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Histoire de l'Émigration pendant la Révolution Française. Tome 2: Du 18 fructidor au 18 brumaire

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The Project Gutenberg eBook of Histoire de l'Émigration pendant la Révolution Française. Tome 2

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Title: Histoire de l'Émigration pendant la Révolution Française. Tome 2

Author: Ernest Daudet

Release date: January 10, 2010 [eBook #30923]
Most recently updated: January 6, 2021

Language: French

Credits: Produced by Mireille Harmelin, Christine P. Travers and
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HISTOIRE DE L'ÉMIGRATION
PENDANT LA RÉVOLUTION FRANÇAISE

TOME II
DU DIX-HUIT FRUCTIDOR AU DIX-HUIT BRUMAIRE

OUVRAGES DE M. ERNEST DAUDET
PUBLIÉS PAR LA LIBRAIRIE HACHETTE ET Cie

  • Histoire de la Restauration. Un volume in-16. (Épuisé.)
  • Histoire des conspirations royalistes dans le Midi. Un volume in-16, broché. 3 50
  • Le Roman d'un Conventionnel. Hérault de Séchelles et les dames de Bellegarde. Un volume in-16, broché. 3 50

OUVRAGES POUR LA JEUNESSE

  • Robert Darnétal. Un volume in-8o, illustré, broché. 4 "
  • Nini-la-Fauvette. Un volume grand in-8o, illustré, broché. 7 "

ERNEST DAUDET

HISTOIRE DE L'ÉMIGRATION
PENDANT LA RÉVOLUTION FRANÇAISE

TOME II
DU DIX-HUIT FRUCTIDOR AU DIX-HUIT BRUMAIRE

PARIS
LIBRAIRIE HACHETTE ET Cie
79, BOULEVARD SAINT-GERMAIN, 79
1905

Droits de reproduction et de traduction réservés.

HISTOIRE DE L'ÉMIGRATION
PENDANT LA RÉVOLUTION FRANÇAISE

LIVRE SEPTIÈME
LES ÉMIGRÉS ET LE XVIII FRUCTIDOR

I
REGARD EN ARRIÈRE[1]

L'année 1797, qui vit le Directoire exécuter contre la majorité du conseil des Anciens et du conseil des Cinq-Cents le coup de force que rappelle la date du dix-huit fructidor, est celle de toute la période révolutionnaire qui s'annonça comme la plus favorable aux entreprises royalistes et au rétablissement de la monarchie. La réaction formidable et trop souvent tragique qui avait suivi la chute de Robespierre s'accusait et se développait. En dépit de ses efforts pour renaître, le terrorisme semblait vaincu; ses principaux chefs avaient péri, et quoique, avant de se séparer, la Convention, dans la cynique pensée de se survivre, eût osé décréter que les deux tiers de ses membres figureraient de droit dans l'assemblée nouvelle, qu'en vertu de la Constitution le pays allait être appelé à élire, les électeurs, qu'indignait, pour la plupart, cette décision arbitraire, avaient choisi, pour former le nouveau tiers, des hommes notoirement connus par leur hostilité au régime de sang qui venait de finir.

Tous ces élus n'étaient pas royalistes. Beaucoup d'entre eux avaient même pactisé avec la Révolution à ses débuts. Mais, éclairés par ses excès ou ressaisis par d'anciennes convictions, tous étaient affamés de tranquillité et susceptibles de favoriser, sans trop regarder à la forme et à l'étiquette, la formation d'un gouvernement qui, jaloux de ne retomber ni dans les abus de l'ancien régime ni dans les forfaits de la Terreur, assurerait à la France le repos et la prospérité dont elle était depuis si longtemps sevrée.

Ils ne constituaient pas encore une majorité dans le conseil des Cinq-Cents. Mais, leur rôle tendant de plus en plus à devenir prépondérant, ils étaient autorisés à penser que les élections qui devaient avoir lieu en cette même année 1797, pour le renouvellement d'un tiers de l'assemblée, leur donneraient la supériorité du nombre et les rendraient assez puissants pour secouer le joug du Directoire, lui dicter à leur tour des lois et en chasser l'élément révolutionnaire qui s'y était introduit dès le premier jour.

Peut-être alors et si le prétendant entrait dans leurs vues, verrait-on se coaliser pour créer un gouvernement représentatif, comme en Angleterre, les constitutionnels, les républicains désabusés, voire les orléanistes, qui ne pouvaient plus compter sur les princes d'Orléans passés en Amérique. Que les royalistes purs leur apportassent un concours actif, désintéressé, et la restauration de la monarchie résulterait sûrement de cet accord. Afin de le préparer, d'en discuter les conditions et d'en établir les bases, le parti dont nous parlons n'attendait qu'un appel du roi pour lui envoyer un émissaire chargé de lui exposer ses désirs.

Tandis que les royalistes du dedans se livraient à ces espérances sans parvenir toujours à se mettre d'accord sur les moyens de les réaliser, ceux du dehors, c'est-à-dire les émigrés, plus divisés encore, s'y associaient avec ardeur et s'efforçaient de s'emparer de la direction des mouvements de l'intérieur ou d'en provoquer de nouveaux pour les faire tourner les uns et les autres au profit de la royauté légitime. En Angleterre, en Suisse, en Allemagne, en Russie, en Suède, partout où l'on tolérait encore leur présence, ils intriguaient, entretenant secrètement des relations avec leur pays, y envoyant leurs agents, s'efforçant de ranimer le zèle expirant de la Vendée qu'avait frappée au cœur le désastre de Quiberon; fomentant des insurrections à Lyon, dans le Midi, dans l'Est; tentant de rallier à leur cause les généraux les plus fameux de la République, voire les membres du Directoire; ne se lassant jamais dans cette tâche en dépit des échecs successifs de leurs tentatives et ne désespérant pas de voir se reformer la coalition des grandes puissances, bien que la Prusse et l'Espagne s'en fussent détachées pour conclure la paix avec la République et que l'Autriche, épuisée par ses luttes sur le Rhin et en Italie, parût disposée à les imiter.

Le prince de Condé, avec sa petite armée, campait dans le pays de Bade, parmi les Autrichiens qui d'ailleurs le tenaient en défiance, affectaient de ne pas l'employer et manifestaient si visiblement l'intention de ne pas garder ses troupes à leur solde, s'ils étaient contraints de faire la paix avec la France, qu'il se décidait à négocier avec l'empereur de Russie Paul Ier, afin d'obtenir qu'il les prît à son service;—négociation qui allait, en aboutissant, faire passer en Wolhynie dans la Pologne russe, revêtus de l'uniforme moscovite, quelques milliers de Français émigrés et, avec eux, le prince de Condé, son petit-fils le duc d'Enghien et les deux fils du comte d'Artois, le duc d'Angoulême et le duc de Berry.

Le comte d'Artois, à ce moment, résidait en Angleterre ou plutôt en Écosse, dans le château d'Holy Rood, aux portes d'Édimbourg. Le gouverneur britannique l'avait en quelque sorte interné là à son retour de l'île d'Yeu en 1795, alors qu'il venait de manquer maintes occasions de passer en Bretagne et de tenir ainsi la parole donnée par lui à Charette. Le ministre anglais jugeait sa présence impossible à Londres, où il eût été d'ailleurs difficile de le soustraire aux poursuites de ses créanciers. C'est d'Édimbourg qu'il s'efforçait encore, mais en vain, d'exercer son influence sur les affaires de l'émigration.

Plus libre et plus heureux que lui, le duc de Bourbon, fils unique de Condé et père du duc d'Enghien, avait pu se fixer dans la capitale de l'Angleterre. On le disait disposé à faire ce que n'avait pas fait le comte d'Artois, à se jeter en France pour y prendre le commandement de quelque mouvement insurrectionnel; il n'attendait, prétendait-on, que les ordres du roi. Mais ces ordres n'arrivaient pas, soit que le roi considérât que l'heure n'était pas revenue où la présence d'un prince en France apporterait une force à son parti; soit, ce qui apparaît plus visiblement encore dans sa correspondance, qu'il craignît que la maison de Condé n'acquît trop de popularité en se mettant toujours en avant et qu'il préférât être représenté dans son royaume, au moment opportun, par un prince plus rapproché du trône, tel que le duc de Berry, le plus jeune et le plus entreprenant des fils de son frère.

Le comte d'Artois à Édimbourg et le duc de Bourbon à Londres se jalousaient et se dénigraient. Dans l'entourage du second, on reprochait au premier de n'avoir pas osé passer en Bretagne, malgré les appels réitérés des chefs vendéens; dans l'entourage du premier, on accusait le second de ne rester à Londres que pour ne pas s'éloigner de la comtesse de Vaudreuil, jeune femme d'un vieux mari, à laquelle il était passionnément dévoué.

Le roi était à Blanckenberg, dans le duché de Brunswick en Allemagne. Il avait auprès de lui, en qualité de premier et unique ministre, le duc de La Vauguyon et le comte d'Avaray, auquel l'attachait une reconnaissante amitié dont, un peu plus loin, nous expliquerons les causes. Le duc de la Vauguyon, pair de France et jadis représentant du roi très chrétien en Hollande, était ambassadeur en Espagne quand la Révolution avait éclaté. Elle ne le maintint pas longtemps à son poste, qu'il dut abandonner en 1791. Mais il ne s'éloigna pas de Madrid, ou plutôt il y revint après en être parti, s'efforçant d'y rendre à son souverain captif et aux princes émigrés les services d'un serviteur fidèle.

Au mois de juin 1795, après la mort de Louis XVII, Monsieur comte de Provence, qui résidait alors à Vérone, s'étant déclaré roi sous le nom de Louis XVIII, avait résolu de se donner deux conseillers en titre, au lieu et place du maréchal de Castries, qui, depuis la mort de son frère, dirigeait sa diplomatie. Ce n'est pas qu'il eût cessé d'apprécier à sa vraie valeur le dévouement de ce vieux et loyal soldat. Mais il s'était un peu lassé de sa dure franchise, de sa disposition à tout critiquer. Sans vouloir renoncer à ses services, il préférait les utiliser de loin que de près. Le désir du maréchal était conforme au sien. Après s'être appliqué à remplir sa fonction, éloigné des princes, il n'était venu à Vérone qu'à son corps défendant. Froissé par le spectacle des petites rivalités de l'entourage, il souhaitait d'en partir, afin d'aller s'établir à Wolfenbuttel en Allemagne, d'où il continuerait à s'occuper des affaires du roi.

Le choix de celui-ci pour le remplacer s'était déjà porté sur le comte de Saint-Priest, qui avait été ministre de son frère, et sur le duc de La Vauguyon, qui possédait à ses yeux le triple mérite d'être le fils de son ancien gouverneur, de s'être consacré au salut de la monarchie durant les heures périlleuses et de jouir, comme diplomate, d'une réputation universelle. Il les avait mandés auprès de lui. Saint-Priest, que des missions à Saint-Pétersbourg et à Vienne retenaient loin de Vérone, devait rester deux ans encore sans pouvoir se rendre à cet appel. Mais La Vauguyon s'y était rendu au commencement de 1796. En attendant l'arrivée de son collègue, dont il était alors impossible de préciser la date, il fut seul investi par le roi des pouvoirs nécessaires pour diriger sous son autorité, tant dans l'intérieur de la France qu'à l'extérieur, les affaires de la monarchie.

La petite cour de Vérone, quand il y arriva, se composait du comte d'Avaray, du duc de Villequier, du duc de Fleury, du marquis de Jaucourt, du baron de Flaschlanden, du comte de Cossé et de quelques autres gentilshommes, auxquels se joignirent successivement le duc de Guiche et le duc de Grammont, revêtus comme eux des charges qu'à son avènement le roi avait rétablies ainsi qu'il l'aurait fait s'il eût été dans son royaume et en possession de sa couronne. Un chapelain, l'abbé Fleuriel; un secrétaire, Courvoisier,—celui qui fut ministre sous la Restauration;—deux ou trois employés de bureau, complétaient la maison royale.

D'Avaray, à l'époque où des relations se créèrent entre le duc de La Vauguyon et lui, ne siégeait pas dans le conseil du roi, formé alors du maréchal de Castries, du marquis de Jaucourt et du baron de Flaschlanden. Il avait toujours refusé d'y siéger, encore qu'il y fût à tout instant invité par son maître. Il résistait, pour ne pas discréditer ou dénaturer les délibérations, pour n'en pas altérer la sincérité en y jetant une opinion à laquelle tout le monde, qu'elle fût bonne ou mauvaise, aurait dû souscrire d'avance, parce qu'on savait qu'il eût suffi qu'elle fût émise par lui pour que le roi s'y ralliât. Sa résistance fait honneur à sa délicatesse. Mais on est tenté de la considérer comme une comédie un peu puérile, quand on constate que le roi ne prenait aucune décision sans le consulter. En réalité, il y avait à Vérone, et il y eut à Blanckenberg, quand le roi vint s'y établir, une véritable Éminence grise dont l'influence depuis longtemps établie battait en brèche, sans se montrer, les opinions qui lui déplaisaient.

À peine en possession de son poste, quand il eut vu de quoi il retournait, La Vauguyon s'efforça de la paralyser, sinon de la détruire. Pour se délivrer d'une opposition qui agissait en se dissimulant et pour la contraindre à s'exercer ouvertement, il imagina de pousser d'Avaray à satisfaire au désir du roi de le voir prendre part aux délibérations du conseil. D'Avaray se fit encore prier; puis il céda. La Vauguyon entreprit alors d'annihiler son influence en feignant de ne vouloir rien décider que d'accord avec lui. Il lui proposa dans ce but une sorte d'alliance; il espérait ainsi faire prévaloir son opinion, quitte à persuader au roi et à d'Avaray, ce qu'il supposait facile, qu'il s'inspirait de la leur pour déterminer la sienne. Ce fut cette finasserie par trop diplomatique, qui ouvrit les yeux à d'Avaray; rapidement, elle le mit en défiance contre le nouveau venu, en créant entre eux une rivalité dont les suites funestes ne révélèrent que trop les divisions qui régnaient dans l'entourage du roi.

Il était aisé de prévoir, dès ce moment, qu'en ces luttes intimes la victoire resterait à d'Avaray. C'était la conséquence des sentiments que le roi avait conçus pour lui. Aussi convient-il, avant d'aller plus loin, de dessiner le portrait de ce fidèle partisan de sa cause, celui des courtisans de son exil qui lui a prodigué le plus de zèle désintéressé, celui aussi qu'il a jusqu'au bout préféré à tous les autres, aimant à être guidé, conseillé, approuvé par lui, ne lui marchandant ni sa confiance ni son affection.

Depuis qu'ensemble ils s'étaient enfuis de Paris dans la nuit du 20 au 21 juin 1791[2], ils ne s'étaient jamais séparés. À toutes les étapes de l'exil, l'inlassable dévouement de ce rare serviteur avait revêtu un caractère héroïque. Le considérant comme un autre lui-même, ne lui cachant ni ses craintes ni ses espérances, ni ses regrets ni ses ambitions, ayant pris l'habitude de ne rien faire sans le consulter, Monsieur s'était promis, si jamais il devenait roi, non seulement de lui maintenir toute sa confiance, mais encore de la rendre éclatante en honorant d'Avaray de fonctions qui la légitimeraient.

Ainsi, allait se développer et devenir toute-puissante sur les affaires de l'émigration l'influence de ce gentilhomme originaire du Béarn, fils d'un maréchal de camp que la noblesse de l'Orléanais avait envoyé aux États généraux et à qui, aux beaux jours de Versailles, le comte de Provence avait accordé son amitié. Cette influence, on la verra, pendant quinze ans, s'exercer sans relâche en toutes les occasions importantes. Jusqu'au jour de sa mort, survenue à Madère en 1811, d'Avaray sera, on peut le dire, l'âme même de son prince, et, pas plus que lui, il ne désespérera jamais de la restauration, malgré les catastrophes et les revers.

Au conseil, c'est toujours son opinion qui finit par l'emporter, parce que c'est toujours à elle que se rallie le roi. Chaque matin, quand il n'est pas retenu au loin par quelque mission de confiance, c'est lui qui ouvre toutes les lettres. Après les avoir lues, il envoie au roi, dans la cassette qui les contient, le projet résumé des réponses qu'elles nécessitent ainsi que des annotations jetées en hâte sur des bouts de papier où il appelle son prince «mon cher maître», et sur lesquels celui-ci réplique par des observations ou des réflexions familières que lui ont suggérées les dires de «son ami». Chaque soir, avant de se mettre au lit, le roi va passer une heure chez d'Avaray. Ils causent ensemble des événements de la journée, des résolutions à prendre pour le lendemain, des moyens d'y rallier les conseillers qui seront, dans leur réunion quotidienne, sous la présidence du roi, appelés à les discuter.

Ceux-ci jalousent et redoutent d'Avaray. Mais tous rendent hommage à son dévouement; ils sont sensibles aux formes déférentes et courtoises dont il enveloppe ses idées. Ils le savent homme d'honneur et de loyauté, ennemi de l'intrigue, incapable d'une bassesse. Ils savent de même qu'on ne saurait longtemps lui résister sans encourir la disgrâce du maître. Comment douteraient-ils de la puissance du favori quand ils sont les témoins journaliers des traits de la confiance que le roi lui accorde, des services par lesquels d'Avaray se l'assure ou la justifie, comme, par exemple, lorsqu'il lui sauve l'honneur en le séparant de l'artificieuse comtesse de Balbi[3]? Ne savent-ils pas que le jour, 21 juin 1795, où le comte de Provence,—monseigneur le Régent, comme l'appelaient alors les émigrés,—a appris, par une communication du prince de Condé, la mort de Louis XVII, cette mort qui lui a valu la couronne, c'est à d'Avaray qu'il est allé d'abord en apporter la nouvelle?

«Le Régent descend chez moi précédé du comte de Cossé, écrit d'Avaray, dans ses notes quotidiennes[4]; leur visage m'effraye; je cherchais des forces contre quelque nouveau malheur que je ne pouvais prévoir, lorsque le Régent me dit après un moment de silence:

«—Le roi est mort.»

«Je reste sans parole, sans mouvement; puis, tout à coup, je me précipite sur sa main. Le comte de Cossé en fait autant. Mon maître nous serre dans ses bras. Je lui prédis alors sans hésiter que les malheurs et les crimes s'arrêteront à lui et qu'il sera le restaurateur de la France.»

Il est donc certain que la faveur de d'Avaray est bâtie à chaux et à sable; qu'à essayer de l'ébranler, on se briserait. Les courtisans du roi dans son exil en sont convaincus; ils se soumettent. Seul d'entre eux, La Vauguyon, pour avoir voulu y résister, sera chassé.

Il n'est pas sûr que d'Avaray possède toutes les qualités nécessaires au grand rôle que Louis XVIII lui destine. Dans un corps chétif, frêle, affaibli par la maladie de poitrine qui le ronge sans altérer son énergie morale, il porte une âme impressionnable, capable d'inspirations fortes, mais hors d'état de les réaliser jusqu'au bout. Il est prompt à prendre feu, enclin à la défiance, facilement soupçonneux, quoique extraordinairement crédule. Dans une situation où d'autres pensent qu'il faut regarder plus encore aux résultats qu'aux instruments et moyens à employer pour les atteindre, il répugne trop souvent à se servir des agents étourdis, légers ou sans scrupules, prêts à tout, bons à tout, que les hasards de l'existence misérable des émigrés ont fait surgir de toutes parts et mis au service de la cause royale.

Homme d'ancien régime, il est intransigeant sur les principes; il n'accepte aucun changement dans les institutions de la monarchie; il ne rêve que châtiments inexorables contre ceux qui les ont détruites. Lorsque Louis XVIII, en succédant à son neveu, prépare pour «son peuple» un manifeste, c'est d'Avaray qui inspirera le langage de son maître et lui donnera une physionomie menaçante et vengeresse. Dans le conseil tenu à Vérone, le 30 juin 1795, afin de discuter le projet de déclaration qu'a rédigé le secrétaire Courvoisier, c'est encore lui d'Avaray, qui, faisant litière des raisons politiques invoquées par le comte de Las Casas, ambassadeur d'Espagne, par d'Antraigues et par les personnages qu'a réunis le roi en vue de cette délibération solennelle, s'écriera avec véhémence:

—La première parole du roi ne peut être que pour appeler le glaive de la justice sur la tête des assassins de son frère.

Et aussitôt son opinion, bien que ses contradicteurs en démontrent les dangers et insistent sur la nécessité de paroles moins provocatrices, deviendra celle du roi, qui l'exprimera à son tour.

—Mon frère, mon neveu, ma famille, mes sujets demandent vengeance. Ne voyez-vous pas, messieurs, la calomnie qui me poursuit! Si je me montrais indulgent, on ne manquerait pas de dire: Lisez, voyez la joie qui perce et l'ambition qui jouit.

Ce qu'est d'Avaray ce jour-là, il le sera toujours. Cette soif de vengeance qu'il vient de trahir, c'est si bien lui qui en entretient les ardeurs dans l'esprit de son maître que celui-ci, malgré sa sagesse relative, n'y renoncera complètement qu'en 1811, lorsque la mort l'aura délivré du joug d'une amitié aussi nuisible à sa politique qu'elle fut précieuse et bienfaisante à son cœur.

Voilà, certes, des violences d'opinion singulièrement dangereuses dans un homme dont le roi a fait son principal et toujours écouté conseiller. Mais d'Avaray en atténue les effets par sa droiture, par de fréquents retours de prévoyance, par ce dévouement sans bornes qui permet de saluer en lui un admirable chien de garde, incessamment attentif à la sûreté du maître, la sentinelle vigilante de l'honneur de la couronne et du monarque que malheureusement, par sa manière d'être, il ne parvient pas toujours à faire aimer de ceux auprès de qui il le défend.

C'est le jugement qu'en 1811, tandis que d'Avaray agonise à Madère, Joseph de Maistre, qui l'a beaucoup connu, beaucoup pratiqué, portera sur lui. «Je regrette bien, mande-t-il le 3 juillet au comte de Blacas, que l'air de Madère n'ait point encore pu rétablir le digne comte d'Avaray. Vous m'accusez de ne point lui rendre justice. N'est-ce point vous, au contraire, mon cher Comte, qui ne me la rendez pas? Quel homme dans le monde entier estime plus votre ami comme particulier, comme Français et comme sujet? Qui peut rendre plus de justice que moi à son attachement sans réserve, à son dévouement héroïque, à son inébranlable fidélité? Mais si vous le considérez comme un instrument politique, c'est une autre chose. Je vous dis que celui qui n'a pu dans aucun pays aborder aucun homme public sans l'aliéner n'est pas fait pour les affaires. Ce génie est un génie à part, comme celui de la poésie et des mathématiques. On l'a ou on ne l'a pas. Il était nécessaire ici, me dites-vous. Oui, sans doute, ici, dans la chambre, ou tout au plus dans la maison où j'écris; mais hors de là, je crois que c'est tout le contraire. Feuilletez d'ailleurs l'histoire universelle, et dites-moi le nom d'un favori proprement dit qui ait réussi dans la guerre ou dans la politique[5]

Cette démonstration ne convaincra pas Blacas. Destiné à remplacer d'Avaray dans ses fonctions auprès du roi, il le défend contre Joseph de Maistre: «Je suis persuadé, mon cher Comte, que vous regrettez mon malheureux ami, qui a trouvé la mort où il allait chercher la santé. Je crois qu'une femme à grand nez vous a donné sur lui, sur sa volonté d'être, tant de fausses préventions. Je sais que l'on en dit autant de moi, quoique l'on ne m'honore pas encore d'un titre (celui de favori) que j'espère ne jamais mériter, parce que je le regarde comme humiliant pour celui qui le porte et insultant pour celui qui le fait porter. Croyez, mon cher Comte, que s'il n'a pu, comme vous le dites, dans aucun pays aborder aucun homme public sans l'aliéner, ce n'est pas qu'il ne fût fait pour les affaires. Mais en voici la raison; c'est de vous-même que je l'emprunte. Tout souverain malheureux est repoussé par les autres, et, dès que les souverains ont méconnu leur maître légitime, leur intérêt est de l'écraser absolument et de le faire disparaître parce que son existence seule les accuse et les offense. C'est ce désir, c'est cette volonté, qu'il a trouvée partout et que partout il a voulu combattre, qui lui avait attiré la haine honorable dont vous me parlez.»

Qu'en cette circonstance Blacas ait vu plus juste que de Maistre, ou que ce soit au contraire celui-ci qui ait eu raison, il n'en est pas moins certain que d'Avaray n'a pas toujours été habile à créer des partisans au prince et à la cause qu'il chérissait, et pour lesquels il eût volontiers fait le sacrifice de sa vie.[Lien vers la Table des Matières]

II
LE PARTI ROYALISTE EN 1796-1797

Quoique, depuis six ans, toutes les tentatives faites en vue de renverser le gouvernement révolutionnaire et de restaurer la monarchie eussent successivement avorté, le roi s'employait, avec la même ardeur qu'au premier jour, à mettre en œuvre les moyens à l'aide desquels il comptait faire triompher sa cause.

Ces moyens, dans sa pensée, étaient encore multiples. Louis XVIII croyait à la possibilité de replacer la Prusse et l'Espagne sous les armes, d'empêcher l'Autriche de conclure la paix avec la République, d'amener l'Angleterre à reformer la coalition et d'obtenir de la Russie qu'elle y prît une part prépondérante. Il avait peu de confiance dans le cabinet de Vienne, qu'il soupçonnait non sans raison de vouloir démembrer son royaume. Mais il était convaincu que si l'empereur Paul Ier, successeur de la grande Catherine, entrait dans la coalition, il y exercerait promptement assez d'autorité pour contenir les ambitions de ses alliés.

Le roi proscrit connaissait le désintéressement du tsar. Ce souverain, le seul qui eût consenti à le reconnaître en qualité de roi, souhaitait sincèrement le rétablissement des Bourbons sur leur trône. S'il se décidait à la guerre, ce serait uniquement dans ce but. Louis XVIII ne désespérait pas d'obtenir de lui ce que les autres puissances lui avaient toujours refusé ainsi qu'à son frère: le droit de marcher avec les Français que commandait le prince de Condé, à la tête des armées étrangères, lorsqu'elles entreraient en France. Il comptait sur Paul Ier pour arriver à se montrer à ses sujets les armes à la main, pour prouver à ceux de ses partisans qui lui reprochaient son inaction qu'il ne méritait pas leurs reproches, et que, s'il était resté si longtemps inactif, c'est que, ne pouvant rien sans le secours des puissances étrangères, il avait été la victime de leur indifférence pour les Bourbons comme de leurs vues de conquêtes sur la France.

