Histoire de l'Émigration pendant la Révolution Française. Tome 2: Du 18 fructidor au 18 brumaire
Le roi, après le départ des négociateurs, attendit avec impatience le retour de celui d'entre eux qui s'était rendu auprès du tsar. Cette affaire Barras coïncidait avec la mise en marche des armées alliées, avec les offres et les plans de Pichegru, de Dumouriez, de Willot. On pouvait maintenant juger de l'effet du concours de ces généraux, de l'appui qu'ils donneraient aux coalisés: Pichegru en pénétrant en France par la frontière de l'Est, soutenu par les Russes, et en prenant possession, au nom du roi, de la Franche-Comté, où la cause des Bourbons comptait des défenseurs jusque parmi les officiers supérieurs commandant la place de Besançon; Willot en entrant, derrière les Autrichiens, par le Dauphiné et la Provence, tandis que Précy soulèverait Lyon, le Puy, Rodez et Mende; Dumouriez, enfin, en débarquant en Normandie à la tête du contingent danois, appuyé par les Anglais. D'un si remarquable mouvement, on pouvait tout attendre, surtout s'il était secondé par Barras, qu'on croyait disposé à tenir les promesses faites en son nom.
Comment la cour de Mitau ne se serait-elle pas livrée à la joie et à l'espérance, quand elle recevait des lettres comme celle-ci, écrite par le tsar à Louis XVIII, le 14 mai? «Relativement au général Pichegru et au projet de le revêtir du commandement d'une armée française qui, préparée par Barras et ses agents, de républicaine deviendrait royaliste, je suis persuadé, d'après ce qui m'est revenu au sujet de ce général par le comte d'Avaray, qu'il se trouve muni d'instructions et de moyens par l'Angleterre, et que celle-ci ne fera sans doute aucune difficulté de pourvoir à des secours ultérieurs, dès qu'elle verra qu'ils ne seront pas employés en vain.»
Les intentions que Paul Ier attribuait à l'Angleterre étaient, par malheur, sans fondement, un écho des illusions de Louis XVIII, encouragé par les bulletins qu'il recevait de l'intérieur de la France. «Tout présage, disait l'un de ces bulletins, que le succès des efforts qui se préparent sur tous les points de la France dépassera les espérances des royalistes et les craintes des républicains, surtout si les puissances indiquent le rétablissement de la monarchie comme le but et le terme de la guerre.»
Cependant le roi s'étonnait du mutisme des personnages dont on lui annonçait la soumission. Il se demandait si leur conversion avait été sincère. Il trouvait inconcevable que Pichegru, au mois d'avril, fût encore à Brunswick, pendant qu'on se «débattait» en Suisse. «Il y a bien ridiculement perdu son temps, balloté par les gens qui l'accaparent. Il ne paraît pas soutenir l'idée d'un grand caractère qu'on lui donnait gratuitement... Au fond, il faut en revenir à l'aveu de Dumouriez qu'ils n'ont, l'un et l'autre, ni troupes ni argent.» Le 5 mai, «cette permanence» de Pichegru en Westphalie inquiétait vivement le roi. On dut enfin comprendre que le général entendait subordonner ses démarches aux résultats de l'affaire Barras, de laquelle on aurait voulu le tenir éloigné. Il fallut se résigner à accepter sa collaboration sur ce terrain. Et, comme il persistait à ne pas écrire, on se résigna à prendre les devants. C'est à Saint-Priest qu'échut cette tâche. Il s'en acquitta le 11 mai.
«Je profite avec empressement, monsieur le général, de la circonstance qui se présente pour entrer en correspondance avec vous. Honoré, comme je le suis, de la confiance du roi, notre maître, pour ses affaires politiques, c'est un devoir agréable à remplir pour moi de vous assurer que tous les bons serviteurs de Sa Majesté verront avec satisfaction, lorsqu'il en sera temps, que vous en augmentez et illustrez le nombre. Je ne vous parlerai point de vos exploits, qui appartiennent à l'histoire; mais je vous louerai d'avoir donné, dès longtemps, le grand exemple d'un retour sincère à l'obéissance de notre légitime souverain.
«M. Fauche part pour vous rejoindre, muni de toutes les pièces que l'on désirait de nous. L'impossible d'accorder quelques points peu importants se trouve justifié par des motifs si palpables, que nous ne pouvons avoir de l'inquiétude que le succès des négociations en soit arrêté. Elles sont remises en vos mains, monsieur le général, et c'est pour le roi un plan de confiance, et pour nous un grand motif d'espérer. Nous nous attendons que le sieur Monnier ne tardera pas à revenir avec la lettre, qui doit être échangée contre les lettres patentes. Vous connaissez l'écriture et ne pouvez vous y méprendre. Si les circonstances exigeaient d'expédier quelqu'un à Paris et que votre choix tombât sur le sieur Louis Fauche, le roi vous autorise à l'employer à cet usage, à moins d'un danger imminent auquel le roi ne voudrait pas exposer un si fidèle serviteur. Vous en jugerez dans votre sagesse.» Ainsi, par cette lettre, on confiait à Pichegru la direction de l'affaire Barras. Les instructions du roi, transmises par Saint-Priest, allèrent le trouver à Brunswick[76]. Dans l'état d'esprit où il était, elles achevaient de faire de lui un des agents les plus actifs et les plus convaincus de cette négociation.
C'est sous cette forme que, jusqu'au dix-huit brumaire, il s'appliquera à réaliser les intentions du cabinet britannique et les espérances que Louis XVIII fonde sur son concours. Il s'épuisera en courses vaines, tour à tour en Suisse et en Allemagne, à Uberlingen, à Rastadt, à Augsbourg, à Francfort; se concertant avec les agents anglais, qui se jouent de lui; caressant des plans chimériques; se débattant au milieu des brouilleries, des divisions, des rivalités de l'agence de Souabe; dupe de ses illusions, découragé, désorienté; déclarant un jour qu'en invitant les officiers des armées républicaines à la trahison, «il ne faut point leur parler du roi pour ne pas les effaroucher;» plaidant un autre jour auprès de Wickham la nécessité de proclamer Louis XVIII; justifiant, en un mot, cette parole de Saint-Priest: «Il ne semble pas fait pour soutenir l'idée d'un grand caractère.»[Lien vers la Table des Matières]
IX
LA MAISONFORT À SAINT-PÉTERSBOURG
Le jour même où Fauche-Borel quittait Mitau, le marquis de La Maisonfort se mettait en route pour Saint-Pétersbourg. Il était porteur d'une lettre de Saint-Priest pour le vice-chancelier Kotschoubey, à qui elle le présentait en ces termes: «M. le marquis de La Maisonfort est sujet du roi. Il était officier de dragons sous l'ancien régime de France. Il a perdu par l'émigration son état et sa fortune personnelle. Votre Excellence lui trouvera des moyens et du talent, et il est plus à même que personne de rendre bon compte de cette affaire.» Dans la même lettre étaient rappelés les anciens services rendus au parti du roi par Fauche-Borel, ainsi que «ses grands sacrifices de temps et d'argent». La Maisonfort n'était pas seulement chargé d'exposer à Paul Ier la négociation Barras. Au moment où il allait recommencer la guerre, le roi, de plus en plus impatient d'être associé aux événements qui se préparaient, avait voulu que son agent sollicitât du tsar la reconnaissance formelle de ses droits, que, depuis si longtemps, il réclamait des puissances.
Reçu par Kotschoubey, La Maisonfort n'eut qu'à se louer de sa courtoisie. Le vice-chancelier était chargé de l'entendre; il devait porter ensuite ses confidences à l'Empereur. La Maisonfort aurait voulu être admis à les faire lui-même à Paul Ier; mais, avant de lui accorder une audience, le tsar désirait connaître par le détail l'objet de sa mission. Il n'y avait qu'à se conformer à ces ordres. La Maisonfort se résigna. C'était vers le 15 mai. Ce premier entretien fut consacré à l'examen de ce qui s'était passé entre Fauche-Borel, David Monnier, Pichegru et La Maisonfort, ainsi que des diverses résolutions du roi. Le négociateur communiqua les lettres patentes rédigées par Louis XVIII. Il aborda la question qui dominait toutes les autres, en exprimant l'espoir que le souverain russe s'entendrait avec le cabinet de Londres, mis au courant de «l'affaire», pour procurer au roi les sommes demandées par Barras et ses agents: dix millions de livres tournois pour lui; deux millions pour ses coopérateurs; quinze cent mille francs à lui verser par avance sur les frais du mouvement à faire dans Paris; trois cent mille francs pour Bottot et quinze cents ou deux mille louis pour ce pauvre David Monnier qui, depuis huit mois, «avait suspendu les fonctions de son état» afin de se consacrer entièrement à la négociation, et qui réclamait à grands cris un acompte de onze cents louis, «pour lui disposer tous les entours du directeur.»
La Maisonfort ajouta qu'il était disposé, «bien qu'il eût préféré le voir en d'autres mains, à accepter l'emploi délicat de distribuer ces sommes,» à s'en déclarer responsable, à en justifier l'emploi, «en donnant pour garantie la bienveillance précieuse des deux souverains et la fortune déjà acquise, qu'il devait aux bontés du duc de Brunswick.» Il demanda encore un passeport pour sortir de Russie, soit par mer, soit par terre, des lettres de crédit sur Hambourg ou sur Londres, des recommandations propres à lui procurer l'entière confiance du comte de Woronzof en Angleterre, et du général Korsakof en Suisse. Aussitôt qu'il aurait été fait droit à ses demandes, il partirait pour Hambourg et pour Essen, en Westphalie, où devaient se réunir à lui David Monnier, revenu de Paris, Fauche-Borel, revenu de Londres, et Pichegru, qui ferait alors passer à Barras le plan dont il s'occupait «pour la suspension de tous les généraux suspects et la réorganisation de l'armée». L'exécution de ce plan devait être assurée ainsi à la fin d'août. «David Monnier a toujours dit qu'il considérait le commencement de septembre comme l'époque la plus favorable.» À ce moment, le roi serait arrivé au quartier général de Korsakof, où Pichegru le rejoindrait. Au signal donné par Barras, il entrerait en France par la Franche-Comté, à la tête des armées russes, et marcherait sur Paris.
Kotschoubey écouta sans sourciller ce chef-d'œuvre de haute mystification. Il en fit part à ses collègues et en entretint l'Empereur. Bien que la réponse définitive qu'emporta La Maisonfort soit pour démontrer que la cour de Russie ne partageait pas sa foi dans l'intrigue dont il était dupe ou complice, ses assurances parurent assez plausibles pour être étudiées. Paul Ier s'intéressa à ce fantastique projet. Il voulut en entendre l'exposé de la bouche de La Maisonfort. Il le manda, le 18 mai, à Paulowski. La Maisonfort redit sa chanson avec sa maestria ordinaire. Le souverain l'écouta complaisamment. Puis, avant de répondre, il fut d'avis que l'air, pour mieux être apprécié, méritait d'être écrit. Il demanda un mémoire explicatif. La Maisonfort en rédigea deux, qu'il remit trois jours après au vice-chancelier, en les faisant appuyer par Panin, qui venait d'arriver à Saint-Pétersbourg.
Depuis qu'à Berlin il s'était fait le protecteur de «l'affaire», Panin était sous le charme ou feignait de l'être. La Maisonfort s'attacha à exciter son zèle, en lui communiquant des lettres de David Monnier qu'il avait trouvées chez lui à son retour de Paulowski: «Je vous avoue que ces lettres venant de l'agent dont je suis sûr, elles me comblent de joie... On attend avec impatience à Paris des nouvelles de ma négociation, et on y est prêt à tout... J'engage ma tête à présent que, sérieusement, on nous sert, et à Paris, et en Italie même... David Monnier insiste pour une somme à disposer dès ce moment. Ce galant homme a fait deux voyages bien pénibles; il vient d'éprouver une maladie cruelle. Je crois qu'il serait sage et très sage qu'on me laissât disposer, moi ou tout autre, d'un crédit, à charge de rendre compte.»
Le premier des mémoires rédigés par La Maisonfort avait trait uniquement aux moyens considérés comme nécessaires pour assurer l'exécution du plan. L'auteur ne faisait qu'y répéter ce qu'il avait dit au tsar et à ses ministres, sans négliger d'insister sur les avances d'argent à faire immédiatement à David Monnier. Dans le second, il plaidait longuement l'obligation qui s'imposait aux puissances alliées, de procéder avant tout à la reconnaissance du roi de France. Après avoir passé en revue les forces de la coalition et établi qu'elle ne pouvait manquer d'être victorieuse, il ajoutait:
«On ne peut se dissimuler cependant que l'issue de la guerre prête à se rallumer et plus encore son utilité pour l'Europe dépendront principalement de ses principes et de son but. La nation française est puissante et belliqueuse; ses victoires l'ont remplie d'un indomptable orgueil. Une fatale expérience l'a instruite à regarder l'anarchie comme le pire de tous les maux, et la tyrannie qui l'opprime lui paraîtrait encore préférable à une domination étrangère. Si elle regarde les princes coalisés comme des ambitieux qui viennent chercher des conquêtes, ou comme de perfides protecteurs qui ne veulent la délivrer de l'oppression que pour la jeter dans de nouveaux désordres, elle s'armera contre eux tout entière par la nécessité de défendre ses foyers menacés ou de prévenir des maux plus grands que ceux qu'elle endure, et un tel peuple uni, animé par un tel motif, ne serait pas facile à subjuguer.»
Il fallait donc que les alliés se présentassent à la France comme des libérateurs, sans d'autre projet que celui de rompre des chaînes et de rendre le repos à l'Europe, en rétablissant la monarchie. «Si la coalition s'obstine à méconnaître le roi et à le traiter comme un souverain légitimement détrôné, les Français ne verront en elle que ses ennemis et les leurs. Si elle affecte de l'éloigner de ses sujets, elle n'aura aucun point de ralliement à leur indiquer. Veut-elle donc leur donner un gage certain de sa loyauté? Qu'elle reconnaisse solennellement le titre du roi. Veut-elle les attirer dans son parti et se faire des alliés en France? Qu'elle leur montre Louis XVIII, non pas, comme en 1796, obscur volontaire sous les drapeaux d'une puissance qui le repoussait, mais entouré de sa dignité, et chef, pour ainsi dire, d'une confédération armée en faveur de la monarchie française et de son légitime souverain... Si le roi est reconnu, s'il est à l'armée, les forces de l'intérieur, déterminées par la confiance, deviendront l'appui le plus solide de la coalition. Si le roi reste méconnu ou seulement éloigné, une trop juste méfiance tournera contre la coalition toutes les forces de l'intérieur.»
Pour conclure, La Maisonfort, après avoir supplié les souverains alliés de ne pas déférer aux Français le choix de leur gouvernement et de se tenir en garde contre le «dogme funeste de la souveraineté du peuple», sollicitait un manifeste de l'Empereur de Russie, attestant lui-même la bonne foi de ses alliés, et demandait qu'une armée russe guidée par le roi à travers la Suisse, sur les confins de la Franche-Comté et de l'Alsace, lui ouvrît les portes de son royaume. Les deux mémoires déposés entre les mains de Kotschoubey, La Maisonfort se croyait condamné à attendre une réponse durant plusieurs jours. Mais, dès le lendemain, il était appelé chez le vice-chancelier. Il y vint confiant, assuré que son langage à l'Empereur et aux ministres russes avait eu pour effet de les rallier à ses vues, de dissiper leurs hésitations, d'y substituer un enthousiasme égal au sien pour le plan qu'il s'était engagé à leur soumettre. Mais tout autre fut la réalité.
Sous les formes les plus courtoises, ne se trouva autre chose qu'un refus. Le diplomate moscovite l'enveloppa, il est vrai, de paroles doucereuses. Le roi pouvait juger, par l'intérêt si vif que l'Empereur avait toujours pris à son bien-être, combien Sa Majesté Impériale était heureuse de le voir saisir toute occasion qui lui paraîtrait propre à accélérer un changement favorable à sa cause. Oui, certes, il devait accorder les lettres patentes qu'on lui demandait. La teneur en était irréprochable. Cette mesure serait même agréable à l'Empereur, comme toutes celles que le roi croirait utiles à ses intérêts. Mais l'heure n'était pas venue de s'occuper de l'intégrité du territoire français. Le roi devait être persuadé que l'Empereur n'avait jamais songé à y porter atteinte, qu'il ne professait aucune idée contraire à celles qu'avait exprimées La Maisonfort. Sa Majesté Impériale supposait que les autres puissances intéressées à la guerre participaient aux mêmes sentiments. Il serait, du reste, facile de s'entendre sur cet objet quand les choses auraient acquis plus de maturité, c'est-à-dire quand la guerre ou tout autre événement permettrait de prévoir une issue favorable aux vœux des puissances et du roi. Jusque-là, il convenait de réserver la question.
Habile dans l'art de répandre «l'eau bénite de cour», Kotschoubey donnait à entendre que le roi recevrait en temps opportun toutes les satisfactions qu'il souhaitait. Il atténuait, par cette assurance donnée en vue de l'avenir, ce qu'offraient de vague dans le présent des réponses qui n'engageaient personne. Mais son langage se fit autrement net et précis quand on aborda la question des frais de la négociation Barras et particulièrement de l'avance de quinze cent mille francs nécessaire à sa mise en train. Il énuméra les grandes dépenses que la guerre naissante imposait au trésor russe et conclut à l'impossibilité de les grossir. La Maisonfort n'eut pas le temps de se lamenter, Kotschoubey s'étant empressé d'ajouter qu'il avait reçu de l'Empereur l'ordre de présenter l'envoyé du roi à l'ambassadeur Withworth. Paul Ier était convaincu que l'Angleterre ne refuserait pas les secours qu'il ne pouvait fournir. Il engageait donc La Maisonfort à s'adresser à elle par l'intermédiaire du personnage qui la représentait à Saint-Pétersbourg. Lui-même appuierait la requête et la recommanderait à Londres par la voie du comte de Woronzof. Il ne doutait pas que cette double démarche fût couronnée de succès, pour peu que le cabinet anglais trouvât le plan vraisemblable. Ce faible espoir constitua ce que La Maisonfort emporta de plus clair de son entrevue avec Kotschoubey. On lui promit une lettre autographe de l'Empereur pour le roi, résumant les réponses qu'il venait d'entendre, et, sans doute afin de tempérer la rigueur du refus, on lui délivra trois passeports pour lui et pour les auxiliaires éventuels qu'il serait en cas de s'adjoindre.
À l'issue de cette conférence, Kotschoubey le conduisit chez lord Withworth. Ce diplomate prêta une sympathique attention à ses ouvertures. Il promit d'en référer à sa cour. Il insinua qu'elle serait toujours disposée à résoudre les difficultés d'argent au mieux des intérêts du roi. Ce langage rassura La Maisonfort. Il lui permettait de dire que sa mission n'avait pas échoué. On lui remit, le 25 mai, la lettre impériale destinée à Louis XVIII. Il partit le même jour pour retourner à Mitau. En y montrant la lettre impériale, il la commenta en termes tels que le roi crut d'abord au succès de ses démarches. La Maisonfort, en effet, se déclara sûr d'obtenir des Anglais les sommes exigées par Barras, tant avaient été puissantes, à ce qu'il prétendit, les recommandations du tsar a lord Withworth. Le roi fut ou parut plus satisfait du résultat que ne l'était en réalité le négociateur. C'est l'impression qui se reflète dans une lettre de Saint-Priest, en date du 10 juin: «La Maisonfort est revenu de Saint-Pétersbourg. Il a opéré utilement, ce qui n'a rien diminué de son excessif amour-propre et de l'habitude de se faire valoir.»
Cette satisfaction, cependant, n'était pas exempte d'appréhensions. En présentant à la même date ses remerciements à Paul Ier, Louis XVIII exprimait ses craintes avec une singulière précision: «Beaucoup d'espérances trompées m'ont appris à me méfier des plus belles apparences, et la confiance dont M. de La Maisonfort est rempli ne fait pas encore la mienne. J'ai tout à appréhender de la pénétration de l'abbé Sieyès[77] et de l'influence qu'il va exercer sur le Directoire. Je ne suis même pas tranquille sur les suites de quelques indiscrétions qui ont été commises à Berlin, et si elles ont donné au nouveau directeur des lumières sur le projet de Barras, ou s'il le pénètre d'ailleurs, il est fort à craindre qu'il ne vienne à bout de le faire échouer.
«Cependant Votre Majesté Impériale est sans doute instruite que cet homme, le plus vil, comme le plus dangereux de nos ennemis, paraît retourné en France, avec la résolution de décider ses collègues à acheter la paix à tout prix, et à faire même rentrer toutes les armées françaises dans les anciennes limites du royaume. S'il parvenait à faire illusion à certaines puissances sur les dangers de la paix, je regarderais comme perdus les magnanimes efforts que Votre Majesté Impériale a déjà faits pour le salut de la France et de l'Europe, car je compte sur ses invincibles armées bien plus que sur les incertains projets de Barras.»
Le séjour de La Maisonfort à Mitau fut de courte durée. Il avait hâte d'en partir pour rejoindre en Westphalie Pichegru et Fauche-Borel, et attendre avec eux David Monnier, qui ne pouvait tarder à revenir de France, porteur de l'acte de soumission de Barras. Le 24 juin, La Maisonfort était sur les bords du Rhin. Il y trouva les deux complices à qui il y avait donné rendez-vous. Fauche-Borel, renonçant à se rendre à Londres, ainsi qu'on en était d'abord convenu, n'avait pas quitté l'Allemagne. Après avoir remis à David Monnier le projet des lettres patentes, il avait attendu le retour de cet agent, ainsi que celui de La Maisonfort, passant son temps en compagnie de Pichegru, le suivant dans ses nombreuses excursions, notamment à Augsbourg, où s'était rendu ce général à l'effet de concerter, avec l'agence de Souabe et Wickham qui s'en était approprié la direction effective, un plan de campagne et l'organisation d'un petit corps d'armée, qui, sous le commandement du comte d'Artois, devait entrer en France, derrière les alliés, par la Suisse et Besançon. Wickham, mis au courant de l'affaire Barras, avait promis, au nom de son gouvernement, les avances nécessaires, à la seule condition qu'elles fussent demandées avec le consentement du tsar.
Dans ces circonstances, on n'avait plus qu'à attendre David Monnier. Mais David Monnier n'arrivait pas, laissait ses associés sans nouvelles. Son silence était d'autant plus alarmant qu'il coïncidait avec les événements survenus à Paris le 30 prairial, dont les suites restaient encore obscures. On savait que, ce jour-là, Barras, s'appuyant sur la majorité des deux conseils, avait expulsé du Directoire les membres qui lui étaient hostiles et consolidé de la sorte son propre pouvoir. Mais Sieyès, qui venait de remplacer l'un d'eux, témoignait d'une inquiétante ambition, se posait en rival de Barras dont il menaçait l'influence. Comment se dénouerait cette rivalité? N'était-il pas à craindre que le directeur, qu'on croyait si favorablement disposé pour la cause du roi, se vît tout à coup privé des moyens de le manifester?
Obsédé par ces cruelles préoccupations, dévoré par l'impatience, Fauche-Borel songeait à se rendre à Paris, quand il reçut enfin une lettre de David Monnier, en date du 23 juin. Mais, à sa grande surprise, elle n'exprimait que découragement, le désir de laisser là les intrigues politiques, de ne plus se mêler de négociations. «Me voilà revenu du manège des affaires. Je regagne mon gîte, comme le pigeon de la fable, demi-mort et demi-boiteux. Si vous m'aimez, et j'ai lieu de le croire, ne me parlez plus de renouer; ne me parlez pas de fortune. En tout cas, attendez-vous à n'avoir d'autre réponse que celle de cet empereur romain qui avait abdiqué: Les belles laitues que j'ai plantées dans mon jardin de Salone!»
La désertion de David Monnier, qu'il expliquait par l'impossibilité de décider Barras à se prononcer et par l'accroissement des périls auxquels il était lui-même exposé, portait le plus rude coup aux espérances de La Maisonfort et de Fauche-Borel. Pichegru paraît avoir compris en ce moment toute la folie de l'aventure dans laquelle il s'était jeté, et s'être décidé à y renoncer pour se consacrer à des plans qu'il croyait plus sérieux, et qui ne devaient pas avoir un plus heureux destin. Si son nom apparaît encore dans cette intrigue expirante, on n'y aperçoit plus qu'incidemment sa personne et son action. Au reçu de la lettre de David Monnier, son parti fut pris. Il refusa de suivre à Hambourg les deux compères par lesquels il s'était laissé séduire. Ils avaient décidé de s'y rendre pour faire connaître à Thauvenay les lamentables nouvelles venues de Paris. Ils partirent donc sans lui. Mais, à Hambourg, les attendait, nouveau sujet d'étonnement, une autre lettre de David Monnier, sans date celle-là, et pouvant se résumer en quelques mots: «On délibère en ce moment; espérez!»
À Mitau, où Thauvenay avait envoyé le récit de l'événement, on ne fut qu'à demi surpris et non déçu. Le véritable caractère de cette intrigue s'était déjà révélé à Saint-Priest. Des deux lettres de David Monnier, l'une découragée, l'autre confiante, et malgré les efforts de Fauche-Borel et de La Maisonfort pour atténuer l'effet de cette contradiction, il ne voulut tenir que la première pour sincère et vraie: «Fauche-Borel a beau dire, écrivait-il le 25 juillet, je crois l'affaire manquée, soit par la baisse du Directoire, soit par manque des véritables intentions de Barras.» Et trois jours après, s'adressant à Thauvenay, il ajoutait: «Je tiens l'affaire en question pour une affronterie qui se développe de plus en plus. C'est peut-être plus de Bottot, que de Monnier dont on nous a donné quelque bonne opinion, mais qui, peut-être désabusé aujourd'hui, n'écrit pas... Quant aux réticences avec vous, elles sont une nouvelle preuve que l'affaire cloche... Les Fauche et La Maisonfort la poursuivront jusqu'à extinction, parce qu'ils tombent à plat avec elle.»
Jamais le secrétaire du cabinet du roi n'avait si bien dit, et plût à Dieu qu'il eût toujours jugé avec une égale sagacité les hommes et les choses sur lesquels il avait à se prononcer. Quant à Louis XVIII, au reçu des nouvelles qui permettaient de prévoir l'avortement de toute cette «affronterie», il se félicita de ne l'avoir jamais considérée que comme un moyen secondaire, trop aléatoire pour qu'il fût prudent d'y sacrifier les conceptions et les combinaisons antérieures. Mais il songeait aux lettres patentes remises à La Maisonfort. Il s'inquiétait de voir en de telles mains des documents aussi graves. Il voulut qu'ils fussent remis à Pichegru, confiés à sa garde. Thauvenay reçut cet ordre et dut en assurer l'exécution.
