Histoire de la civilisation égyptienne des origines à la conquête d'Alexandre
The Project Gutenberg eBook of Histoire de la civilisation égyptienne des origines à la conquête d'Alexandre
Title: Histoire de la civilisation égyptienne des origines à la conquête d'Alexandre
Author: Gustave Jéquier
Release date: October 10, 2013 [eBook #43924]
Most recently updated: October 23, 2024
Language: French
Credits: Produced by Júlio Reis, Bibimbop, Leonor Silva and the
Online Distributed Proofreading Team at http://www.pgdp.net
— Note de transcription —
Les erreurs clairement introduites par le typographe ont été corrigées. L’orthographe d’origine a été conservée et n’a pas été harmonisée. Voir la note plus détaillée à la fin de ce livre.
La Table des matières se trouve ici.
HISTOIRE
DE LA
CIVILISATION ÉGYPTIENNE
DU MÊME AUTEUR
Le livre de ce qu’il y a dans l’Hadès. (Bibliothèque de l’Ecole des Hautes Etudes, t. XCVII.) — Paris, E. Bouillon, 1894.
Catalogue des Monuments et Inscriptions de l’Egypte antique, t. I à III (en collaboration avec J. de Morgan, U. Bouriant, G. Legrain et A. Barsanti). — Vienne, Holzhausen, 1894–1909.
Mémoire sur les Fouilles de Licht (en collaboration avec J.-Et. Gautier). Mémoires de l’Institut français d’Archéologie orientale du Caire, t. VI. — Le Caire, 1902.
Monuments pour servir à l’étude du culte d’Atonou en Egypte (en collaboration avec U. Bouriant et G. Legrain). Mémoires de l’Institut français d’Archéologie orientale du Caire, t. VIII. — Le Caire, 1903.
Le Papyrus Prisse et ses variantes. — Paris, P. Geuthner, 1911.
Décoration égyptienne. Plafonds et frises végétales du Nouvel Empire Thébain. — Paris, Eggimann, 1911.
Le tissage aux cartons et son utilisation décorative dans l’Egypte ancienne (en collaboration avec A. van Gennep.) — Neuchâtel, 1916.
Les frises d’objets des sarcophages du Moyen Empire. Mémoires de l’Institut français d’Archéologie orientale du Caire, t. XLVII. — Le Caire, 1921.
Matériaux pour servir à l’établissement d’un dictionnaire d’archéologie égyptienne. Bulletin de l’Institut français d’Archéologie orientale du Caire, t. XIX. — Le Caire, 1922.
L’Architecture et la décoration dans l’Ancienne Egypte:
- Les temples memphites et thébains;
- Les temples ramessides et saïtes;
- Les temples ptolémaïques et romains. — Paris, Morancé, 1921 et 1923.
GUSTAVE JEQUIER
PROFESSEUR D’ÉGYPTOLOGIE A L’UNIVERSITÉ DE NEUCHATEL
CORRESPONDANT DE L’ACADÉMIE DES INSCRIPTIONS ET BELLES-LETTRES
HISTOIRE
DE LA CIVILISATION
ÉGYPTIENNE
DES ORIGINES A LA CONQUÊTE D’ALEXANDRE
Ouvrage orné de 265 gravures
Nouvelle édition revue
PAYOT, PARIS
106, BOULEVARD ST-GERMAIN
1925
Tous droits réservés
Premier tirage Juin 1913
Deuxième tirage Décembre 1923
Troisième tirage Janvier 1925
Tous droits de reproduction, de traduction et d’adaptation réservés pour tous pays.
Copyright 1913, by Payot & Cie.
PRÉFACE
Une Egypte immuable, figée dans sa civilisation hiératique depuis l’aube la plus lointaine de l’histoire jusqu’au moment où elle tombe entre les mains des Grecs, une Egypte entièrement séparée du reste de l’humanité et n’ayant exercé aucune influence sur le développement du monde ancien, telle est la double légende qui, dans le public lettré d’aujourd’hui, est encore considérée presque comme un axiome, comme une de ces vérités élémentaires devant lesquelles on s’incline sans discuter. Et pourtant cette légende, si l’on en cherche l’origine, repose sur bien peu de chose, sur les impressions de quelques voyageurs qui parcoururent la vallée du Nil à une époque où l’état de la science ne permettait pas encore une étude rationnelle et fructueuse des monuments.
Les Grecs, si fiers de leur supériorité sur les autres peuples, n’ont cependant jamais rangé les Egyptiens parmi les barbares; bien plus, ils reconnaissent hautement, à l’occasion, la part prédominante de l’Egypte dans la naissance et le développement de leur propre civilisation et ne font aucune difficulté pour avouer qu’à la base même de la culture grecque, on trouve des racines égyptiennes. Il eût été du reste bien invraisemblable qu’un pays qui comme l’Egypte était arrivé à un très haut degré de civilisation alors que ses voisins en étaient encore à l’état primitif, n’exerçât pas sur eux une influence considérable. En effet, plus nous apprenons à connaître l’Egypte et les peuples méditerranéens anciens, plus nous retrouvons de traces de cette influence; tous ont puisé à cette source la force nécessaire pour se développer, et s’ils ont transformé ce qu’ils ont emprunté, chacun suivant son génie naturel, il n’en est pas moins vrai que c’est la civilisation égyptienne qui a le plus contribué à faire prospérer toutes les autres, et que par suite nous avons envers elle une lourde dette de reconnaissance.
Depuis la découverte des hiéroglyphes, tous les travaux entrepris au sujet des monuments anciens de l’Egypte montrent clairement que la civilisation de ce pays, comme partout ailleurs, eut ses alternatives de croissance, de grandeur et de décadence, et plus les travaux se spécialisent, plus les différences entre les époques s’accusent. Jusqu’ici cependant, la tendance de certains ouvrages d’ensemble a été d’insister sur la ligne générale, de chercher à présenter un tout homogène plutôt que de différencier les périodes, ce qui ne pouvait qu’accréditer toujours davantage dans le public la vieille légende de l’Egypte immuable.
Le but de ce petit livre est de réagir contre ces idées erronées, d’étudier successivement toutes les grandes étapes de la civilisation égyptienne, de montrer les progrès réalisés peu à peu malgré les secousses et les changements de régime, en groupant les résultats acquis autour d’un rapide aperçu de l’histoire elle-même, comme aussi d’indiquer la naissance des arts, des industries, des différentes branches de la civilisation égyptienne, leur expansion progressive dans les pays limitrophes, et la part qui leur revient dans le développement de la culture générale.
G. J.
Fig. 1. Quelques lignes de la Pierre de Rosette
(d’après Lepsius. Auswahl der wichtigsten Urkunden, pl. XVII).
CHAPITRE PREMIER
LES SOURCES DE L’HISTOIRE D’ÉGYPTE
Isolée comme est l’Egypte par la mer et les déserts, son développement devait être original. Ce pays favorisé par la nature, avec son climat chaud et son sol d’une fertilité exceptionnelle, toujours renouvelé par les inondations du Nil et livrant généreusement à l’homme tout ce qui peut lui être nécessaire pour vivre, était destiné à devenir un des berceaux de la civilisation; ici l’homme n’avait pas besoin, comme ailleurs, d’efforts répétés et incessants pour s’assurer une maigre subsistance et une existence précaire: il n’avait qu’à se laisser vivre et il lui suffisait d’un léger travail pour réaliser un sérieux progrès de bien-être. Défendue naturellement de trois côtés, par la Méditerranée et les déserts arabique et lybique, l’Egypte n’avait que peu de chose à craindre du côté de ses voisins plus ou moins turbulents et, à l’origine tout au moins, elle n’eut pas, semble-t-il, à subir de ces bouleversements qui arrêtent parfois pour longtemps une civilisation naissante. Ce n’est pas la lutte pour la vie qui est la cause du développement intellectuel et industriel des premiers Egyptiens, mais le besoin instinctif d’augmenter le bien-être dont la nature avait déjà largement pourvu les habitants de ce pays privilégié.
Il ne faut pas songer à établir combien de siècles ou de milliers d’années dura cette période de travail latent, de développement progressif, à laquelle nous appliquons le terme peu précis de préhistorique. Toujours est-il que vers 4.000 avant J.-C, à une époque où la barbarie la plus absolue régnait sur le reste du monde et où seule la Babylonie, autre berceau de la civilisation, et peut-être aussi la Chine, pourraient montrer un état analogue, nous trouvons en Egypte un royaume constitué régulièrement et solidement, une race possédant une langue qui présente déjà certains caractères de décadence et une écriture compliquée mais parfaite en son genre, un peuple sachant utiliser tous les matériaux pour la construction de monuments importants, et déjà très avancé dans la connaissance et l’exercice des arts, un peuple industriel en possession des métaux et pour lequel l’agriculture et l’élevage du bétail n’ont plus de secrets. Une force pareille ne pouvait rester confinée dans un petit pays comme l’Egypte et devait nécessairement rayonner au dehors, les défenses naturelles, mer et déserts, ne pouvant entraver une expansion toute pacifique, et peu à peu le commerce s’établissait, vers le Soudan d’abord, sans doute, puis vers la Palestine et les pays situés plus au nord. Les fouilles récentes pratiquées en Crète montrent l’influence considérable qu’exerça l’Egypte sur les civilisations naissantes de la Grèce et de l’Archipel et cela dès l’Ancien Empire, donc pendant le quatrième millénaire avant J.-C. aussi bien que pendant la période mycénienne; ainsi se confirment les légendes où les Grecs reconnaissaient eux-mêmes le rôle qu’avait joué vis-à-vis de leurs ancêtres directs ce peuple paisible, industrieux, artiste et commerçant.
Il y a cent ans, tout ce qu’on savait de l’Egypte antique, de son histoire et de sa religion aussi bien que de ses mœurs et coutumes, se réduisait aux données fournies par des écrivains étrangers au pays, en particulier par les auteurs classiques, à côté desquels il n’y a guère à signaler que les renseignements disséminés dans les livres de l’Ancien Testament. Parmi les Grecs qui écrivirent sur l’Egypte, le premier rang, tant par la date que par la valeur de son œuvre, appartient sans contredit à Hérodote, qui nous trace un tableau des plus remarquables de l’état du pays à son époque, tableau plein de détails piquants saisis sur le vif par un observateur sûr et avisé, mais mélangés de contes invraisemblables, de racontars de toute sorte, recueillis avec le plus grand sérieux et une inlassable confiance dans les drogmans de son temps, qui étaient sans doute aussi peu instruits et aussi peu scrupuleux que de nos jours. Quoi qu’il en soit, et bien qu’il soit souvent difficile d’y distinguer le vrai du faux, cet ouvrage, qui forme l’ensemble le plus complet que nous aient donné les auteurs anciens sur l’Egypte, était et est encore considéré à juste titre comme la base de tout travail général sur les peuples de la vallée du Nil, et l’auteur de la phrase fameuse: «l’Egypte est un don du Nil» mérite de conserver, en ce qui concerne ce pays aussi, son titre de «père de l’histoire». Pour compléter les renseignements d’ordres si divers que donne Hérodote, on avait encore ceux que fournissent d’autres auteurs moins anciens — et parfois aussi moins dignes de foi — tels que Diodore de Sicile, Pline le Jeune, Strabon et certains historiens de second ordre dont quelques fragments seulement nous sont parvenus. Pour l’écriture sacrée, on pouvait consulter les Hiéroglyphiques d’Horapollon, et, pour la religion, Hermès Trismégiste et surtout le livre de Plutarque sur Isis et Osiris, qui est encore aujourd’hui le document le plus important, le tableau d’ensemble le plus parfait d’un des mythes fameux de l’antiquité orientale. Concernant l’histoire proprement dite enfin, on avait composé, sur la demande des Ptolémées, des ouvrages spéciaux donnant la liste des rois, la longueur de leurs règnes, quelques détails sur les plus importants d’entre eux, en somme une sorte de classification méthodique de l’histoire, basée sur des documents originaux. Telles étaient la liste d’Eratosthène dont quelques fragments nous sont parvenus, recueillis par Apollodore, puis d’après celui-ci par Georges le Syncelle, et surtout les Aegyptiaca de Manéthon. Ce livre, écrit au IIIme siècle avant notre ère, est aujourd’hui perdu, de même que son Livre de Sothis, qui traitait du même sujet, mais surtout au point de vue chronologique: des fragments en ont cependant été recueillis par Josèphe, ceux en particulier qui concernaient le séjour des Juifs en Egypte, tandis que certains auteurs, entre autres l’Africain et Eusèbe, en avaient tiré une sorte de résumé, d’epitome, donnant seulement la liste des dynasties, le nombre d’années pendant lequel elles régnèrent et, pour les plus illustres d’entre elles, les noms des rois et un bref récit de leur carrière. Au temps où l’on ne connaissait l’Egypte que par les auteurs grecs, cette sèche énumération de chiffres et de noms barbares, plus ou moins travestis, ne pouvait guère attirer l’attention des savants qui n’avaient aucun point de comparaison; depuis que nous sommes en possession des monuments originaux, ce petit opuscule, tronqué et mutilé, qui ne nous est parvenu que par ricochet, est devenu une des sources les plus précieuses de l’histoire d’Egypte, car on a pu reconnaître qu’il avait été composé d’après des documents authentiques, des listes comme celle du papyrus de Turin, et que la division en dynasties est parfaitement justifiée. Ce n’est toutefois pas impunément qu’un livre passe entre les mains de tant d’auteurs successifs qui se recopient les uns les autres. C’est par l’entremise de Georges le Syncelle que nous sont parvenus les extraits de l’Africain et d’Eusèbe, aussi les fragments de Manéthon contiennent-ils bien des incorrections, des transpositions, des erreurs de chiffres, et on ne peut en faire usage qu’avec la plus grande circonspection: ainsi les trente dynasties semblent d’après lui se succéder régulièrement, tandis que très probablement il y en eut de collatérales, ce qui peut diminuer, dans des proportions très importantes, la somme totale des années que dura la monarchie égyptienne.
Cette rapide énumération des principaux auteurs grecs et latins qui ont parlé de l’Egypte suffira pour qu’on puisse se rendre compte de la valeur très réelle et en même temps de l’insuffisance de ces documents au point de vue de la connaissance du peuple qui habitait la vallée du Nil dans l’antiquité; quant aux nombreuses et très précieuses données que renferment les livres de l’Ancien Testament sur le séjour des Hébreux en Egypte et les relations des rois de Juda et d’Israël avec les Pharaons, elles sont trop connues pour qu’il soit nécessaire d’y revenir ici.
