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Histoire de l'Émigration pendant la Révolution Française. Tome 2: Du 18 fructidor au 18 brumaire

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Sans insister plus longtemps sur ces considérations, il suffira de constater une fois pour toutes que, quelle que fut la défiance du roi et de d'Avaray à l'égard de Barras, ils ne renoncèrent pas entièrement à l'espoir d'une entente avec lui, quoique les premières tentatives eussent échoué et que le coup de force du dix-huit fructidor exécuté dans l'intervalle eût démontré que Barras n'entendait céder le pouvoir à personne. Au mois de juillet 1798, Louis XVIII, expulsé de Blanckenberg par le gouvernement prussien, venait de s'installer à Mitau, lorsque Sourdat lui fit savoir que Barras était toujours occupé des mêmes vues; que bientôt tous ses plans seraient arrêtés, et qu'alors un agent de confiance viendrait de sa part les communiquer au roi. Il semble qu'après ce qui s'était déjà passé, ces ouvertures nouvelles eussent dû être dédaigneusement écartées et que le roi eût dû déclarer qu'il ne voulait pas être plus longtemps la dupe de Barras ou de ceux qui parlaient en son nom. La réponse que, par son ordre, expédia le comte d'Avaray ne trahit ni soupçon ni défiance. «Le roi désire vivement voir arriver la personne que vous annoncez, dans l'espérance de recevoir par elle des preuves positives et matérielles des dispositions, du travail et des succès du principal personnage.» Naturellement, on attendit en vain l'envoyé de Barras; et ce fut le dénouement de la négociation.[Lien vers la Table des Matières]

VIII
LE COUP D'ÉTAT DU DIRECTOIRE

Au cours de ces événements, l'abbé de La Marre, bien qu'appelé à deux reprises à Blanckenberg, avait fait de fréquents séjours en France. Inscrit sur la liste des émigrés sous son nom réel: l'abbé André, il était parvenu à en être rayé. Dès lors, arrivé à Paris sous ce même nom, il avait pu sans être inquiété y demeurer, se mettre en rapport avec les agents du roi et poser même sa candidature, en Savoie, aux élections de 1797, pour le renouvellement d'un tiers du conseil des Cinq-Cents. Il n'avait pas été élu. Mais, par ses soins, plusieurs royalistes l'avaient été. Lorsqu'après son échec, il était réapparu dans les milieux politiques, il avait retrouvé les députés qui lui devaient leur succès. Par leur entremise, il s'était créé de nombreuses relations parmi les membres des deux conseils.

La correspondance qui est sous nos yeux le montre activement employé aux affaires du roi. Ce n'est pas seulement de la réorganisation du conseil royal qu'il est chargé, ni de s'efforcer de mettre fin aux dissentiments, aux querelles, aux brouilles qui divisent en ce moment les royalistes ou de suivre la négociation Barras. En dépit des paroles rassurantes de Sourdat et de Bénard, il a promptement reconnu que cette négociation n'est qu'un leurre; il a été impuissant à réconcilier entre eux les agents du roi, à mettre fin à leurs rivalités, à leurs intrigues, à détruire chez Wickham la conviction que Louis XVIII doit renoncer à toute initiative, se tenir à l'écart de tout ce qu'on entreprendra pour lui faire restituer sa couronne.

Vainement, secondé par La Trémoïlle, qui pense en tout comme lui, il a prêché aux royalistes la nécessité de se réconcilier et de s'unir; vainement il a essayé de dompter l'incompréhensible résistance de Wickham aux objurgations de Louis XVIII, qui revendique son droit d'être mis en avant, de jouer un rôle plus actif; vainement il a chapitré d'André et Bayard, qui se sont faits les hommes liges du commissaire anglais; ses efforts se sont brisés contre la rancune et les ambitions des uns, contre le mauvais vouloir et l'entêtement des autres; il n'a pu mettre sur pied le conseil royal; il a dû avouer au roi que, dans l'état actuel des choses, il était impossible de le former; et, pour en finir, il a proposé d'y substituer deux agents, qui provisoirement suffiront à la besogne. En ce qui touche ces divers points, sa mission n'a donc plus d'objet, et ce n'est que par hasard, accidentellement, qu'il revient à des incidents révélateurs de la misère matérielle et morale à laquelle, en face d'adversaires puissants et résolus, d'inépuisables ressentiments ont livré le parti royaliste.

Mais cette mission avait d'autres buts, et il n'a pas cessé de les poursuivre. Ses instructions lui prescrivaient de pousser vers le retour de l'ordre les électeurs et les élus, de réunir tous les éléments modérés dispersés dans les conseils, de grouper contre le Directoire tous les amis d'un bon gouvernement et de rallier au parti du roi les hommes influents par la pureté de leur passé, leur fortune ou leur situation sociale. En arrivant, il croyait à la possibilité de réaliser ce plan. Ne lui avait-on pas dit qu'à Paris, un parti s'était formé pour le rétablissement de la royauté; que ce parti avait des ramifications dans les départements? Quelle n'a pas été sa surprise et combien douloureuse en constatant «que tout cela n'était que sur le papier»! À l'exception des départements de l'Ouest, rien n'est fait. À Paris même, il n'y a aucun ensemble, aucune combinaison.

Cependant il ne s'est pas découragé; il y a de nombreux mécontents; les républicains deviennent de plus en plus rares; les dernières élections ont prouvé que l'opinion est bonne, que les Français ne demandent qu'à être tirés de leur torpeur, comme de l'esclavage où la terreur les a plongés, où, malgré tout, le Directoire menace toujours de les tenir. Il acquiert bientôt la conviction que pour briser ce joug, quand l'occasion s'en présentera, il y aura dans le conseil des Cinq-Cents et dans celui des Anciens, même tels qu'ils sont composés, une majorité.

Le malheur est que cette majorité n'est pas, tant s'en faut, toute royaliste, ni toute dans les mêmes principes. Le groupe des royalistes n'y est pas le plus fort; on y compte en plus grand nombre des constitutionnels et des républicains de bonne foi. Ils croient à la possibilité de réformer le gouvernement sans le détruire; ils ne songent qu'à rétablir l'ordre. Ainsi les trois groupes sont d'accord pour mettre fin au régime révolutionnaire et au pouvoir excessif du Directoire. Mais il y a beaucoup à travailler pour les unir en vue du rétablissement de la monarchie. C'est à cette tâche que de La Marre consacre son dévouement, son activité, tous ses efforts.

Parmi les membres de l'ancienne agence, qu'il a vainement adjurés d'oublier leurs griefs réciproques, il en est un, l'ancien chef de brigade Despomelles, qui lui inspire moins de défiance que les autres. Sous le nom d'Institut philanthropique, Despomelles a conçu le plan d'une vaste association s'étendant à toute la France, ayant un comité dans tous les chefs-lieux de départements, des sous-comités dans les localités importantes et dirigée par un comité central résidant à Paris. Les bases de cette association existent déjà. De La Marre mesure d'un coup d'œil le parti qu'on en pourra tirer; il s'attache à la développer par l'envoi d'émissaires porteurs de ses instructions. En moins de six semaines, l'Institut a jeté des racines dans soixante départements. Dans quelques-uns, tels que les Bouches-du-Rhône, Vaucluse, Gironde, Ardèche, Seine-Inférieure, il est solidement établi. Grâce à cet instrument qui va sans cesse s'améliorer, on peut espérer que les élections de 1798 seront entièrement favorables au royalisme.

On est alors au lendemain de celles de 1797. Les nouveaux députés sont venus occuper leur poste. À mesure qu'ils arrivaient, de La Marre a cherché à les connaître, à les réunir, à choisir parmi eux les plus habiles et les plus forts. Il s'est mis en même temps en rapport avec les membres les plus influents des conseils et, entre autres, les généraux Pichegru et Willot, auprès desquels il est accrédité par le roi. Mais, sauf Willot, qui croit à la possibilité d'une action rapide et décisive contre le Directoire, il ne trouve pas chez les hommes avec qui il s'entretient la force de caractère, le courage, les lumières qu'il en espérait. Pichegru lui-même le déconcerte par sa réserve, sa modestie, son désintéressement, son défaut d'ambition; le général est profondément dégoûté; le dégoût le maintient dans une sorte d'apathie; il ne voit pas tout ce qu'il peut[21], et qu'il dépendrait de lui d'entraîner là où il voudrait la conduire la majorité de l'assemblée qu'il préside.

Faute d'un chef influent, énergique et résolu, cette majorité dans les deux conseils demeure en proie à une indécision douloureuse, en dépit des efforts de quelques hommes tels que l'amiral Villaret-Joyeuse, Vaublanc, d'André, Imbert-Colomès et autres, pour l'en faire sortir. Il est cependant visible que, dans le Directoire, il y a rivalité entre le parti jacobin et le parti modéré. Barras, La Révellière, Rewbell, convaincus qu'ils ne peuvent se maintenir que par les moyens révolutionnaires, se sont ligués contre Carnot et Barthélemy, qui pensent comme la majorité des conseils. Les adversaires se tiennent mutuellement en respect: les trois directeurs jacobins décidés à une défense désespérée pour conserver le pouvoir, les deux autres affaiblis par leur défaut de résolution. Des tentatives ont été faites secrètement auprès de Carnot pour le convaincre de s'allier à la majorité des conseils. Mais il prévoit que, si cette majorité triomphe, son succès entraînera la restauration de la monarchie; il craint d'être en ce cas l'objet des vengeances royalistes; au lieu de prendre une décision, il tergiverse; lorsqu'il la prendra, ce sera trop tard. Quant à Barthélemy, c'est le plus indécis des hommes; il ne se résout à rien.

Convaincus par le spectacle des conflits qui se multiplient et s'aggravent que le Corps législatif est menacé, de La Marre et La Trémoïlle s'occupent alors des moyens de le défendre. À la demande de quelques députés, «dans l'espoir que l'apparence d'une force armée donnera du courage à quelques autres,» et malgré leur répugnance «à tout ce qui est enrôlement, mesure dont l'expérience a démontré l'inutilité», ils se décident à organiser une légion. Cinq ou six cents hommes de bonne volonté sont promptement recrutés parmi d'anciens soldats connus pour leur dévouement à la cause de l'ordre; un nombre égal de jeunes gens, dits «les collets noirs», une cinquantaine d'émigrés se joignent à eux. Dans une réunion à laquelle assistent les chefs chouans présents à Paris, on prononce, sur la proposition de La Trémoïlle, que, pour fortifier cette troupe, on appellera une élite des combattants de Bretagne et de Vendée.

Dans la même réunion et dans celles qui suivent, on concerte tout un plan, aux termes duquel un député aux Cinq-Cents proposerait le rétablissement de la garde nationale telle qu'elle existait en vendémiaire, c'est-à-dire «qu'on pourrait la réunir par une impulsion brusque, par le tambour et le tocsin». Si cette proposition n'est pas portée à la tribune, ce dont de La Marre ne se console pas, c'est qu'elle est contraire à la Constitution. Pour y suppléer, on se livre à une active propagande dans la garnison de Paris. Quatorze maréchaux des logis, trois cent cinquante dragons du 21e régiment, deux sergents-majors d'artillerie, quarante canonniers, cinquante chasseurs à cheval, cent soldats de la 19e demi-brigade signent l'engagement de combattre pour le Corps législatif, de grossir sa garde spéciale et la légion de douze cents volontaires qu'on a recrutés parmi les civils. Les dépôts de cavalerie de Saint-Germain et de Versailles ont aussi promis leur concours, et «Wisson, ancien officier de la chambre du roi ou de la reine, s'est flatté de faire marcher toute la halle».

Pourvu de ces moyens, de La Marre va plus loin encore. Dans l'atmosphère embrasée où il vit, pressé par les périls qui naissent de toutes parts et au contact des chefs chouans, il s'est exalté, oublie toute prudence, perd le sang-froid. Il voit rouge et ne recule pas devant l'éventualité de faire arrêter les députés jacobins, d'épouvanter le ventre et d'anéantir les opposants dans l'assemblée même. Il supplie les députés royalistes d'adopter ces mesures, de mettre le Directoire hors la loi.

—Il faut que le Corps législatif sorte en masse, leur dit-il, les généraux à cheval à la tête de vos grenadiers, la générale battue dans tout Paris et la proclamation, dans tous les carrefours, de la mise hors la loi. Vous arriverez au Directoire avec une suite de cent mille hommes, qu'il n'osera faire mitrailler, conduite qu'elle sera par la première autorité de la nation.

Mais, en dépit de ses efforts pour entraîner ceux auxquels il s'adresse, ils résistent, ergotent, tergiversent. Ils redoutent les défections, les lâchetés, les trahisons. L'audacieuse initiative qu'on les met en demeure de prendre les effraye plus encore que les dangers qu'elle conjurerait. Ils en sont d'autant plus effrayés, que la lutte est devenue plus aiguë entre le Directoire et les Conseils. Le triumvirat, tenu par la police au courant de ces projets désordonnés, a jeté le masque. À la fin de juillet, Cochon de Lapparent et Benezech, les deux seuls ministres favorables aux vues de la majorité, ont été chassés du gouvernement. Leurs successeurs sont les hommes de Barras. À la demande de celui-ci, Hoche a fait avancer sur Paris des troupes détachées du Rhin; elles ont franchi la limite du rayon constitutionnel et n'ont rebroussé chemin que sur la réclamation formelle du Corps législatif, prêtes à revenir au premier signal. Des adresses enthousiastes de l'armée d'Italie sont parvenues au Directoire; pour organiser sa défense, Bonaparte lui a envoyé le général Augereau, le plus jacobin de ses lieutenants. Ordre est donné aux officiers suspects de quitter la capitale. On y voit arriver en foule des terroristes de province, des gradés réformés qui attendent leur pain du Directoire.

Tant de symptômes du terrible événement qui se prépare ne dissipent pas les hésitations de la majorité du Corps législatif. Les républicains restent dans leur apathie; les constitutionnels ne montrent «que pédantisme et lâcheté»; c'est à peine si les inspecteurs de la salle des Cinq-Cents prennent quelques mesures de sûreté. Cependant, les projets du Directoire ne sont plus un mystère pour personne. On en parle chez Barras, chez Mme de Staël, chez Merlin de Douai; on désigne tout haut les hommes dont le triumvirat veut se débarrasser, Pichegru en tête, les membres du club de Clichy, tout ce que les Conseils contiennent de plus éminent et de plus modéré. Malgré les incompréhensibles et aveugles résistances que lui opposent les «incurables» de la majorité, le petit clan royaliste qu'elles exaspèrent et dont de La Marre est l'âme ne désespère pas de sauver le Corps législatif malgré lui; on arrive ainsi à la soirée du 17 fructidor (3 septembre).

«À neuf heures du soir, raconte de La Marre dans la relation inédite d'où sont tirés ces détails, un député qui nous servait en qualité d'intermédiaire avec les inspecteurs vint chez moi. Il nous assura qu'il n'y avait rien à craindre pour ce soir. Je lui demandai quelles précautions on avait prises. Il nous dit qu'on s'était assuré du tocsin des Tuileries, et qu'à la moindre alarme on le sonnerait. Nous restâmes ensemble jusqu'à onze heures et demie. Aucun des affidés n'étant revenu, je pensai aussi qu'il n'y avait rien à craindre; nous nous séparâmes; nous ne nous sommes plus réunis. Dans cette nuit cruelle, toutes nos espérances se sont évanouies, nos plans détruits, nos projets renversés.»

Rien de plus vrai. Le coup de force, préparé par le triumvirat, exécuté par Barras avec le concours d'Augereau, avait réussi. Dès l'aube, les Parisiens, réveillés par le bruit du canon, apprenaient que de dramatiques événements s'étaient accomplis durant la nuit. Le Directoire exécutif avait déclaré la République en danger, décrété d'arrestation les adversaires qu'il comptait dans le conseil des Anciens, dans celui des Cinq-Cents et même dans le Gouvernement: les directeurs Barthélemy et Carnot, Barbé-Marbois et Pichegru, présidents des deux Assemblées, cinquante et un membres de la représentation nationale, des fonctionnaires suspects, des journalistes compromis, d'autres individus accusés comme eux d'avoir conspiré contre l'État. Ces rigoureuses mesures, qu'allaient rendre à jamais odieuses l'absence de toute procédure légale et le caractère barbare de la répression, étaient exécutées déjà ou en train de s'exécuter, quand Paris en eut connaissance.

Des affiches posées sur les murs énuméraient les motifs auxquels avait obéi le Directoire, dévoilaient un complot royaliste, dénonçaient les conspirateurs, mettaient à prix la tête des «criminels», assez habiles pour s'être dérobés aux poursuites dirigées contre eux. Vers la fin de la journée, les directeurs victorieux adressaient un message au Corps législatif décimé, expliquaient leur conduite, s'efforçaient de la justifier, sollicitaient ou, pour mieux dire, exigeaient une approbation sans réserve et le vote d'une loi d'exception, qui permît de punir les coupables sans les juger.

Pendant vingt-quatre heures, Paris offrit la physionomie d'une ville conquise. Des troupes nombreuses et résolues campaient dans les rues, sur les places, au long des quais, à la tête des ponts, aux abords des monuments publics. En l'absence de Bonaparte, retenu à l'armée d'Italie, Augereau les commandait. Elles donnaient la chasse aux attroupements interdits, contenaient les passants brusquement arrêtés sur le passage des voitures qui, tout à coup, apparaissaient, escortées par des cavaliers armés jusqu'aux dents, conduisant au Temple les personnages tombés aux mains de la police.

Parfois, derrière les vitres des portières, on reconnaissait certains d'entre eux; on les désignait, leur nom volait de bouche en bouche, à demi-voix, sous l'empire d'une terreur que personne ne cherchait à dissimuler. Vers huit heures, sur le Pont-Neuf passa le général Willot, qui venait d'être pris. Il y eut une poussée autour de sa voiture. L'escorte la dégagea vivement. Elle disparut bientôt dans l'une des étroites rues qui avoisinent l'Hôtel de ville.

Au reste, jamais révolution ne fut moins populaire ni plus silencieusement accueillie. Ce que fut Paris durant cette journée fameuse est à l'image de ce que fut la France. Aucun mouvement; dans les rues, moins de monde qu'à l'ordinaire; l'étonnement sur tous les visages; peu d'empressement à lire les affiches directoriales qui couvraient les murs; point d'approbation; de rares démentis; l'espoir à peine exprimé que le Corps législatif allait protester, mettre le Directoire hors la loi; aucun zèle pour défendre la Constitution outrageusement violée; beaucoup d'indifférence; quelque pitié pour les victimes, tempérée par la conviction qu'elles ne devaient leur malheur qu'à leur faiblesse, et, pour conclure, une disposition générale à laisser les vainqueurs se dévorer entre eux: tel est le tableau que trace de La Marre du lendemain du coup d'État. Il ajoute que l'ambition, la soif de célébrité, la cupidité des uns, la nullité des autres, la pusillanimité de tous, leurs prétentions, leurs indécisions ont tout perdu. «Il faudra du temps pour se relever et surtout de la prudence.» Il reconnaissait d'ailleurs qu'il fallait rompre avec tous les hommes qui avaient été employés jusque-là. «Ce ne sera pas chose aisée de former une agence nouvelle. Mais, dût-on y mettre dix mois, que cela vaudrait mieux que de faire à l'avance des choix douteux.»

C'est de Suisse, où il s'était réfugié en quittant la France, qu'au moment de retourner à Blanckenberg pour y conférer avec le roi, il s'y faisait précéder de ces recommandations. Il ne croyait plus,—il n'y avait cru qu'accidentellement,—à la possibilité de négocier avec Barras. Du reste, en dépit des apparences, il doutait de la durée de la puissance du Directoire, un fruit pourri qui tomberait bientôt de l'arbre. Barras ne pourrait plus, le voulût-il, se faire l'instrument d'une restauration. Mais il y avait d'autres hommes, un surtout, que ses victoires avaient mis en lumière. De La Marre y songeait. Le 29 septembre, moins d'un mois après l'effondrement du parti royaliste consommé dans la journée du dix-huit fructidor, il écrivait à Blanckenberg sur un ton mi-sérieux, mi-plaisant. «Il y a longtemps que je me creuse la tête pour trouver le moyen d'arriver à Bonaparte. Je n'en vois qu'un: ce serait de trouver un Polonais digne de votre confiance et assez adroit pour tenter l'aventure.» C'était le grain jeté sur un sol propice; il allait faire germer de nouveaux espoirs et alimenter pour un temps l'activité de Louis XVIII, attaché plus énergiquement que jamais, malgré tant d'épreuves et de revers, à la conquête de sa couronne.[Lien vers la Table des Matières]

IX
LES DÉBUTS D'UNE INTRIGUE

Au milieu des péripéties de la matinée de fructidor, entre en scène un acteur qu'on a déjà vu figurer dans les récits qui précèdent et auquel nous serons contraint de faire une place dans ceux qui suivent. C'est le libraire Fauche-Borel. Nous le rencontrons parmi les personnages qui, désignés par le Directoire à la rigueur des lois, s'efforçaient de quitter Paris. Une note de police nous le représente comme un homme de haute taille, de forte corpulence, aux cheveux ébouriffés et grisonnants sur une tête massive, bien qu'il ne parût pas âgé de plus de quarante ans. Avec ses toute lourds et communs, ses gros yeux clairs à fleur de tête, sans expression, ses mains à la peau rude, ses vêtements de couleur sombre et d'une raideur d'uniforme, ce personnage pouvait passer tout aussi bien pour un officier de grade inférieur que pour un artisan aisé, accoutumé aux dures fatigues, celles des camps ou celles de l'atelier. Arrivé à Paris vers la mi-août, il était descendu rue de Richelieu, à l'hôtel du Nord. Il s'y était fait inscrire sous le nom de Frédéric Borelly, sans ajouter aucune indication qui pût fixer sur son véritable état les gens parmi lesquels il allait vivre.

Nul n'avait cherché à en savoir plus long qu'il n'en voulait dire. Les temps étaient loin déjà où la police, à l'instigation du Comité de salut public, exerçait sur les voyageurs la plus rigoureuse surveillance. Après le neuf thermidor, cette surveillance s'était relâchée, depuis l'avènement du Directoire surtout. Maintenant entrait et séjournait dans Paris qui voulait. Émigrés et conspirateurs, espions étrangers et agents de Blanckenberg allaient et venaient librement, sans que le pouvoir exécutif laissât deviner ses soupçons ni ses inquiétudes, bien qu'il ne fût question que de complots royalistes, auxquels, depuis les élections du mois de mai, l'opinion publique associait ouvertement des membres du gouvernement et des deux Conseils. Les démarches de Frédéric Borelly n'offraient, au reste, rien de suspect. Il sortait tous les matins, ne recevait qu'un petit nombre de personnes, quelques lettres de l'étranger, et paraissait s'appliquer à vivre inaperçu, sans faire parler de lui.

À une époque moins troublée que celle que traversait alors la France, avec une police mieux organisée et plus fidèle que celle du Directoire, les précautions dont s'entourait notre personnage à l'effet de ne pas attirer l'attention, auraient eu pour résultat de le désigner à celle des espions de Barras. Ils n'auraient pas tardé à découvrir que le nom qu'il se donnait n'était pas le sien; que ce qui motivait sa présence à Paris, c'était uniquement sa participation à l'un de ces complots dont tout le monde parlait, bien qu'on n'en eût encore surpris nulle part une preuve décisive.

Établi comme éditeur à Neufchâtel, vivant au milieu des émigrés, il n'avait pas tardé à partager leurs illusions et leurs espérances. Présenté à Louis XVIII, il était parvenu à le convaincre de sa bonne foi, de la sincérité de son zèle, à faire agréer ses services. Une fois en possession de la confiance du roi, il lui avait été aisé d'être employé aux missions les plus difficiles. En 1795, lorsque Pichegru commandait l'armée du Rhin, l'espion Montgaillard s'étant avisé d'ouvrir une négociation avec lui au nom du prince de Condé, pour l'attirer dans le parti royaliste, c'est Fauche-Borel qu'il y avait employé en se l'adjoignant comme collaborateur.

La négociation, on le sait, n'avait pas abouti. Mais Pichegru ayant été élu député et président du conseil des Cinq-Cents, Fauche-Borel, dans l'espoir de la reprendre, était venu à Paris afin de se rapprocher de lui. Au milieu des intrigues du moment, parmi cette population d'agents et d'espions, pour la plupart couverts de dettes, dépourvus de ressources, affamés d'argent, vendus ou à vendre au plus offrant, la place de Fauche-Borel était marquée. Un incessant besoin de jouer un rôle, l'appât du gain, son existence nomade et désordonnée l'avaient, plus encore que ses convictions, préparé au métier de conspirateur. Pendant les vingt jours qui précèdent le dix-huit fructidor, on le voit entretenir avec les émigrés rentrés, avec les émissaires de Louis XVIII et ceux du comte d'Artois, des relations de toutes les heures, se flatter de vivre dans l'intimité de Pichegru, s'entourer de tant de mystère et de prudence que, bien que la police n'ignore pas qu'il se trouve dans la capitale, elle n'a pu découvrir ni sous quel nom, ni en quel lieu il se cache.

Mêlé aux machinations ourdies en vue de renverser le pouvoir exécutif, plein de confiance, il attendait le succès d'un avenir prochain, encouragé par les bruyantes rivalités qui, dans le Directoire et les deux Assemblées, se sont accentuées, depuis quelques semaines, d'une manière inquiétante pour la paix publique, lorsque, durant cette matinée du dix-huit fructidor, brusquement, ses espérances viennent d'être brisées par l'arrestation de Pichegru, de Willot, d'autres encore, gagnés à la cause du roi. Tout n'est peut-être pas perdu; mais tout assurément est à recommencer.

De ces combinaisons à trouver et à étudier, Fauche-Borel ne peut s'occuper encore. Il ne saurait avoir, à cette heure, d'autre souci que celui de sauver sa vie. Durant sa promenade matinale à travers Paris bouleversé, il a vu son nom inscrit en grosses lettres sur les affiches directoriales, parmi les noms de ceux dont la tête est mise à prix. Ces placards menaçants le désignent comme le plus dangereux agent de Louis XVIII et de Pitt. Son signalement est donné. Il ne sait si parmi cette foule dont il traverse les flots tumultueux, quelqu'un ne va pas le reconnaître et l'arrêter; il ne songe qu'à fuir. Il arrive par des rues détournées à la porte de Montrouge. Elle est gardée, et là il apprend que le Directoire a fait fermer toutes les barrières. Il revient anxieusement sur ses pas, se demandant en quels lieux il trouvera un refuge. Le long de sa route, il s'arrête au seuil de maisons où sa personne et son nom sont connus. On refuse de l'y recevoir; c'est déjà beaucoup qu'on ne le dénonce pas. Aux environs du Palais-Royal, il rencontre un commis du libraire Panckoucko, à qui il expose sa détresse. Ce brave homme est pris de pitié, le présente à sa famille. Mais celle-ci, dès qu'elle apprend quelles charges pèsent sur lui, jette les hauts cris, lui trace l'émouvant tableau des périls auxquels la présence d'un conspirateur expose des innocents et le supplie de s'éloigner.