On touchait alors à la mi-juillet. À cette date, cette bizarre affaire se compliquait à Londres d'un épisode tout à fait imprévu, dont le duc d'Harcourt rendit compte au roi. D'Harcourt racontait qu'un inconnu, se disant Français et émigré, s'était présenté chez le duc de Portland, ministre de l'intérieur, sous le nom de Paradis. Après une assez longue conférence avec cet homme d'État, il avait obtenu la promesse d'être logé et nourri aux frais du gouvernement, à la condition de vivre retiré, de ne voir personne sans l'assentiment des autorités anglaises, de ne recevoir aucune correspondance et de n'en pas envoyer. Ce n'est qu'au bout de quelques jours qu'il avait été autorisé à entrer en relations avec d'Harcourt. Ce dernier l'ayant reçu, en présence de Dutheil, l'inconnu s'était fait reconnaître pour le marquis de Bésignan, qui n'était que trop fameux, on le sait, parmi les royalistes[78]. Ce ne fut donc pas sans défiance qu'il entendit le personnage lui déclarer qu'en vertu de ses instructions, il s'était mis en rapport avec une parente de Barras et avait reçu d'elle l'assurance que ce directeur, très disposé à rétablir la monarchie, n'exigeait pour prix de ses services que le gouvernement d'une île française. «M. Paradis, écrivait ironiquement d'Harcourt, demande qu'il lui soit remis la légère somme d'un million pour la distribuer à quatre officiers de l'état-major de Paris qui veulent, si le Directoire n'est pas pour le roi, se tourner contre lui.»
D'Harcourt ayant objecté la détresse du trésor royal, Bésignan répliqua, non sans désinvolture, que le payement qu'il demandait ne constituait qu'une avance qu'il serait en état de rembourser au bout de quinze jours, ce délai devant suffire aux conspirateurs pour s'emparer des caisses publiques. Et comme il insistait, le représentant du roi ne put l'éconduire et s'en débarrasser qu'en lui répondant que d'autres agents s'occupaient déjà d'une négociation analogue.
Mais Bésignan ne se tenait pas pour battu. La semaine suivante, il écrivait au comte d'Artois pour demander la conservation des pouvoirs qu'il tenait du roi, «les pouvoirs qu'il a d'organiser le Midi de la France et de prendre toutes les mesures pour engager les fidèles sujets du roi à s'armer pour renverser partout l'idole du crime, y replacer les autels de la vraie religion et aller aux frontières ouvrir le passage au souverain légitime.» Dans cette lettre, Bésignan ajoutait: «Je ne demande pour Paris et pour y faire proclamer le roi avec sûreté, après avoir renversé le trône de l'impie, que la somme de quatre millions: savoir un million pour l'état-major et les trois autres pour acheter la garde des deux conseils et payer sa solde pendant trois mois.»
Le comte d'Artois ne prit pas plus au sérieux que ne l'avait fait d'Harcourt les propositions et les requêtes du marquis de Bésignan. Quand elles furent connues à Mitau, il n'en était déjà plus question à Londres. Le roi resta convaincu que Bésignan, ayant surpris à Berlin ou ailleurs quelque écho de l'affaire imaginée par Fauche-Borel, s'était empressé de se l'approprier pour en tirer profit. Du reste, sa foi dans cette combinaison allait en s'affaiblissant. Après avoir fondé, durant quelques mois, sur le concours de Barras un sérieux espoir, il ne comptait maintenant pour recouvrer sa couronne que sur les victoires des alliés.[Lien vers la Table des Matières]
X
LA FIN D'UNE INTRIGUE
Cependant le dernier mot de cette intrigue n'était pas dit. Le 15 août 1799, arriva à Mitau un rapport de La Maisonfort, dans lequel étaient analysées de récentes et importantes lettres de David Monnier. Il résultait de ces lettres que les événements de prairial avaient mis Barras dans l'impossibilité de donner suite à ses intentions et de se prêter à l'échange des engagements: «Il a employé à se défendre toutes les forces qu'il aurait mises à attaquer. La manière dont il est resté en place vous est une preuve de sa vigueur, de son adresse et même de sa fortune.» Donc l'opération s'était trouvée retardée pour ces causes, peut-être aussi, à ce que donnait à entendre David Monnier, par suite des exigences de Bottot. «Mais l'espoir du succès était resté tout entier dans l'âme des différentes personnes qui s'occupaient sans relâche de la reprendre.»
En écrivant ainsi,—et il tenait à la fois ce langage au roi et au comte de Panin,—La Maisonfort oubliait certaine lettre de David Monnier, où le rusé personnage, pris tout à coup d'un goût passionné pour la belle nature et d'une invincible horreur pour les vains jeux de la politique, ne rêvait rien autre chose que la culture paisible de son jardin. Mais lui-même semblait avoir perdu le souvenir de ce découragement d'un jour, et La Maisonfort, de nouveau rendu à l'espérance, n'était pas tenu d'avoir plus de mémoire que lui. Une aurore brillante se levait. Barras, dans l'entraînement de ses convictions ressuscitées, était maintenant disposé à recevoir les lettres patentes restées aux mains de Pichegru et à livrer en retour l'acte écrit de sa soumission. David Monnier promettait d'être au rendez-vous, muni de cette pièce décisive, avant la fin du mois d'août. «Nous réparerons alors, au bord du Rhin, écrivait La Maisonfort, le retard malheureux que nous avons éprouvé.»
Et comme s'il eût compris que ces bonnes nouvelles ne seraient acceptées par ceux à qui il les expédiait que sous bénéfice d'inventaire, et qu'elles n'auraient pas le pouvoir de rendre confiance à des cœurs désabusés, il se défendait avec énergie d'être découragé. Loin que le long silence de David Monnier fût considéré par lui comme un motif d'incrédulité, il voyait «dans la manière dont la correspondance venait de reprendre un sûr garant de la bonne volonté des personnes de l'intérieur et du retour de leur crédit».
Plus prolixe envers le comte de Panin qu'à l'égard du roi, il complétait la lettre destinée au diplomate russe par les abondantes manifestations d'un lyrisme à outrance. «Le monarque qui a rendu à toute l'Europe son énergie, notre Agamemnon enfin n'a eu qu'à dire un mot, et l'Angleterre, déjà si bien disposée, a tout promis... On parvient assez en France à lever des hommes, et, malgré la mauvaise volonté des soldats, il est possible que l'orgueil national, un je ne sais quoi qu'on ne peut définir, en fasse encore des braves. Mais il n'y aura plus d'ensemble, plus de bons plans, peu de généraux, beaucoup moins d'officiers et pas un sol pour faire agir tout cela. Que l'invincible Souvarof avance donc, que les cabinets continuent de s'entendre, que la discorde reste dans le camp ennemi, au Luxembourg, dans leurs conseils; que toute l'Europe se livre à cette noble, à cette chevaleresque et brillante impulsion que vient de lui donner votre admirable souverain, et le génie du mal succombera. Quelle carrière de gloire! Quel avenir pour ce monarque! Quel règne dans les fastes de l'histoire et quel honneur pour tous les ministres de cet Empereur qui, comme vous, l'auront bien servi dans ses vastes desseins!»
Le silence des documents permet de supposer que cet éloquence échevelée fut impuissante à ramener Panin sous le charme qu'il avait si souvent subi et qu'avait dissipé l'échec du mois de juin. Quant au roi, il est aisé de voir, par la lettre qu'il écrivit à l'Empereur de Russie après avoir lu le rapport de son agent, ce qu'il pensait de la négociation dont on lui annonçait si pompeusement la reprise:
«Quant à l'affaire B. sur laquelle j'attendais depuis longtemps un rapport qui méritât d'être transmis à Votre Majesté Impériale, elle n'offre rien de bien satisfaisant. Elle a déjà été rompue et renouée, et cela, à ce qu'il paraît, d'après le sordide intérêt du secrétaire de B. Un rendez-vous définitif pour l'échange des pièces paraît fixé au 10 août, et ce n'est qu'à cette époque qu'il sera possible de voir clair dans une négociation dont le succès repose sur la volonté problématique d'un homme dont l'influence paraît au moins fort affaiblie par les derniers événements. Je serais dans de continuelles alarmes si je n'avais pris le parti de mettre mes lettres patentes dans les mains du général Pichegru, chargé spécialement de l'affaire. Il faut d'ailleurs voir jusqu'au bout; le rapport de ce qui se passera au rendez-vous indiqué sera peut-être avantageux.
«Dans cet état de choses, je ne puis m'empêcher d'exprimer à Votre Majesté Impériale que si je poursuis avec sollicitude une négociation qui a obtenu son suffrage et qui m'offre un moyen de salut pour mon peuple, je souffre de l'idée de devoir ma couronne à un assassin de mon frère, quand je peux la tenir de la magnanimité du monarque le plus puissant de l'Europe.
«Oui, c'est de Votre Majesté Impériale que je désire la tenir; je le désire par sentiment pour elle, par amour pour sa gloire; je le désire par raison, bien convaincu que de cette manière l'ouvrage sera plus solide; je le désire enfin, parce que l'exemple d'un puissant monarque qui, par générosité, par amour pour l'ordre, rend à un souverain son trône, à des peuples nombreux leurs lois et le bonheur, est digne de l'admiration de ses contemporains et de la reconnaissance de la postérité.
«J'ai cru devoir fixer l'attention de Votre Majesté Impériale sur des réflexions qui ne peuvent échapper à sa sagesse et à sa grandeur d'âme, sans prétendre ralentir en rien une négociation qui peut concourir au succès de ses armes.»
Est-il besoin de dire qu'à la date du 20 août, David Monnier ne parut pas au rendez-vous donné par lui à Fauche-Borel et à La Maisonfort? Ils l'attendaient encore à la fin du mois. De nouveau, il laissait sans réponse les lettres qu'ils lui adressaient. Mais Fauche-Borel ne se résignait pas à l'abandon de ses espérances. À l'heure où elles semblaient détruites, il s'y attachait désespérément. Il est encore vrai de dire que la fermeté de ses convictions in extremis constitue une preuve de sa bonne foi, la seule qui puisse être invoquée, en présence de tant d'autres traits de sa conduite antérieure, propres à faire douter de sa sincérité. Cette conviction était si vive que, lorsque tout parut perdu, elle lui suggéra une idée aussi téméraire que périlleuse. Il résolut de s'affranchir des intermédiaires et de s'adresser directement à Barras.
Un matin du mois de septembre, vers dix heures, une lettre à l'adresse de ce directeur, arrivée d'Allemagne à Paris, par un courrier de la légation de Prusse, fut déposée chez le suisse du palais du Luxembourg où siégeait le Directoire. Cette lettre était de Fauche-Borel. Il annonçait à Barras qu'il avait une importante communication à lui faire; il lui demandait d'envoyer à Wesel une personne digne de confiance, Bottot par exemple, ou David Monnier, à laquelle il révélerait ce qu'il ne pouvait dire que de vive voix à un homme sûr.
Les directeurs recevaient fréquemment des lettres de ce genre; mais ordinairement elles étaient renvoyées à la police, et, le plus souvent, on n'y répondait même pas. Barras, toutefois, prêta plus d'attention à cette mystérieuse requête qu'il ne le faisait ordinairement pour d'autres avis analogues. Il la communiqua à Talleyrand. Celui-ci estima comme lui qu'il était de l'intérêt de l'État de ne pas dédaigner l'avertissement de Fauche-Borel. À ce moment, un agent du ministre des Affaires étrangères, nommé Eyriès, allait se rendre à Clèves en mission secrète. On le chargea de pousser jusqu'à Wesel et d'y recevoir les confidences promises à Barras. Il partit aussitôt. Mais, quand il se trouva en présence de Fauche-Borel, celui-ci, redoutant un piège, refusa de parler. Il ne voulait s'expliquer qu'avec Bottot ou David Monnier. Eyriès revint à Paris sans avoir pu deviner de quoi il s'agissait.
Peu de jours après sa rentrée, une nouvelle lettre fut remise à Barras. Plus explicite que la première, sans les détails, elle persistait à réclamer l'envoi d'un personnage muni de pleins pouvoirs pour recevoir les communications et y répondre. Cette fois, Barras ne crut pas devoir garder l'avis pour soi. Il commençait à comprendre qu'on lui proposait de trahir la République. Il soumit l'affaire aux directeurs ses collègues, en présence de Fouché, qui dirigeait, comme ministre, la police du gouvernement. À cette heure, le Directoire, inquiet des menées obscures des émigrés, quoiqu'il ne les connût qu'imparfaitement, cherchait par tous les moyens à se renseigner pour en définir le caractère. Considérant comme utile d'attirer à lui les conspirateurs, dût-il, pour exciter leur confiance, feindre de se faire leur complice et du même coup leur confident, il décida qu'un nouvel émissaire dûment autorisé serait envoyé à Fauche-Borel.
On choisit pour cette mission un ministre plénipotentiaire, Tropez de Guérin, ancien officier de marine. On lui remit une note autographe de Barras, qui devait lui assurer l'entière confiance de Fauche-Borel. Plus habile ou plus heureux que le premier envoyé, Tropez de Guérin confessa le trop imaginatif libraire. On doit supposer qu'il tomba des nues en apprenant que, depuis deux ans, se tramait une négociation à laquelle se trouvaient mêlés Barras, Bottot, David Monnier, et qui avait pour objet la restauration de la monarchie sur les ruines de la République trahie et livrée par le principal de ses défenseurs. Il transmit à Paris le récit qui venait de lui être fait, tel qu'on le lui avait fait. Il envoya même une copie des fameuses lettres patentes, que Fauche-Borel n'avait pas craint de lui communiquer.
Toutes ces pièces furent soumises au Directoire. Barras, et après lui Bottot, n'eurent aucune peine à prouver qu'ils entendaient parler de cette affaire pour la première fois. Mais les directeurs furent d'avis qu'elle devait être suivie jusqu'au bout, percée à jour, de manière à ce que les personnages qui s'y étaient associés pussent être connus et poursuivis. On enjoignit à Tropez de Guérin d'exhorter Fauche-Borel à la patience, de lui laisser croire que Barras était prêt à agir, en un mot d'entretenir ses espérances, tout en lui arrachant, par la persuasion, jusqu'au dernier de ses secrets.
En même temps, Fouché reçut l'ordre d'arrêter David Monnier. Devant le ministre de la police, le fécond promoteur de cette aventure, accablé par les preuves résultant de ses papiers saisis, n'essaya pas de se défendre. Loin d'accuser ceux dont il s'était fait payer par Fauche-Borel la prétendue complicité, il avoua que jamais il ne s'était ouvert à eux du projet. Il n'avait eu en vue que de s'emparer des fonds que les émigrés consacraient à des conspirations. En rendant compte aux directeurs de son interrogatoire, Fouché disait: «Je n'ai pu obtenir de ce misérable que des larmes abondantes et l'aveu d'avoir concouru à une négociation qu'il ne croyait pas criminelle et dont, sans en espérer le succès, il attendait les secours pour tirer sa famille de l'indigence[79].»
Tandis que se poursuivait cette enquête, par ailleurs, les événements, se précipitant, venaient déjouer une fois de plus les espérances de Louis XVIII. C'étaient, tour à tour, la soumission des Vendéens, les victoires de Masséna et de Brune, la retraite de Souvarof, le brusque retour de Bonaparte qui lui assurait la possession du pouvoir, qu'au dix-huit brumaire il n'avait eu en quelque sorte qu'à cueillir. La grandeur de ces événements, se succédant avec une fiévreuse rapidité, semblait devoir emporter bien loin l'intrigue dont j'ai raconté les péripéties. Cependant, treize jours avant Brumaire, le Directoire n'avait pas encore renoncé à en pénétrer les secrets. Tropez de Guérin, rappelé à Paris, repartait pour Francfort afin de s'aboucher à nouveau avec Fauche-Borel. Ce dernier recevait de «bonnes nouvelles» de David Monnier, qu'on s'était décidé à remettre en liberté, et qui, rentrant effectivement en scène, osait se féliciter d'avoir souffert pour la cause du roi et s'en faire un titre.
Vers le même temps, 6 octobre, on écrivait de Mitau à Thauvenay: «Nous recevons des nouvelles de l'intérieur, qui semblent se rapporter à quelque mouvement préparé par Barras et Beurnonville. Il est bien singulier, si cette conjecture est vraie, que la conclusion de la négociation de Fauche traîne si longtemps. Au reste, nous n'avons aucune nouvelle ultérieure de Pichegru, et nous ignorons s'il s'arrêtera auprès de l'archiduc ou s'il ira rejoindre Souvarof en Suisse.» Et le 17 octobre: «Il n'y a pas moyen de raisonner sur cette intrigue Barras, dont les contre-sens dérangent tous les calculs. C'est d'ailleurs chose inutile. Le roi n'a jamais dérangé ses mesures d'après cette fausse spéculation. Il faut la laisser se développer ou se dissoudre. Elle a mal débuté, et probablement la fin y répondra.»
Ainsi, on n'y comptait plus guère. Ce ne fut, cependant, que le 12 décembre qu'on reçut de La Maisonfort l'aveu de sa défaite «et l'abandon de ses espérances par la Révolution, au moment de se réaliser». À cette date, le dix-huit brumaire était, depuis plus d'un mois, un fait accompli. Bonaparte, mis au courant de l'intrigue, y avait coupé court en rappelant brusquement Tropez de Guérin, par qui il voulait en connaître les détails et auquel il dit en levant les épaules, après l'avoir entendu:
—Tant que je serai le maître, les Bourbons ne rentreront pas en France.
Selon le mot de Saint-Priest, Fauche-Borel et La Maisonfort «tombaient à plat» avec l'aventure dont ils s'étaient servis pour leurrer longtemps Louis XVIII du plus invraisemblable et du plus fol espoir.
Ainsi se dénoua cette intrigue. Connue seulement de ceux qui y prirent part ou qui en découvrirent les origines et les moyens, elle serait restée sans doute ignorée jusqu'à ce jour si, durant les premières années de la Restauration, elle n'eût été divulguée par les récits de Fauche-Borel. Accusé de s'être prêté à de mystérieux pourparlers, Barras, qui vivait à Marseille, retiré et oublié, prit la parole pour se défendre. Dans une lettre en date du 20 juin 1819, rendue publique, il présenta sa justification: «Une proposition venue des pays étrangers, écrivait-il, fut dans les temps apportée à l'un des membres du Directoire. À l'instant même, tout le Directoire en eut connaissance. Si le témoignage unanime de tous mes collègues qui vivent encore ne suffisait pas sur ce fait historique, les archives du Directoire, comme celles des ministères, feraient foi que tout ce qui a pu avoir lieu en conséquence de cette proposition n'a existé que par délibérations spéciales du Directoire, portées à ses registres secrets.»
Les adversaires de Barras ne purent démentir cette si formelle déclaration, confirmée par les documents et par les souvenirs des contemporains. Mais ils alléguèrent que la communication faite au Directoire ne l'avait été qu'après le 30 prairial de l'an VII, alors que la négociation se poursuivait depuis les derniers jours de fructidor de l'an V, et que si Barras s'était décidé à la révéler à ses collègues, c'est que, menacé d'être découvert, il avait voulu, par cette révélation tardive, s'assurer l'impunité. Mais ce n'est là qu'une affirmation sans preuves. Il est, au contraire, démontré que jusqu'au jour où il reçut la lettre de Fauche-Borel, Barras avait tout ignoré.
Les aveux de David Monnier, les réticences de Fauche-Borel, l'impossibilité de retrouver parmi les documents une pièce quelconque engageant la responsabilité de Barras ou celle de Bottot, ou établissant leur complicité, ne laissent aucun doute sur le caractère véritable de cette affaire. Ce fut une simple escroquerie imaginée par David Monnier, et dont le plan, après lui avoir été suggéré par la sottise de Fauche-Borel, se développa, au mépris de toute vraisemblance, à la faveur des circonstances. Il ne fallut rien moins que la cupidité et l'audace des uns, la légèreté et la crédulité des autres; il fallut surtout le trouble de l'Europe, le besoin de machinations romanesques, qui travaillait toutes les cervelles, pour donner à cette intrigue, pendant près de deux années, l'importance qu'elle prit un moment à Hambourg, à Mitau, à Saint-Pétersbourg et à Londres.[Lien vers la Table des Matières]
LIVRE DIXIÈME
À LA VEILLE ET AU LENDEMAIN DU DIX-HUIT BRUMAIRE
I
LE ROI ET SON NEVEU
Arrivé en Courlande, au printemps de 1798, Louis XVIII n'avait d'abord pas trop souffert de sa solitude à une si grande distance de son royaume. Des promenades aux environs de Mitau, que favorisait la beauté de la saison; les attentions de son neveu et de d'Avaray; les soucis que lui donna l'organisation de sa maison; l'arrivée de ses gardes du corps; celle du comte de Saint-Priest, du duc de Villequier, du duc et de la duchesse de Guiche, du cardinal de Montmorency et d'autres Français qui vinrent successivement grossir sa petite cour; l'espoir de voir bientôt la reine et Madame Royale se réunir à lui; les visites que lui faisaient des personnages de marque qui passaient par Mitau, et enfin les soins qu'exigeait la conduite de ses affaires politiques, autant de raisons qui contribuaient à tromper pour lui et son entourage le vide des journées et l'aidaient à prendre son mal en patience. Mais, avec l'hiver, tout changea. Quand les premières neiges eurent fait leur apparition et le froid sévissant avec rigueur, les sorties devinrent plus difficiles, les distractions plus rares; il put se croire alors séparé du reste du monde, et il fallut chercher d'autres moyens pour occuper le temps.
Il les trouva dans l'étude; il l'avait toujours aimée, et la lecture, depuis sa plus tendre enfance, avait été son plaisir favori. Il aimait aussi à écrire. Nous en trouvons l'aveu dans une note de sa main, tracée en marge d'un ouvrage, où il était question de lui, de son rôle à la cour de Louis XVI, et où l'on prétendait qu'il avait alors recueilli, au jour le jour, des souvenirs sur les événements dont il était le témoin.
«Il est très vrai que j'ai toujours aimé la littérature, mais non pas que j'ai composé des notes historiques, encore bien moins que je sois historien. J'ai eu cependant, en 1772, la fantaisie d'écrire des mémoires; j'en ai bien écrit une trentaine de pages, et il est possible que je ne les aie pas brûlés avec mes autres papiers en 1789, ni en 1791, à deux grandes revues que je fis. Si Monsieur S... a lu ce fatras d'un enfant de dix-sept ans, il me juge avec beaucoup d'indulgence. J'ai aussi fait pas mal de vers. Tous, à la réserve d'un logogriphe dont le mot était Pythagore, qui a été mis sous un nom en l'air dans le Mercure, et d'un madrigal que j'ai retenu, ont eu le sort qu'ils méritaient, c'est-à-dire qu'ils ont passé, avant que l'encre en fût sèche, de ma table dans mon feu. Le seul ouvrage un peu considérable qui soit sorti de ma plume, c'est la traduction, qui n'a jamais vu le jour, du livre de M. Horace Walpole, intitulé: Doutes historiques sur la vie et le règne de Richard III.»
Dans cette nomenclature, le roi oubliait le récit de sa fuite de Paris, écrit à Coblentz en 1791, qui n'était pas encore publié, et le journal de son voyage de Vérone à Riégel, que nous avons retrouvé parmi ses papiers. Séquestré par l'hiver dans le château de Mitau, il se remit à écrire. C'est de cet hiver 1798-1799, que sont datées les Réflexions historiques sur Marie-Antoinette[80], celles que lui suggéraient certaines de ses lectures, une dissertation sur Horace, qui témoigne de sa science en latin, et, sans parler d'un conte intitulé: Galante aventure, une intéressante étude sur les devoirs d'un roi, en tête de laquelle il a mis en épigraphe ces quatre vers de Ducis extraits de son adaptation d'Hamlet:
Nos mains se sécheraient en touchant la couronne,
Si nous savions, mon fils, à quel prix Dieu la donne.
Vivant, du rang suprême on sent mal le fardeau,
Mais qu'un sceptre est pesant quand on entre au tombeau!
Cette étude, il l'écrivit pour le duc d'Angoulême, dans des circonstances que, conjointement à d'autres documents qui aident à nous en révéler l'origine, elle nous permet d'éclaircir et de raconter, en même temps qu'elle précise l'opinion que, si proche du mariage de son neveu, le roi s'était faite de lui. Cette opinion, en ce qui touche l'intellectualité du duc d'Angoulême, ne lui était pas favorable. Lorsque le jeune prince était venu le rejoindre à Blanckenberg, le roi avait constaté avec regret sa paresse d'esprit, et il la lui avait affectueusement reprochée. Un an après, à Mitau, il s'avouait à lui-même, avec douleur, que ses reproches étaient restés sans effet. L'étude sur les devoirs, d'un roi résulta des préoccupations que lui donnait son neveu. Elle eut encore une autre cause. Le roi s'était aperçu «que le jeune homme» rapportait de son séjour parmi les Anglais, non seulement leurs goûts, mais aussi leurs opinions en matière politique. Sur «l'antique constitution du royaume» notamment, que la cour de France était presque unanime à défendre comme l'assise indispensable du pouvoir royal restauré, il différait entièrement d'avis avec elle. À cette constitution, il préférait «le régime représentatif» comme en Angleterre; autant dire qu'il professait la même doctrine que ces royalistes désignés sous le nom méprisé de monarchiens, et que, à Coblentz déjà, on déclarait plus dangereux que les jacobins. Cette découverte surprit et affligea le roi. Mais son regret fut atténué par cette pensée, que l'erreur déplorable en laquelle était tombé son neveu prouvait du moins qu'il était capable d'étudier et de réfléchir. Il fit part de sa découverte à son frère, en lui annonçant qu'il allait s'attacher à ramener «le jeune homme» à des opinions plus sages. D'Avaray prit la chose plus au tragique. Il écrivit, lui aussi, au comte d'Artois. Après lui avoir exprimé ses alarmes, il reproduisait trois questions que le duc d'Angoulême avait osé poser au roi.
