Histoire de l'Émigration pendant la Révolution Française. Tome 1: De la Prise de la Bastille au 18 fructidor
III
MORT DE L'IMPÉRATRICE CATHERINE
Dans ce trou de Blanckenberg, la petite cour du comte de l'Isle tant bien que mal s'installa. Il était aisé de prévoir que son séjour s'y prolongerait; trois chambres, louées chez la veuve d'un brasseur, devinrent le domicile du roi de France. L'une lui fut réservée. Les «gentilshommes de service», le duc de Fleury, le duc de Gramont, le comte d'Avaray occupèrent la seconde qui servait de chapelle. Durant le jour, on se tenait dans la troisième, à la fois salon et salle à manger. Les autres compagnons de Louis XVIII se logèrent en ville, comme ils purent. La détresse financière ne permettait pas de faire mieux.
Il y avait, il est vrai, dans le voisinage un château appartenant au duc de Brunswick. Mais ce prince ne l'offrit pas; on n'osa le lui demander. C'était bien assez qu'il tolérât le séjour du comte de l'Isle dans ses États, en feignant de l'ignorer. On redoutait d'éveiller ses susceptibilités; on s'en tint à la maison du brasseur. C'est là que le comte de l'Isle allait vivre et qu'il reçut, pendant dix-huit mois, les rares Français qui venaient se concerter avec lui, vêtu «d'un habit bleu fort sec, d'une veste et culotte noire râpée, mais l'air très affable».
À Blanckenberg, comme à Vérone, comme à Riégel, comme à Dillingen, la politique, un moment négligée dans les émotions d'une fuite rapide et les soucis d'une précaire installation, reprit bientôt ses droits. Entre les agents de Paris et la cour proscrite, il s'agissait de savoir si Louis XVIII persisterait à vouloir rétablir l'ancien régime, comme il n'avait cessé de le dire, ou si, pour faciliter sa restauration, il prendrait, ainsi qu'on le lui conseillait, l'engagement de se rallier à un système de royauté constitutionnelle, soit à titre définitif, soit à titre transitoire, si, une fois rétabli sur son trône, il jugeait préférable de revenir aux habitudes du passé. Ce système, fondé sur un équitable accord des idées nouvelles nées de la Révolution, et des idées anciennes, était celui des agents de Paris qui connaissaient la France. Pichegru lui-même le considérait comme le meilleur, comme le seul réalisable:
«Si le souverain légitime, disait-il, voulait cesser de parler de l'ancien régime dans toute sa pureté, il n'est pas douteux qu'un peu plus tôt ou plus tard, tous les individus bien pensants de tous genres, de tous partis, pourraient se rallier autour de son drapeau.»
Il était d'autant plus urgent de se décider que si d'une part, depuis thermidor, la cause royaliste avait fait des progrès en France, d'autre part, des factions dissidentes s'étaient créées, les unes soutenant la nécessité de donner la couronne au duc d'Orléans, sans s'être informées d'ailleurs s'il l'accepterait, les autres disposées à faire appel à quelque prince étranger. Mais la cour de Blanckenberg ne voulait pas revenir sur ses précédentes déclarations. Les conseillers du roi plus encore que lui-même, La Vauguyon surtout, s'opposaient à toute concession. Ils ne rêvaient qu'aux moyens de rallumer la guerre civile en Vendée et dans le Midi, en y employant les nombreux émigrés rentrés en France depuis la chute de Robespierre.
Cependant, la physionomie des événements parut bientôt se modifier assez pour ranimer les espérances des royalistes. À la suite de la rupture de l'armistice sur le Rhin, pendant les six semaines qui suivirent, les armées autrichiennes avaient été plus souvent vaincues que victorieuses. Les défaites se succédant, elles s'étaient vues contraintes de rétrograder, entraînant dans leur retraite, comme on l'a vu, l'armée de Condé et le prétendant. Mais, à partir du commencement du mois d'août, la fortune des armes changea. L'armée de Sambre-et-Meuse, commandée par Jourdan, ne put opérer sa jonction avec l'armée du Rhin, commandée par Moreau. La première fut battue en plusieurs rencontres; la seconde, après s'être avancée jusqu'en Bavière, dut se replier. Les Autrichiens reprirent l'offensive. L'archiduc Charles à leur tête, ils marchaient sur les pas des Français. À Blanckenberg et au quartier général de Condé, on était convaincu qu'ils arriveraient aux frontières, entreraient en Alsace, et qu'à ce moment le roi pourrait y entrer derrière eux.
En même temps, les nouvelles venues de Saint-Pétersbourg et de Londres annonçaient que l'impératrice Catherine, effrayée par les succès militaires de la République pendant la première partie de la campagne sur le Rhin, et surtout par la marche victorieuse des Français en Italie, s'était décidée à la guerre. En vue d'un traité d'alliance, une négociation se poursuivait entre les cabinets russe et anglais, dont l'Impératrice avait pris l'initiative par une lettre à son ambassadeur à Londres, le comte de Woronzow.
Cette lettre était arrivée le 18 septembre. Après avoir exprimé combien elle était touchée du péril que couraient l'Autriche et l'Europe entière, Catherine annonçait sa résolution d'envoyer au secours de l'Empereur une armée de soixante mille hommes; mais, comme ses finances ne lui permettaient pas d'entretenir celle armée si loin de ses États, elle demandait que l'Angleterre lui fournît d'abord trois cent mille livres sterling pour porter ces soixante mille hommes sur le Rhin; puis cent vingt mille livres sterling par mois pour leur entretien, non compris les vivres et les fourrages, que l'Angleterre fournirait; et enfin, qu'à la paix, on lui comptât encore trois cent mille livres sterling pour ramener ses troupes en Russie. Elle s'engageait à tenir au complet ses effectifs pendant toute la durée de la guerre. Elle venait d'écrire au roi de Prusse pour lui faire part de sa détermination et le solliciter de reprendre dans la coalition une part active.
Ces propositions, malheureusement, se présentaient en une heure inopportune. Elles trouvaient le cabinet britannique en proie au découragement et disposé à prêter l'oreille aux propositions pacifiques de la France. Il était las de combattre, et la situation de ses finances lui commandait la paix. Rien que pour ses entreprises contre les colonies françaises, les dépenses évaluées à cinq cent mille livres sterling avaient atteint le chiffre colossal de trois millions et demi. Les frais d'entretien et d'approvisionnement de sa flotte dans la Méditerranée avaient dépassé de beaucoup le calcul approximatif qui en avait été fait. L'impossibilité d'ouvrir un emprunt au profit de la cour de Vienne, dont les besoins devenaient de la dernière urgence, avait obligé le ministre à accorder un secours d'argent mensuel. Les revers sur le continent, des insuccès dans les îles, où la prise de Sainte-Lucie avait été le seul fruit des plus grands armements que l'Angleterre eût jamais envoyés dans ces parages, influaient d'une manière très fâcheuse sur les fonds, et, pour comble d'embarras, Pitt, en donnant dans les derniers emprunts une confiance exclusive à une nouvelle maison de banque, s'était aliéné les plus anciennes. Les capitalistes, enchantés de trouver l'occasion de se venger, s'évertuaient à entraver toutes ses opérations financières.
Sous le rapport militaire et politique, la situation du ministère était encore plus pénible. En Allemagne, la continuité des revers faisait craindre qu'il n'arrivât quelque grand désastre, qui forcerait l'Autriche à une paix instantanée. On avait vainement attendu des secours de la Russie; on redoutait quelque coup de Jarnac de la Prusse. Les échecs de l'Autriche en Allemagne ne laissaient pas l'espoir qu'elle pût défendre l'Italie, où un avantage momentané avait été suivi de plusieurs défaites. Le roi de Naples ne pouvait mettre ses troupes en mouvement, sans des subsides que l'Angleterre n'était pas en état de lui donner. L'imminence d'une rupture avec l'Espagne imposait une augmentation des forces navales, de lourdes dépenses à Gibraltar et des renforts dans la Méditerranée. Le Portugal menacé réclamait l'exécution d'un traité, en vertu duquel on lui devait un contingent de seize mille hommes. À Saint-Domingue, l'intempérance et le climat avaient détruit un tiers de l'armée et des équipages de la flotte, et l'on n'était pas maître de la sixième partie de l'île. Aux îles du Vent, la Guadeloupe restait entière aux Français. La Grenade et Saint-Vincent étaient en partie occupées par les rebelles, les Caraïbes ou les nègres marrons, et, en général, ces îles exigeaient des renforts.
En France, depuis l'écrasement des armées royalistes dans les provinces de l'Ouest, un corps de troupes nombreux campait sur les côtes. Hoche faisait des préparatifs qui semblaient annoncer des projets de descente en Irlande. Les rapports de l'intérieur, après s'être accordés pendant quelque temps sur ce point avec les bruits publics, finissaient par annoncer la descente comme certaine et sa réussite comme très probable, ce qui obligeait les Anglais à une augmentation de forces et des préparatifs de défense très coûteux. Enfin comme, l'année précédente, Pitt avait déclaré au Parlement que la France était maintenant constituée de manière à ce qu'on pût traiter avec elle, les partisans même du cabinet ne voyaient plus dans les hostilités qu'une guerre de spéculation qu'il fallait terminer, dès que l'objet qu'on se proposait d'atteindre était hors de portée. L'opposition exploitait habilement la déclaration de Pitt, et, de toutes parts, le pays réclamait la paix. Jusque dans le ministère, elle comptait des partisans énergiques et résolus.
