Histoire de l'Émigration pendant la Révolution Française. Tome 1: De la Prise de la Bastille au 18 fructidor
Quand Louis XVI, au mois de septembre 1791, écrit officiellement à ses frères pour les inviter à revenir auprès de lui, ils lui déclarent qu'ils n'obéiront pas. Si violente est leur réponse rendue publique que la famille royale prisonnière aux Tuileries en est réduite à confesser que les princes la conduisent à la mort. La reine en larmes s'écrie en parlant de Monsieur:
—Caïn! Caïn!
Le roi essaie de réparer les effets de la conduite de ses frères. Il leur envoie un de ses plus dévoués serviteurs, le baron de Goguelat, pour leur rappeler qu'ils doivent cesser de susciter des ennemis à la France, rentrer dans le royaume et reprendre leur place auprès du trône. Goguelat arrive un soir à Coblentz. Il est conduit auprès des princes par le marquis de Bouillé. La petite cour de Coblentz ressemble à celle d'un puissant monarque «par l'appareil des gardes, des officiers de toutes armes et des nombreux domestiques dont elle est remplie». Toute cette foule est dans l'enthousiasme sur la nouvelle qu'un Congrès va se réunir à Aix-la-Chapelle, que les puissances accréditent des ambassadeurs auprès des princes, et que la contre-révolution va triompher. Goguelat est reçu par Monsieur, lui remet les lettres dont il est porteur et accomplit sa mission.
—Le roi ignore ce qui se passe, répond Monsieur. Qu'il se tranquillise, nous lui répondrons officiellement. Quant à vous, je me flatte qu'après mûre réflexion, vous ne demanderez pas mieux que d'être des nôtres.
—Monseigneur, Votre Altesse me pardonnera; mais j'ai pris envers Leurs Majestés l'engagement de leur apporter votre réponse.
Et Monsieur réplique d'un ton glacial:
—En ce cas, je viens de vous la faire, et rien ne s'oppose plus à votre retour.
C'est ainsi que les princes reçoivent les envoyés du roi et se montrent empressés à suivre ses ordres. Quelquefois, dans ces incidents d'un caractère si dramatique, au-dessus desquels on sent passer un vent de mort, l'esprit caustique de Monsieur jette un trait ironique, puéril et prétentieux. Le 6 décembre 1791, ce prince reçoit de Paris une missive importante:
«Louis-Joseph-Stanislas-Xavier, prince français, lui est-il dit, l'Assemblée nationale vous requiert, en vertu de la Constitution française, titre III, chapitre II, section III, article 2, de rentrer dans le royaume dans le délai de deux mois, à compter de ce jour, faute de quoi et à l'expiration dudit délai, vous perdrez votre droit éventuel à la régence.»
À cet ordre, Monsieur répond en le parodiant: «Gens de l'Assemblée française se disant nationale, la saine raison vous requiert, en vertu du titre Ier, chapitre I, section I, article 1 des lois imprescriptibles du sens commun, de rentrer en vous-mêmes dans le délai de deux mois, à compter de ce jour, faute de quoi, après l'expiration dudit délai, vous serez censés avoir abdiqué votre droit à la qualité d'êtres raisonnables et ne serez plus considérés que comme des fous enragés, dignes des Petites-Maisons.»
Voilà comment on traite des affaires si graves; voilà comment on bafoue le gouvernement de la France, sans songer que la famille royale est en otage entre ses mains et que c'est à elle que la Révolution fera expier ces plaisanteries outrageantes.[Lien vers la Table des Matières]
III
UNE COUR D'EXILÉS
À Coblentz, les princes sont installés au château de Schonbornlurst. Cette résidence que leur a offerte l'électeur est vaste, luxueusement meublée. Ils y vivent avec leur petite cour, le prince de Nassau-Siegen, Calonne, le maréchal de camp baron de Flachslanden, ancien député aux États généraux, qui leur est venu, envoyé par le roi et n'a plus voulu les quitter, ce qui l'a fait tomber en disgrâce aux Tuileries; Conzié, évêque d'Arras, le maréchal de Broglie, à qui a été confiée l'organisation de l'armée des princes; le marquis de Jaucourt, le comte de Vaudreuil, qui forment le conseil de gouvernement. Madame, femme du comte de Provence, occupe une partie du château. Les deux frères se sont partagé le reste. Avec lui le comte d'Artois a ses fils, le duc d'Angoulême et le duc de Berry, que le comte de Sérent, leur gouverneur, lui a amenés. Leur mère est restée à Turin.
Le conseil se réunit tous les jours. Fréquemment, le baron de Duminique, premier ministre de l'électorat, vient prendre part aux délibérations que préside Monsieur. On tient ce personnage pour un homme de ressource. On le sait non moins dévoué que son maître à la cause royale, ce qui ne le sauvera pas des plus acerbes accusations quand, à quelques mois de là, effrayé par les menaces de la France, il poussera l'Électeur à renvoyer les émigrés. Lorsque Catherine accrédite auprès des princes, à titre d'envoyé, le comte de Romanzof; lorsque le roi de Suède envoie auprès d'eux, en la même qualité, le comte d'Oxenstiern, on les admet l'un et l'autre au conseil pour faire honneur à leur souverain. On y admet aussi le chevalier de Bray[22], qui est venu renouveler à Coblentz, au nom des Français engagés dans l'Ordre de Malte, les offres apportées naguère à Turin par le chevalier de Ligondès. En revanche, le comte de Vergennes n'est jamais appelé. Il est ministre du roi de France près de l'Électeur. Cela suffit pour que, quoique passionnément attaché aux princes, il soit tenu en suspicion, mis à l'écart et laissé dans l'ignorance des projets qu'on discute.
C'est d'ailleurs le sort de presque tous les ambassadeurs et ministres du roi, accrédités auprès des gouvernements étrangers. Genêt à Saint-Pétersbourg, Chauvelin à Londres, Noailles à Vienne, Ségur à Berlin, Mackau à Naples, le chevalier de Gaussin à Stockholm, sont frappés de suspicion par le gouvernement de Coblentz. Les frères du roi leur dissimulent tant qu'ils peuvent leurs démarches auprès des cours; ils ne font d'exception que pour le cardinal de Bernis, qui représente la France à Rome, et pour le duc de La Vauguyon, ambassadeur royal à Madrid, qui leur sont tout dévoués. Contre quelques-uns de ces diplomates, la suspicion est légitime. Genêt et Noailles, conviction ou crainte d'être compromis à Paris, se montrent peu complaisants pour les émigrés. Chauvelin, jaloux de gagner les bonnes grâces de son gouvernement, a poussé la platitude à l'excès. Le 17 octobre 1792, après la chute de la royauté, il écrit à son ministre: «J'ai senti combien ma mission avait été agrandie par l'avantage de n'être plus l'organe des intentions douteuses d'un roi au nom seul duquel je pouvais parler et que je retrouvais toujours entre moi et la nation, que seule je voulais servir.» Cette palinodie ne lui conservera pas son poste. Le gouvernement anglais, en apprenant la mort du roi, invitera l'ambassadeur, comme l'a fait Catherine envers Genêt, à quitter le territoire britannique.
On s'explique donc que les princes n'éprouvent que défiance pour des hommes si peu sûrs. Mais, en ce qui touche Vergennes, cette défaveur n'est pas méritée. Elle constitue même une injustice, car, quoique encore en place, il partage les griefs et les espérances des émigrés, se fait leur complice en affirmant à Paris qu'à Coblentz, on ne conspire pas, «bien que sept à huit cents officiers autour des princes puissent faire croire le contraire». Sa disgrâce dure jusqu'au jour où son gouvernement le révoque et lui donne Sainte-Croix pour successeur. Ce jour-là seulement, Vergennes recouvre auprès des princes son crédit perdu.
Dans le conseil, sont discutées les questions politiques, l'organisation militaire, les démarches à faire auprès des souverains, les lettres pour le roi, les marchés à passer, les emprunts à contracter. Là sont nommés les représentants que, faisant acte de souveraineté, les princes, au mépris des ordres de leur frère, accréditent dans les diverses capitales. À la fin de 1791, sont chargés de leurs intérêts, le duc de Polignac à Vienne, le comte Eszterhazy à Saint-Pétersbourg, le duc d'Havré à Madrid, le cardinal de Bernis à Rome, le baron de Roll à Berlin, le baron d'Escars à Stockholm, le baron de Talleyrand à Naples, le marquis de Sérent à Turin, le baron de Castelnau à Berne, le marquis de Larouzière à Ratisbonne, le marquis de La Queuille à Bruxelles. Ce sont là les diplomates de l'émigration, les uns très habiles, les autres incapables, tous assez dévoués pour supporter en silence les avanies auxquelles les expose la fausseté de leur situation, les gouvernements se refusant à entretenir des relations officielles avec eux.
En même temps, les princes ont à compter avec une multitude d'agents secrets, gentilshommes ou plébéiens, qu'ils emploient, les uns hors de France, les autres en France, et dont le nombre, avec les années, va se multiplier. En Savoie, le comte de Narbonne-Fritzlar, le bailli de Villefranche, le comte de Bussy forment des compagnies destinées à grossir l'armée des princes et celle de Condé. Ils reçoivent les officiers et soldats émigrés, leur offrent de les garder dans le corps qu'ils commandent ou de les envoyer à Coblentz ou à Worms. Le comte Thomas de Conway, d'origine irlandaise, maréchal de camp au service de la France et ancien gouverneur de nos possessions des Indes, réside aussi à Chambéry. Il est chargé des affaires du Midi et plus spécialement, de l'insurrection du Vivarais. Elle se prépare, et la première réunion du camp de Jalès en a été le prologue, Conway est secondé par le comte de Saillans, l'abbé de Siran, l'abbé de La Bastide de La Molette, les frères Allier, les frères Froment, d'autres encore qui vont et viennent au péril de leur vie entre les pays étrangers et les contrées dans lesquelles ils opèrent au nom des princes. L'un des Froment est en outre employé en Espagne, un autre à Rome. Imbert-Colomés, maire de Lyon, est aussi un agent royal. Le comte d'Antraigues, ancien député aux États généraux, s'est installé à Venise. Avec le concours de l'ambassadeur espagnol Las Casas, il seconde les soulèvements méridionaux; il cherche à leur assurer la faveur et l'appui du gouvernement de Madrid.
Dans ce groupe innombrable de partisans qui, par dévouement à la cause royale, par ambition ou goût des aventures, se prodiguent pour les princes, figurent encore le marquis de Bésignan, le baron de Saint-Christol, le marquis de Surville, le chevalier de Lamothe. Plus tard, il se grossira de chefs vendéens et d'une multitude d'hommes moins héroïques et moins désintéressés, les uns, négociateurs louches et agitateurs véreux, tels que Fauche-Borel, Montgaillard, Fontbrune, La Maisonfort; les autres, chefs de bande dont l'histoire, qui peut à peine les nommer, ne saurait, faute de documents, reconstituer les actes.
À citer encore les agents de Paris: Despomelles, Le Maître, l'abbé Brotier, Sourdat, La Villeheurnoy, Duverne de Praile. Ceux-là sont entrés en fonctions dès le commencement de 1791. L'ambassadeur d'Espagne à Paris, prévoyant le moment où les événements l'obligeront à quitter la France, les a groupés avec l'aide de d'Antraigues et chargés en son lieu et place, quand il sera parti, d'informer la cour de Madrid de ce qui se passe à Paris. Ils sont en possession de la confiance de Louis XVI. Leurs correspondances sont envoyées à Venise, où le facteur de l'ambassade espagnole va les retirer à la poste, les porte à d'Antraigues qui les met en état d'être envoyées à Madrid et communiquées en même temps aux princes, frères du roi.
L'agence de Paris prendra, avec le temps, une influence décisive sur les affaires de l'émigration. Elle l'exercera jusqu'au jour où le Directoire surprendra son existence et procédera à l'arrestation de ses membres. Cette influence contribuera à accroître les divisions des émigrés. Lorsque le comte de Provence se sera séparé du comte d'Artois, l'agence restera fidèle au premier qui, d'ailleurs, est devenu le roi, et s'attachera à contrecarrer les projets du second. Si, lorsqu'en 1795 l'expédition de Quiberon s'organise, Charette refuse de seconder la tentative de Puisaye, c'est que les agents de Paris se sont entremis pour empêcher un succès qui favoriserait le comte d'Artois au détriment de son frère. Jusqu'à la fin de l'émigration, d'autres agences se formeront à l'exemple de celle de Paris; à Paris même, celle-ci, après avoir disparu, sera peu ou prou remplacée; toutes offriront le plus singulier mélange de braves gens et de coquins, d'hommes intrépides et de lâches, de politiques habiles et de cerveaux extravagants.
Il s'en faut qu'en 1791, les princes aient mis encore en mouvement tout ce personnel. Pour qu'il se développe, se complète et s'étende, il faut le temps, les événements, les circonstances. Mais tel qu'il existe à cette époque, c'est Calonne qui le dirige. Inspirateur des princes, il conseille en leur nom, ordonne, morigène au besoin. Il s'est emparé de tous les pouvoirs, s'impose à Monsieur qui n'a qu'une demi-confiance en lui, mène par le bout du nez le comte d'Artois, qui ne voit que par ses yeux et n'entend que par ses oreilles. Grâce à la faiblesse des uns, à la crédulité des autres, Calonne est le grand maître de Coblentz, ministre de la guerre, ministre des affaires étrangères, ministre de la justice.
Tout lui obéit, l'Électeur lui-même et le baron de Duminique, auxquels il se substitue dans le gouvernement de la principauté. Peu à peu, ils ont abdiqué leur puissance entre ses mains. Prince ecclésiastique, l'Électeur déteste le gouvernement qui a ruiné le clergé et donné à l'Europe de funestes exemples. Les émigrés s'étant déclarés les défenseurs de la religion catholique, cela suffit pour le captiver, pour le rassurer contre les effets du mécontentement de ses sujets qu'épouvante la présence de ces étrangers, dont les intrigues les désignent aux colères de la France.
Calonne nomme à tous les emplois. Il tient une volumineuse correspondance avec le dehors et le dedans. Il reçoit les rapports que des royalistes ardents adressent de Paris ou du fond des provinces. Présomptueux à l'excès, il ne croit qu'à ce qui s'accorde avec ses désirs et ses espérances. Quiconque en arrivant à Coblentz veut être employé doit s'adresser à lui, se faire bien venir de lui. Sa protection tient lieu de tous les mérites à ceux sur qui elle tombe. Seule, elle est efficace, comme seul aussi est tout-puissant le parti de ses créatures. Parmi les émigrés, on en juge ainsi. On sait que les princes ne s'aiment pas, qu'ils se dénigrent dans leur société particulière; que Calonne est l'homme du comte d'Artois, Jaucourt, l'homme de Monsieur, que tous deux, par leurs propos, aggravent et accentuent les dissentiments non avoués qui existent entre les frères du roi. Mais on sait aussi que Jaucourt est sans crédit, que seul Calonne a le pouvoir. Devant lui, le vieux maréchal de Broglie, lui-même, courbe la tête, ce qui fait qu'on le raille dans les salons de Coblentz.
À côté de Calonne, les hommes influents sont les deux Vaudreuil, le comte, membre du conseil, et son cousin le marquis, qui tombe un jour à Coblentz venant de Paris et déclare partout que Louis XVI, malgré les apparences contraires, approuve la conduite de ses frères. C'est aussi le duc de Gramont, chargé, avec le maréchal de Broglie, de l'organisation de l'armée. L'évêque d'Arras, duquel le duc de Lévis dira plus tard «qu'il n'a fait que du mal à son parti», jouit également d'une grande influence. Le baron de Flachslanden, à qui est confiée une partie de la correspondance diplomatique, n'est qu'un premier commis. Il obéit à Calonne, dont la confiance seule lui donne un peu de prestige, après lui avoir fait perdre celle des Tuileries.
Dans les circonstances critiques, quand les délibérations du conseil doivent porter sur quelque objet d'importance, on appelle Condé. Condé est à Worms, logé au palais de l'Électeur, avec son fils et son petit-fils. Sa fille, la princesse Louise de Bourbon, sa maîtresse, la princesse de Monaco, sont logées aux entours de la ville, à portée de son camp. Il vient fréquemment à Coblentz pour quémander des secours ou apporter des avis. Dans l'entourage de Monsieur et du comte d'Artois, on le tient pour peu confiant et même dissimulé. On raconte que, lorsqu'il écrit une lettre importante, il en trace lui-même, de sa main, le brouillon, et en distribue ensuite les morceaux à quatre ou cinq secrétaires qui les recopient séparément, sans savoir ce qui précède ou ce qui va suivre. Mais, en sa qualité de prince du sang, la conformité de ses vues avec celles des frères du roi fortifie l'autorité de ceux-ci. En résumé, on compte dans Coblentz trois partis: celui de Monsieur, celui du comte d'Artois, celui de Condé.
C'est le second qui, par Calonne, dirige tout, est maître de tout. Sur les conseils de Calonne, les princes font revivre le cérémonial de la cour de France, réorganisent la maison du Roi, rétablissent les grandes charges, les pages, les mousquetaires, les chevau-légers, les grenadiers à cheval, les gendarmes, les chevaliers de la Couronne, la compagnie de Saint-Louis, celle des gardes de la porte. Les uniformes sont éclatants. Les gentilshommes qui composent le guet des Gardes sont montés sur des chevaux à courte queue. Ils portent un costume vert, avec parements, revers et collet cramoisi, galonnés en argent. Le marquis du Hallay, le comte de Montboissier, le vicomte de Virieu, le marquis d'Autichamp, le comte de Bussy, le marquis de Vergennes sont à la tête de ces corps d'élite. Le comte d'Avaray et le comte de Damas commandent la maison militaire de Monsieur; le bailli de Crussol et le comte François d'Escars, celle du comte d'Artois. Au fur et à mesure que ces compagnies se constituent, elles sont mises avec solennité en possession du service qui leur est dévolu. Les princes, entourés de ce que Coblentz renferme de plus brillant, leur présentent les officiers qui doivent les commander. L'armée des princes, celle de Condé, sont formées dans les mêmes conditions.
Quant aux soldats, on les recrute un peu partout, comme on peut, à Paris même sous les yeux des clubs et de l'Assemblée nationale. À quiconque veut s'enrôler à Coblentz, le rédacteur de la Gazette de Paris offre une prime de soixante livres. Les volontaires sont d'abord dirigés sur Metz où ils trouvent à l'Hôtel du Faisan les moyens de gagner Coblentz, Worms ou Mannheim. De Paris en Lorraine, on rencontre à chaque pas des déserteurs qui émigrent et ne cherchent pas à le cacher. Leur audace oblige à des mesures de rigueur; des ordres sont donnés pour leur barrer la route. Mais le plus souvent, ils parviennent à les déjouer et à passer la frontière.
Aucun émigré en état de porter les armes ne peut séjourner à Coblentz, s'il ne se fait inscrire chez le duc de Gramont, en sollicitant un emploi militaire. Il en est de même à Worms, où le marquis de Bouthillier, major-général, reçoit les engagements. Dans ces deux villes, on compte jusqu'à vingt mille hommes enrôlés ou prêts à s'enrôler. Le malheur est que tout le monde veut être officier et personne soldat, bien que les volontaires touchent quarante-cinq livres par mois dans l'infanterie, soixante-quinze dans la cavalerie, et que l'on accorde en supplément aux plus pauvres la solde abandonnée par les plus riches. Si l'on cédait à toutes les ambitions, il n'y aurait que des états-majors.
Calonne imagine alors de mettre en vente les grades, et de débiter à haut prix les brevets. Il en résulte autour des princes des mesquines jalousies, des basses intrigues, des critiques véhémentes. On accuse Calonne de dépouiller les serviteurs du roi, de repousser les dévouements qui viennent s'offrir, témoins ces gentilshommes réfugiés à Berne, qui demandent des armes et du pain, et qu'on renvoie, parce qu'ils ne peuvent payer les emplois qu'ils sollicitent.
Bientôt ces armées si brillamment organisées cessent de recevoir leur solde. Les princes, à bout de ressources, se trouvent impuissants à leur épargner les angoisses de la misère. L'Électeur de Trêves se voit contraint de faire distribuer aux corps cantonnés sur son territoire des rations de pain et de viande. Les infortunés qu'on a leurrés de l'espoir d'une marche prochaine vers la France, piétinent sur place, campés dans la boue, sous le froid et la pluie, mal nourris, mal vêtus, mal chaussés. On leur fait prendre patience en leur annonçant des subsides de l'Impératrice de Russie. Mais quand ces subsides arrivent, l'emploi en est déjà réglé. L'entretien de la maison des princes et de leurs représentants à l'étranger en absorbe la plus grande part.
Au camp de Worms, la détresse est encore plus affreuse. À la fin de 1791, au commencement de 1792, lorsque, à la requête de la France, les soldats de Condé sont obligés de s'éloigner, on les voit, par le plus rude hiver, errer dans les margraviats de Bade et dans le Brisgau, repoussés de partout, en proie à de si cruels supplices, que plusieurs cherchent dans une mort volontaire la délivrance. Condé écrit à Calonne lettres sur lettres, demande du secours, se plaint d'être oublié. Et Calonne de répondre «au cher Josias»—c'est le nom qu'il donne au prince—pour lui exposer que lui-même est sans le sou, et pour l'exhorter à la patience, comme si l'on pouvait patienter quand le pain manque. Cette accumulation de troupes, leur infortune, leur inaction engendrent bientôt l'indiscipline. Il faut créer une police, interdire le jeu, disperser les réunions bruyantes, réprimer les propos calomnieux. Près de deux cents gentilshommes sont chassés de l'armée ou enfermés dans la forteresse de la Chartreuse et dans les prisons de Coblentz. On dirait que la Bastille n'a été détruite à Paris que pour être rebâtie aux bords du Rhin. Seulement ici, c'est l'Électeur de Trêves qui délivre les lettres de cachet, à la requête de Calonne, presque sur son ordre.
À Coblentz, la politique est brûlante, acerbe, agressive. Elle tient ses assises au café des Trois-Couronnes, où vient pérorer chaque jour Suleau, le journaliste de l'émigration, l'éditeur du journal des princes[23], l'oracle des exaltés. Là, dans le bruit des conversations et des querelles, il récite les articles qu'il publiera bientôt dans sa gazette, articles que Calonne est obligé de désavouer, tant sont ardentes et violentes les diatribes qu'ils fulminent contre les gouvernements qui tardent à porter secours. Les propos du fougueux pamphlétaire trouvent de l'écho parmi ses auditeurs. Ceux-ci discutent les chances de la République. Ils sont convaincus que le premier coup de canon emportera ce régime abhorré, ouvrira aux émigrés la route de Paris. Ils ne parlent que de partages et de vengeances. Ils constitueront un ministère, et se feront restituer leurs antiques privilèges. Dans les paroles éclate le mépris des nobles entre eux, l'hostilité sourde de la noblesse de province contre la noblesse de Versailles, des émigrés courtisans contre les émigrés soldats, et par-dessus tout, la haine de Coblentz pour les royalistes modérés, les monarchiens, comme on les appelle, qu'on enveloppe dans la même animadversion que les jacobiens. On se répand en atroces calomnies sur eux, sur le roi, sur la reine, sur les personnages de l'entourage des princes. Le roi a osé se plaindre de ce que ses frères agissent sans son aveu, ne tiennent aucun compte des dangers qu'il court, et cherchent à organiser une régence. La reine a dit qu'elle aimait mieux être la mère d'un roi constitutionnel que la femme d'un roi pourvu d'une tutelle. Ces propos leur sont imputés à crime. On leur reproche de considérer les succès possibles des émigrés comme des chaînes qu'une fois rétabli sur son trône, Louis XVI ne pourrait secouer. Crimes aussi sa condescendance envers l'Assemblée nationale, son dessein d'adhérer à la Constitution que celle-ci vient d'édicter; crimes enfin, les ordres qu'il envoie aux princes, et dont ceux-ci ne tiennent aucun compte.
On comprend dans les mêmes anathèmes ceux qui veulent deux Chambres, un roi sans pouvoir, un gouvernement comme en Angleterre. Les auteurs de ces violences ne s'entendent que pour conspuer la Constitution. Dès qu'il s'agit d'étudier un autre système, ils se divisent et justifient le mot de Mercy: «Pour juger sainement les affaires françaises, il ne faut prêter l'oreille à aucun parti, parce qu'ils sont tous aveuglés par leur intérêt ou leurs passions ... Leur plus grand défaut, c'est d'être dans un état de dissolution politique; ils sont plus exagérés et plus absurdes que les jacobins.»
L'Empereur, le roi de Prusse, Monsieur, ont leur part dans les amères critiques dont les espions de Paris recueillent les échos. Les émigrés accusent, non sans raison, l'Empereur de vouloir les perdre: «Il ne serait pas fâché de trouver un prétexte pour démembrer la France, en poussant l'anarchie à son comble.» Au roi de Prusse, ils reprochent de se laisser approcher par des hommes séduisants et dangereux, ces monarchiens aussi criminels que les démagogues; à Monsieur, ses irrésolutions, celles de ses partisans, leur déférence pour les idées des Tuileries. Jaucourt, le partisan passionné de Monsieur, est pris à partie. Parce qu'il ne partage pas toutes les idées de Calonne, un gentilhomme corse lui jette au visage qu'il n'est qu'un espion aux gages de Paris, et s'attire, par cette algarade, une rigoureuse mise aux arrêts.
C'est encore au café des Trois-Couronnes que s'alimente la chronique scandaleuse. Si l'on exalte Calonne, c'est pour dénigrer Breteuil. On attaque celui-ci jusque dans sa vie privée. On commente la liaison de sa fille, Mme de Matignon, avec d'Agoult, l'évêque de Pamiers; la sienne, avec la sœur du même évêque, le tout émaillé de détails abominables.