Du gouvernement britannique, et à supposer même que la coalition ne se renouât pas, il attendait plus encore. Il ne désespérait pas d'obtenir que ce gouvernement favorisât un nouveau coup de main contre la République, soit sur les côtes de l'Océan, dont il croyait les populations toujours animées du désir de combattre pour Dieu et pour le roi; soit sur la frontière suisse, où la haine soulevée contre le gouvernement français parmi les habitants de l'Helvétie, ces antiques alliés des Bourbons, ferait, à l'approche d'un corps expéditionnaire, surgir du sol de vaillants soldats qui viendraient le grossir. Ce projet flattait tout spécialement ses ambitions parce qu'il y voyait une place pour lui, une occasion de se rouvrir les portes de son royaume, ou, comme il le disait «d'y trouver son tombeau.» Mais, pour l'exécuter, l'or anglais était indispensable; ses efforts, du côté de l'Angleterre, avaient surtout pour but de se faire allouer de nouveaux subsides, qu'elle persistait à ne pas donner aussi importants qu'il aurait voulu, en alléguant l'énormité des sacrifices déjà consentis par elle et bien en pure perte, puisqu'après tout, la République n'avait pas été détruite.

Cependant, cette fois, à l'appui de ses sollicitations succédant à tant d'autres qu'on n'avait jamais exaucées qu'incomplètement, ce dont il ne cessait de se plaindre, il pouvait invoquer pour les justifier des arguments propres à frapper le cabinet anglais. Ces arguments, il les tirait des informations qui lui venaient de France. Elles lui montraient ses partisans plus actifs que jamais et plus résolus, leur nombre s'augmentant incessamment, grâce à la propagande inlassable à laquelle se livraient les émigrés rentrés depuis le neuf thermidor.

Longtemps opprimées et décimées par le terrorisme triomphant, les populations, de toutes parts, demandaient justice et vengeance. En beaucoup d'endroits, à Lyon, dans le Languedoc, en Provence, dans les Cévennes, elles n'avaient pas attendu que des lois nouvelles leur donnassent satisfaction; elles se faisaient justice elles-mêmes et frappaient çà et là les hommes qui naguère étaient pour elles des oppresseurs et des bourreaux. Des bandes s'étaient formées sous les ordres de chefs énergiques et impitoyables, parcouraient les campagnes, agitaient les villes et, sous des noms divers,—chauffeurs, barbets, compagnons de Jésus,—exerçaient de terribles représailles contre les anciens terroristes, les acheteurs de biens nationaux, les prêtres assermentés.

Dans le Midi surtout et notamment à Marseille, à Nîmes, à Aix, à Toulouse, au Puy, à Tarascon, ces représailles, dès le lendemain de la chute de Robespierre, avaient donné lieu à d'effroyables massacres. Elles avaient dégénéré depuis en scènes de brigandages, dont les acteurs, affamés de vengeances et pervertis par l'excès de leurs souffrances, tuaient, volaient, attaquaient même des citoyens inoffensifs ou arrêtaient les diligences pour dépouiller les voyageurs et s'approprier les fonds du trésor public dont elles opéraient le transport.

Dans les massifs montagneux de la Haute-Loire et du Vivarais, il y avait pour commander ces mouvements insurrectionnels des chefs intrépides[6], mais non moins violents qu'imprudents et téméraires: le marquis de Bésignan, véritable énergumène, bavard, agité, qui avait entrepris de soulever Lyon et de former une ligue qui s'étendrait de la Franche-Comté à la vallée du Rhône, pour faciliter l'invasion des Autrichiens par les frontières de l'Est; le baron de Saint-Christol, gentilhomme du Comtat, qui rêvait de s'emparer des grandes villes du Midi; le chevalier de Lamothe, ancien officier, qui attendait, en se livrant à une guerre d'escarmouches, une prise d'armes générale; le chevalier Durrieu, surnommé le chevalier de la Lune; Pellamourgue, comte de Cassaniouze, qui voulait rentrer dans ses propriétés confisquées comme biens d'émigrés; le marquis de Surville, ancien officier au régiment de Picardie, poète à ses heures, nature chevaleresque, moralement supérieur à tout ce qui l'entourait; Dominique Allier, frère de l'ancien prieur de Chambonas, fusillé avec Charrier à la suite des premières insurrections cévenoles; d'autres encore, plus humbles, moins raffinés dans leurs goûts comme dans la manière d'affirmer leurs opinions.

Ces hommes, royalistes dans l'âme mais rebelles à toute discipline, mêlés aux révoltes antérieures du Midi, imbus de tous les préjugés de l'émigration, communiquaient avec les émigrés. Ils sollicitaient des ordres, et, quoique peu disposés à y obéir, ils allaient les chercher tour à tour en Angleterre auprès du comte d'Artois, en Suisse auprès du prince de Condé, à Vérone d'abord et à Blanckenberg, ensuite auprès du roi lui-même. Ils recevaient des fonds de Wickham, agent de l'Angleterre installé à Lausanne, d'où il communiquait avec le général de Précy, l'organisateur de l'insurrection des Lyonnais en 1795; avec le comte de Vezet, jadis président du Parlement de Besançon; avec Imbert-Colomès, ancien maire de Lyon, élu depuis député aux Cinq-Cents, et en un mot avec les innombrables agents à qui le roi confiait l'exécution des plans qu'il avait approuvés entre tous ceux qui lui étaient quotidiennement soumis.

D'autre part, la foi religieuse sur toute l'étendue du territoire renaissait avec d'autant plus de violence qu'elle avait été plus durement contenue. Le peuple réclamait le rétablissement de son culte, le relèvement de ses autels, le retour des prêtres qui, pour avoir refusé de prêter le serment constitutionnel, avaient dû se cacher ou s'enfuir. Telles étaient ses exigences, que la Convention avant de se séparer, et le conseil des Cinq-Cents dès les débuts de sa réunion, avaient dû abroger en partie les lois de proscription décrétées naguère contre le clergé, autoriser la réouverture des temples, renoncer à sévir lorsque les fidèles, pressés de s'y prosterner comme autrefois, trouvant qu'on mettait trop de lenteur à les leur rendre, en forçaient les portes et faisaient retentir de leurs prières et de leurs chants les vieilles voûtes si longtemps silencieuses. Ainsi, avec un irrésistible élan, s'affirmait de toutes parts la volonté de la France de faire succéder, aux saturnales sanglantes qu'avaient expiées et expiaient encore les terroristes, une ère nouvelle qui verrait s'opérer la pacification du pays sous l'égide d'un gouvernement réparateur.

Ce gouvernement, Louis XVIII prétendait être le seul qui pût le donner à la France. Bien que l'unanimité des Français n'en fût pas convaincue au même degré que lui, il n'en était pas moins autorisé à croire que si le Directoire, où l'élément révolutionnaire représenté par les thermidoriens demeurait encore tout-puissant, était épuré, et que si les armées étrangères rouvraient aux Bourbons le royaume en des conditions qui feraient éclater leur désintéressement, c'est-à-dire leur renoncement à toute idée de conquête, une foule immense de ses sujets se lèverait pour l'acclamer, se rallier à son drapeau, se soumettre à ses lois.

Il pouvait fournir maintes preuves à l'appui de sa conviction: les informations que lui envoyaient les membres de l'agence qu'il entretenait à Paris; les protestations de fidélité qui lui arrivaient de toutes parts; les dispositions de la Vendée qui, malgré les défaites récentes et les tentatives de pacification commencées par le Directoire, semblait prête à reprendre les armes; l'agitation continue des provinces méridionales; la certitude où l'on était que les élections prochaines donneraient la victoire au parti modéré, et enfin, ce qu'on lui rapportait du désir secret de généraux populaires dans l'armée, tels que Pichegru, Hoche, Moreau, Kellermann, Willot, de se rallier à lui.

Sur ce dernier point, les renseignements qu'il recueillait, exagérés ou faux pour la plupart, le faisaient se leurrer de beaucoup d'illusions. Tout cependant n'était pas mensonge dans ces rapports, et notamment en ce qui touchait Pichegru. Ce général, au mois de septembre 1795, alors qu'il commandait l'armée de Rhin et Moselle, était entré en relations avec le prince de Condé, qui campait non loin de lui parmi les troupes autrichiennes, qui menaçaient l'Alsace. Un aventurier politique, Roques de Montgaillard, dont le nom allait obtenir bientôt un certain retentissement, était le metteur en œuvre de cette intrigue, à laquelle Condé s'était prêté avec une candeur et une crédulité invraisemblables. Assisté d'un libraire de Neufchâtel, nommé Fauche-Borel, illettré, panier percé, exalté, vénal, menteur et, pour tout dire, véritable acteur de comédie, Montgaillard, par l'intermédiaire de ce personnage, avait fait offrir à Pichegru des avantages mirifiques s'il voulait faire arborer le drapeau blanc par son armée, la réunir à celle de Condé pour marcher ensemble sur Paris et livrer à ce prince Strasbourg et Huningue. À l'en croire, les Autrichiens favoriseraient ce mouvement, dont le succès n'était pas douteux et ouvrirait à Louis XVIII son royaume.

Pichegru avait eu le tort, non seulement de ne pas faire arrêter le porteur de ces propositions criminelles, mais encore de le charger de dire au prince de Condé que, bien que ces plans fussent inacceptables, d'abord parce qu'il n'était pas assez sûr de son armée et ensuite parce qu'ils ne pouvaient s'exécuter qu'au moyen d'une grossière violation de ses devoirs militaires, il ne se refusait pas à servir la cause du roi quand l'occasion s'en présenterait, par des moyens qu'il ferait connaître ultérieurement.

Cette réponse était digne d'un politicien qui s'efforce de ne rien compromettre et de ménager tout le monde, mais indigne d'un soldat commandant une armée en présence de l'ennemi. Tout au moins ne constituait-elle pas une promesse. C'est cependant comme un engagement formel d'abandonner la République et de passer à la monarchie que Montgaillard l'avait présentée au prince de Condé, demandant en échange des fonds destinés à Pichegru pour faciliter sa trahison.

Ces fonds, fournis par l'agent anglais Wickham, n'étaient pas plus arrivés au général que ceux qui, par la suite, furent demandés en son nom. Montgaillard, Fauche-Borel et la nuée de complices dont ils s'étaient entourés se les appropriaient au fur et à mesure qu'ils les recevaient. Condé ne s'en doutait pas. Il acceptait comme parole d'Évangile les propos qu'on lui apportait de Pichegru; dans ses lettres, il en entretenait le roi, dont la confiance en ce général devint alors et demeura entière, même lorsque, ultérieurement, la conduite suspecte du comte d'Antraigues, son agent à Venise, eut livré à Bonaparte, qui commandait alors en Italie, le secret de ces négociations manifestement dénaturées par Montgaillard et par Fauche-Borel pour tromper le prince de Condé et lui extorquer des fonds.

En dépit du dénouement de cette escroquerie et bien qu'avant qu'elle ne se dénouât, Pichegru se fût démis de son commandement et fût allé se fixer à Arbois, sa ville natale, dans le Jura, le roi resta persuadé que ce général lui était acquis et saisirait, comme il l'avait promis, toutes les occasions propices pour rendre effectif son dévouement. Aussi lorsque, aux élections pour les Cinq-Cents, Pichegru fut choisi par ses compatriotes pour les représenter; lorsque l'Assemblée l'eut appelé à l'honneur de la présider, et enfin lorsque ses propos et sa conduite eurent démontré qu'il était hostile au Directoire, le roi se fortifia dans la conviction qu'il pouvait compter désormais l'illustre soldat parmi ses partisans.

C'est de l'ensemble des faits que nous résumons qu'il s'inspirait plus spécialement depuis son arrivée à Blanckenberg pour multiplier ses démarches auprès des cours, pour généraliser les mouvements insurrectionnels de l'intérieur, pour prendre, avec le concours de ses partisans restés en France ou qui y étaient rentrés depuis deux ans, des mesures décisives à l'effet de porter à la République un coup tel qu'il espérait qu'elle ne s'en relèverait pas.

Pour assurer l'exécution de ses ordres et indépendamment des représentants secrètement accrédités par lui auprès de la plupart des cours, Louis XVIII, depuis son avènement platonique à un trône ensanglanté, que ses efforts tendaient à reconquérir, avait institué deux agences: l'une en Suisse, qui devait bientôt se transporter en Souabe; l'autre à Paris.

La première, dite agence de Souabe, se composait de trois hommes d'un dévouement éprouvé: M. de Vezet, ancien président du Parlement de Besançon; le général de Précy, le défenseur de Lyon, et Imbert-Colomès, jadis maire de cette ville, qu'il représentait maintenant au conseil des Cinq-Cents. Vivant des fonds anglais que lui versaient Wickham et Crawford, commissaires du cabinet britannique installés en Suisse, et placée sous les ordres du prince de Condé campé encore sur les bords du Rhin avec les armées autrichiennes, l'agence de Souabe avait reçu pour mission de provoquer et de seconder les mouvements royalistes de l'Est et du Midi. Elle exerçait plus spécialement son action en Alsace, en Franche-Comté, dans le Lyonnais, le Velay, le Languedoc et la Provence.

L'agence de Paris opérait dans le reste de la France et surtout dans l'Ouest. Instituée en 1794, sur le conseil du comte d'Antraigues, pour être en France l'organe des princes émigrés et pour assurer l'exécution de leurs ordres, elle se composait, au lendemain de sa création, de quatre personnes: les abbés Le Maître et Brottier, le chevalier Despomelles, colonel démissionnaire, et Duverne de Praile, ancien capitaine de frégate.

À ses débuts, elle s'inspirait des opinions de ce qu'on appelait la faction espagnole, dont d'Antraigues était le représentant. Notoirement hostile à l'Angleterre, la faction ne comptait pour le rétablissement de la monarchie que sur le concours de l'Espagne. Il en résultait que maintes fois l'agence s'était trouvée en contradiction avec les vues et les projets des princes, voire du comte de Provence, bien qu'il se fût proclamé régent du royaume après la mort de son frère, et qu'à ce titre, le jeune roi étant captif au Temple, il fût le véritable souverain. Sous divers prétextes, elle avait alors affecté de se montrer indépendante de lui, de lui taire ses plans, de ne pas tenir compte de ses ordres qu'elle déclarait inexécutables.

Mais, lorsque la couronne était échue à ce prince et surtout après la journée de Vendémiaire, où deux des membres de l'agence avaient été compromis et l'un d'eux, Le Maître, condamné à mort et exécuté, ce malheureux ayant été remplacé par un ancien magistrat, M. de La Villeheurnoy, elle avait cessé de marchander sa soumission au roi. La conclusion de la paix entre la République et l'Espagne l'avait rejetée du côté de l'Angleterre, où, plus volontiers qu'autrefois, elle allait chercher maintenant ses inspirations et soumettre ses plans quand leur exécution nécessitait des fonds que le gouvernement britannique seul était en état de lui fournir. Elle entretenait des relations suivies à Londres avec les ministres anglais par l'intermédiaire de Dutheil, trésorier des princes, et en Suisse avec Wickham.

Dans les circonstances graves, elle appelait à ses délibérations l'ancien constituant baron d'André et l'ancien maire de Lyon Imbert-Colomès, élus l'un et l'autre au conseil des Cinq-Cents et bien placés, par conséquent, pour faire parmi les députés, leurs collègues, une active propagande en faveur du royalisme. En tout ce qui concernait les affaires du roi, celles du moins qu'on ne leur dissimulait pas, leur opinion exerçait sur les délibérations des agents une influence décisive.

Indépendamment des correspondants que l'agence comptait dans les provinces, il y avait autour d'elle plusieurs personnages qui allaient et venaient entre Paris et les divers points d'où s'exerçait peu ou prou l'action royaliste: Londres, source principale des subsides; la Suisse, où résidait Wickham; Blanckenberg, où le roi s'était établi; la Normandie et la Bretagne, où les insurrections ne désarmaient pas ou semblaient toujours prêtes à renaître quand elles avaient désarmé.

Parmi ceux de ces personnages qu'à raison de leur nom, de leur activité, de leurs services, on considérait comme les plus importants, il faut citer le prince Louis de la Trémoïlle, le comte de Rochecot, le comte de Bourmont, que les guerres des chouans avaient mis tous les trois en lumière; le prince de Carency, fils aîné du duc de La Vauguyon, à qui les fonctions de confiance que remplissait son père auprès du roi donnaient un crédit et une autorité dont les désordres de sa vie privée et ses vices trop cyniquement étalés auraient dû le faire déclarer indigne; le comte Louis de Frotté, l'héroïque instigateur des insurrections normandes; Sourdat, émigré rentré, ancien lieutenant de police à Troyes, devenu publiciste et que quelques écrits avaient désigné au roi comme un partisan dévoué, bon à employer dans des missions délicates; un jeune homme du nom de Bayard, que le général de Précy avait présenté à Wickham pour servir d'intermédiaire entre ce dernier et l'agence de Paris et à qui l'on reprochait d'être devenu beaucoup plus l'homme des Anglais que l'homme du roi; un sieur Bénard, employé dans les bureaux du Directoire, qui s'était offert pour conquérir le directeur Barras à la cause royale; Fauche-Borel, le fameux libraire neufchâtelois, singulier mélange de sottise et de vénalité, tout gonflé de son importance depuis qu'il avait été chargé par Montgaillard de négocier avec Pichegru, et qui rêvait peut-être déjà de greffer sur les démarches de Bénard ses propres démarches pour convertir Barras et se donner le mérite et les profits de cette prétendue conversion, et enfin l'abbé André, dit de La Marre, dont nous parlons plus bas. Seul peut-être, parmi ce personnel de conspirateurs, il pouvait se flatter d'être dans l'entière possession de la confiance du roi et de d'Avaray.

La puissance d'action de ces agents ne saurait être jugée d'après leur nombre. À l'exception de très peu d'entre eux, ils étaient hors d'état de rendre d'importants services. On ne pouvait, en fait de services, attendre de leur part que ceux qu'il est donné à d'obscurs agitateurs, de rendre accidentellement. Se sachant surveillés, exposés à toutes les indiscrétions comme à toutes les curiosités, n'osant combattre ouvertement, condamnés à comploter avec et par de petits moyens, toujours à la poursuite de fonds, soit pour la cause, soit pour leurs besoins personnels, dupes de l'Angleterre, victimes de sa versatilité, ils passaient leur temps à élaborer des plans que toujours quelque incident inattendu venait détruire au moment où ils se croyaient en état de les exécuter.

Par surcroît d'infortune, il existait entre eux une cause irréparable de faiblesse: leurs divisions. Ils se défiaient les uns des autres, se jalousaient, se suspectaient, s'accusaient réciproquement d'imprudents bavardages, d'ambitions cachées, de défaut de zèle, de basses convoitises, de désobéissance aux ordres du roi et même de trahison. Tel était l'état des choses à l'aube de cette année 1797, dont nous racontons les incidents. Ces divisions des agents de Paris, plus ou moins dissimulées, plus ou moins contenues, tendaient à s'envenimer, se préparaient à éclater dans des circonstances quasi tragiques, alors que l'intérêt bien entendu de la cause royale eût exigé entre ceux qui aspiraient à l'honneur de la servir une union étroite et durable.[Lien vers la Table des Matières]

III
L'ABBÉ DE LA MARRE ET LE MARQUIS DE BÉSIGNAN

Entre ces divers acteurs du drame de l'Émigration, il y a lieu de distinguer ceux dont le langage et la conduite ont révélé une haute raison et un dévouement aussi désintéressé que sincère: tel par exemple l'abbé André, que, sous le nom de de La Marre et à partir de 1796, on voit, pendant six années, remplir les missions les plus difficiles, sans cesse sur les chemins pour porter à Paris et à Londres les ordres du roi, en surveiller l'exécution, et qui, pour dissimuler sa personnalité, pour se dérober aux recherches de la police consulaire, se fait appeler tour à tour Falike, l'abbé de Bellecombe ou David Pachoud, négociant à Lausanne.

Une curieuse figure que celle de ce prêtre de Savoie, dans la force de l'âge, actif, entreprenant, toujours disposé à courir les aventures, à braver les pires dangers, assez habile pour y échapper, assez fin pour découvrir sous les fausses apparences les zèles intéressés et simulés, assez courageux pour les démasquer, trop prévoyant pour ne pas comprendre l'inefficacité des complots et des soulèvements partiels, et pour ne pas leur préférer les procédés de propagande et de persuasion. «Trouver le moyen, écrira-t-il en 1800, de concilier le pouvoir qu'on doit accorder au roi après tant de révolutions avec la portion de liberté dont la nation doit jouir et avec les intérêts de tous, voilà le problème.» Et il ajoute que le meilleur moyen de faire au royalisme des prosélytes, «c'est de ne décourager personne,» entendant par là qu'il faut convertir plutôt que frapper. L'homme qui raisonne ainsi, alors que tant d'autres, malgré les leçons antérieures, persistent à conseiller au roi les moyens révolutionnaires, les châtiments, les vengeances, n'est pas le premier venu.

De même que nous manquons de renseignements sur les origines de l'abbé André dit de La Marre, de même nous ignorons par suite de quelles circonstances, il avait été conduit à proposer ses services à Louis XVIII, ou celui-ci à les lui demander. Ce qui est certain, c'est que, dès les derniers mois de 1796, il était l'agent de confiance du roi, le négociateur préféré, l'homme des missions difficiles. Justement, il venait d'arriver à Blanckenberg après un séjour à Paris et à Londres, durant lequel, mêlé aux royalistes et aux émigrés, il avait beaucoup vu, beaucoup entendu, beaucoup observé; il croyait remplir un devoir en apportant à son souverain prescrit le résultat de ses observations.

En ce moment, à ne regarder qu'aux apparences, le parti des Bourbons dans l'intérieur était entièrement disloqué. La journée de Vendémiaire avait détruit dans Paris les espérances qui s'y étaient réveillées le neuf thermidor. Depuis le désastre de Quiberon, un profond découragement régnait en Bretagne et en Vendée. Aux grandes guerres auxquelles avait pris part tout un peuple, succédaient peu à peu des insurrections isolées dont les victimes périssaient en pure perte, sans profit pour la cause royale. Les tentatives du Directoire à l'effet de pacifier ces pays paraissaient devoir aboutir; déjà des chefs chouans faisaient leur soumission. Les complots ourdis dans l'Est par l'agence de Souabe, et qui devaient, à en croire Imbert-Colomès, faire surgir du sol, entre Besançon et Lyon, quarante mille royalistes, le fusil à la main, aussitôt que l'armée de Condé soutenue par les Autrichiens aurait franchi la frontière, avaient échoué. Le général Pichegru n'avait tenu aucune des promesses présentées par des agents menteurs et infidèles comme formulées par lui; il avait quitté le commandement de l'armée de Rhin et Moselle pour se faire élire par ses concitoyens du Jura député au conseil des Cinq-Cents, qu'il présidait maintenant sans laisser deviner, bien que notoirement hostile au Directoire, ses intentions pour l'avenir. Enfin les insurrections du Midi, mal conçues, mal préparées, mal conduites, avaient subi le même sort que les complots de l'Est, sans rien produire de ce qu'on en attendait. De tant de résultats douloureux, on devait donc conclure que la cause royale était irréparablement compromise.

Il n'en était rien cependant. Du sombre tableau que nous venons de décrire ne résultait pas la preuve que les moyens de la défendre et de lui assurer le succès étaient épuisés, mais cette autre preuve plus rassurante qu'il fallait renoncer à ceux dont on s'était servi jusque-là, ou tout au moins qu'on ne devait y recourir de nouveau qu'après avoir essayé d'en employer d'autres, c'est-à-dire ces procédés de propagande et de persuasion dont de La Marre se déclarait un partisan résolu.

Le roi n'avait pas attendu de l'entendre exprimer cette opinion pour être disposé à l'accueillir et à la partager. Avant même que cet agent sagace et fidèle parût à Blanckenberg, Louis XVIII était préparé à se rallier à ses vues par les rapports de ses agents de Paris. Depuis que la Convention s'était séparée pour faire place au Directoire et aux conseils des Anciens et des Cinq-Cents, ces agents, prenant texte des votes des électeurs, favorables à la politique modérée précédemment proscrite par les Jacobins, parlaient sans cesse de la possibilité de former dans les deux assemblées un parti royaliste. On n'y réussirait peut-être pas du premier coup, la Convention dissoute comptant encore trop de membres aux Anciens et aux Cinq-Cents. Mais, le Corps législatif étant tous les ans renouvelable par tiers, on pouvait espérer qu'il s'améliorerait d'année en année et que le parti du roi y deviendrait promptement majorité. C'est à ce résultat qu'il fallait travailler, soit en agissant directement sur les élus, soit en se livrant parmi les électeurs à une active propagande en faveur de la monarchie. Les agents de Paris se flattaient de trouver pour les seconder des auxiliaires précieux parmi les membres même des conseils qu'ils disaient désireux de mettra fin au régime révolutionnaire en hâtant la restauration du souverain légitime.

«Il n'est pas impossible d'avoir Boissy d'Anglas, est-il dit dans un rapport présenté au roi par l'abbé de La Marre. Il a un grand parti, quatre enfants, peu de fortune et une femme folle en aristocratie. Il disait naguère:

«—Croyez-vous qu'on me recevrait de l'autre côté?»

«On ne risque rien à le tenter[7]

Boissy d'Anglas n'était pas le seul qu'on pût espérer rallier à la cause royale. Pastoret, Dubois, Tronchet, Tronson du Coudray, Dumas, Henri Larivière, Barbé-Marbois, Vaublanc, Siméon, Portalis et combien d'autres étaient considérés, sinon comme tous convertis au royalisme, mais comme disposés à s'y convertir. «On peut compter aussi sur l'abbé de Damas et, par lui, on aura l'abbé de Montesquiou, qui a eu le tort de ne pas encore écrire au roi, mais qui réparera ce tort.» Le même rapport ajoute: «On peut attendre beaucoup des généraux Pichegru, Willot et Dumouriez. Les armées ne sont point aussi favorables au gouvernement qu'on pourrait le croire. Le moment où les partis sentent leur faiblesse est celui où le parti du roi acquiert le plus de force.» On voit poindre là l'illusion commune à beaucoup de royalistes et qu'avait encouragée chez le roi et dans son entourage ce qui se racontait, sur la foi des dires de Fauche-Borel, des dispositions de Pichegru.