Les heures s'écoulent ainsi en démarches vaines. Le jour décline lorsque, à bout de forces, Fauche-Borel est conduit par un ami, confident de son angoisse, chez David Monnier, un homme qu'il connaît à peine et qui ne le connaît pas, mais qui l'accueille sans lui demander son nom, en apprenant qu'il est proscrit. David Monnier a été journaliste; il rédigeait le Courrier de Paris; il est maintenant imprimeur. Locataire de l'hôtel de Luynes, situé rue Saint-Dominique et devenu propriété nationale, il y habite avec sa nombreuse famille. Il installe Fauche-Borel dans une des chambres de sa maison, lui découvre une porte cachée sous les tentures, qu'un ressort fait mouvoir et par laquelle on peut au besoin gagner une partie du jardin où des anneaux scellés dans un arbre permettent de franchir le mur d'enceinte et de s'évader. Fauche-Borel reprend confiance; il se devine en sûreté. Le soir venu, il s'assied à la table de son sauveur; il lui avoue que ce qu'il désire, c'est un passeport pour quitter la France. David Monnier répond qu'il s'efforcera de le lui procurer.

Après le repas, on annonce Bottot, le secrétaire de Barras, ami du maître de la maison. Celui-ci présente Frédéric Borelly comme un de ses correspondants étrangers, surpris dans Paris par les événements et désireux d'en sortir. Bottot laisse espérer un passeport. L'entretien s'engage ensuite sur les dramatiques incidents de la journée. Bottot en parle librement; il est presque tenté de les regretter. Il eût préféré que la situation se dénouât par un rapprochement entre la majorité du Directoire et les membres les plus modérés des deux conseils. Fauche-Borel parle peu; mais il écoute et approuve. Intérieurement, il se rend cette justice qu'à diverses reprises il a conseillé à Pichegru de se réconcilier avec Barras. Que ne l'a-t-on écouté? La cause royale ne serait pas compromise.

Dans le langage de Bottot, il retrouve un écho de ses propres sentiments. Ce langage et l'influence que semble exercer sur celui qui le tient David Monnier, lui suggèrent peu à peu un grand dessein, le dessein de tenter d'acheter Barras et d'en faire l'instrument de la restauration du roi. Par David Monnier, il séduira le secrétaire du tout-puissant directeur, et par ce secrétaire, le directeur lui-même. Il s'enthousiasme pour ce beau projet. Quand Bottot est parti, il s'ouvre sans hésiter à David Monnier, poussant si loin la confiance et l'imprudence, qu'il lui révèle son nom et son état.

David Monnier s'est montré hospitalier et généreux; mais c'est un habile; c'est surtout un besoigneux. Il gagne péniblement le pain de ses enfants; souvent, il est réduit aux expédients. Aux premières ouvertures de Fauche-Borel, il mesure d'un coup d'œil tout le parti qu'il pourra tirer des desseins qu'on lui confie. Sa fortune est faite si le roi de France est aussi naïf, aussi crédule que son agent. Il feint d'entrer dans les vues de ce dernier. Jusqu'à une heure avancée de la nuit, ils examinent par quels moyens on peut engager la négociation. Ils s'en entretiennent encore le lendemain et les jours suivants.

Le 22 fructidor, David Monnier, qui est sorti dès le matin, rentre très ému. Il raconte à Fauche-Borel qu'il a ouvert le feu; que Bottot, mis au courant de tout, a accepté la mission de conquérir Barras. Il vient de partir pour le quartier général de Bonaparte, chargé d'exposer au glorieux soldat devant qui tremble le Directoire les causes, les circonstances et les incidents de la journée du dix-huit fructidor. Mais, avant de partir, il a entamé l'affaire avec Barras, qui l'a écouté complaisamment. Dès son retour, il la reprendra avec le zèle et le dévouement d'un homme décidé à passer au roi. À l'appui de ses affirmations, David Monnier tire de sa poche et présente à Fauche-Borel un passeport libellé au nom de Frédéric Borelly, et qui, dit-il, a été délivré par Barras à la demande de Bottot.

Le même soir, grâce à ce passeport, Fauche-Borel sort de Paris par la barrière de Charenton, après avoir compté à David Monnier trois cents louis, à titre d'avance sur les frais de la négociation et s'être entendu avec lui pour établir un sûr moyen de correspondre.

Et c'est ainsi qu'au lendemain des événements de Fructidor, après ce coup de force du Directoire, qui vient de mettre à néant les chances de la monarchie, de déjouer les plans de l'Europe, d'isoler l'Angleterre en acculant l'Autriche à la paix, dans cet effondrement du parti royaliste, commence une intrigue qui se prolongera durant deux années, et dont nous aurons à raconter ultérieurement les incidents mouvementés.[Lien vers la Table des Matières]

X
LE LENDEMAIN DE FRUCTIDOR

Plus on regarde à la triste odyssée du roi Louis XVIII pendant la durée de son exil, plus on est frappé par l'indicible ténacité qu'il a toujours opposée à ses malheurs. Successivement, toutes ses entreprises avortent. Ses illusions, une fausse conception des effets que la Révolution a produits en France, la pénurie des moyens dont il dispose pour exercer ses droits, les indiscrétions et les imprudences de l'entourage de son frère, la légèreté de ses agents, l'insuffisance des uns, la mauvaise foi et les trahisons des autres, la résignation de ses sujets aux maux qui les accablent, la duplicité des puissances, leurs défaites, tout conspire pour l'accabler. De Coblentz où il est arrivé en 1791, à Mitau où il arrivera en 1798, sa vie aventureuse se résume en une longue suite de déceptions propres à le décourager. Chacune d'elles cependant le fait rebondir. Vaincu sur un point, il se reporte sur un autre, en quête de combinaisons nouvelles et de moyens pour les mettre en œuvre.

Après le dix-huit fructidor, ses plans si longuement élaborés ne sont plus que cendres. Les événements de cette journée ont brisé les instruments qu'il avait réunis. Les hommes sur le concours desquels il a fondé ses plus solides espérances sont tombés aux mains du Directoire, qui les livre en pâture aux rivages malsains de la Guyane; des députés, au nombre d'une quarantaine, desquels il pouvait attendre des votes favorables à sa cause, ont dû s'enfuir de Paris et se sont réfugiés en Suisse; le Directoire a fait annuler l'élection de divers autres dont le roi s'était flatté d'obtenir les services. Non seulement il n'y a plus de royalistes dans les conseils représentatifs de la nation, mais encore les députés qui les composent ne sont plus que les créatures serviles du triumvirat victorieux, à qui l'armée tout entière prodigue de son côté des félicitations adulatrices et des témoignages de dévouement.

Comme pour accroître l'horreur de ces désastres, l'Autriche vaincue par Bonaparte est au moment de grossir le nombre des pays, la Prusse et l'Espagne, qui ont conclu la paix avec la République. Il semble donc que jamais une partie témérairement engagée ne fut plus complètement perdue. Néanmoins, Louis XVIII conserve tout son courage et toutes ses espérances. L'intrépidité de son âme, son indomptable confiance en ses droits le hissent plus haut que ses infortunes. Il les domine, songe sur l'heure à les réparer; c'est animé de la foi la plus vive dans la victoire finale que nous le révèle sa correspondance.

Le 14 septembre, sur la nouvelle encore vague de l'événement de Paris, il mande à son frère: «J'ai reçu hier l'avis de la victoire des triumvirs sur le conseil des Anciens, et, quoique cela ne soit pas certain, cela est trop vraisemblable par les antécédents et par les détails qu'on en rapporte pour que je n'y croie pas. Je gémis profondément des nouvelles plaies que la victoire des scélérats sur les honnêtes gens va faire à notre malheureuse patrie. Mais, pour ce qui nous regarde dans cet événement, je le supporte comme les autres et je suis bien sûr que votre fermeté n'en sera pas plus ébranlée que la mienne.»

Quelques jours plus tard, dans une nouvelle lettre au comte d'Artois, il est plus explicite encore. Parmi les plaintes que lui arrache la trahison de celui de ses agents en qui il avait le plus confiance, une phrase nous révèle son énergie.

«Vous savez sûrement aujourd'hui, et peut-être les avez-vous sus plutôt, les détails de ce qui s'est passé à Paris. Les malheurs de la chose publique m'affligent sans m'ébranler. Ceux des individus m'affligent et m'affectent encore plus. Mais ce qui m'est le plus sensible, ce sont les trahisons. Qu'un malheureux pressé par la crainte de la mort fasse une bassesse, je le conçois; la nature humaine ne comporte pas toujours la fermeté qui serait nécessaire dans certains cas; mais, pour l'excuser, je veux au moins que ses aveux portent, pour ainsi dire, l'empreinte de la torture; je veux qu'il y règne une sorte de désordre qui, tout en décelant la frayeur, prouve cependant qu'il ne s'est pas rendu sans combattre. Mais, lorsque je vois qu'il veut au contraire faire parade de courage, lorsqu'il dit que ses aveux seront peut-être la cause de sa mort, mais qu'il les doit à ceux mêmes qu'il servait, je ne vois plus en lui qu'un traître de propos délibéré, et, sans me reprocher les bontés que je puis avoir eues pour lui, je souffre cruellement de les voir ainsi récompensées. Après ce préambule, je n'ai pas besoin de nommer celui que je veux dire.»

La même fermeté se trahit dans la correspondance avec le prince de Condé:

«Je suis plus affligé que surpris de ce qui vient de se passer à Paris. Nous avons toujours vu les scélérats fort alertes et les honnêtes gens très peu sur leurs gardes. Nul doute qu'il ne faille nier tout ce qui regarde Pichegru. Mais, si véritablement il a écrit de sa main la lettre qu'on lui impute, cela sera difficile. Je ne crois pourtant pas à cette lettre[22], car il me semble que Pichegru n'a jamais rien donné par écrit. Je ne crois pas non plus que, fausse ou vraie, elle se soit trouvée dans le portefeuille de d'Antraigues. Je crois que tout ceci est une infamie de l'infâme Pinault.

«... Au reste, si les triumvirs en reviennent au régime de terreur, alors il faudra profiter de l'indignation générale pour faire reprendre les armes aux provinces qui les ont posées. Dans ce cas, vous sentez combien l'éloignement de mon armée et le vôtre seraient fâcheux. C'est bien quelque chose d'avoir obtenu de passer l'hiver en Podolie[23]; mais ce n'est pas tout, et il faudrait obtenir que mon armée ne partît pas avant que la paix de l'Empereur d'Allemagne fût faite. Nous aurions plus que le temps de savoir à quoi nous en tenir sur les mesures que vont prendre les triumvirs.»

On voit que le roi ne désarme pas, qu'il tient tête à l'orage, qu'il cherche les moyens de tirer parti des circonstances qui pourront se présenter. Parmi les éventualités qu'il prévoit, il en est une dont il appelle et espère la réalisation: c'est la rupture des négociations qui se poursuivent au même moment entre l'Autriche et la France. Rien n'est moins sûr en effet que la conclusion de la paix, car on peut supposer qu'encouragé par la brusque cessation des pourparlers que le Directoire avait engagés avec l'Angleterre, le cabinet de Vienne repoussera les conditions qu'on veut lui imposer. Dans sa correspondance avec Condé, le roi expose ce qu'il y aura lieu de faire si cette hypothèse se réalise; là encore s'affirme son courage.

«Je crois, si les puissances ne sont pas tout à fait frappées d'aveuglement, qu'elles ne sont pas à sentir la cause de leurs revers. L'Empereur, nommément, ne peut pas avoir oublié que je lui ai écrit au mois de juin 1793: Si Votre Majesté prend Valenciennes et Condé au nom du roi, mon neveu, elle aura autant d'alliés qu'il y a de Français fidèles à leurs devoirs; mais, si elle les prend en son propre nom, elle aura autant d'ennemis que la France renferme en ce moment d'habitants. Assurément jamais prédiction n'a été mieux justifiée par l'événement.

«Mais, depuis cette époque, soit l'ambition qui se flatte toujours, soit la fausse honte de revenir sur leurs pas, ont toujours empêché les cours de Vienne et de Londres de profiter de la funeste expérience qu'elles ont faite de leur pernicieux système. Aujourd'hui (je n'ai pas besoin de vous avertir que je raisonne dans l'hypothèse du renouvellement des hostilités), aujourd'hui, dis-je, une circonstance toute neuve autorise de nouvelles mesures; mais il est important de la saisir, car si elle échappe, l'amour-propre forcera encore la raison au silence.

«Le but du Directoire est évident: il veut renverser tous les trônes, parce qu'il sent bien que jamais aucun roi ne sera sincèrement ami d'une République fondée sur les principes de notre Révolution. Pour y parvenir, il croit que la guerre est le meilleur moyen, et, bravant la haine publique qu'il aurait pu apaiser en faisant la paix, il rompt les négociations[24]. Cette mesure violente ne lui ramènera pas l'opinion, qui était si prononcée avant la dernière catastrophe et qui, pour être comprimée aujourd'hui, n'est pas éteinte. Mais cette opinion a besoin d'appui, et, dans ce moment, elle n'en peut trouver d'autres que celui des puissances belligérantes. Que celles-ci renoncent à leur système machiavélique; qu'elles cessent de confondre la France avec la Pologne et de croire à la possibilité de sa conquête; qu'elles déclarent que, forcées à reprendre les armes, ce ne sera désormais plus contre la France, mais pour la monarchie française qu'elles les porteront; qu'elles abjurent solennellement toute idée de conquêtes et qu'elles reconnaissent le roi légitime, appellent à lui tous les bons Français et ne se montrent que comme ses auxiliaires; que cette déclaration soit appuyée par de l'argent donné sans parcimonie, et les méfiances s'évanouiront, et la fierté nationale ne sera plus intéressée dans la guerre, et les fautes et les malheurs de six campagnes pourront être réparés dans une seule. Mais, si le système contraire continue à prévaloir, les mêmes fautes et les mêmes malheurs recommenceront, et l'Empereur sera peut-être bien heureux de signer sous les murs de Presbourg une paix mille fois plus dure et plus honteuse que celle qu'il a signée à Léoben.

«Ces vérités, je les écris à Pétersbourg, et je ne suis pas embarrassé de les faire entendre à Londres. Mais il est bien difficile de les faire parvenir à Vienne. L'évêque de Nancy, qui me sert avec zèle, n'est pas en état de se faire écouter. Il me faudrait là un homme dont le mérite, universellement reconnu et plus recommandable peut-être aux yeux de l'Empereur que de tout autre souverain, le forçât à lui prêter attention. Mais quand j'aurais beaucoup de ces hommes à ma disposition, il resterait encore une difficulté presque insurmontable, celle de franchir les barrières dont l'Autriche est entourée et de pénétrer jusqu'à Vienne.

«Je rends grâces au ciel de ce que cet homme unique existe, de ce que son zèle pour l'État et, j'ose ajouter, son amitié pour moi, égalent sa juste réputation, et de ce qu'il est impossible que l'Empereur lui ferme l'accès auprès de lui. Tu es ille vir. Vous seul, mon cher cousin, pouvez remplir mes vues, et si après vous avoir entendu parler avec cette force que donne la vérité, avec cette autorité, je puis me servir du mot, qui vous est si bien acquise, avec cette mesure qui vous est propre, l'Empereur persiste dans son premier système, nous aurons au moins la consolation de nous dire que nous avons fait tout ce qui dépendait de nous pour servir notre patrie et sauver l'Europe.»

En même temps qu'il envisageait ainsi l'emploi des moyens coercitifs, Louis XVIII entendait bien n'en user qu'avec prudence ou même en ajourner l'emploi, si les circonstances n'y étaient pas favorables. Au lendemain de Fructidor, il croyait à l'efficacité des insurrections. Mais, lorsqu'au mois de décembre la signature de la paix avec l'Autriche vient rendre au gouvernement de la République la libre disposition de ses armées et qu'on le voit prendre des mesures qui ne menacent pas moins les royalistes de l'Ouest que les côtes d'Angleterre ou celles d'Irlande, le roi écrit à La Trémoïlle:

«Je serais coupable à mes propres yeux si, dans ce moment, j'ordonnais, ou seulement si je permettais des mouvements dont le résultat inévitable serait de faire couler en pure perte le sang de mes braves et fidèles sujets. Leurs chefs doivent donc se borner actuellement à entretenir et à propager le bon esprit qui règne parmi eux; mais ils doivent en même temps modérer leur zèle, et les engager à le renfermer soigneusement, jusqu'au jour, que les fureurs mêmes de leurs tyrans ne peuvent que hâter, où une levée en masse (pour me servir de leurs expressions), plus imposante que celle qui pourrait s'opérer aujourd'hui, et que nous aurons sagement et généralement combinée, viendra prêter à l'opinion une force capable de la faire triompher. J'ai des raisons de craindre qu'un homme, en qui je n'ai nulle espèce de confiance[25], ne cherche à influencer vos amis; je m'en rapporte à vous pour les en détourner.»

Le pressant conseil qu'envoyait le roi au prince de La Trémoïlle venait à son heure; car, au même moment, une fermentation dangereuse renaissait en Bretagne et en Vendée. À Londres, le comte de Frotté remuait ciel et terre pour obtenir des fonds à l'effet de provoquer en Normandie de nouveaux soulèvements[26]; dans le Midi, des bandes d'insurgés continuaient à répandre la terreur dans les campagnes en prétendant s'être armées pour le relèvement du trône et de l'autel. Maintenant que la guerre extérieure avait cessé, le roi comprenait la nécessité de contenir ces agitations jusqu'à ce qu'il fût possible de les faire concorder ensemble, ce qui arriverait infailliblement si la coalition se reformait. Jusque-là, il fallait recourir de préférence à ces moyens de propagande et de persuasion que n'avait cessé de prêcher de La Marre, tâcher de conquérir l'opinion par des procédés qui écarteraient toute idée de violence et de guerre civile. Moyens et procédés étaient multiples; il s'agissait de choisir les plus efficaces et, après les avoir choisis, d'y persévérer.

Il en est un qui apparaissait promptement à l'esprit du roi comme le meilleur à employer. Il consistait à organiser dans le royaume des missions religieuses avec l'aide des ecclésiastiques qui s'y trouvaient. Convaincu que la monarchie ne sortirait de ses ruines qu'avec l'appui de l'opinion publique, il considérait que ces missions auraient pour effet d'agir sur celle-ci, de la fortifier, de prévenir le découragement. C'est dans ce sens qu'étaient conçues les instructions que, dès le 10 octobre, il envoyait aux évêques émigrés, restés fidèles à sa cause:

«Je désire que les ecclésiastiques soutiennent parmi mes sujets l'esprit monarchique en même temps que l'esprit religieux, qu'ils les pénètrent de la connexion intime qui existe entre l'autel et le trône et de la nécessité qu'ils ont l'un et l'autre de leur appui mutuel. Qu'ils leur disent bien que l'Église catholique, sa discipline, sa hiérarchie, cet ordre merveilleux qui, pendant tant de siècles, l'ont conservée pure de toutes erreurs, ne se lie bien qu'à la monarchie et ne peut exister longtemps sans elle; enfin qu'ils leur démontrent que, comme sans la religion, ils ne peuvent compter sur le bonheur dans l'autre vie, de même, sans la monarchie, ils ne peuvent en espérer aucun dans celle-ci.»

Le but que poursuivait Louis XVIII apparaît plus nettement encore dans ce passage d'une lettre qu'il écrivait à son frère:

«Pour toi seul... Tu penses bien que je veux tirer des missionnaires religieux une utilité politique. Mais, confier ce secret à tous les évêques de France ce serait une folie. J'ai divisé, dans ma tête, le royaume en cinq divisions, et j'ai résolu de confier celle du levant à l'archevêque de Reims, celle du midi à celui de Toulouse, du centre à l'évêque de Clermont, du couchant à celui de Saint-Pol-de-Léon, et du nord à celui de Boulogne. Dans cette division, se trouve l'évêché d'Arras; mais, en rendant justice aux bonnes qualités de l'évêque[27], tu sais qu'il lui en manque une absolument essentielle: c'est la discrétion. Il est donc simple, par ce motif et par beaucoup d'autres, que j'aie préféré l'évêque de Boulogne; et je ne confierai pas inutilement un secret qui doit être ignoré de tout le monde, surtout du gouvernement britannique; car, outre l'utilité de la chose elle-même, j'y trouve encore l'avantage d'avoir une agence à moi tout seul qui pourra, à mon gré, seconder ou contrebalancer les opérations de celle que je ne gouvernerai que par indivis avec le cabinet de Saint-James. Qui que ce soit dans la nature, excepté les prélats ci-dessus, ceux que je me réserve d'y ajouter, comme tu le verras par la lettre d'envoi, et toi, ne saura le secret; car le prince de Condé, qui sera ici vendredi, l'ignorera entièrement. Je te recommande à toi-même de l'oublier s'il est possible. Tu sens surtout combien il importe que l'évêque d'Arras ne s'en doute pas. Évitons-lui ce petit chagrin, et à nous les dangers qui ne manqueraient pas d'en résulter.»

Il n'y a pas lieu de rechercher, cette étude ayant un tout autre objet, si la doctrine dont s'inspirait le roi était conforme à celle qu'avait toujours professée la cour de Rome dans ses rapports avec les gouvernements, ni de s'attarder aux débats que les instructions royales déchaînèrent parmi les prélats auxquels elles furent communiquées. Ce qui importe, c'est de démontrer, en les rappelant, qu'alors que sa cause semblait perdue, Louis XVIII, avec une ténacité digne d'un meilleur destin, redoublait d'efforts pour porter dans l'âme de ses partisans la conviction contraire.

Sous l'empire de cette préoccupation, il s'efforçait de tirer parti de la présence en Suisse des députés fructidorisés, qui s'y étaient réfugiés. Parmi eux se trouvait Imbert-Colomès, l'ancien maire de Lyon. Royaliste ardent, désigné comme tel et compris dans les édits de déportation, il avait pu se dérober aux limiers de Barras. Il fut le premier à qui le roi écrivit:

«Vous pouvez penser, Monsieur, lui disait-il, quelles ont été mes inquiétudes lorsque j'ai appris la catastrophe qui vous a mis dans un si grand danger. Elles ne peuvent se comparer qu'à la satisfaction que j'ai ressentie en vous sachant enfin en sûreté. Comme roi, comme père de mes sujets, je ne puis que gémir d'un événement qui retarde la fin des malheurs de ma patrie. Mais, pour vous, Monsieur, mes sentiments sont bien différents, et je suis plus porté à vous féliciter qu'à m'affliger avec vous d'un acte de violence qui met vos sentiments dans un jour plus éclatant, s'il est possible, qu'ils n'y étaient déjà, et par lequel vos persécuteurs eux-mêmes vous couvrent de gloire. Je voudrais que tous ceux qui, comme vous, ont mérité l'honneur de la proscription, y eussent échappé comme vous; mais vous êtes jusqu'à présent le seul sur qui je sois rassuré. Si vous connaissez les lieux où quelques-uns de vos dignes collègues se sont retirés, soyez mon interprète auprès d'eux; dites-leur qu'ils partagent les sentiments que je viens de vous exprimer.

«Faites savoir, si vous le pouvez sans vous compromettre, aux habitants de ma bonne ville de Lyon, que je n'oublierai jamais la marque d'attachement qu'ils m'ont donnée en plaçant M. Camille Jordan et vous dans une assemblée dont les démarches, depuis que vous en aviez déterminé la majorité, ne tendaient plus qu'à faire oublier à l'univers les crimes de celle qui l'ont précédée. Ajoutez-leur que ce nouveau revers n'abat point ma constance, immuable comme ma tendre bienveillance pour eux, et que j'ai la douce et ferme confiance que leur courageux attachement aux vrais principes de la monarchie n'en sera pas plus ébranlé.»

Quelque éloquente et persuasive que fût cette lettre, et bien que le roi feignît de croire que tous les députés sortis de France à la suite du dix-huit fructidor appartenaient au parti royaliste, il n'ignorait pas qu'il y avait parmi eux non seulement des républicains modérés, mais aussi des constitutionnels, en lesquels, jusqu'à ce jour, il s'était refusé à voir des partisans sincères de la royauté légitime. Il n'en comptait pas moins sur le ressentiment de ces dissidents contre les jacobins victorieux pour les rallier à sa cause. Il espérait obtenir d'eux, comme des royalistes purs, une déclaration solennelle et publique, attestant qu'ils étaient convaincus que le gouvernement républicain n'était propre qu'à perpétuer les malheurs de la France, qu'à consommer sa ruine; qu'en conséquence ils reconnaissaient pour leur roi «Louis XVIII, successeur de Louis XVII, son neveu», dont leur vœu personnel comme celui de leurs commettants réclamait le rétablissement.

Pour organiser les missions religieuses dans l'intérieur du royaume, le roi avait eu recours à divers évêques qui résidaient en Allemagne et dont il se croyait sûr. Pour obtenir la déclaration des députés dispersés en Suisse, il projetait de recourir au commissaire anglais Wickham. Afin de le persuader de l'utilité pratique de son projet, il allait lui envoyer un homme dont il avait, depuis les débuts de la Révolution, éprouvé le dévouement: l'émigré Jacques-Antoine-Marie de Cazalès, l'intrépide champion de la royauté aux États généraux, venu à Blanckenberg pour protester de sa fidélité.

«Je ne te cache pas que j'ai trouvé la matière un peu délicate, mandait-il à son frère en lui exposant la mission qu'il venait de confier à Cazalès. Je veux bien que le vœu de mes sujets me rende ma couronne; mais je ne veux pas qu'il me la donne. Tu sens bien la distinction et pourquoi j'ai mis Louis XVIII, successeur de Louis XVII. Ces numéros sont des actes conservatoires. Mais, en supposant que cela se passe ainsi, encore faudrait-il de l'adresse et un profond secret, car il est bien essentiel que la déclaration des proscrits paraisse spontanée et qu'ils ne semblent influencés ni par moi ni par l'Angleterre, quoique, si nous parvenons à ce but, je compte bien y être puissamment aidé par M. Wickham, auquel en conséquence j'ai tâché de remettre le cœur au ventre, tant par la mission de Cazalès auprès de lui que par la lettre dont la copie est ci-jointe.»

De cette lettre à Wickham, il n'y a qu'un passage à retenir: c'est celui qui trahit une fois de plus que la journée de fructidor n'a pas altéré, dans l'âme de Louis XVIII, son énergique confiance dans le triomphe final de ses droits. «L'événement est cruel. Mais les ressources sont grondes. Nous sortirons avec honneur de ce pas difficile, et les triumvirs, qui ont cru vous compromettre en vous nommant avec tant d'éclat, n'auront fait que vous faire jouir un peu plus tôt de la gloire qu'un si bel ouvrage heureusement achevé doit attacher à votre nom.»

