Histoire de l'Émigration pendant la Révolution Française. Tome 2: Du 18 fructidor au 18 brumaire
Un brillant gentilhomme français, le marquis de Bonnay, jadis familier de la cour de France, maintenant émigré et souvent employé par les princes à des missions de confiance, se trouvait alors à Blanckenberg. Il s'y était arrêté en allant en Autriche, afin de présenter ses hommages à son maître et de prendre ses ordres pour Vienne. Sur le conseil de d'Avaray, le roi résolut de se confier à lui et d'utiliser son zèle pour pénétrer le véritable état d'âme de Madame Royale[39].
—J'ai une plaie qui me ronge, mon cher marquis, lui dit-il. Les lettres de ma nièce me font craindre qu'on ne soit parvenu à l'autrichienniser. Il me semble que ses résolutions ne sont plus aussi fermes, et l'on m'affirme que les Français admis à lui faire leur cour ne trouvent plus auprès d'elle l'accueil qu'ils sont en droit d'en attendre. Je ne doute pas de son obéissance si j'en venais à lui ordonner de se rendre auprès de moi pour accomplir le vœu de ses parents. Mais n'a-t-on pas cherché à lui inspirer et n'a-t-elle pas fini par concevoir de l'éloignement pour l'état de médiocrité momentanée où pourrait la condamner son mariage avec mon neveu? Voilà ce qui me préoccupe. Vous allez à Vienne, vous la verrez; tâchez de savoir ce qu'elle pense et de la rattacher, s'il y a lieu, à l'idée de cette union, à lui en inspirer le désir; appliquez-vous enfin à seconder mes vœux qui sont aussi ceux du duc d'Angoulême et ceux de la France.
Bonnay commença par se récuser. Il manquait de moyens à Vienne pour remplir les intentions du roi. Mais celui-ci insista. Il connaissait le dévouement et l'habileté de ce royaliste fidèle, son esprit de pénétration, et ne lui demandait après tout qu'à se rendre utile dans la mesure où il le pourrait. Bonnay finit par céder et promit tous ses efforts pour donner satisfaction à son prince.
En arrivant à Vienne et après avoir été reçu par Madame Royale de laquelle il n'eut qu'à se louer, il put d'abord constater que, si l'Empereur avait espéré, en traitant pour la liberté de sa cousine, la faire contribuer à l'agrandissement de sa maison, il y avait ensuite renoncé devant la résistance opposée par elle à ses suggestions. Cette résistance, on la devait surtout à Mme de Soucy. C'est elle qui s'était attachée à armer Madame Royale et à la mettre en garde contre les vœux de la cour de Vienne, ne craignant pas, «pour ajouter l'arme du dégoût à toutes les autres,» de lui faire sur la personne et la santé de l'archiduc Charles des confidences très intimes; c'est elle aussi qui lui avait conseillé d'écrire au roi, dès sa sortie de France et avant d'arriver à Vienne.
Ainsi prévenue, peu accoutumée à dissimuler, la princesse, au lieu de se livrer aux caresses de sa famille, avait manifesté tant de froideur et si mal répondu aux avances de l'Empereur, que celui-ci, au bout de quarante-huit heures, s'était cru obligé de provoquer une explication. Elle avait eu lieu, et il en était résulté une promesse solennelle faite par François II de ne pas contrarier le désir de Madame Royale. Depuis, la situation n'avait pas changé, et il n'était pas exact de prétendre que la fille de Louis XVI eût été «autrichiennisée», à moins qu'on n'entendît par là qu'elle n'avait pas dû, dans les lieux qu'elle habitait, apprendre à connaître et à apprécier les Français.
«En général, nous ne sommes guère aimés chez les étrangers, déclarait Bonnay en rendant compte à d'Avaray. Nous le sommes moins à Vienne qu'ailleurs; nous le sommes moins encore dans le palais impérial que dans les autres classes de la société. Il n'y a pas six semaines que l'impératrice, pour ravaler Mgr le duc d'Enghien, disait de lui:
«—Oh! pour celui-là, il est bien Français!»
Madame avait donc dû recueillir sur sa famille et ses compatriotes plus de traits satiriques que d'éloges. Mais cela ne l'avait pas empêchée de bien recevoir tous ceux d'entre eux qu'elle jugeait dignes de son estime et de sa confiance. À cet égard, les exemples étaient nombreux: le duc d'Enghien, ses officiers, le comte d'Albignac, le comte du Cayla, le marquis de Bonnay lui-même et tant d'autres. Très pieuse, dévote même, elle ne s'était montrée froide et réservée que pour les gens dont elle avait ouï dire que leur conduite était peu régulière.
Quant aux craintes conçues par le roi en ce qui touchait les intentions de sa nièce, craintes résultant de ce que «son style n'était plus aussi prononcé» qu'au moment de sa sortie de France, Bonnay, ses informations prises, jugea qu'elles n'étaient pas fondées. Lorsqu'elle avait été mise en liberté, Madame Royale avait «la tête montée» et par les insinuations de Mme de Soucy, et par le mécontentement que lui causait ce qu'on lui avait dit des intentions de l'Empereur. À peine hors de sa prison, mise au courant des vœux de ses parents et résolue à y obéir, elle n'avait pas cru pouvoir mettre trop de force à le déclarer. De là, le ton énergique des lettres qu'elle écrivait alors, à l'effet de ne laisser planer aucun doute sur sa volonté. Mais deux années s'étaient écoulées depuis. Cette volonté était connue, acceptée; personne ne songeait à la contrarier; il n'était donc pas utile qu'elle se manifestât avec autant de chaleur qu'à l'époque où la cour de Vienne paraissait y mettre obstacle.
Bonnay ne méconnaissait pas cependant que, si les résolutions de la princesse étaient ralenties, ce pouvait bien être aussi parce que son cœur et son amour-propre avaient été blessés du peu de soin déployé pour lui plaire, pour l'attacher et pour s'en faire aimer, ou encore parce qu'on avait voulu hâter son mariage sans sa participation et contre ses idées. Sur ce point, il s'exprimait sans réticences dans le rapport qui nous guide. Pouvait-on croire qu'à moins d'une disposition romanesque, que son éducation ni les circonstances de sa vie n'avaient pu lui donner, Madame Thérèse aimât son cousin avec assez de passion pour tout braver afin d'accélérer le moment de son mariage?
«Non, Monsieur le comte, Madame Thérèse n'est point passionnée; elle est essentiellement raisonnable; elle voit et juge les choses de sang-froid. Elle voit que le roi n'a eu jusqu'ici, et n'a encore même, qu'un asile précaire et incertain. Elle en a fait elle-même la remarque. Où aurait-elle pu se réunir à lui? Est-ce à Vérone, d'où on l'a contraint de s'éloigner? Est-ce à l'armée de Condé, où il n'a pu rester? Est-ce à Blanckenberg, d'où un simple signe du roi de Prusse, d'où la seule arrivée de Madame peut-être l'aurait obligé de partir, et où il est douteux qu'il pût demeurer si l'invasion du pays de Hanovre avait lieu? Voilà ce que Madame a pensé, ce qu'elle a dit et ce qui l'a éloignée jusqu'ici des désirs et de l'idée de terminer une affaire qui ne lui semble pas devoir péricliter pour être un peu différée.
«... Elle se croit libre, elle veut être libre, et toute idée de contrainte ne peut que l'effaroucher. C'est à la gagner et non à presser sa décision qu'il faut porter toutes ses vues; il serait à craindre, si l'on en usait autrement, non pas peut-être qu'elle prît un autre engagement, sa religion et ses principes l'en défendraient, mais qu'elle différât, qu'elle éludât de remplir celui qu'elle a contracté, tout sacré qu'il lui paraisse encore aujourd'hui... Avec son caractère, si une fois elle se portait à un acte de résistance ou, si l'on veut, de désobéissance, il serait à craindre qu'elle n'en revînt jamais, et on ne peut douter qu'elle n'y fût appuyée par cette cour. Enfin, si elle se forçait à l'obéissance et que cette obéissance fût un sacrifice, Mgr le duc d'Angoulême pourrait-il être flatté, pourrait-il être heureux d'un acquiescement que la cœur de Madame n'aurait pas ratifié?»
Pour conjurer les tristes conséquences qu'il venait d'envisager sans y croire, il n'était qu'un moyen, disait le marquis de Bonnay, c'était de tout faire pour prouver à Madame Thérèse qu'elle était aimée. Mais ce moyen n'était pas à Vienne, où elle vivait seule, retirée, surveillée, ne recevant que de rares visites, toujours en présence de Mme de Chanclos ou de sa nièce, Mlle de Roisin, «jeune personne fort aimable, d'un rare mérite et dont le mariage est arrêté avec le fils d'un comte Esterhazy, frère de celui qui est ministre à Naples.» Ce moyen était à Blanckenberg, dans les mains du roi et du duc d'Angoulême. À eux seuls, il appartenait de ne pas se faire oublier et de prouver qu'ils n'oubliaient pas. Essayer d'en convaincre Madame Thérèse par l'intermédiaire des Français résidant à Vienne serait peine perdue. Les communications «de bouche à bouche ou même par écrit», outre qu'elles étaient à peu près impossibles, vu l'entourage de la princesse, composé de personnes toutes dévouées à l'Empereur et en qui néanmoins elle avait toute confiance, tourneraient contre ceux qui s'en seraient chargés et «gâteraient infailliblement les affaires».
«Il faudrait des lettres fréquentes et des lettres de toutes les personnes de la famille royale. Monsieur, qui se trouve plus en retard que tout autre, devrait écrire, écrire avec amitié et écrire souvent. Il devrait envoyer son portrait; le roi, le duc d'Angoulême, les autres princes et princesses devraient en faire autant. Sans entrer dans aucune affaire politique, on devrait aussi parler à Madame avec détail de sa famille, de sa situation, de ses déplacements, en un mot la tenir au courant de tout et lui prouver en toute occasion qu'on l'associe au présent et à l'avenir.
«... Il est de petits détails sur la vie intérieure de Mgr le duc d'Angoulême qui, transmis à propos et avec adresse, ne pourraient manquer de produire un bon effet. Par exemple, Monseigneur a de la religion et en remplit les devoirs. J'ai su qu'à son départ d'Édimbourg, et de lui-même, il avait demandé à faire ses dévotions et les avait faites. Madame Thérèse, qui est extrêmement pieuse, aurait appris ce fait avec un extrême plaisir, et M. l'évêque de Nancy a eu beaucoup de regrets de l'avoir ignoré. Vous connaissez, Monsieur le comte, ce que peut auprès des femmes en général,—et pourquoi pas auprès des princesses?—l'art de faire valoir les hommes que l'on cherche à leur faire aimer; il faut que tous vos ressorts soient tendus pour faire valoir Mgr le duc d'Angoulême auprès de Madame, pour le faire valoir en toute occasion et surtout sous les rapports qui sont plus du ressort et du genre de cette princesse.
«... Courageuse, pieuse et éprouvée comme elle l'est, Madame Thérèse qui a langui deux ans et demi dans les horreurs d'une affreuse prison, Madame Thérèse qui a épuisé presque toute la coupe du malheur presque avant d'avoir bu dans celle de la vie, ne sera jamais arrêtée par des considérations secondaires, telles que les inconvénients d'un sort malheureusement trop au-dessous de celui auquel elle est en droit de prétendre. Mais, si le spectacle d'une malaisance honorable ou la crainte d'avoir des enfants qui ne jouiraient pas d'un rang digne de leur naissance pouvaient jamais balancer en elle le sentiment de son devoir et ébranler sa résolution, ce serait une raison de plus pour essayer d'intéresser d'avance son cœur en faveur du parti qu'on attend d'elle.»
Gagner ce jeune cœur par tous les moyens, tel était donc le conseil par lequel l'auteur de ce rapport couronnait les curieuses confidences et les piquantes réflexions auxquelles il venait de se livrer. Pour finir, il y ajoutait cette dernière information qui achève d'éclairer la situation délicate en laquelle Madame Royale se trouvait à la cour d'Autriche:
«Le bruit de Vienne a été et est même encore que l'impératrice n'aime pas Madame Thérèse, ou plutôt qu'elle en est jalouse. Les uns croient qu'elle a craint l'effet de ses charmes sur l'Empereur; les autres, en plus grand nombre, pensent qu'elle a redouté le crédit ou l'influence qu'elle pourrait prendre. J'ose être d'un avis à part et croire que l'impératrice, si elle éprouve réellement le sentiment qu'on lui prête, est jalouse de l'amour du peuple, qui lui est généralement refusée et qui est universellement acquis à Madame Thérèse... Quoi qu'il en soit et à quelque cause que soit dû le petit éloignement que l'on a cru remarquer, il n'a point influé sur les égards et les procédés de décence, et, s'il faut même dire tout ce que j'en pense, je trouve qu'il ne peut que servir à merveille les vues du roi et les intérêts de Mgr le duc d'Angoulême.»
Le rapport que nous venons d'analyser porte la date du 24 décembre 1797. Lorsqu'au commencement de l'année suivante, le roi en prit connaissance, les révélations et les conseils qu'il y lisait avaient perdu beaucoup de leur utilité; il s'était convaincu de l'exagération de ses craintes relativement à sa nièce, et cette conviction, il l'avait puisée dans le spectacle de l'élan généreux avec lequel elle s'associait dès ce moment à deux nouvelles épreuves qu'il venait de subir: l'une à Paris dans la journée du dix-huit fructidor (5 septembre), l'autre à Blanckenberg même, où le duc de Brunswick avait dû lui faire signifier un ordre du roi de Prusse, qui le mettait en demeure de quitter cet asile.[Lien vers la Table des Matières]
VI
LE ROI CHASSÉ DE BLANCKENBERG
La nouvelle des événements de Paris était arrivée à Vienne le 23 septembre. Madame Royale se hâta d'écrire à son oncle, sans attendre d'avoir été avertie par lui.
«J'ai appris par les journaux avec bien de la peine ce qui vient de se passer en France. Mon Dieu! si ce qu'ils disent est vrai, vous y êtes compromis avec bien du monde. Il est heureux au moins que, jusqu'à présent, il n'y ait pas eu de sang répandu; mais je crains bien que cela n'arrive; le bruit même court ici que Pichegru a été tué ainsi que Carnot. Je ne les connais ni l'un ni l'autre, mais il me paraît qu'ils étaient de la bonne cause. La personne qui me fait le plus de pitié dans tout cela c'est la pauvre duchesse d'Orléans, à qui on avait rendu ses biens et qu'on expatrie à présent, je crois, en Afrique. Celle-là au moins a toujours été vertueuse et malheureuse. Il paraît que ce sont les jacobins qui triomphent à présent. C'est ce qui pouvait arriver de plus mauvais. Je suis bien curieuse de savoir à présent si la paix aura lieu, et si ceux-ci la voudront encore. Je crains que non, parce qu'ils auront peur de leurs armées qui sont mécontentes et qui, rentrant dans la France, y amèneraient le mécontentement. D'un autre côté, cependant, je crois qu'ils ne peuvent pas continuer la guerre, car ils ne doivent plus avoir d'argent. Je suis curieuse et empressée de savoir comment les choses s'arrangeront. J'attends avec bien de l'impatience des nouvelles de Paris pour savoir ce qui s'y passe.»
Le roi répondit: «... J'ai bien reconnu la bonté de votre cœur dans ce que vous me mandez au sujet de ce qui vient de se passer à Paris. C'est sûrement un grand bonheur que cette crise n'ait pas fait verser de sang, mais je crois qu'il faut l'attribuer moins à la modération des triumvirs qu'à la conscience de leur faiblesse. Je gémis profondément avec vous sur le sort de ceux qui ont été dans cette occasion les victimes de leur zèle pour le bien de notre patrie; mais notre courage n'en doit pas être ébranlé; il ne sera pas arrêté. Quant à moi, peu m'importe que mon nom soit prononcé dans cette affaire; mes sujets fidèles n'avaient pas besoin de ce qui vient de se passer pour savoir que la première de mes occupations est de leur rendre le bonheur, ni les usurpateurs de mon autorité, pour croire que je me tiendrai en repos tandis qu'ils tyranniseront ma patrie.»
Quelques jours plus tard, Madame Royale ayant exprimé les alarmes qu'excitait en elle la confusion tragique des événements qui se déroulaient de toutes parts et terriblement gros de complications nouvelles, le roi reprenait:
«... L'avenir est en effet, comme vous le dites fort bien, environné d'un voile épais, et le passé ne nous engage pas à croire que ce voile cache rien de bon. Cependant, on peut en soulever un coin, et la perspective que je découvre n'est pas si effrayante qu'on pourrait se le figurer. Les prêtres et les émigrés sont, j'en conviens, persécutés en ce moment; mais les uns et les autres seront rappelés par l'opinion publique, et sa tendance vers la religion et la monarchie est toujours la même. Elle est comprimée, il est vrai; mais elle ne peut l'être longtemps que par le régime révolutionnaire, et la preuve que les tyrans actuels n'osent en revenir à cet effroyable régime, c'est qu'ils n'ont pas osé faire exécuter, quoiqu'elle ne soit pas abrogée, la loi de sang qui condamne à la mort tout émigré rentré. Un gouvernement usurpateur et monstrueux, ne peut se soutenir que par la violence, et toute demi-mesure de ce genre ne fait que déceler sa faiblesse et irriter les sujets. Tel est l'état de la France, et, quoique le moment soit dur à passer, cet état offre de grandes espérances pour l'avenir. Plût à Dieu qu'il fût possible d'y voir aussi clair sur la grande question de la paix ou de la guerre!»
La paix fut signée peu après entre la France et l'Autriche: «... Je savais la nouvelle de la paix, écrit Madame Royale, mais je ne suis pas plus instruite que vous sur les conditions; elles sont bien importantes. Quant aux événements, un nuage épais les couvre, et bien habile serait celui qui pourrait percer ce nuage et découvrir l'avenir. C'est un grand problème que de savoir si la paix est un bonheur ou un malheur pour nous, c'est-à-dire pour la France, car ces mots sont synonymes; le temps en donnera la solution, et je me trompe fort ou cette solution ne se fera pas attendre longtemps.»
En fait de solution, il n'en existait qu'une qui pût plaire au roi: celle qui lui rouvrirait son royaume, en prouvant aux Français, rendus à eux-mêmes grâce à la paix, que l'unique remède à leurs maux c'était la restauration de leur légitime souverain. On lui disait de toutes parts que cette opinion se répandait de plus en plus en France, que le parti royaliste ne cessait de se grossir, que les vœux des bons citoyens étaient en faveur du roi. Mais était-ce vrai? Ne le trompait-on pas? L'avenir seul pouvait le lui apprendre. En attendant, rien ne lui réussissait; tous les événements semblaient tourner contre lui, et la gloire de Bonaparte se préparait à retarder de dix-sept ans le retour des Bourbons dans leur patrie. Quiconque eût alors prédit à leur chef que son exil devait durer si longtemps encore, eût sûrement provoqué ses énergiques dénégations; il ne pouvait croire, il ne croyait pas que son triomphe fût si lointain. Cependant les événements se prononçaient au rebours de ses vœux. Quoiqu'il vînt de s'installer à Blanckenberg dans une maison plus commode et plus vaste que celle qu'il avait habitée jusque-là, il se savait toujours exposé à être chassé de cette pauvre bourgade, n'osait plus compter sur l'asile qu'il avait espéré en Westphalie et se voyait au moment d'être contraint d'accepter l'hospitalité que le tsar lui offrait à Mitau.
À ce même moment, l'armée de Condé,—sa dernière ressource,—s'acheminait vers la Pologne, tournant le dos à la France. Quelques semaines avant, l'Europe avait appris avec stupéfaction que Paul Ier la prenait à son service pour ne pas laisser sans ressources ces quelques milliers de Français, que l'Angleterre et l'Autriche venaient d'abandonner, et qu'il leur donnait le choix entre des emplois dans l'armée russe ou des terres en Crimée[40]. Au commencement de l'hiver de 1797, tandis que le prince de Condé était appelé à Saint-Pétersbourg et y recevait un accueil digne de son nom et de son rang, on avait vu cette petite armée s'embarquer en Bavière pour gagner la Pologne, sous la conduite de commissaires russes, chargés de lui assurer partout protection, respect et bon accueil; on l'avait vu traverser une partie de l'Allemagne, les officiers sur des bateaux couverts, les soldats sur des radeaux brillamment pavoisés, débarquant le soir dans les petites villes pour coucher chez l'habitant, naviguant le jour aux sons d'une musique militaire, que les populations riveraines saluaient au passage de leurs cris enthousiastes; puis, le voyage se continuant par voie de terre, coupé par de nombreuses et reposantes étapes en Moravie, en Silésie, en Gallicie, elle était arrivée en Volhynie, où elle devait séjourner jusqu'au printemps, confortablement installée autour de Dubno, siège du quartier général des princes, et fraternellement accueillie par la noblesse polonaise, aux foyers de laquelle les gentilshommes français retrouvaient dans les mœurs, dans les habitudes, dans les entretiens, plus d'un souvenir de la patrie absente.
Au spectacle de tant de braves gens exilés, le roi se demandait si lui-même devrait bientôt les suivre, aller encore plus loin qu'eux, jusque dans ces contrées perdues de la Courlande, où l'accueil qu'on lui réservait, si flatteur qu'il fût, ne le consolerait pas d'être si loin de son frère, si loin des Tuileries et de Versailles, si loin des frontières françaises et des villes de l'étranger, où s'agitaient ses partisans. Ces douloureuses perspectives n'ébranlaient cependant ni son courage ni sa confiance; elles n'altéraient en rien non plus la tendresse qu'il avait vouée à sa nièce, et qui semblait s'augmenter au fur et à mesure qu'il pouvait craindre davantage de voir s'élargir la distance qui le séparait de son pays. Elle s'exprimait toujours plus vive et plus ardente, comme s'il eût déjà prévu tout ce que lui verserait de consolation et de bonheur au fond de son exil la vaillante fille de Louis XVI et de Marie-Antoinette, devenue sa fille d'adoption.
Les lettres qu'il échange alors avec elle accusent, de part et d'autre, un redoublement d'affection, un plus pressant besoin de s'unir pour mieux résister aux coups de l'adversité. Au commencement de novembre, le duc d'Enghien, allant vers la Pologne avec l'armée de son grand-père, fait un crochet par Vienne afin de voir sa cousine. Elle se hâte de le mander au roi:
«Je vous demande pardon de ne pas vous avoir écrit la poste passée, mais c'est que j'étais dans l'attente du duc d'Enghien, et je ne voulais vous écrire que quand je l'aurais vu. On l'attend ici depuis dimanche, et il n'est arrivé que mardi soir. Je l'ai vu hier. Mon Dieu, cela m'a fait grand effet de revoir enfin quelqu'un de ma famille. C'est extraordinaire que le sort fasse que je revoie celui-là le premier, qui cependant m'est le parent le plus éloigné. Je regrette toujours beaucoup que le prince de Condé ne soit pas venu ici; j'aurais tant désiré de le voir pour l'admirer et lui témoigner la reconnaissance que j'ai pour tout ce qu'il fait pour la bonne cause. Ne le voyant pas, j'ai bien chargé son petit-fils de le lui dire. Le duc d'Enghien mérite aussi bien des éloges; car, à son âge, il s'est déjà bien signalé. Je ne me ressouvenais plus du tout de lui ni de sa figure; cependant je l'ai reconnu aisément à son air noble et malheureux.
«Il y a ici assez de Français, presque tous de l'armée de Condé. Aujourd'hui je les verrai tous, du moins ceux qui sont à Vienne. C'est une chose qui me déchire l'âme que de voir ces malheureuses gens qui vont par cette saison-ci dans un pays tel que la Russie, et qui les éloigne si fort de leur patrie, des vieillards qu'on mène sur des chariots par le froid, et pourquoi? Pour vivre dans des déserts, car on dit que les pays où ils vont ne sont presque pas habités que par des Cosaques. Là ils seront seuls, sans savoir à peine des nouvelles de ce qui se passe. Je sais ce que c'est que d'ignorer ce qui se passe, quand surtout cela vous intéresse. J'ai été deux ans entiers sans rien savoir du tout, ni de mes parents qui sont morts en France, ni de ma famille, ni de la guerre, ni de ce qui se passait même à Paris. Il n'y a rien de pis que cette position. Ainsi je compatis bien sincèrement à celle des autres. Ces pauvres gens qui vont en Russie ont peut-être encore une famille en France. Là, ils en ignoreront totalement les nouvelles. C'est une chose qui me fait une peine affreuse à penser. Il est vrai que cela vaut mieux que de mourir de faim; c'est une triste existence que celle-là. Je ne veux plus parler de tout cela, cela m'afflige trop, et je suis persuadée du chagrin que vous en ressentez aussi.»
Ces témoignages de la pitié de sa nièce vont au cœur du roi; la sienne s'excite au spectacle du sincère chagrin qu'inspire à Madame Thérèse le sort de ces pauvres exilés, et il s'attache à lui prouver que celui qu'elle a subi fut encore plus cruel:
«L'effet que la visite de M. le duc d'Enghien vous a fait m'a touché jusqu'au fond du cœur. Je l'envie de vous avoir vue. Mais, quand je songe que ce n'a été qu'un moment, j'en suis moins jaloux. Je payerais sans doute bien cher un pareil moment; mais il ne me suffirait pas; car ce n'est pas seulement vous parler de ma tendresse que je désire, c'est vous la prouver en contribuant de tout mon pouvoir à vous rendre heureuse.
«Je ne suis pas moins touché des sentiments que l'armée de Condé excite en vous; mais pensez que tous ceux qui la composent sont soutenus par l'honneur, et qu'avec un pareil appui, on peut tout braver. D'ailleurs, leur sort en Pologne ne saurait être comparé au vôtre pendant cette cruelle captivité. La plus grande difficulté qu'ils éprouveront pour avoir des nouvelles de ce qui leur est cher existait déjà en Allemagne: c'est celle de franchir la frontière. Cet obstacle une fois levé, il n'y a plus que des retards, au lieu que vous, dans l'horrible séjour que vous avez habité plus de trois ans, une porte vous séparait de tout, et vous sentiez que c'était une barrière insurmontable. Je ne veux pas ramener plus longtemps votre imagination sur les maux que vous avez soufferts; mais soyez sûre qu'ils vous rendent plus chère à mon cœur.»