Pour être moins bruyants, les propos des salons ne révèlent pas plus de bienveillance. On se réunit chez Mme de Calonne, qui donne des «petits dîners charmants», nous dit le chevalier de Bray, envoyé de l'Ordre de Malle, en sortant, le 25 novembre 1791, de chez Calonne où il a dîné en très aimable et très noble compagnie; chez Mme de Caylus; chez Mme d'Autichamp; chez Mme de Marsac, qui ne reçoit que des hommes, ailleurs encore. Chaque jour, ce sont fins repas, thés, concerts, voire représentations, tout comme à Paris. Les personnages admis à ces réunions sont triés sur le volet. Mais l'éclat de leur nom et de leur rang ne les rend pas plus raisonnables que le commun des émigrés. Ils ont les mêmes préjugés, se leurrent des mêmes espérances, nourrissent les mêmes haines. Ils ne diffèrent d'eux que dans l'expression de leurs sentiments.
En tous ces endroits on ne fait pas l'opinion; on la subit. Elle arrive toute faite de chez Mme de Balbi, la préférée de Monsieur; de chez Mme de Polastron, la favorite du comte d'Artois; ou enfin de chez la princesse de Monaco, l'ancienne et toujours amie du prince de Condé. On peut dire d'elles qu'elles sont les trois reines de l'émigration. Louise de Polastron, née de Lussan d'Esparbès, est une jeune femme douce, simple, modeste, fuyant l'intrigue et aimant sincèrement le comte d'Artois qui le lui rend bien. Sous un visage dont le regard forme la principale beauté, elle cache une âme de feu. Livrée à elle-même, elle ne serait qu'une charmeuse. Mais son entourage l'excite contre Mme de Balbi qui la jalouse. La rivalité des deux maîtresses devient bientôt une des préoccupations des émigrés.
Mme de Balbi a trente-huit ans. Elle est fille du marquis de Caumont La Force, femme d'un riche Génois, devenu fou, et qu'elle a quitté pour ce motif en juillet 1780. Elle est dame d'atours de la comtesse de Provence, depuis la retraite de la duchesse de Lesparre, dont la survivance lui avait été accordée par Monsieur, et qui donna sa démission à ce propos. On dit qu'elle n'est pour ce prince qu'une amante platonique, et que ses faveurs appartiennent au beau Jaucourt, un homme à femmes, celui-là dont la main mutilée rappelle l'héroïsme avec lequel il se coupa deux doigts pour sauver l'honneur et la vie de la comtesse de Châtre. Au contraire de Louise de Polastron, Mme de Balbi est intrigante, ambitieuse, avide, mêlée à tout, appliquée à se mêler de tout. Dans le monde qui vit autour d'elle, un homme l'a devinée. C'est le comte de Romanzof, envoyé de Catherine dans le cercle du Haut-Rhin, et qu'elle a chargé de la représenter auprès des princes. Il a compris quel parti il pourrait tirer de cette favorite, quelle influence il pourrait exercer grâce à elle. Il en a fait son amie, et lui doit, non moins qu'au prestige de sa souveraine, de devenir l'homme le plus puissant de l'émigration en Allemagne. «Son hôtel ne désemplit pas; sa présence est une consolation et un secours en même temps qu'elle en impose aux autres puissances.» C'est le chevalier de Bray qui le constate, plus indulgent pour elle que ne l'est le comte de Woronzow, ambassadeur russe à Londres, qui la considère comme une «impertinente intrigante».
La princesse de Monaco est une Brignole. Elle a conservé, malgré son âge, les restes de la plus magnifique beauté. Elle est auprès de Condé depuis vingt-deux ans. À la suite d'un duel et d'un procès scandaleux, elle ne l'a plus quitté. Ils ont mis en commun leurs deux existences. Elle le rejoint dans ses quartiers d'hiver. On dit qu'il l'a épousée[24]. Femme légitime ou non, elle est pour lui une compagne dévouée et tendre. Elle l'aide de ses revenus; quand ils sont épuisés, elle vend ses diamants, se sacrifiant à ce point que le duc d'Enghien, qui d'abord la voyait avec défiance, finit par concevoir pour elle une filiale affection.
De ces trois «divinités», on les désigne ainsi, une seule exerce sur les émigrés une réelle influence, une influence politique. C'est Mme de Balbi. En arrivant à Coblentz, au moment où elle se préparait à le rejoindre à Paris, Monsieur l'a installée dans une maison de plaisance sur la route de Schonbornlurst. Elle y passe tout le temps de son séjour à Coblentz, même quand Monsieur et son frère viennent, pendant l'hiver, se loger en ville. Elle y reçoit la plus brillante société, «un petit nombre de jeunes gens bien impertinents, les matadors de la cour, et les ministres étrangers».
Chaque soir, quand elle est rentrée chez elle, en venant de chez Madame, où son service l'a retenue une partie du jour, elle trouve son salon plein. Elle fait sa toilette devant tout le monde, changeant si vite chemise, bas et robe «que personne ne voit rien». Monsieur arrive, après avoir laissé son frère à la porte de Mme de Polastron. Alors on soupe. Après le repas, Monsieur s'assied au coin de la cheminée, l'extrémité de sa canne dans son soulier, et se prodigue en bons mots, en anecdotes, en piquantes railleries sur les hommes et sur les événements. Quand il s'est retiré, une partie des assistants se met au jeu, tandis que les autres discutent plus ou moins gravement les problèmes de la politique.
Mme de Polastron, qui vit plus renfermée, critique «tout cet étalage». La princesse de Monaco n'est pas plus bienveillante pour le salon de Mme de Balbi, quoique le sien soit au même degré un foyer d'intrigues et de tracasseries. Mais les malicieuses remarques de deux des favorites ne peuvent rien contre la troisième. On la sait toute-puissante sur Monsieur, et si funeste est son pouvoir que le chevalier de Bray, en le constatant, s'écrie: «Il ne faudrait pas de femmes ici!» Quant à Calonne, au milieu de ces influences contraires, il se meut à l'aise avec la sérénité d'un dieu qui ne daigne pas regarder à ses pieds.
Indépendamment des émigrés fixés à Coblentz, il en vient un grand nombre qui ne font qu'y passer, et ne s'y arrêtent qu'afin de voir les princes. Il arrive des émissaires de France, des délégués des provinces méridionales, ceux du Dauphiné, de l'Auvergne, des Cévennes et du Languedoc. Ils quémandent des secours pour leurs entreprises, exposent des plans, attendent des ordres. Viennent aussi des envoyés de Louis XVI, chargés de missions officielles ou secrètes. Parmi ces allants et venants, se glissent des espions jacobins, des juifs à mine sordide, attirés par l'espoir de surprendre quelque gros secret, ou de vendre des chevaux, des munitions et des armes. À signaler aussi des étrangers qu'anime le désir désintéressé de rendre service, comme le fils d'Edmond Burke, qui vient mettre à la disposition des princes l'appui de son père auprès de William Pitt.
Tout arrivant se préoccupe d'être présenté aux frères du roi. Les audiences, ordinairement, ont lieu le matin, après un premier travail auquel, isolément ou en commun, ils se sont livrés avec Calonne ou tout autre de leurs conseillers, les après-midi et les soirées étant consacrées aux visites chez l'Électeur, aux promenades, dîners, réceptions d'apparat ou à de longues stations chez les maîtresses. Les princes reçoivent de préférence les voyageurs qui viennent de Paris, les interrogent sur la situation de la famille royale, sur l'état de l'opinion, sur les sentiments de l'Assemblée. Mais il est rare qu'on leur réponde avec sincérité. Même dans l'exil, on les traite comme des princes en possession de leur puissance. On les trompe afin de leur plaire. On leur dit que la France est prête à se soulever pour eux. Ils le croient. L'affluence des gentilshommes qui accourent sous leurs drapeaux est bien faite pour encourager leur crédulité et leurs illusions. Ils ne voient pas que les émigrés, appartenant à une caste proscrite, ont intérêt, en venant les entourer, à les ménager, à les flatter. C'est ainsi que de mensonges en mensonges, et d'erreurs en erreurs, on les conduit au précipice.[Lien vers la Table des Matières]
IV
AUTOUR DE LA CONSTITUTION DE 1791
Au grand dépit de ses frères, Louis XVI avait ratifié la Constitution, et fait part à toutes les puissances des motifs par lesquels il s'était déterminé à l'accepter. Cette constitution, si contraire à ses vues, bouleversait de fond en comble la vieille charte de la France; elle détruisait tous les privilèges établis par l'ancien régime; elle créait des innovations que le roi considérait comme fatale à sa couronne; elle stipulait enfin au profit de la nation des droits que celle-ci n'avait conquis qu'aux dépens du pouvoir royal. C'était une œuvre réformatrice, mais aussi une œuvre révolutionnaire à laquelle aucun monarque de droit divin n'aurait pu obéir sans la maudire. Mais comment s'y dérober? Cela apparaissant comme impossible, il fallait bien se résigner à la subir. Louis XVI s'y était résigné, non sans conserver l'espoir d'en secouer plus tard le joug, et avec la volonté d'en tirer parti, sur-le-champ, pour améliorer sa situation. Quoi qu'il en pensât, il ne pouvait méconnaître que la dure loi qu'on lui imposait lui offrait une chance d'échapper aux violences populaires comme à la tyrannie des émigrés, toujours absolus dans leurs revendications, et à la cruelle nécessité d'appeler à son secours des armes étrangères.
«Chacun blâme quelques articles de la Constitution, écrivait-il à ses frères, et cependant tous espèrent une véritable félicité de l'ensemble de cette même Constitution. Je me suis convaincu qu'en essayant de la renverser, je soulèverais un orage incalculable. Il faut qu'ils en fassent eux-mêmes l'expérience; alors ils reconnaîtront promptement leur erreur. Je suis décidé à prolonger une situation bien pénible pour moi, et j'exige de vous que vous appuyiez mes plans avec une entière résignation. Vous avez des motifs nombreux d'irritation; vous avez beaucoup souffert. Mais moi, ai-je eu d'heureux jours?»
Ce langage qu'il tenait dans une lettre secrète exprimait avec sincérité sa pensée. Oui, il voulait l'user promptement, cette charte abominable; oui, il rêvait de l'abolir quand le peuple en serait lassé. Mais il la préférait encore à la guerre civile, et quand il réclamait de ses frères une obéissance égale à la sienne, quand il les rappelait auprès de lui, quand il adjurait les émigrés de rentrer dans leur patrie, encore qu'il fût permis à ceux-ci de penser qu'il ne leur parlait en ces termes que pour tromper ses geôliers et calmer leurs défiances, il émettait un vœu dont la réalisation lui eût été douce, à la condition cependant qu'il ne restât plus au delà des frontières un seul proscrit, et qu'en rentrant tous en masse, ils fissent disparaître la principale cause des colères de la rue.
Ce qu'il pensait de la Constitution nouvelle et de la nécessité de s'y résigner, les royalistes restés en France, les émigrés qui se décidaient à y rentrer, le pensaient aussi pour la plupart. Un correspondant du prince de Condé s'élevait avec sagesse contre les bruyantes et périlleuses protestations dont, parmi les émigrés, elle était en ce moment l'objet:
«... On est dans l'erreur, si l'on croit que, pour amener le pays entier à une contre-révolution absolue, il faille leur parler contre la Constitution. La plupart d'entre eux l'aiment encore, et sont assez aveugles pour entendre avec plaisir les mots: Égalité et Liberté; ils ont la folie d'y croire. Le seul et unique moyen de faire de tous les habitants une armée invincible, c'est de ne leur parler que de la religion, et j'irai plus loin: une croisade annoncée par des signes extérieurs sur chaque catholique vous donnerait sur-le-champ une armée formidable. Je puis me tromper, mais je crois que c'est le seul moyen d'enchaîner ces braves gens à notre cause. Il faut néanmoins mettre beaucoup d'adresse dans la manière de les y amener, mais une fois à ce point, on les conduira à tout[25].»
Mais les émigrés étaient bien loin de vouloir se rendre à ces raisons. Le décret prononçant la confiscation des biens de ceux d'entre eux qui persisteraient à résider à l'étranger en décidait, il est vrai, un certain nombre à rentrer en France. Mais outre que leur obéissance n'allait être payée que par les rigueurs dont leur isolement les rendait l'objet, et faire d'eux des boucs émissaires, à Coblentz et à Worms, on leur imputait à crime le désir de sauver leurs biens, auquel ils obéissaient. Le correspondant de Condé, que nous avons déjà cité, traduisait le sentiment de ceux qui ne rentraient pas, lorsqu'il disait dans la même lettre:
«Je conçois qu'il peut en coûter de se voir ainsi dépouiller de ses biens par une horde de brigands; mais il me semble que quand on s'est décidé à sortir du royaume, on doit avoir fait ses réflexions, et le résultat a dû être d'être résigné à tout, et de ne pas s'exposer à donner à l'Europe le scandale de voir des Français abandonner les drapeaux de l'honneur et de la fidélité, pour courir après des biens que, malgré leur pusillanimité, ils ne sauveront pas pour le moment; ils en seront punis par le peu de considération qu'ils conserveront parmi les honnêtes gens, et le mépris qu'ils obtiendront de la part des méchants; il vaut mieux vivre pauvre et honoré, que de conserver une fortune aux dépens de l'honneur. Au surplus, le départ de ces égoïstes ne saurait alarmer: quand on est assez faible pour abandonner le poste de l'honneur pour courir après la fortune, il est à croire qu'on aurait mal défendu une cause qu'on abandonne aussi aisément ...»
Quoi qu'il en soit, irrités par la faiblesse de leur frère, les princes adressaient aux puissances étrangères des appels plus pressants. Tandis que le roi et la reine, impuissants à pacifier la France, se plaignaient de ces menées, déclaraient que l'entêtement des émigrés paralysait leurs efforts, ceux-ci s'attachaient avec plus d'ardeur à fomenter la guerre étrangère, à déchaîner la guerre civile dont Marie-Antoinette ne cessait de répéter qu'elle perdrait à jamais la monarchie.
«Ni guerre civile seule, disait Louis XVI, ni guerre civile avec la guerre étrangère, ni une régence qui créerait des conflits entre les princes et l'Assemblée, mais un Congrès formé des représentants des puissances, appuyé sur des forces imposantes, tenant un langage ferme et modéré, déclarant que les souverains ne veulent pas intervenir dans le gouvernement de la France en ce qui ne concerne point les relations de la France avec eux, et qu'ils ne veulent traiter qu'avec le roi et avec lui seul.»
Il n'y a pas lieu de rechercher ici si cette politique était sage, si elle était prudente, si elle avait chance d'aboutir. Ce qu'il faut constater, c'est que les princes la répudiaient, la qualifiaient de pusillanime et d'humiliante. C'est l'invasion qu'ils voulaient, l'invasion poussée jusqu'à Paris, leur en frayant la route, chassant l'Assemblée, châtiant les rebelles, rétablissant l'ancien régime dans toute sa pureté. Et si violentes éclataient alors leurs stériles revendications que Marie-Antoinette, même aux heures de détresse et de découragement, quand il lui était démontré que l'Europe ne voulait pas porter secours aux Bourbons, persévérait dans la résolution de ne recourir jamais aux émigrés, desquels elle redoutait un «esclavage pire que le premier», et préférait courir l'aventure d'une nouvelle tentative d'évasion. Entraînée par l'horreur qu'ils lui inspiraient, elle écrivait à l'Empereur son frère pour désavouer tout ce que le comte d'Artois avait fait et dit à Pilnitz.
Elle lui mandait le 4 octobre:
«Je pense qu'un premier point est de régler la conduite des émigrants. Je peux répondre des frères du roi, mais non de M. de Condé. Les émigrants rentrant en France en armes, tout est perdu. Il serait impossible de persuader que nous ne sommes pas de connivence avec eux. L'existence d'une armée d'émigrants sur la frontière suffit pour entretenir le feu, et fournir un aliment aux accusations contre nous. Un Congrès faciliterait les moyens de les contenir.»
L'idée d'un Congrès avait un moment occupé les puissances. Mais ce ne fut que le caprice d'un jour. L'Empereur proposa de composer le Congrès avec les ambassadeurs accrédités à Paris et de les réunir à Aix-la-Chapelle. La Prusse, l'Espagne, la Sardaigne, les Deux-Siciles parurent disposées à s'y faire représenter «à la condition, disait la Prusse, qu'il sera appuyé par une armée». Le roi de Suède manifesta avec ostentation la volonté d'y prendre part. L'impératrice Catherine approuva ces préparatifs, tout en alléguant qu'elle n'avait pas de troupes disponibles. Les choses en étaient là, quand brusquement, tout fut suspendu par l'adhésion qu'avait donnée Louis XVI à la Constitution. L'empereur Léopold, qui n'était entré dans l'affaire que contraint et forcé, saisit cette occasion d'en sortir. Il déclara que «la crise était finie», que les émigrés devaient retourner en France, ajoutant du même coup qu'il ne pouvait plus être question d'accorder des secours de troupes ou d'argent. Il fit part de ses résolutions aux princes, et leur déclara qu'il ne voulait désormais que favoriser «une marche d'amendement», qui semblait la plus désirable comme la mieux appropriée aux circonstances.
«Non seulement je sais que le roi, mon beau-frère, a sérieusement accepté la Constitution et répugne à tout projet de contre-révolution, mais je le sais de source certaine, Vos Altesses le savent aussi. Il vous a communiqué ses dispositions véritables par un Mémoire secret, qui renferme, sur le parti qu'il a pris, des motifs et des arguments supérieurs à tous ceux qu'on allègue en faveur du contraire. Or, je partage le vœu et l'espoir du roi de ramener la tranquillité et l'ordre et d'acheminer les amendements futurs par les voies de la douceur, de la confiance et de l'expérience, et je suis convaincu avec ce prince que des mesures violentes, loin de promettre plus d'effet, plongeraient le roi et sa famille dans les dangers les plus certains, et la France dans un abîme de maux et d'horreurs ... Il se comprend sans mystère que je ne puis préférer d'autre cause à celle du roi, quelque intérêt qu'elle m'inspire d'ailleurs, et qu'ayant élevé ma voix et promis des secours à l'appui du souverain de la France, je manquerais à l'objet et au but de mes engagements en contrariant ses volontés et ses vues et en l'exposant à de nouveaux périls.»
Du fond de sa prison des Tuileries, Louis XVI ne put réclamer contre l'abandon du projet de Congrès. Mais les princes, toujours à la poursuite d'une politique plus active et plus militante, rappelèrent les prétendus engagements pris envers eux à Pilnitz. Ils se plaignirent d'être traités comme des enfants. Léopold fit la sourde oreille, heureux de s'être dérobé une fois de plus à ce qu'on attendait de lui, justifiant le mot de la reine de Naples: «On ne peut rien en faire qu'en le violant.» On touchait alors à la fin de septembre 1791. De Vienne, Polignac désespéré écrivait: «Tout se ralentit et sera rejeté au printemps si l'impératrice Catherine n'intervient pas.»
Mais celle-ci, quoique animée pour la cause royale d'un bon vouloir dont elle avait donné des preuves non équivoques, entendait choisir l'heure et le moment d'intervenir par les armes. Après n'avoir songé pendant longtemps qu'aux affaires de Turquie, elle ne songeait maintenant qu'à celles de Pologne dont elle comptait tirer encore meilleur parti. Prête à favoriser des combinaisons qui ne l'obligeraient pas à combattre, elle allait pendant longtemps décliner toute participation aux actions décisives.
Le comte Eszterhazy, étant arrivé à Saint-Pétersbourg, le 14 septembre, reçut d'elle l'accueil le plus bienveillant. Elle lui annonça qu'elle venait d'envoyer aux princes deux millions et d'accréditer auprès d'eux, en qualité de représentant, le comte de Romanzof. Elle lui promit de ne pas s'en tenir là, le mit en présence du comte de Saint-Priest venu dans ses États, comme envoyé du roi de Suède, pour plaider la cause de la monarchie française, le recommanda au comte de Cobenzl accrédité près d'elle en qualité d'ambassadeur de l'empereur d'Autriche, se donna toutes les apparences du plus ardent dévouement, allant jusqu'à ne plus recevoir le chargé d'affaires de France et se prodiguant en bonnes paroles. Mais elle écarta toutes les demandes qui tendaient à la jeter dans la coalition naissante. Eszterhazy ne fut pas plus heureux que Saint-Priest dans ses démarches. Elle leur objectait sans cesse ses difficultés avec la Pologne et avec les Turcs. Elle voulait finir de ce côté avant de rien entreprendre ailleurs et ajournait ses résolutions au printemps suivant. Mais alors même qu'elle traînait les choses en longueur, elle le faisait avec tant de bonne grâce et d'habileté que ni l'agent des princes, ni celui du roi de Suède, ni ceux qui vinrent ultérieurement seconder ou continuer leurs efforts, ne perdirent jamais l'espoir d'un secours effectif.
Telle fut sa tactique pendant plusieurs années. Lorsqu'elle venait de se décider enfin à prendre les armes, elle mourut. Il suffit d'exposer sa conduite pour faire comprendre combien eurent à souffrir ceux à qui elle promettait sans cesse plus qu'elle ne voulait tenir, les aidant d'ailleurs de sa bourse avec assez de générosité, mais ne se gênant pas, si elle avait à se plaindre d'eux, pour le leur dire, témoin ce billet, écrit de sa main en novembre 1791, et transmis aux princes à Coblentz: «Si M. de Calonne continue de faire comme il fait, nous finirons par nous brouiller: 1o Il se sert de mon nom sans ma permission pour emprunter; 2o Il parle à la cour d'Espagne de transports de troupes, ce que je n'ai jamais dit ni promis.»
À Coblentz, l'angoisse est poignante dans les derniers mois de l'année 1791. Tout manque à la fois aux princes: l'argent, l'influence, des armes, la confiance de leur frère, la sympathie des populations au milieu desquelles ils vivent. L'Autriche et la Prusse continuent à se jouer d'eux. L'attitude de l'Espagne reste louche. Catherine n'est prodigue que de bons procédés. Quant aux puissances secondaires, qui se disent disposées à les servir, elles déclarent ne pouvoir rien si quelqu'un des grands potentats du Nord ne prend l'initiative de la partie. Dans les réticences avec lesquelles on accueille leurs requêtes, c'est l'influence de la cour des Tuileries que les frères du roi persistent à voir. C'est elle qu'ils accusent d'être la cause de leurs échecs successifs. Ils ne peuvent jeter un regard autour d'eux sans constater le pénible abandon dans lequel les laissent les cours.
«C'est une chose bien étrange et bien révoltante, s'écrie Calonne, que les Bourbons soient traités comme gens sans aveu et ne trouvent pas où reposer leur tête tranquillement ... Nous sommes dans un moment bien critique et bien cruel. On traite les Bourbons et les gentilshommes français comme des Juifs errants. Le prince de Condé n'a plus ni feu ni lieu. Il est exactement courant les chemins, par vaux et montagnes, depuis qu'il a été successivement congédié de Worms et d'Ettenheim. La noblesse donne l'exemple d'une résignation héroïque et touchante au milieu des tourments contraires et des déplacements pénibles qu'on lui fait subir. Quand donc cela finira-t-il? Si nos augustes en étaient victimes, ce serait la honte de tous les trônes et vraisemblablement le signal de leur renversement.»
En décrivant la misère des émigrés, Calonne n'exagérait pas. Leur situation était devenue intolérable, et malheureusement elle allait s'aggraver de jour en jour, de mois en mois, d'année en année, en grossissant sans cesse le cortège de maux, attaché à leurs pas.[Lien vers la Table des Matières]
V
LA FRANCE MENACE
Le 14 novembre 1791, les princes chassés du château de Schonbornlurst par l'hiver, et installés en ville, voient arriver dans leur petite maison, le baron de Duminique, ministre de l'Électeur. Il est pâle et tout effaré. Il a reçu du comte de Vergennes, représentant du roi Louis XVI, une note en laquelle ce diplomate, par ordre de son gouvernement, se plaint des rassemblements de Coblentz, et invite l'Électeur à les disperser.
Ce qui s'est passé, on le devine. Les rassemblements qui se sont formés sur les frontières du Rhin ont exaspéré la population de Paris, à qui est arrivé l'écho de leurs menaces. Elle accuse les émigrés de s'organiser pour la guerre, d'acheter des armes, des munitions, des chevaux, d'enrôler des soldats, d'inonder la France de manifestes et de pamphlets. Et malheureusement ces accusations sont fondées. Devant l'émotion de Paris, le roi a enjoint à ses frères de venir reprendre leur place auprès de lui. Ils se sont gardés d'obéir, convaincus, non sans raison, que Louis XVI, malgré les apparences de son langage, ne souhaite pas leur retour. Les émigrés, mis comme eux en demeure de rentrer en France, ont imité leur résistance. Devant cette révolte, l'Assemblée législative a pris le parti de sévir.
Déjà l'Assemblée constituante à laquelle elle succède et qui s'est dissoute le 30 septembre, après avoir voté la Constitution et reçu le serment du roi, avait décrété avant de se séparer «que tous ceux qui ont protesté contre quelques-unes de ses opérations seront à l'avenir incapables d'aucune espèce de service». La Législative est plus précise et plus expéditive. À partir de novembre 1791, elle vote contre eux des lois que la Convention aggravera et qui, jusque sous le Consulat, recevront leur application. Ceux «qui se rassemblent au delà des frontières» sont déclarés passibles de la peine de mort. Leurs parents, s'ils ont plus de dix ans et s'ils communiquent avec eux; leurs débiteurs, s'ils commettent l'imprudence d'acquitter leurs dettes, sont exposés à la même peine. Des primes sont accordées aux dénonciateurs; les mariages des émigrés sont dissous par l'émigration, leurs biens confisqués. Ces biens sont évalués à plus de quinze cents millions; à savoir: les propriétés douze cents, et les valeurs mobilières trois cents. Il est vrai que, pour arriver à ces chiffres, il a fallu doubler les évaluations à raison de la perte d'au moins cinquante pour cent que subissent les assignats[26].
