, en lui assignant un logement derrière l'armée, à trois lieues du quartier général. Il opposa à ce nouvel échec de ses espérances une résignation philosophique et sans mauvaise humeur, ainsi qu'en témoigne ce fragment d'une lettre qu'en novembre 1794, il adressait à son frère:

«Je puis être dans l'erreur, mais je n'attribue à aucune mauvaise volonté réelle le cruel désappointement que j'ai éprouvé à Rotterdam, et j'ai plus d'un motif pour croire que ce sont mes partisans les plus zélés dans le ministère, qui ont cru que ma présence en Angleterre, à l'époque où je devais y aller, serait plus nuisible qu'utile au bien de mes affaires. Enfin, M. Pitt s'en est tiré en m'en voyant à l'armée. J'y suis encore et je crois que j'y resterai une bonne partie de l'hiver ou au moins dans une ville de la Hollande. Je n'ai qu'à me louer des manières du duc d'York, et comme je n'ai rien à dire à personne, ma position est au moins supportable et un peu plus convenable que celle de Hamm.»

Ce qu'il aurait pu ajouter, quant aux causes de sa docilité aux vues de l'Angleterre, c'est que les derniers événements survenus en France l'avaient jeté dans une poignante incertitude en ce qui concernait les insurrections vendéennes. La chute de Robespierre en thermidor avait mis fin à la Terreur. Les rigueurs de la Convention envers les insurgés Vendéens s'étaient relâchées. Elle promettait une amnistie complète et entière à ceux qui, dans les trois mois suivants, déposeraient les armes. À la faveur de ces promesses, des négociations, en vue de la paix, étaient à la veille de s'ouvrir entre les représentants de la République et les chefs royalistes.

Ceux-ci s'étaient divisés sur la question de savoir s'il fallait traiter. Charette tenait pour la paix. Il nourrissait l'espoir de la rompre après l'avoir signée. Mais elle lui paraissait nécessaire; elle permettrait aux forces de l'insurrection, maintenant épuisées, de se reconstituer. Stofflet, au contraire, considérait qu'il n'était pas digne de la cause royale de s'engager à ne plus combattre et de violer ensuite cet engagement. Résolu à continuer la guerre, il ne voulait pas promettre d'y renoncer. Il refusait dès lors de négocier un traité de paix.

Le dissentiment des chefs royalistes, venu, quoique confusément encore, à la connaissance du comte d'Artois, pouvait donc lui faire craindre que l'Angleterre renonçât à une expédition en Bretagne, qui n'avait chance de réussir qu'autant qu'elle s'appuierait sur un grand mouvement intérieur et peut-être se consolait-il d'autant plus aisément de n'être pas appelé à y concourir, qu'on ne savait, à cette heure, si elle aurait lieu. D'autre part, en admettant qu'elle s'organisât, il lui serait sans doute possible, après en avoir choisi les chefs parmi ses amis les plus dévoués, d'obtenir de leur zèle qu'ils lui facilitassent les moyens de les aller rejoindre. Tels les motifs probables de sa condescendance aux ordres anglais, encore qu'ils fussent contraires aux engagements pris envers lui.

Établi à l'armée du duc d'York, le comte d'Artois persistait à assaillir de demandes le cabinet de Saint-James. Sa correspondance avec son frère et avec d'Harcourt atteste son infatigable ténacité et, malgré de fréquentes déceptions, l'espoir qu'il conservait «d'ouvrir au Régent les portes du royaume». De novembre 1794 à janvier 1795, date de la retraite finale de l'armée austro-anglaise dans les Pays-Bas, on voit dans ses lettres le témoignage de cet espoir.

«Malgré ce que je puis trouver de favorable dans le parti pris d'obliger Pitt à communiquer et à développer son plan, j'ai trop d'expérience du jeu ministériel pour me fier complètement à de telles apparences. Cependant, il serait possible que Pitt, qui connaît parfaitement la véritable et continuelle existence du parti royaliste en Bretagne et en Poitou, se trouvât obligé d'en seconder les efforts, et qu'il se déterminât enfin à employer les autorités légitimes, comme l'unique moyen de préparer et d'imposer à son pays une paix solide, avantageuse et honorable. Dans cet état de choses, je dois éviter, par-dessus tout, de fournir aucun prétexte pour m'écarter de tout ce qu'on pourrait entreprendre sur les côtes, et quelque pénible que soit ma situation, quel que soit le juste prix que j'attacherais à conférer directement avec toi, je me conformerai à l'invitation du lord Grenville et je ne m'éloignerai point que je n'aie reçu les notions ultérieures que le duc d'Harcourt doit me communiquer.»

