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Histoire de l'Émigration pendant la Révolution Française. Tome 2: Du 18 fructidor au 18 brumaire

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Dumouriez n'en persistait pas moins dans l'espoir d'être traité favorablement. Il activait ses démarches. Il avait supplié Louis XVIII d'être auprès de Paul Ier l'interprète de son désir. Il s'était fait présenter par Thauvenay au comte de Mouravief, ministre de Russie à Hambourg. Il s'efforçait d'intéresser ce diplomate à sa cause. Il le voyait fréquemment, l'entretenait de ses projets. Pour gagner sa confiance, il lui communiquait les renseignements que, par Fonbrune ou d'Angély, il recevait sur ce qui se passait chez Reinhart, le ministre de la République française. Il employait encore d'autres influences. Mme de Beauvert, qui vivait avec lui, écrivait à son frère Rivarol pour obtenir qu'il contribuât «à tirer Dumouriez de son obscurité[96]». Mais cette activité se déployait sans profit.

À la fin d'octobre, Dumouriez recevait de Saint-Priest une nouvelle lettre datée du 6 du même mois, en réponse aux siennes et qui met en lumière le véritable caractère des relations de Louis XVIII avec Paul Ier.

«Il faut voir notre inconcevable position pour la comprendre, écrivait Saint-Priest, et je ne pourrais sûrement vous dépeindre à quel point nous sommes entravés ici. Mais croyez sur ma parole qu'on ne nous communique de Pétersbourg que des vues générales, encore avec parcimonie, parce qu'il ne nous est permis d'avoir personne sur les lieux pour y parler de nos affaires[97], et que tout est borné à des lettres directes entre les deux grands personnages, dont l'un doit sacrifier des détails pour être lu et obtenir des réponses très sommaires. Il est étonnant que, malgré tant de réticences, nous ne puissions mettre en doute la bonne et sincère intention du tsar de rétablir le roi sur son trône le plus tôt possible. Il y serait déjà probablement, si la cour de Vienne n'avait préféré d'aller pied à pied pour s'assurer de l'Italie et se mettre à l'abri d'un revers. Actuellement qu'elle possède toute la partie septentrionale, elle veut avoir le temps de pétrir la pâte qu'elle a sous la main, afin de s'arrondir à sa guise en Italie, et probablement en Allemagne, en revenant à l'échange de la Bavière contre les Pays-Bas. C'est en conséquence, qu'elle voudrait remettre au printemps l'entrée en France. Mais il faut espérer que Souvarof ira plus vite en Suisse qu'elle ne le présume et que la saison se prêtera à ses efforts, quoiqu'il y ait peu d'apparence de succès cette année. Dieu sait comment Willot pourra pénétrer jusqu'au général russe. Nous avons écrit à Saint-Pétersbourg, mais sans grand espoir qu'on y fasse attention.»

Saint-Priest conseillait donc à Dumouriez d'écrire directement à l'Empereur de Russie pour se mettre à ses ordres et de l'avertir qu'il envoyait à Louis XVIII copie de sa lettre, ce qui permettrait à ce dernier de l'appuyer: «Sans cela, ajoutait Saint-Priest, nous ne pouvons pas nous servir de vous ouvertement, crainte qu'on le trouve mauvais à Pétersbourg, car il faut que vous sachiez qu'on veut bien s'occuper de nous, mais qu'on nous traite comme des enfants qu'on soigne sans leur faire part des moyens ni les consulter sur le choix... Je dois vous dire, pour ajouter à nos embarras, que celui du manque d'argent n'est pas petit. Nous espérons à une ressource prochaine, et elle viendrait à temps pour votre voyage de Russie, s'il avait lieu. Mettez toute votre adresse à faire naître à l'Empereur l'envie de vous voir, mais n'y mettez du nôtre que ce qu'il faut pour montrer que vous êtes dévoué à la cause royale sans paraître entrer dans nos vues d'opérations.»

La vieille expérience de Saint-Priest donnait à ses avis une autorité à laquelle Dumouriez se serait rendu sans hésiter, si déjà, obéissant à sa propre inspiration, il ne les avait devancés. Quand il reçut la lettre que l'on vient de lire, il en avait remis une à Mouravief à l'adresse du tsar. Mouravief s'était empressé de l'expédier à Saint-Pétersbourg. Le roi, qui en avait reçu copie, l'appuya dans les termes suivants:

«Le général Dumouriez m'a fait passer, comme il l'annonce à Votre Majesté Impériale, copie de la lettre qu'il a pris la liberté de lui écrire. C'est à la sagesse de Votre Majesté Impériale à juger si la proposition qu'il fait d'aller se mettre à ses pieds est convenable, et si son accès auprès de la cour de Danemark, ses liaisons avec le prince Charles de Hesse, ses connaissances militaires et politiques en général, celles qu'il possède en particulier sur le théâtre de la guerre actuelle, et les partisans que sa réputation est en état de lui faire, peuvent le rendre utile au succès de la cause que Votre Majesté Impériale défend avec tant de grandeur d'âme. Mais je ne puis me refuser à lui rendre le témoignage qu'il invoque. Je crois son retour à ses devoirs d'autant plus sincère qu'il a été volontaire et nullement provoqué. J'en ai consigné la preuve dans la lettre qu'il cite avec beaucoup trop d'éloges; je l'ai mandé dans le temps à Votre Majesté Impériale, et je le lui répète bien volontiers aujourd'hui.»

Malheureusement pour la cause du roi, ces lettres arrivèrent à Saint-Pétersbourg en même temps que de très graves nouvelles du théâtre de la guerre. Dans la journée du 19 septembre, le général Brune, chargé de défendre la Hollande contre les quarante mille Anglo-Russes que commandait le duc d'York, les avait chassés de leur position d'Alkmaer, en leur faisant subir de terribles pertes, bloqués dans les dunes et si rigoureusement enserrés de toutes parts, qu'il ne leur restait d'autre issue qu'une capitulation[98].

Six jours plus tard, le 26 septembre, sur un autre point de l'Europe, à Zurich, Masséna mettait en déroute les armées de Russie et d'Autriche, placées sous les ordres de Korsakof. Puis, tirant admirablement parti de ces avantages, il s'était porté à la rencontre de Souvarof, qui arrivait d'Italie; il lui avait infligé une sanglante défaite, vengeant ainsi les récents échecs de nos armes à la Trebia et à Novi, et changeant la face de la guerre.

Douloureusement surpris par ces revers inattendus, Paul Ier, qui croyait Souvarof invincible, les avait attribués à la mauvaise foi de ses alliés autrichiens. Sous l'empire de sa colère, il s'était brusquement décidé à rappeler ses armées, à déserter la coalition. Ses ordres venaient de partir quand lui parvinrent la lettre de Dumouriez et celle du roi. Il ne pouvait être en ce moment question d'y répondre. Loin d'accorder sa protection aux généraux de Louis XVIII, il ne cherchait qu'à se désintéresser des hostilités engagées contre la France. «J'ai fait la guerre pour l'honneur et pour la bonne cause, écrivait-il le 21 octobre au prince de Condé, en lui ordonnant de ramener ses troupes en Wolhynie. Mais je cesse dès que je m'aperçois que mes efforts, au lieu de rétablir le repos et la paix, produiraient de nouveaux malheurs, en favorisant les desseins d'un allié ambitieux et insatiable. Mais, pour abandonner à son mauvais sort la maison d'Autriche, je n'en reste pas moins l'ami et l'allié fidèle du roi d'Angleterre. Je prévois d'avance combien le contenu de cette lettre fera de la peine à Votre Altesse Sérénissime. Mais, en servant la cause des souverains, je ne dois pas perdre de vue la sûreté et le bonheur de l'empire que je gouverne, dont je saurai rendre compte à Dieu et à tous mes sujets.»

Les dispositions que révélait cette lettre n'étaient pas faites pour laisser croire que le tsar donnerait suite aux ouvertures de Dumouriez. S'il retirait à la coalition son influence et l'appui de ses armes, ce n'était pas, on devait le supposer, pour favoriser des conspirations ou des intrigues, ni pour abaisser son intraitable orgueil jusqu'à servir par des moyens cachés, presque honteux, la cause qu'il abandonnait avec éclat. Sa décision constituait donc pour cette cause un désastre non moins redoutable que celui des armées impériales. Elle enlevait au roi son appui le plus sûr, le plus loyal, le plus désintéressé. Elle donnait carrière aux ambitions des autres alliés. Elle rendait à brève échéance la paix inévitable.

Il est au moins étonnant que Louis XVIII, en ce moment critique, alors que tout semblait irréparablement compromis, ait puisé dans ses appréhensions mêmes l'énergie d'une suprême tentative en faveur de Dumouriez. Il la fit cependant. Une nouvelle lettre de lui alla porter à Paul Ier la preuve de ses irréductibles espérances; et ce qui n'est pas moins fait pour surprendre, c'est qu'à cette démarche, au succès de laquelle le roi ne croyait peut-être pas, Paul fit droit aussitôt. Il donna l'ordre de mander Dumouriez à Saint-Pétersbourg, et d'en avertir Louis XVIII, à qui cet avis rendit courage. On le devine dans la lettre, touchante à force d'être naïve, qui manifestait sa reconnaissance: «L'attention que Votre Majesté Impériale veut bien donner au projet du général Dumouriez réveille mes espérances, puisque ce projet ouvre un nouveau champ aux généreuses intentions de Votre Majesté Impériale, et ce qui vient de se passer à Paris ne fait que me donner une nouvelle ardeur de me montrer digne de la décoration qui nous est commune. Je laisse à la sagesse de Votre Majesté à juger s'il ne serait pas à propos de mettre son frère d'armes Louis XVIII en présence du consul Bonaparte.»

Paul Ier n'exauça pas plus la prière nouvelle de «son frère et cousin» qu'il n'avait exaucé les précédentes sur le même objet. Le roi, dépouillé de toute initiative, de tout moyen d'action, n'osant plus compter sur la réalisation des plans de Willot, se résigna à attendre les effets du voyage de Dumouriez et ceux de la mission de l'abbé de La Marre et de Royer-Collard auprès du général Bonaparte, dont, au même moment, on venait d'apprendre le retour d'Égypte; il avait, à l'improviste, débarqué le 9 octobre à Fréjus, et, le 16 du même mois, il était arrivé à Paris. Quoique le roi n'accordât qu'une médiocre confiance aux pourparlers qu'il espérait voir ses agents engager avec lui, il y attachait encore quelque prix. Il n'y renoncerait qu'après s'être assuré que le héros des Pyramides était irréductible.

Peut-être aussi, se flattait-il encore que le tsar n'abandonnerait pas la coalition où l'Autriche s'efforçait de le retenir. C'est le 13 novembre que l'ambassadeur autrichien en Russie, le comte de Cobenlz, avait fait connaître à sa cour la décision de Paul Ier. Il recevait aussitôt l'ordre d'agir pour modifier la volonté du tsar. Mais ce dernier, excité par les plaintes de Souvarof contre les généraux autrichiens, résistait à toutes les tentatives de Cobenzl. Dans ses lettres à Colloredo, Cobenzl déplorait les maladresses commises par ces généraux. Il demandait à son gouvernement de se prêter aux fantaisies et aux caprices du tsar. Le 10 décembre, il écrivait: «À présent, sa grande marotte est l'ordre de Malte. Quelque ridicule, quelque illégal que soit tout ce qui s'est passé ici à cet égard, je crois qu'il n'y a pas à hésiter un instant pour nous d'y adhérer complètement, et de nous faire même un mérite de notre complaisance. Il est surtout essentiel d'éviter avec le plus grand soin qu'il ne se passe rien, ni dans les pays héréditaires, ni partout où nous pouvons avoir de l'influence, de contraire aux intentions maltaises de Russie.» En même temps, sur le conseil de Cobenzl, l'Autriche hâtait le mariage d'un de ses archiducs avec une des filles de Paul, pour rétablir l'alliance politique compromise. Mais ces efforts furent vains. Cobenzl usa son influence sans profit. En moins de six semaines, il ne lui restait rien de la faveur dont il avait joui auprès du tsar, et sa situation devenait si précaire, qu'il demanda son rappel en disant: «La vie que je mène tient d'un exilé, d'un prisonnier ou d'un proscrit.»

Il n'y avait donc rien à attendre de ce côté. Mais Louis XVIII s'en était pas positivement averti, et ses espérances, quoique bien ébranlées, s'alimentaient encore de tout ce que pouvait produire d'imprévu la situation compliquée et confuse dont, à la distance où il se trouvait des événements, il ne pouvait se rendre compte que d'une manière imparfaite. Un nouvel événement allait tout à coup détruire de fond en comble ses dernières illusions. Dans les derniers jours de novembre 1799, on apprenait à Mitau que le 9 du même mois (dix-huit brumaire), Bonaparte avait vengé les victimes du dix-huit fructidor, en arrachant le pouvoir aux mains débiles qui le détenaient, et en fondant, sur les ruines du Directoire et du Corps législatif, un gouvernement dont il s'était proclamé le chef.[Lien vers la Table des Matières]

VIII
LE CONSEIL ROYAL ET SA MISSION

Chargé du paquet qu'il devait remettre à l'abbé de La Marre, le marquis de Rivière avait quitté Mitau le 20 décembre pour se rendre en Angleterre. Mais, quand il était arrivé à Londres, de La Marre ne s'y trouvait plus. Reconnaissant l'impossibilité de s'occuper utilement dans cette capitale des affaires du roi, il avait pris le parti de passer en France. Rivière n'avait donc pu s'acquitter de son message; il avait même dû renoncer à le faire parvenir à son destinataire, ayant appris qu'après un séjour de quelques semaines à Paris, celui-ci s'était mis en route pour la Russie. Par suite de ce contretemps, les lettres, les instructions et les pouvoirs élaborés avec tant de soins se trouvaient sans emploi immédiat. En fait, on n'en parla plus, la course de l'abbé de La Marre auprès du roi les ayant, comme on va le voir, rendus inutiles.

C'est à la fin de janvier 1800 qu'il débarquait à Mitau, où il avait fait une apparition au mois de février de la précédente année. Il y revenait pour soumettre au roi de nouveaux projets dont ses passages en Angleterre et en France, ses conversations avec des royalistes, ses observations personnelles, lui avaient démontré la nécessité.

En Angleterre, il avait constaté de nouveau l'incapacité et l'étourderie des entours de Monsieur, leur morgue, leur vanité, leurs indiscrétions, leurs rivalités, leurs défiances envers les meilleurs serviteurs du roi, leur incessant besoin de tout savoir, de tout absorber, de tout diriger; leur prétention à imposer leur volonté à tous les émigrés résidant en Angleterre, à imposer une défense absolue à ceux qui songeaient à rentrer en France; leur dédain pour l'autorité royale, qu'au fond de la Russie, le roi, disaient-ils, ne pouvait exercer et qu'il devait abandonner entièrement à son frère.

Parmi les plus agités et les plus dangereux de ces personnages, il citait Mgr de Conzié, évêque d'Arras, dont les propos, révélateurs de son imprévoyance, des folles ardeurs de son royalisme, compromettaient à tout instant Monsieur, qui lui avait accordé sa confiance. Il confirmait ce que l'on ne savait que trop à Mitau, c'est qu'il existait à Londres, grâce à la faiblesse de Monsieur et sous son patronage, un parti d'opposition toujours appliqué à contrecarrer les vues personnelles du roi, à dénigrer ses agents, à entraver les mesures qu'il ordonnait de son propre mouvement, sans avoir pris au préalable l'avis de son frère. C'est ainsi qu'au moment où le roi négociait en Russie pour être autorisé à marcher à la tête de l'armée de Souvarof, qui devait opérer en Suisse, Monsieur, dans le but de s'y faire envoyer, négociait de son côté avec l'Angleterre, bien qu'il eût été antérieurement convenu que c'est dans les provinces françaises de l'Ouest qu'il s'efforcerait d'aller.

Quand de La Marre était arrivé à Londres, il avait constaté avec surprise et regret que le secret du projet concernant Bonaparte, et dont Monsieur seul avait reçu la confidence avec l'instante prière de ne le communiquer à personne, était soupçonné et naturellement blâmé pour cet unique motif qu'il n'avait pas été préparé à Londres. L'évêque d'Arras prétendait qu'on n'y pouvait donner suite sans prévenir les ministres anglais, lesquels étaient, selon lui, «les véritables ministres de Louis XVIII.» Du reste, il désapprouvait ces tentatives. Un gentilhomme émigré, lié d'ancienne date avec Talleyrand, ayant écrit à ce ministre républicain pour essayer de le gagner au roi, et ayant commis l'imprudence de confesser cette démarche à Monsieur, Mgr de Conzié, averti par le prince, était intervenu pour contrecarrer et décourager le négociateur, auquel il avait reproché de vouloir se faire «recruteur de Bonaparte». L'abbé de La Marre s'était attristé de ces nouveaux témoignages de la division du parti royaliste. Mais il n'avait pu qu'en gémir avec son ami Cazalès, revenu à Londres après l'échec de sa mission en Suisse.

Heureusement, le spectacle plus rassurant qui s'était offert aux yeux de l'infatigable abbé, à son arrivée à Paris, avait atténué les fâcheuses impressions qu'il rapportait d'Angleterre. À Paris, il semblait bien que, depuis brumaire, les royalistes fussent devenus plus prudents et plus sages. Les agents royalistes, employés avant et après le dix-huit fructidor, avaient disparu. De ce personnel dont le roi avait eu tant à se plaindre, il ne restait guère en activité que Sourdat et Valdèné, auxquels leur zèle persévérant avait fait pardonner leurs imprudences, et encore n'allaient-ils plus être employés qu'à de minces besognes. La Villeheurnoy et l'abbé Brottier avaient payé de la déportation l'honneur d'avoir servi le roi. Le reste s'était dispersé. La force des choses, les circonstances, une chance heureuse, avaient mis les affaires de la monarchie entre les mains d'hommes honorables, appartenant à l'élite sociale, qui s'en occupaient avec le plus pur désintéressement et avec d'autant plus de profit pour la cause, qu'ils ne s'étaient pas compromis dans les intrigues royalistes.

Mis en rapport avec eux par l'intermédiaire de Royer-Collard dit Aubert, l'abbé de La Marre s'était promptement convaincu que leur situation dans le monde les rendait dignes, non moins que leurs qualités morales, de l'entière confiance du roi. Persuadé maintenant que les maux du pays ne pourraient être réparés que par la restauration des Bourbons, ils avaient, de concert avec l'envoyé de Louis XVIII, examiné et discuté les moyens d'y disposer la France; ils étaient tombés d'accord sur la nécessité d'organiser à Paris un conseil royal composé seulement de trois ou quatre membres qui ne seraient connus que du roi, et sur l'opportunité de démarches à tenter, non seulement auprès de Bonaparte, mais encore auprès de certains personnages occupant des places importantes dans la République consulaire. Royer-Collard s'était chargé de rédiger ces projets, de manière qu'ils pussent être soumis à Louis XVIII, et l'abbé de La Marre d'aller à Mitau les lui communiquer.

Néanmoins, toujours circonspect et tenant à prouver au roi qu'ils n'émanaient pas de lui seul, il avait exigé qu'un délégué spécial lui fût adjoint, qui l'accompagnerait en Russie et y parlerait au nom de ceux auxquels il convenait d'en laisser l'initiative. Ce délégué des royalistes de Paris se nommait Mézières. Son rôle, dans la pratique, n'apparaît pas bien clairement. Néanmoins les documents, quoiqu'ils parlent peu de lui, le désignent. Ils établissent qu'il se présenta à Mitau en même temps que de La Marre. Par l'un ou par l'autre, probablement par tous les deux, le roi fut bientôt au courant du plan des personnages qu'il appelait déjà «ses agents de Paris».

Avec son ministre le comte de Saint-Priest, et son ami le comte d'Avaray, il consacra plusieurs jours à l'examen des papiers apportés par l'abbé. Les motifs qui nécessitaient la formation du conseil royal, les objets dont ce conseil aurait à s'occuper, les conditions en lesquelles il s'en occuperait, y étaient longuement exposés et développés.

«Il faut renverser le gouvernement et lui substituer le gouvernement monarchique. Après avoir fait proclamer le roi, il faut gouverner jusqu'à son arrivée. Les hommes qui travaillent à la restauration ne suffiront pas à gouverner. Il faut donc un conseil pour le moment présent et un conseil pour le moment à venir. Il faut également des pouvoirs relatifs au changement qu'on veut opérer; il en faut qui se rapportent au moment où ce changement aura été effectué. Deux pouvoirs nécessitent deux instructions aussi distinctes que le double but qu'on se propose d'atteindre. Les premiers doivent renfermer tout ce qui est nécessaire pour négocier dignement et utilement; les seconds, tout ce qui sera utile pour gouverner provisoirement. Il y aurait trop de dangers et nulle espèce d'avantages à tout confondre.»

Ce qui suivait, c'était la constitution du premier de ces conseils. Il eût été sans doute préférable qu'un seul homme eût pu réunir toutes les qualités nécessaires pour mériter et obtenir les pouvoirs du roi; on se serait rapproché davantage des formes monarchiques, on eût évité les dissentiments et les indiscrétions. «Mais, après avoir longtemps cherché, il a fallu renoncer à cette idée simple. Nous avons cru, du moins (c'est Royer-Collard qui parle), que le nombre de trois était suffisant, et que, soit qu'il s'agît de conspirer, soit qu'il s'agît de négocier, il serait dangereux de l'excéder. Le premier doit être un homme considérable, le second réunir la naissance aux talents; le troisième pourra suppléer à l'illustration par de grands moyens et une bonne réputation.»

Le maréchal de camp, marquis de Clermont-Gallerande, émigré rentré, l'un des défenseurs des Tuileries au 10 août, connu par son dévouement à la monarchie, semble tout indiqué pour présider le conseil; il conviendrait mieux à ce poste que le duc de Rohan-Chabot, dont le nom a été prononcé. Clermont-Gallerande compte de plus nombreuses relations dans Paris; il a un salon très fréquenté. Pour occuper la seconde place à côté de lui, on pourrait désigner, soit l'ancien avocat général au parlement, Dambray, soit le capitaine de vaisseau, comte de Fleurieu, qui fut ministre de la marine en 1790, et, pour occuper la troisième, André Jourdan, député des Bouches-du-Rhône aux Cinq-Cents, ou le savant Quatremère de Quincy, qui a fait partie de la même assemblée, et qui n'échappa que par miracle, comme son collègue, aux proscriptions de fructidor. Les hommes que recommande Royer-Collard ont tous donné des gages à la monarchie. Quant à lui, il se réserve pour la place de secrétaire du conseil, dirigera les correspondances, rapportera les affaires et se fera le centre où tout viendra aboutir.

