Histoire de l'Émigration pendant la Révolution Française. Tome 1: De la Prise de la Bastille au 18 fructidor
V
MONSIEUR DEVIENT ROI
Depuis près d'une année, le Régent était à Vérone, rongeant son frein, maudissant son inaction, voyant à regret le temps s'écouler sans profit pour sa cause, au milieu des basses intrigues, des pénibles conflits, des âpres rivalités que faisaient naître la tristesse et les duretés de l'exil. Morne et dénuée de tout était sa cour où la pénurie de ses ressources l'empêchait d'appeler la comtesse de Provence: la table peu abondante, sans élégance, la domesticité mal vêtue, la maison qu'il habitait pauvrement meublée. Sous ses yeux, tout lui parlait de sa misère. Fût-il parvenu à l'oublier, elle lui aurait été rappelée par les demandes qui lui arrivaient chaque jour, par les lettres émouvantes qui lui décrivaient la détresse de ses plus fidèles serviteurs, détresse aggravée de mois en mois, et qu'il était impuissant à soulager. Aussi brûlait-il de quitter Vérone et maudissait-il les circonstances qui l'y retenaient: le refus de l'Autriche de le laisser rejoindre l'armée de Condé, celui de l'Espagne, qui s'obstinait à ne pas le recevoir avec les honneurs auxquels il avait droit et voulait, en l'accueillant, le condamner à une existence sans éclat et sans dignité, qu'il considérerait comme un nouveau malheur s'il était obligé de la subir. Il ne s'était jamais trouvé à sa place dans les États vénitiens. Mais le séjour lui en était devenu plus odieux depuis le mois de septembre 1794. À cette date, la république de Venise avait reçu avec un caractère public, un envoyé de la Convention, Lallemant, chargé de la représenter. La présence de ce diplomate, témoignage des bons rapports qui existaient entre les deux gouvernements, créait au Régent une situation humiliante et douloureuse. On ne le tolérait que grâce à la protection de la légation de Russie. Tous ses actes étaient surveillés, ses propos colportés, sa sûreté même lui paraissait menacée par les nombreux espions que Lallemant entretenait à Vérone.
À l'arrivée de ce personnage, il avait voulu partir. Le maréchal de Castries, qui d'ailleurs le poussait à donner un autre théâtre à son action, avait été le premier confident de son projet. Il lui écrivait:
«Je ne puis plus demeurer ici. J'ai demandé au roi de Sardaigne de me recevoir. Mais, s'il le fait, ce ne pourra être que pour peu de temps. J'ai aussi écrit en Angleterre et en Espagne. Mais je vous avoue que je n'ai guère envie d'y aller, parce que je crains que le résultat ne soit que mon frère ne fasse tout et moi rien. Ce n'est point son intention, je le sais; mais vous savez encore mieux que moi ce qui se passe à cet égard. J'écris au duc d'Harcourt une lettre où vous croyez bien que je n'entre pas dans les mêmes détails qu'ici, mais où je lui dis que, craignant la nullité si je passe en Espagne, je le charge de s'assurer qu'à la première porte ouverte en France, on m'y appellera et de détruire l'opinion que mon frère puisse tout faire en mon absence. Je vous enverrai plus tard la copie de cette lettre. Ce serait maintenant un trop grand travail de la chiffrer. Mais je vous en dis assez ici pour vous en faire saisir l'esprit et vous mettre en état de l'appuyer comme je vous prie de le faire. Si le roi de Sardaigne me reçoit, ce ne pourra être que pour peu de temps. Mais à quelque époque que je perde ce dernier asile, si, comme je l'espère, l'Espagne ne m'a pas appelé, je prendrai le seul parti qui me reste: celui de me rapprocher de mon frère, et je crois que personne ne pourra m'en blâmer.»
Cette lettre nous révèle le fond du cœur de celui qui l'a signée. Naguère encore, il voulait aller en Espagne. Maintenant, il ne le voulait plus, parce que cette puissance, dont les armées étaient vaincues, ne pouvait lui offrir qu'un asile misérable où il serait oublié si même il n'en était chassé. L'Espagne, en effet, allait conclure la paix avec la République. Ses défaites et la pénurie de son trésor la réduisaient à cette extrémité. Vainement, Godoï, en le donnant à entendre à d'Havré, le pressait «de rassurer Monsieur et de le convaincre que, la paix fût-elle signée, il n'aurait pas à se repentir de la confiance avec laquelle il s'était jeté dans les bras de son cousin», ce n'étaient là que phrases sonores et vides, qui n'atténuaient en rien la réalité: les Bourbons de France n'avaient plus rien à attendre des Bourbons d'Espagne.
D'autre part, alors que le Régent devait supposer, à lire les lettres du comte d'Artois, qu'avant peu celui-ci serait conduit en Vendée et s'y couvrirait de gloire, il s'inquiétait des succès possibles de ce cadet dont, en ce cas, l'activité ferait honte à sa propre inaction. Il voulait alors prouver qu'il existait. Il envoyait des ordres à Condé qui était à Mulheim, sur le Rhin, avec l'armée autrichienne; il lui accordait le droit d'octroyer des grades, de recevoir dans son armée les officiers républicains qui voudraient se rallier; il l'invitait à tenter d'entrer en rapports avec le général Pichegru pour l'intéresser à la cause royale; il suivait enfin d'un œil anxieux la négociation laborieuse qui se poursuivait à Londres en vue de faire passer le comte d'Artois en Vendée ou en Bretagne.
Il se demandait encore si, conformément au conseil que lui avait fait donner le ministre autrichien Thugut, il entrerait en rapports avec Tallien, Sieyès, Cambacérès et autres thermidoriens. Thugut s'était étonné—il l'avait dit à Polignac—que les princes n'eussent personne à Paris pour agir dans leur intérêt. Monsieur aurait pu déclarer, en réponse à cette critique, qu'il avait ses agents, lesquels suffisaient à tout. Mais on lui eût répliqué qu'ils étaient bien turbulents, bien incapables et que par leurs conseils, leurs agitations, leurs imprudences, ils desservaient la cause royale plus qu'ils ne la servaient. Enfin, il faisait agir auprès du Saint-Siège, afin que le pape se déclarât pour lui, prît sa cause en mains et, en lui accordant cette reconnaissance de son titre de Régent que les puissances refusaient toujours, leur donnât le bon exemple. Mais Pie VI refusait et alléguait que le Saint-Siège n'avait pas à prendre parti dans les affaires intérieures des États; il ne voulait pas soulever la question du serment imposé aux prêtres français. Ce serment, il le réprouvait, quoiqu'il s'abstînt de le dire, «de peur d'appeler sur lui les foudres de la France».
Ce qui surtout troublait le Régent, l'emplissait tout à la fois de contentement et d'appréhension, c'est qu'il se sentait à la veille de devenir roi. L'orphelin enfermé au Temple était en train de mourir. Les nouvelles qui parvenaient à Vérone, le 7 mars, en date du 16 janvier, ne laissaient aucun espoir de le sauver. «On le croit empoisonné.» Le Régent, tout en déclarant qu'il était «plus qu'inquiet sur l'existence du petit roi», en prenait bien vite son parti: «J'attendrai d'être sûr de la nouvelle avant de paraître y croire. Mais alors, je ferai part à tous les souverains de mon avènement à la couronne. Ils me reconnaîtront s'ils font bien. Mais dussent-ils ne pas me reconnaître, c'est un devoir dont rien ne me dispense.» Et dès ce jour, il étudiait dans les ouvrages spéciaux le cérémonial du sacre, et il en faisait la répétition avec son favori, d'Avaray, comme s'il eût été au moment de partir pour Reims.
Le 8 juin, l'événement, qu'il espérait peut-être plus qu'il ne le redoutait, se produisit. Le fils de Louis XVI mourut dans le cachot où l'avait séquestré la Convention et martyrisé son geôlier. La nouvelle de sa mort arriva à Vérone le 21 du même mois. Le 24, Monsieur se proclamait roi de France sous le nom de Louis XVIII, et faisait part de son avènement à toutes les cours d'Europe: «L'amitié dont Votre Majesté m'a donné des marques, disait-il au roi d'Angleterre, m'engage à lui communiquer avec empressement la peine que je ressens et à lui notifier mon avènement à un trône ensanglanté par les malheurs de ma famille, et que j'espère relever avec l'aide de Dieu et de mes puissants alliés.» La notification aux autres cours était conçue à peu près dans les mêmes termes. Envers le pape, le nouveau souverain prenait en outre l'engagement de «faire fleurir la religion catholique, apostolique et romaine dans son royaume», quand il l'aurait recouvré.
En prenant possession du pouvoir royal, il était tenu d'adresser «à son peuple» une proclamation. Que serait-elle? Celle qu'en 1792, on avait fait signer à Brunswick, menaçait de mort tous les Français qui ne se soumettraient pas à l'autorité royale, et les Français avaient balayé les armées de l'Europe; les princes, à la même époque, disaient à Louis XVI: «Ne craignez rien; ils n'oseront pas vous toucher,» et Louis XVI était monté sur l'échafaud. Dans ces récents et tragiques souvenirs, il y avait des leçons dont il semble que le nouveau roi aurait dû profiter. Mais il était écrit qu'il ne les comprendrait qu'en remontant effectivement sur le trône. En 1795, l'exil les lui voilait, l'exil et aussi la violence des passions qui, depuis le 9 thermidor, s'étaient déchaînées parmi les émigrés.
—Point d'accommodement! s'écriait d'Antraigues.
Le comte Ferrand demandait que quarante-quatre mille exécutions, «une par municipalité», signalassent la rentrée des autorités légitimes; le comte d'Oultremont voulait «qu'on pendît tout ce qui restait de l'Assemblée constituante». À Londres, c'était un débordement de folies, de propos extravagants. Les uns entendaient qu'à Paris, les femmes qui n'avaient pas émigré fussent fouettées par la main du bourreau; les acheteurs des biens du clergé, d'après d'autres, devaient être fusillés, et on célébrait l'énergie des chouans qui déjà, assurait-on, en avaient fusillé dix-huit cents. Quelque modéré s'indignait-il de ces menaces, de ce désir «de mettre tout à feu et à sang», on lui prédisait le même châtiment qu'aux monarchiens et aux jacobins. Le spectacle est navrant de ces ressentiments et de ces fureurs arrachés aux victimes par l'excès de leurs souffrances.
Sans doute, il en était parmi elles qui réprouvaient ces propos.
—Je ne désire plus le triomphe de mon parti, avouait un émigré. Vaincus, nous ne sommes que malheureux; vainqueurs, nous deviendrons scélérats.
Mme de la Roche-Aymon exaltée entre toutes avant thermidor, s'était ensuite apaisée.
—La première Constitution venue, pourvu qu'elle me fasse dormir tranquille et me conserve ce que je n'ai pas encore perdu.
La duchesse de Duras allant à la guillotine, quelques heures avant la chute de Robespierre, faisait entendre les mêmes avis.
—Vous allez revoir bien des émigrés, madame, prêchez-leur la modération. Apprenez-leur qu'il faut qu'ils quittent leurs anciennes idées ou qu'ils fassent un mal affreux à nous et à eux-mêmes.
«Tout ce qui reste des nôtres en France, est-il dit dans une lettre, rendu impunément à la vie, après avoir été deux ans sous le couteau, ne soupire qu'après la paix, n'attend et ne désire la monarchie que du temps, ne croit pas, ni que les esprits sont encore mûrs pour son rétablissement, ni que ce rétablissement puisse s'opérer par la violence ou la famine, les étrangers ou les émigrés. Tous, tant que nous sommes d'émigrés, nos amis nous redoutent autant que nos ennemis nous haïssent. Du reste, nous sommes partout environnés d'espions. Nous en avons même au milieu de nous. Nos imprudences, nos violences, nos menaces, nos projets de vengeance, tout cela est rapporté à Paris. Chaque courrier attise la haine. Les chouans sont jugés comme une poignée de voleurs et de brigands.»
Il y avait donc parmi les émigrés des esprits modérés et prévoyants. Mais ils constituaient une minorité, et si leurs paroles arrivaient jusqu'au nouveau roi, elles étaient étouffées par les propos des violents. Entre des opinions si contraires, il n'entendait que celles qui flattaient sa propre passion, et quoiqu'il reconnût la nécessité de contenir dans une certaine mesure les violences dont il recueillait les échos, elles se firent sentir dans la déclaration qu'il publia quinze jours après son avènement.
Il commençait par promettre le pardon aux auteurs des erreurs du peuple; mais de ce pardon, les régicides étaient exceptés. Il entendait unir la fermeté à la clémence. Ce qu'il prônait ensuite dans ce document où se révélaient les illusions qu'il caressait encore et que les événements ultérieurs devaient détruire une à une, c'était un retour pur et simple à l'antique constitution du royaume. Elle mettait dans la main du roi tous les pouvoirs, en n'accordant à ses sujets que des garanties qu'il pouvait impunément violer: c'était là son vice. Cependant, dans la pensée de Louis XVIII, ce régime, l'ancien régime, devait suffire à tout. Il s'engageait, il est vrai, à en poursuivre les abus. Mais, sous cette réserve, il voulait remettre les choses en l'état où la Révolution les avait trouvées: la religion catholique, religion du royaume; les autres cultes simplement reconnus; hérédité du pouvoir; maintien des trois ordres; États généraux dont le consentement était nécessaire pour l'établissement de nouvelles contributions ou l'augmentation des anciennes, et qui pouvaient formuler des vœux, mais que le roi de son côté pouvait, à son gré, convoquer ou dissoudre; pouvoir législatif et exécutif concentré dans ses mains, et enfin les parlements dépositaires et gardiens des lois.
Tel était, six ans après la Révolution, alors qu'un souffle démocratique passait sur la France, et que même, pour beaucoup de royalistes, les doctrines libérales devaient être substituées aux doctrines autoritaires du passé, tel était l'idéal de gouvernement que Louis XVIII croyait réalisable. La déclaration de Vérone portait l'empreinte de cette crédulité. Ce qui devait achever de la rendre impopulaire, c'est qu'aucune garantie n'y était assurée aux propriétaires de biens nationaux. Elle ne pouvait être considérée que comme un engagement de livrer la France aux émigrés.
Après cette première et regrettable manifestation, le roi s'occupa de reconstituer son conseil. Jusqu'à ce jour, le maréchal de Castries, à Cologne d'abord, à Nimègue ensuite, et le baron de Flachslanden auprès du prince, avaient été préposés à la direction politique de la régence. Le marquis de Jaucourt les assistait. À ce conseil dont Monsieur présidait les délibérations, mais dont son favori, le comte d'Avaray, «un autre lui-même, pour lequel il n'avait rien de caché,» était le censeur et le juge en dernier ressort, le roi adjoignit deux gentilshommes honorés de son estime: le duc de La Vauguyon, fils de son ancien gouverneur, naguère encore ambassadeur à Madrid, après avoir fourni une honorable carrière militaire, et le comte de Saint-Priest, qui avait été ministre sous Louis XVI. La Vauguyon se trouvait à Vérone; il prit possession de ses fonctions et les remplit de telle façon que, volontairement ou non, il eut détruit en quelques mois l'influence du maréchal de Castries.
Celui-ci, dès ce moment, avait cessé de plaire. Les mérites que naguère on vantait en lui, on les lui contestait maintenant, en recommençant à tenir à son égard la même conduite qu'envers Calonne, dont les services étaient de plus en plus oubliés et qui devait, à peu de temps de là, tomber dans une disgrâce définitive pour avoir osé prétendre, dans une brochure publiée à Londres, que le maintien de l'ancienne constitution sans changement serait considéré par la majorité des Français comme un retour aux anciens abus. Au vieux maréchal, ses adversaires reprochaient d'être un cerveau étroit, un barbouilleur de papier en mauvais style, sans idées, dont la nullité «avait tout anéanti». On le rendait responsable de l'échec de la politique des princes.
En réalité, ce que cachaient ces propos, c'était le dépit causé dans l'entourage royal par son indépendance, sa hauteur et certains de ses conseils. Ne s'était-il pas avisé, à l'avènement de Louis XVIII, de supplier d'Avaray de se refuser à entourer le roi d'une garde particulière. «Ce n'est pas descendre de son rang que d'en écarter le faste, lorsque l'objet en soi est rempli.» D'Avaray, «capitaine des gardes,» ne lui pardonnait pas ce conseil. Au roi lui-même, le maréchal avait osé écrire: «Un capitaine des gardes et un gentilhomme de la chambre me semblent suffisants. C'est le faste qui a renversé le trône; c'est l'opinion qu'il avait reparu à Coblentz, qui a fait dire dans bien des cabinets que le successeur des Bourbons était incorrigible.»
Froissé par de si dures vérités, Louis XVIII ne tolérait plus que contraint et forcé l'ingérence du maréchal dans ses affaires. Quand il eut expérimenté La Vauguyon, il résolut de le mettre à la place d'un serviteur trop peu courtisan. Le maréchal était venu à Vérone au mois d'août 1795; il en partit disgracié au commencement de l'année suivante. La Vauguyon lui succéda. Mais ce ne fut que pour un temps; il eut, comme on le verra, le même sort que ses deux prédécesseurs, et son emploi échut à Saint-Priest.
À la date où il était appelé à Vérone pour siéger dans le conseil du roi, Saint-Priest résidait à Stockholm. Il s'y était réfugié en 1791, en quittant le ministère: «Venez donner à un roi libre, hors de son trône, lui disait Louis XVIII, le secours de vos lumières et de vos talents, comme vous l'avez donné à un roi captif sur son trône.» En recevant cette pressante invitation, il se promit sans marchander[56]. Mais lorsque, vers la fin de septembre, il allait se mettre en route pour s'y rendre, il fut averti que la cour de Vienne désirait qu'il représentât auprès d'elle le prétendant.
Chargé de notifier à Catherine l'avènement de Louis XVIII, Polignac venait de partir pour la Russie, et son dessein était de s'y fixer. La Fare, évêque de Nancy, était arrivé à Vienne pour le remplacer; mais il n'avait pas su plaire. L'Empereur avait alors manifesté le désir d'avoir Saint-Priest à sa cour. Ce fut le ministre de Russie en Suède qui fit à celui-ci cette communication au nom de l'Autriche. Il ajouta que sa propre souveraine, Catherine II, engageait le vieux serviteur des Bourbons à ne pas se dérober à ce qu'on attendait de lui. Quoiqu'il fût difficile à Saint-Priest de se fixer à Vienne quand le roi l'appelait à Vérone, cette circonstance le décida à passer par Saint-Pétersbourg en allant rejoindre Louis XVIII. Il prit cette résolution sans le consulter. Il fut néanmoins approuvé. Le roi profita même de son séjour en Russie pour le charger de solliciter de Catherine qu'elle entrât effectivement dans la coalition.
En attendant l'arrivée de Saint-Priest à Vérone, le conseil du roi se trouva donc composé du maréchal de Castries, du baron de Flachslanden, du duc de La Vauguyon, du marquis de Jaucourt et du comte d'Avaray. Les comtes de Damas, de Cossé-Brissac, d'Hautefort, le chevalier de Montaignac, le bailli de Crussol, le duc de Gramont, le duc de Villequier, Cazalès, les évêques d'Arras et de Vence complétaient sa cour.
L'agitation résultant de ces changements et de ces mesures remplit les premières semaines qui suivirent l'avènement de Louis XVIII. Puis on apprit que la Russie et la Suède reconnaissaient le nouveau roi. La réponse de Catherine à la notification que lui avait apportée Polignac, lui remise au prétendant par Mordwinoff, le ministre impérial à Venise, qui dès ce jour vint fréquemment à Vérone et s'appliqua à l'entourer d'hommages. Mais, s'ils prouvaient que la protection de sa souveraine était acquise au roi de France, ils ne modifiaient pas les dispositions des autres puissances, qui, malgré tout, refusaient de le reconnaître et persistaient à le qualifier M. le comte de l'Isle. La mort du fils de Louis XVI influait sur elle, les poussait à la paix, convaincues qu'elles étaient, pour la plupart, que c'en était fait des Bourbons et qu'il fallait s'accommoder du gouvernement existant en France, maintenant qu'il était délivré des Jacobins. La Prusse avait pris l'initiative de cette politique nouvelle en signant à Bâle la paix avec la France. L'Espagne négociait dans le même but. Les Pays-Bas avaient proclamé leur union avec la République, et quoique l'Autriche tînt encore la campagne en Alsace, on ne pouvait fonder d'espoir sur elle, parce qu'elle faisait la guerre pour conquérir, et non dans l'intérêt des Bourbons. L'Angleterre, il est vrai, avait armé les émigrés, et une escadre venait de partir de Portsmouth pour les transporter en Bretagne. Mais si cette expédition échouait, le gouvernement britannique ne se résignerait-il pas, lui aussi, à la paix? Resterait alors l'impératrice de Russie? Modifierait-elle l'attitude de réserve et d'attente qu'elle avait gardée jusque-là et ferait-elle marcher ses armées? À cet égard, on ne pouvait se prononcer. Il fallait attendre les résultats des démarches dont le roi avait chargé le comte de Saint-Priest.
Dans ces conjonctures, Louis XVIII, abandonnant ses anciennes idées sur l'Espagne et l'Autriche, ne voyait plus qu'un théâtre possible pour sa personne: la Vendée. Aux visiteurs qui se succédaient près de lui, il demandait ordinairement ce qu'on y pensait de sa personne. C'était là sa grande préoccupation. Il redoutait que son oisiveté forcée, son impuissance donnassent à ses sujets une fausse idée de sa valeur personnelle et de ses sentiments. Aussi, à tous ceux qui venaient, ne cessait-il de parler de son ardent désir de se rendre à l'armée de Condé ou de passer en Vendée, d'affronter les périls des combats, de jouer un rôle militaire. Mais ces propos n'avaient pas de retentissement; il était inconnu à son pays. Ceux qui parfois y parlaient de lui, soit pour l'attaquer, soit pour le défendre, le rendaient redoutable ou ridicule en le présentant tantôt comme avide de venger les malheurs de sa famille et les souffrances de la noblesse émigrée, tantôt comme physiquement incapable de jouer un grand rôle et disposé à laisser à son frère seul l'honneur «de lui ouvrir son royaume». Le souci de donner de lui une autre opinion apparaît avec éclat dans une lettre qu'il écrivait au duc d'Harcourt:
«Mon inactivité forcée donne occasion à mes ennemis de me calomnier. Elle m'expose même à des jugements défavorables de la part de ceux qui me sont restés fidèles, jugements que je ne puis appeler téméraires, parce que ceux qui les portent ne sont pas instruits de la vérité ... On vous dira que les progrès de Monsieur me permettent une entière sécurité; on me conduira dans mes États. Mais cela signifie uniquement que l'on me fera venir lorsque les plus grands dangers seront passés. Dieu m'est témoin, et vous le savez, mon cher duc, vous qui connaissez le fond de mon cœur, que j'entendrai avec satisfaction mon peuple répéter le cri des Israélites: Saül a tué mille hommes et David dix mille. Mais ma joie comme frère ne fait rien à ma gloire comme roi; et, je le répète, si je n'acquiers pas une gloire personnelle, si mon trône n'est pas entouré de considération, mon règne sera peut-être tranquille par l'effet de la lassitude générale, mais je n'aurai pu construire un édifice solide.»
Les sentiments exprimés par ce langage revenaient à tout instant dans les entretiens du comte de l'Isle. Le souvenir de son aïeul Henri IV l'obsédait: «Ce n'est qu'en Vendée que je puis réellement l'imiter, disait-il, mourir ou satisfaire les regards de l'Europe fixés sur ma conduite. Une grande partie de ceux qui combattent pour moi ne m'ont jamais vu; je n'ai fait qu'une campagne dans laquelle on a à peine tiré un coup de canon.» Mais, sincère ou non, le désir qu'il exprimait ainsi ne devait pas plus être exaucé pour lui que pour le comte d'Artois, et le tragique dénouement de l'expédition de Quiberon allait détruire les espérances qu'ils avaient fondées sur les insurrections des royalistes de l'Ouest.[Lien vers la Table des Matières]
LIVRE CINQUIÈME
QUIBERON
I
PRÉPARATIFS DÉFECTUEUX
Bien qu'au mois d'avril 1795, l'expédition que devait commander Puisaye fût irrévocablement décidée et qu'on procédât activement à ses préparatifs, le comte d'Artois, à cette date, était à ce point laissé dans l'ignorance des plans qui allaient être exécutés, qu'il doutait encore de leur réalité. Non seulement on persistait à ne pas l'appeler à prendre part à leur élaboration, et Puisaye, bien qu'il lui eût délégué ses pouvoirs, négligeait de le tenir au courant des incidents auxquels ces préparatifs donnaient lieu, mais encore on affectait de lui en faire mystère. Aussi, dans l'isolement où il vivait, traînant son oisiveté à travers la petite république de Brême, s'irritait-il du dédaigneux abandon dont il était l'objet. Que d'amertume dans les plaintes qu'il adressait au duc d'Harcourt!
«Toutes vos lettres, jusqu'à l'époque du 20 avril, me flattent d'une expédition sur les côtes de France. Les ministres paraissent y compter, et M. de Puisaye avait l'air de n'en pas douter pour l'époque du mois de juin. Je persiste, plus que jamais, à penser que le salut de la France et la tranquillité de l'Europe sont attachés à cette expédition, et que les troubles qui existent dans toutes les parties de la France devraient en faciliter le succès et en rendre les effets décisifs pour la cause générale, si l'Angleterre voulait enfin se persuader que les moyens légitimes sont les seuls qui puissent réussir.