C'est la même illusion qui dictera, quelques mois plus tard, à un correspondant inconnu cette remarque qui ne repose que sur des commérages: «Un voyageur venu de Milan dit que l'armée de Bonaparte n'est plus reconnaissable, qu'elle est purgée de tous les Jacobins, que Bonaparte lui-même est devenu bon.» Si Bonaparte est devenu bon, il n'est pas téméraire de supposer que les membres du Directoire, et notamment Barras et Carnot, le deviendront aussi et que, si dans les Conseils annuellement renouvelables par tiers, se forme un parti favorable au roi, ils se laisseront glisser eux aussi sur la même pente, d'autant qu'ils se rendent bien compte de la fragilité de leur pouvoir, résultant de leur passé révolutionnaire. Ce passé, ils auront à cœur de le réparer. Dans ce but, peut-être voudront-ils prendre la tête du mouvement au lieu de se laisser entraîner par lui.

Voilà quelles espérances avait apportées à Blanckenberg l'abbé de La Marre, tout en étant d'avis qu'il ne fallait ni s'y livrer trop vite ni mettre trop de prudence dans ce qu'on entreprendrait afin de les réaliser. Il considérait en effet comme essentiel de ne pas heurter l'opinion publique en se donnant l'air de vouloir la violenter:

«Elle n'est vraiment prononcée que sur un seul point: le rapport des lois révolutionnaires. Quelques fous voudront aller au delà. C'est alors qu'ils rencontreront une résistance qu'ils ne calculent pas. Le gouvernement se renforcera de toutes les craintes, de toutes les passions, de toutes les espérances.»

Les conseils que dictent à de La Marre les informations qu'il rapporte d'Angleterre et de France ne sont pas pour déplaire à Louis XVIII. Il y trouve la confirmation de ceux que lui a déjà fait parvenir le baron d'André.

«La nation est dans une telle apathie, a écrit cet agent royaliste, qu'on ne peut se promettre un mouvement général; il n'y a rien à faire en ce moment (août 1796); c'est des autorités qui seront établies par les nouvelles élections qu'il faut tout attendre... Il serait à désirer que le roi se prononçât de manière à faire connaître qu'il est disposé à ne poursuivre personne, à accueillir ceux qui se rapprocheront de lui et qu'il ne tient pas à l'ancien régime dans toute son étendue.»

Quelques jours plus tard, nouveaux avis conçus dans le même sens:

«L'opinion est bonne en général; mais chacun songe à soi; point d'énergie ni d'ensemble, ni de désir de sortir de l'état où l'on est par des mouvements violents. Il n'y a donc rien à attendre que du temps. Puisque l'opinion fait tout, il faut chercher à la former. On peut se flatter de diriger les prochaines élections de manière à avoir une grande majorité dans le Corps législatif et les principales autorités constituées... Un comité dans l'Assemblée s'occupe à préparer les voix à de bonnes élections. Il faut l'y aider, et l'essentiel est que la nation en masse se rende aux assemblées primaires. Les moyens à employer sont: 1o de bons écrits, 2o des voyageurs courageux et instruits, 3o et surtout des prêtres.»

Un tel langage, celui de l'abbé de La Marre ont suffi à éclairer le roi sur l'inefficacité comme sur le prix des mouvements insurrectionnels, quand ils se produisent isolément. L'expérience douloureuse qu'on en a faite depuis le commencement de la Révolution est décisive. Ils ne pourront réussir qu'à la condition d'éclater partout à la fois et d'éclater à l'heure même où les armées étrangères entreraient en France; et encore faudrait-il qu'à l'avant-garde de la coalition marchât un prince de la maison de Bourbon, dont la présence rassurerait les Français sur les suites de l'invasion, ou que, tout au moins, on eût à l'avance facilité son entrée dans le royaume, en le mettant à même de prendre le commandement des royalistes armés.

La conviction de Louis XVIII sur ce point date des premiers jours de son émigration. Elle a inspiré sa conduite depuis cinq ans, ses incessantes demandes aux puissances, ses multiples efforts pour rejoindre ses sujets fidèles, les protestations qu'il n'a cessé de faire entendre toutes les fois que le mauvais vouloir de l'Autriche, de l'Angleterre et de la Prusse a mis obstacle à l'exécution de ses projets. Cet impérieux désir de se montrer aux Français les armes à la main, il n'a laissé perdre aucune occasion, soit comme régent, soit comme roi, de le formuler avec énergie. Lors de la campagne de 1792, quand ensuite Lyon et Toulon se sont insurgés; puis à l'heure où l'expédition de Quiberon se préparait, et enfin lorsque, expulsé de Vérone, il s'est porté à l'armée de Condé, il a toujours affirmé son droit de ne pas laisser à son frère seul, à ses neveux, aux trois Condé, l'honneur de combattre; il a proclamé qu'il voulait aller chercher dans le royaume son trône ou son tombeau.

Paralysé par les vues intéressées des puissances, il les a dénoncées; il a réclamé, il a protesté; il s'est plaint de son inaction forcée. Lorsque au commencement de 1797, l'abbé de La Marre vient lui apporter à Blanckenberg des conseils qui excluent toute idée de soulèvements isolés et lui apprend que l'Angleterre n'a pas renoncé à l'espoir de soulever à nouveau les Vendéens, il dicte lui-même la réponse qu'il conviendra de faire à ce gouvernement égoïste et intéressé: «Nous sommes las de combattre pour un être invisible et peut-être indigne du sang qui l'a fait naître, devra-t-on dire aux Anglais. Que Louis XVIII vienne se mettre au milieu de nous, nous prouver qu'il est vraiment le petit-fils d'Henri IV. Alors, s'il le faut, nous mourrons tous pour lui. Nous combattrons pour vous qui nous sollicitez de reprendre les armes en sa faveur. Mais, s'il reste dans une inaction à laquelle vous le réduisez sans doute, nous ne voyons plus de roi, nous ne sommes plus que Français et nous irons défendre la patrie contre de perfides étrangers qui ne veulent que nous asservir et la ruiner.»

En tenant ce langage, Louis XVIII n'espère pas qu'il sera entendu. L'expérience ne lui laisse plus d'illusions sur l'égoïsme des puissances et leurs vues ambitieuses. La Prusse et l'Espagne ont conclu la paix avec la France; l'Angleterre négocie dans le même but; la Russie, quoique favorable aux Bourbons, ne s'est pas décidée à prendre les armes. Si l'Autriche ne les a pas encore déposées, ce n'est pas qu'elle veuille concourir au rétablissement de la monarchie française, c'est qu'elle ne renonce pas au projet de démembrer la France. Le roi ne peut donc compter pour conquérir son trône que sur le dévouement de ses sujets et sa propre habileté. Aussi accueille-t-il avec faveur les avis de l'abbé de La Marre et entreprennent-ils ensemble, de concert avec le comte d'Avaray, l'étude des moyens qui peuvent être utilement employés pour tirer parti des dispositions qu'on affirme être celles de certains membres du Directoire et des conseils des Anciens et des Cinq-Cents.

Il ne faudrait pas croire, cependant, qu'en ce qui touche ceux de ces personnages qui ont participé, comme Barras et Carnot par exemple, aux pires excès de la Terreur et prononcé notamment la condamnation à mort de Louis XVI, le roi entreprend cette étude avec confiance et sans répugnance. Une note de d'Avaray, écrite au cours de ces tentatives de négociation, trahit clairement l'état d'âme de ce serviteur passionné de la monarchie, dont l'influence sur Louis XVIII s'exerce trop puissamment pour qu'on puisse mettre en doute que sa pensée sera tôt ou tard, si elle ne l'est déjà, celle du prince qu'il sert avec un inlassable dévouement.

«J'ai toujours eu, écrit-il, la plus grande horreur à voir le roi entrer en négociation même indirecte avec le Directoire ou quelques-uns de ses membres. Traiter avec des assassins de Louis XVI est avilissant; traiter avec des hommes odieux à la France est dangereux. La sincérité de ces hommes est nulle hors du crime, et je nie leurs moyens pour servir une cause contraire à celle qu'ils ont embrassée. La prudence exige cependant qu'on écoute, même sans y croire, les propositions qui seraient faites par un intermédiaire, et, puisque tous les avis sans distinction poussent le roi vers ces tyrans ensanglantés, je ne dois pas m'exposer, par une raideur inutile à la gloire de mon maître, à faire dire que, pour avoir refusé d'écouter des propositions qui ne pouvaient rien compromettre, le roi a repoussé loin de sa tête la couronne de ses pères.»

Voilà qui est clair. Le roi négociera si l'occasion s'en présente, mais sans illusion, sans enthousiasme. Si la négociation n'aboutit pas, en même temps qu'il n'aura rien à se reprocher, il ne sera pas déçu.

L'abbé de La Marre se trouvait à Blanckenberg depuis quelques semaines lorsque, au commencement de janvier, s'y présenta à l'improviste un gentilhomme français précédemment employé par le prince de Condé dans ses rapports avec les royalistes de France et dont la conduite, bien que souvent imprudente, n'était pas parvenue à rendre suspect son dévouement. C'était le marquis de Bésignan, dont le nom a été prononcé plus haut. Son château, depuis longtemps possédé par sa famille, était situé aux environs de Nyons dans la Drôme. Avant la Révolution, il avait eu de fréquentes querelles avec ses vassaux. Ils lui reprochaient d'abuser de ses droits de seigneur. Au lendemain de la prise de la Bastille, poursuivi de leurs vengeances, il avait transformé sa demeure en forteresse, armé ses domestiques et proclamé sans ménagement ni prudence ses opinions royalistes, en ajoutant que, s'il était attaqué, il résisterait jusqu'à la mort.

Pour qui connaissait son caractère fougueux et l'exaltation de son royalisme, que partageait sa femme, le langage qu'il tenait n'était point une vaine bravade. Ce qu'il promettait de faire, personne, parmi ses voisins, ne doutait qu'il ne le fît s'il y était contraint. De la crainte qu'il inspirait non moins que des ressentiments qu'il avait encourus, naquit l'exaspération qui s'empara de ses anciens vassaux. Après avoir inutilement tenté d'envahir son château, s'étant vus repoussés à coups de fusils, ils portèrent plainte au Directoire départemental. Leur démarche eut pour conséquence de décider le général d'Albignac, commandant en chef de l'armée de réserve du Midi, à envoyer un corps de troupes, appuyé de cinq pièces d'artillerie, pour avoir raison de ce citoyen rebelle. Durant trente-six heures, Bésignan et ses huit domestiques ou métayers tinrent tête à la fusillade et à la mitraille. Ce ne fut que lorsque les boulets eurent ouvert une brèche dans le mur et allumé un incendie, qu'il se décida a céder aux puissantes exhortations du général d'Albignac, qui l'avait fait secrètement avertir qu'il lui accordait trois heures pour disparaître. Ceci se passait le 28 août 1792. À la fin du même jour, le marquis de Bésignan avait disparu.

Il est singulièrement difficile de le suivre après ce désastre, dans les innombrables péripéties de sa vie errante. Pendant les années qui suivent, on le voit tour à tour à l'armée de Condé, où il ne fait que passer, «sans faire ni bien ni mal,» mais où il parvient à inspirer confiance au vieux prince, qui se défendra plus tard, bien à tort d'ailleurs, d'avoir encouragé ses imprudents projets; à Rome, où il est allé supplier le pape Pie VI de lever des troupes et de s'unir à la coalition, «comme intéressé à rentrer dans la propriété du comtat Venaissin;» à Lyon, où il devient un des agents les plus actifs et les plus violents de la réaction thermidorienne; dans les montagnes du Velay et du Forez, où, à la tête de soixante ou quatre-vingts vagabonds, il se livre à tous les actes de la plus basse chouannerie. C'est à cette époque qu'Imbert-Colomès, de Lausanne où il est réfugié, et supposant que Bésignan est en France, écrit au prince de Condé: «Si le Directoire exécutif avait été jaloux de le faire arrêter, ç'aurait été chose facile, ce qui ferait présumer Bésignan capable de trahison puisqu'il est encore libre.»

La mémoire de notre aventureux personnage mérite très probablement d'être lavée du soupçon qu'exprimait Imbert-Colomès, car le fait inspirateur de ce soupçon se peut expliquer par l'imprudence non moins que par la trahison. D'ailleurs, Bésignan avait trop de comptes à rendre aux tribunaux de la République pour que, à moins d'être devenu fou, il pût se flatter de se faire pardonner ses méfaits et de sauver sa tête au prix même d'une délation. Les dires d'Imbert-Colomès avaient cependant une apparence de vérité. Ce qu'il reprochait à Bésignan, c'était d'avoir surpris dans les milieux royalistes, durant son séjour en Suisse, le projet d'un soulèvement des contrées de l'Est, longuement préparé par l'agence de Souabe, avec le concours de Wickham, de s'en être approprié les plans comme son œuvre et d'avoir ensuite laissé saisir à la frontière franc-comtoise tous les papiers relatifs à ce complot, ce qui avait eu pour conséquence l'arrestation d'un grand nombre d'associés de l'intérieur.

Il y avait dans ces précédents plus de motifs qu'il n'en fallait pour justifier les insinuations d'Imbert-Colomès et pour attirer sur Bésignan la disgrâce du prince de Condé, et par contre-coup, celle du roi. Mais, en un temps où quiconque se consacrait au service de la cause royale devait faire par avance le sacrifice de sa vie, on n'avait pas le droit d'être difficile dans le choix des hommes bons à employer. Il suffisait que par leur conduite, leur constance et leur courage, ils eussent donné des preuves éclatantes de dévouement, pour qu'on ne leur tînt pas longtemps rigueur de leurs étourderies, de leurs imprudences ni même des défaillances de leur zèle, lorsque surtout, par quelque nouveau trait d'initiative, ils s'efforçaient de les racheter. Sans doute, on se défiait d'eux; mais on se résignait encore à les employer faute de mieux.

On ne saurait expliquer autrement les circonstances qui amenaient, au début de cette année 1797, le marquis de Bésignan à Blanckenberg. Avant d'y venir, il s'était rendu auprès du prince de Condé; il lui avait exposé le but de son voyage; c'est après l'avoir entendu que Condé le renvoyait au roi. Le roi seul, en effet, pouvait prononcer sur la proposition qu'apportait Bésignan et décider de la suite qu'il convenait d'y donner. Pour la reconstituer, nous avons sous les yeux le compte rendu qu'à la date du 12 janvier, après un long entretien avec Bésignan, rédigea d'Avaray en vue du conseil royal qui devait se réunir le lendemain.

Le marquis de Bésignan, à l'en croire, était intimement lié avec le comte de Grabianka, noble Polonais établi depuis quatorze ans à Avignon, le premier partage de la Pologne l'ayant déterminé à quitter sa patrie. Depuis le commencement de la Révolution, Grabianka avait rendu d'éminents services aux royalistes, au prix même de sa fortune dont une partie s'était perdue au service de leur cause. Pour les mieux servir, il avait entretenu et entretenait toujours des relations avec certains chefs du parti révolutionnaire: Carnot, La Révellière, Letourneur de la Manche, Isnard, Rovère, d'autres encore. Mais, loin de les flatter, il leur avait toujours dit qu'ils se perdraient eux-mêmes après avoir perdu la France, et que leur dernière ressource serait de se jeter dans les bras de l'autorité légitime qui les repousserait hors de France ou plutôt fermerait les yeux sur leur retraite dès qu'ils auraient rendu les services qu'on pouvait attendre d'eux. Les principaux membres du Directoire, et plus particulièrement Barras et Carnot, paraissaient enfin vouloir prendre ce parti. Mais, retenus par une fausse honte ou par un faux orgueil, ils se refusaient à faire directement des offres au roi. Leur défiance envers les agents royalistes de Paris était telle, qu'ils ne voulaient s'adresser à eux ni traiter avec eux. Le seigneur polonais était le seul intermédiaire qui pût leur être agréable, le seul qui pût conduire à bien une négociation entre le roi et le Directoire.

Il avait donc envoyé le marquis de Bésignan, son ami, au prince de Condé, lequel à son tour le renvoyait au roi, que cet ambassadeur vraiment extraordinaire devait supplier de dépêcher au comte de Grabianka une personne de confiance munie de pouvoirs pour entendre les propositions qui seraient faites par les membres du Directoire ou des Conseils à l'effet de leur assurer le pardon, ou même les grâces qu'eux et ceux qu'ils imploreraient mériteraient par leurs services, et enfin pour concerter avec eux les moyens les plus propres à rétablir la monarchie et le roi. Bésignan déclarait en outre que la personne que le roi chargerait de cette négociation trouverait à Lausanne tous les passeports et les titres nécessaires pour sa sûreté, et que lorsqu'elle serait parvenue à sa destination, le seigneur polonais se chargerait de toutes les démarches à faire.

Le comte d'Avaray, naturellement défiant, devait l'être plus encore envers un homme à qui l'on reprochait beaucoup d'incartades. Il lui objecta son étonnement de le voir arriver sans aucune preuve de la vérité de ses dires, sans aucun témoignage du repentir des individus que le comte de Grabianka prétendait être disposés à contribuer à une restauration. Il ne comprenait pas davantage qu'ils refusassent de traiter avec les agents de Paris, dépositaires permanents des pouvoirs du roi et en possession de sa confiance. Il fit remarquer qu'il était impossible de négocier à leur insu; car, d'une manière ou d'une autre, ils finiraient par avoir connaissance de la négociation, et alors de deux choses l'une: ou ils la regarderaient comme entamée sans la participation du roi, et dans ce cas ils ne s'occuperaient que d'y apporter des entraves; ou ils sauraient que le roi l'avait autorisée, et le secret qu'on en aurait fait leur inspirerait un mécontentement funeste à la cause royale.

«D'ailleurs, ajoutait-il, si ce projet n'est pas une chimère, il deviendra l'opération principale; toutes les autres devront ou cesser ou, plutôt, céder au mouvement qu'elle leur imprimera et concourir à son succès. Dès lors, comment la céler aux agents de Paris?»

On doit supposer qu'à ces graves objections Bésignan ne trouva rien à répondre ou répondit imparfaitement, puisqu'au bas du rapport dicté à un secrétaire, d'où sont tirés ces détails, d'Avaray consigne de sa main l'opinion qu'il a conçue de ce projet extravagant et indique la seule solution qu'il lui semble possible d'y donner.

«Bésignan est un fol qui compromettrait le Père éternel. Il est venu dans l'espoir de rentrer en grâce en donnant un grand témoignage de zèle. Toute cette affaire est un roman dont les personnages seuls existent. Bésignan espère qu'on lui remettra des pouvoirs. Il m'a déjà parlé d'un projet de contre-révolution au cas inattendu où l'affaire ne réussirait pas.» Conclusion: il fallait le congédier avec beaucoup de politesse, le renvoyer au prince de Condé avec une lettre du roi indiquant que Sa Majesté allait prendre les moyens nécessaires pour s'éclairer sur la vérité des faits. Bésignan, après avoir remis cette lettre au prince de Condé, retournerait auprès de son Polonais afin de lui demander les passeports qu'il avait annoncés et de les mettre à la disposition du roi. En même temps, on instruirait les agents de Paris de cette affaire; on ne leur enverrait un pouvoir que s'il y avait lieu. Quant à Bésignan, sans oublier qu'un sot peut ouvrir parfois un avis important, on le tiendrait autant que possible en dehors de la négociation.

C'est en ces termes et avec ces conclusions que le lendemain, 13 janvier, l'affaire fut soumise au conseil du roi. Le duc de La Vauguyon combattit l'opinion de d'Avaray. Il était rare qu'ils ne fussent pas en désaccord. Il pensait que le secret devait être gardé même vis-à-vis des agents de Paris et le roi se mettre en relations directes avec le Polonais par l'intermédiaire d'un homme de confiance. Il proposa même l'abbé de Chaffoy comme le plus capable de remplir cette mission. Ce jeune prêtre, qui fut plus tard évêque de Nîmes, était alors attaché à l'agence de Souabe; il opérait en Franche-Comté, et le président de Vezet, qui l'avait maintes fois employé, vantait sans cesse ses mérites, son courage, son habileté. Mais, d'Avaray ayant objecté que ce vaillant royaliste était trop nécessaire à son poste pour qu'il fût sage de le lui faire quitter, la proposition de La Vauguyon fut abandonnée, et la sienne prévalut.

Bésignan partit aussitôt pour aller chercher à Lausanne les passeports promis par le comte de Grabianka. L'abbé de La Marre, qui devait bientôt retourner en France, fut chargé d'avertir les agents de Paris de ce qui s'était passé et de se concerter avec eux quant aux moyens à prendre pour tirer parti des prétendues bonnes dispositions du Directoire. Sur sa demande et sur l'observation qu'il avait faite que les membres du gouvernement ne persévéreraient dans les intentions qu'à tort ou à raison on leur attribuait que s'ils étaient assurés du pardon du roi, celui-ci rédigea l'acte suivant qui révèle l'état de son âme par rapport aux régicides. La pensée qui a inspiré cette déclaration se retrouvera dans toutes celles qu'il sera par la suite amené à faire en ce qui touche les personnages auxquels il impute les crimes de la Révolution:

«Je suis instruit que plusieurs de ceux que ma déclaration du mois de juillet 1795[8] exclut formellement des avantages qu'elle assure à tous les autres Français, désireraient remettre entre mes mains les rênes du gouvernement, mais que, si je ne consens à les assurer qu'ils n'auront rien à craindre de moi, ils ne voient d'autre ressource pour eux que de rétablir en France ce régime de sang et de terreur, appelé gouvernement révolutionnaire. L'horreur que m'inspire la seule idée de voir de nouveau mon peuple en proie à ce fléau me ferme les yeux sur toute autre considération, et je donne ma parole royale que ceux dont les noms seront portés sur la liste qui me sera donnée par la personne à qui ils ont fait connaître leur vœu et qui auront, pour le rétablissement de la monarchie, employé les moyens que mon agent auprès de cette même personne lui fera connaître, pourront, sans rien craindre de ma part, sortir de mon royaume et emporter leur fortune. Je promets de plus que je ne les poursuivrai ni directement ni indirectement dans les asiles qu'ils auront choisis hors de mon royaume.»

Cette déclaration ne laisse pas d'être surprenante sous la plume du prince qui, jusqu'à ce jour, avait paru animé de sentiments de vengeance. Elle laisse percer en lui le souverain qui, en 1814, se souviendra de la parole de son aïeul Henri IV: «Paris vaut bien une messe,» et se prêtera à tous les accommodements propres à faciliter sa restauration. Mais sa conversion n'est pas encore complète. S'il cède sur un point capital, c'est avec des réticences, des arrière-pensées de proscription, qui affaiblissent singulièrement les effets de sa clémence. Il est vrai que lui-même est proscrit, qu'il est hanté par des souvenirs poignants et irritants; il peut croire que les mânes des victimes de la Terreur ne sont pas apaisées. Lui en demander plus, ce serait lui demander trop, et assurément la déclaration qu'on vient de lire a dû lui coûter. Il l'a faite contraint et forcé, et, jaloux de se justifier par avance, redoutant déjà qu'on ne l'accuse un jour d'avoir cédé, en sa la laissant arracher, à des motifs uniquement tirés de son intérêt personnel et de ses ambitions, il expose dans une note explicative, toute vibrante de l'émotion qui la lui inspire, ceux auxquels il a obéi. Cette note résume les arguments que devront employer ses défenseurs, s'il est accusé par la postérité d'avoir oublié son devoir, en consentant à traiter avec les assassins de son frère; elle plaidera pour lui.

«J'ai quarante et un ans passés; j'en ai vécu trente-trois assez près de la couronne pour juger de son poids sans me laisser éblouir par son éclat, et assez loin pour goûter les charmes de la vie privée. Rien ne me rendra ce temps où, sous l'empire du meilleur des rois, entouré, chéri d'une famille nombreuse et tendrement aimée, j'étais libre du poids des affaires, mais à portée de dire mon avis, lorsque la nécessité m'y engageait. Une vaine grandeur ne me le ferait pas oublier. Quels attraits peut avoir à mes yeux un trône teint du sang de ce que j'avais de plus cher au monde? Quel supplice d'habiter ces lieux jadis si beaux pour moi, mais auxquels je redemanderais en vain ce roi si bon, ce frère tant aimé, cette reine si méconnue, cette sœur, ange céleste, dont Dieu n'a sans doute permis la mort que parce qu'elle était mûre pour le ciel! Malheur à qui la couronne, à ce prix, serait autre chose qu'un fardeau! Mais la Providence l'ordonne, je la porterai. Ce ne peut donc pas être pour en devenir possesseur que j'accorde sûreté à ceux que j'avais formellement exceptés dans ma déclaration du mois de juillet 1795; mais je vois l'affreux terrorisme prêt à renaître; je vois le sang des Français prêt à couler de nouveau sous la hache aiguisée par Robespierre; j'entends le dernier vœu de mon malheureux frère. C'est à ce vœu, c'est à son amour, c'est au mien pour les Français que j'immole, non seulement le plus juste des ressentiments, mais aussi le premier devoir des rois: la justice. Mais en faisant ce grand sacrifice, je veux que mon peuple en recueille les fruits; je veux être certain qu'un parti différent de celui qui m'offre en ce moment de me remettre les rênes du gouvernement ne rétablira pas ce régime exécrable, dont l'effroi l'emporte en moi sur toute autre considération. C'est pour cela que je veux que ce grand changement s'exécute par les moyens que j'indique et qui seuls m'offrent une réussite assez certaine pour me déterminer à ce que je fais.

«C'est en vain que ceux à qui j'accorde ce qu'ils n'espèrent peut-être pas eux-mêmes, prétendraient qu'ils me donnent plus qu'ils ne reçoivent de moi. Je me plais à croire qu'ils ont horreur des moyens auxquels ils déclarent qu'ils seraient forcés de recourir si je rejetais leurs offres. Mais ces moyens, ils en sentent eux-mêmes la faiblesse. Ils savent qu'ils exerceraient peut-être pendant quelque temps un empire absolu, mais qu'ils seraient toujours tourmentés, toujours effrayés par les remords de leur conscience et par l'exemple de Robespierre, et qu'après avoir traîné une vie plus cruelle encore pour eux que pour ceux qu'ils sacrifieraient à leurs soupçons, ils périraient d'une mort affreuse. Ce motif ne leur permet pas de balancer à me satisfaire, et, s'ils osaient douter de la foi de mes promesses, je leur en donne un garant plus certain que tous les serments: la victime même qu'ils ont immolée.»