Il dresse en même temps une liste de personnes qui s'occupent activement des affaires du roi, et qu'il considère comme de précieux collaborateurs. Sur cette liste figurent: Peuchet, employé jadis par le comte de Montmorin, «homme à expédients, auteur d'un dictionnaire du commerce qui deviendra classique;»—Béquei, premier procureur général syndic dans la Haute-Marne, député à la Législative, où il siégeait au côté droit, honoré de la confiance de Louis XVI et de Mme Élisabeth, «ami du consul Le Brun;»—Beugnot, premier procureur général syndic dans l'Aube, ayant, lui aussi, fait partie de la droite dans la Législative. «On lui a fait refuser la légation de Berlin. Il est conseiller d'État, fort lié avec Beurnonville, Macdonald et Talleyrand. Il regarde Macdonald comme très propre à jouer un grand rôle et croit l'y amener;»—l'écrivain Fievée, auteur de divers écrits qui ont fait sensation, «excellent esprit, président de la section du Théâtre français en vendémiaire;»—les frères Chéron: l'aîné, membre du côté droit de la Législative, le cadet, aussi dévoué et plus capable; «par eux, on a l'abbé Morellet; d'André les regarde comme des hommes supérieurs;»—Brousse des Faucherets, officier municipal de Paris, «homme très répandu et très influent;»—Turot, secrétaire général de la police, républicain converti qui a déjà rendu des services aux royalistes, appelé probablement à de grands emplois, «consent à être nommé au roi, ne doit pas être jugé par ce qu'il fera ou ce que pourront dire de lui les journaux; très lié avec l'évêque d'Autan, Mme de Staël et Bonaparte; a refusé la place de commissaire pacificateur dans la Vendée;»—Le Vacher du Plessis et Cayet, membres de la municipalité de 1791: le premier, président de la section de l'Arsenal en vendémiaire; le second, accusateur public avant le dix-huit fructidor; et enfin Desportes, ancien maître des requêtes, constamment occupé du service de Sa Majesté. On espère aussi se renforcer du baron de Partz, de l'Assemblée législative, «qu'on dit extrêmement capable et très influent.»

Tels étaient les concours que Royer-Collard offrait à Louis XVIII. Il demandait, en même temps qu'un témoignage de confiance pour lui, un témoignage de satisfaction pour eux. Il faisait remarquer qu'ils s'offenseraient si on leur offrait un traitement. Tous ou presque tous avaient figuré dans la Révolution. Mais, loin que ce pût être un inconvénient, c'était un avantage; les gens du pouvoir se défieraient moins d'eux que s'ils affichaient des relations trop intimes avec des royalistes marquants. Aucun d'eux ne voulait être connu, surtout en Angleterre.

Sur ce point spécial, Royer-Collard écrivait encore:

«Je suis chargé de déclarer expressément que nous ne voulons rien avoir à faire avec les agents du roi, quels qu'ils soient, qui résideraient en Angleterre. Nous avons une extrême confiance en M. de Cazalès. Mais, si Sa Majesté jugeait convenable de le charger de ses affaires ou de l'adjoindre à ceux qui en sont chargés, nous ne communiquerions point avec lui tant qu'il serait à Londres.

«Deux motifs nous font une loi de cette déclaration. D'abord, nos principes: nous ne pouvons croire à la bonne foi des Anglais; nous voyons que dans toutes les missions qu'ils donnent, ils n'emploient que des gens incapables, indiscrets et qui n'ont que de l'intrigue pour tout mérite. En second lieu, nous nuirions essentiellement au service de Sa Majesté, parce que tout ce qui vient par l'Angleterre est suspect à Paris et qu'il suffit, pour se discréditer, de paraître avoir des relations avec les ministres de la Grande-Bretagne. Nous déclarons que nous ne voulons même pas être amalgamés avec les agents qui pourraient être nommés par les personnes qui ont la confiance du roi en Angleterre. Enfin, nous demandons expressément de ne leur être nommés ni même indiqués en aucune manière.»

Bien que personne plus que le roi ne fût en situation de comprendre et de partager les défiances exprimées dans cette lettre, elles lui parurent d'abord excessives. Telle n'eût pas été son opinion s'il avait eu déjà connaissance d'un événement survenu à Paris à la veille du dix-huit brumaire, mais qu'il ignorait encore au moment où il conférait avec l'abbé de La Marre, et dont ce dernier n'avait pu l'entretenir puisqu'il l'ignorait aussi. À la fin de 1798 ou dans le courant de 1799, trois royalistes qui se trouvaient en France: le chevalier de Coigny, le baron Hyde de Neuville et le comte de Crénolles, avaient entrevu la possibilité de prendre la revanche du dix-huit fructidor, en renversant le Directoire. À cet effet, ils avaient élaboré tout un plan basé surtout sur la certitude qu'ils croyaient fondée, de la complicité de plusieurs ministres, de divers membres des Anciens et des Cinq-Cents, voire d'une partie de la garnison de Paris. Ce plan réalisé, ils auraient jugé, d'après les circonstances, si l'on pouvait proclamer sur-le-champ la royauté ou s'il était plus sage de conserver provisoirement les apparences républicaines. En ce cas, ils eussent composé de royalistes le Directoire, les assemblées, les administrations. Pichegru, auquel, à son insu, ils destinaient le premier rôle dans cette opération eût été mis à la tête du Directoire. Bientôt après, on eût rappelé le roi.

Quand les auteurs de ce complot, analogue à celui qu'avait déjoué le coup de force de fructidor, l'eurent mis sur pied, deux d'entre eux, Hyde de Neuville et Crénolles, partirent pour Londres afin de soumettre leur projet à Monsieur, et de lui demander les pouvoirs les plus étendus, les fonds nécessaires au succès de leur entreprise, ainsi que le concours de quelques centaines de chouans. Monsieur communiqua le projet au cabinet anglais. Pitt et lord Grenville l'approuvèrent, consentirent à verser vingt mille livres sterling, avec promesse d'en donner encore autant.

À ce moment, Monsieur, tenu par voie indirecte au courant des premières tentatives auxquelles se livraient, sans prendre conseil de lui, Royer-Collard et ses amis, voyait avec regret se former à Paris un nouveau groupe royaliste qui déclarait ne vouloir obéir qu'au roi. Jaloux de conserver l'influence qu'on lui disputait au profit de son frère, il trouva, dans le consentement donné par les ministres anglais au projet Coigny, une occasion favorable pour la ressaisir. À sa demande, et sous prétexte de veiller à l'emploi des fonds, Coigny et Hyde de Neuville furent autorisés à former avec des hommes de leur choix un comité, dit Comité anglais, qui ne relèverait que de Monsieur ou du commissaire Wickham. Le 12 novembre, Hyde de Neuville et Crénolles repartaient pour la France, abondamment pourvus d'argent et de pouvoirs. Mais, pendant qu'ils négociaient à Londres, Bonaparte avait fait ce qu'ils voulaient faire. Lorsque les agents débarquèrent en Normandie, le Directoire et les conseils n'existaient plus; les plans de Coigny se trouvaient anéantis. Ne restait debout que celui du Comité anglais, qui allait se constituer avec la mission de tirer, sous la surveillance du gouvernement britannique, le meilleur parti possible des événements qui venaient de s'accomplir.

Ces intrigues avaient échappé à la perspicacité de Royer-Collard, comme à celle de l'abbé de La Marre durant son séjour à Paris. C'est sur des faits antérieurs et non sur celui-ci que se fondait leur défiance envers tout ce qui venait de Londres. De La Marre n'avait donc pu parler au roi ni du projet Coigny ni du Comité anglais. Le roi n'en savait pas davantage, son frère ayant jusque-là négligé de l'avertir. C'est, en effet, le 15 novembre seulement, que le comte d'Artois se décida à lui écrire et à lui raconter ce qui s'était passé. Sa lettre fut confiée au capitaine Popham, que le gouvernement anglais envoyait en courrier à Saint-Pétersbourg. Mais, forcé par les glaces de l'Elbe à faire un immense détour par la Norvège, Popham n'arriva en Russie qu'au commencement de mars, et le roi ne fut instruit du projet qui avait pour but de le remettre sur le trône que quatre mois après les événements qui en avaient rendu l'exécution impossible.

Très mécontent de n'avoir pas été averti plus tôt, il le fut plus encore d'apprendre l'existence de ce comité anglais formé sans son aveu. Son mécontentement était d'autant plus légitime qu'alors qu'il ne pouvait obtenir pour ses propres agents de subsides de l'Angleterre, elle en comblait les agents de Monsieur ou ceux qui avaient, comme le général de Précy, la faveur du commissaire Wickham. En vue d'un soulèvement de la ville de Lyon, qui devait coïncider avec l'expédition du général Willot dans le midi, Précy avait reçu cinquante-six mille louis, et on venait de verser vingt mille livres sterling au Comité anglais; seuls, les agents nommés par le roi n'obtenaient rien. C'était toujours le même système, ce système contre lequel le roi ne cessait de protester et qui consistait à lui rendre son trône sans lui permettre de travailler à le conquérir, pour se réserver sans doute la possibilité de ne l'y laisser remonter qu'au prix de conditions onéreuses et humiliantes.

Il convient d'ailleurs de mentionner dès maintenant, pour n'avoir plus à y revenir, que le Comité anglais, durant sa très brève existence, ne fit rien qui vaille, gaspilla une part des fonds qui lui avaient été remis, dut rembourser le reste, et, après avoir envenimé les dissentiments du parti royaliste, ne servit en réalité que de pièce à conviction contre les agents qui furent arrêtés plus tard, encore que tous ces malheureux n'en eussent pas fait partie.

On ne le voit se manifester qu'en une circonstance, quelques semaines après le dix-huit brumaire. Par ses soins, le 21 janvier 1800, un drap mortuaire fut étalé durant la nuit sur la façade de la Madeleine; on y avait attaché une affiche imprimée contenant le testament de Louis XVI, et au-dessous une déclaration de Monsieur, portant qu'il prenait pour règle de conduite les sentiments exprimés dans le dernier écrit de son frère. À propos de cette «pasquinade», que les gazettes apportèrent à Mitau, d'Avaray écrivait avec amertume:

«Qu'est-ce qu'une pareille démarche—des souvenirs aussi poignants—quand le résultat n'est qu'un vain spectacle pour quelques badauds que vingt dragons dissipent? Encore, ne puis-je m'empêcher de craindre que la farce du drap mortuaire ne serve de prétexte à la dilapidation de l'argent donné par l'Angleterre pour un meilleur usage. Tant pour le velours, tant pour le satin, tant pour l'imprimeur, tant pour les placardeurs; total: vingt mille livres sterling. Ce n'est pas le premier compte de cette nature que les agents choisis par l'Angleterre lui auront rendu.»

Nous nous sommes attardés à ces incidents parce qu'ils aideront à comprendre pourquoi, si Louis XVIII avait d'abord considéré comme un peu exagérées les défiances manifestées par Royer-Collard à l'égard de l'Angleterre, il eut lieu ensuite de se féliciter de s'être formellement engagé à ne faire connaître ni à son frère, ni au gouvernement anglais, le nom des membres de son conseil royal, ne faisant exception que pour le président, et pourquoi, ayant pris cet engagement, il se fit un point d'honneur de le tenir. Ayant, dans ses conférences avec l'abbé de La Marre, cédé sur ce point essentiel, il devait, à plus forte raison, céder sans difficulté sur tous les autres.

Il consentit à accorder à ses nouveaux agents tous les pouvoirs qu'on lui demandait pour eux. Il reconnut qu'ils ne devaient élever ni laisser s'élever aucune discussion sur la forme de la monarchie, mais qu'il fallait les laisser libres d'adhérer aux conditions «résultant des idées qui dominaient en France depuis vingt ans», et qui leur paraîtraient compatibles avec son honneur «comme avec les lois fondamentales sur lesquelles reposent son autorité et le bonheur de son peuple». En s'en référant simplement à ces lois fondamentales, le roi ne se liait en aucun sens. Royer-Collard lui avait écrit que cette disposition, qu'il considérait comme nécessaire, s'appliquait bien plus aux temps qui précéderaient la restauration qu'à ceux qui la suivraient. «Quelques engagements que le roi contracte avec la volonté de les tenir, il est bien vraisemblable qu'ils seront rompus par la force des choses.»

Le roi adhérait aussi à ce qu'on proclamât en son nom qu'il ne distinguerait point entre ses serviteurs du dehors et ceux du dedans, et que, loin de permettre que les places occupées pendant la Révolution devinssent un sujet de reproche, elles seraient plutôt un titre de faveur lorsqu'elles auraient été acceptées dans l'intention de le servir et de diminuer la rigueur des lois révolutionnaires.

Il résulte de cet ensemble de concessions qu'il était de plus en plus disposé à sacrifier aux circonstances les déclarations comminatoires qu'il avait faites jadis. C'était, en réalité, un blanc-seing qu'il donnait à Royer-Collard. Il y ajouta le droit de recruter pour le mieux, de concert avec de La Marre, les membres de son conseil, en en maintenant toutefois la présidence au marquis de Clermont-Gallerande, s'il consentait à l'accepter. Une autre question se posait. Encore qu'il fût convenu que les membres du conseil royal de Paris ne seraient pas nommés à Londres, il était nécessaire d'établir un lien entre lui et Monsieur, afin de le mettre à même de recourir, le cas échéant, aux bons offices de ce prince auprès du gouvernement britannique. Royer-Collard proposait de désigner pour cette fonction le baron d'André. Réfugié en Allemagne depuis le dix-huit fructidor, d'André formait, avec le président de Vezet et le général de Précy, l'agence de Souabe où siégeait à l'occasion l'abbé de La Marre. Entre les membres de l'agence et Royer-Collard régnait la plus étroite union; il les considérait comme des hommes graves, prudents et sûrs. Le président de Vezet était déjà dans le secret; il n'y avait aucun inconvénient à y mettre d'André, en lui confiant la mission d'être le porte-paroles du conseil royal de Paris auprès de Monsieur. Le roi souscrivit sans hésiter à cette proposition.

Quant aux ressources pécuniaires à créer au nouveau conseil, à défaut des subsides anglais sur lesquels il eût été téméraire de compter, il était autorisé, si ces subsides étaient définitivement refusés, à contracter un emprunt de deux millions au taux de cinq pour cent, remboursable deux ans après la restauration. Le banquier Baboin s'était engagé à trouver des prêteurs. Enfin, achevant d'exaucer les demandes de Royer-Collard et de l'abbé de La Marre, le roi consentait à les mettre en état de négocier, en écrivant lui-même à Bonaparte et à divers hommes influents, ou, si la négociation échouait, de provoquer un vaste soulèvement intérieur. À cet effet, il octroyait des pouvoirs au général Pichegru, au général Willot, qui s'étaient formellement déclarés pour lui, aux chefs de l'Ouest, de l'Est et du Midi.

Les écrits rédigés à la requête de de La Marre forment un gros volume. On y trouve les instructions les plus détaillées, des pouvoirs positifs ou éventuels, des lettres pour Bonaparte, le consul Le Brun, le général Moreau, le marquis de Clermont-Gallerande, de Fleurieu, Benezech, l'ancien ministre de l'intérieur, le baron d'André, la marquise de Pracomtal, amie de Le Brun. On la remercie de s'être offerte pour parler à son ami. À Clermont-Gallerande et à Fleurieu, on demande de faire partie du conseil, au premier de le présider.

La lettre de Bonaparte donna lieu à quelques discussions. Le roi proposait d'utiliser celle qu'il avait envoyée par le marquis de Rivière à l'adresse de Berthier. Mais de La Marre, à qui la minute en fut communiquée, la trouva trop longue. Le roi y substitua celle-ci:

«Depuis longtemps, Général, vous devez savoir que mon estime vous est acquise. Si vous doutiez que je fusse susceptible de reconnaissance, marquez votre place; fixez le sort de vos amis. Quant à mes principes, je suis Français; clément par caractère, je le serais encore par raison.

«Non, le vainqueur de Lodi, de Castiglione et d'Arcole, le conquérant de l'Italie et de l'Égypte ne peut pas préférer à la gloire une vaine célébrité. Cependant, vous perdez un temps précieux. Nous pouvons assurer la gloire de la France. Je dis nous, parce que j'aurai besoin de Bonaparte pour cela, et qu'il ne le pourrait pas sans moi.

«Général, l'Europe vous observe, la gloire attend, et je suis impatient de rendre la paix à mon peuple[99]

Au consul Le Brun, le roi écrit:

«Quelle que soit leur conduite apparente, des hommes tels que vous, Monsieur, n'inspirent jamais d'inquiétude. Vous avez accepté une place éminente, et je vous en sais gré. Mieux que personne, vous savez ce qu'il faut de force et de puissance pour faire le bonheur d'une grande nation. Sauvez la France de ses propres fureurs; vous aurez rempli le premier vœu de mon cœur; rendez-lui son roi, et les générations futures béniront votre mémoire. Vous serez toujours trop nécessaire à l'État pour que je songe à acquitter par des places importantes la dette de mon aïeul et la mienne.»

La lettre à Moreau prouve que c'est à ses services militaires que le roi fait appel et qu'il a prévu le cas où Bonaparte refuserait de jouer le rôle de Monck.

«Général, vos talents militaires vous ont acquis mon estime. Votre conduite généreuse envers les défenseurs d'une cause qui, au fond du cœur, est la vôtre, ne vous a pas donné moins de droits à ma confiance. Elle ne sera pas trompée, j'en suis certain. Vous n'oublierez pas que, de tous les partis de la France, c'est votre parti qui a le mieux mérité de son roi. C'est au nom de la gloire que je vous parle. Mais vous ne pouvez douter de ma reconnaissance aux importants services que j'attends de vous.»

Suivent d'autres lettres sans nom de destinataire, destinées soit à des généraux, soit à des fonctionnaires civils. C'est la même langage que dans les précédentes. Les agents du roi les utiliseront, s'il y a lieu, en les remettant à qui ils voudront. Celle qui est adressée à Royer-Collard clôt la série; elle est bien faite pour le payer de ses peines.

«Je trouve enfin un moyen sûr de vous faire parvenir, Monsieur, les témoignages de ma satisfaction pour le zèle et le dévouement sans bornes avec lequel vous me servez. La première récompense que je puisse vous en donner est de vous fournir les moyens de me servir encore plus utilement, et je crois atteindre ce but par la place importante à laquelle je vous destine. Je charge le comte de Saint-Priest de transmettre par votre organe la liste que m'a remise de votre part l'abbé André, avec lequel je vous recommande un accord plus intime que jamais.»

Une lettre adressée au duc de Berry compléta le travail auquel, durant plusieurs jours, s'était consacré le roi, secondé par ses fidèles collaborateurs. Le jeune prince était encore à l'armée de Condé. Mais il gémissait de son inaction, brûlait de combattre en quelque poste périlleux. La lettre de son oncle allait le combler de joie, en lui révélant, sous le sceau du secret, qu'il était destiné à figurer en tête de l'expédition, qu'avec le concours de l'Angleterre, le général Willot préparait dans le midi de la France: «Je lui envoie aujourd'hui les pouvoirs militaires pour commander en mon nom; je lui adjoins en même temps un commissaire civil avec mes pouvoirs sur cette partie. Mais tous ces moyens sont peu de chose, et le principal ressort manquerait si l'un de nous ne lui imprimait la vie et le mouvement. Willot le sent et vous désire pour chef de l'entreprise. Je suis bien sûr, mon cher enfant, que vous en ressentirez autant de joie que moi-même.»

Des pouvoirs, des lettres et des diverses instructions que l'abbé de La Marre emportait en quittant Mitau, le 23 février 1800, il résulte que c'est un vaste plan d'ensemble, qu'avec l'aide de Royer-Collard, il était chargé de mettre sur pied, et que ce plan avait pour but principal la formation, à Paris, d'un conseil pourvu de tous les moyens pour négocier, soit avec Bonaparte, soit avec des personnages importants, en vue du rétablissement de la monarchie, ou pour renverser par les armes le gouvernement consulaire, proclamer le roi et gouverner jusqu'à son arrivée.

Il ne semble pas toutefois qu'à Mitau, on se soit illusionné sur ce qu'on pouvait attendre du jeune général qui captivait en ce moment l'attention admirative de l'Europe. En confiant à l'abbé de La Marre la lettre que Louis XVIII envoyait à Bonaparte, d'Avaray lui dit mélancoliquement:

—C'est un billet très cher, joué à une loterie de fort peu d'espérance.

Quant au roi, lorsque son courageux messager vient prendre congé de lui, il le charge tout spécialement de recommander à ses agents la prudence et couronne l'entretien par ces mots:

—Qu'ils n'oublient pas que dans les conditions où ils vont se trouver, il faut aller à la vague.

Du reste, il ne devait jamais regretter sa démarche. Plus tard, après l'échec, lorsque la victoire de Marengo d'une part, et d'autre part l'attentat de nivôse, auront détruit le terrain sur lequel reposaient ses fragiles espérances, il écrira: «Je fis ce que je devais en écrivant au Corse. Un nouveau Monck pouvait être caché derrière un soldat de la Révolution, et Bonaparte n'était pas souillé des derniers crimes.»

L'abbé de La Marre était parti le 23 février. Dans le courant de mars, le roi reçut de son frère le compte rendu de l'affaire Coigny-Hyde de Neuville. Comme dans ce compte rendu Monsieur faisait à peine allusion au comité anglais formé par ses soins, et déclarait que les pouvoirs et l'argent qu'il avait remis à Hyde de Neuville n'étaient destinés qu'à organiser, contre le Directoire, d'après le plan du chevalier de Coigny, une contre-partie du dix-huit fructidor, le roi ne trouva dans la lettre de son frère d'autre motif de regrets que l'insuccès de ce plan. Tout en le déplorant, il sut gré à ce gentilhomme d'avoir tenté de le remettre sur son trône; il lui pardonna de ne l'avoir pas consulté, et d'autant mieux qu'au dire de Monsieur, cet insuccès ne l'avait pas découragé. «Je connaissais sa façon de penser et ses relations constantes avec notre malheureux frère, mandait-il au comte d'Artois. Mais je ne croyais pas que par caractère, il fût porté à se mettre en avant. N'importe, il mérite notre confiance; il ne s'agit plus que de concilier ce que vous avez fait depuis quatre mois avec ce que j'ai fait depuis.»