Quatre jours plus tard, et comme pour lui prouver que ce ne sont point là de vaines paroles, le roi envoie à sa nièce un souvenir qu'il lui promettait depuis longtemps et qu'il avait été empêché de lui faire passer:
«J'ai enfin trouvé, ma chère enfant, l'occasion que j'attendais depuis si longtemps pour vous transmettre le précieux dépôt dont je me suis chargé pour vous. J'espère que vous serez contente de la ressemblance, quoique votre malheureuse mère fût bien plus jeune, lorsque cette pierre a été gravée, que lorsque vous avez pu la connaître. Celle qui vous en fait l'hommage, et dont je n'ai pas voulu confier le nom à la poste, parce qu'elle est en France, est Mme de Champcenetz qui, toute née à Clèves qu'elle est, n'en est pas moins bonne Française, et a par devers elle plusieurs traits aussi courageux que touchants de secours envers nos pauvres émigrés. Je n'ai dans ceci d'autre mérite que d'être le canal par lequel elle vous transmet cette preuve certaine de son attachement; mais je n'en jouis pas moins du plaisir douloureux que vous éprouverez, et il me semble qu'en vous faisant passer l'image de votre mère, j'acquiers un droit de plus à votre tendresse, que cette bague est un lien de plus entre nous, et vous pouvez juger de l'empressement avec lequel je saisis cette idée.»
Le 19 novembre, la princesse annonce la mort du roi de Prusse qu'elle vient d'apprendre:
«On dit ici que le roi de Prusse est mort. Je ne sais si dans ce moment-ci cet événement est heureux ou malheureux. Son fils, je crois, est peu disposé pour les émigrés français; on dit même qu'il en fait arrêter déjà deux. C'est un mauvais commencement. Je crois cependant que nous n'avons pas lieu de beaucoup regretter l'autre. La campagne de Champagne qu'il a faite et sa malheureuse réussite est une chose que je ne peux pas comprendre. Dans le temps, j'ai toujours cru qu'on nous faisait des histoires quand on nous disait que le roi de Prusse reculait; c'était une chose qui me paraissait impossible, étant si près de Paris. Enfin il faut oublier tout ce qui s'est passé, car on n'y voit que choses tristes et affligeantes.»
Le roi est bien de cet avis. Mais il ne résiste pas au désir de prouver que ces douloureux souvenirs ne se sont pas effacés de sa mémoire. «... La mort du roi de Prusse vous a rappelé une bien cruelle époque. Jugez de ce que je souffrais de notre fatale retraite! Nous n'étions plus qu'à vingt-cinq lieues de vous, je voyais vos bras tendus vers nous, et il fallut s'éloigner. J'aurais supporté de quitter une seconde fois ma patrie; mais je sentais tout ce que vous deviez éprouver, et la certitude que vous sentiez aussi ce que j'éprouvais moi-même rendait encore ma peine plus aiguë. Adorons la Providence, ma chère enfant; c'est la seule ressource qui reste dans des pensées aussi douloureuses.»
Enfin, le 19 décembre, l'anniversaire de la naissance de sa nièce lui fournit l'occasion de résumer, sous une forme en quelque sorte plus solennelle, les tendres engagements que, depuis plus de deux ans, il n'a cessé de prendre envers elle, et cette occasion, il se garde bien de la laisser échapper.
«... Il y a aujourd'hui dix-neuf ans que vous êtes née; je n'ai besoin d'aucune époque pour penser à vous; mais celle-ci semble appeler davantage mon attention. Je me rappelle les souhaits que je formais pour vous en vous présentant à l'autel; je les renouvelle avec plus d'ardeur aujourd'hui. J'étais loin de prévoir les malheurs qui devaient sitôt nous accabler, et les engagements que je prenais, en représentant votre parrain, j'y serai fidèle, et si je n'ai ni pu, ni même dû donner mes soins à votre enfance, je les donnerai à votre jeunesse. Le premier, le plus important, comme le plus doux, sera d'assurer le bonheur du reste de votre vie, et j'espère, comme je vous l'ai dit, que ce sera un des premiers fruits de la paix.»
Sur ce point, le roi ne se trompait pas. La paix devait avoir pour conséquence, en effet, de rendre possible le mariage de sa nièce. Quand il traçait les lignes qui précèdent, il le croyait prochain. Mais il restait toujours dans l'incertitude quant à la question de savoir où il pourrait le célébrer. Sans doute, le tsar lui avait assuré un asile en Westphalie. Mais, dans ce pays voisin de la Hollande, ne serait-il pas exposé à quelque coup de main des républicains? Il jugeait, en tous cas, imprudent de s'y rendre. Voudrait-on le recevoir ailleurs où il eût été en sûreté, dans la Lusace ou dans le Mecklembourg? Il n'avait que trop de raisons d'en douter. Lui restaient, il est vrai, la Russie et Mitau, où Paul Ier offrait généreusement de le recevoir. Mais ce ne pouvait être qu'un pis aller: plus que jamais, il tenait à ne s'éloigner ni des frontières de son royaume, ni surtout de la Suisse d'où, depuis quelque temps, il espérait un secours.
Les cantons helvétiques, ces anciens alliés de sa couronne, poussés à bout par les excès de la domination française, menaçaient de se soulever; du moins, il le croyait. Confiant «dans leur antique énergie», attendant d'eux «les mêmes services que leurs pères rendirent jadis à Henri IV», il avait proposé à l'Angleterre, si elle voulait fournir aux Suisses les subsides qui leur étaient nécessaires, «d'aller se mettre à leur tête, et, aidé de ses fidèles sujets, de chercher avec eux, au sein de sa patrie, son trône ou son tombeau.» Ce n'était donc plus le cas de songer à s'ensevelir sous les neiges moscovites, et, pour le moment, il s'en tenait à souhaiter que le nouveau roi de Prusse, à l'exemple de son père, et quoiqu'il vécût en paix avec la République, tolérât sa présence à Blanckenberg.
Pressé de connaître les dispositions de ce prince, et n'osant, de peur de l'embarrasser, lui écrire directement, ni à lui, ni à ses ministres, il avait, sur le conseil de d'Avaray, recouru à l'intermédiaire d'un gentilhomme français, le comte de Moustier, employé déjà en Angleterre[41], qui habitait aux environs de Potsdam, et duquel il comptait faire son agent à la cour prussienne, quand il pourrait en avoir un à Berlin. Il lui avait adressé une lettre toute de sentiment, exprimant des regrets sur le roi défunt et formulant des vœux pour le règne de son successeur. «Vous chercherez sans doute à mettre cette lettre sous les yeux de Sa Majesté,» avait écrit d'Avaray à Moustier en la lui envoyant.
Moustier s'était empressé de faire ce qu'on attendait de lui. Il y avait apporté tant d'habileté que bientôt après, le 5 décembre, il recevait du roi de Prusse la lettre la plus flatteuse pour le roi de France. Sentiments affectueux pour sa personne et vœux fervents pour sa prospérité, rien n'y manquait. Moustier y était en outre invité à s'en faire l'organe «dans les termes les plus propres à en désigner la force et la sincérité». La lettre finissait par ces mots: «Ne craignez point surtout de leur prêter trop d'énergie par celle de vos expressions.» En la lisant, Louis XVIII crut y reconnaître «tous les caractères de la franchise, de la loyauté, d'un sentiment profond et vrai». Il en ressentit une joie depuis longtemps inconnue à son cœur; c'est d'Avaray qui l'affirme dans son rapport. Il ne se doutait point, hélas! que de la même source dût lui venir bientôt un nouveau sujet d'afflictions. C'est cependant ce dont il était menacé.
Dans le courant de décembre, Cailhard, ministre de la République à Berlin, se présentait chez le ministre des affaires étrangères de Prusse et lui représentait vivement «qu'une ville comprise dans la ligne de neutralité ne devait pas être l'asile du plus implacable ennemi du gouvernement français; que la présence du prétendant à Blanckenberg était l'une des circonstances qui contribuaient le plus à entretenir en Europe, et au cœur même de la République, l'espoir du retour de l'ancien régime en France». En conséquence, Cailhard, armé d'une dépêche signée Talleyrand, demandait l'intervention du roi de Prusse auprès du duc de Brunswick «pour qu'il fît éloigner de ses États des hôtes dont le séjour pourrait, tôt ou tard, devenir dangereux».
Si l'on veut songer qu'on prêtait alors au Directoire l'intention de s'emparer du Hanovre, de l'embouchure de l'Elbe et des villes hanséatiques, pour couper toute communication entre l'Allemagne et l'Angleterre, on comprendra de quel effroi fut saisi le roi de Prusse en recevant la demande du ministre républicain. Malgré les efforts du duc de Brunswick et du comte de Panin, ministre de Russie à Berlin, qui tous deux étaient d'avis d'y résister, la crainte de voir envahir la Basse-Allemagne décida le roi de Prusse à céder. Une lettre que le duc de Brunswick exigea pour dégager sa responsabilité, le mit en demeure de faire connaître «au comte de Provence» les motifs, les conjonctures et les périls qui s'opposaient à a prolongation ultérieure de son séjour dans la ligne de neutralité, où d'ailleurs il risquerait fort de n'être bientôt plus personnellement en sûreté. Les moyens, les délais, les mesures d'humanité, étaient laissés au jugement du duc de Brunswick. Mais il devait engager ce prince à quitter Blanckenberg et éloigner de ses États les émigrés français.
N'osant faire lui-même cette communication au souverain proscrit, le duc de Brunswick la lui fit par l'entremise du maréchal de Castries, qui alla tout exprès de Leipzig à Blanckenberg, porteur d'une copie de la lettre du roi de Prusse et de celle qu'en la lui envoyant, le duc régnant lui avait écrite lui-même. «J'écarte les réflexions qui se présentent en foule, Monsieur le maréchal. Je me borne à vous prier avec instance de faire l'usage le plus prompt et le plus convenable de cette lettre vis-à-vis des personnes respectables qu'elle concerne. La diction et la teneur de cette lettre sont également pressantes, et vous m'obligerez sensiblement, Monsieur, en me mettant dans le cas de pouvoir répondre sans aucun délai à Sa Majesté prussienne.»
Les lettres écrites par le roi au sujet du pénible incident que nous racontons témoignent de sa surprise et de son chagrin. Mais il ne s'y mêla aucune irritation contre le roi de Prusse, dont la récente missive au comte de Moustier ne lui permettait pas de mettre en doute le bon vouloir:
«Il cède aux circonstances, écrivait-il au comte de Panin, et à ce qu'il juge que le bien de ses États exige... Je vous prie de lui peindre ma situation, et de l'engager, par tout ce qu'elle peut suggérer à une âme comme la vôtre, à autoriser la prolongation de mon séjour ici, ou, si cela paraissait impossible, de me procurer une habitation provisoire, car il est impossible, surtout dans la saison où nous sommes, de se mettre en route sans aucune direction ni aucun but déterminé; et il est suffisamment démontré que je ne peux me rendre à Yever, non seulement avec sûreté, mais, ce qui est pour moi un motif d'un tout autre intérêt, sans manquer d'égards pour le généreux souverain qui ne m'a offert cette partie de ses États que parce qu'il devait la croire à l'abri de toute insulte.»
Il n'avait pas à songer à lui seul. Il était encore tenu de se préoccuper des émigrés réfugiés dans le duché de Brunswick. «Je réclame aussi son humanité pour ceux de mes malheureux et fidèles sujets qui vont être obligés de s'expatrier encore; je puis me servir de cette expression après les bontés que le duc de Brunswick a eues pour eux; leurs peines seront bien plus grandes que les miennes, et je les sens vivement.» Le résultat de ces démarches fut que, sous la promesse formelle d'un prochain départ propre à faire prendre patience au gouvernement français, le roi de Prusse ferma les yeux ou tout au moins les détourna de Blanckenberg. Louis XVIII eut la faculté d'y attendre une réponse à la lettre que, par l'intermédiaire de Panin, il avait adressée à Paul Ier pour lui peindre sa triste situation. Il avait écrit aussi au prince de Condé, qui se trouvait alors à Saint-Pétersbourg. Il lui demandait d'appuyer ses démarches, non seulement pour ce qui lui était personnel, mais encore et surtout pour le détachement de ses gardes du corps, déjà revêtus de l'uniforme russe, et qui, par ordre du tsar, étaient allés l'attendre à Yever. Il insistait pour qu'on les rappelât à l'armée de Condé déjà en route pour la Russie, et qu'on les dérobât au danger de recevoir les insultes du Directoire.
Il consacra les semaines qui suivirent, encore qu'il ne sût où il irait, à prendre ses dispositions en vue de son départ. Une somme de six mille francs fut distribuée par ses soins aux plus nécessiteux des émigrés réfugiés dans le duché. Il envoya ses instructions à ses agents de France, à ceux qu'il entretenait auprès des diverses cours. Il correspondit également avec les membres de sa famille, et notamment avec son frère, auquel il faisait part de ce qu'il avait décidé pour ses deux neveux, le duc d'Angoulême et le duc de Berry. Le premier ne devait pas le quitter et le suivrait en quelque endroit qu'il allât. Le second partirait de Blanckenberg le même jour que lui pour aller à Cuxhaven, s'embarquer pour l'Écosse. Après avoir embrassé son père, il se remettrait en chemin pour rejoindre en Volhynie l'armée de Condé, puisque, comme elle, il était à la solde russe.
Ces occupations trompèrent les longueurs de l'incertitude du roi jusqu'au 26 janvier. À cette date, lui arrivèrent des nouvelles de Suisse; elles étaient désastreuses. L'espoir qu'il avait fondé sur ce pays s'évanouissait; il le voyait «subissant le sort de Venise et de Gênes». Ce projet, auquel il s'était un moment arrêté et qui lui faisait attacher tant de prix à ne jamais s'éloigner de son royaume, n'était plus que cendres. C'est sans doute l'état d'âme en lequel on doit le supposer qui le décida à accepter sur-le-champ l'offre du château de Mitau que lui apporta le même jour, de la part de l'empereur de Russie, le colonel de Lawrof, aide de camp de ce prince.[Lien vers la Table des Matières]
VII
EN ROUTE POUR MITAU
L'invitation adressée au roi par le tsar était le résultat des actives démarches du comte Panin, ambassadeur de Russie à Berlin, et des pressantes sollicitations du prince de Condé. Panin jouissait à sa cour du plus grand crédit. En y faisant connaître la répugnance qu'inspirait à Louis XVIII le séjour de Yever, il avait suggéré l'idée de lui offrir le château des anciens grands-ducs de Courlande à Mitau.
De son côté, Condé avait agi. Depuis le mois de novembre, il résidait dans la capitale russe, où, comme on l'a vu, le tsar l'avait appelé. «L'Empereur l'avait reçu comme un héros digne de son estime et de son admiration. Le comblant de grâces et de faveurs, il lui donna l'un des plus beaux palais de sa capitale, une habitation de campagne charmante à proximité, et lui monta la maison la plus brillante. Poussant la générosité jusqu'à la délicatesse la plus raffinée, il fit mettre les armes de M. le prince de Condé sur les voitures et l'argenterie dont il lui avait fait présent. Tous les domestiques que trouva M. le prince de Condé en arrivant dans son palais étaient à sa livrée. L'Empereur le décora du premier de ses ordres, l'ordre de Saint-André; enfin il le traita, tant en public qu'en particulier, avec la distinction la plus marquée[42].»
Cette faveur ne devait pas durer[43]. Mais, à ce moment, elle se traduisait avec une rare générosité, par une véritable prodigalité d'argent, d'attentions et de soins. Il fut donc aisé à Condé de seconder les efforts de Panin. Le tsar y répondit en offrant le château de Mitau et en autorisant Louis XVIII à s'y établir avec la reine, avec les gentilshommes qui formaient sa cour et ses gardes du corps. Il entendait qu'il y fût traité en roi, ainsi que cela avait été convenu avec Saint-Priest, alors qu'il s'agissait de fixer à Yever la résidence de la maison de Bourbon. À toutes les demandes formulées par Panin, il était fait droit. Il n'y avait donc plus qu'à savoir si Louis XVIII adhérait à ces arrangements. Son adhésion arriva à Saint-Pétersbourg au commencement de 1798, au moment où l'armée de Condé, partie d'Uberlingen, le 10 octobre, venait d'entrer dans la Pologne russe et d'établir à Dubno son quartier général. Les offres impériales étaient acceptées par lui avec reconnaissance. Le tsar lui écrivit aussitôt pour l'inviter officiellement à se rendre en Russie, et le roi, au reçu de sa lettre, se décida à fixer au 10 février la date de son départ.
«Dans ces circonstances, écrivait-il à Paul, je n'attendrai pas la réponse de Votre Majesté Impériale[44]; j'accepte l'offre qu'elle me fait, avec autant de reconnaissance qu'elle y met de générosité, et je ne profite même pas de tout le délai que le comte Panin m'a procuré. Quinze jours me seront suffisants pour tout ce que j'ai à régler avant mon départ, et pour n'avoir aucun doute sur le sort de la Suisse, et malgré la douleur que cet éloignement va causer à mes fidèles et malheureux sujets, dont le cri retentit déjà dans mon cœur, je me mettrai en route le 10 du mois prochain avec mon neveu le duc d'Angoulême. Quant au duc de Berry, Votre Majesté Impériale a approuvé qu'il allât embrasser son père, dont il est séparé depuis près de quatre ans, avant de se rendre dans ses États. Il partira donc pour l'Écosse en même temps que je partirai pour Mitau et viendra me rejoindre au printemps.
«Mais en arrivant dans les États de Votre Majesté Impériale, il me sera impossible de ne pas éprouver le désir d'aller la voir, la remercier de ses bienfaits, resserrer s'il est possible les liens d'amitié qui nous unissent, lui exposer, bien mieux que je ne le puis par lettres, la situation de mes affaires et lui demander ses conseils. Je la prie donc de permettre que je ne m'arrête pas à Mitau, mais que je continue mon voyage avec mon neveu, auquel je ne puis donner de meilleures leçons du rôle important qu'il doit jouer un jour, qu'en lui faisant voir un si grand exemple, et les deux ou trois personnes qui feront la route avec moi, et que j'aille passer quinze jours à Pétersbourg auprès de Votre Majesté. Si elle y consent, autant que je l'espère et que je le souhaite, je la prie de trouver bon que, pour ne pas lui être à charge, je conserve à la cour le même incognito que dans les États du roi de Prusse. Je calcule que, vu l'époque de mon départ et le temps qu'un courrier gagne sur un voyageur ordinaire, peut-être même la nécessité où les circonstances pourraient me mettre de voyager lentement, je pourrais facilement recevoir la réponse de Votre Majesté Impériale en arrivant à Mitau; je lui laisse à penser l'empressement avec lequel j'ouvrirai une lettre si intéressante pour moi.»
Cette lettre fut écrite le 27 janvier, le jour même où était arrivé à Blanckenberg le colonel de Lawrof, porteur de celle de l'Empereur. Cet officier repartit sur-le-champ avec la réponse du roi. Après son départ, on commença tristement les préparatifs de ce long et pénible voyage de Russie. Des avis expédiés à la reine de France, alors à Budweiss en Bohême, au comte d'Artois[45], aux représentants de Louis XVIII, allèrent leur apprendre quels généreux secours ce prince recevait du tsar. Ordre fut donné aux divers agents, dans leurs communications avec l'intérieur, de faire valoir la protection accordée au roi par le plus puissant monarque du continent. On renonça à avertir ceux de Paris. On ignorait encore s'ils avaient échappé aux proscriptions fructidoriennes. Enfin le roi se rappela au souvenir de Saint-Priest retenu à Stockholm: «J'attends de votre attachement, lui mandait-il, je dirai plus, de votre amitié, que vous viendrez me joindre à Mitau[46].»
Restaient encore à désigner les personnages dont le roi s'entourerait à Mitau. Indépendamment de ceux qui l'avaient suivi depuis Vérone, il en était d'autres qu'il désirait posséder dans sa petite cour. Ils vivaient dispersés de divers côtés. Ils furent invités à se rendre en Russie pour se réunir à leur maître. Le cardinal de Montmorency, le duc de Piennes, le duc d'Aumont, le comte des Cars, d'autres encore, durent s'apprêter à remplacer les fidèles serviteurs que, pour des causes diverses, Louis XVIII laissait derrière soi. Le maréchal de Castries fut de ceux qui ne l'accompagnèrent pas. Son âge le condamnait au repos.
La maison royale fut bientôt prête à se mettre en route. Il était convenu que le roi, le duc d'Angoulême et le comte d'Avaray voyageraient ensemble. Les autres personnes de sa suite devaient marcher de leur côté par petits groupes, de façon à ne pas attirer l'attention dans les pays qu'elles avaient à traverser. C'est dans ces conditions que les gardes du corps, détachés de l'armée de Condé dont ils avaient fait partie en attendant de pouvoir être rendus à leur premier emploi, s'étaient dirigés vers Mitau, précédant le roi.
Le départ avait été fixé au 10 février. Trois jours avant, on vit arriver à Blanckenberg un nouvel envoyé du tsar. C'était le comte Schouvalof. Poussant jusqu'aux prévenances les plus délicates sa sollicitude pour le prince à qui il offrait l'hospitalité, Paul avait voulu l'entourer, dès ce moment, de sa protection. Le comte Schouvalof était chargé de l'accompagner jusqu'à Mitau, de faciliter son voyage, de pourvoir à toutes ses dépenses.
Dès le 30 janvier, le roi avait annoncé son prochain départ à Madame Royale.
«J'ai reçu, ma chère enfant, votre lettre par Cléry; je l'ai revu lui-même avec ce tendre intérêt qu'il est toujours sûr d'inspirer à tout bon Français, et j'ai lu son déchirant journal. Il m'a fait d'autant plus souffrir que j'y ai appris des particularités que j'ignorais sur la barbarie de vos infâmes geôliers. Mais je ne pouvais m'arracher de cette lecture. Tout ce qui me rappelle ce que nous avons perdu, même dans l'état le plus déplorable, me sera toujours cher. Je lisais en même temps votre lettre. Le désir que vous m'exprimez d'une manière si touchante d'être auprès de moi, adoucissait ma peine; mais je me disais en même temps:—Qui suis-je pour tenir lieu de tant et de si cruelles pertes? Je n'ai pour moi que ma tendresse pour vous; mais aussi, ma chère enfant, vous la possédez tout entière. Puisse ce faible dédommagement suffire à votre âme sensible!
«Cette tendresse ne m'a cependant pas garanti d'un tort envers vous. Il y a six semaines que je ne vous ai écrit; mais j'ai passé tout ce temps dans une incertitude complète sur ce que j'allais devenir, certain de ne pas rester longtemps ici, mais ne sachant ni quand j'en partirais, ni où j'irais, et croyant à chaque moment que j'allais en être éclairci. Cette situation était pénible; je craignais de vous la faire partager en vous la faisant connaître, et je me disais à chaque courrier:—Ne l'affligeons pas aujourd'hui; je pourrai lui dire quelque chose de plus positif la première fois.
«Je suis bien plus coupable encore, car le même motif m'a empêché de vous envoyer trois lettres du duc d'Angoulême, et une de son frère, que je joins ici. Enfin mon sort est éclairci depuis deux jours. L'Empereur de Russie, avec cette grâce et cette générosité qui caractérisent toutes ses actions, m'a offert un asile dans son château de Mitau en Courlande, et je pars le 10 du mois prochain, pour m'y rendre avec le duc d'Angoulême. Son frère partira en même temps, si ce n'est avant, pour l'Écosse, et reviendra au printemps en Russie. Je vous prie de faire part de tous ces détails à l'évêque de Nancy, auquel je n'ai le temps d'écrire que quatre mots.
«Ce n'est pas sans un regret extrême que je m'éloigne encore davantage de ma patrie; mais j'entrevois dans cet asile très solide et dans l'amitié de Paul le premier acheminement véritable vers l'objet de mes vœux les plus ardents; cet espoir me console et me soutient.»
Ce langage, on le reconnaîtra, n'est pas d'un homme que trouble et déconcerte l'excès de ses infortunes. Il est celui d'un homme ferme qui ne doute ni de son bon droit ni de son étoile, qui croit que l'éternelle justice le remettra tôt ou tard à la place qui lui est due et qui, fort de cette confiance indomptable, conserve son sang-froid, sa sérénité, toute sa liberté d'esprit, même aux heures les plus douloureuses de sa vie. Celui dont nous parlons, et que tant de lettres de lui publiées pour la première fois montrent sans cesse animé de la même espérance, eût été excusable de plier sous le fardeau des dures épreuves au moment où il allait quitter le duché de Brunswick. À la suite de tant d'autres qu'elle devait nécessairement lui rappeler, celle-ci lui prouvait que le destin acharné contre lui ne désarmait pas et qu'il n'en avait pas épuisé les rigueurs. Mais ce fut son mérite, à toutes les étapes de son exil, d'être toujours plus haut que son infortune, «d'être soutenu par une voix intérieure qui lui disait que ses malheurs auraient leur terme.» Les dernières lettres qu'il data de Blanckenberg le dépeignent tel qu'on l'avait vu à Coblentz, à Hamm, à Vérone, à Riégel, partout enfin où ses efforts avaient rencontré une volonté plus forte que la sienne: calme, courageux et résigné.
Dans la matinée du 10 février, par un froid rigoureux, le roi se mit en chemin. Il avait eu d'abord la pensée de s'arrêter quelques jours à Francfort-sur-l'Oder; mais il changea d'avis. C'est à Kustrin, petite ville à une courte distance de Berlin, qu'eut lieu la première halte. Le comte de Panin, et avec lui les rares émigrés dont la Prusse tolérait la présence dans sa capitale, vinrent le saluer. Triste fut cette entrevue. Quelque optimisme que manifestât le roi, la nécessité qu'il subissait de s'éloigner des frontières de son royaume ne pouvait être interprétée autrement que comme une défaite nouvelle de sa cause. Il prodigua cependant des encouragements, se montra confiant et non désespéré.
Six jours plus tard, après une halte à Leipzick, d'où il donna de ses nouvelles à sa nièce, il était à Bromberg, dans le bassin de la Vistule. C'est de là qu'il écrivit au tsar, au sujet de la course qu'il se proposait de faire à Saint-Pétersbourg: «En demandant à Votre Majesté de me rendre auprès d'elle, j'ai cédé au désir d'être plus à portée de lui exprimer moi-même les sentiments dont mon cœur est rempli. Je n'avais pas réfléchi aux embarras qui pourraient en résulter pour Elle et pour moi, lorsque tout à coup j'en ai été frappé. En effet, si Votre Majesté cédait à mon empressement, je me trouverais en route ou à Pétersbourg dans un temps consacré à des exercices de piété auxquels un chrétien se doit tout entier. Je me hâte de faire part de cette réflexion un peu tardive à Votre Majesté Impériale, et je la prie, si, comme je l'espère, elle approuve ma course à Pétersbourg, de trouver bon que cette course n'ait lieu qu'après la fête de Pâques.»
