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Histoire de la civilisation égyptienne des origines à la conquête d'Alexandre

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La race

Comme je l’ai dit plus haut, les anthropologistes sont encore loin d’avoir établi de façon certaine la race à laquelle appartenaient les plus anciens habitants de l’Egypte. Nous pouvons cependant nous en faire une idée approximative: c’était une population brachycéphale et orthognathe au teint clair, aux cheveux lisses, bruns ou châtains, à la taille moyenne, se rapprochant par conséquent beaucoup de la race qui occupait aux époques les plus anciennes tout le bassin de la Méditerranée, et apparentée tout spécialement aux Libyens et aux Berbères. Ainsi on retrouve les mêmes coutumes funéraires, les mêmes modes de sépulture dans l’Egypte primitive et dans les îles grecques, en Grèce et jusqu’en Italie, ce qui peut faire supposer une parenté de race avec les hommes qui habitaient ces contrées avant l’invasion aryenne. On a constaté aussi certains éléments d’origine soudanaise ou plutôt nubienne, même quelques statuettes stéatopyges rappellent le type hottentot, mais ce ne sont là que des exceptions. Il n’y a rien non plus ici des races aryennes ni surtout des Sémites.

Ces populations étaient paisibles et on n’a retrouvé que sur un très petit nombre des crânes étudiés des lésions comme on en verrait certainement beaucoup chez un peuple belliqueux. On a pu constater par contre sur les os des traces de deux maladies, la tuberculose et la syphilis.


Habitations

Dans les montagnes et les falaises souvent assez élevées qui bordent la vallée du Nil, il n’y a ni cavernes ni abris sous roche où les hommes primitifs aient pu s’établir à demeure. Le climat leur permettait de vivre en plein air et nous avons vu que ceux de l’époque chelléenne semblent s’être tenus de préférence sur les hauteurs, tandis que les hommes de la période dont nous nous occupons avaient des établissements durables à la lisière du désert. Dans ces villages, il n’y a pas trace d’enceinte construite, ce qui fait ressortir le caractère paisible de ces peuplades, ni de maisons en brique ou en pierre, et si nous voulons nous faire une idée de ce qu’étaient les habitations des indigènes, nous pouvons nous reporter à des modèles de petits édifices très anciens qui ont survécu par tradition religieuse dans les sanctuaires de différents dieux: c’étaient soit des huttes en branchages, coniques ou arrondies, comme en ont encore les nègres de l’Afrique centrale, soit des constructions légères en bois, avec un pilier à chaque angle et un toit plat ou légèrement bombé.

Sanctuaire primitif
Fig. 58. Sanctuaire primitif
(d’après Petrie. Royal Tombs, II, pl. X).

Dans les villages, qui s’étendent en général sur une superficie assez peu considérable, les habitants serraient leurs récoltes et gardaient à côté d’eux leurs bestiaux; à en juger par la place occupée, quelques familles seulement devaient constituer la population d’un de ces établissements.


Costume et parure

Dans l’antiquité, le costume des Egyptiens a toujours été très sommaire, à plus forte raison a-t-il dû en être de même à une époque si reculée. D’après des représentations un peu plus récentes, datant des dynasties thinites, on voit que les indigènes hommes devaient avoir pour tout vêtement l’objet bizarre qui devint plus tard l’insigne national des Libyens, l’étui phallique, sorte de longue gaine tombant de la ceinture jusque près des genoux. Des peintures de vases nous montrent des femmes vêtues de robes courtes, collantes, descendant à peine aux chevilles; le buste était nu, semble-t-il. Enfin, dans certaines statuettes d’ivoire, on reconnaît des hommes enveloppés d’un grand manteau qui les couvre des épaules aux pieds. Ces vêtements étaient sans doute, à l’origine, en peau, et peut-être, à une époque moins reculée, en étoffe.

Figurines d’ivoire d’époque archaïque
Fig. 59. Figurines d’ivoire d’époque archaïque
(Quibell. Hieraconpolis, pl. IX et XI).

Comme parure, on portait, ainsi que nous l’avons vu, des bijoux grossiers, tels que des bracelets en ivoire, en nacre, en silex, des colliers à plusieurs rangs, en perles de pierre ou en coquilles, des pendeloques et des peignes ornés de découpures. Il faut signaler encore les tatouages, ou peintures corporelles dont certaines femmes, peut-être des danseuses, se couvraient tout le corps, et qui figuraient des lignes brisées ou des animaux.

Bracelet en silex et peigne en os
Fig. 60 et 61. Bracelet en silex et peigne en os
(d’après J. de Morgan. Recherches sur les orig. de l’Egypte, I, fig. 334 et 337).

Chasse et pêche

Nous avons vu les tout premiers habitants de l’Egypte déjà en possession d’une arme qui pouvait être redoutable, le coup-de-poing chelléen. Des besoins impérieux contraignent l’homme que la terre non cultivée ne peut nourrir, à faire usage de la force, tant pour se procurer sa subsistance aux dépens des autres êtres vivant à côté de lui, que pour se défendre contre ceux qui, physiquement plus forts, sont pour lui une menace permanente.