Voilà donc à quoi se réduisait, il y a un siècle, le bagage scientifique dont on pouvait disposer en ce qui concerne l’Egypte; quelques voyageurs, il est vrai, comme Chardin, Pockoke et d’autres, après avoir parcouru le pays, en avaient publié des descriptions, et parfois même copié les monuments anciens encore visibles, mais les reproductions qu’ils en donnent n’en sont que de grossières caricatures et ne peuvent donner qu’une idée parfaitement fausse de l’art et de l’écriture de l’Egypte antique. Quant aux essais d’interprétation d’hiéroglyphes, comme ceux du savant jésuite le P. Kircher, ce sont des ouvrages de fantaisie pure, fruit d’une imagination trop mystique, et qui, dénués de toute base scientifique sérieuse, ne peuvent plus aujourd’hui qu’attirer la curiosité de quelque bibliophile.
En 1809 commença à paraître, sous le titre de Description de l’Egypte, le résultat des travaux des savants français que Bonaparte avait adjoints à son expédition de 1798 pour étudier à fond les richesses et les mœurs des habitants d’un pays dont il avait l’intention de faire le boulevard de la civilisation européenne. Les circonstances firent, il est vrai, échouer le programme politique du grand conquérant, mais son but scientifique fut rempli au delà de toute espérance, grâce à l’opiniâtreté et à la persévérance de ces hommes qui, travaillant dans les conditions les plus défavorables, réussirent à mener à bien, en deux années à peine, une des œuvres les plus gigantesques qui aient jamais été entreprises dans le domaine de la science. Il s’agissait de relever tout ce qui concernait l’histoire naturelle du pays, zoologie, botanique, minéralogie, les mœurs et coutumes des habitants, les métiers, le commerce, l’agriculture, et une carte au cent millièmes de toute la vallée du Nil, d’Assouan à la mer, carte dont on se sert actuellement encore; quant aux antiquités, tous les monuments existant à cette époque furent relevés avec grand soin, et si on a pu faire aux savants français de la Commission d’Egypte le reproche d’avoir souvent sacrifié la copie des textes hiéroglyphiques à l’exactitude de l’architecture, il faut tenir compte de l’état de la science à ce moment-là et de la difficulté que devait présenter, à des dessinateurs, même très habiles, cette écriture absolument inconnue et l’innombrable quantité de ces inscriptions dans lesquelles il aurait fallu pouvoir faire un choix judicieux, inscriptions que les égyptologues modernes sont loin d’avoir encore toutes publiées. Cet immense ouvrage, avec ses neuf cents planches et ses nombreux volumes de mémoires, est bien oublié aujourd’hui, et l’on est loin d’avoir pour lui la reconnaissance qu’il mérite, car cette publication devait être le point de départ d’études toutes spéciales; on peut même dire qu’elle inaugurait pour la science de l’histoire une ère nouvelle, par la naissance de l’égyptologie.
Parmi les monuments découverts et publiés par les membres de la Commission d’Egypte se trouvait l’inscription trilingue connue sous le nom de pierre de Rosette, avec son texte en hiéroglyphes, en démotique et en grec, qui n’était autre qu’un décret de Ptolémée Epiphane en faveur des temples d’Egypte. L’importance de ce document et le parti qu’on pouvait en tirer furent bien vite reconnus, et plusieurs savants se mirent à l’œuvre, indépendamment les uns des autres, pour arriver à déchiffrer ces deux écritures inconnues. Sylvestre de Sacy et le Suédois Akerblad attaquèrent le texte démotique et finirent par en découvrir le mécanisme; l’Anglais Young se mit au texte hiéroglyphique qui était bien moins complet et présentait de beaucoup plus grandes difficultés; il eut l’intuition de la méthode à suivre, mais ne sut pas la mener jusqu’au bout, tandis qu’un jeune savant français, J.-Fr. Champollion, travaillant de son côté sur le même document avec une ténacité et une perspicacité admirables, arrivait à saisir la clef du système hiéroglyphique. Il établit de façon certaine la valeur, la fonction et le sens de chaque signe, reconnut avec l’aide de la langue copte, l’égyptien d’époque chrétienne, les groupes formant des mots, puis déchiffra les phrases. Accueillie avec une certaine méfiance lors de sa publication en 1822, cette découverte finit par être acceptée et reconnue du monde savant; l’égyptologie était née, et c’était au même homme qu’il appartenait de la développer, en établissant, toujours avec le même esprit de méthode, les bases de la science nouvelle. Ce jeune génie, car on ne peut trouver d’autre mot pour qualifier un homme qui n’eut son égal dans aucune autre branche des sciences historiques, mourut à quarante ans après avoir non seulement ressuscité l’écriture et la langue des anciens Egyptiens, mais encore reconstitué, dans les grandes lignes tout au moins, leur histoire, leur religion, leurs institutions, leurs mœurs, et la géographie ancienne de leur pays. Il restait sans doute encore beaucoup à découvrir, mais la voie était frayée et elle fut suivie, avec une certaine hésitation d’abord, puis avec toujours plus de sûreté, par une pleïade d’hommes de valeur qui sont arrivés à faire de l’égyptologie une science digne de marcher de pair avec ses aînées, celles qui concernent l’antiquité classique en particulier.
Malgré leur nombre, les documents réunis par la Commission d’Egypte étaient très insuffisants, et Champollion, après avoir visité quelques collections publiques ou particulières d’objets rapportés d’Egypte, reconnut qu’il était absolument nécessaire d’aller sur place à la recherche de matériaux nouveaux, car il se sentait capable de faire un choix judicieux des monuments les plus importants et de les copier avec exactitude. Ses vœux furent exaucés et il put encore diriger lui-même l’expédition franco-toscane qui, grâce aux connaissances nouvelles qu’il avait acquises, devait devenir un vrai voyage de découvertes, et lui fournir une ample moisson de matériaux inconnus auparavant. La première publication sérieuse de textes égyptiens originaux ne put être faite qu’après la mort de Champollion.
En 1842, sous les auspices cette fois du gouvernement prussien, une nouvelle expédition, dirigée par Lepsius, partait pour l’Egypte à la recherche de textes historiques; cette mission fit un séjour de près de trois ans dans le pays et en rapporta une récolte encore plus abondante que celle de Champollion. Malgré le format monumental des douze volumes donnant les résultats de ces travaux, on pourrait appeler cet ouvrage, maintenant encore, le livre de chevet de tout égyptologue.
A cette époque, on ne faisait pas encore de recherches sérieuses dans le sol même de la vallée du Nil; seuls quelques particuliers, désireux d’enrichir leurs collections de bibelots égyptiens, pillaient sans merci un certain nombre de tombeaux et de sites antiques, sans profit réel pour la science. Les fouilles méthodiques ne commencèrent qu’en 1850 par la découverte retentissante que fit un jeune savant français, Aug. Mariette, d’un des sanctuaires égyptiens les plus connus et les plus vénérés des anciens, le Sérapéum de Memphis, le tombeau souterrain des bœufs Apis. Encouragé par ce succès qui avait fait de lui une célébrité, Mariette se voua aux recherches dans le sol même de l’Egypte; il obtint du khédive l’autorisation de créer un Service des Antiquités et un musée d’antiquités égyptiennes, et dès lors ses fouilles continuèrent sans interruption d’une extrémité à l’autre de l’ancien royaume des Pharaons, alternant avec le déblaiement des temples enfouis. Des milliers de monuments nouveaux surgirent du sol et celui qui les découvrit cherchait en même temps à les mettre le plus vite possible à la disposition du monde savant par de grandes publications qui rendirent des services inappréciables. Peu à peu, les gouvernements étrangers voulurent aussi avoir leur part à ces travaux si fructueux et entreprirent eux-mêmes des fouilles; des sociétés scientifiques se créèrent dans le même but, et depuis quarante ans environ l’exploration du sol de l’Egypte est poussée avec une activité fébrile, et presque toujours le succès est venu couronner ces efforts.
Pendant ce temps, d’autres savants, comme de Rougé et Chabas en France, Lepsius et Brugsch en Allemagne, Birch en Angleterre, pour ne citer que les principaux d’entre les disparus, et leurs élèves et émules, compulsaient les matériaux et en extrayaient méthodiquement ce qui pouvait être utile à la science; ainsi toutes les branches de l’égyptologie, avançant de front, faisaient d’année en année de sérieux progrès: la langue, la religion, l’histoire, livraient peu à peu leurs secrets. Pour ce qui est de l’histoire, en particulier, les limites de l’inconnu reculaient insensiblement: faute de documents originaux très anciens, Champollion, qui avait établi de façon à peu près définitive les règnes des Pharaons à partir du Nouvel Empire thébain, n’avait guère pu jeter au delà qu’un coup d’œil d’ensemble. Lepsius fut l’initiateur en ce qui concerne la XIIme dynastie, une des époques les plus brillantes de l’histoire d’Egypte, et de Rougé s’avança le premier délibérément dans ce qu’on est convenu d’appeler l’Ancien Empire memphite, l’âge des constructeurs de pyramides. Une barrière qui semblait infranchissable s’élevait au seuil de cette époque, reléguant dans la légende les deux premières dynasties et tout ce qui pouvait les avoir précédées; ce n’est qu’à la fin du XIXe siècle que subitement, à la suite de plusieurs découvertes simultanées, la barrière s’écroula, ouvrant aux regards un champ nouveau qui reculait presque jusqu’à l’infini l’histoire du passé. Les études préhistoriques venaient se confondre avec celles des égyptologues et les compléter, et les recherches poussées dans ce sens, sur un terrain presque inépuisable, devaient donner des résultats autrement plus précis que dans tout autre, pays connu, en ce qui concerne ces périodes du début de la civilisation.
En plus des données des historiens anciens sur l’Egypte nous avons donc maintenant des documents qui proviennent du pays lui-même, documents innombrables mais de valeur très diverse, pouvant se classer en deux séries qu’on pourrait appeler, faute de meilleurs mots, les documents rétrospectifs et les documents contemporains.
Tandis que ces derniers ont une valeur plutôt spéciale et ne se rapportent qu’à l’époque ou même au règne d’où ils émanent, les premiers, peu nombreux il est vrai, mais d’autant plus précieux, sont de vrais résumés d’histoire, datant d’époques très diverses. Ce sont d’abord les listes monumentales, tableaux provenant de temples ou de tombeaux, où l’on voit un roi adresser son hommage à toute la série de ses ancêtres, représentés en général par leur nom seulement, par leur cartouche royal, et rangés dans l’ordre chronologique; ou bien c’est un prêtre donnant la liste des rois au culte funéraire desquels il était commis: telles les deux listes d’Abydos dont l’une est encore en place, l’autre au Musée Britannique, la liste de Saqqarah au Musée du Caire, et la Chambre des Ancêtres de Karnak à la Bibliothèque Nationale de Paris.
Le papyrus royal de Turin, écrit au commencement du Nouvel Empire, avait une importance bien plus considérable encore: il donnait non seulement la liste complète de tous les rois ayant régné sur l’Egypte, y compris les dynasties divines, mais encore le nombre d’années de chaque règne et souvent l’âge du roi à sa mort; en plusieurs endroits il y avait en outre, en guise de récapitulation, la somme totale des années que dura une dynastie. C’est une chronologie complète embrassant deux mille ans d’histoire, et qui devait être absolument intacte et entière au moment de sa découverte, mais dans ce temps là, il y a près de cent ans, on ne prenait pas les mêmes soins qu’aujourd’hui des objets découverts au cours des fouilles; l’on dit que Drovetti, grand collectionneur d’antiquités, ayant trouvé ce papyrus dans des travaux qu’il faisait exécuter dans les tombeaux de Thèbes, et ne pouvant naturellement en soupçonner la valeur, le prit aussitôt sorti de terre, le mit dans un flacon à large col qui se trouvait dans la sacoche de sa selle, et rentra chez lui au galop. Le manuscrit ne put résister à un traitement aussi violent, et à l’arrivée il ne restait plus dans le flacon qu’un tas de fragments de papyrus, plus petits les uns que les autres; c’est dans cet état qu’ils parvinrent, en même temps que le reste de la collection Drovetti, au musée de Turin, où Champollion, qui les retrouva au fond d’une boîte, fut le premier à en signaler l’importance. Grâce à une néfaste négligence, ce monument de tout premier ordre avait perdu beaucoup de sa valeur; néanmoins les fragments qui ont pu être rassemblés et rétablis dans leur ordre primitif donnent, malgré les immenses lacunes provenant de morceaux disparus, des renseignements si importants que le papyrus royal de Turin peut à juste titre être considéré comme la base de toute étude chronologique sur l’Egypte depuis son origine jusqu’à l’époque troublée des Hyksos, entre 2.000 et 1.500 avant notre ère.
Fig. 4. Partie supérieure de la Pierre de Palerme
(d’après Naville. Recueil de Travaux, XXV, pl. I).
Il existait quelque part en Egypte, probablement dans le temple d’Héliopolis, la métropole religieuse qui se trouvait à peu de distance du Caire, un monument d’une importance plus considérable encore que le papyrus de Turin, bien qu’il y fût question des cinq premières dynasties seulement. C’était une grande dalle de pierre sur les deux faces de laquelle étaient gravés, dans de petites cases rangées en longues lignes, tous les événements, importants ou non, qui illustrèrent le règne de chaque roi, depuis la fondation du royaume d’Egypte par Ménès; à chaque année était réservée une case et en regard on avait noté la cote maxima de la crue du Nil. Le jour exact de la mort de chaque roi et celui du couronnement de son successeur étaient scrupuleusement indiqués. Le destin n’a pas voulu que ces annales, les plus vieilles du monde, parvinssent intactes jusqu’à nous; le fragment conservé aujourd’hui au musée de Palerme, et connu sous le nom de pierre de Palerme, constitue peut-être la dixième partie du monument complet. On a retrouvé récemment quelques autres morceaux de plus petites dimensions qui sont entrés dans les collections du musée du Caire, et qui paraissent provenir de duplicatas de ce document; ce fait permet d’espérer qu’une fois ou l’autre on découvrira d’autres fragments qui viendront combler les lacunes encore très considérables de ce texte, le plus important pour l’histoire des premières dynasties.