La route se continua sans autres accidents que ceux qui résultaient de la rigueur du froid, du mauvais état des chemins, du débordement des rivières, et surtout de la pauvreté des gîtes où l'on s'arrêtait au soir de chaque journée, pour passer la nuit[47]. C'est ainsi que de Kœnigsberg, où le roi se trouvait dès les premiers jours de mars, il ne put se rendre ni à Memel, ni à Tilsitt. Il en fut empêché par la crue des eaux du Niémen. Un difficultueux et long détour le conduisit à Kowno en Lithuanie, à mi-chemin entre Grodno et Mitau. Il fallut traverser en barque le Niémen démesurément gonflé; les voitures du roi ne purent être transportées de l'autre côté du fleuve. Heureusement, à Kowno, on était sur le territoire de l'Empereur de Russie; il fut aisé à Schouvalof de se procurer les moyens d'arriver au terme du voyage. Dans cette ville, Louis XVIII fut reçu par le général de Sacken. «J'aurais désiré voir la parade de son régiment, mandait-il au tsar; le temps ne l'a pas permis. Mais j'ai du moins vu relever la garde ce matin, et j'ai ressenti une joie bien vive en songeant que de pareilles troupes sont celles de Votre Majesté.»
Enfin, le 13 mars, après trente et un jours de route, le roi de France faisait son entrée dans Mitau. Les principaux membres de la noblesse courlandaise, conduits par le gouverneur militaire, le général de Fersen, étaient venus à sa rencontre jusqu'aux portes de la ville. Ils le conduisirent au château ducal. Là, se tenaient sous les armes, en l'attendant, ses gardes du corps. Il ressentit, à leur aspect, une émotion d'une infinie douceur; elle suffit à le payer des fatigues de son long voyage. Le général de Fersen lui remit deux lettres de Paul Ier, qui attendaient son arrivée. Malheureusement, elles ne répondaient pas à ses requêtes ainsi qu'il l'eût souhaité.
«J'apprends avec bien du plaisir l'arrivée de Votre Majesté à Mitau, était-il dit dans l'une d'elles, et je jouirai réellement de la savoir enfin dans une parfaite sécurité. Je désire que le séjour dans mes États lui devienne agréable, et que sa santé se repose de toutes les fatigues et désagréments qu'elle a essuyés.
«Quant au voyage qu'elle désire faire jusqu'à Pétersbourg, en gardant même l'incognito, je suis bien fâché de devoir m'y opposer, malgré le désir bien vif que j'ai de voir Votre Majesté et de lui dire de bouche tout ce que je lui ai si souvent écrit. Les circonstances rendent le projet de son voyage impossible à exécuter en ce moment, et je la prie de s'arrêter à Mitau, où je tâcherai de lui procurer toutes les aisances et les services d'amitié qui dépendront de moi.»
Ce refus, dont la dureté était à peine tempérée par les formules de politesse, affecta sensiblement le cœur de Louis XVIII. Mais il importait de n'en rien laisser paraître; il importait surtout de ne pas se mettre en révolte contre les ordres de Paul Ier, quelque humiliants qu'ils fussent. Le roi se résigna donc. Dès le lendemain, il répondait à la lettre qu'on vient de lire:
«Je suis enfin arrivé hier dans l'asile que Votre Majesté Impériale m'a donné; il m'est bien moins cher, je la prie d'en être persuadée, par les avantages et les agréments qu'il réunit, que parce que je le tiens de son amitié. J'en ai éprouvé les effets le long de ma route, où le zèle et l'activité de ses sujets m'a fait surmonter, avec une facilité qui tient du miracle, les obstacles multipliés que la saison opposait à mon passage.
«M. le général de Fersen m'a remis les deux lettres de Votre Majesté Impériale des 4 février et 5 de ce mois. Le désir ardent que j'ai de la voir et de lui témoigner moi-même toute l'amitié, toute la reconnaissance dont mon cœur est rempli pour elle, est le moindre motif qui me fait souhaiter une entrevue avec elle; je regarde comme un devoir indispensable de l'entretenir à fond sur la Révolution française, sur ses dangers, sur ses conséquences, et personne ne peut en cela me remplacer. Cependant, je respecte les motifs qui engagent Votre Majesté à se refuser en ce moment à mon empressement; mais je ne cesserai de hâter par mes vœux celui où elle croira pouvoir y céder.
«Je ne saurais terminer cette lettre sans peindre à Votre Majesté Impériale la douce émotion que j'ai éprouvée hier en me voyant entouré des gardes du corps qu'elle a réunis près de moi, et surtout en songeant que c'était à elle que je devais ce moment heureux. Ces respectables vieillards sont presque tous arrivés, et ils ont soutenu la fatigue du voyage, bien mieux que leur âge et la saison ne semblaient le comporter.»
Le même jour, il recevait une lettre de sa nièce:
«Mon très cher oncle, j'ai eu un plaisir infini de recevoir enfin de vos nouvelles, car j'en sentais vivement la privation, et ces six semaines m'ont paru bien longues; mais c'est par bonté que vous m'avez privée de vos lettres, aussi je ne puis que vous en remercier. J'avais déjà appris que vous deviez partir de Blanckenberg, ce qui est le cas, et je ne vous ai pas écrit aussi de bien longtemps, ne sachant où vous adresser mes lettres. Enfin l'évêque de Nancy vient de m'en procurer le moyen que je saisis avec empressement pour m'informer de vos nouvelles. J'espère que votre voyage se sera continué heureusement. Il est bien triste d'avoir été obligé de vous éloigner si loin; il faut espérer qu'enfin vous serez tranquille du moins à Mitau. J'ai partagé bien vivement toutes les inquiétudes que vous avez dû souffrir; mais, en même temps, je ne peux assez admirer l'Empereur de Russie: il se distingue entre tous les souverains, et sa manière d'agir lui fait bien de l'honneur.
«Vous êtes trop bon, mon très cher oncle, de m'avoir encore écrit en chemin à Leipzick; cela m'a fait le plus grand plaisir, et je ne doute pas que votre voyage ne se soit continué aussi heureusement; du moins, je fais bien des vœux pour cela. Je vous remercie des lettres de mon cousin. Il est impossible d'être plus attentif qu'il n'est, et me fait toujours grand plaisir quand il me donne de vos nouvelles. Je me flatte cependant que, malgré l'éloignement de Mitau, je recevrai quelquefois de vos nouvelles; ce sera une de mes plus grandes consolations.»
Ainsi, au moment où de douloureuses circonstances les éloignaient encore davantage l'un de l'autre, le roi et sa nièce ne doutaient plus des sentiments dont les témoignages remplissaient leurs lettres. À la faveur de la longue correspondance où ils avaient appris à se connaître, ils étaient étroitement unis. Ils l'étaient par la reconnaissance réciproque que leur inspirait la volonté, visible chez chacun d'eux, de remplir tout son devoir envers l'autre: lui son devoir de père et de roi, elle son devoir de fille de la maison de France; ils l'étaient aussi par la communauté du malheur; ils l'étaient enfin par l'affection qu'ils portaient à ce jeune duc d'Angoulême, objet des espérances de la monarchie, et à qui, pour cette cause, Madame Royale s'était promise volontairement, sans même se demander si son cœur, qu'un passé tragique avait pour toujours assombri, pourrait jamais s'ouvrir à l'amour.[Lien vers la Table des Matières]
LIVRE NEUVIÈME
AGITATIONS ET INTRIGUES
I
LE ROI À MITAU
La journée du dix-huit fructidor devait avoir sur les destinées de la France et, par contre-coup, sur celles de l'Europe, une influence décisive. Au dedans, elle livrait le pouvoir aux hommes de la Convention; elle allait, par la démonstration de leurs divisions et de leur incapacité, jeter le pays dans les bras d'un maître. Au dehors, elle allait précipiter l'écrasement de la première coalition, déjà frappée au cœur par la défection de l'Espagne et de la Prusse.
Soutenue par l'or anglais, l'Autriche était restée en armes. Quoiqu'elle eût signé les préliminaires de Léoben dans un affolement de terreur, elle caressait encore l'espoir de se dérober aux dures conditions que mettait le Directoire à la conclusion de la paix[48]; elle traînait les négociations en longueur, y suscitait chaque jour de nouveaux obstacles, convaincue que le fragile gouvernement dont le général Bonaparte lui signifiait les volontés, serait renversé avant d'avoir pu les lui imposer, ou que tout au moins la Russie, dont au même moment elle sollicitait l'appui, viendrait à son secours. Mais, après l'éclatante victoire remportée à Paris sur les modérés par la faction que menait Barras, il fallut se résigner, devant l'indifférence apparente de Paul Ier. Le cabinet de Vienne consentit à subir la loi du vainqueur, redoutant, comme l'écrivait Thugut à Colloredo, que les jacobins, remis en possession du pouvoir en France, ne se montrassent «diaboliques et trop ardents à démocratiser toute l'Europe».
À vrai dire, cette humiliante paix n'était, ne pouvait être qu'une trêve. Le traité qui la consacrait contenait de trop nombreux prétextes de rupture. Et puis, l'Angleterre ne l'avait pas approuvé; il n'était que trop probable qu'elle s'efforcerait d'en abréger la durée, et qu'au Congrès qui allait s'ouvrir à Rastadt pour la fixation des possessions et des limites de l'Empire allemand, l'influence de la Grande-Bretagne s'exercerait dans ce sens, encore que ses diplomates ne dussent pas y prendre part. Enfin les prétentions du Directoire, ses visées ambitieuses, les grands desseins de Bonaparte, élevaient trop de menaces redoutables contre l'équilibre continental pour que le repos, en apparence assuré à l'Europe par le traité de Campo-Formio, pût être considéré comme durable.
Le royaume de Naples, le Piémont, Rome, les Pays-Bas, la Suisse étaient sous le coup d'une invasion. De toutes parts, la République étendait le champ de ses conquêtes, sans se préoccuper des alarmes qu'elle causait même aux puissances réconciliées avec elle. Les maux qu'avaient semés par le monde six années de guerres sanglantes et ruineuses semblaient toucher à peine à leur terme, qu'on pouvait en prévoir déjà de plus douloureux. Les hommes avisés ne se trompaient pas, lorsqu'à l'heure même où était dissoute la première coalition de l'Europe contre la France, ils voyaient nettement apparaître les symptômes de la seconde.
C'est qu'en effet, si la Prusse et l'Espagne avaient à cœur de maintenir leurs bonnes relations avec la France, si la Russie se recueillait, si l'Autriche s'était résignée à courber le front, l'Angleterre, elle, ne désarmait pas. Elle tenait tête à la République; seule, elle se montrait résolue à combattre encore. Sur les mers, ses flottes donnaient la chasse aux bâtiments français; dans toutes les cours, elle intriguait. L'Autriche venait à peine d'apposer sa signature sur le traité de paix, qu'elle était incitée déjà à recommencer la guerre. Le représentant britannique en Russie, lord Withworth, avait ordre de pousser le tsar contre la France. À Londres, le comte de Woronzof, ambassadeur moscovite, était assiégé par les ministres anglais, Pitt et Grenville, qui lui demandaient avec instance de travailler en vue du même but. À Londres comme en Suisse, l'Angleterre ouvrait l'oreille avec une complaisance mêlée de quelque dédain aux propos des royalistes.
Si ferme était sa confiance dans l'avenir, si prépondérante son influence en Europe, si savante son habileté; elle possédait même dans son isolement momentané de si puissants moyens d'action, que son dessein de ne pas désarmer suffisait à rassurer Louis XVIII. Il ne croyait pas à la durée de cette paix imposée par le vainqueur, pas plus qu'il ne croyait que le Directoire dût tirer de durables effets du coup de force de fructidor et de sa victoire sur les royalistes. Il croyait que, tôt ou tard, Paul Ier se montrerait d'autant plus ardent à renouer la coalition et à y tenir une place, qu'il se montrait maintenant plus indifférent à ce qui s'accomplissait dans le monde et moins disposé à empêcher les événements de suivre leur cours. Le roi ne perdait donc pas courage même quand il voyait s'effondrer, un à un, les projets qu'il avait conçus et longuement caressés. Depuis six ans, combien de ces projets avaient avorté sans rien produire de ce qu'on en attendait! Que de beaux rêves envolés! que d'illusions évanouies! Le désastre de Quiberon, le treize vendémiaire, le dix-huit fructidor avaient noyé, dans le sang royaliste, tant d'ardentes espérances! À celles-là, d'autres avaient succédé. Elles avaient eu le même sort, sans détruire la foi de Louis XVIII dans le triomphe final de sa cause. Elle était aussi entière à son arrivée en Russie qu'à l'heure déjà lointaine où, ne portant pas encore la couronne, il était sorti de France.
Le palais de Mitau, où la générosité de Paul Ier lui offrait un refuge, est l'ancienne résidence des grands-ducs de Courlande[49]. En 1798, c'était, comme aujourd'hui, une vaste et somptueuse construction, élevée par l'un d'eux, sur l'emplacement du vieux château ducal, aux bords de l'Aa. Des bosquets et des étangs l'entouraient. Ses proportions monumentales, ses pièces spacieuses, sa physionomie architecturale rappelant Versailles, en faisaient une demeure digne d'un roi. Par les hautes croisées, le regard embrassait un immense horizon de dunes grisâtres, coupé ça et là de terres fertiles et de forêts, borné au loin par la mer Baltique. Plus près, s'étendait la ville, une petite ville avec des rues spacieuses, des maisons en bois pour la plupart, habitées par une population formée en partie de nobles familles russes et de juifs allemands.
Mitau renfermait une société cultivée, savante, aimant les arts, au courant du mouvement intellectuel de l'Europe. Elle devait ce privilège à ses longues relations avec la Pologne, et surtout à son contact permanent avec les voyageurs venus du midi de l'Europe, qui, pour arriver dans la capitale russe, devaient nécessairement passer par Mitau. De toutes les résidences qu'avait occupées le roi depuis son départ de Paris, nulle autre ne pouvait mieux convenir à ses goûts.
Malheureusement, il s'y trouvait, plus que jamais, éloigné des hommes et des choses qui l'intéressaient, à deux journées de Saint-Pétersbourg, à douze ou quinze de Hambourg, le seul endroit par où il lui fût possible de recevoir des nouvelles de France. C'était l'exil, l'exil rigoureux, assombri par les longs hivers, par les neiges, par les boues, aggravé par les tracasseries d'une police qui exerçait aux frontières, sur les correspondances et les voyageurs, une surveillance sévère et méticuleuse.
La première impression fut mauvaise. Il semblait au roi qu'il venait d'élever entre ses partisans et lui une infranchissable barrière, de se constituer prisonnier de Paul Ier. Le refus du tsar de le recevoir à Saint-Pétersbourg rendit cette impression plus cruelle. Il comprenait qu'il avait cessé d'être libre, que l'hospitalité qu'il recevait n'irait pas sans entraves. Il le comprit dès les premiers jours qui suivirent son installation.
Le gouverneur militaire de la ville avait reçu l'ordre de caserner les gardes du corps, de les soumettre à la discipline des armées russes. Le roi protesta. Il demandait que ses vieux serviteurs fussent autorisés à se loger à leur gré chez les habitants, à n'obéir qu'à lui. Comme prix de cette faveur, il offrait de leur confier la police de la ville. On répondit de Pétersbourg en confirmant brutalement les premiers ordres. Il fallut négocier. Le roi se plaignit de ces rigueurs inattendues: «Me sera-t-il permis d'ouvrir ici mon cœur tout entier à Votre Majesté? Je suis affligé que dans une chose qui me touche de si près, l'amitié dont Elle m'a donné des preuves si positives ne l'ait pas portée à s'en ouvrir avec moi. Ma sensibilité à l'épanchement de la confiance aurait adouci l'amertume que je ressens.» L'intervention du général de Fersen aplanit ces premières difficultés; mais le roi en garda le souvenir ineffaçable. Ce fut, jusqu'à la fin de son séjour en Russie, une cause de pénible défiance et de réserve incessante. Lorsque la bienveillance du tsar se manifestait avec suite, Louis XVIII était disposé à se demander avec anxiété quelle en serait la durée.
Cependant, malgré tout, il conserve ses immuables espoirs; et, même au jour où un caprice du despote moscovite le chassera brutalement et le livrera à toutes les horreurs de la proscription, il se retrouvera debout, vaillant, défiant d'un ferme regard la fortune adverse qui ne se lasse pas de le frapper de ses coups. Au moment où il s'établissait à Mitau, il ne pouvait prévoir que les infortunes qui l'y avaient conduit seraient un jour dépassées; il croyait prochain son retour en France; il espérait que son séjour en Russie ne serait qu'une courte halte, et qu'avant peu, soit avec l'aide des armées alliées, qui se reformeraient à l'appel de la Russie, soit par le vœu de ses sujets énergiquement formulé, il prendrait possession de son trône.
Telle était à cet égard sa conviction, que la lenteur des négociations confiées à de La Marre, à d'Hautefort et à Cazalès ne parvenait pas à l'ébranler. Il est vrai que l'abbé de La Marre, en lui faisant part des obstacles que rencontraient à Londres ses démarches, à l'effet d'obtenir des fonds pour soudoyer les armées républicaines, l'entretenait avec confiance des moyens d'arriver à Bonaparte. On lui en avait suggéré un notamment, auquel il s'était empressé de se rallier et qu'il soumettait à l'agrément du roi, en le sollicitant de l'aider à le faire aboutir. Il s'agissait d'agir sur le général par l'intermédiaire de sa femme, Joséphine, la veuve de Beauharnais, avec qui beaucoup de royalistes étaient liés. On ne pouvait douter qu'elle ne fût elle-même royaliste dans l'âme. Ce qu'on disait de son influence permettait d'espérer que son concours serait efficace.
Cette proposition fut trouvée merveilleuse par le roi et par d'Avaray; ils l'adoptèrent avec enthousiasme. Mais ils n'en avaient pas encore achevé l'examen, quand une nouvelle très inattendue vint, à l'improviste, reculer à une échéance lointaine le profit qu'ils comptaient en retirer. Le général Bonaparte s'était embarqué pour l'Égypte, à la tête d'une expédition qu'il avait voulu conduire lui-même à la conquête de ce pays, pour frapper au cœur la puissance anglaise.
Cette nouvelle aurait dû décourager le roi, puisqu'elle ajournait indéfiniment la négociation projetée. Elle fut cependant accueillie à Mitau sans mécontentement, mais aussi sans satisfaction. L'absence de Bonaparte allait accroître l'anarchie qui régnait dans le gouvernement. S'il ne revenait pas, cette anarchie, à laquelle seul il pouvait mettre un terme, consommerait la perte du parti républicain; elle ramènerait les Français à leur roi légitime. S'il revenait, il serait accueilli comme un libérateur, son influence et son pouvoir deviendraient immenses, et, si le rôle de Monk le tentait, il pourrait le jouer avec la certitude de la victoire. Le projet dont il était, dans la pensée du roi, l'instrument nécessaire ne fut donc pas abandonné, quoique nécessairement ralenti par son absence, qui devait, on le sait, durer près de dix-huit mois[50].
À travers les graves événements qui se déroulèrent pendant qu'il était en Égypte, et dont les échos, en arrivant à Mitau, entretenaient les espérances de Louis XVIII, on voit ce prince hanté sans cesse par l'image «du Corse». Bien qu'il n'ait pas renoncé au dessein de le séduire, il flaire en lui un ennemi; il le voudrait vaincu; il souhaite que l'Orient qui l'a pris ne le rende pas. Mais il est également hanté par la crainte de son retour.
Cette crainte se précise au fur et à mesure que les nouvelles d'Égypte annoncent les victoires de Bonaparte. Au mois d'août 1799, d'Avaray écrira à de La Marre: «Je ne vous parle pas de Bonaparte. Mais n'oubliez pas que, tandis qu'ignoré, caché et conjurant sa perte, vous serez occupé à compter vos partisans, il peut s'élever jusqu'aux nues. Cela est peu probable, et il faut espérer que lui et les siens serviront d'exemple à la postérité, et non d'encouragement à la scélératesse et au crime.» Mais, s'il s'élève jusqu'aux nues, s'il est acclamé par les Français, c'est de lui seul que le roi pourra tenir sa couronne. C'est là l'objet essentiel, celui qu'à Mitau on n'a pas perdu de vue.
On l'a d'autant moins oublié qu'à tout instant on reçoit des propositions de gens connus et inconnus, qui s'offrent pour porter à Bonaparte des propositions du roi. Un jour, c'est un comte Fénis de La Prade qui se présente à cet effet. On ne sait rien de lui, sinon que, se trouvant à Hambourg, il est allé trouver M. de Thauvenay, agent du roi dans cette ville, et s'est donné confidentiellement comme un ami du général, capable, par conséquent, de lui porter les paroles qu'on voudra lui faire entendre. Il demande des pouvoirs pour traiter. D'abord, on les lui refuse; puis, lorsqu'à la fin de 1799 on les lui accordera, quoique une malencontreuse demande d'argent qu'il a faite, après en avoir promis, ait excité contre lui de justes défiances, on stipulera qu'ils resteront entre les mains de Thauvenay, jusqu'à ce qu'il soit démontré que Fénis de La Prade est en état de les utiliser[51].
Un autre jour, c'est un sieur Barbé, venu on ne sait d'où, qui apporte des offres analogues, et qu'on écarte dédaigneusement, parce que tout en lui dénote un aventurier. Il sollicitait au préalable un petit secours. Le roi a craint de voir se renouveler l'escroquerie de ce soi-disant employé du Directoire qui, au cours des négociations Sourdat-Barras, «lui a escamoté trente louis.»
Le baron d'Amécourt, un bon royaliste celui-là, se met aussi de la partie. Il ne se fait pas fort d'aborder directement Bonaparte. Mais il connaît, parmi les relations familières du général, un homme qui occupe une place importante et qu'il prétend disposé à s'entremettre, si toutefois il est assuré que la monarchie restaurée ne lui fera pas expier la part qu'il a prise à la Révolution. Des offres du baron d'Amécourt, le roi ne retient que l'occasion qui lui est procurée de répandre, par l'entremise de ce serviteur fidèle, les résolutions qu'il a prises sur le point délicat qui lui est soumis. Dans une lettre dont il convient de citer un passage, il lui répète ce qu'il a déjà proclamé maintes fois.
«S'il est de mon devoir de mettre des bornes à ma clémence, il n'en est pas moins de prendre les moyens les plus prompts et les plus efficaces pour terminer les malheurs de la France. Heureusement, la juste confiance que m'inspirent vos vertus et vos lumières me donne la possibilité de concilier ces deux devoirs en apparence si opposés. Je vous autorise donc, si vous jugez que la personne en question ait le pouvoir et le désir réel de coopérer efficacement au rétablissement de la monarchie, à l'assurer en mon nom que, quelle qu'ait été la nature de ses fautes ou de ses crimes, un service aussi signalé lui en obtiendra l'entier oubli, ainsi que la tranquillité future de son existence. Vous pouvez lui en donner ma parole royale; vous pouvez même, si vous le jugez nécessaire, lui montrer ma lettre pour garant de ce que vous lui transmettrez de ma part.»
À Fénis de La Prade, à Barbé, au baron d'Amécourt, succéderont ultérieurement d'autres négociateurs ou d'autres gens s'offrant à prendre ce rôle: Cazalès, à qui Bonaparte a fait dire qu'il peut rentrer sans crainte à Paris; un M. de Néville, dont les offres sont agréées parce qu'il présente toutes les garanties désirables d'honorabilité; la marquise de Pracomtal, amie du consul Lebrun; le chevalier de Coigny, qui a pour lui d'être des familiers de Mme Bonaparte; Mme de Coigny, liée elle aussi avec la femme du premier consul; la belle duchesse de Guiche, amie du comte d'Artois, qui réside en Angleterre et dont l'intervention projetée ou suivie d'effets n'apparaît qu'à travers un voile d'obscurité qui ne permet pas d'en préciser le caractère; le comte de Monlosier, l'ancien constituant, émigré depuis, qui part de Londres pour aller proposer à Bonaparte de rendre la couronne aux Bourbons, lesquels en retour l'aideront à se tailler un royaume en Italie, et que des ordres de police empêchent de débarquer à Calais; Dumouriez enfin, dont le zèle récent et intempestif pour la cause royale n'a pu vaincre les défiances qu'excitent son passé, la légèreté de ses propos, son besoin d'agitation, et qu'on récuse sous des formes courtoises, en alléguant qu'il serait dangereux «d'entourer Bonaparte de trop de négociateurs».
En fait, on ne garde entièrement confiance qu'en l'abbé de La Marre. C'est lui et lui seul qui, dans cette confusion de concours plus ou moins sincères, sur lesquels on ne compte qu'à demi ou pas du tout, et dont quelques-uns restent ignorés du roi, reste chargé de diriger l'opération, de choisir le négociateur le plus digne et le plus habile. S'il arrive qu'on lui en désigne un, c'est à simple titre d'indication en le laissant libre de trouver mieux s'il le peut.
D'autres objets, au même moment, attiraient la sollicitude du roi, qu'il mettait avant tous les autres, parce qu'ils intéressaient son cœur: le mariage de sa nièce avec le duc d'Angoulême et l'installation de la reine, sa femme, dans la même résidence que lui.