«Mais à quel espoir puis-je me livrer, lorsque je me rappelle tout ce qui s'est passé, et lorsque je compare la circonstance actuelle avec toutes celles dont on n'a pas voulu profiter depuis plus de dix-huit mois? Je ne rappellerai point ici les événements et je ne parlerai pas davantage de la manière dont le cabinet de Londres a répondu à ma franchise, à mon abandon, je dirai même à ma soumission absolue. Vous êtes instruit comme moi de tous ces objets, et tout en me recommandant la confiance, il est impossible qu'en relevant notre correspondance, vous n'accusiez pas le ministère de mauvaise volonté ou d'une faiblesse inexcusable.
«Est-ce donc dans le moment actuel où je puis être assez audacieux et assez confiant pour me flatter de voir réaliser, aujourd'hui, cette expédition promise depuis dix-huit mois et toujours retardée sous de vains prétextes? Car je mets en fait qu'un ministre loyal et homme d'État aurait su calculer qu'il fallait avoir l'air de tout abandonner, au dehors, pour tout défendre, tout rétablir et même tout conquérir au centre de la France, en étouffant dans son propre sein le germe qui détruira l'Europe.
«Sans rappeler le passé, qui est suffisamment gravé dans nos esprits, que vois-je à l'époque présente? La coalition des puissances anéantie, puisque le roi de Prusse a fait sa paix, puisque l'Empire est au moment de conclure la sienne, puisqu'enfin on assure que l'Espagne elle-même a suivi ce honteux exemple. Les rois de Naples et de Sardaigne ne tarderont pas à adopter les mêmes mesures, pour peu que la Convention leur en laisse la possibilité; il restera donc, pour le moment, l'Empereur et l'Angleterre. Mais, en admettant même, ce qui est difficile à croire, que Vienne et Londres n'aient pas donné leur assentiment aux paix qui sont conclues, et qui vont se conclure, connaissons-nous à ces deux cabinets assez de vigueur, de résolution et de moralité, pour penser qu'ils auront le noble courage de soutenir à eux seuls tout le poids de la guerre, et de rendre cette guerre aussi juste que salutaire, en renonçant à tout projet de conquête et en se déclarant les généreux soutiens des autorités légitimes? Nous avons malheureusement trop d'expérience pour nous livrer à un tel espoir, et il ne m'est que trop permis de craindre que l'Empereur ne tardera pas à traiter avec les régicides, et que, volontairement ou par manque d'énergie, l'Angleterre sera entraînée à suivre la même marche.
«Jetons maintenant nos regards sur l'intérieur; il y existe sûrement beaucoup de royalistes et beaucoup d'ennemis de la Convention, malgré le modérantisme qu'elle a adopté maintenant; mais peut-on comparer leur existence et leur position actuelle avec celle qu'ils avaient il y a quatre mois seulement, et, en supposant même que les vues de Charette, en traitant avec la République, puissent être excusables, ou en croyant qu'une partie des meneurs de la Convention veulent tendre à rétablir une sorte de monarchie (ce qui n'est guère probable), puis-je et dois-je me flatter que ce sera dans le moment présent, et d'après l'état actuel des affaires, au dehors et au dedans, que l'Angleterre va exécuter une expédition qu'elle a toujours retardée ou éludée, lorsque tout paraissait en assurer le succès?»
De ces lamentations qui n'étaient que trop justifiées, on doit conclure qu'un découragement profond s'était emparé du comte d'Artois et qu'il doutait tout autant du succès d'une expédition trop tardive, à son gré, que de cette expédition elle-même. Aussi, est-ce sans grand espoir et comme par acquit de conscience qu'il invitait d'Harcourt à s'informer des intentions positives du cabinet britannique. Le projet tenait-il toujours ou était-il abandonné? Et si, malgré la paix qui se négociait au même moment entre la Prusse et la République, l'Angleterre entendait continuer la guerre, à quel moment reconnaîtrait-elle les autorités légitimes et se déciderait-elle à faire agir ce puissant ressort?
Le prince n'avait pas encore reçu une réponse à ses demandes, et sans doute ne les espérait-il pas favorables, lorsque lui parvint à Grattand, près de Brême, dans les derniers jours de juin, une communication de lord Grenville, qui dirigeait en Angleterre le Foreign Office. Ce ministre lui apprenait officiellement que les troupes françaises, à la solde anglaise, étaient expédiées en Bretagne. «Comme l'intention de cet envoi est plutôt de protéger le débarquement des provisions et des munitions militaires que Sa Majesté envoie aux royalistes de la Bretagne, que de tenter une entreprise militaire avec une force si peu considérable, Sa Majesté n'a pas cru devoir proposer à Votre Altesse royale de se joindre à une expédition dont l'issue pourrait être si incertaine.»
La lettre se terminait par de vagues promesses pour le jour où, la Vendée ayant repris les armes et réparé ses revers, il serait utile que le prince reçût le commandement d'un des corps expéditionnaires. Mais, en fait, elle ne disait qu'une partie de la vérité. C'était bien une troupe destinée à combattre que l'Angleterre dirigeait sur les côtes de France sous les ordres du comte de Puisaye et du marquis d'Hervilly. Au moment où le prince adressait ses remerciements à lord Grenville, en insistant pour obtenir de jouer un rôle dans les opérations, cette troupe avait débarqué sur les rivages de la baie de Quiberon, et les irréparables fautes qui la vouaient par avance à un désastre certain étaient déjà commises.
Ces fautes étaient telles, qu'elles frappaient les esprits prévoyants et avisés, et qu'étant restées inexpliquées, on peut se demander aujourd'hui, comme ils se le demandaient alors, si l'Angleterre souhaitait le succès de cette campagne et si, en jetant dans cette aventure l'élite de la marine française, elle n'avait pas cherché à détruire les seuls rivaux qu'elle eût à redouter. Le marquis d'Andigné, dans ses Mémoires, se fait l'écho des rumeurs qui éclatèrent au lendemain de la catastrophe. Mais il les déclare injustes et sans fondement:
«M. Vindham me dit qu'il espérait que je ne soupçonnerais pas les ministres d'avoir nourri un projet aussi perfide; je lui dis, comme je le pensais, que je les en croyais incapables. Si le reproche de perfidie qu'on leur adressait alors était dénué de tout fondement, on ne peut aussi facilement pallier l'ignorance profonde qui avait présidé à la conduite de cette expédition, ignorance que le ministre anglais a généralement montrée dans les expéditions continentales.»
Ignorance ou perfidie, il n'est que trop vrai que les organisateurs avaient manqué de prévoyance et de prudence. Au lieu d'attendre pour faire partir Puisaye que tous les volontaires recrutés en vue de l'expédition, au nombre de douze mille environ, fussent enrégimentés et armés, et au lieu de leur adjoindre les forces britanniques que commandait lord Moira, on décida que Puisaye prendrait les devants avec un effectif de cinq mille hommes. Comment espérer conquérir la France avec si peu de monde? Comment surtout se flatter d'y réveiller l'opinion royaliste, si la présence d'un prince français à la tête de l'expédition ne venait légitimer une tentative faite avec le concours de l'étranger et lui donner un caractère national?
Il est vrai que Puisaye affirmait qu'à peine débarqué, quarante mille chouans, Vendéens et Bretons, viendraient se joindre à lui et qu'en s'avançant à leur tête au cœur de la France, il verrait se rallier à ses drapeaux les populations royalistes, tirées de leur torpeur. Mais compter sur ces secours était encore une illusion. Depuis plusieurs mois, Charette, après avoir signé la paix avec la République, restait au repos. Sans doute, il se préparait à reprendre les armes. Mais il ne les avait pas encore reprises. D'ailleurs, eût-il été déjà prêt à recommencer la guerre, on pouvait toujours craindre qu'il refusât d'associer ses efforts à ceux de Puisaye. Leurs vieilles querelles nées de leurs rivalités n'avaient laissé subsister entre eux que sentiments de défiance et de haine. Quant aux chefs qui n'avaient pas désarmé ou qui s'étaient déjà remis en état de combattre, Stofflet, Cadoudal, Mercier la Vendée, d'autres encore, ils ne disposaient que de quelques milliers d'hommes, et leur secours ne pouvait être suffisamment efficace.
Ces considérations auraient dû, semble-t-il, faire ajourner l'expédition. Mais Puisaye voulait en avoir tout l'honneur. Il avait promis aux Anglais de remettre la Bretagne sous les armes, de s'emparer de la presqu'île de Quiberon, d'entraîner tous les pays royalistes. Présomptueux et vain, il croyait pouvoir venir à bout de la tâche qu'il assumait et, pressé d'agir, il entendait agir seul. La première faute consista donc à aller de l'avant sans s'être assuré des moyens que pouvait fournir l'intérieur du pays. Elle fut le résultat de l'ambition de Puisaye, des rivalités des chefs vendéens et de l'opinion défavorable qu'ils avaient de lui.
Après celle-là, il y en eut d'autres non moins regrettables. Puisaye accrut, comme à plaisir, les défiances qu'il inspirait aux royalistes en écartant de l'expédition des personnages connus par leur dévouement à la cause royale et qui avaient entrepris de recruter des troupes avant que lui-même arrivât en Angleterre. Le marquis du Dresnay et le comte d'Hector furent ainsi mis de côté au dernier moment, bien que les régiments qu'ils avaient formés, et qui portaient leur nom, fussent désignés pour faire partie du corps expéditionnaire. La disgrâce dont ils furent frappés mécontenta très gravement les royalistes, celle du comte d'Hector surtout, à qui Puisaye n'avait à reprocher que d'être l'admirateur et l'ami de Charette. Ancien chef d'escadre, ce vieux marin avait formé son régiment d'officiers de marine. Ils ressentirent cruellement l'affront qui leur était fait dans la personne d'un chef qu'ils vénéraient, et ils en gardèrent à Puisaye un profond ressentiment.
Enlevé à ses marins, d'Hector pouvait prétendre aux fonctions de maréchal général des logis, qui devaient faire de celui qui en était investi le bras droit du général en chef. Puisaye lui préféra le comte d'Hervilly, bien que moins ancien. Jeune encore et soldat réputé, s'étant distingué en Amérique pendant la guerre de l'Indépendance, et ayant donné au roi, durant les plus mauvais jours de la Révolution, des gages éclatants d'intrépidité et de dévouement, d'Hervilly ne semblait pas au-dessous du rôle qui lui était confié. Mais on le disait aussi ambitieux que Puisaye. En outre, il passait pour susceptible à l'excès, impérieux, brutal, affligé d'un détestable caractère, et on ne l'aimait pas. Sa nomination mécontenta la plupart de ceux qui le connaissaient et plus encore les amis du comte d'Hector. Puisaye ne tarda pas à se repentir de l'avoir choisi. Les dissentiments qui éclatèrent entre eux, le jour même du départ de l'expédition, furent aussi une des causes du désastre final, non moins que l'incapacité dont fit preuve dans l'action le malheureux d'Hervilly et qu'il paya de sa vie.
C'était déjà bien grave que l'expédition, au moment de se mettre en route, emportât avec elle tant de germes de division, tant de causes quasi certaines d'échec. Mais à ces inconcevables imprudences on en ajouta une qui les dépassait toutes et qui, en rendant inévitables des trahisons et des désertions, devait, aboutir finalement à une catastrophe. Les régiments désignés pour la Bretagne ne possédaient encore que des cadres. Les officiers avaient été nommés, mais les soldats manquaient. On eut l'idée funeste d'aller les recruter sur les pontons où l'Angleterre tenait, dans une captivité rigoureuse, en les accablant de mauvais traitements, les prisonniers qu'elle avait faits sur les armées de la République.
Mal vêtus, mal nourris, mal logés, ces malheureux appelaient éperdument la fin de leurs maux. En leur proposant de s'enrôler dans les bataillons royalistes, on leur offrait une occasion inespérée d'échapper à leur sort et de revoir leur patrie. Des officiers royalistes furent chargés de leur exposer les avantages qui résulteraient pour eux d'un engagement. On en tenta de la sorte plusieurs milliers. Mais il n'y eu eut guère que quinze cents qui répondirent à cet appel et souscrivirent aux conditions qui leur étaient faites. Ils furent répartis entre les régiments au nombre de cinq qui devaient partir. En y entrant, ces volontaires, pour la plupart, se promettaient de déserter une fois en France. C'est dire que, loin d'être une force pour l'armée royaliste, ils devaient, en l'abandonnant, précipiter sa défaite.
L'Angleterre enfin couronna cette série de fautes et les aggrava en donnant à Puisaye et à d'Hervilly des instructions personnelles à l'un et à l'autre, et si contradictoires, qu'une fois en route, Puisaye ayant voulu arguer de ses pouvoirs et de ses ordres, d'Hervilly put lui en opposer de tout pareils. Ceux qu'avait reçus Puisaye, nommé déjà par le comte d'Artois lieutenant général, mettaient sous son commandement les cinq régiments de Rotalier, de d'Hervilly, de du Dresnay, de La Châtre et d'Hector qui formaient le corps expéditionnaire. Mais ceux qu'on avait donnés à l'amiral Warren, commandant de l'escadre de transport, lui enjoignaient de débarquer sur les côtes de France, dans la baie de Quiberon, un corps de troupes d'émigrés français «sous le commandement du comte d'Hervilly». Si le débarquement était impossible en cet endroit, c'est dans les environs de Bourgneuf qu'il devrait être tenté, ou même sur l'île d'Yeu. En ce cas, le commodore Warren devait agir «d'accord avec M. d'Hervilly» et consulter aussi le comte de Puisaye, «qui, ayant été mis dans la confidence, accompagnait M. d'Hervilly[57]». Ainsi, les instructions qui désignaient Puisaye pour exercer le commandement général étaient contredites par celles qui enjoignaient à Warren de n'agir que d'accord avec d'Hervilly. Ce devait être et ce fut pour les royalistes, aux heures les plus pathétiques de la campagne, une source de discorde et de démoralisation dont nous verrons bientôt les lamentables effets.
Cantonnés aux environs de Southampton et de Portsmouth, les cinq régiments, formant un effectif de cinq mille cinq cents hommes, bien qu'ils ne fussent pas encore au complet, furent réunis le 15 juin, dans la première de ces villes, et embarqués avec l'aumônerie et les divers services de l'armée sur une centaine de transports où avaient été chargés également les canons du régiment de Rotalier uniquement composé d'artilleurs, des approvisionnements, des munitions, cent mille fusils et soixante mille uniformes destinés aux troupes qu'on recruterait en France. Cet immense convoi mit à la voile le 16 juin, sous la protection de l'escadre de Warren composée de dix navires de guerre et de six chaloupes canonnières. L'état-major, auquel s'était adjoint l'évêque de Dol, prit place à bord de la Pomone, où l'amiral avait arboré son pavillon.
Le premier corps de débarquement était à peine parti, qu'on s'occupa d'en former un second destiné à le soutenir. Celui-ci devait être formé de deux régiments d'infanterie anglaise, dits fusiliers et chasseurs d'York, et de cinq régiments d'émigrés français: Rohan, Salm, Périgord, Damas et Béon, qui avaient fait partie de l'armée de Hollande. On venait de les rappeler du Hanovre où ils s'étaient retirés après la défaite des armes britanniques.
Les deux régiments d'York étaient seuls au complet; ils comptaient deux mille hommes. Des cinq autres ne restaient que des débris; leur effectif représentait à peine quinze cents combattants. C'étaient du moins des soldats d'élite, aguerris et entraînés, desquels on pouvait attendre des prodiges, alors surtout qu'ils devaient être appuyés par deux mille fantassins réguliers. Mais il était écrit que tout, dans cette malheureuse expédition, serait marqué au coin de l'imprévoyance. Au dernier moment, les régiments d'York furent retenus à Portsmouth; on ne fit partir que les corps d'émigrés.
On avait désigné pour les commander, sous l'autorité suprême de Puisaye, le comte de Sombreuil, fils de l'ancien gouverneur de la Bastille, que, lors des massacres de septembre, l'héroïsme de sa fille avait arraché à la mort et que, deux ans plus tard, la Terreur avait envoyé à l'échafaud. Charles de Sombreuil atteignait en 1795 sa vingt-sixième année. Quoiqu'il fût encore un jeune homme, il s'était acquis parmi les émigrés une brillante réputation militaire. Cette circonstance décida du choix qui fut fait de lui pour conduire en Bretagne la deuxième expédition. Sa jeunesse, son héroïsme, sa fin tragique à la veille de son mariage avec une jeune fille qu'il aimait éperdument, tout a contribué à exciter autour de son nom et de ses malheurs une pitié profonde. Entre les victimes de cette lamentable équipée, il n'en est pas qui ait, à un plus haut degré que lui, mérité d'être plaint. Il se mit en chemin le 9 juillet pour se rendre à Quiberon où le premier corps avait opéré son débarquement depuis douze jours.
La traversée s'était heureusement accomplie. En cours de route, à la hauteur de Penmarch, entre Brest et Lorient, on avait à l'improviste rencontré la flotte républicaine, commandée par Villaret-Joyeuse. Déjà épuisée par un combat qu'elle avait soutenu, le 23 juin, contre l'amiral Cornwallis, elle cherchait à se rapprocher des côtes d'où, la veille, une tempête l'avait éloignée. L'amiral Warren était parvenu à l'éviter, grâce au secours d'une autre escadre anglaise qui tenait la mer dans ces parages sous les ordres de lord Bridport. Celui-ci, prévenu à temps, s'était placé entre le convoi royaliste et la flotte républicaine avec quatorze vaisseaux de ligne, dont huit à trois ponts, et cinq frégates, auxquels Villaret-Joyeuse ne pouvait opposer que des forces sensiblement inférieures. Contraint d'opérer sa retraite en faisant face à son adversaire, il ne parvint à gagner Lorient qu'après avoir laissé trois de ses navires au pouvoir des Anglais. Pour comble d'infortune, il eut, en arrivant dans ce port, le cruel spectacle de plusieurs de ses équipages désertant en masse pour rejoindre les chouans, qui, sur la nouvelle de la prochaine arrivée à Quiberon d'une armée royaliste, se portaient au-devant d'elle.
Taudis que se déroulaient ces incidents, l'amiral Warren, escortant le convoi confié à sa garde, continuait sa route vers su destination. À bord des bâtiments qui les ramenaient dans leur patrie, les émigrés, convaincus que la Bretagne d'abord, la France ensuite allaient se lever à leur voix, célébraient leurs futurs succès. Bruyants, exaltés, donnant une fois de plus, à l'approche des périls redoutables qu'ils affrontaient de gaieté de cœur, la preuve de leur légèreté et de leur entière ignorance des changements survenus dans les âmes françaises depuis qu'ils avaient fui leur pays, ils escomptaient par avance la réussite des projets dont ils se faisaient les instruments et le rétablissement de la royauté. Ils saluaient, comme s'ils en eussent vu déjà se lever l'aurore, les jours de vengeance et de réparation auxquels ils croyaient toucher.
À leurs propos, on eût deviné que les misères de l'exil ne les avaient corrigés ni de leur crédulité, ni de leur scepticisme, ni de leurs dispositions à s'illusionner en évoquant leurs espérances. Ils perdaient même de vue l'impression douloureuse et irritante qu'allait nécessairement causer aux patriotes français l'enthousiasme que manifestaient ces revenants en s'avançant contre leur patrie, la main dans la main de ses ennemis séculaires, et que causait même à ceux-ci la forme sous laquelle ils le voyaient éclater. Un officier de la marine anglaise, sir Philip Durham, qui commandait une frégate de l'expédition, racontait longtemps après «que les Français qu'il avait à son bord le scandalisaient tellement par la licence et l'impiété de leurs propos, que, malgré les quarante-six ans écoulés depuis, l'impression de dégoût qu'il en avait reçue subsistait dans toute sa force[58].»
Sans doute, ils ne croyaient pas la trahir. En marchant à la conquête des biens dont la Révolution les avait dépouillés, en cherchant à délivrer la France, à relever l'autel et le trône, à venger des victimes, ils ne doutaient pas qu'ils n'exerçassent un droit sacré. Mais peut-être eût-il été plus digne et plus sage d'apporter dans l'exécution d'une entreprise qu'ils considéraient comme légitime et nécessaire, et de laquelle ils attendaient le salut, plus de retenue, plus de modération et surtout un plus pressant souci d'union et d'entente entre eux. Ces considérations malheureusement leur échappaient. Si près d'expier leur folie, ils ne semblaient pas encore avoir mesuré les responsabilités pourtant si graves qu'ils étaient eu train d'encourir, lorsque, le 25 juin, la flotte qui les transportait jeta l'ancre dans la baie de Quiberon.[Lien vers la Table des Matières]
II
ÉMIGRÉS ET CHOUANS
Dès le 23, un bâtiment, la Galathée, détaché de l'escadre avait porté à terre deux chefs chouans: le comte du Bois-Berthelot et le chevalier de Tinténiac. Ayant quitté leur commandement pour aller conférer à Londres avec le comte de Puisaye, ils arrivaient d'Angleterre avec lui. Débarqués à l'avance, ils étaient chargés de rassembler leurs chouans afin de protéger la descente du corps expéditionnaire. Le point où il débarquerait n'était pas encore désigné. D'Hervilly voulait que ce fût à l'île d'Yeu[59], défendue par une petite garnison, mais dont il serait facile de s'emparer et d'où on pourrait aisément communiquer avec Charette. Puisaye professait une opinion contraire. Considérant Charette comme un rival, passionnément désireux de se passer de son concours, il entendait débarquer sur les rivages de Quiberon, puis, sans perdre une minute, marcher sur Vannes et sur Rennes qu'on savait insuffisamment défendues. Une fois à Rennes, on serait maître de toute la Bretagne, et il serait temps alors de revenir à Charette.
Les deux chefs de l'expédition étant ainsi divisés, l'amiral Warren, que ses instructions invitaient à s'entendre en tout avec eux, ne savait quel parti prendre. Le retour de Tinténiac et de du Bois-Berthelot coupa court à ses hésitations. Ils annonçaient que la côte de Carnac était libre et sans défense, que les chouans allaient accourir par milliers afin de protéger le débarquement. La circonstance parut décisive à l'amiral anglais. Il se rangea à l'opinion de Puisaye, et la descente sur la côte de Carnac fut résolue.
Tinténiac et du Bois-Berthelot repartirent aussitôt pour se mettre à la tête des chouans. Ceci se passait dans la journée du 25 juin. Puisaye aurait voulu débarquer sur l'heure. D'Hervilly s'y opposa. Il tenait à s'assurer par lui-même que la côte était vide de défenseurs. Il consacra tout le lendemain à longer le rivage à bord d'un lougre, une lunette d'approche à la main, et perdit ainsi un temps précieux. Dans la soirée seulement, les émigrés furent embarqués sur des bateaux plats qui devaient les conduire dans l'anse de Carnac. Ils y débarquèrent le 27, dès le lever du soleil, après avoir vu flotter le drapeau blanc au sommet de la butte Saint-Michel. Ce drapeau annonçait aux arrivants que les quelques soldats républicains qui gardaient Carnac avaient été mis en fuite par les chouans.
Sur ce premier succès des royalistes, qui précéda la mise à terre de l'expédition, nous avons, entre autres récits, celui d'un témoin oculaire, le chouan Rohu, appartenant à la légion de Georges Cadoudal, et sous les ordres duquel on avait placé les matelots de l'escadre de Villaret-Joyeuse, qui avaient déserté en arrivant à Lorient, après le combat naval du 23 juin, pour se porter à la rencontre des émigrés.
«Le 27 juin, raconte Rohu, la flotte anglaise portant les troupes de débarquement ayant enfin paru dans la baie, nous nous portâmes vers la côte, ayant M. de Tinténiac à notre tête. Le bourg de Carnac et la butte de Saint-Michel étaient occupés par les troupes du général républicain Romand. Le général de Tinténiac dirigea une colonne sur ce bourg, et nous marchions avec lui vers Saint-Michel où flottait le drapeau tricolore. Nos marins, sans hésitation aucune, montèrent la butte sous le feu de l'ennemi, et nous n'étions devancés que par notre général qui courait de toutes ses forces. À notre arrivée au sommet, les bleus descendirent rapidement du côté opposé, se dirigeant vers le bourg. Aussitôt, on fait descendre les insignes de la Révolution. Tinténiac met bas ses habits, tire sa chemise, l'attache à la drisse du pavillon et improvise ainsi le drapeau blanc. Il m'ordonne de poursuivre les troupes républicaines qui fuient dans la direction de Plouharnel; lui marche vers la côte pour se mettre en communication avec l'escadre. Dans leur fuite, douze soldats de Romand allèrent vers le Paux, et se trouvèrent, d'un côté coupés par la mer, de l'autre par les miens qui les avaient devancés sur la route de Plouharnel; ils furent obligés de se rendre. Je continuai la poursuite jusqu'au village de Pontneuf-en-Plouharnel, et là je reçus l'ordre de prendre poste au village de Sainte-Barbe en face du fort de Penthièvre[60].»