Des Egyptiens prédynastiques, beaucoup d’armes nous sont également parvenues, armes de plusieurs catégories qui peuvent être employées indifféremment pour la chasse et pour la guerre. Parmi celles qu’on a coutume d’appeler armes de choc, il faut citer en première ligne celles qui n’ont pu se conserver, vu la matière dont elles sont faites, mais qui ont laissé un souvenir persistant jusqu’aux plus basses époques, les armes de bois, d’abord le long bâton, renflé dans le bas et pouvant servir de massue, puis le vrai casse-tête court et pesant; aux époques historiques ce sont encore ces armes traditionnelles mais hors d’usage, qu’on donne volontiers aux morts dans leurs tombeaux. A côté de ces bâtons on trouve les massues dont la tête de pierre dure, conique ou ovoïde, s’emmanchait sur un bâton court, et enfin les haches, dont nous avons de nombreuses séries, de forme plate, longue, épaisse ou mince, à un seul tranchant, l’autre extrémité étant destinée à se fixer dans une emmanchure de bois dont nous ne connaissons plus la forme. Quant aux haches polies et à celles qui, munies d’un étranglement servant à faciliter l’emmanchure, semblent plutôt une copie des haches de bronze, elles appartiennent probablement à l’époque suivante.

Massues
Fig. 62 et 63. Massues
(d’après J. de Morgan, Rech. sur les orig. de l’Egypte, I, fig. 320, et Petrie. Diospolis parva, pl. V).

Comme arme de main, nous avons le poignard long et mince, très finement retaillé, qui est parfois une pièce de toute beauté, et enfin comme armes de jet, les innombrables pointes qui, suivant leurs dimensions, appartenaient à des flèches ou à des javelines. Travaillées avec grand soin, ces pointes sont le plus souvent encore remarquablement aiguës et présentent toutes les formes usuelles, pointes à ailerons, à encoches au pédoncule, lancéolées, triangulaires, en croissant; un type cependant qui est particulier à l’Egypte et qui se perpétue assez tard est celui de la flèche à tranchant, destinée à faire une blessure plus large que profonde; ce modèle est aussi employé pour des javelots. Certaines pointes de plus grandes dimensions peuvent avoir appartenu à des lances (v. p. 62–65).

Harpon en os
Fig. 64. Harpon en os.

Les indigènes avaient certainement encore, comme leurs successeurs, d’autres moyens de se procurer du gibier, les pièges, les lacets, les filets et peut-être le lasso, instruments qui naturellement n’ont pas laissé de traces. En ce qui concerne la pêche, nous n’avons pas non plus les filets, les nasses et les lignes qui devaient être déjà en usage à cette époque, mais certains silex en forme de croissant peuvent avoir servi d’hameçons pour les gros poissons, qu’on attaquait également avec des harpons en os munis d’une pointe barbelée. Les poissons sont extrêmement nombreux dans le Nil et devaient pulluler dans les marais avoisinants; ils formaient sans doute la base même de la nourriture des premiers Egyptiens, qui mangeaient aussi certains mollusques fluviatiles tels que les unios et les anodontes.

Quant au gibier, nous avons vu qu’il y avait en Egypte non seulement les espèces qui y sont aujourd’hui, mais encore celles de l’Afrique tropicale; ainsi l’homme pouvait chasser l’antilope, le bœuf sauvage et la girafe aussi bien que la gazelle et le bouquetin, l’autruche comme l’oie, le canard et la perdrix, mais ses armes primitives devaient lui être de bien peu de secours vis-à-vis de l’éléphant, du rhinocéros, de l’hippopotame et du crocodile, ou contre le lion et la panthère qui infestaient encore la contrée.


Elevage.
Agriculture

Les animaux sauvages pris vivants à la chasse, conservés d’abord comme en-cas pour le moment où le gibier viendrait à manquer, furent vite domestiqués; l’homme reconnut très tôt les services que ces bêtes pouvaient lui rendre, et non seulement il les nourrit, mais encore les dressa et les utilisa, recueillit leurs œufs ou leur lait. Nous avons dans les kjoekkenmoeddings de la Haute Egypte des traces non équivoques d’élevage, les animaux domestiqués vivant côte à côte avec l’homme dans ces villages primitifs. Comme quadrupèdes, il devait y avoir le bœuf, l’antilope, la gazelle, la chèvre, sans doute l’âne; comme volatiles, l’oie, le canard, la grue, le pigeon, et bien d’autres variétés sans doute.

L’agriculture est partout moins ancienne que l’élevage, et pour l’Egypte nous ne pouvons savoir à quelle époque on commença à travailler le sol, si ce fut à la fin seulement de la période prédynastique ou longtemps avant: les grains trouvés dans les kjoekkenmoeddings ne sont pas datés de façon exacte, et ceux des tombeaux sont difficilement identifiables. Quant aux outils, le sol fertile de l’Egypte, détrempé et ameubli par l’inondation, n’en nécessite pas de très puissants, aussi les houes et les charrues de bois furent-elles en usage pendant toute la période pharaonique; on n’en retrouve naturellement pas trace aux âges plus anciens, mais par contre certains silex plats, sortes d’herminettes de grande dimension, montrent des traces d’usure ne pouvant provenir que du travail de la terre, et ne sont sans doute pas autre chose que des houes. Enfin on retrouve de petits silex plats, dentelés et semblant être des fragments de scies qui, s’emmanchant les uns à côté des autres sur un bois recourbé, formaient des faucilles; cet outil, en usage encore au Moyen Empire, est sans doute d’origine préhistorique, mais nous ne pouvons dire avec certitude si certains des éléments retrouvés datent vraiment de l’époque dont nous nous occupons en ce moment. Il faut encore citer les moulins, pierres plates à surface incurvée où l’on écrasait le grain.