En même temps qu'elle entrait ainsi dans la voie des rigueurs, l'Assemblée a exigé du gouvernement qu'il mît les princes Électeurs des bords du Rhin en demeure de disperser les rassemblements qui se sont formés dans leurs États. C'est cet ordre transmis au nom de Louis XVI qui vient d'exciter à Coblentz le trouble et l'indignation. Pendant trois jours, les princes, leur oncle qui leur donne asile, leurs conseillers, Vergennes lui-même qui se désespère d'avoir été contraint de leur transmettre cet ordre comminatoire, demeurent irrités et anxieux. Pendant ces trois jours, on discute vingt plans, sans en arrêter aucun. Par malheur, la nouvelle s'est répandue parmi les émigrés où commence à régner une fermentation dangereuse. Ils maudissent leur roi assez faible pour se prêter à des menaces contre ses plus fidèles sujets. Ils fulminent contre l'égoïsme de l'Autriche qui ne porte pas secours à la noblesse de France. Les plus ardents parlent de courir aux frontières, de tenter un coup de désespoir. Au milieu des groupes qu'ils forment dans les rues, dans les cafés, circulent, mécontents et effrayés, les notables habitants de la ville, qui s'inquiètent des menaces de la France, redoutent une invasion et parlent d'aller exiger de l'Électeur le renvoi de ces Français qui vont attirer sur eux des maux incalculables.
Le 17 novembre, autre événement. Dans la soirée arrive de Paris un courrier. Il apporte aux princes une lettre de Louis XVI. Il y est dit que c'est uniquement par considération pour eux qu'il a différé de sanctionner le décret sur les émigrés. Il leur ordonne de revenir près de lui. S'ils s'y refusent, ils seront responsables des malheurs qu'une obstination mal placée ne manquerait pas d'entraîner. Les princes sont indignés. Ils s'avisent tout à coup que l'adresse de ce message n'est pas libellée conformément à l'étiquette et aux usages de la cour, qu'ils ne sont pas traités en frères dans le texte de la lettre, mais en étrangers. Sous ces prétextes, ils sont au moment de la refuser, en alléguant qu'elle ne saurait leur être destinée. Sur les instances de Vergennes, ils se décident cependant à la recevoir. Mais Monsieur fait remarquer, non sans raison, qu'il est bien extraordinaire qu'on invite les gentilshommes à rentrer dans le royaume au moment où s'exercent contre ceux qui ne l'ont pas quitté, à Caen notamment, d'épouvantables violences.
—En écrivant cette lettre, le roi n'était pas libre! s'écrie-t-il, et nous sommes trop ses fidèles sujets pour obéir à des ordres extorqués par la violence. Voilà ce que nous répondrons.
Cet incident accroît l'exaltation générale. Le lendemain, parvient directement à la chancellerie de l'Électeur de Trêves un office du ministre des affaires étrangères de France. Ce document confirme la note remise par Vergennes. Il porte que «Sa Majesté voit avec peine les rassemblements qui se font à Coblentz. Elle sait que les émigrés s'arment pour envahir le royaume, que l'Électeur favorise leur desseins et qu'ils tiennent des propos insultants pour le régime qu'ont choisi les Français.»
Cette fois l'accusation est directe et précise, non moins formelle l'invitation adressée par le roi à l'Électeur de ne pas persévérer dans une conduite «qui donne de l'ombrage» et d'avoir à faire cesser des désordres dont la responsabilité, s'ils se prolongeaient, retomberait sur ceux qui les auraient provoqués ou favorisés. Quelque accablante que soit cette injonction, les princes, à qui le baron de Duminique s'est hâté d'en donner connaissance, se déclarent résolus à n'y pas céder, si l'Électeur, leur oncle, ne les y contraint pas. La veille, ils étaient moins disposés à la résistance. Mais, ce jour-là, ils ont appris que le roi de Suède, pour témoigner publiquement de l'intérêt qu'il leur porte, vient d'accréditer auprès d'eux un représentant. C'est de cet événement qu'ils tirent toute leur énergie.
L'envoyé suédois arrive le 19 novembre. C'est le comte d'Oxenstiern. Sa première visite est pour Romanzof, la seconde pour les princes, la troisième pour Calonne. Vergennes le présente à l'Électeur, ce qui donne lieu à une réception à laquelle assistent huit cents gentilshommes français, qui se retrouvent le soir pour lui faire fête à un thé chez le baron de Duminique. Le lendemain, il est mandé chez les princes. On le met au courant de la situation, on sollicite ses conseils, et on puise dans sa parole tant de courage qu'à l'issue de l'entretien, le ministre de l'Électeur, par ordre de son maître, répond au gouvernement français sur un ton d'assurance que jamais il n'aurait osé prendre s'il ne se sentait appuyé. Après avoir établi que le roi Louis XVI n'était pas libre quand il a formulé ces accusations mal fondées, il déclare «qu'il n'existe dans l'Électorat aucun rassemblement armé. Il n'y a que des Français qui ont cherché un asile contre les persécuteurs, et à qui le gouvernement de l'Électeur a interdit d'acheter des munitions et des armes de guerre».
Mensongères sont ces affirmations que démentirait tout voyageur qui a traversé Coblentz et a pu voir, dans les rues, les uniformes bariolés des officiers et soldats de l'armée des princes. On n'en soutient pas moins que les reproches du gouvernement français sont injustes. Cette réponse partie, l'exaltation qui l'a dictée tombe et fait place au découragement. On veut cependant retenir les illusions qui s'évanouissent. Le maréchal de Broglie, à la tête de la noblesse, va congratuler le comte d'Oxenstiern. Mais ces bravades dissimulent mal l'angoisse que chacun ressent, à la veille de nouveaux malheurs en quelque sorte pressentis et auprès desquels ne sont rien ceux qui naguère arrachaient au marquis de La Queuille ce cri de détresse: «Je suis surpris que nous existions!»
Les jours suivants, se succèdent des nouvelles contradictoires. Les lettres de Paris donnent du roi des idées si incohérentes qu'on ne sait qu'en penser. Les unes le représentent comme très satisfait, les autres comme très abattu et très affligé. On apprend ensuite qu'à Mayence, à Worms, à Spire, partout où il y a des émigrés, les princes de l'Empire ont reçu des notes analogues à celle qui a été adressée à l'Électeur de Trèves. On dit que les émigrés vont être chassés de l'Allemagne. D'autre part, on raconte qu'après le vote de la loi qui édicte contre eux des châtiments redoutables, le prince de Reuss, ambassadeur de l'empereur d'Autriche à Berlin, a entretenu les ministres du roi de Prusse d'un projet d'alliance à conclure entre les deux souverains, en vue des affaires de France. On ajoute, il est vrai, qu'il a tellement insisté sur la nécessité «de s'en tenir à la défense», que les Prussiens sont convaincus qu'après avoir pris l'initiative de cette proposition, l'Autriche, au moment de se décider, reculera.
En toute occasion, promettre d'entreprendre et ne rien faire, telle est bien, en effet, la politique de Kaunitz, le ministre de l'Empereur. Comme ses collègues, il est peu favorable à l'Émigration; mais, de plus qu'eux, il admire la nouvelle constitution de la France. Il en a appris par cœur les principales dispositions; il les récite avec emphase à ses visiteurs, en leur déclarant que Louis XVI y a adhéré librement, sans contrainte, et qu'il a eu raison. Malgré tout, on se reprend à espérer. On reste convaincu que l'Europe cessera d'être indifférente aux démarches comminatoires du pouvoir révolutionnaire, que Léopold ne laissera pas les États de l'Empire sous le coup d'une invasion, qu'il préviendra les desseins des «enragés de Paris» en leur déclarant la guerre.
Puis, brusquement, éclate la nouvelle que le roi a pu sortir de sa capitale. C'est le 22 novembre qu'elle se répand dans Coblentz. D'où vient-elle? Par qui vient-elle? Qui l'a apportée? Nul ne le sait, et plus elle est invraisemblable, plus on y croit. De toutes parts s'élèvent des cris d'allégresse. Ils redoublent quand on annonce que Louis XVI vient directement à Coblentz, escorté par cent mille hommes recrutés dans les garnisons soulevées sur son passage. L'Électeur donne l'ordre de tirer le canon dès que le roi paraîtra. Les princes sont accourus au palais. Condé arrive de Worms. La ville se pavoise. Aux croisées, apparaissent des drapeaux blancs, quelques-uns fleurdelysés. Les cloches sont en branle. Le soir venu, les maisons sont illuminées, tandis que les émigrés, convaincus que leur exil est fini, qu'ils vont entrer en France derrière leur roi victorieux, s'apprêtent au départ.
Mais, le lendemain, des informations plus précises viennent détruire tant de radieuses espérances et démentir le bruit de l'évasion du roi. Fausse était la nouvelle si légèrement accueillie la veille. Quand on n'en peut plus douter, le découragement renaît, plus âpre et plus morne. De nouveau, voici la misère et sa suite d'humiliations et de souffrances; du même coup, l'animadversion surexcitée des populations qui à Coblentz, à Worms, à Mayence, sont lasses des exigences des émigrés; les injonctions impérieuses du gouvernement français qui réclame leur expulsion. Quelques-uns parlent encore de l'intervention de l'Europe; la masse n'y croit plus.
L'Empereur, cependant, rompt le silence dans les derniers jours de décembre. C'est pour ratifier le «Conclusum» qu'au mois d'août précédent a voté la Diète de Ratisbonne et demander au roi de France la réintégration dans tous leurs droits des princes de l'Empire possessionnés en France. Il répond ainsi à l'ultimatum qui lui a été adressé de Paris, à la menace qui lui a été faite de marcher sur l'électorat de Trèves, si les émigrés n'en sont pas expulsés. Il écrit au roi de Prusse pour lui proposer une alliance contre l'ennemi commun. Ce souverain accepte, à la condition que la protestation qu'on se propose de lancer ne visera pas la Révolution, mais seulement le cas de violation du territoire allemand. Cette agitation diplomatique, ces échanges de vues et de notes ne présagent rien de bon pour les émigrés. Tout le monde, peuples et monarques, leur en veut d'avoir appelé la tempête sur les pays Rhénans. On sait que, s'ils ne s'éloignent pas, la guerre est inévitable. Cette perspective ameute contre eux les habitants de l'électorat, parmi lesquels la Révolution compte des adeptes ardents et convaincus.
Le rappel de Vergennes, annoncé tout à coup, porte la terreur à son comble. À Paris, on reproche à ce diplomate d'être le complaisant des princes, d'être sans énergie devant eux et d'oublier, en leur présence, qu'il est l'agent du gouvernement français. On lui donne un successeur qui saura, mieux que lui, faire exécuter la volonté nationale. Vergennes refuse de rentrer en France, écrit au ministre de Lessart qui a succédé à Montmorin une lettre très digne qu'il termine ainsi: «Le langage de l'adulation eût été peut-être plus utile pour moi et plus agréable pour vous. Mais ce n'est pas en louant un gouvernement penché vers sa ruine qu'on parvient à le sauver.» Puis, il se jette parmi les émigrés où est véritablement sa place et abandonne son poste à Bigot de Sainte-Croix, la créature des «Monarchiens».
À peine en fonctions, celui-ci, quoiqu'on ait essayé de l'intimider par des déclarations hostiles, pose nettement ses exigences. Son attitude a ébranlé déjà les résolutions de Coblentz, quand arrive une communication de l'Électeur de Mayence, Frédéric-Charles, baron d'Erthal. Il écrit à celui de Trèves que la ville de Worms exige le renvoi d'un millier de Français qui s'y trouvent avec Condé. «Que ferez-vous si pareille requête vous est adressée?» demande-t-il. Embarrassé pour répondre, l'Électeur de Trèves appelle auprès de lui le prince de Nassau et le comte de Calonne afin de les consulter. Il redoute une invasion révolutionnaire. «Armez les émigrés, lui répond présomptueusement Nassau, et je réponds de la sûreté de vos États.» Mais le pauvre petit souverain n'ose courir cette aventure sans savoir si l'Empereur le soutiendra. Il écrit à Léopold, lui fait part de ses perplexités: «Faites cesser le sujet des inquiétudes de la France, réplique l'Empereur, et je prendrai parti pour vous.»
Sous le coup de cette lettre, l'Électeur est épouvanté. Ne pouvant plus compter sur l'Empereur, il s'adresse à la Prusse, sollicite son appui pour résister aux exigences du gouvernement français. Mais lente à venir, la réponse de la Prusse est évasive. Clément-Venceslas de Saxe se sent de plus en plus isolé sous les menaces qui deviennent de jour en jour plus redoutables, au fur et à mesure que Bigot de Sainte-Croix, à l'exemple de ses collègues accrédités auprès des autres princes de l'Empire, se fait plus pressant.
Cependant, les princes parviennent à ranimer le courage de leur oncle. Sous leur influence, il se prodigue en bravades. C'est en vain que la France veut lui arracher la promesse de ne plus tolérer dans ses États des rassemblements armés et se dit prête à se contenter de cette satisfaction; il ne veut rien promettre. Bien plus, il fait injure à Bigot de Sainte-Croix, en reculant sans cesse sa réception officielle et la remise de ses lettres de créance. Les princes lui ont persuadé que quoiqu'à Paris, Jacobins et Constitutionnels désirent la guerre, les premiers avec l'espoir qu'elle les relèvera dans l'opinion, les seconds avec l'espoir qu'elle consommera la chute du parti violent, ils sont hors d'état de la faire, n'ayant ni argent ni troupes sûres, et qu'en conséquence, on peut les braver impunément. C'est l'opinion de Calonne qui va répétant partout ce qu'il a écrit à la comtesse de Chabannes: «La guerre! peuvent-ils la faire sans troupes et sans argent?»
Mais bientôt le ministre de France réclame avec hauteur sa présentation à la cour. On consulte alors l'Électeur de Mayence. Sur son conseil, Bigot de Sainte-Croix est reçu le 8 janvier 1792. Dans cette audience, il déclare à l'Électeur que, si le 15 de ce mois, il y a encore dans l'Électorat des rassemblements armés, les Français y entreront. Cette fois, l'Électeur se croit perdu. Dans son affolement, il oublie que les princes auxquels depuis une année il donne asile sont ses neveux, qu'il les a toujours encouragés et soutenus dans leur résistance contre Paris. Il leur adresse une note par laquelle, après avoir exposé que ses sujets, déjà travaillés par la propagande démagogique, sont menacés d'une invasion, et que, pour leur en épargner les maux, il a pris l'engagement de ne plus tolérer de corps armé dans ses États, il intime aux frères du roi de France l'ordre formel de disperser leurs troupes.
En même temps que cette impérieuse réclamation leur est remise, Monsieur et le comte d'Artois reçoivent de l'Empereur un dur avertissement. Léopold affirme que le roi, son beau-frère, a accepté «sérieusement» la Constitution, qu'il répugne à toute tentative contre-révolutionnaire et que lui, Léopold, sait que les princes ne l'ignorent pas. En conséquence, les manœuvres auxquelles ils se livrent sont contraires à ce qui a été convenu à Pilnitz. Elles ne peuvent qu'entraver le rétablissement de l'ordre en France. L'Empereur ajoute que toutes les cours pensent comme lui. Quant à la protection à assurer aux émigrés, il estime qu'elle ne laisse rien à désirer et ne peut être poussée plus loin, une protection plus active devant être réservée pour le roi s'il en avait jamais besoin. C'est une leçon, cette lettre, et bien humiliante. Mais les princes doivent courber le front et la subir. Cette fatale année 1791 s'achève ainsi dans les colères et les larmes. L'hiver va s'écouler sans améliorer cette situation désespérée.[Lien vers la Table des Matières]
VI
L'ÉMIGRATION EN 1792
À ce moment, par toute la France, l'émigration, qui s'était ralentie après le vote de la Constitution, quand on croyait que ce vote allait clore l'ère révolutionnaire, a repris toute son activité. Ceux-là mêmes qui s'étaient promis de ne jamais émigrer se décident à partir, victimes d'un affolement auquel personne ne résiste, et qui cache même aux yeux des anciens familiers de la cour ce que présente de lâche cette fuite générale qui laisse la famille royale à la merci de ses ennemis. On s'éloigne du trône pour soutenir le trône; on sort de France pour reconquérir la France, et les plus vaillants renoncent à se défendre contre les enragés qui les menacent dans leurs biens, dans leur liberté et dans leur vie. Des émigrés de la première heure, qu'on a vus rentrer sur la foi de l'avenir plus calme, dont le vote de la Constitution semblait présager le prompt retour, déplorent leur erreur, et tentent de la réparer en désertant de nouveau leur patrie. Gentilshommes, évêques, prêtres, moines, bourgeois, des artisans même cherchent leur salut dans la fuite. Tous les pays du monde en voient arriver. Il y en aura non seulement dans la plupart des capitales de l'Europe, mais encore aux États-Unis, au Canada, aux Indes, en Perse et dans le royaume de Siam. Ils se portent de préférence en Suisse et en Allemagne. Les électorats du Rhin regorgent de Français. Le 12 août 1792, Vergennes écrit de Coblentz au ministre Montmorin:
«Il me paraît essentiel que vous soyez informé que, depuis environ quinze jours, les émigrations de la France en Allemagne deviennent très considérables, et d'autant plus fâcheuses que la plus grande partie de ces émigrants est composée d'une classe de citoyens très utiles, je veux dire de laboureurs et d'artisans. Soixante personnes à la fois, tant hommes que femmes et enfants, ont passé par cette ville, il y a quatre jours, se dirigeant vers la Hollande.»
En Savoie et à Nice, les émigrés deviennent si nombreux que l'Assemblée nationale, après avoir invité vainement le roi de Sardaigne à les disperser, songe à faire entrer dans ce pays l'armée du Midi que commande le général de Montesquiou. En beaucoup d'endroits, leur présence occasionne des soulèvements populaires: à Bruxelles, où la foule ameutée leur arrache les cocardes blanches dont ils se parent; à Chambéry, où des protestations s'élèvent contre les opinions qu'ils expriment; à Nice, à Bonn, à Worms, où on leur reproche de provoquer par leur nombre la hausse du prix des denrées.
Il importe de remarquer que, maintenant, l'émigration n'est plus aussi facile qu'aux débuts de la Révolution. Pour partir, il faut un passeport, et recourir, pour s'en procurer un, à toutes les ruses que peuvent suggérer la crainte de périr, et la volonté de se dérober à la mort. Sur la route de l'exil veillent des municipalités à l'image des comités révolutionnaires de Paris, de qui elles tiennent leurs pouvoirs. Défiantes, soupçonneuses, insensibles à la détresse des fugitifs, elles exercent sur eux une active surveillance, les empêchent d'aller plus loin, pour peu qu'une lacune dans le passeport éveille leurs doutes; elles les emprisonnent pour un rien; elles les renvoient sous bonne garde à leur point de départ où d'autres dangers les attendent.
Il est vrai que le besoin de tromper cette surveillance suggère les procédés les plus ingénieux pour s'y dérober, et d'admirables dévouements pour venir en aide aux suspects qui cherchent à fuir. Tels ces modestes employés des mairies qui délivrent des passeports sous de faux noms, au risque de payer de leur tête leur supercherie. Tels ces serviteurs qui cachent leurs maîtres et favorisent leur fuite. Telle encore cette femme réfugiée elle-même en Suisse, qui, de là, envoie à Paris des gens du pays qu'elle habite avec un passeport délivré par les autorités locales. À Paris, le titulaire du passeport le donne à la personne qu'on lui avait désignée, et, quand elle est partie, il se fait rapatrier lui-même par son ambassadeur. Des traits pareils sont innombrables en ce temps calamiteux; ils vengent l'humanité contemporaine de ceux qui la calomnient.
Le danger des citoyens n'engendre pas seulement des dévouements; il inspire aussi des spéculations moins désintéressées. Des gens se font sauveteurs d'émigrés. Un Allemand a imaginé de sauver des femmes en simulant, moyennant un bon prix, un mariage avec elles. En sortant de la municipalité, il part avec son épouse pour son pays d'où il revient bientôt contracter une nouvelle union. Il en contracte de la sorte dix-huit, en tout bien tout honneur, et ne renonce à son lucratif métier que lorsque les rigueurs du Comité de salut public en rendent l'exercice par trop dangereux. Mais il y a gagné de quoi vivre à son aise.
Par suite de ces exodes, à la fin de 1791 et au commencement de 1792, l'épiscopat français est presque en totalité hors de France, en Angleterre, en Allemagne, en Espagne, en Savoie, dans les Pays-Bas, en Italie. Plusieurs de ses membres sont partis aussitôt, après le vote de la Constitution civile du clergé. Les décrets proscripteurs des 27 mai et 26 août 1792, qui autorisent et ordonnent le bannissement des prêtres insermentés, ont ensuite entraîné le départ de ceux qui étaient restés. La fuite de quelques-uns est marquée par des aventures quasi-tragiques. Ils sont menacés, poursuivis, traqués, arrêtés même, et c'est comme par miracle qu'ils échappent à la mort. M. de Lamarche, évêque de Saint-Pol de Léon, est obligé de se dérober nuitamment à des assassins sans avoir même le temps de se chausser, et doit se faire prêter des souliers par ceux qui protègent sa fuite. M. de Mérinville, évêque de Dijon, échappé aux massacres de septembre, se sauve presque nu. L'archevêque de Vienne, M. d'Aviau, en arrivant à Annecy où il s'est réfugié, va se faire habiller au séminaire. Les cardinaux de Boisgelin, de La Rochefoucauld, de Montmorency, sont sans ressources en arrivant à l'étranger, et c'est aussi le cas de la plupart des prélats fugitifs. Leurs aventures sont douloureuses, et leur infortune n'est égalée que par le courage avec lequel ils la supportent, comme par la résignation qu'ils opposent à l'effroyable chute qui de leur opulence récente les précipite dans la pauvreté.
Le sort des simples prêtres est encore plus misérable. C'est par milliers qu'ils sont contraints d'émigrer s'ils ne veulent prêter le serment. Rien qu'en Angleterre, où ils sont accueillis avec une générosité touchante, on en comptera jusqu'à douze mille, arrivés là sans ressources, et qui ne vivent que grâce aux souscriptions ouvertes en leur faveur. Il en est presque uniformément de même dans les autres pays qui ont donné asile à ces proscrits, quoique, cependant, les manifestations de la charité anglaise dépassent de beaucoup celles qui se produisent ailleurs. Mais en dépit des secours qu'ils reçoivent, ils sont trop nombreux pour être complètement et efficacement secourus. Pour la plupart, ils doivent vivre de privations, se résoudre à exercer un métier ou même à mendier[27].
Après leur départ de France, il ne reste plus guère dans les paroisses que des prêtres assermentés. Dans les pays montagneux seulement, le refus de partir a été général. Les Cévennes notamment offrent l'admirable exemple d'humbles desservants qui poursuivent à travers d'incessants périls l'exercice du sacerdoce, cachés dans des grottes dont ils font des chapelles, ou se glissant la nuit dans les villages pour administrer les sacrements. Il en est même qui circulent, le fusil en bandoulière, prêts à se défendre contre les jacobins qui voudraient les empêcher de se livrer aux devoirs de leur ministère. Quant à ceux qui sont partis, et tandis que les émigrés laïques excitent plutôt la défiance, les couvents s'ouvrent presque partout devant eux; ils sont l'objet d'un généreux empressement, comme si les clergés étrangers avaient à cœur d'affirmer la solidarité qui doit exister entre les ministres de la sainte Église, à quelque nationalité qu'ils appartiennent.
L'émigration élégante est à Bruxelles et à Londres; l'émigration militaire à Coblentz, à Mayence, à Worms; l'émigration pauvre à Soleure, à Lausanne et à Fribourg, où l'on peut vivre à meilleur prix. Dans ces trois dernières villes, se sont réfugiés des députés proscrits, des publicistes, ceux qui voient dans la Révolution autre chose qu'un accident passager, qui en ont étudié les origines, prévu les effets et en redoutent les suites. Si les princes n'écoutaient que les avis qui leur viennent de là, toute autre serait leur conduite. Mais l'esprit constitutionnel et «monarchien» réside parmi les émigrés de Suisse, et cela suffit pour exciter contre eux les défiances des exaltés.
Bien différente est a Coblentz, à Mayence et à Worms la physionomie de l'émigration. Là viennent ceux qui sont moins soucieux de se mettre à l'abri qu'avides de combattre et de se venger, et ceux aussi qui espèrent tirer pied ou aile du désarroi général. En septembre 1791, il n'arrive pas moins de soixante officiers par jour. L'un d'eux écrit:
«Je trouvai à Coblentz, un nombre infini d'officiers de tous les grades, d'émigrés de toutes les classes, de tous les rangs, de tous les âges, de tous les sexes. Émigrer était alors une véritable mode. Les fiacres, les carrosses de remise de Paris, les voitures de la cour, connues sous la dénomination de pots de chambre, arrivaient journellement à Coblentz. Les femmes galantes de Paris se mettaient aussi de la partie. Elles insultaient ouvertement, leur proposant des quenouilles, les gentilshommes et militaires ne paraissant pas disposés à émigrer[28].»