Influencé par les périls auxquels il était exposé, le cabinet prit diverses résolutions qui témoignaient de sa volonté de terminer la guerre, et, en attendant, de réduire ses dépenses en se bornant à défendre celles de ses conquêtes qu'on ne lui disputait pas. L'évacuation de Saint-Domingue, la concentration sur deux ou trois points des troupes employées aux colonies, l'abandon de la Corse, que l'Angleterre occupait, et enfin le rappel de la flotte de la Méditerranée, furent successivement adoptés. Les protestations de la cour de Naples, celles de l'Autriche suspendirent l'exécution de ces mesures. Mais le cabinet persévéra dans son projet de négocier avec la France. Telle était la situation contre laquelle vinrent se heurter les offres de Catherine, présentées au mois de septembre par son ambassadeur. Woronzow avait requis, en vue de ses démarches, l'appui du comte de Stahremberg, ambassadeur d'Autriche à Londres. Mais leurs efforts réunis, les influences qu'ils firent agir, leurs prières pressantes ne parvinrent pas à ébranler les dispositions des ministres anglais. Ceux-ci ne formulèrent pas un refus formel; mais ils déclarèrent n'être pas encore en état de prendre une décision.
Pendant ce temps, l'Impératrice recevait du roi de Prusse, à qui elle s'était adressée, une réponse négative. Loin d'être du même avis qu'elle quant aux dangers qui menaçaient l'Autriche, Frédéric-Guillaume considérait qu'entre les belligérants, succès et revers étaient suffisamment balancés pour leur inspirer une lassitude réciproque et amener une paix équitable. Quant à une nouvelle coalition, il déclarait avoir trop vivement senti l'inutilité de la première, dont il avait porté presque exclusivement le fardeau, pour croire à l'efficacité d'une seconde. D'ailleurs, n'ayant qu'à se louer des Français depuis la conclusion de la paix, il ne voulait pas leur faire la guerre. À Blanckenberg, on fut, durant plusieurs semaines, à ignorer ces incidents. On ne les connut qu'au mois de novembre par un rapport détaillé du duc d'Harcourt[73], lequel disait, en terminant, que les récents succès de l'Autriche sur le général Jourdan semblaient avoir modifié les dispositions de l'Angleterre. La négociation avec la Russie, considérée d'abord comme ne pouvant aboutir, prenait meilleure tournure. D'autre part, on prêtait à l'Impératrice le dessein de n'en pas attendre l'issue pour agir et donner suite à ses projets d'intervention.
Ces circonstances fortifièrent Louis XVIII dans son projet de rester à Blanckenberg, tant qu'il ne serait pas contraint de s'en éloigner. Il croyait de nouveau à sa prochaine restauration. Les pourparlers avec les agents de Paris devenaient plus actifs. Ils roulaient toujours sur l'étendue des concessions que devait promettre le prétendant pour grossir le nombre de ses partisans. On le pressait de se prononcer. Les élections pour le renouvellement d'un tiers du Corps législatif étaient prochaines. Elles exigeaient de promptes décisions. Louis XVIII hésitait encore à obéir aux conseils des agents de Paris. Il parlait de perfectionner l'ancien régime, et non de renoncer à le rétablir. Tout en promettant de réformer les abus, il écartait comme dangereuse la théorie du gouvernement constitutionnel.
Au commencement de décembre, arriva brusquement à Blanckenberg la nouvelle de la mort de l'impératrice de Russie. Le 18 novembre, cette princesse avait été trouvée mourante dans sa garde-robe. Relevée par ses femmes, elle avait expiré sans reprendre connaissance. C'est son fils qui lui succédait sous le nom de Paul Ier.
Grave et inquiétant était l'événement. Il survenait au moment où, même sans attendre la conclusion du traité qu'elle négociait avec l'Angleterre, Catherine venait de donner l'ordre à Souvarof de se porter avec soixante mille hommes, au secours des Autrichiens; il suspendait cette expédition; il livrait le pouvoir en Russie à un prince connu surtout par son caractère mobile et fantasque. Sa mère, qui le jugeait faible d'esprit et espérait transmettre la couronne, non à lui, héritier direct, mais à son fils Alexandre, l'avait tenu éloigné de Saint-Pétersbourg, pour ne pas l'admettre aux conseils du gouvernement. Ce qu'on savait de lui, ce qu'on en disait était propre à justifier les préoccupations qu'allait susciter par toute l'Europe son avènement.
Celles de la petite cour de Blanckenberg furent vives. Elles durèrent pendant plusieurs semaines. À Paris, on n'éprouva pas une moindre anxiété. À la suite d'une tentative avortée de rapprochement avec la Russie, le Directoire, qui redoutait l'intervention de cette puissance dans le conflit européen, avait songé à soulever contre elle les Tartares et les Cosaques, à encourager, par l'envoi d'une ambassade au shah de Perse, la guerre que ce souverain soutenait contre l'Impératrice, à provoquer une révolte en Pologne, à liguer enfin la Suède, le Danemark, la Prusse, les républiques de Hollande, de Venise et de Gênes pour paralyser le mauvais vouloir de la terrible Catherine. Sa mort donnait à ces projets non encore réalisés une actualité pressante. On se demandait si Paul Ier allait continuer la politique de sa mère ou y renoncer; s'il resterait neutre ou s'il s'immiscerait «dans la vieille querelle des rois et des peuples». On le savait en relations d'amitié avec le roi de Prusse. Cette bonne intelligence aurait-elle pour effet de le rapprocher de la France, ou d'enlever, au contraire, la Prusse à l'alliance de la République?
À Vienne, le trouble et l'effroi furent à leur comble. On en trouve la preuve dans le langage du baron de Thugut. Le 10 décembre, il écrivait au comte de Colloredo:
«Votre Excellence sent aisément les suites incalculables que peut entraîner ce funeste événement, et dans quel embarras nous pouvons nous trouver au milieu des grands changements qui peuvent survenir, sans armée, sans finances, et avec tous les désordres intérieurs de notre administration écrivante. Quoi qu'il en soit, le principal et le premier soin dans ce moment me paraît être de faire bonne contenance et de ne pas laisser apercevoir à nos ennemis nos transes et les inquiétudes que cet événement doit nous causer. Si, jusqu'ici, j'ai pris la liberté de solliciter vivement le retour de Sa Majesté, j'ose croire qu'actuellement, il serait bon peut-être que Sa Majesté restât un jour de plus à Presbourg, pour montrer de la tranquillité au public et ne pas faire croire que c'est l'événement qui l'ait engagé à tout abandonner et à quitter Presbourg avec précipitation. Nous serons peut-être bien mal désormais; mais, si nous pouvons nous sauver encore, c'est surtout par la constance, la réflexion et l'ordre, et il ne nous reste certainement pas d'autres remèdes.»
Indépendamment de l'émotion que révèle cette lettre, on peut encore en conclure que la cour de Vienne aux abois ne croyait pas à la durée des succès remportés en ce moment par l'archiduc Charles sur les armées de la République, que nous avons montrées battant en retraite devant lui. Et, assurément, ces succès étaient aussi précaires que momentanés. Ils ne se poursuivirent pas. La nécessité d'envoyer une partie de ses troupes au secours de celles qui combattaient en Italie contre Bonaparte, empêcha l'archiduc de tirer parti de ses avantages. La frontière française ne fut pas franchie. L'espoir que caressait Condé d'entrer en Alsace s'évanouit.
Les nouvelles reçues ultérieurement de Russie à Blanckenberg finirent par apaiser la violente émotion provoquée par la mort de Catherine. À la vérité, on apprit, au mois de janvier que le comte Eszterhazy, représentant de Louis XVIII à Saint-Pétersbourg, ne trouvait pas, auprès du nouvel Empereur, le favorable accueil auquel l'avait accoutumé Catherine. Mais ce n'était là, de la part de Paul Ier, que l'effet d'une antipathie toute personnelle, car, au même moment, il écrivait au «roi de France» une lettre bienveillante, propre à faire supposer qu'il voulait suivre les traces de sa mère. Il assurait à ses courtisans qu'il continuerait la politique de celle-ci, que nul changement ne serait apporté dans le personnel qui exerçait le pouvoir en son nom. Il commençait même par déclarer au favori de Catherine, Platon Zoubof, qu'il lui conserverait ses emplois et ses grades. Mais, en même temps, il arrêtait les préparatifs de l'expédition que devait commander Souvarof, éloignait ce général, renvoyait le ministre Markof, rappelait à sa cour Repnin, Romanzof, d'autres encore, tombés en disgrâce sous le précédent règne. On racontait enfin qu'ayant trouvé sur la table de sa mère le projet du traité avec l'Angleterre, il l'avait mis en morceaux.
De Vienne, où il se trouvait encore et où il recueillait des impressions et des bruits de nature à lui créer une opinion, Saint-Priest mandait au roi, le 22 décembre: «Quant aux dispositions de l'Empereur, on tire, à cet égard, plus de conjectures de ses actions que de son langage, lequel, ainsi qu'il arrive ordinairement dans les premiers moments, a été confirmatif des engagements de l'Impératrice défunte.» Tout était donc encore incertitude et désarroi; du souverain russe, on pouvait également tout espérer et tout redouter.
C'est à ce moment que, de nouveau, Louis XVIII comprit la nécessité d'avoir auprès de lui un homme de jugement ferme et de grande expérience. Il était las de l'imprévoyance du duc de La Vauguyon qui, jusqu'à ce jour, avait excité et encouragé sa résistance aux conseils des agents de Paris. Ce personnage, dans ses fonctions de premier ministre, avait en outre encouru le ressentiment de d'Avaray dont le crédit sur le roi était tout-puissant. Soit que le prince cherchât à donner une satisfaction à son favori, soit que ses premières opinions sur la politique à suivre se fussent modifiées et que, pour appliquer ses idées nouvelles, il voulût un autre collaborateur, il décida le renvoi de La Vauguyon. Il résolut d'appeler Saint-Priest pour le remplacer et pour remplacer du même coup le baron de Flachslanden, que l'état de sa santé condamnait au repos, et qui mourut peu après.