Marie-Joséphine-Louise de Savoie, depuis le début de l'émigration, vivait séparée de son époux. Après un long séjour à Turin et un séjour plus court à Passau, elle s'était récemment retirée à Budweiss, en Bohême. Elle demeurait là, réduite à de faibles ressources, inconnue et oubliée, sous la domination de sa lectrice, une Mme de Gourbillon, personne astucieuse, intrigante, qui avait contribué, en 1791, à la faire sortir de Paris et qui depuis lui imposait ses volontés, en jouant la soumission et le dévouement[52]. Une santé perdue, l'esprit le plus étroit gâtaient les qualités naturelles de la reine, la faisaient excentrique, exaltée, d'humeur fantasque. C'était une malade, que ses bizarreries rendaient tour à tour chère et insupportable à ses plus dévoués serviteurs et dont l'influence de la Gourbillon aggravait l'état. Seule, celle-ci avait raison de ses caprices, s'en accommodait, trouvait profit à faire étalage de sa patience, jouissait d'un crédit plus puissant que l'influence même du roi. Les lettres que lui écrivait la reine, la correspondance des deux époux révèlent cette situation invraisemblable autant qu'humiliante, mais ne l'expliquent pas. Ce qu'elles en laissent deviner suffit à faire comprendre pourquoi Louis XVIII, une fois installé à Mitau, avait eu à cœur de rendre à la reine la dignité de son rang, en l'appelant près de lui et en éloignant la Gourbillon.
Par malheur, aux premières ouvertures qui lui étaient faites sur ce sujet, la reine répondait par des récriminations et des plaintes. Disposée à venir à Mitau, elle entendait y être accompagnée de «sa fidèle amie». Elle menaçait d'en appeler au tsar de la décision qui, sous des formes fermes quoique affectueuses, lui était signifiée. Cette discussion, que les exigences pécuniaires de la reine venaient encore aigrir, allait envenimer les rapports des deux époux pendant l'année qui devait s'écouler avant qu'ils ne fussent réunis. Ainsi, s'accentuait une querelle dont les éclats, bien que contenus ordinairement entre les murs du palais de Mitau, devaient troubler trop souvent le calme de la cour exilée, avoir des échos jusqu'à Londres et à Vienne.
Infiniment plus douces, quoique traversées par mille craintes, les préoccupations que causait au roi le mariage de Madame Royale avec le duc d'Angoulême. Il avait hâte de le voir se réaliser. Mais de multiples difficultés matérielles devaient avant tout être résolues, qui ne pouvaient l'être, comme pour ce qui concernait la reine, que par l'entremise de l'empereur de Russie auprès de la cour de Vienne. C'étaient là de graves objets qui ne pouvaient être utilement traités par correspondance. En outre, le roi ne renonçait pas au renouvellement de la coalition. Il souhaitait qu'elle se reformât avec la participation de la Russie, ou que, tout au moins, il fût mis pécuniairement en état d'entretenir l'agitation royaliste en France. Le comte de Saint-Priest venait d'arriver à Mitau et de reprendre ses fonctions ministérielles. L'importance de la négociation à ouvrir avec le tsar décida le roi à l'envoyer de nouveau à Saint-Pétersbourg.[Lien vers la Table des Matières]
II
SAINT-PRIEST À SAINT-PÉTERSBOURG
Saint-Priest, toujours prêt à se dévouer, quitta Mitau le 21 juin 1798, confiant dans l'issue de son voyage, convaincu qu'il retrouverait chez l'Empereur les dispositions bienveillantes dont il avait précédemment bénéficié. Cruelle devait être sa déception. Son apparition à la cour de Russie parut surprendre, et sa présence importuner. Le mécontentement devant lequel le prince de Condé et le duc d'Enghien avaient dû se retirer durait encore. Il s'était même aggravé par suite d'une imprudence du maréchal de Broglie, débarqué à Riga, pour venir à Saint-Pétersbourg avec une suite de quarante personnes.
—Se croit-on au Pérou ou vient-on au pillage? s'était écrié le tsar en apprenant ce débarquement inattendu.
Et le maréchal avait dû reprendre la mer sans être même autorisé à aller plus loin que Riga.
Enfin un bouleversement dans les personnes s'était produit. «Il paraît que l'Empereur a pris une passion à Moscou qui lui a fait changer la face de sa cour. Il est en querelle ouverte avec l'Impératrice. Il prétend qu'elle a fait une clique pour lui enlever son autorité de concert avec Mlle de Nélidof, la ci-devant favorite. Celle-ci est partie pour Moscou. Le prince Kourakin, général procureur, place qui revient à celle de surintendant des finances, a été renvoyé et remplacé par le père de la nouvelle maîtresse nommée Lapoukine. Le prince Bezborodko est plus puissant que jamais.» Lorsque Saint-Priest, à la date du 15 août, constatait ces changements, il en avait ressenti déjà les pénibles effets. Ce n'est pas que l'Empereur eût refusé de s'occuper des objets que lui recommandait le roi. Mais, se dérobant à tout entretien avec Saint-Priest, il l'avait dédaigneusement renvoyé à ses ministres. Saint-Priest, inquiet, faisait part de ce mauvais vouloir à Louis XVIII. En réponse à la lettre qui le révélait, il en recevait une, humble et pressante, qu'il était chargé de remettre au tsar. Elle était ainsi conçue:
«Monsieur mon frère et cousin, parmi les objets que j'ai chargé le comte de Saint-Priest de mettre sous les yeux de Votre Majesté Impériale, il en est un qui intéresse tellement mon bonheur et celui de toute ma famille, que, malgré la mission que j'ai donnée à cet égard à M. de Saint-Priest, ma confiance en lui et l'espoir que j'ai que Votre Majesté l'écoutera avec bonté, je ne puis me refuser à lui en écrire encore moi-même. Elle devinera facilement que je veux parler du mariage de mon neveu avec ma nièce.
«Je ne répéterai point ici les raisons générales et particulières qui me font désirer passionnément de former une union si chère; le cœur de Votre Majesté Impériale les a senties, sa sagesse les a approuvées; j'en ai pour garant ce qu'elle a bien voulu me marquer à ce sujet. Qui croirait que, tuteur de ma nièce, agissant d'après le vœu des infortunés auteurs de ses jours, son propre consentement et le désir le plus ardent de mon frère, de ma belle-sœur, de mon neveu, de toute ma famille, muni enfin des dispenses de Rome qui étaient nécessaires, je puisse éprouver des obstacles? Cela n'est pourtant que trop vrai. La cour de Vienne n'a pas, je crois, des vues personnelles sur ma nièce. Elle a même dit vaguement quelle ne s'opposerait pas à ce mariage; mais une triste expérience ne m'a que trop appris combien peu je puis compter sur sa bonne volonté pour moi, et, lorsque j'ai demandé à l'Empereur des Romains de me remettre ma nièce dès le moment de sa sortie de France, il me l'a refusé.
«J'ajouterai à ces motifs d'inquiétude les liaisons qui se sont depuis formées entre ce prince et la prétendue République française, et je n'ai que trop lieu de craindre que si je renouvelais à moi seul la demande que j'ai formée en 1795, je n'éprouvasse un nouveau refus.
«Telle est la position où je me trouve. Mais, si la fortune m'a ôté les moyens de faire par moi-même valoir mes droits, la Providence m'a donné l'amitié de Votre Majesté Impériale. C'est elle que je réclame en ce moment; elle seule peut dissiper mes inquiétudes et embellir encore l'asile que je tiens d'elle, par le spectacle touchant du bonheur de mes enfants et de leur union formée sous ses auspices. Je suis certain du succès, si Votre Majesté veut bien s'en charger et ordonner à son ambassadeur de Vienne de faire à cet égard toutes les démarches nécessaires. Je le lui demande comme la plus grande preuve d'amitié que je puisse tenir d'Elle. J'ai vaincu, pour le fond de l'affaire, la crainte d'importuner Votre Majesté Impériale; je ne saurais en agir de même relativement aux détails. Si Elle veut bien le permettre, le comte de Saint-Priest aura, de bouche ou par écrit, l'honneur de les mettre sous ses yeux.»
Le capricieux autocrate qui régnait sur toutes les Russies ne voulut pas recevoir cette lettre des mains de Saint-Priest. Il le fit inviter à la confier au prince de Bezborodko. L'envoyé de Louis XVIII ne se hâta pas de s'en dessaisir. Il négocia pour être autorisé à ne la remettre qu'au tsar. Il recourut même au bienveillant intermédiaire de l'impératrice. Mais l'impératrice était sans crédit depuis la disgrâce de Mlle de Nélidof[53]. Saint-Priest dut se résigner à obéir et à entamer avec le chancelier la négociation qui motivait sa présence à Saint-Pétersbourg.
Elle dura trois semaines. Tandis qu'elle se poursuivait, il se montrait à la cour, se mettait sur le passage de l'Empereur avec l'espoir d'être remarqué. Il n'obtint ni un mot, ni un témoignage quelconque d'attention. Il lui arriva même une humiliante aventure. Un soir qu'il assistait à un bal, à Pawlowski, il se trouva, au moment où entrait l'Empereur, placé entre le prince de Bezborodko et le nonce du pape. L'Empereur passa sans lui parler. Mais, le lendemain, il lui fit dire qu'il avait été surpris et mécontent de le trouver au premier rang du cercle diplomatique. Saint-Priest s'excusa, allégua son ignorance des usages de la cour de Russie.
«Telle est au vrai, Sire, ma méprise, disait-il après s'être expliqué. Je suis loin de toute prétention personnelle, et j'ose dire n'en avoir jamais montré ni dans la prospérité, ni dans l'adversité. D'ailleurs, comment un infortuné proscrit, capable de quelque retour sur lui-même, songerait-il à en élever dans une cour hospitalière où il n'est admis que par la généreuse bonté d'un auguste souverain dont il a reçu tant de bienfaits? Non, Sire, je n'ai de rang dans cet Empire que celui que donne la décoration éminente dont j'ai l'honneur d'être revêtu depuis vingt ans, et je pense de plus que, dans un lieu où se trouve Votre Majesté Impériale, toute place est honorable.»
Ces excuses ne rendirent pas à Saint-Priest sa faveur. Il continua à négocier avec Bezborodko, sans être admis à s'entretenir avec l'Empereur. Puis, brusquement, et comme il attendait le résultat de ses demandes, il reçut l'ordre de quitter Saint-Pétersbourg. «Je repars pour Mitau dans trois jours, étant ce qu'on peut appeler renvoyé. Il est vrai que c'est avec les honneurs de la guerre, après m'avoir accordé tout ce que j'étais venu demander. Mais M. le chancelier ne m'a pas mâché que l'Empereur prenait ombrage de mon séjour ici, et voulait que je retournasse près du roi. Comme je ne demandais pas mieux, nous nous sommes trouvés d'accord, mais sans que j'aie pénétré ces motifs d'ombrage. Ces choses-là sont si communes en cette cour, qu'il n'en résulte aucune déconsidération pour qui l'éprouve. Le fond est qu'on est las de ce que nous coûtons et à quoi on n'avait pas regardé lorsqu'on nous a admis. Les gens du pays jalousent et saisissent les occasions. Il faut se tenir coi le plus possible et ne pas fatiguer de demandes particulières.»
Ce langage révélait la clairvoyance de celui qui le tenait. Mais il n'eut pas pour effet de ralentir les demandes de la cour de Mitau, ni de modérer ses exigences. Les demandes se continuèrent, les exigences s'accrurent. Elles obligent à confesser que le séjour de Louis XVIII et des émigrés français en Russie ne fut qu'une longue mendicité[54].
Quant à Saint-Priest, une déception nouvelle l'attendait à Mitau. En prenant connaissance, avec le roi, des intentions définitives de Paul Ier, quant aux objets qu'il lui avait soumis, il s'aperçut qu'il en avait trop espéré. Le tsar consentait à s'entremettre pour aplanir les difficultés qui s'opposaient au voyage de Madame Royale. À cet effet, il envoyait des ordres à M. de Razomowski, son ambassadeur à Vienne. Mais il ne voulait prendre à sa charge ni les frais du voyage de la reine et de sa nièce, ni ceux de leur entretien à Mitau. Il laissait au roi le soin d'y pourvoir.
Cette décision éloignait encore la réalisation des vœux de Louis XVIII. L'infortuné prince se décidait alors à implorer l'assistance de l'Empereur d'Autriche. Il ne recueillait qu'un refus. Après de longs pourparlers, il parvenait enfin à faire décider par la cour de Vienne qu'avant de partir, Madame Royale toucherait une partie des intérêts qui lui seraient dus, au moment de son départ, par l'Empereur dépositaire de sa fortune, et que ce premier versement aiderait à défrayer son voyage. «Quant à la reine, écrivait Saint-Priest à Thauvenay, je ne sais comment elle fera, car le roi n'a pas un sol à envoyer pour la route. Si le banquier de Gênes ne fournit, elle sera forcée de demeurer à Budweiss et y sera réduite aux expédients.» Par suite de ces douloureux incidents et malgré ce que le tsar avait promis, Louis XVIII allait soupirer durant de longs mois encore après le bonheur de voir sa femme et sa nièce se réunir à lui. «En ce pays, remarquait mélancoliquement Saint-Priest, les promesses sont rarement ou lentement effectuées.»
Ce furent là les plus graves préoccupations de l'année 1798. En s'écoulant, elle ne fit qu'accentuer les difficultés de la position du roi. Saint-Priest les attribuait à l'absence de toute communication politique avec l'Empereur de Russie. Cette communication n'existait pas. «C'est en vain que j'ai cherché à l'établir à Saint-Pétersbourg. Elle a inspiré tant de défiance, que, sans autre façon, on m'a dit que ma présence faisait ombrage à l'Empereur, et qu'il serait bon que je partisse pour Mitau.» Il semblait donc que le roi ne fût venu en Russie que pour y subir des humiliations. S'il voulait s'occuper de l'armée de Condé, il lui était objecté «que l'Empereur, qui a pris le corps de Condé à son service, n'entend pas que le roi s'en mêle». Si quelqu'un de ses partisans retenu longtemps loin de lui désirait le voir, il fallait de laborieuses démarches auprès de la cour impériale pour ouvrir au nouveau venu le territoire de l'Empire. La difficulté d'en sortir n'était pas moindre que celle d'y entrer. Un passeport, même quand le roi le sollicitait, ne s'obtenait qu'après des démarches réitérées et quelquefois pas du tout. Non seulement le roi n'était pas libre de recevoir qui bon lui semblait, mais il arrivait qu'à son insu, presque en se cachant de lui, le tsar mandait quelque Français recommandé par l'un des ambassadeurs de Russie à l'étranger comme pouvant fournir d'utiles renseignements. C'est ainsi qu'un certain chevalier de La Garde, se disant renseigné sur l'état des esprits en Vendée, était appelé à Saint-Pétersbourg sans que le roi eût été consulté, et revenait ensuite à Mitau, où on le connaissait peu, imposé à la confiance de Louis XVIII par l'accueil même qu'il avait reçu chez les ministres de l'Empereur.
Des procédés si choquants arrachaient-ils quelque plainte au proscrit, on lui rappelait durement qu'il n'était qu'un monarque sans puissance, accueilli par pitié, obligé, par conséquent, de subir en silence le traitement qu'on jugeait bon de lui infliger. Il existe au dossier de la correspondance générale une lettre, en date du 8 novembre 1798, qui éclaire du jour le plus instructif la situation du roi de France à cette époque, et révèle, en même temps que son état d'esprit, la rigueur qu'apportait le tsar dans ses rapports avec lui. «Votre Majesté Impériale me dit qu'elle a rempli ses engagements avec moi. Ma reconnaissance ne se borne pas à lui rendre ce témoignage; je lui dis à elle-même, je dirais à toute la terre qu'elle ne me devait rien, qu'elle a tout fait pour moi et les miens. Mais j'ose ajouter qu'il est de sa bienfaisance, de l'intérêt qu'elle a toujours pris aux malheurs de mon royaume, à ceux de ma famille et aux miens, que je puisse, dans l'asile qu'elle m'a donné, vaquer à mes affaires par des communications libres et personnelles avec mes agents. Je réponds d'eux et de leurs principes; ils seront toujours sous mes yeux, et ils ne quitteront Mitau que pour sortir des États de Votre Majesté Impériale.
«Dans un moment où la Providence semble ouvrir la voie à mon rétablissement sur le trône de mes pères, lorsque j'en ai l'espoir le plus plausible qui jamais se soit offert à mes yeux, je voudrais déposer dans le sein de Votre Majesté Impériale le détail des motifs qui fondent cet espoir; je voudrais demander son avis, et surtout ses conseils. Je voudrais que cette communication de confiance d'une part, de lumières et de puissance de l'autre, devînt à jamais la base d'une alliance indissoluble entre nos deux couronnes, et que mes successeurs puissent toujours se dire: Si la générosité de Paul Ier accueillit Louis XVIII dans ses malheurs, ce furent ses conseils et son appui qui en hâtèrent la fin.
«Mais comment entreprendre par écrit une pareille communication, dont les détails seraient immenses? D'ailleurs, dois-je abuser par de trop longues lettres du temps précieux de Votre Majesté? Cet inconvénient n'existerait pas, si j'avais à Saint-Pétersbourg quelqu'un de capable de rendre compte de tout à Votre Majesté Impériale; c'est encore un avantage que j'ai à regretter, et si Votre Majesté m'en faisait jouir, ce ne serait pas la moindre des obligations dont je lui serais redevable.»
Cette lettre resta sans réponse. Le tsar ne voulait pas accorder ce qui lui était demandé. Le roi rencontra les mêmes difficultés pour obtenir des passeports, pour maintenir ses relations avec ses agents, pour les faire voyager, pour correspondre avec eux. De même, la communication politique avec la cour de Russie, que réclamait Saint-Priest, ne fut pas établie. Louis XVIII demeura réduit à formuler en de longues lettres ses réclamations et ses doléances, à étaler sa royale misère, à supplier qu'on lui vînt en aide. À la fin de 1798, repoussé par l'Europe, séparé de ses partisans, il se trouvait à Mitau comme dans une prison, livré au caprice d'un despote fantasque et mobile, dont les actes tour à tour se paraient des apparences du génie, ou semblaient émaner d'un fou couronné[55].[Lien vers la Table des Matières]
III
FAUCHE-BOREL À LONDRES
Il nous faut maintenant revenir à Fauche-Borel, que nous avons laissé au moment où, quelques jours après le dix-huit fructidor, il venait de s'enfuir de Paris. Le 13 septembre, il était à Neuchâtel. Sur la foi des récits répandus en Suisse aussitôt après le dix-huit fructidor, sa famille et ses amis le croyaient mort ou arrêté. On en disait autant, d'ailleurs, de la plupart des hommes connus par la vivacité de leurs attaques contre le Directoire. Heureusement, si un grand nombre d'entre eux étaient tombés au pouvoir de Barras, beaucoup d'autres avaient pu sauver leur liberté; ils s'étaient presque tous réfugiés en Suisse.
Fauche-Borel les y retrouva. Il y eut entre eux des conférences. Le général de Précy, le prince Louis de La Trémoïlle, le président de Vezet, Imbert-Colomès, Camille Jordan, d'André, Berger, Conchery, d'autres encore, députés proscrits ou agents royalistes, ardents et résolus, y assistaient. Elles se ressentirent du trouble causé par les événements de Paris et par le départ de l'Anglais Wickham, dont le Directoire, qui le considérait avec raison comme son plus intraitable ennemi, venait de demander au gouvernement helvétique l'expulsion immédiate. Il n'y fut pris d'autre résolution que celle de maintenir à Berne le centre des correspondances du parti du roi, d'attendre là les ordres de Louis XVIII, les communications du comte d'Artois, celles du gouvernement britannique.
Durant ces entretiens, au cours desquels chacun racontait comment il avait échappé à la police du Directoire, Fauche-Borel se montra discret et réservé. Il ne cacha point qu'il devait son salut à David Monnier. Mais il évita toute confidence propre à divulguer ses projets et ses espérances relativement à Barras. Il ne voulait partager avec personne, au jour du triomphe, la gloire qui devait en rejaillir sur lui, ni les profits qu'il espérait en recueillir. C'eût été, au reste, une imprudence d'en parler même au roi, avant de savoir si David Monnier avait pu renouer avec Bottot la négociation entamée au moment où ce dernier quittait Paris, pour se rendre au quartier général de Bonaparte. Tout commandait donc le silence à Fauche-Borel; il l'observa rigoureusement, suivant les événements qui se déroulaient en Europe. Avant que s'achevât cette tragique année 1797, les armées de la République entraient en Suisse, pour délivrer la Confédération du joug de l'aristocratie de Berne, disaient les proclamations du Directoire, et non pour la conquérir. Il est vrai que cette œuvre de délivrance affectait des airs de conquête. Les libérateurs dictaient des lois aussi despotiques que s'ils eussent été des vainqueurs. Les émigrés fuyaient devant eux, se dispersaient, gagnant les uns Bâle, les autres Hambourg, recommençant, à ces étapes nouvelles d'un exil qu'ils avaient cru fini, leur vie de dures privations et d'âpres misères. C'est vers la seconde de ces villes que Fauche-Borel se dirigea, quand Neuchâtel fut à son tour menacé par l'invasion.
Hambourg, par sa situation géographique, semblait à l'abri des entreprises françaises. En sa qualité de cité libre, elle offrait aux proscrits un asile sûr. De Hambourg, ils pouvaient aisément gagner l'Angleterre, où, sous la direction du comte d'Artois, et sous le patronage d'un ministère qui n'avait cessé de combattre la Révolution, l'Émigration tenait ses grandes assises et conspirait librement. De là, ils pouvaient aussi communiquer avec la Russie, dont le fantasque souverain, prodigue envers Louis XVIII des témoignages de sa bienveillance, venait de lui ouvrir les portes de son Empire. Hambourg continuait, d'autre part, à entretenir avec la République des relations cordiales, quoique souvent troublées par les conflits qui s'élevaient entre les Français républicains et les Français émigrés. Ces relations y conduisaient les premiers en grand nombre, fournissaient ainsi aux seconds de fréquentes occasions de se renseigner sur les mouvements de l'opinion en France, d'en recevoir ou d'y faire parvenir d'utiles communications, de précieux avis. En un mot, Hambourg tendait à devenir, de plus en plus, le rendez-vous des espions, des intrigants, des conspirateurs, de tous ceux qui profitaient du trouble de l'Europe pour s'atteler à des œuvres louches et lucratives, étayées par la trahison.
À ces motifs d'ordre purement politique, si propres à motiver la résolution de Fauche-Borel et des émigrés qui firent comme lui, s'en joignit un autre tout personnel, qui fut d'un grand poids dans sa conduite. Hambourg était la résidence de son frère, le libraire Pierre Fauche, l'éditeur de Rivarol, qui avait, à son exemple, offert ses services au roi de France et s'en faisait gloire. Fauche-Borel, en se rendant à Hambourg, savait donc qu'il y trouverait un collaborateur dévoué, tout aussi capable de prendre en main ses affaires commerciales en détresse, depuis qu'il les négligeait pour se consacrer tout entier au métier d'organisateur de complots, que de seconder ses visées et ses ambitions. Cette considération aurait seule suffi à le décider, alors même que d'autres ne lui eussent pas commandé de se rendre à Hambourg.
En arrivant chez son frère, il y rencontra installé, à titre d'associé, un gentilhomme français émigré, le marquis Descours de La Maisonfort, ancien officier[56], qui était surtout un brouillon, un agité, un touche-à-tout. Politique, poésie, industrie, tout lui était bon. Imprimeur à Leipzick, libraire à Hambourg, journaliste, auteur d'une tragédie sur Louis XVI, dont le manuscrit existe aux archives de France, il conspirait par surcroît. Fauche-Borel l'avait connu, deux ans avant, au moment où se nouait l'intrigue Condé-Pichegru, à laquelle La Maisonfort s'était trouvé très incidemment initié. Depuis cette époque, il l'avait perdu de vue. Mais, grâce au souvenir qu'il en avait gardé, leurs rapports devinrent plus intimes, ne tardèrent pas à revêtir toutes les formes de la plus étroite amitié. Toutefois, il ne lui confia pas le projet conçu par lui d'acheter Barras. Il ne l'entretint de David Monnier que pour se louer du dévouement que celui-ci lui avait prodigué durant la soirée du dix-huit fructidor et pour raconter comment il lui était redevable de la vie. À ce récit, qui eut également Pierre Fauche pour auditeur, se bornèrent ses confidences. Depuis son arrivée en Suisse, ses méditations et ses calculs l'avaient décidé à en réserver la primeur au ministère britannique. À Londres seulement, il comptait trouver les moyens d'action qu'il jugeait indispensables au succès de ses combinaisons. Cette conviction, fortifiée par le désarroi des royalistes qu'il fréquentait à Hambourg, le détermina bientôt à partir.
Au printemps de 1798, il débarquait en Angleterre. En y arrivant, il écrivit à David Monnier pour lui faire connaître sa résolution. Il lui recommandait d'envoyer à Hambourg, chez le libraire Pierre Fauche, au nom de Frédéric Borelly, toutes les informations relatives à la grande affaire. Il croyait alors qu'il ne ferait en Angleterre qu'un très court séjour, qu'il en reviendrait bientôt avec un plan de conduite, approuvé par le gouvernement britannique et suffisamment mûri pour être soumis à Louis XVIII. Comme, depuis le Dix-huit fructidor, la correspondance entre Londres et Paris était devenue difficile, il ne voulait exposer ni les lettres de David Monnier, ni les siennes, aux investigations de la police du Directoire. De Hambourg, elles devaient lui être expédiées à Londres, si son séjour s'y prolongeait.
Au lendemain de fructidor, l'Angleterre s'était résignée à attendre une heure plus opportune pour rouvrir à l'improviste les hostilités. Dès les premières semaines de 1798, sur la foi de récits venus de Paris, qui révélaient des divisions renaissantes entre républicains, elle reprenait espoir, s'attachait à ameuter de nouveau l'Europe contre la France. Elle envoyait un agent, Talbot, sur les frontières de la Suisse, avec l'ordre de provoquer un mouvement insurrectionnel parmi les populations helvétiques, lesquelles, après avoir reçu les soldats français comme des libérateurs, ne supportaient qu'avec impatience un joug qui, sous prétexte d'assurer leur liberté, leur enlevait toute initiative, les menaçait du sort de Venise et de Gênes. Elle fomentait une sédition analogue en Hollande et en Belgique. À son instigation, huit députés hollandais venaient à Londres au mois de janvier, se présentaient au prince d'Orange, aux ministres britanniques, demandaient douze mille hommes, des munitions, des armes, promettaient à ce prix d'expulser les Français du territoire des Pays-Bas. Le cabinet anglais prenait envers eux de formels engagements. Il les invitait même à s'entendre avec les mécontents de Belgique, à combiner un mouvement commun. Au mois de mars, un accueil non moins encourageant était fait à des députés des provinces belges attirés à Londres, ainsi que l'avaient été les Hollandais. Avec eux, les ministres se montraient plus explicites encore: ils leur promettaient une armée prussienne de quarante mille hommes, qui entrerait en Hollande au moment où les Autrichiens commenceraient les hostilités sur le Rhin. Enfin, quand ces députés s'en retournèrent, des émissaires anglais étaient chargés de les accompagner jusqu'en Belgique pour juger de ce qu'il convenait de faire.