En même temps, du Bois-Berthelot s'emparait du bourg de Carnac sans rencontrer d'ailleurs aucune résistance. De toutes parts, les forces républicaines, rares et éparses, se repliaient sur Hennebont, en vertu des ordres de Hoche. Il venait d'arriver à Vannes, et constatant l'absence totale de moyens de défense, il préférait reculer jusqu'au moment où, ayant sous la main les effectifs qu'on lui envoyait en toute hâte des cinq départements placés sous son autorité, il serait en état de reprendre l'offensive.
La côte balayée par les chouans, l'expédition mit pied à terre, au milieu d'un indescriptible enthousiasme. Il fut à son comble lorsque, au milieu des émigrés qui se présentaient pêle-mêle avec les marins anglais, on vit apparaître le grand aumônier, Mgr de Hercé, accompagné de ses prêtres. Ils avaient tous repris leur costume ecclésiastique. On s'agenouillait devant eux; on leur baisait les mains. On suppliait l'évêque de bénir cette foule prosternée, et de toutes parts retentissaient les cris: Vive Dieu! vive le roi! Le lendemain, dans une lettre envoyée à Londres, un officier attaché à l'expédition écrivait:
«Je croyais qu'il n'y avait plus de bonheur pour moi sur la terre; mais, depuis que ces braves chouans m'ont serré dans leurs bras, nous prenant à témoins les uns après les autres de leur fidélité, renouvelant dans nos mains leur serment de ne jamais abandonner ni leur Dieu, ni leur roi, je vois qu'il me reste encore une patrie[61].» Et faisant allusion à des épisodes des guerres livrées autrefois sur la côte bretonne entre Français et Anglais, il ajoutait cette phrase qui marquait tristement combien avait changé depuis la noblesse française, alliée maintenant aux anciens ennemis de la France: «Mon père défendait Quiberon. Voilà son fils et le fils de Tinténiac qui leur succèdent. Puissent-ils les trouver dignes d'eux!» Il est vrai qu'on lit dans une autre lettre: «Je croirais que les troupes anglaises ne paraîtront pas en France. Les préjugés des Bretons s'y opposent, et la déclaration de M. de Puisaye leur promet qu'il n'y aura aucune troupe étrangère. Si on en demande, elles seront prêtes.»
Ces quelques lignes révèlent l'une des causes qui déjà mettaient les Bretons en défiance. Ils nourrissaient contre les Anglais une haine séculaire et invétérée. Ils répugnaient à marcher par eux et avec eux. Puisaye avait prévu les effets de cette répugnance, et, dans la proclamation dont il s'était fait précéder en vue d'appeler les Bretons aux armes, il déclarait que l'armée royaliste qu'il commandait serait «entièrement composée de troupes françaises». Les chouans n'en furent pas moins choqués par la vue des matelots anglais. Ce fut de même une déception pour eux de constater l'absence du prince français dont on leur avait annoncé la venue.
Il convient, au surplus, d'observer que, si l'Angleterre s'opposa à ce que ses propres soldats participassent aux opérations dont l'envoi des émigrés à Quiberon marquait le début, ce n'est pas qu'elle craignît d'offenser les Bretons, mais parce qu'elle ne voulait exposer ses effectifs que lorsqu'elle serait sûre qu'ils seraient soutenus par un grand mouvement de rébellion à l'intérieur de la France.
Cette intervention de l'Angleterre ne fut pas d'ailleurs l'unique motif du découragement qui ne tarda pas à s'emparer des chouans. Ils étaient venus au-devant des émigrés remplis d'ardeur et de confiance. Mais, à peine arrivés, ceux-ci, presque tous nobles et entichés de préjugés, les blessèrent par leur arrogance et par le mépris dans lequel ils affectaient de les tenir. Ces obscurs serviteurs de la cause royale ne leur inspiraient que railleries et dédains. Ils les traitaient sans ménagements, voire avec brutalité. Puisaye, qui connaissait «ces pauvres chouans» pour les avoir, en Vendée, menés au combat, savait comment il fallait s'y prendre pour les amadouer et pour utiliser leur intrépide bravoure; il eut soin de ne pas les offenser. Il n'en fut pas de même de d'Hervilly. Lorsqu'il eut à leur distribuer des uniformes et des armes, il s'irrita de leur impatience, de la précipitation et du désordre qu'ils mirent à s'emparer des fusils, des munitions et des vivres. Il leur parla durement. Puisaye étant intervenu pour les justifier, d'Hervilly menaça de repartir sur-le-champ avec les cinq régiments à la solde de l'Angleterre.
Il y eut d'autres incidents qui donnèrent lieu à des altercations regrettables entre chouans et émigrés, voire à des scènes tragiques. En essayant leurs fusils, les chouans blessèrent deux soldats arrivés d'Angleterre. On alla jusqu'à raconter que deux cents paysans qui avaient assisté au débarquement des émigrés, étant restés sans répondre au cri de: Vive le roi, poussé par ceux-ci dont ils ne comprenaient pas la langue, les chouans les auraient fusillés. «Ils en ont tué plusieurs, arrêté vingt, pendu dix-sept, le comte d'Hervilly a sauvé les trois autres[62].»
Ces faits et d'autres, rapprochés de ce qu'on racontait de la sauvagerie et de la cruauté des chouans, de leur manière de combattre, eurent pour effet d'accroître le mépris des émigrés pour eux. Dès qu'ils eurent pris contact les uns avec les autres, ce fut une cause de divisions qui allèrent en s'aggravant de plus en plus. Rohu nous en fournit un témoignage dans le journal manuscrit que nous avons déjà cité.
«Le lendemain, Georges m'envoya porter une lettre au général d'Hervilly commandant en chef des troupes débarquées, qui avait établi son camp au bourg de Carnac. Je fus bien accueilli par le général, qui me fit passer au salon où on me servit à boire et à manger en attendant la réponse. Deux messieurs entrèrent dans le salon, et faisant le tour de la table, l'un dit à l'autre:
«—Qu'est-ce que cela?
«—C'est un chouan, apparemment, répondit l'autre; on ne voit que cela ici.
«Me levant de table, je leur dis:
«—Prenez patience, messieurs; avant longtemps, vous en verrez d'une autre couleur plus que vous ne voudrez.
«Là-dessus ils sortirent, et je remontai près du général auquel je racontai ce qui venait de se passer. Il me parut très mécontent des propos qu'on m'avait tenus et envoya son homme s'informer de ces personnes. En me quittant, il me pria d'oublier ce petit désagrément, et de venir hardiment le trouver quand les besoins du service l'exigeraient, m'assurant que pareille chose n'arriverait plus.»
Contrairement à cette promesse, «pareille chose» se renouvela souvent, engendrant dans la masse des forces royalistes des dissentiments, lesquels n'étaient après tout qu'une image de ce qui se passait entre les chefs. Loin de se rapprocher, de se réconcilier, de s'entendre, alors que le souci de la cause qu'ils défendaient leur en faisait un devoir, ils se dénigraient et se contrecarraient. Ils contribuaient ainsi à diviser leur armée en deux camps ennemis: d'un côté, les chouans ralliés à Puisaye, de l'autre, les émigrés généralement plus favorables à d'Hervilly.
Il avait été décidé qu'aussitôt après le débarquement, une cérémonie religieuse aurait lieu sur la plage. Mgr de Hercé devait y célébrer la messe en présence de toutes les troupes assemblées, y bénir leur drapeau et y proclamer roi Louis XVIII. comme successeur de Louis XVII dont on venait d'apprendre la mort. Cette cérémonie fixée au 28, d'Hervilly s'abstint d'y venir. Il assista avec ses troupes à une messe basse dans l'église de Carnac, tandis que non loin de là, en plein air, Mgr de Hercé officiait en présence de Puisaye, des chouans revêtus de leur nouvel uniforme rouge et sous les yeux d'un peuple immense accouru de toutes les communes du littoral.
Ainsi, les causes de querelles, et partant de faiblesse, étaient de tous les instants. Puisaye, on l'a vu, aurait voulu s'avancer dans l'intérieur. Les chefs chouans étaient du même avis et entre autres Georges Cadoudal, que mécontentait déjà l'attitude de d'Hervilly. Mais celui-ci s'y refusa; il entendait d'abord laisser ses troupes se reposer et se refaire; il voulait aussi attendre la division Sombreuil qui devait fournir à l'armée un renfort de quinze cents combattants solides et aguerris. C'est du moins le prétexte qu'il allégua. Mais ce n'était qu'un prétexte, puisque, lorsque cette division arriva, il négligea de l'utiliser. Son concours étant rigoureusement nécessaire, il fallut se soumettre à sa volonté. Toute l'armée, émigrés et chouans, prit ses cantonnements dans les divers villages échelonnés sur la côte, et c'est à peine si, par quelques reconnaissances en avant, on protégea l'armée contre les attaques des républicains.
Le chouan Rohu constate dans son journal cette immobilité et ses effets. «À la nouvelle du débarquement, le peuple, de plusieurs lieues à la ronde, accourait en foule pour prendre des armes et s'enrôler pour le service du roi ... L'enthousiasme était inexprimable, tant on avait hâte de se délivrer du joug révolutionnaire. Des colonnes de chouans furent dirigées sur Auray et deux sur Landèvant, qui eurent divers engagements avec les bleus, mais qu'on ne voulut seconder ni par l'artillerie, ni par les troupes de ligne. Aussi, Hoche ne tarda pas à s'apercevoir que le mouvement royaliste était dirigé par des hommes qui ne connaissaient point le dévouement des Bretons à la cause de la légitimité. En ce moment, si les émigrés avaient avancé dans l'intérieur, il était visible que la Bretagne se soulevait en masse, tant était grande la joie produite par la nouvelle de l'arrivée d'une armée royale.»
Pendant ce temps, Puisaye consacrait ses loisirs à accabler de lettres pressantes le cabinet britannique. Il demandait des renforts, de l'artillerie, des chevaux, des armes, des vivres, un million en or afin de pouvoir nourrir les quatre-vingt mille hommes qu'il allait avoir sur les bras, disait-il. Il demandait que les troupes soldées par l'Angleterre fussent sous son commandement direct, et que d'Hervilly, tout en conservant le sien, fût mis à ses ordres. «Avec cela, écrivait-il au ministre Windham, je vous réponds de la Bretagne entière ... Il n'y a rien à épargner et la France est sauvée.»
Quelques jours plus tard, après le désastre de Sainte-Barbe que nous racontons plus loin, non langage changera. Il n'aura plus confiance dans les troupes dont d'Hervilly, mortellement blessé dans ce combat, a dû lui laisser le commandement: «L'intervention de vos troupes est nécessaire, écrit-il à Windham, et je préférerais maintenant deux mille Anglais à six mille Français.» Ces lignes révoltantes sous une plume française se peuvent-elles justifier? Les chouans étaient-ils devenus moins braves? Les émigrés manquaient-ils de courage? Non certes. Mais ils étaient découragés par les revers qu'ils venaient de subir, par ceux qu'ils prévoyaient et par l'imminence du péril auquel les avait livrés l'incapacité de leurs chefs.
Vingt-quatre heures après le débarquement, d'Hervilly donna une nouvelle preuve de la sienne en refusant d'aller en avant comme le souhaitait Puisaye et en prenant, pour agir, des délais qui permirent à Hoche de concerter, sans être inquiété, des mesures énergiques et rapides. Dès le 30 juin, le général républicain avait sous la main assez de soldats pour s'emparer tour à tour d'Auray, de Mendon et de Landèvant, qu'avaient occupés les chouans commandés par Vauban, Tinténiac et du Bois-Berthelot. Avec des canons et des troupes du corps expéditionnaire, ces trois chefs se faisaient fort de résister et de se maintenir dans leurs postes. D'Hervilly refusa de leur envoyer ces secours, bien qu'il les leur eût promis, et les chouans durent rétrograder en ramenant du Bois-Berthelot grièvement blessé. Cet échec était un avertissement. En même temps qu'il donnait tort à l'immobilité de d'Hervilly, il l'obligeait à y mettre un terme et le détermina à procéder, sans retard, à une opération à laquelle il attachait la plus haute importance.
À l'ouest de la baie de Quiberon, se trouve la presqu'île de ce nom, à l'extrémité d'une plage étendue, plate et sablonneuse, qu'on appelle dans le pays la Falaise. Longue d'environ quinze kilomètres et renfermant un assez grand nombre de bourgs et de villages dont celui de Quiberon et celui de Port-Halliguen où devait s'achever, dans un effroyable désastre, l'écrasement des royalistes, la presqu'île est reliée au continent par une étroite langue de terre, qui se rétrécit en avançant. Cette langue est resserrée entre les eaux de la baie et celles de la mer sauvage. À l'endroit où son élargissement marque l'entrée de la presqu'île, s'élève le fort Penthièvre, bâti sur des rochers escarpés que les flots recouvrent à la marée montante; il défend la presqu'île du côté de la terre et du côté de la mer. Du côté de la terre, il en est, en quelque sorte, la clef, ses canons dominant la Falaise, et, du côté du large, ils peuvent tenir à distance une flotte ennemie.
Ayant compris l'importance stratégique de ce poste, d'Hervilly avait résolu de s'en emparer et de se rendre maître de la presqu'île. Elle lui offrait un abri sûr pour son armée, si celle-ci était obligée de se replier, un dépôt pour les immenses approvisionnements amenés d'Angleterre, la possibilité de rester en communication avec les escadres anglaises, de se ravitailler, par conséquent, et au besoin de se rembarquer.
Cette fois, Puisaye fut d'accord avec lui. Le 30 juin, à leur demande, l'escadre anglaise opéra une reconnaissance. Elle se rapprocha de la côte et envoya sur le fort une centaine de boulets. C'est à peine s'il répondit. On en conclut qu'il était sans défense et on décida de l'attaquer par terre, ce qui fut fait dans la nuit du 2 au 3 juillet. La garnison se composait de quatre cent cinquante hommes. Bloquée depuis plusieurs jours dans la presqu'île, elle était dépourvue de vivres et de munitions. À la première sommation, le commandant se déclara prêt à capituler. Sans qu'un coup de fusil eût été tiré, il convint avec d'Hervilly des termes d'une convention. Elle assurait à la garnison les honneurs de la guerre, ainsi qu'une libre retraite après avoir déposé les armes au pied du glacis.
Pendant qu'on discutait, d'autres troupes amenées par Puisaye arrivèrent en vue de tenter l'assaut. D'Hervilly sortit pour arrêter ce mouvement et annonça à Puisaye ce qui venait d'être décide. Puisaye protesta. Il allégua que les soldats républicains étaient sujets du roi, que des sujets ne traitent pas avec leur souverain et que la garnison devait se rendre à discrétion. D'Hervilly se laissa convaincre. Il revint auprès du commandant; il lui notifia qu'elle serait passée au fil de l'épée si elle persistait à réclamer les honneurs de la guerre. Le commandant renonça à toute résistance et se rendit sans conditions.
Les deux généraux, renouvelant et aggravant l'imprudence qu'on avait déjà commise en Angleterre en recrutant des soldats parmi les prisonniers français détenus sur les pontons, proposèrent à la garnison de s'enrôler parmi les troupes royalistes. Elle accepta en partie, et apporta dans les régiments où elle fui incorporée de nouveaux éléments de trahison. Quant aux hommes qui refusèrent, officiers pour la plupart, ils furent expédiés en Angleterre. Puisaye, en les faisant partir, oublia qu'ils étaient Français comme lui et écrivit à Windham en l'invitant «à les traiter, dans les prisons, comme des scélérats dont les excès avaient prononcé l'arrêt». Windham eut le bon goût de ne pas tenir compte de la recommandation, et, plus tard, ces officiers reconnurent que, contrairement à ce qui se passait pour la plupart de leurs compatriotes, les Anglais les avaient traités «comme des prisonniers sur parole et avec assez d'humanité».
On a vu quels avantages d'Hervilly comptait tirer de la prise du fort Penthièvre. Mais ils ne pouvaient être effectifs qu'autant qu'il conserverait ses communications avec le dehors et ne se laisserait pas cerner dans la presqu'île. À la vérité, si la porte lui en était fermée, il garderait ses communications avec la flotte anglaise. Mais, pour que le secours qu'en ce cas il en pouvait attendre, fût efficace, il fallait que les vents ou la marée permissent aux bâtiments de se rapprocher de la côte, et, s'il y avait lieu de procéder à un embarquement précipité, qu'ils fussent assez nombreux pour prendre à leur bord, non seulement les troupes qu'ils avaient amenées d'Angleterre, mais encore les légions de chouans, au total un effectif de douze mille hommes environ, sans parler de la population du littoral, vieillards, femmes, enfants, qui déjà venaient, avec leurs charrettes et leur bétail, rejoindre l'armée royaliste par peur des troupes républicaines et y jetaient le désordre et le désarroi.
Le péril qui résultait de ces éventualités n'échappait pas à d'Hervilly. Il semble bien qu'il ait voulu le prévenir, puisque, dès ce moment, il donna l'ordre à Vauban de s'établir de Carnac à Sainte-Barbe, de manière à former une ligne de défense en avant de la presqu'île. Mais c'était déjà trop tard. En apprenant l'occupation de la presqu'île de Quiberon par les royalistes, Hoche avait résolu de les y enfermer. Assuré d'y parvenir, il mandait à son chef d'état-major: «Ils sont ainsi que des rats enfermés dans Quiberon,» et il faisait dire au Comité de salut public «d'être tranquille sur les suites du débarquement». La défaite de ces rebelles n'était plus qu'une affaire de quelques jours.
En même temps, ses troupes, de toutes parts, marchaient vers la presqu'île, délogeant les chouans de leurs positions, les obligeant à se replier et chassant devant elles une masse de peuple affolé. Vainement Vauban essayait de tenir tête à l'ennemi. D'Hervilly ne lui envoyait aucun secours. Les chouans, exaspérés de n'être pas soutenus par les troupes soldées, refusaient de se battre, jetaient leurs armes et s'enfuyaient.
—Pourquoi et pour qui donc sont venus tant de secours de l'Angleterre, si l'on ne veut pas s'en servir? s'écriait Cadoudal. Je me reproche bien d'avoir été un des chefs qui ont protégé cette descente, qui ne tend à rien moins qu'à faire écraser le parti par le système destructeur que l'on a adopté.
Les plaintes de Cadoudal n'étaient que trop fondées. Les troupes soldées n'avaient encore pris part à aucune action, si ce n'est à la prise du fort Penthièvre, qui s'était faite sans combat. Les chouans s'étonnaient et s'indignaient d'une immobilité qu'ils ne s'expliquaient pas plus qu'ils ne s'expliquaient maintenant cette retraite de toute l'armée. Rohu, qui était à Sainte-Barbe, raconte, non sans amertume, que son colonel à la vue des républicains, lui donna l'ordre, non d'aller en avant, mais de se tenir à l'arrière-garde pour protéger les habitants qui, de plus de trente paroisses, fuyaient devant les bleus. «La mer était basse et l'anse de Plouharnel était encombrée de femmes portant ou traînant leurs enfants, de charrettes chargées de tout ce qu'on avait eu le temps d'y mettre en grains, en linge, d'hommes poussant leur bétail devant eux et réclamant à grands cris notre secours pour les préserver de la fureur des ennemis qui tiraient sur eux et avaient même déjà pris plusieurs charrettes.»
Ainsi se réalisait pour le général Hoche l'espoir qu'il avait conçu en voyant d'Hervilly s'emparer du fort Penthièvre. Émigrés, chouans, populations fugitives, allaient se trouver prisonniers dans la presqu'île. Les chouans y arrivèrent exaspérés et découragés. D'Hervilly mit le comble à leur colère en essayant de refuser le passage du fort à tout ce peuple où se trouvaient leurs femmes et leurs enfants et qui s'était mis sous leur protection. Puisaye dut user de son autorité pour obtenir que ces malheureux pussent se réfugier dans la presqu'île, et qu'on leur distribuât des vivres. Mais le ressentiment des chouans contre d'Hervilly en devint plus vif. Les défiances qu'ils nourrissaient contre les troupes soldées s'accrurent et s'envenimèrent.
Le 5 juillet, en visitant les postes chouans, Puisaye constata ces dispositions. Ce n'était plus, il l'avoue dans ses Mémoires, comme aux premiers jours, où lorsqu'on l'apercevait, on l'accueillait aux cris de: Vive le roi! Partout on observa un morne silence. Inutilement, il assura que la retraite des troupes soldées n'avait été qu'une feinte pour attirer l'ennemi, il ne persuada personne. Les chouans, après avoir salué les émigrés comme des libérateurs, les accusaient d'avoir fait manquer l'expédition et appelaient sur eux la vengeance du ciel. Le fougueux Georges Cadoudal n'apportait aucune retenue dans l'expression de sa colère et regrettait «que ces monstres n'eussent pas été engloutis dans la mer, avant d'arriver à Quiberon».[Lien vers la Table des Matières]
III
L'AFFAIRE DE SAINTE-BARBE
Après avoir poursuivi les chouans jusqu'au delà de Sainte-Barbe, Hoche s'arrêta et s'établit sur les positions d'où il venait de les chasser. En allant plus loin, il se fût exposé aux feux du fort Penthièvre et à ceux des canonnières anglaises embossées non loin du rivage. Il lui suffisait, pour le moment, d'avoir jeté l'armée royaliste dans la presqu'île. Il fallait maintenant l'empêcher d'en sortir. Dans ce but, il fit dresser en avant de son camp, adossé au village de Sainte-Barbe, une ligne de défense longue d'environ quatorze cents mètres. Du fort Penthièvre, les émigrés purent voir, durant huit jours, à l'extrémité de la Falaise et sur la dune sablonneuse, les soldats républicains travailler à ces retranchements qui bientôt se hérissèrent de canons. Quand ils furent achevés, la presqu'île se trouva fermée; à moins de se rendre maître de ces redoutes, ceux qu'elle contenait ne pouvaient plus en sortir que du côté de la mer. C'est là ce que Hoche avait voulu. Couvert par ces fortifications improvisées et fortement gardé sur ses derrières, il pouvait à loisir combiner ses opérations contre le fort Penthièvre, à l'abri des feux de l'escadre anglaise, et attendre au besoin que les royalistes eussent épuisé leurs subsistances et leurs munitions.
Cependant d'Hervilly et Puisaye ne semblent pas s'être alarmés du péril qu'ils couraient. Un second convoi récemment parti d'Angleterre était attendu. Il devait apporter des munitions, des vivres et la division de Sombreuil. Avec ces secours, on serait en mesure d'attaquer efficacement l'armée républicaine. Mais, en attendant, il y avait quotidiennement trente mille bouches à nourrir, et tout, dans la presqu'île, commençait à manquer, voire du foin pour le petit nombre de chevaux qu'on avait pu réunir. Il parut nécessaire de rétablir par terre, et sans retard, la communication avec le dehors, ce qui ne se pouvait que si l'on reprenait position en avant de la presqu'île. Une tentative eut lieu à cet effet dans la nuit du 6 au 7 juillet. Mais, en dépit d'héroïques efforts, elle échoua par défaut d'unité dans le commandement, s'il faut en croire la relation de deux officiers royalistes qui y avaient pris part: Contades et Vauban. D'après le premier, l'échec eut encore une autre cause. Les recrues venues d'Angleterre et celles qu'on avait faites dans la garnison du fort Penthièvre en s'en emparant prirent la fuite et entraînèrent le reste de l'armée, malgré les efforts des officiers dont plusieurs furent blessés. «Nous fûmes écrasés de boulets et d'obus,» dit Contades.
Cette défaite acheva de porter le découragement dans l'âme des chouans. Cadoudal, furieux des fautes commises, menaça de partir coûte que coûte avec ses hommes.
—Ils veulent sortir d'ici; je le veux comme eux, et nous en sortirons.
Pour apaiser sa colère, Puisaye et d'Hervilly durent se rallier à un plan d'offensive dont, semble-t-il, il était l'auteur. Ce plan consistait à se débarrasser de trois mille hommes, pères de famille, pressés de retourner chez eux, et considérés comme des bouches inutiles. Sous les ordres de deux chefs, Lantivy et Jean Jan, ils seraient transportés au bas de la rivière de Pont-Aven, d'où ils pourraient rentrer dans leurs villages. Avant eux partiraient les chouans de Georges, ceux de Mercier la Vendée, ceux de d'Allègre conduits par leurs chefs, et une compagnie de Loyal-Émigrants. Cet effectif de trois mille cinq cents hommes, sous le commandement supérieur de Tinténiac, irait débarquer à la côte de Sarzeau, d'où il se dirigerait vers Saint-Brieuc, pour y recevoir un convoi d'émigrés, envoyé de Jersey et de Guernesey. Grossi de ces arrivants, il reviendrait sur ses pas en ramassant au passage ce qui restait de royalistes en armes dans le département des Côtes-du-Nord. Georges espérait former ainsi un corps de vingt mille combattants qui tomberait sur l'armée républicaine, tandis que celle de Quiberon attaquerait les retranchements de Sainte-Barbe. D'après Georges, un mois devait suffire pour l'exécution de ce plan. Il fut adopté, et les chouans désignés pour quitter la presqu'île furent embarqués le 10 juillet.