«Malgré les ménagements et les apparences de confiance que je crois nécessaire de conserver à l'Angleterre et à ses agents, toutes mes réflexions me forcent à fixer mes regards sur l'intérieur, à y voir notre véritable ressource et à ne rien négliger pour y parvenir par mes propres moyens, si, comme on le croit généralement et comme je ne suis que trop disposé à le craindre, nous sommes trahis et joués par les puissances. Nous n'avons guère compté sur les premières relations avec l'intérieur, qui ont été provoquées et payées par l'Angleterre. Les premières tentatives n'ont, en effet, rien produit jusqu'ici; mais je ne fonde plus d'espoir que sur celles que je vais employer maintenant, et qui sont faites par des gens qui se dévouent volontairement.»

«Maintenant voici les points sur lesquels je vais prescrire au duc d'Harcourt d'insister avec force: lo pour la prompte exécution de toutes les promesses faites; 2o sur tous les moyens de hâter l'expédition qui doit me porter sur les côtes de France; 3o sur un traitement quelconque, soit de l'Espagne, soit de l'Angleterre, qui nous donne les moyens d'exister; 4o enfin sur mon arrivée en Angleterre, car jamais ma présence n'a été plus nécessaire sous tous les rapports.

«Tu verras, mon ami, dans les lettres du duc d'Harcourt, tout ce que je sais sur ce qui concerne le prince de Condé. Il est sûr qu'on lui a remis une somme de six mille livres sterlings pour soutenir son corps. Il est également sûr qu'on s'occupe beaucoup de lui en Angleterre et des moyens d'augmenter son armée.»

Au milieu de ces informations d'ordre politique éclatent parfois des aveux de misère. Le 23 novembre, le prince écrit d'Arnheim qu'il ne s'est jamais trouvé aussi bas. Les dépenses qu'il a dû faire pour se mettre en état de prendre part à la campagne ont épuisé ses ressources. «Il ne me reste pas quinze mille francs; mais j'ai peint si clairement ma situation à l'Angleterre, qu'il m'est impossible de douter qu'elle ne m'assure un état quelconque. Je te manderai ce à quoi elle se sera décidée sur cet objet. Dutheil éprouve plus de difficultés qu'il ne pensait pour terminer l'affaire de mes dettes.»

Les choses en étaient là, et le prince oublié sur les derrières de l'armée du duc d'York battait en retraite avec elle, lorsque le bruit se répandit que les Français employés par l'Angleterre en Hollande allaient être expédiés en Bretagne et qu'on leur adjoindrait de nouveaux corps d'émigrés. Un bill autorisant des levées de volontaires venait d'être présenté au Parlement. Lord Moira annonçait son prochain départ pour le continent avec les effectifs anglais. De ces faits, il était logique de conclure que Pitt avait enfin résolu d'abandonner le système suivi jusque-là, et qui consistait à écarter les princes de toutes les opérations actives. Néanmoins le comte d'Artois restait en défiance. Il redoutait qu'on ne lui fît pas, dans le commandement, la part à laquelle il prétendait.

—Si, malgré les promesses qu'on m'a prodiguées, disait-il, on ne me laisse pas conduire au combat ces Français fidèles, j'espère du moins que je serai autorisé à intervenir dans la nomination des chefs qu'on leur donnera.

Il écrivit en ce sens au duc d'Harcourt et l'invitait à proposer au cabinet britannique de placer les corps français sous les ordres de MM. de Vioménil, d'Autichamp et de Mortemart, lieutenants généraux au service du roi de France. Il demandait en même temps au maréchal de Castries de le suivre en Vendée, demande qui fut jugée intempestive et lui attira ce refus: «À mon âge, monseigneur, avec le grade que j'ai acquis, il ne peut m'être permis de donner mon assentiment, mon action, ma personne enfin à une expédition dont tout m'est encore inconnu: plans, projets, moyens, et plus encore les dispositions politiques qui doivent précéder et accompagner votre entrée en France. J'ignore tout ce que le ministère anglais médite.»

Sur ces entrefaites, Windham, chargé dans le ministère Pitt du département de la guerre, parut au quartier général du duc d'York. Le comte d'Artois put conférer avec lui. Mais leur entretien ne révèle pas que les dispositions de l'Angleterre fussent modifiées ni même au moment de l'être. Le comte d'Artois, en réponse à une question du ministre anglais, exprima le vœu que son frère fût employé à l'armée autrichienne et réuni aux corps français qu'après la retraite de Brunswick, l'Autriche avait pris à sa solde.

—Ce serait d'une bonne politique, dit-il, que Monsieur fût avec les Autrichiens tandis que je serais avec les Anglais, mais à la condition qu'on entrât sur le territoire français au nom du roi de France et non en celui des souverains alliés. S'ils agissaient en conquérants, le sentiment public ne leur serait pas moins contraire qu'en 1792. Il ne faut pas recommencer ce qu'on fit alors ni tomber dans la même faute.