Cette catégorie de sources historiques d’une importance capitale, est donc très peu abondante; à côté d’elle on possède la multitude innombrable et disparate des documents que j’ai appelés tout à l’heure les documents contemporains, et qui forme l’ensemble le plus hétéroclite qu’on puisse imaginer, depuis les scarabées de faïence jusqu’aux colosses de granit et aux bas-reliefs couvrant des surfaces immenses, depuis le tesson de pot ou le morceau de terre glaise desséchée jusqu’au bijou de l’art le plus exquis, depuis le fier obélisque jusqu’au plus humble chiffon de toile. Ce n’est parfois qu’un nom de roi ou une date de règne, parfois une stèle commémorant une expédition victorieuse ou un décret en faveur d’un temple ou bien la représentation figurée des guerres lointaines, des prisonniers et du butin que le roi vient offrir à ses dieux. Plus rarement nous avons l’histoire complète d’un règne, ainsi le résumé de la vie de Ramsès III qui est annexé à la liste des dons faits par lui aux temples d’Egypte, à la fin du grand papyrus Harris, ou le récit des campagnes de Thoutmès III, que ce roi, le plus puissant peut-être de tous les Pharaons, fit graver sur les murailles du temple de Karnak. Enfin nous possédons certains récits littéraires qui sont souvent de vrais contes fantastiques édifiés sur une base historique, le conte de Khoufou et des magiciens, celui d’Apopi et de Seqnenra, celui de la prise de Joppé, et surtout celui de Sinouhit, récits analogues à ceux qu’Hérodote nous raconte sur la fille de Khéops et sur les voleurs de Rhampsinite.
A côté des monuments royaux, ceux des simples particuliers, grands seigneurs ou fonctionnaires, donnent souvent des généalogies qui permettent de contrôler l’histoire; ils fournissent même parfois, quand il s’agit d’un homme ayant joué un rôle important à la cour, dans l’administration ou dans l’armée, de véritables biographies qui, comme celles d’Ouna, de Herkhouf, d’Ahmès ou d’Anna, sont parmi les documents les plus précieux que nous ait légués l’Egypte antique.
Enfin, dans un ordre d’idées un peu différent, une découverte heureuse, celle des tablettes de Tell-el-Amarna, nous a mis en possession d’une partie considérable de la correspondance diplomatique et administrative de deux rois de la fin de la XVIIIme dynastie, Amenophis III et Amenophis IV, avec leurs vassaux de la Syrie et de la Palestine, ainsi qu’avec les souverains indépendants de pays plus éloignés, comme l’Assyrie et le royaume de Mitanni. Cette correspondance écrite dans la langue de ces pays, en caractères cunéiformes, éclaire d’une lumière très vive tout l’état social et politique de l’Orient, treize siècles environ avant notre ère.
Cette énumération, forcément incomplète, permet de se rendre compte du genre de documents que nous avons à notre disposition; quelque nombreux qu’ils soient, ces monuments ne nous donnent pas sans doute la possibilité de reconstituer l’histoire d’Egypte comme on l’a fait pour la Grèce et pour Rome. Ces peuples sont, il est vrai, plus rapprochés de nous dans le temps, et en outre ils ont l’immense avantage d’avoir eu des historiens. En Egypte rien de semblable, et il ne paraît pas que jamais un Egyptien ait songé à faire la description des événements qui se passaient de son temps et sous ses yeux, à les étudier et à les apprécier par lui-même; comme dans beaucoup de pays d’Orient, l’esprit de l’histoire n’existait pas dans l’Egypte ancienne.
En somme, à part un certain nombre de règnes qui sont un peu mieux connus que les autres, ceux de quelques rois de la XIIme dynastie et du commencement du Nouvel Empire thébain, il nous manque presque tous les détails et un bon nombre de faits généraux, et nous ne pouvons dans ces circonstances songer à reconstituer entièrement l’histoire politique, administrative, diplomatique, militaire et commerciale du pays; nous devons nous contenter d’une histoire générale où quelques grands événements sont reliés par des noms, un squelette d’histoire, auquel il manque encore bien des éléments, mais qui constitue un ensemble des plus remarquables quand on songe qu’il s’étend sur une période de plus de 4.000 ans, entièrement inconnue il y a peu de temps encore.
Malgré les données très précises de Manéthon et des fragments du papyrus de Turin, la chronologie égyptienne ne peut encore être établie de façon certaine, et cela pour deux raisons principales: la première est le fait que dans les époques de trouble il y eut souvent, non pas un seul souverain gouvernant tout le pays, mais deux ou même plusieurs rois règnant chacun sur une partie plus ou moins grande de l’Egypte; les chronographes énumèrent ces dynasties les unes à la suite des autres sans indiquer laquelle aurait dû légitimement occuper le trône des Pharaons, sans même dire qu’il s’agit de dynasties collatérales. Une cause d’erreurs plus grande encore c’est que les Egyptiens ont toujours vécu au jour le jour, qu’ils n’avaient pas d’ère ni de division normale du temps: les années se comptent à nouveau pour chaque règne à partir de l’avènement du roi; aucun lien chronologique n’existe donc entre les divers souverains, de sorte que non seulement la longueur des règnes, mais même l’ordre de succession reste souvent problématique. L’année égyptienne étant de 365 jours, se trouvait tous les quatre ans en retard d’un jour; pour remédier à cet inconvénient, on imagina l’institution des périodes sothiaques, périodes de 1.460 années ordinaires correspondant à 1.461 années réelles, au bout desquelles l’ordre régulier des saisons se trouvait rétabli. Nous ne savons du reste pas de quelle époque date cette réforme purement scientifique qui n’a jamais servi à l’établissement d’une ère, ni si elle est, comme beaucoup le prétendent, fort ancienne, car les astronomes égyptiens observèrent toujours avec beaucoup d’exactitude le lever héliaque de l’étoile Sothis, ou Sirius; pour nous cette réforme prête à des calculs fort compliqués sur la correspondance entre l’année vague et l’année réelle, calculs qui paraissent le plus souvent arbitraires. Il semble plus normal d’admettre, comme certains auteurs modernes, que les Egyptiens, voyant leurs mois et leurs saisons se déplacer peu à peu, les rétablissaient de temps à autre, artificiellement et sans règle fixe. Cette question très complexe est, comme on le voit, loin d’être élucidée: les périodes sothiaques, au lieu de simplifier les calculs chronologiques, n’ont d’autre résultat pour nous que d’y introduire une nouvelle inconnue et peut-être une nouvelle chance d’erreur.
Ces raisons expliquent de façon suffisante les différences parfois considérables qui existent au point de vue des dates entre les divers historiens; les uns allongent démesurément la durée de l’histoire en ajoutant bout à bout toutes les dynasties connues, tandis que d’autres, procédant en sens inverse, la rétrécissent de façon très exagérée. Les premiers placent l’avènement de Ménès, le premier roi d’Egypte, en l’an 5.510 avant J.-C, les autres, qui sont les plus en faveur aujourd’hui, en 3.315: il y a donc un écart de plus de deux mille ans entre ces deux appréciations extrêmes, et c’est très vraisemblablement dans cet intervalle que devrait se placer la vraie date de la fondation de la monarchie égyptienne. Sans avoir la prétention de vouloir trancher la question, je pense qu’en la fixant de façon approximative aux environs de l’an 4.000, on ne doit pas s’éloigner beaucoup de la vérité. Du reste pour tout ce qui est des périodes les plus reculées, il est prudent de s’abstenir de donner des chiffres précis, et préférable d’indiquer, et encore sous toutes réserves, les siècles et non les années. Ce n’est guère que pour le début du Nouvel Empire thébain que les égyptologues tombent à peu près d’accord pour le placer au commencement du XVIme siècle avant notre ère; la certitude absolue n’existe qu’à partir des rois saïtes, au VIIme siècle.
L’Egypte a pour nous une importance bien plus considérable qu’on ne le suppose d’habitude, car c’est là qu’en somme nous devons chercher le berceau de notre civilisation: c’est en effet de la vallée du Nil qu’est sorti le germe qui, dans des contrées moins favorisées de la nature et sous un climat plus rude, devait se développer de façon inattendue, se transformer entièrement et prendre un essor incomparable, tandis que dans son pays d’origine il se modifiait à peine, son développement restant toujours normal et progressif, mais très lent; de là vient cette légende, bien difficile à déraciner aujourd’hui, d’une Egypte immuable comme les pyramides, n’ayant subi aucune variation pendant toute la durée du règne des Pharaons, légende qui repose sur une apparence seulement. Les besoins de l’homme, dans un pays aussi privilégié que l’Egypte, se réduisent à peu de chose; l’habitant des pays chauds est moins actif que celui des contrées où le climat est plus rigoureux, et une fois qu’il a trouvé, sans grandes difficultés, le nécessaire et même un peu de superflu, il est naturel qu’il se laisse aller à son indolence native et qu’il ne tende pas son énergie à chercher des perfectionnements de bien-être dont le besoin absolu ne se fait pas sentir. Il y a progrès néanmoins, et progrès très appréciable, dans des pays comme l’Egypte surtout, où nous pouvons maintenant comparer entre eux une si grande quantité de monuments d’époques très diverses. Nous constatons que chez ce peuple la civilisation, une fois sa voie tracée, la suit sans jamais s’en écarter; les bouleversements politiques n’arrivent même pas à la faire sortir du chemin montant en pente douce sur lequel elle s’est engagée. Ces grandes crises historiques nous permettent cependant de marquer dans l’histoire de la civilisation un certain nombre d’étapes et de discerner mieux, en les groupant par époques, les progrès réalisés au cours des siècles; nous sommes en effet assez documentés maintenant pour pouvoir apprécier de façon certaine et suivre pas à pas ces progrès qui ne sont pas apparents à première vue, mais qui sont beaucoup plus sensibles qu’on ne pouvait se l’imaginer il y a trente ans encore.
Après avoir passé en revue les sources de l’histoire d’Egypte, il reste à donner un aperçu sommaire des documents que nous possédons sur les mœurs des Egyptiens, leur vie publique et privée, leurs institutions, leur industrie, leur commerce, en un mot leur civilisation. Les écrivains classiques nous ont fourni, ici comme pour l’histoire, un bon nombre de renseignements, Hérodote le premier, puis Diodore, Strabon et tous les autres, et ce qu’ils nous disent peut servir, soit à diriger nos recherches, soit à confirmer les données des monuments originaux. De même les études faites par les membres de la Commission d’Egypte et les observations des divers voyageurs du XVIIIme et du commencement du XIXme siècle sur les mœurs et coutumes des Egyptiens avant l’expansion de la civilisation européenne dans la vallée du Nil, nous fournissent de précieux points de comparaison et même souvent l’explication de bien des détails relatifs aux habitudes anciennes, sur lesquelles les monuments sont trop peu explicites.
Au point de vue de la civilisation égyptienne, le nombre de documents originaux est considérable. En première ligne doivent être rangés les tableaux que les particuliers, grands seigneurs et fonctionnaires, faisaient sculpter ou peindre sur les murailles des chambres de leurs tombeaux, où étaient représentées en détail les scènes de la vie de tous les jours: ainsi le double du mort, son moi immatériel, qui continuait à vivre comme un esprit impalpable au fond du tombeau, auprès de la momie, pouvait encore jouir en une certaine mesure de la vie de ce monde en contemplant ces scènes familières: les figurations de la vie suffisaient au délassement d’une ombre, de même que la représentation des aliments pouvait assurer éternellement sa subsistance. Des trois grandes époques de l’histoire, l’Ancien Empire memphite, le Moyen et le Nouvel Empire thébain, un grand nombre de ces tombeaux sont parvenus jusqu’à nous, plus ou moins intacts, les mastabas d’abord avec leurs bas-reliefs, puis les hypogées avec leurs peintures. On y voit, en premier lieu une population rurale, occupée à l’élevage des bestiaux aussi bien qu’aux travaux des champs, labourage, semailles, récolte des céréales, vendanges et jardinage; puis de nombreux tableaux de chasse et de pêche, et, à côté de cela, des représentations de gens de métier, potiers, métallurgistes, orfèvres, chaudronniers, menuisiers, charpentiers, maçons sculpteurs, peintres, corroyeurs, cordonniers; un peu plus loin les délassements, musique, danse et jeux, et à certaines époques, des jeux gymniques, des exercices militaires, des scènes de recrutement. Nous possédons de très nombreux exemples de chacune de ces représentations qui souvent sont exécutées avec une délicatesse et un art remarquables et dont les variantes nous permettent de comprendre les scènes dans leurs moindres détails et de reconstituer l’action avec une certitude presque absolue.
Les fouilles ont mis à jour une grande quantité d’objets de toute espèce qui, pour les périodes très anciennes, suppléent à l’absence des représentations figurées et, pour les autres époques, les complètent. Ce sont des armes de toute sorte, depuis les lames de silex taillé jusqu’au poignard enrichi d’orfèvrerie, des outils d’agriculteurs, d’ouvriers, de gens de métier, puis des bijoux, des vêtements, des meubles, des vases, des instruments de musique, des ustensiles de ménage, bref tout ce qui était nécessaire à la vie, le tout conservé de la façon la plus merveilleuse dans un sol parfaitement à l’abri de l’humidité. Les outils préhistoriques se trouvent le plus souvent à la surface même du sol, à la lisière du désert, tandis que les autres objets, qui appartiennent aux époques historiques, proviennent soit des ruines des villes antiques, soit le plus souvent du fond des tombeaux, où ils avaient été déposés auprès du mort, toujours dans le but de placer autour de celui-ci ce qui pouvait lui être nécessaire pour sa vie d’outre-tombe. A certaines époques, on se contentait de peindre sur les parois de son sarcophage les divers objets qui devaient faire partie du mobilier funéraire, la représentation figurée pouvant remplacer l’objet lui-même.
Les Egyptiens ont énormément écrit et toujours, grâce au climat de leur pays, beaucoup de leurs manuscrits nous sont parvenus, écrits sur des rouleaux de papyrus dans cette écriture cursive que nous avons l’habitude d’appeler hiératique; ce sont des lettres, des comptes, des contrats, des actes judiciaires, des traités de médecine ou de géographie, et surtout des compositions littéraires qui sont pleines de détails de toute sorte sur la vie ordinaire. Ainsi pour ne citer qu’un exemple, cette satire des métiers, où un scribe, afin de mieux faire valoir l’excellence de sa profession, dénigre successivement toutes les autres carrières et fait ressortir avec une ironie souvent mordante la condition pitoyable des gens qui pratiquent les divers métiers.