Toutefois pour achever cet ouvrage, comme disait le roi, pour que l'opinion conquise ne fût pas étouffée par la violence, il fallait gagner les armées, les détacher du Directoire, les ramener à l'idée de royauté. Les missionnaires religieux étaient impropres à cette tâche. Ils auraient eu dans les camps et dans les casernes trop de dangers à courir. Seuls, des laïques pouvaient éclairer les officiers et les soldats «sur leurs véritables intérêts», leur promettre des grâces proportionnées à leurs services; le roi adjurait ses agents en France, en Angleterre, en Italie, en Suisse, de lui indiquer des sujets assez courageux pour accepter une telle mission, assez adroits pour la remplir.

D'autre part, il ne se dissimulait pas que le meilleur argument pour séduire une armée et surtout une armée mal payée, mal vêtue, manquant de tout, c'est de l'argent. À trois reprises, depuis le commencement de cette année 1797, il avait chargé le duc d'Harcourt d'en solliciter du gouvernement anglais. Le cabinet de Londres en avait toujours promis pour cet usage, mais n'en avait jamais donné. Maintenant qu'on devait le supposer convaincu de l'impossibilité de conclure avec le Directoire une paix même honteuse, il serait sans doute plus disposé à tenir ses promesses. Il y avait donc lieu de renouveler les instances déjà prescrites au duc d'Harcourt, et le roi se décidait à leur donner pour interprète l'abbé de La Marre, dont il attendait la venue.

Il se pouvait cependant que ces mesures hâtives ne portassent pas les fruits qu'on en attendait. Il fallait le prévoir; le roi le prévoyait, et, jaloux de n'avoir rien à se reprocher, il avisait aux moyens de gagner à sa cause, par des négociations directes et secrètes, un ou plusieurs des chefs les plus populaires de l'année.

L'idée n'était pas nouvelle. Depuis l'abolition de la royauté, le souvenir de Monk, le restaurateur des Stuarts en Angleterre, hantait les cervelles royalistes. Tour à tour, Pichegru, Hoche, Moreau, Kellermann, d'autres moins illustres, avaient été l'objet d'offres tentatrices. On voulait obtenir d'eux de faire arborer la cocarde blanche à leurs soldats, de livrer des places ou, s'ils remportaient des victoires sur les armées alliées, d'obliger les souverains à reconnaître le roi de France et à favoriser son retour dans son royaume. Mais, à l'exception du premier de ces généraux, aucun de ceux que leur influence sur l'armée rendait susceptibles de jouer un grand rôle ne s'était prêté à ce qu'on espérait de lui. Pichegru lui-même, le seul qui eût ouvert l'oreille aux propositions des agents du roi, avait refusé de trahir ses devoirs militaires et ajourné ses résolutions définitives jusqu'à ce que survînt une occasion d'en prendre d'efficaces. Du reste, maintenant, il figurait parmi les vaincus; il était déporté; on ne pouvait plus compter sur lui. Mais si piètre que fût le résultat de tant de démarches antérieures, on ne courait aucun risque à en entreprendre de nouvelles. Ce qu'on n'avait pu obtenir une première fois, peut-être l'obtiendrait-on maintenant. Au moment où parvenait à Blanckenberg une lettre de l'abbé de La Marre, ne le précédant que de quelques jours et ouvrant la perspective d'une négociation avec Bonaparte, le roi était déjà disposé à accueillir avec faveur cette ouverture qui répondait à ses propres vues.

Par une coïncidence remarquable, il en recevait en même temps, d'un autre côté, une toute pareille. Elle lui venait d'un émigré, le comte de Vernègues, qui résidait en Italie et qu'il avait employé déjà à des missions de confiance. Vernègues racontait que, se trouvant à Milan, il s'y était lié avec un riche négociant de Marseille nommé Nicolas Clary, émigré comme lui, dont la sœur avait épousé Joseph Bonaparte, frère aîné du conquérant de l'Italie et ambassadeur de la République à Rome. Supposant avec raison que, grâce à ce mariage, Clary avait accès auprès du général, Vernègues l'avait entretenu de la possibilité de rattacher ce dernier à la cause des Bourbons. Clary ne s'était pas dérobé à cet entretien; il avait même promis d'en faire part à Joseph et l'en avait entretenu en effet. À en croire les informations envoyées au roi par Vernègues, Bonaparte lui-même était averti par Joseph. Flatté des offres dont il était l'objet, il avait promis d'agir quand il en serait temps. En attendant, il demandait à prendre connaissance des pouvoirs signés de la main du roi, que Vernègues avait annoncés, pour le cas où il serait conduit à traiter.

Sans trop s'attarder à rechercher dans quelle mesure cette communication méritait confiance, le roi fit expédier ces pouvoirs et attendit une réponse. Il ne devait apprendre que l'année suivante qu'ils n'avaient pu être utilisés. Le jour même (27 septembre 1797), où Vernègues, après les avoir montrés à Clary, devait les placer sous les yeux de Joseph, le général Duphot avait été assassiné dans Rome. Cet événement ayant empêché l'audience, il ne fut pas donné suite à la négociation. Mais à la date où de La Marre s'annonçait à Blanckenberg, on croyait fermement qu'elle se continuait. On ne désespérait pas de la voir aboutir. C'est ce qui explique sans doute pourquoi, durant plusieurs mois, les choses restèrent en l'état, sans que le roi renonçât à traiter avec Bonaparte et sans qu'il négligeât d'ailleurs de mettre en action d'autres moyens de rentrer dans son royaume.

Il ne croyait pas à la durée de la paix. Il s'attendait à voir l'Autriche reprendre les armes et la coalition de 1792 se reformer. Il jugeait qu'en ce cas, l'intérêt des puissances devait les pousser à favoriser les mouvements insurrectionnels de l'Est, du Lyonnais et du Midi, «à les lier au système de défense que les cantons suisses paraissaient devoir adopter et à combiner cette double opération avec le plan qui devait être arrêté pour les provinces de l'Ouest sur la demande de Monsieur.» À l'effet d'exposer ces vues au cabinet anglais et de les faire prévaloir, l'abbé de La Marre, à peine débarqué à Blanckenberg, se voyait contraint de repartir muni d'instructions écrites et détaillées. Il devait se rendre à Londres et revenir en toute hâte auprès du roi pour rendre compte de sa mission, mais non sans avoir passé par Paris afin d'y étudier la situation générale et de décider si, oui ou non, une entente avec Bonaparte était réalisable.

Comme il n'était pas impossible qu'une chance heureuse de hâter cette entente s'offrît à l'ambassadeur, le roi avait tenu à ce qu'il fût pourvu d'une autorisation signée de sa main, qui lui permettrait d'agir auprès du général soit directement, soit par intermédiaire. Il la lui avait donnée, et l'abbé de La Marre, en se remettant en route, emportait un écrit ainsi conçu, daté du 29 janvier 1798: «J'autorise les porteurs du présent billet à entrer en mon nom en négociation avec le général Bonaparte.»

Il y avait dix jours que l'abbé de La Marre était reparti, lorsque sur le projet à l'exécution duquel il allait travailler vint s'en greffer un autre. Les documents qui sont sous nos yeux n'en expliquent pas l'origine, ce qui permet de supposer qu'il fut conçu spontanément par Louis XVIII. Il consistait à ramener au parti du roi le général Berthier, qui était alors en Suisse, à l'armée de Masséna.

Le nom de ce général, qu'un avenir prochain allait conduire à la plus haute fortune militaire, ne rappelait au roi que des souvenirs propres à lui donner confiance en l'homme qui le portait. Mme Berthier, la mère, avait été attachée au service du comte de Provence quand il était enfant. À Versailles, durant les tragiques journées d'octobre 1789, Berthier, qui était alors major de la garde nationale, sous les ordres du comte d'Estaing, commandant en chef, et du baron de Gouvernet, commandant en second, s'était conduit en sujet fidèle, «ce qui est d'autant plus remarquable, écrivait le roi au moment de faire appel à ses sentiments royalistes, qu'il n'y eut guère de tout ce qui composait la garde nationale, que M. de Gouvernet et lui qu'on pût citer avec éloge.» En 1791, le 29 février, devenu commandant après la retraite de ses deux chefs, Berthier avait marché de lui-même au secours de Mesdames, tantes du roi, que le peuple de Paris menaçait d'empêcher de partir du château de Bellevue, et, par son attitude décidée, assuré leur départ. En se rappelant ce passé, en constatant que Berthier n'avait participé à aucun des forfaits révolutionnaires, le roi supposait que sous l'uniforme de ce général républicain battait un cœur de royaliste. De cette supposition était né l'espoir de s'assurer ses services.

Un gentilhomme émigré, le comte d'Hautefort, ami personnel du comte de Provence, jadis attaché à sa maison et maintenant pourvu d'un commandement dans l'armée de Condé, se trouvait alors à Blanckenberg. À la veille du départ de Louis XVIII pour la Russie, il était venu lui faire ses adieux. C'est lui que le roi chargea de se rendre auprès de Berthier. Les instructions qu'il lui donna sont trop longues pour être reproduites ici. Elles s'inspiraient de l'espoir que si Berthier, comme c'était probable, recevait l'ordre de marcher contre les rebelles de l'Est et du Lyonnais, il consentirait, au lieu de les combattre, à passer de leur côté; que l'armée républicaine, à son instigation, se prononcerait pour eux et acclamerait le duc de Berry, que le roi se proposait de «nicher» à cette armée, sous la garde de Berthier. Pour prix de sa conduite, celui-ci recevrait le cordon rouge, qui lui serait apporté par le jeune prince, le grade de lieutenant-général et toutes les récompenses qu'il pourrait demander pour lui et ses officiers.

Le comte d'Hautefort n'ayant pu aborder Berthier, ces instructions restèrent sans effet. Elles n'en témoignent pas moins et de la singulière opinion qu'avaient des généraux de la République les princes émigrés, et du caractère illusoire des résolutions que cette opinion leur suggérait. N'était-ce pas une illusion, en effet, de penser qu'un soldat tel que Berthier consentirait à passer à l'ennemi, et que, dût-il y consentir, il adopterait, pour trahir ses devoirs militaires, le procédé maladroit et brutal qu'on lui conseillait? N'en était-ce pas une plus grande encore de penser qu'il exercerait assez d'action sur ses troupes pour les entraîner dans sa désertion et ne pas craindre de les voir se révolter s'il osait leur proposer de suivre son exemple? Pareille tentative avait été faite deux ans avant auprès de Pichegru par le prince de Condé; mais elle avait échoué, et il est au moins étonnant que ce souvenir n'ait pas empêché le roi de la renouveler presque dans la même forme auprès d'un autre général.

De tant de démarches fécondes en déceptions, ressort du moins la preuve que les succès du Directoire ne l'avaient pas abattu et qu'il ne restait pas inactif. Lorsqu'au mois de mars 1798, chassé de Blanckenberg par la Prusse, il s'installait à Mitau, l'abbé de La Marre à Londres, Cazalès en Suisse, d'Hautefort envoyé à Berthier, travaillaient au profit de sa cause par les voies que nous avons indiquées. Mais, comme s'il eût prévu qu'aucun d'eux ne devait réussir, ce à quoi il attachait le plus de prix, c'était la mission confiée à de La Marre qui devait, en quittant l'Angleterre, se rendre à Paris et tenter de se rapprocher de Bonaparte.[Lien vers la Table des Matières]

LIVRE HUITIÈME
LOUIS XVIII ET MADAME ROYALE[28]

I
LA DÉLIVRANCE

Au cours des dramatiques événements qui viennent d'être racontés, un projet d'ordre plus intime avait maintes fois captivé la sollicitude de Louis XVIII. Ce projet consistait à marier sa nièce, Madame Royale, fille de Louis XVI et de Marie-Antoinette, avec son neveu, le duc d'Angoulême, fils aîné de M. le comte d'Artois et de Marie-Thérèse de Savoie. Conçu au moment où la jeune princesse allait quitter la prison du Temple, il devait, durant quatre années, occuper le premier rang dans les préoccupations quotidiennes du roi. Aussi peut-on dire que l'affaire du mariage, si féconde pour lui en consolations et en soucis de toutes les heures, constitue un des plus importants épisodes de l'émigration, le plus important peut-être. Il domine tous les autres, parfois même les explique ou les complète en jetant, dans l'ensemble sévère et douloureux, qu'ils forment, une note plus touchante et plus émue. Il y a donc lieu de lui faire, dans ces pages consacrées à la triste odyssée des émigrés, une place égale à celle qu'il a tenue dans la réalité, et, afin qu'aucun détail n'en soit perdu pour cette histoire, de revenir sur nos pas jusqu'à ce mois de juin 1795, qui vit mourir Louis XVII, sa sœur sortir de son cachot et Louis XVIII ceindre la couronne.

Au lendemain de la mort du petit roi, l'Empereur d'Autriche, François II, avait demandé au gouvernement de la République de remettre entre ses mains la sœur du défunt, sa cousine, Marie-Thérèse-Charlotte de France, alors âgée de dix-sept ans, encore détenue au Temple et seule survivante des membres de la famille royale, avec qui elle y avait été enfermée le 10 août 1792. En échange de cette princesse, l'Empereur offrait de mettre en liberté le général de Beurnonville, ancien ministre de la guerre, et les représentants du peuple livrés avec lui à l'Autriche par Dumouriez au moment de sa défection. La Convention, saisie de ces offres par le général Pichegru, à qui elles avaient été faites, s'était empressée de les accepter. Le 12 messidor (30 juin), elle invitait le Comité de Salut public à négocier avec les représentants de l'Empereur. La négociation promettait d'aboutir, et la délivrance de la captive, Madame Royale, n'était plus qu'une affaire de jours.

Presque en même temps, des lettres de Paris venaient apprendre au roi que sa nièce était dans sa prison l'objet de traitements plus humains. Elle pouvait recevoir quelques visites sous la surveillance de ses gardiens; elle était mieux nourrie; on lui confectionnait un trousseau[29] en vue de son prochain départ, et on lui avait donné, pour égayer sa solitude, une compagne aimable et distinguée, Mme de Chanterenne, personne de condition, qui promptement avait gagné sa confiance.

Parmi ces lettres, il y en avait une de la marquise, plus tard duchesse de Tourzel, ancienne gouvernante des Enfants de France, incarcérée avec sa fille pendant la Terreur et délivrée après la chute de Robespierre; une autre de Hue, longtemps au service du Dauphin, en qualité de premier valet de chambre. Tous deux avaient été autorisés à voir Madame Royale et offraient leurs bons offices pour lui communiquer les messages que le roi désirerait lui faire parvenir. L'occasion était propice autant qu'inespérée. Louis XVIII s'empressa d'en profiter. Le 8 juillet, il envoyait à la duchesse de Tourzel, par la voie de ses agents de Paris, une lettre en chiffres pour être remise à Madame Royale après qu'ils l'auraient déchiffrée. À Vérone, dans l'entourage du roi, le comte d'Avaray fut le seul à en recevoir communication. C'est lui, du reste, qui eut mission de l'expédier.

«Je hasarde cette lettre, ma chère nièce, sans savoir si elle pourra vous parvenir; mais ma tendresse pour vous ne peut plus se taire dans un moment aussi cruel. Rien ne peut réparer les affreuses pertes que nous avons faites; mais permettez-moi d'essayer d'en adoucir l'amertume. Regardez-moi, je vous en conjure, comme votre père, et soyez bien sûre que je vous aime et vous aimerai toujours aussi tendrement que si vous étiez ma propre fille. Si ceux qui vous feront arriver cette lettre vous donnent en même temps les moyens d'y répondre avec sûreté, je serai ravi d'apprendre que votre cœur accepte les offres du mien. Mais, au nom de Dieu, point d'imprudence, et songez bien que votre sûreté est bien préférable à ma satisfaction. Adieu, ma chère nièce, je vous aime et vous embrasse de tout mon cœur.»

La réponse ne se fit pas attendre. On la reçut à Vérone le 18 septembre. Elle était datée de la tour du Temple le 5 du même mois. En la transmettant au roi par l'intermédiaire de Hue, Mme de Tourzel racontait que, toujours surveillée, Madame Royale «avait eu bien de la peine à l'écrire». Elle suppliait Sa Majesté de brûler ces missives après les avoir lues. «Il y va de ma vie et peut-être de la liberté de Madame Royale si l'on parvient à découvrir qu'elle a écrit... Je l'ai trouvée grandie, bien portante, pleine de noblesse et de dignité.» Hue ajoutait: «Le cœur bon et sensible de Votre Majesté jugera beaucoup mieux que je ne le lui peindrais ce que cette douce réunion a offert de touchant. Je lui dirai seulement que Madame Royale, qui connaît toutes ses pertes, les supporte avec un courage et une énergie dignes du sang de son auguste famille.»

Quant à la jeune princesse, elle avait tracé en hâte et fiévreusement ces quelques lignes: «Mon cher oncle, je suis on ne peut plus touchée des sentiments que vous daignez marquer à une malheureuse orpheline en voulant l'adopter pour fille. Le premier moment de joie que je goûte depuis trois ans est celui où vous m'assurez de votre bienveillance. Je vous aime toujours bien et désire pouvoir un jour vous assurer de vive voix de ma reconnaissance et de mon amitié pour vous. Je suis bien inquiète de votre santé et de savoir ce que vous devenez depuis trois ans que je n'ai eu le bonheur de vous voir. J'espère que vous vous portez bien. Je le demande tous les jours au ciel, ainsi que de prolonger tous vos jours, afin que vous puissiez être heureux, ce qui n'arrivera peut-être que dans longtemps. Adieu, je vous prie d'être persuadé que, quelque chose qui arrive, jusqu'à mon dernier soupir je vous serai attachée.—Marie-Thérèse-Charlotte[30]

Cette lettre, en arrivant à Vérone, fut pour le monarque proscrit un rayon de lumière réchauffante. La fille de son frère avait toujours été sa préférée. Il parlait souvent d'elle; il aimait à rappeler qu'au cours des cruelles épreuves qui avaient assombri déjà sa jeunesse, elle s'était toujours montrée digne d'admiration par son intrépidité devant tous les périls, par sa résignation devant le malheur et surtout par l'ingéniosité de la tendresse qu'elle prodiguait à ses parents durant les heures les plus affreuses, comme si elle eût voulu leur en adoucir l'amertume.

Les sentiments qu'elle lui inspirait, il les avait exprimés naguère avec une vivacité dont le témoignage est sous nos yeux. Un jour, à Coblentz, lisant le récit de son évasion de Paris, dans la nuit du 20 au 21 juin 1791, rédigé, à sa demande, par le comte d'Avaray comme complément de celui qu'il en avait tracé lui-même, et s'attardant à un passage où le narrateur rappelait la journée de Saint-Cloud, premier épisode de la captivité de Louis XVI[31], il avait écrit en marge de cette relation:

«Ce fut là, il m'est doux d'en consacrer ici le souvenir, que, pour la première fois, je vis ma nièce telle qu'elle est. Tout ce que la solidité d'âme, le courage, la piété avaient donné de forces au roi, à la reine, à ma sœur, semblait épuisé. Assis chacun dans notre coin, nous nous regardions tous les cinq dans un morne silence. Ma nièce, âgée de douze ans, seule debout au milieu de ce cercle d'infortunés, annonçant par ses regards qu'elle sentait et surmontait sa position, allait de son père à sa mère, à ses tantes; les larmes étaient dans ses yeux, le sourire sur ses lèvres. Ses innocentes caresses, ses tendres soins, ses mots consolateurs versaient du baume sur toutes les plaies. Elle vint à moi:

«—Ô mon enfant, lui dis-je en la serrant dans mes bras, puisse le ciel faire pleuvoir sur vous tout le bonheur qu'il refuse à vos malheureux parents!»

Et c'était cette vaillante jeune fille qui maintenant, à peine libre de laisser parler son cœur, poussait vers lui un cri de tendresse, de soumission et de dévouement! Il en fut tout réconforté, et le désir de la fixer auprès de sa personne, dès qu'il serait en possession d'un asile plus sûr que n'était l'Italie, s'empara de son âme avec une violence que quatre années d'attente ne devaient pas apaiser.

La lettre que du fond de sa prison, en réponse à celle de son oncle, Madame Royale lui avait écrite le 5 septembre, était arrivée à Vérone, nous l'avons dit, le 18 du même mois. Ce jour-là, jusqu'à une heure avancée de la soirée, le roi et d'Avaray restèrent en conférence, s'entretenant de l'événement qui promettait d'éclairer la morne solitude de l'exil de la présence d'une jeune princesse pure et charmante, ennoblie par ses malheurs. Hue avait écrit qu'elle ne tarderait pas à quitter Paris. Sur le territoire de Bâle, elle devait trouver les envoyés autrichiens, chargés de la recevoir et de la conduire à Vienne. Si donc le roi, empêché de se porter sur son passage, voulait communiquer avec elle, il n'y avait pas une minute à perdre. Il était tenu de désigner immédiatement ses messagers, et ceux-ci de se mettre en route dès qu'aurait été fixée la date à laquelle prendrait fin la captivité de Madame Royale.

Le choix des messagers ne fut ni long ni difficile.

—C'est vous que je choisis, mon ami, dit le roi à d'Avaray, le prince de Condé et vous.

Le prince de Condé était aux bords du Rhin. D'Avaray irait lui faire connaître les ordres du roi, et, ensemble, ils décideraient sur quel point de l'itinéraire suivi par la princesse pour aller de la frontière à Vienne, il leur serait le plus aisé de la rencontrer. Il fut en outre décidé que d'Avaray emporterait deux lettres de son maître, l'une toute de sentiment destinée à Madame Royale, l'autre destinée à Mme de Tourzel qui, sans doute, serait autorisée à accompagner la voyageuse. Le roi comptait sur l'ancienne gouvernante des Enfants de France pour faire entendre à sa nièce des conseils qu'il jugeait nécessaires en vue de son séjour à la cour de Vienne, auprès de l'Empereur son cousin.

Ces lettres furent écrites le lendemain. Le retard apporté au voyage de Madame Royale allait les rendre sans objet, et elles ne purent être utilisées. Elles méritent cependant de trouver place dans ce récit, parce qu'elles trahissent, d'une part, la vive affection qui s'éveillait déjà dans le cœur de Louis XVIII pour la future duchesse d'Angoulême, et d'autre part, les soupçons que lui inspirait l'empressement qu'avait déployé le gouvernement autrichien, la période de la Terreur une fois close, pour se faire remettre la fille de Marie-Antoinette.

«Je puis donc enfin, ma chère nièce, mandait-il à Madame Royale, vous parler en liberté de ma tendresse pour vous. C'est un bonheur dont je ne me flattais plus, et qui ne m'en est que plus sensible. Si j'avais été le maître de suivre les mouvements de mon cœur, je ne vous aurais pas écrit; j'aurais volé moi-même à votre rencontre; mais, du moins, je cherche à m'en dédommager par les personnes que je charge de me remplacer. L'un est M. le prince de Condé, la gloire de notre nom et l'appui de ma couronne; l'autre est le comte d'Avaray, mon libérateur et mon ami. J'espère cependant que je ne serai pas longtemps privé du bonheur de vous voir, et de recueillir de votre propre bouche des paroles et des volontés dont vous seule avez pu être dépositaire, et qui me sont aussi précieuses que sacrées. Mais, en attendant que je puisse jouir de cette consolation, vous pourrez confier ces secrets à M. le prince de Condé et à M. d'Avaray: c'est comme si vous me les disiez à moi-même.

«Je souhaite avec passion pouvoir adoucir des maux que rien ne peut réparer, et je ne le peux qu'en vous offrant des soins et une tendresse paternelle qui depuis longtemps est gravée pour vous dans mon cœur. Acceptez-moi donc, je vous en prie, pour votre père, et regardez-vous comme ma fille. J'ose dire qu'après nos malheurs communs, c'est une consolation que nous nous devons l'un à l'autre. Je n'ai pas besoin de vous parler de la reconnaissance que vous devez à l'Empereur. Vous n'oublierez sûrement jamais que c'est à sa généreuse amitié que vous devez votre liberté, comme je me souviendrai toujours que c'est à lui que je dois de ne plus trembler pour vous.

«Adieu, ma chère nièce; adieu, ma chère fille, si vous me permettez un nom si doux. Je vous aime et vous embrasse de tout mon cœur.»

À Mme de Tourzel, après l'avoir félicitée de sa sortie de prison et lui avoir exprimé son admiration et sa reconnaissance, il avouait qu'il ne serait pas sans inquiétude, en voyant sa nièce entre les mains de l'Empereur:

«Il m'est fort difficile de croire au parfait désintéressement de le cour de Vienne, et je ne puis pas m'empêcher, sous son apparente générosité, de soupçonner des vues éloignées et le projet formé de me faire un jour acheter bien cher la liberté de ma nièce. D'ailleurs, après tout ce qu'elle a souffert en France, il ne doit pas être difficile de lui inspirer une aversion insurmontable pour un pays qui est et que je souhaite, par-dessus toute chose, qu'il reste toujours le sien. Il n'est que trop vraisemblable que c'est ce qui lui arriverait à Vienne. Je ne m'explique pas davantage ici parce que c'est M. d'Avaray qui vous remettra cette lettre. Vous savez ce que je lui dois: vous savez qu'il est mon ami et le confident de toutes mes pensées. Ainsi, vous sentez que ce qu'il vous dira, c'est comme si je vous le disais moi-même. J'ajouterai seulement que je compte plus sur vos soins que sur toute autre chose pour parvenir au but que je me propose. Mais je vous prie en même temps, Madame, d'être bien persuadée que rien ne peut ajouter aux sentiments que je vous ai voués et qui dureront autant que ma vie[32]

Les motifs de l'inquiétude que le roi confiait à Mme de Tourzel ne pouvaient que le déterminer à tout faire pour que sa nièce n'allât pas à Vienne. Aussi, dès qu'il avait eu connaissance des intentions de l'Empereur, s'était-il empressé de lui demander qu'elle lui fût confiée. Son dessein était de l'envoyer à Rome auprès de ses tantes, Madame Adélaïde et Madame Victoire, filles de Louis XV, jusqu'au jour où il lui serait possible de l'appeler auprès de lui. Mais, des premières réponses de la cour impériale, on pouvait conclure que, si juste que fût cette requête, elle l'écarterait par quelque fin de non-recevoir, qu'elle voudrait garder la princesse et peut-être la marier à l'un des archiducs, frère de l'Empereur. On désignait déjà l'un d'eux, le plus jeune, l'archiduc Charles[33], «esprit borné et santé déplorable,» comme destiné à devenir son époux.

Tel fut l'objet des entretiens du roi et de d'Avaray durant les quelques jours qui s'écoulèrent dans l'attente des nouvelles de Paris, d'Avaray se tenant prêt à partir pour exécuter les ordres de son maître. Le roi était résolu à ne laisser à personne le soin d'établir sa nièce et surtout à ne pas consentir à ce qu'elle épousât un prince étranger. De ses conversations intimes avec le «confident de ses pensées», naquit le projet de la marier au fils aîné de Monsieur comte d'Artois, le duc d'Angoulême qui venait d'entrer dans sa vingtième année.