Cette population nomade, jetée hors de ses foyers, tumultueuse, encombrante, portant à l'étranger ses passions et ses exigences, espère que, grâce à l'Autriche, ses maux vont finir. Son espoir, tous les émigrés d'Allemagne le partagent. À Bonn, ils vont chaque jour se promener sur les routes pour voir si les armées impériales ne se montrent pas à l'horizon. À Aix-la-Chapelle, ils acclament l'archiduc Charles qu'ils ont reconnu traversant la ville, et tandis qu'on change ses chevaux, groupés autour de sa voiture, ils l'accablent de leurs bénédictions, bien qu'il affecte de ne parler à aucun d'eux. À Mayence, ils bravent audacieusement le gouvernement français dans la personne de son représentant. Ils l'espionnent jusque dans sa maison, mettent ses gens en interdit chez les fournisseurs. La duchesse de Gramont se plaît à ameuter contre lui la coterie des émigrés. Un jour, étant en voiture avec Mmes de Guiche, de La Force et de Choiseul, elle s'amuse, de vingt pas en vingt pas, à couper la route au carrosse du diplomate, en chantant le Ça ira, histoire de faire montre d'un peu d'impertinence. À Londres, on nourrit d'autres préoccupations. Ou ne songe qu'à mener la vie joyeuse. Les Français se donnent entre eux des bals, des soupers, vont presque tous les soirs au théâtre. Le 21 janvier 1794, l'un d'eux donne une fête. Elle bat son plein lorsque quelqu'un fait remarquer que c'est l'anniversaire de la mort du roi[29].
À Bruxelles, les femmes vont au Parc, chaque après-midi, en grande parure. Aux environs de la ville s'est fixée la princesse de Vaudémont, dans une ferme à elle, dont elle a transformé les granges pour s'y faire un appartement. Les gens de bon ton s'y rassemblent, passent et repassent en allant à Coblentz. Ils apportent des nouvelles, en remportent pour les semer ailleurs. Cette brillante potinière reste ouverte jusqu'au jour où les armées de la République viennent la fermer, et obligent la princesse à chercher un asile à Hambourg.
C'est le moment où commencent les dures épreuves.
«J'ai vu, dit un témoin de ces temps, l'avocat Christin[30], j'ai vu la princesse de Vaudémont, née de Montmorency et veuve d'un prince de Lorraine, vendre des livres à Hambourg sous un nom supposé, et recevoir le soir cinq ou six personnes qui toutes faisaient usage de quelques ressources, et gagnaient à peine de quoi vivre au jour le jour. Rien n'était plus aimable que ces soirées.»
Cette histoire est celle de la plupart des nobles émigrés.
«À Londres, raconte encore Christin, je trouvai une marquise de Chabannes tenant une école de petites filles, une comtesse de Boisgelin donnant des leçons de piano, à pied, sa robe retroussée dans ses poches et un parapluie à la main, et, le soir, ces deux dames se réunissaient chez leur vieil oncle septuagénaire, l'archevêque d'Aix, qui, soutenu par ses nièces, cédait à de pauvres curés la pension que le gouvernement anglais lui accordait. Ces soirées chez l'archevêque étaient encore une des réunions les plus aimables que j'aie vues. On se faisait à son sort sans récrimination.»
Les récits du temps présentent d'innombrables tableaux du même genre. Les premiers émigrés ont déjà connu d'âpres soucis. L'espérance qui les soutenait au départ a été brève. Mais ceux qui se sont expatriés plus tard sont encore plus misérables. Au delà de la frontière, ils ont trouvé toutes les amertumes, toutes les déceptions, toutes les cruautés de la lutte pour l'existence. Les bourgeois, les artisans, ceux qui étaient accoutumés au travail et à se contenter de peu, parviennent à se créer des ressources, en reprenant à l'étranger la profession qu'ils exerçaient en France. Les privations qu'ils subissent ne diffèrent guère de celles qu'ils ont supportées dans leur patrie depuis que la Révolution est venue tarir les sources où s'alimentait l'industrie nationale. Pour ceux-là, l'exil est tolérable. Mais pour les nobles qui n'ont jamais fait œuvre de leurs doigts, c'est le supplice et le martyre d'être contraint de gagner sa vie par le travail. Ils connaissent toutes les horreurs de la pauvreté. Ils sont réduits, pour ne pas mourir de faim, à entreprendre de dures besognes que, faute d'habitude, ils ne peuvent rendre productives qu'après de laborieux et de longs efforts. Toutes les grandes villes d'Europe sont témoins de ces drames de la misère.
En Angleterre, la charité ou des calculs politiques finiront par en atténuer le caractère douloureux, en organisant des secours. Des comités se forment à l'instigation des plus grands seigneurs du royaume, et des souscriptions sont ouvertes au profit des émigrés. Mais il n'en est pas de même en Allemagne, où la présence des frères du roi les a attirés en plus grand nombre qu'ailleurs. On voit les grandes dames de l'aristocratie française devenir mercières, parfumeuses, modistes, exercer encore d'autres métiers. Dans plusieurs villes, il y a, sur les promenades, des échoppes où elles trônent transformées en marchandes. À Bamberg, une marquise de Guillaume tient un café où la beauté de sa fille attire les consommateurs. La marquise de Lostange vit, dans la même ville, des libéralités d'un ancien domestique. Ailleurs, une marquise de Virieu est couturière, une marquise de Jumilhac lingère, une madame de Lamartinière ravaudeuse, une demoiselle de Saint-Marceau fille de boutique, une madame de Rocheplate marchande des quatre saisons, une comtesse de Périgord institutrice, une demoiselle de Dorvillers professeur de langues, une demoiselle de la Bretonnière professeur de piano, une duchesse de Guiche garde-malade, une demoiselle de Saint-Marcel fleuriste. À Londres, la marquise de Chabannes-La Palice a ouvert un pensionnat; dans la même ville, une jeune baronne siège au comptoir d'un restaurant. Une autre vit maritalement avec un coiffeur dont elle tient les comptes. Puis il y a celles qui exercent des professions moins avouables, des comédiennes, des chanteuses de café-concert, des marchandes de baisers. À Londres, à Bruxelles, à Rome, à Coblentz même, l'armorial de la galanterie vénale s'enrichit du nom de quelques belles patriciennes.
Les hommes aussi pratiquent tous les métiers. À Hambourg, des prêtres sont colporteurs de chansons et les chantent dans les rues. Le consul de France signale à la police deux portefaix du port, qui déchargent les navires, décorés de la croix de Saint-Louis. Ce sont des gentilshommes français. Par ses soins, il leur est interdit de la porter. À Erlang, un La Vieuxville est commissionnaire, un Mailly typographe, un Coigneux cordonnier. Partout où il y a des émigrés, les teneurs de livres, les écrivains publics, les porteurs d'eau sont des Français. À Londres, on va entendre des acteurs dont les aïeux ont été aux croisades. Quelquefois, si cruelle devient la misère qu'elle pousse aux plus affreuses extrémités. Le Comité de salut public recrute parmi les émigrés les espions qu'il entretient dans plusieurs villes étrangères, et souvent les tribunaux locaux ont à juger des friponneries dont les émigrés sont les auteurs. Il en est qui fabriquent de faux assignats. Ils se justifient en disant à tort ou à raison que Calonne en fait autant. Un effroyable dénûment peut seul expliquer cette absence de tout sens moral, cet oubli de toute dignité.
Ce qu'il est, ce dénûment, quelques fragments de lettres en donnent à peine une idée. «J'ai encore trois louis en tout. Si je savais à qui m'adresser pour vendre des couverts!»—«J'ai vendu les habits dont vous m'avez parlé ainsi que vos culottes.»—«Je suis dans le dénûment le plus absolu. Nous sommes à la veille de manquer de pain, réduits à vivre de son et de pommes de terre.»—«Je n'ai pas d'argent pour acheter du pain.»—«Vos bijoux sont engagés. Impossible de vous envoyer de l'argent autrement. Le juif qui les a donnera encore vingt-cinq louis dessus.»—«Nous sommes, ma femme et moi, dans le dernier besoin. Aidez-nous, je vous en supplie. Envoyez-nous des louis. On ne peut trouver ici à changer des assignats parce qu'ils sont faux, provenant de la fabrication de M. de Calonne.» Ces lettres viennent d'un peu partout. Celles qui partent de l'armée de Condé ne révèlent pas qu'on y est moins malheureux.—«Nous passons quelquefois cinq jours sans avoir de rations.»—«Les logements que nous occupons sont des greniers, des écuries et des étables; pour matelas, une botte de paille, et à peine assez de place pour s'étendre.»—«J'ai gardé deux mois la même chemise. Quand elle était trop sale, je me mettais au lit pour la faire laver.»—«Mon cher papa, les princes Français nous avaient promis quatre sous par jour. Ils ne nous les donnent pas. Nous mourons de faim. L'armée manque de tout.» C'est de Verdun, où les émigrés se trouvent avec les alliés en marche vers Paris, que cette dernière lettre est datée.
Vers ce même temps, Chateaubriand, encore obscur, erre, le soir venu, par les rues de Londres. Il cherche à tromper sa faim, en regardant aux devantures des magasins les victuailles exposées ou en respirant les odeurs qui montent des cuisines. «Quand je passais devant les boutiques de boulanger, mon supplice était horrible. Par une rude soirée d'hiver, je restai deux heures planté devant un magasin de fruits secs et de viandes fumées, avalant des yeux tout ce que je voyais; j'aurais mangé non seulement les comestibles, mais leurs boîtes, paniers et corbeilles.»
Les plus grands ne sont pas à l'abri de cette détresse. Polignac écrit de Vienne le 2 octobre 1792:
«J'éprouve, ainsi que vous, beaucoup de difficultés pour me procurer de l'argent qui m'est nécessaire pour faire subsister la nombreuse famille que j'ai avec moi. Je suis même obligé de trouver sur mon crédit, qui n'a jamais été considérable ici et qui diminue tous les jours, l'argent que j'ai été obligé de dépenser pour le compte des princes, car, depuis longtemps, ils ne peuvent en donner à personne, même pour les objets les plus nécessaires.»
Presque au même moment Vaudreuil, qui s'est réfugié à Liège après la bataille de Valmy, à la suite du comte d'Artois, laisse échapper cette lamentation:
«Je me meurs de la douleur que j'éprouve, et aucune consolation, aucun espoir ne s'offrent à mon esprit et à mon cœur. Je ne sors presque pas de chez moi; ces arts que j'adorais, ces chefs-d'œuvre de l'antiquité en monument et en sculpture, ces chefs-d'œuvre des Raphaël, des Dominiquin, des Carrache, je n'ai pas été tenté de les aller voir. La musique italienne que j'aime tant a perdu pour moi tous ses charmes ... L'amour et l'amitié qui occupent mon âme tout entière ne me font presque éprouver que des sentiments douloureux, car sans cesse je pleure sur tout ce que j'aime. Je passe alternativement de la rage à l'abattement ... Je n'ai ni voiture, ni argent, et à la veille de ma ruine totale, ne recevant plus rien de mes gens d'affaires, je dois tout calculer, tout épargner, et me soumettre d'avance aux privations et à la misère ... Ma santé, grâce à Dieu, se détruit chaque jour, et voilà ma ressource!»
Enfin Calonne lui-même ne peut se dérober à ces cruelles épreuves. Lorsqu'à la fin de 1792, il vient à Londres après avoir quitté les princes, il est saisi faute de pouvoir payer une dette qu'il a contractée pour eux. Assailli d'autres réclamations, il n'ose plus sortir de chez lui, de peur d'être arrêté. C'est en fugitif qu'il s'éloigne d'Angleterre pour rejoindre sa femme en Italie, au moment où ses meubles vont être vendus.
Le temps, en s'écoulant, ne fera qu'aggraver cette misère. On en trouve les témoignages à chaque pas. À la fin de 1796, à l'armée de Condé, elle sera aussi poignante qu'à la fin de 1792. Plus que jamais, on y vivra d'expédients et d'aumônes. Le 28 novembre, un officier de cette armée fera à un ami cette confession douloureuse:
«... La position de nos finances est toujours la même; la campagne nous a ruinés en argent et en chevaux. Les deux cents louis que Monsieur a envoyés au comte de Damas nous sont arrivés on ne peut plus à propos pour éteindre les dettes les plus pressées, et ravitailler la garde-robe de Monseigneur, ainsi que celle de ses gens de livrée qui était toute en lambeaux. Nous avons pensé qu'étant à l'armée, et éloignés des cours des princes allemands, nous pourrions nous dispenser de draper, et prendre le deuil du roi de Sardaigne[31], ce qui nous aurait beaucoup coûté, au lieu qu'un simple crêpe au bras de Monseigneur a fait toute l'affaire. À la fin de notre campagne nous avons eu la visite de M. Wickham; il a été témoin de notre misère et de notre chétif équipage; il en a pris note et a écrit au ministre anglais pour qu'on rendît à Monseigneur son traitement; il a dit à M. de Damas qu'il fallait que le duc d'Harcourt fît la même demande de son côté, afin qu'elles puissent coïncider ensemble, et les lettres sont parties il y a plus d'un grand mois, et nous sommes dans l'attente d'une réponse favorable[32].»[Lien vers la Table des Matières]
VII
MISSIONS MULTIPLIÉES
Quand arrive le mois de janvier 1792, la physionomie des Électorats s'est déjà transformée, car il a bien fallu se résigner à obéir. Les exercices militaires ont cessé; les troupes soldées ont dû quitter l'uniforme ou s'éloigner derrière les gardes du corps, dont les princes ont été contraints de se séparer. Ces malheureux ont pris le parti, les uns de se cantonner dans des villages perdus et de s'y faire oublier, en attendant qu'on ait décidé de leur sort, les autres d'aller rejoindre à Worms l'armée de Condé. Mais celle-ci n'a pas une meilleure fortune à espérer. On l'a chassée de la ville; on ne veut même plus tolérer sa présence dans les environs. Condé n'a pas un sou à donner à ses soldats. Par ce rigoureux hiver, ils sont sans feu, sans pain, sans abri. On les voit errer hâves et déguenillés, objet de répulsion et d'horreur, rarement de pitié, de la part de ceux auxquels ils tendent la main. On en rencontre étendus sur les routes, épuisés par la fatigue ou même morts, soit par suite des privations, soit qu'ils n'aient pas trouvé en eux-mêmes assez de courage pour vivre en proie à de telles souffrances. Pour créer des ressources à ceux qui sont restés autour de lui, Condé songe à les jeter sur l'Alsace, et avec eux à prendre possession de cette province où deux villes, Strasbourg et Colmar, sont prêtes, à ce qu'il assure, à lui ouvrir leurs portes. Cette marche sur l'Alsace et une tentative sur Lyon sont, depuis plusieurs semaines, l'objet de ses études et de ses espérances. Mais il en sera de ces projets comme de la plupart de ceux qu'il a conçus et concevra par la suite. Ils avorteront avant d'avoir reçu même un commencement d'exécution.
Tandis que se déroule cette morne épopée, à Coblentz, un peu de calme semble revenir. Bigot de Sainte-Croix, au nom du gouvernement français, se déclare satisfait des concessions qui lui ont été faites. Il donne aux princes comme aux émigrés l'assurance que, s'ils restent paisibles, s'ils renoncent à s'agiter et à conspirer, on les laissera résider à Coblentz. Il en prend même l'engagement formel vis-à-vis de l'Électeur. Mais les conditions qu'il y met sont telles qu'assurés de ne pas les remplir, résolus à favoriser de tout leur pouvoir des provocations qui rendront la guerre inévitable et obligeront l'Autriche et la Prusse à intervenir par les armes, les princes se préoccupent de trouver une retraite où ils pourront se fixer, quand ils auront été contraints de quitter le pays qui leur donne asile. Dans cette détresse, c'est encore vers l'Autriche, malgré les humiliations et les affronts qu'elle leur a infligés, qu'ils se tournent. Le refuge qu'ils cherchent, c'est d'elle ou par elle qu'ils espèrent l'obtenir. Pour le solliciter, ils recourent au prince de Nassau à qui son nom, son rang, son crédit assurent un accueil favorable de la part de la cour de Vienne. Le 5 janvier, Calonne écrit au comte d'Artois:
«Le temps presse. Condé n'est pas en état de tenir quinze jours. Il est sans ressources; il en demande et on ne peut lui en donner. C'est à cela seulement qu'il faut songer. On n'a perdu que trop de temps aux petites questions. Il faut que Nassau parte ce soir pour Vienne ou demain à la pointe du jour. Le temps et le défaut d'argent nous écrasent. Au nom de votre gloire, prince adorable, soyez tout à l'objet qui presse, et n'écoutez que vous-même ou ceux qui ne sont dévoués qu'à vous.»
Dans un conseil auquel Nassau assiste, il est décidé qu'il se rendra sans retard auprès de l'Empereur. Il ne s'agit plus maintenant de décider Léopold à déclarer la guerre à la France. On espère que les menaces qu'elle lui adresse et l'attitude qu'elle a prise dans l'affaire des princes possessionnés le décideront à une manifestation armée. Mais on veut obtenir de lui qu'il permette aux princes et à leurs troupes, quand le séjour de Coblentz et de Worms leur aura été définitivement interdit, de se rendre dans le Brisgau, de se cantonner à Bâle et à Ettenheim qui sont territoire impérial. Là, ils seront respectés et certains de n'être pas attaqués. Si Léopold leur refuse cet abri, Nassau devra lui demander, le supplier au besoin, d'intercéder auprès du roi de Prusse, afin qu'il leur ouvre son duché de Clèves ou toute autre partie de ses États du Bas-Rhin.
Dès le lendemain, le prince de Nassau quitte Coblentz. Outre la demande des princes, il emporte une lettre de l'Électeur de Trèves dans laquelle celui-ci déclare qu'il ne chassera pas ses neveux et qu'il aime mieux perdre sa principauté que se déshonorer. Mais, si faible est l'espoir qu'on fonde sur ces déclarations et sur la démarche de Nassau qu'aussitôt après son départ, Calonne écrit au comte de Las Casas, ambassadeur d'Espagne à Venise. Il le prie de s'informer si, dans le cas où l'empereur Léopold et le roi de Prusse refuseraient de donner asile aux frères du roi et à la noblesse française, le monarque espagnol voudra les recevoir. Dans le même but, il s'adresse au duc d'Havré représentant des princes à Madrid, et mande au cardinal de Bernis, à Rome, de tâcher de mettre dans leurs intérêts l'ambassadeur d'Espagne. «L'Espagne, c'est notre seule ressource, en attendant les secours du Nord qui ne viendront qu'au printemps.»
Après l'expédition de ces lettres, qui a suivi de près le départ de Nassau, Coblentz retombe dans la torpeur. Cependant, voici un rayon d'espérance. Vers la mi-janvier, l'agent Froment, qui se trouve à Coblentz, conduit à l'audience des princes un personnage qu'ils s'empressent de recevoir aussitôt qu'il est annoncé. Son costume est celui d'un paysan mâtiné de petit bourgeois; il a des traits rudes sous ses cheveux gris; ses manières sont dépourvues de distinction. C'est un émissaire venu du Vivarais, l'abbé Claude Allier, curé-prieur du village de Chambonnas, l'un des organisateurs du rassemblement de Jalès. Il arrive de son pays. Quoique décrété d'accusation, il y a vécu caché tout en participant aux préparatifs du complot ourdi par les royalistes du Midi. Le but de son voyage à Coblentz est d'exposer la situation des provinces méridionales, le résultat des efforts que lui et ses amis ont tentés pour secourir Louis XVI et surtout de demander des chefs pour mener au combat les défenseurs de la monarchie.
Par Froment, les princes connaissaient vaguement ces plans. Mais Claude Allier les leur développe avec plus de détails. Il y travaille depuis trois ans; il les a médités et mûris. Il prétend avoir recruté dans le Languedoc, la Provence et les Cévennes, soixante mille hommes et les avoir affiliés à la confédération de Jalès. Ils sont prêts à se lever à son appel et à se réunir dans le Vivarais et le Gévaudan, contrées montagneuses, propices par conséquent à la formation de dépôts d'armes et de magasins de vivres, où ils pourront se maintenir jusqu'au moment où les Espagnols et les Piémontais débarquant sur les côtes méridionales viendront les mettre en branle, les aider à s'emparer du Midi pour marcher ensuite sur Lyon et Paris. Que les provinces de l'Ouest imitent cet exemple et la Révolution périra.
Et ce ne sont pas là des illusions, à en croire Claude Allier. L'état du Midi est favorable à ce mouvement. À Perpignan, à Arles, à Montpellier, à Lunel, à Yssingeaux, à Mende, les royalistes sont innombrables. Toutes ces villes se donnent la main. Les campagnes pensent comme elles. Dans un village perdu de l'Aveyron, un ancien constituant, le notaire Charrier, a déjà recruté une armée. Le centre de ces opérations est à Jalès dans le Vivarais, où les confédérés occupent le château de ce nom et celui de Banne. Claude Allier affirme encore que les royalistes en armes ne trouveront devant eux que des troupes faciles à vaincre, vu leur petit nombre, affaiblies par l'indiscipline et la désertion, ou des gardes nationaux mal dirigés par des administrations entièrement désorganisées.
Les princes sont très émus par ces renseignements, de l'authenticité desquels ils ne doutent pas. Ils engagent leur visiteur à retourner dans son pays, à réunir les principaux chefs, à leur faire prendre une résolution délibérée en commun, sur le vu de laquelle ils enverront des chefs militaires et des secours d'argent. Malgré la rigueur de l'hiver et les périls qui l'attendent en Vivarais, où sa tête est mise à prix, Claude Allier repart sur-le-champ. Six semaines plus tard, il fait parvenir aux princes la délibération qu'ils ont exigée. Elle porte cinquante-sept signatures. Elle est apportée à Coblentz par l'un de ceux qui l'ont signée: Dominique Allier, frère du curé, homme non moins énergique, qui a fait la route sous un déguisement de berger en conduisant un troupeau de moutons dont il s'est défait en arrivant à Chambéry.
Le 4 mars, les princes lui remettent leur réponse. Elle désigne comme chef de l'armée royale du Midi le comte de Conway, et lui adjoint comme second pour commander plus spécialement en Vivarais, le comte de Saillans, originaire de cette contrée, lieutenant-colonel des chasseurs du Roussillon, émigré et décrété d'accusation en France pour avoir pris part, à Perpignan, à une conspiration militaire. Divers officiers de l'armée des princes sont désignés, sur leur demande, pour accompagner Conway et Saillans. Tout ce monde part, le 8 mars, avec Dominique Allier. Conway s'arrête à Chambéry, où il demeure provisoirement comme à un poste d'observation. Le reste de la troupe franchit la frontière et gagne la contrée où elle doit opérer. Les instructions qu'emporte Saillans lui enjoignent d'attendre des ordres avant d'engager une action décisive.
«Il modérera la juste impatience des fidèles catholiques indignés des horreurs qu'ils ont éprouvées, en leur faisant sentir qu'une tentative prématurée aurait les suites les plus funestes. Ceci est très recommandé par les princes qui prennent le plus vif intérêt aux bons Français qui forment la réunion de Jalès.»
Ces instructions étaient sages. Malheureusement, il n'en fut tenu aucun compte. À peine à Jalès, Saillans les oublia. Trompé par les affirmations des frères Allier, de l'abbé de La Bastide et de quelques autres chefs, il lança un appel aux armes. On lui avait annoncé, rien que dans la contrée, quinze mille combattants; il n'en vint pas mille, dont la force armée eut promptement raison. L'expédition n'aboutit, en réalité, qu'à une échauffourée. Elle eut malheureusement un dénouement tragique: le massacre du comte de Saillans et de quelques-uns de ses compagnons. Tous ces beaux projets n'étaient que chimères. C'est avec douleur qu'après leur avortement Conway le constatait. Dans l'Aveyron, le mouvement fomenté par Charrier ne fut pas plus heureux. Il se dénoua par la mort de son auteur et de Claude Allier. Ces insurrections eurent un autre résultat. Elles laissèrent dans les pays qui en avaient été le théâtre une multitude de conspirateurs. Pour la plupart, transformés peu à peu en brigands, ils contribuèrent à accroître l'horreur des représailles qui s'exercèrent au cours de la réaction thermidorienne.
Les princes ne prévoyaient pas des résultats si lamentables, lorsque les organisateurs de ces manifestations armées et de ces révoltes contre la Révolution venaient leur faire part de leurs projets. Les souffrances de l'exil ne les disposaient que trop à la crédulité et aux illusions; la perspective du succès qu'on leur promettait était l'unique consolation qu'ils pussent goûter, et on ne saurait s'étonner qu'ils prissent confiance dans les partisans dévoués qui leur apportaient ces brillantes promesses.
Elles leur arrivaient à l'heure où s'échangeaient entre la France et la cour de Vienne des propos belliqueux. Dès les premiers jours de janvier, en réponse à une communication de l'ambassadeur français, le marquis de Noailles, l'Empereur lui faisait remettre une note comminatoire. Il y était dit, en termes hautains, qu'il ne tolérerait pas qu'une insulte fût faite aux princes de l'Empire non plus qu'à lui-même. À la première menace dirigée contre leur territoire, son armée franchirait la frontière, appuyée sur les forces russes et prussiennes. Conformément à ce langage, il négociait avec la Prusse et la Russie, en invitant à s'associer à elles la Grande-Bretagne, l'Espagne, la Sardaigne et la Saxe. Il voulait réunir, de Bâle à Dunkerque, cent quatre-vingt mille soldats, sous le commandement du duc de Brunswick. En attendant, il ordonnait à sa sœur, l'archiduchesse Marie-Christine, gouvernante des Pays-Bas, de faire avancer vers la France le maréchal Bender avec un corps d'avant-garde de trente mille hommes. Quoique le mauvais vouloir de l'archiduchesse retardât l'exécution de ses ordres, il était clair que, s'attendant à voir la France lui déclarer la guerre, lui-même s'y préparait, en ayant soin de tenir les émigrés dans l'ignorance de ses desseins.