—S'il s'élevait dans le gouvernement républicain, avait-il demandé, un parti assez puissant pour traiter avec le roi et imposer quelque confiance, pourrait-on, devrait-on, commencer par renoncer au renversement absolu de notre ancienne constitution?—Si l'on exigeait du roi le sacrifice d'une grande partie des prérogatives royales et des trois anciens ordres, et que ce double sacrifice fût présenté comme indispensable pour le rétablissement de la monarchie, le roi refuserait-il absolument d'y souscrire?—Des temps moins orageux ne permettraient-ils pas d'assembler la nation et de la consulter sur son vœu relativement à la constitution qui lui serait la plus avantageuse!
Ces questions avaient fait bondir d'Avaray. Il déplorait «les habitudes anglaises du jeune prince, l'esprit de système par lequel sa raison s'est laissée séduire». Il gémissait de le voir constamment occupé par un plan de constitution, qu'il amendait et corrigeait sans cesse. «Où s'arrêtera-t-il dans cette carrière, qui devient ridicule quand elle cesse d'être sanglante? Combien n'est-il pas effrayant de voir l'héritier du trône agiter de pareilles matières! Est-ce donc une tête royale qui doit s'incliner d'elle-même devant un joug que personne ne cherche à lui imposer? Est-ce à celui qui doit porter un jour la couronne qu'il convient d'en briser d'avance les fleurons?»
Le roi, cependant, entreprit la conversion de son neveu et rendait compte à son frère de sa première tentative.
«Je vous ai mandé que j'allais entreprendre une grande besogne; j'avoue que je ne l'ai pas entreprise sans quelque inquiétude, d'autant plus que je ne pouvais douter que le papier que j'avais remis dès l'année passée à notre enfant, et qui contenait tout le fonds de l'affaire, avait absolument manqué son objet; mais le devoir et le sentiment me défendaient de me tenir pour battu. J'ai trouvé, comme les questions qu'il m'avait remises me le présageaient, un jeune homme imbu des principes qu'il a malheureusement sucés pendant que vous étiez à l'île d'Yeu. J'ai commencé par tâcher de le mettre à l'aise, et pour cela je me suis appliqué à dissimuler la peine que j'éprouvais, en me voyant réduit à convertir sur un point aussi essentiel celui qui doit, après nous, porter la couronne de Henri IV. Ce moyen m'a réussi, et l'enfant de son côté a vaincu sa timidité. Alors je suis entré en matière...
«La partie de pur raisonnement a produit peu d'effet: je m'y attendais; mais je l'avais jugée nécessaire, parce qu'il faut semer d'avance pour recueillir longtemps après. Mais l'analyse a répondu à mon espoir. Le jeune homme s'est trouvé dans un pays tout nouveau pour lui, ses yeux se sont ouverts; il m'a avoué qu'il avait une idée toute différente de notre constitution, et sa sincérité ne me permet pas de douter qu'il ait commencé à l'aimer, puisqu'il m'a dit qu'il regardait la nation française comme libre avec une pareille constitution, et qu'il croyait que le gouvernement représentatif ne lui convenait pas.»
C'était une victoire d'avoir obtenu cet aveu. Mais, tout en le faisant, le duc d'Angoulême persistait dans l'opinion que le roi, en rentrant en France, devrait consulter son peuple sur la constitution et s'assurer s'il voulait la maintenir intacte ou la modifier.
«J'ai cherché à démontrer les inconvénients, les dangers et l'inutilité d'une pareille consultation. L'argument dont on s'est servi a été qu'une nation se soumettait plus volontiers à une constitution de son choix, et j'ai bien vu que l'opinion générale était en faveur d'un gouvernement représentatif. Il était inutile d'argumenter sur cette prétendue opinion générale; je n'y crois pas, mais il y croit, et tous les raisonnements du monde ne sauraient persuader sur un fait; aussi j'ai pris une autre forme.
«—Si vous pensez, lui ai-je dit, que le gouvernement représentatif ne convienne pas à la France, croyez-vous que je puisse l'accorder, même au désir mal entendu de la nation? Un père cède-t-il aux vœux de ses enfants quand ils peuvent lui être nuisibles? Si vous me demandiez du poison, vous en donnerais-je?
«Il s'est jeté dans mes bras; nos yeux se sont mouillés, et j'espère que le sentiment a vaincu ce que la raison aurait peut-être eu bien de la peine à vaincre. Voilà où nous en sommes. Vous voyez qu'on peut espérer une heureuse conversion, d'autant plus que je sais par l'excellent abbé Marie que la chose est en bon train.»
À quelques semaines de là, arrive la réponse du comte d'Artois exprimant le même espoir.
«J'ai encore besoin, mon cher frère, de vous parler de ma vive et sensible reconnaissance pour les soins que vous prenez de mon fils. Ses principes ont toujours été bons et purs, et il revenait facilement des erreurs qui pouvaient entrer dans sa tête. Mais les Anglais les plus honnêtes ont tous plus ou moins des idées de liberté presque indéfinie, qui sont toujours la base de leurs conversations, et mon fils, étant obligé par politesse, et même pour notre intérêt, de vivre beaucoup avec eux, j'avais remarqué et combattu des opinions fausses qui se glissaient de temps en temps dans son esprit. Je n'en étais pas effrayé par la connaissance que j'avais de son caractère; mais son éloignement de ce pays-ci et l'excellente leçon que votre tendresse pour lui vous a engagé à lui donner vont dissiper entièrement ces nuages d'erreurs, et je crois pouvoir répondre qu'il sentira avec force ce que ses destinées exigent de lui. Continuez, je vous prie, comme vous avez commencé. Le bon abbé Marie vous secondera de tous ses moyens, et vous achèverez de détruire des enfantillages qui auraient pu, à la longue, présenter quelques dangers. Cet enfant est à vous autant qu'à moi, et nous jouirons ensemble de notre ouvrage.»
Lorsqu'au mois de septembre, trois mois après sa tentative, le roi prit connaissance des affectueuses explications de son frère, il était contraint de reconnaître que tous deux s'étaient fait illusion quant à la rapidité de la conversion du jeune homme. C'est alors que Louis XVIII écrivit: Les devoirs d'un roi, sous forme de lettre, adressée à son neveu, animé du double désir de combattre sa paresse et ses opinions politiques.
«Vous êtes né, mon cher enfant, sur les premières marches du trône, disait-il en guise d'introduction; mais vous avez dû longtemps croire que vous n'y monteriez jamais, et je crains que, dans cette idée, vous n'ayez pas assez réfléchi sur les devoirs d'un roi. Leur étude vous est bien nécessaire aujourd'hui. C'est avec peine que je vais commencer par vous affliger, mais je vous le dois. Je n'ai que quarante-deux ans, votre père en a quarante. Avec la santé dont nous avons toujours joui l'un et l'autre, nous devrions vous faire attendre longtemps notre héritage; mais on n'éprouve pas impunément ce que nous avons éprouvé. Je le sens par moi-même, les chagrins m'ont miné sourdement. Il n'y a que quarante-deux ans que je suis né, et j'en ai soixante. Votre père, dont l'âme est au moins aussi sensible que la mienne, a sans doute reçu le même coup, et je serais fort trompé s'il se passait un grand nombre d'années avant que la couronne vous fût dévolue. Prosterné devant la divine Providence, j'adore ses décrets qui, après m'avoir frappé dans ce que j'avais de plus cher, me frapperont actuellement dans ma propre personne, et j'y serais encore plus résigné si je pouvais me flatter que mon frère me survécût longtemps, ou si je vous voyais vous élever à la hauteur de vos destinées.
«Mais je ne me fais pas plus d'illusions sur ce dernier article que sur l'autre. Vous avez naturellement le cœur bon, l'esprit juste, et de l'aptitude au travail; la facilité avec laquelle vous avez appris la géométrie, même transcendante, en est une preuve irréfragable. Par quel malheur faut-il que ces heureuses dispositions soient perdues, et que vous soyez encore, ou plutôt que vous soyez retombé dans l'ignorance où je gémis de vous voir? La cause de ce malheur est facile à trouver; c'est votre paresse d'esprit. Songez, mon cher enfant, que cette paresse, qui est un défaut dans toutes les situations, devient un crime dans la vôtre, et, pour vous en convaincre, examinons ensemble quel est le but auquel vous devez tendre, le chemin que vous avez à parcourir et les écueils qu'il vous faut éviter. Dans tout le cours de cette discussion, je vous parlerai comme si vous étiez déjà parvenu à la couronne, parce qu'il faut, dès ce moment même, que vous pensiez comme si ce malheur vous était déjà arrivé, afin d'agir en conséquence lorsqu'il le sera.»
Après ce préambule, le roi abordait l'examen des obligations auxquels sont tenus les monarques envers Dieu et envers leurs sujets. Il blâmait chez eux le goût du plaisir et l'excès des sévérités non moins dangereux que celui des faiblesses. Il recommandait à son héritier le respect des arrêts de justice et des droits de la nation, et la fidélité à la parole donnée. Il le mettait en garde contre le goût immodéré de la guerre et celui des constructions coûteuses, qui avaient été fatales à Louis XIV. Il établissait comme un principe indiscutable la nécessité dans l'État de quatre pouvoirs: pouvoir législatif, pouvoir exécutif, pouvoir judiciaire et pouvoir administratif. Ce dernier seul appartient sans partage au roi; les autres, avec des limites. Ainsi étaient passées en revue toutes les attributions royales, et l'examen en était accompagné des conseils pressants et raisonnés.
«Le meilleur, le véritable moyen de plaire à la nation française, c'est de paraître Français dans vos discours, dans vos actions, enfin dans toutes vos manières. Le peuple fier et sensible s'attache aisément à ses maîtres; mais il sait très bien les juger, et, s'il leur donne des surnoms honorables, il ne leur épargne pas les sobriquets quand ils les méritent, et, pour vous développer ma pensée d'un seul mot, craignez d'être appelé Louis le Jockey.»
Enfin, en finissant, le roi ramenait la pensée de son neveu sur son prochain mariage, sur les nouveaux devoirs qui de ce chef s'imposeraient à lui, et, là, ses conseils se revêtaient d'une forme plus émue et plus attendrie.
«Les mariages des princes sont toujours l'ouvrage de la politique; le vôtre sera celui de la nature et de vos malheurs. Ils épousent des princesses dont le caractère n'a pu se développer, et qui ne leur sont connues que sur des rapports bien souvent trompeurs; celle qui doit être la compagne de votre vie est, à dix-huit ans, l'objet du respect et de l'admiration de l'Europe entière. À peine sortie de l'enfance, elle a connu tous les genres d'infortune, et ils sont devenus pour elle autant de titres de gloire. Sa piété filiale était la consolation de ses malheureux parents. Sa fermeté en imposa à leurs assassins. Que n'avez-vous été, comme moi, témoin de ce jour affreux, où une populace effrénée acheva de faire une prison du palais de nos pères! Vous auriez vu ce roi à qui Dieu avait donné la constance des martyrs, cette reine dont le courage étonnait notre sexe, cet ange céleste qui, avant de quitter le monde, devait y former un cœur à l'image du sien; vous les auriez vus abreuvés d'amertume, accablés d'outrages, retrouver dans les tendres caresses d'un enfant de douze ans cette sérénité d'âme qui, pour la première fois, était prête à s'altérer. Combien de devoirs ses malheurs vous imposent! N'oubliez jamais que vous devez lui rendre tout ce qu'elle a perdu. En vous la donnant, je continue la volonté de ses parents; je remplis le vœu des Français, qui la verront avec des transports de repentir et d'amour, placée près de vous sur les marches du trône. Vous trouverez en elle la vertu, la raison, les grâces; qu'elle trouve en vous la solide estime, la tendre amitié, les soins délicats! Enfin, mon cher enfant, elle fera votre bonheur; pour achever mon ouvrage, faites le sien.»[Lien vers la Table des Matières]
II
DE LA COUPE AUX LÈVRES
Dans la situation douloureuse où se trouvaient les Bourbons de France, le mariage du duc d'Angoulême avec Madame Royale ne pouvait devenir une réalité, qu'autant que la maison d'Autriche consentirait à le faciliter. Elle était dépositaire de la fortune de la princesse, consistant en une somme de cinq cent quarante-neuf mille florins de Vienne, qu'en juin 1791, à l'époque du voyage de Varennes, Marie-Antoinette avait fait passer avec ses diamants à l'Empereur son frère, par l'entremise du comte de Mercy. À ce capital, converti en valeurs des Pays-Bas, s'ajoutaient les intérêts calculés à raison de 4 p. 100. De l'Empereur seul il dépendait que ces intérêts fussent comptés du jour où la cour de Vienne avait reçu ce dépôt, ou seulement du mois de juin 1794, date de la mort de la reine.
D'autre part, dans l'entourage du roi, on était convaincu que le trésor autrichien était resté redevable de la dot de Marie-Antoinette[81]. En ce cas, cette somme «deux cent mille écus d'or au soleil» revenait à Madame Royale, grossie des intérêts accumulés depuis 1770. Il y avait encore à réclamer l'inventaire des diamants, à rechercher si l'Impératrice Marie-Thérèse et son époux n'avaient pas, dans leurs dispositions testamentaires, avantagé leur fille devenue reine de France, et obtenir enfin de l'Empereur que les capitaux revenant à Madame Royale demeurassent placés dans les fonds publics, et que les intérêts lui en fussent payés régulièrement.
Le règlement de ces questions serait facile si la cour de Vienne y mettait quelque bon vouloir. Mais d'elle, on le sait, Louis XVIII n'en attendait aucun. L'Empereur n'avait-il pas déjà déclaré qu'il n'autoriserait ni le mariage dans ses États, ni la résidence des époux, «ne voulant pas s'exposer à les entretenir?» En recevant dans sa famille Madame Royale, à sa sortie de France, n'avait-il pas stipulé qu'elle paierait pour ses frais d'existence une somme mensuelle de quinze cents florins, et ne s'était-il pas fait prier pour promettre de prendre à sa charge, lorsqu'elle quitterait ses États, les dépenses de son voyage jusqu'à la frontière? Y avait-il lieu d'espérer que la cour de Vienne se montrerait «moins sordide à l'égard des répétitions de Madame Royale» qu'elle ne l'avait été dans ces circonstances? Louis XVIII demeurait, sur ce point, fort sceptique, et c'est pour ce motif qu'il avait songé à employer vis-à-vis de cette cour l'influence de Paul Ier.
Il aurait voulu aller la solliciter lui-même, et, on se rappellera qu'avant de quitter Blanckenberg, il demandait au tsar à passer par Saint-Pétersbourg en se rendant à Mitau. «Je n'ai pu me dispenser de demander à l'Empereur de Russie d'aller par Saint-Pétersbourg. S'il y consent, comme je le crois, j'espère que cette course sera avantageuse à nos affaires. Mais, soit que j'y aille ou non, mon séjour à Mitau aura un très grand avantage: celui de nous fournir un terrain solide pour le mariage.» Contrairement à l'espoir dont il faisait part à son frère, le tsar lui avait répondu par un refus: le moment n'était pas opportun. Il ne s'en était ni offensé ni affligé, et La Fare à Vienne, Saint-Priest envoyé à cet effet dans la capitale russe, avaient reçu mission de négocier pour faire naître entre les deux cabinets une entente à la faveur de laquelle toutes les difficultés pendantes seraient réglées au mieux des intérêts de sa nièce.
Grâce aux proverbiales lenteurs diplomatiques, cette négociation allait durer près d'une année. Mais, outre qu'il ne supposait pas qu'elle dût être aussi longue, il était convaincu que le tsar, en ordonnant au comte Razoumowski, son ambassadeur à Vienne, de l'ouvrir en son nom, voulait fermement la voir aboutir. Il en pouvait d'autant moins douter, que ce souverain, au mois de septembre précédent, tout en se refusant à donner «des secours particuliers en vue du mariage», avait corrigé ce refus par la promesse de provoquer une sorte de cotisation des cours de Madrid, Naples, Lisbonne, Vienne et Londres, et, en attendant, par l'envoi d'une somme de deux cent mille roubles, qui avait été vraiment de la manne tombée du ciel, à en juger par les termes en lesquels le roi annonçait à son frère cette bonne aubaine:
«Sur cette somme, je prends mon strict nécessaire pour quelques mois, ce qu'il y a bien longtemps que je n'ai eu devant moi, et je fais un dépôt du surplus (c'est-à-dire d'environ les trois quarts de cette somme). Ce dépôt est destiné à mettre, ou vous, ou moi, ou quelqu'un de nos enfants en état de se transporter tout de suite en France, ce que la disposition actuelle des esprits peut rendre nécessaire d'un moment à l'autre, et ce qui nous aurait été totalement impossible sans cette ressource. Si les démarches de Paul Ier ont du succès, nous aurons probablement des autres cours un secours momentané, en attendant l'arrangement définitif. Alors comme les secours de l'Angleterre cesseront vraisemblablement, vous pourrez tirer sur moi, et, lorsque l'arrangement définitif sera fait, nous ferons ce que j'appelle une cote mal taillée, afin que chacun ait sa part assurée et indépendante l'un de l'autre. Mais, dans ce moment, il est surtout nécessaire de garder le secret, car je recommence depuis quelque temps à être harcelé par des créanciers, et, s'ils flairaient une fois l'argent, il me serait impossible de m'en défaire, et alors il vaudrait mieux n'avoir rien reçu.»
L'invitation à se cotiser, adressée aux diverses cours par le tsar, était restée sans effet. Mais le roi n'en mettait pas moins sa confiance dans le prince, qui ne cessait de lui prodiguer des marques d'amitié et auquel il devait un asile. Assurément Paul Ier déciderait le cabinet autrichien à faciliter, dans la mesure où la solution dépendait de lui, le mariage de Madame Royale. Cette confiance du roi, un avenir prochain allait la justifier. Il était arrivé à Mitau le 25 mars. Dès le 24 juillet, la négociation commençait à prendre une si heureuse tournure qu'il invitait le maréchal de Castries à se tenir prêt à aller chercher Madame Royale à Vienne pour la lui amener. Le 31 avril, il lui réitérait l'invitation, en le prévenant que la reine, qui résidait encore à Budweiss en Bohême, viendrait à Mitau en même temps que la princesse, et qu'il les confiait l'une et l'autre à sa garde pendant ce long voyage. Il était alors convaincu que toutes deux pendant la route conserveraient l'incognito. «Vous recevrez de Vienne une lettre que j'y ai envoyée, avec ordre à l'évêque de Nancy de vous la faire passer dès que l'affaire sera décidée.»
Au commencement de septembre, un avis de La Fare vint modifier ce projet. «Madame Thérèse est dans la résolution de se conformer aux volontés du roi son oncle; la cour impériale ne veut y mettre aucun obstacle, et toutes les difficultés paraissent devoir se concilier très aimablement. J'ai lieu de croire que l'Empereur voudra que Madame soit reconduite à la frontière extrême de ses états à ses frais, et à peu près de la même manière dont elle a été amenée de Bâle à Vienne. Cette hypothèse devra naturellement changer le premier plan de voyage incognito.» Dans la même lettre, La Fare demandait pour Madame Royale un double portrait du duc d'Angoulême: «un portrait en peinture et un portrait moral.»
En attendant «le portrait en peinture», le roi commença par envoyer «le portrait moral».
«Il y a aujourd'hui un an que mon neveu est auprès de moi; je l'ai bien étudié, et j'ose croire qu'il est digne de l'épouse que la Providence lui destine d'une façon si visible. Son cœur est droit et pur; il a été assez heureux pour conserver sa religion intacte au milieu d'un siècle bien corrompu. Son âme est sensible: j'en ai la preuve par les soins qu'il vient de me rendre pendant mon incommodité. Son caractère est courageux et doux; son humeur est égale. Je ne le vante pas de la fermeté avec laquelle il a soutenu son accident de l'année dernière; c'est une chose toute simple. Mais le traitement a été ennuyeux et long, le voyage que nous venons de faire ne l'a pas été moins, et, dans ces deux périodes de temps, je n'ai pas découvert en lui le moindre mouvement, je ne dirai pas d'humeur, mais même d'impatience.»
Quelques jours plus tard, La Fare écrivait de nouveau:
«J'aurais désiré que, dans cette circonstance, il eût été praticable de renouveler la méthode si souvent usitée entre les personnes royales, de se marier par procureur. Cette mesure décide l'union et rassure l'imagination contre la crainte des événements. Ce n'est pas que je croie que, dans le cas présent, il soit permis d'en concevoir. Le caractère religieux et moral de Madame Thérèse, sa volonté prononcée et la constance de ses résolutions sont des garants irréfragables. Avec elle il faut s'abandonner avec confiance aux délais inévitables que la saison aussi bien que le cours naturel de la négociation entraînent. M. l'ambassadeur de Russie ne croit pas devoir calculer, avant la fin de l'hiver, la conclusion de tous les arrangements à prendre. Les motifs de son calcul sont la distance extrême des lieux, l'obligation de référer de toutes ses démarches à son souverain et la nécessité de concorder ensemble les deux cours Impériales pour le départ de Madame Thérèse. La détermination de la princesse s'est appuyée sur ce calcul ainsi que sur l'inconvénient du froid et des mauvais gîtes pendant une route aussi longue. Mais, à coup sûr, cette dernière considération affecte moins Madame pour elle-même que pour les personnes qui l'accompagneront. Ajoutez à ces motifs l'opinion où est M. l'ambassadeur de Russie que Madame ne doit partir qu'après la conclusion définitive des arrangements relatifs aux fonds qui lui appartiennent. Ainsi, le délai du départ de Madame Thérèse est devenu, par le concours des circonstances, un malheur inévitable. Il est à regretter que la cour de Russie n'ait pas pu commencer deux mois plus tôt ses démarches ici.»
En dépit des lenteurs que laissait prévoir La Fare, en les expliquant, le roi, constatant l'accord des deux cours impériales et que tous les consentements étaient donnés, considéra l'affaire comme étant définitivement terminée. La correspondance qui partit de Mitau le 11 septembre fut volumineuse. Le roi avait écrit à la reine sa femme, au comte et à la comtesse d'Artois, à ses tantes, Mesdames Adélaïde et Victoire, à sa sœur la reine de Sardaigne, à la reine de Naples, au roi et à la reine d'Espagne, au prince de Condé, au duc de Berry, à ses agents de France et du dehors et enfin au pape. Il leur annonçait à tous que toutes les difficultés étaient levées «grâce à l'amitié de l'Empereur de Russie et à la bonne volonté de celui d'Allemagne», et il les invitait à s'en réjouir.
En transmettant la nouvelle au maréchal de Castries, il ajoutait: «Mais le temps que prendront les articles qui restent encore à régler m'empêche de vous dire quand se fera le mariage, et ce n'est pas encore la plus grande contrariété que j'éprouve. L'évêque de Nancy me mande que l'Empereur voudra sûrement faire reconduire ma nièce à la frontière de ses États, comme elle est venue de France, c'est-à-dire uniquement par des Allemands, et, comme les deux frontières impériales se touchent, je ne puis douter qu'ils ne la déposent entre les mains d'un commissaire envoyé pour cela de Pétersbourg, qui sera chargé de me l'amener ici. Ainsi, je ne vois plus de possibilité à vous donner une mission que j'attachais tant de prix à voir remplir par vous. Je sens le regret que vous en aurez, mais je vous défie d'en avoir plus que moi.»
Dans cette distribution de témoignages de gratitude, il n'avait oublié ni le négociateur La Fare, ni Mme de Chanclos dont la bonne grâce et le dévouement avaient gagné le cœur de Madame Royale. Il disait à celle-ci: «Si votre amitié pour ma nièce souffre de voir approcher le moment de votre séparation, il est impossible que cette même amitié ne vous fasse pas éprouver une véritable satisfaction en songeant au bonheur dont elle jouira avec un époux digne d'elle.» À l'évêque de Nancy, il rendait hommage «pour la conduite qu'il avait tenue dans cette importante affaire. La lettre de ma nièce m'a comblé de joie. Ah! si ses parents vivaient, combien la leur serait vive! Elle ne le serait pourtant pas plus que la mienne, car j'oserais défier leur tendresse de surpasser celle dont mon cœur est rempli pour cette adorable enfant».
La lettre de Madame Royale à laquelle le roi faisait allusion répondait à celle qu'il lui avait expédiée en apprenant que le tsar consentait à prendre l'initiative de la négociation avec la cour de Vienne.
«Jamais, ma chère enfant, lui écrivait-il alors, je n'ai mieux senti toute la tendresse vraiment paternelle dont mon cœur est rempli pour vous, qu'en vous écrivant aujourd'hui; jamais aussi je n'ai plus éprouvé le besoin de voir le vôtre y répondre par un sentiment pareil. Depuis que nos malheurs vous ont réduite à n'avoir plus d'autre père que moi, le soin de votre bonheur est devenu le premier de mes devoirs, et la plus chère de mes pensées. Vous portiez alors des fers, et je ne pouvais les briser! Un souverain généreux en a eu l'avantage: je l'ai envié sans en être jaloux. Dès lors, vous réunir à vos parents, vous donner l'époux que la Providence semble vous avoir elle-même destiné, et qu'elle s'est plu à rendre digne de vous, a été mon unique vœu. La volonté des auteurs de vos jours, votre acquiescement à cette volonté, le désir de toute notre famille, la précaution que j'avais prise, aussitôt que j'ai eu connu vos sentiments, d'obtenir du Saint-Siège les dispenses nécessaires à votre mariage avec votre cousin, tout semblait en hâter le moment; mais il n'était pas encore arrivé. Chassé précipitamment des lieux que j'habitais depuis deux ans, obligé d'errer ou de n'avoir qu'un asile précaire, quel instant, quel lieu pouvait nous permettre d'accomplir une union si chère? Enfin l'amitié de l'Empereur de Russie est venue à mon secours. Il m'a donné un asile stable, décent et tranquille. Ses soins généreux nous garantissent d'une misère qui, tout honorable qu'en est la cause, n'en aura pas été moins pénible; il veut bien se charger de traiter avec la cour de Vienne de tous les arrangements nécessaires pour notre réunion, et de retirer le peu de fortune qui vous appartient pour vous en mettre en jouissance.
«Cet instant si longtemps attendu semble donc enfin approcher: car ce serait faire injure aux deux souverains qui vont traiter cette affaire si importante pour nous, que de supposer qu'elle souffrira maintenant de longs délais. J'éprouve le premier moment de douceur véritable que j'aie goûté depuis nos malheurs. Rendez-la complète, ma chère enfant. Dites-moi que votre cœur est touché des peines que je me suis données pour assurer votre bonheur. Dites-moi que vous éprouverez quelque consolation en vous retrouvant dans les bras d'un père, bien différent, hélas! de celui que nous regretterons éternellement, mais qui, du moins, lui ressemble par sa tendresse pour vous.»