En 1789, ce prince avait suivi son père et sa mère à Turin. Par les soins de son grand-père, le roi de Sardaigne, il y avait terminé son éducation militaire commencée à Paris par son gouverneur, le maréchal de camp comte de Sérent. Il exerçait maintenant un commandement à l'armée de Condé, où se trouvait aussi son cadet, le duc de Berry. Le fils de Louis XVI étant mort, Louis XVIII n'ayant pas d'enfants, et l'âge du comte d'Artois ne permettant pas de supposer qu'en admettant qu'il survécût à son frère, il régnerait longtemps, le duc d'Angoulême était considéré parmi les Bourbons comme le futur roi de France. En lui donnant pour femme la noble princesse que la pitié populaire surnommait déjà «l'orpheline du Temple», on ajouterait à la couronne un nouveau fleuron. Non moins que la gloire ancestrale, les malheurs immérités sont aussi une parure. Ceux de Madame Royale devaient à son sexe, à sa jeunesse, à son innocence, d'avoir excité partout une commisération respectueuse, dont son mariage avec l'héritier du trône ferait sans doute, aussitôt qu'il serait accompli, rejaillir les effets sur toute la maison de France. Ce mariage, dans la pensée du roi et de d'Avaray, n'était donc pas seulement commandé par des convenances de famille; il l'était aussi par la raison d'État.

Dès qu'ils en furent convaincus, le roi jugea nécessaire d'écrire une nouvelle lettre à Mme de Tourzel. La première destinée à lui être remise à sa sortie de France n'en disait pas assez, et, puisqu'elle n'avait pas été expédiée, il convenait d'en préciser les termes et de donner aux motifs qui l'avaient dictée plus de développements. C'est ce que fit le roi dans la seconde, qu'il espérait lui faire parvenir avant qu'elle n'eût quitté Paris. À ce qu'il avait écrit déjà, il ajouta, le 29 septembre, de concert avec d'Avaray, des instances plus pressantes et la confidence de ses projets.

«C'est sur vous que je compte pour déjouer les projets que la cour de Vienne peut avoir, pour rappeler sans cesse à ma nièce que, sans oublier la reconnaissance qu'elle doit à l'Empereur, elle doit toujours penser qu'elle est Française, qu'elle est de mon sang, qu'elle n'a d'autre père que moi, qu'elle doit partager, ainsi que le reste de ma famille, mon sort heureux ou malheureux, et surtout qu'elle ne doit former de liens ni même prendre d'engagements que de mon aveu et sous mon autorité. Je vous dirai plus; j'ai pensé à son bonheur futur, à celui de toute ma famille, au mien, et je n'ai pas trouvé de moyen plus sûr pour atteindre ces divers buts que de la marier au duc d'Angoulême, mon neveu. J'ai la certitude que le roi et la reine, quand ils n'avaient pas d'autre enfant qu'elle, désiraient ce mariage. À la vérité, lorsqu'ils eurent des garçons, mon neveu cessa d'être un parti pour elle, et ils changèrent d'avis. Mais je suis bien sûr que, s'ils vivaient et qu'ils eussent perdu leurs garçons, ils reviendraient à leur première intention. Ainsi je ne fais que la suivre.»

On voit poindre ici l'innocente supercherie à laquelle, à l'instigation de d'Avaray et en prévision d'un refus possible de sa nièce, allait recourir Louis XVIII pour la convaincre de la nécessité du mariage qu'il souhaitait, en le lui présentant comme un projet conçu et préparé par ses parents. Craignant qu'on ne découvrît ce petit artifice, et après avoir invité Mme de Tourzel à communiquer au plus vite ses désirs à Madame Royale, «bien que l'article soit délicat vis-à-vis d'une jeune personne,» il ajoutait: «Je vous prie de traiter ma lettre comme j'ai traité la vôtre; car, quoique les dangers ne soient pas les mêmes, vous sentez bien qu'il y aurait aussi quelque inconvénient pour moi à ce qu'une lettre aussi confidentielle vînt à être connue.»

Celle-ci ne parvint pas à Mme de Tourzel. Ce qui permet de l'affirmer, c'est que nous l'avons retrouvée sous son enveloppe dans les papiers du roi, et que, dans ces papiers, il en existe une autre, en minute, conçue presque dans les mêmes termes et écrite le 3 janvier 1796. À cette date, Madame Royale était hors de France depuis sept jours, et Mme de Tourzel n'avait pas été autorisée à l'accompagner. Mais on l'ignorait à Vérone. On n'y savait qu'une chose, c'est qu'une jeune femme, Mme de Soucy, digne de cette mission par son éducation et sa naissance, et qui comptait des amis dans le gouvernement, avait été désignée par le Directoire, d'accord avec l'Autriche, comme compagne de route de la princesse, ce qui ne voulait pas dire d'ailleurs que Mme de Tourzel eût été exclue du voyage.

C'est à d'Avaray qu'on devait ce renseignement. Parti au mois de novembre pour se rendre au camp de Condé et aviser avec le prince aux moyens d'approcher Madame Royale, il était revenu à Vérone sans avoir atteint son but. Il n'avait pas poussé plus loin qu'Inspruck, averti là par les autorités autrichiennes que ni lui, ni le prince de Condé, ni aucun Français ne serait admis auprès de l'auguste voyageuse. Après avoir tenté en vain de fléchir ces ordres rigoureux, prévenu aussi que la date du départ de Madame Royale n'était pas encore fixée, il n'avait pu que confier son indignation, ses regrets et les intentions du roi à un gentilhomme bourguignon, M. de Rancy, descendu dans la même auberge que lui. M. de Rancy avait promptement gagné sa confiance en lui apprenant qu'il était le cousin de Mme de Soucy et en s'offrant pour faire parvenir à Madame Royale, par l'intermédiaire de sa cousine, auprès de laquelle il espérait arriver, les communications que le roi destinait à sa nièce.

D'autre part, d'Avaray avait rédigé pour les agents de Paris une note, qui ne leur parvint qu'après le départ de Madame Royale et dont, par conséquent, ils ne purent faire usage.

«Comme il paraît, y était-il dit, que le projet d'échange se soutient et que l'exécution n'en est que retardée, il importe d'inspirer à la jeune princesse la plus grande aversion pour Vienne en lui laissant entrevoir que l'intention est de la marier à un archiduc, qui, outre la disconvenance d'un pareil parti pour elle, lui donnerait un époux qui tombe du haut mal. Il sera bien aisé de la séduire par la comparaison en lui faisant tel qu'il est le portrait de M. le duc d'Angoulême, que le roi lui destine avec l'expectative de la couronne. On pourra lui faire sentir que ce jeune prince, choisi autrefois par le feu roi et la reine lorsqu'ils n'avaient pas d'enfants mâles, choisi maintenant par le roi pour assurer son bonheur, est le seul parti dans l'Europe, dût-il même être longtemps malheureux, qui convienne à une princesse du sang de France qui n'a à porter pour dot à tout autre que son infortune ou le prétexte à de nouvelles intrigues pour déchirer de nouveau sa patrie.

«La jeune princesse écoutera d'autant plus volontiers ces insinuations qu'elle est noble, fière et très mal disposée pour l'Autriche et ses tantes autrichiennes dont elle craint la tutelle. On pourra donc facilement parvenir, au cas où l'échange aurait lieu, à lui faire demander à grands cris de voir le roi et d'être conduite à Rome auprès de ses tantes françaises. Elle le pourra même en gardant la nuance de sensibilité et de reconnaissance envers l'Empereur qui lui rend la liberté. Si elle passait à portée de M. le prince de Condé, il serait désirable aussi qu'elle témoignât la volonté de le voir.»

Ni cette note ni les lettres adressées à Mme de Tourzel n'étant, comme nous l'avons dit, parvenues à leur destination en temps utile, il en résulte positivement que lorsque Madame Royale était partie de Paris, personne n'avait pu l'entretenir des intentions de Louis XVIII, puisque personne ne les connaissait. Mme de Tourzel n'en raconte pas moins dans ses Mémoires qu'elle l'en entretint au cours de ses visites dans la prison du Temple, et qu'elle les appuya en révélant à la princesse qu'elles étaient conformes à la volonté de ses parents, dont elle déclare tenir la confidence de Marie-Antoinette elle-même. Si respectables que soient ces dires rédigés de longues années après les événements qu'ils relatent, l'invraisemblance en est trop frappante pour qu'il y ait lieu d'y ajouter foi. Ils sont d'ailleurs formellement contredits par la lettre du roi, en date du 29 septembre, citée plus haut, où Louis XVIII, en réduisant à ce qu'elles valent les intentions hypothétiques des souverains défunts, avoue la part d'invention qu'il se propose d'y ajouter et précise, en lui donnant son véritable caractère, ce que Mme de Tourzel appelle «le vœu bien prononcé» de Louis XVI et de Marie-Antoinette. En réalité, il y avait déjà près d'une semaine que Madame Royale s'était mise en route lorsque, ainsi que l'établit la correspondance qui nous sert de guide, elle entendit parler pour la première fois de son futur mariage avec son cousin, le duc d'Angoulême. On remarquera aussi qu'elle avait consenti, sans protester, à se rendre à Vienne; qu'elle n'avait pas demandé à être conduite à Rome, et qu'elle n'exprima pas le désir de voir le prince de Condé, ce qui achève de démontrer que ni les agents de Paris, ni Mme de Tourzel n'avaient pu lui communiquer les instructions du roi son oncle.

Le 26 décembre, le prince de Gavre, envoyé de l'Empereur, venu jusqu'aux environs de Bâle à la rencontre de Madame Royale, l'avait reçue des mains des autorités françaises. C'est lui qui devait la conduire à Vienne. Le 30, elle arrivait à Füessen, dans le Tyrol, non loin d'Inspruck. Outre ses domestiques, elle avait avec elle Mme de Soucy, la compagne que lui avait donnée le Directoire, et Hue, dont le dévouement à ses parents n'avait été égalé que par celui de Cléry. À Füessen, elle prit un repos de vingt-quatre heures. Là, comme aux différentes étapes de sa route, plusieurs de ses compatriotes se présentèrent pour lui offrir leurs hommages. Mais elle n'eut pas la liberté de les recevoir. La porte de son appartement, rigoureusement surveillée par la police autrichienne et fermée à tout ce qui était Français, ne s'ouvrit que pour son grand-oncle, l'électeur de Trèves, et la sœur de celui-ci, la princesse Cunégonde. Assurée de leur affectueuse complicité, Madame Royale, pour la première fois depuis son départ de Paris, put écrire au roi une lettre que la princesse Cunégonde se chargea de faire parvenir à Vérone.

«Sire, j'attends avec impatience les ordres que mon roi et mon oncle voudra me donner sur ma conduite future. Je désirerais extrêmement d'être dans vos bras, et de pouvoir vous dire combien je vous aime et l'attachement que j'ai pour vous, qui ne changera jamais. Je vais à Vienne, où je montrerai à l'Empereur toute la reconnaissance que je lui dois pour le service qu'il m'a rendu en me donnant ma liberté. Mais j'assure mon oncle que, quelque chose qui arrive, jamais je ne disposerai de mon sort sans vous en avertir et avoir votre consentement, et comptez sur votre nièce qui, comme son père, aimera toujours les Français et sa famille.

«Je demande pardon à mon oncle pour les Français égarés, et je le prie de leur pardonner, et j'apporte à ses pieds les vœux et le respect de tous les bons Français.

«J'ai vu ce soir à Füessen l'électeur de Trèves, mon oncle, et la princesse Cunégonde, sa sœur. Cette dernière m'ayant surtout témoigné beaucoup d'amitié, je l'ai priée de vouloir bien faire rendre cette lettre à Votre Majesté, me méfiant de toutes les personnes qui sont près de moi. Mme de Soucy me prie de présenter son profond respect aux pieds de son roi. Elle est ici près de moi. J'arriverai à Vienne le 3 janvier, où j'attendrai les ordres de mon oncle; je le prie de compter sur mon attachement.—Marie-Thérèse-Charlotte de France

En recevant cet acte de soumission où Madame Royale n'avait pu faire allusion à des projets qu'elle ignorait encore, le roi, qui l'en supposait instruite, fut aussi déçu qu'étonné. Il eut cependant l'esprit de n'en rien laisser voir et de feindre dans sa réponse de mettre le silence de la princesse au compte de sa timidité.

«Votre fermeté m'enchante, lui mandait-il; je ne m'y méprends pas, je vois bien que votre modestie, qualité bien louable, vous empêche de vous expliquer tout à fait sur un article bien intéressant, et je ne vous cache pas que je vais faire passer une copie de votre lettre à mon frère et à mon neveu, qui, depuis longtemps, ont déposé dans mon sein leurs vœux et leurs espérances à votre égard[34]. Mon frère ne s'y trompera pas, il verra bien ce que vous voulez dire; mais permettez-moi de plaider la cause de mon neveu, qui, plus timide et moins expérimenté que son père et moi, ne verra peut-être pas aussi clairement que nous l'engagement que vous prenez dans votre lettre. Je vous prie donc, en répondant à celle-ci, de me dire quelque chose que je puisse lui faire voir et qui prouve que ce sera sans répugnance que vous accepterez l'époux que votre père et votre mère vous avaient choisi, lorsqu'il était à leur égard à peu près dans la même position où il se trouve à présent au mien, et qu'ils vous choisiraient encore, si nous étions assez heureux pour qu'ils fussent à ma place. Les choses sont bien changées depuis ce premier choix; c'était un trône qu'ils vous assuraient; aujourd'hui, c'est un trône ou une chaumière, il n'y a pas de milieu. Le premier est plus brillant, l'autre n'est pas moins noble, et, avec une âme comme la vôtre, l'alternative est indifférente.

«Je ne peux pas me persuader que l'Empereur, qui ne peut ignorer le vœu de vos parents, ni toutes les raisons de convenance qui semblent avoir écrit dans le ciel même votre mariage avec le duc d'Angoulême, et qui ne m'a pas fait la moindre ouverture à ce sujet, veuille vous proposer un autre mariage. Cependant, quand je songe au refus réitéré qu'il m'a fait de vous rendre à ma tendresse; quand je réfléchis que M. le prince de Condé, s'il avait encore été aux environs de Bâle, n'aurait pas eu la permission de vous voir à votre passage en mon nom ni au sien; que M. d'Avaray, mon ami, que j'avais envoyé à Inspruck vous porter les assurances de ma tendresse et de mon bonheur de vous savoir libre et en sûreté, s'est vu forcé de sacrifier à la prudence et à la nécessité d'éviter un refus public, qui serait devenu une scène scandaleuse, l'espoir de vous présenter, avec la lettre dont je l'avais chargé, l'hommage de son respect et de son attachement; quand je réfléchis, dis-je, à toutes ces circonstances, il m'est impossible d'écarter tout soupçon, et je crois vous devoir des conseils à cet égard.

«Si l'on ne vous fait que des propositions indirectes et par des voies subalternes, il est au-dessous de vous de paraître y faire attention; mais si l'on vous en faisait de directes, voici la réponse que je désire que vous y fassiez: Je fus engagée avec mon cousin le duc d'Angoulême par mon propre vœu et par la volonté du roi mon oncle, entre les mains duquel j'ai déposé mon engagement. Cette réponse, soyez-en sûre, vous débarrassera de toute proposition ultérieure.

«J'ai été touché jusqu'aux larmes de la bonté de votre cœur envers les Français égarés, et, si j'en trouve le moyen, je ferai connaître ce trait en France; je n'en connais pas de plus propre à ouvrir les yeux des plus aveugles. Le pardon que vous me demandez pour eux est écrit dans mon cœur; je ne suis pas frère de votre père pour rien, et je me trouve heureux d'avoir ce trait de ressemblance avec lui. Je vous remercie des vœux que vous m'apportez de la part des bons Français; je me rends auprès de vous l'interprète et le garant des leurs pour vous, et particulièrement de ceux qui m'approchent de plus près.»

Peut être sera-t-on surpris du dernier paragraphe de cette lettre répondant à une prière qu'à quelques jours de là, Madame Royale allait renouveler avec plus d'insistance. Il n'exprime pas entièrement, en effet, l'opinion du roi, et moins encore celle de d'Avaray qu'on avait entendu maintes fois la proclamer avec tant de fougue. Mais il importait avant tout de ménager le cœur jeune et sensible qu'on voulait conquérir; il fallait lui donner sans marchander les satisfactions qu'il sollicitait. À cette nécessité dont le roi se sentait aussi pénétré qu'il était désireux de marier sa nièce au duc d'Angoulême, il eût, en ce moment, volontiers sacrifié les vengeances futures que d'Avaray lui présentait comme un moyen politique qu'à sa rentrée dans le royaume, exigerait l'intérêt de la couronne.[Lien vers la Table des Matières]

II
LE CONSENTEMENT DE MADAME ROYALE

L'affectueuse mise en demeure adressée par Louis XVIII à Madame Royale à l'effet d'obtenir d'elle une déclaration précise de ses intentions était partie de Vérone le 9 janvier 1796. Le roi et d'Avaray en espéraient d'heureux effets. Mais la distance, la difficulté des communications, les condamnaient à une longue attente qui devait rendre plus pénible encore l'anxiété qui les dévorait. Les réflexions qu'ils échangeaient journellement les ramenaient sans cesse à la question de savoir si la princesse, en ne parlant pas du duc d'Angoulême, avait voulu marquer qu'elle n'était pas disposée à l'épouser, ou si, au contraire, sa résolution prise conformément aux vœux de son oncle, elle se réservait de la lui faire connaître par une voie sûre.

L'arrivée de M. de Rancy à Vérone, le 12, loin d'alléger leurs inquiétudes, les accrut. Il avait pu causer avec sa cousine, Mme de Soucy, à son passage à Inspruck, et, quoiqu'on l'eût tenue presque prisonnière dans l'appartement de Madame Royale, s'acquitter du message dont il était chargé. Il rapportait même un billet de la princesse. Mais, outre que ce billet tracé en hâte se taisait sur l'objet essentiel, les propos de Mme de Soucy ne pouvaient qu'accroître les craintes du roi et de son ami.

À en croire cette précieuse informatrice, Madame Royale, bien que disposée à suivre les indications que son oncle voudrait lui donner, ne protestait pas contre le projet certain et devenu public de lui faire épouser l'archiduc Charles. Dès sa sortie de France, on lui avait parlé de cette union; on la lui présentait comme devant lui assurer une couronne. «La princesse, avait dit encore Mme de Soucy, a beaucoup de courage et de vertu; elle y joint une tête vive et un cœur sensible. Mais on est parvenu en France à lui donner de mauvaises impressions contre ses oncles. On lui a laissé lire des romans. À côté de beaucoup d'espérances de lui voir soutenir le rôle qui lui est tracé, il y a bien des écueils à éviter.» Ces propos, s'ils n'apprenaient rien au roi ni à d'Avaray, en ce qui concernait la «vile intrigue de Vienne», confirmaient du moins tous leurs soupçons, lesquels n'étaient que trop justifiés par les procédés antérieurs de la cour d'Autriche.

Depuis les débuts de l'émigration, elle témoignait avec persistance aux frères de Louis XVI antipathie et mauvais vouloir. Lors de la campagne de 1792, c'est elle qui s'était opposée à ce qu'ils prissent la tête des armées alliées. Ils demandaient alors une déclaration portant que ces armées opéreraient au nom du roi de France. Les diplomates autrichiens avaient fait écarter leur demande. Lorsque, après le supplice de Louis XVI, le comte de Provence s'était proclamé Régent, l'Autriche avait décidé l'Europe à ne pas le reconnaître en cette qualité. Depuis la mort de Louis XVII, elle manœuvrait de manière à empêcher les puissances de donner à son successeur le titre royal qui lui était légitimement dû. Enfin, toutes les fois que Louis XVIII avait manifesté le dessein d'entrer en action, elle était intervenue pour paralyser ses mouvements. Encore à cette heure, elle lui fermait la route du Rhin, où se trouvait l'armée de Condé, et le tenait enchaîné à Vérone dans une oisiveté humiliante et douloureuse. Que conclure de cette longue malveillance, sinon qu'elle cachait des calculs, des arrière-pensées et, pour tout dire, le dessein de profiter des malheurs de la France pour s'agrandir à ses dépens?

Cette conclusion, Louis XVIII n'était pas seul à la tirer de l'attitude de l'Autriche. Le prince de Condé qui vivait dans l'intimité des généraux autrichiens, les émigrés qui résidaient à Vienne, ceux qui recueillaient les échos de cette capitale à Londres, à Berlin, à Madrid, ne raisonnaient pas autrement que le roi. Ils étaient tous également convaincus que le cabinet de Vienne voulait annexer l'Alsace à l'empire d'Allemagne, peut-être même la Lorraine et la Franche-Comté, et qu'en prévision des conquêtes qu'il convoitait, il s'était mis d'accord avec la Prusse sur la part qu'il conviendrait de lui en rétrocéder.

D'Avaray allait plus loin encore; il soupçonnait l'Empereur de vouloir, en mariant son frère à la fille de Louis XVI, faire d'un Habsbourg un souverain qui régnerait en France sous le nom de sa femme. Ne racontait-on pas à Vérone qu'il existait à Paris un parti qui rêvait la couronne pour cette princesse? Telles étaient les conjectures dont s'alimentait l'irritation du roi et de d'Avaray contre cette cour d'Autriche, «qui avait poussé l'impudeur jusqu'à proposer à Madame Royale un mariage sur lequel on n'avait fait à son oncle aucune ouverture, parce qu'on prévoyait sans doute qu'il n'y consentirait jamais.»

Mais s'irriter, s'emporter, protester même ne conjurerait pas le péril qui résulterait de cette abominable ruse, si Madame Royale, pour qui son cousin, le duc d'Angoulême, éloigné d'elle depuis six ans, était presque un inconnu, se laissait circonvenir par sa famille de Vienne, et si son autre cousin, l'archiduc Charles, qui aurait sur son rival l'avantage de vivre auprès d'elle, parvenait à lui plaire. Il avait vingt-quatre ans et s'était déjà si brillamment conduit à la guerre, que les témoins de sa vaillance prédisaient qu'il deviendrait promptement un grand capitaine. Ne pouvait-on craindre que la princesse fût éblouie par la perspective de ses lauriers? Il fallait donc agir sans retard pour déjouer les menées ténébreuses de la cour d'Autriche.

C'est alors que d'Avaray, convaincu de la nécessité d'armer invinciblement la princesse contre les séductions perfides dont sans doute on va l'entourer et de la disposer en faveur de son cousin, en lui faisant croire que, depuis longtemps, elle est aimée, conçoit et fait approuver par le roi tout un plan romanesque, une comédie idyllique, dont il trace les grandes lignes et distribue les rôles.

«Mgr le duc d'Angoulême depuis longtemps éprouve le plus tendre intérêt en voyant l'horrible captivité de sa cousine. Le dernier retard à la conclusion de l'échange, en l'alarmant plus que jamais sur son sort, a développé cet intérêt jusqu'à lui faire sentir vivement qu'il n'était pour lui ni bonheur ni repos tant que sa chère Thérèse ne serait pas hors de France, quel que soit le danger qui en résultât pour son vœu le plus cher. Il n'ignore pas qu'on n'a pas en honte de lui parler de son mariage avec l'archiduc Charles au moment où, à peine, elle est hors des mains de ses assassins. Il se tairait, ne proférerait pas un vœu, ne laisserait pas percer le plus faible rayon d'espoir fondé sans doute sur les droits les plus sacrés, s'il ne savait que la noblesse et l'élévation d'âme de Madame Thérèse lui tiendront compte de sa constance comme aussi de sa fermeté à un poste si loin d'elle, mais en même temps si honorable. Il supplierait son père de le laisser se rapprocher de l'objet de sa tendresse, dont la nouvelle captivité est si cruellement démontrée par la conduite qu'on tient envers elle et le soin qu'on prend d'éloigner d'elle tout Français.»

Il faut aussi «tâcher de monter la tête autant que possible au duc d'Angoulême, ce qui ne sera pas chose aisée», le jeune prince étant d'un caractère et d'un tempérament naturellement froids. Ce sera l'affaire de son père, Monsieur comte d'Artois, et de Sa Majesté. Il leur appartient de lui écrire, de l'échauffer et d'obtenir de lui des réponses qui passeront sous les yeux de sa cousine et, sans qu'elle s'en doute, agiront sur son âme pure et sensible.

«Il faut ici du roman, s'écrie d'Avaray en terminant cette note. Je ne sais où me conduira mon entreprise. Mais, s'il arrivait que je succombasse, je n'aurais pas à me reprocher de n'avoir pas fait tout ce qui dépendait de ma position pour la gloire de mon maître, la confusion de la maison d'Autriche et le salut de ma patrie.»

Sans négliger ce qu'il peut y avoir d'utilisable dans l'ingénieuse invention de d'Avaray, le roi, supposant que sa nièce n'a pas reçu ou ne recevra pas ses précédentes lettres, lui en expédie une nouvelle:

«Aussitôt que j'ai su votre sortie de France, ma chère nièce, je vous ai exprimé la joie que je ressentais de vous savoir enfin soustraite au poignard des assassins. Aujourd'hui, je dois vous parler d'un autre objet auquel ma tendresse vraiment paternelle pour vous me fait songer sans cesse: c'est de votre établissement, et le parti que je vous propose est mon neveu, le duc d'Angoulême. Je le connais bien, j'ai bien étudié son caractère et je suis sûr qu'il rendra sa femme heureuse. Dans un autre temps, on pourrait croire que je cherche à vous éblouir par l'éclat d'une couronne puisqu'il doit naturellement être mon héritier. Mais vous n'ignorez pas que c'est ou un trône ou la misère et l'exil dont je vous offre le partage. Votre âme est trop élevée pour que je craigne de vous dire ces dures vérités. Je ne dois pas vous dissimuler que ce n'est pas votre bonheur seul qui m'occupe, c'est aussi celui de mon neveu à qui je ne puis faire un plus beau présent; c'est celui de toute ma famille, c'est le mien propre; c'est celui de mes vieux jours que cette union assurera. Adieu, ma chère nièce, avec quelle impatience j'attends votre réponse! je vous aime et vous embrasse de tout mon cœur.»

Cette lettre porte la date du 17 janvier. Le même jour, le roi vit apparaître Cléry, le fidèle serviteur de feu son frère. À Wels, dans la Haute-Autriche, où il était venu de Vienne attendre Madame Royale, Cléry a eu le bonheur de la rencontrer et de communiquer avec elle. À ce moment, instruite par Mme de Soucy des desseins du roi son oncle et de ceux de l'Empereur par l'archiduchesse Élisabeth qui se trouvait sur son passage à Inspruck, ayant réfléchi, trois jours durant, à ces propositions contradictoires, elle a fait son choix conformément aux vœux de sa famille française. Pressée d'en avertir son oncle, elle lui a aussitôt envoyé Cléry, porteur de l'admirable lettre qu'on va lire, bien propre à faire rougir le roi et d'Avaray d'avoir douté d'elle, et de s'être livrés, pour emporter sa décision, à tant de prières, à tant d'efforts d'imagination, à tant de combinaisons mesquines et romanesques.