La déclaration accompagnée de ce commentaire fut expédiée au président de Vezet; elle devait rester dans ses mains jusqu'au jour où les négociations qu'elle visait exigeraient qu'elle fût produite. Ce jour-là, mais ce jour-là seulement, il devait, sur la demande du négociateur, la lui faire parvenir.[Lien vers la Table des Matières]

IV
LE PLAN DES AGENTS DE PARIS

Avant le départ du marquis de Bésignan et en attendant les passeports dont il avait annoncé l'envoi, le roi, d'Avaray et l'abbé de La Marre reprirent les entretiens que son séjour à Blanckenberg avait interrompus. Le roi souhaitait que l'abbé rentrât en France et y travaillât activement «à soutenir le système» que, sur ses conseils, il avait adopté. «Arrêter tous les mouvements partiels, ramener l'ordre par de grandes mesures sagement combinées et dirigées avec prudence, régler l'opinion, la pousser vers le retour de l'ordre, connaître et rallier tous les amis d'un bon gouvernement, les faire nommer aux fonctions publiques, les engager à les accepter, enfin détourner l'orage révolutionnaire qui a ravagé une partie de l'Europe et qui menace le reste,» telle était la mission que le roi voulait confier à l'abbé de La Marre et en vue de laquelle il s'occupait, de concert avec lui et d'Avaray, à réunir les moyens de la rendre efficace.

L'essentiel était de la faire se concilier avec les mesures déjà préparées par les agents de Paris, résumées dans un mémoire qu'un émissaire envoyé par eux, M. de La Barberie, «homme âgé, prudent, sage,» avait apportées de leur part à Blanckenberg à la mi-novembre. Ce mémoire, en date du 5 de ce mois, énumère les projets formés à cette époque par l'agence royaliste. Elle se vantait d'avoir commencé l'organisation d'une société de propagande: l'Institut philanthropique, laquelle étendait ses ramifications dans tous les départements et dont le but était de favoriser l'élection des royalistes et «de les porter aux places».

Les agents exposaient aussi qu'ils avaient formé à Paris deux compagnies qui, pour agir, n'attendaient que leurs ordres. «Le motif de cette institution, c'est la politique ambiguë de la cour de Madrid, la crainte qu'elle ne favorise le parti d'Orléans, la nécessité où ils peuvent se trouver de détruire les chefs de ce parti tels que Tallien, Sieyès, etc. etc.» Grâce à leurs intelligences dans le gouvernement, ils se disaient en droit d'affirmer que des cinq membres du Directoire, deux, Carnot et Barras, étaient jacobins, «les trois autres républicains ou retenus par la peur. Le ministre de la guerre est dévoué au roi, à qui on espère ramener celui de la police.»

En s'en tenant aux moyens que poursuivaient les agents, on pourrait exercer sur les électeurs une heureuse influence, réussir avec le temps et sans secousse à rétablir la monarchie. Mais le but poursuivi serait bien long à atteindre; peut-être le roi se verrait-il contraint d'accepter des conditions contraires à ses vues et aux intérêts de la France. Mieux valait hâter la restauration par un coup de force et de surprise, qui le rétablirait promptement dans la plénitude de son autorité et le rendrait maître de choisir entre les amendements qui seraient proposés à la constitution, d'accepter les uns, de repousser les autres.

L'action des agents ne s'en était pas tenue là. Sur leur invitation, un chef chouan, le comte de Rochecot, avait entrepris de tirer avantage du mécontentement qui régnait dans l'armée républicaine de l'Ouest, commandée encore par Hoche. Il avait gagné la confiance du commandant en second de cette armée, le général Beauregard. «Ce général offre de faire déclarer quinze mille hommes de troupes, dont il est sûr: ce sont des prisonniers de guerre, renvoyés sous la condition qu'ils ne serviraient pas contre les puissances alliées. Il s'engage à faire reconnaître par ces troupes M. de Rochecot ou tout autre chef royaliste désigné par Sa Majesté, à l'exception toutefois du comte de Puisaye qui, depuis Quiberon, a perdu toute autorité en Bretagne et ne possède plus la confiance de personne.»

Beauregard se disait sûr d'exécuter son plan, dès qu'il aurait reçu les ordres du roi «et l'argent nécessaire pour la première solde». Il mandait que Hoche serait prochainement destitué et que lui-même le remplacerait, «ce qui lui donnera beaucoup plus de moyens.» En prévision de cette conjuration militaire, les agents avaient invité Rochecot à prendre le commandement provisoire de l'armée transfuge dès qu'elle se serait prononcée, et même à s'assurer de la personne du comte de Puisaye, le chef malheureux de l'expédition de Quiberon, si ce chef, revenu en Bretagne, se fondant sur ses pouvoirs et son grade, revendiquait ce commandement pour lui-même.

Pour prévenir la mesure qu'ils ordonnaient contre Puisaye, il n'était, d'après eux, qu'un moyen. Il consistait à envoyer un prince en France, le duc de Bourbon, par exemple, qui se trouvait à Londres, et, à défaut d'un prince, un officier général connu et distingué, qui se tiendrait caché jusqu'au moment d'agir et dont ils garantissaient d'ailleurs la sûreté. En terminant ce rapport, ils insistaient pour obtenir que le duc de Bourbon ou le comte d'Autichamp vînt se mettre à la tête des royalistes. «M. Duverne de Praile offre d'être le guide de l'un ou de l'autre. Mais, comme l'on peut rencontrer des obstacles de la part du gouvernement anglais, il pense qu'il serait à propos que Sa Majesté chargeât ses agents à Londres de faire des démarches à ce sujet auprès des ministres.»

En parlant des obstacles toujours à craindre de la part du cabinet britannique, l'auteur du rapport ne voulait pas dire qu'il y eût lieu de les appréhender sous la forme d'une opposition positive au départ des personnes qu'il désignait. Elles n'étaient pas prisonnières des Anglais; les portes de la Grande-Bretagne leur restaient toujours ouvertes, sinon pour entrer, du moins pour sortir. Ses craintes se fondaient sur l'hypothèse d'une désapprobation du plan qu'il venait d'exposer et d'un refus des fonds nécessaires pour en assurer l'exécution. La démarche à faire à Londres, dont il suggérait l'idée au roi, consistait donc principalement à arracher à l'Angleterre de nouveaux moyens financiers, spécialement destinés au mouvement en vue duquel les agents de Paris déclaraient avoir pris toutes leurs dispositions. Du reste, sans attendre la réponse du roi qu'on ne pouvait recevoir qu'au bout de plusieurs semaines, vu surtout les difficultés de la navigation en cette saison d'hiver, l'un des agents, Duverne de Praile, venait de partir pour Londres. Ses collègues l'avaient désigné d'un commun accord pour aller, de l'autre côté du détroit, exposer leur plan, en montrer les avantages, solliciter les moyens de le faire aboutir.

En résumé, La Barberie était chargé d'insister pour obtenir l'envoi en France d'un membre de la famille royale, la nomination comme maréchal de camp de l'agent Despomelles, afin de lui donner autorité sur les chefs des agences départementales, et enfin la révocation de Puisaye, que la faiblesse du comte d'Artois laissait en Bretagne à la tête d'un corps de chouans, bien qu'il n'inspirât plus confiance à personne.

La Barberie avait en outre mission de rapporter au roi sous le sceau du secret que les agents étaient entrés en rapport avec le colonel Malo, colonel du 21e dragons, caserné à l'École militaire et préposé au commandement de la place de Paris. Cet officier, ayant sous ses ordres directs, outre son régiment, les grenadiers du Corps législatif, jouissait de la confiance du Directoire, de celle du ministre Cochon, et avait seul la garde de la capitale. «Il disposera des cinq directeurs et de soixante-quinze députés; il forcera les autres à se retirer dans leur famille; il exécutera son plan en une seule nuit et par ses seuls moyens. Les agents, à leur tour, sont sûrs du commandant de l'artillerie et du commandant de La Fère. Ainsi, ils contiendront Paris. Les commandants dans les provinces de leur agence ont assez de force pour les contenir aussi, et, par leur secours, les agents approvisionneront la capitale.»

Entre les divers objets dont La Barberie était chargé d'entretenir le roi, ce qui fixa surtout l'attention de celui-ci, ce fut la proposition relative à l'envoi d'un prince en France, dont la présence à la tête d'un mouvement royaliste en assurerait le succès et, du même coup, celui des opérations électorales qui devaient avoir lieu au mois de mai. Il avait trop regretté que son frère eût renoncé à se jeter en Bretagne; il regrettait trop de ne pouvoir lui-même aller se mettre à la tête des partisans qu'il comptait en France pour ne pas souscrire avec enthousiasme au projet qu'on lui soumettait maintenant et qui réaliserait dans une certaine mesure le désir si cher à son cœur, de voir un Bourbon conduire à la conquête du royaume les Français fidèles.

Toutefois, éclairé par les fautes du passé, lesquelles avaient fait échouer des plans qui semblaient devoir réussir, il ne voulait rien décider ni donner son approbation définitive avant qu'une personne de confiance,—c'est l'abbé de La Marre qu'il désignait ainsi,—eût été mise à même de regarder de près aux moyens dont prétendait disposer l'agence de Paris et se fût convaincu, après une enquête scrupuleuse, que les agents ne s'illusionnaient pas lorsqu'ils se disaient certains d'une victoire prochaine. Ce qu'ils racontaient des dispositions du colonel Malo, commandant la place de Paris, de celles du général Beauregard, commandant en second l'armée de l'Ouest, promettait cette victoire. Mais c'était, à première vue, bien romanesque. «C'est une raison de plus, écrivait le comte d'Avaray, dans une note destinée à son maître, pour s'assurer si la facilité de se livrer aux apparences n'a pas séduit les agents de Sa Majesté dans toutes les espérances qu'ils ont conçues.»

Quant au prince qui serait désigné pour aller en France, les agents, on l'a vu, pensaient unanimement que ce devait être le duc de Bourbon qui résidait à Londres et qu'avec plus d'assurance que d'exactitude, ils prétendaient ardemment désireux d'être remis en activité. Sur ce point encore, le roi ne dit pas non. Mais il confia à d'Avaray, que, s'il était contraint de dire oui, ce serait à regret. Les trois Condé, le grand-père, le père et le fils, avaient été jusque-là les seuls combattants de la famille royale que les événements eussent mis en évidence, en tant que soldats. Le plus vieux et le plus jeune surtout venaient de déployer, dans l'armée autrichienne, de brillantes qualités militaires. Il en était résulté pour leur maison un regain de popularité, d'autant plus vif que la conduite du comte d'Artois avait paru moins héroïque. À cette popularité, le roi pensait qu'il ne fallait rien ajouter. Il souhaitait en faire rejaillir une toute pareille sur un prince plus rapproché du trône. Il feignit, avec La Barberie, d'être disposé à désigner le duc de Bourbon. Mais, déjà, il était résolu à désigner le duc de Berry, le plus jeune des fils de son frère, qui faisait en ce moment ses premières armes à l'armée de Condé. Son choix ne se porta pas sur l'aîné, le duc d'Angoulême, héritier présomptif de la couronne, parce que celui-ci venait d'être fiancé à Madame Royale, fille de Louis XVI et de Marie-Antoinette. On ne pouvait s'exposer, en l'envoyant en France, à faire avorter un mariage considéré, dès ce moment, comme devant produire, au point de vue politique, les plus heureux effets.

Le duc de Berry avait alors dix-neuf ans. Aimable et séduisant quand il voulait se donner la peine de l'être, mais trop souvent violent et emporté; doué d'une grande droiture de cœur, relevée encore par un rare courage, mais aimant trop le plaisir et dépourvu de culture intellectuelle, ce qui était la conséquence de la vie aventureuse qu'il menait depuis qu'en 1789 il avait émigré avec ses parents, on peut dire de lui que ses qualités égalaient ses défauts, très différent en cela de son frère, nature plus souple, plus docile, plus facile à diriger. Ce qu'ils avaient en commun, c'était la vaillance de leur race, la probité, la noblesse des sentiments, et malheureusement beaucoup d'ignorance, une notion plus haute des droits qu'ils tenaient de leur naissance que des devoirs qu'elle leur imposait. Plus tard, le duc d'Angoulême, sous l'influence de sa noble compagne, se corrigera. On le verra se livrer à l'étude, acquérir l'instruction qui lui manque, se pénétrer de ses devoirs, s'efforcer de les remplir. Mais il n'en sera pas de même du duc de Berry; sa transformation sera lente. Jusqu'à son mariage, l'amour du plaisir le dominera; il le subira au point de lui sacrifier inconsciemment des dispositions naturelles qui permettaient de mieux augurer de lui et qui ne prendront tout leur essor qu'après son mariage, si peu de temps avant l'heure où le poignard de Louvet le couchera dans la tombe.

On ne saurait d'ailleurs méconnaître qu'à l'époque où nous le rencontrons sur notre chemin, sa jeunesse constituait une excuse à ses défauts que, du reste, sa mobilité naturelle et la bonté de son cœur contribuaient souvent à faire oublier. Ce qu'en ces temps lointains on est le plus en droit de lui reprocher, c'est, avec une prétention présomptueuse à imposer ses jugements sur les hommes et les choses, une intransigeance en politique qui, laissant bien loin derrière elle celle du comte d'Artois lui-même, n'est égalée que par celle du prince de Condé et qui contraste avec la modération des opinions de son frère, lequel incline de plus en plus aux accommodements. Aux yeux du duc de Berry, ceux qui croient que la restauration ne se peut faire qu'au prix de concessions, de modifications dans les lois constitutionnelles de l'ancien régime, qu'en reconnaissant les droits des acheteurs de biens nationaux quitte à indemniser les anciens propriétaires que la Révolution a dépouillés, tous ceux-là sont des révoltés contre l'autorité royale. Il le dit en toute occasion et quelquefois avec une véhémence offensante pour ses auditeurs.

Pendant l'été de 1798, se trouvant à Londres, il s'exprime à cet égard sans retenue. Ses déclarations, applaudies par les intransigeants, font scandale parmi les modérés. Les échos de ces dires furibonds et imprudents passent la mer, traversent l'Allemagne, où on les commente, arrivent au roi, qui est à Mitau. Le 15 juillet, il mande au père de ce jeune exalté:

«.... C'est une chose assez singulière que la conduite que nous avons à tenir à l'égard de vos enfants. Si l'un incline trop vers la tolérance en matière politique, l'autre est trop intolérant, et je sais qu'il s'est expliqué trop clairement à ce sujet à Londres. Nous ne pouvons pas au fond lui en savoir mauvais gré, mais cependant cela peut être dangereux, car on ne prend pas les mouches avec du vinaigre. Je lui écris sur cela la lettre ci-jointe à cachet volant; je crois qu'elle peut être bonne à faire connaître, et, si vous pensez comme moi, rien n'est plus aisé. Il suffit que Berry la laisse lire à deux ou trois personnes bien discrètes; car, en fait de secret, le proverbe dit avec raison: Un et un font onze: vous m'entendez.»

La lettre du roi au duc de Berry est un modèle de sagesse; on ne peut que regretter que lui-même n'ait pas toujours conformé sa propre conduite aux avis qu'il y donne, aux principes qu'il y pose. La voici dans son intégralité:

«Je vous ai donné de tout mon cœur, mon cher enfant, les éloges que mérite votre conduite à Londres, et depuis lors j'en ai appris des détails qui ont encore augmenté ma satisfaction. Mais il est bien simple qu'à votre âge, où les sentiments surtout ceux de l'honneur agissent si fortement, on se laisse quelquefois entraîner par leur impulsion au delà de ses justes bornes, et c'est à ma tendresse plus expérimentée à vous y ramener.

«À peine sorti de l'enfance, vous avez porté les armes pour délivrer notre patrie du joug qui l'opprime; il est aisé que la gloire même que vous y avez acquise[9] ait augmenté votre juste horreur pour une révolution qui nous a coûté tant de sang et tant de larmes, et, plus accoutumé à signaler votre valeur qu'à discuter des objets politiques, vous avez pu facilement vous habituer à confondre la scélératesse et le crime réfléchi avec des erreurs et des fautes qui souvent n'ont eu leur principe que dans un sentiment pur, mais mal réglé. Je sais que vous avez témoigné assez hautement cette façon de penser pendant votre séjour à Londres. C'est un tort, mon cher enfant. Retenez bien ceci: il ne doit plus y avoir, il n'y a plus que deux classes de Français, les bons et les mauvais; et certes, tout ce qui travaille au rétablissement de l'autel et du trône doit être rangé dans la première et traité en conséquence. Je suis convaincu de cette vérité; tout ce que j'ai écrit en porte l'empreinte, et, pour peu que vous y réfléchissiez, vous en serez persuadé; vous y conformerez votre conduite et vous sentirez que, par des principes différents, vous serviriez nos ennemis dont le but est de tromper mon peuple en lui faisant accroire que mes paroles ne sont pas d'accord avec mes sentiments.

«Je viens de vous parler comme père de tous les Français; j'ajouterai un mot comme le vôtre. Vous avez su conquérir l'estime de tout le monde; sachez en conquérir aussi l'amour.»

À la lumière de la correspondance dont nous détachons ces passages révélateurs du sens politique dont témoigne Louis XVIII, toutes les fois qu'échappant aux influences ambiantes, il suit sa propre impulsion, on peut juger du fort et du faible du duc de Berry et en conclure, qu'au poste périlleux où le roi rêvait de le mettre, il se montrerait digne, malgré sa jeunesse, de la confiance flatteuse dont il était l'objet.

Quoique le roi eût pris sa résolution en ce qui touchait l'envoi en France de son neveu, elle ne pouvait devenir définitive qu'autant que, d'une part, les agents de Paris n'auraient pas d'objection à y faire et que, d'autre part, le comte d'Artois, père du duc de Berry, y donnerait son consentement. Avant de s'adresser au comte d'Artois, il y avait lieu de consulter les agents. C'est eux qui demandaient un prince pour faciliter l'exécution de leurs projets; c'était bien le moins qu'on les mît à même, avant toute autre confidence, de déclarer si celui sur lequel s'était fixé le choix du roi était, à leur avis, en état de remplir le rôle qu'il s'agissait de lui confier.

Mais consulter quatre personnes, les mettre toutes à la fois dans la confidence d'un choix qu'il convenait de tenir secret, c'était le livrer à toutes les indiscrétions et, par conséquent, à la publicité. Or, en de nombreuses circonstances, la publicité résultant d'imprudents bavardages avait été si fatale aux affaires de la monarchie, qu'on ne pouvait, cette fois, prendre trop de précautions pour éviter que le secret ne fût divulgué. S'il l'eût été, le duc de Bourbon, qui se croyait destiné à passer en France, se serait offensé en apprenant qu'on lui préférait le duc de Berry, et de même on pouvait craindre que le gouvernement français, instruit par cette divulgation, de la prochaine arrivée du prince sur le territoire de la République, ne prît des mesures pour le faire arrêter à son débarquement. Le mystère s'imposait donc et de toute nécessité.

D'accord sur ce point, le roi, d'Avaray et de La Marre, après être convenus de ne s'ouvrir du projet à aucun des personnages qui les entouraient et formaient le conseil royal, pas même au duc de La Vauguyon, bien qu'il fût en réalité un premier ministre, et pas davantage à La Barberie, convinrent également de ne mettre dans la confidence que deux des agents de Paris, les deux qui leur inspiraient le plus de confiance: Despomelles et Duverne de Praile. De leurs deux collègues, l'un, l'abbé Brottier, passait pour bavard et brouillon; l'autre, La Villeheurnoy, était un nouveau venu dans l'agence. Il y avait remplacé le malheureux Le Maître, mis à mort après la journée de Vendémiaire, et on le connaissait trop peu à Blanckenberg pour se livrer entièrement à lui. Duverne de Praile et Despomelles, au contraire, avaient fait preuve de discrétion, d'initiative et d'esprit d'à-propos. Ces considérations les désignèrent à la confiance du roi.

Le premier venait de quitter Paris pour aller à Londres remplir la mission dont l'avaient chargé ses collègues, et qui consistait à tout préparer pour le passage en France du duc de Bourbon. Il devait conférer avec ce prince, avec le comte d'Artois et, quand tout serait décidé entre eux, s'efforcer d'obtenir des subsides du gouvernement anglais et surtout de le décider à rompre les négociations qui venaient de s'ouvrir à Paris entre son représentant lord Malmesbury et le Directoire en vue de la conclusion de la paix. Duverne de Praile devait s'attacher à prouver aux ministres britanniques, qu'en se prêtant à ces négociations, le Directoire tendait un piège, qu'il ne voulait pas conclure la paix, mais seulement se donner le temps de prendre ses dispositions pour frapper un grand coup contre l'Angleterre en jetant une armée en Irlande.

C'est donc à Duverne de Praile que, par ordre du roi, d'Avaray écrivit, le 21 novembre 1796, en lui recommandant le secret le plus rigoureux. Il l'autorisait à communiquer sa lettre à Despomelles et à le consulter. Mais, en dehors de celui-ci, le plan ne devait être confié à qui que ce fût, ni aux ministres anglais, ni même au duc de Bourbon, auquel il fallait jusqu'au bout laisser croire que le choix du roi s'était porté sur lui. En aucun cas, le nom du duc de Berry ne devait être prononcé. Duverne de Praile n'était pas tenu à la même discrétion vis-à-vis du comte d'Artois, puisqu'on ne pouvait disposer de son fils sans son assentiment. Mais, s'il était amené à mettre le prince au courant des choses, il devait lui dire aussi qu'il recevrait en temps opportun une communication directe du roi.

La correspondance de Duverne de Praile ne nous laisse rien ignorer de cette négociation mystérieuse. Le 20 décembre, en réponse à d'Avaray, il approuve le remplacement du duc de Bourbon par le duc de Berry; à l'en croire, il le désirait depuis longtemps. Il promet que, tout en persuadant au duc de Bourbon que le vœu des agents de Paris est de le voir à la tête des royalistes, il lui fournira assez de prétextes pour qu'il se croie dispensé de céder aux invitations qui lui ont été faites par le comte d'Artois et à celles qui lui seraient faites par le roi lui-même.

Quant au duc de Berry, Duverne de Praile déclare que, si le voyage du jeune prince n'est connu que de lui, il l'établira dans une maison si sûre, qu'il répond de sa tête comme de la sienne. Mais, pour dissimuler sa présence, que de précautions à prendre! Beaucoup de royalistes savent que Duverne de Praile est allé à Londres pour en ramener le duc de Bourbon. On s'attend à les voir revenir ensemble, et, que ce soit le duc de Bourbon qu'il ramène ou le duc de Berry, comment cacher son arrivée? Il n'est qu'un moyen. Il faut, avant tout, faire répandre que les projets sont changés; qu'on n'aura pas un prince, au moins en ce moment. Ce moyen présente le double avantage, de déguiser à tous les yeux la présence du duc de Berry lorsqu'il se rendra en France et d'y retarder sa venue jusqu'au moment où il y sera véritablement nécessaire,—moment qui peut être encore éloigné, car Duverne de Praile, convaincu comme ses collègues qu'il existe tous les éléments nécessaires pour rétablir la monarchie, ne pense pas comme eux, au moment où il écrit, que ces éléments soient prêts à être mis en œuvre. Il faut encore bien des préparatifs avant qu'une grande explosion puisse se produire avec succès, et il est inutile que le duc de Berry arrive trop longtemps avant l'époque où elle se produira. En résumé, Duverne de Praile approuve le projet. Mais il veut en être seul dépositaire, dans l'intérêt de la sûreté du prince. Il en répond, s'il est son seul guide, son seul compagnon de route, le seul qui partage son asile. S'il doit y avoir un tiers, il décline toute responsabilité.

Quelques jours plus tard, dans une seconde lettre, il fait part des précautions qu'il avait prises pour assurer le passage du duc de Bourbon en France et pour garantir sa personne quand il y aurait été rendu. Renonçant à le faire débarquer sur quelque point des côtes bretonne ou normande, ce qui eût présenté plus d'un péril, il l'aurait conduit en Hollande à l'aide de passeports qu'il était sûr de se procurer. Delft, Rotterdam, Anvers, Ostende, Dunkerque, Saint-Omer, Paris: tel aurait été l'itinéraire suivi. On eût franchi la frontière sans difficulté, les postes français ne faisant guère attention à ce qui venait de la Hollande. Aux portes de Paris, Duverne de Praile aurait laissé le prince; pénétrant seul dans la capitale, il serait allé lui quérir la carte de sûreté d'un de ses amis pour faciliter son entrée. Une fois en ville, il n'aurait eu, pour le cacher, que l'embarras du choix entre vingt maisons. Il pouvait également disposer de plusieurs asiles dans le Maine et dans l'Anjou. Il se proposait, en retournant en France, de passer par la voie qu'il venait d'indiquer afin d'en faire l'expérience et de revenir ensuite en Hollande chercher le duc de Berry, qu'il conseillait de faire partir de Blanckenberg sans l'obliger à passer par Édimbourg. «N'oubliez pas, ajoutait-il en finissant, que nous aurons besoin d'un prince quinze jours avant les élections.»

Ces réponses donnaient entière satisfaction au roi et à d'Avaray. Le compte que leur rendait Duverne de Praile de ses démarches auprès des ministres anglais ne leur en causa pas moins. Le 12 janvier 1797, à la veille de retourner en France, il racontait à d'Avaray tous les détails de sa mission et la présentait comme couronnée d'un plein succès.

À son arrivée à Londres, il n'a pu que difficilement approcher les ministres et s'est vu réduit à leur présenter un mémoire où, sauf le projet concernant le duc de Berry, étaient exposés tous ceux de l'agence royaliste de Paris. À ce mémoire, il n'a pu être fait de réponse. Les négociations entre le gouvernement anglais et le Directoire se continuant, les membres du cabinet étaient tenus à beaucoup de réserve et répugnaient à s'entretenir d'objets qui devraient être entièrement abandonnés si la paix était conclue. Duverne a donc dû en attendre la fin dans une complète inactivité. Mais elles se sont rompues: lord Malmesbury a quitté Paris; tout le monde est convaincu que c'est désormais une guerre à mort entre les deux pays. Les ministres ont alors reconnu la nécessité pour eux d'appuyer le parti royaliste, et ils ont prêté l'oreille aux sollicitations de Duverne de Praile.