Le roi partait de là pour révéler à son frère la formation du Conseil royal, en lui avouant qu'il avait choisi pour le présider le marquis de Clermont-Gallerande, sans savoir d'ailleurs si celui-ci accepterait cet honneur. S'il le refusait, Coigny était un président tout trouvé; si Clermont-Gallerande acceptait, il serait toujours possible d'introduire Coigny dans le conseil, ou, tout au moins, de faire savoir aux agents qu'il possédait toute la confiance du roi. «Voilà ce que j'ai trouvé de mieux pour tirer parti de deux bonnes choses.»

En finissant, le roi faisait allusion à l'aventure du drap mortuaire, étalé sur la façade de la Madeleine; il la jugeait aussi sévèrement que d'Avaray: «Il est fâcheux qu'une arme aussi puissante que celle que vous aviez donnée ait été aussi faiblement et aussi inutilement employée qu'elle l'a été le 21 janvier dernier: si la harangue d'Antoine n'eût pas fait brûler les maisons des conjurés, la mort de César eût affermi la République.»

Cette lettre porte la date du 6 avril. Mais déjà, le 23 mars, au reçu de celle de son frère, Louis XVIII avait fait écrire par d'Avaray à l'abbé de La Marre, afin de lui faire part de ses intentions relativement au chevalier de Coigny, et de l'engager à remplir de son nom l'un des blancs laissés sur la liste du Conseil royal. D'Avaray insistait sur ce point, que le chevalier de Coigny, outre qu'il était muni des pouvoirs de Monsieur et de la confiance actuelle de Sa Majesté, avait joui de celle de Louis XVI, et que son séjour continuel à Paris pouvait le mettre en état de servir utilement. En exécutant les ordres du roi qu'il lui avait lui-même suggérés, le fidèle mais trop impatient d'Avaray ne prévoyait pas l'explosion de colère qu'ils allaient provoquer parmi les agents de Paris, qui se voyaient invités, à peine en fonctions, à admettre parmi eux un agent de Monsieur, au mépris de la promesse formelle qui leur avait été faite de ne dévoiler sous aucun prétexte leur mission aux émigrés d'Angleterre.[Lien vers la Table des Matières]

IX
AUTOUR DE BONAPARTE

En quittant Mitau, l'abbé de La Marre avait fait diligence. Quoiqu'il eût dû s'arrêter à Augsbourg, en Souabe, pour conférer avec le président de Vezet et le baron d'André, il était à Paris au commencement d'avril. Dès son arrivée, il s'occupa de la formation du Conseil royal. Grâce au travail préparatoire auquel, en son absence, s'était livré Royer-Collard, il ne fallut que quelques jours pour mettre ce conseil sur pied. Le marquis de Clermont-Gallerande, cédant comme à un ordre, au désir exprimé par le roi, accepta la présidence. Il avait été question de lui adjoindre, nous l'avons dit, l'ancien avocat général Dambray, ou M. de Fleurieu. Mais Dambray relevant à peine d'une grave maladie, Fleurieu ne possédant pas les qualités nécessaires à l'emploi qu'il s'agissait de remplir, Royer-Collard avait renoncé à recourir à eux. Pour les remplacer, il s'était assuré du concours de l'abbé de Montesquiou, qui ne figurait pas sur la liste soumise au roi, mais que son nom, ses opinions, son rôle aux États généraux, la grande situation qu'il occupait parmi le clergé de France, rendaient dignes d'y figurer. Faute de pouvoir trouver aisément un troisième membre, Royer-Collard, qui ne s'était en principe réservé que d'être secrétaire, avait consenti à siéger effectivement.

Le conseil se trouva donc rapidement au complet, composé de trois hommes également dévoués au roi, qui se connaissaient, s'estimaient et n'auraient aucun mal à marcher d'accord. On sait que, dans la correspondance avec Mitau, Royer-Collard était déjà désigné sous le nom d'Aubert; Clermont-Gallerande y entra sous le nom de Saint-Pierre, et Montesquiou, sous celui de Prudent. Le baron d'André y est appelé Kilien. Chargé, depuis la fondation de l'agence de Souabe, d'être son organe auprès de Monsieur et de Wickham, le grand distributeur des subsides anglais, il devait être aussi l'organe du Conseil royal, sous la seule réserve de n'en nommer les membres sous aucun prétexte.

À la fin d'avril, ces diverses mesures étaient arrêtées. Le nouveau conseil, à peine en fonctions, prenait connaissance des volumineuses instructions du roi, lorsque, dans la matinée du 2 mai, la lettre de d'Avaray, en date du 23 mars, et relative à l'affaire Coigny, fut remise à l'abbé de La Marre. Elle excita en lui autant d'irritation que de surprise. Il y voyait un manquement grave aux engagements du roi, la preuve que la promesse de garder rigoureusement le secret du conseil royal était violée. Il courut chez ses collaborateurs; ils ne furent pas moins indignés que lui de la révélation de sa présence à Paris, faite si légèrement à Coigny et à Mme d'Anjou, et de l'invitation qui leur était adressée d'admettre au milieu d'eux «un homme de l'Angleterre». Ils crurent que leurs noms étaient déjà livrés à Monsieur, à d'autres peut-être. Ils se trompaient. Le roi n'avait nommé à son frère que le marquis de Clermont-Gallerande, ce qui d'ailleurs était déjà trop. Mais ils ne le surent que quelques jours plus tard. Sur le premier moment, ils déclarèrent d'une voix unanime qu'ils déclinaient la tâche qu'on leur avait confiée. La réflexion les ramena au calme; ils résolurent alors d'attendre les ordres du roi pour se séparer. Mais ils lui envoyèrent leur démission «en forme, quoique dans les termes les plus respectueux». Elle arriva à Mitau au lendemain de la victoire de Marengo, qui n'était pas pour avancer les affaires du roi. La résolution de ses agents lui causa «une peine profonde». Elle le privait des services d'hommes aussi dévoués que courageux. «En vain ai-je voulu la regarder comme non avenue, en vain ai-je même répondu en conséquence, les lettres du courrier suivant n'ont fait que confirmer et motiver leur démarche, et les succès de l'usurpateur, d'accord avec nos propres fautes, laissent à celui-ci le champ libre pour longtemps.»

La réponse de l'abbé de La Marre à d'Avaray ne garde pas la même mesure que celle des agents. Elle est fiévreuse et irritée. L'indiscrétion dont il se plaignait l'avait décidé à quitter Paris sur-le-champ. Il partait le même jour à minuit. Il partait parce qu'il ne voulait pas rester plus longtemps «entre l'enclume et le marteau», ni s'exposer aux questions de Coigny ou aux visites de cette Mme d'Anjou, dont il entendait parler pour la première fois. Il était las d'être sans cesse présenté à Monsieur comme un homme dangereux, dont l'unique but était de contrarier ses volontés; il était las d'être mis toujours en opposition avec toutes les ambitions et toutes les intrigues. «N'étant plus ici, il n'y aura plus personne à qui Coigny ait le droit de demander compte de ce qui s'est fait. Peut-être m'arrivera-t-il dans huit jours une lettre qui m'ordonnera de le voir. Ne voulant pas désobéir au roi, je ne veux pas non plus trahir ses intérêts.» En partant, il conjurait ce double danger.

Il ajoutait que Coigny, qu'on voulait adjoindre au conseil royal, était bavard, indiscret; vivait «entouré de femmes, pour lesquelles il n'a pas de secrets»; se donnait publiquement, non comme l'agent de Monsieur, mais comme celui de Louis XVIII, tirait vanité d'avoir figuré à ce titre dans les journaux, et cela par ordre de Bonaparte. Il était l'ami d'un abbé Ratel, homme déconsidéré; de Hyde de Neuville, de «quelques autres misérables», sans probité, sans influence, subalternes jadis «de l'abbé Brottier et compagnie, inscrits en conséquence à la police» et protégés par Dutheil, l'agent français du roi en Angleterre, un vil intrigant, «à qui il faut des hommes à projets, qui fassent circuler l'argent, qui le consultent, lui obéissent, ne lui demandent jamais de compte et le traitent d'Excellence. Que sont devenus tous les millions qui ont passé par les mains de ce Dutheil? Que sont devenus les fonds considérables qui ont été faits à M. de Coigny? Il n'y a pas un homme ici qui ait pu soupçonner qu'il existât des ressources de ce genre.»

Les «personnages distingués» désignés à la confiance du roi pouvaient-ils frayer avec cette bande? Pouvaient-ils se compromettre dans une association qui ne présentait ni sûreté, ni utilité, ni dignité? «Ces qualifications ne tombent pas sur M. de Coigny, mais sur les hommes qui ont besoin de son nom, et qui, par lui, seraient présents à tous nos conseils, à toutes nos délibérations.»

Les colères que révèle cette lettre devaient s'apaiser à la faveur du temps que nécessitèrent les explications qui furent échangées entre Mitau et Paris, à la suite de ces incidents. Les membres du Conseil royal avaient promis de ne se retirer que si le roi les y autorisait; c'était l'essentiel. Ils apprirent un peu plus tard, qu'après avoir commis l'imprudence de nommer à son frère le marquis de Clermont-Gallerande, il s'était renfermé dans un silence rigoureux. Rassurés de ce côté, le chevalier de Coigny n'ayant pas tenté de se rapprocher d'eux, et de La Marre, parti de Paris pour retourner à Augsbourg, n'étant plus exposé à le rencontrer, ils conservèrent leurs fonctions, tandis que Monsieur, mécontent du mystère qu'on lui faisait de leur existence, se dépensait en efforts pour le pénétrer.

Au mois de juin, il invita le baron d'André à venir le trouver à Édimbourg. Après avoir pris les ordres du roi, d'André se rendit à cet appel. Monsieur commença par lui démontrer la nécessité de transporter de Paris à Londres l'agence que présidait Clermont-Gallerande. Il tenait à l'avoir sous la main; il exigea en même temps que les noms des agents lui fussent livrés. D'André résista; ni prières, ni récriminations ne purent lui arracher le secret. Monsieur se plaignit à son frère de ce défaut de confiance. Mais le roi donna raison à d'André.

«Je lui ai prescrit deux choses: 1o de ne faire qu'une course en Angleterre et de n'y point transplanter l'agence, ayant double raison pour cela: la certitude que j'ai du mauvais effet que cette translation produirait en France et l'impossibilité de soumettre ma correspondance avec l'agence, qui ne saurait être trop journalière, au caprice des saisons; 2o de ne point nommer les agents de l'intérieur, cet ordre étant même de surérogation, puisque l'honneur le lui prescrit ainsi qu'à moi, à moins qu'eux-mêmes n'y consentent; et, sur ce point si délicat, vous m'entendez parfaitement, mon cher frère, quand je vous dirai que, fussé-je entre le trône et l'échafaud, je dois garder le secret que j'ai promis à ceux qui ont mis ce prix à leur service.»

Le roi rappelait ensuite à son frère qu'il lui avait nommé, quand il était encore libre de le faire, la personne à qui il avait offert la présidence de son conseil, mais qu'il ne pouvait aller au delà, quoi qu'il pût lui en coûter. Le baron d'André n'avait fait que se conformer à ses ordres. Il ne se dissimulait pas que cette résistance de ses agents de l'intérieur déplairait au ministère britannique, dont elle contrariait les vues, et peut-être à son frère. C'est cependant sur lui qu'il comptait particulièrement «pour faire sentir qu'un refus dicté par la probité ne pouvait offenser que ceux qui ne portent pas ce sentiment dans le cœur», et que les plus grands malheurs résulteraient du conflit de deux agences, «l'une qui aurait à sa disposition tout l'argent sans pouvoirs du roi, l'autre ces pouvoirs sans autres moyens, pour tirer parti des circonstances, que son courage et son dévouement.»

Monsieur se le tint pour dit et cessa d'insister. Il promit même de s'entremettre auprès des ministres anglais, à l'effet de faire verser à d'André des fonds pour le Conseil royal. Mais, soit que l'offense qu'il ressentait paralysât sa volonté apparente ou sincère, soit que le gouvernement anglais se fût lui-même choqué du refus, d'André fut renvoyé à Wickham. Le commissaire britannique, toujours plein de mauvais vouloir, ne lui accorda rien pour les agents de Paris, tandis que ceux d'Angleterre étaient gorgés.

Telles furent les suites de l'imprudence qu'avait commise le roi, en nommant Clermont-Gallerande à Monsieur. Ce n'était pas la seule. Il en avait commis une autre en engageant Mme d'Anjou à se mettre en rapport avec l'abbé de La Marre. Bien qu'elle n'ait pas eu des conséquences aussi graves que la première, il convient de s'y arrêter un moment, parce que, outre qu'elle met en scène sur ce théâtre si mouvementé de l'Émigration des acteurs intéressants, elle montre à quelles sources, dans l'exil lointain auquel les circonstances l'avaient condamné, Louis XVIII était réduit à puiser les informations qui servaient ensuite de base à ses jugements et à sa conduite.

Parmi les gardes du corps du prince, qui l'avaient accompagné à Mitau, il en était un, nommé le chevalier d'Anjou, qui recevait fréquemment des lettres de France. Elles lui étaient adressées par sa belle-sœur, Henriette d'Anjou, veuve d'un gentilhomme royaliste tué à l'armée de Condé, originaire de Normandie, fixée à Avranches avant la Révolution. Cette jeune femme, dès le début de la guerre vendéenne, s'était jetée dans le parti du roi et dans les tumultueuses aventures qui se déroulaient autour d'elle. Les chefs chouans lui devaient, pour la plupart, d'innombrables services. En les leur rendant, aux dépens de sa fortune et aux risques de sa vie, elle avait conquis leur amitié. Louis de Frotté, pour qui elle avait conçu une admiration passionnée, son lieutenant Henri de Brulard, le comte de Bourmont, lui étaient ardemment dévoués. La pacification de l'Ouest laissant son zèle sans objet dans les centres où elle l'exerçait, elle était venue à Paris, avec le dessein de l'exercer encore, sous le nom de Mme Blondel, qui était celui qu'avait adopté Frotté pour se mieux dissimuler.

Promptement mêlée aux milieux royalistes de la capitale, habile à capter la confiance, sachant voir, observer et retenir, elle envoyait fréquemment à son beau-frère, à Mitau, les résultats de ses observations, les nouvelles, tout ce qui peut intéresser des exilés. Le chevalier d'Anjou ayant communiqué ses lettres à d'Avaray, celui-ci comprit aussitôt que la femme qui les écrivait était femme d'esprit et de ressources, et qu'on avait tout intérêt à s'assurer son concours. Dès ce moment, fin de 1799, jusqu'à la fin de l'année suivante[100], sa correspondance avec d'Avaray est ininterrompue. Par toutes les occasions et plusieurs fois par mois, elle lui envoie de longs rapports écrits à l'encre blanche ou au bleu de Prusse «dont l'eau forte est le réactif». Les desseins des royalistes y sont dévoilés, les propos du gouvernement répétés. Ce que font et disent Bonaparte, Fouché, Talleyrand; les entretiens de Bourmont avec eux, la douleur et la colère qu'excite en ce cœur de femme la mort de l'héroïque Frotté, les espérances pour la cause du roi, des regrets, des découragements, des récriminations, des conseils, il y a tout cela dans ces lettres, où, dans des flots d'inutiles verbiages, apparaissent, par lueurs, des informations précieuses et des jugements tour à tour désordonnés et emplis de sagesse.

Telle qu'elle était, cette correspondance attira particulièrement l'attention du roi, et provoqua parfois son admiration; il y attachait le plus grand prix[101]. Quant à d'Avaray, c'est de l'enthousiasme que trahissent ses réponses à la chère, à l'admirable, à la divine Henriette. Il lui croyait «de si grands moyens», qu'après le départ de l'abbé de La Marre pour Paris, il regretta de ne l'avoir pas engagé à se mettre en rapport avec elle et lui avait écrit, le 23 mars, la lettre dont il a été parlé plus haut, par laquelle le voyageur apprit que ce n'était pas seulement au chevalier de Coigny que sa présence à Paris avait été annoncée, mais aussi à une femme qu'il ne connaissait pas.

Elle le fut encore à un troisième personnage, Cazalès, qui, du moins, était, celui-là, un ami de l'abbé de La Marre. L'indiscrétion n'en fut pas moins fâcheuse, puisque Royer-Collard avait formellement déclaré «que, si Sa Majesté jugeait convenable de charger M. de Cazalès de ses affaires, ou de l'adjoindre à ceux qui en étaient chargés, ils ne communiqueraient point avec lui tant qu'il serait à Londres». Elle fut d'ailleurs provoquée par Cazalès lui-même.

Un de ses amis, lié avec Bonaparte, lui avait écrit à Londres, au mois de décembre 1799, de la part du premier consul, que, si ses affaires exigeaient sa présence à Paris, il pouvait y venir sans crainte et qu'un passeport serait mis à sa disposition. Cazalès ne désirait pas rentrer. Ses biens étant confisqués, il eût été en France sans moyens d'existence, tandis qu'en Angleterre il recevait, comme émigré, une pension du gouvernement anglais. Il n'avait donc pas répondu à son ami. Mais, celui-ci ayant insisté, il s'était décidé à consulter le roi. Dans sa lettre, il exposait les motifs qui le retenaient à Londres. Il ajoutait que, si son passage à Paris était utile à la cause, il n'hésiterait pas à partir. Supposant qu'un grand dessein se cachait sous l'offre que lui faisait faire Bonaparte, il reconnaissait qu'il serait un «canal sûr» pour la correspondance qu'on jugerait utile d'ouvrir avec le premier consul. «Je n'ai aucun doute sur la confiance entière que le roi aurait en ma loyauté, et mon caractère bien connu me fait croire que Bonaparte me regarderait au moins comme un homme dont il n'a à craindre aucune trahison.»

Ceci posé, Cazalès ne dissimulait pas son peu de confiance dans l'issue d'une négociation, quel que fût le négociateur. Il rappelait que personne n'avait d'influence sur Bonaparte, qu'il paraissait peu sensible à l'amour et à l'amitié; que tel qu'il était, entier de caractère, défiant, s'enveloppant du plus profond secret, sa femme elle-même ne changerait pas ses résolutions. «La femme et la fille favorite de Cromwell étaient royalistes zélées, et leurs prières les plus ferventes ne purent sauver Charles Ier de l'échafaud. L'histoire dit que sa fille en mourut de douleur, et cette fille tendrement chérie, couchée sur son lit de mort, ne put obtenir de son père ni un regret, ni un pas rétrograde vers son légitime souverain.» Cazalès n'en demeurait pas moins à l'entière disposition du roi; il partirait si l'on souhaitait qu'il partît.

Le 15 avril, le roi approuva son voyage: «Je ne saurais avoir un organe plus digne de ma confiance auprès de quiconque a les moyens et peut avoir la volonté de me servir. Je me réfère au surplus à ce que d'Avaray vous mande par cette même occasion.» Ce que mandait d'Avaray se résume en deux mots. Il invite Cazalès à se mettre en relations avec de La Marre et le prévient qu'il en avertit celui-ci. À ce moment, comme nous l'avons dit, les offres d'agir sur Bonaparte pleuvent à Mitau. Il en vient de toutes parts. «On dirait, observe d'Avaray, qu'il est accessible de tous côtés.» Le roi, partagé entre la crainte de compromettre la négociation en multipliant les négociateurs, et celle de paralyser un instrument efficace auquel il pourrait être bon de recourir si la démarche de ses agents de Paris échouait, refuse des pouvoirs, mais promet de les donner s'il lui est prouvé que les individus qui les lui demandent ne se sont pas vantés à tort en parlant de leurs moyens d'action.

De cette abondance d'offres de services, qu'elle fût l'effet des indiscrétions commises ou qu'elle les eût favorisées, résulte la preuve qu'au mois de juillet 1800, la tentative de Louis XVIII auprès de Bonaparte était, sinon positivement connue, du moins soupçonnée. À cette époque, la lettre royale n'avait pas encore été remise à son destinataire, parti pour l'Italie. Elle était toujours entre les mains de l'abbé de Montesquiou, considéré par ses deux collègues comme mieux en état qu'eux-mêmes de la faire parvenir grâce à ses relations avec des hommes du gouvernement: Lebrun, troisième consul de la République, jadis son collègue aux États généraux, et l'ancien évêque d'Autun, Talleyrand, maintenant ministre des affaires étrangères, qui avait, comme lui, appartenu au clergé. Montesquiou attendait, tergiversait, ne voulait la remettre qu'avec la certitude qu'elle arriverait opportunément et qu'elle serait lue avec intérêt, sans humeur. Mais, dans les salons de Paris, aux armées et jusque dans l'entourage de Bonaparte, on commençait à en parler. On racontait qu'il en avait ri, qu'il raillait volontiers la candeur de ce roi détrôné, qui se flattait d'obtenir de lui sa couronne sans avoir combattu pour la conquérir. Ces railleries et ces reproches, dont l'écho parvenait à Louis XVIII, le faisaient bondir de colère, arrachaient à sa plume indignée cette protestation:

«Qu'est-ce qu'un roi détrôné? L'être du monde le plus respectable, s'il travaille avec constance et courage à recouvrer ses droits; le plus méprisable, s'il languit dans une honteuse oisiveté. Buonaparte a voulu me ranger dans cette seconde classe. Je sais bien que je ne mérite pas les reproches de mon ennemi, que ma déplorable inaction ne vient pas de moi. Mais, si la probité peut se contenter du témoignage de la conscience, il n'en est pas de même de l'honneur. Que disent mes contemporains, que dira la postérité qui ne sera pas instruite des entraves que la politique met constamment à ma volonté, ou qui croira que j'ai pu les surmonter? Elle me mettra au-dessous de Jacques II qui, du moins, paya de sa personne en Irlande. Cette idée m'est insupportable, et mon sang bout dans mes veines, toutes les fois qu'elle se présente à mon esprit. La vie est un passage, la honte ou la gloire durent toujours. Quelle est donc cette politique qui me condamne à vivre dans la honte, plutôt qu'à mourir, s'il le faut, au champ de l'honneur? Croit-on que le sang d'un roi de France soit si précieux, qu'il vaille mieux tout perdre que d'en hasarder quelques gouttes? Sans prétendre à un pareil intérêt, je rappellerai que nous sommes à présent dix appelés à la couronne, et tous en état de la défendre, et si nous devions tous y périr, quelle maison n'envierait pas à la nôtre l'honneur d'une si belle fin?