«Sire, je vais arriver à Vienne où j'attendrai les ordres de Votre Majesté. Mais je la préviens que, quelque désir que j'aie d'apprendre de ses nouvelles, je crains de ne pouvoir pas lui écrire souvent, parce que je serai sûrement bien observée. Déjà dans mon voyage, on m'a empêché de voir des Français, l'Empereur voulant me voir le premier, et craignant que je n'apprisse ses projets. Je les sais depuis longtemps, et je déclare positivement à mon oncle que je lui resterai toujours fidèlement attachée ainsi qu'aux volontés de mon père et de ma mère pour mon mariage, et que je rejetterai toutes les propositions de l'Empereur pour son frère. Je n'en veux pas. Le vœu de mes parents y est contraire, et je prétends suivre en tout les ordres de mon oncle. Je voudrais bien être avec vous à Vérone; mais je ferai tout mon possible pour vous faire savoir la conversation que l'Empereur aura avec moi.

«Mon oncle, depuis longtemps vous me connaissez; mais j'espère que vous ne douterez jamais de moi. Ma position est bien difficile et délicate; mais j'ai confiance en ce Dieu qui déjà m'a secourue, et fait sortir de tant de périls. Il ne me fera jamais démentir le sang illustre dont je sors. J'aime mieux être malheureuse avec mes parents, tout le temps qu'ils le seront, que d'être à la cour d'un prince ennemi de ma famille et de ma patrie. Je suis bien reçue dans ses États, mais tout cela ne m'éblouit pas. J'ai autour de moi de bonnes personnes, mais j'en ai aussi de méchantes, car l'Empereur m'a donné une maison dont le prince de Gavre est le Grand Maître; il aime beaucoup son Empereur, et exécute ponctuellement ses ordres pour que je ne voie personne.

«J'ai une grâce à demander à mon oncle, c'est de pardonner aux Français et de faire la paix. Oui, mon oncle, c'est moi dont ils ont fait périr le père, la mère et la tante, qui vous demande à genoux leur grâce et la paix. C'est pour votre bien. Jamais vous ne pourrez remonter sur le trône par la voie des armes; ce n'est que par la douceur, ce qui fait que je vous supplie de faire cesser les guerres qui désolent votre malheureux royaume. Hélas! si la guerre durait longtemps, vous ne pourriez régner que sur des monceaux de morts. Les esprits changent beaucoup, mais la paix leur est nécessaire, et quand ils sauront que c'est à mon oncle qu'ils la doivent, alors ils reviendront entièrement et ils vous adoreront. Mon oncle, vous avez le cœur si bon! pardonnez-leur, faites cesser la guerre. Hélas! si mon vertueux père vivait, je suis sûre qu'il le ferait.

«Je vous supplie aussi de faire un nouveau manifeste; le premier a fait grand bien. Dans Paris, on meurt de faim, et on murmure aussi contre le gouvernement. Dans les provinces, on ne veut plus d'assignats; on déteste ce qui vient de Paris et on se vante tout haut d'être aristocrate. Les esprits sont très changés; mais on déteste les étrangers avec raison et on est encore aveuglé sur son prince, quand on le voit les armes à la main contre ses sujets.

«Le Directoire exécutif est très mal composé; mais M. Benezech, ministre de l'intérieur, celui qui m'a fait sortir du Temple, m'a prié de mettre son respect aux pieds de mon oncle. C'est très vrai; cet homme est ambitieux, mais au fond aristocrate. Il m'a dit qu'il était ami intime de M. d'Avaray le père.

«En un mot, mon oncle, les esprits changent beaucoup; on déteste le sang, on meurt de faim, et votre cœur est trop bon pour laisser mourir de faim les Français, quand il est en votre pouvoir de leur donner la vie, et de vous en faire aimer en donnant la paix à ma malheureuse patrie. C'est au nom du ciel et de mes vertueux et malheureux parents que je vous prie de pardonner aux Français et de leur donner la paix.

«Je vous envoie Cléry: certainement cela fera grand plaisir à mon oncle de voir la personne qui est restée avec mon père jusqu'à sa mort. M. Hue est avec moi. Je prie mon oncle de me faire dire s'il a reçu cette lettre. Je l'embrasse de tout mon cœur, et fais mille vœux pour le voir et pour qu'il soit heureux.»

Si l'on veut se rappeler que la jeune fille qui tient ce noble langage achève à peine sa dix-septième année, on reconnaîtra que Louis XVIII est en droit de tirer quelque orgueil des liens qui l'unissent à elle.

«Nous restâmes confondus de respect et d'admiration, les yeux remplis de larmes, avoue d'Avaray. Nous lûmes et relûmes ce chef-d'œuvre de l'âme et du cœur de Madame Thérèse. Honteux, rougissant des petitesses dont je m'occupais si gravement la veille, je ne me sentais même pas digne de tomber aux pieds de cette adorable princesse.»

Quant au roi, son sentiment éclate dans ce passage de la réponse qu'il adresse le surlendemain à sa nièce.

«Si ma tendresse pour vous me fait souffrir de vous voir dans une pareille position, cette même tendresse jouit aussi de l'honneur que cette dure épreuve va vous faire. C'est une enfant, une orpheline, livrée à elle-même, forte de ses seuls malheurs, qui va confondre les vues d'un souverain puissant, les ruses d'un cabinet fameux par son astuce et faire reconnaître, à l'Europe étonnée, de quelle source vient le sang qui coule dans ses veines. Je vous ai donné des conseils, pardonnez-les-moi. Je ne connaissais pas encore bien votre âme!»

Et après l'avoir remerciée du consentement tacite qu'elle donnait à son mariage avec son cousin; après lui avoir révélé que les émigrés, redoutant qu'elle n'eût fait que changer de captivité, réclamaient à grands cris leur duchesse d'Angoulême: «c'est ainsi qu'ils vous nomment déjà,» il terminait par ce douloureux aveu:

«Vous me demandez de rendre la paix à mes malheureux sujets. Hélas! ma chère nièce, elle est dans mon âme, elle n'est pas dans mes mains... La politique infernale de Vienne me tient enfermé à Vérone, loin de mes fidèles sujets qui m'appellent, comme vous l'êtes à Vienne, loin de vos parents qui vous tendent les bras... Ah! mon enfant, nous avons besoin de toute notre énergie et de toute notre constance. Si jamais mon âme pouvait fléchir, la vôtre deviendrait mon modèle. Mais qu'il nous suffise de marcher sur les traces l'un de l'autre.»

Dès le 18 janvier, Cléry repart pour Vienne emportant des valeurs pour cinq cents louis. Ces fonds, qu'on n'a pu réunir qu'en faisant une large brèche au trésor royal, sont destinés à la princesse. Pour les lui envoyer, le roi s'est mis à la gêne; mais, en ces circonstances, cela importe peu. Ce qui surtout importe, c'est que sa nièce soit en état de refuser des secours d'argent de sa famille autrichienne.

Pour le cas où celle-ci tenterait d'exercer une pression sur sa volonté, Cléry devra lui conseiller de la part du roi de se présenter un jour à l'audience impériale et de déclarer publiquement en présence des ministres étrangers que, pénétrée de reconnaissance envers son libérateur, elle entend néanmoins ne se conduire que d'après les conseils de son oncle. En même temps, un des plus fidèles serviteurs du roi, le bailli de Crussol, est invité à se tenir prêt à partir pour Vienne. C'est lui qui sera chargé d'y prendre la princesse et de la conduire à Rome, où elle résidera auprès de ses grand'tantes jusqu'au moment de son mariage.

Un autre objet s'impose à la sollicitude de Louis XVIII. Madame Royale et le duc d'Angoulême étant du même sang, leur mariage n'est possible qu'autant que le Souverain Pontife y consentira. Il y a donc lieu d'obtenir de lui des dispenses, et il faut y mettre d'autant plus de hâte qu'on doit s'attendre à voir l'Empereur d'Autriche procéder à Rome à une démarche analogue en faveur de son frère, qui, lui aussi, est le cousin de Madame Royale. Soucieux d'arriver premier, Louis XVIII s'adresse au roi d'Espagne qui est un Bourbon. Il lui demande d'autoriser son ambassadeur auprès du Saint-Siège, le chevalier d'Azara, à prendre en main cette négociation.

«L'Empereur sera aussi obligé de recourir au Pape, parce que son frère est cousin germain de ma nièce, tout comme mon neveu. Il est donc bien nécessaire de le gagner de vitesse. Il ne l'est pas moins de tenir secrètes les démarches pour obtenir la dispense elle-même; car, si l'Empereur venait à en être instruit avant le temps où il faudra bien qu'il le soit, cela pourrait lui donner le moyen d'y susciter des difficultés que la prudence ordonne d'éviter. Le Pape éluderait peut-être ma demande; il ne se refusera pas à celle de Votre Majesté.»

Non content de recourir aux bons offices du pusillanime Charles IV, et bien qu'il soit loin de supposer que ce prince, craignant de déplaire à l'Empereur, refusera d'intervenir, le roi écrit au chevalier d'Azara pour l'avertir de ce qu'il attend de lui. Plus explicite avec cet ambassadeur qu'il ne l'a été avec le roi d'Espagne, Louis XVIII lui expose les motifs pour lesquels il ne veut pas que sa nièce épouse l'archiduc Charles et veut qu'elle épouse le duc d'Angoulême:

«Premièrement, un peu de fierté peut-être, mais qui vous paraîtra sûrement placée, me fait regarder le second frère de l'Empereur, prince sans état, sans espérances d'en avoir puisque ses deux frères aînés ont des enfants, comme un parti peu convenable pour ma nièce, pour la fille unique du feu roi mon frère.

«Secondement, je ne veux pas donner mon consentement à un mariage qui serait sans nul doute considéré en France comme un moyen, comme un premier acheminement vers le démembrement de mon royaume, chose pour laquelle mes sujets, tant bons que mauvais, ont une répugnance aussi naturelle qu'invincible.

«Troisièmement, les longs malheurs de ma nièce, son courage, ses vertus ont rassemblé sur elle un intérêt, lui ont valu un amour de la part des Français, dont il m'est bien essentiel de tirer parti et de me les approprier en la mariant à mon héritier naturel.»

Bien en prend au roi de s'être adressé directement à l'ambassadeur. À peine en possession de cette lettre, le chevalier d'Azara, sans attendre les ordres de sa cour, entame la négociation avec le Saint-Siège, obtient sans peine les dispenses, ne perd pas une minute pour en prévenir le roi de France, et celui-ci, en même temps qu'il lit la lettre de Charles IV, lettre confuse, embarrassée et finalement négative, apprend, par celle du chevalier d'Azara, que les dispenses sont accordées.

Sur ces entrefaites, le duc de Villequier, que Louis XVIII, à son avènement, a nommé premier gentilhomme de la chambre, débarque à Vérone pour prendre son service. C'est par lui qu'est confirmée la nouvelle de l'arrivée de Madame Royale à Vienne, le 9 janvier. Il est donc vrai qu'elle n'a échappé au despotisme des meurtriers de son père que pour tomber au pouvoir des ennemis de sa patrie. Les premiers menaçaient sa vie, les seconds vont menacer son honneur en s'efforçant de la faire servir à leurs méchants desseins contre la France.

Ils ont déjà éloigné d'elle Mme de Soucy. Cette compagne de route, malgré ses protestations, a été invitée à rentrer en France. On l'a remplacée par Mme de Chanclos, une Flamande, sujette de l'Empereur, qui a élevé sa première femme et qu'on doit supposer, par conséquent, toute dévouée à la famille impériale. Autorisés à rester à Vienne, si tel est leur désir, Hue et Cléry ne sont plus admis que par grâce en présence de la princesse. L'évêque de Nancy, La Fare, qui représente encore à Vienne le roi de France en attendant l'arrivée du comte de Choiseul-Gouffier qui vient de Saint-Pétersbourg pour le remplacer, ne peut lui-même communiquer avec Madame Royale. On lui fait sentir qu'il a cessé de plaire. Chargé par son maître d'apporter à la princesse une lettre, on lui refuse l'audience qu'il a sollicitée, et c'est entre les mains de l'Empereur qu'il est tenu de déposer son message que ce prince promet de faire parvenir à son adresse. Il est évident qu'une nouvelle captivité commence pour Madame Royale, et qu'en persistant à écarter d'elle tout ce qui est Français, ainsi qu'on l'a fait pendant son voyage, on entend la rendre plus accessible aux moyens qu'on se propose d'employer pour «l'autrichienniser». Quelles que soient ses résolutions, l'astuce de ceux qui l'entourent n'en aura-t-elle pas raison?

Ces douloureuses perspectives émeuvent jusqu'à la fureur le sensible d'Avaray. Son patriotisme s'exalte. Dans l'entraînement de sa douleur et de sa rage, le chant de la Marseillaise monte à ses lèvres: Allons, enfants de la patrie! Il appelle le moment où «tous les Français réunis autour du trône» pourront chanter: Le jour de gloire est arrivé. «Ô génie de la France, veille sur cet enfant précieux, sur cette princesse adorée, la fille de tant de rois, et que tu as conservée pour donner le jour à la race glorieuse que tu destines à régner sur les races futures.»

Mais bientôt le sang-froid lui revient. En prévision de la venue à Vienne du comte de Saint-Priest, que la cour d'Autriche déclare préférer, comme agent du roi, à Choiseul-Gouffier désigné déjà comme successeur de La Fare, il lui écrit pour l'intéresser à «la chose» et le faire concourir à déjouer les vues de l'Autriche. Il le prévient que les dispenses sont obtenues, qu'il faut hâter autant que possible «le moment d'une union qui à une autre époque devrait être environnée d'éclat et dont aujourd'hui le sentiment, les larmes, la fierté et la misère doivent faire tous les frais, d'une célébration qui autrefois eût frappé tous les yeux et qui aujourd'hui touchera tous les cœurs». Pour hâter ce moment, il faut qu'avant tout, la princesse soit remise entre les mains de son oncle sans mécontentement ni récrimination de la part de l'Empereur, et qu'on dispose celui-ci à recevoir sans colère une lettre du roi qui, en lui annonçant le mariage, lui fera sentir qu'on ne peut le célébrer que là où résidera Louis XVIII. Si ce but est impossible à atteindre, il faudrait que le roi en fût promptement instruit, «afin qu'il puisse aviser aux moyens de soustraire la fille de son frère aux mains qui s'en sont saisies.»

On devine à ces traits combien la situation est tendue, au moment où les inquiétudes de la cour de Vérone arrachent aux âmes enfiévrées des paroles aussi comminatoires. Brusquement, tout change et s'apaise, grâce à de nouvelles lettres de Madame Royale. Le 3 mars, la poste en apporte trois à la fois, écrites à des dates différentes. La plus ancienne remonte au 30 janvier. Elle contient un engagement formel et décisif.

«Mon oncle, je suis extrêmement touchée de la bonté que vous avez de vous occuper de mon établissement. Vous m'avez choisi le duc d'Angoulême pour mari; je l'accepte de tout mon cœur et je préfère cet établissement à tout, même à la couronne impériale si elle m'était offerte. L'éclat d'un trône ne m'éblouit pas, et j'aime mieux avoir une conscience pure et mener une vie tranquille et retirée au sein de ma famille que tous les trésors du monde. J'accepte donc avec grande joie mon cousin d'Angoulême; vous ne pouviez faire un choix qui me plût davantage; je désire beaucoup que ce mariage se fasse bientôt.»

«Il s'est passé bien des choses depuis ma dernière lettre, dit dans une autre Madame Royale. Mme de Soucy, avant son départ de Vienne, a absolument voulu voir l'Empereur en particulier. Elle a dit à Sa Majesté Impériale que mes parents ont voulu me marier à mon cousin d'Angoulême. L'Empereur a répondu que ce n'était pas un secret, que tout le monde le savait et le trouvait tout simple; que pour lui en particulier, il l'approuvait fort et le trouvait fort juste, mais qu'il ne croyait pas que ce fût le temps pour ce mariage, qu'il fallait attendre les circonstances; que cependant, si je voulais le faire tout de suite, j'en étais la maîtresse.»

En narrant ces détails à son oncle, Madame Royale ne dissimule pas la surprise et le mécontentement que lui a causés l'initiative prise par Mme de Soucy, qui n'avait reçu de personne la mission de parler à l'Empereur. Elle blâme «le bavardage et l'importance que cette dame a voulu se donner». Elle proteste enfin contre le bruit qu'on a eu l'impudeur de faire courir à Vienne qu'il existait en France un parti pour elle et qu'elle aspirait à la couronne.

«Quelle indignité et quelle extravagance! Dans les temps les plus affreux, j'ai été fidèle à mes parents et à mes souverains, et je leur serai attachée jusqu'à la mort. Je suis absolument bien loin de désirer un trône dont on a renversé mon père. Je vous serai, mon oncle, toujours bien attaché et bien fidèle. Mais on veut me brouiller avec vous. J'espère qu'on n'y parviendra jamais. Je ne sais qu'aimer mon oncle, rendre au roi tout ce que je lui dois et remercier aussi l'Empereur du fond du cœur de ma liberté et de la manière dont il me traite. Tout ce qu'on a dit n'a pas un mot de vrai. Tout est su, tout est éclairé. L'Empereur sait la volonté de mes parents et l'approuve beaucoup. Jamais il n'a eu d'idées contre les vôtres. Il approuve tout. Mais il croit que cela n'est pas le temps.»

La vivacité que met Madame Royale à se disculper des desseins ambitieux qu'on lui a faussement attribués suggère au roi et à d'Avaray la pensée que le cabinet de Vienne, voyant son plan déjoué par leur habileté comme par la loyauté de la princesse, affecte maintenant de ne l'avoir jamais conçu, mais qu'en fait, il s'était efforcé de le faire aboutir, en affaiblissant dans Madame Royale le sentiment de son devoir envers sa famille française. Maintenant, on peut croire qu'il y renonce. Toutefois, il convient de se tenir en garde contre quelqu'une de ces ruses familières aux ministres de l'Empereur, et que permet encore de soupçonner l'insistance qu'a mise ce souverain à convaincre sa cousine que son mariage avec le duc d'Angoulême ne saurait avoir lieu en ce moment. N'est-ce pas un moyen de la retenir à Vienne et de la disposer à contracter une autre union? Bien qu'on devine ces craintes dans les notes de d'Avaray, elles n'apparaissent pas dans la réponse du roi à sa nièce.

«Je vous regarde comme l'ange que Dieu a suscité pour adoucir les maux dont sa Providence a permis que nous fussions accablés, et je suis sûr que ce sera l'effet de votre union avec mon neveu qui, de son côté, j'en réponds, mérite le bonheur qui lui est destiné. Le suffrage de l'Empereur me fait plaisir, mais il ne m'étonne pas. Ce prince est trop éclairé pour blâmer une union si naturelle, et vous avez vu le peu de foi que j'ajoutais à des calomnies inventées sans doute par nos perfides ennemis. Quant au moment du mariage, j'attends très incessamment des nouvelles qui me détermineront sur la direction que je dois donner à mon neveu.»

On voit que la première colère du roi contre l'Empereur est tombée. Mais Madame Royale n'en sait rien encore. Elle le croit toujours irrité. Le désir de le calmer la pousse à confirmer avec de nouveaux détails ce qu'elle lui a écrit déjà trop brièvement à son gré, n'osant s'expliquer plus clairement alors qu'elle était obligée de recourir à la poste. Le 12 mars, elle peut lui écrire par une voie plus sûre et elle parle sans réticences:

«Je vous prie de regarder tout ce que je vais vous dire comme la vérité et une justice que je dois à l'Empereur; mais, malgré cela, vous savez que je vous préfère et toute ma famille française à celle de ce pays-ci, quelque amitié qu'ils me témoignent. Vous avez encore peur des discours qu'on a tenus à Inspruck. Je vous ai déjà assuré, et je vous le répète encore, qu'il n'y en a pas un mot de vrai: l'Empereur ne pense pas du tout à ce mariage, et je vous prie de ne pas écouter les bruits que ses ennemis ou ceux qui ne le connaissent pas font courir contre lui. J'espère que vous avez assez de confiance en moi pour savoir que je rejetterais les propositions de l'Empereur s'il m'en faisait là-dessus; mais, loin d'y penser, il sait la volonté de mes parents pour mon cousin d'Angoulême, et il la respecte, et je suis sûre qu'il ne désire pas autre chose.

«On se plaint que je suis captive parce que je ne vois personne; mais c'est moi qui ai demandé d'être seule; il ne me convenait pas, étant en grand deuil et dans ma position, de voir du monde. À présent que mon deuil va finir à Pâques, je verrai un peu de monde; mais tout ceci c'est ma volonté, l'Empereur ne fait que ce que je désire. Vous vous plaignez de ce que l'évêque de Nancy n'a pas pu me remettre une lettre de votre part; si fait, il me les a toutes fait passer, et je l'ai vu lui-même, il y a quelques jours, une heure en particulier.

«Vous vous plaignez de ce qu'on a renvoyé Mme de Soucy; l'Empereur a cru par là faire quelque chose qui vous serait agréable. Pouvait-il garder une femme qui demandait à s'en aller, une femme que la République avait chargée de me suivre?» Pouvait-il garder une femme qui a un monstre pour frère? Elle pouvait penser bien, mais tout était contre elle et même les propos qu'elle a tenus ici. Quand elle est venue me voir, on a été bien loin de compter les minutes, et c'est elle qui a demandé à s'en aller la première.

«J'ai vu Hue et Cléry; mais à présent qu'ils n'ont rien à me dire, il n'est pas nécessaire que je les voie. L'Empereur, à ma prière, leur a fait un sort, et je désire qu'ils soient heureux, et je ferai mon possible pour que cela soit.

«Je reçois tous les jours des lettres de Français émigrés, et j'ai chargé l'évêque de Nancy de leur répondre pour moi. Je vous écris aussi tant que je veux, et je vous jure que mes lettres ni les vôtres ne sont jamais lues excepté à la poste; mais c'est nécessaire en temps de guerre. Voilà ce qui se passe, et cela doit vous prouver que je ne suis pas captive. Je vous supplie de ne pas écouter tous ces bruits qui ne servent qu'à vous rendre plus malheureux et moi aussi, car votre lettre m'a extrêmement peinée. Je vous prie d'envoyer toujours vos lettres pour moi à l'évêque de Nancy, qui me les fera remettre. Mme de Guiche s'est servie l'autre jour de moyens qui ne me conviennent pas; quand on fait le bien, on ne doit pas se cacher. On trouve extrêmement juste que vous m'écriviez, et je vous jure qu'on ne lit jamais vos lettres ni les miennes. Je suis obligée de vous prévenir que la lettre que Mme de Guiche m'a remise était tout ouverte.

«Je suis ici aussi heureuse que je puis l'être; j'ai des maîtres pour m'occuper. Je vois très souvent les archiduchesses qui sont de mon âge; c'est une très agréable société, et je vous réponds qu'il n'y a pas de jours que je ne pense à vous, et j'en parle souvent avec les archiduchesses, ainsi que de toute ma famille française, que j'aime et chéris beaucoup et que j'espère bien revoir cette année. Je ne doute pas que l'Empereur ne me laisse partir quand je le demanderai; mais, au nom du ciel, je vous supplie de vous calmer et d'être bien persuadé que je ne suis pas captive; si je l'étais, je le dirais tout de suite, et je ne resterais pas un moment tranquille; mais cela n'est pas vrai et je vous supplie de ne pas écouter ce que de malheureuses têtes, peut-être un peu trop vives, pourront dire là-dessus. Je vous réponds de vous dire toujours l'exacte vérité. Je vous prie aussi d'être bien persuadé de mes sentiments pour vous, et que je n'ai eu d'autre intention, dans cette lettre, que de dire la vérité et de rendre justice à qui le mérite. Vous me parlez de mon caractère, et je vous réponds qu'il ne se démentira jamais, et si je reste ici à présent, je crois que c'est nécessaire pour quelques mois; mais je ne perds jamais de vue le dessein de me réunir à ma famille, et ce dessein, s'il plaît à Dieu, s'exécutera cet été. Adieu, mon cher oncle, calmez-vous et comptez toujours sur moi tant que je vivrai.

«L'archiduc Charles est parti ce matin pour l'armée, cela doit vous rassurer. Quand il reviendra, assurément je ne serai plus ici; vous voyez bien qu'on n'a aucun dessein, et Joseph est en Hongrie et ne compte pas venir ici de sitôt. Donc, vous voyez qu'il n'y a rien à craindre. Les cinq autres sont des enfants.

«Mme de Soucy m'accable de lettres. Elle fait un train affreux de ce que Hue et Cléry sont restés à Vienne et qu'elle est partie. Je ne sais si vous êtes content d'elle, mais pour moi je trouve qu'elle aurait bien mieux fait de se tenir tranquille; elle n'a pas d'esprit du tout, et elle dit du mal de beaucoup de monde.

«On espère la paix cette année. Je désirerais bien que toutes les choses se remettent en France et je n'en désespère pas; la clémence que vous avez doit vous gagner tous les cœurs. Je voudrais bien que vous écriviez encore un manifeste; le premier a fait grand effet, et ce peuple est si malheureux à présent à Paris qu'il faut peu de chose pour lui faire secouer le joug des monstres qui le gouvernent.

«Mme de Chanclos est une excellente personne; elle est Flamande et elle a beaucoup de mérite; elle a connu ma mère dans ce pays-ci; elle est attachée à l'Empereur dont elle a élevé la première femme, mais elle est bonne, juste et intègre. Elle a vu l'autre jour les moyens dont Mme de Guiche s'est servie pour me rendre votre lettre; elle n'en a rien dit à l'Empereur. Elle m'est très attachée, et on peut vraiment compter sur elle et jamais les lettres ne sont ouvertes. L'Empereur même est peut-être plus de vos amis que vous ne croyez; tout le monde ici vous appelle le roi, on vous respecte ainsi que vos malheurs, et on désire votre bonheur; enfin vraiment je n'ai qu'à me louer de ce pays.»

Dans ces explications révélatrices d'une haute raison et d'une volonté ferme, tout n'était pas de nature à charmer Louis XVIII. La crédulité de Madame Royale, en ce qui touchait les sentiments que l'Empereur professait pour lui, dut le faire sourire; il savait à quoi s'en tenir. D'autre part, sa nièce l'inquiétait en lui déclarant qu'elle était aussi heureuse à Vienne qu'elle pouvait l'être. Dans les attentions dont elle se montrait si reconnaissante, il voyait une continuation des efforts de sa famille d'Autriche pour lui faire préférer ce pays à la France. Du moins, il était désormais convaincu qu'elle ne tomberait pas dans ce piège. Il ne doutait ni de sa bonne foi ni de la sincérité de ses résolutions, et il ne lui restait qu'à hâter le moment où il pourrait enfin goûter le bonheur qu'il attendait de la présence auprès de lui de la fille qu'il venait de se donner.