Toutes ces données d’ordre si divers nous permettent de nous rendre un compte assez exact de ce qu’était la civilisation égyptienne: elles s’enchaînent naturellement avec les données historiques, et ainsi nous pouvons dès maintenant tracer pour chacune des grandes époques un tableau d’ensemble qui doit correspondre de bien près à la réalité, et reconstituer le développement chronologique de la civilisation égyptienne.
CHAPITRE II
L’ÉGYPTE LÉGENDAIRE
Avant d’aborder l’étude de ce qui nous est parvenu de l’Egypte archaïque, ou préhistorique, nous devons rechercher si, aux époques pharaoniques, les habitants du pays avaient conservé un souvenir de ces temps lointains, du début même de leur race, une légende parlant de ces périodes fabuleuses. Les textes ordinaires ne racontent rien de semblable et il est même bien rare qu’on y trouve mentionné le terme de Shesou-Hor, «les suivants d’Horus», qui désigne les rois mythiques prédécesseurs des dynasties historiques. Par contre les listes royales les plus développées, comme celles de Manéthon et du papyrus de Turin, nous ont conservé des données plus précises sur ces souverains antéhistoriques: la nomenclature des premiers d’entre eux, puis un bref aperçu des dynasties qui suivirent, avec le total des années de règne de chacune d’entre elles: ce sont d’abord des dieux, puis des demi-dieux, et enfin des hommes.
A l’origine de l’histoire on a donc, ici comme partout, la légende, mais une légende dont le développement est loin d’avoir été aussi brillant que dans tant d’autres pays, une légende qui est restée la propriété des prêtres et des savants, non celle du peuple égyptien lui-même. N’ayant rien de poétique, cette tradition a pu se conserver plus pure et plus précise, mais on peut se demander si nous devons nous en féliciter, car entre les mains des prêtres, elle allait fatalement tomber dans le domaine théologique et symbolique, et le mythe religieux devait finir par absorber presque complètement le mythe historique, au point qu’il est le plus souvent difficile de délimiter les deux domaines. C’est dans un fatras de récits très plats et ennuyeux, souvent d’un mysticisme fantastique, que nous arrivons à grand’peine à distinguer les traits généraux de l’histoire primitive de l’Egypte.
A. LES DYNASTIES DIVINES
Les premiers rois furent, au dire de la légende, les grands dieux d’Egypte, suivant le cycle qui avait été établi dans le sanctuaire d’Héliopolis, une des plus anciennes métropoles religieuses du pays. Ce cycle se composait d’une ennéade, c’est-à-dire d’un groupe de neuf dieux et déesses, et fut adopté dès l’Ancien Empire par tous les autres centres religieux de la vallée du Nil, qui se contentèrent de mettre à sa tête leur dieu local. La liste que nous donne Manéthon, et qui doit être d’origine memphite, place donc au premier rang des rois-dieux Héphaistos, Ptah, le grand dieu de Memphis, le démiurge, celui qui forma l’homme du limon de la terre, qui le modela à la main, de même qu’à l’autre bout de l’Egypte, c’était Khnoum d’Eléphantine qui l’avait façonné sur le tour du potier. Cette mention du dieu créateur comme premier roi d’Egypte est une indication très précise du fait que les habitants de la vallée du Nil se considéraient comme autochtones et croyaient que le premier homme avait été créé dans le pays même. Au papyrus de Turin, le premier nom royal a disparu.
Nous ne savons rien de ce règne de Ptah, qui probablement, sitôt son œuvre créatrice terminée, céda la place à son successeur Rà, le Soleil, le grand dieu d’Héliopolis et de la plupart des villes d’Egypte, chargé d’assurer l’existence et le développement de cette humanité primitive. Celui-ci, pendant son long règne, parcourait journellement ses domaines pour les constituer, les organiser et répandre sur ses sujets ses dons et ses bienfaits, mais tous ses efforts ne réussirent pas à lui attirer la reconnaissance de ces êtres primitifs, encore plus qu’à demi sauvages, ni même celle de ses descendants directs, les dieux, qui commençaient à se multiplier autour de lui. Ce roi-dieu était en une certaine mesure un homme, son grand âge l’avait considérablement affaibli, et, suivant les expressions pittoresques d’un texte égyptien, ses os étaient maintenant en argent, ses chairs en or, ses cheveux en lapis-lazuli; sa bouche tremblait, sa bave ruisselait vers la terre, sa salive dégouttait sur le sol. Profitant de cette décrépitude sénile, Isis, déesse de rang inférieur, employa les moyens les plus déloyaux pour lui arracher le talisman le plus précieux qui lui restât, le secret de son nom magique, grâce auquel elle comptait acquérir une puissance supérieure à celle des autres dieux. Les hommes eux-mêmes s’étant mis à conspirer contre leur débonnaire souverain, Rà se décida à faire un exemple, et après avoir consulté le conseil de famille, l’assemblée des dieux, il dépêcha Sekhet, la déesse à tête de lionne, avec ordre de les massacrer sans pitié, ce dont elle s’acquitta consciencieusement. La nuit seule l’arrêta dans sa course meurtrière, et Rà, contemplant le résultat obtenu, fut pris de pitié et résolut d’épargner le reste des humains; pour apaiser la déesse ivre de carnage, il fit mélanger de la bière et du suc de mandragores au sang des hommes et répandre à terre autour d’elle une quantité considérable de ce liquide. A son réveil, Sekhet aperçut ce breuvage, le but, s’adoucit, s’enivra et oublia ses victimes. Rà avait pardonné aux hommes qui se repentaient, mais, fatigué de régner, il abdiqua et choisit une retraite inaccessible sur le corps de la vache Nouït, déesse du ciel, sa fille; depuis lors, chaque jour, la barque qui le porte navigue sur les flancs de l’animal céleste pour se perdre à la nuit dans son corps même et reparaître le lendemain: le roi-dieu est devenu définitivement le dieu-soleil.
On discerne sans peine dans cette légende le souvenir d’un des cataclysmes qui bouleversèrent toute une partie du monde, comme ce déluge dont parlent les textes chaldéens aussi bien que la Bible, qui dévasta la Mésopotamie et les contrées avoisinantes tout au moins. Il était fort naturel que des désastres de cette nature fussent considérés comme le châtiment d’une humanité mauvaise et que, les dieux une fois apaisés, ils pardonnassent aux survivants et fissent avec eux un nouveau pacte, permettant à ces derniers de racheter leurs fautes par des sacrifices au lieu d’avoir à les expier par la mort des coupables. De même que Jahveh avait exigé de Noé un holocauste, Rà de même avant de monter au ciel, avait institué la coutume du sacrifice, première base du culte que les hommes devaient rendre aux dieux.
Fig. 9. Nouït portant la barque solaire; Shou et Queb; Thot
(d’après Chassinat. La deuxième trouvaille de Deir el Bahari, I, p. 29).
Nous ne savons que bien peu de chose du règne des deux successeurs immédiats de Rà; il y a d’abord son fils Shou, l’atmosphère, le soutien du ciel, qui finit sa carrière de roi en remontant au séjour des dieux pendant une tempête terrible, puis son petit-fils Qeb, le dieu-terre, sur lequel nous n’avons que des mythes obscurs et d’un intérêt des plus médiocres. Ces deux rois-dieux, dont le rôle est très effacé, semblent représenter une période de transition pendant laquelle l’humanité se reconstitue après un bouleversement comme celui par lequel elle avait passé. C’était au troisième successeur de Rà, monté sur le trône après que Qeb fut rentré dans son palais pour devenir dieu à son tour, c’était à Osiris que devait appartenir la tâche glorieuse de faire passer le genre humain de l’état barbare et sauvage à un état de stabilité relative, de faire franchir, non seulement à l’Egypte, mais même au monde entier, la première grande étape de la civilisation.
Fils aîné de Queb, le dieu-terre, et de Nouït la déesse-ciel Osiris personnifie en même temps la végétation, la nature fertile de l’Egypte et l’eau vivificatrice du Nil. De même que le fleuve répand continuellement la richesse sur l’Egypte, Osiris, à peine sur le trône, met tous ses efforts à améliorer la condition des hommes; ces sauvages qui vivaient isolés, en lutte perpétuelle les uns avec les autres, il les groupe, forme des tribus, des états, fonde des villes; à ces hommes qui trouvaient péniblement une maigre subsistance dans la chasse et les produits naturels du sol, il enseigne l’agriculture, il leur donne les instruments de labour, il leur montre la manière de cultiver les céréales et la vigne, bref il les fixe au sol et leur fournit les moyens, non seulement d’y vivre, mais de s’y développer. A côté de lui, sa sœur Isis, qui est en même temps sa femme, le seconde admirablement dans son œuvre, et mérite que son nom soit resté inséparable de celui de son mari: pendant que celui-ci établit l’état et la cité, elle constitue la famille, en instituant les liens du mariage; elle déshabitue les hommes de l’anthropophagie et leur apprend à moudre le grain entre deux pierres et à en faire du pain; elle leur donne, avec le métier à tisser, les moyens de se vêtir, et emploie pour soulager leurs maux la médecine et la magie. Osiris institua encore le culte des dieux, régla les cérémonies et les liturgies, puis voyant le résultat obtenu par toutes ses innovations, il résolut de répandre ailleurs qu’en Egypte les bienfaits de la civilisation; il remit la régence à Isis et partit à la conquête du monde, conquête toute pacifique où il se soumettait les hommes par la persuasion et la douceur, voyage triomphal semblable à celui du Dionysos grec, à la suite duquel l’ordre et la richesse s’établissaient dans tous les pays.
Le dieu Set, auquel les Grecs ont donné le nom de Typhon, le propre frère d’Osiris, forme avec lui le contraste le plus absolu; on peut même dire qu’il en est l’exacte contre-partie: il représente non plus la terre fertile, mais le désert aride et brûlant, l’esprit barbare et sauvage à côté du génie bienfaisant, la réaction brutale cherchant à renverser les progrès de la civilisation. Tôt ou tard la guerre devait éclater entre deux êtres aussi dissemblables; en effet Set le rouge, jaloux de la gloire bien méritée que s’était acquise son frère jumeau, sans se révolter ouvertement contre lui, combina avec grand soin un piège perfide dans lequel Osiris tomba sans défiance: il l’enferma dans un coffre de bois et le jeta à la mer où il fut dévoré par les poissons, morceau par morceau, puis le meurtrier s’assit sur le trône de son frère, sans que personne songeât, au premier moment, à lui faire opposition.
Accompagnée de quelques dieux qui lui étaient restés fidèles, Thot et Anubis en particulier, Isis s’enfuit et se réfugia dans les îles marécageuses situées à l’extrême nord du Delta, puis elle entreprit de longues et patientes recherches pour retrouver les restes de son mari qu’elle espérait, en magicienne experte, faire revenir à la vie. Peu à peu elle finit par en rassembler tous les morceaux, sauf un, qui avait été dévoré par le poisson oxyrhinque, et réussit à reconstituer son corps; malgré tous ses efforts, elle ne put le rappeler à la vie, mais elle obtint au moins une compensation, celle d’être fécondée par lui et de mettre au monde un fils, qui devait devenir le vengeur de son père et le continuateur de l’œuvre interrompue par le crime de Set. Le petit Horus grandit, soigneusement caché par Isis dans ses marais impénétrables, et son premier soin, dès qu’il eut dépassé l’âge de l’enfance, fut de rendre à son père les derniers devoirs; aidé d’Anubis, il embauma le corps dont il fit la première momie, et institua les rites funéraires qui devaient assurer au mort la vie d’outre-tombe.
Osiris était le premier roi qui eût été atteint par la mort, tandis que ses prédécesseurs étaient devenus dieux, de rois qu’ils étaient, sans cette brutale transition; grâce à la momification et surtout aux cérémonies qu’Horus lui consacra, il put enfin être déifié à son tour et jouir d’une vie nouvelle dans le séjour des morts où il était descendu; comme il avait été roi sur la terre il devint roi dans les enfers qu’il réussit à transformer, de même qu’il avait transformé le monde des vivants; son domaine particulier, les champs d’Ialou et les champs d’Hotpou, devint par ses soins un pays fertile et bien arrosé, au lieu d’être une sombre caverne, où le soleil de nuit vient à peine jeter pendant de fugitifs instants quelques rayons de lumière; c’est dans ce quartier privilégié de l’autre monde qu’Osiris reçoit ses féaux, les morts, qui viennent se présenter devant son tribunal, prémunis contre la damnation éternelle par les rites institués par Horus, et qui peuvent dès lors jouir d’une vie nouvelle, à peu près semblable à celle de la terre.
Tandis qu’il grandissait dans sa retraite, Horus se préparait à la lutte à outrance contre l’usurpateur: dès qu’il se sentit en force, il fondit sur lui avec impétuosité, escorté de ses fidèles, et fut tout de suite favorisé par le succès. Set, battu à plusieurs reprises, eut beau chercher à se sauver en se transformant, ainsi que ses compagnons, en monstres de toute sorte, tels qu’hippopotames ou crocodiles, il allait être anéanti définitivement, quand l’attitude équivoque d’Isis vint lui apporter un secours inespéré. La déesse, prise de pitié au dernier moment pour son ennemi et se souvenant qu’il était son frère, s’opposa à son écrasement, si bien qu’Horus, furieux contre sa mère, lui trancha la tête, ce à quoi, du reste, Thot remédia immédiatement en la remplaçant par une tête de vache. Tout eût été à recommencer entre les deux rivaux si Thot, s’instituant arbitre de la question, n’eût partagé le royaume en deux moitiés, dont il donna l’une à Horus, l’autre à Set.
Fig. 12. Set et Horus réunissant les deux parties du pays sous l’autorité du roi
(d’ap. Gautier-Jéquier. Fouilles de Licht, p. 37).