«Mais si l'honneur, le souvenir de mes aïeux, tout ce qui peut agir sur l'âme d'un homme qui se sent, me font un tourment de mon oisiveté, la politique même, la saine raison ne me prescrivent pas moins impérieusement d'en sortir. Jamais roi n'aura eu plus besoin de considération que celui qui portera la couronne de France après la Révolution, et certes! c'est un étrange moyen d'en acquérir que de se laisser passivement replacer sur le trône, ou par les armes victorieuses des souverains étrangers, ou par la lassitude que les sujets éprouveront de tant de malheurs, ou même par les efforts de sujets plus courageux que leur roi. Ce n'est pas ainsi que Henri IV a mérité le nom de Grand; son seul panache blanc l'a mieux conduit au trône que ses talents militaires, et l'y a mieux affermi que ses talents politiques. Et c'est à cinq cents lieues de mes États que je fais ces réflexions[102]

Les propos contre lesquels protestait, en ces termes, Louis XVIII, n'étaient pas les seuls qu'on attribuât à Bonaparte. On lui en prêtait de moins malveillants, ceux-ci par exemple:

—Je pourrais bien rappeler le roi et le faire monter sur le trône. J'y parviendrais en six mois. Mais à quoi cela servirait-il? La difficulté n'est pas de rétablir le roi, mais la monarchie.

On prétendait enfin que, disposé à rendre la couronne aux Bourbons, c'est au duc d'Angoulême qu'il la destinait, après avoir renoncé à la donner à un infant d'Espagne, et qu'en cela il nourrissait les mêmes desseins que l'Autriche.

Fondés ou non, ces commérages auxquels on n'ajoutait foi qu'à Londres et à Mitau, et qu'on y commentait avec passion, ne hâtaient pas la solution qu'attendait avec impatience Louis XVIII. Il s'étonnait du retard apporté par ses agents de Paris dans l'accomplissement de leur mission. «Comment expliquer leur conduite en cette occasion? se demandera-t-il plus tard. Le malheur prolongé, les espérances toujours déçues, sont souvent l'écueil de la constance... Au lieu de faire immédiatement usage de la lettre ou de l'annuler, ils la gardèrent six ou sept mois en portefeuille. Pendant ce temps, tout fut paralysé pour les intérêts de l'héritier du trône, tout mis en action pour ceux de l'héritier de la Révolution. Les puissances étrangères, Paul Ier lui-même, en entraînant Louis XVIII à Mitau, semblaient concourir aux vues ambitieuses de Buonaparte, de telle sorte que les agents, qui ne s'expliquaient pas plus sur le motif de leur inaction que sur celui de leur résolution tardive, après avoir fait parvenir la lettre du roi, n'eurent à transmettre qu'une réponse astucieuse et tardive.»

Il y a, dans ces récriminations, une large part d'injustice. L'abbé de Montesquiou retardait la remise de la lettre sur le conseil des personnes en rapport avec Bonaparte, dont les récits, en lui révélant les dispositions du premier consul, lui donnaient à penser qu'elle serait mal reçue. L'une d'elles était Mme de Champcenetz, veuve de l'écrivain, collaborateur accidentel de Rivarol, guillotiné sous la Terreur. Très dévouée au roi, se flattant de posséder la confiance et l'amitié de Mme Bonaparte, liée avec Montesquiou, cette femme intrigante et spirituelle ne cessait de lui répéter que ce n'était pas le moment, qu'il fallait d'abord préparer les voies, se servir à cet effet de Joséphine, dont elle disait les opinions conformes aux siennes. Elle lui prêchait la patience; pour donner plus de poids à son discours, elle lui répétait des propos tenus dans l'intérieur de Bonaparte par lui ou par sa femme.

Montesquiou apprenait ainsi qu'un matin, le premier consul, en tiers avec Volney et Cambacérès, leur avait dit:

—Je crois que je serais bien malheureux si j'avais voté la mort d'un aussi honnête homme que Louis XVI.

En répétant cette réflexion à Mme de Champcenetz, Mme Bonaparte appuyait sur ce point: «que c'était là le fruit d'un livre sur la Révolution, qu'elle avait lu à son mari pour la lui faire connaître.»

—Vous n'imaginez pas, ajoutait-elle, combien cette histoire lui est étrangère, combien il en ignore les anecdotes criminelles. Employé aux armées, il en a peu suivi les détails. C'est cette ignorance qui a le plus contribué à l'égarer dans ses choix. Tel homme lui a été vanté comme homme de talent pour telle partie; il l'a pris sans examen de son opinion ou de sa conduite antérieure.

Mme de Champcenetz concluait de ce langage que Joséphine était royaliste, qu'on pouvait compter sur elle, mais qu'il fallait lui laisser le temps de disposer son mari aux résolutions qu'elle souhaitait de lui voir prendre. À la faveur de ces raisons, Montesquiou restait inactif; les membres du Conseil royal laissaient passer le temps sans donner de leurs nouvelles au roi.

À Mitau, on s'inquiétait de leur silence, des victoires de Bonaparte et de Moreau, de la paix qui semblait devoir en être la suite, de l'attitude de Paul Ier, qui, tout en continuant à combler le roi d'attentions personnelles, persévérait dans le système qu'il avait adopté, à l'exemple de l'Angleterre et de l'Autriche, et que Louis XVIII, en le leur reprochant ou en en gémissant, résumait en ces mots: «Tout pour le roi; rien par lui.» Alors à son impatience succédait l'irritation, une irritation qu'envenimaient à toute heure les témoignages de sa détresse financière, son impuissance à secourir ces émigrés réduits eux aussi à la misère, leurs demandes de secours pleines d'aveux cruels et humiliants et auxquelles, le plus souvent, il était contraint de répondre par une fin de non-recevoir. Il s'exaltait, s'exaspérait, adjurait le tsar de le laisser aller en Bretagne à la tête d'un corps d'armée russe, composé de seize mille hommes, qui, depuis la dernière guerre, se trouvait à Jersey; acceptait de Dumouriez le projet d'une descente en Normandie, dont ce général était allé entretenir Paul Ier à Saint-Pétersbourg; encourageait celui de Willot sur le Midi; rêvait de quitter subrepticement la Russie pour se rapprocher de son royaume; n'y renonçait que parce que d'Avaray lui objectait qu'il ne serait pas digne du roi de France de s'en aller au hasard, d'errer par les chemins, de s'exposer à n'avoir pour asile que des cabarets borgnes, et enfin projetait de conquérir l'opinion par des publications contre Bonaparte.

Mallet du Pan venait de mourir. Le roi, qui ne l'aimait pas parce qu'il le trouvait trop indépendant, trop complaisant pour les constitutionnels, et souvent trop sévère pour l'Émigration, jetait alors les yeux sur Rivarol pour défendre la monarchie par la plume. Rivarol avait émigré «plus par ennui que par peur»; il résidait aux environs de Hambourg. Il voyait souvent Dumouriez, dont sa sœur était la maîtresse. Celui-ci, armé de ses confidences, s'était porté garant de son dévouement à la cause royale. Sur l'ordre du roi, d'Avaray écrivait à l'illustre publiciste: «En apprenant la mort de Mallet du Pan, dont le style rocailleux n'eût fait que bruire devant vous, le roi, qui connaissait les dispositions où vous êtes, rédigea rapidement une note dont il m'a permis de faire l'usage que je voudrais. Je la remets entre vos mains, monsieur le comte; c'est votre propriété.»

Cette note précise ce que Louis XVIII attend de Rivarol:

«Voilà Mallet du Pan mort. Tout le monde, à mon avis, peut regretter sa plume, et personne ne le doit, car le bien et le mal qu'elle a fait se balancent. Mallet du Pan était pour la royauté à peu près comme Jean-Jacques pour la religion. Son recto était la profession de foi du plus pur royaliste; son verso semblait être l'œuvre d'un des auteurs de la Constitution de 1791, et, ce qu'il y a de plus singulier, c'est la constance de sa versatilité. J'écris ceci, ayant sous les yeux les derniers numéros de son Mercure britannique, et je pensai la même chose, il y a dix ans, en lisant la partie politique du Mercure de France. Quoi qu'il en soit, la littérature politique éprouve un vide bien difficile à remplir. Mais, surtout, qu'il ne le soit pas par un de ces petits écrivains

«Soldats sous Alexandre et rois après sa mort.

«Je suis tranquille à cet égard si je vois franchement rentrer dans la lice celui qui peut seul fixer l'opinion publique. Depuis trop longtemps, M. de Rivarol gardait le silence. J'ignore s'il travaille encore à son dictionnaire; mais je sais que quand je lui ai vu entreprendre cette patience qui convient si peu au génie, je me suis figuré Hercule saisissant les fuseaux d'Omphale. Sans doute, notre langue aura de nouveau besoin d'être fixée; mais, aujourd'hui, c'est en l'employant à guérir les maux de la patrie que M. de Rivarol doit l'enseigner. Royalisme pur, logique serrée, métaphysique profonde, style clair et élégant, critique fine, plaisanterie agréable et de bon goût, il a tous les moyens pour réussir dans cette grande entreprise; j'apprends qu'il veut s'y consacrer; je ne pouvais recevoir une nouvelle plus agréable. Déjà je crois voir sa plume, bien supérieure à celle qui écrivit la Satire Ménippée, en renouveler les succès, heureux si, de mon côté, je peux enfin faire sortir l'épée de Henri IV du fourreau où la plus fausse des politiques la tient enchaînée.»

L'écrit du roi enthousiasma Rivarol et parut devoir exciter sa verve. Il demanda, du même coup, quelque argent qui, malgré la détresse du trésor royal, lui fut immédiatement compté. Il proposait de lancer, pour commencer, un pamphlet contre Bonaparte, ne voulant toutefois le faire qu'avec l'agrément du roi, de peur «de déranger des combinaisons». On lui répondit en l'invitant à ne pas se laisser retenir par cette crainte. On pensait à Mitau que des attaques propres à ébranler le pouvoir de Bonaparte pouvaient seules le conduire au parti du roi[103].

Tout le monde n'était pas de cet avis. Les correspondants de Louis XVIII pensaient, pour la plupart, que mieux vaut douceur que violence; qu'il fallait, non attaquer le premier consul, mais le flatter, le convaincre que seule la monarchie, restaurée par ses soins, lui assurerait les avantages auxquels il pouvait prétendre. L'un d'eux, le prince Charles de Hesse, persuadé que Bonaparte ne consentirait jamais à céder le pouvoir souverain qu'il exerçait en France s'il ne recevait un équivalent au dehors, conseillait de le nommer «grand-duc de Milan et de Gênes», de lui donner en France «le premier rang après le Dauphin avec le titre d'Altesse Royale et de premier allié». On conjurerait ainsi le péril que causerait incessamment sa présence en France à la suite du roi.

C'est la même idée qu'on retrouve dans une note que Bourmont, alors à Paris où il entretenait avec Fouché des rapports quotidiens, faisait tenir à Mitau, par l'intermédiaire de Mme d'Anjou. Convaincu, lui aussi, que Bonaparte «ne voudrait pas être sujet», il était d'avis qu'on lui préparât un établissement en Italie. Bonaparte voulait de la gloire, de la puissance et de la sécurité. Il réunirait ces trois avantages si, par un traité, l'Empereur d'Allemagne cédait le Milanais au roi de Sardaigne, la Savoie, le comté de Nice et le territoire de Gênes jusqu'à Savone restant à la France. Avec Parme, Modène et l'État de Gênes à l'est de Savone, on formerait une république, qui serait d'abord occupée par des garnisons françaises comme l'avait été d'abord la République Batave. Ce traité signé, Bonaparte proclamerait le roi à Paris. Le roi, de son côté, le reconnaîtrait comme souverain de la nouvelle République. Elle deviendrait ainsi monarchie sans coup férir, et Bonaparte aurait un apanage pour lui et pour sa famille.

Un avenir prochain allait déjouer ces calculs fantaisistes et prouver qu'ils ne reposaient que sur des chimères. Mais, à Mitau, qu'on les prît ou non au sérieux, on les examinait, on les discutait; leur étude remplissait souvent le vide des journées. En regard des vastes conceptions dont s'inspirait déjà Bonaparte et qu'il réalisa bientôt, ce n'est pas un banal spectacle à évoquer, que celui de Louis XVIII et de d'Avaray, penchés, un crayon à la main, sur des cartes géographiques, appliqués à lui tailler un royaume en Italie, bien qu'ils ne se dissimulassent pas sans doute le caractère platonique de cette opération.

Ils fondaient peu d'espoir, on l'a vu, sur les démarches en vue desquelles l'abbé de La Marre avait emporté des pouvoirs et des instructions. D'autre part, la tentative faite auprès de Moreau venait d'échouer. Le 18 septembre, le roi le mandait au prince de Condé. «Elle était en très bonnes mains. Mais, d'après les réponses qu'il a faites, je crois que le succès était impossible. Quand l'erreur est dans le cœur et que la tête reste froide, il n'y a pas de remède... Au reste, les hommes sont de circonstance dans les révolutions.» La tentative auprès de Bonaparte réussirait-elle mieux? On en doutait chaque jour à Mitau, tandis qu'à Paris, l'abbé de Montesquiou, après avoir longtemps erré dans les entours de Bonaparte, la lettre royale dans sa poche, venait enfin, à la fin de juillet on au commencement d'août, encouragé par Talleyrand, de se décider à la faire remettre au consul Le Brun, en même temps que celle qui lui était destinée.[Lien vers la Table des Matières]

X
LES DESSOUS D'UNE NÉGOCIATION

Ce qui se passa entre le premier consul Bonaparte et son collègue Le Brun, quand ils lurent les lettres que leur avait adressées Louis XVIII, n'a pas été livré à l'histoire. De ces incidents assez confus, ne restent d'autres témoignages que les réponses qu'ils firent l'un et l'autre aux propositions dont ils étaient saisis. Nous ignorons également pourquoi ces réponses, qui portent la date du 20 fructidor de l'an VIII (7 août 1800), ne furent remises à Montesquiou qu'au commencement d'octobre. C'est à cette date seulement qu'un matin, Le Brun le fit appeler pour les lui remettre[104].

—Vos lettres ont été reçues et lues, lui dit-il. Le général lit tout ce qu'on lui adresse, répond à tout. Voici sa réponse et la mienne. Et, tendant les deux lettres à Montesquiou, il ajouta non sans humeur:—Puisque vous savez comment on arrive de Mitau, vous savez aussi sans doute comment on y envoie.

Connaissant Le Brun de longue date, se rappelant qu'ils avaient autrefois servi ensemble la monarchie, Montesquiou s'était attendu à un accueil plus cordial. Il ne cacha pas sa déception.

—Pourquoi cette amertume? demanda-t-il. Qu'est-ce qui peut vous déplaire dans une négociation où il est tenu si grand compte de vos intérêts, de ceux de vos amis? Ne nous attrapons pas, mon cher Le Brun; j'ai pu plaider autrefois la cause de l'aristocratie; mais je sais qu'elle est perdue, et, quand je considère ce qui en reste, je ne me dissimule pas que les affaires, en passant dans vos mains, y ont passé sans retour.

—Mais alors? interrogea Le Brun.

—Ce que je fais ici? poursuivit Montesquiou avec chaleur. Je plaide la cause de mon pays et la vôtre. Que je ne cesse donc pas d'être pour vous un objet d'intérêt, alors que je cherche à rendre plus solides votre existence et votre fortune.

L'humeur de Le Brun se dissipait. Ce fut plus amicalement qu'il reprit:

—La France ne pense pas à changer de maître. Elle ne soupire qu'après la paix, et la paix, nous l'aurons. Cependant la personne du prince est digne de sollicitude. Si l'on peut adoucir sa position, on sera charmé d'en saisir les moyens. S'il pouvait rassembler assez d'émigrés pour se jeter sur certaine partie de l'Europe, on l'aiderait à y former un établissement solide; s'il préférait les objets dont nous pouvons disposer, on lui donnerait le choix; enfin, si une condition privée est plus à son gré, Bonaparte serait heureux de la lui rendre la plus douce possible. En un mot, vous pouvez tout demander pour sa personne, et l'on vous en verra chargé avec plaisir. Mais il n'y a rien à faire en France, et je vous donne le conseil de ne pas vous en mêler.

Déconcerté par ce langage qui fermait la porte à toute espérance, Montesquiou parvint à dissimuler. Mais, désireux de savoir ce que contenaient de pratique les offres vagues qui lui étaient faites au nom du premier consul, il provoqua des explications en feignant d'entrer dans ses vues. Alors Le Brun les précisa. Bonaparte considérait comme possible la reconstitution du royaume de Pologne; il était prêt à mettre Louis XVIII et ses héritiers à même d'y régner. Si ce prince préférait une condition privée, on avait l'assurance que le roi d'Espagne, cousin des Bourbons français, les recevrait avec empressement en leur donnant le rang et le titre d'infants. Ils pourraient donc se fixer là, pensionnés par le gouvernement français.

En écoutant ces offres éventuelles, Montesquiou se demandait si Le Brun parlait sérieusement ou s'il raillait. Il n'osa toutefois, craignant de le blesser, le lui demander à lui-même. Il fit simplement remarquer que le projet sur la Pologne n'était réalisable qu'au prix d'une guerre qui ferait du roi «un perturbateur et un brouillon».

—Ce n'est pas ainsi, continua-t-il, que vous mettrez un terme au cruel état d'incertitude en lequel vit la France. Vous vous flattez d'avoir bientôt la paix. Quel bien nous fera-t-elle si elle doit enfermer dans notre intérieur tous ces germes de discorde, que la guerre avait au moins portés au dehors? Je comparerai, si vous le voulez, Bonaparte à César. Mais doit-il nous laisser le même héritage? Ne voyez-vous pas toute l'Europe d'accord sur le principe de l'hérédité? La France voudra-t-elle seule vivre en viager sur une seule tête?

—Bonaparte peut se donner un successeur, observa Le Brun.

—La succession au trône n'est utile qu'autant qu'elle est immuable, et combien de siècles ne faut-il pas pour la rendre telle!

Dans les dispositions où était Le Brun, cette objection de Montesquiou ne pouvait modifier ses idées:

—Rien n'est impossible avec tant de dévouement et tant de gloire, fit-il. Bonaparte est jeune. Il peut vivre assez longtemps pour rendre sa succession aussi tranquille que son gouvernement. D'ailleurs, il ne s'agit pas de ce qui arrivera, mais de ce qui existe. Aujourd'hui, vous demandez, mon cher, ce qu'on ne veut pas donner; nous offrons ce que vous paraissez ne pas vouloir accepter. Il me reste à vous prier de faire parvenir au roi les sentiments d'estime et de respect que l'on doit à sa personne et à ses malheurs.

Le Brun, en parlant ainsi, ramenait son visiteur. Celui-ci, les lettres à la main, se laissait reconduire, soucieux de se ménager une occasion de reprendre cet entretien.

—Et moi, il me reste à espérer, dit-il, qu'un prince qui, dans la situation la plus cruelle, a pu conserver assez de considération pour vous faire convenir qu'il est digne de sa race, pourra détruire les obstacles qui s'opposent encore à son retour. Les inquiétudes s'effaceront devant ce caractère de bonté qui ne demande qu'à faire du bien à tous. Laissons donc cette grande affaire au temps, qui sera plus habile que moi.

—Désabusez-vous, s'écria vivement Le Brun. Occupez-vous de sa personne, qui mérite un grand intérêt, et oubliez des droits qui sont trop surannés.

Ce fut son dernier mot. Quelques instants après, Montesquiou rendait compte à Clermont-Gallerande et à Royer-Collard de cette visite inutile. Ensemble, ils prenaient connaissance des lettres qu'il s'était chargé d'envoyer à Mitau. Celle de Bonaparte était écrite sur du papier aux armes de la République, celle de Le Brun sur du papier ordinaire.

«J'ai reçu, Monsieur, votre lettre, mandait Bonaparte à Louis XVIII. Je vous remercie des choses honnêtes que vous m'y dites. Vous ne devez plus souhaiter votre retour en France. Il vous faudrait marcher sur cent mille cadavres[105]. Sacrifiez votre intérêt au repos et au bonheur de la France. L'histoire vous en tiendra compte. Je ne suis point insensible aux malheurs de votre famille. Je contribuerai avec plaisir à la douceur et à la tranquillité de votre retraite.—Bonaparte

Le Brun, de son côté, écrivait:

«Monsieur, vous rendez justice à mes sentiments et à mes principes. Servir ma patrie fut toujours le plus cher de mes vœux, comme le premier de mes devoirs. C'est pour aider à la sauver que j'ai accepté la place que j'occupe. Mais il faut vous le dire, et je vous crois le courage de l'entendre: ce n'est pas en lui rendant un roi qu'on peut la sauver aujourd'hui; si j'eusse pensé autrement, vous seriez sur le trône ou je serais dans la retraite. Les circonstances vous condamnent à une vie privée. Mais soyez sûr que le premier consul a la vertu aussi bien que le courage d'un héros, et que sa jouissance la plus douce est de donner des consolations à vos malheurs. Pour moi, Monsieur, je conserverai toujours pour votre personne les sentiments que me permet l'intérêt de la patrie.—Le Brun

Après avoir lu ces réponses décourageantes, et bien faites, dans leur forme même, pour blesser le destinataire, les membres du conseil furent d'avis qu'il y avait lieu d'en ajourner l'envoi, jusqu'à ce que Montesquiou eût pu en causer avec Talleyrand, dont le langage, si différent de celui de Le Brun, l'avait encouragé à faire usage des lettres royales. Il importait de savoir pour quelles causes le troisième consul, en recevant Montesquiou, s'était appliqué à détruire les espérances données par le ministre des affaires étrangères. Ces causes qu'avaient fait soupçonner au négociateur sa conversation avec Le Brun lui furent confirmées avant qu'il eût pu se rencontrer avec Talleyrand. Lucien, frère du premier consul, placé au ministère de l'intérieur à la suite du coup d'État de brumaire, venait d'en être renvoyé et nommé ambassadeur en Espagne. Son secrétaire, Duquesnoy, enveloppé dans sa disgrâce, ayant reçu la visite de Royer-Collard, lui avait parlé avec indignation de «la lâcheté» de Bonaparte.

—On a voulu mettre la couronne sur sa tête, lui avait-il dit; les généraux étaient gagnés, sans excepter Moreau. Une brochure où on cherche à établir un parallèle entre lui, César et Cromwell, a été lancée pour préparer l'opinion à ce grand changement. Mais, au dernier moment, il a reculé, effrayé par l'image du successeur qu'il eût été tenu de désigner en prenant possession du pouvoir. On lui a fait sentir que le successeur d'un homme de trente ans se lasserait d'attendre, serait l'appui de toutes les factions, et que ce qu'on pourrait en espérer de plus heureux, c'est qu'il consentît à laisser vivre son prédécesseur à condition de partager sa puissance. Bonaparte a donc reculé, mais il y reviendra.