C'est à cette adjuration que le 24 août avait répondu Madame Royale, en renouvelant, pour se conformer au désir de son oncle, ses engagements antérieurs, bien qu'elle les eût déjà maintes fois proclamés de manière à ne laisser aucun doute sur sa volonté de les tenir.
«Oui, mon cher oncle, les désirs de mes infortunés parents et les vôtres sont les miens, et ma volonté est de m'y conformer, je vous en ai donné l'assurance aussitôt que je l'ai pu. Ma résolution n'a jamais varié, et je suis décidée à remplir mes engagements. Quand l'évêque de Nancy m'a remis votre lettre, il m'a demandé quelle réponse je voulais qu'il vous envoie; je n'ai pu que lui renouveler l'assurance de ma docilité à vos vues. J'ai pensé que je ne devais rien prononcer sur l'époque, les arrangements de mon départ, que vous ne me fixez pas dans votre lettre, avant que d'en avoir communiqué à l'Empereur. Trouvant que c'était mon devoir, je l'ai fait aussitôt. Sa Majesté m'a répondu de la manière la plus amicale, m'assurant de l'intérêt qu'il prend à mon sort, des vœux qu'il forme pour mon bonheur, et du vif désir qu'il a d'y contribuer. Il m'a annoncé qu'il entrerait volontiers en négociation avec la Russie sur les objets qui me concernent. Ainsi, mon très cher oncle, loin de craindre que vos vues éprouvent des obstacles de ce côté-ci, soyez persuadé qu'elles seront vivement secondées.
«L'ambassadeur de Russie a exposé à l'Empereur les objets des négociations dont il est chargé. La réponse qu'il a reçue, et dont il m'a fait part, est conforme à celle que ce prince m'avait déjà faite. L'ambassadeur va rendre compte présentement à sa cour de ses premières démarches; il attendra pour la suite le développement de ses instructions, ce qui, malgré ses soins, lui prendra bien du temps et lui fait craindre que rien ne soit terminé avant l'hiver. Et je dois vous avouer, avec la sincérité que vos bontés pour moi autorisent, que j'aurais de la répugnance à entreprendre dans cette saison un voyage aussi long que celui de la Courlande, et je craindrais, suivant ce qu'on dit, d'être obligée d'attendre peut-être, dans un village, un mois six semaines, que le temps et les chemins me permettent de continuer mon voyage. Mon cœur sent très bien toutes les douceurs qui m'attendent près de vous et au sein de ma famille paternelle; mais, malgré tout cela, je ne peux, sans me rendre coupable d'ingratitude, m'éloigner sans peine, peut-être pour toujours, d'un souverain, mon libérateur, et d'une famille qui me témoigne tant d'amitié. Si vous jugez comme moi, mon cher oncle, que la fin de l'hiver serait un terme convenable à mon départ, j'aurais à cœur de profiter des quelques mois qui me restent pour témoigner, encore mieux que ma position passée ne me l'a permis, tant à l'Empereur qu'à sa famille et au public, ma reconnaissance et mes sentiments. Il me semble que, dans la position où je suis, je dois chercher à faire tout pour le mieux, et à laisser ici le plus favorable souvenir. Je suis sûre que c'est un moyen de vous plaire, et je m'y attache encore plus.
«Mais, après avoir exposé, mon cher oncle, mes réflexions et désirs à ce sujet, je connais trop l'étendue de mes devoirs et le tendre intérêt que vous me témoignez, pour ne pas subordonner ma volonté à la vôtre et remettre à votre disposition l'époque de mon départ. Vous avez la bonté de vous réserver d'entrer en détail avec moi sur les arrangements relatifs à mon établissement futur, et sur les personnes que vous voulez placer près de moi. J'oserai alors vous témoigner avec toute confiance mes observations et désirs à ce sujet, ne doutant pas qu'ils n'aient votre approbation, vu l'opinion que j'en ai pu recueillir au sein de ma malheureuse famille, et que les circonstances ont pu me procurer.
«Je vous prie, mon très cher oncle, d'être l'interprète de tous mes sentiments pour mon cousin, comme vous avez été le sien auprès de moi. C'est avec bien de la sincérité que j'ose vous répéter l'assurance que mon cœur est touché au delà de toute expression des soins que vous avez pris d'assurer mon bonheur futur, et que j'éprouverai la plus douce consolation quand je pourrai vous en assurer de vive voix.»
Le roi eût voulu remercier l'Empereur François II, auquel, malgré tout, il était redevable de la liberté de sa nièce, du repos dont elle jouissait depuis sa sortie du Temple et du mariage rendu maintenant possible. Mais, ce prince lui ayant fait l'injure de ne jamais répondre à ses lettres, il renonça à lui écrire et chargea sa nièce de ses remerciements. «Soyez, je vous prie, mon interprète. Dites-lui qu'il n'y a pas un seul des sentiments qu'il a si bien mérités de votre part, qui ne soit aussi profondément gravé dans mon âme que dans la vôtre. Je vous connais trop pour n'être pas sûr que vous vous attacherez à cultiver son amitié, même lorsque vous n'habiterez plus le séjour que ses bontés ont embelli pour vous. Puissiez-vous ainsi devenir un lien d'union et d'amitié entre votre généreux bienfaiteur et moi!»
Enfin, pour achever de manifester sa joie, le roi autorisa son neveu à reprendre, avec sa cousine, la correspondance interrompue depuis le 24 juillet, à la suite d'un incident qu'il y a lieu de noter au passage.
Ce jour-là, le duc d'Angoulême, prévenu que son oncle écrivait à Madame Royale, avait écrit à sa fiancée, et était venu, comme il le faisait toujours, soumettre au roi sa lettre en le priant de la joindre à la sienne. La longue durée des fiançailles, loin de ralentir les sentiments du prince, les avait excités malgré sa froideur naturelle, il n'avait pas vingt ans pour rien; pour la première fois, en les exprimant, il y mettait tant de chaleur que le roi en trouva la forme trop passionnée. Il supprima la lettre et fit comprendre à son neveu que la négociation définitive étant en train, il convenait d'attendre, pour écrire en ces termes, qu'elle eût produit les résultats qu'on en espérait. Il expliqua lui-même à sa nièce les motifs de sa décision:
«Ne vous étonnez pas de ne pas recevoir aujourd'hui de lettre de mon neveu, et ne vous en prenez qu'à moi. Il voulait vous exprimer tous les sentiments que son âme a peine à contenir; je m'y suis opposé.
«—Tout légitimes qu'ils sont, lui ai-je dit, ils pourraient en ce moment faire rougir celle que vous ne devez pas moins respecter qu'aimer. C'est à moi seul à être votre interprète. Mais, lorsque ma nièce, moins gênée vis-à-vis d'un père qu'elle ne le serait vis-à-vis de vous, m'aura répondu, je ne mettrai plus d'obstacles à votre juste empressement.
«Il n'a pas fallu moins que sa confiance et sa tendresse pour moi, pour le faire céder à ces raisons. Mais il a exigé de moi de vous dire que jamais sacrifice ne lui a tant coûté.»
Le 11 septembre, alors que le mariage était officiellement annoncé pour une date prochaine quoique non encore fixée, il n'y avait plus lieu de maintenir l'interdiction.
«J'ai, comme vous le pensez bien, levé la défense que j'ai faite à mon neveu. Je ne vous parle point de l'excès de son bonheur, son âme se peint tout entière dans la lettre qu'il vous écrit. J'ai essayé de vous tracer son caractère dans une de mes précédentes lettres; il est temps que je cède au plaisir que j'ai de vous faire connaître aussi sa figure, dont il ne doit vous rester qu'une idée confuse. Il y a longtemps que j'ai ce désir, et que je crois devoir le réprimer. Actuellement, je me reprocherais de ne pas m'y livrer. L'heureux terme où est l'affaire l'exige de moi. Je vais le faire peindre, et, dès que le portrait sera fini, je vous l'enverrai.»
De toutes les citations qui précèdent, on peut conclure qu'à Mitau tout était à la joie. Rien de plus vrai, et cette joie eût été sans ombre si, dès ce moment, le roi avait pu fixer le mariage à une date prochaine. Malheureusement, à cet égard, l'indécision ne semblait pas près de cesser. Outre que les questions pécuniaires, qui ne pouvaient être résolues que par la cour d'Autriche, n'étaient pas toutes élucidées, Madame Royale, dans sa lettre, témoignait de sa répugnance à faire le voyage de Russie, pendant l'hiver, et de son désir de ne se mettre en route qu'au printemps. On ne pouvait lui refuser les délais qu'elle demandait, alors surtout qu'elle se proposait de les consacrer à mieux témoigner à la famille impériale, avant de la quitter peut-être pour toujours, la reconnaissance qu'elle lui devait. Il n'y avait donc qu'à s'y résigner, et à Mitau on s'y résigna, tout en espérant que les sentiments de Madame Royale contribueraient à les abréger.
«Ce moment n'arrivera jamais assez tôt pour moi, lui mande le roi; mais je ne sens que trop combien les arrangements nécessaires à prendre entre les deux cours qui s'occupent de nos intérêts, s'opposent à ma juste impatience. Je suis touché, comme ami, de la sincérité avec laquelle vous me parlez sur cet article; je ne le suis pas moins, comme père, de la déférence que vous me témoignez: je n'en abuserai pas. Lorsque tout sera réglé, qu'il n'y aura plus que l'instant de votre départ à fixer, c'est à vous, à vous seule, que je veux m'en rapporter pour le fixer. Je ne vous dirai point que les voyages pendant l'hiver sont souvent moins pénibles qu'en automne ou au printemps, parce que les chemins couverts de neige, ou du moins gelés, offrent bien moins de difficultés que lorsqu'ils sont détrempés par les pluies. Mais je vous dirai qu'un père, car je suis le vôtre, et je le sens tous les jours davantage, qu'un époux, qui ne respirent que pour vous, comptent les instants jusqu'à votre arrivée, et je suis sûr que vous ne prolongerez pas notre attente.
«La manière dont vous voulez employer votre temps jusque-là est digne de votre belle âme, et vous êtes bien certaine de mon approbation. Oui, ma chère fille, témoignez votre reconnaissance; faites connaître de plus en plus à vos bienfaiteurs, combien vous êtes digne de ce qu'ils ont fait pour vous. Augmentez, s'il se peut, l'amitié dont vous avez reçu tant de preuves. Je m'en réjouirai pour vous; je m'en féliciterai pour moi-même; puissiez-vous être un lien d'union et d'amitié entre l'Empereur, mon neveu et moi!»
Vers ce temps, Madame Royale reçut une lettre du comte d'Artois, datée d'Édimbourg, le 3 août. Elle fut apportée à La Fare par Cléry, qui, après avoir fait imprimer son journal à Londres[82], s'en retournait à Vienne. C'était la première fois que le futur beau-père de Madame Royale lui parlait à cœur ouvert. Jusqu'à ce jour ses lettres avaient été si rares et si banales, qu'elle en éprouvait quelque peine. Il est vrai qu'il avait une excuse. La poste n'était pas sûre, et les occasions d'écrire avec certitude du secret ne se présentaient pas fréquemment. Cependant, lorsqu'on lit les nombreuses lettres que le comte d'Artois faisait parvenir à son frère, en y traitant les questions les plus graves, on ne peut s'empêcher de reconnaître qu'il avait apporté quelque négligence dans ses rapports avec la fiancée de son fils aîné. Cette fois, du moins, il se dédommagea, et Madame Royale eut la satisfaction de constater qu'il ne souhaitait pas moins vivement que le roi le mariage projeté.
«Je profite avec bien de l'empressement, ma chère nièce, du départ du fidèle Cléry, pour vous écrire aussi librement que je pourrais vous parler. Il y avait bien longtemps que j'attendais une occasion aussi sûre, et mon cœur en était vraiment impatient.
«Je ne retracerai point ici nos malheurs passés; ils sont gravés dans nos âmes d'une manière ineffaçable. Nous éprouverons un jour quelque adoucissement en nous rappelant les vertus des êtres qui causent nos éternels regrets. Mais aujourd'hui, nous ne devons nous occuper que du soin d'honorer leur mémoire, en accomplissant les devoirs dont ils nous ont rendus dépositaires.
«Le roi, qui partage aussi ardemment que moi le juste désir de voir conclure une union si intéressante pour tous nos sentiments et si importante sous le rapport politique, m'a instruit de la démarche décisive qu'il a dû faire à cet égard auprès de l'Empereur d'Allemagne, de concert avec le tsar, et de la lettre qu'il vous a écrite en conséquence.
«L'opinion que j'aie toujours eue du caractère moral de l'Empereur m'a empêché d'ajouter aucune foi aux bruits que l'on a répandus dans le monde sur les projets que l'on supposait à ce souverain, de profiter de votre situation actuelle et de celle où se trouvent vos parents, pour vous faire épouser un de ses frères. À Dieu ne plaise que j'aie jamais cru l'Empereur capable de former un projet aussi injuste! Je ne mets pas en doute que ses sentiments ne le portent à accéder sans balancer à la demande qui lui sera faite au nom du roi et d'accord avec le czar.
«Mais, ma chère enfant, malgré ma juste confiance dans les loyales intentions de l'Empereur, il m'est malheureusement permis de prévoir que, dans les circonstances actuelles, nous pourrons encore avoir des obstacles à rencontrer, et il est de mon devoir de vous en prévenir. Plus les bons et fidèles Français attachent de prix à voir promptement serrer les nœuds qui doivent vous unir à mon fils, plus nos ennemis redoutent cette époque, et plus ils feront d'efforts pour retarder une pareille union, s'ils ne peuvent pas réussir à l'empêcher.
«Des calculs politiques aussi faux que dangereux et le désir mal conçu d'obtenir la paix ayant placé momentanément le cabinet de Vienne dans une liaison apparente avec les tyrans de la France, nous devons nous attendre que le Directoire, profitant de l'espèce d'influence qu'il a sur les ministres autrichiens, emploiera tous les moyens d'intrigue, de promesses ou de menaces, pour demander, peut-être même pour exiger de l'Empereur, qu'il s'oppose à la conclusion de votre mariage, et qu'il en retarde l'époque à des temps indéfinis. On peut prévoir que la même politique qui a fait admettre à Vienne un ministre républicain, pourra combattre encore dans cette circonstance les sentiments nobles et généreux qui distinguent le caractère de l'Empereur, et si mes craintes viennent à se réaliser (comme cela n'est que trop probable), je laisse à votre esprit et à votre raison à calculer tous les dangers et tous les malheurs qui résulteraient de ce nouveau triomphe des ennemis de Dieu et de l'humanité.
«Mais, si je vous confie mes inquiétudes, je dois vous ajouter sur-le-champ que rien ne peut détruire, ni même altérer la solidité de mes espérances, puisqu'elles sont fondées sur la sensibilité de votre cœur et sur le courage de votre âme. Le sang qui coule dans vos veines et la fermeté modeste dont vous avez déjà donné des preuves, me répondent que votre noble fierté ne sera jamais ébranlée. Les volontés dernières et sacrées de votre père et de votre mère sont et seront sans cesse présentes à votre souvenir; elles dirigeront votre conduite, elles ajouteront encore à votre énergie naturelle, et, en accomplissant un devoir religieux, vous éprouverez ce charme intérieur qui est toujours accordé par la Providence aux âmes pures et sensibles.
«Je forme les vœux les plus ardents pour que la conduite de l'Empereur, dans cette circonstance, ajoute encore à la juste reconnaissance que je dois aux marques d'attention et d'amitié que vous avez reçues de sa part et de celle de sa famille depuis votre séjour à Vienne; mais, si les manœuvres perfides de nos ennemis nous réduisaient à l'extrémité que j'ai dû prévoir, je sens que le bonheur précieux de vous nommer ma fille acquerrait encore un nouveau charme à mes yeux, en pensant que je le dois uniquement à l'enfant d'un frère et d'une sœur que j'aimais si tendrement, à la nièce chérie de cet ange que je pleurerai toute ma vie, et que mon fils serait redevable de sa félicité à la courageuse énergie de celle qui lui est destinée pour compagne.
«D'après ce que je viens de dire, ma chère nièce, jugez vous-même quelle est l'étendue de ma tendresse pour vous; combien il m'est nécessaire de hâter le moment où je pourrai vous serrer dans mes bras, et combien j'attacherai de bonheur à m'efforcer de remplacer près de vous les êtres si chers et si précieux dont le Ciel nous a privés.
«Le fidèle Cléry, qui vous remettra ma lettre, est chargé en même temps de vous porter le portrait que vous êtes assez aimable pour désirer. Je connais trop bien vos bontés pour ce loyal et courageux serviteur, pour vous le recommander de nouveau; mais je vous ajoute avec plaisir que je le crois personnellement très digne de votre confiance.
«Adieu, ma bien chère nièce, ma chère enfant. Tous les sentiments que vous m'inspirez dureront autant que mon existence. Je vous embrasse mille fois du plus tendre de mon cœur.—Charles-Philippe.»
Cette lettre, qu'accompagnait «une robe des Indes», offerte par le prince à sa nièce, révélait les sentiments les plus affectueux, mais aussi cette légèreté qu'on a si souvent et si justement reprochée au comte d'Artois. Elle avait deux torts: celui de l'inopportunité, puisqu'elle arrivait à Vienne alors que l'Empereur ne méritait plus les soupçons dont il y était l'objet, et celui bien autrement grave de fournir à la cour d'Autriche un juste sujet d'offense si, par une de ces imprudences dont est pleine l'histoire des émigrés, elle était lue par l'entourage de Madame Royale. Celle-ci n'y vit ou feignit de n'y voir qu'un témoignage de tendresse. Mais, lue par le roi, à qui La Fare l'avait transmise, elle lui déplut, et il ne le cacha pas à son frère.
«Je l'aurais mieux aimée tournée autrement, et ne parlant que de tendresse et d'espérance. Ce n'est pas que les inquiétudes que vous y témoignez ne pussent être fondées à l'époque où vous écriviez. Mais, si cette lettre fut arrivée avant l'affaire finie, j'aurais craint qu'elle ne produisît un effet tout contraire à celui que vous en espériez, et surtout qu'elle ne donnât de l'humeur à une cour qui en prend trop aisément, quels que soient les ménagements dont vous avez usé en parlant d'elle. Je vous avouerai même que, si Cléry avait passé par ici avant le retour de mon courrier, j'aurais fort bien pu retenir la lettre, au moins jusqu'à ce que je susse à quoi m'en tenir. Aujourd'hui, elle n'a pas les mêmes inconvénients, quoique je ne sois nullement tranquille sur la communication qui pourra en être faite.»
Le roi, lorsque, dans ses dissentiments avec son frère, il avait à manifester son opinion ou sa volonté, s'appliquait toujours à envelopper l'expression de formes cordiales. Mais la cordialité de la forme n'enlevait rien à la netteté du fond, et ce qu'il tenait à dire, il le disait toujours. En cette circonstance, il voulut que sa nièce sût qu'il l'avait dit, et ce fut une occasion pour lui de rendre à sa sagesse et à sa raison un nouvel hommage.
«Plus je relis votre lettre du 24 août, plus le sentiment et la raison qui vous l'ont dictée augmentent, non pas ma tendresse pour vous, cela était déjà impossible, mais mon estime. Ce mot peut vous paraître froid: mais il est bien doux d'estimer ce qu'on aime. Je n'ai pu me refuser à envoyer à mon frère copie de cette précieuse lettre, si propre à lui faire sentir combien nous serons tous les deux heureux du bonheur de nos enfants. S'il l'avait reçue deux mois plus tôt, sa tendresse n'aurait pas conçu les alarmes qu'il vous a exprimées dans celle que l'excellent Cléry vous a portée de sa part. Mais je ne sais si je ne suis pas bien aise qu'il les ait éprouvées. Il en sentira mieux le prix d'en être délivré, et, de votre côté, vous saurez mieux combien il vous aime, et combien il attache de félicité à devenir votre père. C'est un titre que je n'abandonnerai jamais, mais que je partagerai de grand cœur avec lui. Je ne serai point jaloux non plus de vous voir partager votre tendresse filiale entre nous: au contraire, je jouirai de ce partage, et je sens qu'il doublera son bonheur.»[Lien vers la Table des Matières]
III
LES PRÉPARATIFS
Une autre question se posait, qu'il importait de résoudre et dont la solution dépendait uniquement de l'accord du roi, du comte d'Artois et de Madame Royale. Le moment était venu en effet de désigner les personnes qui formeraient la maison des futurs époux. On ne pouvait songer à faire en exil ce qu'on eût fait à Versailles. Mais, puisqu'à Mitau Louis XVIII était traité en roi, avait ses ministres, ses gentilshommes, ses aumôniers avec le cardinal de Montmorency à leur tête, et ses gardes du corps, il convenait que les princes et les princesses qui vivaient auprès de lui fussent traités, eux aussi, conformément à leur rang et aux usages de la cour, et que Madame Royale, notamment, eût au moins une dame d'honneur, une dame pour accompagner et un chevalier d'honneur. Lorsqu'elle était sortie de France, le roi avait offert la première de ces fonctions à la marquise d'Hautefort, femme du plus intime ami de d'Avaray, jadis familier de Versailles, et dont le dévouement ne s'était jamais démenti. La marquise résidait alors à Munich. Mais, la cour d'Autriche n'ayant pas consenti à mettre des Français auprès de Madame Royale, le projet avait été ajourné. Depuis, Mme d'Hautefort avait vieilli; elle était infirme, et ni son état ni son âge ne permettaient plus de penser qu'elle pourrait un jour occuper l'emploi précédemment accepté par elle. Le roi avait alors songé à la princesse de Chalais.
«Mme la princesse de Chalais m'a paru celle qui convenait le mieux. Son âge, qui se rapproche plus du vôtre quoiqu'elle ne soit pas dans la première jeunesse, ses vertus, ses qualités aimables et solides m'ont paru devoir vous être utiles et agréables, et c'était à elle que je destinais la commission la plus flatteuse qu'il soit en mon pouvoir de donner. Mais vous l'avouerai-je? Votre lettre a tellement surpassé mes espérances sur l'excellence de votre jugement, que je ne sens plus en mon pouvoir de donner auprès de vous, même une commission passagère, à quelqu'un que je ne saurais pas d'avance qui vous plût. Je vous prie donc, ma chère enfant, de vous ouvrir avec moi sans réserve, tant sur Mme de Chalais que sur les autres personnes auxquelles vous avez pu penser, ainsi que sur les choix d'un ordre inférieur.
«Je vous ferai seulement deux observations à ce sujet: l'une, que la position où nous sommes, et où je suis particulièrement, exige que vous ayez peu de monde avec vous. Une dame faisant les fonctions de dame d'honneur, et une autre, tout au plus, suffiront, et il en est de même du service inférieur. La seconde est que les choix que je ferai de concert avec vous, tout provisoires qu'ils seront, influeront indubitablement sur ceux que mon frère fera définitivement. Je suis trop sûr de sa confiance en moi, et surtout de sa tendresse pour vous, pour en pouvoir douter. Je me trouve, en ce moment, comme votre père, l'intermédiaire entre vous deux, ce rôle m'est bien doux a remplir; mais il me tarde de le quitter.»
Avant que le roi eût été en situation de donner à sa nièce cette marque de confiance, il avait reçu de son frère la liste des personnes que celui-ci proposait à son agrément. Cette liste était longue; on eût dit que le comte d'Artois, en la dressant, avait oublié que la famille royale vivait dans l'exil, que le roi dépossédé de sa liste civile, dépourvu de ressources, était obligé d'aller à l'économie, et qu'il eût été bien impossible de donner à la duchesse d'Angoulême une maison nombreuse et fastueuse. Comme dame d'honneur, et à défaut de Mme d'Hautefort, à laquelle il semblait bien qu'on dût renoncer, il proposait la duchesse de Sérent, femme de l'ancien gouverneur du duc d'Angoulême, dont les fils avaient péri en Vendée. La duchesse était rentrée en France après la chute de Robespierre; elle s'y trouvait encore.
«Si elle se déterminait à sortir, je n'en désirerais pas d'autre, répondait le roi à son frère. Femme de beaucoup d'esprit et de mérite, Montmorency, femme du duc de Sérent, dame d'atours et amie de l'ange que nous pleurons, lui ayant donné jusqu'à la fin des preuves d'attachement avec un courage digne du maréchal de Luxembourg, mère de deux fils qu'elle a perdus et des filles qui heureusement lui restent, que de titres! que d'avantages! que de convenances! Je ne peux pas y arrêter ma pensée, car je hais le désappointement. Si Mme d'Hautefort nous manquait, et que ceci ne se pût pas, je voudrais la princesse de Rohan ou la princesse de Chalais. Qu'en pensez-vous?»
Il approuvait de même les choix masculins, et particulièrement celui de M. de La Charce ou de M. de Durfort. «Je n'ai connu le premier qu'enfant. Son père vous est attaché depuis vingt-cinq ans; sa mère s'est toujours parfaitement conduite auprès de Mme la duchesse d'Orléans. Le second s'est fort distingué dans cette guerre et s'est acquis un excellent renom.»
Pour les autres choix féminins portés sur la liste du comte d'Artois, outre qu'il en blâmait l'abondance, il les désapprouvait en partie, deux surtout, encore qu'un nom illustre et glorieux les justifiât en apparence.
«Quant aux autres dames, je dis pour accompagner, car il ne nous faut qu'un honneur, il n'est pas nécessaire d'en nommer beaucoup; cela serait même d'un mauvais effet en ce moment-ci. Mais, quoique cette observation soit importante, les choix le sont encore davantage. Souvenez-vous à présent que c'est votre frère, votre plus ancien ami, le père de votre belle-fille, le second père de votre fils qui vous parle. Si nous étions encore à Versailles, nous pourrions, tout en faisant mal, risquer de certaines choses,—car notre choix donnerait quelque considération aux personnes peu recommandables sur lesquelles il tomberait. Mais, aujourd'hui, c'est à nous-mêmes qu'il faut qu'il en donne, et la naissance, les services de famille, les plus anciennes liaisons d'amitié, l'amabilité, les grâces ne peuvent compenser la réputation. Malheureusement, celle de Mme de G..., qui n'était pas bonne en France, ne s'est pas raccommodée depuis. Songez que votre belle-fille est et doit demeurer un ange de pureté; que, quel que soit l'éclat d'un diamant, son entourage peut lui en faire perdre, et que la faute en retombe sur le joaillier. Quelle déconsidération un choix qui serait généralement blâmé, il ne faut pas vous faire illusion, ne jetterait-il pas sur vous et, dans la position actuelle, sur moi!