L'Angleterre, dès ce moment, parlait et agissait comme si la coalition eût été déjà reformée. C'était en apparence parler et agir prématurément, car les négociations en vue de la renouer s'engageaient à peine. Lord Grenville s'était adressé simultanément à la Prusse, à l'Autriche, à la Russie. À Vienne, il trouvait à qui parler; on ouvrait l'oreille à ses propositions, encore qu'on les accueillît avec défiance et qu'elles donnassent lieu, entre les deux cabinets, à de profonds dissentiments. Mais à Berlin, on semblait résolu à ne pas l'entendre. Le gouvernement prussien ne considérait pas qu'une guerre nouvelle pût lui procurer de plus sérieux avantages que ceux dont il jouissait depuis la paix de Bâle, et qu'il espérait grossir encore au congrès de Rastadt. Convaincu que la guerre profiterait surtout à l'Autriche, toujours ardente à étendre son domaine d'Italie, il avait à cœur de ne pas servir les intérêts de cette puissance, dont il voyait avec satisfaction l'influence s'affaiblir en Allemagne. La rivalité des deux États ne contribuait pas moins que le souci de ses véritables intérêts et l'amitié que lui témoignait le gouvernement français, à empêcher la Prusse de s'associer à la seconde coalition.
Pour d'autres causes, le tsar Paul Ier refusait énergiquement d'appuyer à Berlin les démarches de l'Angleterre, auxquelles il résistait lui-même, et dont son intervention aurait pu seule assurer le succès, si ce succès eût été possible. Il ne croyait pas plus au désintéressement de l'Autriche qu'à celui de l'Angleterre. Résolu déjà à n'avoir d'autre objectif, s'il se décidait jamais à déclarer la guerre à la France, que la chute définitive de la Révolution et le rétablissement des Bourbons, il repoussait encore des alliés qu'il supposait avec raison moins préoccupés de la détruire que de s'en servir pour accroître, l'un son territoire en Europe, l'autre ses possessions coloniales et sa puissance maritime. Il est vrai que l'Angleterre ne se décourageait pas. Son ambassadeur en Russie, lord Withworth, déployait à Saint-Pétersbourg des efforts aussi persistants que ceux que déployaient à Londres les ministres britanniques pour rallier à leurs vues le comte de Woronzof, ambassadeur de Paul Ier. Lord Withworth cherchait à mettre en mouvement les cours du Nord; à obtenir de Paul qu'en dépit de ses défiances contre l'Autriche, il usât de son influence pour décider «l'Empereur des Romains» à reprendre les armes.
Fauche-Borel dut à ces circonstances d'être favorablement accueilli à Londres. Il y retrouva, occupant des fonctions élevées qui le mettaient en rapports quotidiens avec les émigrés sur lesquels son influence continuait à s'exercer, Wickham, qu'il avait connu en Suisse. Comme lui, Wickham professait un goût passionné pour les intrigues et les conspirations. La communauté de leurs penchants les avait rapprochés trois ans avant. Elle rendit leurs relations confiantes et affectueuses. Fauche-Borel fut au moment de s'ouvrir sans réticence au diplomate anglais. Mais, lorsqu'au bout de quelques jours, leurs entretiens, devenus plus intimes, semblaient lui offrir l'occasion de s'exprimer en toute franchise, le langage que lui tint spontanément son interlocuteur le ramena à ses invincibles défiances et le rendit circonspect. Au lieu de parler, il écouta et eut vite compris qu'entièrement absorbé par la négociation qu'il poursuivait à Vienne et à Saint-Pétersbourg, le ministère dont Wickham était l'organe n'entreprendrait rien, ne se prêterait à rien, ne seconderait rien, tant qu'elle n'aurait pas abouti. Dès lors il devina que ses confidences seraient au moins prématurées, peut-être inutiles; qu'au lieu de le rapprocher du but qu'il voulait atteindre, elles ne feraient que l'en éloigner. Il résolut donc de les ajourner. Il resta à Londres; il allait y rester plusieurs mois, supportant avec impatience son oisiveté, observant les événements dans l'attente de nouvelles de David Monnier, dont le long silence commençait à l'inquiéter.[Lien vers la Table des Matières]
IV
LES LETTRES PATENTES
Au mois d'août 1798, un voyageur arrivé à Hambourg vint à la librairie Pierre Fauche demander Fauche-Borel, dont il se disait l'ami. Reçu par le marquis de La Maisonfort, il apprit de lui que Fauche-Borel, parti pour Londres depuis plusieurs semaines, n'en était pas revenu. Cette nouvelle parut lui causer un vif désappointement. Comme La Maisonfort s'offrait pour lui rendre les bons offices que lui aurait rendus l'absent, il se nomma. C'était David Monnier. Ayant reçu à Paris la lettre par laquelle Fauche-Borel lui annonçait son départ pour l'Angleterre et après lui avoir, à diverses reprises, écrit à Hambourg, inquiet du silence prolongé de son correspondant, il s'était décidé à faire le voyage d'Allemagne, avec l'espoir de le rencontrer et pressé de se rapprocher de lui. La Maisonfort connaissait déjà David Monnier. Il savait que Fauche-Borel lui devait d'avoir pu se dérober aux recherches de la police du Directoire, qu'il gardait de ce signalé service un souvenir reconnaissant. David Monnier reçut donc de lui, ainsi que de Pierre Fauche, un accueil affectueux. Mais leur surprise fut grande quand, au cours de ce premier entretien, il leur demanda si les lettres adressées à Fauche-Borel, sous le nom de Frédéric Borelly, avaient été expédiées à Londres. Pour la première fois, ils entendaient parler de cette correspondance. Les employés de la librairie furent interrogés. On découvrit ainsi que, par la négligence de l'un d'eux, les lettres, au lieu d'être envoyées à Fauche-Borel, étaient restées oubliées au fond d'un tiroir. On les y retrouva encore intactes.
Les regrets exprimés par David Monnier le furent en termes si vifs, qu'ils éveillèrent la curiosité de La Maisonfort; ils lui suggérèrent le désir de connaître le secret auquel David Monnier faisait allusion et dont la vivacité de son mécontentement, comme son arrivée à Hambourg, attestait l'importance. David Monnier n'était pas de force à résister longtemps à un personnage aussi habile, aussi insinuant que La Maisonfort. Celui-ci parlait des services qu'il avait déjà rendus à la cause royale, de son dévouement passionné à Louis XVIII, de son ardente volonté de le manifester en toutes circonstances. David Monnier, se laissant prendre à ce beau langage, entra dans la voie des confidences. En quelques instants, La Maisonfort fut initié aux projets si soigneusement cachés à lui et à d'autres par Fauche-Borel. David Monnier compléta ses premiers aveux, en racontant ce qui s'était passé depuis que Fauche-Borel avait fui de Paris.
Au mois de mai précédent, Bottot lui ayant ménagé un court et mystérieux tête-à-tête avec Barras, David Monnier avait formulé des propositions en termes assez clairs pour être maintenant certain qu'on ne les repousserait pas. Deux mois plus tard, alors qu'il se croyait oublié, Bottot était venu l'engager, de la part du «maître», à se procurer des pouvoirs suffisants pour traiter.
—Partez, lui avait-il dit, allez voir; mais souvenez-vous qu'avant des engagements réciproques qui lient, Barras ne veut se mêler de rien, pas même de vos passeports.
C'est alors que David Monnier s'était déterminé à aller à Hambourg, afin de se concerter avec Fauche-Borel, qu'il croyait averti par ses lettres des dispositions de «l'homme de Paris». Il ajoutait encore que, l'avant-veille de son départ, il avait vu le directeur au bal, dans un jardin, et obtenu de lui l'assurance que son concours ne manquerait pas à ceux qui sauraient le payer. Et, pour couronner cette confidence, il répétait les paroles qu'il affirmait avoir été prononcées par Barras:
—Mes plans sont faits; j'en ai cinq, nous choisirons... Partez, je m'expliquerai quand on se sera expliqué. Indemnité et sûreté, voilà ce que je demande.
Ce que Barras entendait par ces mots: indemnité et sûreté, David Monnier, décidé à ne rien céler à La Maisonfort, affirmait l'avoir appris par Bottot. Sûreté, dans la pensée de Barras, voulait dire, à en croire David Monnier, «l'entier oubli de sa conduite révolutionnaire, l'engagement sacré du roi d'annuler, par son pouvoir souverain, toutes recherches à cet égard.» Indemnité signifiait une somme au moins équivalente à celle que devaient procurer au membre le plus puissant, le plus retors et le plus cupide du Directoire, les deux années qu'il comptait passer encore au pouvoir. Il évaluait cette somme «à douze millions de livres tournois, y compris les deux millions qu'il aurait à distribuer à ses coopérateurs». À valoir sur ce prix de ses peines, il demandait une avance de quinze cent mille francs, à payer au moment où seraient échangées les obligations mutuelles. Il désirait enfin que le roi lui écrivît le premier et l'autorisât à résider hors de France. À ces conditions, dont il souhaitait que l'accomplissement lui fût garanti par une puissance amie de Louis XVIII, il était disposé à prendre l'engagement de proclamer la monarchie dans un délai de six mois.
Après avoir énuméré les prétendues exigences de Barras, David Monnier n'eut garde de taire les siennes. Il jugeait indispensable qu'on lui promît une somme suffisante à l'indemniser lui-même, à indemniser Bottot de leurs déboursés et de leurs peines. Un billet souscrit par le roi, ou en son nom, devait fixer le montant de cette indemnité. Pour le service des avances, il entendait qu'un crédit d'une valeur égale au chiffre stipulé lui fût ouvert chez un banquier de Hambourg. C'était, on le voit, un homme prévoyant, pressé surtout de toucher quelque argent; il n'avait rien oublié.
Tout homme de bonne foi et de haute raison devait être frappé par les contradictions que, en admettant la véracité des dires de David Monnier, offrait la conduite de Barras; par l'invraisemblance surtout du dévouement qu'il apportait au roi au lendemain du dix-huit fructidor. S'il inclinait vers une restauration monarchique, pourquoi, dans cette dramatique journée et depuis, avait-il frappé sans pitié les royalistes? Il est difficile de comprendre que cette considération n'ait pas suffi à mettre La Maisonfort en garde contre les mensonges de David Monnier. Ce qui est vrai, c'est qu'il se laissa entraîner moins peut-être par la grandeur du but que lui montrait David Monnier, que par l'importance du rôle qui lui était réservé, si le succès couronnait ses efforts. Il se vit, dans un avenir prochain, glorifié comme le véritable auteur du rétablissement de la monarchie, accablé par les témoignages de la gratitude royale, comblé d'honneurs et de richesses. Cette perspective excita son enthousiasme, le rendit même insensible à ce que lui commandaient l'honnêteté et l'amitié. Il n'hésita pas à se substituer à Fauche-Borel, à s'approprier ses plans, à prendre en mains la direction de cette négociation indélicate et puérile, résolu à en recueillir les profits.
Maître du secret d'autrui et au moment d'en trafiquer, la présence de David Monnier ne pouvait que lui être importune et gêner son action. Il lui conseilla de retourner à Paris, afin de veiller sur Barras, dont il était impérieusement nécessaire d'entretenir les bonnes intentions. Il lui promit de le rappeler en temps opportun, c'est-à-dire dès que le roi aurait répondu aux propositions qui allaient lui être transmises et fait connaître sa volonté. David Monnier se laissa convaincre. Il partit pour la France dans le courant de septembre, en s'engageant à revenir au commencement de l'année suivante, s'il n'était mandé plus tôt.
Après son départ, le marquis de La Maisonfort écrivit à Louis XVIII. En deux lettres successives, il présentait un exposé détaillé de l'affaire. Il expliquait comment, en l'absence de Fauche-Borel, elle était arrivée entre ses mains. Il ne dissimulait rien des exigences de Barras. À l'appui des demandes personnelles de David Monnier, il insistait longuement sur le zèle dont celui-ci avait fait preuve, sur son habileté, sur l'utilité de son intervention. Son récit se ressentait de l'enthousiasme dont il était lui-même animé et tendait à le faire partager au roi comme à son entourage. Ces graves communications ayant été expédiées à Mitau, La Maisonfort, désormais assuré de conserver la direction de l'entreprise, se décida à en entretenir le chargé d'affaires du roi, avec qui il vivait en bons termes. Thauvenay ne se montra ni moins crédule, ni moins enthousiaste que lui. Il écrivit, de son côté, à Saint-Priest, à l'effet d'appuyer les démarches de La Maisonfort. Toutefois, à la fin d'octobre, ils attendaient encore les réponses qu'ils avaient sollicitées.
Ce n'est pas qu'à Mitau on eût accueilli leurs propositions avec indifférence. Mais elles y avaient causé plus d'étonnement que de satisfaction. On se rappelait l'insuccès des démarches antérieures; on redoutait de s'exposer à des déceptions nouvelles. Toutefois l'étude approfondie des dires de La Maisonfort, en démontrant qu'il n'en coûterait rien de seconder les vues de leur auteur, et que le pire qui pût arriver était un échec dans lequel le roi ni ses amis ne pouvaient être compromis, décida Louis XVIII à y répondre favorablement. Cependant, au moment d'envoyer à La Maisonfort des pouvoirs pour traiter, il se ravisa et se décida à les confier à un homme mieux connu de lui, de la fidélité duquel il fût sûr.
Le 8 novembre, deux lettres adressées, l'une par le comte de Saint-Priest à La Maisonfort, l'autre par d'Avaray à Thauvenay, leur apportaient les remerciements de Louis XVIII et leur annonçaient la prochaine visite d'une «personne de marque» qui devrait être mise en communication avec David Monnier. D'Avaray, se référant à la négociation Sourdat, rappelait que Barras savait depuis longtemps qu'il pouvait compter sur indemnité et sûreté. Dans les explications de La Maisonfort, une phrase avait surtout frappé le roi: «Barras veut que vous soyez roi sans préambule, sans restriction.»—«C'est là le point d'où il faut partir, répondait d'Avaray. Je vous recommande, au nom de votre fidélité et de votre amour pour le roi, d'éviter, de repousser toute discussion qui pourrait changer ou altérer le moins du monde cette base invariable du traité. Qu'il ne soit donc question dans les conférences ni de constitution, ni de gouvernement, ni d'amnistie en ce qui concerne les assassins de Louis XVIII, ni rien qui ait aucun rapport à ces objets étrangers au but de la négociation. Dites tous que le roi veut faire le bonheur de son peuple, régner par la justice et l'amour, réformer les abus; vous ne vous tromperez pas. Ayez cependant sous les yeux pour votre propre instruction celles du roi, et restez en deçà plutôt que d'aller au delà. Je voudrais même que Barras, s'il est dans le cas de faire une proclamation, les citât pour garants des sentiments personnels du roi, de la sagesse de ses vues, de la modération de ses principes; et, comme il serait dangereux de présenter aux yeux des Français sous les traits du despotisme le roi qu'il veut leur rendre, je voudrais qu'il leur dît que ses vertus, ses lumières, ses paroles, ses malheurs même, tout les assure qu'il les fera jouir de toute la liberté compatible avec la tranquillité publique.»
Ce langage ne témoigne pas seulement de la candeur dont faisait preuve la cour de Mitau en supposant Barras capable de se sacrifier au roi par l'abandon de son pouvoir, le désaveu de sa conduite antérieure et l'acceptation volontaire de l'exil; il prouve aussi qu'on y prenait au sérieux, sur la foi des récits transmis par La Maisonfort, des affirmations dictées uniquement par la cupidité. Quelques jours plus tard, une nouvelle lettre de Saint-Priest prévenait Thauvenay que «la personne de marque», désignée par le roi, était le jeune duc de Fleury, premier gentilhomme de la chambre, neveu du maréchal de Castries. «Il a de l'esprit et de la capacité, et sa jeunesse n'est point aux dépens de sa maturité. Nous espérons que son âge et son état serviront à masquer sa commission. Sa Majesté compte beaucoup sur vous pour l'aider de votre sagesse et de votre expérience, et il est fort disposé à se consulter avec vous. Nous serions charmés que vos occupations vous permissent d'assister aux séances et d'aider au chiffrement pour éviter un nouveau confident. On dit que les espions fourmillent à Hambourg. Mais vous saurez les déjouer par des précautions qu'il ne faut pas épargner. Nous ne connaissons guère M. de La Maisonfort que par ses écrits. On nous dit qu'il a été fort lié avec les Lameth, et cela ne nous laisse pas sans inquiétude. Mais nous ne l'avons pas choisi, et il faut bien le prendre tel qu'on nous l'a donné.»
Le duc de Fleury, que le roi jetait tout à coup dans cette intrigue, en lui sacrifiant un serviteur aussi dévoué que Thauvenay, des agents aussi habiles que Fauche-Borel et La Maisonfort, ne possédait aucune des qualités nécessaires à une telle négociation. C'était un brillant et vaniteux gentilhomme, léger, pénétré de son importance, plus présomptueux que clairvoyant. Un peu plus tard, d'Avaray gémira en pensant que «de si grands intérêts sont en de telles mains», les mains d'un homme qui «se noie dans un verre d'eau». Saint-Priest ne pensait pas autrement. Mais, le roi ayant prononcé, il se conformait à sa volonté, en disant du jeune négociateur tout ce qu'il fallait en dire pour lui assurer la confiance des gens de Hambourg qui ne le connaissaient pas.
À son départ de Mitau, on lui remit l'acte d'indemnité et de sûreté exigé par Barras, les lettres patentes, comme on disait. «Cet acte est écrit de la main de Sa Majesté. Nous aimerions assez qu'il demeurât à Hambourg sans aller en France, n'ayant surtout aucun écrit de ce directeur.» Le document n'était que l'énumération des demandes qu'avait formulées, au nom de Barras, David Monnier. «Louis, par la grâce de Dieu, roi de France et de Navarre, à notre amé et féal Paul, vicomte de Barras, salut.» Suit un préambule explicatif, après lequel il est stipulé: «À ces causes, nous vous avons nommé et nous vous nommons, vous, vicomte de Barras, pour notre commissaire général à l'effet de préparer et exécuter le rétablissement pur et simple de la monarchie française.» Rien n'est oublié, ni l'engagement de la rétablir dans six mois, ni les douze millions de livres tournois à payer «en espèces sonnantes», ni l'oubli du passé. Le tout est «donné à Mitau, sous notre petit scel». La date reste en blanc pour être mise quand on croira le moment venu d'échanger les engagements réciproques. Ce sera «le 10 may de l'an 1799 et de notre règne le quatrième».
Indépendamment des lettres patentes, le duc de Fleury fut muni d'instructions écrites. Il devait s'y référer pour les réponses à faire au cours des délibérations. David Monnier ayant demandé que le roi écrivît le premier, Saint-Priest, rédacteur de ces instructions, disait en parlant de Barras: «Je le crois trop gentilhomme pour désirer que Sa Majesté lui fasse d'aussi basses avances. Ce n'est assurément pas qu'Elle fût retenue par aucun punctitio. Mais encore faudrait-il un puissant motif pour passer sur une telle disconvenance. C'est à M. de Barras à écrire au roi d'après l'acte de sûreté et d'indemnité qu'il en aura reçu, et Sa Majesté lui répondra ensuite, de manière à le satisfaire. Mais encore faut-il préalablement qu'il se soit expliqué directement. L'on ne met point en doute sa bonne foi. Il a un intérêt si palpable à réussir dans son projet qu'on ne peut raisonnablement craindre qu'il trahisse, et d'ailleurs, il ne veut aucun coopérateur, et, par conséquent, personne d'attaché au roi ne peut être compromis par lui. C'est d'un coup de main qu'il s'agit sans doute, et il peut réussir, vu le discrédit où le Directoire et le Corps législatif se trouvent en France, et les dispositions bien connues du peuple à rappeler son roi.»
En prévision du succès de la contre-révolution, Saint-Priest s'occupait ensuite du gouvernement intérimaire par qui devrait être exercé le pouvoir, en attendant l'arrivée du roi ou de son frère, lieutenant général du royaume. Il sollicitait sur ce point les idées de Barras, et proposait à tout hasard un conseil de régence formé d'une douzaine de membres du Corps législatif et présidé par le directeur. Le premier acte de ce conseil devait être une proclamation à l'armée, promettant à tous une amnistie, quelque part qu'ils eussent prise aux événements, et aux officiers la conservation de leurs grades.
Barras avait demandé à aller jouir hors de France de sa grande fortune. «Oui, répondait Saint-Priest au nom du roi. Il faudrait même qu'il n'y gardât plus d'immeubles. On les lui payerait en argent.» Quant à la garantie d'une puissance exigée par lui, à qui la demander puisque le secret auprès des cours était reconnu nécessaire? Il est vrai qu'il se montrait moins strict à l'égard de l'Empereur de Russie. «Mais il y a lieu de croire que l'Empereur ne se prêterait pas à cette proposition, lui qui n'a point voulu laisser introduire dans ses États l'ouvrage de M. Cléry (sur la captivité de Louis XVI), pour ne pas, a-t-il dit, faire connaître à ses sujets quelles indignités un souverain peut subir. Si Barras, cependant, ne voulait pas sortir de France sans cette garantie, il pourrait demander le gouvernement de l'île Bourbon, où il trouverait toutes les jouissances dont il est si empressé.»
En ce qui concernait les avances à faire sur le prix de la négociation, sans doute il n'y fallait pas regarder. «Mais nemo dat quod non habet. S'il ne s'agit que de menues dépenses, et quoique le roi ait à peine de quoi vivre, on tâcherait de les couvrir. Mais peut-on penser que Barras et son agent soient à quelques milliers d'écus près? Et s'ils demandent de grosses avances, ne serait-ce pas le cas de se défier d'eux comme de gens cherchant à faire des dupes?»
Résumant enfin son opinion sur la manière de procéder à l'échange des engagements, Saint-Priest conseillait qu'après avoir pris connaissance de l'acte de sûreté et d'indemnité mis en dépôt à Hambourg, l'agent de Barras allât à Paris lui dire qu'il pouvait se fier au roi, provoquer l'explosion, instituer la régence en attendant Monsieur, et envoyer l'adresse à l'armée. Sur cette manière de procéder, aucune difficulté n'était à prévoir, puisque David Monnier avait, au dire de La Maisonfort, spontanément proposé d'aller chercher à Paris, si l'on s'entendait, une lettre de soumission au roi et l'exposé du plan avec la ratification des conditions stipulées. Dans ce cas, le duc de Fleury devait attendre à Hambourg le retour de l'émissaire, à moins qu'il ne jugeât préférable de se rendre en France, pour s'aboucher lui-même avec Barras et se concerter directement avec lui.[Lien vers la Table des Matières]
V
PICHEGRU RENTRE EN SCÈNE
À Londres, en 1798, le service des étrangers institué au ministère de l'intérieur avait pris une extrême importance depuis le commencement de l'émigration, l'Angleterre étant devenue l'asile d'un grand nombre d'émigrés, le rendez-vous d'agents royalistes, le rendez-vous aussi des espions qu'entretenait auprès d'eux le gouvernement français. À sa direction était préposé Wickham, dont un long séjour en Suisse, au milieu des royalistes proscrits, avait fait l'homme d'État britannique le plus compétent pour ce qui concernait les affaires de France. Depuis sa rentrée à Londres, à la fin de l'année précédente, le cabinet l'avait chargé de la surveillance des émigrés. C'est à ce bureau que, le 27 septembre 1798, quatre voyageurs arrivés à Londres le même jour, se présentaient pour y faire viser leurs passeports et solliciter le droit de séjour, conformément aux règlements de police. Admis en présence de Wickham, les nouveaux venus déclinèrent leur nom, leurs qualités. L'un d'eux était le général Pichegru. Il apprit à Wickham que, le 3 juin précédent, avec sept de ses compagnons, il s'était évadé de Cayenne, où le Directoire les avait déportés après le dix-huit fructidor. Pour des causes diverses, quatre d'entre eux étaient restés en route, notamment le général Willot, tombé malade dans les colonies hollandaises. Les autres étaient parvenus à gagner l'Europe.
Wickham se montra courtois et affable. Il déféra aux désirs des fugitifs. Le général Pichegru, qu'il entoura plus particulièrement des témoignages de son admiration, fut autorisé à résider à Londres ou dans les environs. À tous, des offres de services furent faites avec empressement et libéralité. Dans la soirée du même jour, la nouvelle du retour de Pichegru se répandait dans les salons de Londres. Les agents secrets du gouvernement français la transmettaient à Paris. Dès le lendemain, les personnages les plus importants de l'émigration française se présentaient pour voir Pichegru. Mais il refusa sa porte à la plupart d'entre eux. Parmi ceux qu'il reçut, se trouvaient le baron de Roll, qui lui apporta les félicitations du comte d'Artois, et Dutheil, l'ancien chef de l'intendance de Louis XVI à Paris, agent financier des princes. Dutheil ayant fait mine de sonder ses intentions futures, il se déroba, alléguant sa fatigue morale et physique, son ignorance des dispositions de la France, pour fuir tout entretien sur la situation politique.
Dutheil ne se laissa pas démonter, devint plus pressant, insinua que, si le général se rendait à Mitau, il y serait reçu comme un fidèle et illustre sujet du roi. Pichegru se contenta de répondre qu'il attendrait des instructions, mais qu'avant de prendre un parti, il voulait savoir quel traitement réservait Louis XVIII aux officiers de l'armée républicaine qui se déclareraient pour sa cause. Dutheil n'insista pas. En quittant le général, il écrivit à Mitau, répéta dans sa lettre ce qui venait de lui être dit, et même ce qu'il eût désiré entendre, à savoir que le général Pichegru était disposé à aller mettre ses hommages aux pieds du roi. L'information péchait par le défaut d'exactitude. Pichegru, en débarquant en Angleterre, était résolu à y séjourner et, pour échapper aux visites importunes, à se retirer à la campagne. Il ne tarda pas à s'y fixer. Jusqu'à son départ pour le continent, il ne revint à Londres qu'afin de se rendre aux appels de Wickham, qui avait manifesté le désir de le revoir.