Dans ce but, il écrivait à l'Empereur. Après l'avoir remercié des «procédés généreux et des soins délicats prodigués à sa nièce», il lui faisait part officiellement du mariage projeté et lui demandait ses bons offices pour en faciliter la réalisation.

«Tous les sentiments, toutes les convenances, le vœu du feu roi mon frère et de la reine, celui des parents qui me restent, je puis dire celui que les tyrans de la France l'empêchent seuls de manifester, tout enfin en presse la conclusion. Le Pape a accordé à ma demande les dispenses nécessaires; ma nièce a déposé entre mes mains l'expression d'un sentiment et d'une volonté conformes à celle de tous les siens; mon neveu, impatient d'assurer son bonheur pour retourner promptement au poste qui lui est assigné, me laisse à peine l'espoir de lui voir attendre mes ordres pour se rendre auprès de moi; son père est également impatient de me l'envoyer. Je dois donc m'occuper sans retard à prendre, de concert avec Votre Majesté, les moyens de hâter la célébration d'un mariage qui m'offrira, ainsi qu'à tous les miens, le seul bonheur dont nous soyons encore susceptibles. Cette enfant, précieux et touchant modèle des vertus et des grandes qualités que nous pleurons, est maintenant un lien de plus entre nous; elle doit à Votre Majesté la liberté et peut-être la vie; elle va me devoir un époux qui en assurera le bonheur. En travaillant de concert au prompt accomplissement de cette union, nous parviendrons peut-être à la dédommager des soins paternels qu'elle a perdus, et cette action commune sera le garant de l'accord, de l'union et des sentiments que je désire voir régner à jamais entre Votre Majesté et moi.»

Cette lettre devait rester longtemps sans réponse. Le 22 mai, la princesse mande à son oncle: «Vous me chargez de parler à l'Empereur pour mon mariage. Je croyais que ce prince vous avait écrit. Mais, puisqu'il ne l'a pas fait, je vous dirai qu'il n'a rien du tout contre ce mariage qu'il trouve très juste; mais je doute qu'il s'en mêle. Je ne peux pas moi-même lui en parler que quand je saurai vos volontés à ce sujet, quand et comment vous voulez qu'il se fasse. Quand je saurai vos volontés, alors je les lui ferai connaître.»

Ainsi tombaient devant l'évidence les derniers soupçons du roi. Il n'avait plus à craindre les intrigues de Vienne. Il restait libre de fixer au jour et à l'heure qui lui conviendraient la célébration du mariage. Par malheur, au moment où il en recevait de sa nièce l'assurance positive, un grave incident venait une fois de plus de troubler sa vie et de rouvrir pour lui l'ère des aventures. Dans la journée du 14 avril, le gouvernement vénitien, à l'instigation du Directoire, lui avait intimé l'ordre de quitter Vérone[35]. Il décidait aussitôt de braver les défenses de l'Autriche et de se rendre au camp de Condé, où il arriva le 28 avril.

En même temps que les journaux faisaient connaître à Vienne son arrivée, Madame Royale recevait de lui une lettre qui lui en confirmait la nouvelle et lui demandait de s'entremettre auprès de l'Empereur afin d'obtenir qu'il fût autorisé à rester à l'armée. C'était là une mission bien grave pour une jeune fille de dix-huit ans. Madame Royale ne la déclina pas. Mais elle était tenue d'attendre, pour la remplir, que l'Empereur fût revenu de la campagne, où il devait rester un mois encore. «Dans ce temps, les choses seront sûrement arrangées d'une manière stable à votre égard. Mais croyez, je vous prie, que je ferai toujours ce qui dépendra de moi pour vous servir.»

Du reste, s'associant sans enthousiasme aux espérances dont on s'était leurré au camp de Condé en y voyant apparaître le roi, sa jeune et précoce raison, non moins que le souvenir de ses infortunes, contribuaient à la rendre défiante. Elle ne croyait pas à de prochains bonheurs. «J'avoue que nous avons été si souvent trompés par des lueurs d'espérances, que je n'ose m'y fier à présent.» Elle était cependant heureuse que son oncle eût été bien reçu à l'armée et que les républicains «accourus pour le voir eussent été touchés de ce qu'il leur avait dit».—«Puissent-ils se lasser d'une guerre qu'ils font si injustement! Je désire de tout mon cœur que votre présence à l'armée rappelle ces malheureux Français à leur devoir. C'est une chose affreuse que cette invasion. Je suis charmée que vous ne soyez plus à Vérone, car à présent que les républicains sont maîtres du nord de l'Italie, je serais dans de grandes inquiétudes pour vous. Heureusement que vous n'y êtes plus et que vous êtes en sûreté au milieu d'une armée qui vous défendrait bien si on venait vous attaquer. La seule chose que j'ose vous demander, c'est de ne pas trop vous exposer d'un côté de la frontière, car on ne peut pas être tranquille avec ces républicains.»

Quand il reçut ce témoignage de tendre sollicitude, le roi n'était plus exposé aux périls que la princesse redoutait pour lui. Mais il venait d'en courir un non moins grave et d'y échapper presque miraculeusement. Arrivé à Dillingen, où l'avait conduit la retraite de l'armée royale, il s'y trouvait encore dans une pauvre auberge, le 19 juillet. Le soir venu, fatigué par la chaleur, et d'Avaray l'ayant quitté pour rentrer chez lui, il s'était mis, vers dix heures, à la fenêtre de sa chambre, le duc de Fleury et le duc de Guiche à ses côtés. Il y était depuis dix minutes, lorsqu'un coup de carabine partit d'une arcade voisine. La balle l'atteignit au sommet de la tête, frappa le mur et tomba dans la chambre. Au mouvement qu'il fit, les deux gentilshommes poussèrent des cris, appelèrent du secours. D'Avaray revint sur ses pas. En voyant leur maître inondé de sang, ils le crurent mortellement blessé. Il les rassura.

—Ce n'est rien du tout; vous voyez bien que je suis resté debout, quoique le coup fût à la tête.

—Ô mon maître, gémit d'Avaray, si le malheureux eût frappé une ligne plus bas!

—Eh bien! mon ami, le roi de France se nommerait maintenant Charles X.»

La blessure était légère, et les soins des chirurgiens la guérirent en peu de jours. Les recherches auxquelles procédèrent les autorités de Dillingen pour découvrir l'assassin furent vaines et n'aboutirent qu'à établir qu'il était étranger au pays. «Il a pu croire son crime accompli, écrit d'Avaray, et est allé en recevoir le salaire.» Il soupçonnait cet inconnu d'avoir été soudoyé par Bassal et Poteratz, les agents du Directoire dont il est parlé plus haut. Il est certain qu'à Bâle, ces deux personnages intriguaient et s'agitaient contre les princes et les émigrés. Mais il n'y a pas lieu de s'arrêter à ces incidents obscurs et confus. Il suffira de constater que la blessure du roi le retint durant une semaine à Dillingen. Il la passa dans l'attente des événements. Lorsque, étant rétabli, il eut acquis la certitude que la retraite des Autrichiens était définitive, il se détermina à laisser au prince de Condé le soin de remplir envers l'Empereur les engagements du corps qu'il commandait et qui était encore à la solde de l'Autriche. Ce corps étant menacé dans son existence par le mauvais vouloir de la cour de Vienne, Louis XVIII ne voulait pas, en y restant, exposer le roi de France à être licencié par l'empereur François II. Il s'éloigna donc, «conséquent avec lui-même, montrant qu'il était venu sur le Rhin faute d'avoir pu atteindre la Vendée et prouvant à son peuple que sa volonté était de lui porter l'olivier de la paix, et non de verser le sang français pour des intérêts qui n'étaient pas ceux de la France.»

Il ne savait encore en quels lieux il se réfugierait. Les hasards de sa marche l'ayant conduit à Blanckenberg, il résolut de s'y fixer provisoirement, autorisé par le duc régnant de Brunswick. Mais cette principauté, enclavée dans les États prussiens et protégée par le roi de Prusse, ne pouvait lui offrir qu'un asile temporaire. Il le savait et, bien que son séjour dût s'y prolonger quinze mois, il comptait, en y arrivant, n'y rester que le temps de recevoir des réponses du tsar Paul Ier à qui, avant même de quitter Riégel, il s'était adressé pour obtenir un asile plus stable et plus sûr. Ce n'est donc pas à Blanckenberg qu'il pouvait songer à appeler sa nièce et moins encore à procéder à son mariage. Son existence demeurait toujours trop incertaine, et c'eût été cruauté de jeter une jeune fille dans les aventures qu'il était exposé à courir. Aussi, dès ce moment, renonçait-il même à l'envoyer à Rome, comme il en avait précédemment le dessein. Puisqu'elle déclarait être heureuse à Vienne et désirer attendre là le moment de son mariage, il se décidait à l'y laisser sous la protection de l'Empereur.[Lien vers la Table des Matières]

III
L'ABBÉ EDGEWORTH À BLANCKENBERG

En mandant à sa nièce, après son arrivée à Blanckenberg, cette résolution, le roi entrait dans quelques détails sur les douloureux événements auxquels il avait été mêlé depuis sa sortie de Paris. Ils lui valurent cette réponse, singulièrement émouvante en sa simplicité et qui constitue un poignant tableau rétrospectif de la captivité de Madame Royale au Temple.

«J'ai reçu votre dernière lettre et j'ai lu avec grand intérêt les détails que vous me donnez sur votre position, durant ces trois malheureuses années. Je n'en avais rien su. Depuis le 10 août 1792 jusqu'au mois d'août 1795, je n'ai rien appris de ce qui concernait ma famille, ni de ce qui regardait les affaires politiques; nous n'avons entendu que les injures dont on nous accablait. Vous n'avez pas d'idée de la dureté de notre prison; les personnes qui n'ont pas tout vu de leurs propres yeux ne peuvent pas se le représenter. Moi-même qui en ai tant souffert, j'ai presque de la peine à le croire. Ma mère ignorait l'existence de mon frère, qui logeait au-dessous d'elle. Ma tante et moi nous ignorions le transport de ma mère à la Conciergerie et ensuite sa mort. Je ne l'ai apprise qu'en 95. Ma tante me fut arrachée pour être conduite au supplice. En vain je demandai pourquoi on nous séparait. On ferme la porte et les verrous sans me répondre. Mon frère meurt dans la chambre au-dessous de moi; on me le laisse de même ignorer. Enfin le juste supplice de Robespierre, qui a tant fait de bruit dans le monde, je ne l'ai appris qu'un an après. J'ai entendu plusieurs fois sonner le tocsin, battre la générale, sans que mes gardiens me disent pourquoi. On ne peut pas se faire l'idée de la cruauté de ces gens-là. Il faut cependant convenir, mon cher oncle, qu'après la mort de ce monstre, mon frère et moi nous avons été mieux traités. On nous a donné le nécessaire, mais sans nous informer de ce qui se passait, et ce n'est qu'après la mort de mon frère que j'ai appris toutes les horreurs et cruautés qui s'étaient commises pendant ces trois années.

«Au mois d'août 1795, j'ai pu voir Mme de Tourzel, qui m'a informée que vous étiez à Vérone. J'ai appris par la femme qu'on m'avait donnée pour me servir la mort de mes vertueux et malheureux parents, et qu'on parlait de ma liberté. J'avoue que dans ce temps j'avais commencé à perdre tout à fait l'espoir, et je craignais de passer toute ma vie enfermée. Étant demeurée seule dans ma chambre durant une année entière, j'avais eu le temps de faire mes réflexions, et je ne soupçonnais que trop le sort de mes infortunés parents; mais, comme les malheureux aiment à se flatter, il y avait des moments où j'espérais encore. Mme de Tourzel n'est venue au Temple que pendant deux ou trois mois, au bout desquels on a découvert la correspondance qu'elle avait avec vous, et on l'a empêchée de venir me voir; on m'a resserrée et interrogée à son sujet, et elle a été enfermée pendant deux jours.

«Voilà une lettre qui est un peu longue; je crains de vous avoir ennuyé; je vous demande pardon de m'être si fort étendue.»

Ce n'est pas seulement par cette voie que le roi recueillait peu à peu des détails propres à lui révéler combien avaient été cruels et barbares les traitements infligés à la famille royale au Temple. Cléry, en venant à Vérone au mois de janvier, lui en avait apporté et, sur son conseil, rassemblait ses souvenirs afin de les publier. Puis, ce fut l'abbé Edgeworth de Firmon, le confesseur de Louis XVI, qui, dans les dernières semaines de 1796, arriva à Blanckenberg. Après avoir longtemps vécu, caché, en France, il avait pu passer à l'étranger. Au delà de la frontière, il avait reçu cette lettre du roi datée du 19 septembre:

«J'ai appris, Monsieur, avec une extrême satisfaction, que vous êtes enfin échappé à tous les dangers auxquels votre sublime dévouement vous a exposé. Je remercie sincèrement la divine Providence d'avoir daigné conserver en vous un de ses plus fidèles ministres et l'unique confident des dernières pensées d'un frère dont je pleurerai sans cesse la perte, d'un roi dont tous les bons Français béniront à jamais la mémoire, d'un martyr dont vous avez le premier proclamé le triomphe et dont j'espère que l'Église consacrera un jour les vertus. Le miracle de votre conservation me fait espérer que Dieu n'a pas encore abandonné la France; il veut sans doute qu'un témoin irréprochable atteste à tous les Français l'amour dont leur roi fut sans cesse animé pour eux, afin que, connaissant bien toute l'étendue de leur perte, ils ne se bornent pas à de stériles regrets, mais qu'ils cherchent, en se jetant dans les bras d'un père qui les leur tend, le seul adoucissement que leur juste douleur puisse recevoir. Je vous exhorte donc, monsieur, ou plutôt je vous demande avec instance, de recueillir et de publier tout ce que votre saint ministère ne vous ordonne pas de taire; c'est le plus beau monument que je puisse ériger au meilleur des rois et au plus cher des frères.

«Je voudrais pouvoir, Monsieur, vous donner des preuves efficaces de ma profonde estime; mais je ne puis vous offrir que mon admiration et ma reconnaissance. Ce sont les sentiments les plus dignes de vous.»

L'abbé Edgeworth, au lieu d'écrire la relation qui lui était demandée, préféra la faire verbalement. Bientôt après il débarquait à Blanckenberg, et, se présentant à d'Avaray, l'avertissait qu'il attendait les ordres du roi. D'Avaray s'empressait d'en prévenir celui-ci par un de ces billets qu'ils avaient coutume d'échanger journellement.

«Ce n'est point à M. l'abbé Edgeworth à prendre mes ordres, répondait aussitôt le roi par la même voie: c'est à moi à être aux siens. Il ne peut douter de l'empressement que j'ai de le voir. L'heure qui lui sera la plus commode sera celle qui me conviendra le mieux.» Sur le bout de papier où nous relevons ces lignes, d'Avaray fait observer «qu'on pourrait envoyer le duc de Villequier pour le chercher», et au-dessus de l'écriture de son ami, le roi écrit en hâte: «J'avais déjà écrit à Villequier d'y aller avant le déjeuner. Mais, sur votre billet, je lui mande de n'y aller qu'après et de l'amener tout de suite. Ne ferais-je pas bien de le prier à dîner?»

L'abbé Edgeworth dîna donc ce jour-là avec le roi. La soirée fut consacrée par lui à raconter les douloureux souvenirs des 20 et 21 janvier 1793, et par le roi à les entendre tandis que ses larmes ne cessaient de couler. Le lendemain, il entretenait sa nièce de cette touchante entrevue; il l'invitait à écrire à l'abbé Edgeworth une lettre de reconnaissance, destinée à être rendue publique et en la datant du jour où elle avait recouvré sa liberté. Madame Royale ne se rendit pas à cet avis et donna en cette circonstance, pour la première fois, une preuve de la forte volonté dont elle devait, au cours de sa vie, fournir tant de preuves:

«La persuasion où je suis, mon très cher oncle, répondait-elle le 23 janvier 1797, que rien ne convient mieux à ma position que de ne pas occuper le public de moi n'est pas le seul motif de mon refus d'écrire en ce moment à M. Edgeworth. Je suis fondée à croire que l'Empereur désapprouverait une telle démarche, et je ne puis penser que vous insistiez à me la prescrire au risque de déplaire à mon libérateur. D'ailleurs, je ne vous dissimulerai pas que d'antidater ma lettre me ferait de la peine. Cela peut se pratiquer par des personnes plus âgées et pour des affaires qui l'exigent. Mais il est de mon âge et de mon caractère d'être simple et exacte comme la vérité. J'espère, mon très cher oncle, que vous me pardonnerez cette petite résistance en faveur des raisons qui la motivent.»

Quoi que le roi eût pensé de cette réponse et de la leçon qu'elle contenait, elle mettait trop en relief la loyauté de sa nièce pour qu'il pût lui en garder rancune. La crainte de lui déplaire en insistant le fit même hésiter sur la conduite qu'il devait tenir. Un billet de lui, transmis à d'Avaray par la cassette, nous dévoile ses perplexités: «Avant d'écrire à ma nièce, j'ai relu sa lettre, et je prie mon ami d'en faire autant. J'avoue que son refus d'écrire à l'abbé Edgeworth m'a paru beaucoup plus net qu'à la première lecture, si bien que j'hésite un peu à insister. Je prie mon ami d'y réfléchir et de me dire son avis.» L'avis de d'Avaray fut conforme à la pensée du roi, qui de nouveau exprima son désir. Mais la princesse maintint sa première décision. La publicité donnée à la lettre que son oncle avait écrite à l'abbé Edgeworth quand celui-ci était sorti de France lui faisait craindre que la sienne ne fût publiée aussi; elle ne voulait pas se prêter à cette divulgation de ses sentiments intimes. «Je n'aimerais pas la publicité. Votre lettre a été dans les journaux. C'est juste; elle était superbe. Mais, pour moi, je ne sais pas écrire aussi bien que vous. Aussi je me refuserai le plaisir de lui écrire, parce que je ne veux pas qu'elle soit publiée.» Le roi se le tint pour dit. Il se contenta de manifester le regret que son conseil n'eût pas été suivi. «Le respectable abbé Edgeworth est ici, et j'aurais eu un bien grand plaisir à jouir du bonheur que votre lettre lui aurait fait éprouver.»—«Je vous prie de lui dire verbalement de ma part, répliqua la princesse, tous les sentiments dont mon cœur est rempli pour lui et que je m'estimerais heureuse de pouvoir les lui témoigner un jour de vive voix.»

Quelques jours après, le 1er mai, elle y revenait:

«J'envie bien le bonheur que vous avez de parler de mon père avec son respectable confesseur. Si j'osais vous prier de m'en parler aussi et de me raconter ce qu'il aura dit à ce sujet, ce serait une consolation pour moi de savoir encore des détails sur ses derniers moments. Il est impossible de l'aimer plus que je ne l'aimais; il me témoignait aussi tant de tendresse que j'aurais été bien ingrate de ne pas chérir le meilleur de tous les pères. Sa mort a été une perte irréparable pour moi, et toute ma vie je ne cesserai de le regretter. Je veux finir et ne pas vous ennuyer par mes regrets; mais je ne doute pas que vous ne les partagiez aussi bien vivement.»

Le roi se rendit avec effusion à la prière de sa nièce. «... Pouvez-vous imaginer un seul instant que qui que ce soit au monde puisse être ennuyé de vos regrets, ou me croyez-vous ce monstre unique dans l'univers? Si vous aviez réellement cette opinion, ce serait la plus sensible de mes peines. Mais je n'y puis croire. Non, vous me connaissez mieux; vous savez combien je respectais mon roi, combien j'aimais mon frère, combien j'aime en vous cette touchante piété filiale. J'ai souvent parlé de votre père avec l'abbé Edgeworth, et, tout en renouvelant ma douleur, ces entretiens m'ont donné de plus en plus la consolante idée que nous avons en lui un intercesseur de plus dans le ciel.

«Persuadé, comme ces monstres le disaient souvent eux-mêmes, qu'ils ne l'assassinaient que pour cimenter leur tyrannie dans son sang, il était loin de prévoir les crimes qui ont suivi sa mort. Son âme pure ne concevait même pas l'idée d'un forfait inutile. Aussi, déchiré de la pensée de quitter votre mère, ma sœur et vous, il était du moins sans inquiétude sur votre sort. Quant à lui, son propre sacrifice était fait depuis longtemps. Le sentiment intime d'avoir toujours conservé sa foi intacte le soutenait, le consolait. Il en parlait avec une sorte de joie à l'abbé Edgeworth.

«Celui-ci lui proposa de recevoir le saint Sacrement. Il lui dit que c'était le plus ardent de ses désirs, mais qu'il n'osait pas se flatter que cela fût possible. Alors l'abbé Edgeworth alla en faire la proposition à ses geôliers. Ceux-ci délibérèrent longtemps, témoignèrent craindre que l'hostie ne fût empoisonnée, exigèrent que l'abbé Edgeworth en fît la demande par écrit; enfin ils y consentirent. Dans le moment où l'abbé lui présenta le corps de Notre-Seigneur, il crut voir un être jouissant déjà de la gloire céleste, et il m'a dit que dans tout le temps qu'il avait passé avec lui, ses discours, ses actions, jusqu'à ses moindres gestes avaient une grâce pour ainsi dire surnaturelle. Dans l'horrible trajet du Temple à la place, tout entier au sacrifice qu'il allait consommer, il ne détourna pas les yeux du bréviaire que l'abbé Edgeworth avait mis entre ses mains.

«N'en exigez pas plus de moi, ma chère enfant, je crains d'en avoir déjà trop dit, et par ce que je souffre en écrivant, je juge de ce que vous souffrirez en me lisant. Lisez plutôt la Passion de Notre-Seigneur, et dites-vous bien qu'autant que la terre peut ressembler au ciel, votre père a retracé notre divin modèle. Il y a cependant un fait bien antérieur à sa mort que je savais longtemps avant d'avoir vu l'abbé Edgeworth, que vous savez peut-être aussi, mais que je ne saurais m'empêcher de vous redire. Vous savez quelle était sa sérénité dans sa prison. Mais le 19 décembre, il se rappela que c'était le jour de votre naissance.

«—Aujourd'hui, dit-il, ma fille a quatorze ans. Ô ma pauvre fille!»

«Et pour la première fois depuis qu'il n'était plus entouré que de ses bourreaux, des larmes vinrent mouiller ses paupières... Je ne vous le rendrai pas, je le sais; mais je n'y épargnerai rien.»

Lorsque le roi écrivait ainsi à sa nièce, il avait déjà décidé que l'abbé Edgeworth ne le quitterait plus. Il le mandait à son grand aumônier, le cardinal de Montmorency.

«Mon cousin, vous êtes instruit du bonheur que j'ai de posséder depuis quelque temps auprès de moi M. l'abbé de Firmon. Il a des droits sacrés à la tendre vénération de tout bon Français; combien n'en a-t-il pas à la mienne! Mais ce n'est pas assez pour moi de rendre à ses vertus et à son généreux dévouement l'hommage qui leur est dû; je ne fais que remplir un devoir. Il faut plus pour satisfaire mon âme. Celui qui a été le témoin de la mort de mon frère, et qui, sur l'échafaud, a proclamé son martyre, doit être mon soutien. Le courage religieux, dont il pourra à chaque instant me retracer l'image, me donnera la force de soutenir les épreuves que Dieu m'envoie, et d'imiter les vertus dont ma malheureuse famille m'a donné les si grands exemples. Il restera donc auprès de moi, et sa présence, ne pouvant augmenter le sentiment des cruelles pertes que j'ai faites, mêlera à ce douloureux souvenir le seul adoucissement dont il est susceptible. Je n'ai plus qu'à donner à cet arrangement la forme convenable, et je vous connais trop pour n'être pas sûr du plaisir que je vous fais, en vous disant de prendre mes ordres pour donner à M. l'abbé de Firmon la place d'un de mes aumôniers.»

Entre temps, on recevait à Blanckenberg de nouvelles questions de Madame Royale. Sa légitime curiosité, loin d'être satisfaite par les détails que lui avait envoyés son oncle, était encore plus excitée. Elle voulait savoir si son père n'avait pas laissé à l'abbé Edgeworth des instructions secrètes par écrit ou même des écrits sur ce qui s'était passé durant sa captivité, et enfin comment le courageux abbé s'était enfui de Paris.

«... Je conçois fort bien que ces affreux détails vous attachent, lui répondait le roi, et pour vous satisfaire, j'y vais revenir. Votre malheureux père n'a rien laissé par écrit à l'abbé Edgeworth, et cela n'est pas étonnant. Résigné depuis longtemps à la mort, il ne se flattait pas d'avoir le secours d'un prêtre catholique, vous l'avez certainement su. D'ailleurs, la preuve en est dans son testament. D'après cette triste idée, il avait fait des dispositions dont je vais vous parler tout à l'heure, et lorsqu'il obtint de voir l'abbé Edgeworth, il n'eut plus à l'entretenir que de son salut éternel. Ce qui regardait le monde, il le confia à M. de Malesherbes. En voici la preuve dans l'extrait littéral d'une lettre que ce dernier m'écrivit peu de temps après:

«J'ai vu le roi dans les derniers jours de sa vie; c'est même moi qui ai eu la douloureuse fonction de lui annoncer le jugement qui venait d'être rendu en ma présence.

«Là, j'ai vu sa grande âme tout entière, le sang-froid inaltérable avec lequel il a écouté mon récit et m'a interrogé sur quelques circonstances, comme sur celles d'une affaire qui lui serait étrangère, la résignation avec laquelle il a fait le sacrifice de sa vie, et en même temps sa vive sensibilité sur le malheur de ceux qui sont condamnés à lui survivre, sa reconnaissance pour ceux à qui il croyait en devoir, et en même temps son indulgence pour les erreurs de ceux qui ont de grands reproches à se faire, ce que Monseigneur aura aussi vu dans son testament.

«Je le vis encore le soir de ce jour-là; car ce ne fut que le lendemain que l'entrée de la prison me fut interdite. J'admirai encore la présence d'esprit avec laquelle il discutait tout et prévoyait tout. Il me fit même dépositaire de quelques-uns de ses sentiments et de ses volontés... De Malesherbes, le 10 mars 1793.»