«Si les raisons que je vous donne ne vous paraissent pas puissantes, je vous demande comme une marque d'amitié, comme une grâce, de ne pas faire un pareil choix. Vous m'avez dit que vous n'aviez pas d'engagement positif; ainsi vous ne devez pas éprouver d'embarras. Mais, si cela était, je m'offre à vous; jetez tout sur moi; l'amitié me fera supporter tous les désagréments du rôle de victime expiatoire... Réfléchissez bien, je vous prie, à Mme de V... Ses qualités personnelles, auxquelles je rends avec un grand plaisir la justice qui leur est due, n'empêchent pas que son nom, beau en lui-même, bon à montrer aux ennemis de terre et de mer, ne puisse que très imprudemment être, en ce moment, mis en évidence à la cour, et bien moins à Mitau qu'à Versailles. Une autre considération bien autrement forte est que son mari, que nous ne pourrions pas éloigner d'elle, est un mauvais sujet, qui, d'après ce que j'ai ouï dire, avait pris beaucoup trop d'ascendant sur notre jeune homme... Je viens de remplir une tâche bien pénible; mais je vous devais franchise.»
Louis XVIII, en cette occasion, aurait pu parler en roi et ordonner; il avait préféré parler en frère et presque supplier. Le comte d'Artois ne lui en sut aucun gré. Depuis un certain temps déjà, le roi refusait de lui accorder des grâces,—cordon bleu et brevets,—destinées sans doute à reconnaître de nobles dévouements, mais qu'il jugeait inopportuns. Récemment encore, une demande de «brevet de dame pour accompagner» sollicitée par Monsieur en faveur de Mlle de La Blache, la fiancée du comte de Sombreuil, fusillé au lendemain de Quiberon, n'avait pas été accueillie pour des motifs que le roi résumait en ces termes:
«Dans notre position, je pense qu'on peut et qu'on doit accorder des récompenses, mais non pas des grâces. Si j'accordais ce brevet à Mlle de La Blache, quelle raison aurais-je pour ne pas l'accorder à cent autres peut-être, qui viendraient me le demander? Le pauvre Sombreuil, me dites-vous. Cela aurait pu être vrai si, dans l'instant même de sa mort, cette grâce eût été demandée, parce que c'eût été alors, pour ainsi dire, jeter de l'eau bénite sur son cercueil. Mais, deux ans après, ce n'est plus à ses mânes, c'est à Mlle de La Blache que je l'accorderais. Dès lors, voilà la planche faite. Une demande en attire une autre. Il faut, ou mécontenter beaucoup de monde, ou faire une chose qui finirait par devenir ridicule. Il vaut donc mieux m'en tenir à ne point accorder de grâces de la cour en ce moment, et à remettre à des temps plus heureux l'examen de toutes les demandes de ce genre. Je suis persuadé qu'en y réfléchissant bien vous serez de mon avis.»
Mécontent de cette réponse, le comte d'Artois dut se faire violence pour ne pas récriminer. Mais, en recevant maintenant la lettre de son frère, où les mérites qu'il attribuait à ses protégées étaient si fortement discutés, il fut d'autant moins maître de soi, que ces personnes jadis liées avec la duchesse de Polignac vivaient encore dans l'intimité de sa maîtresse, la comtesse de Polastron, et qu'il les considérait comme ses plus chères amies. Sous des formes d'ailleurs déférentes, il insista, ne craignant pas d'insinuer que la réponse du roi s'était inspirée du peu de goût qu'il avait toujours eu pour les Polignac. Dépassant et dénaturant la pensée de son frère, il trouva barbare et impolitique d'opprimer ceux qui ont joui de la faveur de ceux qui nous ont précédés dans la carrière, par la seule raison qu'ils en ont joui». Les droits des personnes pour qui il plaidait, loin d'être affaiblis par le souvenir des faveurs dont le roi Louis XVI les avait honorées, y devaient trouver, aux yeux de Louis XVIII, une force plus grande et, dans la circonstance, bénéficier de l'attachement que ces personnes avaient eu pour Mme de Polignac, «cette victime de son dévouement à la reine.»
Le roi ne se laissa pas démonter par cette argumentation. Il ne pensait pas qu'il faille hériter des sentiments privés comme de la couronne; il croyait surtout qu'il est sage de peser l'opinion publique, pour lui résister de tout son pouvoir si elle est injuste, pour y céder si elle est bien fondée.
«Vous regardez la duchesse de Polignac comme une victime de son dévouement à la malheureuse reine; le public n'en pense pas de même. Demandez-lui qui a été victime de son dévouement? Il répondra: la princesse de Lamballe. La duchesse de Polignac, dont peu de gens connaissent les très bonnes qualités, parce que peu de gens ont été à portée d'en juger, passe, pardonnez-moi, mon cher frère, cette pénible assertion, pour avoir été une des causes de la Révolution, par l'immense quantité de grâces qui ont été accumulées sur elle, sa famille et ses amis, et par l'influence exercée sur les opérations du gouvernement, à une époque qui touchait de si près celle de nos désastres. Cette opinion est fâcheuse, peut-être même exagérée; mais elle serait difficile à détruire, d'autant plus qu'il le serait de la réfuter. J'appellerais y céder lâchement, d'enlever à la famille et aux amis de la duchesse de Polignac les grâces dont ils jouissent, et qui pourront survivre au bouleversement général; je suis loin d'être de cette humeur, et vous devez vous rappeler ce que je vous ai mandé, il y a déjà assez longtemps, au sujet du cordon bleu. Mais aussi ce serait la braver imprudemment, que de leur accorder de nouvelles grâces, et de prêter à dire que la Restauration ramènerait les anciens abus, et que l'on verrait encore les mêmes personnes réunir toutes les grâces, etc. etc., et cela dans un moment surtout où nous sommes à peu près hors d'état d'en faire à personne.»
Pour ces motifs, le roi persévéra dans son opinion, regrettant de ne pouvoir la sacrifier à celle de son frère. «Eussiez-vous exprimé dans l'une et l'autre de vos lettres la volonté d'appeler vos enfants auprès de vous, le tendre intérêt que je vous porte m'aurait donné la force de vous tenir le même langage. Qu'est-ce donc si, comme je m'en flatte, votre intention est de les laisser auprès de moi!... D'ailleurs, de quoi discutons-nous? Vous ne voulez pas sans doute nommer en ce moment toute la maison de votre belle-fille; cela serait ridicule et impolitique. La duchesse de Sérent et sa fille peuvent donc nous suffire.»
Cette fois, le comte d'Artois céda. La soumission lui fut rendue facile par la nouvelle, reçue au cours de ce débat, de la prochaine arrivée de la duchesse de Sérent auprès de Madame Royale. Elle était prête à se mettre en route pour la rejoindre là où les ordres du roi lui enjoindraient d'aller. Louis XVIII s'empressa de l'annoncer à sa nièce, qui lui avait demandé à réfléchir avant de se prononcer sur un nom ou sur un autre.
«Vous avez raison de prendre du temps pour réfléchir au choix que je vous ai invitée à me proposer. Mais permettez-moi de vous donner à la fois une preuve de ma confiance en votre discrétion, et du désir extrême que j'ai de vous voir heureuse. Je sais que mon frère désire que la duchesse de Sérent soit votre dame d'honneur. Je partage ce désir, et, si c'était à moi de faire définitivement ce choix, je n'en ferais pas un autre, bien sûr de n'en pouvoir pas faire un meilleur, ni qui pût vous plaire davantage. Vous serez, en ce cas, étonnée que je ne vous en aie pas parlé; mais je ne pouvais y songer la sachant en France, au lieu que j'ai appris, depuis la dernière lettre que je vous ai écrite, qu'elle est au moment d'en sortir. Je reviens actuellement à ce que je voulais vous dire. Jugez combien il serait agréable à votre beau-père et à votre mari, qui regarde Mme de Sérent comme sa seconde mère, que vous exprimassiez le désir de l'avoir pour dame d'honneur! Vous pourriez donc me mander: Si la duchesse de Sérent était libre, je serais bien heureuse de l'avoir pour dame d'honneur. Ce souhait, infiniment naturel de votre part, comblerait d'aise ceux auxquels il vous est le plus essentiel de plaire.
«La petite ruse que je vous propose est assurément bien innocente. Je ne serais pas embarrassé d'avouer que je vous eusse inspiré une pareille idée; mais j'aimerais bien mieux qu'elle parût venir de vous, et vous ne pourrez pas me donner une plus grande marque d'amitié que de l'adopter.
«Il faut actuellement que je vous parle du plaisir que m'a fait votre lettre à mon neveu; il est si doux pour un père de voir ainsi la confiance s'établir entre ses enfants! Il m'a montré sa réponse: mais je ne lui ai pas dit mon secret. La vie qu'il vous a décrite est celle que je mène depuis la fin de 1792. C'est à peu près celle d'un couvent de chartreux. Elle me convient, je crois, plus par habitude qu'autrement. Mais elle pourrait fort bien ne pas vous convenir. Si cela était, ma chère enfant, dites-le-moi franchement. Dites-moi les changements que vous y désireriez. Je voudrais que ce fût un sacrifice que de les adopter, ma tendresse m'en ferait un bonheur; mais, en vérité, ce n'en serait même pas un; ainsi que rien ne vous gêne.»
Madame Royale s'empressa d'accéder au désir de son oncle.
«Le désir que vous me témoignez, mon cher oncle, de placer auprès de moi Mme de Sérent est parfaitement conforme à mes souhaits. J'ai toujours estimé extrêmement cette dame, et par sa manière de penser dans toutes les occasions, et par l'attachement inviolable qu'elle a témoigné à mes parents jusque dans leur captivité, et particulièrement à ma tante Élisabeth, dont elle était au service et qui en faisait grand cas. J'imagine même que vous aurez été instruit, mon cher oncle, que j'avais demandé qu'elle me suive, quand je suis partie de France. On me l'a refusé. Ainsi, sous tous les rapports, si la duchesse de Sérent était libre, je serais bien heureuse de l'avoir pour dame d'honneur et de la pouvoir trouver à Mitau à mon arrivée.
«Je vous remercie extrêmement, mon cher oncle, de m'avoir envoyé le portrait de mon cousin; il m'a fait grand plaisir et me paraît bien différent du premier. Quant à sa lettre dont vous me parlez, je ne l'ai pas reçue, mais me flatte cependant qu'elle n'est pas perdue et que vous l'aurez peut-être oubliée.»
On était en plein hiver quand la duchesse de Sérent fut définitivement désignée pour remplir auprès de Madame Royale les fonctions de dame d'honneur. Le roi savait que sa nièce n'arriverait pas à Mitau avant le mois d'avril de l'année suivante, et, ainsi qu'il le mandait à son frère, il s'était résigné à cette attente de cinq ou six mois. Pour en tromper les longueurs, il s'occupait de tous les détails concernant la future duchesse d'Angoulême et même des plus insignifiants en apparence.
«J'ai été ces jours-ci voir l'appartement qui vous est destiné. J'espère que vous en serez contente. J'ai cependant une inquiétude. Il est exposé au midi, et j'ai entendu dire que vous craigniez la chaleur dans les appartements. Si cela était, vous me feriez grand plaisir de me le dire, parce qu'alors je proposerais à mon neveu, qui doit loger dans le double, au nord, de troquer avec vous, et, quoiqu'il craigne aussi le chaud, il sera heureux de vous faire ce léger sacrifice. Je dois cependant vous dire une chose: c'est qu'à mon sens, l'appartement du midi est plus joli que celui du nord, quoiqu'ils soient tous les deux de la même grandeur; mais le premier me semble mieux distribué. Je ne saurais vous exprimer le plaisir que je prends à vous parler de ces arrangements de détail; ils me paraissent hâter l'instant fortuné.»
Madame Royale ne pouvait qu'être très touchée par ces incessantes attentions.
«J'ai été pénétrée de tous les détails dans lesquels vous voulez bien entrer par rapport à mon logement. Celui que vous m'auriez destiné m'aurait toujours convenu, mais je dois avouer que l'exposition du midi me convient beaucoup. Je crois que la chaleur ne doit pas être excessive dans ce climat, et le sud me paraît l'exposition la plus saine; j'aurais été bien fâchée que mon cousin se gênât pour moi, et je reconnais bien à cela sa manière de penser.»
Ainsi, tout nouveau bon procédé du roi provoquait chez Madame Royale une manifestation nouvelle de reconnaissance, et, qu'il fût question d'affaires importantes ou de choses secondaires, rien, ses lettres en font foi, ne la laissait insensible ou indifférente. Il est vrai que celles du roi témoignaient incessamment une tendresse plus grande. Tout y était prétexte, comme, par exemple, lorsqu'il invitait sa nièce à s'approprier un dépôt de diamants fait par lui, durant son séjour à Coblentz, entre les mains de l'Électeur de Trèves, et lui envoyait, pour qu'elle pût les retirer, le reçu qui lui en avait été donné. Il craignait seulement que, parmi ces diamants, il y en eût à Madame Élisabeth. «C'est une chose aisée à éclaircir, répondait Madame Royale en le remerciant, car je sais qu'elle a fait un testament. Mais je doute que ceux-ci soient à elle, puisque c'est un dépôt de 91, et elle n'a appris le voyage de Varennes que quelques heures avant. Par conséquent, je ne crois pas qu'elle ait eu la possibilité de les faire passer dans ce moment.»
Le 30 décembre 1798, une affaire bien autrement grave fit prendre au roi la plume:
«Je viens, ma chère enfant, d'apprendre que le Directoire, quittant enfin le masque dont il s'est si longtemps couvert à l'égard du roi de Sardaigne, vient de lui déclarer la guerre. Vous pouvez aisément juger combien une pareille nouvelle m'afflige. Cette perfidie a été précédée de tant d'autres, qu'à moins d'un miracle, ce malheureux prince est perdu, s'il est réduit, pour se défendre, à ses seules forces. Je ne doute pas que l'âme généreuse de l'Empereur, mon neveu et le sien, n'ait senti sa cruelle position. Je ne sais que trop aussi combien il s'est écoulé de temps depuis la déclaration de guerre, et combien il doit déjà s'être passé d'événements. N'importe, je ne puis me taire, et voir dans un si grand danger la seule sœur qui me reste, et toute la famille de ma femme. Sans les raisons que je vous ai dites, ce ne serait pas à vous que je m'adresserais, ce serait à l'Empereur lui-même. Mais, en ce moment, je suis presque bien aise que mon bonheur ait été retardé, puisque vous pouvez me suppléer dans une occasion aussi intéressante. Je sais la réserve que vous vous êtes imposée; je l'approuve en tout autre cas; mais dans celui-ci, il faut vous mettre au-dessus. Imitez, s'il en est temps encore, l'exemple d'Esther. Songez qu'il y va du salut ou de la perte de votre tante, de toute une famille qui, bientôt, vous tiendra de si près. Pressez, sollicitez, servez-vous du don de persuasion que la Providence vous a si bien donné; obtenez les secours qui leur sont si indispensables. Vous ne pourrez faire une meilleure action, ni me donner à moi-même une plus touchante preuve de votre tendresse pour moi. Je vous le demande par toute celle dont mon cœur est rempli pour vous.»
Avant que sa nièce eût pu recevoir cet appel, le roi lui écrivait de nouveau:
«Je vous ai exprimé deux fois la semaine dernière la peine et l'inquiétude que me causait l'état de ma sœur et de mes beaux-frères. Je les ai ressenties encore plus vivement par le bruit qui s'est répandu de leur translation à Chambéry. Enfin j'ai appris leur départ pour la Sardaigne. Leur sort est encore bien déplorable; ils ont eu de cruelles journées à passer, et je suis sûr que le souvenir de celles dont vous avez eu le malheur d'être le témoin vous y aura rendue plus sensible. Mais, du moins, nous n'avons plus à craindre pour leurs personnes. Je vous avais, dans les premiers moments de ma douleur, invoquée à leur secours; mais mes lettres ne vous arrivèrent, sûrement que longtemps après que vous avez su l'état exact des choses, et vous penserez, comme moi, qu'il n'y a rien à faire pour le moment, et que leur sort changera, comme le nôtre, à une époque qui, j'ose l'espérer, n'est pas bien éloignée.»
Lorsque ces lettres désolées arrivèrent à Madame Royale, elle connaissait les douloureux événements qui les avaient dictées. Elle en avait même fait part à son oncle, dont les informations s'étaient croisées avec les siennes:
«Vous aurez sûrement appris, mon très cher oncle, tous les malheurs qui sont arrivés à Turin: l'emprisonnement du roi et de toute sa famille, et leur départ, dit-on, pour l'île de Sardaigne. Je suis bien affligée de toutes ces horreurs, surtout par rapport à la reine, qui est une sainte et avait déjà bien assez souffert de toute la cruauté de ces gens-là. J'ai encore reçu une de ses lettres il y a peu. Il est sûr que c'est terrible. Il ne me paraît pas que les affaires se remettent; au contraire, je trouve que cela va toujours de pire en pire. Quand est-ce donc qu'il y aura une fin à tant de malheurs?»
La semaine suivante, la princesse ajoutait qu'elle avait sollicité l'Empereur. «Ce prince a répondu que, s'il était possible, il ferait tout pour les sauver, et qu'il était même de son propre intérêt de les soutenir. Je crains qu'on ne puisse pas faire beaucoup pour eux présentement. Mais j'attends tout du temps. Au reste, les dernières nouvelles étaient qu'ils étaient restés à Parme, et on espérait que tout pourrait s'arranger pour le mieux.» Le roi fut particulièrement heureux de la démarche de sa nièce. «J'y suis d'autant plus sensible, que, lorsque vous avez reçu mes lettres à ce sujet, vous saviez, comme je n'ai pas tardé à l'apprendre, après les avoir écrites, que tout était perdu pour le moment. N'importe, ma tendresse pour vous s'en est accrue, s'il est possible, et de plus, vous avez fait une œuvre dont celui devant qui il n'y en a aucunes de perdues vous récompensera. J'ai appris, depuis la date de votre lettre, que ces infortunés ont quitté Parme; mais je ne serai tout à fait tranquille pour eux que lorsque je les saurai arrivés en Sardaigne.»
Dans l'intervalle le roi avait envoyé, à Madame Royale, son portrait fait jadis par Mme Bonn. La princesse en possédait déjà un autre signé de Mme Vigée-Lebrun. Elle le tenait de La Fare, qui lui-même devait à un heureux hasard d'avoir pu le lui offrir. «Lorsque celui de Mme Bonn a été peint, tant d'années et de malheurs n'avaient pas encore passé sur ma tête. Ainsi, quoique ressemblant alors, il est bien flatté aujourd'hui. Mais ni l'un ni l'autre ne vous diront, aussi bien que j'espère avant peu vous le dire en personne, à quel point je vous aime.
«J'espère que vous avez reçu la lettre de mon neveu sur la vie que nous menons ici; mais n'oubliez pas que tout cet arrangement est subordonné à ce qui pourra vous plaire, et parlez-moi, je vous prie, avec une entière confiance sur ce sujet. Mon neveu m'a dit ce que vous lui mandez au sujet de vos goûts. Je vous avouerai que j'avais déjà tâché de les deviner; et j'espère que vous trouverez ici quelques livres, de quoi dessiner et travailler. J'avais demandé aussi un clavecin: mais comme je vois que vous n'aimez pas mieux la musique que moi, je n'embarrasserai pas votre appartement d'un meuble inutile.»
Au milieu des préoccupations que trahit cette correspondance, commença l'année 1799, attendue avec d'autant plus d'impatience par le roi, que, d'une part, la coalition contre la France s'étant reformée avec la participation de la Russie, il pouvait espérer pour le printemps des résultats décisifs et que, d'autre part, il était convaincu que ce même printemps verrait arriver sa nièce à Mitau. Mais, dès le début de cette année, Madame Royale eut un gros chagrin; elle perdit la plus fidèle de ses compagnes, l'archiduchesse Amélie, la plus jeune sœur de l'Empereur, avec qui, à son arrivée à Vienne, elle s'était étroitement liée. Dès le mois de décembre, elle prévoyait ce malheur. «J'ai encore le chagrin ici de voir l'archiduchesse Amélie qui se meurt. Elle est attaquée d'une maladie si forte qu'on craint bien qu'elle n'en revienne pas. J'en serai inconsolable, vu l'amitié qu'elle me témoigne et le malheur de la voir mourir si jeune. Il est sûr que sa nature qui est forte peut la sauver. Mais je n'ose pas m'en flatter.»
L'archiduchesse mourut dans la soirée du jour où Madame Royale avait envoyé à son oncle ces nouvelles désespérées. «Je peux vous assurer que j'en ressens une douleur extrême. Elle avait toutes les qualités pour se faire aimer et me témoignait beaucoup d'amitié. C'est un manque terrible pour moi; c'était ma seule et unique société; il ne se passait pas de jour où je ne la visse. Même jusque dans sa maladie, elle voulait que je vinsse passer un instant avec elle tous les jours. Il est affreux de voir périr une jeune femme de son âge dans une maladie si souffrante; c'est une perte irréparable pour toute sa famille dont elle était adorée, et pour moi-même aussi!»
Les consolations du roi ne pouvaient faire défaut au désarroi moral que subissait sa nièce par suite de cette mort prématurée; il les lui versa avec son effusion coutumière. «Ce ne sont pas des inquiétudes que je viens vous témoigner, ma chère enfant, c'est une véritable douleur. L'amitié que vous aviez pour votre aimable cousine, celle qu'elle vous portait, et dont elle vous a jusqu'au dernier moment donné des preuves si touchantes, m'attachaient sincèrement à elle, et me la font regretter comme si j'avais pu juger par moi-même de tout ce qu'elle valait. Je connais trop cependant votre piété pour n'être pas sûr de la consolation que vous éprouvez, en songeant au bonheur dont une âme si pure doit jouir à présent. Après une telle pensée, que sont toutes celles de la terre! Je vous prie pourtant de songer à ceux qui vous aiment. Sans mon neveu, je me nommerais le premier; mais ce n'est qu'à lui seul que je puis et que je veux céder sur ce point.»
La douleur de Madame Royale fut, au même moment, traversée par une petite joie. Dans le dépôt restitué par l'Électeur de Trêves, elle avait trouvé l'habit de son père. «C'est une vraie relique pour moi; il m'a fait un grand plaisir. Il me paraît que le portrait de l'enfant qui est dans le portefeuille est celui de mon frère aîné. Mais comme j'avoue que je ne m'en souviens pas très bien, oserai-je vous prier de me le dire?» Néanmoins la mort de l'archiduchesse, en augmentant l'isolement dans lequel vivait Madame Royale, bien qu'elle eût quitté le deuil, contribua à lui rendre plus pesant le séjour de Vienne. Soit que les lettres de son fiancé eussent fini par toucher son cœur, soit que la tendresse de son oncle l'eût entièrement et complètement subjuguée, elle brûlait maintenant du désir de se réunir à eux, et voyait avec joie approcher le moment où ce désir pourrait enfin se réaliser.[Lien vers la Table des Matières]
IV
LE MARIAGE
Au commencement d'avril 1799, toutes les difficultés qui s'étaient opposées jusque-là au voyage de la reine et de Madame Royale étaient levées. Elles devaient arriver à Mitau l'une et l'autre au mois de juin. Le roi avait pensé d'abord qu'elles pourraient voyager ensemble. Mais Paul Ier en avait décidé autrement; un itinéraire était tracé à chacune d'elles, qui n'assurerait leur réunion qu'au terme de leur route.
Le roi, au moment où sa nièce allait se trouver au milieu de cette famille de qui ses malheurs l'avaient séparée, et qu'elle ne connaissait pas, jugea bon de la lui faire connaître. Dans sa lettre du 17 avril, il la décrit en commençant par son neveu, comme s'il eût voulu préparer la jeune fiancée aux qualités et aux défauts du prince qui allait être son mari.
«Je vous ai déjà dépeint le caractère de mon neveu. J'espère que vous avez été contente du portrait, et je suis certain que vous le trouverez ressemblant. Il vous sera d'autant plus facile d'être heureuse avec lui, que son cœur, gardé par sa vertu, ne s'est jamais donné qu'à vous, et que ses principes, aidés par ce que vous valez, vous garantissent que ce premier sentiment sera aussi le dernier. Mais je vous connais mal, ou, non contente d'être heureuse dans votre intérieur, vous voudrez aussi que votre mari réponde à ce que les circonstances demandent de lui, et pour ma part, je vous avouerai que je garde bien plus mes espérances à cet égard sur vous, que sur tout ce que j'ai pu faire moi-même. La différence d'âge, l'habitude de respecter et même de craindre un peu, font toujours voir à un jeune homme un peu de pédanterie dans les leçons de ses parents, au lieu que, dans la bouche d'une femme aimable et chérie autant qu'estimée, la raison devient sentiment, et son empire, pour être plus doux, n'en acquiert que plus de force.
«Né avec une grande facilité pour le travail, mon neveu a forcément mené pendant longtemps une vie qui lui a fait perdre l'habitude et même le goût de l'application. Je me suis efforcé de détruire ce défaut, le seul véritable que je connaisse en lui; j'y ai réussi en partie; c'est à vous d'achever l'ouvrage, et, lorsqu'il saura par vous-même que le meilleur moyen de vous plaire est de se rendre en tout digne de vous, les mauvaises habitudes disparaîtront bientôt; vous en serez plus heureuse, vous ferez la joie de toute notre famille, et la France vous devra un jour son bonheur. Ce que j'attends là de vous ne vous donnera aucune peine. Tendrement aimée, vous n'aurez qu'à le vouloir pour posséder la confiance d'un mari timide, mais dont l'âme ouverte et loyale ne demande qu'à s'épancher dans la vôtre.»
Après ces réflexions sur le duc d'Angoulême, le roi passait en revue les autres membres de la famille des Bourbons de France.
«Ce serait vouloir vous donner des leçons, et, comme je vous l'ai dit, je n'ai pas la présomption d'y prétendre, que de vous rappeler ce que vous allez devoir à mon frère. Il connaît bien tous les droits d'un père, mais il a le cœur excellent. Je ne vous aime pas plus que lui: c'est tout dire, et trouvant en vous les égards et la soumission qu'il a lieu d'espérer, jamais il ne se servira de ses droits que pour contribuer à votre bonheur. Votre conduite vis-à-vis de ma belle-sœur sera encore plus aisée. Délicate de santé, craignant le monde où elle a réussi toutes les fois qu'elle l'a voulu, aimant la vie retirée, les égards que vous lui devrez suffiront pour vous en faire adorer.