Navigation

Le moyen de communication qui est de beaucoup le plus pratique dans une vallée longue et étroite comme l’Egypte est sans contredit la voie fluviale, et jusqu’à nos jours c’est le Nil seul qui a été utilisé à cet effet, sauf pour de très courts trajets. Pour les populations primitives surtout, ce mode de locomotion devait avoir de très grands avantages, puisqu’il leur permettait de se transporter d’un point à un autre sans avoir à courir les multiples dangers qui les menaçaient dans un pays encore à moitié sauvage, infesté d’animaux contre lesquels ils n’avaient que des moyens de défense insuffisants. Les premiers bateaux furent très simples: on cueillait des roseaux ou des papyrus qu’on réunissait en bottes et qu’on liait ensemble de manière à former un esquif à fond arrondi, aux extrémités relevées en pointe, et qui, rendu imperméable au moyen d’un enduit quelconque, formait une nacelle légère, insubmersible, résistante et élastique. Ce modèle continua à être employé aux époques historiques, surtout pour la chasse dans les marais.

Modèle de nacelle en terre cuite
Fig. 65. Modèle de nacelle en terre cuite
(d’après de Morgan. Rech. sur les orig. de l’Egypte, II, fig. 235).

A côté de cela, les gens du pays possédaient des bateaux de beaucoup plus grandes dimensions, peu profonds et relevés aux deux extrémités, munis de rames et même de voiles carrées.


Commerce extérieur

Les indigènes avaient des rapports certains avec les côtes de la mer Rouge, puisque dans leurs sépultures on trouve des bracelets et des colliers faits en coquilles marines dont l’habitat est précisément dans cette mer. La poterie noire à décor incisé, dont il a été parlé plus haut, montre qu’ils avaient également des relations avec les autres peuples méditerranéens, surtout avec ceux des îles grecques, et que, par conséquent, il y avait déjà à cette époque des hommes osant s’aventurer avec leurs bateaux en pleine mer. Une petite découverte faite en Crète confirme l’existence de ces relations intercontinentales: on a trouvé à Phaestos, sur la côte sud de la Crète, dans les couches les plus profondes d’un gisement néolithique, un gros fragment de défense d’éléphant; or sur le littoral nord de l’Afrique, il n’y a guère que l’Egypte où l’éléphant ait pu vivre et nous avons vu qu’il y vivait en effet. C’est donc d’Egypte, selon toute probabilité, que cet objet fut transporté en Crète, à une époque antérieure à l’histoire.

Barque préhistorique
Fig. 66. Barque préhistorique
(Graffito — d’après de Morgan. Rech. sur les orig. de l’Egypte, I, fig. 492).

Arts et métiers

L’architecture de bois étant seule en usage chez les indigènes de l’époque archaïque, il ne nous en est naturellement rien parvenu; il est cependant probable que ce fut vers la fin de cette période qu’on commença à employer la brique crue, dont l’usage est si répandu sous la Ire dynastie, mais les monuments ne nous permettent pas d’affirmer la chose de manière absolue.

La sculpture ne s’attaque pas encore à autre chose qu’aux petits objets, peignes, pendeloques, ornements, auxquels on cherche à donner une forme humaine ou animale, plaques de schiste qu’on découpe en silhouettes, figurines de danseuses ou d’hippopotames qu’on modèle dans de l’argile et qu’on fait cuire ensuite. Pendant ce temps, des chasseurs à l’affût gravaient des images d’animaux sur les rochers qui les abritaient, d’un trait encore malhabile, mais qui ne manque pas d’un certain caractère pittoresque. Il en est de même pour la peinture sur vases: on remarque dans ces figurations d’animaux, de végétaux, de bateaux, des qualités ornementales qui contrastent avec la naïveté et souvent la barbarie de l’exécution: les dessinateurs savent déjà reconnaître le trait caractéristique de chaque être et de chaque objet, et dans ces croquis enfantins on distingue le germe de ce qui fera plus tard l’originalité de l’art égyptien, à la fois synthétique et décoratif.

Nous avons déjà vu, en fait de gens de métier, les fabricants de silex taillés, les potiers et les tourneurs de vases de pierre, les seuls artisans qui nous aient laissé des traces abondantes de leur activité et dont nous puissions arriver à reconnaître les procédés. Les autres ouvriers se devinent plus qu’ils ne s’affirment, ainsi les charpentiers, que signale la présence de nombreuses herminettes en silex, sorte de haches plates ne pouvant servir qu’au travail du bois; quelques fusaïoles nous révèlent aussi l’origine du travail des matières textiles.

Le cuivre fait son apparition au cours de la période prédynastique, peut-être même à son début, mais les rares outils de métal trouvés dans les sépultures sont encore rudimentaires et montrent que les métallurgistes, qui deviendront si habiles aux âges suivants, en étaient encore aux tâtonnements du début.