Cette révélation n'expliquait que trop l'attitude de Le Brun et les lettres des deux consuls. Néanmoins, Montesquiou persévéra dans son dessein de s'entretenir avec Talleyrand avant de les expédier à Mitau. Ayant appris, quinze jours plus tard, que «l'évêque» dînait chez la duchesse de Luynes, il s'y rendit. L'accueil de Talleyrand fut gracieux. Lorsqu'après le repas les tables de jeu eurent été dressées et occupées, il entraîna l'abbé dans un autre salon. Mme Grant, avec qui il vivait et qu'il devait plus tard épouser, les y suivit, à la grande satisfaction de Montesquiou; il savait qu'elle avait dit au frère de Talleyrand:

—Je voudrais le savoir toujours avec cet homme-là.

Les trois personnages une fois seuls, l'entretien s'engagea en ces termes:

—Eh bien, comment a-t-on trouvé à Mitau le style de Bonaparte? interrogea le ministre.

—Ni bien, ni mal, répondit Montesquiou; elles sont encore chez moi.

—Comment! Elles ne sont pas parties?

—Pas encore. Pourquoi ajouter aux chagrins de ce malheureux prince? Il saura toujours assez tôt que vous ne voulez rien faire pour lui.

Un haussement d'épaules, un sourire ironique, témoignèrent du peu de prix qu'attachait Talleyrand à l'échec des démarches déjà faites par son interlocuteur.

—Quoi! Une lettre de protocole vous effraye! objecta-t-il. Les cent mille hommes à égorger et la postérité à laquelle il vous renvoie vous paraissent-ils sans réplique? Et, ramené à plus de gravité, il ajouta:—Vous n'avez pas prétendu finir en un jour. Vous êtes sûr aujourd'hui que si les Bourbons sont rappelés, ce ne sera que dans la personne de Louis XVIII. Bonaparte lui croit de la capacité, de la sagesse. N'est-ce donc rien que cela? Croyez-moi, expédiez les lettres et ne craignez pas de vous charger des réponses.

Quoique ces propos fussent pour rendre confiance à Montesquiou, il ne put s'empêcher de faire remarquer qu'ils s'accordaient bien peu avec ce que l'on disait des ambitions de Bonaparte et de la tentative faite si peu de jours avant pour les réaliser. Talleyrand protesta en raillant de nouveau:

—Allez-vous croire à toutes les sottises qu'on débite dans votre société?

Et ce fut un débordement de plaisanteries et d'épigrammes sur le monde royaliste, sa candeur, sa crédulité, ses petites intrigues. Montesquiou arrêta ce flot de paroles par une autre question. Ne jugeant pas bon d'avouer qu'il était muni de pouvoirs du roi pour traiter avec Bonaparte, et voulant convaincre Talleyrand que son rôle se réduisait à celui de messager, il affecta de le consulter sur le point de savoir à qui ces pouvoirs pouvaient le plus utilement être confiés.

La physionomie du ministre redevint sérieuse. D'une voix assurée, il répondit:

—À Bonaparte; oui, à Bonaparte, ajouta-t-il avec force. C'est de lui que vous devez tout attendre. Si je le connais bien, un blanc-seing signé de Louis XVIII, avec une lettre comme ce prince sait les écrire, serait la chose la plus habile pour ses intérêts.

Montesquiou contint l'objection que cet avis inattendu lui suggérait. Donner un blanc-seing à Bonaparte lui semblait trop dangereux. Ne s'en servirait-il pas pour imposer au roi une abdication en la présentant comme volontaire? Il était résolu à ne pas conseiller à son maître un tel expédient. Mais, trop fin diplomate pour rompre avec Talleyrand, il se garda bien de lui laisser voir qu'il tenait cette insinuation pour inacceptable.

À ce moment, on appela le ministre dans le salon de jeu. Il sortit, emmenant Mme Grant, qui avait assisté silencieuse à cet entretien. Mais il revint presque aussitôt. S'approchant de Montesquiou, il résuma rapidement, sous une forme plus pressante, les conseils qu'il venait de lui faire entendre.

—Je vous parle franchement, vous devez le voir. Vos lettres sont loin d'être désespérantes. L'avenir est trop obscur pour s'y confier. Mais, en un temps de révolution, une position qui s'améliore ne doit pas être abandonnée. Tout ce qui revient de Louis XVIII est bon; tout ce qu'il a écrit est parfait. Ce qu'on lui répond engage plus la question qu'il ne la termine. Maintenez-vous donc dans cette ligne. Seulement, ne passez plus par Le Brun, qui a des manières trop subordonnées. Il faut trouver un moyen de remettre vous-même à Bonaparte les lettres dont vous serez chargé pour lui. Il est bon que vous puissiez causer ensemble. Il suffira que vous lui demandiez un rendez-vous. Il m'en parlera. Mais allez toujours directement à lui.

—Parlons franchement, interrompit Montesquiou. Sommes-nous mieux que nous n'étions?

—Oui pour l'avenir, non pour le présent. Bonaparte ne songe point à quitter sa place; il ne cherche point non plus à l'assurer. Il ne se la laisserait point ravir; mais il n'est pas effrayé de la céder. Il veut la paix, mais c'est bien plus pour améliorer le gouvernement que pour s'y conserver; il est, en un mot, d'un caractère indépendant, plus jaloux de la gloire que des grandeurs, et à qui toutes les choses élevées doivent plaire. Jugez ce caractère et travaillez pour l'avenir.

L'éloge du premier consul auquel se livra Montesquiou dans l'espoir qu'on le lui répéterait, celui de Louis XVIII par lequel Talleyrand crut devoir répondre, couronnèrent ses étranges confidences. Étaient-elles sincères? On peut en douter quand on se rappelle l'attitude résolument hostile aux Bourbons qu'il allait prendre à si peu de temps de là. Elles permettent tout au moins de supposer qu'au moment de son entretien avec Montesquiou, n'ayant pas encore formé sa conviction quant à la durée du pouvoir de Bonaparte, il avait évité à dessein de se montrer comme un homme entièrement à lui, et voulu prouver à son interlocuteur que, si la monarchie recouvrait ses chances, il ne serait pas le dernier à se rallier à elle. Peut-être aussi, en témoignant de son respect pour le proscrit de Mitau et en déclarant que, si les Bourbons étaient rappelés, ce ne serait que dans la personne de ce prince, n'avait-il eu pour but que de dire le contraire de son ennemi et collègue Fouché, qui, lorsqu'il faisait allusion à l'éventualité d'une restauration, laissait entendre qu'il préférerait à Louis XVIII, et la France comme lui, «un prince guerrier» tel que le duc de Berry ou le duc d'Enghien.

Quoi qu'il en soit, Montesquiou, qu'on a vu découragé par les propos de Le Brun, avait repris confiance en écoutant Talleyrand. Il emportait de cette audience la conviction que le premier consul et son entourage rendaient plus de justice à la personne du roi, que l'hypothèse d'une restauration n'était plus invraisemblable et que la partie, considérée la veille encore comme perdue, présentait maintenant quelques chances de succès. Ce fut aussi l'avis de ses deux collègues du Conseil royal, dont un autre incident ranimait au même moment les espoirs.

Mme de Champcenetz, dont nous avons déjà parlé comme d'une femme passionnément dévouée à la cause du roi, et comme ayant entrepris d'y rallier Mme Bonaparte, poursuivait cette tâche avec persévérance. Le marquis de Clermont-Gallerande se trouvant un jour chez elle, seul avec elle, elle lui avait communiqué une lettre qui lui était parvenue de Londres plusieurs semaines avant, signée d'un de ses amis émigrés, le comte de Vaudreuil, un des familiers de Monsieur, comte d'Artois. Vaudreuil lui écrivait que, par suite du mauvais vouloir des puissances étrangères, la cause royale n'ayant plus de ressources que dans l'intérieur, «son dévouement devait la porter à mettre en usage ses moyens et son esprit pour arriver à Bonaparte par sa femme et l'engager à traiter avec le roi par l'intermédiaire de Monsieur.» Cette lettre n'était pas nécessaire pour échauffer le zèle de Mme de Champcenetz. Ce que Vaudreuil lui conseillait d'entreprendre, elle l'avait entrepris déjà. Néanmoins, elle avait montré la lettre à Mme Bonaparte et obtenu d'elle cet aveu que le premier consul n'était pas éloigné de traiter, mais qu'il était retenu par la perspective des périls auxquels il s'exposerait en se livrant sans garantie pour sa fortune et son existence future. La réponse de Mme de Champcenetz, inspirée par ce qu'elle savait des intentions du roi, n'ayant pas détruit les craintes dont elle était la confidente, elle avait proposé de faire venir à Paris le comte de Vaudreuil pour négocier. L'offre ayant été acceptée, elle avait écrit à son ami. Mais, par suite de la difficulté des communications avec l'Angleterre, elle était sans réponse, ce dont elle s'inquiétait.

En recevant cette confidence, Clermont-Gallerande sentit la nécessité de ne pas laisser cette négociation tomber aux mains de Monsieur. L'intérêt du roi commandait de la conserver au Conseil royal, qui seul en était chargé. En conséquence, il crut pouvoir avouer à Mme de Champcenetz que Louis XVIII avait à Paris une personne de confiance, munie de ses pouvoirs, et qu'il trouverait mauvais qu'une affaire aussi grave fût confiée à d'autres. Mme de Champcenetz comprit, écrivit de nouveau à Vaudreuil pour lui déconseiller de venir, mit au service de Clermont-Gallerande son dévouement et son zèle, en demandant toutefois, pour en activer les effets, que le roi écrivît à Mme Bonaparte. Par suite de ces circonstances, le Conseil royal était désormais assuré d'avoir accès auprès de celle-ci, et si la négociation, comme il l'espérait, pouvait être reprise, d'être averti quand serait arrivé le moment de la reprendre.

Les agents du roi, en lui envoyant à la fin de décembre une copie des réponses de Bonaparte et de Le Brun, dont ils n'avaient pas voulu confier à la poste les originaux, lui donnaient tous ces détails. En plusieurs lettres successives, ils s'efforçaient de lui faire partager la confiance dont ils étaient eux-mêmes animés. Comme preuve des dispositions favorables de Joséphine, et de ce qu'on pouvait attendre de Bonaparte, ils racontaient le fait suivant qu'ils tenaient de Mme de Champcenetz.

Le général russe de Sprengporten, venu à Paris en ambassadeur de l'Empereur Paul Ier pour recevoir, des mains du gouvernement français, les soldats, ses compatriotes, faits prisonniers au cours de la dernière guerre, que le premier consul renvoyait généreusement dans leur pays, s'était présenté chez Mme Bonaparte pour lui offrir ses hommages et les compliments de son souverain. Dans la conversation, il fit valoir que c'était le tsar qui avait donné asile au chef de la maison des Bourbons.

—Ah! monsieur, répondit Joséphine n'écoutant que son cœur, c'est le plus beau trait de la vie de votre maître, et nous lui en conserverons une éternelle reconnaissance.

En répétant à Mme de Champcenetz ces paroles qui témoignaient de plus de générosité que de prudence, Joséphine lui avait confessé qu'après les avoir prononcées, elle s'était inquiétée de ce qu'en penserait son mari, et que c'est en redoutant d'être blâmée qu'elle lui en avait fait l'aveu. Mais, loin de la blâmer, il s'était écrié en lui prenant la main:

—Vous avez très bien fait, très bien.

De ces faits et de divers autres, les agents du roi tiraient cette conclusion «que la restauration était la véritable pensée de Bonaparte». Ils ajoutaient: «Mme de Champcenetz, dont l'esprit est aussi pénétrant que les yeux, juge Mme Bonaparte de bonne foi avec elle. Mme Bonaparte n'a aucun intérêt à la tromper, de même que le premier consul n'a aucun intérêt à tromper sa femme jusque dans son intérieur le plus intime.» Aussi considéraient-ils que la négociation ne devait pas être abandonnée. Le roi ferait bien de suivre le conseil de Talleyrand, d'écrire de nouveau à Bonaparte en prenant pour texte «les cent mille cadavres»; il pourrait se laisser aller à toute la bonté et à toute la générosité de son cœur, se montrer animé du désir de mettre fin aux malheurs de la France, et de porter son bonheur aussi haut que sa renommée.

«Surtout, lui mandait Montesquiou, que Votre Majesté continue de parler dans cette communauté de travaux et d'intérêts qu'elle a si bien marquée dans sa première lettre, car nous avons su que Bonaparte en avait été flatté. Un mot d'estime pour l'armée ajouterait à sa confiance, et une phrase sur les révolutions, présentées comme maux inévitables qu'on ne peut guérir que par l'oubli, produirait de l'effet sur ses confidents; car Votre Majesté ne se dissimule pas qu'elle trouve autant d'obstacles dans ce qui entoure Bonaparte que dans sa personne même. Nous ne pouvons l'assurer s'il est réellement occupé de ce défaut de garantie dont parle sa femme, car l'évêque d'Autun s'en est moqué comme d'une sottise qui ne pouvait pas l'atteindre. Mais, si Votre Majesté croit devoir en dire un mot, ce sera avec assez de noblesse pour que ce nouveau Warwick[106] n'en soit pas choqué. Enfin, Sire, Votre Majesté doit regarder ses lettres comme notre grande ressource, et elle est si habile dans l'art de s'exprimer, que nous sommes heureux de voir dans ses mains ce qu'il y a d'essentiel dans notre négociation. Mais, quelque fondée que puisse être la confiance de Votre Majesté, nous ne croyons pas qu'elle puisse jamais donner ce blanc-seing dont m'a parlé l'évêque d'Autun. Qui sait ce qu'on en pourrait faire? Peut-être une abdication. Enfin la générosité a ses risques en convenant même que c'est la vertu dont Votre Majesté connaît le mieux l'usage.

«Nous ne sommes pas assez indiscrets pour demander à Votre Majesté d'écrire à l'évêque d'Autun. Nous la prions d'examiner si, dans une lettre qu'elle me ferait l'honneur de m'écrire, elle ne pourrait pas paraître instruite de ces bonnes intentions et dispositions. Nous concevons la répugnance de Votre Majesté. Mais elle jugera peut-être qu'il est bien nécessaire aujourd'hui d'éloigner ce personnage; car, du caractère dont je le connais, je peux assurer que son amour-propre blessé ne pardonnera jamais.

«La lettre que demande le marquis de Clermont-Gallerande pour Mme Bonaparte sera sans doute moins pénible à Votre Majesté. Il est digne de ses sentiments personnels et de ce caractère indélébile de la royauté d'oublier ses propres malheurs pour ceux de son peuple en témoignant quelque reconnaissance à un ange de bonté qui a si bien secondé ses vœux.»

En constatant les illusions dont ces extraits d'une volumineuse correspondance nous livrent les témoignages, on croit rêver. Qu'à Mitau, si loin de la France, dans les douloureux loisirs de l'exil où l'on ne recueillait l'écho des événements que lorsqu'ils étaient depuis longtemps accomplis et sans pouvoir calculer avec justesse leurs conséquences logiques, on se trompât sur les desseins de Bonaparte et sur les vœux des Français, il n'est que trop aisé de le comprendre; on croit plus communément à ce que l'on espère qu'à ce que l'on redoute.

Mais qu'à Paris, si près du grand spectacle qui s'y déroulait alors, sans tenir compte du langage si ferme et si net de Le Brun, des hommes comme Montesquiou, Royer-Collard, Clermont-Gallerande, rompus aux affaires, les ayant longtemps pratiquées, témoins incessants des efforts de Bonaparte pour consolider sa puissance naissante, pour se rendre populaire, pour gagner la confiance publique, aient pu croire que, devenu le maître, en se couvrant d'une gloire qui rejaillissait sur le pays tout entier, il céderait le pouvoir dont il s'était emparé au risque de sa vie; qu'ils aient pris au sérieux les encouragements ironiques de Talleyrand, les bavardages de Mme de Champcenetz, l'extraordinaire langage qu'à tort ou à raison elle attribuait à Joséphine, voilà ce qui dépasse et ne se peut expliquer que par leur dévouement au roi. Ce dévouement les aveuglait. Il obscurcissait leur mémoire, leur faisait oublier qu'un an avant, Bonaparte, recevant au Luxembourg les chefs chouans, s'était écrié, répondant à l'un d'eux:

—Rétablir les Bourbons, jamais![Lien vers la Table des Matières]

XI
PARTIE PERDUE

Lorsqu'arrivèrent à Mitau les réponses de Bonaparte et de Le Brun, avec les détails et les commentaires qu'y avait ajoutés Montesquiou, tout dans la maison royale était confusion, trouble, désarroi. En des circonstances que fera connaître la suite de cette histoire, Louis XVIII venait de recevoir de l'Empereur de Russie (14 janvier 1801) l'ordre de quitter l'asile où, durant trois années, il jouissait paisiblement de l'hospitalité que lui accordait «son bienfaiteur». L'ordre était impérieux, brutal; son exécution devait être immédiate, et le roi, toujours courageux, toujours résigné, préparait son départ qui eut lieu six jours après. En ces cruelles circonstances, l'étendue de son malheur présent devait le rendre peu sensible à l'échec de la tentative faite à Paris par ses agents. Du reste, cet échec ne pouvait le surprendre; il avait eu peu de foi dans le succès.

En lisant ce qu'on lui disait des dispositions de l'Espagne empressée à le recevoir, s'il préférait à l'éclat d'un trône une retraite paisible, et à lui accorder pour lui et sa famille, avec le titre d'infants, les prérogatives attachées à ce rang, il leva les épaules. Depuis que Louis XIV avait placé sur le trône de Charles-Quint un prince de sa maison, les Bourbons de France n'étaient-ils pas de droit infants en Espagne? On ne lui offrait donc que ce qui lui appartenait, et les prétendues bonnes dispositions de ce cousin espagnol, qui, depuis si longtemps, lui refusait un asile par peur de déplaire au gouvernement français, ne méritaient que le dédain. Mais il n'en fut pas de même de l'offre du trône de Pologne. Une note de sa main, écrite au moment où il allait quitter Mitau, nous livre sa pensée. Elle nous le montre indigné, manifestant sa colère en des formes vibrantes et hautaines.

«Pour répondre à l'ouverture qui m'est faite, il faut d'abord me posséder, car mon premier mouvement est l'indignation. Quelle idée Bonaparte a-t-il donc de moi pour me faire une pareille proposition? Qu'il apprenne à me connaître. Huit siècles ont assuré à ma famille la couronne de France. La puissance des Anglais, les ruses de l'Autriche, le fanatisme de la Ligue n'ont pu l'en déposséder. La Révolution même, qui a abattu le trône de saint Louis, le relève... Héritier de trente-trois rois, mon droit, ou plutôt mon devoir, est d'occuper ce trône sanglant. Je dois y travailler sans relâche. C'est à moi de réparer les maux faits à la religion et à l'État. Rien ne me fera abandonner mon droit, trahir mon devoir. Le poignard de Ravaillac, la balle qui a été si près de trancher mes jours, ne m'intimident point. Destiné à mourir, je veux descendre au tombeau quitte envers l'honneur et envers mes sujets. Mais je n'ai aucune ambition. La couronne de France m'appartient; nulle autre n'a de prix à mes yeux. Je dis plus: j'aime à faire des heureux. Si, placé sur un trône étranger, je l'étais assez moi-même pour m'en voir entouré, ma joie ne serait pas pure. Je dirais: Ce ne sont pas là mes enfants. Une telle proposition n'a donc rien qui puisse me tenter.

«Faut-il après cela parler de ce que celle-ci a de honteux, d'offensant; de la démence qu'il y aurait à y prêter l'oreille? J'accepterais un sceptre étranger des mains du Corse qui insulte au trône et au palais de mes pères! Je sanctionnerais donc la Révolution! Je signerais l'arrêt de mort de mon frère, de mon maître! J'appellerais sur ma tête le sang de tous les miens, d'un million de Français! Je ne puis m'arrêter plus longtemps à cette pensée; tout mon sang se soulève contre elle.

«Et quelle couronne m'offre-t-on? Celle d'un pays possédé par les trois plus puissants souverains de l'Europe, dont un est mon bienfaiteur. Tenter de le leur enlever, ce serait à la fois une folie et une ingratitude. Mais j'admets que ce fussent eux-mêmes qui me la cédassent: peut-on oublier que pendant tout le siècle que cette année termine, la Pologne fut plutôt une province qu'un État indépendant, que ses derniers efforts pour conserver sa liberté ont été souillés par le jacobinisme? C'est assurément un sort digne d'envie que de régner sur un peuple esclave ou fanatique!

«Je ne pousserai pas plus loin ce raisonnement; c'est de la proposition elle-même que je veux parler. Elle est, et je crois l'avoir démontré, extravagante si elle est faite de bonne foi. Mais peut-on la supposer telle? Bonaparte voudrait aujourd'hui me proclamer roi héréditaire de Pologne; il désire que je fasse moi-même quelque ouverture à ce sujet. Si jamais le timeo Danaos et dona ferentes fut applicable, c'est assurément ici. L'usurpateur m'invite à faire une première ouverture, sans dire même à qui, et il promet de l'appuyer de toutes ses forces. Mais comment ne verrais-je pas, en me supposant d'accord avec lui pour mon propre avilissement, que le premier, le subit, l'inévitable effet de toute démarche de ce genre serait de me perdre sans ressource dans l'esprit de l'Empereur de Russie? C'est ce que Bonaparte voudrait, et en ce moment plus que jamais. En effet, considérons que Malte a capitulé le 7 septembre[107] et que la lettre en question est du 14 octobre. Bonaparte, étourdi d'une nouvelle qui dérangeait les mesures qu'il avait prises envers Paul Ier, craignant le ressentiment du prince qui pouvait très bien s'offenser de l'offre vaine qui lui avait été faite, a voulu m'ôter un appui qui, de nouveau, lui paraissait redoutable. Heureusement, le piège est grossier.

«Je conclus que le silence et le dédain doivent seuls répondre à une insolente et insidieuse proposition, et j'ajoute que si je pouvais croire un moment à sa sincérité, le seul usage qu'on m'en verrait faire serait de la dénoncer à Paul Ier

Cette note rédigée, nous l'avons dit, au milieu d'un brusque départ, ne fut pas expédiée. Elle resta dans les papiers du roi comme un témoignage de son état d'âme au moment où il l'avait écrite. Elle ne touchait d'ailleurs qu'à l'un des points qui nécessitaient ses résolutions. Il en était un autre sur lequel il n'était pas moins tenu de se prononcer. Devait-il, comme le lui conseillait Montesquiou, écrire une nouvelle lettre à Bonaparte, ou considérer celle qu'il avait reçue comme une fin de non-recevoir définitive? La question méritait qu'il y réfléchît longuement. Il espérait que des avis postérieurs de ses agents le mettraient mieux en état de la résoudre. Il quitta Mitau sans avoir rien décidé.