«La tendre amitié qui règne entre mes deux neveux vous répond du soin que le duc de Berry mettra à vous plaire, et, sans doute, vous aurez pour lui les sentiments qu'il mérite. Celui qui m'unissait à votre mère m'a appris qu'un beau-frère devient facilement un véritable frère. Je n'ai pas besoin de vous parler de ce que vous devez à l'âge et aux vertus de mes tantes. La reine, que vous verrez dans les premiers moments plus que tout le reste de la famille, vous a toujours particulièrement aimée, et, plus vous la connaîtrez, plus vous verrez combien elle est aimable et facile à vivre.
«Je n'ai rien à vous dire sur les personnes qui vous approcheront de plus près. Vous savez tout ce que vaut la duchesse de Sérent; sa fille est digne d'elle; et, quant au duc de Damas, qui est destiné à être votre chevalier d'honneur, votre malheureux père, dont il avait été menin, faisait de lui le plus grand cas.
«Enfin, il faut aussi, ma chère enfant, que je vous dise un mot de moi-même. Je vais perdre sans regret mon autorité directe sur vous; mais, jamais, je ne renoncerai à vous servir de père, et, comme tel, j'ose espérer que je posséderai toujours votre confiance. Votre raison sera toujours votre meilleur guide. Mais une longue expérience des hommes et des choses peut vous être utile, et je serai toujours prêt à vous donner des conseils, lorsque vous m'en demanderez. Si vous éprouviez des peines et que vous veuillez les déposer dans mon sein, je regarderai cet épanchement comme la preuve la plus certaine de votre tendresse. De votre côté, je vous regarde comme destinée par la Providence à remplacer ma pauvre sœur, à être, comme elle, le lien de toute la famille, la confidente de tous, l'ange de paix pour apaiser les petits différends qui naissent toujours de temps en temps entre les meilleurs amis: ce rôle est celui qui peut le mieux vous convenir pendant nos malheurs et lorsqu'ils seront finis.»
Cette lettre est l'avant-dernière que Madame Royale dût recevoir de son oncle. Elle la trouva prête à se mettre en chemin. «C'est le vœu et le désir empressé de son cœur,» écrivait l'évêque de Nancy. Toutes les mesures étaient prises pour son départ. Le duc de Villequier était venu la chercher à Vienne pour l'accompagner à Mitau. L'Empereur d'Allemagne avait consenti à la faire conduire, sous la protection de Mme de Chanclos, jusqu'à Thérèsepol sur la frontière russe. Là, des ordres étaient déjà donnés par le tsar pour la protéger sur la route et faciliter son voyage. Elle avait avec elle, comme dame de compagnie, Mlle de Choisy, nièce du marquis d'Ourches, jadis chambellan du comte de Provence, qu'à sa demande le roi avait attachée à sa maison. La duchesse de Sérent et sa fille, sorties trop tard de France pour la trouver à Vienne, devaient la rejoindre en Courlande. Les deux valets de chambre, Hue et Cléry, trois femmes de service et deux valets de pied, étaient aussi du voyage. Quand le roi connut ces détails, Madame Royale avait déjà quitté Thérèsepol, d'où le 17 mai, en y arrivant, elle avait expédié par estafette un court billet à son oncle. Il le reçut le 23 mai. Ce même jour, d'Avaray consignait l'événement dans son rapport au roi.
«Une estafette envoyée par M. le duc de Villequier nous a appris ce matin que Madame Royale est enfin arrivée à Thérèsepol le 17, qu'elle en devait partir le surlendemain, et qu'après treize jours de route, elle sera rendue à Mitau.
«Monseigneur le duc d'Angoulême, au comble de ses vœux, est venu chez moi me témoigner avec beaucoup de sensibilité et dans les termes les plus obligeants qu'il n'oubliera jamais que c'est à mon zèle et à mes soins qu'il doit le projet et le succès de son mariage.
«En lui témoignant de mon côté combien je suis heureux d'avoir pu contribuer à son bonheur, j'ai saisi l'occasion de lui observer que la politique seule préside ordinairement au mariage des princes, mais que le sien réunit tout ce que le sentiment a de plus doux, et la politique de plus intéressant, et que cette union eût été l'objet le plus digne de ses vœux, dans le cas même où il serait paisiblement assis sur les premières marches du trône. Je voulais par ces réflexions graver plus profondément dans le cœur du jeune prince son amour pour Mme Thérèse, et raffermir dans la résolution de s'occuper constamment du bonheur de son épouse. J'ai lieu de croire qu'elles ont produit leur effet.»
Le 29, le roi fit partir le duc de Guiche, en l'invitant à aller devant soi jusqu'à ce qu'il rencontrât la voyageuse, et en le chargeant pour elle de ce souhait de bienvenue: «C'est avec le sentiment de la plus douce joie que je vous écris cette lettre, ma chère enfant. Le moment où le duc de Guiche vous la remettra précédera de bien peu celui où je vous recevrai après un si long espace de temps et tant de malheurs communs. Je vous l'ai souvent dit: je n'ai pas la présomption d'espérer vous les faire oublier; mais du moins ma tendresse, mes soins ne négligeront rien pour vous en adoucir le souvenir, et j'espère recevoir de vous le même soulagement. J'en trouve le gage dans toutes vos lettres. Celle que vous m'avez écrite de Thérèsepol me prouve votre confiance, et c'est de tous les sentiments celui dont un père est le plus jaloux de la part de sa fille. Les autres appartiendront bientôt à mon neveu; il les méritera par les siens; et, plus je les verrai réciproques entre vous, plus je croirai qu'il peut encore y avoir du bonheur pour moi.»
En même temps que Madame Royale se dirigeait vers Mitau, la reine y arriva dans la soirée du 2 juin. Son voyage avait été l'objet de longues négociations et donné lieu entre elle et son mari à de pénibles débats. Au moment de quitter Budweiss, elle prétendait voyager avec un somptueux état de maison, incompatible avec l'exiguïté des ressources dont disposait le trésor royal. Il fallut de nombreuses lettres, les cruels aveux et toute la volonté du roi pour la faire renoncer à cette prétention. Elle avait dû se contenter d'un train très modeste, dont la fixation arrachait au comte de Saint-Priest cette réflexion douloureuse: «L'état que M. de Virieu a envoyé à M. de Villequier serait assurément bien petit pour la reine de France; mais les circonstances nous contraignent à le resserrer encore.»
Cette difficulté résolue, elle en avait soulevé une autre. Elle voulait emmener avec elle sa lectrice, cette Mme de Gourbillon, dont nous avons constaté la fâcheuse influence et dont Louis XVIII était décidé à ne pas tolérer la présence à Mitau. L'entêtement de la reine, la résistance du roi donnèrent lieu à une volumineuse correspondance. Le 31 mai, le roi lui avait écrit: «Si mes instances et mon amitié ne peuvent rien sur vous, si vous pouvez vous résoudre à me compromettre vis-à-vis de l'Empereur de Russie, qui ne pourra, d'après cette résistance, que prendre la plus étrange idée de nous deux, Mme Gourbillon pourra arriver à Mitau. Mais je vous jure, pour ma part, qu'elle ne mettra pas les pieds au château et que je ne réponds pas des dispositions de l'Empereur à son égard.»
La reine ne s'était pas laissée convaincre par ce sévère avertissement. Elle avait écrit au tsar pour obtenir que la présence de la Gourbillon fût imposée au roi. Mais celui-ci agissait de son côté et obtenait du tsar l'ordre de ne pas permettre à Mme de Gourbillon de résider à Mitau et son internement dans une ville frontière. Paul Ier ne répondit pas à la demande de la reine et la renvoya au roi. Le 12 juillet, Louis XVIII le remerciait: «Je suis sensiblement obligé à Votre Majesté Impériale de la communication qu'elle veut bien me faire et la prie d'excuser une démarche inconsidérée dont j'ai lieu d'être blessé. L'avis que Votre Majesté Impériale me donne me servira, j'espère, à empêcher que pareille chose n'arrive à l'avenir. En tout état de cause, je conjure son amitié de supporter une importunité qu'il me coûte beaucoup de lui occasionner, mais qui prévient des inconvénients importants pour mon intérieur, que je ne détaille pas ici pour ne pas abuser de la patience de Votre Majesté Impériale. Je la supplie donc de regarder comme non avenue toute démarche ultérieure relative à la dame Gourbillon, qui se ferait à mon insu, s'il m'était permis de supposer qu'il en survînt encore.»
Malgré les résolutions formelles dont témoignent ces lettres, la reine avait passé outre. Mme de Gourbillon, à sa demande, l'avait accompagnée et osa entrer à sa suite dans Mitau. Mal lui en prit. Tandis que les voitures de la reine traversaient la ville pour se rendre au château, on vit l'une d'elles se détourner et aller droit à la maison du gouverneur. Dans cette voiture se trouvait la lectrice. Chez le gouverneur, on lui signifia un ordre, en vertu duquel elle devait être ramenée à la frontière. Elle poussa les hauts cris. Debout sur le perron de l'hôtel du gouverneur, elle proférait contre le roi de grossières injures. La foule s'était amassée, commentait avec passion l'événement. Cette scène scandaleuse ne prit fin que par l'incarcération de la Gourbillon, qui fut, dès la même nuit, conduite à Vilna.
Pendant ce temps, au palais, la reine, encore vêtue de ses habits de voyage, se livrait à un accès de violence et de larmes, refusant d'entrer dans ses appartements, criant qu'elle voulait partir plutôt que de rester séparée de celle à qui le roi faisait remonter à tort, disait-elle, la responsabilité de la mésintelligence qui avait trop longtemps régné entre eux. Il fallut pour l'apaiser que Louis XVIII, faisant acte de volonté et d'énergie, déclarât qu'il ne la laisserait pas repartir.
L'arrivée de Madame Royale, qui eut lieu le lendemain, effaça la douloureuse impression causée par cet événement. La journée du 3 juin peut être considérée comme la plus heureuse de toutes celles qu'avait vécues Louis XVIII depuis sa sortie de France. La nuit avait porté conseil à la reine; elle avait recouvré son calme, et, quoiqu'elle eût longtemps vécu en mésintelligence avec son époux, ils se réjouissaient de se trouver réunis en un moment aussi solennel. Ils allèrent ensemble, au delà de la banlieue de Mitau, au-devant de leur nièce, le duc d'Angoulême avec eux. La première, elle vit leur voiture, fit arrêter la sienne, et, se précipitant au-devant du roi qui mettait pied à terre aussi vite que le lui permettait son obésité, vint tomber à genoux devant lui. Il la releva, la pressa contre son cœur, la poussa contre la reine, qui, l'ayant embrassée, la céda au duc d'Angoulême. Très ému, très pâle, «le jeune homme» ne put que balbutier quelques mots en baisant la main de sa cousine, dont la présence l'intimidait moins cependant que celle du roi, dont la tendresse rayonnante se manifestait si bruyamment, que, s'il eût été plus jeune, on aurait pu croire que c'était lui le fiancé. Plus encore que le jeune prince, n'en avait-il pas tenu la place pendant ces longues fiançailles?
Une heure plus tard, les gens restés au château entendirent sa voix retentir sous les vieilles voûtes de l'ancienne demeure des ducs de Courlande.
—La voilà! La voilà! criait-il.
Tous accoururent; ils furent admis à offrir leurs hommages à la nouvelle venue, qui, dans ce morne exil, allait faire fleurir un peu de bonheur. Le pressentiment qu'en avait le roi explique la joie qui débordait de son regard et de sa bouche. Après quatre années d'attente, il voyait enfin ses efforts couronnés et ses vœux les plus ardents réalisés. Il avait voulu se donner une fille; il la possédait, et combien digne de son amour!
Le mariage fut célébré le 10 juin, dans la chapelle du palais, en présence de tous les Français présents à Mitau, des personnages officiels russes et des délégués de la noblesse de Courlande. Le cardinal de Montmorency, grand aumônier de la cour, officiait, assisté des abbés Edgeworth et Marie, aumôniers ordinaires. La veille, dans le cabinet du roi, à huit heures du soir, avait été signé le contrat: contrat laconique, contrat d'exil, qui ajournait à des temps plus heureux la constitution de l'apport des époux. Le comte de Saint-Priest en donna lecture. «Lorsqu'il prononça les noms de Louis XVI et de la feue reine, Mme Thérèse éprouva une vive émotion, qui fut remarquée, mais qu'elle surmonta promptement.»
Le même jour, était arrivé un envoyé de Paul Ier, lui apportant un collier en brillants et une lettre. «Vos malheurs, vos vertus et votre courage héroïque, lui disait le tsar, vous assurent à jamais l'estime et l'intérêt de tous les êtres bien pensants et sensibles. Soyez heureuse au sein de votre famille qui vous chérit, et ne quittez mes États que pour rentrer en France et n'y voir que le repentir d'une nation qui pleure les crimes des scélérats qu'elle a eu le malheur de produire.» Le tsar avait en outre accepté de signer au contrat et d'en recevoir le dépôt dans les archives de l'Empire. Après la cérémonie religieuse, le roi annonça officiellement le mariage à toutes les cours et aux membres de sa famille.
«Les portraits que vous avez vus de notre fille, mandait-il à son frère, ne peuvent vous en donner une idée exacte; ils ne sont point ressemblants. Elle ressemble à la fois à son père et à sa mère au point de les rappeler parfaitement, ensemble et chacun séparément, suivant le point de vue où on l'envisage. Elle n'est point jolie au premier coup d'œil; mais elle s'embellit à mesure qu'on la regarde, et surtout en parlant, parce qu'il n'y a pas un mouvement de sa figure qui ne soit agréable. Elle est un peu moins grande que sa mère, et un peu plus que notre pauvre sœur. Elle est bien faite, se tient bien, porte la tête à merveille et marche avec aisance et grâce. Quand elle parle de ses malheurs, ses larmes ne coulent pas facilement, par l'habitude qu'elle a prise de les contraindre; afin de ne pas donner à ses geôliers le barbare plaisir de lui en voir répandre. Mais ceux qui l'écoutent pourraient difficilement retenir les leurs. Cependant, sa gaieté naturelle n'est point détruite; ôtez-la de ce funeste chapitre, elle rit de bon cœur et est très aimable. Elle est douce, bonne, tendre; elle a, sans s'en douter, la raison d'une personne faite. Dans le particulier, elle est avec moi comme notre pauvre Élisabeth aurait pu être avec mon père; en public, elle a le maintien d'une princesse accoutumée à tenir une cour. Non seulement elle dit des choses obligeantes à tout le monde, mais elle dit à chacun ce qu'il convient de lui dire. Elle est modeste, sans embarras, à l'aise sans familiarité, innocente enfin comme le jour de sa naissance. J'en ai vu la preuve positive dans la manière dont elle a été avec mon neveu depuis mardi, jour de son arrivée ici. Enfin, pour achever, j'ai reconnu en elle l'ange que nous pleurons.»
Après ce charmant portrait dont nous n'aurions eu garde de priver nos lecteurs, le roi pavait un tribut d'éloges au duc d'Angoulême. «Six jours à passer avec celle qui, le septième, devait être sa femme étaient véritablement difficiles, et il a, dès le premier instant, saisi la nuance juste, dont il ne s'est pas écarté une seconde, toujours cherchant à plaire, galant et même tendre avec respect, mais sans embarras. Nous avons été au-devant d'elle à trois verstes d'ici, et le temps du retour a suffi à faire disparaître la timidité qui était ce que je craignais le plus dans notre jeune homme.»
D'Avaray, dans une lettre adressée à une amie d'Italie, Mme de Colonia, renchérit sur ces propos enthousiastes. «Mme la duchesse d'Angoulême est, pour la figure, le maintien, les qualités, les vertus, tout ce qu'un cœur vraiment français peut désirer. Le roi, ce bon, cet excellent prince, qui, à travers tant d'écueils et de difficultés, a su conduire à son terme cette intéressante union, est rajeuni de dix ans et jouit pour la première fois d'un bonheur sans mélange. Notre jeune prince est au comble de la satisfaction, et nous-mêmes dans l'ivresse. On dirait enfin qu'il ne nous manque rien, que nous n'avons rien perdu ou que nous avons tout retrouvé, et, si la douce sensibilité de cette charmante princesse ne nous reportait souvent sur la trace des malheurs inouïs de son auguste famille, on ne verserait auprès d'elle que des larmes d'attendrissement et de joie.»
Le 31 juillet, le roi, écrivant à son frère, confirme ses premiers éloges, «Ce que je vous ai dit de notre fille est l'exacte vérité; je n'en ai dit ni trop ni trop peu. C'est au bout de sept semaines que je vous le répète, et, s'il y avait eu un peu d'enthousiasme dans les premiers moments, il serait apaisé aujourd'hui; mais j'ai toujours les mêmes yeux. Il ne manque plus qu'un point à notre satisfaction; mais ce point ne dépend pas de moi; là finit mon ministère. Ils sont jeunes et bien portants tous les deux; ils s'aiment. Ainsi j'espère que ce point ne se fera pas attendre longtemps et que nous nous verrons renaître dans leurs enfants.»
C'est encore à son frère que, le 7 août suivant, il faisait la piquante confidence que voici: «Figurez-vous que les gens de Vienne affectent de plaindre votre belle-fille et de la représenter comme une victime de son obéissance à ses parents. Je voudrais que ces gaillards-là vissent les choses de leurs propres yeux, non pour être convertis, mais pour crever de dépit et de rage: virtutem videant, intabescantque relicta.»
Il le disait avec une légitime satisfaction. Du reste, à Mitau, tout le monde croyait qu'en France, l'effet de cette union serait immense, et qu'elle aurait pour résultat le rétablissement prochain de la royauté. Cet espoir ne devait pas se réaliser. Mais, en ce moment, sous le sourire de l'orpheline du Temple, il s'épanouissait dans le cœur du roi avec autant de vigueur que si ce mariage si longtemps attendu, au lieu d'être célébré au fond de la Russie, l'eût été aux Tuileries ou à Versailles.[Lien vers la Table des Matières]
V
NOUVEL ESSAI DE RECOURS À BONAPARTE
Après ces heures de trêve, la politique promptement reprenait ses droits. La seconde coalition avait remis l'Europe en feu. Paul Ier, qui s'y était jeté avec ardeur après avoir hésité longtemps à y entrer, se croyait assuré de la victoire; il la voyait éclatante à travers les premiers succès de ses armes. Il s'adressait aux puissances, les invitant à envoyer des plénipotentiaires à Saint-Pétersbourg afin d'y former un congrès dans lequel on délibérerait sur les moyens de rétablir l'équilibre européen et sur les bases de ce rétablissement. Se passionnant pour cette idée, qu'avec sa mobilité habituelle il abandonnait presque aussitôt après l'avoir conçue, il la faisait connaître, le 16 juillet, à Louis XVIII. «Le sort des États et celui de Votre Majesté n'y sera pas oublié, ajoutait-il, car j'en ferai l'objet de ma sollicitude.»
Ce langage électrisait le roi. «Je remercie Votre Majesté Impériale de l'ouverture qu'elle veut bien me faire au sujet du congrès qu'elle se propose de former dans sa capitale. Dès qu'il y sera traité, sous ses auspices, des intérêts de l'Europe et de ceux du roi de France, rien n'est plus certain que la justice et la sûreté des stipulations qu'on en doit attendre. J'en vois déjà le présage dans une lettre que le roi d'Angleterre m'a écrite, en réponse à celle où je lui fais part du mariage de mes enfants. Ce prince me donne, pour la première fois, le titre qui m'appartient, mais que jusqu'à présent je n'avais encore reçu que de Votre Majesté Impériale.»
Déjà, à la nouvelle de la signature du traité anglo-russe, Louis XVIII s'était empressé de demander, le 28 mars, à Paul Ier une place à la tête de son armée. «Votre Majesté Impériale tient entre ses mains mon existence future, celle de ma patrie et de mes sujets. C'est beaucoup sans doute, mais elle y tient aussi ma gloire. C'est encore plus pour moi, et je la conjure de ne pas perdre de vue un intérêt qui m'est si cher. Mon oisiveté, pendant que tant de puissances combattent les tyrans usurpateurs de mon autorité, est une tache sur ma vie. L'âme généreuse de Votre Majesté ne voudra pas qu'elle y demeure longtemps, et je ne cesserai de réclamer avec confiance sa puissante intervention pour arriver où l'honneur m'appelle.»
Cette lettre était partie depuis quelques jours à peine, que les nouvelles des victoires par lesquelles les alliés ouvrirent la campagne de 1799 arrivaient à Mitau. En Allemagne, Jourdan venait d'être battu par l'archiduc Charles. En Italie, Scherer avait été rejeté de l'Adige sur le Mincio. Moreau était désigné pour le remplacer. Mais il allait, lui aussi, reculer devant les troupes de Souvarof. Les défaites de Joubert à la Trebbia et à Novi, sa mort prématurée devaient aggraver encore nos désastres, dont il était donné à Masséna d'arrêter le cours en un seul combat.
Au bruit de ces victoires des alliés, favorables à sa cause, Louis XVIII renouvelle sa demande: «Si j'en crois le marquis de Gallo, que j'ai vu dimanche à son passage, le désir de la cour de Vienne est que ce soient les troupes russes qui entrent les premières, tandis que l'archiduc se tiendra à portée de les soutenir. Tel, Votre Majesté Impériale le sait, fut toujours l'objet de tous mes vœux[83]. Fut-il jamais un moment plus favorable pour réaliser les espérances qu'elle m'a données? Je la prie, je la conjure d'en hâter l'accomplissement. Que, placé au premier rang de ses troupes, j'entre le premier en France. Ce sera la plus grande marque d'amitié qu'elle m'ait jamais donnée.»
À ces supplications réitérées, Paul Ier répond par le silence, ou, s'il y fait allusion, c'est pour objecter qu'il ne saurait encore les exaucer[84]. Le roi se résigne provisoirement à l'immobilité, ne pouvant, hélas! faire mieux. Mais, comme il prévoit que cette guerre nouvelle de laquelle on l'exclut, comme on l'a exclu des précédentes, aura le même sort, il persévère dans le projet, si Bonaparte revient d'Égypte, de traiter avec lui.
Au commencement de juillet, la maison royale à Mitau s'augmente d'une nouvelle venue, la femme de Hue, l'un des plus fidèles serviteurs du roi. Hue était à Paris quand Madame Royale est sortie du Temple; il l'a accompagnée en Autriche, d'où, au moment de la suivre à Mitau, il a écrit à sa femme restée en France de venir le rejoindre dans cette ville. En y arrivant, Mme Hue raconte que, pour parvenir à quitter Paris, elle a dû recourir à l'amitié de Mme Bonaparte, qu'elle connaît depuis longtemps. C'est à la recommandation de celle-ci qu'on lui a délivré le passeport qu'on avait commencé par lui refuser. À l'appui de ses dires, elle montre la copie qu'elle a prise et gardée du billet que, à sa sollicitation et pour lui venir en aide, Joséphine a écrit au ministre de la police. Il est ainsi conçu: «La citoyenne Hue, mon ancienne amie, et que je désirerais vivement obliger, voudrait obtenir les moyens de rejoindre son mari. Je vous aurai moi-même beaucoup d'obligation de faire tout ce qui dépendra de vous pour qu'elle jouisse de cette facilité, si, comme je le crois, il n'existe aucun obstacle.»
Ces cinq lignes, sur le vu desquelles Mme Hue a obtenu son passeport, attestent qu'elle n'exagère pas en parlant de l'amitié qui a existé entre elle et la veuve du comte de Beauharnais avant que celle-ci ne fût devenue Mme Bonaparte. D'Avaray, qui les a lues, est ainsi amené, d'abord à interroger la voyageuse sur le caractère et les sentiments de son amie, puis à s'ouvrir à elle du projet qu'on nourrit à Mitau. Elle déclare que Mme Joséphine a toujours été royaliste; qu'adorée de son mari, elle se flatte d'exercer sur lui une certaine influence, mais qu'en tout cas, s'il est susceptible de prendre en mains les intérêts du roi, elle seule pourra l'y décider. «Il est soupçonneux à l'excès, fier, jaloux, ne se livrant point ou presque point, craignant d'être deviné ou prévenu; mais, au lit, avec sa femme, il lui permet quelquefois de lui parler d'affaires et de lire dans sa pensée.»
Au cours de cet entretien, Mme Hue offre spontanément de faire connaître à son amie ce qu'on attend d'elle. Elle lui écrira, si l'on veut, et comme dans sa lettre elle n'oserait préciser l'objet de la commission, elle le confiera à une personne sûre, qui, introduite par cette lettre chez Mme Bonaparte, lui dira de vive voix ce qu'il importe qu'elle entende. Cette personne sûre est toute trouvée. C'est un oncle de Mme Hue qui habite Paris. Il se nomme Brion. Âgé de soixante-cinq ans, ancien membre du parlement, sage, réfléchi, discret, pensant bien, il est des intimes de Mme Bonaparte chez qui il va souvent et très en état, «par l'ascendant qu'il a sur elle, de la déterminer à en parler à son mari.»
Les propositions de Mme Hue sont immédiatement adoptées. La suite qu'elles comportent leur est donnée sur l'heure, car il importe que la demande adressée à Mme Bonaparte lui soit présentée dès le retour du général qui peut revenir à l'improviste. Elle restera jusque-là dans les mains de M. Brion, qui l'utilisera quand il le jugera opportun.
«Si je ne suis pas, Madame, la première de vos meilleures amies à vous féliciter sur le retour heureux de votre cher mari, écrit Mme Hue, je suis certainement celle qui s'en réjouit le plus et qui attend de lui le succès de mes vœux les plus ardents. Vous les connaissez. Je n'ose espérer que vous les partagez encore. Mais, si ce changement pouvait s'opérer et me rapprocher de vous, rien ne serait capable de vous exprimer ma reconnaissance ni de m'acquitter de ce bienfait. C'est l'honneur et la foi de mon meilleur ami qui vous seraient bientôt offerts pour garant. La pureté de son cœur, sa loyauté leur donneraient, j'espère, la force que vous êtes en droit d'exiger. Dans tous les cas, Madame, je serai toujours sensible aux derniers effets de votre amitié pour nous.
«Je suis loin, Madame, de me repentir du sacrifice que vous m'avez aidé à faire, puisque ma présence a consolé le meilleur des hommes. Son sort vous a trop intéressé, vous avez pris trop de part à ses peines pour vous taire qu'elles sont allégées. Fanfan n'est plus avec moi. Sans cela, il me prierait de le mettre à vos pieds ainsi qu'à ceux de Mlle Hortense. À son âge, on est sans conséquence. Il se permet d'embrasser Eugène.