Organisation sociale et politique

Les indigènes de l’Egypte prédynastique ne vivaient plus isolés, mais en société, et si nous ne savons rien de l’institution de la famille, nous connaissons au moins leurs villages où plusieurs familles pouvaient vivre côte à côte, et les nécropoles où ces populations sédentaires réunissaient leurs morts. Certains indices montrent qu’il existait des groupements plus importants, des tribus ayant chacune son insigne, sorte de totem, représentant sans doute la divinité locale. Ces enseignes qui devaient plus tard devenir l’emblème des nomes ou provinces de l’Egypte, servaient de signe de ralliement à des tribus sans doute apparentées à l’origine, mais qui devaient nécessairement entrer en compétition les unes avec les autres, au fur et à mesure qu’elles se développaient; de là des luttes sur lesquelles nous ne sommes renseignés que par la légende, et qui aboutirent à l’établissement de la suprématie du clan d’Horus sur toute la Haute Egypte, et du clan de Set sur le Delta. Ces deux tribus, celle du faucon et celle du quadrupède au museau recourbé et aux longues oreilles droites, étaient-elles autochtones ou étrangères, c’est ce que nous ne saurons sans doute jamais avec certitude, mais il est à présumer qu’elles durent leur supériorité à la connaissance des métaux qui leur donnaient un immense avantage sur des populations n’ayant que des armes de pierre. Quoi qu’il en soit, nous pouvons croire que la période archaïque, très paisible à ses débuts, se termina par de longues luttes qui aboutirent à la fondation des royaumes du Midi et du Nord, royaumes qui rivalisèrent longtemps, jusqu’au moment où l’un d’eux finit par absorber l’autre.

Hippopotame en terre cuite
Fig. 67. Hippopotame en terre cuite
(d’après de Morgan. Recherches sur les origines de l’Egypte, II, fig. 413).

Vue perspective du tombeau de Negadah
Fig. 68. Vue perspective du tombeau de Negadah
(d’après J. de Morgan. Rech. sur les orig. de l’Egypte, II, fig. 521).

CHAPITRE IV

ÉPOQUE THINITE
(De 4000 à 3400 av. J.-C. environ.)

Entre le moment où les indigènes que nous avons appris à connaître habitaient paisiblement la Thébaïde, occupés de chasse et de pêche, d’agriculture et d’élevage, et celui où Ménès constitue son royaume, il n’y a pas de transition marquée, ni dans les monuments de la région d’Abydos, berceau de la nouvelle monarchie, ni dans le reste de la Haute Egypte. Ces deux époques se touchent, semble-t-il, et pourtant il s’est accompli pendant le laps de temps qui les sépare et dont nous ignorons la durée, une transformation profonde qui touche à tous les domaines: une méthode nouvelle de gouvernement est inaugurée, l’écriture est inventée, les constructions de briques remplacent l’architecture de bois, le cuivre et même le bronze deviennent d’un usage courant, tandis que la taille du silex et la fabrication des vases de pierre ont atteint la perfection. Une transformation pareille demande de longs siècles ou bien une intervention étrangère, aussi a-t-on tenté de l’expliquer de diverses manières, sans avoir encore pu sortir du domaine des hypothèses.

En raison de certaines ressemblances très apparentes entre ce qui nous est parvenu de l’Egypte thinite et ce que nous connaissons de la Chaldée primitive, l’écriture hiéroglyphique, l’architecture en briques crues, l’emploi du cylindre comme cachet, la forme de certains vases de pierre, quelques savants ont voulu établir une communauté d’origine. Ils supposent qu’à un moment donné, une tribu puissante venant de Chaldée ou d’un autre pays qui serait aussi le berceau des Chaldéens, aurait pénétré en Egypte par le Sud après avoir traversé la mer Rouge et le désert, aurait soumis la vallée du Nil et répandu dans tout le pays les bienfaits d’une civilisation supérieure à celle qui s’y était développée naturellement. La tribu conquérante, le clan Horien, serait alors une peuplade d’origine sémitique et Horus un dieu sémite, ce qui est bien difficile à admettre, d’autant que, plus on étudie cette époque, plus on constate le caractère vraiment original et purement africain de la civilisation égyptienne.

D’un autre côté, la légende parle de l’expédition d’Horus comme venant du Sud; un texte très ancien donne même le nom de la tribu de laquelle sortait la race royale, la race horienne, et cette tribu est une tribu nubienne. Nous devons donc admettre qu’à un moment donné, peut-être peu avant Ménès, peut-être bien des siècles plus tôt, une tribu méridionale, mais d’une race apparentée à celle qui occupait le pays, vint s’installer dans la vallée du Nil, qu’elle subjugua après un temps plus ou moins long et dont nous ne pouvons évaluer la durée. Ce qui assura la supériorité à ces conquérants, c’est le fait qu’ils connaissaient les métaux, tandis que les indigènes en étaient encore à l’âge de la pierre, mais il est bien peu probable qu’il faille attribuer aux envahisseurs tous les progrès faits par la civilisation égyptienne aux débuts de la période historique, entre autres l’invention de l’écriture.

Presque tout ce qui nous est parvenu jusqu’ici de l’époque prédynastique provient de la Haute Egypte, et nous n’avons pour ainsi dire aucun document sur ce qu’était le Delta pendant cette période. Cette région est cependant incomparablement plus riche que la Haute Egypte, et ses habitants durent nécessairement précéder leurs frères du Sud dans la voie de la civilisation; c’est dans les terres du Delta, plus fertiles et mieux arrosées que toutes les autres, que l’agriculture devait naître et se développer en premier lieu, et la légende nous en a conservé un souvenir très précis: Osiris est un dieu du Delta, dont le centre est à Mendès; Isis est également une déesse de la même région, ainsi que Set, le dieu de la tribu la plus puissante de cette partie du pays.