«Vous voyez clairement par cette lettre qu'il ne faut pas confondre les sentiments et les volontés dont M. de Malesherbes parle, avec le testament qu'il cite lui-même un peu plus haut. Reste à savoir si ce précieux dépôt n'a pas péri avec celui qui en était chargé. J'aime à me flatter que non. Quoique le reste de la lettre prouve qu'il ne s'attendait pas au sort qui lui était réservé, il ne pouvait se dissimuler les dangers qu'il courait, et puisqu'il a pu sortir de Paris et aller habiter chez lui, nous pouvons espérer aussi qu'il a pu mettre son dépôt en sûreté. Je dois dire cependant que je n'en ai eu depuis aucune autre connaissance. Mais cela ne m'effraye pas beaucoup. De sa famille, tout ce qui habitait la France et avait alors l'âge de raison, a péri avec lui. Ainsi personne n'a rien pu dire; mais il avait sûrement d'autres confidents dans la classe subalterne, et c'est sur eux que je compte pour tout retrouver un jour.

«Quant à l'abbé Edgeworth, il ne fut pas d'abord persécuté; mais environ six mois après, une lettre qu'il écrivit à M. l'Archevêque de Paris ayant été interceptée, il se vit obligé de quitter Paris. Il se réfugia en Normandie chez un gentilhomme de ses amis. Là, il a vécu près de trois ans, ignoré et tranquille, jusqu'au moment où, grâces à Dieu, il s'est déterminé à passer en Angleterre, ce qu'il a exécuté sans aucune difficulté.

«Après ces choses si douloureuses et si intéressantes, comment vous parler de la joie que votre lettre m'a causée? J'en ai pourtant besoin, car mon cœur a peine à la contenir. Je vous avouerai que je commençais à trouver qu'il y avait bien longtemps que je n'avais eu de vos nouvelles; mais j'en ai été bien dédommagé en lisant que vous enviez mon neveu d'être auprès de moi, et que vous désirez y être bientôt. Il est certain que vous ne pourriez être nulle part où vous fussiez plus tendrement aimée, et pour ma part, ma cabane serait un palais, si mes enfants y étaient réunis autour de moi. Espérons toujours que ce moment n'est pas éloigné; mais, en l'attendant, écrivez-moi souvent sur le même ton; je suis bien sûr que c'est votre cœur qui dicte ces expressions qui causent au mien la plus sensible des consolations.»

Le dernier paragraphe de cette lettre nous apprend qu'au moment où elle fut écrite, le duc d'Angoulême était à Blanckenberg. Il y était arrivé le 27 avril. Son frère, le duc de Berry, s'y trouvait depuis le 1er mars. Leur présence faisait heureusement diversion au violent déplaisir qu'avaient causé au roi l'infidélité de son ministre, le duc de La Vauguyon, qu'il venait de renvoyer, et l'arrestation de ses agents de Paris. C'est son frère qui fut le premier confident de la joie qu'il avait ressentie en voyant ses neveux réunis autour de lui.

«Je n'entreprendrai certes pas, mon très cher frère, de vous décrire la scène touchante dont j'ai été témoin et un peu acteur hier; il ne me manquait que vous pour rendre mon bonheur complet. Votre fils est arrivé très bien portant, après avoir eu cependant une traversée plus que médiocre, car il a été neuf jours en mer. Mais j'imagine qu'il vous aura donné de ses nouvelles en arrivant à Cuxhaven; ainsi je ne vous parlerai pas de son voyage. Je ne l'ai pas trouvé changé du tout, ni au physique ni au moral, toujours le même, bon, sensible, affectueux. Son frère aurait pu, s'il était moins bon, être mécontent de moi, car j'ai appelé du secours pour être à armes égales, et j'ai remis une lettre et un portrait qui ont été fort bien reçus. J'ai joui de leur bonheur, de celui de les serrer tous deux ensemble dans mes bras. Mais je vous avouerai que je ne puis encore me défendre d'un sentiment un peu pénible. Il n'y avait pas trois ans qu'ils étaient séparés, et il y en a près de quatre que nous le sommes! Enfin notre tour viendra, je l'espère.»

Leur tour ne devait venir qu'à sept ans de là[36]. Mais le roi ne pouvait prévoir que leur séparation dût se prolonger si longtemps. Et puis, en attendant leur réunion, que, malgré tout, il persistait à croire prochaine, il avait en perspective, pour lui faire prendre patience, le mariage de «ses enfants», auquel il ne supposait plus d'obstacles, maintenant qu'il avait auprès de lui ce jeune duc d'Angoulême qu'on vient de voir entrer en scène.[Lien vers la Table des Matières]

IV
FIANÇAILLES D'EXIL

Fils aîné du comte d'Artois, le duc d'Angoulême, que le roi destinait pour époux à Madame Thérèse de France, avait maintenant vingt-deux ans, c'est-à-dire trois ans de plus qu'elle. Depuis les débuts de l'émigration, il avait partagé le sort des membres de sa famille qui étaient sortis de France: en 1789, à Turin, chez le roi de Sardaigne, son aïeul maternel; en 1791, à Coblentz, où il avait fait son apprentissage militaire dans l'état-major de l'armée royale, avec son jeune frère, le duc de Berry; en 1793, à Hamm en Westphalie, où il était resté auprès de son père pour l'accompagner ensuite aux diverses étapes de sa vie errante dans les Pays-Bas, en Angleterre et finalement en Écosse. Trop jeune pour sentir vivement les épreuves de l'exil, elles avaient glissé sur lui sans modifier sa nature indolente. Longtemps il était resté enfant apathique, sans entrain, dépourvu d'initiative, d'une froideur de glacier et si différent en cela du duc de Berry, qui de plus en plus se révélait fougueux, violent, emporté, aimant le plaisir et soldat des pieds à la tête, que, quoiqu'il fût considéré comme l'héritier présomptif de la couronne, c'est à son cadet qu'était allée toute la faveur de l'armée.

Ceux-là seuls qui vivaient dans son intimité rendaient hommage à ses qualités de cœur: la droiture, la bonté, une générosité naturelle doublée d'un courage qu'il avait dans le sang et qui ne demandait qu'une occasion pour se manifester. Mais ils regrettaient qu'elles ne fussent pas égalées par ces dons de séduction qui, chez le duc de Berry, rachetaient des défauts bien autrement graves que ceux de son aîné. Ce qui caractérisait les deux frères et les faisait, au moins sur ce point, se ressembler, c'était une paresse d'esprit et une absence totale de goût pour l'étude, qui leur attiraient à tous deux, de la part du roi, les mêmes reproches.

Le roi les aimait tendrement. Ayant fondé sur eux de grandes espérances, il s'inquiétait de leur légèreté encore que leur jeunesse et leur existence si troublée pussent à la rigueur l'expliquer et y servir d'excuse. Lorsqu'il avait conçu le projet de marier Madame Royale au duc d'Angoulême, il n'avait pu se dissimuler, en lisant les lettres de sa nièce, qu'elle était, et de beaucoup, moralement supérieure au mari qu'il venait de lui choisir. Mais ce n'était pas un motif pour renoncer à une union où toutes les convenances semblaient réunies. Et puis, il se flattait de l'espoir qu'avec le temps, l'intelligence du jeune prince se développerait, que son esprit mûrirait. Il se promettait de travailler lui-même à cette œuvre d'amélioration. À cet effet, ayant fait connaître à son neveu par le comte d'Artois dans quelles conditions il disposait de sa personne et de son avenir, en préparant son mariage avec sa cousine, il avait manifesté le désir de le voir arriver auprès de lui aussitôt que les circonstances le permettraient.

On ne nous croirait pas, après ce que nous avons déjà raconté, si nous affirmions que la décision royale, quand elle parvint au duc d'Angoulême, à Édimbourg où elle était allée le trouver, eut pour effet de réveiller dans son cœur, en faveur de cette cousine dont il était séparé depuis des années, de vieux sentiments endormis. Le roman imaginé par d'Avaray pour convaincre Madame Royale que la compassion inspirée à son cousin par son infortune s'était transformée en un bel amour d'adolescent, était aussi touchant qu'ingénieux et ne pouvait manquer de vraisemblance aux yeux d'une orpheline que sa captivité solitaire avait rendue avide de tendresse. Mais ce n'était qu'un roman, et, s'il est vrai que le duc d'Angoulême eût ressenti pour la fille de Louis XVI, au cours de ses malheurs, une pitié qu'éprouvaient alors pour elle toutes les âmes sensibles, il n'est pas moins vrai que cette pitié attendît, pour se transformer en un sincère désir de lui consacrer sa vie, que le roi eût annoncé sa décision.

L'appel qu'il adressait à son neveu arrivait à celui-ci en un moment opportun. À Édimbourg, le prince se morfondait et périssait d'ennui. À plusieurs reprises, il avait demandé à son père l'autorisation de rejoindre l'armée de Condé, ou le duc de Berry, plus heureux que lui, était en train de gagner ses éperons. Mais, tantôt pour une cause, tantôt pour une autre, son départ était sans cesse ajourné. Il en gémissait, se considérait comme sacrifié et se demandait s'il serait longtemps encore condamné à une existence inactive et morose. Il accueillit donc avec tout l'enthousiasme dont il était susceptible, l'importante nouvelle que son père lui communiqua au printemps de 1796; il donna en toute liberté un consentement, que d'ailleurs il ne lui serait pas venu à la pensée de refuser, puisque le roi avait parlé, et il attendit avec impatience l'ordre de se mettre en route pour le rejoindre. Le roi ayant été chassé de Vérone et obligé de chercher un autre asile, l'exécution de sa volonté fut différée jusqu'au moment où il se fut établi à Blanckenberg.

Entre temps, le duc d'Angoulême avait été autorisé à écrire à sa cousine; elle-même lui avait répondu. De leur correspondance, il ne nous reste rien ou presque rien: deux lettres du prince et c'est tout, ce qui ne saurait surprendre quand on connaît le caractère de Madame Royale. Elle n'était pas femme à conserver pour les historiens de ses malheurs les aveux qu'elle avait reçus de son cousin, ni ceux qu'elle lui avait faits, et, très probablement, les lettres échangées entre eux au cours de leurs longues fiançailles furent détruites après le mariage. Les deux qui nous restent ne peuvent que faire regretter la destruction des autres. Elles attestent chez le duc d'Angoulême une rare délicatesse de sentiments et prouvent que, sous son apparente froideur constatée par d'Avaray, battait un cœur prompt à s'enflammer et qui, dès ce moment, s'était définitivement donné.

Écrites d'Édimbourg, l'une est datée du 3 septembre 1796, l'autre du 27 février 1797.

«Ma très chère cousine, disait la première, vous m'avez autorisé à vous écrire souvent, et c'est une permission qui m'est trop précieuse pour que je n'en profite pas. Si je ne consultais que moi, j'en ferais mon occupation de tous les jours.

«Les sentiments que mon aimable et bien chère cousine m'inspire sont tout à la fois mon bonheur et mon tourment. Je ne peux voir sans une peine bien vive tant de retardement dans l'espoir qui m'occupe sans cesse. Il me semble que c'est m'arracher des jours que je voudrais pouvoir consacrer à votre bonheur.

«Le ciel, en préservant aussi miraculeusement les jours de notre oncle de l'effroyable danger qu'il a couru[37], nous donne l'espérance que la Providence veut enfin mettre un terme aux rigueurs qu'elle a si terriblement exercées contre nous. Je vous laisse à penser, mon aimable cousine, à qui dans cet espoir général, j'adresse celui particulier que j'en conçois pour moi.

«Adieu, ma bien chère cousine, je voudrais bien que votre cœur pût lire dans le mien le tendre hommage et l'attachement éternel de votre bien affectionné cousin.»

Ce langage est encore bien réservé, bien timide. On devine les tâtonnements du jeune prince qui s'essaye au métier d'amoureux et qui craint également de déplaire en disant trop ou en ne disant pas assez. Dans la seconde lettre, il est plus maître de lui et plus audacieux aussi. Il s'exprime franchement, sans détour, encouragé sans doute par sa fiancée.

«Ma très chère cousine, si j'avais quelque influence sur la direction des postes, celle de Vienne ne serait pas aussi longtemps à transmettre vos lettres jusqu'ici. Je viens seulement de recevoir celle du 26 décembre. Il me serait assez difficile de vous dépeindre tout ce que votre aimable bonté me fait éprouver de bonheur. Il faut, ma bien chère cousine, que j'aie la bouche collée sur les lignes que votre main a tracées, pour que ce sentiment passager du bonheur arrive jusqu'à moi. Puis-je en espérer un véritable, tant que ma cruelle inaction durera, tant que je serai séparé de celle qui occupe toutes mes pensées?

«M. de Rivière, en vous parlant de moi, ne vous a pas, à beaucoup près, rendu un compte fidèle, s'il ne vous a pas dit combien cette vie inutile m'est insupportable. La gloire et mon aimable cousine sont les seules puissances capables d'animer mon existence: tout est mort pour moi hors de là. Je commence à espérer cependant que le sort, fatigué de mettre obstacle à tous mes vœux, va rompre enfin une partie de ma chaîne. Mon père, le roi qui veut bien être aussi pour moi le meilleur des pères, me donnent l'espoir que je pourrai bientôt rejoindre l'armée de Condé. Je serai sur le continent où respire ma cousine, et combattrai pour elle; et si je suis assez heureux pour conquérir quelque gloire, avec quel bonheur alors n'en irai-je pas porter l'hommage à ses pieds! Recevez avec bonté, ma bien chère cousine, celui de ma vive tendresse et de tous les sentiments qui remplissent le cœur de votre plus affectionné cousin.»

Il résulte de cette lettre que le roi avait résolu d'envoyer son neveu à l'armée de Condé et de l'y laisser jusqu'au moment où le mariage pourrait être célébré. Mais il considérait comme essentiel qu'avant tout, une rencontre eût lieu entre les fiancés; qu'il leur fût donné de se revoir, de renouer connaissance et, pour tout dire, de s'entretenir ensemble. C'était là son souci le plus pressant. Le duc d'Angoulême étant arrivé à Blanckenberg le 26 avril, le roi, dès le 1er mai, prenait ses dispositions pour l'expédier à Prague où venait d'arriver Madame Royale. Les Français menaçant Vienne, l'Empereur avait voulu mettre en sûreté les plus jeunes de ses sœurs et de ses frères. Il les avait fait partir pour la Bohême, et Madame Royale avec eux. C'est donc à Prague que le duc d'Angoulême allait retrouver sa cousine après une longue séparation, si toutefois l'Empereur ne s'opposait pas à leur rapprochement. Peut-être eût-il été prudent de s'enquérir de ses dispositions à cet égard, avant que le duc d'Angoulême ne se mît en route. Mais le roi ne s'illusionnait pas quant au mauvais vouloir de la cour d'Autriche; il craignait qu'elle n'entravât ses projets, et il pensait que le plus sûr moyen de déjouer une malveillance toujours à craindre, c'était de brusquer les choses en faisant partir son neveu sans s'attarder à solliciter l'autorisation impériale. Elle eût été peut-être refusée, tandis que, le duc d'Angoulême se trouvant à Prague, on n'oserait sans doute l'empêcher de voir sa cousine.

Son départ avait été fixé au 3 mai. Le duc de Berry, qui retournait à l'armée, devait voyager avec lui jusqu'à Leipzig. Dans cette ville, les deux frères se sépareraient. Le cadet et les gentilshommes qui l'accompagnaient se rendraient en droiture à l'armée, tandis que l'aîné, suivi du comte de Damas, se dirigerait vers Prague, en gardant «le plus strict incognito». Le comte de Damas devait emporter, avec une lettre du comte de Saint-Priest pour Mme de Chanclos, compagne de la princesse, des instructions écrites par le roi, lesquelles prévoyaient toutes les difficultés qui pourraient se produire à Prague, et même un refus de Mme de Chanclos d'autoriser l'entrevue sans avoir pris les ordres de l'Empereur:

«Arrivés dans cette ville, M. le comte de Damas ira trouver Mme la comtesse de Chanclos, lui remettra la lettre de M. de Saint-Priest, lui annoncera mon neveu et prendra avec elle les arrangements nécessaires pour que l'entrevue ait lieu le plus tôt possible. Dans le cas très invraisemblable où Mme de Chanclos s'y refuserait, M. de Damas tâcherait de se procurer un refus par écrit.»

Il devait en outre s'informer si les hostilités entre la France et l'Autriche étaient recommencées, si l'armistice durait encore ou si la paix était faite. Dans le premier cas, après une seule entrevue avec Madame Royale, il conduirait en toute diligence le duc d'Angoulême à l'armée; dans le second, le prince passerait un jour à Prague, verrait sa cousine le plus qu'il pourrait, ainsi que les membres de la famille impériale qui s'y trouvaient avec elle; dans le troisième cas, c'est-à-dire si la paix était faite, le comte de Damas ramènerait le prince à Blanckenberg.

Ces dispositions étaient définitivement arrêtées et les apprêts du voyage s'achevaient, lorsque le 3 mai, le jour même où les deux princes devaient quitter Blanckenberg, arriva la nouvelle de la conclusion de la paix, ou plutôt, de ses préliminaires entre l'Empereur et la République. L'événement obligeait le roi à modifier ses projets. Il n'y avait plus lieu d'envoyer le duc d'Angoulême à l'armée.

«Il serait ridicule qu'il y arrivât la paix faite, écrivait-il à son frère, cela pourrait même faire tenir des sots propos. Il a fait acte de bonne volonté en partant d'Édimbourg au moment où il l'a pu, lorsqu'on croyait bien plus à la guerre qu'à la paix; c'en est assez; plus serait trop. Mais si l'Angleterre sauve l'armée d'un licenciement et lui redonne de l'activité, je ne retiendrai pas notre enfant; vous pouvez vous en fier à mon amour pour lui... Quant à Berry, j'ai pensé que cet événement ne faisait que lui imposer plus strictement le devoir d'aller rejoindre ses compagnons d'armes, et il est parti cette nuit avec le comte de Damas, que j'ai pensé qu'il lui serait bien plus nécessaire à l'armée qu'à son frère, qui reste ici entre l'abbé Marie et moi. Cette séparation des deux frères a cruellement amorti la joie que m'avait causée leur réunion dans mes bras... J'ai demandé que ma nièce restât à Prague pour lui épargner l'aspect de républicains, et je crois qu'il est temps de songer plus sérieusement que jamais au mariage. Vous sentez bien que j'ai dû rompre le voyage de mon neveu auprès d'elle.»

Ainsi, non seulement l'occasion de reparaître à l'armée qu'avait si vivement souhaitée le duc d'Angoulême lui échappait, mais encore il était privé du bonheur de revoir sa cousine. Si ce fut une déception pour lui, ce n'en fut pas une pour elle; elle n'avait pas été prévenue de la visite dont le roi voulait lui faire la surprise, et on eut soin de ne lui en pas parler. En revanche, le roi lui exprima le désir de la voir résider à Prague plutôt qu'à Vienne, où la conclusion de la paix allait rouvrir aux diplomates français la ville et la cour:

«Ma tendresse pour vous m'a sur-le-champ fait penser à votre position. Je pense qu'il serait aussi inconvenant en soi-même que douloureux pour vous de vous trouver à Vienne, au moment où ceux qui, s'ils ne sont pas les meurtriers de vos parents, sont au moins leurs agents, vont pour la première fois y être publiquement admis. En conséquence, je fais demander à l'Empereur de vous laisser, jusqu'à ce que votre sort futur puisse être réglé, à Prague auprès de Mme l'archiduchesse Marianne, et je lui fais cette demande d'autant plus volontiers que je sais combien cette vertueuse princesse mérite votre tendresse par celle qu'elle a pour vous et par toutes ses belles qualités. Je crois que vous ne pouvez mieux faire que d'appuyer cette demande, et je vous y invite. Je n'ose pas, avant que l'Empereur se soit décidé, écrire à Mme l'archiduchesse Marianne pour lui demander de nouveau son amitié pour vous; mais, comme vous lui communiquerez sûrement cette idée, je vous prie de lui dire que ce sera un grand bonheur pour moi de vous savoir auprès d'elle, et de lui parler de tous les sentiments qu'elle m'inspire.»

On a vu une première fois Madame Royale n'être pas de l'avis de son oncle, refuser d'écrire à l'abbé Edgeworth une lettre destinée à être répandue en France et dire au roi en toute franchise pour quelles raisons elle ne croyait pas devoir souscrire à son désir. De nouveau cette fois, elle n'approuva pas le conseil qu'il lui donnait et ne craignit pas de le lui confesser. Elle lui était reconnaissante de la bonté qu'il avait eue de penser à sa situation. Mais cette même bonté la portait à lui parler toujours avec confiance.

«Vous désirez que je reste à Prague auprès de l'archiduchesse Marie-Anne pour ne pas voir les Français qui peuvent venir à Vienne. Vous avez raison. Je serais au désespoir de voir ces gens-là; mais cependant j'ose vous représenter que, si je retourne à Vienne, ce n'est pas pour rester en ville, mais pour aller à la campagne, où je ne vois personne et encore moins ces gens-là; il me paraît donc qu'il n'y aurait aucun inconvénient à cela. Je vous dirai encore que vous voulez bien vous intéresser à ce que l'Empereur fasse quelque chose pour moi, pour mon avenir. Là, étant près de lui, il y a plus de moyens qu'il y pense. Éloigné, on oublie souvent les gens, je pourrais bien être de ce nombre; voilà la raison que j'ose vous alléguer pour mon retour.

«Quant à rester à Prague, je sens vivement tout le prix de la bonté qui vous fait désirer que j'y reste; mais vous ne connaissez pas ma position ici. Je sais que vous ne voulez que mon bien, vous m'en donnez des preuves, ainsi je ne crains pas de vous déplaire en vous parlant avec liberté.

«J'aime assurément bien ma cousine Marie-Anne, mais je ne sais si vous savez l'état où elle est. Elle a la poitrine attaquée, est malade depuis plusieurs années, enfin est réduite à prendre le lait de femme. J'avoue que, si je reste ici, je dois être continuellement avec elle, et d'être avec une personne qui est dans cet état, je suis sûre que cela me ferait du mal; je sens que c'est une faiblesse de craindre cette maladie, mais je ne peux pas me vaincre là-dessus, et tout le monde ici trouve mon appréhension bien fondée; du reste, ma cousine me témoigne beaucoup d'amitié; mais si je restais ici, je serais obligée de vivre à ses frais, je ne sais si cela lui conviendrait. Je vous ajouterai encore que Mme de Chanclos est obligée de retourner à Vienne avec l'archiduchesse Amélie; je craindrais même qu'elle ne revienne plus; ce serait un grand chagrin pour moi de perdre la seule personne ici qui a ma confiance et à qui je dois beaucoup: voilà toutes les réflexions que j'ose vous faire, j'espère que vous les agréerez. Je finis par vous déclarer encore que je déteste tous ces Français, que je serais bien fâchée d'en voir un seul, mais que, cependant, je désire extrêmement de retourner à Vienne à la campagne et rester tranquille sans voir personne, que de rester ici par toutes les raisons que je vous ai alléguées, seulement jusqu'à ce que mon sort soit décidé. Je me fie, mon très cher oncle, à l'amitié que vous voulez bien me témoigner et au désir que vous avez de me rendre heureuse, et ne doute pas par ces raisons que vous n'écoutiez avec bonté les réflexions que j'ai pris la liberté de vous faire.»

Le roi reconnut le bien fondé des motifs allégués par sa nièce et s'y rendit sans hésiter:

«Je suis touché de la confiance que vous me témoignez: c'est une preuve de votre tendresse pour moi, et vous savez que je n'ai pas de plus douce consolation au monde. Lorsque j'ai pensé que le séjour de Prague vous serait plus agréable que celui de Vienne, j'ignorais entièrement l'état de la santé de Mme l'archiduchesse Marie-Anne. À Dieu ne plaise que je ne vous expose jamais sciemment à aucun danger, et je suis plus payé qu'un autre pour craindre pour vous celui du mal de poitrine, puisque j'en ai vu mourir successivement sous mes yeux l'aîné de mes frères, mon père, ma mère et ma grand-mère. J'abandonne donc entièrement cette idée. Fasse le ciel que l'asile de Schœnbrunn soit respecté, et que vous n'y aperceviez jamais aucun de ceux que vous redoutez avec tant de raison de voir! Je vous avoue que, tout en cédant à vos raisons, je ne suis pas tout à fait tranquille sur ce point; mais ce sera pour moi un motif de plus, dont à la vérité je n'avais aucun besoin de hâter l'instant qui doit combler tous mes vœux. Pour y parvenir plus vite, je travaille à faire régler vos intérêts. Sans doute, la présence de la personne pour qui l'on traite est en général un grand moyen de succès; mais pouvez-vous craindre d'être rangée dans la classe des absents? Ce n'est pas parce que vous êtes mon enfant, parce que je vois en vous l'unique reste des biens que j'ai perdus, parce que le ciel me semble vous avoir privée de vos parents que pour me faire devenir père; me fussiez-vous étrangère, je verrais encore en vous la personne la plus intéressante de l'univers, et l'Empereur vous a donné des marques trop touchantes de son amitié, pour que je puisse jamais craindre qu'il les démente.

«Après vous avoir rassurée sur ce point, je dois vous avouer que j'ai été véritablement peiné de ne pas trouver dans votre lettre un billet pour votre cousin; je sens bien que vous étiez pressée de faire partir l'estafette, mais quelques lignes sont bientôt écrites. La retenue est sans contredit la première vertu de votre sexe et de votre âge. Mais tout doit avoir ses bornes, et, aux termes où vous êtes, la froideur ne peut que l'affliger hors de propos. J'espère que cet oubli ou cette négligence sera bientôt réparé. Songez que voici plus que jamais le moment de jeter les fondements de votre bonheur futur, qu'il est juste de payer un peu les tendres sentiments que vous inspirez si légitimement, et soyez sûre que vous vous trouverez bien de suivre les conseils que mon âge, ma tendresse et nos malheurs me mettent en droit de vous donner.»

Madame Royale s'empressa de reconnaître ses torts.

«Vous avez raison de me dire que j'aurais dû écrire à mon cousin. Je l'ai trouvé ensuite moi-même. Mais j'avoue que j'étais si pressée de vous envoyer l'estafette, que je ne me suis donnée que le temps de vous écrire. Aujourd'hui, je joins avec bien de l'empressement une lettre pour lui.»

Le roi fut ravi de la lettre, des témoignages affectueux qui l'accompagnaient et surtout de la joie qu'elle avait causée à son neveu. «Cette joie si vive et si vraie m'a rajeuni de vingt ans,» écrivait-il à son frère. Il remercia sa nièce avec effusion. «Vous m'avez donné hier, ma chère enfant, un moment bien délicieux. Mon neveu était chez moi quand j'ai reçu votre lettre, et je n'ai pas perdu un instant pour lui donner celle qui était pour lui. Il ne m'appartient pas de vous décrire sa joie; il s'en acquitte bien mieux que je ne le pourrais faire. Je me borne à vous dire que si jamais j'avais pu douter de votre bonheur futur à tous les deux, je n'en pourrais plus douter aujourd'hui. Jugez donc combien j'ai été heureux moi-même; mais croyez que le plaisir que j'ai ressenti par rapport à mes enfants n'a nui en rien à celui que votre lettre à moi m'a causé. J'ai besoin d'aimer et d'être aimé, et la tendresse, la confiance que vous me témoignez, remplissent mes vœux. Souvenez-vous toujours que je suis votre père, et rappelez-moi souvent que vous êtes ma fille.»