«Celui qui vous remettra cette lettre connaît tous les sentiments qui m'agitent. Lui seul a le secret de mon cœur. Vous pouvez, par lui seul, alimenter ou détruire mon espoir. Encore un triste adieu, Madame, en vous embrassant comme je vous aime; c'est de tout mon cœur.»
Deux lettres adressées à l'oncle Brion, l'une par Mme Hue, l'autre par son mari, complètent cet important message: «Je vous prie, mon cher oncle, est-il dit dans la première, de remettre vous-même cette lettre à ma belle et bonne amie. Il ne s'agit pas ici de lui faire des chansons ou des bouts-rimés, mais de la bonne prose, de celle surtout qui pourra la convaincre de la vérité, de la pureté, de la solidité de mes intentions. Vous ne pouvez trop vous avancer envers elle, vous attestant que vous serez fortement secondé dans l'offre de tout ce qui pourrait être digne d'elle.»
Nous n'avons pu découvrir pour quelles causes ces lettres, qui portent la date du 19 juillet 1799, ne furent pas expédiées sur-le-champ. Jusqu'au mois de décembre, il n'en est plus question. À cette date, Bonaparte était rentré en France; le coup d'état de Brumaire l'avait rendu maître du pouvoir. C'est alors seulement qu'à Mitau, on revient à l'idée d'employer Joséphine, mais, préférablement à elle, le général Berthier, rentré d'Égypte avec le héros des Pyramides, et qui avait été placé au ministère de la guerre. D'Avaray mandait à l'abbé de La Marre, toujours retenu à Londres: «Je ne regarde pas comme facile de parvenir à Bonaparte, moins encore de l'attacher à la cause du roi. Il faut cependant le tenter, et je crois que, s'il est moyen d'y réussir, c'est d'employer pour intermédiaire l'un des officiers en qui il a le plus de confiance, Berthier par exemple, ou sa propre femme.»
Une note du même d'Avaray accuse plus visiblement encore ces dispositions en indiquant comment on pourra leur donner une forme pratique. Elle constate d'abord que Berthier possède depuis longtemps la confiance de son général, vit dans son intimité, et vient d'être fait par lui ministre de la guerre. Les renseignements recueillis sur son compte ne le présentent pas comme un ennemi de la royauté ni du roi, et il semble bien qu'on peut lui demander de remettre à Bonaparte une lettre de Sa Majesté. D'Avaray déclare du même coup que la seule démarche qui convienne au roi, c'est une lettre directe au Corse, dont elle flatterait la vanité, et dont il ne serait pas impossible, en s'y prenant en temps, de satisfaire les vues ambitieuses. «Certes, le roi ne compromettrait pas sa gloire en écrivant à un homme que ses talents militaires ont rendu célèbre, qu'aucun crime irrémissible n'a flétri et qui exerce la toute-puissance. Henri IV disait que toute démarche faite pour le salut de son peuple est honorable, et Charles II écrivit à Monk.» Donc, une lettre à Bonaparte présentée par Berthier, voilà l'instrument dont il faut user. Si Berthier se récuse, restera comme dernière ressource l'entremise de Joséphine, à laquelle on s'adressera à l'aide des moyens fournis par Mme Hue.
Tout ce plan est suivi de point en point. Le 19 décembre, les lettres pour les deux généraux sont rédigées par le roi lui-même. Celle qu'il adresse à Bonaparte, et que celui-ci ne lira jamais, est remarquable par la forme éloquente et hautaine dont s'enveloppent les sentiments qui l'ont inspirée. Tout y trahit la dignité royale. Les accents qu'elle contient ne sont pas inférieurs à ceux qu'a trouvés Louis XVIII dans toutes les circonstances de sa vie, où il lui fut donné de revendiquer ses droits:
«Vous ne pouvez penser, Général, que j'ai appris avec indifférence les graves événements qui viennent de se passer. Mais vous pouvez être en doute sur le sentiment qu'ils ont excité en moi: c'est celui d'un juste et ferme espoir. Dès longtemps mes yeux sont fixés sur vous; dès longtemps je me suis dit: Le vainqueur de Lodi, de Castiglione, d'Arcole, le conquérant de l'Italie et de l'Égypte, sera le sauveur de la France; amant passionné de la gloire, il la voudra pure; il voudra que nos derniers neveux bénissent ses triomphes. Mais, tant que je vous ai vu n'être que le plus grand des généraux, tant que la fantaisie d'un avocat a suffi pour changer vos lauriers en cyprès, j'ai dû renfermer mes sentiments en moi-même. Aujourd'hui que vous réunissez le pouvoir aux talents, il est temps que je m'explique, il est temps que je vous montre les espérances que j'ai fondées sur vous.
«Général, vous n'avez plus qu'un choix à faire: il faut être César ou Monk. Je sais que le destin du premier ne vous intimiderait pas. Mais descendez dans votre cœur, et vous y verres que l'éclat des victoires est obscurci par son usurpation, tandis que la réputation du second est sans tache et ne pouvait être effacée que par celle qui vous attend. Dites un mot, et ces mêmes royalistes que vous allez peut-être combattre en les estimant seront vos soldats. Rendez-moi cette armée toujours victorieuse sous vos ordres, et qu'avec un chef tel que vous, tous désormais ne travaillent qu'au salut de la patrie. Je ne vous parle pas de la reconnaissance de votre roi; celle de toutes les générations futures vous sera assurée. Enfin, si je m'adressais à tout autre qu'à Bonaparte, j'offrirais, je spécifierais des récompenses; un grand homme doit lui-même fixer son sort, celui de ses amis; dites ce que vous désirez pour vous, pour eux, et l'instant de ma restauration sera celui où vos désirs seront accomplis.
«Je vous fais parvenir cette lettre par voie sûre, mais sans craindre de me compromettre en l'écrivant. Une telle démarche ne peut qu'honorer le prince qui la fait.
«Recevez, Général, l'assurance de tous mes sentiments si vous vous ralliez à moi, et, si vous restez mon ennemi, celle du désir ardent que j'ai de vous rencontrer bientôt dans les champs de l'honneur.»
De cette lettre il est fait deux expéditions, l'une qui sera adressée au général Berthier, l'autre qui sera remise à M. Brion, si ce général refuse de s'entremettre. Le paquet sera remis à l'abbé de La Marre par le marquis de Rivière, qui est venu saluer le roi à Mitau et va retourner à Londres. L'abbé ira à Paris déposer les lettres aux mains des destinataires, et, s'il ne peut s'y rendre lui-même, se chargera de les y faire parvenir. Celle que le roi fait passer par Berthier est accompagnée de ce billet:
«La démarche que je fais en ce moment vous prouvera, Monsieur, l'opinion que j'ai conçue à votre égard. Je veux amener au parti du vrai honneur, à celui qui est le vôtre au fond de l'âme, le plus grand des guerriers dont la France s'honore, et c'est sur vous, son ami, le compagnon de ses travaux et de sa gloire, que je me repose du soin de cette importante négociation. Remettez-lui cette lettre que je confie à votre loyauté, et dont vous trouverez la copie ci-jointe. C'est avec une véritable satisfaction, Monsieur, que je vous donne ce témoignage de ma confiance. Elle vous est une garantie de mes sentiments pour vous, et, si vous voulez juger quelle sera ma reconnaissance, considérez que jamais roi, dans la position où je suis, n'a fait une acquisition semblable à celle de Bonaparte.»
Les instructions destinées à de La Marre lui exposent avec les plus minutieux détails les démarches que l'on confie à ses soins, soit auprès de Berthier, soit auprès de Brion. On prévoit même le cas où il trouverait une autre voie pour arriver à Bonaparte; on lui expédie un pouvoir en blanc dont il pourra disposer à son gré.
«Je donne au porteur des présentes, que je n'indique pas autrement dans la crainte de le compromettre, mais pour qui elles seront un témoignage particulier de mon estime et de ma confiance, tout pouvoir nécessaire pour traiter en mon nom avec le général Bonaparte.
«Je ne le charge point de proposer à ce général des conditions ni des récompenses; il prononcera lui-même sur celles qu'il peut désirer. Le fidèle interprète de mes sentiments lui donnera aussi l'assurance que toutes les demandes qu'il fera pour ses amis seront accordées immédiatement après ma restauration. Le salut de mon peuple sera le garant de ma fidélité à remplir mes promesses.—Louis.»
D'autre part, ces instructions mettent de La Marre en garde contre la duplicité du Corse. Tout en essayant de le séduire, il faut se défier de lui, ne croire à ses engagements que s'il les formule par écrit. La rumeur publique lui a attribué l'intention d'appeler au trône l'infant d'Espagne, Charles-Isidore, âgé de onze ans. Fondé ou non, ce bruit dont Louis XVIII s'est à ce point alarmé qu'il a cru devoir le signaler à l'Empereur Paul en le suppliant de déjouer un tel projet, prouve du moins que Bonaparte n'aime pas les Bourbons de France et que si, convaincu de la fragilité de son propre pouvoir, il en est réduit à restaurer la monarchie, il ne se résignera à rappeler le roi légitime qu'après avoir tout essayé pour la faire sans lui.
Enfin, pour le cas où de La Marre ne pourrait aller lui-même à Paris pour remplir cette mission, on l'invite à la faire remplir par «Aubert» s'il l'y juge propre. On s'en remet à sa prudence pour que ces pièces, dont il ne peut craindre en aucun cas la publicité, ne servent pas cependant de trophée aux consuls. «Veillez aussi à ce qu'il ne soit pas répandu de copies. Il serait très nuisible que Bonaparte eût connaissance de la lettre que le roi lui écrit avant de l'avoir reçue.»
Le nom d'Aubert qui figure dans ces instructions n'était pas le nom véritable du personnage qu'il désignait. C'était un nom de guerre, comme en prenaient alors pour leur sûreté les agents du roi restés en France, dans leurs correspondances avec les émigrés. Il cachait un jeune député connu pour ses opinions royalistes, représentant du département de la Marne au conseil des Cinq-Cents, que son caractère, son éloquence, ses études physiologiques, ses qualités d'homme d'État, devaient mettre un jour au premier rang parmi les grands citoyens dont s'honore la France. Il s'appelait, de son vrai nom: Royer-Collard[85].[Lien vers la Table des Matières]
VI
À LA VEILLE DU DIX-HUIT BRUMAIRE
En attendant les effets de sa tentative pour entrer en rapport avec Bonaparte, s'il revient d'Égypte, le roi suit des yeux les événements qui se déroulent en Italie d'où Souvarof expulse les Français, en Suisse où les Autrichiens sont entrés, où les Russes vont les rejoindre; il emploie ce qu'on lui permet encore d'action à convaincre les puissances de la nécessité de se faire précéder en France par un manifeste. Ce manifeste était la grosse affaire du moment. Louis XVIII désirait que l'Autriche, au moment où ses armées franchiraient la frontière, lançât une proclamation portant que les puissances coalisées ne se proposaient pas un démembrement de l'ancien territoire, qu'elles ne poursuivaient d'autre but que la restauration du légitime roi de France, «non dans l'intention d'imposer cette condition comme un trophée de la victoire, mais par la conviction intime que c'est le seul moyen de rendre la paix à l'Europe.»
C'est cette déclaration que Pichegru, dans ses conférences avec Wickham, et, après lui, Willot, avaient demandée déjà au cabinet de Saint-James. Après de longs pourparlers, ils s'étaient résignés à en accepter l'ajournement. Ils avaient même fini par trouver sage et prudent qu'on ne parlât du roi de France et qu'on n'arborât le drapeau blanc qu'après la victoire définitive des alliés. Mais le roi estimait au contraire et faisait écrire par Saint-Priest aux ministres du tsar que la mesure qu'il réclamait aurait pour effet de réunir aux drapeaux des armées impériales tous les Français bien pensants. «On a lieu de croire qu'elles trouveraient alors en France plus de partisans que d'ennemis.»
Paul Ier, à en juger par ses lettres au roi, partageait cette conviction. Il lui écrivait le 2 juin: «Les cours de Vienne et de Londres sont trop intéressées au rétablissement de la royauté en France pour ne pas y contribuer de tout leur pouvoir. Il ne reste à Votre Majesté qu'à faire des vœux pour le succès de nos armes, à s'attendre à une fin heureuse qui produira le commencement de son règne. On va s'entendre à Vienne pour dresser la proclamation au peuple français, et elle vous sera communiquée. Au reste, je crois que Votre Majesté peut se reposer sur moi du soin de ses intérêts et attendre le résultat de nos efforts combinés.»
Le tsar espérait trop de la bonne volonté des deux cours et de son influence sur elles. Il s'était jeté dans la coalition, convaincu de la sincérité du gouvernement britannique et de son dévouement aux Bourbons. En y entrant, il avait imposé silence à ses défiances contre l'Autriche. Il devait, à brève échéance, voir sa perspicacité mise en défaut par les menées des cabinets de Londres et de Vienne. Mais ces menées, commencées déjà, lui échappaient encore. C'est de bonne foi qu'il donnait au roi les assurances optimistes qui se retrouvent à toutes les lignes de sa correspondance.
À Mitau, le roi proscrit saisissait mieux la réalité. Dans les rapports qui lui arrivaient de Londres et de Vienne, il apercevait clairement que les intérêts de sa dynastie étaient le moindre souci des deux gouvernements dont Paul Ier lui garantissait le bon vouloir. Le ministère britannique avait désavoué Talbot, l'agent qui remplaçait Wickham en Suisse. Lui reprochant de s'être trop étroitement associé aux complots ourdis par les royalistes pour renverser le Directoire, il l'avait envoyé en Suède et remplacé d'abord par le colonel Crawford, ensuite par Wickham lui-même. Wickham était venu reprendre la direction des menées anglaises, précédemment exercée par lui, avec l'ordre de tenir les royalistes au second rang, de leur faire comprendre que, dans la conviction du gouvernement anglais, le succès des ennemis extérieurs du gouvernement français pouvait seul ouvrir une voie sûre à une insurrection heureuse à l'intérieur. Les émigrés, aux termes des instructions données à Wickham, devaient être considérés non comme des alliés, mais comme des protégés, dont il convenait de ne se servir que si l'on jugeait leur concours indispensable. En conséquence de cette appréciation justifiée par l'impuissance et les divisions des partisans du roi, les sacrifices d'argent devaient être réduits, limités au strict nécessaire.
En même temps qu'en Suisse se manifestait l'égoïsme de la politique anglaise, elle éclatait ailleurs en d'autres traits. Willot, toujours impatient, toujours plein de feu, pressé de passer sur le continent, était retenu à Londres par les ajournements indéfinis et réitérés qu'on opposait à ses requêtes, malgré les efforts du duc d'Harcourt, de Cazalès, de Dutheil, du comte d'Artois lui-même.
La discussion sur les termes de la proclamation des alliés, qui se poursuivait à Londres comme à Vienne, achevait de rendre évident ce mauvais vouloir du ministère britannique. Le comte d'Artois, qui résidait à Édimbourg, était venu à Londres, au mois de juin, pour la suivre de plus près. Il se croyait sûr, à ce moment, de s'emparer de Lorient et de Saint-Malo. Dès la première conférence qu'il eut avec lord Grenville, il exposa le plan de l'expédition. On commença par lui promettre des secours en hommes et en argent. Mais, la promesse restant subordonnée à la possibilité de ce coup de main, dont les Anglais entendaient se faire juges, elle ne les engageait pas. Il leur suffisait, pour se dérober à son exécution, de contester cette possibilité. Ils se montrèrent donc prodigues d'assurances sur ce point.
Il n'en fut pas de même quand les vues de la coalition, étant mises sur le tapis, on arriva au manifeste des alliés et à la reconnaissance du roi, qui devait, dans l'opinion du comte d'Artois, en être la base. Les Anglais protestèrent de la sincérité des intentions de leur souverain, de la conformité de ses opinions avec celles de l'Empereur de Russie. Mais ils se déclarèrent impuissants à obtenir de l'Autriche la manifestation de sentiments analogues. À la faveur de cette impuissance, ils opposèrent un formel refus à la demande qui leur était faite, de rédiger une proclamation satisfaisante pour Louis XVIII. C'est le principe même de la monarchie légitime que le comte d'Artois dut défendre contre eux.
Dans un rapport reçu à Mitau le 16 juillet, se trouve le texte des propositions qu'ils soumirent à l'agrément du prince. Les voici: 1o la guerre a pour but de délivrer les Français du joug tyrannique sous lequel ils gémissent; 2o les puissances n'ont aucun projet de démembrer le territoire de la France, tel qu'il était avant la Révolution; 3o les souverains coalisés considèrent la monarchie comme un gouvernement plus propre qu'aucun autre à rétablir la tranquillité en France et la paix en Europe; 4o cependant, ne voulant pas exiger des Français de vivre sous tel ou tel régime, les puissances seraient toujours disposées à traiter de la paix aussitôt que les Français auraient un gouvernement stable et susceptible d'inspirer confiance et sécurité.
Le comte d'Artois donna son approbation aux trois premiers de ces articles, mais il protesta contre le quatrième. «J'ai fait remarquer, écrivait-il, que cet article est capable de détruire les effets du manifeste en ce qu'il ouvre la porte à toutes les ambitions, à tous les systèmes, et que, loin de rassurer les Français, il ne peut que les alarmer, puisqu'au lieu de leur rendre l'espoir de la paix, il jettera parmi eux une nouvelle pomme de discorde; qu'enfin, il est dangereux en lui-même pour tous les souverains, puisqu'il consacre le premier de tous les principes révolutionnaires, savoir le droit des peuples à l'insurrection pour changer la forme de leur gouvernement.»
Le comte d'Artois affirmait donc que les puissances devaient, dans leur intérêt comme dans celui du roi, exprimer l'intention positive de rétablir la monarchie et le «légitime monarque». Mais le cabinet anglais, qui, malgré les assurances contraires, ne voulait pas s'engager envers les Bourbons, objectait qu'il n'amènerait jamais l'Autriche à un tel langage, et il soutenait sa formule comme la meilleure. Le comte d'Artois ne parvint pas à en avoir raison[86].
À Vienne, les démarches faites par l'agent du roi, La Fare, évêque de Nancy, auprès du baron de Thugut, n'étaient pas couronnées de plus de succès. Aux premières ouvertures de La Fare touchant la nécessité d'un manifeste, le ministre impérial répondit durement «et même avec humeur». Il mit en doute l'attachement des Français pour leur roi légitime. Il déclara qu'une proclamation des alliés, loin de produire l'effet qu'en attendait «M. le comte de l'Isle», fournirait aux républicains l'occasion de lever une armée redoutable. Quant à la reconnaissance du roi, elle ne pouvait résulter que d'une démarche de l'Empereur de Russie auprès des cours. Et, comme La Fare objectait que l'exemple donné par Paul Ier équivalait à la plus significative des démarches, Thugut répliqua:
—Que Louis XVIII demande à l'Empereur Paul de le mettre à la tête d'une armée imposante et lui permette de se présenter en cet état à la France. Alors, il sera temps de le reconnaître; alors l'Empereur François approuvera tout ce que l'Empereur Paul jugera à propos de faire pour le roi. Voilà ma réponse et mes sentiments.
Dans ce langage éclatait une fois de plus la malveillance de l'Autriche pour les Bourbons, cette malveillance dont elle leur avait donné tant de preuves et à laquelle le roi suppliait le tsar d'en imposer[87] par des témoignages éclatants de sa protection.
En dépit de ces échecs de sa diplomatie, Louis XVIII ne se décourageait pas. Tout lui était prétexte pour revenir à son idée, pour demander sa reconnaissance par les cours coalisées contre la France et pour plaider la nécessité d'un manifeste signé d'elles. La lettre suivante, adressée à Paul Ier le 24 juin, révèle avec une intéressante précision tout ce qu'il attendait de ce prince et accuse la persistance qu'il mettait à le supplier de se conformer à ses désirs:
«Votre Majesté Impériale a sans doute observé, dans l'adresse du prétendu Corps législatif aux Français, cette phrase bien remarquable: «Il ne s'agit plus de savoir si vous resterez libres, mais si vous continuerez à être Français.» La crainte semée avec art d'un démembrement de la France, a toujours été la principale arme de mes ennemis; elle leur a réussi en 1793; elle a fait leur succès dans les campagnes suivantes, et, j'ose le dire à Votre Majesté Impériale, la pureté, la noblesse bien connue de ses intentions n'empêcheraient pas qu'elle ne leur réussît encore, si rien n'était employé pour en détruire l'effet. Mais je ne lui cacherai pas les inquiétudes que j'éprouve. La démarche que M. de Cobenzl fit l'année passée de venir me voir à son passage par Mitau, des témoignages d'amitié que l'Empereur des Romains m'avait fait donner par ma nièce pendant les derniers mois de son séjour à Vienne, me faisaient espérer un changement dans les dispositions de cette cour à mon égard, et, malgré des discours reçus de M. le baron de Thugut, tenus à mon agent lui-même, où il faisait une grande distinction entre la monarchie française et le monarque, je crus les circonstances favorables pour faire, de mon côté, une démarche plus marquante, et j'ordonnai au comte de Saint-Priest d'écrire à M. de Thugut une lettre qui, par sa franchise et le sentiment qui la dictait, méritait bien quelque attention.
«Ce ministre s'est contenté de faire répondre verbalement quelques phrases peut-être plus satisfaisantes que le langage qu'il avait tenu précédemment, mais trop peu significatives pour suppléer à une réponse par écrit, qu'il a déclinée. Votre Majesté Impériale conçoit ma position, et elle ne laissera, j'espère, pas échapper l'instant favorable de déjouer les manœuvres de nos ennemis, en déclarant que la question n'est pas de savoir si les Français resteront Français, mais s'ils veulent continuer à vivre sous l'oppression de cinq tyrans ou revenir à la monarchie modérée sous laquelle ils ont prospéré depuis quinze cents ans, et à l'autorité légitime du chef de la maison de Bourbon, dont le gouvernement paternel les rendait depuis si longtemps heureux; s'ils veulent accepter les secours des souverains généreux qui ne viennent pas pour envahir leur territoire dont ils jurent de conserver l'intégrité, mais les aider à recouvrer leur religion, leurs lois et leur liberté, et qui, prêts à poser les armes le jour où l'ordre sera rétabli en France, sont en même temps résolus à combattre sans relâche des principes et un état de choses incompatibles avec le repos de l'Europe, la sûreté et le bonheur de leurs propres sujets.
«Cette déclaration, non moins efficace que les éclatantes victoires du maréchal de Souvarof et de l'archiduc, Votre Majesté Impériale l'obtiendrait de la cour de Vienne; elle a sans doute acquis le droit de l'exiger d'elle, et les discours des ministres britanniques, lors des derniers débats du parlement d'Angleterre, donnent lieu de croire que le cabinet de Saint-James ne ferait pas de difficulté d'y adhérer.»
Ainsi, par tous les moyens, sous des formes diverses, Louis XVIII manifestait l'inébranlable conviction que les rigueurs de son exil et l'étendue de ses malheurs n'affaiblirent jamais. Non, l'Europe ne pouvait se passer de lui. Il était la clef de voûte de l'équilibre continental. Sans lui, en dehors de lui, il n'y avait ni paix durable, ni ordre possible. Les puissances avaient autant besoin de lui qu'il avait besoin d'elles.
C'est grâce à cette conviction qu'il résistait aux épreuves réitérées, qu'il se gardait contre le découragement, et que les événements qui auraient dû le briser le laissaient debout. Le mauvais vouloir de l'Angleterre et de l'Autriche ne pouvait rien contre elle. Il suivait, d'un esprit confiant, les succès des armées alliées, avec la certitude que, quelque répugnance qu'on éprouvât à l'associer à ces succès, c'est lui seul qui serait appelé à en profiter, parce que seul il était en état de les féconder. Il se croyait si proche d'un dénouement heureux, même lorsque de toutes parts il était averti que les puissances songeaient à mettre un usurpateur sur son trône[88], qu'il s'occupait de nouveau de la déclaration qu'il adresserait à son peuple en entrant en France[89]:
«Deux choses me paraissent nécessaires, écrivait-il au tsar dans la seconde moitié de cette année 1799, si pleine de grands événements: l'une, de rassurer mes sujets contre les projets de vengeance que mes ennemis n'ont pas manqué de m'attribuer; l'autre, d'établir un ordre quelconque qui me donne le temps d'examiner ce qu'il sera possible de rétablir de l'ancien régime et même de conserver du nouveau. J'ai pensé que le seul moyen de remplir ce second objet, était de laisser provisoirement subsister l'ordre administratif et judiciaire sur le pied où il sera, en supprimant tout ce qui sera contraire à la religion et aux bonnes mœurs, et en substituant partout les formes royales aux républicaines.
«Ma déclaration porterait donc: 1o ce provisoire; 2o le renouvellement de la promesse que j'ai faite d'une amnistie. Sur cet article important, je m'exprime ainsi dans les instructions qui sont dans les mains de mon frère: Vous garantirez mes sujets que la publication d'une amnistie générale leur annoncera mon retour et que, parmi les auteurs des crimes qui sont exceptés par ma déclaration de 1795, ceux qui mériteront que la France leur pardonne, n'auront plus à redouter ma justice; 3o la promesse aux généraux, officiers et soldats qui embrasseront ma cause, de leur conserver leurs grades et emplois et même de leur donner des récompenses proportionnées à leurs services.»
Déjà, depuis le commencement de la guerre, comme avant le dix-huit fructidor, il était surtout question dans ses conseils, des conditions dans lesquelles se rétablirait son pouvoir et des réformes qu'il apporterait au régime créé par la Révolution. À la fin du mois de juillet, il écrivait à son frère une lettre qui constitue un programme de gouvernement et révèle les dispositions personnelles où il se trouvait près de deux années après le coup d'État du Directoire, et trois mois avant le coup d'État de Bonaparte:
«En tendant au rétablissement de l'ordre ancien et à la réforme des abus, disait-il, il y a deux points qu'il ne faut pas perdre de vue: 1o ce qu'il est possible de rétablir; 2o ce qui peut être bon à conserver. Or ni vous, ni moi, ni peut-être personne, même en France, ne peut apercevoir ces deux points bien distinctement. Il faut cependant partir d'une base quelconque, car il n'est pas possible de détruire sans réédifier, ni de réédifier sans savoir quoi. C'est ce qui m'a déterminé à laisser provisoirement subsister la forme actuelle d'administration civile et judiciaire avec ces restrictions: 1o que tous les corps et individus, tant de l'une que de l'autre espèce, me prêteront serment de fidélité; 2o qu'ils exerceront leurs fonctions en mon nom. Mais cette détermination ne regarde que le temporel, et tout ce qui tient au spirituel doit être illico remis comme par le passé. Ainsi les archevêques, évêques, curés, et, en un mot, tous les pasteurs légitimes, doivent être réintégrés dans leurs diocèses et paroisses, le culte divin rétabli, le nouveau calendrier aboli, la discipline ecclésiastique remise en vigueur, les diocèses vacants administrés par qui de droit.