Puisaye prétend dans ses Mémoires que le projet n'était pas tel qu'il vient d'être exposé d'après les dires de l'abbé Guillemin, secrétaire de Georges. À en croire Puisaye, ce n'est pas au bout d'un mois que Tinténiac devait revenir, mais au bout de quatre jours; il devait battre le pays, soulever les royalistes et se jeter le 16 sur les derrières de l'armée de Hoche, qu'à cette date d'Hervilly voulait attaquer de front. Mais Vauban, qui généralement est plutôt favorable à Puisaye, lui donne un démenti sur ce point. Il raconte que Tinténiac reçut l'ordre de faire la guerre en Bretagne, de s'attacher particulièrement à incommoder l'ennemi, et de faire l'impossible pour «opérer quelque diversion utile», tâche laborieuse qui exigeait évidemment plus de quatre jours.
Quoi qu'il en soit, Tinténiac une fois parti ne revint pas. Débarqué à Sarzeau, il conduisit ses troupes au château de Callac où elles passèrent la nuit et la journée du lendemain. C'est là qu'un émissaire royaliste lui apporta une lettre des agents royalistes de Paris, tous hostiles au comte d'Artois et à Puisaye. Redoutant qu'avec les Anglais, ceux-ci ne se rendissent «maîtres de la Révolution», ils s'efforçaient de faire échouer l'expédition de Quiberon, allant jusqu'à user de leur pouvoir sur les royalistes de l'Ille-et-Vilaine pour les empêcher d'y prendre part.
La lettre que reçut Tinténiac, le 11 juillet, reflétait-elle ces sentiments et ne fit-il que céder aux exhortations des ennemis de Puisaye? Les ordres qu'il avait reçus manquaient-ils de clarté? Prit-il sur lui de ne s'y pas conformer? Ses chouans refusèrent-ils de revenir à Quiberon? Autant de questions auxquelles il est impossible de répondre, tant sont contradictoires les diverses versions de ces incidents. Ce qui est hors de doute, c'est que Tinténiac tourna le clos à Quiberon, marcha vers les Côtes-du-Nord, en livrant, durant six jours, des combats heureux, et se fit tuer, le 17 juillet, dans une de ces rencontres. Sa mort fut le signal de la dispersion de sa troupe. Les hommes rentrèrent chez eux, à l'exception de ceux de Jean Jan, résolus, dit Vauban, à ne plus s'enrôler dans une armée «où l'on mourait de faim».
La veille de ce jour, les royalistes avaient attaqué les retranchements de Sainte-Barbe et subi une défaite sanglante. Depuis une semaine, d'Hervilly était résolu à cette attaque et la préparait. Autour de lui tout le monde y était hostile. On alléguait qu'elle ne pouvait réussir, en raison de la supériorité numérique de l'ennemi, et de la force de son artillerie. Puisaye, dans un passage du manuscrit de ses Mémoires, qui ne se retrouve pas dans leur texte imprimé, affirme qu'il considéra l'entreprise comme insensée. Son aide de camp, le marquis de la Jaille, à qui l'on doit un récit de l'événement, fait la même déclaration. L'avis qu'elle exprime était aussi celui de l'amiral Warren et de tout ce qui avait voix dans l'état-major de l'armée. Il fallait au moins attendre la division de Sombreuil, qu'on savait en route depuis plusieurs jours. Mais impatient de briser le cercle de fer dans lequel il s'était laissé enfermer, d'Hervilly ne voulut rien entendre.
—Il faut en finir, répétait-il. On pourra y perdre mille hommes, mais ce sacrifice est nécessaire.
Sa volonté eut raison de toutes les résistances. Dans la journée du 14 juillet, l'attaque fut décidée pour le surlendemain 16. Il fut convenu que, dans la soirée du 15, Vauban, à la tête de douze cents chouans et de deux cents marins anglais, serait transporté au-dessus de Carnac, et longeant la côte, irait surprendre avant le jour les postes républicains. Mais le 15, vers cinq heures de l'après-midi, l'escadre anglaise qui amenait la division Sombreuil jeta l'ancre à la pointe de la presqu'île, dans la baie de la Pierre-Percée, près de Port-Halliguen. Il semblait au moins nécessaire d'attendre pour aller en avant que ces troupes fussent débarquées. D'Hervilly s'y refusa. Il parlait dédaigneusement des redoutes républicaines, et se faisait fort de les enlever rien qu'à la tête de son régiment.
Sombreuil demanda vainement qu'on retardât de vingt-quatre heures l'expédition, ce qui permettrait à ses soldais d'y participer. Il proposa même de les joindre aux chouans que Vauban devait conduire à Carnac. Il ne put rien obtenir de d'Hervilly. Sa division resta les bras croisés dans son cantonnement, au village de Saint-Julien, durant cette journée du lendemain qui fut fatale aux royalistes. Cependant, Puisaye aurait pu opposer victorieusement sa volonté à celle de d'Hervilly. Sombreuil venait de lui apporter, en réponse à ses réclamations, un brevet de lieutenant général au service de l'Angleterre, et qui mettait toute l'armée et d'Hervilly lui-même sous ses ordres. Mais il ne fit pas usage de cette pièce; il ne la montra même pas, comme s'il eût redouté les responsabilités du commandement suprême après l'avoir sollicité, et finalement, au mépris de sa conviction, il se fit le docile auxiliaire de d'Hervilly dans tout ce qui allait suivre.
À neuf heures, Vauban, ainsi que cela était convenu, rejoignit sur la plage les troupes qu'il avait ordre de conduire à Carnac. Il devait trouver là des bateaux. Mais l'officier chargé par d'Hervilly de les commander avait oublié de le faire. Ils n'arrivèrent que plus tard, en nombre insuffisant, et on ne put embarquer que huit cents hommes. Le départ n'eut lieu qu'à minuit. L'amiral Warren, qui avait voulu accompagner Vauban, le prit dans son canot et on vogua vers Carnac. Il faisait jour quand on y arriva. Pour comble de malheur, la côte était gardée par quinze cents à dix-huit cents soldats qu'appuyaient des canons. Vauban néanmoins débarqua; mais, bien vite, il fallut repartir, et il eut la douleur de voir ses chouans convaincus, comme lui d'ailleurs et comme Warren, qu'il n'y avait rien à faire, tremper leurs fusils dans la mer pour n'être pas obligés de s'en servir. En mettant pied à terre, il avait fait tirer une fusée afin d'avertir l'armée royaliste que son débarquement était opéré. Obligé de fuir, il en fit tirer une seconde, ainsi que c'était convenu en cas d'échec. Mais elle ne fut pas aperçue dans la lumière du jour, et l'armée royaliste, qui s'était mise en marche à une heure du matin, continua à avancer croyant au succès de ce coup de main. Elle se composait de cinq régiments de troupes de ligne et de seize cents chouans et formait un total de plus de quatre mille hommes. On avait amené seize pièces d'artillerie. D'Hervilly commandait. Puisaye suivait, mais en volontaire, «sans donner d'ordres et sans qu'on lui en demandât».
Derrière leurs retranchements, les républicains se tenaient sur leurs gardes, deux transfuges du camp royaliste étant venus les avertir qu'on se préparait à les attaquer. Hoche était à Vannes ce jour-là. Mais, en son absence, le général Lemoine avait pris ses dispositions pour repousser les royalistes et les écraser sous le feu de ses batteries, ce qui n'était que trop facile alors qu'ils avançaient à découvert de tous côtés, la plage ne leur offrant aucun abri. Le général Humbert était aux avant-postes républicains. Aux premiers coups de fusil, il se replia, conformément aux instructions qu'il avait reçues. Les royalistes qui marchaient en avant crurent qu'il fuyait. Ils s'élancèrent sur ses pas, suivis de près par le gros de l'armée qu'excitaient d'Hervilly et Puisaye. Brusquement, un escadron de cavalerie démasqua deux batteries placées sur les retranchements, et les assaillants furent foudroyés par des décharges précipitées qui, en quelques instants, les eurent décimés.
Dans ce désastre, les émigrés déployèrent le plus rare courage, et se montrèrent dignes de l'antique valeur française. Mais leur intrépidité, si grande qu'elle fût, ne pouvait conjurer les conséquences de l'incapacité de leurs généraux, qui les avaient envoyés à la mort. La déroute commença au milieu d'une confusion et d'un désordre tels, que tandis qu'on sonnait la retraite d'un côté, de l'autre on sonnait la charge. Les républicains s'étaient précipités sur les fuyards, tuant tout ce qui résistait. Le seul régiment de la Marine, qui comptait soixante-douze officiers, en perdit cinquante-trois. Le malheureux d'Hervilly fut mortellement atteint. On dut l'emporter du champ de bataille, et son trépas suivit de près la folle équipée dans laquelle il s'était aventuré en y jetant l'armée royaliste avec lui. Quant à Puisaye et à ce qui restait debout d'officiers, après avoir à plusieurs reprises héroïquement tenté de ramener leurs troupes au combat, ils furent entraînés jusque dans la presqu'île, où les républicains seraient entrés ce jour-là, sans le secours inattendu qu'apportèrent aux royalistes Vauban et Warren. Ils revenaient de Carnac. Vauban se joignit, avec ses chouans, au colonel d'artillerie de Rotalier qui couvrait la retraite; Warren amena des canonniers à portée du rivage, et ouvrit le feu contre les républicains dont ce double mouvement arrêta la poursuite. Le désastre n'en restait pas moins effroyable. Il coûtait à l'armée royaliste l'élite de ses officiers, près de six cents hommes tués ou blessés, cinq canons et la presque totalité des munitions. En outre, il resserrait le cercle de fer autour de Quiberon.
Une lettre écrite de Londres, à la date du 28 juillet, et adressée au camp de Condé, sur les bords du Rhin, nous donne de cette funeste journée du 16 une version inédite, qui révèle en quels termes on en racontait en Angleterre les péripéties:
«Le général Hoche avant augmenté ses forces a serré de plus en plus les royalistes, ce qui a probablement décidé M. de Puisaye à se renfermer dans la presqu'île de Quiberon, dont la gorge est défendue par le fort Penthièvre. Ce fort a capitulé, on y a fait six cents hommes prisonniers. Cette position était assez forte, puisque l'on ne peut y arriver que par une gorge dont la défense était facile, parce qu'outre le fort Penthièvre, on avait fait embosser des frégates à droite et à gauche, dont le feu se croisait en avant du fort et balayait absolument la côte. Mais, si cette position donnait de la tranquillité aux troupes renfermées dans la presqu'île, elle avait de grands inconvénients: elle manquait d'eau et de bois; aucun fourrage pour le peu de chevaux que les royalistes avaient emmenés d'Angleterre ou s'étaient procurés sur les côtes de Bretagne avant d'être resserrés. Il est probable que ces inconvénients ont décidé M. de Puisaye à sortir et à attaquer le corps du général Hoche.
«Il a, en conséquence de cette détermination, fait partir le 15 au soir, par mer, un corps de trois mille hommes, aux ordres de M. de Vauban, pour débarquer pendant la nuit au delà de la droite de Hoche, avec ordre de marcher de suite, et d'attaquer le flanc droit au point du jour. Un autre détachement, aux ordres du chevalier de Tinténiac, est aussi parti par mer pour aller tourner la gauche. Mais il paraît qu'ayant beaucoup plus de chemin a faire, il ne pouvait pas être en mesure d'attaquer le 16 au matin, et que sa destination était de harceler l'ennemi dans sa retraite si l'attaque avait eu le succès qu'on s'en promettait.
«D'après ces dispositions, M. de Puisaye a marché en avant la nuit, M. d'Hervilly commandant l'avant-garde, et ils sont arrivés au point du jour à portée de deux redoutes qui étaient sur le front de l'armée ennemie. M. de Puisaye a ordonné de les attaquer tout de suite; l'attaque a été faite avec le plus grand courage, et les redoutes emportées avec assez de facilité. Cette défense médiocre de la part des troupes qui, les jours précédents, s'étaient battues avec acharnement, aurait dû inspirer quelque défiance; il semble qu'il eût convenu au moins d'attendre que l'attaque de M. de Vauban commençât.
«Malheureusement l'ardeur ordinaire des Français après un premier succès a prévalu, et, comptant la victoire assurée, on a marché en avant. Le général Hoche avait fait masquer une batterie de toute sa grosse artillerie chargée à mitraille; elle n'a été démasquée qu'au moment que les royalistes étaient très prés. L'effet en a été prodigieux; il a fallu nécessairement faire une retraite assez précipitée, et qui, peut-être, aurait eu encore des suites plus funestes, sans le feu des bâtiments anglais, qui ont protégé la retraite dans la presqu'île et ont forcé les républicains à la retraite.
«Cette malheureuse journée nous a beaucoup coûté. On a tenu ici la perte très secrète; mais il est arrivé des lettres, et par ce que j'ai pu rassembler, il y a eu plus de cent officiers ou gentilshommes volontaires tués ou blessés. De ces derniers est M. d'Hervilly, qui a eu un biscayen dans le ventre; mais on espère le sauver. La perte des soldats est de cinq cents à six cents hommes. Il eût été nécessaire d'avoir un succès bien marquant pour encourager tous les bons paysans bretons qui n'avaient jamais sorti de leurs villages. J'ai vu une lettre d'une personne fort raisonnable qui craint l'effet de ce premier échec[63].»
En même temps que ce compte rendu parvenait au prince de Condé, il recevait une lettre du duc d'Harcourt, où l'affaire de Sainte-Barbe était présentée sous un jour moins inquiétant que dans la précédente: «Le corps débarqué, aux ordres de M. de Puisaye et de M. d'Hervilly, s'est rendu maître du fort de Penthièvre qui ferme la presqu'île, sans résistance; il a été mis en état de défense, et l'on a escarmouché en avant dans l'objet sans doute d'ameuter les troupes. On a repoussé plusieurs attaques des ennemis, et le 15, il y a eu une affaire assez vive pour coûter quatre cents hommes tués ou blessés, parce que l'on a voulu attaquer des retranchements, que l'on s'est trop engagé et qu'une batterie démasquée a obligé de se retirer. M. d'Hervilly y a été blessé ainsi que plusieurs officiers; on assure qu'il n'est pas en danger.»
Pour une petite part de vérité, il y avait dans ces propos une grande part d'illusions. Et ce n'étaient pas les seules, puisqu'au moment où les royalistes venaient de subir à Quiberon un échec propre à décourager pour longtemps de nouveaux efforts, d'Harcourt ajoutait: «La disposition du pays est telle que l'on le peut désirer, et d'après les rapports faits au gouvernement, le 18, on comptait quatre-vingt mille hommes sous les armes, et le mouvement devenait général en Bretagne. Un corps de cinq mille républicains, qui marchait sur Nantes, a été obligé de se replier pour faire tête aux chouans, et on espérait que M. Charette s'approcherait de Nantes après avoir passé la Loire.»
On remarquera que, dans ces lettres, il n'est fait aucune allusion aux responsabilités encourues par d'Hervilly, non plus qu'à la part qu'il avait eue dans la défaite. C'est qu'on croyait à Londres qu'il était aux ordres de Puisaye, et que celui-ci avait exercé seul le commandement, tandis qu'ainsi qu'on l'a vu, il s'était résigné à laisser faire. On croyait aussi que Hoche avait été présent à l'affaire de Sainte-Barbe, et nous savons qu'obligé de se rendre à Vannes ce jour-là, il s'était fait remplacer par le général Lemoine. Enfin, ce qu'à Londres on ignorait encore et ce que cette lettre ne révèle pas, c'est que les républicains avaient déshonoré leur victoire par des actes abominables. «Il y avait quelque blécé que nos soldats ont achevé,» mandait le même jour un de leurs officiers, le capitaine Trutal, au chef de brigade Guiote. Il ne disait pas assez. On avait inhumainement massacré ces blessés, au mépris des lois de la guerre. Leurs assassins étaient sans doute les mêmes sinistres personnages auxquels, quelques jours avant, Hoche faisait allusion lorsqu'il écrivait:
«J'ai l'âme déchirée des horreurs qui se sont commises dans les campagnes: il n'est sorte de crimes que n'aient commis les soldats de l'armée. Le viol, l'assassinat, le pillage, rien n'a été excepté ... Les lois sont impuissantes, et le malheureux général est obligé d'en faire justice le sabre à la main ... Je ne connais pas de métier plus horrible que de commander à des scélérats qui se repaissent de tous les crimes.»
Ces «scélérats», dans l'affaire de Sainte-Barbe, ne respectèrent même pas les cadavres de leurs propres chefs. Parmi ceux qui avaient péri, se trouvait l'adjudant-général Vernol-Dejeu. On lit dans un ordre du jour signé Hoche, en date du 29 messidor (17 juillet):
«Si quelque chose pouvait ternir la victoire qu'a remportée l'armée républicaine, ce serait l'avidité que mettent certains individus à dépouiller les hommes restés sur le champ de bataille; le malheureux adjudant Dejeu, l'ami du général en chef, a été dépouillé hier avec autant d'activité qu'on en a mis à arracher aux ennemis leurs derniers vêtements. Le général prie les personnes qui auraient des effets au général Dejeu de les lui remettre: il payera ce qu'on lui demandera.»
Au moment où se préparait, dans une action tragique, le dénouement du drame de Quiberon, le comte d'Artois faisait voile vers l'Angleterre. Le cabinet britannique s'était enfin décidé à l'appeler pour le transporter en Bretagne avec l'expédition de lord Moira. Elle était prête à prendre la mer. L'amiral Pringle venait de partir sur le vaisseau l'Asia, pour aller chercher le prince à Cuxhaven, près de Hambourg[64]. On l'attendait à Portsmouth à la fin de juillet ou au commencement d'août, et c'est bien en effet le 7 août qu'il y arriva, mais ce fut pour y apprendre en même temps que la douloureuse affaire de Sainte-Barbe qu'il ignorait encore, l'écrasement final de l'armée royaliste à Quiberon, dans la journée du 22 juillet.[Lien vers la Table des Matières]
IV
LE DÉSASTRE
Rejetés dans leur souricière, les émigrés s'y retrouvèrent aux prises avec les difficultés redoutables qui les avaient poussés à tenter d'en sortir et avec de nouveaux périls. Sans doute, ils y étaient à l'abri d'une attaque de l'armée républicaine, du moins ils le croyaient. Les feux du fort Penthièvre et ceux des ouvrages de défense qu'ils avaient élevés en avant de la presqu'île, les protégeaient en empêchant l'ennemi d'approcher. D'autre part, les canonnières anglaises auraient tiré sur les républicains, si ceux-ci s'étaient avisés de marcher contre le fort; elles les auraient foudroyés dans leur marche sur la Falaise, comme les canons de Sainte-Barbe y avaient foudroyé les royalistes. Mais combien d'inconvénients compromettaient ces avantages! À l'abri d'une attaque, oui; et Hoche le savait si bien qu'il se demandait comment il s'y prendrait pour en finir avec cette poignée de rebelles après les avoir réduits à l'impuissance; mais condamnés en même temps à l'inaction, tel était le sort des vaincus, que menaçaient en outre dans leur camp retranché la faim, la trahison et les désertions qui se multipliaient. Chaque jour, des soldats s'évadaient pour aller rejoindre l'armée républicaine, et laissaient des vides dans les régiments déjà désorganisés par la perte des officiers tués à l'affaire du 16. D'autre part, la presqu'île demeurait emplie de vieillards, de femmes et d'enfants qui s'y étaient réfugiés, qu'il fallait nourrir et dont les plaintes bruyantes, échos de celles des chouans, ajoutaient à la confusion générale.
Puisaye, à qui la blessure de d'Hervilly avait permis de s'emparer du commandement, ne possédait pas les capacités nécessaires pour parer à ces dangers. Il ne savait qu'écrire en Angleterre; il se plaignait des émigrés, demandait des troupes anglaises, des munitions et des vivres, subordonnant ses décisions à l'arrivée de ces renforts, affectant une sérénité singulière, déclinant toute responsabilité dans ce qui s'était passé, et ne manifestant son autorité que par des mesures sans portée ou même sans prudence, comme lorsqu'il confiait la défense du fort Penthièvre à d'anciens soldats républicains. D'ailleurs, on le détestait, et c'est à grand'peine qu'il se faisait obéir. Il n'est donc pas étonnant que le découragement et la peur régnassent autour de lui, et que quelques-uns de ses officiers, tel Contades, eussent eu la pensée d'engager avec les chefs de l'armée républicaine des pourparlers susceptibles d'amener la paix. Ces tentatives de négociations, qu'elles aient été le résultat du hasard ou volontairement provoquées, ne sont pas niables. Mais on ne peut que les mentionner, tant sont contradictoires les récits qui les relatent. D'ailleurs, elles demeurèrent sans effet. Le bruit s'en étant répandu, elles n'eurent d'autre résultat que de faire croire au gros de l'armée royaliste que la situation était désespérée puisqu'on songeait à traiter avec l'ennemi.
Hoche était tenu au courant de ce qui se passait dans le camp royaliste par des déserteurs qui venaient à tout instant dans le sien pour échapper aux risques auxquels ils étaient exposés dans la presqu'île. Ils lui révélaient les misères des émigrés, leurs privations, leurs rivalités, leurs querelles. Il voyait approcher le moment où l'épuisement de leurs ressources les lui livrerait, à moins que ce qui restait de leur armée et la population fugitive ne fussent embarqués et transportés sur un autre point. C'est en ces circonstances que trois sous-officiers du régiment de d'Hervilly, enrôlés en Angleterre, se présentèrent à lui. Évadés du fort Penthièvre en se glissant le long des rochers, ils venaient offrir de le livrer aux républicains et de les y conduire par le chemin qu'ils avaient pris pour en sortir. Ils y avaient laissé des complices qui le leur ouvriraient. Hoche accepta et dressa ses plans en vue de cette entreprise qui fut fixée au surlendemain 3 thermidor (21 juillet). Elle a eu de si nombreux historiens qu'à vouloir en redire après eux les détails, on s'exposerait à ne faire que les répéter, et qu'il faut se borner à en décrire les traits principaux.
À minuit, trois colonnes républicaines se mettaient en marche en longeant la mer. Soutenues par les forces qui les suivaient, elles étaient commandées, la première par le général Humbert, la seconde par l'adjudant-général Mesnage, la troisième par le général Valletaux. Hoche, sur les derrières, surveillait l'exécution de ses ordres, secondé par les généraux Lemoine et Botta. Le détachement que commandait Mesnage ne se composait que de deux cents hommes. Mais c'étaient des grenadiers d'élite. À leur tête, marchait l'un des transfuges qui devait les introduire dans le fort tandis qu'Humbert l'attaquerait de front, après l'avoir contourné par la plage que la marée basse mettait à découvert.
La nuit était profonde, la tempête faisait rage. La mer soulevée jetait les vagues sur les pieds des soldats qui n'avançaient qu'en luttant contre la pluie et le vent, et le tonnerre grondait avec force. Il semble que cette tempête aurait dû conseiller l'ajournement de l'expédition. C'est elle au contraire qui avait décidé Hoche à agir sans retard. Il espérait surprendre les royalistes. Ils ne supposeraient pas qu'on songeât à les attaquer par un temps pareil, et, d'autre part, les bruits de l'orage couvriraient ceux de l'armée en marche. Ces prévisions étaient justes. Ni les sentinelles des ouvrages avancés, ni les marins des canonnières anglaises espacées le long de la côte n'entendirent rien. Leur quiétude ne fut pas plus troublée, à l'approche du péril, que celle de Puisaye. Bien loin de le prévoir, il était rentré à son quartier général, très éloigné du fort Penthièvre, après avoir parcouru les postes, et s'était couché. Cependant deux avertissements lui furent donnés l'un par Vauban, l'autre par Sombreuil. Vauban considérait cette nuit de tempête comme dangereuse et favorable à un coup de main. Il en fit la remarque à Puisaye qui lui répondit en riant «qu'il n'était ni alarmé, ni alarmiste». Vauban se le tint pour dit et rentra chez lui. Sombreuil fut plus difficile à convaincre. Divination ou pressentiment de sa fin prochaine, lui aussi redoutait une surprise des républicains. Il se défiait des défenseurs du fort, et savait que, dans la journée, plusieurs d'entre eux avaient déserté. Il insistait pour que la garnison fût renforcée, pour qu'on réunît les troupes. Mais Puisaye se refusa à donner des ordres en disant:
—En vérité, Sombreuil, si je ne vous connaissais, je croirais que vous avez peur.
Irrité, Sombreuil se retira et rejoignit sa légion pour lui faire prendre les armes et attendre l'ennemi. Quelques heures après, au lever du jour, le canon se faisait entendre. Du fort Penthièvre, on avait vu les républicains et on tirait sur eux ainsi que des avant-postes et de la mer. La colonne d'Humbert qui s'avançait à découvert sur la grève fut mitraillée par une chaloupe-canonnière; le général Botta blessé. Les républicains prirent peur, se débandèrent, et malgré les efforts de leurs généraux, de Hoche lui-même qui, dans sa colère, coupa le cou à un fuyard, ils se dispersèrent éperdus. C'en était fait, l'expédition échouait; il fallait battre en retraite et l'ordre en fut donné. Soudain retentirent des acclamations; le drapeau tricolore venait d'être arboré sur le fort Penthièvre. Guidés par les traîtres et aidés par les complices de ceux-ci, les grenadiers de Mesnage s'y étaient introduits en grimpant, pour y parvenir, de rocher en rocher. Ils avaient tué les canonniers sur leurs pièces, massacré dans le fort tout ce qui leur résistait. Les soldats recrutés sur les pontons anglais s'étaient unis à eux, les acclamaient, se tournaient contre leurs officiers. Le lieutenant-colonel du régiment d'Hervilly périt de la main de ceux qu'il conduisait à la défense du fort.