—Il faut cependant compter avec la cour de Vienne, objecta Windham. Il est bien difficile qu'elle ne prenne pas des sûretés pour les indemnités qu'elle pourra réclamer plus tard, et nous-mêmes nous avons un intérêt à lui procurer une frontière pour la défense des Pays-Bas.

Le comte d'Artois n'avait pas qualité pour traiter cet objet. Il le déclara, ajoutant que de telles questions ne pouvant être résolues qu'après le rétablissement de la monarchie, il serait sage d'attendre la réunion du Congrès qui aurait alors à prononcer sur les intérêts et les prétentions de toutes les puissances. Windham parut approuver l'objection, mais il insista sur la nécessité de «statuer» d'abord quelque chose de positif.

Quant à la présence à Londres du comte d'Artois au moment où s'organiserait l'expédition sur les côtes de France, elle aurait, dans sa pensée, l'inconvénient d'éclairer l'ennemi et de lui apprendre ce qu'il était nécessaire de lui cacher.

—Il faut assurément que vous veniez en Angleterre, monseigneur, reconnaissait Windham; mais, à l'époque où l'expédition devra partir, il sera bon que vous retourniez sur le continent afin de détourner l'attention des scélérats de Paris.

Ces paroles n'étaient pas pour plaire au comte d'Artois; elles lui prouvaient qu'on persisterait à le tenir à l'écart. Mais il fit contre mauvaise fortune bon cœur. Il feignit de se déclarer satisfait des dispositions du ministre anglais.

—J'attendrai que votre cabinet m'appelle à Londres, lui dit-il, et quand j'y serai, il disposera entièrement de moi pour tout ce qu'il trouvera utile au bien de notre cause[55].

Il était donc résigné à laisser partir sans lui l'expédition qui se préparait, et bornait son ambition à paraître en désigner les chefs.

Au mois de janvier, les Anglais abandonnèrent la Hollande. Empêchée de marcher sur nos frontières du Nord, leur armée avait été successivement battue à Hondschoote, à Boxtel, ailleurs encore, et se voyait contrainte de s'embarquer à Cuxhaven pour regagner les îles britanniques. Elle ramenait avec elle les émigrés; mais le comte d'Artois ne fut pas autorisé à les suivre. Pendant plusieurs mois encore, il allait errer dans les Pays-Bas, tandis que le gouvernement anglais, pour prendre sa revanche, se préparait à porter secours aux insurrections vendéennes.

On a vu qu'un corps expéditionnaire se formait dans ce but sous les ordres de lord Moira. Il devait se composer de troupes britanniques et des régiments français que le due d'York allait ramener. Mais ce n'était pas le seul. Le marquis du Dresnay, maréchal de camp, émigré à Londres, avait entrepris d'en former un autre, obtenu à cet effet l'autorisation de Monsieur et recruté des officiers parmi ses compatriotes réfugiés en Angleterre. À sa demande, le pape Pie VI avait désigné comme grand aumônier de ce corps Mgr de Hercé, évêque de Dol, émigré lui aussi. Les cadres du commandement étant ainsi organisés, il ne s'agissait plus que de les remplir en recrutant des soldats. Mais le mauvais vouloir du cabinet britannique paralysait encore les efforts du marquis du Dresnay, et celui-ci se débattait au milieu des difficultés qu'on lui créait comme à plaisir, lorsqu'arriva à Londres un nouveau venu dont la présence allait à l'improviste dissiper les dernières hésitations de l'Angleterre. C'était le comte Joseph de Puisaye.

Ancien membre de la Constituante, il s'était d'abord rallié à la Révolution, à l'exemple d'un certain nombre de royalistes qui croyaient à la possibilité d'établir en France le régime représentatif tel qu'il fonctionnait en Angleterre. Ce passé le rendait suspect aux émigrés. Néanmoins, comme après avoir pris part au soulèvement fédéraliste de 1793, Puisaye, s'étant jeté en Bretagne, y avait combattu pour le roi à la tête de bandes de chouans, les griefs qu'on lui imputait avaient perdu de leur force sans lui rendre cependant l'entière confiance des princes. Mais c'était un homme habile, rompu aux intrigues, pourvu de puissants moyens de convaincre. Quoique d'une taille colossale, gauche de manières et dégingandé, sa figure expressive inspirait la confiance et le rendait au plus haut degré séduisant.

Dès son arrivée à Londres, il fit la conquête de Pitt et de ses collègues, à la faveur de la préférence marquée qu'ils accordaient aux royalistes constitutionnels. Il se vantait d'exercer en Bretagne une immense influence, de s'être mis d'accord avec le général Canclaux qui commandait l'armée républicaine dans l'Ouest, et d'être mieux en situation que le marquis du Dresnay de conduire les royalistes à la victoire. Il n'hésita même pas à calomnier son rival en le déclarant aussi vil qu'incapable. Charette lui-même ne trouvait pas grâce à ses yeux. Ces deux hommes n'avaient jamais pu s'entendre. Charette avait pris ombrage de l'ambition de Puisaye, et Puisaye se vengeait en essayant de le discréditer à Londres.