À Paris, l'Assemblée nationale, après un ardent débat provoqué par la note remise à Noailles, protestait solennellement. Le 14 janvier, elle déclarait «traître et infâme» quiconque prendrait part à un Congrès ayant pour objet d'imposer à la France la réforme de sa Constitution, d'intervenir entre elle et les rebelles, ou de défendre les droits des princes de l'Empire possessionnés en Alsace. Le 25 du même mois, elle décidait qu'un ultimatum serait envoyé à la cour de Vienne. Mais, antérieurement à cette décision, le ministre des affaires étrangères, de Lessart, en avait expédié un. Le 28, le roi en avertissait l'Assemblée en protestant de nouveau de sa volonté d'observer la Constitution, loin de se douter que sa fermeté sincère ou jouée envers l'Empereur allait hâter la conclusion des arrangements proposés à la Prusse par ce prince.
En recevant l'ultimatum de la France, l'Empereur ne put contenir sa colère.
—Puisque les Français veulent la guerre, s'écria-t-il, ils l'auront, et ils verront que Léopold le Pacifique sait la faire quand il le faut. Ils en payeront les frais, et ce ne sera pas en assignats.
Au cours de ces événements, Nassau, parti de Coblentz le 6 janvier, arrivait le 12 à Vienne, était reçu par l'Empereur le même jour, lui remettait les lettres des frères du roi et celle de l'Électeur. Après les avoir lues, Léopold parla de son dévouement à la maison de France. Il en donna pour preuve les instructions envoyées à Bruxelles à l'archiduchesse. Nassau ayant observé que ces instructions n'avaient pas été suivies et que la malveillance de Marie-Christine pour les émigrés venait de se manifester une fois de plus par cet acte de désobéissance aux ordres de l'Empereur, celui-ci répliqua qu'il saurait bien se faire obéir, dût-il rappeler sa sœur, si elle persistait à ne pas tenir compte de sa volonté. L'entretien qui suivit roula exclusivement sur les émigrés, sur leurs prétentions, leurs malheurs, les moyens de leur venir en aide[33]. En ce qui touchait le séjour des princes à Coblentz, l'Empereur déclara qu'ils pouvaient rester dans cette ville, à la condition de s'abstenir de toute manifestation hostile à la France. À ce propos, il se plaignit des mouvements militaires du prince de Condé, qu'on disait prêt à faire marcher sur Colmar ses troupes concentrées en ce moment à Ettenheim. L'Empereur blâmait ce projet qui ne pouvait que déranger les siens. Et comme Nassau objectait, ce qu'il savait d'ailleurs n'être pas vrai, qu'en cette circonstance, Condé agissait contre le gré de Monsieur et du comte d'Artois:
—Qu'ils exigent donc qu'il se soumette à leurs désirs, reprit Léopold. Cela est d'autant plus facile que Colmar n'est pas une position militaire.
—Eh! Sire, il n'en est pas de meilleure pour le prince de Condé, s'il est attaqué.
—Attaqué! Par qui? Les Français l'oseraient-ils après mes déclarations et celles du roi de Prusse!
—Je ne le crois pas, tout en souhaitant qu'ils le fassent.
—Je pense comme vous, dit alors l'Empereur, car il vaudrait mieux qu'ils commencent. Cependant, ce n'est pas à nous à y donner lieu et c'est pourquoi il faut disperser tout ce qui est à Ettenheim.
—Mais que deviendra l'armée des princes? Que Votre Majesté l'autorise au moins à se réfugier dans le Brisgau.
—Soit, mais à la condition qu'elle y restera dans une rigoureuse inaction. Qu'on prenne à cet égard un engagement formel et j'écrirai à tous les princes électeurs pour les inviter à tolérer la présence des émigrés dans leurs États. Ce que je ne veux pas, c'est que le prince de Condé se livre à quelque coup de tête, se jette en Alsace.
—Même si les populations l'appelaient?
—Elles ne l'appelleront pas.
—Je puis affirmer le contraire à Votre Majesté. Strasbourg a offert déjà de le recevoir.
—Peu importe! s'écria l'Empereur. L'intervention des émigrés gâterait tout.
Il n'en voulut pas démordre, tout en se déclarant prêt à agir au premier prétexte qui lui serait fourni. La note qu'il avait reçue de Noailles, bien qu'il la trouvât impertinente, ne suffisait pas selon lui à justifier une entrée en campagne. Il fallait un acte, une démarche injurieuse de l'Assemblée. Alors il n'hésiterait pas à faire avancer une armée, et le roi de Prusse n'hésiterait pas plus que lui.
—Et je n'en serais fâché qu'à cause de la saison, ajouta-t-il. S'ils se tiennent tranquilles et nous laissent faire nos préparatifs, nous pourrons bientôt mettre le roi Louis XVI à même de se prononcer entre les révoltés et nous.
Ainsi se révélait à Nassau le projet de Léopold, ce projet jusque-là soigneusement dissimulé aux princes, sous de multiples prétextes, qui consistait à assurer le salut de leur frère, en dehors d'eux, sans leur concours, en l'appelant à jouer un rôle de médiateur entre le peuple français et les armées étrangères et à le remettre par ce moyen en possession de sa puissance. Mais, tout en se laissant aller à ces confidences, l'Empereur ne cessait de répéter que son entreprise ne pourrait réussir que si le prince de Condé s'abstenait de toute manifestation.
—Que Votre Majesté, en l'autorisant à se réfugier dans le Brisgau, lui intime l'ordre d'y rester immobile, conseilla Nassau.
—Je ne veux rien avoir à faire avec lui, répliqua vivement l'Empereur; mais je m'adresserai aux princes qui lui feront tenir leurs ordres.
Pendant ce long entretien, l'Empereur s'était dérobé aux sollicitations de Nassau. Celui-ci n'avait rien obtenu, ou presque rien, pour la cause des frères du roi. Aussi, tout en le constatant avec tristesse, se laissa-t-il aller à insinuer qu'il serait peut-être plus heureux s'il s'adressait directement à Berlin et à Pétersbourg. L'Empereur le prit au mot. Soit qu'il n'eût pas saisi le sens de l'insinuation, soit qu'il fût heureux de se débarrasser des obsessions des princes, il encouragea Nassau dans son dessein, l'engagea à se rendre auprès du roi Frédéric-Guillaume et de l'impératrice Catherine, et lui promit même des lettres pour ces deux souverains. Enfin, en le congédiant, il l'invita à s'aboucher avec ses ministres pour régler la question relative à l'armée de Condé. Ce que Nassau emporta de plus clair de l'audience impériale, ce fut la certitude que la cour de Vienne détestait les émigrés, se défiait d'eux et ne voulait ni les secourir ni les utiliser. Il en eut la conviction plus nette encore en causant avec Kaunitz et Cobenzl. Kaunitz «radota», ne parla que de la Constitution française qui excitait son enthousiasme. Il rappela que le roi l'avait acceptée. C'était là le grand argument de l'Autriche, tiré de la lettre de Marie-Antoinette, arrivée à Vienne au mois d'août précédent, à propos de laquelle, le 4 mars suivant, le maréchal de Castries écrivait à Breteuil:
«L'Empereur veut toujours partir de la base que le roi a accepté librement et franchement la Constitution. Il se fonde sur une prétendue lettre de la reine, lorsqu'il sait, à n'en pouvoir douter, que le roi ne l'a acceptée que le couteau sur la gorge. Cependant, la réponse qu'il vient de faire suppose toujours la même base et consacre une constitution qui anéantit le trône, en commettant la reine parce qu'il rapporte sa conduite à l'impulsion qu'il a reçue par sa lettre. Il convient de mettre sous les yeux de la reine la part qu'elle aurait dans l'opinion par la cruelle conduite de l'Empereur qui, en paraissant vouloir la mettre à couvert des entreprises des Jacobins, l'enchaîne au parti des constitutionnels, qui perdra également la couronne et tout ce qui y est attaché.»
Renchérissant sur les dires de Kaunitz, Cobenzl ajouta que les frères du roi et leurs partisans ne seraient tolérés dans les États de l'Empire qu'autant qu'ils n'y provoqueraient aucun rassemblement; que s'ils entendaient se mêler aux affaires de France, l'Empereur s'abstiendrait de toute intervention en faveur de la cause royale, et il le pria de le leur faire savoir. Nassau déclina cette pénible mission. Il ne consentit à s'en charger que si la communication était formulée par écrit. Les autres hommes d'État qu'il eut occasion de voir à Vienne, lui parurent encore plus malveillants pour les princes et pour les émigrés. Plus d'une fois, il dut craindre d'être obligé de partir sans avoir rien obtenu de ce qu'il était venu demander. Enfin, comme il se préparait à s'éloigner, les dispositions de la cour parurent s'adoucir. Cobenzl revint sur ses précédentes déclarations. À l'en croire, ce n'était que «pour ce seul moment» que l'Empereur désirait voir les princes s'abstenir de toute participation aux affaires de France: plus tard, tout ce qui était français serait placé. Des assurances formelles furent données pour un emprunt de deux millions que les princes voulaient contracter et pour lequel ils demandaient la garantie de l'Autriche. On promit le rappel de l'archiduchesse Marie-Christine si malveillante aux Français. Il fut également affirmé que trente mille hommes des garnisons des Pays-Bas se tiendraient prêts à marcher contre la France.
Telles furent les seules satisfactions qu'obtint Nassau, et encore ne laissaient-elles pas d'être assez platoniques. Il ne s'y trompa point, et les princes, en recevant le rapport dans lequel il leur rendait compte de sa mission, ne s'y trompèrent pas plus que lui, bien qu'il eût essayé de dissimuler sa déception et son découragement. Calonne écrivait, le 3 février, au comte d'Artois:
«Les perfidies qu'on vous fait éprouver, me portent à la rage comme Vaudreuil, mais plus encore aux partis décisifs, et je crois que le temps de la douceur est passé, qu'il n'y a plus que la fierté, la fermeté et le caractère qui puissent nous sauver. J'avoue que les dernières dépêches de Vienne, quoique de meilleur augure que les précédentes, ne me satisfont pas encore. Ce sont des conversations, des causeries; et parce qu'elles ne sont pas contrariantes, on les croit favorables. Nous avons été souvent payés de cette monnaie-là, sans en avoir un sol de plus; et je crains que ce ne soit encore la même chose au sens propre comme au sens figuré.»
À signaler dans la même lettre le passage suivant:
«Ce qui m'afflige le plus, c'est que je crains que les braves Jacobins qui nous ont si bien servis jusqu'à présent, ne soient bientôt écrasés par les monarchiens qui tueront tout, amortiront tout, réduiront tout en putréfaction. En vérité, sans Jacobins, point de salut.»
Si la petite cour de Coblentz considérait que la mission de Nassau à Vienne avait échoué, elle reconnut cependant qu'il ne fallait pas se donner l'air d'y voir un échec. Après la réception du premier rapport de leur envoyé, les princes crurent devoir remercier l'Empereur. C'était une occasion toute naturelle de hâter la déclaration de garantie qu'il avait promise pour l'emprunt qu'ils cherchaient à contracter.
«La crainte d'importuner Votre Majesté nous empêcherait d'insister autant sur cet article; mais nous la supplions de daigner réfléchir que tous nos moyens sont épuisés, que nous sommes obligés de soutenir plus de quinze mille émigrés, que leur nombre augmente tous les jours, que, dans quinze jours ou trois semaines au plus, nous n'aurons plus aucunes ressources, et que les puissances sont toutes persuadées que nous avons touché les deux millions de Votre Majesté et que nous sommes encore loin du besoin. Mais notre confiance entière dans la bonté, la justice et la générosité de Votre Majesté, nous oblige à ne lui rien dissimuler et à lui soumettre le tableau exact de notre embarrassante position.
«Nous aurions attendu le second courrier que M. de Nassau et M. de Polignac doivent nous envoyer pour nous faire connaître les résolutions de Votre Majesté, et, nous osons l'espérer, les plans qu'elle combine avec les cours de Berlin et de Pétersbourg, si nous avions pu résister au désir de parler à Votre Majesté du bonheur parfait que nous éprouverions de voir enfin renaître une confiance que nous n'avons jamais cessé de mériter, et si l'urgence des circonstances ne nous obligeait pas de mettre sous les yeux de Votre Majesté notre véritable position et celle encore plus pénible où se trouve M. le prince de Condé. En examinant le Mémoire que le duc de Polignac aura l'honneur de présenter à Votre Majesté, elle daignera se rappeler que nous soutenons la cause du roi, son beau-frère et son allié, que cette même cause est celle de tous les souverains; que Léopold est celui qui le premier a excité l'Europe en notre faveur, et que nous mettons notre gloire à suivre et à exécuter les plans que sa grande âme, sa justice et sa sagesse auront conçus pour le bonheur de la France et l'honneur de tous les princes.
«Nous ne demandons que de ne pas reculer, et cette juste demande est fondée sur la nécessité de ne pas relever l'audace de nos ennemis et de les intimider par l'assurance que Votre Majesté protège ceux qui ne connaissent pour loi que l'honneur et le devoir. Nous attendons la réponse de Votre Majesté avec la plus vive impatience, mais avec la plus entière confiance ...»
Cette lettre est du 26 janvier 1792. Elle était celle de gens qui se font très humbles et feignent de ne pas comprendre qu'on est las de leurs incessantes sollicitations et qu'on n'y veut point souscrire. Ce qu'elle ne dit pas, c'est que les princes, au moment où ils l'écrivaient, venaient de se décider à envoyer Nassau à Saint-Pétersbourg. Là seulement pouvait être cassé, par la grande Catherine, le jugement si défavorable aux émigrés qu'avait rendu le rusé Léopold. Le voyage en Russie fut donc résolu, un Mémoire rédigé sur-le-champ, résumant tous les arguments les plus propres à décider l'Impératrice à s'interposer pour sauver les émigrés d'un irrémédiable désastre.
Depuis longtemps, les princes entretenaient une correspondance avec l'Impératrice. Peu de jours avant de lui envoyer Nassau, le 15 janvier, ils lui avaient écrit pour lui rendre compte des graves incidents survenus à Coblentz, à Mayence et à Worms à la suite de l'injonction faite aux Électeurs par le gouvernement français de ne pas tolérer dans leurs États des rassemblements d'émigrés en armes. Les princes entraient dans tous les détails et racontaient comment leur oncle, l'Électeur de Trèves, avait dû céder aux exigences du ministre de France, Bigot de Sainte-Croix. «Depuis ce temps, nous n'avons pas eu un seul instant de repos. L'Empereur, qui avait écrit à l'Électeur qu'il le soutiendrait en cas d'hostilité ou même de menaces immédiates, a écrit deux lettres où il se rend plus difficile. Le gouvernement de Bruxelles a refusé d'envoyer même des patrouilles de cavalerie sur les frontières de l'Électeur, pour faire mine de les défendre. L'Électeur, affligé des menaces qu'on lui fait, d'un côté se sentant abandonné, de l'autre voyant l'esprit même de terreur s'emparer de ses sujets, est forcé, contre les vœux de son cœur, de nous faire des difficultés sur tout; il signe en gémissant les ordres les plus rigoureux.
«Nous avons écrit au Landgrave de Hesse-Cassel, pour le prier de nous recevoir dans son comté de Hanau avec la noblesse qui nous entoure, et au roi de Prusse pour lui demander de l'y engager, ou de nous recevoir dans les margraviats de Spire et Bayreuth. Les réponses de ces deux princes, sans être absolument négatives, sont tellement dilatoires qu'elles valent à peu près un refus. Enfin, le chargé d'affaires de l'Empereur a déclaré au ministre de l'Électeur, non pas officiellement, à la vérité, mais de manière à lui faire voir qu'il était autorisé par le gouvernement des Pays-Bas, que l'Électeur n'aurait de repos du côté de la France, et ne pourrait compter, en cas d'attaque, sur un secours efficace de la part de l'Empereur, que lorsqu'il aurait satisfait aux vœux de l'Assemblée, en nous faisant même sortir de ses États. L'Électeur a écrit à l'Empereur, si telle est son intention, en lui déclarant que jamais il ne consentirait à chasser ses neveux de chez lui, mais que, s'il était attaqué par la France et abandonné par sa Majesté Impériale, il résignerait son électorat et en sortirait avec nous.
«Le prince de Nassau a bien voulu se charger de porter lui-même cette lettre, et en même temps de demander à l'Empereur, ou de nous recevoir dans le Brisgaw, ou ses bons offices auprès du roi de Prusse, pour qu'il nous reçoive dans ses États sur le bas Rhin. Si l'Empereur accorde la première de ces demandes, ou s'il refuse à toutes les deux, le prince de Nassau viendra aussitôt nous rejoindre; mais il se rendra à Berlin pour négocier avec le roi de Prusse, si l'Empereur n'accorde que la deuxième demande. Il est parti samedi dernier, et avec l'activité que Votre Majesté lui connaît, nous recevrons sûrement bientôt de ses nouvelles.»
Dans la même lettre, les princes entretenaient l'Impératrice de la mission confiée par le roi à Breteuil, déclaraient que le rapprochement «qu'ils désiraient tant» avec les Tuileries était enfin opéré, que le roi et la reine leur rendaient enfin justice. «Ils daignent nous accorder leur confiance; ils nous ont indiqué Breteuil. Votre Majesté connaît notre opinion sur ce ministre; elle n'est pas changée. Mais qu'importe l'opinion qu'on peut avoir d'un homme quand il s'agit de si grands intérêts? Il ne nous est plus permis de douter que la façon de penser du Roi et de la Reine, que tous les actes qu'ils ont faits depuis la fatale journée de Varennes, leur ont été arrachés par la violence la plus adroite; mais ils croient que leur sûreté est attachée à paraître de bonne foi dans les sentiments qu'ils professent; et Votre Majesté sentira facilement combien il importe que ce secret soit religieusement gardé. Du reste, ils soupirent après une seconde évasion: mais, surveillés comme ils le sont, ils la regardent en ce moment comme impossible, et mécontents, comme ils le sont, de l'Empereur qui les abandonne, au moins en apparence, ils n'attendent leur salut que des sentiments de Votre Majesté pour nous.
«Le parti monarchien, dont nous venons de parler à Votre Majesté, ne s'endort pas; il a formé un plan, qui est l'objet d'une note sur laquelle nous supplions Votre Majesté de vouloir bien jeter les yeux. Le plan est l'ouvrage du trop fameux Mirabeau; il l'avait tracé quinze jours avant sa mort, et le Roi feignit alors de l'adopter, pour mieux tromper sur son projet d'évasion; et s'il paraît le reprendre aujourd'hui, c'est toujours dans la même vue. Nous avons cependant cru devoir le mettre sous les yeux de Votre Majesté, pour lui faire voir quel est le but secret du plus rusé de nos ennemis; car, pour les autres, ils avouent seulement qu'ils veulent faire de la France une république.»
Ainsi c'était toujours même chanson. Les royalistes constitutionnels qui s'efforçaient, par de sages concessions, de conserver à Louis XVI sa couronne, devaient être considérés comme des ennemis. Mieux valait que la monarchie pérît que d'être sauvée par eux. On retrouve la même idée dans le Mémoire rédigé par Calonne, que Nassau devait emporter à Saint-Pétersbourg pour le soumettre à l'Impératrice.
«Disons-le avec tout le respect que les princes auront toujours pour le roi, leur frère, s'écriait le rédacteur du Mémoire, il n'y a qu'eux, dans l'état actuel des choses, qui puissent le sauver de la séduction qui l'obsède, des perfidies qui le trahissent et de sa propre faiblesse, qu'une suite de malheurs capables de lasser le courage le plus ferme rend bien excusable. Il n'y a que les princes qui puissent démasquer les intrigues, et repousser les efforts de ce parti monarchien ou constitutionnel qui, malgré leur vigilance, ne fait déjà que trop de progrès dans le royaume, et dont le triomphe deviendrait complet par leur entier éloignement. Il n'y a qu'eux qui, par sentiment comme par devoir, soient appelés à épargner le sang français, et à tempérer les horreurs de la guerre prête à s'allumer. Il n'y a qu'eux enfin, qui aient pris l'engagement solennel et irréfragable de défendre la religion de leurs pères et le trône héréditaire dans leur maison, de rétablir les vrais pasteurs dans leurs fonctions, et tous les citoyens dans leurs propriétés, d'affermir par l'ordre la liberté détruite par la licence, et de soutenir les droits légitimes de cette valeureuse noblesse dont ils s'honorent d'être les chefs.»
Après cette tirade où s'exprimait, en une forme véhémente et concise, la funeste doctrine des émigrés, les princes s'appliquaient à démontrer à l'Impératrice combien étaient injurieuses pour eux la politique égoïste, les exigences de la cour de Vienne, sa persistance à exclure de toute participation aux affaires de France les frères du roi. Ils observaient que Léopold ne nourrissait à leur endroit que des sentiments de bienveillance, mais qu'il se laissait dominer par ses ministres et que ceux-ci voulaient annuler l'influence des émigrés. Ils en tiraient la preuve des propos du vice-chancelier autrichien, le comte de Cobenzl. Ils lui reprochaient de vouloir interdire aux princes de participer à la défense des droits de leur frère, d'avoir osé déclarer que leur présence dans les armées coalisées exciterait une animosité funeste, que la contre-révolution s'opérerait plus facilement sans eux, et ils s'évertuaient à prouver l'injustice de ce langage. Enfin ils suppliaient l'Impératrice de leur prescrire ce qu'ils devaient faire pour échapper à l'extrémité humiliante autant que douloureuse de licencier leurs troupes, de disperser les gentilshommes réunis autour d'eux.
Mais tout en sollicitant ses conseils et son secours, ils lui suggéraient d'obtenir du roi de Prusse, dans son duché de Clèves, un asile où ils pourraient se retirer avec toutes leurs forces sans désarmer, car ce qu'ils voulaient, c'est qu'en quelque endroit qu'ils fussent contraints de se réfugier, ils trouvassent la faculté de reprendre leurs armements interrompus et le cours de leurs intrigues, de se réorganiser, de se mouvoir, en un mot de se préparer à jouer leur partie dans l'action où l'Europe paraissait prête à se jeter. Si l'égoïsme des puissances leur refusait cette faculté, prétendait engager la guerre sans eux, il ne leur resterait d'autre ressource que de s'enfuir en Espagne, en laissant le prince de Condé à portée du théâtre des opérations militaires pour les y représenter, et au besoin les y appeler. C'est dans ces circonstances qu'ils demandaient à l'Impératrice de se faire l'arbitre de leur sort.
«De tous les développements de la politique, le plus important serait de connaître si l'Empereur se bornera à protéger les frontières de l'Empire et l'intérêt des princes possessionnés en France; si, au contraire, il étendra sa protection sur les princes et la noblesse, ou si enfin il n'emploiera ses forces qu'à son profit ... Les princes sans puissance n'ont pas le droit d'exiger de l'Empereur qu'il s'explique. Mais l'Espagne et son alliée l'Impératrice le peuvent.»
Cet appel à l'Espagne prouvait une fois de plus les illusions de Calonne. Ni le ministère Florida-Blanca, qu'une intrigue de cour venait de renverser, ni le ministère du comte d'Aranda qui lui succédait, n'étaient disposés à intervenir pour les émigrés. Les princes, en dépit de leurs efforts, n'avaient pu même obtenir à Madrid la promesse d'un asile pour le cas où ils seraient chassés de l'Allemagne. Le ministère de Godoï ne devait pas leur être plus favorable.
En même temps, Calonne rêvait de recourir de nouveau à l'Angleterre, bien que ses premières démarches auprès d'elle eussent été stériles. Il en cherchait depuis quelque temps l'occasion, quand, tout à coup, elle se présenta. Vers la fin de janvier, le bruit se répandait que le Cabinet français, ayant à sa tête M. de Narbonne, venait d'envoyer à Londres l'ancien évêque d'Autun, Talleyrand, pour essayer de jeter entre la République française et le gouvernement britannique les bases d'une alliance ou tout au moins pour obtenir du ministère Pitt sa neutralité, si la guerre éclatait entre l'Autriche et la France. Calonne saisit la balle au bond, et s'empressa d'intervenir. À la mission Talleyrand, il opposa la mission Christin. Christin était son secrétaire. Il le chargea de porter à Pitt un Mémoire, une lettre au prince de Galles, et de surveiller en même temps les menées de l'envoyé français[34]. Dans le Mémoire à Pitt, après avoir constaté l'imminence de la coalition «de toutes les souverainetés contre les ennemis de tous les souverains», il exprimait l'espoir que le gouvernement anglais, quoi qu'il en eût dit, ne voudrait pas rester neutre.
«Les usurpateurs du gouvernement français, continuait-il, se figurent le contraire ... C'est dans cette persuasion que la faction dominante a pris le parti d'envoyer à Londres quelques-uns de ses agents pour négocier avec les ministres, semer dans les peuples ses contagieuses erreurs, intriguer partout, corrompre la populace et semer l'esprit de sédition. Ces émissaires sont MM. Jarry, de Talleyrand de Périgord, le duc de Biron et Rabaud Saint-Étienne, peut-être aussi le sieur Bonne Carrere, revenant de Hollande, où il est allé à même intention. Alors, la mission serait de cinq personnes.
«Le sieur Jarry, qui a été déjà employé à quelques besognes politiques et qui ne manque pas d'habileté, doit être le seul accrédité, comme le seul chargé d'affaires de France à Londres; M. de Talleyrand de Périgord, ancien évêque d'Autun, emploiera pour le seconder tout l'esprit et toute la souplesse dont, depuis deux ans, il a si honteusement abusé; M. Rabaud Saint-Étienne, protestant, aura le département d'échauffer les non-conformistes; le duc de Biron, autrefois Lauzun, qui a un grand nombre de connaissances en Angleterre, sera l'introducteur de ses collègues; Bonne Carrere conduira les manœuvres subalternes et les distributions d'argent, car il ne faut pas douter que la corruption, ce moyen favori de l'Assemblée, ne soit employée à Londres, comme elle l'est partout en son nom ...