Rien, dès lors, ne s'oppose plus à la marche victorieuse des républicains. Ils avancent vers l'extrémité de la presqu'île en chassant devant eux les chouans qu'on voit jeter leurs fusils et quitter leur uniforme. Tout un peuple affolé, à qui la terreur arrache des cris effroyables, détale dans un désordre tragique. Les officiers des troupes soldées, réveillés en sursaut, ont rassemblé en hâte leurs compagnies pour arrêter les républicains. Mais ils ne peuvent plus se faire obéir de leurs soldats. Au cri que ne cessent de répéter les républicains: «À nous, les patriotes!» les volontaires royalistes répondent, pour la plupart, en levant la crosse en l'air ou en tirant sur quiconque veut les empêcher de passer à l'ennemi. Les régiments de d'Hervilly et de du Dresnay se rangent ainsi presque entièrement de son côté au fur et à mesure que leurs détachements qu'on amène au-devant de lui pour le combattre, le rencontrent sur les chemins par où il passe dans sa marche vers Port-Halliguen et le fort Saint-Pierre, qui forment l'extrémité de la presqu'île.
Pendant ce temps, Puisaye, arraché enfin à sa confiance et tiré de sa torpeur, est monté à cheval. Va-t-il se mettre à la tête de tout ce qui reste d'émigrés et de soldats fidèles, appeler à lui la légion de Sombreuil qui, demeurée inactive jusque-là, est intacte, et racheter ses imprudences et ses fautes en organisant une résistance suprême, dût-il y périr? On pourrait le croire à le voir traverser la presqu'île d'un galop éperdu; mais le croire, ce serait se tromper. Il sait que la défense est devenue impossible; que ses troupes, travaillées par l'élément républicain qu'il y a follement introduit, ne sont pas sûres; que les munitions touchent à leur fin et que le courage des émigrés prêts à vendre chèrement leur vie sera stérile. Ce n'est pas pour les rejoindre et pour mourir avec eux qu'il court ainsi. C'est, à en croire ses propos ultérieurs, pour aller presser l'amiral Warren d'envoyer au rivage des chaloupes de secours et pour sauver sa correspondance et les secrets qu'elle contient; mais c'est aussi pour se dérober à la catastrophe maintenant inévitable. Il se dirige vers la mer. Sur sa route, il rencontre Sombreuil dont les prédictions ne se sont que trop réalisées et qui accourt pour prendre ses ordres, à travers les fuyards que poussent devant eux les républicains. Il lui montre sur les hauteurs de Saint-Julien un moulin abandonné.
—Occupez ce moulin avec tout ce que vous pourrez réunir de monde, lui dit-il; je vais vous y rejoindre.
Il passe et ne s'arrête qu'à Port-Halliguen. De là, un canot l'emporte avec ses aides de camp vers le vaisseau amiral, la Pomone, où tout à l'heure arrivera à son tour d'Hervilly, qu'on a dû, pour qu'il ne tombe pas aux mains de l'ennemi, arracher à la couche sur laquelle il est resté cloué depuis le combat de Sainte-Barbe. À la demande de Puisaye, l'amiral Warren fait mettre à la mer toutes ses embarcations. Elles se dirigent vers Port-Halliguen à l'effet d'y recueillir les fuyards, tandis qu'une corvette ouvre le feu pour contenir les républicains. La nouvelle du départ de Puisaye vient trouver Sombreuil au moulin qu'il a occupé. Il a autour de lui sa légion, les débris des régiments soldés, une poignée de chouans commandés par Vauban, au total plus de trois mille hommes.
—Nous sommes trahis, s'écrie-t-il. Le fort Penthièvre a été livré à l'ennemi, allons le reprendre!
Il s'élance en avant et sa troupe le suit. Mais elle se heurte à des bandes de chouans et de soldats désarmés, d'enfants et de femmes qui poussent des cris déchirants et que Hoche, à la tête de sept cents grenadiers, refoule impitoyablement vers le fond de la presqu'île. Tout n'est que larmes, vociférations, gémissements, désespoir. Ce spectacle jette la panique dans la petite armée de Sombreuil. Cette panique redouble lorsque le bruit s'y répand que les régiments de d'Hervilly et de du Dresnay ont massacré leurs officiers et passé à l'ennemi. Des vides se font parmi ces derniers défenseurs d'une cause perdue. De ceux qui l'abandonnent, les uns vont grossir le nombre des fuyards; les autres se rendent aux grenadiers de Hoche qui ne cessent de crier:
—À nous, les patriotes! Rendez-vous! Nous sommes tous Français; il ne vous sera fait aucun mal!
Bientôt, Sombreuil n'a plus autour de lui que les émigrés et ce qui survit encore du régiment de la Marine qui, seul dans ce désastre, a fait jusqu'au bout son devoir. Mais ces héros n'ont pas de canons; une batterie que Hoche a fait établir sur les hauteurs de Saint-Julien démolit tour à tour les petits murs qui clôturent les champs, et derrière lesquels, tout en battant en retraite, ils tirent leurs derniers coups de fusil. Ils reculent d'abri en abri jusques à Port-Halliguen, où ils sont arrêtés par l'Océan.
Là, le spectacle est terrifiant. Les fuyards, officiers, soldats, paysans, se sont précipités à la mer pour rejoindre les chaloupes anglaises à qui la violence des vagues n'a pas permis d'aborder. Mais tous ne savent pas nager, et ils sont roulés par le flot qui promptement les recouvre. À la surface des eaux, on voit émerger, par centaines, les têtes de ceux qui sont encore debout, et flotter entre elles d'innombrables corps inanimés, parmi lesquels beaucoup de femmes et d'enfants, des armes, des chapeaux, des sacs, des gibernes. Les barques sont prises d'assaut. Quand elles menacent de sombrer, ceux qui y sont montés les premiers éloignent à coups d'aviron ceux qui tentent d'y monter à leur tour. Ainsi se sauvent les plus forts et périssent les plus faibles, et, tandis que les feux de l'escadre anglaise protègent cet embarquement tragique, tandis qu'on voit des malheureux se donner volontairement la mort en se précipitant du haut des rochers ou en se jetant sur la pointe de leur épée, une immense lamentation qui domine le bruit de la mer rend plus poignantes ces scènes d'horreur.
Sombreuil comprend alors qu'il faut se rendre ou mourir. Mourir, il y est prêt. Malgré les chances de bonheur que lui réserve l'avenir et quoiqu'il n'ait que vingt-cinq ans, il a fait le sacrifice de sa vie. Mais il n'a pas à songer qu'à lui seul; il y a ses compagnons, tous ces braves gens, émigrés et soldats, qui lui sont restés fidèles et dont il voudrait sauver les jours, fût-ce aux dépens des siens. Ils sont encore à ses côtés, sur le rocher du Fort-Neuf, leur dernier refuge, à peine protégés par un mur qui s'écroule sous les boulets et déjà cernés par les grenadiers de Hoche. Émus de leur courage qu'ils admirent, ceux-ci les pressent de se rendre, en leur criant qu'ils seront traités comme des prisonniers de guerre. Partout dans la presqu'île, les autres combattants se sont rendus. Tout est fini; il n'y a plus qu'à les imiter. Sombreuil, résigné à capituler, demande à conférer avec le général Hoche. Hoche accorde l'entrevue, mais il exige qu'on fasse cesser le feu des Anglais. Un jeune émigré, Gesril du Papeu, se dévoue pour aller à la nage prévenir l'amiral Warren qu'il y a capitulation et qu'il ne doit plus tirer. En se jetant à l'eau, il promet de revenir, sa mission accomplie, pour partager le sort de ses compagnons, et, nouveau Régulus, il reviendra.
Ce que se sont dit le général républicain et le général royaliste dans l'entretien qu'ils ont eu ensemble sur ce rocher qui surplombe l'abîme, on peut le supposer, en pensant qu'ils sont du même âge, jeunes tous deux, et qu'ils s'estiment réciproquement. Hoche voudrait sauver Sombreuil, mais il n'est pas le maître et ne peut que l'engager à se fier «à la loyauté française». Les conventionnels Tallien et Blot arrivent sur ces entrefaites. En leur présence, Sombreuil rend à Hoche son épée après en avoir baisé la lame.
Il ne convient pas de rouvrir ici la question maintes fois discutée de savoir si le mot capitulation doit s'entendre en l'espèce comme une reddition pure et simple ne comportant aucun engagement de la part des républicains, ou comme une convention qui assurait aux vaincus, Sombreuil excepté, le traitement des prisonniers de guerre, c'est-à-dire la vie sauve. Hoche l'a toujours nié et les historiens de son parti l'ont nié comme lui. Les historiens royalistes ont soutenu, pour la plupart, le contraire. Mais les uns et les autres sont d'accord pour reconnaître qu'il n'y eut pas de convention écrite et faite de chef à chef. Y eut-il une convention verbale? Depuis un siècle les uns l'ont affirmé et les autres l'ont contesté, en s'appuyant sur des documents contradictoires[65]. Le seul trait à retenir de ces controverses, c'est que, s'il y a eu convention et confirmation autorisée de la promesse faite par les grenadiers de Hoche, que les vaincus seraient traités comme des prisonniers de guerre, cela n'a pas empêché Sombreuil de supplier ses officiers de s'embarquer, et ceux-ci de s'efforcer de lui obéir ou même de ne pas attendre qu'il les en pressât. Vauban, Chalus, Rotalier, d'autres encore, se sont sauvés, les uns ne croyant pas à la capitulation, les autres «préférant se confier à cette mer furieuse qu'aux républicains».
Il n'est pas moins vrai qu'en ces circonstances, la Convention eut le tort de ne pas comprendre que la magnanimité dans la victoire eût plus sûrement assuré la pacification que ne le firent les sentences de mort prononcées par les commissions militaires, et qu'il eût été politique de résister à l'indignation générale qu'avait excitée en France cette expédition de Quiberon qui ouvrait la patrie aux Anglais. Inhumaine jusqu'au bout de ses pouvoirs qui allaient expirer, elle se montra impitoyable, non envers les chouans qui furent renvoyés chez eux, mais envers les émigrés. Perdant une belle occasion de se montrer clémente, elle leur appliqua les lois terribles qu'elle avait édictées contre eux quand ils étaient redoutables et dont il eût été habile et sage de leur épargner les rigueurs, maintenant qu'ils ne pouvaient plus rien. Sombreuil, Mgr de Hercé et treize prêtres, les émigrés René de la Landelle et Petit-Guyot, condamnés à mort par une commission militaire, périrent les premiers à Vannes, le 28 juillet. Condamnations et exécutions se poursuivirent jusqu'à la fin du mois d'août, au nombre de sept cent cinquante et une.
Le 24 juillet, l'escadre anglaise s'était éloignée des côtes de Bretagne, emportant, avec les débris de l'expédition, Puisaye sain et sauf et d'Hervilly mourant, et laissant aux mains des vainqueurs les immenses approvisionnements en armes, en munitions et en vivres qu'elle avait débarqués. Elle fit relâche à l'île d'Houat. C'est de là que, le 29, le lendemain même du jour où Sombreuil, avant de marcher au supplice, l'avait, dans une lettre adressée à Warren, traité de «lâche fourbe», Puisaye écrivait à Windham pour se justifier, et ne craignait pas d'imputer aux malheureux émigrés qu'il avait abandonnés après les avoir conduits à la mort, la responsabilité du désastre dont d'Hervilly et lui étaient les véritables auteurs.
«Le plus grand nombre, mandait-il au ministre anglais, et surtout ceux payés trop chèrement par vous n'ont pas apporté parmi nous l'esprit qu'on aurait dû leur supposer après six années d'exil et de malheurs: même légèreté, mêmes intrigues qu'autrefois, mais plus de perfidie ou d'insouciance pour leur pays et pour la cause de leur roi, un égoïsme affreux et un attachement à la paye qu'ils craignent de ne plus recevoir.»
Il n'y avait que trop de vrai dans ces propos. Mais ce n'était pas le moment de les tenir, et Puisaye moins que tout autre aurait dû les tenir, car ce qu'il reprochait aux victimes de son incapacité et de son imprévoyance, on aurait pu plus justement encore le lui reprocher à lui-même. On le lui reprochait déjà. Calonne écrivait de Southampton, le 30 juillet, au prince de Condé. À travers les illusions dont témoigne sa lettre, et les fausses nouvelles qu'elle contient, on voit poindre contre Puisaye une accusation formelle, quoique conçue en termes mesurés. Puisaye ne s'en est jamais lavé, et elle demeure implacablement attachée à sa mémoire:
«On est fort affecté ici, mais point rebuté des désastreuses nouvelles venues de Bretagne il y a six jours. On regrette la perte des braves gens qu'un défaut de vigilance, qui fait grand tort à la réputation de M. de Puisaye, a livrés à la trahison et fait périr misérablement. On regrette de n'avoir plus le point assuré des débarquements sur lequel on comptait, et où de nouveaux renforts allaient être portés successivement. On regrette de grandes provisions d'armes, munitions et habillements qu'on y avait déposées, et qui sont tombées au pouvoir de l'ennemi; on regrette enfin les effets espérés des premiers avantages obtenus par ceux qui avaient été envoyés pour ouvrir la route: mais on ne regarde pas ce malheur comme irréparable.
«L'impression qu'il peut faire sur l'opinion est peut-être le plus grand mal; cependant on doit croire que, s'il produit un premier moment de consternation, il n'ira pas jusqu'au découragement. Il reste encore, de ce qui avait débarqué, le corps commandé par M. de Tinténiac, qu'on croit avoir pénétré jusqu'à Vannes, et ce corps est d'environ trois mille hommes, exposés, il est vrai, à être enveloppé par l'armée victorieuse de Hoche. Du corps de sept mille cinq cents hommes, que M. de Puisaye avait gardé pour se maintenir dans la baie de Quiberon, où il se croyait inexpugnable, comme il me l'avait mandé lui-même, il paraît par tous les rapports que cinq mille ont été tués ou faits prisonniers, et qu'il s'en est sauvé deux mille cinq cents environ. Ce qui est affreux, c'est la très grande quantité d'officiers qui sont au nombre de ceux qui ont péri. Le baron de Damas a été massacré par ses soldats ou s'est tué lui-même suivant quelques lettres. Votre Altesse Sérénissime aura vu dans les nouvelles, qui lui sont sûrement parvenues, combien M. de Sombreuil s'est distingué.
«Je ne prétends rien ajouter aux détails qu'on lui aura envoyés, si ce n'est que je puis peut-être avec plus de certitude que bien d'autres l'assurer qu'on n'a pas renoncé ici à l'exécution des premiers plans; que l'on continue les préparatifs d'une expédition plus considérable, qu'on n'est que plus persuadé de l'importante nécessité de redoubler d'efforts et que lord Moira, avec qui j'ai causé hier, compte partir dans huit ou neuf jours si, comme il y a lieu de le croire, M. le comte d'Artois parti le 26 des environs de Hambourg sur le vaisseau l'Asia, arrive incessamment à la rade Spithead, où il serait déjà si les vents constamment contraires ne l'avaient retardé.
«Je suis venu dans les environs de Portsmouth pour le rencontrer et dans l'espoir de lui parler quelques moments avant qu'il passe avec le digne commandant des troupes anglaises, qui ne seront pas moindres de quinze à seize mille hommes à ce qu'il paraît, pour se rendre où nos espérances recommenceront et où nos vœux le suivront. Les dispositions de la province où l'on se portera sont toujours très bonnes.
«Charette et Stoflet ont, en se joignant, environ quarante mille hommes et il y a lieu de croire qu'aux premiers succès, la pelotte grossira. Je n'ai pas moins d'espoir et je ne fais pas moins de vœux, pour les armes de Monseigneur. Je me flatte que je n'ai pas besoin de le lui protester ni de lui recommander un fils qui a sûrement le plus grand désir de mériter la protection de Son Altesse Sérénissime en lui prouvant un zèle pareil à celui de son père, qui le prie d'agréer les nouvelles et éternelles assurances de son profond respect et d'un attachement sans bornes[66].»
Les espérances que nourrissait Calonne ne devaient pas se réaliser. Après le désastre de Quiberon, le gouvernement anglais renonça à la seconde expédition dont le commandement avait été confié à lord Moira. Les vingt mille combattants réunis à Southampton furent expédiés à Saint-Domingue, sauf un corps de troupes anglaises et d'émigrés français formant un effectif de trois mille hommes qui, sous les ordres du général Doyle, devait aller débarquer sur les côtes de France des armes, des munitions et de l'argent. Le comte d'Artois resté à Portsmouth, en rade de Spithead, était averti qu'il ne pouvait plus partir. Il protesta; il avait donné rendez-vous à Condé «au centre du royaume», et il demandait instamment à être conduit en France, où Charette l'appelait en lui recommandant de se garder de débarquer à Quiberon, mais de venir le retrouver.
Le gouvernement anglais finit par céder aux sollicitations du prince. Le 14 août, le duc d'Harcourt—c'est lui qui le mande au prince de Condé—est inopinément appelé chez lord Grenville. Le ministre lui annonce que l'on va faire partir le général Doyle avec quatre mille hommes pour l'île d'Houat, «que l'on propose à Monsieur, qui l'acceptera, une frégate pour y être porté, que l'on s'y concertera sur les moyens de communiquer avec Charette, de se procurer un point de débarquement, et de lui remettre Monsieur avec ce que l'on aura d'émigrés, soutenus par les quatre mille Anglais, qui ainsi que les cadres seront destinés à recevoir Monsieur s'il avait besoin de leur appui pour le rembarquer, faire sa communication, lui fournir ses besoins, et qu'un convoi pour Charette part en conséquence avec argent, munitions, armes.»
L'expédition mit à la voile le 23 août. Mais les côtes étaient activement surveillées par les républicains, et nulle part on ne put aborder. Le 12 septembre, l'escadre anglaise, après avoir vainement tenté de prendre terre sur le sol français, mouilla devant l'île d'Houat et vint finalement atterrir à l'île d'Yeu, d'où le comte d'Artois essaya de se mettre en rapport avec Charette et d'autres chefs qui eux aussi l'appelaient. Sa présence à la tête des armées royalistes était d'autant plus nécessaire que les rivalités des généraux chouans entre eux paralysaient les meilleures intentions et les plus habiles projets. Ce qu'étaient ces rivalités et leurs conséquences, la lettre suivante, en date du 24 septembre, signée d'un de ces généraux, le comte de Châtillon, et adressée au prince de Condé, peut à peine en donner une idée:
«Charette a été le premier à faire sa paix, malgré Stoflet, et a formé un rassemblement pour marcher contre lui et le forcer à signer le traité; celui-ci a résisté le plus qu'il a pu, mais sentant qu'il ne pouvait tenir seul sans être bientôt accablé, d'autant que Charette cherchait à lui enlever officiers et soldats, il a adhéré à cette paix, avec l'intention de la rompre sitôt qu'il se verrait en mesure. Charette a recommencé le premier la guerre en ôtant à Stoflet tous les moyens d'en faire autant, par le refus continuel qu'il lui a fait de partager avec lui l'argent et les munitions qu'il a reçus des Anglais. Il sacrifie à sa haine injuste pour le plus brave et le plus honnête des hommes, la cause des autels et du trône. Ce ne sont pas des ouï-dire, Monseigneur, ce sont des faits que je vous rends, dont j'ai eu la preuve par écrit sous les yeux, qui m'ont constaté que Stoflet, plus grand, plus pur que Charette, a fait tous les sacrifices pour les intérêts du roi, tandis que son rival risque continuellement de le perdre par sa basse jalousie et ses intrigues multipliées.
«Il est donc très intéressant que Votre Altesse Sérénissime mette au plus tôt sous les yeux du roi toutes ces vérités que j'atteste sur la conscience et l'honneur, et que mon attachement à Sa Majesté me fait un devoir de vous peindre. Stoflet n'a d'autre ambition que de bien servir son roi; s'il n'en était pas traité avec la même égalité que Charette, cela ferait le plus mauvais effet, parce que son armée ne consentira jamais à reconnaître un autre chef, quoiqu'il soit assez grand pour reconnaître son ennemi pour général, si le roi l'ordonne. Il a avec lui M. l'abbé Bernier, curé de Saint-Lô, homme d'un génie rare, dont les talents sont aussi étendus que le zèle, et dont les lumières et la sagacité sont des plus précieuses. Je jure que ce tableau ne m'est dicté que par mon zèle pour la belle œuvre que nous défendons, et j'ose me flatter que Votre Altesse Sérénissime me connaît assez pour ne pas me croire guidé par une injuste partialité. Depuis trop longtemps, on cache la vérité à nos malheureux princes. Le devoir d'un sujet fidèle est de la leur dire, et aucune espèce de considération ne pourront jamais m'en empêcher.
«Je ne suis venu ici que pour une conférence, en qualité de député du conseil de l'armée de Scépeaux, dont je suis président. Cette armée, dévouée à Stoflet parce que sa cause est juste, se plaint aussi beaucoup de Charette qui ne nous a donné qu'à force d'instances réitérées que la plus modique part des secours de l'Angleterre, destinés pour toutes les armées royalistes. Cependant nous avons très souvent des affaires avec les républicains, et nous sommes si dépourvus, que, dans le dernier combat, reprochant à un paysan qui ne tirait pas, il me répondit qu'il n'avait qu'une cartouche, qu'il ménageait pour se défendre en cas d'une déroute. Sa politique est qu'en retenant tout en lui, il forcera tous les royalistes à le reconnaître pour généralissime.
«Nos paysans, bercés depuis si longtemps de l'espoir de voir un de leurs princes à leur tête, commencent à perdre courage, et n'aspirent qu'à rester tranquilles dans leurs foyers, ayant goûté déjà, dans ce pays, les douceurs de l'inaction, et notre armée des confins de la Bretagne et d'Anjou nous témoigne la même propension, quoiqu'elle soit continuellement en activité, et j'avoue à Votre Altesse que je craindrais les plus funestes effets d'un nouveau délai dans l'arrivée d'un de nos princes; la malheureuse issue de notre descente à Quiberon a contribué beaucoup aussi à ce découragement, et cette fatalité n'est due qu'aux ambitieux et aux intrigants qui voulaient perdre le malheureux comte de Puisaye. J'ai vu toutes ces cabales s'ourdir à Londres, et je n'en avais que trop prévu les funestes suites, j'en avertis ce général après être descendu en Bretagne, mais le coup était trop bien préparé pour qu'il pût l'éviter. Je me résume, Monseigneur, en vous disant que Monsieur ne peut arriver trop tôt, parce que sa présence parmi nous fera lever toute cabale pour le commandement, et ranimera le courage au point de lui procurer bientôt des armées aussi formidables que nombreuses. Dans toute la France, les royalistes qui n'osent se montrer ne voyant pas un prince pour ralliement, se montreront avec autant d'ardeur qu'ils ont montré jusqu'ici de timidité, et si l'on tarde trop, je dois vous dire que tout est perdu. Je prie Votre Altesse, si elle le juge à propos, de mettre ces détails sous les yeux du roi: tout sujet fidèle lui doit des vérités d'où dépendent peut-être sa couronne. Je n'ai d'autre prétention que celle de lui prouver tout mon dévouement et le vif intérêt que je prends à sa gloire et à la vôtre.»
Tandis qu'il attendait le résultat de ses efforts et s'étonnait de voir ses lettres rester sans réponse et ses messagers ne pas revenir, Charette, ayant attaqué le 26 septembre, sur la route de Luçon aux Sables d'Olonne, l'armée républicaine, essuya une défaite sanglante; elle l'obligea à une fuite précipitée. Dès lors, il fut impuissant à désigner au comte d'Artois un point où lui-même pourrait venir à sa rencontre. Cependant, le 5 octobre, il signalait la côte de Saint-Jean-de-Mont, non loin des Sables, comme un endroit où il serait aisé d'opérer un débarquement d'armes et de munitions sans avoir à craindre un coup de fusil. Ce débarquement eut lieu, en effet, quelques jours plus tard sans incident. On peut s'étonner que le comte d'Artois, s'il était résolu à se jeter en France, comme il l'affirmait, n'ait pas profité de cette occasion pour débarquer lui-même.
De l'île d'Yeu, où l'avait porté l'escadre anglaise, il expédiait à Charette messages sur messages, s'efforçait d'apaiser les dissentiments qui s'élevaient à tout propos entre ses officiers et les chefs anglais, et se décourageait peu à peu en constatant qu'il lui serait impossible d'arriver à ses fins. Il reste toutefois avéré qu'avec un peu d'audace, il aurait pu passer en France. Il l'aurait pu par la côte de Saint-Jean-de-Mont; il l'aurait pu aussi par la pointe de Locmariaquer, puisque les chefs chouans venaient par cette voie conférer avec lui. Peut-être aussi ne lui en laissa-t-on pas le temps. Le 17 novembre, des ordres arrivés de Londres enjoignaient au général Doyle de ramener l'expédition en Angleterre et le prince avec elle. Pitt, cédant à l'opinion anglaise qui voyait avec regret recommencer une seconde affaire de Quiberon, abandonnait décidément la partie. Le prince ne put qu'obéir; il en témoigna des regrets, mais ils restèrent platoniques. Il avait été autorisé à se porter sur Jersey ou sur Guernesey et peut-être aurait-il pu, de là, entretenir des rapports avec les Vendéens, de Jersey surtout où le prince de Bouillon commandait pour l'Angleterre. Mais, au dernier moment, c'est à Portsmouth qu'on décida de le ramener. C'est alors que Charette aurait écrit à Louis XVIII la fameuse lettre dont il a été parlé plus haut:
«Sire, la lâcheté de votre frère a tout perdu. Il ne pouvait paraître à la côte que pour tout perdre ou tout sauver. Son retour en Angleterre a décidé de notre sort: sous peu, il ne me restera plus qu'à périr inutilement pour votre service.»