«Quant aux biens usurpés, la question est délicate. La restitution est de droit naturel, et ne pas l'annoncer serait en quelque sorte participer à l'injustice de la spoliation. D'un autre côté, les acquéreurs sont nombreux, et il est dangereux d'irriter cette classe et de la réduire au désespoir. J'ai résolu, par cette raison, de promettre aux possesseurs actuels un dédommagement conforme aux circonstances. Ces expressions sont vagues, je le sais; mais elles en remplissent mieux mon objet: 1o parce qu'elles me laissent le maître de régler par la suite et la nature et la quotité des dédommagements; 2o parce qu'en rassurant les possesseurs sur la crainte d'être renvoyés, le bâton blanc à la main, il leur offre en même temps la chance d'obtenir, selon leur conduite, un meilleur ou moindre sort, et d'en être punis par leur obstination dans la révolte.
«À l'égard des impositions, comme il n'est pas possible d'établir un nouveau système avant de connaître les ressources et les besoins réels, les impôts actuellement existants seront provisoirement perçus avec toute la modération que peut exiger la situation des contribuables.
«Quant à l'armée, il n'y a rien à changer à ce que je vous ai déjà mandé en d'autres temps: conservation de grades et d'emplois aux officiers de tous grades qui embrasseront le bon parti.
«Mes sentiments de clémence sont bien connus. Je leur ai posé des limites dans ma déclaration de 1795. Mais il peut y avoir tels services qui obligent à fermer les yeux sur les plus grands crimes.
«Tel est, mon cher frère, à ce dernier membre de phrase près, qui ne peut être dit qu'avec beaucoup de circonspection et dans une circonstance qui l'exigerait impérieusement, l'esprit de la proclamation qu'il faudra que vous publiiez en entrant en France, si vous y entrez. Je regrette qu'il ne soit pas en mon pouvoir de vous déléguer celui de promulguer vous-même une amnistie. Mais il faudra que vous annonciez l'intention où je suis de la promulguer aussitôt que je serai en France. Le provisoire suffira pour faire aller la machine jusqu'à mon arrivée, qui suivra de près la vôtre. J'ajouterai comme saint Paul: Cætera autem cum venero disponam.»
À l'heure où il écrivait en ces termes, les nouvelles que le roi recevait de l'intérieur, alors que les alliés menaçaient de toutes parts les frontières de la France, n'étaient pas pour ébranler sa confiance dans un dénouement prochain. On lui rendait compte de l'excellent esprit des troupes casernées dans Paris, de la puissante organisation des forces royalistes sur divers points du territoire. Les hommes sur lesquels on pouvait compter avaient été divisés en trois catégories, comprenant: la première, les individus qui devaient agir dans leur département; la seconde, ceux qui étaient assez jeunes pour être incorporés dans une armée mobile; la troisième, les gens d'élite, audacieux, déterminés, toujours prêts à un coup de main. Trois cents hommes de la dernière catégorie étaient entrés dans Paris. Ils attendaient, pour y provoquer un soulèvement, que la République eût employé ses troupes contre les armées alliées et qu'en Bretagne, en Vendée, en Alsace, en Franche-Comté, dans les provinces méridionales, on fût prêt à les seconder. Partout, des chefs étaient attendus; on les désignait déjà, car les agents royalistes avaient parlé des offres faites au roi par Dumouriez, par Pichegru, par Willot.
Les rapports assuraient encore que la garde du Directoire était à vendre; que les conjurés étaient assurés du concours des mécontents de Suisse, de Belgique et de Hollande. En Franche-Comté, on tenait Besançon par la complicité des chefs qui y commandaient. L'action de Précy s'étendait de Lyon jusque dans la Haute-Auvergne. Le mouvement était imminent en Provence; il favoriserait les efforts des alliés en Italie. Six mille hommes, répandus entre Digne, Gap et Sisteron, attendaient des ordres. On leur annonçait une escadre anglaise, qui devait débarquer, à Fréjus ou à Antibes, des munitions et de l'argent. Dans le comtat d'Avignon, des soulèvements analogues se préparaient. Ils avaient pour objectif la citadelle du Pont-Saint-Esprit.
«Depuis Schaffhausen jusqu'à Dusseldorf, on a placé à distance des hommes adroits qui instruisent de tout et dont plusieurs se sont déjà ménagé des accès auprès des états-majors; on fait circuler dans les armées des pamphlets et des chansons contre les gouvernants. Dans chaque département, il existe une association capable de s'emparer de l'autorité au moment où de grands coups frappés aux frontières assureront les moyens d'opérer une crise décisive à Paris.»
Pour une petite part de réalité, il y avait dans ces rapports une grande part d'exagération. Inconsciemment ou à dessein, leurs auteurs dénaturaient la vérité. De quelques faits isolés, ils tiraient des considérations générales; par des accidents, ils jugeaient l'ensemble. Parlant des insurrections partielles du Languedoc et de Provence, ils montraient le Midi en armes. L'existence de quelques bandes de déserteurs, brigands de grands chemins et chauffeurs, était interprétée comme une preuve du refus de l'armée «de servir un gouvernement régicide et oppresseur». À la faveur de plans qui n'existaient que sur le papier, ils prédisaient la chute de la République, le succès final du parti du roi[90].
Comment, à la distance où il se trouvait des événements, Louis XVIII aurait-il discerné ce que contenaient d'inexact ou d'exagéré les récits qui lui arrivaient de ses agents? Ces récits ne concordaient-ils pas avec d'autres faits dont il ne pouvait mettre en doute la réalité? N'était-il pas vrai que le gouvernement du Directoire tombait en pourriture, et que le prétendant avait trouvé un membre de ce gouvernement disposé à se vendre à lui? N'était-il pas vrai que trois généraux, après avoir abandonné le service de la République, travaillaient pour sa cause? N'était-il pas vrai que, presque partout, les armées républicaines reculaient devant les armées des puissances coalisées, que la Hollande et la Suisse s'étaient insurgées, qu'en Italie, les soldats de la France résistaient vainement à Souvarof et à Mélas, chaque jour rapprochés des frontières?
Lorsque tant de faits semblaient annoncer un profond changement dans les affaires de l'Europe, pourquoi Louis XVIII n'aurait-il pas ajouté foi aux affirmations de ses agents? Elles répondaient à ses indomptables espérances; elles apportaient un appui à sa foi dans une meilleure destinée; il les acceptait comme l'expression rigoureuse de la vérité.[Lien vers la Table des Matières]
VII
LES PLANS DE DUMOURIEZ ET DE WILLOT
Tandis que le mauvais vouloir des alliés transformait en déceptions quotidiennes les espérances que Louis XVIII avait fondées sur le succès de leurs armes, Dumouriez, retiré à Ottensen, dans le Holstein, non loin d'Hambourg, attendait qu'on l'appelât à Mitau. Impatient et anxieux, il se plaignait du silence du roi. Il s'était abstenu, il est vrai, de lui écrire, malgré les conseils de Fonbrune. Il attendait, pour le faire, que l'Angleterre eût donné son adhésion au plan danois, qui lui avait été soumis, au mois d'octobre précédent, par le prince Charles de Hesse. Mais il estimait que ses offres de service ne méritaient pas un accueil moins favorable que celles de Pichegru et de Willot. Il s'étonnait du peu d'empressement qu'on mettait à les accepter. Il s'étonnait de même de l'indifférence des Anglais à son égard. Le colonel Anstrutter, envoyé par eux au prince de Hesse afin de conférer avec lui, était reparti après un séjour de trois mois en Danemark et en Allemagne. Rentré à Londres en février, il n'avait plus donné de ses nouvelles. En fait, la négociation était donc suspendue. La confiance de Dumouriez dans l'efficacité de ses projets ne s'était pas affaiblie pour cela; mais il se demandait s'ils se réaliseraient jamais. C'est alors que lui fut fournie l'occasion de se rattacher à une combinaison nouvelle, pour laquelle il s'enthousiasma comme il s'était enthousiasmé pour la première[91].
Toujours désireux de secouer la domination française, les Belges attendaient en vain les effets des promesses faites à leurs députés par le cabinet de Saint-James, au commencement de 1798. On leur avait promis des munitions, des armes, un corps de troupes, fourni par la Prusse, la coopération des mécontents de Hollande. Aucun de ces engagements n'était encore exécuté. Tout l'effort des Anglais semblait être acquis aux Hollandais. Ils préparaient une expédition destinée à délivrer les Pays-Bas. Un corps de vingt-trois mille hommes devait se porter sur la Hollande, y être rejoint par dix-sept mille Russes. Cette armée, sous le commandement du duc d'York, avait pour objectif l'expulsion des Français.
Déçus, se croyant abandonnés, les Belges avaient déjà demandé à Dumouriez, ils lui demandèrent de nouveau s'il consentirait à se mettre à leur tête. Dumouriez ne répondit pas sur-le-champ à cette proposition. Mais il en donna connaissance à Fonbrune. Ce dernier n'avait cessé de plaider à Hambourg, auprès de Thauvenay, la cause de Dumouriez, de supplier le roi de ne pas décliner les offres du général. Il avait fait également connaître à Saint-Pétersbourg que Dumouriez était l'auteur de plans grandioses, dont l'exécution hâterait la fin des malheurs déchaînés sur l'Europe par la Révolution. La démarche des Belges devint sous sa plume un thème facile, sur lequel il renouvela les sollicitations qu'il avait adressées à Thauvenay pour être transmises à Mitau. De son côté, Dumouriez se décida à écrire à Saint-Priest. Soit que ses projets eussent été jugés efficaces, soit qu'on craignît de le rebuter, il obtint une réponse. Elle porte la date du 11 juin 1799 et la signature du comte de Saint-Priest. En voici le texte:
«M. de Fonbrune, de son propre mouvement et sans aucune provocation, a dit à M. de Thauvenay connaître, par ses rapports avec vous, votre disposition sincère de revenir au roi et de le servir avec zèle. Il a ajouté que vous étiez appelé par les Belges insurgés pour les commander et qu'on pouvait compter sur vous. M. de Thauvenay en a rendu compte, et le roi lui a ordonné de vous faire savoir, par le même M. de Fonbrune, que Sa Majesté agréerait votre soumission dès que vous la lui auriez faite directement. Voilà, Monsieur, le point auquel nous sommes demeurés jusqu'à l'arrivée de la lettre que je viens de recevoir de vous. Je n'ai point hésité à la mettre sous les yeux du roi, qui accepte votre hommage, vos promesses. Il vous reste à en remercier Sa Majesté, en les lui renouvelant directement par une lettre.
«S'il s'agissait d'un concert entre le général Pichegru et vous, il faudrait en avoir l'agrément du ministère britannique, parce que c'est lui qui fait les frais des opérations de ce général. Au reste, s'il agit en Suisse, vous serez bien peu à portée de vous concerter ensemble, du moins jusqu'à ce que vos plans, qui ne sont pas connus, aient acquis un certain développement.
«Le roi sait gré à M. de Fonbrune d'avoir servi à la manifestation de vos sentiments; mais vous n'avez pas besoin d'intermédiaire, et notre connaissance de trente-cinq ans autorise du reste un commerce direct entre nous. Je ne dissimule pas ma véritable satisfaction de voir un homme tel que vous embrasser la cause de son légitime souverain et se dévouer à son service.»
Le langage de Saint-Priest comblait les vœux de Dumouriez. Certain, maintenant, que ses offres étaient agréées en principe, il n'hésita plus à s'adresser directement au roi, à lui envoyer l'hommage de sa soumission et l'exposé de ses plans. Le roi lui répondit le 15 juillet: «J'ai reçu, Monsieur, les assurances de votre dévouement, non seulement avec satisfaction, mais avec confiance, et je suis convaincu que nous n'aurions pas tardé si longtemps à nous entendre, si j'avais pu, au mois de septembre 1792, obtenir la permission ou, pour mieux dire, l'avantage de vous attaquer, l'épée à la main, dans votre camp. La cocarde blanche eût alors promptement remplacé celle que vous ne portiez qu'à regret, et nous ne gémirions pas sur des erreurs et des malheurs irréparables. Mais pourquoi rappeler des souvenirs trop douloureux? Votre zèle, vos talents, peuvent du moins encore être fort utiles à l'État, et je compte sur eux. J'espère aussi un bon succès de la négociation que vous avez entreprise, et jusque-là j'approuve votre réserve. Soyez persuadé, Monsieur, de tous mes sentiments pour vous.»
La lettre royale fut expédiée à Thauvenay avec l'ordre de la faire tenir à Dumouriez. Thauvenay désirait se mettre en relation avec lui. Par l'intermédiaire de Fonbrune, il lui demanda un rendez-vous, quelque part où le secret de leur rencontre pût être gardé. Dumouriez désigna la petite ville d'Elmshorn, sur les bords de l'Elbe, à une égale distance de leurs résidences respectives. C'est là, dans une auberge, qu'après divers contretemps, ils se rencontrèrent le 17 août 1799.
Les détails de leur entrevue sont conservés dans la lettre que Thauvenay envoya à Mitau le lendemain. Chacun d'eux arriva de son côté: Thauvenay seul, Dumouriez accompagné du chevalier de Gasp, un de ses parents, émigré français au service du Danemark. Ils se firent servir à déjeuner dans une chambre, et restèrent ensemble durant trois heures. Dumouriez lut et relut «avec attendrissement» la lettre du roi. Il fit le récit des circonstances qui, jusque-là, l'avaient empêché d'agir d'après les sentiments de son cœur:
—Nous devrions avoir de grandes espérances, dit-il. Mais je crains toujours que les puissances (et en particulier l'empereur de Russie) n'aient pas les intentions que nous pourrions souhaiter.
—Moi, objecta Thauvenay, ce que je redoute le plus, ce sont les factions de l'intérieur, et surtout la faction d'Orléans.
Il mettait brusquement le doigt sur la plaie en exprimant le grand grief des émigrés contre Dumouriez. Mais celui-ci protesta avec énergie:
—Soyez sûr, et assurez-en le roi de ma part, que la prétendue faction d'Orléans n'existe pas, du moins dans le cœur du duc d'Orléans, avec qui je continue à être en rapports. Quelques intrigants subalternes abusent, à son insu, de son nom. Je conviens que c'est un malheur. Aussi, j'ai un plan de rapprochement que je proposerai au roi. Je suis convaincu que Sa Majesté répondra avec bonté. Je rendrai publique cette réponse, dont la publicité écrasera ce parti d'intrigants.
Il ajouta que lorsque le prince et ses deux frères reviendraient de la Havane, «s'il les trouvait gâtés,» il les surveillerait, et qu'au besoin il se battrait contre eux. Après cette boutade, il passa à ses projets, en insistant surtout sur celui qui devait faire du Danemark l'instrument des royalistes, et qu'il n'abandonnait pas, bien que le prince de Hesse parût croire que les victoires des alliés enlevaient à ce plan toute utilité. Il excita l'admiration du crédule et naïf Thauvenay, en lui décrivant les mouvements d'un corps anglo-danois, fort de quarante mille hommes, dont lui-même commanderait l'avant-garde, qui débarquerait sur un point de la côte normande, non loin de Cherbourg. Les Anglais devaient rester en Normandie, les Danois marcher sur Paris.
—L'Angleterre est disposée à agir, dit-il encore. M. de Woronzof, l'ambassadeur de Russie à Londres, pressenti par le ministre de Danemark, fait espérer l'agrément du tsar. Il ne resterait alors qu'à mettre la Prusse en mouvement, et sans doute ce ne serait pas difficile, quoique cette puissance se soit rapprochée du gouvernement de la République. Elle ne l'a fait que contre son gré. Il insista aussi sur la nécessité, pour Louis XVIII, d'abandonner Mitau, de se rapprocher du centre des opérations qui se préparaient.—Qu'il vienne dans le Holstein, il sera bien reçu.
Cet entretien avait lieu à table. Mais Dumouriez, tout à son sujet, ne mangeait pas. Thauvenay lui en fit l'observation.
—Il en est des grandes jouissances comme des grandes douleurs, répondit-il; je ne puis manger.
Il se lança ensuite dans de longs discours qu'il se proposait de faire entendre au roi. Enfin il demanda un chiffre pour communiquer librement avec Mitau. Thauvenay lui promit de présenter sa requête à Saint-Priest. Les deux hommes se séparèrent enchantés l'un de l'autre.
Quelques jours après, le général écrivit à l'agent du roi une lettre consacrée uniquement à la défense du duc d'Orléans: «Je l'aime parce qu'il est vertueux, brave et vrai. Il a vécu dans une honorable pauvreté. Il a voyagé ignoré, inconnu, errant, par conséquent sans relations, en Suisse, dans les montagnes des Grisons, en Danemark, en Norvège, en Laponie, en Finlande et en Suède. De là, il est passé dans les États-Unis d'Amérique, où il réside depuis un an. Quand, par qui, avec qui, comment aurait-il pu, d'aussi loin et sans argent, intriguer, comploter avec les scélérats de Paris, qui emploient son nom peut-être[92]?»
Thauvenay, aussitôt après l'entrevue, s'était empressé d'en rendre compte au roi. Cette fois, le prétendant ne mit plus en doute ni la sincérité du repentir de Dumouriez et de sa soumission, ni l'efficacité de ses projets.
Vers la fin de ce même mois d'août, le général Willot arrivait à Hambourg venant d'Angleterre. Après avoir perdu son temps à Londres pendant de longs mois, il avait obtenu enfin, du cabinet de Saint-James, l'autorisation de passer sur le continent. Mais, de ses nombreuses sollicitations, accueillies d'abord avec faveur, c'était la seule à laquelle il eût été fait droit. Pour les autres, on était resté sur la réserve. On l'avait engagé à s'entendre avec Pichegru, à se mettre aux ordres de Wickham, à attendre que les circonstances, en se modifiant, permissent d'utiliser ses talents. Mais les circonstances seraient-elles jamais meilleures qu'à ce moment où la marche victorieuse des alliés semblait si bien faite pour justifier et seconder une insurrection à l'intérieur de la France? Willot ne le pensait pas. Aussi, cherchant à vaincre les difficultés que lui créaient les hésitations, les lenteurs de l'Angleterre, rêvait-il de recourir aux bons offices de la Russie.
En arrivant à Hambourg, il écrivit à Mitau. Il demandait au roi d'intervenir en sa faveur auprès du tsar. Le roi s'empressa d'accéder à sa demande. Le 9 septembre, il s'adressait en ces termes à Paul Ier: «Votre Majesté Impériale ne penserait-elle pas qu'il pourrait être avantageux de permettre au général Willot, d'après son vœu, que je connais plus particulièrement, d'aller s'offrir au prince italique Souvarof[93], pour le moment où il pourra se rendre utile dans la Provence et le Languedoc? Indépendamment de l'intérêt général que Votre Majesté Impériale prend à tout mon royaume, le sort des provinces méridionales, et en particulier de Marseille, ne peut être indifférent au grand-maître de Malte. C'est spécialement à ce titre que je lui demanderais de rapprocher de ces contrées le général Willot, que les royalistes, qui y sont en grand nombre, connaissent déjà avantageusement et désirent avec ardeur.»
En attendant le résultat de ses demandes, Willot, à Hambourg, vivait très retiré. Il voyait peu les émigrés. Dans ses rares rapports avec Thauvenay, il témoignait d'une extrême retenue[94]. Seul le prince de La Trémoïlle eut raison de sa discrétion. Louis de La Trémoïlle, venu accidentellement à Hambourg, après avoir joué vingt fois sa vie pour servir, dans Paris, les intérêts du roi, connaissait Willot. Leurs relations dataient des journées antérieures au 18 fructidor, des intrigues royalistes, dans lesquelles ils s'étaient rencontrés. Willot s'ouvrit à lui avec abandon de ses perplexités, de ses craintes, de ses espérances. À la suite de l'un de ces entretiens qu'ils avaient fréquemment ensemble, La Trémoïlle lui offrit de le mettre en rapport avec Dumouriez. Willot accepta[95].
Dès leur première entrevue, les deux généraux se confièrent les opérations qu'ils préparaient l'un et l'autre. C'est ainsi que Willot apprit qu'avant qu'il eût songé à recourir aux bons offices de la Russie, Dumouriez les avait déjà sollicités. Quoiqu'il n'eût encore reçu de Mitau aucune réponse à cet égard, il reconnut qu'il serait sage de chercher d'un autre côté ses moyens d'action. Dumouriez fortifia sa conviction en lui révélant le plan danois et ce que lui-même attendait de la Russie pour la réussite de ce plan. L'idée de s'adresser à l'Autriche sortit de ces conférences. Les armées autrichiennes occupaient l'Italie du côté de Turin, de Gênes et de Nice. Il leur était aisé de faciliter l'entrée de Willot dans le midi de la France. Dumouriez et Willot pensaient que les Impériaux ne s'y refuseraient pas, surtout si l'Angleterre appuyait les démarches de Willot.
Le plan militaire de ce dernier fut soumis à un examen approfondi. La brillante imagination de Dumouriez y ajouta, le modifia, le transforma. Il fallait, selon Willot, profiter des dispositions des provinces méridionales pour y former une armée insurrectionnelle. Cette armée obligerait le Directoire à de nouveaux efforts, accroîtrait ses embarras et ses dangers, l'obligerait à diviser son attention et ses ressources, à éparpiller les forces militaires qu'il rassemblait pour résister aux alliés. Dumouriez, qui reconnaissait à Willot «de la probité, du talent, du courage», et qui le tenait «pour un ennemi de Bonaparte», approuvait ses idées. Mais, à son avis, il fallait un secours étranger.
—On eût hésité à l'accepter contre la République, disait-il; on l'acceptera contre Bonaparte.
Il raisonnait dans l'hypothèse du prochain retour de ce général encore en Égypte. Il prévoyait que les troupes royales et les alliés auraient à se mesurer avec lui. À son avis, l'attaque devait se produire sur les côtes de Provence, au moment où les Impériaux menaceraient les frontières d'Italie. Tandis que Précy soulèverait les Lyonnais, Willot apparaîtrait dans le Midi «avec de l'argent». Dès qu'il s'y serait recruté des partisans, il y serait rejoint par six mille Basques qu'il disait disposés à répondre à son appel et par trois mille soldats étrangers placés sous le commandement d'un général français. Cette petite armée débarquerait aux Martigues. Le long des côtes, une flottille protégerait ses opérations. Le duc de Berry, parti de Naples avec de l'artillerie légère et des munitions, viendrait occuper le port de Cette pour assurer les communications avec l'Italie et l'Espagne. Il débarquerait à son tour, unirait ses forces à celles de Willot. Ils se porteraient sur le Pont-Saint-Esprit, où ils s'empareraient de la citadelle, pousseraient ensuite jusqu'à Saint-Étienne pour tendre la main aux Lyonnais. Alors on tiendrait tout le Midi. Comme en même temps, le comte d'Artois se serait emparé de Saint-Malo et de Lorient, Dumouriez de Cherbourg, Pichegru de Besançon, le gouvernement républicain cerné de toutes parts serait perdu.
Avec la précision de son esprit, son expérience des choses militaires, Dumouriez voyait dans l'exécution de ce plan, savamment combiné, un moyen certain d'en finir avec les ennemis du roi, de rétablir celui-ci sur son trône et d'épargner à la France une invasion étrangère, car il suffirait que les alliés restassent sur les frontières sans les franchir, quoique sans cesser de les menacer, pour mettre les pouvoirs républicains à la merci de l'insurrection royaliste.
À ces vues, Willot, encore qu'il les eût inspirées et qu'il les partageât, présentait deux objections, l'une purement stratégique, l'autre tirée de raisons d'une autre nature, dont l'expression était comme un écho de son patriotisme affaibli ou aveuglé. Il ne voulait pas opérer le débarquement aux Martigues, «une crapaudière sans enceinte,» et Dumouriez lui conseillait alors de débarquer à Arles, où lui, Willot, comptait des partisans. Puis il répugnait à admettre dans sa petite armée autre chose que des Français:
—Mais, si vous n'avez que des Français, s'écriait Dumouriez, vous recommencerez la chouannerie, et nous devons l'éviter, car c'est elle qui a tout perdu.
Il n'en fallait pas davantage pour dissiper les répugnances de Willot. Il se déclara prêt à combattre. Il ne s'occupa plus que de se ménager l'appui de Wickham auprès de la cour d'Autriche. Il quitta Hambourg pour se rapprocher de l'agent anglais, qui résidait en Suisse, et de Pichegru avec lequel il voulait aussi se concerter.
En engageant Willot à rechercher le concours de l'Autriche plutôt que celui de la Russie, Dumouriez avait eu surtout en vue d'écarter un rival qui pouvait, en manœuvrant sur le même terrain que lui, entraver son action, lui susciter des difficultés. Mais il le poussait dans une voie funeste et stérile. Le cabinet de Vienne, on l'a déjà vu, se souciait peu des Bourbons. Sa politique avait pour base unique le désir de conquérir l'Italie et de s'agrandir en Allemagne. Il avait donné, il devait donner encore trop de preuves de son indifférence, en ce qui touchait les intérêts de la dynastie de Louis XVIII, pour qu'il fût politique de compter sur son appui.
Dumouriez raisonnait avec plus de sagesse quand il détournait Willot de s'adresser à la Russie. Quoique animé de sentiments plus bienveillants pour le roi légitime que l'Angleterre et l'Autriche, le tsar ne croyait pas plus que ces deux puissances à l'opportunité d'une intervention des royalistes avant la victoire des armées alliées. À son avis, Louis XVIII devait entrer en France derrière ces armées et non à leur tête. Pénétré de cette conviction, il résistait aux instantes sollicitations du roi, qui rêvait d'imiter Henri IV et de conquérir son royaume. Pour les mêmes causes, et bien qu'il eût été averti des dispositions et des desseins de Dumouriez, il ne se pressait pas d'en tirer parti. Il était encore moins disposé à permettre au général Willot de rejoindre le corps de Souvarof. Son silence en fournissait la preuve à Louis XVIII, dont la lettre en faveur de Willot restait sans réponse.