J’ai cru devoir ne donner qu’un rapide résumé de cette partie de la légende qui en réalité, est beaucoup plus compliquée, étant le résultat d’une combinaison plus ou moins heureuse de deux mythes très différents l’un de l’autre et qui sont sans doute originaires, l’un de la Haute Egypte, l’autre du Delta. Le fils d’Isis et d’Osiris n’est en effet pas le seul à porter le nom d’Horus, et on trouve dans le panthéon égyptien une vingtaine d’Horus, sinon plus, d’origines très diverses. Il s’était formé autour d’un des plus importants d’entre eux, l’Horus d’Edfou, Hor Behoudit, divinité solaire, un mythe spécial qui raconte les péripéties d’une lutte analogue engagée avec un dieu du nord, nommé également Set. Nous avons donc, à côté du récit presque mythologique de la lutte perpétuelle du fleuve fécondant l’Egypte contre les empiètements de l’élément désertique qui peut être vaincu, mais non désarmé, une tradition toute différente qui a pour base les combats entre le sud et le nord, entre la population indigène et une tribu d’origine étrangère, mais de même race, qui cherchait à se fixer dans le pays, ces combats qui durèrent jusqu’au moment où Ménès réunit sous son sceptre toute la vallée du Nil. La conclusion même de l’histoire montre bien cette divergence d’origine, car si selon la légende osirienne, Thot donna à Horus le royaume du nord et à Set celui du sud, c’est justement le contraire que dit celle d’Edfou, où Horus devient roi de la Haute-Egypte, et Set roi du Delta. Cela explique aussi que le dieu Set, résultat d’une combinaison très ancienne de deux divinités absolument différentes d’origine, ait été, aux temps historiques, soit considéré comme un des grands dieux, placé à côté d’Horus et vénéré en conséquence, soit exécré comme un génie du mal, suivant qu’on le rattachait à l’un ou à l’autre des deux mythes.
Horus, le dieu à tête de faucon ou d’épervier, est devenu aux époques historiques le protecteur tout spécial de la royauté égyptienne; le Pharaon se considère comme son descendant direct, comme son remplaçant sur la terre, et pour mieux affirmer cette relation intime avec le dieu, le roi fait toujours précéder le premier de ses noms, dans son protocole officiel, par le nom même du dieu, devenu un titre. Pour s’expliquer cette conception du roi comme nouvel Horus, il faut se reporter à l’organisation primitive de l’Egypte à l’époque préhistorique, à sa division en tribus, qui sera étudiée plus loin; pour le moment, il suffira de rappeler que le plus important de ces groupes ethniques, celui qui assura peu à peu sa prépondérance sur les autres, celui d’où sortirent les premiers rois d’Egypte, était précisément celui qui avait pour emblème le faucon, emblème qui finit par se transformer en dieu Horus. Nous aurions alors simplement dans le mythe de l’Horus d’Edfou le récit légendaire de l’expansion progressive du clan du faucon, mythe qui plus tard se serait greffé, par suite de la similitude des noms, sur l’épilogue de la légende osirienne.
Les compagnons de l’Horus d’Edfou, ses principaux auxiliaires dans ses luttes contre Set, sont nommés les Masniti, — d’un mot qui signifie modeleur, ouvrier en métaux, aussi bien que piquier — qui sont artisans autant que guerriers; le dieu lui-même est armé d’une lance invincible, d’un épieu supérieur aux armes de ses adversaires, et qui lui assure la victoire. Ces données me paraissent être un souvenir de la découverte des métaux ou tout au moins de leur introduction en Egypte; c’est la tribu horienne qui les aurait connus la première et qui, par leur possession, se serait assuré la suprématie sur tout le pays. Dans le mythe parallèle d’Horus fils d’Isis, on ne trouve aucune donnée sur ce sujet.
La liste que donne Manéthon des rois-dieux, s’arrête à Horus fils d’Isis; il se borne à ajouter que la dynastie continua jusqu’à Bidis, personnage qui nous est entièrement inconnu, pendant une somme totale de 13.900 ans. Le papyrus de Turin était plus explicite, il indiquait pour chaque roi les années de son règne, et nous pouvons encore reconnaître, sur les fragments conservés, que Set occupa le trône pendant 200 ans, et Horus pendant 300 ans; puis venait Thot, qui régna 3.126 ans, et auquel succédait la déesse Maït, puis un nouvel Horus, dont la fin du nom est perdue. Avec Thot, le dieu des sciences et des lettres, on ne sort pas du mythe osirien, puisque nous le connaissons comme un des plus fermes soutiens d’Osiris lui-même pendant son règne, comme son assesseur au tribunal des enfers et comme l’arbitre entre Horus et Set, à la fin de la lutte. Ce règne de Thot n’a laissé aucune trace, mais il est à présumer, étant donné le caractère même de ce dieu, qu’il eut à continuer l’œuvre de civilisation et surtout d’organisation et d’administration commencée par Osiris, interrompue par Set et rétablie par Horus. Le nom seul de Maït, déesse de la justice, parèdre de Thot, qui lui succède en qualité de roi d’Egypte, montre clairement qu’il s’agissait toujours de cette œuvre de perfectionnement, moral autant que matériel, de l’humanité.
B. LES DYNASTIES DES DEMI-DIEUX ET DES MANES
Après cette période divine, qui est celle de la constitution du pays, il en vient une autre qui paraît n’avoir pas été moins longue, mais qui a un caractère diffèrent: ici on ne trouve plus une série bien nette de rois-dieux ayant chacun sa personnalité marquée, mais des groupes d’êtres dont le rôle nous échappe aussi bien que le nom, et dont les Egyptiens eux-mêmes n’avaient gardé qu’un souvenir vague, des demi-dieux d’abord, puis de simples hommes, qui peuvent se répartir en cinq dynasties, au dire de Manéthon; les fragments de Turin confirment en une certaine mesure son témoignage.
La première de ces dynasties mythiques, qui suivit immédiatement celle des dieux, se composait de demi-dieux qui régnèrent 1.255 ans en tout; les Egyptiens avaient conservé de ces souverains une liste qui était inscrite au papyrus de Turin, mais qui, à part un ou deux signes, a disparu entièrement aujourd’hui; cette liste devait se trouver aussi dans le livre original de Manéthon, mais les copistes ne nous l’ont pas transmise de façon très claire; les Excerpta Barbari en ont conservé le premier nom, celui d’Anubis, et par là nous voyons que cette dynastie de demi-dieux se rattachait directement au cycle osirien, Anubis étant un fils d’Osiris et de Nephthys, son autre sœur, bien que celle-ci fût en réalité la femme de Set.
La liste de neuf dieux, telle que nous la trouvons dans la copie de Georges le Syncelle, paraît très corrompue, et elle contient des répétitions de noms de divinités figurant déjà dans la première dynastie et qui sont extrêmement douteux: on peut reconnaître en effet, à travers les formes grecques de ces noms, Horus fils d’Isis, Anhour, Anubis, Khonsou, Horus d’Edfou, Ammon, Thot, Shou et Ammon-Rà, ce dernier revenant donc deux fois dans la même série. Ce chiffre de neuf dieux nous montre tout au moins que cette dynastie formait, comme la première, une ennéade, calquée sans doute sur la deuxième ennéade des dieux héliopolitains, que nous connaissons très peu.
Ici je crois devoir intervertir l’ordre donné par Manéthon d’après la copie d’Eusèbe, qui place, après trois dynasties de rois-hommes, un groupe de mânes et de demi-dieux ayant régné ensemble pendant 5.813 ans; outre qu’il serait peu naturel de voir des êtres divins ou tout au moins semi-divins succéder à des hommes, nous voyons très clairement dans les fragments de Turin que ce sont ces derniers qui précédèrent immédiatement Ménès. La place normale de ces mânes semble donc être après la première dynastie des demi-dieux. On a reconnu dans ces Nekyes ou mânes les Khouou des textes religieux égyptiens, divinités secondaires qui constituent la troisième ennéade héliopolitaine, d’abord les quatre génies funéraires, les Enfants d’Horus, Amset, Hapi, Douamoutef et Kebhsenouf, puis un autre Horus, Khent-Khiti, et ses quatre fils.
Après les dynasties divines et semi-divines, calquées sur le modèle des trois cycles de dieux héliopolitains, et qui servent en quelque sorte de cadre aux souvenirs relatifs à ces époques très anciennes, Manéthon en énumère trois autres qui sont composées de rois d’une essence plus rapprochée de la nôtre, et considérés sans doute comme de simples hommes: d’abord ce sont des rois dont il n’indique ni l’origine ni le nombre et qui régnèrent en tout 1.817 ans, puis trente rois memphites, pendant 1.790 ans et enfin dix rois thinites, dont les règnes successifs durèrent 350 ans. Au papyrus de Turin, la division de cette période était un peu différente, et dans le fragment qui s’y rapporte, on peut reconnaître qu’il avait parlé de six dynasties au moins; les noms des rois n’étaient pas donnés, mais seulement la mention qu’ils s’étaient succédé de père en fils et que parmi eux se trouvaient sept femmes ayant régné; les chiffres, donnant la somme des années de chaque dynastie, sont trop mutilés pour que nous puissions en tenir compte.
C. LA CHRONIQUE LÉGENDAIRE
En résumé, toute cette période fabuleuse se divisait en plusieurs époques, celle des dieux cosmogoniques et organisateurs de l’humanité, celle des demi-dieux dont le rôle très effacé a plutôt un caractère transitoire, et enfin celle des hommes-rois; pour les Egyptiens eux-mêmes, les souverains à partir de la IIme dynastie, donc les demi-dieux, les mânes et les hommes formaient un seul grand groupe, celui des Shesou-Hor, ou suivants d’Horus, auxquels Manéthon attribue une durée totale de règne de 11.000 ans, tandis que les dieux eux-mêmes auraient occupé le trône pendant 13.900 ans. Cela donnerait pour tous les rois antérieurs à Ménès une somme de 24.900 ans, chiffre qui paraissait très exagéré à Eusèbe, aussi préférait-il adopter l’explication de Panodore, que ces années n’étaient autres que des années lunaires de 30 jours, des mois, ce qui réduisait donc la durée des rois mythiques à 2.206 ans. Cette interprétation fantaisiste est du reste dénuée de tout fondement, et l’on voit qu’au papyrus de Turin il s’agit bien d’années ordinaires, d’années solaires; si les chiffres ne sont pas ici exactement les mêmes que ceux de Manéthon, ils leur correspondent dans les grandes lignes. La somme totale des règnes est en effet ici de 23.200 ans au lieu de 24.900, et sur des chiffres pareils l’écart n’est pas très considérable; pour la période des Shesou-Hor, le papyrus compte 13.420 ans, chiffre équivalant à peu près à celui que donne Manéthon pour les dieux, et il est possible qu’il y ait eu une interversion dans un des documents qu’il avait entre les mains. La question a du reste peu d’importance pour nous, puisqu’il s’agit de chiffres absolument fantaisistes.
Les Egyptiens avaient donc au sujet de leurs origines une tradition qui nous paraît simple et pleine de renseignements précis, si nous la comparons à celles des autres peuples, souvent remplie de détails charmants et inutiles, de digressions qui nuisent à la clarté de l’ensemble, et font perdre facilement le fil conducteur. Ici c’est une légende pour ainsi dire quintessenciée, prenant le monde à ses débuts, l’humanité à sa création même, la suivant à travers les grandes commotions géologiques qui bouleversèrent la vallée du Nil avant le début de l’histoire. Nous pouvons, en coordonnant ces traditions, suivre les progrès, le travail lent, mais sûr, de la civilisation que les réactions brutales ne peuvent anéantir. Au commencement, ce sont les dieux qui dirigent le mouvement progressif de l’humanité qu’ils ont eux-mêmes mis en branle, puis peu à peu ils s’effacent, passant la main à des êtres moins sublimes, moins éloignés par leur nature même de la race qu’ils ont à gouverner, et enfin à de vrais hommes, arrachés définitivement à la sauvagerie primitive et capables en une certaine mesure, après des milliers d’années d’efforts, de s’affranchir de la tutelle directe des dieux. Ces débuts des hommes furent obscurs et sans doute difficiles, et il fallut encore de longs siècles avant que l’un d’entre eux pût saisir d’une main ferme les rênes du pouvoir et donner à l’Egypte cette puissante organisation qui devait durer plus longtemps que celle d’aucun autre pays. Les rois locaux antérieurs à Ménès n’ont pas laissé de traces dans l’histoire, mais il est possible qu’un certain nombre de leurs noms aient été conservés: en effet, au premier registre de la pierre de Palerme, on voit représentés toute une série de personnages portant la couronne rouge, l’insigne des rois de la Basse Egypte, au-dessus desquels sont gravés quelques signes qui peuvent fort bien être des noms, mais des noms bizarres qui ne ressemblent guère aux noms égyptiens ordinaires. Seka, Khaaou, Taou, Tesh, Neheb, Ouazand, Mekha. Ce serait le seul document précis relatif à la fin de la période légendaire, à ces rois memphites dont parle Manéthon. Quant aux rois de la Haute Egypte, leurs compétiteurs, peut-être devons-nous en reconnaître quelques-uns parmi les monuments d’Abydos qu’on attribue généralement à la Ire dynastie: il s’y trouve en effet quelques noms de rois difficiles à lire et à identifier et qui peuvent appartenir à certains des prédécesseurs immédiats de Ménès.
Fig. 14. Poignard en silex
(d’après J. de Morgan. Recherches sur les origines de l’Egypte, I, fig. 174).
CHAPITRE III
L’ÉGYPTE ARCHAÏQUE
Les grands travaux exécutés dans la vallée du Nil au cours du siècle dernier avaient amené la découverte d’un tel nombre de monuments datant des époques historiques, édifices, sculptures, peintures, objets d’art, inscriptions, instruments de toute sorte, que l’attention des égyptologues devait nécessairement se concentrer sur ces restes pharaoniques et ne pas aller chercher plus loin des documents dont, malgré leur abondance considérable, on connaissait à peine l’existence et dont surtout on ne pouvait encore soupçonner la valeur. On se contentait de relever les grands monuments apparents, temples ou tombeaux, de fouiller des nécropoles riches et le plus souvent bien connues, on ne se livrait pas encore à une exploration méthodique du pays et l’on n’accordait aucune attention à des objets sans grande apparence, les silex taillés, que dans d’autres contrées on recueille avec tant de soin et qu’ici on ne se donnait même pas la peine de ramasser. Il est vrai cependant que des archéologues, comme Arcelin et le Dr Hamy, au cours d’un voyage dans la vallée du Nil, en avaient réuni un certain nombre et avaient cru pouvoir parler du préhistorique égyptien et d’un âge de la pierre, d’après ces documents qui étaient du reste trop insuffisants pour qu’on pût en tirer des conclusions sérieuses; les égyptologues n’eurent donc pas de peine à leur prouver de la façon la plus péremptoire que ces instruments n’avaient rien de préhistorique: n’avait-on pas, en effet, trouvé des silex taillés dans des tombes de la XIIme dynastie?