Ils les ont même exaucées, puisqu'à l'issue de deux conférences, l'une avec Pitt et lord Grenville, l'autre avec celui-ci seul, il a pu mander à d'Avaray «qu'il a vu se terminer son affaire». Les ministres anglais, après un long débat où il a victorieusement répondu à leurs objections, se sont engagés à verser, dès maintenant et jusqu'à l'époque des élections, vingt mille livres sterling par mois, plus sept mille cinq cents livres sterling destinées à habiller les troupes royales, mais seulement, dans le cas qui ne semble pas devoir se produire, où le parti royaliste prendrait les armes avant la période électorale; ils ont en outre fait espérer qu'après les élections, ils verseront encore trente mille livres sterling si les votes révèlent un sérieux retour à l'idée de royauté.

La seule condition mise à ces secours, c'est le secret le plus absolu et l'engagement pris par Duverne de Praile de ne tenter ni mouvement partiel ni mouvement général avant les élections, à moins qu'il ne soit justifié par une attaque du gouvernement. Les fonds seront versés moitié à l'agent de Londres Dutheil, qui les fera parvenir à l'agence de Paris, et moitié à Wickham pour l'agence du midi, qui a son siège en Suisse et que dirige Précy. Aucun secours ne sera fourni à qui que ce soit, si ce n'est par l'une de ces deux voies. Le comte de Puisaye commandant en Bretagne et le comte de Frotté commandant en Normandie, qui recevaient leurs subsides directement du Trésor britannique, les recevront désormais par l'agence de Paris.

En même temps que cette aide matérielle, Duverne de Praile a tenté d'obtenir une aide politique, c'est-à-dire la reconnaissance du roi et l'autorisation pour l'armée de Condé d'entrer en France. Mais, dès ses premières paroles, lord Grenville l'a arrêté. Reconnaître Louis XVIII, ce serait l'imposer en quelque sorte aux Français et se donner l'air d'intervenir dans leurs affaires intérieures autrement que pour détruire la Révolution, ce que le Parlement britannique ne tolérerait pas. Et comme Duverne de Praile insinue que ce refus justifie les dires de ceux qui reprochent aux ministres anglais de soutenir la faction d'Orléans, lord Grenville proteste:

—Ceux qui nous le reprochent, s'écrie-t-il, devraient bien nous montrer quel intérêt nous aurions à nous conduire ainsi. Les Jacobins et les factieux nous sont aussi odieux qu'à vous-mêmes. C'est autant pour vous que pour nous, c'est pour l'Europe entière que nous souhaitons le rétablissement de votre roi légitime. Mais nous serions renversés si nous nous avisions d'y prêter les mains ouvertement, en le reconnaissant alors que les Français ne l'ont point reconnu.

Devant ces raisons, Duverne de Praile n'a pu que s'incliner et exprimer l'espoir que le prochain mariage du duc d'Angoulême avec Madame Royale, qu'approuvent les cours de Londres et de Vienne, produira un aussi heureux effet que la reconnaissance du roi, en ce sens qu'il dissipera les inquiétudes que beaucoup de royalistes nourrissent encore quant aux dispositions de ces deux cours.

Sur ce point, lord Grenville a gardé le silence; mais il a de nouveau protesté de la bonne foi du cabinet dont il fait partie. Quant à l'envoi d'un prince en France, il a refusé de se prononcer, parce que c'est une question qui ne peut être résolue que par le roi d'accord avec les royalistes de l'intérieur. Il a seulement demandé à Duverne de Praile s'il avait vu le duc de Bourbon.

—J'ai vu Son Altesse, a répondu l'envoyé de l'agence de Paris. Il fera ce que le roi jugera convenable.

Naturellement, le nom du duc de Berry n'a pas été prononcé.

Le rapport qui reproduit cet entretien, expédié par Duverne de Praile, le jour même où il quittait Londres pour rentrer en France, arriva à Blanckenberg le 25 janvier. Il ne pouvait que fortifier le roi dans ses desseins. Par son ordre, d'Avaray les exposa sans délai au comte d'Artois dans une longue note qui constitue en réalité l'historique de l'affaire, en lui demandant s'il les approuvait. Comptant sur cette approbation, d'Avaray traçait par le menu la véritable comédie qu'il s'agissait de jouer afin de laisser croire à tout le monde que le duc de Bourbon était désigné pour se rendre en France, et de lui substituer au dernier moment le duc de Berry sans que personne pût se douter de cette substitution.

Le roi écrirait au duc de Bourbon, et, après un résumé du projet qui se préparait à Paris, il lui dirait en substance: «Quoique je juge utile à mon service que vous vous rendiez en France sans délai, quoique j'aie lieu de compter sur la sagesse des mesures qui ont été prises pour votre sûreté, je ne puis pas cependant vous en donner l'ordre avant que vous ayez pris vous-même des informations précises sur le véritable état des choses. Je vous engage donc à envoyer à Paris un homme qui aura votre confiance et qui sera accompagné par une personne qui aura la mienne, et, sur la foi des renseignements qu'ils nous rapporteront, nous serons plus en état de prendre une résolution sage.»

Tandis que le duc de Bourbon serait entretenu ainsi dans l'idée de son prochain départ pour la France, le duc de Berry, qui se trouvait à l'armée de Condé et au moment de la suivre en Pologne, serait mandé à Blanckenberg. Après avoir passé quelques jours auprès du roi, il irait embrasser son père à Édimbourg. Une note répandue à profusion dans les gazettes allemandes et anglaises accréditerait le bruit qu'après l'accomplissement de ce devoir filial, il devait rejoindre le prince de Condé; on le lui laisserait croire à lui-même jusqu'au dernier moment. Il ne connaîtrait le rôle qu'on lui destinait qu'à la veille d'aller le remplir sous la garde de Duverne de Praile.

La lettre au comte d'Artois une fois envoyée, et en attendant une réponse qui allait arriver promptement et favorable, le roi, pour donner le change aux membres de son conseil, mit en délibération la demande des agents de Paris sans communiquer toutefois le rapport de Duverne de Praile.

«Le roi assembla son conseil, raconte d'Avaray à la date du 3 février. C'était jouer la comédie et perdre du temps, mais cette ruse était nécessaire pour couvrir un secret qui doit être impénétrable. Ces messieurs raisonnèrent longtemps. L'un voulait envoyer M. le prince de Condé, l'autre M. le duc d'Enghien. M. le duc de Berry ne se présenta à l'idée d'aucun d'eux. On dirait qu'aucun d'eux ne s'occupe de la gloire de la maison régnante. Le roi, qui ne voulait pas faire soupçonner qu'il ne les consultait qu'après avoir pris son parti, nous laissa tous parler, et on se sépara, ce jour-là, sans avoir rien décidé.»

Trois jours plus tard, la délibération ayant été reprise, l'accord se fit sur le nom du duc de Bourbon. La ruse fut poussée si loin, que La Vauguyon reçut mandat de rédiger les instructions destinées à ce prince et que, sur sa proposition, le roi promit d'écrire au général d'Autichamp pour l'inviter à se joindre au duc de Bourbon. La rédaction de ces instructions et de ces messages fut bientôt terminée. Le 15 février, ils étaient prêts à être expédiés à Londres. On verra bientôt quelles circonstances en empêchèrent l'expédition.[Lien vers la Table des Matières]

V
LA CATASTROPHE DU 31 JANVIER 1797

Les communications faites au roi par l'agent La Barberie ne portaient pas uniquement sur les objets dont il vient d'être parlé. Il lui en avait fait une autre plus confidentielle encore, de l'ordre le plus intime et d'une nature si délicate qu'elle n'avait pu être transmise par correspondance. Elle concernait le prince de Carency, ce fils du duc de La Vauguyon dont nous avons déjà parlé. Ce jeune homme, étant venu voir son père à Blanckenberg, avait surpris, durant son séjour auprès de lui, quelques secrets d'importance. À son retour en France, il avait tenu d'imprudents propos, commis des indiscrétions, prouvé trop visiblement qu'il était au courant de beaucoup de choses, et les agents de Paris avaient considéré comme instant de faire exprimer au roi par La Barberie «le chagrin» qu'ils éprouvaient de voir les affaires les plus graves du parti royaliste au pouvoir d'un homme notoirement déconsidéré par son inconduite et duquel on pouvait tout craindre.

Le prince de Carency, descendant dégénéré d'une des grandes familles de la noblesse française, ne figure dans l'histoire de l'émigration que durant une période assez brève. Mais il était de ceux à qui beaucoup de temps n'est pas nécessaire pour accomplir beaucoup de mal, et tel fut le mal qu'il fit, si funestes au parti royaliste les conséquences de sa trahison, qu'il mérite l'honneur, fort peu enviable en la circonstance, d'avoir son portrait dans ces récits et de fixer un moment l'attention de ceux qui les lisent.

L'époque où il vécut offre un assez grand nombre d'âmes basses et viles à l'image de la sienne, des spécimens variés de ce que peuvent pour démoraliser et pervertir les hommes les grandes perturbations politiques et sociales, les catastrophes publiques qu'elles causent, les malheurs privés qu'elles engendrent, les périls auxquels elles exposent leurs témoins comme leurs acteurs, la volonté de s'enrichir des ruines d'autrui et l'impérieux besoin de faire parler de soi. En ces temps troublés, où l'on voit la conscience des êtres si facilement s'oblitérer et se dégrader, foisonnent les escrocs, les traîtres, les pêcheurs en eau trouble, toujours prêts à tirer pied ou aile des gens qu'ils trompent et des dupes qu'ils font. Leur physionomie apparaît d'autant plus repoussante que les prodiges d'héroïsme et de courage qui s'accomplissent autour d'eux en font mieux ressortir l'abjection.

Dans ce personnel qui s'étage aux divers degrés du crime, Carency occupe une place élevée quoique très obscure. Aucun des personnages louches qui forment cette bande n'a rien à lui envier. Pour nous éclairer sur sa moralité, nous sommes pourvus de documents nombreux et décisifs: les mémoires de Barras, ceux de Fauche-Borel et d'édifiantes pièces de police, qui ne sauraient être acceptées sans contrôle, mais dont les dires s'accordent trop bien avec des renseignements plus désintéressés et moins suspects venus d'ailleurs, pour qu'on puisse hésiter à en conclure qu'elles contiennent une large part de vérité.

Barras déclare qu'il doit à Carency d'avoir connu les projets des royalistes et les individus chargés de les exécuter. S'il a pu deviner ce qui se tramait à Blanckenberg, à Londres, à l'armée de Condé à la fin de 1796; s'il a découvert l'existence de l'agence de Paris et pu faire arrêter au commencement de 1797 trois des agents; si enfin il a eu dans les mains, lors du dix-huit fructidor, assez d'informations pour justifier, au regard de l'opinion, ce coup de force, c'est grâce à Carency.

Celui-ci n'a pas été seul à trahir. Roques de Montgaillard, d'Antraigues peut-être et d'autres informateurs moins connus ont eu leur part dans cette infamie. D'Antraigues, arrêté en Vénétie par ordre de Bonaparte, se laisse enlever ses papiers, que la plus élémentaire prudence lui commandait de détruire; on y trouve une note résumant les dénonciations de Montgaillard contre le général Pichegru et le prince de Condé. Avoir conservé une telle preuve de leurs rapports constitue de la part de d'Antraigues une imprudence tellement grossière, qu'il est bien difficile de croire qu'elle n'a pas été voulue et que cette pièce si compromettante n'a pas été gardée d'une part pour tenir en respect le roi et Condé, d'autre part pour devenir entre ses mains, si besoin en était, un titre à l'indulgence de Bonaparte. Ce qui autorise ces suppositions, qu'à Blanckenberg on tient pour des réalités et dont Louis XVIII s'inspire pour cesser de correspondre avec cet agent secret, surnommé par l'honnête d'Avaray «la fleur des drôles», c'est qu'il recouvra bientôt sa liberté, alors qu'au moment de son arrestation tout indiquait qu'il serait mis à mort.

En apprenant la divulgation des secrets qu'il avait confiés à d'Antraigues, Montgaillard, qui se sent perdu, cherche non seulement à se sauver, mais encore à se faire rayer de la liste des émigrés en offrant au Directoire de compléter ses premières révélations, de faire imprimer sa correspondance avec Condé.

—Trouvez un moyen d'assurer ma tranquillité personnelle, dira-t-il au ministre de la République à Hambourg, et je vous livre tous les papiers dont je suis dépositaire. Je les accompagnerai même d'un mémoire et de notes qui feront connaître les princes et les turpitudes de leurs ministres.

Et, comme premier gage de ses intentions, il dénonce en passant un certain Fontbrune, jadis employé par Louis XVI à des missions secrètes, maintenant aux gages de la Russie qui l'a envoyé à plusieurs reprises en Espagne et en Angleterre, et qui, de Hambourg où il est actuellement, correspond avec les agents du roi en Angleterre, en France et en Suisse. Encore quelques jours, et ces dénonciations n'épargneront plus personne.

Un traître de moindre envergure, mais non moins actif, c'est un ancien marin qui dit se nommer de Grandpré. Au commencement de 1798, il se présentera lui aussi chez le diplomate républicain et lui prouvera, en lui présentant une lettre surprise par ruse à d'Avaray, le 30 novembre précédent, qu'il est dans la confiance du roi. Comme pour fournir à Barras des motifs propres à le justifier d'avoir conçu et exécuté le coup d'État de fructidor, il livrera, sous la promesse d'être employé par la République, «toute l'organisation de l'Institut philanthropique» et les ordres signés du roi qui divisent la France en deux commandements généraux: Paris et Lyon. «La Trémoïlle est l'agent général pour celui de Paris, Précy pour celui de Lyon.» Chaque département, d'après les dires de Grandpré, forme une brigade. Autant de brigades, autant de chefs. Il les désigne: Despomelles, Bourmont, Suzannet, Chatillon, Bayard, Frotté, de Bellegarde, Malois et autres. Lui-même doit se rendre à Paris, où le commandement de l'artillerie lui est réservé.

On pourrait citer encore plusieurs personnages louches qui méritent qu'on les soupçonne d'avoir participé à de basses manœuvres et, parmi eux, des femmes qui n'ont pas reculé,—telle la Riflon-Bonneuil[10],—devant le métier de délatrices. Mais, en parcourant les révélations de ces misérables et en en examinant la date, on constate que tous n'ont parlé que lorsque la journée du dix-huit fructidor est accomplie et quand leurs dires ne présentent plus qu'un intérêt rétrospectif. Les délations de Carency, au contraire, datent d'avant le coup d'État, et nul ne saurait lui contester l'honneur «d'avoir été le premier à trahir». Cela résulte positivement des dires de Barras, qui précise le jour où le traître a apporté ses révélations et où il l'a présenté aux membres du Directoire.

Fauche-Borel n'est pas moins explicite. S'il ment souvent, il est visible qu'en cette circonstance, où il n'a aucun intérêt à mentir, il n'a pas menti. Le 10 juin 1795, il s'en allait du camp de Riégel, où se trouvait le roi, faire une visite à l'agent anglais Wickham qui résidait à Lausanne. L'objet de cette visite était de solliciter des fonds en vue de l'affaire Pichegru. Pour donner plus d'autorité à la démarche, c'est le duc de La Vauguyon que le roi en avait spécialement chargé. Fauche-Borel n'était là qu'en sa qualité d'instigateur de la prétendue trahison du général et pour servir à l'envoyé royal d'introducteur auprès du représentant du ministère britannique.

En arrivant à Berne et à peine descendu à l'hôtel de la Couronne, la première chose qu'apprend le duc de La Vauguyon, c'est que son fils, le prince de Carency, poursuivi pour dettes, lui dit-on, n'osant lui avouer que c'est pour escroquerie, est venu s'échouer à Berne et s'y tient caché, craignant d'être arrêté. «Ce jeune seigneur, rempli de moyens, écrit Fauche-Borel, mais avide et très ingénieux, changeait, tel que Protée, de figure, d'organe, d'habillement et de rôle à volonté. Il se procurait ainsi des ressources pour se livrer sans retenue aux jouissances du luxe et à tous les plaisirs... Il avait déjà fait plusieurs fredaines soit en Allemagne, soit à Bâle, avec succès. Mais celle dont le résultat le menaçait de la perte de sa liberté présentait malheureusement le caractère d'une intrigue effrontée et peu délicate.»

Cette intrigue, qu'en la caractérisant ainsi, Fauche-Borel ne jugeait pas avec assez de sévérité, avait consisté de la part de Carency à se faire passer, en traversant Francfort, pour l'ambassadeur d'Espagne en Allemagne se rendant à Vienne. Il contrefaisait si bien l'allure, le costume, le langage et l'équipage de ce diplomate; il déployait tant d'adresse et se montra si grand comédien, qu'il parvint à se faire verser par le banquier chez qui l'ambassadeur avait un crédit ouvert une somme considérable. Le vol bientôt constaté, ordre avait été lancé dans toutes les directions pour arrêter le voleur, et c'est ainsi qu'il se cachait à Berne, où il s'était réfugié son crime accompli.

Le duc de La Vauguyon éperdu vient se jeter dans les bras de Fauche-Borel, où il épanche ses douleurs. Si son fils est arrêté, si la nouvelle de cette arrestation parvient aux oreilles de Wickham, la mission qu'on remplit auprès de lui sera singulièrement compromise. Convaincu de cette vérité, touché du chagrin du père, Fauche-Borel va trouver le fils réduit en peu de jours à un état si misérable, que «les effets qui lui restent tiennent dans son mouchoir», le fait monter en voiture, y monte avec lui, le conduit à Neufchâtel dans sa propre maison et, après l'y avoir caché dix jours durant lesquels le duc de La Vauguyon parvient à étouffer cette scandaleuse aventure, il le fait passer à Genève. «Malheureusement, ce fut alors que ce trop séduisant jeune homme prit connaissance d'une partie de nos affaires secrètes, dont il abusa depuis d'une manière si condamnable.»

Ce n'est pas seulement par ce moyen que Carency recueillait les informations qu'il livra bientôt après au Directoire. On a vu qu'à Blanckenberg, où il s'était rendu après son aventure de Francfort, il avait mis son temps à profit pour se documenter. Du moins, l'en accusait-on. Déjà d'Avaray, disposé à se défier du père qu'il soupçonnait de pactiser avec les constitutionnels qui siégeaient aux Anciens et aux Cinq-Cents et de travailler pour eux, tenait le fils en suspicion. Mais il ne pouvait les empêcher de se voir, de causer ensemble, ni le fils de prêter une oreille attentive à ce que disait le père accoutumé à penser tout haut devant lui. De ce chef, Carency fut mis au courant de beaucoup de choses qu'il eût mieux valu lui laisser ignorer. Plus tard, quand eurent éclaté les effets de ses démarches auprès de Barras et alors que le duc de La Vauguyon avait encouru déjà la disgrâce du roi, d'Avaray ne craignit pas de laisser entendre que les informations dont avait ainsi abusé le fils, il les tenait de son père, lequel ne pouvait se méprendre cependant à l'usage qu'il en ferait. Mais, à l'appui de cette insinuation, d'Avaray ne fournit aucune preuve, et, quand on sait que sa haine contre La Vauguyon tenait surtout à leurs divergences politiques, on ne peut qu'incliner à penser que, dans l'entraînement de sa passion, il a inconsciemment dénaturé les faits sur lesquels il se base pour accuser.

Du reste, presqu'au même moment, Carency avait découvert et utilisait une autre source de renseignements que semblait alimenter à plaisir l'émissaire Bayard, ce jeune conspirateur royaliste que l'agence de Paris avait accrédité auprès de Wickham pour faciliter les relations qu'elle entretenait avec lui. Nous n'avons pu découvrir si c'est à Vérone, ou à Riégel, ou à Blanckenberg, ou à Paris, que Carency et Bayard se connurent. Mais il est probable que c'est l'amour du plaisir qui les fit se lier. Ils étaient à peu près du même âge,—environ trente ans,—et tous deux avaient le goût du jeu et des femmes. Bayard, dont les documents où il est question de lui parlent ainsi que d'un homme probe et loyal, ne soupçonnait probablement pas combien Carency, au moins sous ce rapport, différait de lui. Il se laissa prendre aux dons de surface que l'on voyait briller dans ce comédien retors et roué, sur son visage et jusque dans ses paroles. Ils devinrent de la sorte amis réciproquement dévoués et compagnons inséparables.

À Paris, Bayard, quand il y venait, descendait chez une femme nommée Catherine Mayerberg dite Meyer, autrefois comédienne, et à laquelle, quand il s'était enrôlé sans le lui avouer parmi les conspirateurs royalistes, il avait acheté au prix de vingt mille francs un petit restaurant dans la rue de la Loi, autant pour lui assurer des moyens d'existence que pour se ménager à lui-même un lieu de rendez-vous ou il pourrait recevoir ses amis et conférer avec eux sans éveiller les soupçons de la police. Naturellement, Carency, rentré à Paris, vint en cet endroit pour voir son ami Bayard, que la Meyer croyait s'appeler Vincent. Lui-même y fut bientôt connu sous le nom de Julien. Bien qu'en dépit de l'amitié que lui témoignait Bayard, il fût déjà suspect aux agents royalistes et que, plus ou moins, ils se défiassent de lui, ils ne purent lui cacher leurs réunions. Il sut quels personnages y figuraient. C'étaient le député d'André, affublé lui aussi d'un faux nom: Kilien; le banquier Audéoud, correspondant de la banque Martin de Genève, par laquelle Wickham faisait passer les fonds qu'il envoyait à Paris; Jouve, chef de bureau au ministère de l'intérieur, acquis au parti royaliste; un certain Déléon, se disant médecin, mais en réalité sans moyens d'existence; le chevalier Despomelles, membre de l'agence royaliste; d'autres encore dont le rôle est si peu défini, qu'on doit supposer qu'ils ne venaient là que pour arracher quelque argent à Bayard, l'homme de Wickham, dépositaire et distributeur des fonds anglais.

La Meyer crut pendant un certain temps que son amant et les amis de son amant s'occupaient d'affaires commerciales. Elle voyait dans leurs mains des lettres de change que d'André endossait du nom de Southers, et dont Bayard allait encaisser le montant chez Audéoud. Puis, elle entendit des discussions et des querelles. Audéoud, qui croyait lui aussi avoir affaire à des gens de commerce, avait reçu de Genève l'ordre d'ouvrir à Bayard un crédit qui s'éleva parfois jusqu'à quatre mille louis. Il s'étonnait de verser tant d'argent sans pouvoir en deviner l'emploi. Il flairait quelque intrigue compromettante, demandait des explications, exigeait qu'on lui fît connaître à quel genre de commerce on se livrait. Finalement, il cessa de venir, après avoir invité Martin de Genève à se chercher un autre correspondant.

Cet incident, des mots surpris, des airs de mystère, c'en fut assez pour suggérer des craintes à la Meyer. Elle commençait à soupçonner que son restaurant servait de lieu de rendez-vous à des conspirateurs. Quand elle s'en convainquit,—c'était pendant l'hiver de 1796-1797,—son amant venait de partir pour quelques semaines sans lui dire ni le véritable objet ni le véritable but de son voyage. Elle le croyait parti pour son commerce, alors qu'en réalité il s'était rendu en Suisse, auprès de Wickham. C'est Carency qui le lui apprit. En l'absence de Bayard et tandis que les gens accoutumés à le rencontrer chez la Meyer espaçaient leurs visites, Carency continuait à y venir, attiré par les beaux yeux de l'ancienne comédienne. Elle n'était pas femme à s'effaroucher de ses attentions. Beau, élégant, paré de toutes les séductions de la jeunesse, encouragé par l'absence de son ami, il devait plaire à la Meyer. D'après les rapports policiers, elle lui aurait alors prouvé qu'elle ne se piquait pas de fidélité. En tous cas, elle connut par lui et le nom de Bayard et la nature de ses occupations.

Il poussa plus loin ses confidences. Il lui révéla que la police la surveillait; il donna le même avis aux amis de Bayard. Il était d'autant mieux autorisé à le leur donner, que c'est lui-même qui avait mis Barras en éveil en livrant tout ce qu'il avait pu surprendre dans les réunions auxquelles il avait assisté. Il jouait, on le voit, double jeu et cherchait surtout à se procurer des ressources. Il n'avait prévenu Barras qu'après s'être assuré que les gens qu'il dénonçait ne se réunissaient plus en l'endroit où il avait surpris leurs secrets et qu'ils ne pouvaient être convaincus de conspiration,—ce qui prouve bien qu'il voulait non leur nuire, mais s'assurer à lui-même, avec de l'argent, la bienveillance de Barras, pour le cas où son nom, ses rapports avec eux, le rendraient suspect. En même temps, il les prévenait aussi afin de gagner leur confiance, qu'il se promettait bien de trahir quand il serait mieux instruit de leurs desseins.

Ses confidences à la Meyer eurent pour effet d'inspirer à cette femme un effroi salutaire. Craignant d'être recherchée et inquiétée, elle disparut avant que la police eût réuni des preuves de sa culpabilité, propres à justifier son arrestation. Du fond de sa retraite, où Carency semble avoir continué à la voir, elle écrivit à Bayard pour lui faire connaître qu'elle était au courant de tout et pour lui demander ou de l'avertir quand il devrait rentrer à Paris, afin qu'elle allât à sa rencontre, ou, si la crainte d'être poursuivi l'empêchait de revenir, de lui fixer un lieu de rendez-vous où elle pourrait le rejoindre.

Ainsi s'était assez rapidement échafaudée la trahison de Carency, dont on va voir éclater les effets et dont, avant de les décrire, il y avait lieu de raconter les préliminaires, moins encore pour préparer le lecteur à un coup de théâtre que pour prouver combien les agents de Paris, encore qu'ils ne pussent le prévoir tel qu'il allait se produire, étaient autorisés à faire part au roi, par l'intermédiaire de leur envoyé La Barberie, des défiances que leur inspirait, dès ce moment, l'indigne fils du duc de La Vauguyon.