«Je ne suis pas inquiet de l'effet que doit produire cette caravane diplomatique, moitié incendiaire, moitié astucieuse. Si le gouvernement britannique, qui aujourd'hui plane tranquillement sur la politique de l'Europe, voulait abandonner son système d'immobilité, au moment que toutes les autres Cours s'ébranleront, s'il tournait ses regards sur les avantages que l'Angleterre pourrait se ménager au milieu de ce mouvement général, soit par quelque alliance, soit par des stipulations utiles à son commerce, s'abaisserait-il à traiter avec une horde séditieuse couverte de mépris, qui n'a pas un an à subsister, et dont la prescription anéantira tout ce qu'elle aura fait? Ne serait-il pas plus digne de lui et plus solide en soi de s'entendre avec les frères du roi, qui, au moment actuel, ont seuls le libre exercice de son autorité?»
C'est cette idée que développait Calonne, en comparant les avantages «illusoires» que procurerait à l'Angleterre son alliance avec un régime condamné à périr et ceux qu'il pourrait tirer d'un accord avec les princes. «Sur tous les points que l'Angleterre pourrait avoir en vue, disait-il, la conciliation ne sera pas difficile, dès qu'il y aura en France un gouvernement; elle est impossible quand il n'y en a pas, et c'est notre état actuel.»
Et pour conclure, il demandait à Pitt de veiller sur la conduite des émissaires français, d'éclairer leurs intrigues, «de les empêcher de siéger au Club de la Révolution ou à ceux des non-conformistes». Il espérait même que, vu la circonstance, le roi d'Angleterre donnerait aux princes français quelque témoignage public de ses sentiments pour eux, afin de prévenir les fausses interprétations, et «de fermer la bouche à ceux qui font à une nation trop fière pour ruser et à un souverain trop loyal pour tromper, l'injure de supposer que l'Angleterre entretient sourdement les désordres de la France et en désire la prolongation».
Ce document établit qu'à la date où il fut écrit, le 28 juillet 1792, les émigrés, qui devaient trouver plus tard en Angleterre des ressources précieuses et un concours actif, n'en avaient encore rien obtenu, ce qui révèle clairement que Pitt attendait son heure et une occasion propice pour se prononcer dans un sens ou dans un autre. Telles étaient si bien ses dispositions à ce moment, que la mission de Talleyrand n'allait pas mieux réussir que celle de Christin, et que l'obscur bourgeois envoyé par les princes et le brillant gentilhomme envoyé par la Révolution, en quittant Londres quelques semaines plus tard, s'en retournaient l'un à Coblentz, l'autre à Paris, sans être plus avancés l'un que l'autre.
En même temps qu'il dépêchait Christin en Angleterre, Calonne écrivait lettres sur lettres au baron de Roll, agent des princes auprès du roi de Prusse, et au fidèle Nassau qui s'était rendu dans cette capitale en quittant Vienne, avant d'aller à Saint-Pétersbourg. À Berlin aussi, il fallait faire pièce à la diplomatie de la Révolution. Le ministre Narbonne, qui rêvait en même temps que l'alliance anglaise l'alliance prussienne, venait d'y expédier le comte de Ségur avec une mission analogue à celle de Talleyrand. Et non seulement il importait de paralyser ces démarches, mais encore d'obtenir de la Prusse, «notre divinité tutélaire,» comme l'appelait Calonne, qu'elle permît aux princes, s'ils étaient chassés de Coblentz, de se réfugier dans le duché de Clèves, afin d'y attendre, l'Autriche persistant à se dérober, le secours que, malgré tout, ils espéraient des Russes et des Suédois. À Berlin, les demandes pressantes de Nassau et de Roll ne devaient pas aboutir. La Prusse avait pris le parti de marcher avec l'Autriche et d'éloigner les émigrés de toute action décisive. Mais Ségur ne fut pas plus heureux auprès d'elle que Talleyrand auprès de l'Angleterre. Il eut même à subir la honte d'un affront personnel et dut quitter Berlin, chassé en quelque sorte par les impertinences du souverain et de sa Cour.
Telle était la situation à la fin du mois de janvier 1792. À ce moment, et comme Calonne attendait avec anxiété les résultats des négociations que, contrairement aux ordres de Louis XVI, et sans en faire part au baron de Breteuil, il continuait simultanément auprès des grandes puissances, éclatait à Coblentz la nouvelle la plus imprévue: celle de l'arrivée à Saint-Pétersbourg d'un agent du roi de France, envoyé directement à Catherine par le prisonnier des Tuileries. Que ce prince eût osé une telle démarche, à l'insu de ses frères, quand ceux-ci, alléguant qu'il n'était pas libre, lui contestaient le droit d'ordonner, c'était déjà grave. Mais ce qui vint greffer une violente colère sur leur stupéfaction, c'est que cet envoyé secret n'était autre que le marquis de Bombelles, l'ancien ambassadeur du roi à Venise, Bombelles objet des ressentiments du comte d'Artois depuis la querelle qui s'était élevée entre eux, quelques mois avant, et auquel il reprochait d'être un des favoris de Marie-Antoinette et l'âme damnée de Breteuil.[Lien vers la Table des Matières]
VIII
LE MARQUIS DE BOMBELLES EN RUSSIE
La confiance ancienne de Louis XVI et de Marie-Antoinette dans le baron de Breteuil survivait à la dramatique aventure de Varennes. Dès qu'il fut possible à Louis XVI ramené dans Paris de communiquer avec le dehors, il fit avertir Breteuil fixé à Bruxelles de se tenir prêt à recevoir ses ordres. Bientôt après, il lui envoyait le baron de Vioménil porteur d'un paquet de lettres que les malheureux souverains avaient pu écrire et confier à ce fidèle serviteur de leur cause. Parmi ces lettres, il y en avait une pour l'empereur Léopold, une autre pour l'impératrice Catherine, sollicitant leur appui. D'autres étaient adressées, dans le même but, au roi de Prusse, au roi d'Espagne, au roi de Suède. Le roi et la reine, dans cette correspondance qu'ils s'étaient partagé la peine de rédiger, y revenaient sur l'idée d'un Congrès, un Congrès appuyé d'une force armée, qu'ils considéraient comme un moyen propice d'arrêter les factieux et d'établir en France un état de choses tolérable. Breteuil était chargé de faire parvenir ces missives à leurs destinataires et d'appuyer, par des moyens du choix desquels on le laissait juge, les demandes qu'elles formulaient.
Mais ce n'était pas tout. Le courrier qu'il avait reçu lui apportait encore une lettre écrite par Louis XVI au maréchal de Castries, alors retiré à Cologne. Dans cette lettre, le roi demandait au vieux soldat de prendre une importante part dans la conduite des affaires de la Monarchie et d'assurer les relations des princes avec le baron de Breteuil, en s'en faisant l'intermédiaire.
À ne considérer que la forme de cette communication, elle constituait un appel du roi à ses frères, un hommage à leur dévouement, et, pour tout dire, une preuve de son désir de voir renaître la confiance qui, depuis si longtemps, manquait à leurs rapports. C'était cependant un tout autre but que poursuivait Louis XVI. Attribuant à Monsieur et au comte d'Artois une partie de ses malheurs, impuissant à leur imposer ses ordres, las de les voir commencer à tout instant des pourparlers avec les puissances amies de sa couronne et compromettre ainsi les négociations qu'il engageait lui-même avec elles, il s'était imaginé qu'en feignant de vouloir désormais ne rien faire sans eux, et les associer plus étroitement à sa politique, il obtiendrait qu'ils ne fissent rien sans lui. C'est dans ce dessein qu'après avoir désigné Breteuil comme son représentant, il demandait au maréchal de Castries de devenir celui des princes, comptant que ces deux personnages se mettraient bientôt d'accord pour le service de ses intérêts et pour dérober à ses frères les projets qui devaient rester secrets, ou que tout au moins, si le second ne se prêtait pas aisément à ce qu'on attendait de lui, l'habileté du premier saurait bien, tout en ménageant ses scrupules, le lui imposer.
La lettre du roi au maréchal de Castries cachait donc une petite supercherie. Mais il n'en fut jamais de plus excusable, puisqu'il s'agissait après tout du salut d'une cause que les fautes des princes compromettaient chaque jour d'une manière plus irrémédiable. On ne dira jamais assez avec quelle étourderie eux et leurs agents ouvraient des négociations sur les sujets les plus graves. C'est ainsi qu'à Vienne, a la fin de 1791, Polignac avait pris sur lui de présenter aux ministres de l'Empereur le vieux projet de la régence de Monsieur, précédemment abandonné sur l'ordre formel du roi. Calonne lui-même dut désavouer son agent. Le 2 janvier 1792, il écrivait à la duchesse de Polignac:
«Divine amie, le cher duc a cru, pour proposer à l'Empereur plus d'un moyen de manifester en ce moment des sentiments dignes de lui, devoir, entre autres, lui retracer l'idée de la régence dévolue au frère du roi pendant sa captivité. Je vous dirai sans détours et avec toute la franchise qu'autorise l'amitié, qu'il eût mieux valu qu'il n'ait pas fait revivre cette ancienne proposition qui est perdue de vue depuis qu'elle a paru déplaire au roi, et que Sa Majesté Impériale a fait plus que désapprouver. N'hésitez donc pas, mon cher duc, (pardon, mon aimable amie, si je vous quitte un moment pour lui parler) n'hésitez pas a rétracter la partie de votre proposition qui se rapporte à la régence.» Entrant dans les vues du roi, Breteuil chargea d'abord le marquis d'Autichamp de porter à Cologne la lettre destinée au maréchal. Il lui adjoignit le marquis de Vioménil qui devait rapporter à Paris la réponse de celui-ci. Lui-même lui écrivait:
«Je désire avec vous tout ce qui pourrait donner les moyens de ne pas voir les idées et les mesures de Coblentz faire fausse route militaire et politique. J'ajoute avec la sincérité de l'amitié combien le partage avec vous de cette difficile direction m'animerait et me tranquilliserait. Ce que M. d'Autichamp vous a porté de la part de Sa Majesté vous aura prouvé combien c'est le vœu qu'Elle forme pour s'assurer franchise et discrétion dans ses rapports intimes et fraternels avec les princes par rapport à vous. Le désir général vous rend absolument le maître de prononcer. Vous sentez à quel point votre présence serait nécessaire à Coblentz, tout ce qu'elle ajouterait à la confiance réciproque du roi et des princes ... Dès que les princes auront voulu me faire connaître directement leur volonté, vous correspondrez avec moi comme avec l'homme de confiance du roi. J'espère que vous serez facilement ma caution auprès d'eux sur le soin que j'apporterai à mériter leurs suffrages et à leur inspirer toute la confiance que le roi est bien décidé à leur montrer, dès qu'ils auront fait preuve de tout vouloir concerter avec Sa Majesté. Je suppose que le baron de Vioménil rapportera au roi un prononcé positif sur cette entière déférence des princes.»
Quand le maréchal de Castries reçut cette déclaration d'amour, il avait auprès de lui Mgr de Conzié, l'évêque d'Arras. Nous avons déjà dit que, comme quelques-uns de ses collègues de l'épiscopat, Conzié était friand d'intrigues politiques. Il en avait le goût et aimait y être mêlé. Le maréchal le fit partir aussitôt pour Coblentz, en le chargeant d'y présenter et d'expliquer une note dans laquelle il rendait compte de l'événement qui venait de se produire et demandait ce qu'il devait répondre à Breteuil. Il faisait toutefois remarquer que son intention, en se conformant aux ordres du roi, était de continuer à résider à Cologne et de ne venir à Coblentz que lorsque sa présence y serait nécessaire. En manifestant cette intention, il marquait assez combien il se défiait de l'entourage des princes et des intrigues qui se nouaient autour d'eux.
Conzié négocia avec tant d'habileté qu'il obtint des princes une décision telle que la souhaitait le maréchal. Sincères ou non, ils accueillirent avec un bruyant empressement les désirs de leur frère. Il est vrai qu'ils aimaient le maréchal et professaient pour son caractère et ses qualités militaires la plus haute estime. Monsieur en faisait même grand cas, ainsi que le prouve cet extrait d'une lettre qu'il lui écrivait en novembre 1793: «Si je suis forcé de pencher vers la politique, vous serez Sully. Si, au contraire, je puis montrer que je suis du sang d'Henri IV, vous serez Duguesclin. En un mot, si je marque dans l'histoire, si mon nom est jamais cité, il ne le sera jamais sans le vôtre.» Ils se déclarèrent donc prêts a entrer en rapports avec Breteuil par l'intermédiaire du maréchal. Ils annoncèrent la nouvelle autour d'eux, sous la forme la plus propre à relever leur autorité, et c'est alors qu'ainsi qu'on l'a vu plus haut, ils écrivaient à Catherine: «Le rapprochement que nous désirions tant avec les Tuileries est enfin opéré. Le roi et la reine nous rendent justice.»
C'est toujours, on le voit, la même disposition à traiter avec leur frère d'égal à égal, tandis que, dans la pensée de ce dernier, et plus encore dans celle de Breteuil, les relations qui se renouaient devaient avoir pour effet de substituer à cette disposition l'obéissance que des sujets doivent à leur souverain. Breteuil, surtout, l'entendait si bien ainsi que, dans la crainte que l'opinion fût trompée par le rapprochement du roi et de ses frères et y vît une concession arrachée à la faiblesse de celui-ci, il déclarait que rien de leur entente ne devait transpirer au dehors et qu'il valait mieux qu'on crût toujours aux dissentiments de la famille royale: «Il est important de ne rien dire ni faire pour ramener dans le public l'idée d'une parfaite intelligence entre le roi et les princes.»
Dès que le maréchal eut connaissance des intentions de Monsieur et du comte d'Artois, il s'empressa de les communiquer à Breteuil. Il lui donna l'assurance que, comme lui, il voulait des relations franches, propres à ramener la concorde entre le roi et ses frères, à cimenter l'union qui, seule, pourrait les empêcher de succomber. Il fallait, à son avis, que les opérations ostensibles des princes et les négociations secrètes du roi ne marchassent pas en sens contraire quant aux moyens, car elles ne pouvaient différer quant au but. Il espérait que les puissances, en présence de cette réconciliation de famille, ne marchanderaient plus leur concours. Enfin, il posait en principe que, si c'était au roi et à la reine à imprimer la direction, c'était aux princes à agir:
«Sous quelque aspect que ce soit, écrivait-il à Breteuil, plus vous vous montrerez, plus vous apporterez d'embarras dans les fonctions du roi de la Constitution. Vous avez l'influence que le roi vous donne quant au fond; c'est la seule part désirable à avoir. Vous donnerez le plan, le mouvement et la direction, et c'est aux princes d'agir secrètement dans les cours ... Si vous l'entendez différemment, expliquez-vous[35].»
Breteuil ne se hâta pas de s'expliquer. Mais son silence ne signifiait pas qu'il acceptait l'interprétation du maréchal. Toute différente était la sienne. Il savait qu'en s'adressant à ses frères, le roi n'entendait pas que ses affaires leur fussent désormais communiquées sans réserve et voulait surtout qu'eux-mêmes n'entreprissent rien sans l'avoir concerté avec son représentant. Il exagéra encore ces dispositions. Se défiant également de Condé et de Calonne, dont il connaissait l'influence néfaste sur Monsieur et sur le comte d'Artois, il interpréta ses instructions dans le sens le plus restrictif. Il les considérait comme obligeant les princes à lui révéler tous leurs projets et le laissant libre lui-même de leur taire ceux du roi. Il le fit savoir lentement, peu à peu, et quand, à Coblentz, on s'en fut convaincu, il ne resta plus rien de l'accord dont on avait espéré au moins quelques bons effets. On ne saurait cependant blâmer Breteuil. Sa défiance envers les princes, envers leur entourage, n'était que trop fondée. D'autres la partageaient, le roi de Suède lui-même. Quoique convaincu que les princes pouvaient seuls diriger l'action, ce souverain se plaignait «du peu de secret de leur conseil».
À Coblentz, on n'avait pas attendu, pour se méfier de l'agent du roi, qu'il eût donné des preuves de ce qu'on appelait «sa duplicité». Les arrangements entre Louis XVI et ses frères étaient à peine arrêtés que Calonne, le 9 janvier, écrivait à l'abbé Maury retiré à Rome, en lui rendant compte de la situation politique: «Le gros baron veut se rapprocher ou paraît vouloir se rapprocher de ce côté-ci. On ne se recule pas, et ce que l'on vous a dit du maréchal de Castries intermédiaire est vrai. Ce dernier est loyal et nous nous y fions. Il voit déjà de lui-même de quel bois on se chauffe à Bruxelles, et il n'en est pas plus édifié que nous.» Rien dans les notes manuscrites du maréchal de Castries ne révèle qu'à cette date, il eût conçu les soupçons que lui attribue Calonne. Mais il était allé à Coblentz le 1er janvier, et peut-être s'était-il associé dans une certaine mesure aux préventions des princes contre Breteuil.
D'autre part, Calonne répondait au baron de Talleyrand qui représentait les princes à la cour des Deux-Siciles: «On veut éloigner les princes, à quelque prix que ce soit, et les mettre hors la chose pour pouvoir en disposer à son gré. Bruxelles semble particulièrement s'acharner à ce dessein, et la maudite influence de l'intrigant baron de Breteuil se fait encore sentir.» C'est ainsi qu'on préludait à l'alliance. En de telles conditions, elle ne pouvait porter d'heureux fruits. De nouveau, les cours de l'Europe allaient recueillir les preuves des dissentiments aggravés et envenimés de la famille royale. Il reste à raconter dans quelles circonstances ils éclatèrent.
Breteuil, encore en possession des lettres écrites par le roi et la reine à divers souverains, était tenu de les expédier. Leur teneur l'obligeait, en outre, à suivre, à l'insu des princes, les négociations qu'elles comportaient. Dans celle destinée au roi de Suède, Louis XVI, après avoir énuméré les avantages d'un Congrès, ajoutait: «Cela vaudrait mieux qu'une attaque des princes, qui malheureusement, entourés de personnes aigries, ne sont pas libres de faire ce qu'ils veulent, ni de garder le secret de leurs projets.» Et il en tirait cette conclusion que leur intervention devait être évitée et Breteuil chargé seul de négocier. Une recommandation analogue était faite à l'impératrice Catherine. Rien ne pouvait être d'un plus fâcheux effet, alors surtout que les souverains auxquels on demandait d'exclure de toute participation aux affaires concernant la France les frères du roi, les tenaient en haute estime, et que sans se dissimuler leur vanité, leurs préventions, tous ces défauts dont la famille royale avait si cruellement souffert depuis 1789, ils étaient d'avis que le roi devait abandonner à ses parents émigrés la direction de ses intérêts au dehors.
Quoi qu'il en soit, ces diverses lettres furent successivement expédiées, sauf celle que Marie-Antoinette avait écrite, le 3 décembre, à l'Impératrice de Russie. L'importance qu'on attachait à celle-ci, les développements verbaux qui devaient y être donnés nécessitaient qu'elle fût portée à Saint-Pétersbourg par un personnage important et habile. Aussi, pour remplir cette mission, le roi avait-il désigné son ancien ambassadeur à Venise, le marquis de Bombelles. On s'étonnera qu'il n'eût pas songé à y employer le comte Eszterhazy qui se trouvait alors en Russie, après avoir donné à la reine des preuves de dévouement propres à justifier le choix de sa personne. Mais Eszterhazy était soupçonné d'être devenu l'homme des princes, et quoique disposé à recourir à son zèle, si besoin était, le roi ne voulut pas que, dans la démarche qui allait être tentée auprès de Catherine, il fût l'unique et principal négociateur. À défaut de lui, on alla chercher le personnage qui devait le plus déplaire au comte d'Artois. N'était-ce pas Bombelles, en effet, qui dix mois plus tôt avait encouru la disgrâce de ce prince, en se montrant trop dévoué au roi? Bombelles, depuis cette époque, vivait à Naples. C'est là que vint le trouver le pressant appel de Breteuil. Il s'y rendit sans hésiter.
Le 30 décembre, il était à Bruxelles. Il en repartait le surlendemain, 1er janvier 1792, porteur de la lettre de la reine de France à Catherine, d'une lettre et d'un long Mémoire de Breteuil pour cette souveraine et pour le comte Ostermann, ministre des affaires étrangères, d'une copie des pouvoirs donnés par Louis XVI à son agent général à l'étranger, d'une recommandation du comte de Fersen pour le baron de Stedingk, ministre de Suède en Russie, et enfin d'une lettre de ce même Fersen à son ami le comte Eszterhazy, l'engageant à quitter Saint-Pétersbourg sur-le-champ et à venir à Bruxelles: «Je vous en expliquerai les raisons à votre passage ici et vous verrez que je n'avais pas tort.»
En distribuant ce volumineux courrier, Bombelles devait exposer à l'Impératrice l'importance d'un Congrès armé, tel que le demandaient le roi et la reine, et la supplier d'agir auprès des princes «afin qu'ils subordonnent leurs démarches et leurs actes à ceux de leur frère». Dans sa lettre à l'Impératrice, Marie-Antoinette disait, en la finissant: «Si Votre Majesté a quelque chose à nous communiquer, que cela ne soit que par M. le baron de Breteuil, qui a toute notre confiance, et il est bien essentiel pour nous que le secret soit absolu pour tout autre.» Ce secret n'était connu que de Breteuil, Vioménil, Bombelles et Fersen.
Si la reine à Paris, et Breteuil à Bruxelles, avaient connu les dispositions de Catherine, ils se seraient abstenus de donner à leurs démarches une forme blessante pour Monsieur et pour le comte d'Artois, dont les déclarations chevaleresques lui avaient fait illusion au point de la décider à leur venir pécuniairement en aide avec une rare libéralité, et auprès desquels, comme gage de ses promesses de secours, elle entretenait un représentant. À Saint-Pétersbourg, Bombelles allait se heurter contre la sympathie non dissimulée que l'Impératrice professait pour les frères de Louis XVI et contre le souvenir défavorable qu'elle avait conservé de ses anciennes relations avec Breteuil.
Bombelles arriva dans cette capitale le 26 janvier. Sa première visite fut pour le comte Eszterhazy auquel l'unissait une vieille amitié. Il lui remit la lettre de Fersen. Puis, résolu à ne pas feindre avec lui, il lui confia, sous le sceau du secret, l'objet de sa mission, en y apportant les plus grands ménagements pour l'amour-propre de son interlocuteur. Eszterhazy eut le bon goût de ne pas trahir la surprise et la peine qu'il éprouvait à se voir supplanté. Préoccupé surtout de servir la cause royale, il se mit à la disposition de Bombelles pour faciliter ses démarches. Mais il lui déclara qu'il ne pouvait obtempérer à la requête de Fersen et se résoudre à quitter Saint-Pétersbourg. Abandonner son poste, c'eût été tromper la confiance des princes de qui il le tenait. Il ne voulait pas partir sans leur ordre. Il fit observer que, s'il se rendait auprès d'eux, il serait contraint, pour expliquer son retour, de leur confesser la vérité, alors qu'on lui demandait de la leur taire.
Bombelles comprit ces scrupules et n'eut pas à regretter la résolution qu'ils avaient dictée à Eszterhazy, car, dès ce moment et jusqu'au départ de ce dernier, qui eut lieu quelques semaines plus tard, il trouva en lui un concours actif et dévoué. Il lui dut d'être reçu, le jour même de son arrivée, par le comte Ostermann. Ce ministre commença par émettre des doutes, quant au degré de confiance qu'il convenait d'accorder à Breteuil et à son envoyé, alors que le comte Eszterhazy était à Saint-Pétersbourg comme représentant de la monarchie française. Bombelles dut lui rappeler que dès longtemps Breteuil avait été choisi par le roi pour négocier, en son nom, avec les puissances; que Calonne le jalousait et n'avait pu le cacher depuis qu'il savait par une déclaration de l'Empereur quelle confiance Louis XVI avait en Breteuil.
—Maintenant, ajouta Bombelles, le pouvoir de Breteuil a pris une nouvelle force par suite d'un avis du roi, faisant connaître à ses frères que ce gentilhomme était seul chargé de défendre ses intérêts auprès des cours.
En parlant ainsi, Bombelles ne faisait que paraphraser le Mémoire qu'il était chargé de remettre à l'Impératrice et en travers duquel, deux jours après, elle jetait cette phrase significative: «Dans tout ce Mémoire, je ne vois que la haine de Breteuil contre Calonne. Il faudrait envoyer au diable des conseillers tels que Breteuil qui donne d'aussi mauvais conseils, et Calonne, parce qu'à la lettre, c'est un éventé.»
Convaincu ou non par la chaleur avec laquelle lui parlait Bombelles, le comte Ostermann lui promit de remettre à l'Impératrice les diverses pièces et de solliciter pour lui une audience. Cette audience se fit attendre, fut plusieurs fois ajournée, et avant même qu'elle eût été accordée, Bombelles comprit qu'on aurait préféré qu'il ne vînt pas. Et c'était vrai. On pensait à la cour qu'il eût mieux valu qu'Eszterhazy fût chargé de présenter la lettre de la reine, et qu'à défaut de lui «un simple courrier eût fait meilleur effet».