Cette lettre a-t-elle existé, comme l'affirme le comte de Vauban dans ses Mémoires, où il déclare en avoir vu l'original? Ceux qui en ont parlé après lui, même les écrivains républicains, n'ont pas cru à son authenticité. Il en existe d'ailleurs une autre, qui s'exprime bien différemment. Elle est adressée par Charette au marquis de Rivière:
«Je vous écris, mon cher Rivière, le cœur navré de douleur de l'éloignement d'un prince dont l'espoir de sa possession faisait toute notre félicité. Il est des privations qu'on supporte avec courage et fermeté; mais celle-là est si grande qu'elle ébranlerait un rocher. Gardez-vous bien de croire que cet événement malheureux refroidira notre courage; bien loin de là, toujours assurés du désir de mériter votre estime, nous travaillerons jusqu'au dernier jour à nous en rendre dignes.»
Dans ce langage, il n'y a pas trace d'accusation contre le comte d'Artois pas plus que dans celui que Charette tenait quelques mois plus tard, lorsque, arrêté et condamné, il marchait au supplice:
—Voilà donc où ces gueux d'Anglais m'ont conduit.
Si toutefois, contrairement à toute vraisemblance, la lettre où le comte d'Artois est traité de lâche sortit de sa plume, on ne saurait nier qu'en exprimant avec cette violence sa colère, il révélait toute l'étendue de la déception que venait de lui faire éprouver l'absence du comte d'Artois, déception d'autant plus grande qu'il avait attaché un plus grand prix à voir arriver le prince. À cet égard, le doute n'est pas permis, et la forme même de l'appel qu'il lui adressait, le 30 juin 1795, trahit l'ardent désir qu'il en avait:
«La lettre obligeante et gratieuse dont Votre Altesse Royale a daigné m'honorer a rempli mon cœur de joie, en le pénétrant de la plus vive reconnoissance. Quel bonheur inapréciable pour vos fidèles Vendéens de posséder au milieu d'eux l'auguste frère du roi, de voir marcher à leur tête le digne descendant d'Henry IV! Ah! Monseigneur, daignés presser cet heureux instant; que ce fortuné retour ramène bientôt parmi nous l'allégresse et fasse disparoître de douloureux souvenirs!
«Que votre nom chéri devienne le raliement de tous les vrais François, le gage assuré de la victoire! Oui, n'en doutons point, encouragés par votre illustre présence, fortifiés de vos grands exemples, ceux qui ont voué un attachement sans bornes, et ceux qui, retenus jusqu'ici par de coupables considérations, n'en conservent pas moins, au fond de leur âme, ce puissant amour pour le sang des Bourbons, tous se rangeront sous vos drapeaux, tous sans exception n'auront qu'un même vœux, ne feront qu'un même serment, celui de rétablir la splendeur de la monarchie, ou de s'ensevelir glorieusement sous ses débris.
«En attendant, cependant, Monseigneur, que ces flateuses espérances se réalisent et que j'aie l'avantage prétieux d'offrir à Votre Altesse Royale l'homage de mes foibles travaux, la Vendée ne restera pas dans un repos déshonorant. Elle a déjà repris les armes et a vu couronner ses premiers efforts; elle brûle de voler à de nouveaux périls, et le chef qui, jusqu'à ce jour, la guida au champ de l'honneur, ne la quittera que lorsqu'on aura rendu aux lys leur ancien éclat, ou il y trouvera son tombeau; telle est la dernière résolution de celui qui, en protestant à Votre Altesse Royale de son inviolable fidélité, la supplie humblement d'agréer les sentimens sincers d'amour et du profond respect avec lesquels il a l'honneur d'être, etc., etc.[67].»
Rentré à Portsmouth, le comte d'Artois y demeura peu. Avec le consentement du cabinet britannique, il alla se fixer à Édimbourg où il devait rester jusqu'en 1814. En réalité, en dépit des vaines agitations auxquelles on le vit encore se livrer, son rôle politique était fini. La direction du parti royaliste allait se concentrer désormais entre les mains du roi.
Ainsi avortaient successivement ces malheureuses entreprises à propos desquelles un anonyme écrivait à Lally-Tollendal: «Le ciel nous préserve de nouvelles descentes sur nos côtes. Elles seront le tombeau de tout ce qui y débarquera. Quel aveuglement! Quelle démence, grand Dieu!» Quant au comte d'Artois, le 22 décembre 1795, de la rade de Spithead où il était encore, il mandait au prince de Condé: «Ainsi va le monde. Il y a quelques mois nous pensions que toutes les espérances étaient à l'Ouest de la France. Aujourd'hui, c'est la partie du Midi et de l'Est qui présente les chances les plus favorables.» En parlant ainsi, le comte d'Artois faisait allusion aux rébellions du Gard et du Vivarais, fomentées par les anciens chefs du camp de Jalès comme par les plus fougueux artisans de la réaction thermidorienne, et à des complots qui s'ourdissaient dans le Doubs. Un soulèvement de la ville de Lyon, livrée à l'influence des royalistes, et une marche de l'armée de Condé sur Besançon, appuyée par les Autrichiens, devaient favoriser ces mouvements. Au dire du prince de Condé, le général Pichegru, qui commandait alors une des armées de la République sur le Rhin, avait promis son concours; il préparait sa défection en favorisant l'ennemi qu'il était chargé de combattre et en pactisant avec lui.
C'étaient là d'abominables calomnies[68]. Pichegru avait eu le tort, il est vrai, d'ouvrir l'oreille aux propositions de deux aventuriers politiques, le libraire suisse Fauche-Borel et le sieur Roques, dit comte de Montgaillard, dont nous reparlerons plus loin. Dupe de ces deux personnages, toujours à vendre au plus offrant, Condé avait ajouté foi à leurs propos. Tous ces plans étaient fondés sur la trahison de Pichegru. Mais Pichegru, en dépit de son attitude incertaine, ne voulait pas trahir ses devoirs militaires. Il ajournait ses résolutions à une époque ultérieure, ce qui n'empêchait pas Condé de croire à l'imminence comme à l'efficacité de son intervention. Tous ces plans allaient s'effondrer aussi rapidement que ceux qui avaient été forgés d'accord avec l'Angleterre. Le 10 avril 1796, le comte d'Artois avouait piteusement à Condé «qu'il n'avait rien d'heureux à lui annoncer».
À ce même moment, le comte de Puisaye, le grand organisateur de l'expédition de Quiberon, avait passé en Bretagne dans l'espoir d'y retrouver son prestige. Mais on ne lui pardonnait pas son rôle dans le drame sombre auquel son nom est impérissablement attaché, et il était méprisé à l'armée catholique non moins qu'à Vérone, où d'Avaray disait en parlant de lui:
—Le comte de Puisaye est un drôle à qui il faut casser le cou.
De ce jugement, sévère à l'excès, il convient toutefois de rapprocher ce passage d'une lettre du comte d'Artois à Vaudreuil: «Ne juge pas Puisaye trop sévèrement. Le brave et malheureux Charette m'en a fait dire du bien en mourant.»[Lien vers la Table des Matières]
V
LE ROI EXPULSÉ DE VÉRONE
La nouvelle du désastre de Quiberon ne parvint à Vérone que dans la seconde quinzaine du mois d'août. Elle n'y produisit pas tout l'effarement auquel on aurait pu s'attendre. Sans doute, c'était un fait affligeant que ce premier effort de l'Angleterre eût échoué et que tant de bons Français eussent péri. Mais ce malheur, si regrettable qu'il fût, laissait debout tous les espoirs, puisque d'autres expéditions devaient suivre celle qui venait de sombrer et que l'une d'elles voguait déjà vers les côtes de France, comptant parmi ses chefs Monsieur, comte d'Artois. Le roi et son entourage, tout en donnant des larmes aux victimes de Quiberon, continuèrent donc à se repaître d'illusions.
On sait combien, en dépit de leurs malheurs, les illusions furent robustes chez les émigrés. Elles ne les abandonnèrent pas en cette circonstance. Les propos des agents royalistes de l'intérieur contribuaient à les entretenir. Ils présentaient la France comme de plus en plus disposée à se soulever au nom du roi. L'activité des conspirateurs répandus dans le royaume semblait indomptable. On ignorait les défaites des armées vendéennes ou tout au moins n'apparaissaient-elles que comme des échecs susceptibles d'être aisément réparés. L'exemple donné par la Bretagne et le Poitou avait été suivi par la Normandie où, maintenant, Louis de Frotté tenait la campagne et promettait à la cause royale de fructueux et retentissants succès.
Des bords du Rhin, où il se trouvait avec l'armée autrichienne, le prince de Condé envoyait des lettres rassurantes. Il dirigeait de là les opérations qui se préparaient dans l'Est avec le concours du général de Précy et d'Imbert Colomès, l'ancien maire de Lyon. Celui-ci répondait du royalisme de cette ville; elle n'attendait qu'un signal pour se déclarer en faveur du roi. Condé, fort de l'appui de l'agent anglais Wickham installé en Suisse, prétendait être d'accord avec Pichegru et avoir pris ses dispositions pour se jeter en Alsace dès que les Autrichiens lui auraient permis de passer le Rhin et marcher de là sur Besançon et Lyon, d'où il pourrait donner la main au Midi, dont les royalistes des Cévennes se disaient les maîtres. Les agents de Paris confirmaient ces dires. Ils y ajoutaient sur l'état d'esprit des Parisiens des informations telles, qu'on en devait conclure que la fin prochaine des pouvoirs de la Convention serait aussi celle de la République.
Cependant, quelques semaines après le drame de Quiberon, un événement inattendu vint infliger à ces pronostics favorables un brutal démenti. Le 5 octobre (13 vendémiaire), les sections royalistes de Paris ayant marché sur la Convention pour la disperser furent écrasées par le général Bonaparte à qui elle avait confié sa défense. Du même coup, les mouvements du Midi qui avaient abouti à quelques succès partiels, la prise du Pont-Saint-Esprit notamment, se trouvèrent déjoués ou tout au moins ralentis. À Paris, la défaite des partisans du roi fit éclater la participation de l'agence royale dans ces complots et livra les agents aux autorités républicaines. Plusieurs d'entre eux, dont Le Maître et Charles Brottier, furent envoyés devant le conseil de guerre de la section Lepelletier. Brottier et deux de ses complices bénéficièrent d'un acquittement. Mais Le Maître fut condamné à mort et exécuté. Les secrets de l'agence se trouvèrent ainsi divulgués. Il fallut la réorganiser, ce que fit le roi au mois de février 1796, en autorisant les agents survivants, La Villeheurnoy, Brottier, Despomelles et Duverne de Praile, «à agir et à parler en son nom pour tout ce qui concernait le rétablissement de la monarchie». À ce moment, il était averti des divisions qui s'étaient glissées parmi les chefs vendéens, et il invitait ses agents à intervenir pour les faire cesser.
Sur ces entrefaites, on apprit l'avortement final des expéditions organisées par l'Angleterre. La tentative de descente en France, à laquelle le comte d'Artois s'était associé, n'avait pas mieux réussi que celle du comte de Puisaye. Elle coûtait moins de sang; elle n'en coûtait même pas une goutte puisqu'on n'avait pas combattu. Mais elle marquait la fin des efforts de l'Angleterre pour activer en France la guerre civile. Il était même à craindre qu'elle n'incitât le gouvernement anglais à suivre l'exemple de la Prusse et de l'Espagne et à conclure la paix avec la République. Ce fut pour le roi une déception cruelle, puisque le projet qu'il avait conçu d'aller en Vendée se trouvait anéanti. «Quand finiront donc nos malheurs? s'écriait alors un de ses conseillers, le vieux comte de Flachslanden. Rien ne nous réussit, et si la guerre civile ne s'établit pas tout à fait dans les provinces, le régime de la Terreur va recommencer.»
Entre temps, la Convention s'était séparée (26 novembre 1795), non vaincue, mais triomphante, cédant la place au Directoire qui, sous des formes adoucies, mais plus perfides, allait continuer le Comité de salut public. Cette fin des pouvoirs de l'assemblée révolutionnaire, longtemps prédite comme le point de départ d'une ère réparatrice, se produisait sans rien réaliser de ce qu'on en avait attendu. À l'intérieur, les royalistes étaient paralysés. Au dehors, l'Autriche et l'Angleterre restaient seules armées contre la Révolution. Mais l'Autriche accentuait sa politique égoïste, ne rêvait que conquêtes, se préoccupait peu des Bourbons. L'Angleterre commençait à manifester son découragement; la Russie continuait à ne pas se prononcer. On ne pouvait encore rien savoir des résultats de la mission dont le comte de Saint-Priest avait été chargé pour l'impératrice Catherine.
Peut-être, à ce moment, Louis XVIII entrevit-il qu'il ne recouvrerait sa couronne ni par la guerre civile, ni par la guerre étrangère, mais seulement par un retour de l'opinion vers les princes de la maison de Bourbon. Ce qui permet de le croire, c'est qu'on voit, à la date du 20 mars 1796, s'agiter dans le conseil royal la question de savoir par quels procédés l'opinion sera ramenée. «Dans l'état des choses, il n'y a que trois partis: 1o transiger sur la Constitution, d'après les propositions qui pourraient être faites; 2o prendre l'initiative de la transaction: 3o s'en tenir à l'antique constitution du royaume.» La Constitution à propos de laquelle se rouvrait le débat était celle de 1791, que les émigrés rangés autour des princes avaient longtemps considérée comme la pire de toutes, et dont ils déclaraient les défenseurs plus redoutables «et plus scélérats» que les Jacobins. Ces défenseurs étaient cependant d'ardents royalistes. Ils se nommaient: Malouet, Mounier, Lally-Tollendal, Montlosier, Mallet du Pan, Cazalès, d'autres encore, et certains membres de l'épiscopat tels que le cardinal de Bernis, Mgr de Boisgelin, archevêque d'Aix, Mgr de Cicé, archevêque de Bordeaux, Mgr de Clermont-Tonnerre, archevêque de Toulouse, qui, sans se prononcer aussi nettement que les laïques qui viennent d'être nommés, partageaient en partie leurs idées, quoiqu'ils fussent, eux aussi, passionnément dévoués à la monarchie. Mais leur royalisme ne les lavait pas aux yeux des adversaires de la Constitution de l'avoir trouvée acceptable ou d'avoir paru s'y résigner. C'est à propos de l'un d'eux, Montlosier, que l'implacable d'Antraigues disait: «Je ferai tomber cent mille têtes et la sienne la première.» Le temps, en s'écoulant, n'avait guère modifié les sentiments qu'exprimait d'Antraigues, et rien que pour avoir émis l'idée d'une transaction sur le terrain constitutionnel, le comte d'Avaray, quoique favori du roi, n'en devenait pas moins suspect parmi les violents qui entendaient faire revivre l'ancien régime. Le roi lui-même, qui, tout en maintenant ce régime, comprenait la nécessité de supprimer certains abus, fut blâmé par eux; ils lui préféraient son frère qui n'admettait aucune réforme.
Au moment où ces polémiques renaissaient à Vérone avec une vivacité qu'explique l'importance des résolutions à prendre, Joseph de Maistre, dans ses Considérations sur la France, se prononçait avec un éclat génial pour l'antique constitution du royaume, délivrée des abus qui en avaient rendu l'application intolérable. C'était, nous venons de le dire, l'opinion de Louis XVIII. À supposer qu'elle eût été un moment ébranlée, elle se ranima et se fortifia, sans doute, de celle de Joseph de Maistre; c'est elle qui remporta. Toute idée de transaction avec les constitutionnels fut écartée. On marqua la différence entre «l'ancien régime», c'est-à-dire les abus, et «l'antique constitution», c'est-à-dire la plénitude du pouvoir royal. Un des gentilshommes de la cour de Vérone, le comte de Moustier, fut chargé d'aller en France pour faire connaître «les véritables intentions du roi et détruire la calomnie».
On lit dans ses instructions:
«Il assurera que tous les sujets égarés qui renonceront à leurs erreurs seront traités par le roi comme ses enfants, qu'il abandonnera à toute la sévérité des jugements qu'ils mériteront tous ceux qui, lorsqu'il pardonne, se livreraient à des sentiments de vengeance; que sa justice n'excepte de sa clémence que les assassins du roi son frère, de la reine, de Madame Élisabeth, et que ceux même qui ne craignent pas de réparer leur crime par des services importants, continueront à lui inspirer une telle horreur pour leur irrémissible attentat, qu'il les livrerait à toute la rigueur des lois si, dans ce cas-là même, ils osaient continuer de souiller leur patrie par leur présence ... L'intention du roi n'est et ne sera jamais de ramener son peuple sous l'ancien régime; c'est son antique constitution qu'il veut lui rendre.»
L'insistance qu'il mettait à promettre des châtiments inexorables n'était pas pour lui ramener tous ses sujets. Son langage ne démontre que trop qu'il renonçait à n'employer que les moyens de persuasion, comme l'idée lui en avait été suggérée, et qu'il rêvait de recourir toujours, soit à la guerre civile, soit à la guerre étrangère. Ce renoncement l'enfermait de nouveau dans les limites de la politique pratiquée à Coblentz et à Hamm, lui imposait le devoir de quitter Vérone et, puisque l'Espagne lui était fermée, puisque la Vendée était devenue inaccessible pour lui, de chercher à s'employer ailleurs. C'était d'autant plus nécessaire, qu'en France ses partisans s'étonnaient et s'attristaient de ce séjour prolongé dans un coin de l'Italie, loin des champs de bataille: «Que fait le roi? se demandaient-ils. Craint-il de compromettre sa dignité en partageant les dangers de ceux qui se sont armés pour lui rendre sa couronne?» Et ils comparaient son inaction à l'activité du comte d'Artois, qui, sans faire meilleure besogne que son frère, avait longtemps donné l'illusion de plus de résolution et d'intrépidité.
À l'armée de Condé, on réclamait sa présence. Le vieux prince qui la commandait regrettait que Louis XVIII n'eût pas eu la témérité de partir de Vérone, de passer le Saint-Gothard et de venir le rejoindre.
—L'eût-on enlevé au milieu de nous? s'écriait-il. Aurait-on osé lui manquer?
Et il ajoutait que, le roi étant gentilhomme français, on ne pouvait l'empêcher «de combattre pour le roi». Les cours de l'Europe elles-mêmes, celles du moins qui vivaient en paix avec la France, étaient d'avis que tant que le roi resterait dans les États de Venise, «chez une puissance qui entretenait publiquement un ambassadeur auprès de ses sujets rebelles», il ne serait pas à craindre.
—Il a beau faire, observait familièrement le roi de Prusse, s'adressant à quelques courtisans de son intimité, il ne se tirera jamais de là qu'il ne se mette à la tête de sa noblesse et de ses sujets fidèles et qu'il ne combatte avec eux et comme eux.
Le prince de Condé, qui répétait ce propos à l'évêque d'Arras, ajoutait: «Le roi de Prusse a raison.» Et, d'accord avec ses soldats, il se plaignait des courtisans qui voulaient rétablir les rigueurs de l'étiquette. Il accusait les «idées de Versailles» qui triomphaient à Vérone: «On n'est pas à Vérone à la hauteur des circonstances. On sacrifie le fond de la royauté aux petites formes de la dignité.» Il y avait quelque fondement dans ces critiques, mais aussi quelque exagération. Ce qu'on ne disait pas assez, c'est que le roi était le prisonnier de l'Autriche, non qu'elle eût le pouvoir de l'enchaîner à Vérone «mais parce qu'en réalité, elle l'y retenait en l'empêchant de se rendre au seul endroit où il pût aller, à l'armée de Condé. À cet égard, elle était intraitable.
Au milieu de tant de tristesses, le roi goûta cependant une joie. Dans les derniers jours de décembre 1795, sa nièce la princesse fille de Louis XVI, que les royalistes appelaient Madame Royale, avait été mise en liberté par le Directoire, conduite à Bâle, et là, confiée à des commissaires autrichiens en échange de quelques Français prisonniers de l'Empereur: Beurnonville, Sémonville, Maret. Quelques semaines plus tard, elle écrivait à son oncle pour lui exprimer sa filiale affection et le bonheur qu'elle aurait à le revoir. En dépit des séductions de la cour de Vienne, où l'on s'ingéniait à la retenir, elle voulait rester Française. Mais cette lettre, toute vibrante des cruelles émotions subies par Madame Royale durant sa captivité, contenait des conseils qui durent causer quelque surprise au roi. Elle le conjurait de faire cesser la guerre; elle lui déclarait qu'il n'était pas d'autre moyen de rendre à sa patrie son antique splendeur. «Oui, mon oncle, suppliait la princesse, c'est moi, c'est celle dont ils ont laissé périr le père, la mère et la tante, qui vous demande à genoux leur grâce et la paix[69].»
Leur grâce, on sait dans quelle mesure le roi entendait l'accorder. Il s'était engagé déjà à étendre sa clémence sur «les coupables», à l'exception de ceux qui avaient voté la mort du roi. Un peu plus tard, il devait en faire bénéficier même ceux-là, et, à sa rentrée en France, prendre parmi eux un de ses ministres. Quant à la paix, il la considérait comme le plus grand malheur que pût subir sa cause. La première coalition n'était pas encore dissoute qu'il souhaitait de voir s'en former une seconde plus redoutable, avec l'appui de la Russie dont le zèle pour les Bourbons avait été, jusqu'à ce jour, plus platonique qu'effectif. L'espoir de cet appui trouvait sa source dans la spontanéité avec laquelle l'impératrice Catherine, au lendemain de la mort de Louis XVII, avait reconnu le nouveau roi son successeur. Malheureusement, à l'exception du roi de Suède, aucun autre chef d'État n'avait suivi cet exemple, et les efforts du prétendant pour se faire octroyer par les souverains son titre royal étaient restés vains. Au commencement d'avril, c'est-à-dire près de dix mois après avoir recueilli la succession de son neveu, il était encore «Monsieur» pour la presque totalité des cours d'Europe, ou «Monsieur le comte de l'Isle». La résistance dont il était la victime l'emplissait de dépit et la reconnaissance de sa royauté semblait devenue le plus impérieux et le plus poignant de ses soucis. À l'improviste, il fut mis en état d'en concevoir de plus graves encore.
Le 14 avril, le podestat de Vérone se présenta chez lui et lui fit connaître que la République de Venise lui retirait l'asile qu'elle lui avait accordé depuis dix mois. Le Directoire, en apprenant que le comte de Mordwinof, ambassadeur russe à Venise, était accrédité par son gouvernement auprès du prétendant, avait exigé cette brutale expulsion. Les Français victorieux venaient d'envahir le Piémont; ils menaçaient d'occuper toute l'Italie. Le Sénat vénitien effrayé, redoutant de déplaire à la France, avait jugé que l'heure n'était pas bonne pour lui résister. Il faisait droit aux injonctions du Directoire.
Le roi prit acte de la communication sans y répondre, sinon qu'il allait procéder aux préparatifs de son départ. Mais, le surlendemain, il écrivit au Sénat qu'il subordonnait ce départ à deux conditions. Il voulait, disait-il, rayer de sa main sur le livre d'or de Venise le nom de sa famille qui s'y trouvait inscrit; il exigeait, en outre, qu'on lui rendît l'armure dont l'amitié de Henri IV, son aïeul, avait fait don à la République. Le Sénat ne parut pas se préoccuper de cette enfantine réclamation. Mais le podestat de Vérone s'en offensa. Il fit tenir au roi une protestation dans laquelle il rappelait l'hospitalité libéralement donnée jusqu'à ce jour.
—Je ne recevrai pas votre protestation, s'écria le roi. J'ai dit que je partirai; je partirai en effet, dès que j'aurai reçu les passeports que j'ai envoyé chercher à Venise. Mais je persiste dans ma réponse d'hier. Je me la devais; je ne puis oublier que je suis roi de France.
C'était l'unique manifestation qu'il pût se permettre. Après l'avoir faite, il ne songea plus qu'à s'éloigner.
Ainsi qu'il l'écrivit à Catherine, la conduite du Sénat de Venise ne lui laissait d'autre asile que «celui de l'honneur», c'est-à-dire une place parmi les gentilshommes français qui, sous les ordres de Condé, combattaient pour lui. Cet asile dont la cour de Vienne s'obstinait à lui barrer le chemin, les circonstances inattendues qui venaient de se produire lui permettaient, lui ordonnaient presque de s'y rendre. Il n'hésita pas à saisir l'occasion qui lui était offerte. Ce fut en vain que l'Anglais Macartney lui signala les dangers de sa précipitation, l'engagea à ne pas se présenter au quartier général du prince de Condé sans s'être assuré de l'assentiment de l'Autriche, à attendre à Bologne ou à Parme que cette puissance eût fait connaître son opinion. Il ne voulut rien entendre. Il avait écrit à Vienne, à Londres, à Saint-Pétersbourg pour faire connaître ses intentions et les motifs qui les dictaient. Il n'y avait plus qu'à s'exécuter.