La présence de Saint-Priest à Vienne n'y était plus nécessaire, depuis qu'il avait obtenu du baron de Thugut l'assurance que la cour d'Autriche ne songeait pas, ainsi qu'on l'en accusait, à marier Madame Royale à l'archiduc Charles, et la promesse de renvoyer cette princesse à son oncle aussitôt que celui-ci la réclamerait. Pour les négociations à suivre ultérieurement, l'évêque de Nancy pouvait suffire, l'Empereur étant maintenant disposé à lui rendre ses bonnes grâces. Le roi écrivit donc à Saint-Priest, le 17 janvier, pour le mander près de lui. Mais le duc de La Vauguyon, chargé d'expédier cette lettre qui lui avait été remise cachetée, l'ouvrit, en prit connaissance et ne la fit pas partir. Cet incident ne fut découvert que le 28 février. La Vauguyon, convaincu d'avoir abusé de la confiance de son maître, reçut l'ordre de quitter Blanckenberg sur-le-champ. Ses pouvoirs lui furent retirés; les agents du roi en furent avertis.
Il ne devait jamais pardonner cette injure, et quelques semaines plus tard, à Hambourg où il s'était rendu, il se vantait «d'avoir toujours assez méprisé son maître pour faire le contraire de ce qui lui était ordonné». Un nouvel avis envoyé à Saint-Priest l'invita à se mettre en route sans délai pour rejoindre le roi. «Je vous attends, Monsieur, avec une impatience égale à mon estime, à ma juste confiance et à tous les autres sentiments dont je désire vous donner de plus en plus les preuves.»
À cette date, un douloureux événement s'était produit à Paris. La police du Directoire avait de nouveau mis la main sur les membres de l'agence royaliste reconstituée après la journée de vendémiaire. La Villeheurnoy, Duverne de Praile, Brottier étaient arrêtés, et, cette fois, la saisie de leurs papiers les plus importants ne leur permettait pas de dissimuler les complots qu'ils s'attachaient à ourdir. Le roi, à peine averti de cette catastrophe, écrivait au duc d'Harcourt, le 16 février 1797, en l'invitant à supplier en son nom le roi d'Angleterre de profiter des bons rapports qui existaient en ce moment entre lui et le Directoire, à la faveur des négociations entamées à Lille en vue de la paix pour intervenir en faveur de ces malheureux, «victimes de leur courageux dévouement». Mais, en même temps, le prétendant, en proie à une aberration dont il avait été maintes fois le jouet, revenait à l'idée de conquérir à sa cause un des généraux de la République. N'attendant plus de Pichegru les services qu'il en avait espérés, c'est sur Moreau que, maintenant, il jetait les yeux.
«Proposez à Sa Majesté britannique et à ses ministres, mandait-il à d'Harcourt, de déposer entre les mains de M. Wickham, ou de telle autre personne qui serait choisie pour cela, des fonds qui seraient employés à gagner l'armée aux ordres du général Moreau, à l'habiller, à lui fournir les vivres, médicaments dont elle a besoin, et à la solder pendant quelque temps. Le moment est pressant, il peut être décisif, c'est en déployant de plus grandes ressources, à l'instant où l'on en perd une importante, que l'on peut étonner ses ennemis, ranimer ses partisans, et se faire un moyen de succès de ses revers mêmes. Les tyrans de la France ont saisi ceux qu'ils regardaient comme les chefs du parti royaliste; qu'ils voient le roi lui-même à sa tête, et bientôt la trahison qui leur a livré ceux pour qui je tremble aujourd'hui retombera sur eux-mêmes.»
À peine est-il besoin de mentionner que cette étrange proposition n'eut pas de suites, soit que d'Harcourt n'eût pas jugé opportun de la transmettre, soit que le cabinet britannique ne s'y fût pas arrêté.[Lien vers la Table des Matières]
IV
SAINT-PRIEST, PREMIER MINISTRE
Au mois d'avril suivant, Saint-Priest était à Blanckenberg. Il y prenait aussitôt possession du poste que lui assurait la confiance du roi, que méritaient ses services passés, et qui était en réalité celui de premier ministre d'un monarque sans couronne.
Fort de cette confiance, soutenu par l'appui de d'Avaray qui ne le lui marchandait pas encore comme il le fit plus tard, le comte de Saint-Priest imprima aux ordres du cabinet royal plus d'homogénéité et de suite qu'ils n'en avaient eu jusque-là, tint la main à leur exécution, disciplina les agents diplomatiques que Louis XVIII entretenait dans les diverses capitales. Dans la direction de la politique royale, il s'appliqua à faire prévaloir les idées modérées auxquelles se ralliait maintenant le roi après les avoir écartées longtemps. Ce n'était ni trop de sagesse, ni trop de prudence. Jamais la situation générale n'avait exigé plus de ménagements, d'attention, d'habileté. Elle se présentait, pour les débuts de Saint-Priest, pleine de complications et de troubles.
L'Europe n'était pas encore remise de l'émotion produite par le changement de règne survenu en Russie. Elle restait impuissante à en prévoir les conséquences. Les négociations entamées à Paris, entre le gouvernement anglais et le Directoire, en vue de la paix, et sans qu'aucun des partis y portât la sincère intention d'aboutir, venaient d'être interrompues par le brusque renvoi du plénipotentiaire britannique, lord Malmesbury. Sur le Rhin, les opérations de guerre subissaient un temps d'arrêt. Mais, en Italie, les armées de la France accomplissaient des prodiges. Ils allaient aboutir aux préliminaires de Léoben. À Paris, nous l'avons dit, les agents royalistes avaient subi la plus cruelle avanie. Dénoncés au Directoire, leurs papiers saisis, leurs secrets divulgués, ils se voyaient l'objet de mesures de rigueur. Une procédure, commencée avec éclat, révélait à la France républicaine, en l'exagérant, le danger qu'elle avait couru. Enfin, les élections étaient prochaines; il ne semblait pas qu'elles pussent échapper à l'influence d'événements si divers et si graves.
Saint-Priest courut au plus pressé. C'était la reconstitution de l'agence royaliste de France. À peine dissoute par l'arrestation de la plupart de ses membres, elle se reformait déjà grâce au zèle de l'un d'entre eux, Despomelles, assez heureux pour se dérober au sort de ses complices. Sur sa proposition, un conseil royal fut créé à Paris. Il se composait de neuf personnes. Pour le présider, le roi désigna le prince de La Trémoïlle, émigré qui demandait sa radiation, espérait l'obtenir, et, une fois en France, recommencer à conspirer. À l'effet de tracer la conduite de ce conseil, le roi écrivit de sa main le programme détaillé de ce qu'il lui enjoignait de faire.
«Mon conseil, y était-il dit, dès le début, s'assemblera deux fois la semaine, et si quelqu'un de ses membres reçoit, dans l'intervalle d'une séance à l'autre, une pièce qui lui paraisse demander une discussion prompte, il en avertira ses collègues, afin qu'il y ait sur-le-champ une séance extraordinaire.»
Tous les détails étaient réglés, tous les incidents prévus, toutes les questions résolues avec la même précision.
«Mais l'objet principal des délibérations de mon conseil sera ce qui concerne l'intérieur du royaume; ces affaires souffriraient trop s'il fallait attendre mes ordres pour continuer la correspondance; ainsi, je charge mon conseil de la faire aller suivant les bases que je vais poser. Le premier effet que doivent produire les revers actuels et la paix générale qui, probablement, en sera bientôt la suite, doit être un grand découragement de la part des royalistes. Ne pas leur donner quelques encouragements ou leur en donner trop sont deux écueils également a craindre ... Il faut donc prescrire à nos agents de l'intérieur et ne cesser de leur prescrire de s'abstenir de toutes déclamations soit de bouche, soit par écrit contre le gouvernement, quel qu'il soit, mais de répandre et faire répandre sans éclat de grandes vérités telles que celles-ci: Un grand État ne peut supporter longtemps la forme républicaine. L'établissement et les victoires de la République française ne prouvent rien contre cette assertion, puisqu'ils n'ont été dus, l'un qu'au despotisme paré du nom de liberté, les autres qu'à l'enthousiasme de la nation qui n'a pu supporter l'idée d'un joug étranger, et à la faute des puissances qui ont fait tout ce qu'il fallait pour lui persuader qu'elles voulaient lui imposer ce joug.»
Ces considérations étaient longuement développées, à l'effet de démontrer que les agents desserviraient la cause royale s'ils essayaient de provoquer des secousses violentes. Sur le chapitre des concessions, et sans en refuser aucune, le roi pensait qu'il serait dangereux de toucher à l'ancienne constitution du royaume; il ne renonçait plus cependant à la modifier s'il était démontré qu'une modification était nécessaire. Le conseil devait entretenir la correspondance la plus active avec le comte d'Artois et le prince de Condé. Les délibérations devaient être prises à la majorité des voix. En certains cas, cependant, aucune ne pouvait devenir définitive sans que le roi eût donné son avis. À ces instructions secrètes était jointe une proclamation destinée à être rendue publique, dans laquelle le roi insistait encore pour le maintien de l'ancienne constitution améliorée.
Saint-Priest, à qui ces pièces furent soumises, y trouva «trop de détails et trop de beau dire». Il rédigea de son côté un projet plus simple et plus court, qui différait sensiblement de l'autre. «Tout ce qui a été fait depuis la Révolution au véritable avantage du bien public sera maintenu, y disait le roi; si cela peut dépendre de moi, tout ce qui y manque encore sera ajouté; et ce ne sera ni la nouveauté, ni l'antiquité des lois qui en fera le mérite, mais leur véritable utilité. Quand je réduis tout à l'utilité publique, sans parler de la justice due à chacun, c'est que je la regarde comme la vraie base du bien public; la liberté, ce mot dont on a tant abusé, s'y trouve également comprise, et, dans sa véritable acception, elle n'est pas moins importante pour le souverain que pour les sujets.»
Les documents d'après lesquels sont écrits ces récits ne disent pas lequel des deux projets, celui de Louis XVIII ou celui de son ministre, fut utilisé, imprimé, répandu. Ce qui est plus certain, c'est que ni les exaltés du parti royaliste, ni les constitutionnels ne furent satisfaits. Ceux-ci déploraient qu'il n'y eût auprès du roi personne qui possédât «la notion exacte de ce qu'est une assemblée populaire ni du gouvernement mixte». Ceux-là écrivaient: «Il paraît que l'on veut régner coûte que coûte et vaille que vaille. On ne peut rien faire avec de pareilles intentions ... Il ne s'agit plus que de gagner l'opinion en promettant des récompenses, des places, en assurant l'oubli des erreurs, l'oubli même des crimes.»