Dès le 15 février, nous l'avons dit, les réponses que leur avait faites Louis XVIII étaient prêtes à partir. La Barberie, qui devait les leur apporter, hâtait les préparatifs de son retour en France, lorsque, le lendemain, arriva de Paris à Blanckenberg une terrible nouvelle. Dans la matinée du 31 janvier, trois des membres de l'agence: l'abbé Brottier, La Villeheurnois et Duverne de Praile, dénoncés à la police, avaient été mis en arrestation, incarcérés et, après un interrogatoire sommaire, déférés à un conseil de guerre.

Une lettre écrite, le 16 février, par Louis XVIII au comte d'Artois nous révèle en même temps le désarroi que l'événement produisit à Blanckenberg et la rapidité avec laquelle le roi, surmontant sa première émotion, recouvra son sang-froid et, loin de se laisser abattre, se raffermit dans ses espérances.

«Juge, mon ami, de la secousse que j'ai éprouvée hier matin. Je reçois à neuf heures ta bonne et touchante lettre du 31 et, une demi-heure après, la nouvelle de l'arrestation de nos trois malheureux. Il ne faut plus en ce moment songer au passage de Jean de Bry[11], et je ne peux plus sentir autre chose que l'attendrissement de la confiance sans réserve que tu m'as témoignée en cette occasion et une sorte de sentiment doux que je ne peux bien définir. J'avais soumis cette grande affaire à ton seul jugement, tandis que tu la soumettais au mien. Mais gardons-nous de nous laisser abattre par ce cruel revers. Nous perdons des serviteurs fidèles et éprouvés; je les regretterai toute ma vie, et toi aussi sûrement. Mais on peut bien dire: Uno avulso, non deficit alter. Il s'en formera d'autres, n'en doutons pas, et, si quelque chose peut nous consoler, c'est que notre secret à l'égard de notre enfant reste intact[12]. C'est un article bien important que celui-là, car tôt ou tard l'occasion reviendra où il faudra passer secrètement en France, et alors nous aurons l'avantage d'être restés maîtres de notre secret.

«Ta tendresse balançait entre tes deux enfants. La succession pour eux est égale, et, s'il ne fallait que verser la moitié de mon sang sur chacun d'eux pour les combler de gloire et de bonheur, cela serait bientôt fait, et il n'en irait pas une goutte de plus à droite qu'à gauche. Mais j'ai dû jeter les yeux de préférence sur le cadet: 1o parce que je le vois bien plus facile à faire disparaître, 2o parce qu'en embarquant l'aîné dans cette grande affaire, il fallait ajourner indéfiniment le mariage qui, selon moi, ne saurait au contraire être trop hâté. Le caractère ni la santé du petit ne m'effrayaient pas. Je suis bien sûr qu'en l'endoctrinant bien moi-même, le crédit que j'ai peut-être plus que personne sur son esprit l'aurait rendu souple à tout ce que j'aurais exigé de lui; et, quant à la santé, il y a des cas où il faut se mettre au-dessus de cet obstacle. J'avais prévu aussi le danger politique dont tu me parles[13]. Mais je l'ai regardé comme nul parce que c'était au milieu de vrais royalistes que Jean de Bry aurait été, et si le malheur avait voulu qu'ensuite de faux royalistes s'en fussent emparés, je le connais assez pour être bien sûr qu'il aurait dit comme le troisième fils de Jacques Ier: I will rather be torn in pieces[14]. Il va venir, du moins je n'en doute pas, et je me garderai bien de donner un contre-ordre; je ne lui parlerai de rien. Mais, en tout état de cause, j'aime mieux qu'il soit avec moi qu'à l'armée pendant le quartier d'hiver.»

Au moment où le roi donnait à son frère, en dépit de ce malheur, l'exemple d'une invincible confiance dans l'avenir, il ignorait encore les circonstances de l'arrestation de trois de ses agents et ce qui était advenu du quatrième, le chevalier Despomelles, ainsi que du nombreux personnel qui s'agitait autour de l'agence. Mais ces détails ne tardèrent pas à lui parvenir. Despomelles, demeuré libre, bien qu'il fût activement recherché, fut le premier à lui en envoyer le 14 février, ce qu'il n'avait pu faire plus tôt, «faute des fonds nécessaires pour faire partir un courrier.» Bientôt il en arriva d'autres, et on put à Blanckenberg, malgré les contradictions et les obscurités de ces récits, reconstituer l'événement tel qu'il s'était passé.

L'arrestation avait eu lieu le 31 janvier à onze heures du matin, à l'École militaire où habitait le colonel Malo. Il y avait donné rendez-vous ce jour-là à l'abbé Brottier et à La Villeheurnois, pour conférer avec eux au sujet des propositions qu'ils lui avaient faites et auxquelles il s'était montré disposé à souscrire. Duverne de Praile, arrivé de Londres depuis quelques heures et désireux de prendre part à cette conférence, s'était joint à eux. Arrivés à l'École militaire, où casernaient cinq ou six cents dragons, ces pauvres trois naïfs avaient été mis brusquement en arrestation, sans pouvoir tenter de résister, victimes de leur crédulité, de leur confiance dans la bonne foi de Malo, qui, après leur avoir, à maintes reprises, prêté une oreille complaisante, s'était décidé au dernier moment à aller faire part au Directoire du complot auquel il avait paru s'associer. Un autre officier, Ramel, commandant la garde particulière des Cinq-Cents qu'ils avaient également voulu corrompre, était venu ensuite à la rescousse, et ces malheureux, devant le commissaire de police qui d'abord les interrogea, virent se dresser à l'encontre de leurs protestations les témoignages accablants des deux hommes qu'ils se croyaient autorisés à considérer comme leurs complices.

Du reste, ils n'étaient pas seulement victimes de leur imprudence; ils l'étaient encore des indiscrétions commises dans les milieux royalistes, des propos irréfléchis de Bayard, qui, en sa qualité d'agent accrédité auprès de Wickham, s'en allait partout faire montre des pouvoirs qu'à ce titre, il tenait du roi et se vantait de les opposer à ceux que possédaient les membres de l'agence; des intrigues du prince de Carency, qu'on voyait tour à tour dans tous les camps, et notamment «parmi les séides de la faction d'Orléans», espionnant, dénigrant, calomniant, s'efforçant de surprendre des secrets pour aller ensuite les livrer à Barras. Ils étaient enfin victimes des divisions du parti et de leurs propres dissentiments. Il y avait alors dans ce parti le clan du roi, le clan du comte d'Artois, le clan du prince de Condé, le clan de Wickham. Chacun d'eux ne trouvait bons que les plans des chefs de qui il dépendait. Duverne de Praile, Despomelles, l'abbé Brottier se défiaient l'un de l'autre, se reprochaient réciproquement de se cacher des choses essentielles. Ces querelles avaient transpiré dans le public; des journaux en avaient parlé; ils avaient reproduit des dires tenus à Paris, à Londres, à Blanckenberg, tendant à prouver que plusieurs membres du Directoire étaient vendus au royalisme.

Secondée ouvertement par les dénonciations de Malo et de Ramel, secrètement par celles de Carency, la police n'avait eu aucune peine à trouver parmi tant de bruyants incidents tous les éléments d'une accusation en bonne et due forme, et à lui donner plus de corps quand elle eut mis la main sur les papiers des prisonniers. Il s'en fallait qu'elle les eût tous. Ceux de l'abbé Brottier notamment, déposés chez Mme Henry Larivière, femme du député aux Cinq-Cents, avaient été pour la plupart brûlés par Despomelles et par Sourdat, le jour même de l'arrestation à cinq heures, dès qu'elle leur avait été connue, ou cachés en lieu sûr. Mais ceux dont la police avait pu s'emparer, et parmi lesquels se trouvait la correspondance du duc de La Vauguyon, étaient terriblement accusateurs.

Le Directoire, nous l'avons dit, avait livré ces pièces à la publicité en plusieurs brochures qui prétendaient les contenir toutes. Despomelles, en mandant ces détails au roi, faisait remarquer que toutes n'y étaient pas. Le Directoire n'avait pas voulu rendre publiques celles qui manquaient, parce qu'elles eussent témoigné aux yeux de la France, et encore mieux que divers documents dont l'impression avait été ordonnée; de la bonté du roi et de ses intentions paternelles.

«Votre Majesté ne se figure pas, disait encore Despomelles en parlant de ces brochures, du merveilleux effet qu'a produit sa proclamation et toutes les pièces trouvées sur Brottier. Cela lui a conquis une foule de partisans, et les orléanistes grincent des dents. Pour propager cet effet, Sourdat et moi, nous faisons imprimer quinze cents exemplaires pour les répandre à profusion.»

Il y avait du vrai dans cette appréciation. Bien que le manifeste royal saisi sur Brottier ne respirât pas uniquement pardon, clémence et oubli, il témoignait d'une modération relative. La comparaison qu'on en pouvait faire au même moment avec les pièces du complot anarchiste de Babeuf, qui venaient aussi d'être publiées et révélaient chez les conspirateurs les intentions les plus violentes, tournaient à l'avantage du royalisme. Mais Despomelles était moins près de la vérité en incriminant les orléanistes. Les hommes qu'il désignait sous ce nom, et qu'on accusait de vouloir donner la couronne à la branche cadette de la maison de Bourbon, étaient avant tout des partisans du gouvernement représentatif. À leurs yeux, Louis XVIII n'avait que le tort de tenir à l'ancien régime; ils voulaient, avant de se déclarer pour lui, qu'il y renonçât, et encore, à cette heure, ils ne désespéraient pas de l'y faire renoncer; ils ne méritaient donc pas d'être traités en ennemis. Ils le méritaient d'autant moins que le duc d'Orléans, à supposer qu'ils eussent rêvé de le faire roi, n'était plus sous leur main. Parti d'Europe l'année précédente avec ses jeunes frères le duc de Montpensier et le comte de Beaujolais, après avoir refusé de se rendre auprès de Louis XVIII qui l'appelait[15], il résidait maintenant en Amérique, et si peu disposé à devenir l'instrument de la faction dite orléaniste, qu'il songeait déjà à faire solennellement sa soumission au roi,—dessein qu'il réalisa l'année suivante à son retour en Europe.

Despomelles racontait encore que Mme Duverne de Praile avait fait, malheureusement en vain, une double tentative pour arracher les détenus de la prison du Temple et pour supprimer une preuve de culpabilité qu'à son retour d'Angleterre son mari avait laissée entre les mains du maire de Calais, affilié au parti royaliste. Cette preuve consistait en un portefeuille contenant des lettres de change d'une valeur de quatre mille louis et une correspondance importante. À la prière de Mme Duverne de Praile, un jeune homme, le fils de Sourdat, était parti en poste pour Calais afin d'aller chercher ce portefeuille. Mais déjà une lettre du maire, saisie sur l'abbé Brottier, avait fait connaître à la police ce dépôt. Elle s'en était emparée. À son arrivée à Calais, le messager avait été jeté en prison, tandis qu'on invitait le maire à aller à Paris pour se justifier s'il le pouvait. Les mesures prises pour l'évasion des détenus n'avaient pas mieux réussi, leurs gardiens ayant constaté que l'ordre de les mettre en liberté adressé au geôlier du Temple avait été fabriqué et revêtu d'une fausse signature. Ce double échec avait eu pour conséquence de rendre plus étroite leur captivité.

«Mes malheureux collègues, ajoutait Despomelles, oublient dans les fers leur danger pour ne penser qu'à la cause sacrée à laquelle ils se sont dévoués. Brottier surtout, entièrement résigné à la mort, n'espère qu'à la rendre utile à la bonne cause. Il se prépare à faire de sa défense une espèce de plaidoyer public en faveur du roi et de la royauté.» Malgré tout cependant, on ne désespérait pas de sauver ces dévoués serviteurs de la bonne cause. On «travaillait» la commission militaire devant laquelle ils étaient renvoyés, afin qu'elle se déclarât incompétente, ce qui ferait gagner du temps et faciliterait les démarches à entreprendre en leur faveur. «Nous avons de fortes indices pour croire que nous sommes puissamment aidés sous main par un membre du Directoire; on nous fait même assurer qu'on sauvera leur vie.»

Le zèle déployé par Despomelles devait lui faire supposer qu'il en serait payé par la reconnaissance de ses collègues captifs, alors surtout que, demeuré seul en liberté, il restait seul aussi dépositaire des pouvoirs royaux qui leur étaient communs. Il fut donc mortellement offensé,—il ne le cachait pas dans les lettres et rapports que nous résumons,—en apprenant que, se faisant forts de disposer de ces pouvoirs du fond de leur prison, Brottier, Duverne de Praile et La Villeheurnoy avaient désigné pour les exercer, au mépris de ses droits, l'abbé d'Esgrigny, grand vicaire du diocèse d'Arras et directeur de l'agence royaliste du Pas-de-Calais. En attendant l'arrivée à Paris de cet ecclésiastique, ils chargeaient le comte de Rochecot, l'un des chefs chouans, de la direction entière de l'agence de Paris par intérim. Rochecot s'était empressé d'écrire à Blanckenberg pour prévenir de cet arrangement. Il s'adressait en même temps à Despomelles afin d'obtenir de lui le texte des pouvoirs et des instructions royales, comme aussi les renseignements qui lui permettraient de réclamer les services des correspondants de l'agence. Naturellement, Despomelles, appuyé par plusieurs membres du parti royaliste, et notamment par Bayard, avait refusé de se dessaisir et de donner sa démission. Il ne voulait le faire que sur les ordres du roi. En les attendant, après les avoir sollicités, il s'était mis à l'écart. Encouragé par cette bouderie, Rochecot était entré en fonctions; il les conserva jusqu'au 22 février, date de l'arrivée à Paris de l'abbé d'Esgrigny. Le 18, il écrivait au duc de La Vauguyon que «rien n'était désespéré», mais qu'il convenait d'ajourner toute action nouvelle, jusqu'à ce que un peu plus de lumière fût venue éclairer les événements et montrer le parti qu'on en pourrait tirer.

Cette recommandation dissimulait à peine l'embarras dans lequel le jetait la division des agents du roi: d'un côté, les détenus, qui, ayant pu, sans qu'on sache comment, assurer leurs communications avec le dehors, prétendaient imposer leurs décisions; de l'autre côté, Despomelles, qui s'était enfui, non pour se mettre à l'écart, comme il l'avait dit d'abord, mais pour sauver sa tête et aller intriguer auprès de Wickham. L'abbé d'Esgrigny venu à Paris, ignorant encore pourquoi on l'avait appelé, tomba dans ces querelles. Sa présence ne les fit pas cesser, bien au contraire. Elles ne tardèrent pas à s'envenimer par suite de rivalités, du défaut absolu de ressources et du désaccord qui se créa quand on voulut tenter de s'en procurer. Puis, ce furent les dénonciations de Duverne de Praile, l'attitude louche de Brottier, les plaintes de La Villeheurnoy, et enfin le procès qui se dénoua par la condamnation des prévenus à la réclusion. Ce qu'il mit surtout en lumière, ce fut leur imprévoyance et leur légèreté. Il fut une déception pour le public auquel on avait promis des révélations sensationnelles qui manquèrent à ces débats.

Ces incidents ne nous apparaissent que confus et obscurs à travers une correspondance incomplète, pleine de récriminations, où figurent les noms de La Trémoïlle, de Bourmont, de Rochecot, de Bayard, de Sourdat, de l'abbé Ratel, de Mallet, gendre de Wickham, de Juglard, de Suzannet, d'une comtesse d'Esson, de Mme Duverne de Praile, d'autres encore sans qu'il soit possible de préciser le rôle de ces personnages. On y voit que Duverne de Praile et Brottier sont accusés «d'avoir changé l'attitude noble qu'ils avaient gardée dans leur défense, pour en prendre une qu'on ne saurait même excuser à la faiblesse, parce qu'elle est contraire à l'idée qu'ils nous avaient donnée de l'honneur»; que l'abbé d'Esgrigny se vante d'avoir contribué à faire élire Barthélemy membre du Directoire, se plaint qu'on oublie ses services, qu'on ait l'air maintenant de regretter de l'avoir appelé; on y voit encore, qu'impuissant à servir la cause royale, il se décide à donner sa démission. C'est en un mot le désarroi complet, la dislocation de l'agence et l'impossibilité momentanée pour le roi de faire répandre dans le royaume ses instructions et ses ordres.

Il n'y a pas lieu de s'arrêter longuement à ces discussions et à ces querelles. Elles ont fait couler des flots d'encre. Les lettres sont innombrables, où elles se manifestent violentes, haineuses, réciproquement accusatrices, ne reculant même pas devant les insinuations les plus perfides, révélant l'imprévoyance et l'étourderie de quelques-uns de leurs auteurs, et surtout leur vénalité. Mais, lue à distance des incidents qui l'ont dictée, cette correspondance n'apparaît plus que comme un fatras dépourvu d'intérêt, bon tout au plus à nous faire comprendre comment et pourquoi la cause royale s'est perdue en un moment où le pays lassé du joug révolutionnaire semblait conspirer pour elle.[Lien vers la Table des Matières]

VI
LA DISGRÂCE DU DUC DE LA VAUGUYON

L'arrestation des agents de Paris eut une autre conséquence: elle précipita la disgrâce du duc de La Vauguyon. Si l'événement, au lieu de s'accomplir dans une cour d'exilés, livrée à toutes les misères, à toutes les humiliations de l'exil, obligée de dissimuler son existence dans les asiles où elle vivait sous la menace incessante de l'expulsion, où on ne la tolérait qu'à la condition qu'elle ne fît pas parler d'elle; si cet événement se fût accompli à Versailles ou aux Tuileries, il aurait eu le même retentissement que d'autres disgrâces fameuses, celles par exemple du duc de Villeroy sous la Régence, du duc de Choiseul sous Louis XV, du duc d'Aiguillon sous Louis XVI. Mais, en 1797, la France en proie aux convulsions révolutionnaires, l'Europe en armes avaient mieux à faire que de s'émouvoir du renvoi d'un ministre, victime de ses intrigues et de son ambition. Sa disgrâce ne mériterait même pas de retenir un moment l'attention de l'histoire si les circonstances en lesquelles elle se produisit n'étaient révélatrices au plus haut degré des passions qui divisaient les émigrés, des rivalités qui s'exerçaient dans l'entourage royal et des causes qui empêchèrent d'aboutir tant de tentatives faites pour rétablir la royauté.

Nous avons montré à leur origine les dissentiments qui s'étaient élevés entre le comte d'Avaray et le duc de La Vauguyon, dès l'arrivée de celui-ci à Vérone. Depuis, ils n'avaient fait que s'envenimer. Lorsque le prince de Carency, fils du duc de La Vauguyon, était venu voir son père à Vérone une première fois, à Blanckenberg ensuite, et bien qu'il eût fait étalage à la servir, il avait déplu par ses raisonnements, ses allures, ses indiscrétions. C'est en tremblant que d'Avaray avait entendu La Vauguyon parler librement devant son fils d'affaires qu'il importait de tenir secrètes et l'avait vu lui confier, au moment de son départ, des commissions importantes pour les agents du roi à Paris, De là naquit le premier grief sérieux de d'Avaray contre La Vauguyon.

Il fut bientôt à même de lui en imputer un autre, qu'il considéra comme beaucoup plus grave. Il ne tarda pas à découvrir que La Vauguyon, en prenant possession de son emploi, s'était tracé un plan de conduite politique, diamétralement opposé à celui que le roi s'efforçait de faire réussir et que personne ne pouvait ignorer, puisqu'il était solennellement exposé dans la proclamation royale adressée par Louis XVIII à son peuple, au lendemain de son avènement. Ce plan, résultat de longues conférences avec d'Avaray lui-même, consistait en un retour pur et simple à l'antique constitution du royaume, c'est-à-dire à l'ancien régime, lequel, à la condition d'en réformer les abus, devait dans la pensée du roi suffire à tout: la religion catholique, religion du royaume; les autres cultes simplement reconnus; hérédité du pouvoir; maintien des trois ordres; États généraux dont le consentement était nécessaire pour l'établissement de nouvelles contributions ou l'augmentation des anciennes et qui pouvaient formuler des vœux, mais que le roi, de son côté, pouvait, à son gré, convoquer ou dissoudre; pouvoir législatif et exécutif concentré dans ses mains, et enfin le parlement dépositaire et gardien des lois.

Cet idéal de gouvernement, les premiers émigrés n'avaient cessé de le défendre. À Coblentz, à Hamm, à Vérone, à Londres, à l'armée de Condé, à Blanckenberg enfin, il avait été, il était encore pour eux l'arche sainte. Pour avoir voulu y porter la main, pour avoir osé y préférer la constitution d'un gouvernement représentatif comme en Angleterre, pour avoir enfin dès ce moment démontré la nécessité d'un changement auquel Louis XVIII devait consentir lui-même en 1814, et dont il lui était réservé de démontrer par la pratique les avantages, de fidèles serviteurs de la monarchie, qui ne lui avaient marchandé ni leur dévouement ni leurs services, s'étaient vus comparés à des malfaiteurs par les intraitables partisans de l'ancien état de choses. Affublés par ces intransigeants de noms divers: monarchiens, constitutionnels, orléanistes, constitutionnaires, ils s'étaient vus insultés, calomniés, traînés dans la boue, assimilés aux jacobins, considérés même comme plus dangereux. Loin d'être apaisée, la querelle durait encore en 1796. Il semble même qu'à cette heure, malgré les tentatives d'accord que nous avons indiquées, elle fût le principal obstacle au rétablissement de la monarchie et que, si elle se fût dénouée par une entente sur les bases d'un changement que les royalistes restés en France jugeaient pour la plupart nécessaire, Louis XVIII eût été, dès ce moment, appelé par les Français et serait monté sur le trône.

On ne saurait refuser à La Vauguyon le mérite d'avoir pressenti cette éventualité. De sa mission auprès des États généraux de Hollande, son début dans la carrière diplomatique, il conservait le goût des idées libérales dont la France avait favorisé par les armes l'établissement en Amérique, et, si les désastres causés par la Révolution, son séjour en Espagne, son dévouement aux Bourbons avaient affaibli ce goût en lui, il le sentait se réveiller alors que la restauration ne paraissait possible qu'à la condition de demander à ces idées la force de s'imposer et de durer. Il eut le tort de ne pas assez le dissimuler en exerçant ses fonctions, et ce tort, d'Avaray, lorsqu'il se fut convaincu que c'est justement qu'on le lui imputait, ne le lui pardonna pas.

Il le lui pardonna d'autant moins, que la vanité de La Vauguyon le rendait plus sensible. Le ministre tranchait de haut, raillait volontiers ceux qui ne pensaient pas comme lui, se donnait des airs d'infaillibilité, parlait sans cesse de ses «vingt ans d'expérience», croyant ainsi réduire au silence ses contradicteurs, trahissait à toute heure non seulement la volonté d'être premier ministre, mais encore seul ministre, de tout dominer dans le conseil: Jaucourt, «qu'il avait accaparé;» Flachslanden, «qu'il avait écrasé;» d'Avaray, «foutriquet,» comme il s'était permis de le surnommer, «qu'il espérait tromper,» et le roi lui-même.

Si maintenant l'on veut se rappeler que d'Avaray tient énergiquement pour l'ancien régime; qu'il ne veut ni clémence pour les régicides, ni respect pour les acquéreurs de biens nationaux; qu'il croit les châtiments, les vengeances, les réparations rigoureusement nécessaires à l'autorité du roi; qu'il est dévoué à la maison de France jusqu'à la passion la plus exaltée, on comprendra sans peine qu'il n'ait pas tardé à voir dans La Vauguyon un ennemi et que, peu à peu, ait succédé en lui contre le ministre, à l'instinctive défiance des premiers moments, un sentiment plus vif, plus accusé, que sa nature généreuse et loyale ne permet peut-être pas d'assimiler à de la haine, mais qui toutefois lui ressemble bien. Au surplus, quel que fût le caractère précis de ce sentiment, il inspira au favori envers son adversaire des procédés qu'on ne saurait trouver qu'indignes de lui si le désir de protéger son maître «contre un vil intrigant» ne les excusait dans une certaine mesure.

Il faut reconnaître, d'ailleurs, que les circonstances étaient graves. C'était le moment où l'on attendait à Blanckenberg ce délégué des royalistes du Corps législatif, qui devait y venir pour conférer avec le roi sur les bases d'une restauration. Naturellement, c'est à La Vauguyon, en sa qualité de ministre, qu'incomberait la tâche de délibérer avec cet envoyé en vue d'une entente. Le roi, toujours très respectueux des formes, n'eût pas trouvé convenable, puisqu'il lui accordait sa confiance, de lui ravir une de ses attributions essentielles et de confier à un autre la tâche qui lui revenait de droit. Or c'est là justement ce qui effrayait d'Avaray. Convaincu, quant à lui, que le roi devait rester sur ses positions et ne rien concéder aux exigences des constitutionnels que si le rétablissement de la monarchie était à ce prix, il redoutait que La Vauguyon, en se trouvant en présence d'un homme dont les opinions se rapprochaient des siennes, se montrât plus soucieux de les faire triompher que de défendre celles de son maître et trop coulant quant aux concessions à faire. C'est ainsi qu'en prévision d'une entrevue d'où pouvaient résulter des conséquences décisives pour l'avenir de la royauté, il fut conduit à vouloir s'enquérir secrètement des véritables principes de La Vauguyon, qui jusqu'à ce moment avait évité de les exprimer tels qu'il les professait, se réservant de les soumettre en temps utile au conseil.

La Vauguyon employait comme secrétaire l'abbé Fleuriel, chapelain du roi, «homme franc, droit, peu éclairé, mais plein d'honneur et de dévouement.» Ce prêtre avait remarqué, dans les lettres qu'expédiait le ministre, bien des choses faites «pour éveiller au moins les soupçons». Il s'en était ouvert à son collègue Courvoisier en le priant d'avertir d'Avaray. Ce fut pour celui-ci une occasion toute naturelle de les inviter à surveiller La Vauguyon.

On était au commencement du mois d'octobre 1796. D'Avaray allait partir pour Leipzig, où il devait se rencontrer avec le baron de Grimm, agent financier de l'empereur de Russie, et c'est au moment de se mettre en route qu'il leur confia cette mission d'espionnage. Lorsqu'il revint quinze jours plus tard, Courvoisier lui remit deux rapports, qui précisent avec une rare exactitude le caractère de cette intrigue de cour et permettent de suivre en ses détails les plus infimes la rivalité du ministre et du favori. On y trouve notamment le programme du gouvernement royal qu'avait dressé La Vauguyon pour le soumettre à l'envoyé des Cinq-Cents. La pièce est curieuse et résume la doctrine politique que les constitutionnels, autrement dit les royalistes libéraux, opposaient à celle des royalistes purs, partisans de l'ancien régime.