D'ailleurs, tout le monde, dans son entourage, se réjouissait comme lui-même de la circonstance qui ouvrait devant ses pas les portes de la maudite prison qu'était Vérone pour lui, et l'obligeait à rejoindre Condé. Une lettre écrite de Vienne, à la date du 1er mars, par le comte de Saint-Priest qui venait d'arriver dans la capitale autrichienne à son retour de Russie, ne parvint pas à ébranler le parti pris du Régent. Elle était cependant significative et témoignait de la ferme volonté du gouvernement impérial de ne pas tolérer la présence de «Monsieur» à l'armée de Condé. Il avait déjà refusé et ne se laisserait pas forcer la main.
—Vous voyez, avait dit le baron de Thugut à Saint-Priest, que nous faisons, de concert avec l'Angleterre, des ouvertures de paix au Directoire exécutif, qui n'acceptera pas si notre objet était de le mettre dans son tort vis-à-vis de la nation, le corps germanique et l'Europe entière. À présent, il va se prévaloir de la venue du roi au corps de Condé qu'il présentera comme une mesure irréconciliatoire pour en justifier son refus. Les États de l'Empire qui nous persécutent, à l'instigation du roi de Prusse, pour avoir la paix, se plaindront de ce que nous aggravons les sujets de discorde et attirons sur eux la vengeance des Français. D'ailleurs, Monsieur a bien du monde autour de lui; il entretient beaucoup de correspondances, expédie et reçoit des courriers, envoie des émissaires; tout cela inquiète les gouvernements ainsi qu'on vient de le prouver à Venise, et cet inconvénient serait plus grand encore dans un corps d'armée aux ordres d'un général de l'Empereur.
L'Empereur, auquel Saint-Priest s'était ensuite adressé, n'avait pas été moins explicite que son ministre. Il lui était impossible de consentir à ce que Monsieur se fixât à l'armée de Condé, et il le priait de choisir un autre asile.
—Le roi, mon maître, ne sait où aller, objecta Saint-Priest.
—Nous verrons à le placer dans quelque ville d'Allemagne, reprit l'Empereur. Causez de cela avec mes ministres.
En transmettant cet entretien au duc de La Vauguyon, Saint-Priest ajoutait: «Vous remarquerez, monsieur le duc, que l'Empereur ne s'est jamais servi avec moi que de la dénomination de Monsieur, quoique j'aie constamment employé celle de roi. Aussi, ne répond-il point aux lettres de Sa Majesté, pour ne pas lui donner ce titre qu'il lui refuse et ne pas le désobliger en employant celui qu'on lui donnait auparavant. Je ne sais si vous ne croirez pas plus convenable pour Sa Majesté de se dispenser d'écrire elle-même à l'Empereur, qui ne lui fait point de réponse, d'autant que les affaires peuvent se traiter également sans cela[70].»
Dans l'état d'âme où se trouvait le roi, la lettre du comte de Saint-Priest suffit d'autant moins à modifier ses desseins, qu'en refusant de lui donner son titre, l'Empereur l'avait blessé dans son orgueil et disposé à protester. Il décida sur-le-champ que, désormais, il s'abstiendrait d'écrire au souverain autrichien et que, sans tenir compte d'une défense qu'il jugeait inique, il irait rejoindre le prince de Condé. Le départ, toutefois, n'alla pas sans difficultés. À Vérone, le roi avait des créanciers. Il fallait leur cacher sa fuite. Il fallait dérober de même le véritable terme de son voyage au représentant de la République française, aux autorités de Vérone. Pour les tromper les uns et les autres, on organisa une véritable comédie. La Vauguyon qui ressemblait physiquement au roi partit avec Villequier et Cossé par la route de Trente, tandis que Louis XVIII et son fidèle d'Avaray se dirigeaient secrètement vers le Saint-Gothard. Alors que les rapports officiels le montraient allant vers le Tyrol, il gagnait la Suisse et le grand-duché de Bade où Condé avait établi son quartier général à Riégel.[Lien vers la Table des Matières]
LIVRE SIXIÈME
BLANCKENBERG
I
LE COMTE DE SAINT-PRIEST À SAINT-PÉTERSBOURG
On se souvient qu'à la fin de 1795, le comte de Saint-Priest se rendant de Stockholm à Vienne, conformément au désir de Louis XVIII, avait jugé utile à la cause royale de passer par Saint-Pétersbourg. Il y était venu déjà en 1791. Il s'agissait alors d'obtenir de l'impératrice Catherine qu'elle contribuât à une expédition que préparait contre la France le roi de Suède. La mission de Saint-Priest avait échoué. Quoique reçu d'une manière flatteuse, quoique Catherine eût manifesté ses sentiments pour lui, d'abord en lui offrant dans ses États de hautes fonctions, ensuite en lui assurant une pension viagère, il n'avait pu la décider à prendre les armes.
—Je n'ai pas le droit d'intervenir dans les affaires de la France, avait-elle dit.
Ce n'était là qu'un prétexte; plus tard, elle n'eut pas les mêmes scrupules. Prétexte aussi, la guerre qu'elle soutenait contre les Turcs et dont elle argua pour se soustraire aux engagements que Saint-Priest s'efforçait de lui arracher. En réalité, elle prévoyait déjà le partage de la Pologne; elle le préparait; tous ses efforts étaient dirigés vers ce but. Ce fut l'unique cause de l'échec de la mission de Saint-Priest.
En 1796, quand il arrivait pour la seconde fois à Saint-Pétersbourg, tout autres étaient les circonstances. La mort du favori Potemkin avait délivré les Turcs de leur plus intraitable ennemi, de celui qui voulait, allant au delà des desseins de l'Impératrice, conduire les Russes à Constantinople[71]. Depuis quatre ans, la paix était conclue entre eux et la Russie démesurément agrandie par ses conquêtes. De même, le partage de la Pologne était accompli. Catherine régnait sur le plus vaste empire du monde. Saint-Priest devait donc supposer qu'il la trouverait disposée à donner au roi de France des preuves de son zèle, des témoignages de son intérêt. Dans le passé, et sans aller jusqu'à mettre ses armées en mouvement, elle en avait donné d'éclatants. Sans parler des importants secours pécuniaires accordés aux princes, frères de Louis XVI, elle avait saisi toutes les occasions de les appuyer auprès des puissances et de leur prouver l'intérêt qu'elle leur portait.
—Si j'ai plus conseillé qu'agi, se plaisait-elle à répéter, si je ne me suis pas toujours prêtée aux désirs des coalisés, c'est que je voyais clairement qu'ils nourrissaient des idées de conquête, tandis que je n'avais en vue que la cause de la royauté française. En 1792, cependant, j'ai proposé des troupes à l'Autriche. On m'a répondu qu'on ne voulait que de l'argent; j'ai donné ce qui était stipulé. Quant au surplus, j'ai préféré l'envoyer aux princes qu'à l'Empereur, parce que je n'étais pas sûre que ce serait employé pour les avantager. En 1793, j'ai offert douze mille Russes aux Anglais pour former avec les émigrés, sous le commandement du comte d'Artois, un corps de débarquement sur les côtes de France. Antérieurement, je m'étais refusée à recevoir la lettre de Louis XVI m'annonçant qu'il avait accepté la Constitution. Il n'était pas libre, et je pensais que, seuls, ses frères libres pouvaient parler pour lui. Lorsque Bombelles est venu me demander de les éloigner de toutes les opérations, je n'ai eu aucun égard à sa demande.»
Ces propos, que tous les envoyés des princes, Nassau, Eszterhazy, Polignac, avaient maintes fois entendus, n'exprimaient que la vérité. Catherine aurait pu rappeler de même qu'à la fin de 1792, lorsqu'après la retraite de Brunswick, l'Autriche refusait de prendre à sa solde l'armée du prince de Condé, celui-ci lui ayant écrit pour lui exposer la misère de ses soldats, elle avait répondu en leur accordant plus de six cent mille arpents de terre sur les bords de la mer d'Azow, dans un pays fertile et sous un climat excellent, et en offrant de pourvoir à leur subsistance jusqu'au moment où, le printemps venu, ils pourraient se rendre dans ses États. Condé n'avait pas profité de ces offres généreuses, parce que l'Autriche revenant sur sa première résolution avait, d'accord avec l'Angleterre, incorporé ces troupes dans les siennes. Mais l'Impératrice n'en conservait pas moins le droit de rappeler ses intentions généreuses.
Sans doute, à ses bienfaits elle avait ajouté force conseils donnés parfois sous une forme un peu rude; sans doute aussi, il lui était arrivé de trouver que les princes dépensaient trop, empruntaient trop, se créaient ainsi de graves embarras périlleux pour leur cause; sans doute enfin, elle avait dû se plaindre de la fréquence et de l'exagération des requêtes des émigrés, modérer ses faveurs, refuser des grades que ne justifiait pas le mérite, et des grâces dont n'étaient pas toujours dignes ceux qui les sollicitaient. Elle n'en était pas moins pour les princes et leurs partisans une bienfaitrice rare, qu'ils avaient toujours trouvée prête à leur venir en aide.
Tant de souvenirs significatifs, les circonstances si différentes de celles qui avaient amené l'échec de Saint-Priest en 1791, lui firent donc croire que, cette fois, il serait plus heureux. Mais il fut bien vite détrompé, d'abord par les avis de quelques Français fixés à Saint-Pétersbourg, ensuite par le langage même de Catherine. Ce n'est pas quatre années qui s'étaient écoulées depuis son premier voyage, mais quatre siècles. Le trésor russe était obéré, le crédit public compromis par les dilapidations des favoris et par les ukases qui, en fermant aux produits français les ports de la Russie, avaient tari la source du revenu des douanes. L'armée n'était ni payée ni disciplinée. Les régiments étaient devenus le patrimoine des colonels, les provinces celui des gouverneurs. Colonels et gouverneurs étaient les favoris du favori; tous les liens relâchés, tous les droits méconnus, toutes les lois violées. L'Impératrice feignait de l'ignorer. Platon Zoubof, qui avait succédé dans sa faveur à Potemkin, et que Saint-Priest, en 1791, avait connu favorable aux Bourbons, leur était devenu hostile.
Dès la première audience qui lui fut accordée, Saint-Priest devina qu'il n'obtiendrait rien. Catherine l'engagea à se rendre à Vienne où il était mandé par l'Empereur. Elle lui parla du roi de Suède, de ses griefs contre ce prince qui se dérobait à l'engagement pris par lui de marier son fils à une archiduchesse de la famille impériale de Russie. Pour se venger, elle songeait à lui déclarer la guerre, quoiqu'elle en craignît les résultats, «car, disait-elle, il ne faut mépriser aucun ennemi». Mais c'étaient là des questions accessoires. Saint-Priest tenta d'en aborder une autre. Le ton de l'Impératrice changea aussitôt. Elle ne croyait pas à l'efficacité d'une intervention étrangère pour rétablir l'ordre en France. Les Français, à ce qu'elle pensait, ne pouvaient être ramenés à la monarchie que par l'excès de leurs malheurs. Quant à elle, elle ne voulait pas entrer dans une querelle dont la Prusse et l'Espagne s'étaient retirées. Saint-Priest, qui n'avait pas encore reçu d'instructions de Vérone, n'insista pas ce jour-là. Mais il consacra les jours suivants—on était à la fin de décembre—a rédiger un rapport destiné au comte Zoubof.
Dans ce document, il montrait l'Angleterre à bout de ressources, prête à conclure la paix avec la France. «Cette paix, écrivait-il, prolongera la durée de la République française aux abois, et les efforts des puissances pour détruire ce gouvernement pervers se trouveront frustrés. Le seul moyen qui reste pour empêcher la paix générale, si funeste en ce moment, est que Sa Majesté l'Impératrice accorde à la cour de Vienne un secours effectif de troupes.» À ce prix, pensait Saint-Priest, l'Autriche refuserait la paix qui allait lui être offerte ainsi qu'à l'Angleterre.
Ce premier résultat obtenu, il ne serait pas impossible de ramener la Prusse dans la coalition. «La jalousie envers la cour de Vienne occupe constamment le cabinet prussien. Le rapprochement entre ces deux puissances, opéré à Pilnitz, n'a été que passager. C'est ce qu'a trop bien prouvé la conduite du roi de Prusse dans cette guerre. De quelle manière ce monarque n'a-t-il pas conduit le blocus de Landau, qu'il n'a voulu manquer qu'afin d'empêcher les Autrichiens de prendre pied en Alsace, les soupçonnant d'en vouloir conserver la conquête à la paix, pour augmenter par là leur prépondérance? L'accroissement de la monarchie prussienne en Pologne n'a pu lui faire atteindre encore la solidité de la masse autrichienne qui, d'ailleurs, a fait aussi ses progrès de ce côté, et, tant que le roi de Prusse ne sera point assuré qu'elle ne s'étendra pas par ses succès dans la guerre présente, on doit s'attendre qu'il essaiera de les contrarier. Ce n'est qu'en le tranquillisant à cet égard qu'on peut opérer son retour et celui des princes de l'Empire dans la coalition et la reprise des armes sur le Bas-Rhin.»
Comme conclusion à cette partie du rapport, Saint-Priest demandait que l'Impératrice de Russie intervînt d'une part, pour obtenir de la cour de Vienne qu'elle se contentât d'un engagement des puissances coalisées de la remettre, après la paix, en possession des Pays-Bas, et d'autre part, pour négocier à Londres, en vue de faire voter par le Parlement les subsides nécessaires à une campagne nouvelle, à laquelle contribueraient la Russie, l'Angleterre, l'Autriche, la Prusse et peut-être l'Espagne qu'il ne croyait pas impossible de détacher de l'alliance française.
Après ces vues d'ensemble, Saint-Priest abordait divers sujets qui intéressaient plus directement son maître. Depuis longtemps, le roi réclamait en vain la liberté de se rendre à l'armée de Condé, alors à la solde de l'Angleterre et de l'Autriche. La cour de Vienne s'opposait à ce qu'il s'y transportât, en objectant les embarras que causerait sa présence dans les États de l'Empereur. «Et cependant, observait Saint-Priest, l'inaction dans laquelle on le retient à Vérone nuit à sa réputation.»
Il considérait en outre comme très important pour le roi que les puissances coalisées se décidassent à le reconnaître «en forme publique». Pourquoi l'Angleterre, pourquoi l'Autriche refusaient-elles cette reconnaissance? demandait-il. Craignaient-elles de s'engager par cette mesure à continuer la guerre jusqu'au rétablissement du roi ou à fournir à ses dépenses?
Sur le premier point, Saint-Priest répondait par une citation historique. «Louis XIV, disait-il, déclara roi d'Angleterre le fils de Jacques second au commencement de la guerre de la succession et ne conclut pas moins avec la reine Anne le traité d'Utrecht.»
Sur le second point, il s'expliquait plus longuement. L'explication mérite d'être citée, à cause de la contradiction qui s'y révèle entre la pensée qu'exprimait Saint-Priest, encore ignorant des intentions de Louis XVIII à cet égard, et celles de ce prince qui rêvait d'entourer son exil de la pompeuse mise en scène de la cour de Versailles: «Les dispositions de Sa Majesté à la plus stricte économie sont bien connues; et dans le vrai, que lui servirait une représentation théâtrale qu'à le priver d'employer plus utilement ses faibles moyens? Le véritable éclat du roi dans sa position est dans une grande activité pour ses affaires. Deux ou trois personnes de confiance et un petit nombre de domestiques doivent composer tous ses entours. L'apparat d'un conseil dirigeant, de grands officiers auprès de sa personne, une suite nombreuse ne servirait qu'à diminuer sa considération. Ses vrais serviteurs doivent se rendre vraiment utiles, et non le surcharger de leurs vaines fonctions. Le temps de les reprendre n'est pas encore venu. Toute promotion à des charges nominales, à des décorations serait encore déplacée. Ces bienfaits sont réservés à l'époque à laquelle Sa Majesté sera rétablie sur son trône.»
Saint-Priest insistait également pour amener l'Impératrice à peser sur la cour de Vienne, à l'effet de faire remettre au roi Madame Royale: «Un oncle paternel n'a-t-il pas le droit de réclamer sa nièce orpheline, et les droits d'un roi, sous ce rapport, ne sont-ils pas encore plus formels?»
Quant au poste de représentant de Louis XVIII à Vienne, Saint-Priest, empêché d'aller l'occuper, puisque le roi entendait l'avoir à ses côtés, proposait pour le tenir le comte de Choiseul-Gouffier, l'un des émigrés que Catherine avait accueillis dans son empire et comblés de ses bontés. Il demandait pour lui l'appui de l'Impératrice. «Je croirais extrêmement utile, disait-il ensuite, d'établir un journal périodique, propre à éclairer le public sur les méprises où tant d'écrivains mal intentionnés le font tomber sur les affaires de France. On peut espérer que le duc de Brunswick en permettrait la rédaction et l'impression dans sa résidence.»
Faisant allusion à la Déclaration de Vérone, Saint-Priest rappelait que le roi avait révélé, dans ce document, ses dispositions à la clémence envers ceux de ses sujets coupables, qui se repentiraient.
«Parmi ceux qu'un repentir sincère ramène aux pieds de Sa Majesté, on doit remarquer le jeune duc d'Orléans. Ce prince, entraîné à l'âge de seize ans par son père dans une faction scélérate, a montré à la guerre de l'énergie et du talent. Il a quitté ce parti criminel, lors la désertion de Dumouriez. Il a depuis passé son temps dans la retraite et les voyages, dans le plus grand incognito, accompagné du seul comte de Montjoie et de trois domestiques. Il vient de parcourir le nord de l'Europe et a pénétré de ce côté jusqu'aux dernières limites de notre continent. Apprenant à Stockholm que j'allais repartir pour joindre le roi, il est venu chez moi me prier de mettre aux pieds de Sa Majesté ses regrets, sa fidélité et son zèle pour son service. Il promet de faire désormais un utile et loyal usage de ses moyens et m'a dit, en même temps, de rendre compte de ses dispositions à Sa Majesté l'Impératrice, dont le suffrage est d'un si grand poids et de mettre à ses pieds l'hommage de son admiration. Je regarde comme important d'accueillir ces dispositions du duc d'Orléans. On a lieu de croire qu'il a été sondé par des Français, factieux d'une nouvelle espèce, qui ont pensé à mettre la couronne sur sa tête, ce dont ce prince a rejeté l'idée avec l'horreur qu'elle mérite. Il dit que ses frères pensent comme lui. C'est à les faire sortir de France ainsi que la duchesse sa mère qu'il veut consacrer tous ses soins. Alors il fera, dit-il, connaître ses sentiments par un écrit public et ira aux pieds du roi recevoir en personne son pardon et les ordres de Sa Majesté.»
Enfin, en terminant cette longue note où se trouvaient résumés les vœux du roi proscrit et présentées les difficultés de sa situation, Saint-Priest affirmait que les conseils qu'il sollicitait «serviraient d'encouragement et de guide au prince et à ses serviteurs».
Ce rapport n'eut pas de meilleurs effets que la visite de Saint-Priest à Catherine. Zoubof ne mit aucun empressement à l'appuyer auprès de l'Impératrice. Saint-Priest ne trouva point parmi les autres courtisans plus de bonne volonté. Aucun d'eux ne voulut employer son crédit à le seconder. Toute la cour était en ce moment occupée à se distribuer les terres confisquées en Pologne. Chacun réservait son influence pour réaliser ses desseins et ses ambitions.
Saint-Priest obtint cependant de la tzarine une lettre pour le roi. Dans cette lettre, elle s'engageait à faire les diverses démarches qui lui étaient demandées pour obtenir soit la reconnaissance de Louis XVIII, soit l'autorisation pour Madame Royale de rejoindre son oncle, soit enfin des subsides de l'Angleterre pour aider aux opérations militaires. Elle autorisait en outre son ministre à Venise à aller résider près du roi à Vérone. Mais elle s'obstina dans la volonté de ne prendre aucune part effective aux opérations. Saint-Priest dut se contenter de ce qu'on lui accordait, se résigner à renoncer à ce qu'on lui refusait.
Il se préparait à quitter Saint-Pétersbourg pour se rendre à Vienne, quand il reçut une lettre du roi, en date du 9 janvier 1796. Louis XVIII l'interrogeait sur les véritables dispositions de la cour de Russie. Convaincu à tort que Catherine était au moment de s'unir à l'Angleterre et à l'Autriche, il voulait connaître le but de cette alliance. L'impératrice avait-elle consenti au démembrement de la France? Allait-elle se prêter à des changements de constitution ou de dynastie? En quoi consistaient ces changements? Pour répondre à ces questions, Saint-Priest n'eut pas besoin de renouveler ses démarches. Il n'eut qu'à se souvenir de ce qui lui avait été dit. Il le fit connaître au roi. Puis, sans obtempérer au désir exprimé par ce dernier de le voir prolonger son séjour en Russie, certain qu'il ne pouvait plus y servir la cause royale, il se rendit à Vienne.
Il comptait n'y faire qu'un séjour de courte durée et rejoindre ensuite son maître à Vérone. Mais lorsque, reçu par l'Empereur, il lui annonça que Louis XVIII avait désigné le comte de Choiseul comme son représentant à Vienne, ce prince déclara qu'il n'en voulait pas. Un autre émigré, le bailli de Crussol, fut alors proposé et également refusé. On ne souhaitait que Saint-Priest ou personne. Cette exigence modifia ses projets. Il se décida à rester en Autriche jusqu'au jour où il serait parvenu à faire cesser la disgrâce de l'évêque de Nancy, La Fare, qui, longtemps avait occupé les fonctions que lui-même allait maintenant exercer à titre provisoire, et qui, d'ailleurs, ne tarda pas à les reprendre pour les garder jusqu'en 1801.
Les audiences que lui accorda l'Empereur confirmèrent ce qu'il savait déjà du mauvais vouloir de l'Autriche. Malgré les recommandations de Catherine, les ministres autrichiens, et surtout le baron de Thugut, le premier d'entre eux, n'entendaient rien céder de ce qui leur était demandé, ni la reconnaissance du roi, ni sa présence à l'armée de Condé, ni le départ de Madame Royale. À propos de celle-ci, Saint-Priest recueillit même le bruit que, bien qu'il fût connu qu'elle était, dès avant la mort de son père, fiancée au duc d'Angoulême, la famille impériale rêvait de lui donner un archiduc pour époux, avec l'Alsace et la Lorraine pour dot. Fondé ou non en ce moment, le bruit ne se confirma pas. Il n'en causa pas moins de vives inquiétudes à la cour de Vérone. Saint-Priest put constater en outre que l'empereur d'Autriche était las de la guerre, disposé à accueillir des propositions de paix.
Ainsi semblaient perdus tous ses efforts et jusqu'aux minces résultats de sa mission à Saint-Pétersbourg. Il lui fut cruel d'avoir à en faire l'aveu au roi. Ce n'était là, d'ailleurs, qu'une épreuve de plus et non la dernière, ni la plus douloureuse. À la fin du mois d'avril. Saint-Priest recevait brusquement la nouvelle qu'à la suite d'un vote du Sénat de Venise, Louis XVIII venait d'être chassé de Vérone.[Lien vers la Table des Matières]
II
LOUIS XVIII À L'ARMÉE DE CONDÉ
Nous avons laissé le roi de France en route pour les États de Bade, où se trouvait le prince de Condé. Le voyage fut pénible; il dura huit jours. À Riégel, où Louis XVIII parut dans la soirée du 28 avril, il était attendu, grâce aux avis qu'il avait pu y faire parvenir. Condé le reçut au château du prince de Schwarzemberg, où lui-même s'était fixé. Il lui fit connaître que les agents anglais, Wickham, venu de Suisse, depuis quelques jours, et Crawford, qui suivait l'armée, avertis de son arrivée, avaient exigé que la nouvelle en fût donnée aux généraux autrichiens sous les ordres desquels était placé le corps français et à la cour de Vienne.
Le roi voulut recevoir sur le champ ces deux personnages. Il leur exprima sa reconnaissance pour les bons offices de l'Angleterre, leur répéta les explications qu'il avait données à Macartney au moment de quitter Vérone et ne leur cacha pas la satisfaction qu'il éprouvait à se trouver parmi les Français. Ils évitèrent de lui présenter des objections, et de lui faire part de leurs craintes, bien qu'ils fussent convaincus, l'un et l'autre, que l'Autriche ne tolérerait pas sa présence au quartier général.
Le même soir, il écrivit à sa femme, la comtesse de Provence, qui résidait à la cour de Sardaigne: «Ce qui m'a le plus coûté de mon voyage, c'est, croyez-le bien, d'avoir fait plus de la moitié du chemin de Vérone à Turin et de n'avoir pas fait le reste. Enfin, il l'a fallu. Mon espoir est que ce chemin que je prends est le plus court et le plus sûr pour nous retrouver chez nous.»
Le lendemain, un ordre du jour, lu aux troupes, leur apprit l'arrivée du roi. «Nous venons nous rallier au drapeau blanc, près du héros qui vous commande, leur disait-il. Nous nous livrons avec confiance à l'espoir que notre arrivée sera pour vous un nouveau titre aux généreux souvenirs que vous avez déjà reçus de Leurs Majestés Impériale et Britannique. Notre présence contribuera sans doute, autant que votre valeur, à hâter la fin des malheurs de la France, en montrant à nos sujets égarés encore armés contre nous, la différence de leur sort sous les tyrans qui les oppriment avec celui dont jouissent les enfants qui entourent un bon père.»