Le Delta était donc considéré par les Egyptiens eux-mêmes comme le berceau de leur civilisation, à bon droit, semble-t-il. C’est à la nature même du sol, entièrement cultivable, que nous devons de n’en avoir pas retrouvé la moindre trace, car si dans la Haute Egypte les habitations et les nécropoles étaient situées à la lisière du désert, elles ne pouvaient être ici que sur des monticules artificiels aujourd’hui recouverts par les alluvions et cultivés comme le reste du pays. Il existe encore une autre preuve de l’avance que les indigènes du Nord avaient sur ceux du Sud, preuve relative à l’organisation sociale du pays: dans les listes de rois mythiques antérieurs à Ménès, on ne voit que dix rois thinites pendant 350 ans, tandis que les trois dynasties de rois du Nord avaient occupé le trône pendant des milliers d’années.

Il est difficile de se rendre compte comment les rois du Sud réussirent à détrôner leurs voisins plus civilisés du Nord et à réunir tout le pays sous leur sceptre, mais dans l’histoire les exemples sont fréquents d’un peuple riche subjugué par un autre qui lui est très inférieur, et toujours dans ces cas-là nous voyons que le vaincu finit par s’assimiler le vainqueur et par l’absorber: la civilisation, un moment écrasée par la force, reprend au bout de peu de temps son essor, activé par l’infusion d’un sang nouveau. Il en fut de même ici, et comme dans le mythe, Horus ne put achever sa conquête et dut faire un compromis avec ses ennemis. Le Delta se vengeait généreusement d’avoir perdu son autonomie en imposant à son vainqueur une civilisation très supérieure, jusqu’au moment où il pourrait lui-même reprendre les rênes du pouvoir.

A. HISTOIRE ET TRADITION

Originaires d’un des points les plus méridionaux du territoire égyptien, les chefs de la tribu du faucon, qui avaient étendu leur pouvoir sur les autres tribus de la Haute Egypte, choisirent comme lieu de résidence un endroit plus central, situé plus au nord, en une région où la vallée s’élargit et devient en même temps plus fertile. C’est là que s’éleva la ville de Thinis, qui comme capitale politique de l’Egypte devait être vite supplantée par les villes mieux situées, tandis que sa voisine, Abydos, où les premiers rois creusèrent leurs tombeaux, devenait rapidement la métropole religieuse de la Haute Egypte, le centre du culte funéraire, la ville du dieu des morts.

C’est à leur première capitale que les deux premières dynasties doivent le nom sous lequel on les désigne couramment, celui de dynasties thinites. Pour arriver à connaître leur histoire, nous pouvons maintenant combiner les données des écrivains classiques et celles que fournissent les listes ou les monuments égyptiens postérieurs, avec les renseignements contemporains qui nous ont été livrés par les fouilles récentes; nous avons la liste des rois, les chiffres indiquant la longueur de leurs règnes, mais l’histoire proprement dite, l’enchaînement des événements, nous fait encore défaut. Le relevé officiel, année par année, de la pierre de Palerme, ne nous est pas d’une grande utilité, car par le fait des cassures, nous ne savons auxquels des rois attribuer les événements signalés, qui du reste ne se rapportent le plus souvent qu’à des fêtes religieuses ou à des fondations de temples. De plus, pour des raisons que nous examinerons plus loin, il est souvent difficile d’établir la corrélation entre les noms royaux tels que nous les donnent les listes et ceux qui se trouvent sur les monuments contemporains.

La première dynastie, au dire de Manéthon, compta huit rois et dura 263 ans, la seconde, neuf rois qui occupèrent le trône pendant 302 ans. On peut les placer, approximativement, entre 4.000 et 3.400 avant notre ère.

Dans ces deux groupes de souverains, la seule figure qui se détache sur l’ensemble est celle du premier d’entre eux, Ménès, en égyptien Mena ou Mini, le véritable fondateur de la royauté égyptienne. Nous ignorons comment il s’y prit pour réunir sous son sceptre les deux parties du pays, mais nous savons qu’aussitôt la chose faite, il s’empressa de transporter le siège de son gouvernement à la frontière des deux royaumes, fonda une ville nouvelle, à laquelle il donna son nom, Memphis, Mennofer, et qui par sa position même devait rester bien longtemps la capitale de l’Egypte. Après cela il s’occupa activement de l’organisation de ses nouveaux états: il promulgua des lois, fonda des temples, dirigea des expéditions contre les Libyens qui habitaient aux confins de la vallée du Nil et qui cherchèrent toujours à s’y réinstaller en maîtres. Son long règne, qui dura plus de soixante ans, se termina par une fin tragique sur laquelle nous ne sommes que très vaguement renseignés.

Les successeurs immédiats de Ménès, ceux dont les noms, grécisés par Manéthon, sont Athothis, Kenkenès, Ouenéphès, Ousaphaïs, Miébis, Semempsès et Bienekhès, continuèrent son œuvre, sans qu’aucun d’eux se distinguât de façon particulière: ils s’occupèrent de législation, d’administration intérieure, et réglèrent définitivement le culte des dieux et le rituel des cérémonies; ils construisirent des temples, des palais et d’autres édifices, ils guerroyèrent contre les Libyens et l’un d’eux envoya au Sinaï la première expédition minière dont l’histoire ait gardé le souvenir. Quelques-uns s’occupèrent même de science et composèrent non seulement des ouvrages théologiques, mais aussi des livres de médecine et d’anatomie. Sous les uns, diverses calamités s’abattirent sur le pays, tandis que les autres jouirent d’années prospères et tranquilles.