«1o Les anciennes provinces du royaume demeureront anéanties, et la France divisée, comme elle l'est aujourd'hui, en départements, diocèses, districts, cures, cantons et municipalités.

«2o Les parlements, les bailliages et tous les corps en général, resteront supprimés, et la justice sera rendue par des tribunaux semblables à ceux qui existent actuellement.

«3o L'administration publique sera confiée, comme elle l'est depuis 1789, à des collèges établis dans chaque département, dans chaque district et dans chaque canton.

«4o Les officiers municipaux seront nommés par le roi, mais sur la présentation des assemblées primaires, qui laisseront à Sa Majesté le choix entre trois sujets qu'elles auront elles-mêmes choisis.

«5o Le roi nommera également tous les administrateurs et les juges, mais il devra les prendre dans le nombre des officiers municipaux.

«6o Le domaine de la couronne sera vendu, à l'exception des parties qui dépendent des maisons royales, et une liste civile fixée au roi.

«7o Tous les ordres religieux seront supprimés, excepté ceux que l'on destinera à l'éducation publique.

«8o Le clergé séculier sera réduit à un évêque par département, à un curé par canton, à douze chanoines formant le chapitre de l'église cathédrale et à quelques vicaires.

«9o Les biens du clergé régulier seront confisqués au profit de l'État; le clergé séculier conservera les siens, à charge d'acquitter, en tout ou en partie, la dette publique. S'il s'y refuse, le gouvernement s'emparera de ses possessions, et payera une portion congrue aux évêques, aux curés et aux vicaires; s'il fait des réclamations, le gouvernement prendra tous les biens, déclarera la liberté du culte et n'en soudoiera aucun.

«10o Le mode des impositions, directes et indirectes, sera conservé à l'avenir tel qu'il existe à présent, sauf à en diminuer les taux dans les premières années, pour l'augmenter graduellement dans la suite.

«11o Les départements seront chargés de leurs dépenses particulières; celles de la guerre, de la marine, des affaires étrangères, de la maison du roi, resteront pour le compte du gouvernement; mais les sommes destinées à y fournir seront versées directement par le receveur de chaque département dans la caisse d'un trésorier général, qui emploiera les fonds de son autorité propre, selon leur destination.

«12o Plus d'ordre de clergé, ni de noblesse, mais assemblée composée de trois chambres: l'une de tous les pairs, les deux autres de clercs et de laïques, de nobles et de roturiers, indifféremment.»

En prenant connaissance de ce programme si diamétralement contraire à celui hors duquel il n'était pas de salut, d'Avaray fut indigné, le roi non moins que lui. Le renvoi de La Vauguyon fut résolu; on n'attendit plus que l'occasion d'y donner un prétexte plausible. Rien cependant dans l'attitude du roi ni dans celle de d'Avaray ne révéla à La Vauguyon que leurs dispositions à son égard étaient changées, qu'ils le tenaient en suspicion, ni qu'ils avaient attaché à ses pas deux argus chargés d'exercer sur lui une surveillance rigoureuse. Il arriva même que, lorsque, dans le conseil, les divergences entre le ministre et le favori s'accusaient, le roi feignait de n'y point prêter d'attention ou que, s'il jugeait bon de s'entremettre pour rétablir l'accord, il le faisait de manière à prouver à La Vauguyon qu'il l'honorait toujours de sa confiance. C'était une ruse nécessaire pour prévenir les soupçons du ministre et les effets du ressentiment qu'il n'eût pas manqué de concevoir s'il s'était douté qu'il avait cessé d'être agréable, qu'on cherchait un prétexte pour se débarrasser de lui ou tout au moins pour réduire à rien son rôle ministériel, et qu'en attendant, on dérobait à sa connaissance certaines résolutions, celle par exemple d'envoyer en France, au moment des élections, non le duc de Bourbon, antérieurement désigné pour aller relever dans l'Ouest le drapeau blanc, mais le duc de Berry.

Quant à la conférence qui devait avoir lieu entre La Vauguyon et l'envoyé des royalistes du conseil des Cinq-Cents, le roi avait résolu que d'Avaray se rendrait avec La Vauguyon pour y porter la parole en son nom et conjurer les effets de la trahison qu'on redoutait de la part du ministre. Remarquons en passant que cette conférence ne devait pas avoir lieu. L'arrestation, à la fin de janvier, de trois membres de l'agence de Paris la fit ajourner, et plus tard, le coup d'État de fructidor mit à néant les projets qu'on se proposait d'y discuter. Mais, à la fin de 1796, on était loin de prévoir ces événements désastreux; on se leurrait d'espérances qui ne semblaient pas sans fondement, et c'est en vue même du succès qu'il attendait à brève échéance, que le roi se cachait maintenant de La Vauguyon, n'osant le renvoyer de peur de le jeter, à la veille de la bataille, dans les rangs ennemis avec les armes que lui avait données la pratique des affaires royales. Mieux valait recourir à d'autres moyens pour paralyser son influence.

Entre ces moyens, le plus efficace consistait à lui donner un collègue dont l'action balancerait la sienne. Ce collègue, déjà désigné, n'était autre que le comte de Saint-Priest, retenu encore à Vienne pour le service de son maître. Le 28 janvier 1797, le roi lui écrivit pour l'inviter à presser son arrivée. Il chargea La Vauguyon de joindre sa lettre à d'autres qui devaient être expédiées à Saint-Priest. La Vauguyon, l'ayant lue, en prit ombrage. Désireux de retarder la venue du collègue qu'on voulait lui imposer, il ne trouva rien de plus simple que de ne pas faire partir le message royal, se réservant de dire au besoin qu'il s'était égaré en chemin. Ce manquement si grave à son devoir resta d'abord ignoré et ne fut découvert que lorsque, quinze jours plus tard, le roi s'inquiétant de ne pas recevoir une réponse de Saint-Priest, une circonstance fortuite vint lui faire soupçonner pourquoi il ne l'avait pas reçue.

Un matin, travaillant avec lui, La Vauguyon lui donna lecture du projet d'une lettre qu'il destinait au prince de Condé. Le roi refusa son visa, non qu'il eût lieu de désapprouver les instructions que le ministre donnait au prince, mais parce qu'il préférait les lui donner lui-même. «Par convenance et par sentiment,» il s'était réservé de tenir seul la correspondance avec Condé. Il défendit à La Vauguyon d'envoyer cette lettre. Le même soir, La Vauguyon la fit porter à la poste. D'Avaray le sut par Courvoisier, à qui l'abbé Fleuriel était venu le raconter. C'en fut assez pour lui donner l'éveil quant à la lettre destinée à Saint-Priest. Une enquête immédiate, à laquelle par son ordre procédèrent ses deux confidents, le mit promptement en possession de la vérité. Il fut prouvé que cette lettre n'avait pas été envoyée.

Ces constatations dévoilaient «dans toute son horreur» l'infidélité du ministre et commandaient promptement des résolutions énergiques. Le plus grave des inconvénients qu'elles eussent présentés quelques semaines plus tôt n'était plus à redouter par suite de l'arrestation des agents de Paris et de la saisie de leurs papiers, qu'on venait d'apprendre à Blanckenberg. Toutefois, avant de rien décider, le roi voulut consulter le maréchal de Castries, qui résidait, comme nous l'avons dit, à Wolfenbuttel, et, à cet effet, il fit partir d'Avaray, le 19 février, en lui remettant la lettre qui suit:

«L'objet du voyage de M. d'Avaray auprès de vous, mon cher Maréchal, est devenu bien plus important que je ne le croyais lorsque je vous l'ai annoncé; je n'entre sur cela dans aucun détail, les faits parleront d'eux-mêmes. Indigné, comme vous pouvez le penser, mais très neuf en pareille matière et me méfiant de mon inexpérience et de mon imagination même, j'ai recours à votre amitié et à votre loyauté, pour me donner un bon conseil, bien sûr que je ne puis mieux m'adresser qu'à elles. Adieu, mon cher Maréchal, vous connaissez toute mon amitié pour vous.»

Il n'y avait pas une heure que d'Avaray était parti, lorsque La Vauguyon, qui ignorait son départ, lui fit porter une lettre que, disait-il, il venait de trouver dans son courrier et qu'il avait ouverte par erreur. Courvoisier, à qui fut remis ce message, déclara qu'en l'absence de d'Avaray il ne pouvait recevoir un pli décacheté et le refusa. La Vauguyon s'obstina, le lui renvoya par l'abbé Fleuriel. L'abbé était tout acquis à d'Avaray; il confia à Courvoisier que cette lettre, signée du président de Vezet, l'un des directeurs de l'agence de Souabe, ne venait pas d'arriver comme le prétendait La Vauguyon, mais qu'elle était dans ses mains depuis huit jours. Le roi fut immédiatement prévenu. L'incident, qui venait se greffer sur les deux autres, lui parut si grave, qu'il ordonna à Courvoisier de faire partir sur-le-champ un courrier pour en avertir d'Avaray.

Le lendemain, lui-même prenait la plume et racontait à son ami ce qui s'était passé dans la journée entre lui et La Vauguyon:

«C'est une affreuse chose qu'un scélérat!

«Il est arrivé à son ordinaire, et, après m'a voir montré des papiers assez indifférents, il m'a dit avec un embarras mal déguisé:

«—Il m'est arrivé aujourd'hui une chose assez extraordinaire, on m'a apporté une lettre du président de Vezet, je l'ai ouverte sans y regarder et j'ai trouvé aux premiers mots «M. le chevalier[16]»; cela m'a fait voir qu'elle était pour d'Avaray; je la lui ai tout de suite envoyée, il était parti; je l'ai renvoyée à Courvoisier, qui a refusé de la prendre puisqu'elle était décachetée; je l'ai remise dans une enveloppe, et je l'ai renvoyée avec un petit billet.

«Pendant ce récit, j'ai senti un froid que je n'avais pas eu à Dillingen[17]; j'ai éprouvé combien j'avais eu tort de désirer qu'il poussât l'audace jusqu'à ce point. Cependant je me suis maîtrisé, j'ai donné des éloges à la délicatesse de Courvoisier et j'ai dit que quant à la lettre, apparemment, on vous l'enverrait, ou qu'on vous la donnerait à votre retour. Il m'a dit:

«—Si Votre Majesté veut la voir.

«—Non, ai-je interrompu, je n'ouvre point les lettres.

«—Oh! m'a-t-il répondu, je crois qu'il n'a pas plus de secrets pour Votre Majesté que moi.

«—Cela ne fait rien, ai-je dit.

«—J'imagine bien, a-t-il repris, qu'il ne croira pas que...

«—Fi donc!» ai-je encore interrompu.

«L'entretien en est resté là; il m'a encore donné d'autres lettres à lire, et enfin il est sorti.

«Il en était temps, car ma bouche se séchait et mes jambes flageolaient sous moi; je suis resté saisi d'horreur, le dîner ne l'a point dissipée, et je doute qu'elle se passe de sitôt.

«Mon Dieu, que c'est une affreuse chose que le vice tout à découvert! Quelle position que celle d'un honnête homme qui voit un gueux faire une chose abominable et qui ne peut pas lui dire: Monstre, tu viens de te découvrir, sors de ma présence et que je ne te revoie jamais! La prudence me le défendait, j'ai tout renfermé au dedans de moi-même; mais j'en ai souffert et j'en souffre encore bien plus que je ne puis l'exprimer; aussi n'ai-je pas pu attendre à demain pour déposer tous ces détails sur le papier. Mon ami, il n'y a plus moyen d'y tenir; je crois qu'il faut, sans perdre un instant, mander à M. de Saint-Priest de charger l'évêque de Nancy des affaires et de venir. Je ne veux cependant rien faire sans votre avis et celui du maréchal. Apprenez-lui tous ces détails: son âme vertueuse en frémira d'indignation, mais il jugera avec plus de sang-froid que moi, parce qu'il n'était pas témoin de cette véritable scène de Tartuffe. Je ne puis cependant rien faire avant votre retour; je souffrirai beaucoup, mais le plus difficile est fait. Je ne fermerai ma lettre que demain matin après l'avoir relue.

«Adieu, mon ami, mon cher, mon bon, mon vertueux ami, la pensée de notre amitié m'est bien nécessaire en ce moment; je vous aime et vous embrasse de tout mon cœur.»

D'Avaray était de retour, le 25 février, de son voyage auprès du maréchal de Castries. Le même jour, il rend compte au roi de sa mission, des réponses du maréchal. Le maréchal de Castries a reconnu qu'il est impossible au roi de garder un tel ministre, qu'il faut absolument le congédier; il pense toutefois qu'il faut ajourner la mesure; mais, à cet ajournement, ni le roi ni d'Avaray ne veulent consentir. Le renvoi doit être immédiat. La décision du roi étant prise, il n'y a plus qu'à l'exécuter. Pour cela il faut mettre La Vauguyon en présence de l'accusation et en demeure de s'expliquer. Le 1er mars, jour des Cendres, d'Avaray la précise en ces termes:

«Il est de mon devoir d'éclairer le roi sur des faits importants qui intéressent son service. Ils sont de nature à devoir être révélés tout haut; je me tairais si je ne trouvais en ce moment le moyen de les publier avec éclat.

«Le roi m'a fait l'honneur de me dire que M. de La Vauguyon lui ayant lu, le 14 février, une lettre qu'il écrivait à Mgr le prince de Condé et dont M. de La Marre, parti le 15, devait être porteur, Sa Majesté lui défendit de l'envoyer. Le roi trouvera ci-joint une pièce qui prouve que M. de La Vauguyon fit partir par la poste, le 14 février, la lettre que le roi lui avait défendu d'écrire.

«Le roi, depuis quelque temps, témoignait beaucoup d'inquiétude sur le sort d'une lettre qu'il écrivit à M. le comte de Saint-Priest vers le 20 de janvier, pour lui annoncer que Sa Majesté l'appellerait dans peu auprès d'elle, lettre qu'il remit à M. le duc de La Vauguyon pour la joindre à ses paquets. Les paquets, partis à cette époque, ont été reçus exactement par M. le comte de Saint-Priest; la seule lettre du roi s'est perdue, et M. l'abbé Fleuriel déclare que, dans les différentes dépêches qu'il a expédiées pour M. le comte de Saint-Priest depuis le 15 février jusqu'à présent, soit par la voie de Blanckenberg ou par celle de Leipzig, il est sûr de n'avoir inséré aucune lettre du roi, dont il connaît parfaitement l'écriture.

«M. le président de Vezet, l'un des principaux agents de Sa Majesté et qui réunit tant de titres à sa confiance, ayant témoigné un découragement qui pouvait devenir funeste aux intérêts du roi, Sa Majesté me chargea de lui écrire pour le rassurer sur les entreprises et le caractère de son ministre; la lettre que M. de Vezet me répondit pour être transmise au roi est tombée entre les mains de M. de La Vauguyon. Le paquet cacheté que j'ai remis en dépôt à M. le marquis de Jaucourt, qui me l'a rendu ce matin avant la messe, dira le reste. Je prie le roi de vouloir bien vérifier les cachets, l'ouvrir et faire connaître ce qu'il renferme.—Le comte d'Avaray.»

Nanti de cette déclaration, le roi, au sortir de la messe, mande par devers lui La Vauguyon. L'entretien dure peu. Il se dénoue par l'ordre formel que donne le maître à l'homme qui, dès ce moment, a cessé d'être son ministre, de quitter sur-le-champ Blanckenberg. La Vauguyon part quelques heures après, sans avoir revu d'Avaray. En partant, il laisse cette lettre à la porte du roi:

«Sire, je suis profondément affligé de la disgrâce de Votre Majesté; je respecte ses ordres et je me retire. Je la supplie d'être persuadée que je n'ai jamais cessé d'être pénétré pour sa personne du zèle et du dévouement le plus pur, que je conserverai jusqu'au dernier instant de ma vie.»

Quant au roi, sans attendre que les gazettes proclament l'événement, il le fait connaître sur-le-champ à son frère, au prince de Condé, au maréchal de Castries, en les chargeant de le répandre et de l'expliquer. Chacune de ces lettres est en quelque sorte la répétition des autres, et il suffira de reproduire celle qui est adressée au maréchal.

«Je viens, mon cher Maréchal, de prendre un parti qui rend votre présence auprès de moi plus nécessaire que jamais. M. de La Vauguyon a été accusé et convaincu: 1o d'avoir envoyé une lettre que je lui avais expressément défendu de faire partir; 2o d'en avoir ouvert et déchiffré une autre au secret de laquelle j'attachais beaucoup d'importance, de l'avoir gardée plusieurs jours et de m'en avoir ensuite imposé en me disant qu'il venait de la recevoir, qu'il l'avait ouverte par mégarde et qu'il s'empressait de réparer son erreur, en l'envoyant sans l'avoir lue à sa véritable adresse. Il est, de plus, violemment soupçonné d'avoir supprimé une lettre que je l'avais chargé de faire parvenir à M. de Saint-Priest, et dans laquelle je mandais à ce dernier de hâter son arrivée auprès de moi. Interrogé par moi sur ces faits, la faiblesse, ou pour mieux dire la nullité de sa défense, qui n'a consisté que dans la dénégation des choses les plus clairement prouvées, aurait suffi pour le convaincre, quand je n'aurais pas eu d'autres preuves contre lui. Je lui ai ordonné de se retirer, et je me suis fait remettre tous les papiers relatifs à mes affaires, qui étaient entre ses mains.

«J'ai mandé à M. de Saint-Priest de venir sans délai, et j'attends de votre zèle et de votre amitié, que vous allez vous rendre aussi auprès de moi; vous sentez, sans que j'aie besoin de vous le dire, le besoin que j'ai de vous dans cette conjoncture.

«Adieu, mon cher Maréchal, vous connaissez toute mon amitié pour vous, et vous jugez facilement combien j'ai d'impatience de vous voir arriver.»

On regrette de voir en ces circonstances le chevaleresque d'Avaray, non content de triompher, le faire railleusement et sans générosité. Il écrit: «Le renvoi de M. le duc de La Vauguyon offre une anecdote assez piquante. Il eut lieu le jour des Cendres, immédiatement après la messe, où le célébrant venait de prononcer à cet homme, si fier de sa grandesse d'Espagne et de sa pairie de France, la formule: Memento homo quia pulvis es, et in pulverem reverteris, et celui qui lui donnait cet avertissement si terrible, mais si utile pour les grands de la terre, est un ecclésiastique vertueux et fidèle qui avait le plus contribué à découvrir ses projets funestes et ses sourdes menées, et prévenu d'ailleurs de la catastrophe qui le menaçait. Lorsqu'il lui dit: «Souvenez-vous que vous êtes poussière,» il pouvait donner à ces mots plus d'une signification; lorsqu'il ajouta «et que vous rentrerez dans la poussière», il savait que cet oracle ne tarderait pas à s'accomplir.»

Le 7 mars, le duc de La Vauguyon était à Hambourg, où son arrivée faisait sensation, depuis surtout qu'on avait appris qu'elle résultait de sa disgrâce. Les notes de l'agent du roi dans cette ville, M. de Thauvenay, trop longues pour être reproduites ici[18], révèlent la tristesse, l'abattement et pour tout dire le désarroi de l'ancien ministre, mais aussi l'énergie avec laquelle, sans d'ailleurs perdre le respect, il protestait contre le traitement dont il avait été l'objet et s'efforçait de se justifier. Il le fit en écrivant au roi à plusieurs reprises, et en lui faisant écrire par son cousin l'évêque de Chalon-sur-Saône, à qui fut adressée une réponse sèche et hautaine.

Mais Louis XVIII, loin de regretter de s'être montré impitoyable envers La Vauguyon, se félicitait malgré tout de sa conduite en cette circonstance. Le 4 avril, en écrivant à son frère, il lui donnait ses raisons avec une force qui prouve surabondamment qu'il n'en éprouvait aucun repentir.

«Tu me parais craindre les inconvénients qui peuvent résulter de la publicité du renvoi de M. de La V... Avant de te rassurer sur ce point, permets-moi de te peindre ceux qui seraient résultés de sa clandestinité. J'ai trouvé des gens qui pensaient que j'aurais dû l'envoyer chercher et lui dire tête à tête: «Voilà les preuves de vos infidélités; allez-vous-en et ne parlez pas, ou je parle moi-même.» Je leur ai répondu: «Pensez-vous que son renvoi eût été ignoré pour cela? Une fois su, et ses motifs restant secrets, lui-même et ses amis n'auraient pas manqué de l'attribuer à légèreté ou faiblesse de ma part: légèreté, si je l'avais renvoyé parce que j'en avais assez de lui; faiblesse, si j'avais cédé a l'intrigue. J'aurais fait reprocher à M. de la Vauguyon qu'il manquait à la loi du silence que je lui avais imposée; il aurait répondu qu'il l'avait observée, mais qu'il ne pouvait pas être responsable de l'opinion et des discours du public. Alors, n'ayant pas des preuves en mains qu'il m'eût désobéi, j'aurais pu me faire quelque scrupule de publier les faits, ou il aurait passé par-dessus. Je ne suis nullement sûr que j'eusse persuadé le public. Si je ne l'avais pas persuadé, quel tort tout cela n'eût-il pas fait à ma considération? Un homme léger ou faible ne peut jamais en espérer, et ma considération personnelle est la meilleure de toutes mes armes. La publicité de l'affaire me garantit de ces dangers....

«.... Quant à ceux que tu crains de la vengeance de cet homme, en supposant qu'il eût l'âme atroce, ce que je ne crois pas, car il y a loin d'un lâche coquin à un scélérat dans le grand genre, tout le mal qu'il aurait pu faire l'a été par le traître Malo[19]. Il ne peut, heureusement ou malheureusement, plus compromettre personne. Je dis malheureusement, parce que tous ceux qu'il connaissait sont arrêtés; je dis heureusement, parce qu'il n'a pu avoir connaissance de la besogne dont je viens de te parler. Je ne doute pas qu'il ne griffonne et que nous ne soyons bientôt harcelés de sa prose. Mais je l'attends, armé de son épître et de ma petite correspondance amicale avec l'évêque de Chalon. Je n'ai point répondu à sa lettre, et je suis bien aise que son sot de cousin m'ait donné l'occasion d'y répondre indirectement. Quant à toi, si j'étais à ta place, je ne lui répondrais pas non plus. Que pourrais-tu lui dire sinon: Je savais que vous étiez un coquin; votre lettre au roi me prouve que vous êtes une bête, sur quoi, etc... etc....»

Au même moment La Vauguyon faisait imprimer et répandre de tous côtés, en Allemagne, en Angleterre et même en France, les lettres qu'il avait écrites pour sa défense à Louis XVIII. Dans les journaux de Paris se glissèrent, par les soins du prince de Carency, divers échos de cette disgrâce, venimeusement présentée comme un témoignage de l'indignité du prince qui aspirait à régner sur les Français et de son ingratitude envers ses plus fidèles serviteurs. Lorsqu'aujourd'hui, après plus de cent ans écoulés, on regarde à cet obscur épisode de l'émigration, on est obligé de reconnaître qu'il eût été plus habile au roi de suivre le conseil du maréchal de Castries, de différer la mesure, d'y mettre moins de hâte et de colère, de paraître plus dédaigneux des incidents qui la lui dictaient et de se montrer moins empressé à donner satisfaction aux rancunes de d'Avaray.[Lien vers la Table des Matières]

VII
BARRAS ET SOURDAT

En apprenant l'arrestation de ses agents de Paris, le roi avait commencé par commettre à la défense de ses intérêts menacés en France les membres de son agence de Souabe. Outre qu'ils étaient parvenus à nouer avec l'intérieur du royaume des relations suivies, la prudence du président de Vezet, le dévouement du général de Précy, la téméraire activité d'Imbert-Colomès, qui, sous le nom de Philibert et quoique inscrit encore sur la liste des émigrés, faisait de fréquents voyages à Lyon, nourrissant même le dessein de se faire élire député aux Cinq-Cents, les rendaient dignes de la plus entière confiance. Les charger des intérêts de la cause royale, c'était mettre ces intérêts en des mains sûres. Ce ne pouvait être là, cependant, qu'un arrangement provisoire. Il était nécessaire que le roi eût dans Paris des agents à poste fixe.

De cette nécessité reconnue résulta le dessein de former dans la capitale un conseil royal composé de ce qu'on pourrait réunir des membres de l'ancienne agence et de quelques personnages à qui leur situation sociale pourrait donner barre sur l'opinion. Ce dessein, de La Marre, consulté, non seulement l'approuva, mais encore il se chargea de porter à Paris le règlement rédigé par le roi en quarante-trois articles, qui devait être la loi des agents dans l'exercice de leurs fonctions, et les instructions longues et minutieuses dont étaient tenus de s'inspirer leurs actes et leur langage. Il est toutefois visible que dans ces instructions et ce règlement, qui témoignent du désir du roi de garder de l'ancien régime ce que la Révolution a eu le plus à cœur de détruire, et notamment la réintégration de la noblesse et du clergé dans l'intégralité de leurs droits séculaires, l'abbé de La Marre n'a pas également tout approuvé.

Ce qu'il leur reproche surtout, c'est de déterminer par avance les formes à donner à la royauté restaurée quand il ne faudrait parler que de la royauté elle-même; c'est aussi d'être plus propres à un état de choses calme et régulier qu'à une situation profondément troublée et toujours menaçante; c'est de ne rien laisser à l'initiative des agents, de les considérer comme des mandataires demeurés libres d'exécuter à la lettre le mandat qu'ils ont reçu; c'est aussi de ne pas tenir compte des dangers qu'ils courent, de la nécessité où ils peuvent subitement se trouver, étant à une si grande distance de la source de leurs ordres, de ne s'inspirer que des circonstances pour résoudre une difficulté subite, et, en un mot, pour avoir voulu tout prévoir, de n'avoir pas prévu l'imprévu qui, dans les temps de révolutions, tient tant de place dans les choses humaines. Néanmoins, soit que ces objections, qui se produiront ultérieurement avec plus de force quand l'événement leur aura donné raison, ne se soient produites à ce moment qu'avec timidité, soit qu'elles n'aient pas frappé l'esprit du roi, il n'en est pas tenu compte. De La Marre n'insiste pas et se tient pour exaucé d'avoir reçu satisfaction sur un point essentiel, c'est-à-dire d'avoir obtenu que le système des mouvements insurrectionnels serait abandonné et que tout l'effort royaliste se porterait à conquérir l'opinion sans coup férir.