Bombelles retrouva ces dispositions auprès de l'Impératrice, quand il put enfin être mis en sa présence. Elle l'accueillit avec sécheresse et hauteur. Elle n'aimait pas Breteuil. Elle le connaissait de vieille date, depuis 1762, alors que du vivant de son mari, le tzar Pierre III, il était chargé d'affaires de France en Russie. À cette époque, les Orlof s'étaient ouverts à lui de leur projet de renverser le tzar au profit de la tzarine, et lui avaient demandé son concours pour contracter un emprunt. Breteuil s'était dérobé. Il avait quitté Saint-Pétersbourg à la veille de la révolution de palais qui mit Catherine sur le trône. Elle avait gardé de ce refus un ressentiment inoubliable. Bombelles en éprouva les effets. À son tour, tout en adoptant le principe d'un Congrès et en promettant d'en écrire aux cours européennes, elle se déroba, quand son interlocuteur voulut obtenir d'elle un formel engagement. Comme il mettait sous ses yeux la copie des pouvoirs délivrés à Breteuil par le roi de France, elle répliqua froidement:
—Les princes en ont de tout pareils.
Puis, révélant ce qu'elle avait déjà fait à leur prière, les services rendus par elle à leur cause, elle s'étonna qu'on voulût se passer d'eux. Toutes ses réponses furent évasives, rendues presque impertinentes par la persistance malicieuse qu'elle mit à traiter sur le pied d'une égalité parfaite Louis XVI et ses frères. Ni dès ce moment, ni plus tard, Bombelles ne put la fléchir et la décider à se prêter aux vues des Tuileries. Du reste, après avoir lu la lettre de Marie-Antoinette, elle avait écrit en marge des réflexions suivantes qui révèlent toute sa pensée: «Qu'attendre de gens qui agissent sans discontinuer avec deux avis parfaitement contradictoires, l'un en public, l'autre en secret? C'est elle qui a tout perdu, cette contradiction continuelle; c'est elle qui empêche d'aller en avant. Le seul parti qui le pourrait, celui des princes, on le voudrait en arrière. Pourquoi? On est faux avec eux et avec tout le monde en vérité, car ce Breteuil a toujours haï cordialement la Russie et votre servante plus qu'âme qui vive.»
Ce n'est pas seulement par le décourageant accueil fait à Bombelles que Catherine manifesta ses rancunes contre Breteuil et son dédain pour les vues politiques du malheureux roi de France. Elle poussa cette manifestation jusqu'à la plus cruelle indélicatesse. Au mépris des pressantes recommandations de la reine prisonnière, elle fit part au prince de Nassau et au comte de Romanzof de l'arrivée de Bombelles à sa cour et de l'objet de son voyage, de telle sorte qu'à l'heure où Breteuil se flattait que le secret de la mission ordonnée par le roi était bien gardé, la nouvelle en arrivait à Coblentz. C'était dans les derniers jours de janvier. À ce moment déjà, les relations à peine ébauchées du baron de Breteuil avec la petite cour des princes avaient pris une tournure aigre-douce et donnaient naissance à des querelles épistolaires.
Le maréchal de Castries, soit qu'entre les lignes de la correspondance de l'agent du roi, il devinât ce qu'à dessein celui-ci négligeait d'y mettre, soit que les constantes plaintes de Calonne eussent éveillé ses soupçons, commençait à se méfier, à trouver qu'on ne lui révélait que des choses sans importance. Écho des récriminations de Calonne, il suspectait les actes de Breteuil et surtout son silence. «Je suis fâché du silence que vous gardez,» lui écrivait-il. De son côté, Breteuil remarquait que, lorsqu'il sollicitait des renseignements, il ne les obtenait jamais qu'incomplets, altérés par des réticences. Or, s'il revendiquait pour lui le droit de parler ou de se taire à son gré, il ne reconnaissait pas ce droit aux princes. Il ne tardait pas à s'impatienter de leur prétention à traiter avec leur frère d'égal à égal, et un jour, le 28 janvier, il écrivait au maréchal de Castries:
«Je crois, monsieur le maréchal, qu'il faut une petite explication entre vous et moi pour nous bien entendre sur la manière d'établir solidement cette confiance réciproque de la famille royale, afin d'aller au-devant des doutes et des soupçons qui ramèneraient bientôt à Coblentz le même esprit d'inquiétude, de défiance et d'injustice qui a si fort écarté de la marche simple et uniforme que les affaires auraient dû prendre dès le premier moment entre le chef de la famille et ses frères ...
«Il est donc nécessaire que les princes veuillent bien vous faire passer le résumé de leurs vues, de leurs mesures, de leurs moyens de tout genre chez les puissances étrangères ou dans le royaume, afin que, d'après la communication que vous aurez eu la bonté de m'en faire, je puisse instruire assez le roi pour qu'il conspire cet état de choses avec celui qui est particulier aux mesures de Sa Majesté. Quand j'aurai fait ce rapprochement, je vous dirai ce qui paraîtra au roi devoir être suivi ou abandonné par les princes.»
Ainsi, Breteuil affirmait nettement le droit du roi de se réserver la connaissance de certains objets, tout en exigeant que ses frères lui révélassent la totalité de leurs intentions et ne fissent aucune démarche sans son aveu. Si contraire à leurs idées était cette doctrine que le maréchal n'avait pas osé leur communiquer la lettre de Breteuil et l'avait gardée pour lui, se contentant d'insister encore pour obtenir «une égale communication, une égale confiance». Mais Breteuil ne cédait rien de son interprétation, et ce dissentiment commençait à s'envenimer quand la nouvelle de la mission de Bombelles vint tout à coup consacrer, par un acte décisif, l'opinion de l'agent du roi.
C'est par le comte de Romanzof que les princes en eurent connaissance. À peine averti par une lettre du ministre Ostermann, il s'était empressé de la leur apporter. Cette révélation inattendue les exaspéra. Voilà donc à quoi tendait et devait aboutir «la relation franche» que le roi avait chargé Breteuil de créer. On l'inaugurait en engageant en Russie, à leur insu, une négociation qui, faisant double emploi avec les pourparlers engagés déjà par eux, menaçait de compromettre les avantages qu'ils en espéraient. Et quel négociateur avait-on choisi pour le substituer à des serviteurs aussi éprouvés que Nassau et Eszterhazy? Un homme dont avait à se plaindre le comte d'Artois, qui lui avait fait injure en lui cachant des ordres qu'il tenait directement du roi. Sur qui compter désormais puisque Louis XVI lui-même se servait des ennemis de ses frères, les employait à des missions louches et dirigées contre eux? Était-ce par de tels procédés qu'on espérait réconcilier les membres divisés de la famille royale?
La correspondance à laquelle sont empruntés ces détails trahit la fureur du comte d'Artois et la colère plus froide de Monsieur. Ils fulminent contre Breteuil, le traînent dans la boue. «L'existence de ce maudit homme est par trop funeste et nuisible!» s'écrie le comte d'Artois. Puis, sans ménagement pour les infortunés prisonniers des Tuileries, dont la tête est déjà menacée, il fait retentir jusqu'à eux les échos de cette puérile querelle. Il écrit à sa sœur Madame Élisabeth. Il expose ses griefs contre Bombelles, et sans nommer Breteuil, c'est lui qu'il rend responsable de tout.
«Tous ces faits sont connus du roi et de la reine, et c'est dans le moment où nous sacrifions opinion, amour-propre pour céder à leurs désirs, qu'on envoie M. de Bombelles à notre insu, et où? en Russie. J'avoue que jamais mon cœur et mon âme ne furent plus douloureusement affectés. Mais, mon amie, croyez-moi, ce n'est pas au roi et à la reine que nous pouvons en vouloir: nous connaissons leurs sentiments et nous y compterons éternellement. Mais ce dernier événement achève de déchirer le voile perfide dont un traître cherchait à se masquer. Il apprendra qu'on n'offense pas impunément les deux frères de son maître, et surtout, il apprendra que nous ne savons pas pardonner à l'homme qui, pour satisfaire sa vile ambition, ne craint pas de compromettre la sûreté du roi, celle de la reine, et de vouloir jeter la division dans la famille de son souverain.
«La trop juste douleur que nous éprouvons ne fera que redoubler le dévouement sans bornes et la vraie tendresse que nous portons à nos malheureux parents; mais nous vouons une haine éternelle au monstre qui n'a jamais cessé de tromper et le roi et nous, et nous déclarons avec une respectueuse fermeté que jamais nous n'aurons aucune communication quelconque avec un homme aussi vil et aussi infâme. Le roi sentira la force de nos raisons, il approuvera notre conduite et il cessera d'exiger ce qu'il ne serait plus en notre pouvoir de promettre, et ce qui nous est défendu par notre devoir autant que par notre tendre intérêt pour la sûreté de ceux auxquels nous avons dévoué notre existence.
«Nous avons fait sur-le-champ partir un courrier pour la Russie afin de bien éclairer la grande âme de l'Impératrice contre cette nouvelle infamie et pour désavouer d'avance tout ce que pourra dire ou faire M. de Bombelles; mais nous aurons soin de prouver en même temps à notre illustre protectrice que le baron est seul coupable et que le roi ne tardera pas à désavouer ce qu'un ministre perfide a fait sans son approbation.
«Adieu, adieu, ma bien chère sœur; mon âme est cruellement affectée, mais je suis et je serai toujours le même, et rien ne pourra m'aigrir assez pour nuire aux devoirs qui me sont dictés par l'honneur et par les sentiments qui sont gravés dans mon cœur.»
Cette lettre est du 4 février. Le 18, c'est à l'impératrice Catherine qu'écrit le comte d'Artois:
«Madame notre sœur et cousine, quoique instruits pour ainsi dire par Votre Majesté elle-même de la mission du marquis de Bombelles auprès d'elle, nous osons nous flatter qu'elle n'aura pas improuvé le silence que nous avons gardé à cet égard jusqu'à ce qu'il ne nous ait plus été possible de douter d'une nouvelle aussi affligeante pour nous. Votre Majesté sait avec quelle ardeur nous avons désiré un rapprochement entre le roi notre frère et nous; elle a été instruite des sacrifices d'opinions et de plaintes personnelles que nous avons faits à ce grand objet; elle ne doit donc pas être surprise de notre douleur en apprenant une mission qu'on avait soin de nous cacher et des efforts faits pour repousser loin de nous cette triste vérité. Votre Majesté jugera facilement combien l'imprudence de M. le baron de Breteuil compromet en cette occasion les jours du roi et de la reine. Cette considération est celle qui nous touche le plus; assurés des bontés de Votre Majesté, nous croirions manquer à la reconnaissance qu'il nous est si doux de lui devoir, si nous conservions un moment d'inquiétude sur les manœuvres de nos ennemis près d'elle; mais en même temps, nous osons la supplier de consoler par un redoublement de bontés le comte Eszterhazy qui n'a pu qu'être infiniment sensible à cet événement. Cette nouvelle marque de la protection de Votre Majesté est bien importante pour nous, mais en même temps elle ne l'est pas moins pour le roi et la reine.
«Si Votre Majesté retirait ses bontés au comte Eszterhazy, s'il quittait Pétersbourg, l'objet de la mission du marquis de Bombelles ne serait plus équivoque, et les jours de nos infortunés parents seraient plus exposés que jamais; au lieu que, tant qu'on pourra ne considérer le marquis de Bombelles que comme un simple voyageur attiré par le désir bien légitime d'admirer de près les grandes qualités de Catherine II, leur danger ne sera pas si grand. Nous devons même dire à Votre Majesté que nous avons pris le parti de nier absolument la mission, et que nous avons recommandé au comte Eszterhazy d'en agir de même; nous aimons bien mieux paraître trompés que d'exposer, en avouant la vérité, des jours que nous voudrions défendre au prix de tout notre sang.»
Enfin, le 20 février, Monsieur adressait à Marie-Antoinette une lettre où, sous des formes adoucies, apparaît son ressentiment et qu'il y a lieu de citer en son entier, parce que le grave conflit qui ne cesse d'exister entre le roi et ses frères s'y trouve exposé en tous ses détails:
«Il y a déjà plus de quinze jours, ma chère sœur, que je vous aurais écrit au sujet d'une chose qui m'affecte vivement, si nous n'avions voulu, le comte d'Artois et moi, en avoir la certitude absolue avant d'y croire; vous devinez sans doute que je veux vous parler de la mission de M. de Bombelles à Pétersbourg.
«Croyez bien d'abord, ma chère sœur, que c'est pour votre intérêt que je vais vous parler, et que la douleur que nous avons ressentie en apprenant cette mission qu'il vous a plu de nous cacher, au moment même où le baron de Vioménil venait de nous tenir un langage si différent, serait une trop petite consolation pour entrer dans la balance; mais je considère: primo, la mission en elle-même; secundo, une lettre que M. de Bombelles a apportée à M. d'Eszterhazy, où un de ses amis lui conseille de revenir promptement à Tournay, lui faisant entendre que cela vous serait personnellement agréable. Pour le premier article, toute mission suppose un objet. Quel peut donc être celui de la mission de M. de Bombelles? Je n'en vois que deux: celui d'aiguillonner le zèle de l'Impératrice en faveur de la bonne cause, ou celui de la ralentir. Dans le premier cas, que répondrez-vous aux Jacobins qui viendront vous reprocher d'embrasser tout haut la Constitution et de travailler à la renverser? et s'ils apportaient la preuve de cette assertion?... Écartons cette image! elle est trop horrible. Dans le second cas, et en supposant la réussite, si l'Impératrice qui, dans ce moment, imprime le mouvement à toute l'Europe, vient à se refroidir, tout se refroidira avec elle, la machine prête à agir se désorganisera; ce qui reste de bons Français, ou perdra courage et se soumettra au monstre de la Constitution, ou, réduits au désespoir, ils tenteront de vains efforts et donneront à leur patrie, en périssant pour elle, un triste et dernier témoignage de leur attachement, sans que vous puissiez même honorer leur mémoire d'une seule larme. Nos tyrans ne vous en laisseront pas la satisfaction. Ainsi, je vois un danger égal, dans l'un ou l'autre cas, pour votre vie ou pour votre honneur, et si l'amitié peut s'alarmer davantage pour le premier, ou je connais mal votre âme, ou vous craignez bien plus pour le second.
«Mais, dira-t-on, la mission de M. de Bombelles peut rester secrète, et il ne passera que pour un voyageur, et dès lors le premier danger est nul; il ne tiendra pas à nous qu'il n'en soit ainsi; mais comment ce moyen, déjà fort difficile à employer avec le conseil donné à M. d'Eszterhazy? S'il le suivait, s'il quittait Pétersbourg, qui y suivrait vos intérêts dont nous sommes seuls dépositaires publics, ostensibles et autorisés par la nature même des choses? Sera-ce M. de Bombelles? Mais, dès lors, sa mission est publique, et le premier danger dans toute sa force. Sera-ce M. Genêt ou tel autre envoyé de l'Assemblée nationale sous le nom du roi? En supposant que l'Impératrice l'écoute, ce qu'assurément je suis bien loin de supposer, le second danger reparaît. Tous ces arguments nous mettent dans la nécessité de combattre le système que le baron de Breteuil a donné au maréchal de C. pour être le vôtre. À Dieu ne plaise que nous voulions jamais empiéter sur l'autorité du roi; tous nos efforts ne tendent qu'à la lui rendre pleine et entière, et si quelqu'un osait nous accuser, en la rétablissant, d'en garder une partie pour nous, ce serait celle qui me permet de l'appeler mon amie que nous choisirions pour notre avocat. Mais, dans l'affreuse captivité où vous êtes réduits, qui peut vous remplacer que nous? L'Impératrice et le roi de Suède ont bien senti cette vérité. Ce n'est pas une vaine comédie que jouent MM. de Romanzof et d'Oxenstiern.
«Ce n'est pas auprès de Monsieur et du comte d'Artois qu'ils sont accrédités, c'est auprès des seuls organes légitimes du roi de France, retenu en captivité par ses sujets rebelles, et si la plupart des autres souverains n'ont pas suivi cet éclatant exemple, ils ont presque fait la même chose en recevant nos agents et en traitant ministériellement avec eux. Certainement nous ne désirons rien tant que d'agir d'après vos vues; mais il est mille cas pressés où il nous faut décider par nous-mêmes sans attendre vos ordres, que le moindre incident peut, non seulement retarder, mais nous faire perdre tout à fait; et, s'il y a des choses qui nous sont cachées, qui peut répondre que nos démarches ne contrarieront pas les vôtres? si cela arrivait, le moindre inconvénient serait de montrer une désunion funeste à tous égards. M. le baron de Breteuil propose un remède qui est que nos agents publics servent de voile à nos agents secrets, et qu'ils ne fassent rien que par leur direction. Je m'en rapporte à vous-même, ma chère sœur: ce moyen est-il admissible? Y aurait-il au monde un homme capable de lier deux idées ensemble, qui pût consentir à un pareil rôle? Et, si nous n'envoyons que des imbéciles, ils seront d'abord très certainement bafoués dans la cour où ils résideront, ce qui sera fâcheux pour la cause qu'ils plaideront, ensuite les ministres de cette cour chercheront, découvriront et dévoileront peut-être l'agent secret, et je viens de vous en développer tous les inconvénients.
«Après vous avoir dit ce que votre intérêt, votre sûreté, votre gloire, qui seront toujours nos premiers mobiles, nous engagent à dire à votre raison, permettez à votre ami d'interroger votre cœur et de lui demander si deux frères qui ne respirent que pour vous servir, qui y travaillent depuis le matin jusqu'au soir, si ce n'est avec succès, toujours avec zèle, méritaient d'être payés de leur dévouement par une réserve au moment même où ils auraient tout lieu de se flatter du contraire? Je ne suis pas en peine de la réponse.
«Pour finir cette lettre déjà bien longue, nous vous supplions d'ordonner au baron de Breteuil d'abandonner son système et de tout dire au maréchal de Castries, comme celui-ci lui dira tout de notre part. Mais, s'il persiste dans un système qu'il nous est impossible de regarder comme le vôtre, et que vous croyiez devoir continuer à vous servir de lui, permettez au moins que notre correspondance n'ait plus d'autre intermédiaire que le maréchal de Castries. Quand celui-là nous parlera, au moins serons-nous sûrs que ce seront vos volontés qu'il nous transmettra. Si enfin cette dernière grâce nous est refusée, plus affligés de ce refus pour vous-même que pour nous, nous continuerons à vous instruire de tout, plus ou moins souvent, suivant que les occasions seront fréquentes ou rares, et nous vous servirons toujours avec le même zèle, bien sûrs que tôt ou tard, et quelque chose qu'on fasse, vous rendrez justice à ce zèle.»
Ces pièces, comme les plaintes adressées au maréchal pour être transmises à Breteuil, accusent, on le voit, le caractère aigu de la querelle. Elle devint si bruyante par suite des récriminations des princes, que le fameux secret cessa d'en être un et fut bientôt connu de toutes les cours. Marie-Antoinette en voulut mortellement au comte Eszterhazy, qu'elle accusait à tort de l'avoir divulgué. Elle alla à l'échafaud sans avoir su que l'indiscrétion était due à l'Impératrice seule.
Si le maréchal de Castries traduisit avec moins d'éclat que les princes la pénible surprise que lui causait l'événement, il ne put cependant la dissimuler. Il écrivit à Breteuil. Il se plaignait du défaut de confiance dont celui-ci venait de faire preuve à l'heure même où il parlait si haut de la nécessité d'un bon accord entre le roi et ses frères. Il lui en voulait d'autant plus qu'il s'était livré entièrement à lui, allant jusqu'à reconnaître que «Calonne étant un danger et son influence sur le comte d'Artois désastreuse, il fallait, non l'ôter, ce qui eût été impossible, mais l'annuler».
Non content de lui écrire, il chargea son fils, le duc de Castries, d'aller à Bruxelles pour remettre sa lettre à Breteuil et lui demander verbalement des explications. Elles furent brèves et hautaines.
—Si je n'ai pas parlé aux princes de la mission du marquis de Bombelles, dit Breteuil, c'est que le roi et la reine m'avaient ordonné le secret. M. de Bombelles est allé à Saint-Pétersbourg par leur volonté, y appuyer des démarches que, depuis dix-huit mois, les princes n'ont pu faire aboutir. Il était temps que le roi intervînt et parlât.
Gardant le plus absolu silence sur le fond même de cette mission diplomatique, il se contenta de répéter au duc de Castries ce qu'il avait déjà dit dans ses lettres au maréchal, à savoir que «la suprématie royale exigeait qu'avant de l'interroger, on lui fît part des vues, des plans, des négociations et qu'on promît surtout de ne pas s'opposer au Congrès». En un mot, il maintint fermement le droit supérieur du roi, sans faire aucune confidence au fils du maréchal. «La confiance du roi en M. de Breteuil, écrivait le duc à son père, ajoute à sa disposition naturelle pour la bouffissure et l'importance. Je ne l'ai pas trouvé tel pour mon père ni pour moi. Mais, vis-à-vis des princes, il est premier ministre et plein de la suprématie royale.» Désolé de n'avoir rien appris, l'envoyé du maréchal, avant de quitter Bruxelles, alla voir le comte de Fersen dans lequel il avait deviné le correspondant intime de la reine et l'auxiliaire de Breteuil. Il espérait recueillir de lui quelque précieuse information. Mais Fersen ne lui ayant rien dit, il n'osa l'interroger, connaissant bien «son caractère en arrière et la pédanterie de sa discrétion».
Les réponses que lui rapportait son fils n'étaient pas pour satisfaire le maréchal. Mais il ne se tint pas pour battu. Il écrivit directement au roi cette lettre, à laquelle d'ailleurs il ne fut pas répondu:
«Sire, la correspondance qui devait assurer la communication de toutes choses et que vous avez prescrite venait de s'établir, lorsque les princes ont appris, par voie étrangère, qu'on avait fait passer, à leur insu, deux personnes chargées d'ordres particuliers de Votre Majesté pour Saint-Pétersbourg et pour Berlin. C'est ainsi qu'en débutant et suivant les directions que vous aviez tracées, Sire, à Bruxelles comme à Coblentz, une démarche cachée pourrait renverser l'organisation que Votre Majesté a établie, si elle pouvait se renouveler. Au fond de votre prison, Sire, vous ne pouvez apprécier les inconvénients et les dangers de pareilles démarches.»
Quant à Calonne, à la suite de cette affaire, il adressait au maréchal de longues lamentations: «L'espoir de l'avenir, disait-il en terminant, m'avait toujours soutenu contre l'horreur du présent. Mais, depuis que je n'aperçois plus que des intentions perfides ou au moins suspectes dans ceux qui semblent avoir le plus d'influence, je n'arrive pas plus à prévoir qu'à voir, et tout me donne une humeur noire qui me fatigue plus que le travail même dont je suis excédé.»
Telle est l'histoire de ce qu'on a appelé la mission de Bombelles. Cette mission étant restée sans résultats, il n'y aurait pas eu lieu d'en écrire longuement le récit, si elle ne faisait ressortir les déplorables fruits qu'engendrait la rivalité de Calonne et de Breteuil, et la triste influence qu'exerça cette rivalité sur les destinées de la monarchie. Toute cette intrigue finit par s'apaiser. Mais elle accrut le ressentiment des princes contre leur frère. Jusqu'à la fin, leurs relations eurent à en souffrir, et tandis que Louis XVI et Marie-Antoinette emportaient dans la tombe la certitude qu'ils expiaient les fautes des émigrés, le comte de Provence et le comte d'Artois demeuraient convaincus que, si on les eût écoutés au lieu d'écouter Breteuil, cette tragique aventure eût été épargnée à la famille royale.[Lien vers la Table des Matières]
LIVRE TROISIÈME
LA CAMPAGNE DE 1792
I
À L'APPROCHE DE LA GUERRE
Vers la fin de février 1792, partout où elle avait tenté des démarches, la diplomatie des princes était en échec. À Vienne, elle rencontrait la versatilité de Léopold, le mauvais vouloir de ses ministres, la crainte qu'il nourrissait de perdre dans la guerre ses provinces des Pays-Bas; à Berlin, l'implacable égoïsme des Hohenzollern, qui ne voulaient entrer en ligne qu'après s'être assuré des dédommagements; à Londres, l'inébranlable volonté de Pitt de rester neutre dans les conflits qui menaçaient le continent, tant que l'intérêt national ne lui commanderait de s'y mêler; à Saint-Pétersbourg, les desseins ténébreux de Catherine contre la Pologne; à Madrid, le désarroi du pouvoir royal tombé en quenouille; partout enfin, l'invincible défiance qu'inspiraient les émigrés.
À cette détresse morale, s'ajoutait la détresse matérielle. Les fonds successivement prêtés par les maisons régnantes s'épuisaient. À grands pas s'avançait la misère. Le crédit personnel du maréchal de Castries venait d'obtenir d'un banquier de Cologne cent mille florins pour les princes; mais, en recevant cette somme, le 24 janvier, Calonne écrivait avec mélancolie: «C'est toujours un petit secours pour en attendre de plus grands qui viennent bien lentement. Nous n'avons rien touché de Naples, et, quoique l'Empereur dise partout qu'il a prêté aux princes deux millions, le fait est que ces deux millions sont encore réduits à zéro.»
Le 30, Flachslanden ajoutait:
«L'Empereur met de telles conditions aux secours accordés aux Électeurs qu'il fait journellement tourmenter les princes dans leur asile. Si son projet était de déshonorer ses co-États en les livrant à une terreur indécente, en même temps qu'il veut écarter absolument les princes de la coalition, il ne se conduirait pas différemment. Ajoutez à cela que nous commençons à manquer d'argent, et vous verrez que nous ne sommes pas sur des roses.»