Il partait sans savoir encore en quel lieu il se fixerait. Son ministre à Saint-Pétersbourg, le comte de Caraman, chassé comme lui de Russie, avait pris les devants. Il se dirigeait vers Berlin, où, par ordre de son maître, il devait solliciter pour lui un asile à Varsovie. Mais le roi de Prusse accueillerait-il cette prière? Dans le doute où il était à cet égard, Louis XVIII ne se hâtait pas. Accompagné de la duchesse d'Angoulême et du comte d'Avaray, il voyageait à petites journées, contrarié, par surcroît, dans sa marche par les rigueurs de l'hiver moscovite, qui rendaient la route aussi pénible que longue.

C'est au cours de ce lamentable voyage, et probablement à Kœnigsberg, où il fit un séjour d'une semaine, qu'en même temps qu'il recevait l'autorisation de s'établir à Varsovie sous le nom de comte de l'Isle, en gardant le plus strict incognito, il apprit l'attentat commis à Paris, rue Saint-Nicaise, contre la personne du premier consul, dans la soirée du 24 décembre. Quoique les premiers récits de cette tentative criminelle fussent unanimes à l'attribuer au parti jacobin, le roi fut convaincu qu'elle rendait impossible toute négociation ultérieure, et qu'en conséquence, une réponse à la lettre de Bonaparte serait sans objet. Mais celles qu'il trouva à Varsovie, en y arrivant le 22 février, ébranlèrent son opinion. Il y en avait une de Clermont-Gallerande qui, tout en confirmant la nouvelle de l'attentat, donnait à entendre que cet événement, dont les jacobins portaient seuls encore la responsabilité, loin d'éloigner de l'esprit de Bonaparte l'idée d'une entente avec le roi, l'y rendait plus accessible en l'éclairant sur les périls dont son gouvernement était et resterait entouré; qu'en conséquence, il ne fallait pas perdre espoir. Malheureusement, un post-scriptum tracé en hâte par Royer-Collard, au bas de cette lettre, en affaiblissait singulièrement l'argumentation.

«Depuis que la lettre de Saint-Pierre est écrite, et pendant que je la transcrivais, le gouvernement a acquis la certitude que la conspiration du 24 décembre et la machine infernale appartiennent aux chouans et non aux jacobins, comme il l'avait cru avec tout le public. M. de Bourmont, et tous les chouans amnistiés qui se trouvaient à Paris, sont arrêtés. L'homme qui en conduisait les chevaux se nomme Carbon, dit le petit François. Il a été trouvé chez des religieuses réunies dans une maison de la rue Notre-Dame-des-Champs. Mme Duchesne, leur abbesse, est aussi arrêtée. Les serviteurs de Votre Majesté sont profondément affligés de cette découverte.»

Il semble que cette information, qu'allaient confirmer et aggraver les recherches de la police, aurait dû détruire, dans l'âme de Louis XVIII, les vagues espoirs qu'avait ranimés la lettre de Clermont-Gallerande, et le détourner du projet de renouer la négociation. Il n'en fut rien. Une nouvelle note de sa main nous prouve que, sans se rendre entièrement à l'avis de ses agents, il ne croyait plus avec autant de certitude qu'à son départ de Kœnigsberg, à l'absolue impossibilité de traiter.

«C'est une terrible question à résoudre que celle-ci. Que valait-il mieux endurer de mon sujet, un silence impertinent, ou une réponse insolente? Mettons à part, pour l'examiner, le juste sentiment de la dignité blessée, et voyons quelles conjectures nous aurions pu tirer d'une de ces deux hypothèses, et quelles sont celles que nous fournissent les faits.

«Si Bonaparte n'avait pas répondu du tout, nous pourrions l'attribuer à trois causes: orgueil, embarras, prudence. La première est dans le caractère de l'homme qui, tout le monde le sait, est pétri de vanité; cela était mauvais, mais n'avait rien de surprenant. La seconde aurait annoncé de la pudeur et, par conséquent, eût mieux valu. Pour la troisième, il eût fallu avoir l'âme et les projets de Monck. Je ne crois pas qu'on pût en tirer une quatrième induction; mais il est inutile de pousser plus loin l'analyse d'une hypothèse qui n'existe pas.

«Bonaparte a répondu, me déclare que je ne dois plus songer à rentrer en France, parce qu'il faudrait marcher sur cent mille cadavres, et finit par m'offrir assez poliment sa protection. J'ai déjà dit que je ne m'arrêtais pas à la forme; mais il y a deux manières d'envisager le fond. Bonaparte a-t-il exprimé celui de sa pensée? N'a-t-il voulu que voir si j'étais susceptible d'être intimidé par le commencement de sa lettre et peut-être alléché par la fin? L'ordre dans lequel la lettre est écrite me ferait pencher vers la première opinion. L'image des cadavres peut être placée là pour effrayer véritablement celui dont les discours et la conduite ont prouvé combien il est avare du sang français, et il est également possible que Bonaparte, persuadé qu'il me détournera par là de rien entreprendre désormais, soit de très bonne foi dans les offres, consolantes pour qui se résignerait, qui terminent la lettre. Si cela est ainsi, il vaudrait beaucoup mieux qu'il n'eût point écrit, non que je croie Bonaparte assez affermi pour n'être pas obligé d'en revenir, peut-être trop tard, à moi, mais parce que, dans la disposition où je le suppose, sa lettre est une insolence et le familiarise de plus en plus avec l'idée de voir, dans son souverain, tout au plus son égal.

«La seconde opinion se fonde sur la conduite et les dispositions de l'évêque d'Autun. Lorsqu'il a demandé à Prudent comment on trouvait à Mitau le style de Bonaparte, ce pouvait n'être qu'une insultante raillerie; mais ce qu'il a ajouté me semble le justifier sur ce point. Si Bonaparte pense ce qu'il écrit, une réplique de ma part ne peut que l'irriter, et, en ce cas, l'évêque, qui n'a certainement pas envie de lui donner de l'humeur, loin d'encourager une pareille correspondance, eût abondé dans le sens du consul et eût tâché de faire sentir à Prudent que je n'ai rien de mieux à faire que d'accepter ses offres. Or, si la lettre n'a été écrite que pour m'éprouver, ou, ce qui serait encore mieux, pour ne pas laisser tomber la correspondance, il vaut mieux qu'il ait écrit.

«À l'opinion que l'évêque laisse apercevoir, on peut opposer celle que Le Brun articule nettement. Cet ancien secrétaire du chancelier Maupeou n'ose pas prendre le ton aussi familier que son collègue, ni mettre «Monsieur» dans le corps de la lettre; il le place en vedette. Mais cette inconséquence, car c'en est une au troisième consul d'employer des formes respectueuses avec moi, n'empêche pas qu'il ne me conseille la vie privée de bonne foi, ou, du moins, je le crois, et le rêve de Pologne coïncide avec les offres de Bonaparte, de telle sorte qu'il est difficile de juger si c'est le roman d'un homme qui a de grandes idées, ou une sottise de celui qui ne connaît les royaumes que par la géographie.

«Mais aussi Le Brun est un pauvre homme; il a pu prendre pour bon ce qui cachait une arrière-pensée, et les questions de l'autre, qui connaît bien mieux Bonaparte que lui, étant fort postérieures, il se peut bien que le consul, étonné de mon silence, ait lâché l'apostat pour rengrainer[108].

«Sa cruauté à l'égard des chefs des royalistes ne prouve rien; elle est dans son caractère, et si, en effet, ce que je ne puis croire, ils sont les auteurs de la machine infernale, ou si Fouché est parvenu à le persuader au Consul, il peut les assassiner sans renoncer à la restauration. Mais, ce qui est difficile à expliquer, c'est comment cent mille écus de pension peuvent former l'amalgame d'un ange de bonté avec un tigre bien connu pour tel.

«Il faut pourtant conclure. Si nous étions sûrs que la lettre fût véritablement la pensée de Bonaparte, il faudrait rompre une correspondance qui ne pourrait que m'avilir. Si nous l'étions, au contraire, qu'il a voulu m'éprouver, ou bien qu'il n'a pas cru pouvoir entretenir autrement la correspondance, il ne serait pas difficile de lui faire voir que j'ai l'horreur du sang français, mais que, loin de l'épargner, l'abandon de mes droits en ferait couler mille fois davantage; que, s'il en est vraiment avare lui-même, il doit plutôt ambitionner un rang distingué auprès du trône, que ce trône même, où il ne peut se soutenir qu'en immolant et jacobins et royalistes; que, si je le lui cédais, la postérité me traiterait de lâche; que, s'il me le rend, elle élèvera son nom fort au-dessus de celui de Monck, parce que le sacrifice sera plus grand; enfin, que je ne sais pas vendre mes droits.

«Dans l'incertitude où nous sommes, je pense qu'il faut adresser au Conseil royal ce que, dans la seconde hypothèse, j'adressais à Bonaparte lui-même. Peut-être faut-il ajouter en peu de mots que je crois les royalistes incapables d'un lâche forfait, mais que j'en anathématise l'auteur, quel qu'il soit.»

Le projet éventuel qui apparaît dans cette note ne fut pas exécuté, faute de moyens pour y donner suite. L'attentat de la rue Saint-Nicaise avait excité les défiances de Bonaparte contre tout ce qui était royaliste. La police exerçait une rigoureuse surveillance sur les partisans du roi, suspectait leur conduite, leurs actes. Les chefs, pour la plupart, étaient incarcérés, expulsés de Paris, internés dans des villes lointaines. Qui aurait osé, en de telles conditions, aller parler des Bourbons à Bonaparte? Les membres du Conseil royal, menacés dans leur liberté, se dispersaient après avoir envoyé leur démission. Clermont-Gallerande et Royer-Collard jugeaient prudent de disparaître. De La Marre se décidait à prolonger son séjour en Allemagne, en attendant que le roi l'appelât à Varsovie. Enfin, Montesquiou lui-même, bien qu'il eût refusé, convaincu qu'il n'en pourrait rien faire, les pouvoirs que Louis XVIII aurait voulu lui maintenir, portait ombrage à Bonaparte, et, quoiqu'il fût difficile de voir en lui un conspirateur, était exilé à Menton. Personne n'aurait donc pu prendre la parole au nom de Louis XVIII, et tout espoir de négociations nouvelles fut abandonné. La cause royale était pour longtemps condamnée.

Maintenant, c'est en vain que Louis XVIII tentera de nouveau de soulever ses sujets fidèles; c'est en vain que Pichegru, Dumouriez et Willot formeront des projets, se concerteront pour les exécuter; c'est en vain que l'Angleterre, loin de se laisser décourager par la défection de Paul Ier, s'engagera plus avant contre la France, refusera la paix que Bonaparte lui fait offrir, autorisera Wickham à renouer ses relations avec les royalistes de l'intérieur, les chances de la royauté n'en seront pas moins anéanties. Et entre tant de faits dignes de surprise dont fourmille cette histoire, ce ne serait pas le moins surprenant de voir le roi proscrit conserver l'espoir qu'elles renaîtront, si l'on ne savait déjà de quelle invincible foi dans le triomphe définitif de ses droits il était animé.[Lien vers la Table des Matières]

FIN DU DEUXIÈME VOLUME

TABLE DES MATIÈRES

LIVRE SEPTIÈME
LES ÉMIGRÉS ET LE XVIII FRUCTIDOR

  • I.—Regard en arrière. 1
  • II.—Le parti royaliste en 1796-1797. 12
  • III.—L'abbé de La Marre et le marquis de Bésignan. 22
  • IV.—Le plan des agents de Paris. 37
  • V.—La catastrophe du 31 janvier 1797. 52
  • VI.—La disgrâce du duc de La Vauguyon. 69
  • VII.—Barras et Sourdat. 84
  • VIII.—Le coup d'État du Directoire. 98
  • IX.—Les débuts d'une intrigue. 106
  • X.—Le lendemain de fructidor. 111

LIVRE HUITIÈME
LOUIS XVIII ET MADAME ROYALE

  • I.—La délivrance. 128
  • II.—Le consentement de Madame Royale. 143
  • III.—L'abbé Edgeworth à Blanckenberg. 163
  • IV.—Fiançailles d'exil. 173
  • V.—Dissentiments passagers. 187
  • VI.—Le roi chassé de Blanckenberg. 200
  • VII.—En route pour Mitau. 212

LIVRE NEUVIÈME
AGITATIONS ET INTRIGUES

  • I.—Le roi à Mitau. 223
  • II.—Saint-Priest à Saint-Pétersbourg. 234
  • III.—Fauche-Borel à Londres. 241
  • IV.—Les lettres patentes. 247
  • V.—Pichegru rentre en scène. 256
  • VI.—Dumouriez royaliste. 271
  • VII.—La seconde coalition. 277
  • VIII.—La mission du comte d'Avaray. 288
  • IX.—La Maisonfort à Saint-Pétersbourg. 299
  • X.—La fin d'une intrigue. 310

LIVRE DIXIÈME
À LA VEILLE ET AU LENDEMAIN DU DIX-HUIT BRUMAIRE

  • I.—Le roi et son neveu. 318
  • II.—De la coupe aux lèvres. 326
  • III.—Les préparatifs. 342
  • IV.—Le mariage. 355
  • V.—Nouvel essai de recours à Bonaparte. 365
  • VI.—À la veille du dix-huit brumaire. 374
  • VII.—Les plans de Dumouriez et de Willot. 386
  • VIII.—Le Conseil royal et sa mission. 402
  • IX.—Autour de Bonaparte. 417
  • X.—Les dessous d'une négociation. 433
  • XI.—Partie perdue. 445

Note 1: Depuis l'époque où a paru le premier volume de cet ouvrage et tandis que l'auteur préparait celui-ci, il a reçu communication de documents précieux, relatifs à l'émigration: les papiers de Louis XVIII de 1796 à 1814, ses manuscrits autographes, les registres de ses correspondances, les lettres des souverains, celles de sa famille, de ses agents. En examinant ces richesses documentaires qui, pour la plupart, n'étaient jamais sorties, depuis plus d'un siècle, du dépôt où elles sont conservées, il a eu la satisfaction de constater la rigoureuse exactitude de ses récits antérieurs. Mais elles lui ont imposé la nécessité de revenir, incidemment, pour les compléter, sur des épisodes qu'il a déjà racontés et sur des personnages à la physionomie desquels il y avait lieu d'ajouter quelques traits nouveaux.[Retour au Texte]

Note 2: Ils ont raconté l'un et l'autre les péripéties de leur fuite. La relation du roi a été imprimée et figure dans les Mémoires de l'Émigration (Paris, Firmin Didot). Celle de d'Avaray n'a jamais été publiée. Elle n'est guère d'ailleurs que la répétition de la précédente. J'y reviendrai en publiant ultérieurement les écrits de Louis XVIII.[Retour au Texte]

Note 3: La disgrâce de Mme de Balbi est un épisode d'ordre intime, qui forme, comme quelques autres, une sorte de hors-d'œuvre dans l'histoire de l'Émigration. Il figurera à ce titre dans une publication spéciale.[Retour au Texte]

Note 4: Pour se conformer aux désirs du roi, le comte d'Avaray, qui vivait auprès de lui, rédigeait fréquemment et lui remettait des rapports très circonstanciés sur les événements qui se déroulaient sous leurs yeux et qui les intéressaient, voire sur ceux auxquels ils avaient été mêlés ensemble autrefois. Ces rapports confidentiels, destinés à n'être lus que par le roi, et conservés parmi ses papiers, constituent une source abondante de renseignements pour l'histoire de l'Émigration. On verra que j'y ai largement puisé.[Retour au Texte]

Note 5: Correspondance inédite de Joseph de Maistre avec le comte de Blacas.[Retour au Texte]

Note 6: Je dois passer ici sur l'état des provinces méridionales et sur leurs rapports avec les émigrés. On en trouvera un tableau plus complet dans mon livre: La Conjuration de Pichegru.—Paris, Plon, Nourrit et Cie.[Retour au Texte]

Note 7: À propos de Boissy d'Anglas, le roi rédige la curieuse note que voici: «Ses liaisons avec La Harpe sont une chose excellente, et celui-ci pourra aider puissamment à sa conversion. Il faut d'ailleurs lui dire que sa conduite, en qualité de président de la Convention, le jour de l'assassinat de Féraud, lui a conquis plus que mon estime, mais de plus que je ne puis oublier: 1o le langage qu'il me tint le 15 juillet 1789 au moment où le roi mon frère sortait de l'Assemblée, et, depuis ce temps-là, regrettant de le voir entraîné, je l'ai toujours regardé comme royaliste dans le cœur; 2o que le 22 février 1791, ce fut lui qui me donna le premier avis de l'insulte que les jacobins me firent faire ce même jour, à l'occasion du départ de mes tantes. Il ne doit pas avoir oublié ces deux faits. En tous cas, j'ai un véritable plaisir à les lui rappeler, et ils doivent lui être garants de l'accueil qu'il doit attendre de moi.»[Retour au Texte]

Note 8: Le manifeste qu'il publia en prenant la couronne, et où il menaçait des plus rigoureux châtiments les assassins de son frère.[Retour au Texte]

Note 9: Le roi, que sa sensibilité naturelle n'empêchait pas de railler doucement à ses heures, dut sourire en parlant de la gloire acquise par le duc de Berry. Le prince en était à ses débuts dans la carrière des armes, et, quoiqu'il eut révélé sous les drapeaux d'excellentes aptitudes militaires, il n'avait encore guère vu le feu que de loin. Les louanges qu'on trouve ici sous la plume royale ne sont qu'une précaution destinée à rendre moins amer au duc de Berry le blâme formel qui les suit.[Retour au Texte]

Note 10: J'ai raconté l'incroyable odyssée de cette aventurière, dont j'aurai d'ailleurs l'occasion de reparler. Voir mon livre: Conspirateurs et Comédiennes. Paris, F. Juven, éditeur.[Retour au Texte]

Note 11: C'est sous ce nom qu'est fréquemment désigné le duc de Berry dans la correspondance royale.[Retour au Texte]

Note 12: Le procès intenté aux agents loyalistes ne le révéla pas. Dans les dénonciations que fit ultérieurement, contre ses complices et pour sauver sa tête, Duverne de Praile qu'avait démoralisé la crainte de la mort, il n'est question ni du duc de Berry ni du duc de Bourbon. Il n'y est fait qu'une brève allusion au projet de faire passer un prince en France.

Du reste, ces incidents demeurent enveloppés d'un mystère que je n'ai pu entièrement éclaircir. Sur le moment, on voit Louis XVIII indigné de ce qu'il appelle la trahison de Duverne de Praile. Bientôt après, les jugements du roi deviennent moins sévères. Il semble excuser son agent et ne se souvenir que des services qu'il en a reçus.

Il est juste enfin de faire remarquer que, sous la Restauration, Duverne de Praile, que la Révolution avait trouvé lieutenant de vaisseau, fut mis à la retraite comme capitaine de frégate et créé chevalier de Saint-Louis; d'où il semble résulter qu'il était parvenu à se justifier.[Retour au Texte]

Note 13: Ce danger résultait, selon le comte d'Artois, de la popularité que pourrait acquérir le duc de Berry une fois en France, au détriment de son frère le duc d'Angoulême, héritier présomptif de la couronne.[Retour au Texte]

Note 14: «Plutôt être mis en pièces.»[Retour au Texte]

Note 15: Voir tome I, pages 365 et suivantes.[Retour au Texte]

Note 16: Les lettres qu'envoyait à d'Avaray l'agence de Souabe lui étaient adressées sous le nom de chevalier de Cérys.[Retour au Texte]

Note 17: On se rappelle qu'il y avait été l'objet d'une tentative d'assassinat.[Retour au Texte]

Note 18: Nous avons dû renoncer pour la même cause à insérer dans ce récit plusieurs notes que le roi rédigea au cours de cette affaire. Mais on les trouvera dans le recueil de ses écrits.[Retour au Texte]

Note 19: Le colonel Malo, commandant la place de Paris, dont les dénonciations avaient fait arrêter les agents royalistes.[Retour au Texte]

Note 20: Ce nom revient souvent dans la correspondance royale, et les lettres du personnage qui le porte sont nombreuses à l'époque de la formation du conseil royal. Mais nous n'y avons rien trouvé qui pût nous éclairer sur sa personnalité. Il apparaît, d'après ces lettres, et sans qu'il soit possible de rien préciser, qu'il fut adjoint à l'abbé André dit de La Marre, pour l'aider dans l'accomplissement de sa mission, et que c'est en se rendant à Paris par une autre route que son collègue qu'il passa par le camp de Condé. Je dois faire remarquer, d'ailleurs, que les agents employés par le roi sont, pour la plupart, enveloppés d'une obscurité déconcertante. Les uns figurent dans la correspondance sous leur nom véritable, les autres sous un nom d'emprunt; quelques-uns sont désignés simplement par un numéro. Il arrive aussi que le même agent, dans la même lettre, est désigné sous plusieurs noms. La clef du chiffre royal ne m'a pas toujours également permis de deviner, sous le masque qui les cache, quels étaient ces personnages.[Retour au Texte]

Note 21: C'est le jugement que porte sur lui le comte de Vaublanc dans ses mémoires.[Retour au Texte]

Note 22: Le roi ne se trompait pas sur ce point. Cette lettre n'avait pas été écrite par Pichegru. Mais il se trompait quand il croyait que les révélations calomnieuses qu'elle contenait n'avaient pas été trouvées dans le portefeuille de d'Antraigues. C'est bien là qu'elles avaient été découvertes. Il ne tarda pas à le savoir, ce qui entraîna la disgrâce de d'Antraigues. Pinault, dont il parle plus loin, n'était autre que Roques de Montgaillard, dont j'ai dévoilé le rôle abominable.—Voir mon livre: La Conspiration de Pichegru.[Retour au Texte]

Note 23: De la solde de l'Autriche, l'armée de Condé venait de passer à celle de la Russie et devait prendre ses quartiers d'hiver dans les provinces polonaises.[Retour au Texte]

Note 24: Allusion à la rupture des Conférences de Lille, où Lord Malmesbury s'était rendu au nom de l'Angleterre.[Retour au Texte]

Note 25: C'est le comte de Puisaye que le roi désigne ici. Quoique Puisaye eût déclaré vouloir abandonner tout commandement en Bretagne, il y exerçait encore son influence, grâce à la faiblesse du comte d'Artois et contrairement à la volonté de Louis XVIII.[Retour au Texte]