Quant au roi, ce qu'il promet en ce moment, il est résolu à le tenir. C'est avec confiance qu'il adopte une marche nouvelle très différente de celle qu'il a suivie jusque-là. Nous en trouvons la preuve dans une lettre que, quelques jours plus tard, le 7 avril, il écrira au prince de Condé en lui envoyant les instructions qu'il a édictées pour son conseil royal.

«Ce moment-ci est terrible, mandera-t-il à son cousin. Les nouveaux succès de Bonaparte, je ne dirai plus en Italie, mais dans le cœur des États héréditaires, et l'état des finances de l'Angleterre nous menacent d'une paix prochaine. Mais, en portant nos regards au delà de cette crise si pénible, je vois plutôt des sujets d'espérance que de découragement. Vous savez que je ne suis pas illusionnaire, et je suis persuadé que vous penserez comme moi quand vous aurez raisonné un peu à fond avec M. Wells.[20]»

La formation du conseil décidée, il s'agissait maintenant d'en désigner les membres. Il y en avait cinq déjà tout indiqués; ceux de l'ancienne agence: Duverne de Praile, l'abbé Brottier et de La Villeheurnoy encore incarcérés, Despomelles et Sourdat. Dans l'espoir que les premiers sortiraient sains et saufs de leur triste aventure, et comme, d'autre part, on ignorait encore à Blanckenberg que l'un d'entre eux avait fait des révélations accablantes pour ses complices, le roi tint à leur donner un témoignage de sympathie et de confiance en les maintenant tous les trois dans son conseil au même titre que leurs deux collègues demeurés en liberté.

Quant aux hommes nouveaux à leur adjoindre, plusieurs noms s'étaient déjà présentés à son esprit: le prince de La Trémoïlle, qu'on avait vu en Vendée aux heures les plus périlleuses et qui venait, après un long séjour en Angleterre, d'obtenir sa radiation de la liste des émigrés; l'abbé de Dampierre, ancien constituant, émigré rentré lui aussi; l'abbé d'Esgrigny, cet ancien vicaire général du Pas-de-Calais, à qui, du fond de leur prison, les agents arrêtés avaient confié la direction de l'agence en dépit des protestations de Despomelles et de Sourdat; le chef chouan, marquis de Rochecot, désigné au même titre que l'abbé d'Esgrigny, dans les mêmes conditions et en vue du même objet.

Ces quatre noms étaient ceux de royalistes fidèles. Mais encore fallait-il savoir s'ils se jugeraient en état d'occuper le poste où les appelait la confiance de leur maître. La nécessité de les consulter, la difficulté de leur trouver des collègues décidèrent le roi à ne nommer définitivement personne et à laisser à l'abbé de La Marre le soin de choisir. Il se contenta de stipuler que le conseil royal, dès qu'il compterait sept à huit membres, élirait lui-même les autres jusqu'à concurrence de douze. Comme il se croyait assuré du consentement du prince de La Trémoïlle, il le désigna comme président et, à défaut de lui, le général Pichegru, laissant toutefois à son envoyé le droit d'en désigner un autre si celui de son choix refusait. En vue de sa mission, de La Marre fut nanti de pouvoirs en blanc, les uns instituant les membres du conseil royal, les autres les autorisant à négocier avec les membres du Corps législatif, conseil des Anciens et conseil des Cinq-Cents, ou destinés à ceux de ces députés qui, se ralliant à la cause royale, voudraient se livrer parmi leurs collègues à une active propagande.

Un autre point restait à régler. Des fonds étaient indispensables au conseil royal pour entreprendre et poursuivre des opérations efficaces. Ces fonds, l'Angleterre pouvait seule les fournir. Pour les obtenir, il fallait recourir à Wickham. L'agent Wells, qu'on a vu porter une lettre au prince de Condé, avait été chargé de l'inviter à s'entremettre auprès du commissaire anglais dont les relations avec lui étaient de tous les instants. Le président de Vezet et le général de Précy, qui résidaient dans le voisinage de Wickham, devaient agir aussi dans le même but. Pour assurer à Londres un bon accueil aux demandes du roi, on comptait sur le prince de La Trémoïlle, qui n'en était pas encore parti et qu'une lettre de l'abbé de La Marre allait avertir de ce qu'on attendait de lui. Toutes les pièces relatives à ces négociations portent la date du 5 avril 1797. C'est à cette même date que de La Marre quitta Blanckenberg pour se rendre en France.

Cependant, on attendait toujours des nouvelles du marquis de Bésignan. Il devait, on s'en souvient, trouver à Lausanne les passeports promis par le comte de Grabianka et nécessaires aux personnes que le roi enverrait à Paris pour négocier avec le Directoire. Les passeports n'arrivant pas, on dut supposer que le Polonais n'avait pu se les procurer; on sut bientôt que telle était la vérité. Le roi n'en fut ni déçu, ni surpris. Tout comme d'Avaray, il n'avait guère cru aux belles promesses de ce fou de Bésignan. L'arrestation des agents de Paris n'avait pu que fortifier son incrédulité. Il semblait peu probable, en effet, que si le Directoire songeait à entrer en pourparlers avec le souverain légitime de la France, il y eût préludé en mettant sous les verrous trois royalistes et en dénonçant avec fracas leurs manœuvres. L'affaire était donc manquée, et sans doute l'occasion de la renouer ne se présenterait plus.

À Blanckenberg, on était d'autant plus payé pour le croire qu'une autre aventure du même genre venait de se dénouer piteusement. Vers la fin de mars, était arrivée au roi une lettre signée Deville et portant à côté de cette signature le timbre officiel du Directoire exécutif. L'auteur, qui se disait employé dans les bureaux du gouvernement, offrait son entremise, soit pour faire parvenir aux directeurs les propositions du roi, soit pour fournir à ce dernier des renseignements sur leurs intentions véritables. Quoique le correspondant eût avoué qu'il ne donnait pas son nom et demandé qu'on lui répondit poste restante à Genève sous un nom supposé, le roi n'avait pas cru devoir jeter la lettre au panier. Il en avait, au contraire, envoyé une à l'adresse indiquée:

«Votre lettre du 22 février, disait-il, m'est arrivée en mains propres; mais elle a été retenue un mois à Leipzig; sans cela j'y aurais répondu sur-le-champ, car c'est un besoin pour mon cœur de retrouver des serviteurs fidèles et de leur exprimer mes sentiments. Si vous êtes dans de pareilles dispositions, faites-vous connaître sans crainte; votre secret sera le mien. En attendant, cherchez avec soin, et vous trouverez à qui parler.»

Cette réponse n'avait pas eu le temps de parvenir à son destinataire, quand on reçut, à Blanckenberg, une nouvelle lettre de lui, revêtue, comme la première, du timbre directorial. Le correspondant anonyme s'étonnait du silence gardé à son égard, se montrait impatient de recevoir une réponse, mais déclarait qu'il ne se ferait connaître et ne fournirait de plus amples explications que s'il recevait, au préalable, une somme de trente louis, qui lui était nécessaire pour mettre en mouvement les instruments qu'il comptait employer. Cette fois, le roi flairant une escroquerie fut tenté de ne pas répondre. Finalement, il envoya l'argent, dont il ne lui fut même pas accusé réception. Cet incident ne mériterait pas de figurer dans ce récit s'il ne contribuait à prouver, plus encore que l'affaire Bésignan, combien précaires étaient les moyens dont disposait le monarque émigré alors pour communiquer avec les membres du Directoire. Il dut reconnaître que si, malgré tout, cette communication était possible, ce ne pouvait être que par l'intermédiaire de son conseil royal, muni des instructions et des pouvoirs confiés à de La Marre.

Les choses en étaient là, lorsque, quarante-huit heures après le départ de celui-ci, une lettre de Sourdat vint brusquement ranimer des espérances singulièrement refroidies par les aventures Bésignan et Deville. Sourdat racontait avoir noué des relations avec un haut fonctionnaire du Directoire, qu'il désignait sous le nom de Bénard, et, par son intermédiaire, avec Barras lui-même. Barras s'était montré favorable au rétablissement de la monarchie, disposé à y travailler, ne réclamant pour lui qu'indemnité et sûreté. Sourdat demandait des pouvoirs pour traiter.

Ces pouvoirs, on se le rappelle, étaient déjà aux mains de l'abbé de La Marre. Mais celui-ci, parti plusieurs jours après Wells, ne devait être à Paris qu'à la fin de mai. Wells, au contraire, allait s'y rendre, sans délai en quittant le quartier général du prince de Condé, établi à Mulheim, dans le duché de Bade. Comme il s'y trouvait encore, le roi lui envoya les pouvoirs que réclamait Sourdat. Ils étaient ainsi conçus:

«Nous autorisons M. Sourdat à entrer en pourparlers avec les membres du gouvernement qui voudront nous servir, à entendre les propositions qui seront faites par eux, soit pour les services qu'ils s'engageront à nous rendre, soit pour les récompenses qu'ils demanderont, à charge par le sieur Sourdat de nous rendre compte de tout, afin que nous puissions, en conséquence, lui transmettre de nouveaux pouvoirs et de nouveaux ordres.»

À cette pièce, le roi fit joindre une copie de la déclaration qu'à propos de l'affaire Bésignan, il avait confiée au président de Vezet. La copie comme l'original était de son écriture et signée de lui. Enfin, par son ordre, le comte d'Avaray écrivit à Sourdat, le même jour 7 avril, pour l'autoriser à promettre à Barras «sûreté, liberté de dénaturer et d'emporter ailleurs sa fortune, inaction et silence des tribunaux, avantages présents et futurs pour ses proches, tout l'argent enfin dont il pourrait compenser la perte par les services signalés qui lui auraient été spécifiés impérativement».

Dans une autre lettre adressée, le 13 avril, à de La Marre pour le mettre au courant de la négociation qui allait s'ouvrir, d'Avaray disait encore: «L'alliance des royalistes avec un parti qui pourrait culbuter la faction des Constitutionnels serait sans doute un chef-d'œuvre de politique; mais le portrait qu'on nous trace de Barras me donne lieu de craindre qu'il n'exige plus que le roi ne peut accorder, et qu'il ne promette plus qu'il ne pourra tenir. J'ai marqué, dans ma lettre du 7 août, les bornes qu'il est impossible au roi de passer, et il les a confirmées de sa main. Conviendront-elles à un homme ambitieux? N'est-il pas même à craindre qu'elles l'irritent? Mais attendons ce qu'il dira et ensuite ce qu'il saura faire.»

Les réflexions de d'Avaray révèlent un esprit judicieux et prouvent qu'il voyait sans confiance commencer cette négociation. Ce n'était déjà que trop puéril d'admettre même un moment, d'une part que la monarchie pourrait être rétablie par l'accord des révolutionnaires et des royalistes d'ancien régime, à l'exclusion des royalistes constitutionnels, et d'autre part que les membres du Directoire accepteraient comme prix de leur participation au rappel du roi la proscription et l'exil.

Telles ne sont pas cependant les seules raisons, qu'en réponse à d'Avaray, invoqua l'abbé de La Marre pour le mettre en garde contre les illusions et les espoirs prématurés. Pas plus que lui, il ne croyait que les membres du Directoire fussent en état de tenir les engagements qu'on leur supposait l'intention de prendre. Mais, de plus, il était convaincu que leurs promesses cachaient un piège. Ils ne pouvaient se soutenir que par la guerre. Celle du dehors touchant à sa fin, ils cherchaient à la rallumer au dedans. «L'opinion les poursuit à outrance; il leur faut donc une diversion puissante qui justifie toutes les rigueurs.» Néanmoins, il convenait de s'aboucher avec eux, mais uniquement pour les entendre, quitte à formuler des conditions s'ils semblaient disposés à en accepter.

Ces conditions, Sourdat les connaissait déjà; il était autorisé à en faire usage au cours de la négociation. Il devait demander d'abord que le Directoire n'apportât aucun obstacle à l'établissement du roi dans une principauté plus rapprochée du Rhin que ne l'était le duché de Brunswick, et ensuite qu'il versât aux représentants de Sa Majesté les quelques millions nécessaires à l'exécution du projet. «Ils les ont promis, disait d'Avaray, et la suite qu'ils donneront à cette promesse sera la mesure de leur volonté et de leurs moyens, car on ne peut trop répéter que c'est à eux à faire tous les frais.»—«Vous savez, ajoutait-il dans une lettre à de La Marre, que je ne mets aucune importance à l'affaire des régicides, et que le roi l'a en horreur. Votre sagesse le rassure autant que la précision des instructions que vous avez reçues. Allez donc la sonde à la main, et, si vous y trouvez jour, sondez le malade un peu trop avant. Si ces messieurs n'ont que la guerre civile à nous offrir, ce n'est pas la peine d'entrer en marché; car, tôt ou tard, nous l'aurons pour rien.»

C'est le 18 mai qu'il s'exprimait en ces termes. À ce moment, à en croire une lettre de Sourdat, reçue à Blanckenberg le lendemain, la négociation était en train depuis le 3, date de l'arrivée de Wells à Paris. Mis par lui au courant des volontés du roi, Sourdat s'était empressé de dépêcher Bénard à Barras; dès le 5, il rendait compte des résultats de cette première démarche.

«Bénard a déployé sur-le-champ tout le zèle dont il est animé pour le service de Votre Majesté. Barras a manifesté toute l'étendue de sa joie à la vue du nom de Votre Majesté, et il s'est livré à toute l'effusion d'un cœur frappé de remords et qui brûle du désir impatient, sinon de réparer, car il reconnaît que cela est impossible, mais d'employer, d'épuiser toutes ses facultés à servir efficacement Votre Majesté. Il est un second directeur, Carnot, qui est également instruit de l'accès que Votre Majesté veut bien accorder au repentir; il ne montre pas moins de zèle. Barras veut que dans trois mois tout soit fini. Si ce vœu peut paraître présomptueux, au moins est-ce un élan. Nous allons sans délai travailler à fixer des points de contact qui puissent être mis sous les yeux de Votre Majesté: ils lui seront incessamment portés.»

Il ne semble pas, qu'en lisant ce récit qui respire une confiance enthousiaste, Louis XVIII ait mis en doute ni la réalité de l'entretien de Bénard avec Barras, ni celle des dispositions attribuées à ce directeur et à son collègue Carnot. Il est d'ailleurs assez difficile de n'y pas croire, étant donné d'une part le dévouement et la bonne foi de Sourdat, dont nous possédons maints témoignages, et le désintéressement de Bénard, qu'on ne voit à aucun moment de la négociation stipuler pour lui des avantages personnels. C'est tout autrement qu'avaient agi Fauche-Borel et Montgaillard en nouant l'intrigue Pichegru. Ils avaient exigé des promesses de récompenses pécuniaires et autres. C'est tout autrement aussi qu'agira David Monnier, lorsqu'au lendemain du dix-huit fructidor, il se prétendra en situation d'assurer à la cause royale l'appui de ce même Barras; il multipliera les demandes d'argent et trouvera dans Fauche-Borel, à l'effet de les appuyer, un avocat intéressé. Rien de pareil dans l'attitude de Bénard; il ne réclame, Sourdat le déclare, que l'honneur de servir le roi. De La Marre lui-même, qui bientôt démontrera le vide et le peu de consistance de la négociation, ne suspectera pas la bonne foi des négociations et n'accusera que leur sottise et leur crédulité. Quant à Louis XVIII et à d'Avaray, s'ils sont convaincus de la bonne foi de Bénard et de Sourdat, ils ne le sont pas de celle de Barras. En commentant le récit qui nous inspire ces réflexions, d'Avaray exprime à de La Marre la crainte que Sourdat ne témoigne trop d'empressement et ne soit trop prompt «à se livrer aux espérances peut-être trompeuses» qu'on lui a inspirées. Aussi insiste-t-il sur la nécessité pour les négociateurs de ne pas s'écarter de la ligne qu'il leur a tracée et de mettre à l'épreuve les moyens de Barras.

De La Marre, quand ces recommandations lui parvinrent, venait d'arriver à Paris, avec la double mission de mettre sur pied le conseil royal et de suivre de près la négociation engagée par Sourdat avec le Directoire.

En ce qui touche le conseil royal, au spectacle des rivalités et des intrigues suscitées à l'annonce de sa prochaine formation dans le parti royaliste, il avait reconnu promptement l'impossibilité de le former. Wickham, le commissaire anglais, mécontent d'en voir la présidence confiée au prince de La Trémoïlle, prétendait la faire remettre au baron d'André, qui était à sa dévotion. Il avait envoyé à Paris son homme de confiance, le jeune Bayard, en le munissant des moyens nécessaires pour apporter des entraves à l'exécution du plan du roi. Bayard n'avait rien trouvé de mieux que d'exciter les uns contre les autres les membres de l'ancienne agence, les uns encore détenus, mais ayant conservé des communications avec le dehors, les autres poursuivis, mais non arrêtés. Ceux-ci avaient cessé tous rapports avec ceux-là. Tous s'accusaient réciproquement. Ils entendaient exercer la suprématie dans le prochain conseil; ils essayaient de perdre La Trémoïlle dans l'esprit du roi, en alléguant, ce qui était vrai, qu'il n'avait pu obtenir du gouvernement anglais les fonds indispensables à la réorganisation de l'agence. Ils invoquaient aussi la nécessité de ne pas offenser Wickham en refusant son candidat d'André, mais en même temps le péril qu'il y aurait à nommer celui-ci «qui n'était pas sûr».

Effrayés et découragés par ces lamentables querelles, l'abbé de Dampierre et l'abbé d'Esgrigny se dérobaient sous de vains prétextes à la confiance du roi. Finalement, de La Marre en trouvait pour former le nouveau conseil que des hommes décriés, compromis par leurs légèretés et leurs imprudences, et desquels on ne pouvait attendre des services efficaces. Dans sa correspondance avec d'Avaray, il dressait le triste tableau de ces divisions. Il avoue qu'il n'y a rien à faire pour le moment, qu'il faut renoncer à l'établissement du conseil royal, se contenter d'avoir à Paris deux agents, l'un pour l'extérieur, l'autre pour l'intérieur, tous les deux sûrs, tous les deux habiles, tous les deux ne figurant pas ou ne figurant plus sur la liste des émigrés et socialement placés pour avoir accès dans le Corps législatif. À défaut du général Pichegru, à qui ses fonctions de président des Cinq-Cents ne permettent pas de servir directement la cause royale, il propose au choix du roi le prince de La Trémoïlle et le baron d'André, l'homme de Wickham qu'il importe de ménager.

Il n'est pas plus rassurant relativement à la négociation Barras. Ses observations l'ont convaincu que Sourdat et Bénard sont dupes de leur crédulité, et que Barras les a joués. «Il n'y a personne à voir, personne à tenter; dans l'état où sont les choses, personne ne vaut d'être acheté.» À l'heure où, avec une netteté excessive, il manifeste son opinion, Sourdat, dans la correspondance que nous possédons de lui, tient un tout autre langage. Il fait part des propositions de Barras à l'agent La Barberie, qui répond «qu'elles ne doivent pas être négligées, mais avec bien de la discrétion.» Il écrit à l'agent Valdené, qui réside en Suisse et qui transmet aussitôt sa lettre à Blanckenberg: «Je laisse à M. de La Marre à vous dire dans le temps, de quelle manière s'effectuera ce que j'ai annoncé de la part des directeurs. Il vous dira de même de quelles précautions nous avons fait usage pour ne pas exposer le secret de cette négociation, que nous avons fait regarder comme manquée à Wells lui-même pour l'ensevelir dans le plus profond mystère; car la moindre connaissance en perdrait les auteurs et ruinerait les affaires du roi, qui par ce moyen peuvent devenir très brillantes en dépit de tous les envieux.»

Sans se douter que ce que de La Marre mande au même moment à Blanckenberg ne cadre guère avec ces assurances, et ne remarquant pas ce qu'il y a de contradictoire entre le soin qu'il a pris de détourner Wells de la trace du secret et la confidence qu'il en a faite à La Barberie et à Valdené, Sourdat, en écrivant au roi, est plus affirmatif encore. D'après lui, Barras nourrit toujours les mêmes intentions. Si de La Marre n'a pu forcer sa porte, ni lui arracher un engagement, il ne faut pas s'en étonner: «Barras sent le danger de se compromettre et la nécessité du secret. Mais l'intermédiaire que de La Marre a vu plusieurs fois est bien moins un agent des directeurs qu'un fidèle et zélé serviteur du roi, et la confiance que l'on doit à cet intermédiaire, dont je suis assuré, doit en inspirer dans les personnes au nom desquelles il agit.»

À l'appui de ses dires, Sourdat envoie un aperçu du plan qu'ont élaboré ensemble Barras et Carnot. Ce plan consiste à mettre en mouvement cent dix mille hommes choisis dans les armées républicaines et commandés par les meilleurs généraux. Un décret autoriserait à les tenir en armes après la paix, et on les choisirait de manière à être sûr de leur docilité. Trente mille seront mis en garnison dans deux places fortes, vingt mille dans Paris, cinquante mille dispersés dans les provinces pour servir de noyau aux royalistes qui viendront se joindre à eux au moment décisif, dix mille enfin tiendront la campagne et formeront une armée d'exécution. C'est par elle qu'on fera proclamer le roi. Le Directoire et les conseils feindront de se rendre à son vœu, et une députation sera alors envoyée au roi pour le prier de venir reprendre le gouvernement du royaume.

Les auteurs du plan se chargent de tout, ne demandent au roi que de les laisser faire, n'exigent qu'une promesse leur garantissant sûreté et indemnité, et assurant aux officiers qui se seront distingués au rétablissement du trône que leurs grades leur seront conservés. Les directeurs ne peuvent fournir l'argent nécessaire à l'exécution de ce plan; ils désirent que le roi travaille à leur en procurer; ils offrent d'ailleurs de lui en faciliter les moyens.

Ces vastes projets présentaient si peu de vraisemblance, et leur mise en train tant de difficultés; il était si extraordinaire qu'après avoir promis des fonds, Barras et Carnot, maîtres de la France, se fussent adressés au roi pour s'en procurer, que celui-ci, déjà mis en défiance, eût été tenté de croire à la fourberie de ses agents si la note envoyée par Sourdat n'eût été revêtue d'initiales et d'un paraphe que Bénard déclarait être ceux de Barras. Il demeura donc en proie à l'incertitude, partagé entre la crainte de perdre une occasion de recouvrer sa couronne et celle d'être la dupe soit de Barras, soit de Bénard.

Qui disait vrai, de l'abbé de La Marre ou de Sourdat, et ce dernier était-il autorisé à persévérer dans sa confiance, à présenter Barras comme très mécontent du retard qu'on mettait à lui répondre et comme disposé à s'adresser à Monsieur, comte d'Artois, «dont il espère être accueilli plus favorablement?» Sans doute, la combinaison qu'il proposait prouvait la puissance du Directoire, puisqu'il s'agissait d'entraîner une armée de plus de cent mille hommes à arborer la cocarde blanche aux cris de «Vive le roi»! Mais ne pouvait-on redouter que ce même Directoire n'employât cette armée à neutraliser en les écrasant d'un seul coup les royalistes, qui, trompés par de fallacieuses promesses, viendraient se joindre à elle?

Cependant, à la date du 26 juin, d'Avaray s'étonnait encore que l'importante communication dont il vient d'être parlé n'eût été suivie d'aucune autre; mais c'est le 17 août seulement qu'en réponse à une lettre de l'abbé de La Marre, il déclarait que ses précédents soupçons et ceux de son maître s'étaient changés en certitude. «Vous voilà plus convaincu que jamais que cette prétendue négociation avec Barras n'est qu'un conte bleu. Il faut rompre absolument cette intrigue, dont l'odieux, si elle venait à percer, retomberait sur le roi et non sur les petits bavards qui l'ont ourdie.»

À prendre à la lettre ce langage accusateur, on ne saurait méconnaître qu'il est plus accablant pour Sourdat et Bénard que pour Barras. Il est cependant remarquable que l'incident ne met pas fin à la faveur dont jouit Sourdat à Blanckenberg. Il reste le correspondant du roi et de d'Avaray; ils continuent à accueillir avec confiance les informations qu'il envoie sur l'état du parti royaliste; ils recourent souvent encore à son dévouement et à son zèle. De La Marre lui-même, qui le soupçonne un moment de l'avoir dénoncé au Directoire, se rétracte bientôt; car, au dix-huit fructidor, il lui doit son salut; il rend hommage à sa loyauté tout en conservant des doutes sur son habileté. Ce qui d'ailleurs Sourdat place au-dessus du soupçon, c'est que, lorsque du fond de la prison du Temple, où sont encore détenus Duverne de Praile, l'abbé Brottier et La Villeheurnoy, sortent les dénonciations arrachées au premier de ces malheureux par la crainte de la mort, Sourdat figure parmi les agents royalistes que le dénonciateur désigne comme d'actifs artisans des complots ourdis contre le Directoire.

On peut supposer, il est vrai, qu'il a été la dupe non de Barras, mais de Bénard, et que celui-ci a forgé de toutes pièces les intentions et les projets qu'il a présentés comme étant ceux du tout-puissant directeur. Mais comme, d'autre part, il est acquis qu'il n'a rien demandé au roi pour prix du service qu'il offrait de lui rendre, et que son intérêt personnel n'a pas été en jeu, la supposition qui l'accuse, loin de prouver que Barras a ignoré les offres faites en son nom, tendrait à établir au contraire qu'il les a suggérées. Si Bénard, son subordonné, a joué une comédie dont on ne voit pas le but puisqu'il la jouait gratuitement, il est plus que vraisemblable qu'il ne l'a jouée qu'avec son consentement, pour le documenter sur les projets des royalistes. Que Bénard, en cette circonstance, ait été l'homme du roi ou qu'il ait été l'homme de Barras, tout autorise à affirmer que celui-ci s'est prêté à ces entretiens. Le fait qu'il n'en a pas parlé dans ses mémoires, bien qu'on puisse y voir la preuve qu'il ne les a pas connus, peut plus justement encore être interprété comme un témoignage de son impuissance à établir qu'on le calomnie en le montrant à un jour donné comme disposé à rétablir les Bourbons.

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