C'est au milieu de ces tiraillements que l'agence de Paris fut reconstituée. Elle reçut la mission spéciale de préparer les élections annoncées pour le mois de mai. La Trémoïlle qui était venu à Blanckenberg pour conférer avec le roi, alla en prendre la direction, après avoir fait un court séjour à Édimbourg afin de s'entendre avec le comte d'Artois. De ce côté, il y avait beaucoup à faire. À la faveur de l'autorité que lui donnaient ses fonctions de lieutenant général du royaume, à la faveur surtout de l'éloignement où il était de son frère, ce prince s'était créé un pouvoir indépendant que ses agents opposaient fréquemment à la volonté du roi. À Édimbourg comme à Paris, on pensait autrement qu'à Blanckenberg. Saint-Priest s'attacha à atténuer les effets de ces divisions. Il imprima plus d'activité à la correspondance avec le duc d'Harcourt qui représentait Louis XVIII auprès du gouvernement anglais. Les affaires qui se traitaient en Angleterre échappèrent moins fréquemment à l'œil du roi.
Saint-Priest voulut aussi que les relations avec Hambourg fussent plus régulières et plus fréquentes. La situation de cette grande cité à l'embouchure de l'Elbe en faisait le passage le plus fréquenté de l'Europe; l'importance de son commerce, sa puissance financière la mettaient en rapport avec le monde entier. Grâce à ces circonstances, grâce à la neutralité que lui assurait sa qualité de ville libre, elle était devenue le centre le plus important de l'Émigration, sans cesser de vivre en paix avec la République française, qu'un plénipotentiaire, Reinhart, y représentait. Tous les autres États de l'Europe y entretenaient des ministres. Ceux de Russie, d'Angleterre et d'Autriche protégeaient les émigrés, vivaient avec eux, défendaient leurs intérêts auprès du Sénat de Hambourg.
Placé entre leurs exigences et celles de l'agent français, le Sénat était tenu à des prodiges d'habileté pour vivre en bon accord avec tous. S'il accordait à des émigrés le droit de bourgeoisie, de Paris on lui reprochait de les favoriser; s'il appuyait les démarches du Directoire qui cherchait à contracter un emprunt chez les banquiers hambourgeois, de Saint-Pétersbourg on lui reprochait de favoriser les jacobins. Reinhart se plaignait d'être sans cesse exposé à d'obscurs assassins. Et en fait, les émigrés le menaçaient, le bravaient, organisaient l'espionnage autour de lui, jusque dans sa maison. Il le leur rendait, il est vrai, en surveillant leurs réunions, leurs salons, celui de la princesse de Vaudémont, celui de Mme de Genlis, celui du libraire Fauche-Borel, chez qui trônait Rivarol.
Chez la princesse d'Holstein-Beck, royalistes et républicains se rencontraient; ils se coudoyaient dans les rues, les premiers chamarrés des décorations de l'ancien régime. Au théâtre, ils s'asseyaient les uns à côté des autres, chacun voulant imposer la loi. Un soir, un acteur ayant chanté un air dont les paroles: «Je meurs pour mon roi,» électrisèrent les royalistes, ceux-ci le soulignèrent de frénétiques applaudissements. Les républicains de protester. Un commencement de rixe s'ensuivit. La pièce fut interdite. Mais le ministre d'Autriche intervint le lendemain, exigea qu'elle fût de nouveau représentée[74]. Dans ces querelles, la population prenait parti. À l'image des étrangers dont la présence au milieu d'elle l'enrichissait, elle s'était divisée. Il en résultait un état permanent de troubles et de conflits, à la faveur duquel les royalistes conspiraient librement[75]. Saint-Priest pensait avec raison qu'il y avait lieu de tirer parti de cette situation pour le bien de la cause royale: si le roi allait en Russie, il fallait s'assurer à Hambourg une organisation propre à faciliter les correspondances avec le reste de l'Europe, les allées et les venues des agents royalistes, les envois d'argent.
Un Français, M. de Thauvenay, allié à la famille de Loménie, établi depuis quinze ans à Hambourg, reçut des pouvoirs étendus pour s'occuper des affaires du roi, réunir des renseignements, les communiquer aux représentants russes dans le nord de l'Allemagne, en même temps qu'il les enverrait à Louis XVIII. Il devint simultanément agent politique, agent financier et même simple distributeur de lettres. Le roi demanda pour lui au tsar le patronage de la légation de Russie.
«M. de Thauvenay, disait-il à l'appui de sa demande, né gentilhomme français, mais établi depuis quinze ans à Hambourg, d'où il est devenu citoyen, réunit à la probité la plus exacte la plus grande intelligence, une activité infatigable, un zèle et un dévouement sans réserve pour la bonne cause. Ses nombreuses liaisons, la connaissance du local et l'habitude de la manière dont les affaires se traitent, jointes à ses autres qualités, font qu'il est instruit de ce qui se passe à Hambourg et de ce que méditent les agents du Directoire, comme s'il était admis dans leurs conciliabules ... Il m'est, je ne dirai pas utile, mais d'une nécessité indispensable, et, si jamais il était obligé de s'en éloigner, rien au monde ne pourrait me dédommager de cette perte.»
En dépit de cette recommandation chaleureuse, Paul Ier n'accorda pas à Thauvenay le patronage que sollicitait le roi. Sous ses ordres, un émigré, M. de Septeuil, ancien receveur de la liste civile, fut le trésorier de la monarchie dans l'exil. Ses fonctions le mettaient, à toute heure, en rapports avec Grimm, qui résidait lui aussi à Hambourg, en qualité d'administrateur de la caisse de secours créée dans cette ville par l'impératrice Catherine en faveur des émigrés et maintenue par son successeur. C'est par les mains de Grimm que passaient toutes les sommes accordées par le souverain russe. C'est lui qui verse en 1795 au maréchal de Castries, de la part de l'Impératrice, une somme de cinq mille roubles et lui en promet autant pour l'année suivante; c'est lui qui, après la mort de Catherine, annonce aux émigrés qu'elle pensionnait, que le tsar tiendra tous les engagements pris par elle envers eux. C'est enfin chez Grimm que le favori Platon Zouboff vient répandre les larmes que lui arrache la perte de sa souveraine et manifester sa douleur:
«Son aspect m'a fait un bien et un mal inexprimables, écrit Grimm au maréchal de Castries, le 10 juin 1797. Je n'ai pu lui dire un mot; je n'ai pu que sangloter. J'ai été très content de son maintien, de son ton avec moi, de ses propos, de tout, jusqu'à sa réserve.»
À ce moment, la représentation des intérêts royalistes était partout organisée aussi fortement que le permettait l'état confus du continent. Partout, on pouvait agir, exprimer des vœux, recueillir des informations, solliciter des appuis, profiter des occasions favorables. Le roi était représenté à Londres par le duc d'Harcourt, à Vienne par La Fare, à Madrid par le duc d'Havré, à Lisbonne par le duc de Coigny, à Naples par le comte de Chastellus et l'abbé de Jous, à Rome par M. de Vernègues. À Saint-Pétersbourg seulement, où le comte Eszterhazy était tombé en disgrâce, le roi n'avait plus d'agent. C'était une lacune à combler. La cour de Blanckenberg s'en préoccupait. On avait épuisé la bonne volonté de toutes les cours; on connaissait les dispositions et les possibilités de chacune d'elles. Il n'y avait plus lieu de compter ni sur l'Espagne, ni sur la Prusse, depuis la paix de Bâle détachées de la coalition, résolues à n'y pas rentrer.
L'Italie ne pouvait rien. Entre l'Autriche qui voulait s'y tailler un royaume et la France qui le lui disputait, elle restait asservie. Le roi de Naples, menacé par l'invasion qui grondait à ses portes comme à celles de Rome, ne songeait qu'à se défendre. Les États scandinaves étaient condamnés à la neutralité. L'Autriche, lassée de la guerre, inclinait vers la paix. Si elle ne désarmait pas, si les préliminaires de Léoben n'étaient pas encore ratifiés, c'est qu'elle nourrissait l'espoir qu'un suprême effort lui assurerait dans des conditions plus avantageuses cette paix qu'en la souhaitant elle feignait de dédaigner.
L'Angleterre, galvanisée par l'énergique haine de Pitt contre la Révolution, exaspérée par la rupture des négociations commencées à Paris, était disposée à combattre. Mais, isolée, elle était impuissante, réduite à laisser la République s'emparer de la Suisse et de Hambourg, que le Directoire accusait d'être des nids de conspirateurs. De cet examen de la situation de l'Europe, le roi et Saint-Priest arrivaient à conclure que, sans une intervention décisive de Paul Ier, sans la remise en vigueur de la politique dont la mort de Catherine avait suspendu les effets, les chances de la monarchie étaient compromises.
Conclusion singulièrement douloureuse, alors qu'à l'intérieur de la France, ces chances se relevaient. Les élections du mois de mai venaient en effet de donner la majorité aux partis modérés. Le conseil des Anciens avait élu pour le présider Barbé-Marbois, un royaliste; le conseil des Cinq-Cents, Pichegru, qu'on devait croire disposé à se rallier. Enfin, les deux assemblées ayant à pourvoir à une vacance survenue dans le Directoire, y avaient nommé Barthélemy, naguère encore ambassadeur à Berne, non inféodé au royalisme comme Barbé-Marbois et Pichegru, mais résolument hostile aux doctrines jacobines que le Directoire affichait ouvertement.