Les rois de la IIme dynastie, Boethos, Kaiekhos, Binothris et les autres ont une personnalité plus effacée encore, et il est difficile de les identifier avec ceux que les monuments nous font connaître et qui ne peuvent se ranger que dans cette période de l’histoire, Kha-Sekhemouï, Neb-ra, Nenouter, Hotep-Sekhemouï et plusieurs autres encore. Aucun événement important n’est relaté, même sur la pierre de Palerme, où les mentions annuelles se rapportent toutes à des fêtes royales ou religieuses, au dénombrement des bestiaux, à la construction de divers édifices. On s’aperçoit néanmoins, en étudiant les courtes inscriptions laissées par ces rois et en les comparant à celles de la dynastie précédente, qu’il y a quelque chose de changé dans la titulature royale, auparavant très simple. Il s’y introduit à plusieurs reprises un élément nouveau, l’emblème du dieu Set, et ce simple fait montre que le sceptre n’est plus aussi ferme entre les mains des souverains thinites, qu’ils se rapprochent insensiblement, soit par des mariages, soit autrement, des descendants des anciens rois du Nord; si quelques rois se font ensevelir à Abydos, comme leurs ancêtres, les autres commencent à creuser leurs tombeaux à Memphis même, où les traces de leur activité deviennent de plus en plus fréquentes. Cette dynastie, encore nettement thinite, tant par l’origine de ses rois que par le caractère de sa civilisation, représente donc pour nous le commencement de la période de transition pendant laquelle se prépare l’avènement de l’empire memphite; cette période est assez longue, puisqu’elle embrasse encore la IIIme dynastie qui, bien que memphite, se rattache étroitement à celle qui la précède.

Tête de Kha-Sekhemouï
Fig. 69. Tête de Kha-Sekhemouï
(d’apr. Quibell. Hieraconpolis, I, p. XXXIX).

B. MONUMENTS

Presque tous les monuments, petits ou grands, que nous possédons maintenant, proviennent de la Haute Egypte, en particulier d’Abydos, de Negadah et, un peu plus au sud, d’Hieraconpolis, la ville où était probablement le centre le plus ancien en Egypte du clan d’Horus le Faucon, avant son extension vers le nord. Enfin un certain nombre d’inscriptions et de petits objets ont été trouvés dans les environs de Memphis, mais, comme nous venons de le voir, ceux-ci datent seulement de la fin de l’époque thinite. Nous devons passer en revue tous ces documents avant d’aborder le tableau d’ensemble de la civilisation pendant cette période.


Tombeaux

Les princes de Thinis avaient choisi pour y creuser leurs sépultures une large plaine sablonneuse dominée par les montagnes où commence le désert proprement dit, aux environs immédiats de leur première capitale, au lieu qui deviendra plus tard la ville sacrée d’Abydos. Les plus anciennes de ces tombes, celles qui appartiennent aux premiers rois de la Ire dynastie, et même peut-être à quelques-uns de leurs prédécesseurs immédiats, sont de grandes fosses rectangulaires creusées dans le sol du désert, qui ne dépassent guère cinq mètres sur sept de côté, et trois de profondeur environ; des murs en briques crues étaient élevés contre les parois naturelles de la fosse et le tout était recouvert, au niveau du sol sans doute, par un plancher de bois supporté par des piliers, également en bois; une couche de sable devait rendre la tombe invisible.

Plan d’un tombeau royal à Abydos
Fig. 70. Plan d’un tombeau royal à Abydos
(d’après Petrie. Royal Tombs, I, pl. LX).

Avec un plan aussi simple, le tombeau du roi se distinguait à peine de ceux de ses sujets, et nous voyons peu à peu les souverains chercher à donner à leur dernière demeure un caractère plus grandiose. A partir du milieu de la Ire dynastie, les proportions de ces tombeaux augmentent sensiblement, en profondeur autant qu’en longueur et en largeur: on ne se contente plus de murs en briques et d’un plafond de bois, on étend un plancher sur le sol, on lambrisse les parois, et on finit même par dessiner le long des murailles, au moyen de murs de refend, des séries de niches profondes qui ont presque la dimension de petites chambres. Enfin de grands escaliers en briques crues descendent jusqu’au fond de la salle, et autour de celle-ci, dans un fossé moins profond, sont construites des séries de petites chambres servant de magasins pour les provisions funéraires et de sépulture aux gens de l’entourage immédiat du roi. Un petit monticule de sable et de galets recouvrait autrefois le trou, et au sommet une stèle portant en grands caractères le nom du roi signalait de loin l’emplacement de son tombeau.

Stèle royale d’Abydos
Fig. 71. Stèle royale d’Abydos
(d’après de Morgan. Rech. sur les origines de l’Egypte, II, fig. 797).

Deux tombes seulement de rois de la IIme dynastie ont été retrouvées à Abydos, toujours dans la même région, mais ces monuments se distinguent très nettement des autres, par le fait surtout que la chambre funéraire et toutes ses dépendances sont construites dans une seule et même excavation, celle-ci pouvant atteindre des dimensions considérables. Ainsi le tombeau de Kha-Sekhemouï, qui doit être un des derniers rois de la dynastie, est construit sur un plan très allongé et n’a pas moins de 83 mètres de long, avec 58 pièces, parmi lesquelles la chambre funéraire, placée au centre, est à peine plus importante que les autres.