La question semblait donc jugée et, si invraisemblable que cela paraisse maintenant, on croyait qu’il n’existait en Egypte aucun monument, aucun objet datant d’une époque antérieure à celle du fabuleux Ménès: les deux premières dynasties humaines n’ayant laissé aucune trace autrement que dans la tradition, à plus forte raison la période qui les précédait devait-elle rester à jamais inconnue. On devait cependant admettre que dans un pays où tout se conserve, comme l’Egypte, il eût été naturel qu’on retrouvât quelque chose au moins des débuts d’une civilisation aussi originale, et on en était venu, pour expliquer en une certaine mesure cette lacune apparente, à émettre l’hypothèse que les ancêtres directs des Egyptiens avaient pu se développer ailleurs, dans le Bahr-bela-mà, par exemple, le fleuve sans eau, une vallée du désert libyque, ou bien dans le pays des Somâlis ou plus loin encore. Par conséquent, et malgré les affirmations catégoriques des Egyptiens d’époque historique, la civilisation égyptienne ne pouvait être autochtone: une lacune insondable devait précéder l’histoire, il ne pouvait être question de paléolithique ni de néolithique, l’Egypte n’avait jamais connu l’âge de la pierre, et tout au plus pouvait-on considérer les premières dynasties comme appartenant à la période du bronze.
On en était là quand, vers 1896, cette théorie simpliste reçut de plusieurs côtés à la fois un choc qui devait non seulement l’ébranler, mais l’enterrer à tout jamais. A ce moment, des fouilles entreprises dans des endroits encore inexplorés vinrent révéler à MM. Petrie et Amélineau l’existence de civilisations très différentes de celles qu’on connaissait, tandis que les recherches plus méthodiques de M. de Morgan l’amenaient à la certitude qu’il s’agissait là d’une révélation inattendue, celle du préhistorique égyptien auquel personne ne voulait croire. Du même coup l’on voyait réapparaître les premiers habitants du pays avec leurs armes de silex, leur céramique très particulière, leurs tombeaux et même leurs villages, et les rois des deux dynasties encore inconnues, avec le métal et les premiers monuments de l’écriture hiéroglyphique. Les preuves étaient si évidentes qu’en peu de temps tous les égyptologues se rallièrent aux nouvelles théories établies par M. de Morgan, les confirmèrent et les complétèrent par d’autres recherches, si bien que maintenant on peut se rendre compte de façon à peu près certaine de ce qu’étaient les plus anciens occupants de la vallée du Nil.
L’époque préhistorique ne se présente pas en Egypte, comme dans nos pays européens, avec des divisions nettement marquées qui sont caractérisées par les procédés employés dans la fabrication des armes et des outils et par la forme même de ces derniers. A peine peut-on faire un groupe distinct pour les instruments les plus anciens et les plus rudimentaires, qui correspondent à peu près comme type et comme taille à notre Chelléen, mais à partir de cette époque très reculée, tous les silex présentent à peu de chose près le même caractère: si nous les comparons aux silex européens, ils pourraient se ranger aussi bien dans les séries paléolithiques que dans le néolithique. Les noms de Moustérien, Solutréen, Magdalénien, qui s’appliquent chez nous à des périodes bien définies, très différentes les unes des autres, ne correspondent à rien en Egypte, et leur emploi n’aurait aucune raison d’être pour tout ce qui concerne les origines de ce pays.
Si donc nous mettons à part une première période, celle du paléolithique proprement dit, une civilisation qui a dû être interrompue brusquement par un cataclysme quelconque, nous trouvons ensuite des séries de monuments préhistoriques qui, malgré leur grande variété, présentent une parfaite homogénéité. Les seules différences que nous pouvons remarquer dans la fabrication des outils de pierre sont de nature purement locale, ainsi les silex du Fayoum ne sont pas les mêmes que ceux de Negadah, pas plus que ceux d’Hélouan ne ressemblent à ceux d’Abydos ou d’autres endroits, mais il n’y a pas lieu de tirer de ce fait des conclusions au point de vue chronologique, car rien ne peut faire croire que les uns soient antérieurs aux autres. Les ateliers employaient des procédés légèrement différents, et surtout des modèles qui variaient d’un endroit à l’autre; les uns, dans les lieux où les habitants se livraient principalement à la chasse ou à la pêche, faisaient surtout des armes, couteaux, pointes de lances, de javelots ou de flèches, tandis que les autres, dans les centres agricoles, fabriquaient plutôt des outils, mais ces différences sont de nature géographique et non historique, et on ne peut en tenir compte pour scinder la période quaternaire en un plus ou moins grand nombre d’époques distinctes.
L’évolution de la céramique, chez les peuples primitifs, suit toujours une marche parallèle à celle des instruments de pierre, et l’on peut, par ce moyen, contrôler les conclusions fournies au point de vue historique par l’étude de la forme et des procédés de fabrication des silex. Il en est de même en Egypte, c’est-à-dire que dans le domaine de la céramique archaïque, on remarque bien un développement, un progrès, mais cette transformation est lente, graduelle, sans secousses. Les anciens modèles cèdent la place à de nouveaux, mais pas de façon brusque; ils coexistent pendant longtemps et se retrouvent les uns à côté des autres dans les mêmes tombes. On peut arriver à constater que tel type est plus ancien que tel autre, on ne peut dire qu’il caractérise une époque ou une phase de la civilisation préhistorique. La céramique égyptienne est du reste tout à fait spéciale et très différente de toutes celles qu’on rencontre en Europe aux époques primitives, aussi n’y retrouve-t-on aucun des caractères spécifiques qui permettent aux préhistoriens de classer ces dernières: les potiers égyptiens avaient poussé cet art à un haut degré de perfection dès les plus anciens temps, et nous leur devons des séries très variées, tant au point de vue de la technique que de la forme et de la décoration.
La céramique, qui est un des éléments les plus importants pour la classification des restes préhistoriques, ne donne donc lieu ici à aucun rapprochement, et nous devons nous en tenir aux données que nous fournissent les armes et les outils de pierre; or nous avons vu que tous ces objets sont en pierre taillée et qu’ils se rattachent, pour les formes comme pour les procédés de taille à nos instruments paléolithiques et néolithiques en silex, tout spécialement aux types du Solutréen et du Moustérien. Ce qui caractérise chez nous la période néolithique, l’âge de la pierre polie, manque absolument en Egypte: on a récolté dans ce pays, pendant ces dernières années, des centaines de mille et peut-être des millions de silex, et dans cette masse énorme on aurait peine à trouver cent haches polies, ou autres outils pouvant rentrer dans la même catégorie. Nous ne constatons cependant aucune solution de continuité entre la période dite préhistorique et celle des débuts de l’histoire, aussi pouvons-nous dire avec certitude que non seulement il n’y a pas de divisions spéciales à établir dans l’époque paléolithique, mais qu’il n’y a même pas lieu de distinguer celle-ci de l’âge néolithique. Si donc nous devions conserver ces deux noms qui ont une certaine valeur pratique pour la classification, il faudrait leur donner, pour tout ce qui concerne l’Egypte, un sens un peu différent de celui qu’ils ont pour l’Europe, réserver le mot paléolithique aux objets les plus anciens, à ceux qui pour la forme et la facture se rapprochent du chelléen, et ranger tout le reste dans l’âge néolithique ou même plutôt énéolithique qui précède immédiatement l’âge historique.
Dans nos pays septentrionaux, où le développement des peuples suivit une marche toute différente, on range encore dans le préhistorique la période des métaux et l’on fait succéder l’âge du cuivre, l’âge du bronze, puis l’âge du fer, à celui de la pierre. Ici il n’y a aucune distinction semblable à établir puisque les dynasties thinites suivent immédiatement l’âge de la pierre, sans aucune transition apparente: les Egyptiens prédynastiques sont déjà en possession des métaux, ou tout au moins du cuivre qu’ils emploient presque sans alliage et qu’ils arrivent peu à peu à travailler avec la plus grande habileté, en même temps qu’ils poussent l’industrie du silex à un degré de perfection qui ne fut atteint en aucun endroit du monde. C’est donc au cours de l’époque précédant immédiatement l’histoire que les Egyptiens apprirent à connaître le cuivre, dont l’usage ne remplaça que très lentement celui de la pierre taillée; c’est aussi tout à fait graduellement que les métallurgistes arrivèrent à doser les alliages grâce auxquels ils devaient obtenir le bronze, très supérieur au cuivre pur. Quant au fer, nous n’avons aucun document qui nous permette de fixer l’époque à laquelle il fut introduit dans la vallée du Nil. Il n’y a donc en Egypte ni âge du cuivre, ni âge du bronze, ni âge du fer, à proprement parler: la première de ces trois divisions se confond avec la période prédynastique, et les deux autres, qui ne sont pas nettement caractérisées, appartiennent à l’époque historique.
Ménès, le fondateur de la monarchie pharaonique, symbolise pour nous le début d’une civilisation nouvelle, l’organisation définitive du pays, et les premiers documents écrits qui paraissent à ce moment-là, montrent bien qu’une ère nouvelle commence. La transformation ne s’opéra cependant pas d’une façon subite dans tous les domaines, elle se fit graduellement, lentement, comme dans les périodes précédentes, car l’Egypte a toujours été et sera sans doute toujours le pays le moins révolutionnaire qu’il y ait au monde. Dans la vie civile surtout, que nous connaissons fort bien, puisque une grande quantité d’objets de toute sorte nous sont parvenus, le progrès est presque insensible, la céramique est à peu près la même qu’auparavant, à peine un peu détrônée par l’usage toujours plus répandu des vases de pierre, et l’on devait continuer pendant de longs siècles encore à fabriquer des armes et des outils en silex, bien qu’on connût déjà fort bien les instruments de métal, dont la supériorité était évidente. Enfin, si les rois et les grands personnages commencent à se faire construire des tombeaux monumentaux et adoptent des coutumes funéraires plus compliquées, les populations rurales continuent à creuser à la limite des sables du désert de petites fosses pour leurs morts, qu’ils ensevelissent accroupis et couchés sur le côté, ou démembrés complètement, avec le même mobilier funéraire que par le passé.
J’ai employé jusqu’ici, pour désigner les âges primitifs de l’Egypte, le mot de préhistorique, mais, en ce qui concerne ce pays, ce mot a une signification trop précise et indique une scission trop nette avec le temps où commence l’histoire proprement dite; or, comme nous l’avons vu, cette scission n’existe pas en Egypte. Le terme d’âge de pierre ne convient pas non plus, puisque l’emploi des instruments de silex est encore constant sous les premières dynasties et se perpétue jusqu’au Moyen Empire. J’adopterai donc dorénavant un terme plus élastique et dont le sens est néanmoins très clair, celui de période archaïque, qu’on emploie maintenant de préférence, et je diviserai cette période en deux groupes comprenant, l’un, les âges les plus anciens, l’éolithique et le paléolithique, l’autre, l’époque beaucoup plus connue, précédant immédiatement les dynasties, et qu’on peut appeler prédynastique.
I. PALÉOLITHIQUE
Les vestiges des tout premiers habitants de l’Egypte sont rares et incertains. La tendance actuelle est de rechercher partout la trace de l’homme tertiaire; à défaut de preuves absolument convaincantes de son existence, comme le serait la découverte d’un squelette dans une couche géologique appartenant à cette période, on voudrait retrouver des indices de son activité sur la terre, aussi a-t-on créé la classe des éolithes, les instruments de l’homme antérieur à l’âge paléolithique. Ces éolithes sont de simples galets de silex ou des éclats accidentels sur lesquels on remarque ou croit remarquer des traces d’usage, et qui auraient été les premiers instruments de l’homme alors qu’il ne savait pas encore tailler la pierre et devait se contenter des éclats naturels, plus ou moins appropriés à ses besoins, qu’il trouvait sur le sol. Ce n’est pas ici le lieu de discuter cette théorie toute générale, qui est encore très sujette à controverse; nous nous bornerons à constater qu’elle a aussi été appliquée à l’Egypte et qu’on a recueilli dans ce pays un certain nombre d’échantillons de ces éolithes qui ont évidemment pu être employés par des hommes encore à l’état de sauvagerie, comme marteaux, grattoirs ou couteaux, bien que rien ne le prouve de façon absolue.
Fig. 15–18. Instruments paléolithiques
(d’après J. de Morgan. Recherches sur les origines de l’Egypte, I, fig. 17, 24, 20, 31).
Les silex taillés du type chelléen se retrouvent non seulement en Europe, mais un peu partout, en Palestine, aux Indes, chez les Touaregs; on en rencontre aussi en Egypte, sinon en grande abondance, du moins assez fréquemment. L’objet le plus caractéristique de cette époque est, ici comme dans les autres gisements, le coup-de-poing, un grand galet de silex amygdaloïde, sur lequel on a enlevé par percussion de gros éclats, de manière qu’une des extrémités forme une pointe plus ou moins prononcée, tandis que l’autre reste arrondie et épaisse, et sert de poignée. A côté de cet instrument qui en même temps est une arme dangereuse, on trouve encore des outils plus petits, ayant pu servir de hachettes ou de racloirs; et surtout des pointes ou poinçons, parfois très aigus, du même travail un peu rudimentaire, sans retouches fines.