D'autre part, sur toute l'étendue du territoire, en Vendée, en Franche-Comté, dans le Midi, dans les montagnes de la Loire et de l'Auvergne, dans le voisinage de Lyon, se préparaient des soulèvements, s'ourdissaient des complots. La France était inquiète, agitée, fiévreuse. Ses divisions se reproduisaient dans le Directoire dont les membres formaient deux camps qui se bravaient. Elles avaient leur contre-coup jusque parmi la population de Paris. L'influence et l'audace des royalistes, dont les rangs s'étaient grossis de tous les émigrés rentrés depuis thermidor, s'affirmaient en traits de bravade et de violence, symptômes précurseurs de conflits inévitables.
En de telles conjonctures, alors que l'Émigration tout entière se livrait à l'espérance d'empêcher la paix ou tout au moins d'en abréger la durée, il devenait urgent pour le roi de connaître les intentions de Paul Ier. De cette urgence reconnue naquit l'idée de lui envoyer Saint-Priest. Cette idée était surtout sienne; il en eut l'initiative: il la fit adopter. Il considérait le concours de l'empereur moscovite comme la dernière espérance, comme la ressource suprême de la monarchie.
La mission de Saint-Priest se compléta de divers objets accessoires. Elle consistait en premier lieu à convaincre le tsar de la nécessité de reprendre la politique de sa mère et d'entrer dans la coalition, soit avant, soit après la paix. S'il ne réussissait pas dans cette partie de sa tâche, les efforts de Saint-Priest devaient s'exercer à l'effet d'amoindrir les douloureuses conséquences qu'aurait pour les intérêts du roi une pacification générale, et surtout de lui obtenir un asile plus sûr que celui de Blanckenberg, ainsi qu'un revenu pour y vivre avec sa famille. La ville et le château de Gevers, dans le duché d'Oldenbourg, appartenant à la princesse douairière d'Anhalt et sur lequel l'Empereur avait des droits, semblaient à Louis XVIII une retraite digne de lui. Saint-Priest devait solliciter pour son maître l'autorisation d'y résider.
Après ce premier objet, il en était un autre non moins important qui fut recommandé à l'habileté du diplomate royal. L'armée de Condé, jusqu'à ce jour à la solde de l'Angleterre et de l'Autriche, était menacée de licenciement. Le roi formait le vœu que le tsar la prît à son service, assurât une existence honorable aux gentilshommes qui la composaient. Déjà Condé avait obtenu de Paul Ier, à cet égard, des promesses rassurantes. Saint-Priest était chargé de les rappeler et d'en presser l'exécution.
Le roi désirait encore avoir un représentant auprès du tsar en remplacement d'Eszterhazy. Il s'en remit à son ministre du soin de le choisir parmi les émigrés établis à Saint-Pétersbourg, de le faire agréer par la cour de Russie et en même temps d'obtenir la protection de cette cour pour les nombreux agents répandus à l'étranger, notamment pour le comte d'Antraigues resté à Venise et dont, à Blanckenberg, on ignorait encore l'arrestation.
Enfin, le dernier objet auquel Saint-Priest eut mission d'intéresser le tsar avait trait à Madame Royale, toujours retenue à Vienne, et à diverses concessions à obtenir de l'Autriche pour faciliter le mariage de cette princesse avec son cousin, le duc d'Angoulême. C'est avec des instructions détaillées sur chacun des sujets confiés à sa sollicitude, qu'à la mi-juillet le comte de Saint-Priest se mit en route pour la Russie.
À Saint-Pétersbourg, où il arriva dans les derniers jours du mois de juillet, il allait retrouver la plupart des personnages qu'il y avait connus sous le règne de Catherine: le prince Bezborodko, chancelier de l'empire, «fort intelligent, mais paresseux et même timide,» le prince Kourakin, vice-chancelier, «borné et sans crédit,» le comte de Markof, que menaçait sourdement la disgrâce de son maître, le comte Platon Zoubof, encore en possession des honneurs et des emplois qu'il tenait de la faveur de la défunte impératrice et qu'un décret d'exil attendait à dix-huit mois de là[76].
Saint-Priest devait rencontrer aussi de nouveaux venus: le comte de Pahlen, Rostopchin, le grand écuyer Koutaïkof, ancien valet de chambre de l'Empereur, devenu son favori; d'autres encore, que Paul Ier, peu à peu, tirait d'une position modeste ou obscure pour les placer en des postes élevés. Il avait nommé son héritier le grand-duc Alexandre, ministre de la guerre et gouverneur de Saint-Pétersbourg. Ses autres fils, au nombre de trois, commandaient des régiments de la garde. L'un de ces jeunes colonels avait encore sa nourrice.
«La cour de Pétersbourg, écrivait Saint-Priest à Louis XVIII, peu de temps après son arrivée, ne ressemble à aucune autre, comme la position du roi n'a pas sa pareille. L'Empereur ne s'occupe d'autre chose que des affaires militaires, et cependant ne met pas les ministres en droit de prendre sur eux. Nul n'est assez hardi pour lui proposer de son chef quelque chose. Ce n'est qu'en ayant le droit de traiter une matière, à l'occasion de quelque Mémoire présenté, que les ministres de l'Empereur osent lui faire quelque insinuation. Sans cela, tout ce qu'il n'imagine pas lui-même demeure sans être proposé. On sait seulement que Mlle de Nélidof, amie de l'Empereur et non pas sa maîtresse comme on l'a cru longtemps, est seule affranchie de cette gêne. Elle ose, dit-on, lui présenter des projets, s'ils lui paraissent utiles. Elle le blâme dans ce qu'elle croit le mériter, avec une mesure et une amitié qui font tout passer. Enfin, elle seule a du crédit auprès de ce prince, et ce n'est qu'en se liant avec elle que l'Impératrice a recouvré le sien[77]. L'Empereur est assez difficile à joindre pour traiter d'affaires. Les ministres étrangers ne sont à sa portée que les jours de cour, et ne peuvent guère lui parler alors qu'en répondant à ce qu'il leur dit. Ils sont obligés de recourir aux princes de Bezborodko et Kourakin.»
N'osant s'aventurer seul dans une cour où tout était difficultés et périls, Saint-Priest demanda à deux de ses compatriotes, émigrés comme lui, résidant depuis longtemps en Russie, d'y guider ses premiers pas. L'un était le comte de Choiseul-Gouffier, nommé par l'Empereur directeur des arts, admis à ce titre à sa table et dans son intimité; l'autre, le marquis de La Ferté-Meun. C'est à ce dernier qu'Eszterhazy, obligé d'abandonner la direction des affaires du roi à Saint-Pétersbourg, l'avait remise. Ils semblaient être tous deux en mesure de seconder les efforts de Saint-Priest, de contribuer au succès de sa mission.
Il s'aperçut bientôt qu'il n'y avait pas à compter sur leur crédit. La Ferté voyait assez facilement le prince chancelier. «Mais ce dernier ne fait aucun état de ses offices.» Peut-être lui reprochait-on d'avoir aliéné son indépendance en sollicitant humblement des secours de l'Empereur. Toujours est-il qu'il était sans crédit. Quant à Choiseul, «outre qu'il est d'une paresse et d'une négligence extrêmes, il est encore extrêmement en réserve par la crainte de déplaire. Je ne dissimulerai pas à Votre Majesté qu'elle ne doit y compter que pour les choses où il ne craindra pas de se compromettre. Il prétend que l'Empereur est fort difficile à voir. Il est du moins certain que ce prince veut en un instant et ne veut pas.» En cet état de choses, il ne restait à Saint-Priest d'autre ressource que celle d'agir seul. C'est ce qu'il fit. Il s'aboucha avec le prince Bezborodko. En souvenir de leurs relations passées, il lui demanda de solliciter pour lui l'honneur d'une audience impériale. Il lui exposa les divers objets dont il désirait entretenir le tsar. Il obtint des promesses encourageantes.
De ces objets, celui qui appelait le plus impérieusement une solution, concernait la petite armée du roi. Quelques heures après Saint-Priest, était arrivé à Saint-Pétersbourg un gentilhomme français, le baron de La Rochefoucauld, chargé de lui remettre une lettre du prince de Condé. Dans cette lettre datée d'Uberlingen, le commandant des troupes royales parlait sans détours de la pénible situation dans laquelle il se trouvait. Entretenue jusque-là aux frais de l'Angleterre et de l'Autriche, son armée, dont ces deux puissances considéraient le concours comme désormais inutile, allait être licenciée. Déjà les Anglais l'avaient abandonnée en accordant aux soldats une gratification égale à six mois de solde. Les Autrichiens annonçaient qu'ils cesseraient de pourvoir à ses besoins le 1er septembre suivant. Les derniers défenseurs de la royauté proscrite étaient donc réduits à se disperser s'ils n'étaient promptement secourus.
Dans cette détresse, le prince de Condé avait eu l'idée de s'adresser à l'empereur de Russie pour le supplier de prendre à son service ces quelques milliers de braves gens, soit qu'il voulût les enrôler sous ses drapeaux, soit qu'il préférât leur assurer un établissement sur les bords de la mer d'Azof et en former une colonie, ainsi que le leur avait offert déjà, en 1793, l'impératrice Catherine. N'ayant pas encore reçu de réponse, Condé invitait Saint-Priest à obtenir du tsar que son corps ne fût pas licencié. La Rochefoucauld avait ordre de rapporter une solution à Uberlingen, où elle était anxieusement attendue par ceux des membres de l'armée qui n'osaient rentrer en France.
La requête de Condé figurait déjà parmi les instructions que Saint-Priest avait emportées de Blanckenberg. Sa lettre n'eut donc d'autre effet que de rendre l'envoyé du roi plus impatient d'aboutir. Malheureusement, Paul Ier ne se pressait pas d'accorder l'audience sollicitée de lui. Saint-Priest avait vu Bezborodko, pour la première fois, le 25 juillet. Quand il le revit le 8 août, la réponse qu'il espérait ne lui fut pas donnée. Le chancelier lui apprit cependant qu'aussitôt après avoir reçu l'avis du désir exprimé par Condé, le tsar avait chargé M. d'Alopéus, son ministre à Dresde, d'aller conférer avec ce prince. Bien que ce fût quelque chose, c'était loin d'être tout ce que souhaitait Saint-Priest. Il en fit la remarque. Mais le langage de Bezborodko ne put apaiser son impatience. Bezborodko n'avait-il pas osé dire dans l'entretien que la France n'était «nullement disposée pour les Bourbons».