Ce langage révélait toutes les illusions de Louis XVIII. Il croyait que l'Autriche n'oserait le faire partir alors qu'il était arrivé. Il espérait être autorisé à rester avec les troupes de Condé, soit que ce dernier passât le Rhin avec l'armée autrichienne, soit qu'il restât derrière avec Wurmser. Pour faciliter l'accomplissement de ce qu'il souhaitait, le roi était résolu à ne prendre aucun titre, a n'imprimer aucune direction aux opérations militaires. Durant les jours suivants, il monta à cheval, visita les postes le long du Rhin, se montra aux troupes royales. Il lui arriva même d'interpeller, d'une rive à l'autre, des soldats de l'armée républicaine, de se faire reconnaître d'eux et de les engager à servir sa cause. Malheureusement, cette cause était déjà trop compromise pour rallier de nouveaux partisans. Elle l'était, à la fois, par les victoires des Français et par l'attitude de l'Autriche. Non seulement la cour de Vienne ne tarda pas à manifester le mécontentement que lui causait la présence du roi sur le théâtre des hostilités, mais encore elle commença à menacer d'expulsion les émigrés qui se trouvaient dans les États allemands.
C'était toujours même chanson, car les rares services rendus par l'Autriche l'avaient été de mauvaise grâce, le plus souvent accompagnés de procédés désobligeants. Louis XVIII ne se troubla donc pas outre mesure de ces menaces nouvelles. Il attendait beaucoup de l'état intérieur de la France, du zèle de ses partisans, ne désespérait pas, malgré le succès des républicains en Italie, d'arriver à ses fins. Il continua à s'occuper activement encore de ce qu'il appelait «les intérêts de sa couronne». De pressantes sollicitations adressées aux cours en vue de la reconnaissance de son titre royal et un nouvel effort pour imprimer en France plus d'unité à son parti, furent l'aliment qui remplit à Riégel le vide des journées. Enfin, désireux de prouver à la France et à l'Europe qu'entre les deux branches de la maison de Bourbon n'existaient ni rivalités ni dissentiments, il envoyait à son cousin, Louis-Philippe d'Orléans, fils aîné de Philippe-Égalité, par un agent de confiance, le baron de Roll, l'invitation de se rendre sur l'heure auprès de sa personne.
Il considérait ce rapprochement et la démonstration qui devait en résulter comme d'autant plus nécessaires que, depuis la mort du petit Louis XVII, le jeune duc d'Orléans paraissait être devenu le candidat préféré des royalistes constitutionnels qui répudiaient énergiquement tout retour à l'ancien régime et rêvaient d'une monarchie comme en Angleterre. Un acte de soumission de ce prince et un hommage public rendu par lui au roi pouvaient seuls couper court aux divisions qui affaiblissaient le parti royaliste en France et au dehors. Quand on verrait le chef de la branche cadette auprès du chef de la branche aînée, il serait prouvé que la maison d'Orléans était revenue de «ses égarements et de ses erreurs» et que le roi les lui pardonnait, bien qu'elles eussent contribué, dans la personne de Philippe-Égalité, guillotiné depuis, à faire tomber la tête de Louis XVI. Dans l'écrit de la main du roi dont Roll était porteur, il était dit que pour absoudre «des égarements et des erreurs regrettables», Sa Majesté n'attendait qu'un repentir sincère qui lui serait exprimé de vive voix, quand le prince, ainsi qu'il l'y invitait, viendrait le rejoindre à l'armée de Condé.
Il faut rappeler ici combien avait été déplorable l'effet de la proclamation qu'avait fait répandre, au mois de juin 1795, le prétendant en se proclamant roi. Elle ne laissait aucun doute sur ses intentions. Il entendait remettre son royaume en l'état ancien, lui rendre ses antiques institutions et réaliser ainsi la plupart des vœux des émigrés. Il n'est pas étonnant qu'à cette conception de la monarchie, qui ne tenait aucun compte des changements opérés par la Révolution dans les idées et dans les mœurs, beaucoup de royalistes en eussent opposé une autre suggérée par ce qui se passait en Angleterre et eussent entrevu la possibilité de la réaliser en donnant la couronne au duc d'Orléans. On ne saurait mettre en doute la réalité des intrigues nouées sur son nom à Paris, où la branche cadette comptait des partisans. Mais il n'en est pas de même du point de savoir s'il y participa, comme on serait incité à le croire en ne jugeant de ses sentiments que par la conduite qu'il tint en 1830. Tout contribue même à prouver qu'en 1796, encore qu'il laissât faire et fût prêt à tout, il n'aurait pu se leurrer d'une espérance, eût-elle été dans son cœur, tant sa situation personnelle, comme l'état des esprits dans le pays, en rendait la réalisation impossible.
Après être sorti de France à la suite de Dumouriez, il vivait dans l'exil, dénué de ressources, sous des noms d'emprunt. Sous celui de Chabaud La Tour, il avait été professeur au collège de Reichenau en Allemagne; puis, sous celui de Corby, il s'était transporté, en 1795, à Izehoë, à vingt lieues de Hambourg où il végétait obscurément, ayant auprès de sa personne un de ses anciens officiers, M. de Montjoie, ne fréquentant que quelques Français émigrés comme lui, Dumouriez notamment qui s'était installé dans ces contrées avec sa maîtresse, la sœur de Rivarol, et encore une charmante femme, veuve du comte de Flahaut, qui devait se marier plus tard à un diplomate étranger, M. de Souza, et de laquelle il était violemment épris, si violemment que ses familiers craignaient qu'il ne l'épousât.
Dans ces circonstances, au commencement de 1796, il avait appris que ses deux frères cadets, le duc de Montpensier et le comte de Beaujolais, détenus depuis trois ans dans les prisons de Marseille, allaient être mis en liberté par le Directoire après avoir pris l'engagement de partir immédiatement pour les États-Unis. Puis une lettre de sa mère était venue lui confirmer ces nouvelles. Longtemps captive elle aussi, cette princesse, fille du duc de Penthièvre, avait enfin recouvré sa liberté. Demeurée à Paris, elle y avait travaillé à la libération de ses jeunes fils et venait de l'obtenir. En l'apprenant à l'aîné, elle le suppliait de partir avec eux, afin de leur assurer une protection que leur âge rendait nécessaire. Il était résolu à exaucer cette prière, lorsque lui arriva à l'improviste le message du roi son cousin.
Il résulte d'un rapport du baron de Roll que le duc d'Orléans essaya d'abord de se dérober à une entrevue, soit qu'il ne crût pas à la possibilité d'une réconciliation que le vote de son père Philippe-Égalité dans le procès de Louis XVI semblait rendre impossible, soit qu'il eût pressenti les propositions qu'on lui apportait. De Roll courut après lui durant plusieurs jours sans parvenir à le rejoindre et, pour se résoudre à le recevoir, le prince sans doute dut se rappeler qu'ayant rencontré l'année précédente au cours de ses pérégrinations le comte de Saint-Priest, ce dernier lui avait donné l'assurance que Sa Majesté ne rendait pas le fils responsable du crime du père et était disposée à l'oubli. Quoi qu'il en soit, le baron de Roll fut enfin admis, le 1 juin, en présence du duc d'Orléans.
«Je commençai par lui dire l'objet de ma mission et je mis sous ses yeux l'autorisation du roi. Il la lut avec beaucoup d'attention au moins dix fois, et après me l'avoir rendue, il me fit sa protestation de fidélité et de dévouement au roi en fort bons termes. Puis, d'une voix altérée et émue, il me dit:
«—Comment puis-je espérer que le roi me reverra avec plaisir, lorsque, dans cette autorisation de sa main, il parle d'égarements et d'erreurs? C'est toujours le même langage que la proclamation. Il faut, d'après ce que je viens de lire, que M. de Saint-Priest ait mal rendu au roi ce que je lui avais dit, ou qu'il m'ait bien mal compris. M. de Saint-Priest m'avait parlé d'une manière bien plus satisfaisante lorsqu'il m'a assuré des bonnes dispositions de Sa Majesté en ma faveur. Quant à me rendre à l'armée de Condé, comme elle m'y invite, c'est impossible. Cette armée est sous le commandement d'un général autrichien. C'est de tous les moyens le plus funeste pour le roi que de tenir à une armée étrangère. Tant qu'on le verra associé aux étrangers, ennemis de la France, il ne réussira pas à conquérir le cœur de ses sujets. Si j'obéissais à ses ordres en me rendant auprès de sa personne, je ne pourrais plus lui être utile.»
Ainsi, dès le début de l'entretien, le duc d'Orléans opposait à l'invitation royale une fin de non-recevoir inspirée par les sentiments patriotiques qui semblent avoir constitué la règle de sa vie. De Roll lui objecta qu'il était bien fâché de le voir dans d'aussi mauvaises dispositions «et dans des principes aussi funestes». Il insista pour lui arracher la promesse de se rendre auprès du roi, s'étonnant que le prince, alors qu'il protestait de son dévouement et de sa fidélité, eût tant tardé à en donner un témoignage public.
—J'allais le donner, répliqua le duc d'Orléans; j'étais décidé à me rendre auprès du roi, en revenant de mon voyage dans le Nord, quand j'ai lu dans les gazettes le manifeste qui a été lancé à l'occasion de son avènement un trône. Ce manifeste ne m'a pas permis de suivre l'élan de mon cœur. Tant que Sa Majesté n'aura pas fait connaître son intention de donner à la France une monarchie limitée comme en Angleterre; tant qu'elle ne s'expliquera pas autrement qu'elle l'a fait dans sa dernière proclamation, je regarderai comme mon premier devoir de me tenir a l'écart, de ne pas participer à des mesures contraires à mes principes et à mon opinion, que je ne puis sacrifier et ne sacrifierai jamais.
—Mais vous avez des devoirs envers le roi, monseigneur, s'écria le négociateur.
—J'en ai aussi envers ma patrie; je ne trahirai ni les uns ni les autres; je me tiendrai à l'écart. Je suis incapable d'avoir les vues qu'on m'a supposées. Je ne suis pas un prétendant. Que le roi promette une monarchie limitée et je serai avec lui et beaucoup de ses partisans me suivront, qui gémissent aujourd'hui de ne pouvoir le servir.
Le baron de Roll, n'obtenant rien de plus, demanda au prince de remettre au lendemain la suite de l'entretien. Il espérait que la réflexion modifierait l'attitude du duc d'Orléans qu'il croyait sous l'influence de conseillers hostiles aux Bourbons, ce qui d'ailleurs était inexact. En ces circonstances, le prince ne prenait conseil que de lui-même. La discussion recommença donc le lendemain, mais elle n'eut pas une autre issue que la veille. Le prince persistait dans ses dires. Il était résolu à ne pas aller à une armée autrichienne ni à prendre part aux intrigues nouées contre sa patrie avec l'appui de l'étranger. Il ajouta, comme en passant, que, si d'ailleurs il le faisait, il mettrait en grand péril sa mère et ses frères qui étaient encore au pouvoir du Directoire.
Las de lutter en vain, le baron de Roll lui demanda alors d'écrire au roi ou de lui envoyer un émissaire qui expliquerait à Sa Majesté pourquoi le duc d'Orléans ne croyait pas devoir se rendre auprès d'elle. Le prince se récria. Il ne voulait ni donner une lettre ni faire porter au roi des explications verbales, redoutant les commérages des entours et l'interprétation qui pourrait être donnée à sa démarche. Il était plus simple, à non avis, que le baron de Roll portât lui-même ses explications à celui qui l'avait envoyé. Mais de Roll tenait à une lettre. Il est vrai que le prince se montra plus intraitable que lui et ne donna rien qu'une note que le négociateur jugea insuffisante, sans portée et ne répondant pas à l'écrit du roi.
Ainsi, la mission échouait et de Roll s'en retournait sans avoir rien obtenu. Il ne désespérait pas cependant du succès. Il le croyait possible quand le prince aurait été soustrait aux influences par lesquelles il persistait à le croire dominé.
—Rappelez-vous, monseigneur, lui dit-il au moment de se séparer de lui, que quelle que soit l'issue des événements, vous ne reprendrez en Europe le rang qui vous appartient par droit de naissance que lorsque vous aurez rempli tout votre devoir envers le roi.
—Je le sais, répondit le duc d'Orléans; mais je vous le répète, pour moi le premier devoir est envers la patrie, et je vois avec regret qu'à cet égard votre opinion n'est pas conforme à la mienne.
Il convient d'ajouter, pour ne pas avoir à y revenir, qu'après le départ du baron de Roll et sans attendre une nouvelle démarche, le duc d'Orléans ne s'occupa plus que des préparatifs de son passage aux États-Unis. Les sollicitations de sa mère ne lui permettaient pas de le différer.
«L'intérêt de ta patrie, lui avait-elle écrit, celui des tiens te demandent de mettre entre nous la barrière des mers. Je suis persuadée que tu n'hésiteras pas à leur donner ce témoignage d'attachement, lorsque tu sauras que tes frères détenus à Marseille partent pour Philadelphie, où le gouvernement français leur fournira de quoi exister d'une façon convenable ... Que la perspective de soulager les maux de ta pauvre mère, de rendre la situation des tiens moins pénible, de contribuer à assurer le calme à ton pays exalte ta générosité, soutienne ta loyauté! Le ministre de France à Hambourg facilitera ton voyage.»
Le 15 août, au moment de s'embarquer, le prince écrivait: «J'ai toujours reconnu à la nation le droit de se donner une constitution à son gré.» En proclamant cette doctrine, il allait à l'encontre de celle que professaient les royalistes rangés sous le drapeau blanc et qui se refusaient, au nom du droit divin, à reconnaître le droit populaire. Il semblait en ce moment que c'en était fait de toute possibilité de rapprochement entre Louis XVIII et lui. On éprouve donc quelque surprise lorsqu'on le voit, en 1800, à son retour d'Amérique, se rendre à Londres avec ses frères, afin de faire acte de soumission envers le comte d'Artois et écrire au roi pour lui exprimer «la profonde douleur qu'ils ressentent que des circonstances à jamais déplorables les aient retenus aussi longtemps séparés de Sa Majesté. Nous osons la supplier de croire, ajoutait-il, que jamais, à l'avenir, elle n'aura lieu de s'en ressouvenir».
Il est vrai de dire qu'après avoir ainsi protesté de sa fidélité au chef de sa maison, le duc d'Orléans se reprit à vivre à l'écart de toutes les intrigues de l'Émigration. On ne trouve alors son nom qu'au bas des protestations de la famille royale contre l'élévation de Bonaparte au trône et l'exécution du duc d'Enghien. Puis, il n'est plus question de lui jusqu'en 1807. En cette année moururent ses deux frères. Il partit alors pour Palerme où, deux ans plus tard, il épousait la noble princesse qui devait être la reine Amélie. Entré par cette alliance dans la famille royale de Naples, ses sentiments parurent se modifier. Il y eut une éclipse dans l'intraitable patriotisme qu'il avait toujours opposé aux suggestions des émigrés. En 1810, il est en Espagne, prêt à combattre à la tête d'une armée espagnole les soldats de Napoléon. Mais, à l'improviste, l'Angleterre intervient et fait défense aux Cortès d'utiliser les services d'un prince français. Le duc d'Orléans ne résiste pas à ces injonctions. Peu après, il regagne Palerme où viendra le trouver en 1814 la nouvelle de l'abdication de Napoléon.
Tandis que le baron de Roll remplissait la mission dont il vient d'être parlé, le roi, resté à Riégel, nourrissait l'espoir d'y voir apparaître Pichegru. Instruit, dès son arrivée au camp de Condé, de tous les détails des négociations engagées entre les agents du prince et le général qui, dépossédé de son commandement, s'était fixé provisoirement à Strasbourg, il lui avait écrit une lettre flatteuse lui conférant les pouvoirs les plus étendus:
«Je n'y mets aucune borne, aucune restriction ... Je cède à ce besoin de mon cœur, et c'en est un pour moi de vous dire que j'avais jugé, il y a dix-huit mois, que l'honneur de rétablir la monarchie française vous serait réservé.»
Condé avait, en outre, affirmé au roi que Pichegru devait venir à Riégel pour conférer avec lui. L'agent anglais Wickham, le général de Précy et l'ancien maire de Lyon, Imbert Colomès, maintenant émigré, allaient arriver afin de prendre part à cette importante conférence. Les circonstances amenaient le roi au quartier général au moment où elle se préparait. Les hostilités avaient momentanément cessé sur le Rhin, par suite de l'armistice qui ne fut rompu que le 20 mai. Il ne s'agissait donc de rien moins que d'aviser à la conduite à tenir, soit dans le cas où la guerre recommencerait, soit dans le cas où la paix serait conclue. Le roi puisa dans ces incidents de nouveaux motifs de confiance. Quand l'Autriche menaça ses partisans et lui-même, cette confiance fut plus forte que l'inquiétude qu'il devait ressentir.
On apprit bientôt que Pichegru renonçait à tenir sa promesse. Il y a lieu de penser d'ailleurs qu'il ne l'avait jamais faite et qu'elle n'existait que dans l'imagination des deux artisans de sa prétendue trahison, Fauche-Borel et Montgaillard[72]. Wickham, Précy et Imbert Colomès se trouvèrent seuls au rendez-vous. C'est avec eux qu'eut à délibérer le conseil du roi. Précy parla sans ambages. Il se disait prêt à se jeter en France, à se mettre a la tête des royalistes de Lyon et du Midi, mais à la condition que les succès des Autrichiens lui frayeraient la route, obligeraient le Directoire à envoyer aux frontières les troupes en garnison dans ces contrées et assureraient ainsi la possibilité de s'en emparer. La première victoire des Autrichiens devait être le signal de la mise en marche de Précy.
Il ne manquait à ces plans que l'assentiment de la cour de Vienne. Elle l'avait d'abord refusé parce qu'elle tentait une négociation pour la paix, et ne voulait pas déplaire à la République; elle maintint son refus même après que ces pourparlers eurent échoué. On a vu que Thugut n'avait pas caché à Saint-Priest qu'il considérait la prétention de «Monsieur» comme inadmissible. Dans sa correspondance, il la qualifie «d'incongruité».
Il est vrai qu'il abhorrait les émigrés en général et les princes en particulier. Le 27 juin, Louis XVIII étant encore au camp de Condé, il écrit: «Personne, assurément, ne fait moins de cas de la personne de ces deux princes que moi. Je reconnais plus que tout autre combien ils sont peu estimables. Mais est-il de notre intérêt que la royauté soit rétablie en France? Nul ne peut le contester. Peut-il nous convenir que les sans-culottes de Paris choisissent d'autres pour les mettre sur le trône et donnent cet exemple philosophique aux autres nations? Non sans doute.» Il n'épargnait pas davantage les amis du roi de France. À propos des rapports que Mallet du Pan adressait à l'Empereur, il écrivait: «Il est bien vrai que ce verbiage, tiré presque toujours des gazettes, ne vaut pas la plupart du temps l'argent qu'il coûte; aussi serais-je d'avis qu'à la fin du trimestre prochain l'on en pourrait supprimer l'envoi, en y donnant cependant des tournures pour que cet enragé de Mallet du Pan ne s'avise pas de nous déchirer dans ses écrits.»
Ces sentiments se manifestèrent par la brutalité avec laquelle, à la fin de ce même mois de juin, l'Autriche notifia à Louis XVIII que, s'il ne quittait pas l'armée sur-le-champ, elle userait de contrainte. Ce langage comminatoire ne laissait au roi d'autre ressource que de se résigner à obéir. Mais vers quel lieu se diriger? Le Directoire avait demandé à la Confédération helvétique d'expulser les émigrés. Peu à peu, les villes d'Allemagne se fermaient devant eux. Autour d'eux montait une malveillance dont, à Riégel même, le roi avait surpris plus d'un témoignage. Ni les petits princes germaniques, ni leurs sujets ne voulaient continuer à leur donner l'hospitalité. C'est comme par grâce que l'évêque de Passau consentait à recevoir dans sa ville épiscopale la reine de France, à qui était devenu odieux le séjour de Turin occupé par les Français. Quant au roi, nulle porte ne s'ouvrait plus devant lui. Les diverses démarches faites de tous côtés, durant son séjour à Riégel, afin de s'assurer éventuellement un asile, avaient eu partout le même sort. À Dresde, à Lubeck, chez le prince d'Anhalt-Dessau, ailleurs encore, Louis XVIII s'était vu refuser le permis de séjour. C'est alors que naquit l'idée de demander un refuge à la Russie. Avant de quitter Riégel, le prétendant écrivit au comte Eszterhazy, à Saint-Pétersbourg, pour le charger de sonder les intentions de l'impératrice Catherine. Puis, il se mit eu route, sans but précis, allant devant soi, un peu au hasard, pensant gagner le duché de Brunswick et y attendre la réponse de la cour moscovite.
Après une journée du marche, il s'arrêta à Dillingen, petit bourg de la Prusse rhénane. Il descendit avec ses compagnons dans une pauvre auberge. Comme sa présence paraissait devoir passer inaperçue, il se décida à demeurer là jusqu'à ce qu'il fût mis en demeure d'en sortir. Il s'y trouvait à proximité du théâtre des opérations militaires, en état de profiter de tout événement heureux qui se produirait. Le groupe de ses fidèles s'était grossi du duc de Fleury et d'un petit nombre d'émigrés qui l'avaient rejoint après sa fuite de Vérone, tandis que les évêques d'Arras et de Vence retournaient à Londres.
Les pourparlers engagés avec l'agence royaliste de Paris se continuèrent. De Dillingen, on discutait sur les conditions du gouvernement royal, comme s'il eût été rétabli ou à la veille de l'être. On discutait ces conditions, alors que la tournure de la guerre indiquait chaque jour plus clairement qu'on n'aurait pas à les appliquer de sitôt. On les discutait sans parvenir à se mettre d'accord sur l'étendue et le caractère des concessions qu'il convenait de faire à l'opinion publique. On rédigeait des rapports volumineux, des lettres pressantes, dictées non par l'intérêt bien entendu de la monarchie, mais par les illusions nées de l'ignorance des émigrés sur les transformations qui s'étaient, depuis l'origine de la Révolution, opérées en France.
Les dramatiques événements qui maintenant allaient se succéder vinrent interrompre, à l'improviste, le cours de ces préoccupations. Le 30 juin, Wurmser, qui s'apprêtait à passer le Rhin, fut devancé par les Français, obligé de battre en retraite. L'armée de Condé dut en faire autant. Le roi qui était venu se remettre à sa tête, faillit être pris dans une escarmouche à Kuppenheim. Il se réfugia dans l'abbaye de Schutter. Condé le fit partir sous escorte pour Dillingen où il le rejoignit le 11 juillet. La partie engagée par l'Autriche semblait alors compromise, sinon perdue. Moreau s'avançait à grands pas. Les troupes impériales rétrogradaient devant lui. Cependant, comme le corps de Condé avait trouvé à Dillingen une forte position, Louis XVIII laissa passer quelques jours sans arrêter un parti. Il espérait encore un retour heureux des Autrichiens. À la fin de juillet, cette espérance fut détruite par l'ordre de retraite générale que donna Wurmser. De nouveau, le roi dut songer à s'éloigner. Il était venu au quartier général de Condé pour entrer en France et non pour défendre l'Allemagne contre ses sujets.
Au moment de quitter ses fidèles soldats, il voulut leur adresser ses adieux. Il le fit en ces termes dans une proclamation qui leur fut communiquée:
«Lorsque je suis venu avec tant d'empressement me réunir à vous dans l'espoir de délivrer mes malheureux sujets du joug qui les opprime, j'étais loin de prévoir que ce moment heureux dût être suivi d'une séparation déchirante. Des motifs impérieux l'exigent aujourd'hui: mais j'ai besoin de toutes les forces de mon âme pour m'y déterminer. Si quelque chose peut adoucir le sentiment douloureux que je ne cesserai d'éprouver jusqu'au moment où je viendrai rejoindre mes braves compagnons d'armes, mes fidèles soldats, c'est de les laisser entre les mains d'un prince de mon sang dont le courage, la constance et le dévouement lui ont acquis le droit de me représenter, et à qui je demande comme ami et j'ordonne comme souverain de continuer à commander, ainsi qu'il l'a fait jusqu'à présent, cette illustre armée dont, en ce moment même, la voix de nos amis et celle de nos ennemis attestent également l'énergie et l'intrépidité.»
Cette proclamation faite, il différa encore son départ jusqu'au 19 juillet. Ce jour-là, quelques instants avant de partir, il était, avec le duc de Fleury, à l'une des croisées de son auberge, quand un coup de pistolet fut tiré sur lui. La balle effleura son front et alla s'aplatir contre le mur derrière sa tête. Si elle l'avait atteint un peu plus bas, c'en était fait de sa vie: comme il le dit autour de lui, le roi se serait appelé Charles X. Cette blessure, qui pouvait être mortelle et dont l'auteur demeura inconnu, n'eut d'autre conséquence que l'obligation pour le roi de rester alité pendant huit jours. Dès qu'il put se tenir debout, il se mit en route. Quelques jours après, il arrivait à Blanckenberg, dans le duché de Brunswick, le seul État d'Allemagne qui voulût le tolérer. Après de courts pourparlers avec le duc régnant, il était autorisé à y séjourner temporairement.[Lien vers la Table des Matières]