En même temps qu'il se prodiguait ainsi en preuves verbales de sa tendresse pour Madame Royale, le roi, jaloux de la lui prouver aussi par des actes, se préoccupait de hâter le mariage et de se procurer dans ce but un asile plus sûr que ne l'était Blanckenberg, d'où le roi de Prusse pouvait à tout instant l'expulser. Il s'était adressé au tsar Paul Ier, dont il connaissait l'intérêt pour sa cause, pour y avoir déjà recouru avec succès, et, des pourparlers engagés entre ce souverain et lui, allait sortir l'offre qui lui fut faite quelques jours plus tard, de la ville de Yever, en Westphalie. Mais cette offre ne lui était pas encore parvenue à la date du 21 juin, et la lettre que ce même jour il écrivait au comte d'Artois témoigne de ses anxiétés quant à la question de savoir où il se réfugierait s'il était contraint de quitter Blanckenberg.

«... Je réponds actuellement à la grande question ubi relativement au mariage de nos enfants. Ce ne peut certainement pas être ici: la seule idée d'un pareil forfait ferait évanouir le très poli, mais encore plus craintif souverain qui ferme les yeux sur mon séjour dans ses États, et cependant je n'ai pas d'autre asile, et si un événement quelconque m'obligeait d'en sortir, je ne sais, à la lettre, pas où je pourrais reposer ma tête, encore bien moins où je pourrais dresser un lit nuptial. Ubi igitur? me demanderas-tu donc encore. Je ne puis franchement te donner en réponse que des aperçus. Ce ne seront point les belles phrases de l'hospitalité, de la générosité, jargon qu'on n'entend plus, quoiqu'il frappe encore les oreilles; voici ce que je puis te dire, et que je suis bien loin de regarder encore comme positif.

«Sans mettre Paul sur la même ligne que sa mère, il faut pourtant convenir que de tous les souverains, c'est le seul qui ait conservé de l'honneur. Il a de la fierté et de la sensibilité. L'une l'a porté à me traiter de roi, l'autre a ému son âme en faveur d'une union que je dirais encore, n'y fussions-nous pour rien, qui sera la plus intéressante qu'on ait jamais vue. C'est sur lui que porte ma petite espérance pour avoir un asile.

«D'un autre côté, l'évêque de Nancy mande qu'il sait de bonne part que l'Empereur travaille de lui-même à m'en faire avoir un; c'est un écoute s'il pleut, et, si on me l'offrait, il faudrait encore me dire: Timeo Danaos. Cependant il est possible que ce grillon ait par hasard un mouvement de pudeur, et il faut le voir venir. Mais je compte plus sur ce qui pourra venir de Russie, que sur ce qui viendrait de Vienne.»

En attendant une solution sur un point aussi important pour lui, le roi ne renonçait pas à procurer à son neveu et à sa nièce l'occasion de se voir. L'entrevue qu'il souhaitait n'ayant pu avoir lieu à Prague, il espérait qu'elle aurait lieu à Vienne. Saint-Priest l'avait écrit à Mme de Chanclos, et la réponse de celle-ci n'était pas pour décourager l'espoir du roi, qui lui-même en avait fait part à Madame Royale. Le comte d'Artois lui ayant envoyé une lettre pour sa future bru en le priant de le faire parvenir, il saisit cette occasion d'insister auprès d'elle.

«Je m'acquitte avec plaisir, ma chère enfant, de la commission que mon frère m'a donnée, en vous faisant passer sa lettre ci-jointe. Il l'a mise à cachet volant; j'en ai conclu que son intention était que je la lusse, et, tout sûr que j'étais de sa tendresse pour vous, j'ai été charmé d'en trouver les expressions. Je voudrais bien, comme lui, que son fils pût en être le porteur, qu'il pût vous parler un instant du sentiment dont il m'entretient toute la journée. Je le désire pour lui, à qui ce moment heureux donnerait plus de forces pour attendre celui qui fait l'objet de tous ses vœux et des miens. Je le désire aussi pour vous-même, qui verriez que je vous dis vrai, lorsque je vous parle de votre bonheur futur. J'espère que ce n'est pas tout à fait un rêve, et que l'occasion perdue à Prague se retrouvera bientôt.

«Mon frère désire que je vous parle de sa position; elle est toujours la même. Toujours fixé au poste où il est plus à portée de servir nos communs intérêts, il se console de cette espèce d'exil, en songeant qu'il est où son devoir lui commande d'être. Mais, comme vous le voyez par sa lettre, il porte, ainsi que moi, sa pensée dans l'avenir. Il voit s'avancer le jour heureux où nous serons tous réunis, et, quoiqu'il n'ait pas vu, comme moi, ces moments horribles où votre caractère s'est développé de si bonne heure d'une manière à la fois si grande et si touchante, il n'en ignore aucun détail, et, indépendamment de sa tendresse pour vous, il s'enorgueillit d'être destiné à vous appeler sa fille. Il me rend en ce moment un service, en me donnant une occasion de plus de vous parler aussi de mon amour paternel, et de recevoir des témoignages de votre amitié. C'est la plus grande consolation que je puisse recevoir, et je ne vous cache pas que je ne vois jamais arriver la poste de Vienne, sans une émotion douce ou triste suivant qu'elle m'apporte ou qu'elle ne m'apporte pas de vos nouvelles.»

Lorsque le roi mettait tant de chaleureuse persistance à marquer à sa nièce combien sa famille française avait hâte de la revoir et tout le prix qu'il attachait lui-même à une entrevue prochaine entre elle et le duc d'Angoulême, il ne pouvait supposer qu'elle ne se montrerait pas aussi impatiente que lui d'un rapprochement avec son cousin. C'est cependant ce qui arriva. À peine avertie des desseins de son oncle, s'inspirant de l'esprit de décision qui la caractérisait, elle lui exposa sans ambages les inconvénients que présenterait à son avis la visite du duc d'Angoulême.

«... Vous désirez que mon cousin vienne incognito; c'est bien difficile, pour ne pas dire impossible. À la cour rien n'est mystère, et on sait toutes les personnes qui viennent me voir. D'un autre côté, si l'on sait qui il est, et que l'Empereur ne le traite pas avec les honneurs qui lui sont dus, il commet une grossièreté, et la faute retombe sur moi, qui en suis cependant la cause innocente. Et puis, si j'ose le dire, il me paraît encore que, quand on se voit comme cela, il faut que le mariage soit bien prochain, et je crois que vous ne pensez pas au mien avant que la paix soit faite et toutes les affaires arrangées, ce qui sûrement durera jusqu'à l'hiver. Toute réflexion faite, il me paraît, quelque désir et empressement que j'aie de voir mon cousin, qu'il vaut mieux rester tranquille et attendre comment les choses s'arrangeront. Si l'Empereur s'intéresse à nous, il doit s'occuper de vous dans sa paix, et, si j'ose le dire, de moi aussi. Si la paix vraiment est faite, elle doit être bientôt déclarée. Si elle n'est pas faite, je crois que votre dessein est d'envoyer mon cousin à l'armée de Condé. Que nous servirait alors de nous connaître? Je suis persuadée de tout le bien que vous en dites; mais je crois qu'il faut attendre encore avec patience; la position actuelle ne peut durer longtemps. Les affaires doivent bientôt s'éclaircir tant en France qu'ici. Alors, quand j'aurai le bonheur de vous être réunie, j'aurai celui aussi de renouveler la connaissance de mon cousin, dont je me souviens encore quoiqu'il y ait près de huit ans que je ne l'ai vu. Je ne doute pas que depuis, l'école du malheur et la bonne éducation qu'il a reçue de M. de Sérent n'aient contribué à le rendre aussi bien qu'on le dit.

«Je vous demande pardon, mon très cher oncle, de toutes ces réflexions; mais la tendresse que j'ai pour vous et pour ma famille me font parler avec franchise quand il s'agit de leurs intérêts.»

Malgré ces raisons, et encore qu'il en eût reconnu la sagesse et ne pût les désapprouver, le roi ne se tint pas pour battu. «Ce n'est plus de moi qu'il dépend, répondit-il, que votre cousin aille vous faire une visite... Cela dépend entièrement de la volonté de l'Empereur. Si Sa Majesté Impériale y trouve de l'inconvénient, nous abandonnerons cette espérance comme nous en avons abandonné beaucoup d'autres, non plus flatteuses, mais qui paraissaient plus prochaines. Mais, si ce prince y donnait son consentement, quelque charmé que je sois de votre réponse, je sens qu'il me serait impossible de me refuser à la juste impatience de mon neveu, et je suis bien sûr que personne n'y pourrait trouver à redire.»

La question restait donc en suspens, confiée au zèle de Mme de Chanclos, qui promettait d'en entretenir l'Empereur dès son retour à Vienne. Disons, pour n'y plus revenir, que l'Empereur, qui ne rentra dans sa capitale qu'à la fin de septembre, approuva d'autant moins le projet du roi que l'événement qui s'était accompli le dix-huit fructidor à Paris lui commandait plus de circonspection dans toutes les circonstances susceptibles d'attirer l'attention du Directoire, et qu'il considérait comme impossible que le duc d'Angoulême arrivât et séjournât à Vienne incognito. En transmettant sa réponse au roi, Madame Royale répéta ce qu'elle avait déjà dit. Le moment n'était pas favorable. Il convenait d'attendre les événements. «Je me perds quand je veux découvrir dans l'avenir. Il me paraît que tout va toujours plus mal, et à peine a-t-on un moment d'espoir que, tout de suite, les choses redeviennent plus mal comme à présent, car il y avait bien de quoi espérer. Les émigrés et les prêtres rentrant en France, tout paraissait aller bien. À présent, je crois qu'on y est plus mal que jamais. C'est une chose terrible.»

Le roi ne pouvait que se résigner. Mais, sans rendre sa nièce responsable de la réponse de l'Empereur, il s'inquiéta de l'empressement qu'elle mettait à approuver la décision impériale, et le soupçon qu'à Vienne, on n'eût pas renoncé à «autrichienniser» Madame Royale, de nouveau s'empara de lui et de d'Avaray.[Lien vers la Table des Matières]

V
DISSENTIMENTS PASSAGERS

Au cours de ces incidents, le roi ne perd pas de vue les intérêts matériels de sa nièce et les dispositions à prendre pour assurer des ressources au futur ménage. Pour faciliter l'union qu'il désire si vivement, il a le droit de compter sur l'Autriche. Il voudrait espérer que la cour impériale ne refusera pas de venir en aide à la fille de Marie-Antoinette. Mais il connaît l'égoïsme de cette cour; il la sait intéressée et avide; il se demande s'il pourra obtenir d'elle tout ce qu'il en attend, c'est-à-dire une pension annuelle et une avance pour payer les frais d'établissement, sans parler de la restitution des diamants de la feue reine, qu'elle a pu expédier hors de France avant son incarcération, et de diverses sommes qui lui étaient encore dues, au moment de sa mort, sur la succession de sa mère. Toutefois, quel que doive être le résultat des démarches dont est chargé son représentant à Vienne, Mgr de La Fare, évêque de Nancy, il n'y subordonne pas l'union de ses enfants. Il ne négligera rien pour que le succès couronne ses demandes, pour obtenir aussi de nouveaux secours des Bourbons d'Espagne et des Bourbons de Naples en faveur des époux. Mais qu'il y réussisse ou qu'il y échoue, le mariage se fera, car il faut qu'il se fasse, et s'il ne peut offrir à sa nièce que la misère et l'exil, il la connaît trop bien pour supposer qu'elle s'en effrayera.

«Je suis très persuadé, lui écrit-il le 28 juillet, que nos parents s'occuperont de pourvoir à votre existence en attendant un temps plus heureux. Je croirais même leur faire une injure mortelle en me permettant un doute à cet égard. Mais j'ignore ce que leurs moyens leur permettront de faire et du plus ou moins, j'y suis parfaitement résigné. Il y a longtemps que je ne sais plus même ce que c'est que l'aisance. Je ne la regretterais que par rapport à mes enfants. Mais mon neveu est accoutumé à la même vie que moi, et vous, ma chère enfant, puis-je oublier celle que les bourreaux de votre famille vous ont fait mener depuis si longtemps? Mon plus grand regret est de ne pouvoir fixer l'époque de notre bonheur à tous. Mais j'espère avoir bientôt un asile fixe, et, quel qu'il soit, il sera toujours préférable à la Tour du Temple, et la tendresse que nous vous portons vous dédommagera des vingt mois que vous avez passés seule dans cet affreux séjour.»

La résignation qu'atteste cette lettre et le pessimisme qu'elle trahit sont plus apparents que réels, car le roi est à ce moment convaincu qu'à défaut de ses parents, le tsar lui viendra en aide. Assuré déjà d'un asile à Yever, en Westphalie, il ne doute pas que ce prince généreux ne lui procure aussi des ressources pour y vivre décemment avec sa famille. Il suffira, le roi le croit, de demander pour obtenir, et en ce même mois de juillet, Saint-Priest part pour la Russie[38], chargé de diverses requêtes pour le souverain moscovite, parmi lesquelles la plus recommandée au messager qui doit les présenter est celle qui a trait aux moyens de faciliter le mariage de Madame Royale avec son cousin. Ces moyens, dans la pensée du roi, doivent résulter d'une entente entre le cabinet de Vienne et celui de Saint-Pétersbourg, et cette entente se fera si le tsar le veut.

Les choses en sont là lorsqu'il lui revient, par une voie détournée, qu'à Vienne sa nièce s'inquiète de voir qu'en négociant la paix avec la France, le gouvernement autrichien ne songe pas à stipuler une indemnité pour elle. Il s'étonne,—et il le lui dit,—qu'elle puisse penser à recevoir quoi que ce soit des bourreaux de ses parents. Elle ne doit désirer que le bouleversement de la République.

«Qui peut en douter, réplique-t-elle, que je ne désire autre chose que la ruine de cette puissance usurpatrice? Assurément je la déteste par toutes ses horreurs, et mon intérêt même, si je n'avais pas d'autre sentiment que celui-là, me force de désirer sa ruine. Quant à être comprise dans le traité, j'avoue que je désire que l'Empereur fasse quelque chose pour moi, pour pouvoir vivre indépendante de la République surtout, et même d'aucunes puissances quelconques. Je n'aime pas à être à charge, et je trouve que dans ce moment-ci, on ne peut compter sur aucun de ses alliés. Je crois même que vous n'avez pas à vous louer de ceux d'Espagne. Voilà pourquoi je trouve que, ne pouvant compter sur personne, il vaut mieux vivre indépendante. Voilà les raisons qui me font souhaiter que l'Empereur fasse quelque chose pour moi, dans son traité avec la France. Mais, de la République, je n'attends rien au monde; je la déteste autant que je le dois.»

«J'ai reçu, ma chère enfant, votre lettre du 25 juillet, lui répond son oncle, et, pour aller tout de suite à l'article le plus intéressant pour mon cœur, Dieu me garde de supposer que vous puissiez jamais vous abaisser jusqu'à consentir à recevoir la moindre chose de ces monstres; je connais trop bien l'élévation de votre âme. Mais j'ai dû vous dire ce que je vous ai dit, parce que je connais la méchanceté des hommes et que d'autres que moi auraient pu faire cette odieuse supposition. Mais personne ne désire plus vivement que moi que l'Empereur s'occupe de vos intérêts dans le traité qu'il va conclure, et je reconnais avec un plaisir que je ne saurais vous exprimer, la justesse de votre esprit dans les réflexions que vous me faites sur la nécessité de vivre indépendants. Quant à l'habitation, ce que nous pouvions désirer de mieux était de la tenir de l'Empereur de Russie. L'asile qu'il m'offre est la principauté de Yever, en Westphalie, à la rive gauche et pas bien loin de l'embouchure du Weser, à quelques lieues de Bremen. Vous imaginez bien que je l'ai acceptée avec reconnaissance; cependant je ne puis pas y aller encore, cela serait imprudent tant que les patriotes auront des troupes à la rive droite du Rhin et même en Hollande; mais, quand ces pays seront libres, je ne pourrai moi-même l'être davantage que chez le digne fils de Catherine II.

«Vous me dites que vous imaginez que mon neveu m'y suivra; sans doute; mais pensez-vous que, lorsque la paix générale, ou du moins notre sort assuré, me permettra de prendre une habitation fixe, en attendant des moments plus heureux, je puisse n'y pas rassembler autour de moi tout ce qui m'est cher? J'ignore si le séjour de Yever est agréable; mais je sais qu'avec mes enfants tout sera pour moi le paradis terrestre, et je serais trop malheureux si je croyais que vous ne pensassiez pas de même. Mais ce serait chercher à se tourmenter inutilement que de concevoir de pareilles idées, et, si je désire que vous me rassuriez contre elles, ce n'est que pour avoir un témoignage de plus d'une tendresse à laquelle mon bonheur est attaché.»

Pour achever de calmer sa nièce, il redouble d'attentions et de prévenances. Le 1er août, elle reçoit de lui, par l'entremise de La Fare, «un charmant habit de linon brodé. Ce n'est pas l'ouvrage, quoiqu'il soit très joli, qui me fait plaisir, mais c'est qu'il vient de votre part.» Puis, il lui fait espérer un portrait de Marie-Antoinette; il lui promet le sien, celui du duc d'Angoulême, qu'elle attend avec d'autant plus d'impatience qu'elle pose en ce moment devant un peintre viennois afin que son fiancé possède son image. Du reste, le désir qu'elle exprime à cet égard ne signifie nullement qu'elle soit pressée de se marier. Elle a déjà dit qu'elle préfère attendre. La lettre dans laquelle son oncle lui a rappelé les cruels souvenirs de la Tour du Temple lui fournit l'occasion de le répéter.

«Il ne suffit pas, mon très cher oncle, d'être dans la Tour du Temple pour être malheureuse. Assurément, il n'y a rien de pire qu'une prison. Mais les pertes que j'ai faites suffisent pour me rendre toujours malheureuse, surtout si je devais y joindre le juste reproche avec le temps de faire encore des malheureux. C'est ce qui me persuade que vous ne voulez pas songer à mon mariage avant que la paix ne soit faite définitivement et que toutes les affaires ne soient arrangées, et que l'on sache positivement ce que les miens et moi-même avons à craindre ou espérer. Voilà ma façon de penser. Je suis persuadée que c'est la vôtre. Vous êtes trop juste et trop raisonnable pour regarder les choses à un autre point de vue que celui-là.»

Cette expression nouvelle d'une volonté que, à plusieurs reprises déjà, le roi a vue se dresser devant la sienne, ne laisse pas de lui déplaire; mais il aime trop sa nièce et tient trop à la ménager pour laisser percer son mécontentement. Sa réponse est affectueuse, quoique brève.

«Je sais très bien, ma chère enfant, que ce ne sont pas les murs d'une prison qui font le malheur: j'ai recouvré ma liberté, et les plaies de mon cœur n'en sont pas moins vives; mais séjour pour séjour, il n'y en a pas qui ne soit préférable à une prison. Je ne crois pas que vous puissiez concevoir l'idée que je veuille vous rendre malheureuse, ni par vous-même, ni par d'autres êtres qui ne me sont pas moins chers qu'à vous: cette idée serait trop offensante pour moi. C'est au contraire votre bonheur qui est le principal objet de mes vœux. Fiez-vous à ma tendresse pour fixer l'époque de ce qui doit le plus y contribuer. Si je n'avais écouté que le désir de mon cœur, cette époque serait déjà arrivée. Mais s'il ne dépend pas tout à fait de moi de la hâter, du moins mes souhaits les plus ardents, et je puis dire aussi ceux de tous les bons Français, ne cesseront de l'appeler.»

Bien que ce langage donnât toute satisfaction à Madame Royale, elle n'en conserva pas moins l'impression qu'on avait cherché à peser sur sa volonté pour précipiter la conclusion d'un mariage auquel elle était plus résolue que préparée, et qu'elle entendait ajourner encore. Ce fut le premier nuage qui s'éleva entre elle et le roi, le premier et, hâtons-nous de le dire, le seul. Il allait être promptement dissipé. Mais, en attendant, il eut pour effet d'éveiller l'attention de la princesse sur diverses circonstances qui ne l'avaient pas encore frappée et qui maintenant, en se groupant dans sa pensée, constituaient à ses yeux une preuve de négligence envers elle.

Elle n'accusait ni le roi, ni le duc d'Angoulême, ni la reine, qui était alors à Budweiss, en Bohême, ni ses grand'tantes réfugiées à Naples: ceux-là lui écrivaient régulièrement. Mais, en dix-huit mois, elle n'avait reçu qu'une seule lettre du comte d'Artois, aucune de la comtesse d'Artois qui résidait à Turin, ni du duc de Berry et pas davantage de ses cousins d'Espagne. La reine de Naples était restée longtemps aussi avant de lui donner une marque d'intérêt et de souvenir. Elle en concluait qu'elle était, de la part d'une partie de sa famille, l'objet d'une indifférence blessante. Ce qui contribuait encore à le lui prouver, c'est qu'on ne l'informait qu'accidentellement des événements qui pouvaient l'intéresser; elle n'était tenue au courant de rien. Le plus souvent, c'est par les gazettes ou par des visiteurs qu'elle apprenait les détails qui regardaient ses proches, et en se le rappelant, elle y puisait la crainte d'être comptée pour peu de chose.

À ces griefs, que ses parents d'Autriche, loin de les combattre, se plaisaient à grossir, vint s'en joindre un autre qui acheva de la mécontenter. Le 22 août, le duc d'Angoulême, se promenant autour de Blanckenberg, tomba de cheval et se cassa la clavicule. Elle l'apprit à peu de jours de là en lisant un journal. Elle fut profondément blessée de n'avoir pas été avertie par le roi, ce qu'elle considérait comme un manque d'égards, et d'autant plus humiliée que la famille impériale ne manqua pas de le lui faire sentir. En réalité, il n'y avait de coupable que la poste, car le roi avait écrit à sa nièce quelques heures après l'accident. Mais elle ne put s'en convaincre que lorsque la lettre de son oncle lui parvint, avec un retard de plusieurs jours, le 2 septembre, et lui apporta des nouvelles du blessé.

«J'ai reçu hier, ma chère enfant, votre lettre du 12, et j'ai remis à mon neveu celle qui était pour lui. Jugez de la douleur qu'il éprouve d'être obligé de se remettre à moi pour répondre à une lettre si aimable; mais il y est forcé. Ce matin, une chute de cheval, qui aurait pu être beaucoup plus dangereuse, lui a cassé la clavicule. Cet accident ne l'a pas empêché de faire à pied une lieue, et, comme son bon cœur ne se dément jamais, au lieu d'aller chez lui se faire panser, il est venu lui-même m'en apporter la nouvelle, afin que, l'ayant vu avant de savoir ce qui lui était arrivé, mon inquiétude fût moindre. Mon chirurgien, qui est très bon, l'a pansé d'abord après; la fracture est simple, et j'espère que la guérison n'en sera pas bien longue: mais l'opération ne pouvait pas ne pas être douloureuse. Je n'ai pas eu le courage d'assister au moment le plus douloureux. Je suis arrivé à la fin du pansement, et son courage simple et calme aurait pu, si je n'avais rien su d'ailleurs, me faire croire qu'il était tout uniquement à sa toilette. On l'a saigné par précaution, et il est aussi bien que son état peut le comporter.

«Mais si son physique est en mauvais état, son moral est, grâce à votre lettre, dans un état bien différent, et son seul regret est de ne pas vous exprimer lui-même son bonheur.

«—Peignez bien, mon cher oncle, m'a-t-il dit, peignez bien à mon aimable cousine tous les sentiments dont j'ose à peine l'entretenir. Elle veut bien désirer de contribuer à ma félicité; elle ne sait pas combien elle y réussit par ce seul désir. C'est à moi de désirer de contribuer à la sienne, et tous mes jours, tous mes instants y seront consacrés sans réserve. Je sens bien vivement, j'ose même interpréter en ma faveur ce qu'elle me dit de votre amitié pour moi. Les cruels exemples qu'elle a eus sous les yeux ont sans doute contribué à redoubler son courage; mais si le mien faiblissait jamais, ce serait auprès d'elle que j'irais chercher un modèle, et le désir d'être toujours digne d'elle suffirait pour me faire bannir toute pensée indigne de moi.

«Voilà, mot pour mot, ce que j'ai entendu de sa bouche, il n'y a pas une heure; mais je voudrais vous peindre l'expression avec laquelle ces paroles m'ont été dites: elles vous feraient la même impression.»

Quelle que fût très probablement la part de l'éloquence coutumière du roi dans la tirade passionnée de son neveu, elle était bien faite pour dissiper les griefs de Madame Royale et apaiser son ressentiment. Sa réponse démontre qu'elle en avait fait aussitôt litière. Elle remerciait son oncle de lui avoir écrit «tout de suite», et son cousin d'avoir «au milieu de ses douleurs» pensé à elle. «Mais j'oserai vous prier, mon très cher oncle, de lui défendre de m'écrire jusqu'à ce qu'il soit complètement rétabli, la tranquillité lui étant absolument nécessaire. Je suis charmée du courage et de la tendresse qu'il vous a marqués, faisant encore une lieue après cet accident, pour aller vous trouver; je compatis bien aux douleurs qu'il doit ressentir et espère qu'il sera bientôt guéri.»

Il semble bien, à lire ces propos, qu'ils eussent dissipé le nuage. Mais un peu de négligence du côté de Blanckenberg à transmettre des nouvelles ultérieures le ramena. On l'aperçoit dans une lettre qu'écrivait la princesse quinze jours plus tard, en réponse à celle qu'elle venait de recevoir de son oncle au retour d'un pèlerinage qu'elle avait fait à un sanctuaire à la Vierge, situé «à neuf postes» de Schœnbrunn: «Je commençais à être inquiète ne recevant pas de nouvelles; j'ai même demandé à l'évêque si vous ne lui aviez rien mandé à ce sujet. Mais il m'a paru très surpris quand je lui ai dit cela, et ne m'a pas paru instruit de l'accident.»

Au bout de peu de temps, le duc d'Angoulême fut entièrement rétabli. Un mot du roi glissé dans une lettre en prévint la fiancée, mais avec si peu de détails qu'elle soupçonna qu'on ne lui disait pas toute la vérité. Elle craignait que son cousin ne fût resté estropié. Elle n'osa cependant faire part au roi de ses craintes. Il n'en est pas moins vrai que, durant la période dont nous racontons les incidents, il s'inquiéta plus vivement qu'il ne l'avait fait jusque-là des dispositions de sa nièce. Il ne trouvait plus dans ses lettres «le style d'une résolution aussi fixe et aussi déterminée qu'elle semblait l'être à sa sortie de France». Confident de ses inquiétudes, d'Avaray, qui les partageait, fut d'avis de tout faire pour savoir si elles étaient ou non fondées.

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