Le même jour, Saint-Priest fut reçu par le vice-chancelier. Les paroles du fonctionnaire impérial accrurent ses inquiétudes. Kourakin pensait que son maître ne voudrait pas donner satisfaction au roi de France sur tous les objets que Saint-Priest était chargé de lui présenter. Sous l'empire de ces inquiétudes, et après avoir sondé les dispositions des ministres russes, l'envoyé du roi écrivait à Blanckenberg le 9 août: «Je ne dois pas dissimuler à Votre Majesté que l'Empereur Paul n'a pas d'autre ultérieure intention que de tenir en Europe une balance imaginaire sans vouloir se compromettre d'aucunes suites. Il en résulte que la considération à laquelle Catherine seconde avait élevé son empire décroît visiblement. Ses voisins voient clairement qu'ils n'ont plus rien à espérer ni à craindre de la Russie dont l'armée est désorganisée et les finances épuisées, et ils agissent en conséquence.»
Plusieurs jours s'écoulèrent. Le 15 août, Saint-Priest n'avait pas encore obtenu son audience. Il lui revenait que l'Empereur était indécis sur la forme qu'il convenait d'y donner. Dans la soirée de ce jour, il assistait à un bal au palais de Pawlowski, au souper qui suivit. Mais le tsar ne lui adressa pas la parole. La fête touchait à sa fin. Il allait se retirer, déçu et attristé, quand un chambellan vint l'inviter à se rendre à la réception diplomatique qui devait avoir lieu au palais le lendemain dans la matinée. Il n'eut garde d'y manquer, encore qu'il n'espérât pas être admis, dans une audience publique, à exposer en détail l'objet de sa mission. Mêlé aux ministres étrangers, il attendait que le tsar parût. Tout à coup il entendit prononcer son nom. C'était l'introducteur des ambassadeurs qui l'appelait. Il le suivit et fut conduit ainsi dans le cabinet de l'Empereur.
Une cordialité qui le surprit fut le trait caractéristique de l'accueil de Paul Ier. Après avoir lu la lettre du roi, dont Saint-Priest était porteur, le tsar mit l'entretien sur sa mère Catherine.
—Elle s'est toujours montrée favorable à la bonne cause, dit Saint-Priest; elle avait fini par armer pour la soutenir.
—Trop tard, objecta l'Empereur; on ne serait pas arrivé à temps.
—Votre Majesté croit-elle la paix certaine?
—À peu près.
—N'est-ce pas pourtant l'avis de Votre Majesté qu'il faut se préparer à une rupture nouvelle, et tenir le roi en mesure d'agir, d'attendre les événements avec convenance et sûreté?
C'est ainsi que l'entretien s'engagea à fond. Le tsar ne se refusait pas à accorder à Louis XVIII un asile et des ressources pour y vivre. Il accepta des mains de Saint-Priest une note, que ce dernier tenait prête à tout événement, dans laquelle il demandait que le château de Gevers fût mis à la disposition de sou maître, ainsi qu'un traitement annuel pour lui, pour sa famille, pour les gentilshommes qui viendraient y vivre à ses côtés, et pour ses gardes du corps qu'il avait le dessein d'y appeler. Malgré ce que pouvait offrir d'excessif et de coûteux une telle installation, plus conforme à l'éclat d'un roi sur son trône qu'à la pauvreté d'un roi dans l'exil, Paul Ier ne se récria pas. Il objecta seulement qu'il serait plus opportun de traiter de cette organisation quand on serait sûr de la conclusion de la paix. Pour ce qui concernait le mariage de Madame Thérèse de France avec le duc d'Angoulême, il promit d'envoyer à son ambassadeur à Vienne l'ordre de seconder toutes les démarches que le roi trouverait bon d'y faire à cet effet.
Il était prêt, de même, à prendre à son service l'armée de Condé. Il fit connaître à Saint-Priest que M. d'Alopéus avait déjà rendu compte de ses premières conférences avec le prince qui la commandait. Dans ces conférences, auxquelles assistaient les principaux chefs, le marquis de Bouthillier-Chavigny, le comte de La Laurencie, le marquis de Montesson, les bases d'un accord avaient été établies. Elles étaient maintenant soumises au tsar qui, les ayant revêtues de ses observations, se préparait à les renvoyer à M. d'Alopéus par un de ses aides de camp, le général-prince Basile Gortschakof, porteur de ses ordres et des fonds nécessaires pour en assurer l'exécution. Ces ordres disaient en substance que le corps de Condé serait conduit, par la Gallicie, en Volhynie, province de la Pologne russe, où il prendrait ses quartiers. Sur ce point, la mission de Saint-Priest se trouvait accomplie. Il demanda seulement que le baron de La Rochefoucauld fût autorisé à quitter Saint-Pétersbourg avec le commissaire russe pour retourner à Uberlingen, ce qui fut accordé, ainsi qu'un don de cinq cents ducats pour l'envoyé du prince de Condé, destiné à payer son voyage. Le tsar ajouta qu'il serait heureux de voir ce prince venir résider à Saint-Pétersbourg, et qu'il le lui avait fait savoir.
À la fin de cette longue audience, Saint-Priest se trouvait, vis-à-vis de Paul Ier, dans une situation analogue à celle dans laquelle il s'était trouvé vis-à-vis de Catherine lorsqu'elle l'avait reçu en 1796. Les divers sujets dont il devait entretenir le tsar étaient épuisés à l'exception d'un seul, le plus important: l'entrée de la Russie dans la coalition. Il fallut bien y arriver. Mais, à ce qui lui fut dit à cet égard, Paul Ier opposa une indifférence, une froideur égales à la froideur et à l'indifférence manifestées par sa mère dix-huit mois avant: «Je ne veux pas entrer dans une affaire aussi avancée,» dit-il. Saint-Priest insistait; le tsar répondit que les espérances des royalistes n'étaient qu'illusions. Il révéla au représentant du roi que la cour de Vienne avait aussi tenté de le faire entrer dans l'alliance austro-anglaise, mais qu'il s'était dérobé à ses obsessions. Il ne croyait pas à l'efficacité de la guerre. Elle n'avait eu d'autre effet que de consolider les républicains en faisant d'eux les défenseurs de la patrie contre l'étranger. Il préférait la paix qui serait le signal d'une contre-révolution en France, en faciliterait le développement et le triomphe.
Après ces explications, il voulut faire conduire Saint-Priest chez l'Impératrice. En le congédiant, il l'engagea à souper pour le soir. Dans cette seconde entrevue, il déploya la plus irrésistible bonne grâce; mais il ne fut pas dit un seul mot des questions traitées le matin. Au milieu du repas, on annonça au tsar qu'un incendie venait d'éclater dans un des quartiers populeux de la ville; il y courut avec ses fils. Au retour, il était «ravi de la rapidité des secours»; jusqu'à la fin de la soirée, il ne parla pas d'autre chose. Quand Saint-Priest crut devoir prendre congé de lui, il l'engagea à revenir. Au lendemain de cette importante journée, dont il rendit à Louis XVIII un compte minutieux, le diplomate royal disait: «J'ai bonne espérance.»
À quelques jours de là, mandé par le prince Bezborodko, il apprenait de lui qu'une lettre de change de deux cent mille roubles, payable à vue, venait d'être expédiée au roi pour pourvoir aux frais de son installation à Gevers; il recevait communication de la lettre écrite par le tsar à la princesse douairière d'Anhalt.
«La position du roi de France a attiré toute mon attention, tant par l'amitié personnelle que j'ai vouée à ce prince, que par l'intérêt que ses malheurs m'ont inspiré. En lui faisant tenir une somme assez forte pour subvenir à ses besoins, je lui ai imposé de choisir la ville de Gevers pour asile et demeure avec les princes de sa maison. En communiquant à Votre Altesse Sérénissime ma démarche, je la préviens que le séjour du roi de France ne doit troubler nullement son administration, ni y apporter aucun changement. Je la prie seulement de témoigner à Louis XVIII l'amitié et l'intérêt qui lui sont dus tant par sa qualité de souverain que pour ses vertus personnelles.»
Le comte de Saint-Priest avait donc lieu de se louer du résultat de ses démarches. Sauf sur un point important, à la vérité, mais au sujet duquel le dernier mot de l'Empereur n'était peut-être pas dit, il avait obtenu des solutions conformes à ce que souhaitait Louis XVIII. La nécessité de régler divers détails le retint encore à Saint-Pétersbourg durant plusieurs semaines. Elle lui fournit l'occasion de revoir le tsar, mais aussi de subir les effets de sa bizarre humeur. C'est ainsi qu'après avoir accordé à Louis XVIII les gardes du corps que ce prince désirait appeler près de lui, Paul s'avisa, non sans raison, que cette fantaisie d'un proscrit entraînerait une lourde dépense. Il parla de la gêne du Trésor; il venait d'employer quinze millions en habillements neufs pour son armée. De nouveau, il fallut négocier. Saint-Priest déjà songeait à renoncer à sa demande, quand un matin le chancelier Bezborodko lui dit:
—Votre affaire est faite. C'est au roi à désigner les hommes qu'il voudra prendre à son service.
Pour arriver à ce dénouement, il avait fallu que l'envoyé du roi de France rappelât ce que Louis XIV avait fait autrefois pour la famille royale d'Angleterre et invoquât la solidarité des rois entre eux, «dans les revers auxquels ils sont exposés».