Le monument le plus remarquable de toute la période thinite est situé à Négadah, entre Abydos et Louxor; c’est encore un tombeau, non plus un tombeau souterrain, mais une construction entièrement apparente. En voyant pour la première fois cet édifice qui est encore dans un état de conservation relativement bon, nous crûmes être en présence d’un mastaba de l’Ancien Empire et il fallut les fouilles méthodiques qu’entreprit immédiatement M. de Morgan pour nous prouver que nous avions sous les yeux un monument datant d’un des plus anciens rois de la Ire dynastie; certains savants ont voulu identifier ce souverain à Ménès lui-même, mais la découverte récente d’un fragment des annales de l’Ancien Empire montre qu’il s’agit sans doute de son deuxième successeur, le roi Atet-Kenkenès.

Entièrement construit en briques crues, ce monument, dont la forme générale est rectangulaire, a une longueur totale de 54 mètres, exactement le double de sa largeur; un socle bas l’isole du terrain environnant, et au-dessus de ce soubassement les murs s’élèvent, présentant tout le long des quatre façades une série de petites niches avec les retraits et les saillies que nous retrouverons plus tard dans les stèles de l’Ancien Empire et qui ne font que reproduire les détails décoratifs de l’architecture civile en briques et en bois. Aucune porte ne permet de pénétrer dans l’intérieur, qui se compose d’un noyau central contenant cinq pièces, dont la chambre funéraire, au milieu; après l’ensevelissement, on avait muré les portes de ces chambres, puis on avait édifié tout autour une série de pièces plus petites destinées à servir de magasin, et enfin le mur extérieur avec ses niches, qui devait clore définitivement le tombeau et le présenter aux regards sous la forme d’un immense bloc architectural sans la moindre ouverture: au lieu d’être enterré, comme d’habitude, le mort était emmuré.

Enfin, dans les substructions du temple plus récent d’Hieraconpolis, on a retrouvé un long mur circulaire, en pierres grossièrement assemblées, qui représente sans doute l’enceinte du premier temple bâti en cet endroit sous les dynasties thinites, ainsi que semblent le prouver un montant de porte sculpté au nom du roi Kha-Sekhemouï et d’autres objets de la même époque. On n’a jusqu’ici signalé aucun autre édifice royal, temple ou tombeau de cette période.

Tombe d’époque thinite
Fig. 72. Tombe d’époque thinite
(d’après Reisner. Predynastic cemeteries, I, pl. IV).

Quant aux tombeaux des particuliers, ils sont toujours d’une grande simplicité: la fosse, un peu plus grande qu’autrefois, est rectangulaire ou carrée, ses parois sont en général revêtues de briques crues, et un plafond de bois ou de dalles de pierre recouvre le tout; elle comprend parfois plusieurs chambres. Le mort y est le plus souvent couché sur le côté gauche, la tête au sud, dans la position dite embryonnaire ou assise; on ne rencontre que rarement des exemples de démembrement complet, comme c’est le cas vers la fin de la période précédente, mais on retrouve par contre souvent la petite tombe ovale et la tombe-ciste.


Mobilier funéraire

Les tombeaux royaux ne nous sont point parvenus intacts; ils n’étaient pas suffisamment protégés, et les violateurs de sépultures y pénétrèrent; puis des incendies éclatèrent dans ces constructions où le bois entrait pour une grande part, et le mobilier funéraire en souffrit considérablement. D’après ce qui en reste, nous pouvons néanmoins nous faire une idée exacte de ce que ce mobilier devait être à l’origine, de la variété et de la richesse des objets qui le composaient.

Jarre en terre
Fig. 73. Jarre en terre
(d’ap. Petrie. Abydos, I, pl. XXXII No 100).

Les vases en terre sont de toutes formes et d’une grande abondance; tous servaient à serrer des provisions, grains ou liquides, dont on a encore retrouvé des traces, et étaient amoncelés dans les petites salles annexes du tombeau, qui servaient de magasins; d’immenses jarres, soigneusement fermées au moyen d’une écuelle et d’un bouchon d’argile, et alignées les unes à côté des autres, contenaient du vin, peut-être aussi de l’huile; dans d’autres pièces, des cruches plus petites ou de grandes écuelles renfermaient du blé, de l’orge, des fruits, des viandes. Tous ces vases étaient des objets d’un usage courant, vulgaire même, et non des ustensiles de luxe; ils ne manquent pas d’un certain galbe, d’une élégance de lignes qui se retrouve dans tout objet provenant de l’ancienne Egypte, mais leur facture est sommaire, l’argile employée est grossière, la cuisson souvent défectueuse.

Vases cylindriques en terre
Fig. 74 et 75. Vases cylindriques en terre
(d’ap. Ayrton. El-Mahasna, pl. XXXIII).