La dispersion de l'armée des princes, le piteux état de celle de Condé rendaient plus lamentable cette situation. On a déjà décrit l'infortune des émigrés qui s'étaient enrôlé au service de la cause royale. Chaque jour y ajoutait quelque trait poignant. Ce n'était pas seulement, comme aux débuts de l'émigration, la ténacité de leur dévouement qui les retenait en Allemagne, ni leur haine invétérée contre cette Révolution qui les avait dépouillés après les avoir forcés à fuir; c'était maintenant la peur trop justifiée de rencontrer dans leur patrie, s'ils se résignaient à y rentrer, des périls plus grands que ceux contre lesquels ils se débattaient. Et puis, en dépit de leurs maux, un espoir les soutenait encore. Ils ne voulaient pas croire que l'Europe persisterait à les laisser dans un si misérable abandon. Ils pensaient que, même en ce cas, la guerre deviendrait tôt ou tard inévitable, et que, faite sans eux ou avec eux, elle tournerait nécessairement à leur profit, quel que fût le mauvais vouloir des puissances. Ils puisaient dans cette conviction le courage de supporter leurs maux. Mais ces maux n'en étaient pas moins effroyables. Les princes, témoins impuissants des souffrances de leur fidèle noblesse, en avaient le cœur déchiré.
Sur un point, les émigrés ne se trompaient pas. Oui, la guerre tendait à devenir inévitable. Mais ce n'était pas en vue de les secourir que voulaient la faire les puissances. L'empereur Léopold et le roi de Prusse leur en cachaient dédaigneusement le véritable but, à l'heure même où ils arrêtaient d'importantes résolutions. Une intervention armée était décidée. Elle devait être dirigée par le duc Ferdinand de Brunswick, le plus illustre soldat de son époque. Il avait cinquante-six ans. Au moment où la confiance des souverains allemands allait mettre dans ses mains les destinées de la coalition, il venait de repousser les offres du ministère Narbonne, qui avait eu l'étrange idée de lui proposer, par l'intermédiaire du général de Custine, de se mettre à la tête des affaires de France, en faisant luire à ses yeux qu'il était le seul homme en Europe capable de diriger et de contenir la Révolution et qu'il pourrait devenir par là «l'idole des Français et le bienfaiteur de la postérité».
Les deux souverains dont il possédait la confiance devaient fournir chacun quarante mille hommes, et Léopold, en plus, ses troupes des Pays-Bas. Un appel serait fait par eux aux autres puissances pour les inviter à prendre part à l'action, qui, d'ailleurs, ne serait pas subordonnée à leur réponse, la défense des princes possessionnés et des pays rhénans exigeant une marche rapide. Mais il était bien entendu que la guerre n'aurait pas pour objet la restauration de la monarchie absolue. Cette restauration, propre à rendre à la nation française son ancienne puissance, n'était désirable ni pour la Prusse, ni pour l'Autriche. Elles réclameraient seulement justice au nom des possessionnés et la cessation des préparatifs belliqueux auxquels se livrait la France depuis le 14 décembre. Quant au Congrès proposé par Louis XVI, il ne se réunirait que si «la nation française exprimait le vœu que le roi se portât médiateur entre elle et l'Europe».
Ces bases avaient été posées le 17 janvier 1792 à Vienne. Modifiées dans quelques détails secondaires, elles se retrouvèrent dans le traité qui fut conclu à Berlin le 7 février, sous le coup de l'émotion qu'y causèrent les solennels débats consacrés, en janvier, par l'Assemblée nationale aux affaires d'Allemagne et dont le ton général, comme le vote qui les couronna, équivalait à une déclaration de guerre. Mais, en tout cela, les souverains contractants songeaient surtout à des accroissements de territoire et à conjurer les desseins pressentis ou devinés de l'impératrice Catherine sur la Pologne. C'était encore plus contre cette princesse que contre la France qu'ils s'unissaient. Les intérêts de la maison de Bourbon n'occupaient, dans le traité du 7 février comme dans leurs préoccupations, que la seconde place. Le fait suivant en fournit la preuve éclatante. Le représentant de Catherine à Paris, M. de Simolin, étant venu à Vienne, au nom de Marie-Antoinette, pour laquelle il professait un dévouement analogue à celui du comte de Fersen et ayant sollicité des secours urgents pour la famille royale, il lui fut déclaré par le vieux Kaunitz «que les puissances étrangères ne pouvaient s'immiscer ni en droit, ni en fait, dans les affaires domestiques d'une nation indépendante sans en être requises, et qu'elles ne l'étaient pas».
Ce n'était donc ni dans l'intérêt du roi ni pour faire le jeu des émigrés que les cabinets de Vienne et de Berlin se décidaient à la guerre, mais pour se défendre et avec l'espoir, après la victoire, d'opérer quelques conquêtes aux dépens du vaincu. Rien de ces projets, bien qu'on les eût mis depuis longtemps à l'étude, n'était connu des princes français. Aussi ne cessaient-ils de se lamenter sur leur triste état dont ils attribuaient à Léopold et à ses longs atermoiements toute la responsabilité, quand le décès de ce prince, survenu inopinément, parut devoir modifier l'état général des affaires.
L'Empereur était mort le 1er mars, après une courte maladie dont, d'abord, personne autour de lui ne s'était inquiété. N'ayant que quarante-cinq ans, il semblait devoir vivre de longs jours. Aussi les circonstances de son trépas parurent-elles extraordinaires et donnèrent-elles lieu aux rumeurs les plus étranges. On alla jusqu'à prétendre qu'il avait été empoisonné. On accusa de ce crime tour à tour les Jacobins et les émigrés. Les premiers le considéraient comme le plus redoutable ennemi de leurs idées. Les seconds lui reprochaient de ne vouloir pas les admettre dans la coalition. Mais ni les uns ni les autres n'étaient coupables de sa mort prématurée. «C'était un voluptueux, dit un de ses contemporains; il avait mené la vie vivement,» si vivement, que c'est sans doute de cela qu'il mourut. L'effet de l'événement fut considérable. Quelques serviteurs fidèles et la cour des Tuileries en furent consternés. Marie-Antoinette, sous l'empire de ses angoisses renaissantes, suspendit toutes les négociations engagées entre elle et ses amis pour la délivrance de la famille royale. En revanche, bon nombre de gens se réjouirent, même à la cour de Vienne. Dans Paris, on fut convaincu que le parti de la guerre avait perdu son plus ardent champion en Europe, ce en quoi on se trompait, car Léopold s'était constamment efforcé d'éviter la guerre. C'est même à cause de cela que les émigrés l'avaient en horreur.
À Coblentz, en apprenant sa mort, on se félicita, dans l'espoir que son successeur serait plus actif et plus entreprenant que lui. Cet espoir cependant n'empêchait pas Calonne d'écrire: «J'espère que cette mort ne nous jettera pas dans une stagnation nouvelle. Le roi de Prusse est bien disposé et veut que nos princes jouent le rôle qui leur appartient[36]. Est-il vrai, comme on le dit, que la dernière réponse de l'Empereur consacre les principes constitutionnels? C'est avoir fait ses adieux à l'honneur en même temps qu'au genre humain.»
Le successeur de Léopold était son fils. Il montait sur le trône, à vingt-quatre ans, sous le nom de François II, comme roi de Bohême et de Hongrie, en attendant l'élection qui devait le faire Empereur et qui eut lieu au mois de juillet. Il passait pour un esprit honnête, judicieux et froid, passionné surtout pour l'art militaire, disposé en politique, tant en dehors de ses États qu'au dedans, à ne rien changer à ce qu'avait fait son prédécesseur, et à suivre les mêmes voies. Il le prouva en reprenant, à peine le maître, les négociations commencées par Léopold avec la Prusse. Les princes français se hâtèrent de renouer avec lui les rapports qu'ils avaient eus avec l'Empereur défunt. Mais, auprès du fils, ils allaient se heurter aux mêmes difficultés qu'auprès du père, recueillir les mêmes réponses, rencontrer la même opposition, une égale volonté de tenir les émigrés à l'écart. C'est cette volonté qu'ils s'attachaient à contrecarrer, invinciblement résolus à s'imposer à la coalition qui se formait et qui ne voulait pas d'eux.
Aux Tuileries, sur le conseil du comte de Fersen, on se préoccupait aussi d'entrer en relations avec François II. La reine lui écrivit, pour lui faire part de l'affreuse situation de la famille royale et lui révéler l'imminence de la guerre que préparait contre l'Allemagne le gouvernement français. Le baron de Goguelat, employé déjà à ces missions secrètes qui exigent du sang-froid, du courage et du dévouement, fut chargé de porter cette lettre à Vienne, où il devait se faire recommander par Breteuil et par Mercy. Mais se produisait alors un événement encore plus grave pour les émigrés que la mort de Léopold. Le roi de Suède, Gustave III, avait été assassiné dans un bal masqué, le 16 mars, à Stockholm, où il venait de rentrer après un assez long séjour à Aix-la-Chapelle. Il était tombé sous les coups d'une poignée de conjurés obscurs, poussés à ce crime par la noblesse suédoise, qui, dans la guerre qu'il préparait contre la France pour y rétablir l'absolutisme, voyait une menace contre ses propres immunités. Avec lui s'éteignaient ses anciens projets, au moment où, peut-être, ils allaient se réaliser. Son fils, Gustave-Adolphe, devenait roi à sa place. Mais il avait treize ans, et devait être pourvu d'une régence. Elle fut dévolue au duc de Sudermanie, qui n'entendait pas engager la Suède dans une guerre contre la nation française.
À ces faits lamentables ne se bornaient pas les motifs de désorganisation, de désarroi et d'impuissance, par lesquels était gravement atteinte la cause des princes. En même temps qu'ils sollicitaient les secours de l'Europe, ils s'étaient adressés à la Confédération suisse, avec l'espoir d'obtenir d'elle des soldats, qui viendraient grossir leur armée. Quelques cantons avaient accueilli favorablement ces ouvertures. Afin de témoigner de leur bon vouloir pour la monarchie, ils s'étaient prodigués en procédés courtois envers les émigrés réfugiés sur leur territoire. D'autres s'étaient montrés plus réservés dans leurs réponses, moins disposés à entrer dans les vues des royalistes français. Il n'était pas néanmoins téméraire d'attendre de la Confédération un appui efficace.
Tout à coup, vers le milieu du mois de mai, on apprenait à Coblentz que le gouvernement français exigeait du gouvernement fédéral le renvoi des émigrés, et, le mois suivant, ce dernier faisait connaître qu'il était résolu à observer la plus stricte neutralité. Bientôt après, l'Espagne, sur laquelle on avait tant compté, en faisait autant, refusait d'entrer dans la coalition, et cet exemple entraînait à une résolution analogue les diverses puissances d'Italie.
L'émigration était donc cruellement éprouvée et semblait irréparablement affaiblie. Sans argent, sans alliés, sans asile, tenue en défiance par Louis XVI, traitée avec dédain par les cours, impuissante sous les terribles lois qu'avait votées contre elle l'Assemblée nationale, elle était sans moyens d'action. Il ne lui restait d'autre ressource que celle de se disperser; les princes n'avaient plus qu'à disparaître, à chercher un refuge en Espagne, à s'y faire oublier. Telle était la cruelle perspective qui se déroulait devant eux quand les événements, en se précipitant, vinrent ranimer de nouveau leurs espérances ébranlées. Ces réveils sont fréquents dans l'histoire des émigrés, aussi fréquents que leurs déceptions. Du commencement, à la fin de leur triste épopée, ce n'est qu'une suite de conceptions caressées avec enthousiasme et d'amers découragements, une succession de jours où l'ombre et la lumière ont une égale place, qui voient les projets de la veille emportés par les incidents du lendemain, la certitude du succès s'évanouir brusquement dans celle de la défaite, pour renaître encore et se dissiper après, sous la pression de malheurs imprévus. Jamais il n'y eut autour d'une cause tant d'espoirs conçus et détruits.
À la fin du mois de mars 1792, une période d'espoir commençait à Coblentz, où l'on ne doutait plus de l'intention des Français de déclarer la guerre à l'Allemagne. C'est sur cette guerre que l'on comptait pour relever les affaires de l'émigration; on ne comptait même que sur elle. Le maréchal de Castries l'avouait: «Mes espérances ne sont fondées en ce moment que sur les insolences de l'Assemblée.» Il est vrai que «ces insolences» dépassaient toute mesure. L'Autriche en arrivait au point de ne pouvoir plus reculer. Cependant, le maréchal éprouvait encore des doutes à cet égard. On lit dans ses notes, à la date du 26 mars: «On mande de Paris que l'intention de Dumouriez (le successeur de de Lessart aux affaires étrangères) est de couvrir d'or les princes possessionnés en Alsace et de conjurer la guerre de l'Empire, persuadé que la cour de Vienne ne la fera pas, si elle n'y est pas obligée. Il suit de cette supposition la nécessité d'échauffer les princes intéressés, tels que les Électeurs ecclésiastiques et autres pour faire consacrer leurs réclamations dans la nouvelle capitulation qui sera présentée au nouvel Empereur.» Donc c'est la guerre qu'on voulait, qu'on appelait, qu'on provoquait, car par elle seulement on pourrait arriver au but opiniâtrement poursuivi, la chute du gouvernement révolutionnaire et la restauration de la monarchie par les émigrés.
À cette même époque, c'est-à-dire aux derniers jours de mars, l'émissaire de la cour de France, Goguelat, envoyé par la reine à François II pour le presser d'agir, arrivait à Vienne. Il était porteur de lettres de Breteuil et de Mercy. Ceux-ci les lui avaient remises à son passage à Bruxelles. Elles confirmaient par avance tout ce qu'il dirait pour émouvoir l'Autriche et la Prusse, pour les intéresser au sort de la famille royale. Par ces lettres, par le langage de Goguelat, on sut à n'en pouvoir douter ce qui se passait à Paris. En réponse aux observations de l'Autriche, Dumouriez allait adresser à cette puissance un ultimatum exigeant la cessation des armements du gouvernement impérial. Il préparait en même temps une mise en marche de troupes contre la Savoie, le comté de Nice, les pays Rhénans et la Belgique. Quant au roi et à la reine, ils sollicitaient de prompts secours. Pleins de défiance pour leurs frères, pour le prince de Condé et pour Calonne, ils ne s'en fiaient qu'à Breteuil du soin de régler la direction de la politique qu'il convenait d'adopter et de suivre.
L'ultimatum annoncé par Goguelat arriva à Vienne le 4 avril. L'ambassadeur français, Noailles, après avoir hésité à le remettre, s'y décida le 5. Ce que n'avaient pu les supplications du roi et de la reine captifs, les démarches des princes, de longues négociations, fut obtenu en quelques instants par le langage hautain de Dumouriez. En le lisant, le prince de Kaunitz «fut mis hors de lui». Sous son influence, l'Empereur se décida à la guerre, intéressant dans sa détermination la Prusse, qui, depuis longtemps, s'y préparait. Ce n'était plus, maintenant, qu'une affaire de six semaines ou deux mois, le temps de faire marcher les troupes. Les Français avaient voulu la guerre. Qu'ils attaquassent ou n'attaquassent pas, ils l'auraient. Il s'agissait seulement de les «amuser» jusqu'à l'heure où l'on pourrait agir. Une lettre de Fersen, envoyée dans une caisse de biscottes, fit connaître cette décision à la famille royale, qui attendait, dans une angoisse affreuse, le résultat de ses démarches.
Ces choses s'étaient passées à l'insu de la petite cour de Coblentz. Jusqu'au dernier moment, les princes avaient tout ignoré. À Paris même, on les traitait maintenant avec dédain. Dumouriez mandait à Barthélemy, agent français en Suisse: «On n'a rien à craindre des princes émigrés. Ils n'ont ni argent ni appui. Même en cas de guerre, l'Autriche veut les laisser de côté, parce que son plan est d'une profondeur politique dans laquelle il est impossible de caser les projets de ces chevaliers errants.»
Mais, dans l'attente des événements qu'ils pressentaient, profitant de ce que l'attention de l'Europe semblait s'être détournée d'eux par suite de la gravité des communications échangées entre Vienne et Paris, ils avaient, peu à peu, laissé rentrer dans Coblentz et se reformer autour d'eux leur armée dispersée. De nouveau, les uniformes se montraient dans les rues; de nouveau, on distribuait des grades, on achetait des munitions et des armes; avec plus d'ardeur que jamais, on sollicitait à Vienne et à Berlin un rôle pour les émigrés, sans être encore assuré que ces préparatifs et ces démarches ne seraient pas en pure perte. Le maréchal de Castries, étant venu à Coblentz pour tâcher d'avoir des nouvelles, constatait que l'argent était rare, qu'on n'y savait rien. «Nous attendons M. de Nassau avec impatience. Nous espérons qu'il viendra tirer le voile qui nous sépare du reste de l'Europe.»
Le voile fut tiré, au moins en partie, le 28 avril. Déjà, la veille, le chargé d'affaires de France remplaçant Bigot de Sainte-Croix, absent, s'était plaint à l'Électeur, dans une note rédigée au nom de son gouvernement, de ce que «les mesures prises contre les émigrés avaient été illusoires, et de ce que les rassemblements et armements recommençaient». Le lendemain, il lui faisait passer un document bien autrement grave qu'une note diplomatique. C'était la déclaration de guerre adressée, le 20 avril, par le roi de France au roi de Bohême et de Hongrie. Cinq jours après, l'Électeur, dans une note officielle, transmettait aux princes l'exposé des griefs du gouvernement français. Il les suppliait de quitter le territoire de Trèves et de se diriger dans le bas archevêché, au delà du Rhin, «où il préférait recevoir les émigrés, même en plus grand nombre, parce qu'ils ne pourraient faire ombrage dans cet éloignement des frontières, que de les laisser, même en petit nombre, près des frontières de la France».
Ce n'était là qu'une communication de pure forme, arrachée à l'Électeur par l'effroi de ses sujets, qui redoutaient une invasion. Les princes ne s'y soumirent pas. Loin de s'y soumettre, ils activèrent leurs démarches à Vienne et à Berlin, afin d'obtenir l'autorisation de reformer leur armée et la promesse qu'elle aurait une place dans la campagne qui, maintenant, ne pouvait plus être évitée, puisque le gouvernement français venait, le 20 avril, de déclarer la guerre à l'Empereur. Ce qui encourageait leur résistance, ce qui empêcha l'Électeur de Trèves d'exiger qu'elle cessât, c'est qu'à Coblentz, pas plus que dans aucune des villes où les émigrés étaient dispersés, on ne croyait à la victoire des Français. On était convaincu qu'au premier choc ils seraient refoulés et détruits. Les tragiques incidents qui marquèrent l'ouverture des hostilités, le 27 avril, étaient bien faits pour justifier cette opinion. Au seul aspect de l'ennemi, l'armée du Nord, qui marchait sur la Belgique, prit la fuite avant d'avoir combattu, massacra Dillon, un des généraux qui la commandaient. La lenteur des alliés empêcha seule cette déroute de devenir irréparable. Mais les émigrés crurent qu'elle l'était.
Le maréchal de Castries lui-même, en dépit de son expérience des choses de la guerre, s'y trompa. Tandis que les princes prenaient prétexte de cette défaite pour résister aux objurgations de l'Électeur de Trèves et pour le rassurer, le vieux soldat, qui s'était couvert de gloire au service de la France, laissait tomber de sa plume cette phrase, dans laquelle on regrette de ne pas trouver au moins un patriotique regret: «La déclaration de guerre que l'Assemblée a fait la folie de rendre, les échecs que les troupes ont essuyés immédiatement après, tout a prouvé qu'il ne fallait pas de grandes forces pour abattre les factieux qui se sont emparés du royaume.» Le malheur est que les «factieux» n'étaient pas abattus et qu'ils allaient le prouver bientôt à la coalition animée, au premier moment, d'une si téméraire confiance.
Du reste, tous les émigrés, ou presque tous, partageaient l'opinion du maréchal de Castries. De même qu'ils avaient cru que l'émigration aurait une durée de trois mois, de même ils croyaient à la brièveté de la guerre et à l'effondrement de la Révolution. Ils formaient déjà des projets, se préparaient à rentrer en France, discutant la conduite à tenir en y rentrant. Ils étaient si sûrs de la victoire des coalisés, qu'ils se demandaient qui serait premier ministre, une fois le roi réintégré dans tous ses droits. Ce ne serait pas Breteuil, pensait-on, démasqué, méprisé, décrié, reconnu incapable. Mais ce ne serait pas non plus Calonne, objet de l'inexplicable haine de la reine. On croyait plutôt que ce serait le maréchal de Castries, qui serait mis à la tête des affaires. Et cependant Calonne s'était bien dévoué. «Il passe sa journée, écrivait Vaudreuil, et une partie même de la nuit, entouré de cent personnes qui lui demandent de l'argent, et dont plusieurs lui disent des injures quand il ne leur en donne pas.»
Au surplus, les émigrés qui discutaient ces questions ne savaient encore rien des dispositions des cours alliées, des plans du duc de Brunswick, commandant en chef des forces de la coalition. Mais ils s'en entretenaient comme s'ils les eussent connus, attribuant au généralissime ceux qu'ils inventaient eux-mêmes. Une ombre, cependant, passait sur leur joie. Ils redoutaient le démembrement de la France. Ils se disaient tout bas que l'Alsace deviendrait territoire impérial; que la Lorraine serait annexée au Luxembourg, les Pays-Bas français aux Pays-Bas autrichiens, que la Corse serait offerte à Catherine, et que d'autres remaniements territoriaux auraient lieu en Allemagne et en Pologne. Aucun de ces dires ne reposait sur une base plus sérieuse que les prétendus plans de Brunswick. Mais, à Coblentz et partout où il y avait des émigrés, ils alimentaient leurs fiévreux entretiens.
Ils se demandaient encore si l'impératrice Catherine entrerait dans la coalition. La plupart d'entre eux, serrant cette fois de plus près la vérité, craignaient que cette princesse refusât de s'associer aux cours du Nord, afin d'être libre, quand elle les verrait occupées en France, d'agir en Pologne à son gré. Et telle était bien en effet la conduite qu'elle entendait tenir. Elle avait d'abord feint d'être disposée à envoyer à la coalition un corps de quinze à dix-huit mille hommes, offert ensuite d'y substituer une somme égale au coût d'entretien de ces troupes, et finalement, prétextant qu'elle avait à se plaindre de la légèreté des princes et de leur prodigalité, des prétentions et de la vanité de Calonne, critiquant la faiblesse du roi et la défiance qu'il témoignait à ses frères, elle se borna à d'assez précaires secours, gardant son argent et ses soldats pour sa campagne de Pologne, qu'elle avait longuement étudiée. Mais ces desseins divers n'étaient pas encore avoués, et les émigrés à Coblentz, Breteuil à Bruxelles, avaient les yeux fixés sur Saint-Pétersbourg où Nassau, Bombelles et Eszterhazy essayaient en vain d'obtenir de l'Impératrice une déclaration franche et décisive. Elle ne s'était prêtée qu'à seconder un de leurs désirs. À leur requête, elle avait consenti à demander à la cour de Vienne d'employer les émigrés et de leur permettre de s'organiser, en attendant qu'on recourût à eux. La cour de Vienne faisait la sourde oreille, et, tout en se disant prête à acquiescer à ces demandes, n'y répondait pas. À la faveur de ce silence, qui ne signifiait ni oui, ni non, Coblentz, de nouveau, devenait un camp, comme avant le mois de décembre. Abandonnés à eux-mêmes, les princes se préparaient à combattre. Se passant de l'autorisation de l'Autriche, vainement sollicitée, ils reformaient leur armée et celle de Condé.
De toutes parts, cependant, leur arrivaient de pressants avis. On les invitait à ne rien faire qui pût indisposer les puissances et troubler leur action. Breteuil ne cessait de leur recommander la prudence. De Paris, on les suppliait de se montrer discrets et surtout de s'abstenir de proférer des menaces contre l'Assemblée. Le ministre de la marine, Bertrand de Molleville, intervenait secrètement dans ce sens. Il mandait au maréchal de Castries: «Tout ce qu'il y a ici de gens raisonnables, et le roi plus que personne, redoutent, par-dessus tout, de voir les émigrés jouer un rôle quelconque dans la malheureuse guerre où nous avons été entraînés. Je ne doute pas que vous ne fassiez, comme moi, tout ce qui dépendra de vous pour engager ceux avec lesquels vous pouvez avoir quelques relations à ne se mêler en aucune manière de cette querelle. Ils doivent sentir combien une conduite contraire compromettrait dans ce moment-ci leurs familles et leurs propriétés, et comme elle rendrait difficile toute espèce d'arrangement définitif à leur égard.»
Mais ces avis, ces démarches, ces invitations réitérées devaient être en pure perte. Les princes ne voulurent rien entendre. Leur parti était pris. Ils avaient toujours dit et répété que le roi ne pouvait être sauvé que par eux, qu'une guerre entre la France et les souverains du Nord leur fournirait l'occasion de le sauver et de rétablir son autorité. Ce n'est donc pas quand les événements leur offraient la possibilité de jouer ce rôle, objet, depuis trois ans, de leur ardente ambition, qu'on pouvait espérer qu'ils y renonceraient. Loin d'y renoncer, ils trouvaient, tous les jours, des accents d'une énergie plus éloquente pour réclamer leur place dans les événements. Ils ne reconnaissaient à personne le droit de les en écarter, ni au roi leur frère qui, n'étant pas libre, avait perdu celui d'exprimer une volonté, ni aux puissances qui n'étaient pas en état de décider quelle conduite leur traçaient leur naissance, leur rang, le sang des Bourbons.
C'est ainsi qu'après avoir, durant si longtemps, ameuté contre la France les nations étrangères, ils briguaient le triste honneur de marcher à la tête des armées coalisées et considéraient comme une offense le mauvais vouloir et les refus opposés à leurs prétentions. Et le jour où ils pouvaient croire qu'ils en auraient raison, Vaudreuil écrivait: «L'horizon paraît enfin s'éclaircir, et quoique j'y aperçoive encore quelques nuages je ne doute pas qu'ils se dissipent dès que le soleil aura commencé sa marche.» Le soleil dont parlait Vaudreuil, c'était la coalition.[Lien vers la Table des Matières]