En une autre circonstance, il fut moins heureux. Le marquis de La Ferté, chargé des intérêts du roi à Saint-Pétersbourg, homme «plein d'honneur et de zèle», manquait «de cette sorte d'usage du monde et de l'esprit d'instruction dont il faut au moins avoir quelque chose pour parler d'affaires aux ministres». Saint-Priest aurait voulu le décharger d'une tâche à laquelle ce diplomate improvisé se reconnaissait lui-même inhabile. Le tsar n'y consentit pas. Saint-Priest dut abandonner cet objet, qui ne fut repris que deux années plus tard.
Dans la seconde quinzaine de septembre, arrivait à Saint-Pétersbourg la nouvelle du coup d'État du 18 fructidor. Elle venait infliger le plus cruel démenti aux assurances par lesquelles Saint-Priest, interprète des espoirs de Louis XVIII, avait essayé d'entraîner Paul Ier dans la coalition. Elle démontrait avec évidence combien s'était trompé le roi, quand il écrivait au tsar que la France était prête pour une restauration. Puis ce fut la conclusion de la paix entre la cour d'Autriche et le Directoire, qui vint donner raison aux résolutions impériales.
Saint-Priest, dès ce moment, n'avait plus aucun motif de rester à Saint-Pétersbourg. Il sollicita et obtint, dans les premiers jours d'octobre, une audience de congé. Il retrouva l'Empereur affectueux et bienveillant comme au début de leurs relations, et, par surcroît, généreux. La générosité se traduisit par le don de mille ducats et d'un domaine en Lithuanie qui rapportait annuellement une somme égale. En quittant la Russie, Saint-Priest se dirigea vers Stockholm, où l'appelait sa famille. Il ignorait encore quelles suites avait eues pour Louis XVIII le succès remporté par le Directoire sur ses adversaires dans la journée du 18 fructidor.[Lien vers la Table des Matières]
FIN DU PREMIER VOLUME
TABLE DES MATIÈRES
LIVRE PREMIER
LES PREMIÈRES ÉTAPES
- I.—Les débuts de l'émigration 1
- II.—L'arrivée à Turin 8
- III.—Les dissentiments et les conflits 21
- IV.—L'agitation à Turin 31
- V.—La politique de Calonne 44
- VI.—Les émigrés et l'empereur d'Autriche 58
- VII.—Sur la route de Coblentz 67
LIVRE SECOND
COBLENTZ
- I.—La diplomatie des princes 79
- II.—La déclaration de Pilnitz 87
- III. Une cour d'exilés 96
- IV.—Autour de la Constitution de 1791 110
- V.—La France menace 117
- VI.—L'émigration en 1792 125
- VII.—Missions multipliées 136
- VIII.—Le marquis de Bombelles en Russie 156
LIVRE TROISIÈME
LA CAMPAGNE DE 1792
- I.—À l'approche de la guerre 176
- II.—Brunswick et le roi de Prusse 189
- III.—Les derniers jours de Coblentz 195
- IV.—La retraite de Brunswick 205
LIVRE QUATRIÈME
HAMM ET VÉRONE
- I.—La régence de Monsieur 217
- II.—Le comte d'Artois à Saint-Pétersbourg 233
- III.—Déceptions sur déceptions 244
- IV.—Le comte d'Artois et l'Angleterre 265
- V.—Monsieur devient roi 281
LIVRE CINQUIÈME
QUIBERON
- I.—Préparatifs défectueux 293
- II.—Émigrés et chouans 303
- III.—L'affaire de Sainte-Barbe 315
- IV.—Le désastre 325
- V.—Le roi expulsé de Vérone 343
LIVRE SIXIÈME
BLANCKENBERG
31 278.—Tours, impr. Mame.
Note 1: Ayant obtenu copie à Saint-Pétersbourg et à Moscou des nombreuses pièces qui constituent le fonds des émigrés, j'ai fait hommage de ces copies aux archives du ministère des Affaires étrangères de France, où elles sont à la disposition des chercheurs en deux volumes in-folio.[Retour au Texte]
Note 2: Ces épreuves ont trouvé dans M. l'abbé Sicard un narrateur éloquent et sûrement documenté. Lire le troisième volume de son ouvrage L'ancien clergé de France. Tout y est dit pour cette partie de l'Histoire de l'Émigration.[Retour au Texte]
Note 3: C'est par erreur que l'historien Forneron, dans ses études sur l'Émigration, a prétendu le contraire. Il dit qu'à Bruxelles se réunirent d'abord les émigrés les plus riches, et il indique que ce fut dès 1789. Il cite même, à l'appui de son dire, une phrase du Journal de Fersen: «Je fus à la comédie. J'y trouvai tous les Français qui y sont d'ordinaire, moins les femmes.» Mais cette phrase est extraite d'une lettre qui porte la date du 11 août 1792 et non de 1789.[Retour au Texte]
Note 4: Albert Sorel: L'Europe et la Révolution française.[Retour au Texte]
Note 5: Le marquis de Larouzière était un gentilhomme d'Auvergne qui avait siégé aux États généraux. Il ne tarda pas à émigrer. Lié avec Condé, il lui écrivait fréquemment et reçut de lui de nombreuses lettres, dont je dois la communication à son petit-fils.[Retour au Texte]
Note 6: Condé à Larouzière, 12 décembre 1789. Le marquis de Vassé était écuyer du prince de Condé. Sous la Restauration, il devint général.[Retour au Texte]
Note 7: Condé à Larouzière, 11 décembre 1789.[Retour au Texte]
Note 8: Le lieutenant général, baron de Vioménil. Il mourut le 9 novembre 1792, d'une blessure qu'il avait reçue dans la journée du 10 août.[Retour au Texte]
Note 9: Papiers Larouzière.[Retour au Texte]
Note 10: Le marquis de La Queuille, passionnément dévoué à la famille royale, résidait encore à Paris et servait d'intermédiaire entre le roi et le comte d'Artois. Il n'émigra qu'en 1791.[Retour au Texte]
Note 11: Recueil Feuillet de Conches.[Retour au Texte]
Note 12: Condé à Larouzière, 23 janvier 1790.[Retour au Texte]
Note 13: Voir mon Histoire des Conspirations royalistes du Midi pendant la Révolution. Paris, Hachette.[Retour au Texte]
Note 14: Dépêches du prince Belosselsky, publiées par la princesse Lise Troubetzkoï. Paris, Leroux, 1901.[Retour au Texte]
Note 15: On en doit la publication à M. Léonce Pingaud. 2 vol., Paris, Plon-Nourrit.[Retour au Texte]
Note 16: Recueil Feuillet de Conches.[Retour au Texte]
Note 17: Voir: Le Cardinal de Bernis, par Frédéric Masson, pages 512-514.[Retour au Texte]
Note 18: Le comte d'Artois à Madame Élisabeth, 4 février 1792.[Retour au Texte]
Note 19: Papiers de Castries.[Retour au Texte]
Note 20: Recueil Feuillet de Conches.[Retour au Texte]
Note 21: Après cette mission, on le perd de vue jusqu'en 1792. De deux lettres de son frère au comte Ostermann, vice-chancelier de Russie, il résulte qu'à cette époque il était en disgrâce pour une cause ignorée, et que le prince de Nassau, un moment son protecteur, l'avait abandonné. En 1793, dans des circonstances assez obscures, il fut arrêté à l'armée du prince de Cobourg. Son frère intervint de nouveau pour le défendre et écrivit à Catherine. Sur la supplique qu'elle reçut de lui, elle a écrit de sa main: «Priez l'ambassadeur qu'il nous soit communiqué pourquoi Bombelles a-t-il été arrêté par le prince de Cobourg. Quant à moi, je pense que son frère, le marquis de Bombelles, a lui-même usé de ce pauvret pour transmettre des informations au prince de Cobourg.» Les documents sont muets sur la suite de cette affaire.[Retour au Texte]
Note 22: Il existe de lui des notes manuscrites que j'ai utilement consultées.[Retour au Texte]
Note 23: Journal de M. Suleau, rédigé à Coblentz, dédié à toutes les puissances. À Neuwied sur le Rhin et à Paris, 1791.[Retour au Texte]
Note 24: Tout porte à croire que le mariage n'eut lieu que le 19 décembre 1798. C'est la date donnée par l'almanach de Gotha de 1800. Celui de 1799 avait signalé déjà le fait, mais sans indication d'époque. Dans ses Mémoires inédits, le marquis de Bouthillier se dit en situation de supposer que le mariage fut célébré en Pologne, secrètement, alors que l'armée de Condé était à la solde de la Russie.[Retour au Texte]
Note 25: Archives du Chantilly.[Retour au Texte]
Note 26: Charles Gomel, Histoire française de la Législative et de la Convention. Paris, Guillaumin.[Retour au Texte]
Note 27: Pour ce qui concerne l'émigration religieuse, je renvoie mes lecteurs au savant ouvrage de M. l'abbé Sicard que j'ai déjà mentionné.[Retour au Texte]
Note 28: Mémoires inédits du marquis de Bouthillier.[Retour au Texte]
Note 29: Notes manuscrites du peintre Danloux. Il avait émigré, et fut à Londres, durant son séjour, l'artiste à la mode.[Retour au Texte]
Note 30: Lettres de Christin, publiées à la suite du Journal de la princesse Tourkestanow. Archives russes.[Retour au Texte]
Note 31: Victor-Amédée III était mort le 16 octobre.[Retour au Texte]
Note 32: Archives de Chantilly.[Retour au Texte]
Note 33: Les détails qui suivent sont tirés des rapports que le prince de Nassau envoyait à Calonne, et que nous avons trouvés dans la copie de lettres de ce dernier.[Retour au Texte]
Note 34: Pour la mission Talleyrand, lire le récit qu'en a fait M. Albert Sorel dans son livre intitulé: l'Europe et la Révolution française, t. III, et la correspondance diplomatique de Talleyrand (mission de 1792), publiée par M. G. Pallain. Quant à la mission Christin, elle n'a pas d'histoire, et, vraisemblablement, on n'en saura jamais plus que ce qui est raconté ici.[Retour au Texte]
Note 35: Papiers inédits du maréchal de Castries.[Retour au Texte]
Note 36: Cette affirmation exprimait précisément le contraire de la vérité.[Retour au Texte]
Note 37: Cette pièce importante existe dans les papiers du maréchal de Castries, à qui elle fut remise par Mallet du Pan, au mois de juin 1792, lorsqu'ils se virent à Cologne.[Retour au Texte]