Note 26: Le 16 février 1797, le roi lui avait écrit: «Je n'ai pas cessé d'avoir les yeux ouverts sur vous, depuis que vous vous êtes fait si avantageusement connaître. Votre courage ne m'étonne pas; mais votre prudence, la justesse de votre coup d'œil, qualités bien rares à votre âge, m'inspirent la plus juste confiance. Je ne puis vous en donner une meilleure preuve que le pouvoir que je joins à cette lettre. Le malheur qui vient d'arriver (l'arrestation des agents de Paris) peut en rendre l'usage difficile en ce moment. Mais je ne puis mieux faire que de m'en rapporter sur cela à vôtre sagesse.»[Retour au Texte]

Note 27: Mgr de Conziè, évêque d'Arras, un des agents les plus actifs de l'émigration. Il était alors en Angleterre avec le comte d'Artois.[Retour au Texte]

Note 28: Une communication, dont mes lecteurs apprécieront le prix, ayant mis dans mes mains la correspondance du roi avec sa nièce, de 1795 à 1799, je n'ai pas cru qu'elle dût être perdue pour l'histoire, et c'est ainsi que ce huitième livre est fait, en grande partie, de ces lettres révélatrices de l'âme charmante de Madame Royale.[Retour au Texte]

Note 29: «Le trousseau de Madame Royale est fait; il est vraiment magnifique, sans être riche par les diamants et l'or. Mais les dentelles, les toiles et les étoffes ont été prises dans ce qu'il y a de plus beau.»—Lettre sans signature, écrite de Paris, le 11 avril 1795, et envoyée à Vérone par un agent de Turin.—Il est dit, dans plusieurs mémoires, qu'à la frontière, la princesse abandonna ce trousseau. Nous n'avons pas trouvé trace de ce fait dans sa correspondance avec son oncle.[Retour au Texte]

Note 30: Il n'est fait mention d'aucune de ces lettres dans les Mémoires de la duchesse de Tourzel.[Retour au Texte]

Note 31: 18 avril 1791.—«Le Roi avait été sérieusement malade; d'un autre côté, il désirait soustraire le service de sa chapelle aux fureurs dont les prêtres fidèles étaient menacés. Les médecins prononcèrent que Sa Majesté avait besoin de l'air de la campagne, et l'on pensait assez généralement qu'Elle pourrait aller à Saint-Cloud comme l'année précédente. Le 18 avril, jour fixé pour le départ, Sa Majesté et la famille royale étaient en voiture vers midi et déjà sur le Carrousel, lorsque d'accord avec la populace et les poissardes, au mépris des Droits de l'Homme verbeusement et inutilement invoqués par leur premier auteur (le général de La Fayette), la garde nationale, en couvrant d'injures le roi et son auguste famille, dont, à plusieurs reprises, la voiture fut couchée en joue, maltraitant de coups ses serviteurs et ne paraissant prolonger ces infâmes débats que pour en aggraver les outrages, força Sa Majesté à renoncer à son voyage. Et c'était pourtant ce même homme, ce Washington de la Foire, qui, peu auparavant, disait à un haut personnage de qui je tiens cette impudente niaiserie: «J'ai abaissé le trône de quelques marches; je ne souffrirai pas qu'on y touche.»—Annotation de d'Avaray sur son manuscrit.[Retour au Texte]

Note 32: Toutes les lettres du roi sont signées: Louis.[Retour au Texte]

Note 33: L'archiduc Charles, troisième fils de Léopold II, qui s'illustra bientôt à la guerre. En 1795, il avait vingt-quatre ans.[Retour au Texte]

Note 34: Il n'en existe pas trace dans leur correspondance.[Retour au Texte]

Note 35: Voir le 1er volume, pages 350, 363 et suivantes.[Retour au Texte]

Note 36: À Calmar en Suède, en 1804.[Retour au Texte]

Note 37: Allusion à l'attentat de Dillingen.[Retour au Texte]

Note 38: Voir pour cette mission de Saint-Priest le 1er volume, p. 395 et suivantes.[Retour au Texte]

Note 39: Ces détails et les suivants sont extraits du rapport dans lequel, le 24 décembre, le marquis de Bonnay rendait compte de sa mission. Ce rapport, adressé au comte d'Avaray, était destiné à passer sous les yeux du roi.[Retour au Texte]

Note 40: C'est quelques jours avant le dix-huit fructidor que l'Autriche et l'Angleterre abandonnèrent l'armée de Condé, et peu de temps après que le tsar la prit à son service. La négociation eut lieu, sur des ordres venus de Saint-Pétersbourg, entre le prince de Condé et M. d'Alopeus, ministre russe à Dresde. Lorsque l'armée dut se mettre en route pour la Pologne, le tsar envoya au prince de Condé, pour diriger et protéger sa marche, un de ses aides de camp, le prince Basile Gortschakof. L'armée de Condé resta en Pologne jusqu'à la formation de la seconde coalition. Elle fut alors dirigée vers la Suisse, où elle n'arriva qu'après la bataille de Zurich, trop tard pour prendre part aux opérations. Le tsar ne se montrait pas disposé à la conserver après qu'il se fut séparé de ses alliés. Au commencement de 1800, Condé obtint, par l'intermédiaire de Wickham, qu'elle repasserait à la solde de l'Angleterre. On la verra, dans la suite de ce récit, finir misérablement son existence.[Retour au Texte]

Note 41: 1er volume, p. 268.[Retour au Texte]

Note 42: Mémoires inédits du marquis de Bouthellier-Chavigny.[Retour au Texte]

Note 43: À son arrivée, Condé reçut vingt mille roubles «en argent blanc» et une rente annuelle de soixante-dix mille pour sa famille et pour lui. Woronzow affirme dans sa correspondance que le prince, après avoir tant reçu, «eut le front de demander si c'était tout et qu'on ne devait pas oublier qu'il était un Bourbon.» L'Empereur lui répondit assez durement. «Mais, ajoute Woronzow, comme c'est une espèce d'aventurier, héros et Français, il saura se remettre.» De son côté, la princesse de Lieven racontait que, dans sa jeunesse, au couvent de Smolnoï où elle avait été élevée, il lui était arrivé de jouer au volant avec l'Empereur et le prince de Condé. Au mois de mai, Condé et le duc d'Enghien qui était venu le rejoindre, subirent les effets de la bizarre humeur de Paul Ier. Soit qu'ils eussent alarmé la jalousie des courtisans, soit que le tsar eût pris ombrage de l'intimité qui s'était formée entre eux et divers membres de la famille impériale, ils furent l'objet d'une éclatante disgrâce. Elle dégénéra en taquineries qui les décidèrent à partir et à rejoindre leur petite armée à Dubno.[Retour au Texte]

Note 44: Cette qualification n'avait jamais été employée par la cour de France. Bien que, dès le début de son règne, Catherine eût demandé qu'on l'appelât «Majesté Impériale», Louis XV et Choiseul s'obstinèrent à ne pas lui donner ce titre, en déclarant à son ambassadeur Galitzin que la langue française ne comportait pas l'assemblage de ces deux mots. Catherine exprima son mécontentement, en rappelant son représentant et en le frappant d'une disgrâce qui durait encore quatorze ans après, en 1782.[Retour au Texte]

Note 45: La comtesse d'Artois était à Klagenfurth en Carinthie (pays autrichien).[Retour au Texte]

Note 46: Saint-Priest répondait de Stockholm le 17 février: «Sire, j'ai reçu la lettre dont Votre Majesté m'a honoré de sa main, le 27 du mois dernier. Elle doit bien être persuadée que la seule impossibilité physique pourrait m'arrêter lorsque ses ordres daignent m'appeler auprès d'elle. Je partirai dès qu'il y aura moyen de passer le bras de mer qui sépare la Suède de la Finlande, et j'espère que ce sera sous peu de jours. J'apprendrai à Pétersbourg la marche de Votre Majesté, soit pour l'y attendre, soit pour aller la rejoindre à Mitau; car, quoique assez près de cette ville par mer, la distance est plus que quadruple par terre, et le plus court chemin est par Pétersbourg.»[Retour au Texte]

Note 47: «Je ne vous parle pas des roues et des essieux cassés, du soir où il a fallu que des hommes portassent ma voiture à bras; ce ne sont là que des roses. J'arrive à une lieue d'ici; impossible de pénétrer jusqu'à l'endroit où on passe ordinairement le Niémen. Je le traverse dans un bateau. M. le général de Sacken, des attentions duquel je ne saurais trop me louer, m'envoie des voitures, et j'arrive ici avant-hier à bon port. Mais, quand on veut mettre ma voiture sur le bateau, il est prêt à couler bas. On en amène un second, on les attache tant bien que mal; on vent partir: même accident; la nuit vient, il faut rester là. Hier, voilà la débâcle du haut qui se fait, la rivière charrie, monte de huit pieds; encore vingt-quatre heures de perdues. Pendant ce temps-là, la Willia n'était pas plus passable que le Niémen et il a bien fallu me dire que j'étais sur terre russe pour ne pas regretter le Strand et Tilsitt.—Le roi au prince de Condé.Kowno, 19 mars 1798.»[Retour au Texte]

Note 48: Les préliminaires avaient été signés le 18 avril. Déjà, le 7 de ce mois, l'Empereur d'Autriche, François II, écrivait au tsar Paul Ier:

«Il ne s'agit plus d'une guerre sur les frontières de mes États, ni de la perte de quelques provinces éloignées; c'est au sein de ma monarchie que je suis menacé; l'armée française est à quelques journées de Vienne; mes troupes, découragées par les revers de la campagne d'Italie, ne suffisent plus pour arrêter l'ennemi; des levées faites à la hâte ne présentent plus qu'une impuissante barrière, et l'opinion, si facile aujourd'hui à égarer, met encore des obstacles à mes efforts. Dans quelques jours, je serai forcé probablement de quitter ma capitale, pour aller rassembler dans les provinces les troupes et les moyens de résistance que pourront encore m'offrir des sujets fidèles; mais ce ne sera pas sans amertume et sans anxiété, exposé, comme je le serai, aux suites fatales que peut entraîner la conjoncture et livré même à toutes les craintes de voir corrompre, par des opinions dangereuses, l'antique fidélité de mes sujets.» (Vivenot.—Correspondance de Thugut.)[Retour au Texte]

Note 49: Surnommée jadis par ses habitants «petite contrée de Dieu», la Courlande, une des provinces baltiques, fait partie de l'empire russe depuis le règne de Catherine II, après avoir vécu longtemps indépendante sous le gouvernement des grands-ducs de Biren. Ces Biren étaient des gentillâtres polonais à qui la protection de la Russie valut la puissance souveraine sur cette province. L'un d'eux, le Régent, est enterré à Mitau, où on peut le voir dans les caveaux du palais, embaumé, vêtu de ses plus beaux habits, chamarré de ses croix, étendu dans son cercueil ouvert, le visage grimaçant sous une perruque blanche. Son fils, le duc Pierre, abdiqua en 1795, cédant son petit état à la Russie. Il mourut en Silésie. Son château de plaisance, Ruhental, fut donné par Catherine à Platon Zoubof. Il passa ultérieurement par héritage au neveu du puissant favori. Quand ce neveu y vint pour la première fois, il fit remarquer que ce bel édifice était passablement délabré: «Votre oncle a toujours aimé les ruines!» objecta gravement un de ses auditeurs.[Retour au Texte]

Note 50: Il s'était embarqué à Toulon le 30 floréal de l'an VI (19 mai 1798), et débarqua à Fréjus le 17 vendémiaire de l'an VIII (9 octobre 1799).[Retour au Texte]

Note 51: Cette affaire Fénis de La Prade, qui ne mérite pas qu'on s'attarde à en narrer plus longuement les détails, donna lieu à de nombreuses lettres. Quoique, dès le premier moment, on eût douté de la puissance des moyens que cet émigré prétendait avoir pour arriver à Bonaparte, on ne le croyait que présomptueux. Une demande de douze louis, succédant à des offres de prêt considérables, éveilla les défiances de d'Avaray, qui le soupçonna de ne chercher à emprunter «que pour aller au cabaret voisin». Le personnage acheva de se perdre en se réclamant du maréchal de Castries, qui déclara ne pas le connaître, et surtout en prétendant qu'il avait eu «des rapports intimes avec M. de Favras et autres personnes vivant dans l'intimité de Monsieur». À cette affirmation, d'Avaray oppose un démenti formel, dont l'importance historique, en ce qui touche Favras, n'échappera pas à nos lecteurs: «Je réponds à cela que M. de Favras ayant été un moment dans les Cent Suisses de Monsieur (le roi actuel), qu'il a quittés en 1775, n'a jamais connu ce prince, et n'a jamais eu le moindre rapport direct avec lui; que, sans vouloir me permettre d'aller interroger les cinq ou six personnes vivant dans l'intimité du roi, je crois pouvoir affirmer que le fait des rapports avec des personnes de l'intimité du roi est faux et très imprudemment avancé.»[Retour au Texte]

Note 52: Les démêlés du roi avec la Gourbillon constituent un des épisodes les plus pénibles de l'émigration. Mais ils se rattachent surtout à l'histoire intime du roi. Aussi, comme on le verra plus loin, n'en avons-nous retenu dans ce récit consacré à l'histoire politique de l'émigration que l'indispensable.[Retour au Texte]

Note 53: Cette disgrâce ne dura pas plus que la faveur de Mlle Lapoukine, qui n'exerça d'ailleurs qu'une influence limitée. Mlle de Nélidof revint peu de mois après à Pétersbourg, et l'impératrice retrouva le cœur de son mari.[Retour au Texte]

Note 54: Je renonce à publier les pétitions d'émigrés qui sont sous mes yeux, sollicitant la charité du tsar. Ces requêtes, signées des noms les plus illustres, arrivaient de tous les points de l'Europe. Elles révèlent que la plus profonde détresse avait étouffé toute dignité. Du reste, il est bien vrai de dire que le roi et les princes donnaient l'exemple et poussaient parfois l'importunité jusqu'à l'excès. Je n'en citerai qu'un trait. On lit dans une note remise par d'Avaray au prince de Bezborodko, le 10 mars 1799: «M. le duc de Berry a reçu avec une respectueuse reconnaissance le traitement de quatre mille six cents roubles que Sa Majesté Impériale a eu la bonté de lui faire. C'est avec une extrême circonspection que le roi observe que ce jeune prince, plein d'ardeur et de volonté, servant Sa Majesté Impériale avec le plus grand zèle, ne pourra se soutenir à l'armée avec ce traitement, et le roi ose espérer que Sa Majesté Impériale daignera le traiter aussi favorablement que Mgr le duc de Bourbon.» Il est dit dans la même note: «Les malheurs de l'émigration et la cherté de la vie en Courlande causant un embarras toujours croissant dans les finances du roi, Sa Majesté Impériale l'Empereur est suppliée d'exciter de nouveau par ses ambassadeurs les différentes puissances à imiter le noble exemple qu'il a donné à l'Europe. L'Angleterre, le Portugal et la Porte ottomane particulièrement ne se refuseront pas sans doute à soutenir dans l'infortune la famille royale, dont la principale partie va se trouver réunie à Mitau.»[Retour au Texte]

Note 55: Voir mon livre: Conspirateurs et Comédiennes.[Retour au Texte]

Note 56: Il finit par se faire arrêter à Paris en 1802, sous l'accusation d'y être venu avec George Cadoudal pour assassiner le premier Consul. L'accusation ne fut pas établie. Néanmoins ses protecteurs, Mathieu-Dumas, Lespinasse, Fontenay, ne purent obtenir sa liberté. Il fut interné à l'île d'Elbe, d'où il s'évada. En 1812, la police impériale le cherchait encore quand une lettre de Blacas destinée à Londres, mais qu'une erreur d'adresse fit saisir à Hambourg, lui apprit qu'il s'était établi en Russie.[Retour au Texte]

Note 57: «Vous sentez bien, écrit Saint-Priest le 8 octobre à l'abbé de La Marre, que nous regardons cette séquestration comme uniquement dirigée contre nous et que nous ne sommes pas les dupes de l'exclusion que se donnent les ministres britanniques.» Et il accuse «M. Wickham qui cherche toujours à s'emparer exclusivement de nos affaires». La même idée revient dans une lettre adressée, le 28 octobre, à l'agence de Souabe: «L'objet spécial de la présente est de vous parler du général Pichegru. Vous connaissez ses anciennes et favorables dispositions pour le roi, et il serait bien à désirer que l'Angleterre voulût mettre ce général en œuvre. Notre vœu serait qu'on l'employât avec le corps russe auxiliaire qu'a fourni l'empereur de Russie à celui d'Allemagne, et en le dirigeant par la Suisse en Franche-Comté. Vous chercherez sans doute les moyens d'approcher le général Pichegru et de vous mettre en intelligence avec lui. Nous ferons de notre côté tout ce que nous croirons pouvoir tendre à ce but, et nous attendons les indications que vous pourrez nous donner. Le ministre britannique l'a en quelques mots séquestré en Angleterre, où nous n'avons pu avoir avec lui des rapports directs. Mais ce sera plus facile, dès qu'il sera sur le continent.»[Retour au Texte]

Note 58: Quoique le rapport d'où sont extraites ces citations ne porte pas de date, il est certain qu'il fut écrit le 1er ou le 2 décembre 1798. Pichegru avait exprimé le désir que le compte rendu de sa conversation fût transmis au roi de vive voix, quand Dutheil irait à Mitau. Mais le comte d'Artois, à qui Dutheil la répéta, voulut que son frère en eût connaissance sans retard. Dutheil, empêché de partir, écrivit.[Retour au Texte]

Note 59: Il ne s'était montré en public qu'une seule fois. Il assista, le 20 novembre, à l'ouverture du Parlement et y fut l'objet de la curiosité générale.[Retour au Texte]

Note 60: Vers le milieu de l'année 1797, Louis XVIII écrivait à Précy, en prévision d'une tentative de débarquement en Provence: «Il paraît que le général Willot, qui commande en personne, est dans les bons principes. Il paraîtrait bien heureux de s'en assurer et d'employer à cet objet la bonne volonté de M. Wickham, que vous pourriez seconder par des espérances au nom du roi, que vous êtes déjà autorisé à donner à ceux qui se rendront utiles au rétablissement de la monarchie et du monarque légitime.»[Retour au Texte]

Note 61: Mémoires de Vaublanc.[Retour au Texte]

Note 62: Les détails qui suivent sont tirés de la correspondance du prince de Hesse avec son neveu, le prince régent du Danemark, communiquée par la direction des Archives danoises.[Retour au Texte]

Note 63: Mme de Bauvert, sœur de Rivarol, réfugié lui-même à Hambourg. Dumouriez était marié. Il avait épousé une de ses cousines. Pendant quinze ans, le ménage vécut uni. En 1789, Mme Dumouriez découvrit que son mari la trompait. Après d'inutiles efforts pour le ramener, elle se réfugia dans un couvent à Coutances. Les lettres pleines de reproches et de plaintes, qu'elle lui adressait, existent aux Archives nationales.[Retour au Texte]

Note 64: Plus tard, quand le plan parut abandonné, quelques indiscrétions le révélèrent, et le gouvernement danois s'en étant plaint au prince de Hesse, ce dernier se défendit de l'avoir conçu autrement que comme une idée toute personnelle, et surtout d'en avoir parlé: «Maintenant, à l'heure qu'il est, écrivait-il le 19 novembre 1799, il n'existe plus de plan; il faudrait le faire tout autre. L'Angleterre sera toujours obligée d'être reconnaissante qu'ici on ait été un peu disposé à s'allier à elle, et la France ne pourra jamais dire que le Danemark a voulu faire la guerre contre elle... Tout cela n'était que châteaux en Espagne. Peut-être Dumouriez en a-t-il parlé avec des amis, et ces amis avec d'autres. C'est possible. Il peut avoir parlé d'espérances et non de réalités. Quant a ce qui regarde ce plan, et surtout son exécution, personne ne le connaît. Il faut toujours dire avec Villars:—Si ma chemise connaissait mon plan, je la brûlerais.»[Retour au Texte]

Note 65: D'Angély logeait à Hambourg, chez un baron de Butlow, espion à la solde de l'Angleterre. Il avait un fils, qu'il imposa à Dumouriez comme secrétaire ou aide de camp, lorsque le général fut appelé en Russie.[Retour au Texte]

Note 66: Le gouvernement anglais s'engageait à payer une somme de deux cent vingt-cinq mille livres sterling, une fois donnée, et un subside mensuel de soixante et quinze mille livres, pendant toute la durée de la campagne.[Retour au Texte]

Note 67: «Notre existence militaire était également assez tranquille malgré la frénésie,—le mot n'est pas trop énergique,—avec laquelle l'Empereur Paul s'occupait de tous les détails les plus minutieux de l'armée. Il ne connaissait pas d'autres manœuvres que les grandes parades; elles étaient son unique distraction, son seul plaisir... Nous étions entourés d'espions russes qui tous, avec les formes du respect et l'apparente subordination établis en Russie, n'auraient pas manqué de rendre compte de nos omissions dans le service.»