Afin de convaincre Pitt de son dévouement aux intérêts anglais, il alla jusqu'à solliciter un brevet de lieutenant général au service du roi d'Angleterre; il conseilla également de confier la direction des affaires de l'émigration à un conseil de régence dont les princes seraient exclus et où les ministres anglais auraient la haute main. Pitt comprit qu'un ambitieux de cette trempe pouvait être entre ses mains un instrument précieux et lui accorda sa confiance.

Après se l'être assurée, Puisaye s'efforça de gagner celle du comte d'Artois et des émigrés. Auprès du prince, avec qui il s'était mis en relations, il se fit honneur des services qu'il avait rendus en Bretagne et de l'influence qu'il exerçait sur les ministres anglais. Auprès des émigrés, il fit agir le vénérable évêque de Dol, sur qui sa séduction personnelle avait opéré. Il disait et faisait répandre «qu'il avait accompli de grandes choses vainement tentées avant lui». Il se montrait peu, vivait très retiré, se dissimulait sous des noms d'emprunt, comme s'il eût espéré qu'en évitant de se laisser voir, il augmenterait son prestige. Tel il apparut au jeune Louis de Frotté qui, songeant à soulever les populations normandes, était venu à Londres solliciter des pouvoirs et des secours, et qui les obtint par son entremise.

Puisaye, au total, fit tant et si bien qu'un mois après son arrivée à Londres, il était, dans la pensée du cabinet anglais, le général désigné pour commander la première expédition qui serait dirigée sur la Bretagne. Un bill voté par le Parlement avait autorisé, nous l'avons dit, la levée d'un corps français à la solde de l'Angleterre. «Les sujets natifs de France, y était-il stipulé, sont autorisés à s'engager pour servir comme soldats dans des régiments destinés à agir sur le continent de l'Europe.» Les commissions des officiers devaient être délivrées par le gouvernement anglais. Tout était indiqué, jusqu'à l'uniforme: rouge doublé de blanc, veste et culotte blanche, sans autre ornement que les marques distinctives du grade; cocarde blanche; drapeau blanc avec trois fleurs de lis d'or.

Dans le plan des organisateurs, ces corps devaient former un effectif de douze mille hommes, auquel on adjoindrait des ingénieurs, des intendants, des commissaires de guerre, des médecins, des chirurgiens, des infirmiers, des aumôniers placés sous la direction de Mgr de Hercé, et enfin un certain nombre d'officiers destinés à prendre des commandements dans les bandes de chouans qu'on supposait devoir se joindre à l'expédition dès son arrivée en Bretagne.

Le comte d'Artois n'avait pas été consulté. Mais averti de ce qui se préparait, il l'avait approuvé faute de pouvoir mieux faire. Du château de Zipendal, près d'Arnheim, il avait ratifié les pouvoirs accordés à Puisaye par le cabinet anglais. «C'est vous et vous seul, lui avait-il écrit le 15 octobre 1794, que je charge de témoigner à vos intrépides compagnons d'armes tous les sentiments qui m'animent et mon désir brûlant de me trouver à leur tête. Les pouvoirs de M. du Dresnay sont retirés et je vous adresse, aujourd'hui, le brevet de lieutenant général.» Le 6 novembre, il confirmait cette nomination. «Je vous autorise à vous considérer comme lieutenant général au service du roi de France et à vous faire obéir en cette qualité par l'armée de Sa Majesté très chrétienne. Vous pourrez breveter provisoirement les officiers.»

En dépit du témoignage de confiance qu'il donnait, contraint et forcé, à Puisaye, le comte d'Artois n'en restait pas moins dans une extrême réserve vis-à-vis du personnage que le gouvernement anglais imposait aux royalistes. Il le mandait à son frère au moment même où il conférait de pleins pouvoirs à Puisaye:

«Tu trouveras, mon ami, mon opinion sur Puisaye consignée dans différentes dépêches. C'est un instrument qu'il ne faut pas encore briser, tant que ses relations intimes avec le cabinet de Londres le mettent dans le cas de nous nuire. Il s'agit seulement de bien éclairer Charette, pour détruire l'ombrage que cet homme a pu lui causer, et si, une fois sur le terrain, il nous sert mal, il sera plus facile alors de le mettre dehors sans inconvénient. Il ne manquera pas de gens qui ne demanderont pas mieux, et il ne s'agira que de leur lâcher la main; mais la situation du moment exige qu'on le ménage, non seulement à cause de ses rapports avec le cabinet de Saint James, mais aussi en raison de ses relations qui s'étendent jusque sur une partie de la Normandie.»[Lien vers la Table des Matières]

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