Note 38: Recueil des dépêches du prince de Belosselsky.[Retour au Texte]
Note 39: L'entretien de leur maison entre dans ce chiffre pour 1 300 000 francs, celui de l'armée pour 19 000 000. L'escompte des valeurs et les frais de change ont absorbé le reste. (Papiers du maréchal de Castries.)[Retour au Texte]
Note 40: Dépêches du prince Belosselsky.[Retour au Texte]
Note 41: Archives de Chantilly.[Retour au Texte]
Note 42: Papiers d'Harcourt.[Retour au Texte]
Note 43: Le comte d'Artois au comte de Vaudreuil.[Retour au Texte]
Note 44: Archives de Chantilly.[Retour au Texte]
Note 45: Il est intéressant de mentionner le jugement que le comte de Langeron, général émigré en Russie, porte, dans ses Mémoires inédits, sur le futur ministre de la Restauration: «Une âme ardente, une soif indicible de gloire, une tête bien organisée et un cœur pur, voilà ce qui distingue le petit-fils du maréchal de Richelieu. Il avait beaucoup des qualités de son grand-père et pas un seul de ses vices. Qu'on joigne à ces perfections aussi rares que précieuses une éducation excellente, six années de voyages, et l'on verra ce que pouvait promettre M. de Richelieu.»[Retour au Texte]
Note 46: Papiers d'Harcourt.[Retour au Texte]
Note 47: Archives Woronsow.[Retour au Texte]
Note 48: Archives de Chantilly.[Retour au Texte]
Note 49: Papiers de Castries.[Retour au Texte]
Note 50: Je rappelle que je n'écris pas l'histoire de la Révolution, mais celle des émigrés, et, qu'en conséquence, je dois passer rapidement sur ces faits dont j'ai parlé avec plus de détails dans mon livre: la Conjuration de Pichegru.[Retour au Texte]
Note 51: C'est à tort que l'historien Forneron accuse le prince de les avoir vendus pour ses besoins personnels. L'erreur est d'autant plus incompréhensible que la correspondance échangée à cette occasion, entre le comte d'Artois et le maréchal de Broglie, a été plusieurs fois imprimée.[Retour au Texte]
Note 52: Archives de Chantilly.[Retour au Texte]
Note 53: Papiers du maréchal de Castries.[Retour au Texte]
Note 54: Papiers du maréchal de Castries.[Retour au Texte]
Note 55: Cet entretien est reconstitué d'après les lettres du comte d'Artois à son frère.—Papiers du maréchal de Castries.[Retour au Texte]
Note 56: Les documents cités dans ce volume, sous la signature du comte de Saint-Priest, ne figurent pas, sauf un très petit nombre, dans l'ouvrage consacré à cet homme d'État par le baron de Barante.[Retour au Texte]
Note 57: Papiers de Puisaye, cités par feu l'abbé Charles Robert dans son livre sur Quiberon.[Retour au Texte]
Note 58: Rio: Épilogue à l'art chrétien.[Retour au Texte]
Note 59: L'île Dieu, arrondissement des Sables-d'Olonne, à vingt-neuf kilomètres du continent. Dans tous les documents, elle est désignée île d'Yeu.[Retour au Texte]
Note 60: Manuscrit de Rohu.[Retour au Texte]
Note 61: Archives de Chantilly.[Retour au Texte]
Note 62: Archives de Chantilly.—Nulle autre part, que je sache, il n'est fait mention de cette boucherie, ce qui permet de mettre en doute sa réalité.[Retour au Texte]
Note 63: Archives de Chantilly.[Retour au Texte]
Note 64: Archives de Chantilly.[Retour au Texte]
Note 65: M. le docteur Thomas de Closmadeue a rendu à la science historique l'inappréciable service de rechercher dans les archives de Bretagne ceux qui y étaient ensevelis sous la poussière, et de les réunir, en les commentant, dans un volume de six cents pages in-8o, intitulé Quiberon, Émigrés et Chouans, lequel est à proprement parler une œuvre de bénédictin. On trouve là les interrogatoires des rebelles devant les commissions militaires, revêtus de leur signature, les jugements de celles-ci et la comparaison raisonnée de ces documents décisifs avec les innombrables légendes qui ont eu cours durant un siècle. Ces légendes y sont ainsi noyées sous un flot de lumière. Les amateurs d'histoire pourront encore lire avec profit la relation du comte de Vauban, qui commandait un corps de chouans, celle de Rouget de l'Isle, qui servait de secrétaire à Tallien. De nos jours, feu le sénateur La Sicotière, dans sou beau livre sur Frotté et les insurrections normandes, et M. Chassin, dans une attachante étude sur Quiberon, ont apporté un très précieux contingent à la vérité. Voir aussi le récent ouvrage de l'abbé Robert.[Retour au Texte]
Note 66: Archives de Chantilly.[Retour au Texte]
Note 67: Archives des Affaires étrangères.[Retour au Texte]
Note 68: Voir mon livre la Conjuration de Pichegru. Plon, Nourrit et Cie.[Retour au Texte]
Note 69: L'Angleterre et l'Émigration française, par André Lebon, p. 352. Les papiers de Wickham, réunis dans cet ouvrage, nous ont fourni de précieux renseignements.[Retour au Texte]
Note 70: Papiers du maréchal de Castries.[Retour au Texte]
Note 71: Potemkin mourut à Jassy, en 1791, dans un accès de colère provoqué par la nouvelle que Catherine, profitant de son éloignement momentané de l'armée, avait ordonné a Repnin de signer la paix. «Cet homme prodigieux n'ayant aucune éducation, suppléait à tout, dit le comte de Langeron dans ses Mémoires inédits, par l'étendue et la force de son génie. Il n'avait rien appris, mais il avait tout deviné. Son esprit était aussi gigantesque que son corps. Il savait concevoir et exécuter tous les prodiges, et c'était l'homme qu'il fallait à Catherine, qui aimait les prodiges. La conquête de la Crimée, la soumission des Tartares, la transplantation des Saporoves sur le Couban et leur civilisation, la fondation de Kerson, de Nicolaïew et de Sevastopol, l'établissement des chantiers de la marine dans ces trois villes, la construction d'une flotte supérieure à celle des Turcs, la domination de la mer Noire, les nouvelles branches de richesses offertes à la Russie par le commerce de cette mer et l'ouverture des ports où se rendent maintenant tous les vaisseaux de l'Europe par une route inconnue ou du moins oubliée il y a quarante ans, toutes ces merveilles qu'on doit au prince Potemkin doivent lui assurer la reconnaissance de sa nation et lui faire pardonner par la postérité de la génération passée tout ce qu'elle a eu à en souffrir.»[Retour au Texte]
Note 72: C'est à dessein, je crois devoir le répéter, que je ne m'attarde pas ici à ce retentissant épisode de l'Émigration, auquel j'ai déjà consacré un long récit: La Conjuration de Pichegru, et dont j'aurai d'ailleurs à reparler, dans le second volume de cette histoire, à propos du 18 fructidor.[Retour au Texte]
Note 73: C'est de ce rapport inédit que sont extraits les détails qui précèdent. Il porte la date du 28 octobre 1796. Nous en avons trouvé la minute dans les papiers du maréchal de Castries.[Retour au Texte]
Note 74: Voir encore, pour le séjour des émigrés à Hambourg, le très attachant ouvrage de M. de Lescure sur Rivarol.[Retour au Texte]
Note 75: La France, en 1798, exigea l'expulsion des émigrés et ne put l'obtenir. Les relations diplomatiques avec Hambourg furent rompues, et rétablies seulement en 1800.[Retour au Texte]
Note 76: En 1799, le prince Repnin, ministre de Russie à Berlin, avait écrit à une dame d'honneur de l'Impératrice. Cette lettre, dans laquelle il se plaignait des procédés du tsar, tomba aux mains de celui-ci. Furieux, il chassa la dame d'honneur, dépouilla Repnin de ses charges, l'exila et exila du même coup trente personnes, parmi lesquelles se trouvait Platon Zoubof. Ce dernier rentra en grâce, cependant. Il était à Saint-Pétersbourg, en 1801, lors de la conspiration ourdie contre Paul Ier. Il fut un des assassins de ce prince. Voir mon livre Conspirateurs et Comédiennes Paris, Juven.[Retour au Texte]
Note 77: L'opinion de Saint-Priest sur Mlle de Nélidof est confirmée par les faits, notamment par la vive et durable affection que la favorite inspira à l'Impératrice, modèle de dévouement et de vertu, dont la piété eût répugné à couvrir ainsi l'adultère de son mari. Les billets qu'échangeait quotidiennement le tsar avec son amie donnent une grande autorité aux défenseurs de Mlle de Nélidof. Publiés récemment dans le recueil des Archives russes, ils attestent le désintéressement de la favorite, son esprit, sa bonté, dont les émigrés eurent souvent à se louer. Elle refusa tous les présents que lui offrit l'empereur, et particulièrement deux mille paysans. Elle n'accepta de faveurs que pour son frère, page à la cour, et qui devint plus tard ministre de la guerre. On peut donc supposer qu'il n'y eut entre elle et son impérial adorateur qu'une sorte d'amitié mystique qui était bien dans la nature de Paul Ier. Elle n'était pas jolie, mais pleine d'amabilité et de grâce. Peu de temps avant la mort de l'Empereur, impuissante à faire le bien, elle se retira au couvent de Smolnoï, où elle mourut en 1840, entourée de la vénération de la famille impériale. La princesse Lise Troubetskoï a publié récemment la correspondance de l'Impératrice, femme de Paul Ier, avec Mlle de Nélidof. (Paris, Ernest Leroux.)[Retour au Texte]