Le marquis de Bouthillier-Chavigny, dans les mémoires inédits d'où sont tirées ces lignes, cite plus d'un trait de cet espionnage. Il parle notamment d'officiers qui furent condamnés à la déportation en Sibérie pour avoir écrit à leurs amis des lettres où la situation de l'armée de Condé était appréciée en termes peu mesurés. La bizarre humeur de Paul Ier les sauva comme elle avait failli les perdre.[Retour au Texte]

Note 68: L'entrée de la Turquie dans la coalition ne fut pas un des événements les moins étranges de cette époque. Le sultan oublia ses griefs contre l'Angleterre et la Russie pour combattre avec elles la République, dont il affecta de traiter avec mépris les représentants.[Retour au Texte]

Note 69: Il est piquant de rapprocher de cette lettre celle qui avait été écrite antérieurement, le 6 décembre, à Thauvenay, au sujet du voyage de Pichegru: «Nous serions très embarrassés si son intention était de venir à Mitau. L'Empereur vient de refuser au roi, pour la seconde fois, un passeport pour le marquis de Duras, et Sa Majesté est décidée à ne plus en demander à Sa Majesté Impériale. Peut-être ce général pourrait-il entremettre la cour de Londres pour en obtenir un. Mais, au total, il vaut mieux qu'il renonce à cette course. Le roi ne peut que lui donner les assurances de sa bienveillance, et M. le duc de Fleury a déjà cette commission, de la part de Sa Majesté, pour Pichegru. Il serait convenable qu'il écrivît au roi, et je suppose qu'il s'en acquittera en arrivant sur le continent.»[Retour au Texte]

Note 70: Les agents français n'étaient pas toujours aussi bien informés. Les notes de police, surtout, témoignent de l'ignorance de leurs auteurs. M. de Thauvenay est qualifié «un nommé Thouvenay»; le duc d'Havré, «un duc d'Avrai, qui était en Angleterre ce qu'on appelle un chef d'émigrés.»[Retour au Texte]

Note 71: «On ne saurait être plus étonné que nous l'avons été de la froideur du général Pichegru envers M. de Fleury, et nous nous épuisons en vaines conjectures sur les motifs qu'il a pu avoir dans cette conduite si différente de tout ce que nous avions lieu d'attendre de lui d'après ce qu'on nous avait mandé de Londres. Peut-être la jeunesse de M. le duc l'aura mis en réserve. Nous espérons qu'après avoir eu la preuve de la confiance que le roi lui accorde, le général aura été plus ouvert avec lui. Il serait incroyable qu'il nous laissât ignorer la marche et les vues de l'Angleterre sur lui.» (Saint-Priest à Thauvenay, 13 janvier 1799.)[Retour au Texte]

Note 72: Le 27 janvier 1799, Saint-Priest écrivait à Thauvenay: «L'imprudence d'amener Pichegru à Hambourg a eu le succès qu'on en pouvait attendre. Comme on nous avait mandé qu'un commissaire anglais devait le joindre, nous avons cru que le général venait au-devant de lui. Mais nos lettres de Londres, si retardées, ne font aucune mention de ce commissaire, et il nous reste à plein le chagrin que Pichegru ait cédé à l'extravagance de La Maisonfort. Nous savons à présent que ce général n'a point de mission précise et va seulement tâter le terrain. Je ne vois pas pourquoi il n'y procéderait pas tout de suite, au lieu d'aller de nouveau à Brunswick avec le projet d'en revenir pour l'affaire Monnier. Si elle a lieu, sa présence peut y nuire plutôt qu'y servir.»[Retour au Texte]

Note 73: On peut croire qu'il céda aussi aux conseils de Thauvenay, à qui Saint-Priest disait le 12 novembre: «Le roi est de votre avis d'éloigner d'Hambourg le général Pichegru. Il y serait bientôt dépisté et entouré d'espions même au risque de sa vie.»[Retour au Texte]

Note 74: Baron de Guilhermy, Papiers d'un émigré.[Retour au Texte]

Note 75: Quoiqu'ils entrassent en Russie, en vertu d'une autorisation du tsar, et fussent munis de passeports en règle, leurs papiers furent saisis à la douane de Polangen, cachetés, plombés et retenus. Il s'y trouvait de nombreuses lettres pour le roi. Le gouverneur de Mitau dut recourir à Kotschoubey pour les faire rendre.[Retour au Texte]

Note 76: Au mois de juin, un agent du Directoire écrit d'Altona à Paris: «Pichegru est toujours chez le duc de Brunswick avec Alopéus, ministre de Russie. Il y est en grande faveur.» Le 21 du même mois, Louis XVIII écrit à Paul Ier: «Par les dernières nouvelles que j'ai eues, le général Pichegru était à Brunswick, où il devait avoir une conférence avec une personne que j'ai accréditée près de lui, et c'est cet entretien qui, prenant pour base l'état présent des choses et la très grande latitude que j'ai cru devoir laisser au général, a dû décider s'il profiterait des bontés de Votre Majesté pour venir ici, ou si, comme cela est devenu probable, nos communications continueront à avoir lieu par des intermédiaires. Si cependant, contre mon attente, il arrivait, je devrais à Votre Majesté Impériale mes rapports personnels avec un homme dont la célébrité n'offre plus rien à son désavantage, puisque j'ai la certitude que lors même qu'il semblait avoir oublié ses devoirs, il les portait profondément gravés dans son cœur, et qu'enfin ses malheurs sont l'effet de ses sentiments qu'il n'a pu dérober à l'œil inquiet des tyrans de la France.»[Retour au Texte]

Note 77: Il venait d'être nommé membre du Directoire, en remplacement de Rewbell.[Retour au Texte]

Note 78: Voir plus haut, pages 22 et suivantes.[Retour au Texte]

Note 79: Mémoires de Barras.[Retour au Texte]

Note 80: Elles figureront dans le Recueil des écrits du roi.[Retour au Texte]

Note 81: Cette question ne fut pas résolue. L'Autriche se refusa à payer, prétendant que la dot avait été versée et produisant une quittance régulière à l'appui de cette affirmation. Du côté du roi, on prétendait que la quittance était fictive et n'avait été délivrée que pour tirer la cour d'Autriche d'une situation délicate, puisqu'alors elle était trop obérée pour s'acquitter. «Mais, dans la position où Madame Royale est réduite, observait d'Avaray, il n'y a ni noblesse, ni loyauté, ni justice même à se prévaloir d'un pareil titre, pour la frustrer d'un patrimoine que des malheurs inouïs ont rendu nécessaire à sa subsistance et à celle du prince qui va devenir son époux.»[Retour au Texte]

Note 82: Le roi, à cette occasion, le nomma chevalier de Saint-Louis: «Il y a longtemps, mon cher Cléry, que je cherche, non le moyen de vous récompenser: des services comme les vôtres trouvent leur récompense en eux-mêmes; mais de me satisfaire en vous donnant une marque d'honneur qui puisse attester à la fois votre fidélité et ma reconnaissance. Je crois l'avoir trouvé. La devise de l'ordre de Saint-Louis fait assez connaître que Louis XIV l'institua pour être le prix de la valeur. S'il ne la destina qu'aux services militaires, c'est que les preuves les plus éclatantes de la vertu qu'il voulait honorer semblaient réservées à la profession des armes. Mais pouvait-il prévoir le sort qui attendait ses descendants?... Vous avez montré non moins de courage dans la prison du Temple que le guerrier qui brave la mort au champ de l'honneur, et, en vous accordant la décoration qui lui sert de récompense, je ne blesse point l'esprit de cette noble institution.—Louis,—15 juillet 1798.»[Retour au Texte]

Note 83: Dans la pensée de Louis XVIII, la distance qui sépare la France de la Russie ne permettant aucune crainte quant à des projets d'agrandissement de l'une aux dépens de l'autre, les troupes russes devaient être accueillies plus favorablement que les troupes autrichiennes.[Retour au Texte]

Note 84: Au moment même où le tsar répondait par des refus successifs aux demandes belliqueuses de Louis XVIII, un journal de Paris, le Bulletin de l'Europe, insérait sous la rubrique: Correspondance de Mitau, la note suivante communiquée sans doute par l'agence royaliste ou peut-être par la police de Fouché: «Paul Ier a fait déclarer à Sa Majesté très chrétienne qu'il désirait que, par sa présence sur le théâtre de la guerre, elle daignât sanctifier les efforts de la coalition et prouver à tous les Français que ce ne sont point des étrangers avides de conquêtes qui menacent leur territoire, mais que c'est un roi injustement dépouillé qui veut reprendre ses États, un petit-fils de Henri IV qui réclame son héritage envahi par des brigands.»[Retour au Texte]

Note 85: Au moment où Royer-Collard entre en scène, il nous paraît opportun de préciser d'après lui-même ce que fut son rôle pendant l'émigration. En 1820, écrivant à M. de Serre, garde des sceaux, pour refuser une pension de dix mille francs, il lui disait: «J'ai été pendant six années au péril de ma vie le serviteur du roi en France et son conseiller assidu.»

Après la révolution de 1830, accusé d'avoir reçu pendant l'émigration, sous le nom de Rémi, une pension de Louis XVIII, il adressa au Moniteur la déclaration suivante:

«Je ne me suis point prévalu, durant les quinze dernières années, des relations que j'avais eues en d'autres temps avec le roi Louis XVIII; je suis loin de m'en défendre aujourd'hui. Voici la vérité, peu connue, sur ces relations. Elles ont commencé six mois après le 18 fructidor (1798); plusieurs fois interrompues, elles ont définitivement cessé vers le milieu de l'année 1803. Elles ont consisté en ce que j'ai fait, par le choix de Louis XVIII, partie d'un conseil politique, composé de quatre personnes, dont trois vivent encore. Tout ce que j'ai à dire de ce conseil, dissous avant l'Empire, c'est qu'il a communiqué directement avec le chef du gouvernement, alors le général Bonaparte; qu'il lui a remis les lettres de Louis XVIII, et qu'il a reçu de lui ses réponses autographes.

«Nous avons droit de penser que toute autre explication de notre part, tout autre démenti seraient superflus; nous n'y descendrons jamais. Je puis cependant ajouter, pour ce qui me regarde, que je ne suis point M. Remy, et que je ne connais point le banquier dont on parle. Est-il besoin que j'affirme qu'en aucun temps je n'ai eu, soit avec lui, soit avec le roi, le genre de relations qui m'est attribué?»[Retour au Texte]

Note 86: Il retourna à Édimbourg si découragé qu'au lieu d'envoyer à son frère la relation de son voyage, il se contenta de lui écrire qu'il la lui enverrait prochainement. Le roi se plaignit de ce qu'il appelait des réticences et demanda des explications qu'il reçut peu après.[Retour au Texte]

Note 87: Il y a lieu de rappeler que Thugut en fut l'instrument passionné. Un doute subsiste sur la question de savoir si cette passion fut désintéressée. Metternich, dans ses Mémoires, constate que Thugut fut soupçonné de s'être vendu au Directoire. Il ajoute, il est vrai, que, malgré tout, Thugut était au-dessus de la corruption. Mais il est obligé de reconnaître que personne n'a voulu affirmer que le ministre autrichien servit son pays avec désintéressement, et cela, dit-il, «est regrettable pour son nom et pour l'Autriche.»[Retour au Texte]

Note 88: Les rumeurs qui circulaient à ce sujet étaient aussi fréquentes que variées. L'Autriche fut accusée d'avoir voulu donner la couronne de France à l'archiduc Charles; la Prusse, de préférer à ce dernier le duc de Brunswick. En septembre 1799, un rapport arrivé de Paris à Mitau raconte sérieusement que, dans un conseil tenu au Directoire, auquel assistaient des généraux et des députés, on avait reconnu l'impossibilité de maintenir la république et la nécessité de rétablir la monarchie. Tour à tour avaient été discutées les candidatures du duc d'Orléans, du duc d'York, du duc de Brunswick et d'un infant d'Espagne. Sieyès seul avait défendu le roi légitime, que soutenait Paul Ier. «La Prusse, disait le même rapport, tient pour le duc d'Orléans, qui, en montant sur le trône, épouserait une sœur du monarque prussien.» Il y a lieu de constater que le roi de Prusse n'avait pas de sœur. Pour l'honneur de la maison d'Orléans, nous devons ajouter que les princes de ce nom restaient étrangers à ces intrigues sans consistance, ainsi que le prouve leur soumission solennelle au roi, en février 1800, que nous raconterons dans le troisième volume de cet ouvrage.[Retour au Texte]

Note 89: C'était après Zurich et quand la Russie abandonnait la coalition. L'Angleterre et l'Autriche songèrent à tenter de débarquer une armée sur les côtes occidentales de la France. Le roi l'apprit par hasard, et Saint-Priest écrivait avec amertume: «Selon que cela s'est toujours passé depuis le commencement de cette guerre, on ne met jamais le roi au fait de rien.» Le projet fut d'ailleurs abandonné comme tant d'autres. Il avait été déjà question d'envoyer le comte d'Artois au quartier général de l'armée russe, afin qu'il pût se montrer sur la frontière avec les alliés. Wickham ayant fait part de ce projet aux membres de l'agence de Souabe, l'un d'eux, d'André, objecta que la présence de Louis XVIII serait d'un effet plus décisif que celle de son frère: «Sans doute, répliqua Wickham; mais, si c'est le roi qui se trouve sur les lieux et s'il fait des promesses, s'il prend des engagements, il faudra les tenir, tandis que si c'est le comte d'Artois, on pourra les éluder.»[Retour au Texte]

Note 90: Tous n'étaient pas aussi confiants dans les dispositions des Français. En février 1798, le duc d'Havré, qui était à Madrid, bien placé par conséquent pour juger de l'état des esprits dans le Midi, écrivait avec plus de perspicacité qu'il n'en révélait d'ordinaire: «Quoiqu'on ne puisse douter ici des progrès de l'opinion en France, ni de l'étendue des moyens d'influence de Votre Majesté, on y regarde le royalisme accablé sous le régime de la Terreur et sans aucune énergie. On s'y méfie des agents de Votre Majesté, qu'on juge n'être exempts ni de jactance, ni d'indiscrétion, ni de précipitation, ni d'imprudence, qui ont contribué au triomphe de nos ennemis, à des insurrections prématurées, partielles, mal combinées, plus mal exécutées et confiées à des personnes jouissant de peu de crédit, qui, ayant compromis en pure perte, compromettraient également ceux qui les seconderaient.»[Retour au Texte]

Note 91: Son enthousiasme pour les propositions belges ne dura pas, ce qui fournit à Saint-Priest l'occasion de prendre acte de la mobilité du général et de manifester les défiances que la cour de Mitau ne cessa de nourrir contre lui, même quand elle écoutait ses offres et y paraissait sensible: «Le voilà déjà qui bat en retraite sur l'aveu de son repentir. Il abandonne tout aussi vite le généralat des Brabançons qui le désiraient tant selon Fonbrune, pour aller, dans le sud de la France, préparer une contre-révolution.» C'était une erreur, et Saint-Priest n'était que l'écho d'un propos sans consistance. Mais il ajoutait: «Nous avons lieu de croire que l'Angleterre a fait un autre choix (Willot), et la moralité du sujet qu'elle a en vue nous est moins suspecte que celle de Dumouriez.»[Retour au Texte]

Note 92: Le duc d'Orléans ne tarda pas à revenir sur le continent. Au commencement de 1800, il était à Londres. C'est de là qu'il écrivit à Louis XVIII une lettre, que ses frères, le duc de Montpensier et le comte de Beaujolais, signèrent avec lui et qui scella la réconciliation. Nous y reviendrons dans la suite de ces récits.[Retour au Texte]

Note 93: À la suite de ses victoires en Italie, Souvarof avait été créé prince Italijski.[Retour au Texte]

Note 94: Thauvenay signala au roi la discrétion de Willot. Le 12 septembre, Saint-Priest lui répondait: «Je suis étonné que le général Willot ait usé de retenue avec vous. Le duc d'Harcourt, qui l'a vu à Londres, a été satisfait de son langage. J'ai regret de ne vous avoir pas prévenu. Vous auriez engrainé de là avec lui.»[Retour au Texte]

Note 95: Le 3 septembre, Dumouriez écrit à Thauvenay: «Le prince de La Trémoïlle, qui est lié avec le général Willot, vient de me mander qu'il est actuellement à Hambourg. J'écris au prince qu'il me l'amène ou me l'envoie sur-le-champ, puisqu'il se croit sûr de lui, pour que nous concertions ensemble quelles sont les ressources qu'il a dans le Midi, où il a commandé, et quelles sont les mesures à prendre pour y organiser un corps et former un plan qu'il puisse concerter ensuite avec les insurgés du Languedoc, des Cévennes et de Lyon. Je crois que Sa Majesté peut d'avance proposer à l'Empereur de Russie d'envoyer Willot à l'armée du général Souvarof.»[Retour au Texte]

Note 96: La démarche eut peu de succès: «L'opinion a tué Dumouriez lorsqu'il a quitté la France, répondit Rivarol. Dites-lui donc en ami de faire le mort. C'est le seul rôle qu'il lui convienne de jouer. Plus il écrira qu'il vit, plus on s'obstinera à le croire mort.» (Voir l'intéressant volume de M. de Lescure sur Rivarol.)[Retour au Texte]

Note 97: C'était avant que M. de Caraman eût été accrédité à Saint-Pétersbourg comme représentant du roi de France.[Retour au Texte]

Note 98: Elle fut signée le 18 octobre.[Retour au Texte]

Note 99: Cette lettre et la suivante, datées l'une et l'autre du 20 février 1800, figurent dans l'ouvrage de Thiers (tome II, pages 200 et 201). De la manière dont il les présente, résulte la preuve qu'il a ignoré que la seconde était adressée à Le Brun, et qu'il a supposé que toutes deux étaient adressées à Bonaparte. Il eut dû cependant être frappé de ce double fait qu'elles portent la même date, et que, dans l'une, le destinataire est appelé Monsieur, tandis que dans l'autre, il est appelé Général. En tous cas, il a tourné la difficulté en imaginant qu'elles ont été écrites à quelque intervalle l'une de l'autre pour le même personnage. Afin qu'on ne le contestât pas, il a supprimé la date de l'une d'elles, ce qui lui permet de raconter que Louis XVIII, après avoir écrit une première fois, se choqua d'être sans réponse, et, «impatient comme un émigré, écrivit une seconde lettre encore plus empreinte de la crédulité de son parti, encore plus regrettable pour sa dignité.» La vérité, c'est que la lettre que Thiers publie la première avec sa date était pour Le Brun, dont nous donnons plus loin la réponse, et la seconde, où la date a été supprimée, pour Bonaparte.[Retour au Texte]

Note 100: Elle fut arrêtée au mois de novembre 1800. Il y avait deux ans que la police la recherchait comme «correspondante à Paris de tous les centres révolutionnaires». Des rares pièces conservées d'elle aux Archives, et qui ne nous disent pas ce qu'il advint d'elle après son arrestation, il résulte qu'on avait été amené à la soupçonner de conspiration en recherchant le sieur La Chapelle, émigré, trente ans, originaire du Berry, accusé d'avoir participé à des arrestations de diligences. «Elle déménage tous les trois mois pour dépister la police.» À la nouvelle de son arrestation, qui fut annoncée à Mitau par la lettre d'un sieur Nicole, chirurgien, le roi écrivit lui-même à d'André pour recommander de ne rien épargner pour la délivrer.[Retour au Texte]

Note 101: Les preuves en abondent dans la correspondance elle-même. Nous n'en citerons ici qu'une seule. À la mort de Frotté et de ses compagnons, Mme d'Anjou avait écrit à Mitau une lettre toute vibrante de colère et de douleur. D'Avaray y répondit avec effusion en s'associant aux regrets qu'elle exprimait, et en formulant les siens sous des formes assez mystérieuses, employées à dessein pour dépister la police consulaire. «Leur faillite est glorieuse, disait-il pour finir, et vous pouvez recueillir pour eux des hommages et des larmes, bien sincères. Quant à vous, chère Henriette, mon respect et mon intérêt vous sont acquis pour toujours.» À cette réponse, le roi ajoute en post-scriptum: «J'enlève la plume à mon ami pour dire à notre chère Henriette, que je partage bien vivement et avec bien de l'amertume les sentiments de M. Guérin (d'Avaray) pour elle et pour ses amis. Henriette ne connaît peut-être pas ma main; mais je me flatte qu'elle ne méconnaîtra pas mon cœur.»[Retour au Texte]

Note 102: Lettre au comte de Panin, 8 avril 1800.[Retour au Texte]

Note 103: Rivarol avait promis beaucoup et donna peu ou même rien. Le 4 septembre 1800, d'Avaray écrit à Thauvenay, l'agent royal à Hambourg: «Je suis vivement affligé de voir M. de Rivarol manquer du courage le plus nécessaire à sa situation et à la nôtre, et je ne vois que trop que, s'il s'éloigne de vous, nous courrons grand risque de n'entendre plus parler ni de lui ni de sa plume. Faut-il donc qu'un homme qui a tant de talent ait si peu de caractère et de bonne volonté! J'espère que, parmi les moyens que vous aurez employés pour le déterminer, vous aurez fait une attaque à sa délicatesse. En effet, il est peu digne d'un homme qui aurait des sentiments de se faire donner de l'argent, et d'oublier aussitôt des engagements pris en conséquence.» Le 18 septembre, nouvelle lettre. Pour combattre la paresse de Rivarol, on lui a donné un secrétaire, M. des Entelles, à qui il a dicté un prospectus très alléchant annonçant un journal. Il veut faire imprimer ce prospectus à Berlin. D'Avaray juge que ce n'est là qu'une attrape, «un os très sec à ronger.» Il soupçonne Rivarol de n'aller à Berlin que pour toucher la pension due aux académiciens qui s'y sont établis. «Ce n'est pas là notre compte. Je ne vois pas qu'il ait fait imprimer et répandre son prospectus; il aurait pris un engagement solennel envers le public. L'amour-propre et l'honneur se ligueraient contre sa paresse, et c'est ce qu'il veut éviter. Tout l'ensemble de cette conduite est peu noble, peu délicat, sent la plume et non l'épée.» Enfin, huit jours plus tard, d'Avaray déclare que, si le silence de l'écrivain se prolonge, il ne s'en étonnera pas, puisqu'il y est préparé. Les historiens de Rivarol, même le plus complet d'entre eux, M. de Lescure, ont ignoré ces incidents.[Retour au Texte]

Note 104: Ces détails et ceux qui suivent nous sont fournis par les lettres qu'adressaient au roi l'abbé de Montesquiou, Clermont-Gallerande et Royer-Collard.[Retour au Texte]

Note 105: Dans le texte que donne Thiers, il y a: cinq cent mille cadavres. Nous avons préféré le texte de Montesquiou, qui avait sous les yeux la lettre originale de Bonaparte, en en traçant la copie qu'il envoya au roi. Quant à celle de Le Brun, nous rappelons que Thiers ne l'a probablement pas connue, et qu'en tous cas il ne l'a pas publiée.[Retour au Texte]

Note 106: Le comte de Warwick, un des personnages les plus fameux de l'histoire d'Angleterre au XVe siècle, lors de la lutte entre les York et les Lancastre. Il avait enlevé la couronne à Henri VI pour la donner au fils du duc d'York, qui régna par sa protection sous le nom d'Edouard IV, et la reprit à ce dernier pour la rendre à celui qu'il en avait dépouillé.[Retour au Texte]

Note 107: En route pour l'Égypte, Bonaparte, en 1798, avait occupé l'île de Malte, où, depuis, des troupes tenaient garnison. En 1800, désireux de se rapprocher de la Russie et voulant disposer favorablement le tsar, il lui offrit cette possession. Mais, avant que son offre aussitôt acceptée eût pu être suivie d'effet, les Anglais avaient mis le siège devant Malte. Après une héroïque défense, la garnison dut capituler.[Retour au Texte]

Note 108: C'est-à-dire pour se ménager un moyen de renouer la négociation.[Retour au Texte]

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