Ces silex se trouvent soit à la surface du sol, sur les plateaux couronnant les premiers contreforts du désert et au sommet des petits monticules qui sont situés un peu au-dessous, soit dans les alluvions entraînées par les pluies jusque dans la vallée, très rarement dans la zone sablonneuse qui sépare les terres cultivables de la montagne. On en a découvert depuis les environs de la 1re cataracte jusque près du Caire, ainsi que sur les routes qui conduisent à travers le désert vers les oasis, et enfin, ce qui est plus important au point de vue de la date, dans les alluvions très anciennes, contemporaines du commencement de l’époque quaternaire, qui est en effet le moment où l’on place l’âge chelléen. D’après la position où ont été trouvés ces silex, on pourrait conclure que les Egyptiens primitifs habitaient de préférence, non pas dans la vallée même, mais sur les monticules avoisinants et sur la crête des montagnes peu élevées qui bordent le désert. Nulle part on ne voit de traces d’habitations construites; ils devaient donc vivre soit en plein air, soit sous de légers abris en branchages. C’est sur ces plateaux, où les indigènes trouvaient en abondance les rognons de silex qui servaient à la fabrication de leurs outils, qu’ils établissaient leurs ateliers de taille: ainsi le plateau qui sépare la Vallée des Rois du cirque de Deir-el-Bahari, en face de Louxor, où l’on trouve encore en quantité des éclats n’ayant sans doute jamais servi et qui doivent être considérés comme des déchets de fabrication. La réalité est sans doute un peu différente, et si nous ne sommes pas mieux renseignés sur cette population primitive, sur son habitat et ses coutumes funéraires, c’est pour la raison qu’elle est antérieure à un de ces bouleversements géologiques qui dévastèrent et dépeuplèrent une partie du monde et qui sont restés célèbres dans la tradition sous le nom de Déluge. L’Egypte en particulier fut atteinte, la vallée fut entièrement submergée pendant une période dont nous ne pouvons évaluer la durée et toute trace d’occupation humaine fut effacée; les hauts plateaux stériles et le désert émergeaient encore, mais nous ne savons si quelques restes de la population purent s’y maintenir pour former le noyau de la race égyptienne prédynastique, ou si celle-ci vint d’ailleurs quand la région redevint habitable.
II. PRÉDYNASTIQUE
A. MONUMENTS
Autant cette première période est encore obscure, autant les documents abondent pour celle qui la suit, et qui, précédant immédiatement l’époque historique, est souvent désignée par le nom de prédynastique. Ces documents peuvent se classer en trois catégories, dont les données combinées nous fournissent des renseignements d’ensemble et même de détail sur l’état de la vallée du Nil avant les Pharaons. Ce sont d’abord les objets épars à la surface du sol, les silex, puis les vestiges des établissements humains, monticules de débris où l’on reconnaît la trace des villages primitifs, et enfin les tombeaux qui nous donnent, en plus des renseignements anthropologiques, des lots très considérables de céramique, l’élément le plus important pour la classification générale. Nous prendrons l’un après l’autre chacun de ces points avant d’aborder l’ethnographie proprement dite, l’étude de la race prédynastique et de sa civilisation.
Fig. 19–21. Haches et herminettes en silex
(d’après J. de Morgan. Recherches sur les origines de l’Egypte, I, fig. 91, 60, 73).
Les couches sédimentaires qui bordent la vallée du Nil sont extrêmement riches en rognons de silex, qui atteignent parfois de très grandes dimensions; sur les plateaux, le sol est couvert de galets de silex, d’agate et de cornaline. Naturellement la qualité de la pierre varie suivant les endroits, mais partout elle se prête à la taille et les premiers habitants du pays avaient sous la main, d’un bout à l’autre du pays, la matière première de laquelle ils pouvaient tirer leurs armes et leurs outils. C’est vers le nord de l’Egypte, au Fayoum en particulier, que le silex est le moins abondant, mais les cailloux du diluvium peuvent le remplacer, et les indigènes en ont tiré un très bon parti.
Fig. 22–25. Couteaux et grattoirs en silex
(d’après J. de Morgan. Recherches sur les origines de l’Egypte, I, fig. 106, 123, 98, 153).
Quelle que soit la matière employée, qu’il s’agisse du beau silex blond translucide d’Abydos, du silex brun de Louxor ou du grossier galet du Fayoum, le procédé de taille est toujours le même, et ne diffère pas de celui qui a été en usage dans le monde entier. Le nucleus, ou noyau préparé pour l’enlèvement des éclats, s’obtenait d’une façon très simple: on brisait une partie d’un rognon de silex ou d’un galet, de manière à déterminer une surface unie servant de plan de frappe, puis on enlevait des éclats normalement à cette surface, en se servant d’un percuteur, boule de pierre dure employée comme marteau; les premiers éclats, portant une partie de la gangue, étaient mis au rebut, et les suivants employés pour divers usages selon leur forme et leur dimension; ceux qui étaient longs et minces devenaient des couteaux, ceux qui étaient épais et larges, des haches ou des herminettes, les petits donnaient des ciseaux, des poinçons, des pointes de flèches; tous devaient subir de longues et soigneuses retouches. On travaillait ces éclats soit par percussion, soit par pression le long des arêtes au moyen d’un autre silex, et les Egyptiens étaient arrivés très loin dans cet art et modelaient pour ainsi dire leurs silex au moyen de ces petites retouches, de manière à leur donner exactement la forme voulue. A côté de ces instruments, certains éclats, très minces et naturellement tranchants, pouvaient être utilisés, presque sans retouches, comme outils, grattoirs ou couteaux.
Fig. 26–29. Pointes de flèches en silex
(d’ap. J. de Morgan. Recherches sur les origines de l’Egypte, I, fig. 176, 190, 181, 185).
On trouve de tout cela dans les gisements de silex égyptiens, sur la bande sablonneuse qui s’étend d’un bout à l’autre du pays, entre les terres arrosées et cultivées et les premiers contreforts de la montagne: d’abord les percuteurs, boules qui ont en général la grosseur d’une pomme et qui portent des traces très évidentes d’usage, puis les nuclei à tous les états, depuis celui qui a été mis au rebut après qu’on en eut détaché quelques éclats seulement, jusqu’à celui qui, complètement épuisé, n’est plus qu’un petit noyau conique à facettes; ensuite les éclats eux-mêmes, les uns, informes ou mal venus, rejetés comme inutilisables, les autres, très tranchants et sans retouches ou retravaillés seulement à une extrémité; enfin les outils brisés au cours de la fabrication par suite d’un accident, et ceux qui portent la trace d’un long emploi ou qui, très usés, ont été retaillés pour pouvoir être employés de nouveau.
Chaque localité, chaque gisement a pour ainsi dire son propre type, ou ses types de silex taillés, et l’on ne peut en tirer des conclusions au point de vue de la classification chronologique; il est possible, probable même, que dans beaucoup de ces endroits, la fabrication se soit continuée sans grande modification, pendant des siècles ou des milliers d’années, comprenant non seulement toute la période archaïque, mais empiétant aussi sur les époques historiques. Nous aurons l’occasion de revenir plus loin sur les différents modèles d’outils et d’armes, sur leurs formes et leur emploi.
Dans les mêmes régions, en bordure de la vallée, à la lisière du désert, on remarque en certains endroits de légères surélévations qui se distinguent à peine du sable environnant par une teinte un peu plus foncée. Quelques coups de pioche suffisent pour constater qu’il y a là quelque chose de tout à fait analogue à ce que dans nos stations préhistoriques européennes, celles du Danemark en particulier, on appelle des Kjoekkenmoeddings, ou «débris de cuisine»; ce sont en effet des vestiges d’établissements humains, datant d’une époque où les populations étaient déjà plus ou moins sédentaires, mais où elles ne savaient pas encore construire de vraies maisons: ces restes sont beaucoup trop importants pour être ceux de simples campements provisoires et passagers, et contiennent des quantités de détritus qui ont dû mettre fort longtemps à s’amonceler. D’un autre côté on ne rencontre pas dans ces monticules de décombres la moindre trace de mur, ni en pierre, ni en briques crues, ni même en terre pilée: les constructions devaient donc être très légères, en bois ou même en branchages, de simples huttes du modèle le plus primitif, suffisantes du reste dans un climat aussi chaud.
Ces amas de détritus ne renferment guère d’objets en bon état, à part quelques outils de silex, mais ils nous livrent des renseignements très importants sur la vie même de ces peuplades de l’Egypte prédynastique; os d’animaux d’après lesquels on peut, en partie, reconstituer la faune de l’Egypte à cette époque, excréments de bestiaux montrant qu’on s’occupait d’élevage, traces de céréales grâce auxquelles nous apprenons qu’on connaissait déjà l’agriculture. Ces documents qui ont si peu d’apparence et paraissent négligeables sont donc extrêmement précieux, puisqu’ils font connaître les occupations ordinaires, la nourriture, la vie privée des premiers Egyptiens.
Si nous ne connaissons qu’un petit nombre de ces restes de villages, dont la plupart ont dû entièrement disparaître ou bien sont trop peu apparents pour qu’on puisse les distinguer, nous avons en revanche une quantité considérable de sépultures appartenant à la même époque. Ces tombes ne sont jamais isolées, mais forment des nécropoles plus ou moins vastes, situées elles aussi au bord du désert, près des terrains cultivés, donc à proximité immédiate des habitations des vivants: en effet, chaque fois que nous reconnaissons l’emplacement d’un kjoekkenmoedding, nous sommes sûrs de trouver à peu de distance, quelques centaines de mètres à peine, un cimetière qui est vraisemblablement celui des habitants du village.
Ces nécropoles d’un type tout spécial ont très longtemps passé inaperçues et elles semblent en effet, au premier abord, fort difficiles à reconnaître. C’est avec le jour frisant du soir ou du matin qu’on peut le mieux distinguer ces groupes de dépressions très légères, à peine perceptibles en plein soleil, qui sont à la surface plus ou moins inégale du terrain le seul indice extérieur des tombeaux archaïques. Les sépultures sont de simples fosses creusées dans les bancs de cailloux roulés qui s’étendent au pied de la montagne et qui forment un terrain suffisamment consistant pour qu’il ne fût pas nécessaire de soutenir, au moyen d’un mur ou d’un enduit, les bords de l’excavation: leur forme générale est irrégulière, à peu près ovale ou même presque ronde, et leur profondeur d’un mètre à deux au plus, tandis que l’ouverture dépasse à peine un mètre cinquante dans sa plus grande dimension. A côté de celles-là il en existait de plus grandes, à peu près rectangulaires et atteignant jusqu’à quatre mètres sur deux, sans que la profondeur en soit augmentée. Après l’ensevelissement, les grandes comme les petites fosses étaient simplement comblées avec du sable et des galets et se confondaient avec le terrain environnant; il n’y a jamais la moindre superstructure, pas même une pierre tombale.
Fig. 31. Tombeau prédynastique
(d’ap. J. de Morgan. Recherches sur les origines de l’Egypte, II, fig. 464).
Les dimensions des petites tombes, qui sont de beaucoup les plus nombreuses, ne permettaient pas d’y déposer le mort étendu tout de son long, comme on le fit plus tard pour les momies aux époques historiques; les coutumes funéraires étaient en effet très différentes et nous pouvons distinguer deux stages, deux modes d’ensevelissement qui semblent correspondre à deux périodes. Dans les plus anciennes sépultures, le mort est couché sur le côté gauche, dans la position dite embryonnaire ou assise, c’est-à-dire avec les membres repliés de manière que les mains se trouvent devant la figure, les genoux à la hauteur de la poitrine et les pieds près du bassin. Etant donnée l’orientation des tombeaux, qui du reste n’est pas partout rigoureusement exacte, la tête est généralement au sud la face tournée vers l’ouest.
Fig. 32. Tombeau prédynastique
(d’après J. de Morgan. Recherches sur les origines de l’Egypte, II, fig. 468).
Le deuxième mode d’inhumation, qui paraît être un peu plus récent, quoique appartenant toujours à la période prédynastique, est beaucoup plus curieux: ici, et la chose a été constatée dans de très nombreuses tombes, le corps était entièrement démembré avant d’être déposé dans la fosse; les os ne sont ni cassés ni coupés, mais ils sont placés pêle-mêle, et souvent il en manque un certain nombre. Il ne s’agit pas d’un dépècement du mort au moment du décès, ni de cannibalisme, comme on pourrait le croire, mais d’une coutume qui se retrouve ailleurs qu’en Egypte, dans tout le bassin de la Méditerranée, en Crète, dans les îles de l’Archipel, au sud de l’Italie, celle de l’inhumation secondaire: on enterrait provisoirement le mort, puis au bout de deux ou trois ans, quand les chairs s’étaient putréfiées et désagrégées, on l’exhumait et on rassemblait les os pour les déposer dans le tombeau définitif. La transition entre ces deux coutumes funéraires, qui paraissent si différentes, est marquée par certaines tombes où le corps est replié et couché sur le côté, mais où la tête est séparée du tronc et posée n’importe où, à côté du bassin, par exemple. Les vertèbres étant intactes, il ne peut être question de décapitation brutale, mais il s’agit sans doute simplement d’inhumations secondaires où l’on n’avait pas pratiqué la désarticulation complète.
Avant de les déposer dans le tombeau, on cousait les corps dans des peaux de gazelle ou bien on les enveloppait dans des nattes de jonc; sur quelques os, on a même relevé des traces de bitume, et nous pouvons sans doute reconnaître dans ce fait la première tentative de momification. Dans les tombes à inhumation secondaire, les cadavres démembrés étaient parfois enfermés dans de très grands vases larges du bas, avec une petite ouverture seulement à la partie supérieure, ou dans de vraies cistes rectangulaires en argile crue. Ailleurs un vase d’une forme toute différente, sorte d’immense coupe très profonde, est posé à l’envers sur le corps replié et le recouvre complètement. Enfin, quelques-unes des grandes tombes renfermaient non pas un seul, mais deux et même trois cadavres, simplement posés les uns sur les autres, et dans les sépultures à inhumation secondaire on rencontre quelquefois deux crânes et un nombre d’os très insuffisant pour former deux corps, ou le contraire.
Si, dans la plupart des nécropoles, les tombes à corps replié sont nettement séparées de celles à corps démembré, il en est d’autres où les divers types de sépulture sont mélangés, aussi ne pouvons-nous savoir avec une certitude absolue si ces deux modes d’inhumation appartiennent à deux races ou à deux époques différentes. Il semble cependant que nous devions adopter la deuxième hypothèse plutôt que la première, bien que les anthropologistes ne soient pas encore arrivés à des résultats très concluants au sujet de la question des races. Les os sont presque toujours bien conservés, et on a recueilli une très grande quantité de crânes en bon état, dont beaucoup même portent encore leurs cheveux, et qui peuvent être l’objet de mensurations très exactes, aussi pouvons-nous avoir l’espoir d’être une fois au clair sur cette question si importante.