Le général Pichegru, à cette époque, n'était âgé que de trente-sept ans. Mais ses longues campagnes, la rigoureuse captivité qu'il venait de subir avaient usé son corps, découragé son âme, ébranlé son énergie. Dans le premier entretien qu'il eut avec le diplomate anglais, il parut d'abord animé du désir de rester inactif, de se faire oublier; il ne manifesta d'autre ambition que celle du repos; il prétendit qu'après les dures épreuves de la proscription et le vigoureux effort qu'il avait dû faire pour y mettre fin, il était sous le coup d'une accablante lassitude. Mais Wickham ayant, par d'adroites flatteries, fait appel à son zèle pour la cause du roi, peu à peu les dispositions de Pichegru se modifièrent. Il ne se refusa pas à des pourparlers «sur les questions brûlantes». Pendant les jours suivants, il se prêta à diverses conférences avec les ministres, leur révéla ses idées, fit connaître les plans que, de concert avec le général Willot, il avait conçus et étudiés durant les longues et cruelles heures de leur captivité commune. En un mot, il donna clairement à entendre que ce général et lui-même étaient acquis à la cause de la monarchie, prêts à combattre pour elle.
Il n'y a pas lieu de s'attarder à préciser ici les gages, d'ailleurs fort vagues, qu'antérieurement à la journée de fructidor, Pichegru avait donnés à cette cause. Par ce qu'on en a dit plus haut, il est aisé de juger des dispositions dans lesquelles il se trouvait en arrivant à Londres, du ressentiment qui remplissait son cœur, et de s'expliquer pourquoi, après n'avoir manifesté d'abord que découragement et lassitude, il se montra plus confiant dès qu'il entrevit la possibilité de tirer vengeance des hommes qu'il considérait comme ses persécuteurs. Ce serait lui faire gratuitement injure que de prétendre qu'il n'était animé d'aucun autre sentiment. Encore que les contradictions de la conduite qu'il tint ultérieurement ne permettent guère de préciser les mobiles auxquels il obéissait, on ne saurait nier que des préoccupations patriotiques y eurent une part. Quand il se jetait dans la coalition, c'était bien pour contribuer à restaurer la monarchie, qui lui paraissait être l'unique solution qu'il convînt de souhaiter à son pays, et non pour servir ses desseins personnels et les vues particulières des puissances coalisées.
Dans ses conversations avec Wickham, il s'attachait à pénétrer les arrière-pensées de son interlocuteur. Il voulait s'assurer que les témoignages de courtoise sympathie qu'on lui prodiguait ne dissimulaient pas le désir d'empêcher le rétablissement de l'autorité de la France en Europe ou d'entamer l'intégrité de son territoire. Wickham devinait ses préoccupations. Il déploya toute son habileté pour le convaincre du désintéressement comme de la sincérité des puissances. Il parla avec tant d'effusion et d'éloquence, que Pichegru fut bientôt convaincu. Quand on arriva à l'examen des moyens d'action, qui, le cas échéant, pourraient être employés efficacement, on se mit d'accord sur la nécessité d'opérer d'abord en Suisse et de consacrer tous les efforts à délivrer les populations helvétiques du joug français. Elles étaient prêtes à se soulever. L'Angleterre s'était engagée à seconder leur révolte. Si le général Pichegru entrait à ce moment en Franche-Comté, s'il se mettait à la tête des mécontents; si le général Willot, qu'il disait disposé à se porter en Provence, provoquait à la même heure une bruyante agitation dans le Midi, la révolte de la Suisse pouvait devenir le point de départ de la chute du gouvernement républicain.
Pichegru approuva ces vues. On lui promit de le seconder s'il parvenait dans l'Est. Il restait libre, d'ailleurs, d'agir à son heure et à son gré, au mieux des intérêts qui lui seraient confiés. L'Angleterre était résolue à ne pas entraver son action, mais seulement à mettre à sa disposition, sans lui en demander compte, les ressources pécuniaires dont il aurait besoin. Elle promettait d'assister dans l'intérieur tout parti capable de résister ouvertement et directement au gouvernement tyrannique de la France, ou de coopérer avec les alliés dans le même sens. L'accord intervenu sur ces divers points n'avait pas épuisé l'objet des négociations. Elles se continuèrent sur d'autres non moins importants.
Pichegru, d'accord avec Louis XVIII sans l'avoir consulté, était d'avis que les armées alliées devaient se faire précéder en France par un manifeste portant expressément que la guerre n'avait pas la conquête pour but, mais le rétablissement du roi légitime. Il pensait également que, par ce manifeste, les puissances étaient tenues de reconnaître Louis XVIII comme roi de France. Or c'est précisément sur ces graves questions que les ministres anglais refusaient de se prononcer. Ils protestaient du désintéressement de l'Angleterre. L'idée de conquête n'entrait pour rien dans leurs résolutions. Mais ils avaient trop souvent déclaré qu'ils ne faisaient pas la guerre à la France dans l'intérêt des Bourbons pour revenir sur leurs déclarations, procéder à la reconnaissance du roi et s'infliger à eux-mêmes un démenti. Au surplus, ils ne pouvaient prendre aucune décision à cet égard sans s'être concertés avec la Russie et l'Autriche. Il convenait d'attendre le résultat des pourparlers qui ne manqueraient pas de s'engager, et, pour leur part, ils n'hésiteraient pas à suivre l'exemple qui leur serait donné par leurs alliés.
Confiant dans l'issue des négociations annoncées, Pichegru se contenta de ces réponses. Sa conviction, ainsi qu'on le verra, n'était pas absolument faite quant à l'opportunité de la reconnaissance préalable du roi par les alliés. Il croyait à ce moment cette reconnaissance nécessaire. Un peu plus tard, il ne la considéra plus que comme une démarche imprudente, qui devait être ajournée jusqu'après le renversement du Directoire.
D'ailleurs, avant même qu'il conférât avec les ministres britanniques, il avait reçu, à leur insu, une confidence dont l'objet prit bientôt dans son esprit une grande place et relégua au second plan de ses préoccupations la question de la reconnaissance de Louis XVIII par les coalisés. Cette confidence lui fut faite par Fauche-Borel, admis des premiers à le féliciter sur l'heureuse issue de ses tentatives d'évasion. Ils se rencontrèrent chez Wickham, par les soins de ce personnage. Dans cette première entrevue, Fauche-Borel acquit la certitude que, loin d'ébranler les dispositions anciennes de Pichegru en faveur des Bourbons, les souffrances de sa captivité avaient eu pour effet de les fortifier. Il revenait, pressé de tirer vengeance de ses persécuteurs, et plus encore de prêter aux efforts entrepris en vue de renverser le Directoire l'appui de son illustre nom et de sa vaillante épée.
Entre Pichegru et Fauche-Borel existait, on le sait, un de ces souvenirs qui lient à jamais les hommes, le souvenir des démarches faites par le second pour attirer le premier dans le parti du roi. Ces démarches dataient, les unes de 1796 quand Pichegru commandait l'armée de Rhin-et-Moselle, les autres de 1798 quand il présidait, antérieurement au dix-huit fructidor, le conseil des Cinq-Cents, et que, par les matinées du mois d'août, au petit jour, Fauche-Borel allait—c'est lui du moins qui le raconte—le trouver mystérieusement dans sa maison de Clichy pour conférer avec lui et Willot, qui s'y rendait de son côté.
Dès cette époque, Fauche-Borel s'était fait, ce en quoi il se trompait, la plus haute idée de la valeur politique de Pichegru, une non moins haute idée que celle qu'il avait, à plus juste titre, de son génie militaire. Ce Pichegru, maintenant oublié, persécuté, proscrit, avait été le plus populaire des généraux. On le considérait alors comme l'arbitre des destinées de la France. Ce qu'il était en ces temps déjà lointains, il pouvait le redevenir. Fauche-Borel s'en convainquit quand ils se retrouvèrent en l'entendant vanter les avantages d'une restauration monarchique et en démontrer la possibilité. Son parti fut pris aussitôt. Dans le vaillant soldat miraculeusement rendu à la bonne cause, il devina l'homme le plus capable de l'aider à mener à bien l'affaire Barras et à en tirer parti. Il n'hésita pas à la lui confier, après avoir exigé de lui l'engagement de garder le plus rigoureux secret.
Pichegru recueillit d'abord les confidences de son admirateur avec autant de défiance que d'incrédulité. Il les traita de billevesées, de rêves fous. Y avait-il apparence que «ce Barras», le moins probe des hommes, fût de bonne foi? N'était-il pas trop coupable envers le roi pour avoir conçu l'espoir d'obtenir son pardon? Ne tendait-il pas un piège aux royalistes pour les mieux écraser? À supposer qu'il fût sincère, en promettant de rétablir la monarchie, n'augurait-il pas trop de sa puissance? Sa popularité n'était-elle pas compromise, son crédit ébranlé? N'était-ce pas se payer de chimères que de le supposer en état de ramener le roi?
Fauche-Borel ne se laissa pas désarçonner par ces objections. Encore découragé quelques jours avant par le long silence de David Monnier, l'arrivée de Pichegru lui avait rendu l'énergie et l'espoir. Il soutint que Barras était assez puissant pour imposer sa volonté à un pays déchiré par les factions et où les partisans du roi se trouvaient assez nombreux pour rendre fécond un viril effort. Plus la France était divisée, appauvrie dans le présent, menacée dans l'avenir, et plus il serait aisé de lui rendre son roi qu'elle recevrait comme un libérateur. L'homme dont le génie et les victoires l'avaient un moment séduite et rassurée, le seul qui pût se jeter en travers des tentatives de Barras, Bonaparte, était en Égypte, d'où ni lui ni son armée ne reviendraient peut-être jamais. Son absence favorisait le succès d'une contre-révolution, qui trouverait encore un appui dans la coalition destinée, à l'instigation de l'Angleterre, à se reformer.
Ce tableau, tracé par une bouche éloquente, séduisit Pichegru. Avec la mobilité naturelle de son esprit, il crut à la possibilité de ce qui d'abord lui avait semblé irréalisable. Dès ce moment, son concours fut acquis à Fauche-Borel. Il ne lui parlait de rien moins que de se rendre dans l'Est, d'y lever une troupe de volontaires, de marcher avec elle au-devant des armées qu'il avait jadis commandées, qui l'acclameraient en le reconnaissant et se mettraient sous ses ordres pour marcher sur Paris, au moment où Barras proclamerait le roi. C'est ainsi qu'il se promit sans réserve. Il s'engagea, quand Fauche-Borel allait quitter l'Angleterre, à reprendre à Hambourg ce très étrange entretien. C'est dans cette ville qu'en se séparant à Paris, Fauche-Borel et David Monnier s'étaient donné rendez-vous. Fauche-Borel comptait y trouver des instructions du roi à qui il avait écrit, et des pouvoirs pour négocier.
Il ne fallut pas de nombreuses conférences pour amener Pichegru à ces résolutions. Sans en attendre le résultat, Fauche-Borel avait écrit à Mitau que, quoique pressé de s'éloigner de Londres, il entendait y rester autant qu'y resterait le général et s'attacher à lui, parce qu'il en espérait de grandes choses. Puis, quand il eut atteint le but qu'il poursuivait, c'est-à-dire fait partager à Pichegru sa propre conviction, il écrivit de nouveau. Pour la première fois, dans sa correspondance avec le cabinet du roi, on vit apparaître une allusion à l'affaire Barras. Mais il n'en dit que ce qui devait permettre de mesurer la part qu'y pourrait prendre Pichegru et d'apprécier l'utilité de son intervention.
À Mitau, on savait déjà, par les lettres de La Maisonfort et de Thauvenay, de quoi il retournait. L'allusion fut donc comprise. Mais l'admission de Pichegru dans le secret ne laissa pas d'inquiéter. Le 15 octobre 1798, Saint-Priest écrit à Thauvenay: «D'un autre côté, Fauche-Borel a écrit au roi et à M. le comte d'Avaray qu'il a joint Pichegru et qu'il ne veut pas quitter ce général. Nous en serions fort aises. Ce serait un confident de moins, et l'affaire serait plus concentrée entre nous. Ce n'est pas de notre part qu'elle pourra être divulguée. Le roi ne l'a pas même écrit à son frère. Ce nouvel incident ne nous fournit pas matière à changer nos instructions. Nous n'avons que des vœux à former pour qu'au lieu de nuire à la marche de l'affaire, elle s'en fortifie davantage. Mais je crains bien que Monnier et son principal coopérateur ne s'effarouchent d'un coopérateur qui a tant à se plaindre d'un directeur. Il faut attendre l'événement.»
Fauche-Borel maintenant avait hâte de quitter Londres, et Pichegru tout autant que lui, encore qu'il se montrât moins impatient. Mais Wickham, constant intermédiaire entre eux et le ministère, s'appliquait à les retenir, non que son gouvernement fût déjà résolu à les employer, mais parce qu'à tout hasard il préférait les garder sous sa main. Si les démarches que l'Angleterre multipliait auprès des cours du Nord, à l'effet de renouer la coalition, aboutissaient, Pichegru pourrait servir à fomenter une insurrection dans l'est de la France. Quant à Fauche-Borel, considéré comme un agent aussi dangereux qu'utile, un brouillon bon à lâcher à l'aventure, à travers les situations obscures et compliquées, s'il devenait nécessaire de les obscurcir ou de les compliquer davantage, Wickham aimait mieux le savoir près de lui que loin de lui, moins à cause de ce qu'il attendait de ses services qu'en raison de ce qu'il en redoutait. Il s'ingéniait donc à opposer des obstacles à leur départ.
Il avait en quelque sorte séquestré Pichegru aux environs de Londres, et, sous prétexte de le dérober à toute influence, exigé qu'il y vécût retiré. C'est en vain que le comte d'Artois se plaignait, qu'il envoyait à Wickham le baron de Roll pour le presser de ne pas retenir plus longtemps le général; c'est en vain que celui-ci arguait de la nécessité de passer sur le continent pour étudier sur place les moyens de soulever la Franche-Comté. On lui objectait que l'heure décisive n'était pas encore sonnée[57]. On invoquait la même raison pour calmer les impatiences de Fauche-Borel. À l'effet de gagner du temps sans prendre aucun engagement, on lui parlait vaguement de l'envoyer en Suisse pour exciter les populations à la révolte contre les Français. Il feignait de se prêter aux vues de Wickham, uniquement attaché à dissimuler les véritables causes de son empressement à s'éloigner, tiraillé contre l'ardent désir de se mettre en relations avec David Monnier et la préoccupation de ne pas s'aliéner les bonnes grâces des Anglais, de qui il recevait une pension et attendait les ressources nécessaires à son voyage.
À la demande de Wickham, le général persistait à se tenir éloigné des émigrés. Vers la fin d'octobre, c'est-à-dire un mois après son arrivée à Londres, ni les agents du roi, ni ceux du comte d'Artois, ni ce prince lui-même, n'avaient obtenu de lui autre chose que des propos vagues, non qu'il dissimulât entièrement ses intentions, mais parce qu'il ne voulait pas dire dans quelle mesure l'Angleterre les seconderait. Les ministres favorisaient sa réserve. Même en recevant le duc d'Harcourt, lord Grenville s'abstenait de toute allusion aux pourparlers engagés. Le 26 octobre, d'Harcourt, sur la foi des renseignements qu'il avait pu recueillir, écrivait à Mitau: «Pichegru est à la campagne entretenu aux frais du gouvernement qui d'abord voulait le voir, et ensuite a voulu conserver la possibilité de donner sa parole qu'il ne l'a pas vu, s'il en était question au parlement. Pichegru s'offre pour les provinces de l'Est et demande que Willot soit employé dans celles du Midi. Il croit pouvoir promettre cent mille hommes des débris de son armée. Je n'ai pas parlé encore de ce qui le concerne avec les ministres anglais pour ne pas les embarrasser. Je le ferai quand il en sera temps.»
Six jours après, le 2 novembre, d'Harcourt jugea que l'heure était venue d'en entretenir lord Grenville. La réponse du ministre fut aussi mystérieuse que brève:
—Nous laisserons Pichegru à la campagne, dit-il; nous préférons le tenir écarté. Puis, comme d'Harcourt, faisant allusion aux résultats des négociations suivies à Saint-Pétersbourg pour reformer la coalition, le félicitait sur les bons effets de son crédit en Russie et lui demandait à quel moment Louis XVIII pourrait entrer en activité, lord Grenville ajouta:—Nous ne sommes pas encore au moment de nous occuper de Sa Majesté. Vous savez ma profession de foi pour ses intérêts. Elle ne variera pas. Il ne tenait qu'à la cour de Vienne, il y a quatre mois, et encore plus, il y a six mois, de terminer par les armes les malheurs qui menacent l'Europe. Je ne sais si elle en retrouvera les mêmes occasions, malgré les efforts de la Russie et de la Porte.
Dans ce langage, pas un mot de Pichegru, ni de ses conférences avec Wickham, ni du plan à l'étude duquel elles étaient consacrées. Quant à Pichegru, ce fut seulement quand les grandes lignes de ce plan furent arrêtées et trois jours avant son départ pour l'Allemagne, qu'il se décida à entrer officiellement en relations avec les agents de Louis XVIII. Le 30 novembre 1798, il se rencontra avec le duc d'Harcourt, Cazalès, Dutheil, et leur confia ses projets sans leur parler toutefois des confidences de Fauche-Borel et du parti qu'elles lui avaient suggéré. Il leur confessa qu'il n'avait pas reçu du gouvernement anglais de mission particulière, mais qu'on le faisait partir avec la certitude que, lorsqu'il aurait choisi sa résidence, il y formerait son parti, et l'assurance que, lorsqu'il aurait fait connaître ses plans, on lui fournirait des moyens pécuniaires pour les réaliser. Ses adhérents, ses officiers les plus sûrs, les corps d'armée qu'il avait commandés étaient disséminés. Mais il espérait bien renouer avec eux des rapports et y recruter des partisans.
Cazalès lui fit connaître les divers personnages qu'à Paris, en Souabe et ailleurs, le roi employait à son service; il l'éclaira sur leur capacité, leurs talents, leurs inconvénients, leur caractère; enfin il le mit en défiance contre le ministère anglais, «qui songeait bien plus à son intérêt qu'à celui du roi.» On parla aussi du concours qu'on pouvait attendre des généraux que le Directoire avait proscrits. On tomba d'accord qu'il ne fallait pas compter sur La Fayette. Les représentants du roi croyaient au contraire que Carnot, alors réfugié en Suisse, ne refuserait pas de tirer l'épée pour la cause royale. Pichegru ne fut pas de cet avis.
—Carnot est en sûreté, dit-il; mais on ne peut rien en espérer pour nous parce qu'il juge son crime envers le roi irrémissible. En revanche, nous aurons Willot. Il viendra à Londres dès que sa santé le lui permettra.
À l'issue de cette conférence, d'Harcourt écrivait à Mitau: «Pichegru a beaucoup de mesure, de fermeté, de modestie. Il connaît la guerre. Il était délicat de lui parler de ses succès. Il a moins cherché à les faire valoir qu'à prouver le désir de les réparer.»
Cependant Dutheil n'était pas satisfait de cette entrevue, au cours de laquelle Pichegru, à son avis, ne s'était pas suffisamment expliqué. Il en provoqua une seconde. Il s'y rendit seul. Dans le tête-à-tête, Pichegru s'exprima avec plus de précision et de clarté. Il se porta fort pour le désintéressement et la sincérité du cabinet britannique; il se félicita de la liberté qui lui était laissée.
—Aucun agent de l'Angleterre, dit-il à Dutheil, ne doit ni diriger, ni influencer mes opérations. Je n'aurai de rapport avec celui ou ceux à qui je serai adressé que pour recevoir d'eux les sommes nécessaires à mes entreprises.
Il manifesta l'intention de faire tous ses efforts pour convaincre l'Autriche que la guerre serait non seulement utile, mais funeste, si elle n'était précédée par la reconnaissance du roi. Quant à l'hypothèse d'une paix générale, elle ne l'effrayait pas.
«Il n'en est pas moins convaincu, écrivait Dutheil à Louis XVIII, que Votre Majesté ne doit pas renoncer à l'espoir d'entrer bientôt dans ses États. L'opinion du général à cet égard est fondée sur la promesse qui lui a été faite par le gouvernement britannique de laisser à sa disposition, cette paix ayant lieu, les moyens de faire la guerre à la France, et sur l'espoir que le cabinet de Saint-James serait soutenu par quelque vigoureuse résolution de l'Empereur de Russie. Le général Pichegru m'a engagé de supplier Votre Majesté de ne point considérer comme une assurance donnée de sa part avec légèreté la certitude qu'il a que, malgré la paix, le retour de Votre Majesté en France ne serait différé que de très peu de temps. Il désire aussi que Votre Majesté sache qu'il lui a été fait la promesse qu'il serait remis pour le Midi de la France au général Willot, qu'on attend à chaque instant en Angleterre, les mêmes moyens que ceux qui lui sont confiés pour l'Est. Dans le cas où Pichegru se trouverait forcé par les circonstances de tirer quelques coups de canon constitutionnels de 1797, il ne doute pas que Votre Majesté ne l'en croira pas moins le plus fidèle comme le plus dévoué de ses sujets. Il a désiré que je n'oubliasse pas ces expressions: constitutionnels de 1797, et il m'a témoigné mettre beaucoup de prix à ce que ces expressions fussent connues de Votre Majesté. Je vais envoyer à ce général le chiffre dont il doit se servir pour écrire à Mitau[58].»
Ces explications données, Pichegru n'avait plus rien à faire à Londres. Il en partit le 3 décembre[59]. Un navire de la marine anglaise devait le conduire à Cuxhaven, petit port à l'embouchure de l'Elbe, à vingt lieues de Hambourg. À la même date, d'Harcourt annonçait au roi ce départ auquel étaient attachées tant d'espérances. «Je sais positivement qu'il est content et que la manière dont il a été reçu ici le confirme dans l'intention de réparer sa conduite passée et de se venger de celle des factieux à son égard.»
Fauche-Borel n'était déjà plus en Angleterre depuis plusieurs jours. Quoiqu'il éprouvât quelque répugnance à se séparer de Pichegru, il s'y était déterminé, dès qu'il l'avait pu, en apprenant que le général serait libre de le rejoindre à bref délai. On ne leur avait confié ni à l'un ni à l'autre aucune mission spéciale. À Fauche-Borel on avait demandé d'observer, de rendre compte; à Pichegru, d'arrêter ses plans d'après les circonstances. Fauche-Borel, obligé par ses fréquentes relations avec les émigrés à en voir un grand nombre, avant de se séparer d'eux, s'était appliqué à faire croire à tout le monde qu'on l'envoyait en Suisse. Pichegru, depuis son arrivée en Angleterre, vivait dans la retraite, et ne recevait que de rares visites. Personne ne l'ayant interrogé, il n'avait pas eu à mentir. En prenant congé l'un de l'autre, ils s'étaient donné rendez-vous en Allemagne à quelques semaines de là.
Fauche-Borel arriva à Hambourg vers la fin de novembre. La Maisonfort, s'attendant à le voir arriver, s'était préparé à le recevoir et à se justifier auprès de lui de s'être emparé de l'affaire Barras. Les explications qu'il lui donna, dès son retour, s'enveloppèrent de tant de beaux airs de sincérité et d'ardentes formules de regrets, que Fauche-Borel, quelque cruel que fût son désappointement, ne se crut pas fondé à se plaindre. Il ne se plaignit pas. Il ne pouvait que se résigner à ce qui s'était fait sans lui. Il en écouta patiemment le récit. La Maisonfort, en présence de Thauvenay, lui communiqua la copie des lettres envoyées à Mitau et les remerciements qu'il avait reçus. Thauvenay, de son côté, lui annonça l'arrivée prochaine du duc de Fleury.
Si quelque chose eût pu consoler Fauche-Borel de sa mésaventure, c'est le mécontentement que la venue de l'envoyé du roi causait à La Maisonfort. Celui-ci possédait trop de perspicacité pour ne pas deviner qu'il aurait maintenant à disputer à deux adversaires la négociation dont il s'était rendu maître. Mais, à tout prix, il entendait en conserver la conduite. Il employa son habileté à conjurer les effets des susceptibilités de Fauche-Borel, en lui démontrant qu'ils étaient également intéressés à s'unir contre le rival que venait de leur susciter la volonté du roi. Ce rival parut à Hambourg, le 3 décembre, le jour même où Pichegru quittait l'Angleterre et où le général Willot y arrivait, venant de Suisse.
Durant quatre mois, Willot était resté à Uberlingen, près de Constance, vivant dans la retraite, uniquement appliqué à rétablir sa santé, compromise par les rigueurs de sa déportation. Il trouva à Londres l'accueil que devaient les émigrés à un partisan de la bonne cause. Pichegru leur avait parlé de lui en termes flatteurs. Ils n'ignoraient pas qu'en Vendée, où il avait servi sous les ordres de Hoche, Willot, par sa modération, son humanité envers les royalistes qu'il combattait, s'était attiré les soupçons du général en chef de l'armée républicaine; qu'à Marseille, où l'avait envoyé le Directoire au commencement de 1797, il s'était montré l'adversaire résolu des jacobins. Ils savaient, en outre, qu'il possédait la confiance du roi[60]. Enfin c'était un «fructidorisé»; cela seul lui eût constitué un titre à leur faveur, si son voyage à Londres n'eût pas mieux prouvé encore que, loin de vouloir demeurer inactif, il cherchait à se rendre utile.
Dans les entretiens qu'il eut avec les émigrés, il fit étalage de son zèle pour les intérêts du roi; il affirma «qu'il n'avait jamais cessé d'avoir pour base de ses actions le rétablissement de la monarchie»; il manifesta ses ressentiments contre les hommes qui gouvernaient la France. Il parlait comme avait parlé Pichegru, avec plus d'énergie encore. Son langage révélait un indomptable besoin d'agir. Le comte d'Artois le présenta aux ministres anglais. Ils lui promirent de l'employer. Ils lui demandèrent même comment il désirait l'être. Il répondit qu'il lui serait aisé de se former un parti dans les provinces méridionales: «le Béarn, les Pyrénées, le Dauphiné, la Provence, lui étaient militairement connus. Il comptait sur les officiers qui résidaient dans ces contrées.» Ils n'hésiteraient pas à s'unir à lui; et, quand il se présenterait à leur tête aux populations, elles se soulèveraient à sa voix. Il parlait avec tant d'assurance, qu'on le crut sur parole. On reconnut que son plan méritait d'être pris en considération; mais on lui objecta qu'il fallait en ajourner l'exécution jusqu'au moment où la coalition, étant définitivement renouée, on pourrait décider par quel côté ce plan particulier serait rattaché au plan général, à l'effet de la seconder.
Les objections faites à Willot renouvelaient, sous une autre forme, celles qu'on avait faites à Pichegru quand il s'était avisé de demander la reconnaissance préalable du roi. De nouveau se manifestait l'intention du cabinet britannique, arrêtée d'accord avec l'Autriche, de ne se servir des royalistes, pour rétablir la monarchie, que lorsque le succès des alliés serait assuré, et s'il était démontré que les Bourbons comptaient en France un puissant parti.
Pichegru avait pressenti cette intention; il était parti sans en être alarmé. Il espérait la dissiper par la suite. Willot commença par concevoir une espérance analogue. Il abandonna même l'idée de la reconnaissance du roi, qu'il avait d'abord défendue. Mais, sous cette réserve, il s'attacha à réfuter les raisons à l'aide desquelles on essayait de justifier l'ajournement de ses projets. Il croyait qu'on pouvait réussir par une entreprise subite et hardie. Peut-être même y avait-il quelque exagération dans l'ardeur avec laquelle il défendait sa conviction, essayait de la faire partager. «Ses paroles et ses actes, a dit un de ses contemporains, prenaient trop l'empreinte de ses espérances[61].» Ses efforts furent vains. Le cabinet britannique ne voulait utiliser ses services qu'avec l'agrément du cabinet de Vienne, en quelque sorte sous sa surveillance.
On s'était montré plus empressé quand il s'agissait de confier une mission à Pichegru. Mais cette mission, par son caractère vague, s'accordait avec les vues du gouvernement anglais: il pouvait l'entraver, l'arrêter à son gré; il en tenait tous les fils et en restait maître. Il n'avait donc pas hésité à laisser partir Pichegru. Celle que sollicitait Willot reposait sur des bases plus précises, se présentait dans des conditions plus nettes. Après y avoir adhéré, on serait engagé, et peut-être au delà de ce qu'on voulait. C'est pour cela qu'on ajournait l'exécution des plans proposés par ce général.
Bientôt, lassé de l'inutilité de ses tentatives, il dut se résigner à attendre le bon vouloir de l'Angleterre. Il alla s'installer à Barnes, près de Londres. Il y demeura, dévoré par l'impatience, suivant d'un œil anxieux les événements qui troublaient l'Europe. Les calculs de l'Angleterre devaient l'y retenir plusieurs mois. En juillet 1799, il s'y trouvait encore, pendant que le comte d'Artois, secondé par d'Harcourt, Cazalès et Dutheil, s'efforçait d'amener le cabinet Pitt aux solutions qu'il considérait comme seules conformes aux intérêts de sa maison.[Lien vers la Table des Matières]
VI
DUMOURIEZ ROYALISTE
Tandis que Pichegru commençait ses pérégrinations à travers l'Allemagne et la Suisse, tandis que Willot rongeait son frein, un nouveau personnage entrait en scène, résolu à embrasser le parti du roi. C'était le général Dumouriez.
Il y avait déjà quatre ans que Dumouriez vivait en proscrit, la Convention ayant mis sa tête à prix et le Directoire ayant maintenu ce rigoureux arrêt. Après d'innombrables pérégrinations, réfugié tour à tour en Allemagne, en Belgique, en Suisse, dans les États de Venise, chassé successivement de ces asiles par les victoires des armées françaises, il n'avait trouvé de sécurité qu'aux portes de Hambourg, à Altona dans le Holstein, possession danoise dont était gouverneur le prince Charles de Hesse[62]. Ce brillant soldat, généralissime des armées de Danemark, s'était fait l'ami de Dumouriez. Les premières avances vinrent de lui. Il avertit Dumouriez qu'un émigré, nommé Lansac, avait pris l'engagement de l'assassiner. Cet avertissement causa à Dumouriez la plus vive émotion. Il voulut d'abord être initié aux origines de ce complot, en connaître et en faire punir les auteurs. Puis, sur le conseil du prince, il y renonça. Mais il demeura reconnaissant de la sollicitude dont il avait été l'objet. Sa reconnaissance engendra une amitié qui fut bientôt partagée. Il persuada au prince que le Schleswig et le Holstein était remplis d'agents du Directoire qui cherchaient à révolutionner ces provinces. Il entreprit même de faire surveiller, à Hambourg et à Altona, les représentants du gouvernement français, lesquels en furent prévenus par les magistrats d'Altona. Le prince avait donné à Dumouriez, avec une pension de deux mille livres, une maison toute meublée à Altona, où le proscrit s'était installé, suivi dans cet exil par une femme depuis longtemps attachée à sa vie, dont les malheurs n'avaient pas ébranlé l'affection[63]. Plus que jamais, il caressait le projet de prendre place parmi les royalistes.
Ce projet datait de loin, avait dicté sa conduite antérieure. En 1795, il osait, à la veille des élections, en faire publiquement l'aveu. Il s'était adressé aux assemblées primaires pour expliquer l'adhésion que déjà il songeait à donner à la cause royale. Mais, comme s'il eût redouté que sa conversion, rapprochée des opinions qu'il avait naguère professées, ne fût pas comprise, il prenait soin de la justifier en indiquant, dans sa proclamation, à quelles conditions il se donnerait au prétendant. «S'il avait le malheur, disait-il, de croire pouvoir se faire roi par la force des armes ou par le secours des puissances étrangères, je le regarderais comme l'ennemi de sa patrie. Son seul titre, pour monter sur le trône de ses pères, est la volonté de la nation, qui l'y appellera.»
Cette théorie de la souveraineté du peuple, encore dans l'enfance, n'était pas faite pour disposer les émigrés à abdiquer leurs vieilles haines envers Dumouriez, inspirées par son passé politique, ses victoires sur la coalition, et, en dernier lieu, par ce qu'on savait de son attachement à la famille d'Orléans. Ils l'accusaient même de travailler pour elle, de vouloir substituer un prince de cette maison au légitime héritier de la branche aînée. Mais ces accusations n'étaient pas fondées. Dès ce moment, au contraire, Dumouriez avait mérité la reconnaissance des émigrés.
Si, par quelques-uns de ses écrits, il avait, en de rares circonstances, protesté contre l'intervention de l'étranger dans les affaires de France, en fait, il s'était assez vite et assez résolument résigné à cette intervention pour la provoquer et l'encourager. La journée du dix-huit fructidor activa l'accentuation de ses sentiments; l'influence du prince de Hesse lui apprit comment il devait les manifester. Un voyage que, durant l'été de 1798, il fit à Copenhague, dissipa toutes ses hésitations. De ses entretiens avec son protecteur, sortit le plan qu'il faut maintenant exposer.
Jusqu'à ce moment, entre la France et la coalition, le gouvernement danois était resté neutre. Cette neutralité créait au Danemark une situation périlleuse. Si, d'une part, elle ne suffisait pas à le protéger contre une invasion française, d'autre part elle excitait contre lui les défiances des alliés. C'était un grave danger dont Dumouriez, dès qu'il se sentit maître de la confiance du prince de Hesse, sut habilement tirer parti. À son avis, le Danemark ne pouvait s'y dérober qu'en entrant dans la coalition. Ce danger, le prince ne le contestait pas. Mais, tout en reconnaissant les avantages que trouverait à intervenir son gouvernement, il s'attachait à chercher les moyens de réaliser l'intervention sans compromettre la neutralité.
—Nous ne pouvons intervenir que pour pratiquer la paix, disait-il. Mais cette paix ne sera durable que si elle est conclue avec un autre gouvernement que le gouvernement actuel. Or, le changement que nous désirons n'est possible que si les Français qui le désirent sont assurés d'être appuyés, au moment voulu, par un corps de neutres. Ce corps de neutres lui-même devrait être soutenu par les alliés. Il pourrait prendre alors l'initiative des propositions de paix, lesquelles seraient les suivantes: 1o intégrité de l'ancien territoire français; 2o démission du Directoire et nomination d'un conseil provisoire; 3o réunion des assemblées primaires pour élire de nouveaux représentants.
Comme conséquence de ces vues, le prince de Hesse estimait que le Danemark était en état de former ce corps de neutres. Lorsque, pour la première fois, il examina cette hypothèse avec Dumouriez, c'était au mois de juillet 1798, dans son château de Louisenland, où il avait invité le général à déjeuner. Ils cherchèrent ensemble par quel côté le corps de neutres pourrait entrer en France. Dumouriez avait commandé à Cherbourg. La côte normande lui était familière. Il voulut démontrer que, par là, le débarquement serait facile. Avec un crayon, il dessina le profil de l'île Saint-Marceau et de la presqu'île du Cotentin.
—Pardieu! s'écria le prince Charles de Hesse, après avoir embrassé d'un coup d'œil le dessin, si j'étais le ministre Pitt, au lieu d'attendre la descente de l'armée française en Angleterre, j'irais, avec cent mille hommes, m'emparer de cette presqu'île, ayant les deux flancs appuyés sur les îles des deux côtés. «Dumouriez se leva comme une tempête, écrivait le prince au régent de Danemark, en lui racontant l'incident, furieux de la pensée que je venais d'exprimer. Je l'adoucis, en répondant vite que nous désirions le faire en union avec l'Angleterre, et cela non pour conquérir la France, mais pour établir un gouvernement raisonnable.»
Si le prince disait toute sa pensée, et la lecture de sa correspondance permet de le supposer, il y avait de sa part quelque naïveté à se figurer que de tels projets pourraient s'accomplir sans que le Danemark sortît de sa neutralité, et que l'armée française, si le territoire était envahi, ferait quelque différence entre le corps de neutres et le corps de belligérants qui l'envahirait. Dumouriez, sur ce point, ne se leurrait pas d'illusions. Aussi pensait-il que le Danemark devait entrer dans la coalition au même titre que les autres alliés, pourvu que l'invasion n'eût pas pour but la conquête. Il lui avait été facile de comprendre que les offres danoises n'étaient pas désintéressées. Pour prix de ses services, le Danemark entendait obtenir de l'Angleterre un subside de huit cent mille livres sterling, avec la promesse qu'à la conclusion de la paix, on lui céderait l'île de Porto-Rico et Crab-Island, sous les deux garanties de l'Empereur de Russie et du roi de France. La dernière ne devait être donnée qu'après le rétablissement de ce prince sur son trône. À ces conditions, le Danemark fournirait à l'Angleterre douze vaisseaux de ligne et dix-huit mille hommes, dont trois mille cavaliers.
Après qu'on eut longuement délibéré, le prince de Hesse crut devoir, au mois d'octobre, envoyer à Londres le plan sorti de ces délibérations. Il le fit en son nom personnel, pour ne pas compromettre son gouvernement. Ne pouvant, en tant que puissance secondaire, prendre l'initiative d'une proposition, le Danemark en était réduit à suggérer qu'on la lui fît, quand les conditions seraient suffisamment débattues pour qu'il n'eût plus qu'à y donner son adhésion[64].
Le ministère anglais jugea qu'il y avait lieu de tirer parti de ces ouvertures, qui répondaient si bien à son désir de recommencer la guerre contre la France. Il expédia aussitôt à Copenhague un officier de confiance, le colonel Anstrutter, pour conférer avec le prince Charles. Pendant ce temps, Dumouriez était revenu à Altona. Comblé de présents et de faveurs par le généralissime danois, dévoré du désir de jouer un grand rôle, assuré d'un puissant appui pour ses projets, il consacrait les loisirs de son exil à les compléter, à les perfectionner par une étude incessante. Il rêvait déjà de les réaliser avec l'appui de la cour de Russie. C'est de cette époque que datent ses tentatives pour se rapprocher de Louis XVIII, depuis quelques mois installé à Mitau. La plus décisive eut lieu par l'intermédiaire d'un émigré, son ami d'enfance, nommé Fonbrune, qui était parvenu à capter la confiance de l'entourage du roi. Fonbrune fut secondé par un baron d'Angély, émigré comme lui.
On doit, à défaut de preuves contraires, classer d'Angély parmi les aventuriers que l'émigration comptait dans ses rangs, où ils vivaient d'intrigues et d'espionnage. Il paraît avoir été employé par les Anglais pour savoir ce qui se passait à Hambourg dans les cercles républicains. Dumouriez, quoiqu'il le tînt en mépris, avait recouru à ses bons offices pour surveiller les faits et gestes des agents de la légation de France. Se croyant son obligé, il le subissait, bien loin de se douter que, très probablement, d'Angély profitait de ses relations avec lui pour surprendre ses secrets et les révéler à l'envoyé du gouvernement français[65].
Quant à Fonbrune, à tort ou à raison, il avait mauvais renom. On l'accusait d'avoir, en 1789, porté à Vienne, à l'Empereur Joseph II, de prétendues lettres de Marie-Antoinette, fabriquées par lui, en vue d'obtenir des secours pécuniaires. Mais il était actif; il se montrait dévoué. À Saint-Pétersbourg, où il s'était rendu l'année précédente, il avait, en affirmant son dévouement au roi, conquis des protecteurs par lesquels il s'était fait recommander à ce dernier. À Mitau, on le jugeait peu sûr; on le soupçonnait de connivence avec les révolutionnaires. Ses demandes d'argent étaient incessantes. Le cabinet du roi écrivait à Thauvenay, son agent à Hambourg: «Vous jugerez mieux que personne le parti qu'on peut tirer de la dextérité de M. de Fonbrune et du plus ou moins de vraisemblance des imputations dont on cherche à le noircir.» Et un peu plus tard, on ajoute: «Fonbrune prête terriblement le flanc à votre vigilance. Ses variantes nous ont suffisamment éclairé sur le fond et la forme de cette prétendue négociation dont le fin mot est celui de sa demande d'argent. Sa Majesté ne croit devoir faire aucune dépense pour aller au-devant de ce général.»
Calomnié ou non, tel était le personnage que Dumouriez employa pour opérer son rapprochement avec la cour de Mitau. Fonbrune avertit Thauvenay des dispositions de Dumouriez. Thauvenay s'empressa d'écrire à Saint-Priest. La réponse ne fut pas telle que la souhaitait le général. Loin de l'accueillir comme un sauveur, on le prit de haut avec lui. Quels que fussent ses projets qu'on ne connaissait pas encore, on ne voulait en entreprendre l'examen qu'autant qu'il demanderait l'agrément du roi «dans des formes convenables». C'était la condition même de l'acceptation de ses services. «Son hommage, disait Saint-Priest, le 20 janvier, sera agréé par Sa Majesté, qui oubliera les torts que M. Dumouriez a pu avoir envers Elle par sa conduite et ses écrits. Il pourra alors se regarder comme avoué pour agir.»
Dumouriez espérait mieux que ce langage. Mais, loin de s'irriter ou de se décourager, il attendit une occasion propice pour revenir à la charge, s'employant à faire parvenir à Saint-Pétersbourg, par des voies détournées, ses idées sur la nécessité d'employer le Danemark au rétablissement de la monarchie française.[Lien vers la Table des Matières]
VII
LA SECONDE COALITION
À Mitau, on vivait dans une attente fiévreuse, tant il semblait impossible que les événements dont, à la fin de 1798, l'Europe était prête à devenir le théâtre ne tournassent pas au profit de la cause royale. Les négociations engagées entre les puissances, à l'effet de reformer la coalition, promettaient d'aboutir. Officieusement ouvertes par les démarches de l'Angleterre, quelques semaines après la paix de Campo-Formio, elles étaient d'abord restées stériles, par suite du peu d'empressement des cabinets continentaux à s'y prêter. Le beau feu des Anglais avait alors paru s'éteindre. Soit qu'ils espérassent arriver à conclure, pour leur propre compte, une paix avantageuse avec la France, soit qu'ils eussent intérêt à paraître rebutés par l'accueil fait à leurs ouvertures, on les croyait refroidis. En réalité, ils n'étaient que résignés à l'expectative.
Un peu plus tard, l'Autriche, épouvantée par les progrès de l'influence française partout où flottait le drapeau tricolore, en Suisse, en Italie, en Hollande, en Belgique, désespérant de dénouer à son gré les débats diplomatiques engagés à Rastadt, s'était montrée disposée à de nouveaux pourparlers; elle avait offert à lord Grenville une occasion qu'il se hâtait de saisir. D'accord avec lui, elle se faisait pressante auprès de la cour de Russie, sollicitait du tsar un corps de seize mille hommes pour marcher en Suisse avec ses armées. Elle espérait les augmenter de celles de la Prusse et de tous les États allemands. En 1798, au mois de juillet, Thugut écrivait au chargé d'affaires Dietrichstein, représentant de l'Empereur à Saint-Pétersbourg, pendant une absence de Cobenzl: «Insistez, je vous prie, monsieur le comte, qu'on se prononce clairement sur la question, si l'on juge que nous devions consentir à l'état actuel des choses en Suisse et en Italie, ou nous exposer aux risques d'une nouvelle rupture; insistez aussi sur le prompt envoi du corps de seize mille hommes». Le 9 août, le même Thugut se félicitait de ce que Paul Ier «avait pris tout de bon le mors aux dents et paraissait être tout feu pour la bonne cause».
Cependant les pourparlers traînaient encore en longueur. Ce n'est qu'en décembre que le tsar «prenait feu tout de bon». Il signait avec les Anglais un traité par lequel il s'engageait à envoyer en Suisse et en Italie deux armées, non plus de seize mille hommes, mais de quarante-cinq mille, entretenues par l'argent britannique[66]. Cet arrangement, à peine conclu, était au moment de rester sans effet. Après avoir énergiquement voulu, l'Autriche ne voulait plus, entraînée par l'exemple de la Prusse qui s'obstinait à ne pas rompre la paix; peut-être aussi parce que l'espoir que, malgré tout, elle fondait encore sur le Congrès de Rastadt, hier affaibli, était maintenant en train de se fortifier.
Sans se laisser arrêter par ces hésitations, lord Grenville envoyait à Berlin son frère Thomas Grenville, avec la mission d'arracher la Prusse à son parti pris de neutralité, par la promesse de payer son concours d'un subside mensuel de quatre-vingt mille livres sterling. Tout le monde s'en mêlait. Le duc de Brunswick adressait à Frédéric-Guillaume mémoires sur mémoires, objurgations sur objurgations, pour lui démontrer la nécessité de déclarer la guerre à la République. Sieyès, ministre de France à Berlin, exprimait à Paris les craintes que lui causaient ces démarches: «Le roi aime l'argent. Ne se laissera-t-il pas séduire par la perspective des subsides qui lui sont offerts?» Louis XVIII intervenait, persuadé qu'on l'écouterait. Il intervenait, le pauvre prince sans influence et sans couronne; ordre était donné au marquis de Moustier, son agent à Berlin, d'appuyer les sollicitations de Thomas Grenville.
Enfin le tsar se déterminait à peser du poids de son influence dans ces fiévreux échanges de vues. Un de ses favoris, le prince Repnin, recevait la mission d'aller seconder l'ambassadeur Panin, à l'effet de décider le cabinet prussien à dénoncer la paix de Bâle. L'envoyé impérial devait parler haut, évoquer les périls auxquels s'exposerait la Prusse si, par sa persistance à refuser d'entrer dans la coalition, elle encourait le ressentiment des grandes cours. Le caractère de ces périls, elle pouvait déjà l'apprécier; car le tsar menaçait, à ce moment, des plus terribles représailles l'Électeur de Bavière, «cet Électeur déloyal,» et le roi d'Espagne qui se dérobait aussi au devoir de marcher à l'ennemi commun. En Wolhynie, où elle vivait triste et oisive depuis plusieurs mois, exposée à toutes les duretés de la discipline russe et aux tracasseries de la police[67], l'armée de Condé avait été même invitée à rejoindre, à Brzesc sur le Bug, le corps du prince Rimski-Korsakof, qui s'y rassemblait pour se porter vers Munich. L'invitation, il est vrai, était retirée aussitôt que donnée, parce que le corps de Condé ne pouvait avoir terminé ses préparatifs en temps opportun. Mais l'irritation du tsar était extrême contre ceux qui ne voulaient pas s'allier à lui. La Prusse avait tout à en redouter.
En dépit de tant de multiples efforts, Frédéric-Guillaume et d'Haugwiz, son ministre, influencés par Sieyès, résistaient aux sollicitations qui les assaillaient. Ils n'entendaient ni rompre les relations cordiales qu'ils entretenaient avec le Directoire, ni cesser d'observer rigoureusement la neutralité, ni s'exposer à l'accusation de l'avoir violée. Ils finissaient par refuser le territoire prussien au passage des armées impériales.
À ce moment, la coalition semblait, quoique déjà en armes, condamnée avant de s'être constituée, quand, tout à coup, la rupture des négociations de Rastadt venait en précipiter la formation, jeter l'Autriche dans la formidable alliance qui comprenait déjà la Russie, l'Angleterre, la Turquie[68], le roi de Naples et le Piémont. Maintenant la guerre était inévitable. Les troupes russes, commandées par Souvarof et Korsakof, se dirigeaient vers l'Italie et la Suisse, où les attendait l'archiduc Charles. L'Angleterre, depuis plusieurs mois, entretenait dans les cantons helvétiques une ardente excitation contre les Français. Elle y renvoyait cet habile et intrigant Wickham pour tirer parti des efforts déjà tentés, et seconder par ses manœuvres les plans militaires des alliés. Au mois de juin, Wickham passait par Hambourg. Il convoquait chez Breteuil les émigrés résidant dans cette ville, faisait partir pour la même destination que lui tous ceux qui voulaient servir. Bientôt l'armée de Condé, par l'ordre du tsar, se mettait en route pour aller se réunir, en Suisse, au corps que commandait Korsakof. Sur ces entrefaites, une lettre de Dutheil apportait à Mitau la nouvelle de l'arrivée de Pichegru en Angleterre. Le roi, acceptant les affirmations un peu risquées de Dutheil comme l'expression très exacte de la vérité, s'était empressé d'avertir Paul Ier de l'événement, et de lui demander des passeports pour Pichegru.
Puis, le 20 décembre, il dictait ce qui suit en réponse à Dutheil et à d'Harcourt: «Le roi est résolu de conserver les emplois, grades et soldes aux officiers républicains qui se déclareront pour son établissement sur le trône, et le général Pichegru peut se regarder lui-même comme lieutenant-général des armées de Sa Majesté, qui ne désire rien davantage que d'être dans le cas de lui conférer des récompenses plus distinguées... Le roi serait charmé du voyage du général. Sa Majesté fera de nouveaux efforts pour lui obtenir des passeports[69].
Après l'expédition de ces réponses, on avait attendu d'autres nouvelles. Mais elles se faisaient désirer. C'était le moment où Pichegru conférait avec le cabinet de Saint-James, se rendait presque invisible pour les émigrés, condamnait les correspondants du roi à garder le silence, à substituer des appréciations et des prévisions plus ou moins fondées aux renseignements qui leur manquaient. Le roi s'inquiétait du laconisme et de la rareté de leurs avis. Il commençait à craindre que Pichegru ne refusât d'entrer à son service, que l'espoir qu'en 1796, on avait édifié sur son concours, ne dût être abandonné. Ces appréhensions ne devaient pas durer. Dans le courant du mois de janvier 1799, les rapports des agents annonçaient successivement les dispositions de Pichegru, ses accords avec les Anglais, son départ pour l'Allemagne et son arrivée sur le continent.
À la même date, le gouvernement français en était également avisé. Le 4 janvier, le ministre de France à Hambourg faisait part à Talleyrand des rumeurs qu'il avait recueillies à ce sujet; mais il les croyait inexactes: «Toutes les recherches que j'ai pu faire sur la prétendue arrivée de Pichegru et son passage à Hambourg, tendent à me persuader que cette nouvelle a été inventée à plaisir par les agents anglais à Cuxhaven.»
Le surlendemain, nouvelle lettre, signée cette fois du consul général et mieux informée que la précédente: «Je m'empresse de vous instruire que le débarquement de Pichegru à Cuxhaven vient de m'être confirmé. Cependant je n'ai que des données vagues sur l'objet de sa mission, et suis fondé à croire qu'il n'a pas pris la route de Berlin, parce que l'on m'assure maintenant qu'il a pris celle de Brême. S'il en est ainsi, rien de plus vraisemblable que sa destination pour le Brabant. On m'assure, d'un autre côté, qu'il est venu à Hambourg, et qu'il loge en ce moment à Altona... Cette assertion me paraît d'autant plus digne d'attention qu'aucun républicain ne révoque en doute les intrigues qui se tiennent chez la princesse de Lorraine à Altona.»
C'est la princesse de Vaudémont qu'on désigne ainsi. Le 22 janvier, un rapport secret envoyé à Paris signale sa maison «comme un dangereux centre d'émigrés». Puis le rédacteur ajoute: «On ne sait si Pichegru y est allé, mais il est allé voir La Fayette à Ploen, dans le Holstein, ou Dumouriez dans le Schleswig. Quoique divers de principes, La Fayette et Dumouriez sont d'accord contre le gouvernement français[70].»
Bien qu'ils laissent planer une certaine obscurité sur les faits et gestes de Pichegru à son arrivée sur le continent, les documents permettent de rectifier ou de compléter les informations envoyées à Paris. Pichegru avait débarqué à Cuxhaven le 24 décembre. Tout autorise à supposer que son intention n'était pas de se rendre à Hambourg, où sa présence ne pouvait rester longtemps ignorée. Mais, à Cuxhaven, il trouva Fauche-Borel qui l'attendait en compagnie de La Maisonfort. Il se laissa convaincre de la nécessité de conférer avec le duc de Fleury. Après une courte excursion dans le duché de Brunswick, où il alla porter ses hommages au prince régnant, il vint à Altona et à Hambourg.
Le duc de Fleury, envoyé à Hambourg pour y suivre l'affaire Barras, était en outre chargé d'offrir à Pichegru les assurances bienveillantes de Louis XVIII. Il s'acquitta de ce devoir avec la courtoisie qu'on pouvait attendre de son éducation, et le respectueux enthousiasme qu'un jeune homme devait ressentir en présence d'un glorieux soldat. Sa démarche fut d'abord froidement accueillie. Quand il interrogea Pichegru sur les motifs de son voyage et sur l'objet de sa mission, le général ne répondit qu'avec une réserve blessante[71]. Le duc de Fleury s'en offensa; il envoya ses plaintes à Mitau. Mais, lorsque revint la réponse, Pichegru s'était déjà humanisé, grâce à l'intervention de La Maisonfort, et prêté à divers entretiens avec ceux qui lui parlaient au nom du roi.