Le mobilier funéraire est plus ou moins riche suivant les tombes, et comporte des objets de plusieurs espèces disposés au fond de la fosse, autour du mort. Le choix même de ces objets montre clairement que ces Egyptiens d’avant l’histoire se faisaient déjà des idées très précises sur la vie d’outre-tombe et croyaient à la survivance, sinon de l’âme, du moins de la personnalité des défunts: pour leur assurer la subsistance matérielle, la nourriture, on mettait à côté d’eux des vases contenant des vivres, des grains, des viandes, et sans doute aussi de l’eau ou d’autres liquides dont nous ne retrouvons naturellement plus trace; des armes leur permettaient de lutter contre les ennemis qu’ils pouvaient rencontrer dans l’autre monde, et des ornements de corps, de se parer comme ils le faisaient sur la terre.
Les vivres que le mort emportait avec lui dans la tombe étaient surtout des viandes, et spécialement des têtes et des gigots de gazelle, dont on retrouve fréquemment les os à côté du squelette du défunt; les végétaux sont moins bien conservés, mais on reconnaît encore au fond des vases, et surtout des vases en terre grossière, des traces non équivoques de céréales, d’orge en particulier. Ces renseignements ne font du reste que confirmer ceux que nous donnent les kjoekkenmoeddings.
On ne trouve pas des armes dans tous les tombeaux, et dans ceux qui en contiennent, elles ne sont jamais qu’en petit nombre; généralement même il n’y en a qu’une seule, placée à portée de la main du mort, devant sa figure. Ces armes sont par contre d’une grande beauté et d’une exécution très supérieure à celle des silex qu’on trouve à la surface du sol: ce sont le plus souvent de longues lances droites finement retouchées qui pouvaient servir de poignards, des couteaux légèrement recourbés, au tranchant très affilé, des pointes de lances ou de javelots à double pointe et à tranchant, ou de forme lancéolée, et parfois des pointes de flèches. Les outils tels que racloirs, grattoirs, poinçons, sont très rares dans les tombes, mais, par contre, on trouve des instruments de pêche, comme des harpons, et ce fait permet de supposer que les armes données au mort étaient destinées, non seulement à le mettre à même de réduire par la force les ennemis qui pouvaient se trouver sur son chemin, mais surtout à lui permettre de chasser et de pêcher dans l’autre monde, tant pour assurer sa subsistance que comme délassement.
Fig. 33. Couteau en silex
(d’après J. de Morgan. Recherches sur les origines de l’Egypte, I, fig. 128).
Les objets d’ornement sont abondants, mais presque toujours très simples, exécutés de façon sommaire dans des matières qui n’ont rien de précieux: ainsi les colliers à plusieurs rangs qui tombaient sur la poitrine étaient composés de perles irrégulières de forme et de grosseur. Ces perles, en terre cuite, en calcaire, en pierres dures, telles que la cornaline, l’agate, le silex, étaient presque toujours travaillées de façon grossière et malhabile; on en trouve aussi qui sont faites de morceaux de coquilles ou de petits oursins fossiles, percés d’un trou. Les bracelets sont plus soignés, ils sont soit en nacre, soit en ivoire, et on les obtenait en sciant la partie inférieure d’une dent d’éléphant à l’endroit où elle est creuse, ou le bas d’une grande coquille univalve de la famille des trochidés; d’autres enfin sont en silex, évidés avec une dextérité qui montre jusqu’à quel point ces populations avaient poussé l’industrie de la pierre taillée. Les femmes portaient des peignes hauts et étroits en ivoire ou en os, dont la partie apparente, au-dessus de la chevelure, était généralement surmontée d’une figure ornementale. Enfin un certain nombre de pendeloques, percées d’un trou, également en os ou en ivoire, parfois en pierre, servaient en même temps d’ornements et d’amulettes.
Dans beaucoup de sépultures on voit à côté de la tête du mort une plaque en schiste vert qui affecte les formes les plus diverses; les unes sont taillées en losange, en rectangle ou en carré, les autres découpées de manière à imiter le profil d’un animal, hippopotame, tortue, poisson, oiseau. La signification de ces objets est encore très incertaine, bien que d’habitude on les considère comme des palettes à broyer le fard vert qu’hommes et femmes se mettaient autour des yeux, à cause d’une petite dépression qui existe en effet sur certaines des plaques en losange et qui contient parfois des traces de couleur verte; la forme étrange donnée à beaucoup de ces plaques, le fait qu’elles sont percées d’un trou de suspension, les décorations animales gravées à la pointe, qui les ornent quelquefois, et surtout l’analogie avec les grandes plaques de schiste d’époque thinite, qui étaient couvertes de sculptures et se trouvaient déposées dans les sanctuaires et non dans les tombes, m’engagent à y voir des talismans ou des sortes de fétiches plutôt que des objets usuels.
C’est sans doute aussi à titre de talisman qu’on déposait parfois dans les tombes des figurines d’hippopotame en argile: le monstre mis ainsi au service du mort pouvait lui rendre bien des services et le protéger de bien des dangers.
C’est également des tombeaux que sont sorties ces séries extraordinairement complètes de vases qui nous permettent d’établir une certaine classification dans la période prédynastique, ou tout au moins de suivre en quelque mesure le développement de la civilisation. Toute cette céramique, qui est particulière à l’Egypte et qu’on ne peut comparer à celle d’aucun autre pays, dénote, dès l’apparition des plus anciens exemplaires, une habileté remarquable et une longue pratique du métier chez les potiers égyptiens: les vases sont absolument réguliers de forme et d’épaisseur et il faut un examen minutieux pour arriver à reconnaître qu’aucun n’a été fait au tour et que tous sont modelés à la main.
Le plus ancien type est celui de la poterie rouge à bord noir, qui est extrêmement fréquent et comprend des vases de plusieurs formes: la coupe profonde, le gobelet, le vase ovoïde à fond plat ou pointu, à large ouverture. Ces vases sont faits en une sorte d’argile très fine mélangée de sable, enduits à l’extérieur d’une légère couche d’hématite et lissés au polissoir, puis cuits dans un feu doux, posés l’ouverture en bas sur les cendres du fourneau; la cuisson faite de cette manière donne une pâte légère et friable; la couverte exposée à une chaleur plus forte près de l’orifice se désoxyde en cet endroit et devient d’un beau noir très brillant, tandis que le reste du vase garde la teinte rouge foncé.
Fig. 42–46. Poterie rouge
(d’après Ayrton. El-Mahasna, pl. XXXI et XXXII, et Petrie. Diospolis parva, pl. XIV).
La poterie rouge uniforme est exactement semblable à l’autre comme matière, mais le procédé de cuisson, un peu différent, empêche la formation du bord noir; tout le vase reste alors extérieurement d’une couleur absolument régulière, d’un beau rouge lustré. Ce type de poterie qui est, à peu de chose près, contemporain du type rouge à bords noirs, présente des formes un peu différentes: à côté de l’écuelle creuse et du vase ovoïde, on trouve la bouteille ventrue à fond plat et à col étroit et le petit vase globulaire. A un certain moment, on employa ce genre de céramique pour faire des vases de formes bizarres, les uns aplatis, les autres jumelés, d’autres encore en forme de poisson ou d’oiseau; ce ne fut du reste là qu’une mode qui ne se prolongea que sur une période assez brève.
Fig. 47–49. Vases rouges à décor blanc
(d’après J. de Morgan. Recherches sur les origines de l’Egypte, I, pl. II et III).
Un autre dérivé de cette céramique rouge, qui est presque aussi ancien qu’elle mais ne dura pas aussi longtemps, est la céramique rouge à décor blanc. Le fond est toujours d’un beau rouge lustré sur lequel se détache, en lignes blanches mates, une ornementation empruntée au travail de la vannerie, chevrons, lignes pointillées et entre-croisées, et parfois même quelques représentations animales très sommaires. Les formes employées de préférence pour ce genre de poterie sont les coupes profondes, arrondies ou à fond plat, et les vases allongés, renflés à la partie inférieure, parfois très étroits du haut.
La poterie blanche, qui est en réalité plutôt d’un jaune rosé est plus récente et se perpétue jusqu’à l’époque thinite. La pâte en est plus fine, en argile moins mélangée de sable, la cuisson meilleure; quant aux formes elles sont peu variées. Il n’y a en somme guère qu’un type, qui va en se transformant progressivement: les vases les plus anciens sont presque globulaires avec une ouverture très étroite et deux petites saillies serpentant sur la panse et formant anses. Peu à peu, la panse se rétrécit, l’ouverture s’agrandit, les saillies s’allongent et se rejoignent pour former un cordon circulaire en relief et finalement le vase devient cylindrique. Parfois il est décoré de traits rouges entre-croisés.
La classe la plus intéressante de la céramique archaïque est certainement celle des vases décorés de peintures rouges, qui sont semblables comme pâte et comme cuisson à ceux de la catégorie précédente, mais dont la facture est plus soignée et les formes différentes. Ces vases sont globulaires, souvent presque aussi larges que hauts, avec un fond plat, une ouverture assez large et de toutes petites anses percées d’un trou servant à les suspendre; d’autres sont sphéroïdes, un peu aplatis, et munis des mêmes petites anses. Ces derniers, décorés de cercles concentriques ou de points rouges, imitent les vases en pierre dure que nous voyons rarement à cette époque mais que nous retrouverons à la période thinite en grande abondance, tandis que les autres, qui portent de petits traits horizontaux ou des lignes droites ou sinueuses, rappellent plutôt les ouvrages en vannerie. Enfin sur les plus grands de ces vases, on trouve une décoration d’un caractère tout différent, mais toujours tracée en rouge au pinceau, avec une assez grande sûreté de main: ce sont soit des végétaux, des aloès plantés dans des vases, soit des théories d’animaux, autruches ou chèvres sauvages, soit encore des représentations qui paraissent figurer de grands bateaux avec leurs rames, leurs enseignes, leurs superstructures, plutôt que, comme on l’a cru, des villages ou des fermes.
Fig. 56 et 57. Poterie grossière
(d’ap. J. de Morgan. Recherches sur les orig. de l’Egypte, I, fig. 425 et 433).
Il faut encore citer deux autres classes de poteries, et d’abord celle des vases en terre brunâtre grossière, façonnés sans grand soin pour les usages de la vie courante, et qui affectent diverses formes; on ne voit guère ces pots et ces cruches que dans les derniers temps de la période archaïque. Quant aux vases en terre noire ou brun foncé, à décor incisé et rempli d’une pâte blanchâtre, dont on ne trouve que de rares exemplaires en Egypte, à cette époque aussi bien que sous l’Ancien et le Nouvel Empire, ils n’ont rien d’égyptien, mais appartiennent à un type connu, répandu surtout dans les pays au nord de la Méditerranée. Il s’agit donc d’objets d’importation dont ni la matière, ni la facture, ni la décoration en lignes droites irrégulières et en points, n’ont de rapport avec quoi que ce soit qui provienne de la vallée du Nil.
Nous avons vu des vases en terre, de forme globulaire ou sphéroïde dont la décoration prétendait imiter la matière de ces vases en pierre dure que nous trouverons en grande abondance sous les deux premières dynasties. Ces vases de pierre devaient donc nécessairement exister à la période prédynastique, mais ceux qui nous sont parvenus sont en nombre extrêmement restreint. C’étaient sans doute des ustensiles très précieux, et cette raison suffit pour expliquer les imitations peintes. Par contre, les matières moins dures que le porphyre ou le basalte et qui se laissent plus facilement travailler, comme le calcaire et l’albâtre, sont déjà d’un emploi très fréquent, et les indigènes y ont taillé avec habileté des vases cylindriques et des coupes de toutes formes et de toutes dimensions.
B. CIVILISATION
Après avoir ainsi passé en revue les nombreux documents que nous possédons maintenant sur la période archaïque, il nous reste à voir quels sont les renseignements utiles que nous pouvons en tirer pour la connaissance des Egyptiens prédynastiques et de l’état de leur civilisation.
Aujourd’hui la vallée du Nil forme une longue et étroite plaine de terres cultivables, bordée des deux côtés par le désert ou la montagne; tout le terrain irrigable est utilisé et uniformisé. Cet état est dû non seulement au Nil fertilisateur, mais encore et surtout à la main des hommes qui, après des siècles de travail, sont arrivés à rendre productif jusque dans ses moindres recoins leur fertile petit pays. Il n’en était pas ainsi aux époques primitives, et l’aspect de la contrée devait être, quoique dans le même cadre, absolument différent. Le Nil avait commencé par serpenter au fond de la vallée, sans cours fixe, coulant alternativement sur un bord ou sur l’autre; ce n’est que peu à peu qu’il se fraya une voie plus régulière au milieu des alluvions qu’il avait lui-même apportées. Le limon qu’il amenait avec lui chaque année se répandait bien sur toute la surface des terres inondées, mais grâce au sable et aux galets qu’il charriait en même temps et qui se déposaient dans le courant même du fleuve, son lit s’élevait graduellement, laissant ainsi en bordure de la vallée des terrains en contre-bas où se formaient de véritables marais remplis à nouveau chaque année par l’inondation; là se développait une végétation luxuriante de plantes d’eau, roseaux, papyrus, lotus, et, sur les bords, de vraies forêts d’arbres de toute espèce. Toute cette zone lacustre entretenait dans le pays, aujourd’hui si sec, une humidité permanente qui devait lui donner un caractère tout différent et le faire ressembler à ce qu’est maintenant le Haut Nil, le Nil des régions tropicales. Le climat du reste n’était pas non plus exactement le même qu’aujourd’hui, il devait être sensiblement plus chaud, car à côté des animaux qui vivent encore en Egypte et de ceux qui s’en sont retirés depuis peu, comme l’hippopotame et le crocodile, on y trouvait encore, à ces époques reculées, l’éléphant, la girafe et l’autruche.
Pour la faune et la flore, l’Egypte, qui n’a plus maintenant que ses cultures et son désert, est un des pays les plus pauvres du monde, mais il n’en était certainement pas de même autrefois, grâce à ces régions fertiles et sauvages en même temps, que l’homme primitif ne pouvait encore utiliser autrement que pour la chasse et la pêche, et où se développaient librement les plantes et les animaux les plus variés.