L'affaire Barras en faisait seule, il est vrai, tous les frais. C'est en vain que Fleury et Thauvenay essayaient d'arracher à Pichegru quelque chose des instructions qu'il avait reçues du cabinet de Saint-James. Ils s'étonnaient de son silence sans comprendre que, s'il ne parlait pas, c'est qu'il n'avait rien à dire et que, ses instructions ne prescrivant rien, ne précisant rien, il ne savait que faire, dominé déjà par la crainte de ne pouvoir s'employer. C'est cette crainte qui le jetait dans l'intrigue Barras contre le gré du roi[72]; durant de longs mois, elle allait le faire errer, sans but et sans utilité, à travers l'Allemagne et la Suisse, dupe des illusions des uns, de la mauvaise foi des autres, empêtré dans sa trahison qu'attendait le plus piteux avortement.
À Hambourg, diverses conférences eurent lieu chez Thauvenay, entre Pichegru, le duc de Fleury, La Maisonfort et Fauche-Borel. Mais, en l'absence de David Monnier, elles ne pouvaient produire des résolutions immédiates. Elles ne firent que mettre en jeu les rivalités naissantes. Les négociateurs s'observaient. Ils attendaient avec impatience l'envoyé de Barras, pour lui communiquer les lettres patentes du roi et arrêter définitivement avec lui les bases de la soumission du tout-puissant directeur. Bientôt lassé d'une attente vaine, Pichegru, que dissimulait mal, parmi la société de Hambourg, le nom d'emprunt qu'il s'était donné,—il se faisait appeler le capitaine Pictet,—et qui craignait d'être reconnu par les espions du Directoire, alla s'installer à Zella, petite bourgade de la principauté de Saxe-Gotha[73]. Quant à La Maisonfort, sans prendre l'avis de ses collaborateurs, il poussa une pointe sur Berlin.
Dès le moment où l'affaire était arrivée entre ses mains, il avait pensé qu'elle ne pouvait réussir qu'avec l'appui du tsar; que de ce prince seul, on obtiendrait les garanties et les fonds exigés par David Monnier. Il prenait sur lui d'aller tout confier au comte de Panin, ambassadeur de Russie en Prusse. Quand il revint, plein d'espoir dans les dispositions manifestées par ce diplomate, Fauche-Borel, obéissant aux mêmes préoccupations que son associé, avait tout raconté à M. de Mourawief, ministre russe à Hambourg et ami personnel de Thauvenay. Ces indiscrétions, bientôt connues du duc de Fleury et du roi, furent très sévèrement appréciées à Mitau.
Sous la date des 10, 17 et 27 janvier, la correspondance de Saint-Priest contient la preuve du mécontentement causé au roi par la légèreté des négociateurs. On blâme la démarche faite auprès de Mourawief. «Il en rendra compte à sa cour, où tout ce qui regarde Mitau est si observé qu'il en résulte des inquiétudes journalières très importunes... Rien n'est assurément plus étrange que la conduite de Louis Fauche et de La Maisonfort dans l'affaire dont ils se mêlent. Les confidences se sont sûrement fort étendues, et c'en est assez pour ruiner l'édifice, s'il existe réellement. Notre confiance en eux diminue à chaque courrier, et nous n'attendons rien de bon à cet égard. Mais on peut regretter d'avoir donné quelque crédit à d'assez plausibles apparences... Quant au comte de Panin, il a donné à La Maisonfort trop d'accès. Il en a rendu compte à l'Empereur, qui semble avoir fait quelques fonds sur des assertions aussi vagues. Au reste, tout cela tombera de soi-même, et il nous paraît inutile de revenir sur cet article vis-à-vis le comte de Panin.»
On devine, au ton de ces lettres, que la cour de Mitau s'était découragée aussi vite qu'elle avait pris feu. Son découragement tenait à ce que le duc de Fleury ne parlait de David Monnier que pour se lamenter sur son absence et ses retards. Il semble donc assez naturel que Saint-Priest écrivît: «Je n'ai rien à ajouter relativement à Monnier. Nos espérances sur cette affaire sont tellement affaiblies que nous serions plus étonnés de la voir réussir qu'échouer.»
Ces dispositions toutefois étaient prématurées. Bientôt elles se modifièrent; car, peu de jours après les avoir manifestées, on apprit le retour de l'agent de Barras. Il était arrivé à Hambourg, rapportant des réponses encourageantes et l'assurance que Barras n'attendait pour agir que l'acte de sûreté et d'indemnité. Il ne restait aux négociateurs qu'à se procurer les ressources jugées indispensables à la mise en train de l'affaire.
La Maisonfort et Fauche-Borel conduisirent Monnier dans la retraite où vivait Pichegru. Le général, en écoutant l'envoyé de Barras, ne douta pas de la véracité de ses propos. Quoiqu'il pensât que Barras ne saurait faire assez de bien «pour réparer tout le mal qu'il avait fait», il se déclara prêt à le seconder. Se ralliant aux vues de La Maisonfort et de Fauche-Borel, il reconnut que de Paul Ier seul on pouvait espérer les moyens financiers, et qu'en conséquence, l'un d'eux devait se rendre à Saint-Pétersbourg, en passant par Mitau, pour les solliciter. La Maisonfort réclama spontanément l'honneur de cette mission. Mais, Fauche-Borel l'ayant revendiquée pour lui, David Monnier intervint à son tour pour établir qu'il y avait des droits égaux. De ce débat, résulta la résolution prise par les trois associés d'aller porter leur commun désir aux pieds du roi et prendre ses ordres. Ils revinrent ensemble à Hambourg, afin de la communiquer au duc de Fleury.
Le brillant gentilhomme, que la démarche annoncée menaçait de déposséder du rôle qu'il tenait de la confiance royale, protesta. Il fallut l'énergie déployée par La Maisonfort et Fauche-Borel pour qu'il s'engageât à ne pas entraver leur voyage. Mais, en ce qui touchait David Monnier, il refusa d'y consentir. Tout dans le personnage était pour lui déplaire, et surtout sa tendance «à grappiller les petites sommes». Cette tendance, déjà révélée lors du premier voyage de David Monnier, venait de se manifester encore par une demande de trente-cinq louis, formulée au début de son premier entretien avec le représentant du roi. Trente-cinq louis, lorsqu'il s'agissait de si grands intérêts! De telles sollicitations n'étaient-elles pas, ainsi que l'écrivait Saint-Priest, «pour détruire toute confiance?» La confiance était ébranlée, en effet: «S'il faut avancer plus de cinq à six cents louis, il vaut mieux abandonner la chose.» Le duc de Fleury avait en outre entrevu que David Monnier, qu'il s'obstinait à considérer comme le fondé de pouvoirs de Barras auprès du roi, cherchait à se faire déléguer les pouvoirs du roi pour le représenter auprès de Barras.
La querelle dura jusqu'au mois de mars, accentuant des rivalités et des ambitions propres à «ruiner l'édifice». Enfin, le duc de Fleury ayant formellement déclaré qu'il userait de toute son influence sur Panin et Mourawief pour empêcher qu'un passeport à destination de Russie fût délivré à David Monnier, ce dernier se résigna. Mais il écrivit au roi pour lui exposer le différend, pour le supplier de confier à La Maisonfort le soin d'aller soumettre le projet à l'Empereur Paul. «Il est autant que moi l'homme nécessaire à l'opération. Sa discrétion extrême, sa modestie l'ont empêché de vous demander des pouvoirs. L'intérêt de Votre Majesté m'oblige de vous supplier de les lui accorder. Non, sire, ne chargez point de vos volontés auprès de moi des hommes qui ne m'entendent pas... Cet ami n'a comme moi d'autre désir que de mériter sa place dans sa propre estime et de fuir le champ de l'intrigue.»
Cette lettre, dictée par La Maisonfort à David Monnier, fut, à l'insu du duc de Fleury, confiée à Panin. Mais, avant même de l'expédier à Mitau, l'ambassadeur, à qui les trois complices, assistés de Pichegru, allèrent exposer leurs vues, s'était intéressé à l'affaire. À l'issue d'un entretien qu'ils eurent avec lui et auquel fut admis le général anglais Stamfort, qui se trouvait à Berlin, Panin prit sur lui de délivrer des passeports à La Maisonfort et à Fauche-Borel, en même temps qu'il adressait au tsar un rapport explicatif.
À peu de jours de là, ils se mettaient en route pour Mitau, accompagnés du duc de Fleury. Hors d'état de s'opposer à leur départ, il s'était décidé à se joindre à eux. David Monnier avait promis d'attendre à Hambourg les lettres patentes revues et approuvées par le roi. Quant à Pichegru, il regagna sa retraite de Zella, où les avis de ses associés devaient le tenir au courant de la marche de la négociation qui allait s'ouvrir avec la cour de Russie.[Lien vers la Table des Matières]
VIII
LA MISSION DU COMTE D'AVARAY
Paul Ier s'était jeté avec enthousiasme dans cette guerre contre la France. Pour y imprimer une impulsion plus énergique, il rappelait à sa cour le feld-maréchal Souvarof, tenu en disgrâce depuis la mort de Catherine. Il lui confiait le commandement suprême de ses armées, lui donnait l'ordre de se rendre en Italie, d'y opérer sa jonction avec les troupes autrichiennes commandées par Mélas, et, après en avoir chassé les Français, de se porter en Suisse, où il se réunirait à Korsakof, pour de là entrer en France par la Franche-Comté.
De nouveau, Louis XVIII se flattait de la certitude qu'il touchait au terme de ses maux. Le désir de jouer un grand rôle se fortifiait dans son cœur. Quelque inquiétude qu'il éprouvât, en constatant que les énergiques décisions prises par Paul Ier l'avaient été à son insu, il ne pouvait croire qu'elles seraient exécutées, sans qu'il fût appelé à participer à leur exécution.
Dans sa pensée, pour assurer en France un favorable accueil aux armées alliées, il importait qu'elles y fussent précédées d'une déclaration des puissances, portant qu'elles répudiaient toute idée de conquête et ne faisaient la guerre qu'à l'effet de rétablir le roi sur son trône. Cette déclaration devait être appuyée par sa présence, par celle de son drapeau à l'avant-garde de la coalition. À défaut de lui, un prince de son sang devait le représenter. Il souhaitait encore qu'au préalable, ses agents dans les capitales de l'étranger fussent couverts par la protection des ambassadeurs et ministres de Russie, afin qu'il ne pût exister aucun doute sur les vues du tsar. Comme il semblait nécessaire que l'entrée des alliés sur le territoire français fût facilitée par les insurrections de l'intérieur, le roi était d'avis que les cabinets formant la coalition devaient accorder un concours effectif aux tentatives des royalistes sur tous les points où elles se produiraient et particulièrement en Vendée. Enfin, comme suprême manifestation de la protection accordée par l'Empereur de Russie à la maison de France, le roi voulait que le mariage de la fille de Louis XVI avec le duc d'Angoulême fût célébré au moment même où éclaterait la guerre, et que la nouvelle en fût répandue en France par les soins des alliés.
Ces idées, loin d'être nouvelles, s'étaient déjà produites sous des formes diverses. Les circonstances contraires avaient empêché qu'il y fût donné suite. Elles reprenaient maintenant leur importance. La résolution du tsar leur donnait une pressante actualité. Mais, pour les exposer utilement à Saint-Pétersbourg, la correspondance était insuffisante. Elles ne pouvaient être exposées et défendues que par un personnage étroitement associé à la pensée du roi, Saint-Priest ou d'Avaray.
Saint-Priest, rebuté par les déceptions de son précédent voyage, refusa-t-il de se rendre à Saint-Pétersbourg? Allégua-t-il qu'après trois missions remplies par lui près de la cour de Russie, il avait le droit d'en décliner une quatrième? Est-ce d'Avaray, au contraire, qui, redoutant l'insuffisance du crédit de Saint-Priest et confiant dans ses propres talents, demanda la préférence au roi toujours empressé à lui fournir l'occasion de se distinguer? C'est ce que le silence des documents ne permet pas de préciser. Ce qu'ils établissent, c'est que d'Avaray partit le 11 février, accompagné de l'abbé de La Marre, accidentellement à Mitau. En présentant son favori au tsar dans une lettre autographe qui le qualifiait «comte d'Avaray, maréchal de camp, capitaine de mes gardes», le roi disait: «C'est lui qui m'a tiré de captivité, et depuis ce temps, il n'a cessé, par son zèle et ses autres bonnes qualités, de justifier l'amitié et la confiance que je lui porte.»
Après la brutale expulsion qui, au commencement de 1801, par l'hiver le plus rigoureux, jeta hors de Russie la famille royale réfugiée à Mitau, il n'est pas dans l'histoire de l'émigration d'épisode plus lamentable que ce voyage de d'Avaray. La correspondance permet d'en suivre jour par jour les humiliantes péripéties.
Le 16 février, d'Avaray, arrivé à Saint-Pétersbourg, se présente chez le comte Rostopchine, ministre des affaires étrangères, chez le prince Kotschoubey, vice-chancelier. Il n'est reçu ni chez l'un ni chez l'autre. À tous deux, il laisse un billet. «Le comte d'Avaray, capitaine des gardes de Sa Majesté très chrétienne, est venu pour avoir l'honneur de présenter son respect à M. de Kotschoubey. Il est porteur d'une lettre du roi son maître pour Sa Majesté Impériale et attend les ordres qu'elle daignera lui faire donner hôtel de Grodno. Samedi 5/16 février.» Billet analogue laissé chez Rostopchine. Kotschoubey ne répond pas. Rostopchine répond le lendemain. «Il le prie de vouloir bien remettre la lettre dont il est le porteur à Mgr le chancelier prince de Bezborodko. Sa Majesté Impériale l'Empereur ne tardera pas à donner ses ordres relativement à la présentation de M. le comte d'Avaray.» Quand d'Avaray se rend chez le chancelier, il est froidement accueilli. Bezborodko reçoit la lettre du roi «Très Chrétien», promet de la remettre à l'Empereur, mais ne prononce pas un mot qui puisse donner au pauvre ambassadeur un encouragement ou une espérance.
D'Avaray revient mélancoliquement «à son auberge». On l'y oublie pendant cinq jours. La cour est tout entière aux préparatifs des fêtes qui vont être données à l'occasion du mariage de l'archiduc Joseph d'Autriche avec une fille du tsar. Ce jeune prince est arrivé à Pétersbourg, sous le nom de comte de Burgau. Avec sa sœur, dite comtesse de Rombeck, il est descendu chez l'ambassadeur autrichien, M. de Cobenzl. Entre le palais impérial et l'hôtel de l'ambassade, ce ne sont qu'allées et venues, échanges de visites, réceptions et dîners. Dans ce joyeux mouvement, personne ne songe à d'Avaray. Il n'ose quitter sa chambre; il s'y morfond, ne connaissant à Saint-Pétersbourg que quelques rares Français. La Ferté, qui vient le voir, cherche vainement à le rassurer, à calmer les susceptibilités d'une vanité froissée.
Le 21 février, l'envoyé du roi se décide à se rappeler au souvenir de Rostopchine. Il écrit une lettre bien humble, dont tous les termes sont pesés. Il se met avec confiance sous la protection du ministre, lui parle avec émotion de son malheureux maître. Rostopchine se laisse toucher. Il envoie le même jour un avis officiel, portant que d'Avaray sera reçu par l'Empereur le dimanche suivant. Il y joint un mot de sa main: «Vous ne pouvez pas douter, Monsieur le comte, ni de l'intérêt de Sa Majesté Impériale pour tout ce qui regarde le roi votre maître, ni du plaisir qu'il aura de vous voir dimanche. Sa Majesté l'Empereur désire que vous demandiez une heure à M. le chancelier pour converser avec lui et lui exposer l'objet de votre mission, qui doit être d'une très grande importance dans un moment où les affaires prennent une tournure qui semble mettre une fin heureuse aux malheurs de la France.»
Ce langage rend confiance à d'Avaray. Le dimanche, il se rend au palais impérial. À peine distingué au milieu des courtisans, il est présenté à l'Empereur par le chancelier. Il a préparé le discours qu'il compte tenir; il n'a pas le temps de le prononcer. Paul Ier lui adresse un compliment flatteur; par un retour sur l'époque où d'Avaray contribua à faire sortir de Paris le comte de Provence, il rend hommage à sa fidélité; puis il s'éloigne avant que d'Avaray ait pu placer un mot. Sa physionomie a-t-elle déplu au tout-puissant et bizarre monarque? On ne sait; mais il ne sera plus admis en sa présence; c'est avec le chancelier qu'il lui est enjoint de conférer. À l'exception du chancelier, aucun personnage de la cour ne le recevra. Bezborodko lui-même ne lui accordera que deux audiences. C'est au moyen de notes envoyées par d'Avaray, auxquelles il est rarement répondu, que la négociation se poursuit.
Quant à Rostopchine, il se fait invisible. Vainement d'Avaray assiège sa porte, s'ingénie à trouver les moyens de l'ouvrir; elle reste close, «M. de Rostopchine ayant pour principe de ne voir pour affaires que les personnes avec lesquelles il se trouve en relations par ordre de Sa Majesté Impériale l'Empereur.» D'Avaray se plaint respectueusement: «Comme homme du roi, honoré de sa confiance et chargé d'une mission agréée par Sa Majesté Impériale, je vous ai suffisamment marqué, Monsieur, le désir extrême de vous entretenir; j'ai fait plus: comme individu et indépendamment des affaires qui m'amènent, j'ai cherché avec empressement l'occasion de vous voir et de faire ma cour à Mme de Rostopchine. Il m'a été facile de remarquer que j'avais à respecter des motifs de circonspection et de prudence, qui mettaient obstacle à mes vœux.»
Il renonce à arriver jusqu'à Rostopchine, mais non à l'intéresser à ses démarches. Il parvient à obtenir que le ministre consente à remettre ses notes à l'Empereur, à les appuyer auprès de Bezborodko; mais c'est tout. Il continue à être consigné. Il ne reçoit que de rares billets, les uns révélant la courtoisie, les autres affichant l'impertinence. S'il écrit que «c'est une cruelle chose d'avoir uniquement à traiter par écrit, et qu'il devient souvent impossible de s'y soumettre», on lui marque, par le silence, qu'il a déplu. Si, pour forcer la porte rigoureusement fermée, il transmet des rapports venus de France que, de Mitau, le roi lui a envoyés pour faciliter ses démarches, on objecte, en le remerciant, «que toutes ces nouvelles sont déjà parvenues à la connaissance de Sa Majesté Impériale l'Empereur, soit par ses ministres, soit par les employés dans les pays étrangers.»
Ainsi, peu à peu, se remplit la coupe des amères humiliations. Une dernière avanie est réservée à d'Avaray. Les ministres étrangers sont invités à dîner chez l'ambassadeur d'Autriche, à la table du comte de Burgau. Quelques Français, notamment l'abbé de Tressan, ont été admis au même honneur. Le représentant du roi de France a la douleur de n'être pas compris dans cette invitation. Ses compatriotes croient, pour ce motif, devoir la décliner, soit qu'il leur présente son exclusion comme une offense à leur commun souverain, soit qu'eux-mêmes aient spontanément ressenti cette injure. Quant à lui, il demande «comme une grâce la permission d'attendre, fût-ce dans l'antichambre, le moment où il pourra être admis à faire sa cour à M. le comte de Burgau». Mais le comte de Cobenzl l'accuse d'avoir provoqué le refus des invités français, parce qu'il n'en faisait pas partie, et accueille sa requête de telle sorte que d'Avaray se décide «à lui sauver jusqu'à l'inquiétude de rencontrer à sa porte un Français fidèle».
D'ailleurs, il ne se résigne pas sans bruit. Il écrit à la comtesse de Rombeck, au prince d'Auersperg, qui a accompagné l'archiduc et sa sœur à Saint-Pétersbourg. Ses lettres sont jugées offensantes pour le prince autrichien. Elles font scandale. Alors d'Avaray écrit à Rostopchine pour se justifier. Il lui raconte les faits, envoie copie de ses lettres, le fait juge et non sans amertume. «Sous les yeux du plus puissant souverain du monde, qui accueille et honore la fidélité et la vertu malheureuses, il faudrait, au moins en apparence, leur porter respect et particulièrement à une époque où tous les efforts doivent se réunir pour mettre un frein au triomphe de la félonie et du crime, ne pas couvrir de dédain ceux qui professent le plus haut de nobles sentiments.» La lettre est longue; elle remplit plusieurs pages d'une écriture fine, serrée, à peine lisible.
Rostopchine s'impatiente de ce verbiage. Il inflige une dure leçon au prolixe représentant du roi de France: «Étant obligé par les affaires, par le mauvais état de ma santé et par habitude, de rester la plus grande partie du temps chez moi, je n'ai rien su des bruits que l'on a fait courir sur votre compte et dont vous avez bien voulu me donner connaissance. Il me serait impossible de prendre sur moi de censurer la conduite de M. l'ambassadeur comte de Cobenzl, encore moins de la lui prescrire. Je me borne uniquement à remplir la volonté de mon maître, en évitant, avec le plus grand soin, toute occasion où je pourrais être pour quelque chose sans être bon à rien.»
Ce laconique et railleur billet paraît avoir été le couronnement de la mission de d'Avaray. Quelques jours après l'avoir reçu, il quittait Saint-Pétersbourg, sans qu'il eût été répondu à ses demandes. Il rentrait à Mitau, à la fin de mars, le cœur ulcéré, donnant à rire, non à Saint-Priest, qui avait l'âme trop haute pour se réjouir de son échec, mais aux envieux qu'il devait à sa longue faveur dans cette petite cour, «où l'intrigue, la morgue et l'envie trouvaient le loisir de s'exercer à défaut d'occupations plus nobles[74].» Il est vrai que quelques jours plus tard, comme fiche de consolation, il recevait le grand cordon de l'un des ordres impériaux avec une lettre du tsar qui rendait hommage à son dévouement et à sa fidélité.
Malgré le piètre résultat du voyage de d'Avaray, le roi ne renonça pas à obtenir satisfaction sur les divers objets énumérés dans les notes qu'avait inutilement présentées son envoyé. Il écrivit au tsar, sollicitant avec instance une solution. La réponse qu'il reçut à cette occasion se ressentait de la mauvaise humeur dont d'Avaray venait de subir si durement les effets. Elle prouvait que Paul Ier commençait à être las des exigences de l'exilé de Mitau. Elle révélait que, s'il entendait contribuer à son rétablissement, c'était par ses propres moyens, sans avoir à tenir compte de réclamations et de conseils qu'il jugeait excessifs, inutiles et inconsidérés.
«Je n'ai pas besoin de donner à Votre Majesté, à cette occasion, de nouvelles assurances de l'amitié et de l'intérêt que je lui porte. La part que je prends dans la guerre actuelle, mes armées en mouvement, les peines que je me donne pour armer l'Europe contre vos sujets, ennemis de vos droits, tout doit vous prouver combien je m'occupe de votre personne et combien doivent monter les frais de mes expéditions par terre et par mer. L'Angleterre n'ayant rien fixé pour votre traitement, il faudrait qu'elle vous l'assignât de son propre mouvement ou d'après la lettre, que Votre Majesté m'a communiquée, écrite par elle au roi d'Angleterre.»
Le roi dut se résigner et attendre les événements. La Maisonfort et Fauche-Borel arrivèrent à Mitau, en compagnie du duc de Fleury[75]. Le premier gentilhomme de la chambre, dépité par l'inutilité de ses efforts pour les empêcher de se rendre auprès du roi, cherchait une revanche. Il rêvait de se faire envoyer à Saint-Pétersbourg, au lieu et place des deux rivaux qui se disputaient la faveur d'y porter à Paul Ier le récit de la négociation entamée avec David Monnier et les demandes qu'elle nécessitait. Pour mieux réussir dans ce rôle du troisième larron, il avait écrit de Hambourg en des termes peu favorables à ceux qu'il voulait supplanter.
À Mitau, on était donc prévenu contre eux, contre La Maisonfort surtout, moins connu du roi que Fauche-Borel, et sur lequel s'étaient plus particulièrement exercées les critiques du duc de Fleury. Déjà, en apprenant que Panin leur avait délivré des passeports pour la Russie, Saint-Priest, dans une lettre à Thauvenay, n'avait pu dissimuler son mécontentement, écho de celui du premier gentilhomme de la chambre: «Lorsque je songe à la jactance de La Maisonfort sur ce voyage et à l'effet qu'il fera peut-être à Saint-Pétersbourg, je ne suis pas sans inquiétude.»
Les préventions que trahissait ce langage n'affaiblirent en rien la cordialité de l'accueil que reçurent La Maisonfort et Fauche-Borel. Mais lorsque s'ouvrit le débat sur la marche qu'il convenait d'y imprimer, La Maisonfort l'emporta haut la main sur Fauche-Borel, et à plus forte raison sur le duc de Fleury. Séduit par son éloquence, par l'ardeur de ses protestations de dévouement, par la confiance qu'il exprimait dans l'heureuse issue de ses démarches, le roi le désigna pour aller à Saint-Pétersbourg soumettre au tsar les moyens d'exécution du plan dont le fond venait d'être définitivement adopté. Ainsi se réalisaient les ambitions de La Maisonfort. Il restait seul maître de «l'affaire», après avoir semé en route les trois personnages qui la lui disputaient.
Il fallait cependant panser la blessure faite à la vanité de Fauche-Borel. On lui démontra la nécessité de rejoindre Pichegru, «qui l'attendait avec impatience pour régler ses propres démarches,» d'aller ensuite à Londres confier le secret aux ministres et solliciter leur concours. On le chargea, en même temps, de porter à David Monnier le projet des lettres patentes destinées à Barras. Ce projet avait reçu sa forme définitive. David Monnier l'attendait à Hambourg pour le communiquer au directeur, et, si ce dernier l'approuvait, recevoir de lui l'acte écrit et signé de sa soumission au roi, qui devait être échangé avec l'original des engagements royaux. Fauche-Borel obtint en outre la promesse que les preuves données par lui de son attachement à la cause royale, en cette circonstance et en d'autres antérieures, seraient portées à la connaissance du tsar, de qui il avait espéré un dédommagement à tant de sacrifices. Il partit heureux et consolé.