Si la céramique, ravalée à des usages inférieurs, est moins soignée que celle de la période prédynastique, nous remarquons par contre un progrès immense réalisé dans l’industrie des vases de pierre: toute la vaisselle des rois et des gens de qualité se composait en effet d’ustensiles taillés avec une habileté incroyable, qui n’a jamais été égalée plus tard, en aucun endroit et à aucune époque. Les ouvriers travaillent indifféremment le calcaire, l’albâtre et le grès, le granit, la diorite, la diabase et le porphyre, sans que jamais la pierre la plus dure semble constituer pour eux le moindre obstacle. Ils s’attaquent même à l’obsidienne et au cristal de roche et réussissent à en tirer des petits vases et des coupes d’une perfection inouïe. Des instruments dont ils se servaient pour venir à bout de ces chefs-d’œuvre, nous ne connaissons que le plus important, celui qui servait à évider l’intérieur du vase, une sorte de vilebrequin à lame latérale, garni dans le haut d’un lourd contrepoids servant de volant.

Coupes en pierre dure
Fig. 76–79. Coupes en pierre dure
(d’après Petrie. Royal Tombs, II pl. XLVII, XLVIIb, XLVIII).

Au point de vue de la forme, la variété de ces vases est très grande. Il y a d’abord la coupe, pour laquelle on employait de préférence l’albâtre, le calcaire, le grès, le quartz, et qui servait en même temps d’assiette et d’écuelle. Elle est plate ou plus ou moins profonde, souvent même plus haute que large; son fond est plat ou arrondi, ses parois généralement droites, mais parfois le rebord se retourne légèrement vers l’intérieur. Puis les grandes jarres d’albâtre, imitées du modèle très répandu de la poterie ordinaire, et dont quelques-unes atteignent jusqu’à un mètre de hauteur; les vases globulaires à fond plat et à petites anses, les uns minuscules, les autres de très grandes dimensions; les vases sphéroïdes à rebord aplati et anses de suspension, en granit, diorite ou porphyre, dont la panse est unie ou côtelée et qui sont souvent de pures merveilles; enfin les nombreux vases cylindriques, généralement en albâtre. On pourrait encore mentionner d’autres formes moins courantes, entre autres les vases en forme d’animaux. Tous ces modèles se retrouvent en très grande abondance dans les tombeaux des rois et même dans ceux des particuliers de l’époque. Etant donnée la matière employée, on pourrait encore faire rentrer dans cette catégorie les petites tables d’albâtre, sorte de guéridons formés d’un disque monté sur un pied très bas, qui servaient de tables à manger, et qui deviennent surtout fréquentes à partir de l’Ancien Empire.

Vases de pierre
Fig. 80 et 81. Vases de pierre
(d’après Petrie. Royal Tombs, II, pl. XLIX, et l’original).

La faïence fait sa première apparition avec des vases, des plaquettes et divers fragments en terre vernissée, à couverte d’un vert parfaitement homogène, mais qui peut-être était bleu à l’origine; ce genre de faïence devait continuer à être employé à toutes les époques du royaume pharaonique.

Bracelets de la Ire dynastie
Fig. 82 et 83. Bracelets de la Ire dynastie
(d’après Vernier. Bijoux et orfèvrerie, I, pl. V).

Vu leur fragilité même, beaucoup d’objets qui se trouvaient dans les tombes royales ont disparu ou ne nous sont parvenus qu’à l’état de fragments: ainsi tout ce qui était en bois ou en ivoire, figurines, plaquettes, coffrets incrustés, meubles sculptés souvent ornés de pieds de taureau ou de lion, d’un travail exquis. Un hasard heureux a fait retrouver aussi de belles perles en or et des bracelets en or, améthyste et grenat qui sont aussi bien composés qu’exécutés, et qui dénotent, chez les bijoutiers de ce temps, une pratique du métier déjà très grande.

Poignard en silex à poignée d’or
Fig. 84. Poignard en silex à poignée d’or
(d’apr. J. de Morgan. Rech. sur les origines de l’Egypte, I, fig. 136).

Les progrès de la taille du silex sont au moins aussi remarquables que ceux de la fabrication des vases en pierre dure. Les grands couteaux recourbés du tombeau de Negadah et les longs éclats retaillés sur une seule face, avec des retouches d’une régularité parfaite, ne sauraient trouver leurs égaux en aucun pays du monde; ces derniers servaient de poignards, et l’un d’eux est enveloppé sur une partie de sa longueur d’une feuille d’or ciselé formant poignée. A côté de ces armes on trouve, toujours dans les tombeaux des rois, un grand nombre de pointes de flèches qui ne leur cèdent en rien pour la beauté de la forme et du travail.

Pointes de flèches
Fig. 85 et 86. Pointes de flèches, Abydos
(d’apr. de Morgan. Rech. sur les orig. de l’Eg., I, fig. 210, 219).

Nous avons déjà vu çà et là, pendant l’époque précédente, des objets de cuivre; à partir des premiers rois thinites, l’usage de ce métal est très répandu. On s’en sert non seulement pour des outils ou des armes, mais aussi pour des vases, grandes coupes creuses, vases globulaires avec anse mobile ou aiguières verseuses à bec recourbé, qui témoignent déjà d’une grande habileté en matière de chaudronnerie; les ouvriers s’entendaient aussi bien à travailler à l’embouti qu’à souder et à river les pièces ensemble.

Plaque de schiste
Fig. 87. Plaque de schiste
(d’après Legge. Proc. of the Soc. of Bibl. Arch., XXII pl. II).

Parfois encore les tombeaux des particuliers nous livrent de ces plaques de schiste que nous avons signalées dans les sépultures prédynastiques, mais on n’en a rencontré que rarement dans les tombes royales; l’usage de ces objets dans le mobilier funéraire tendait à disparaître, par contre on en employait d’analogues pour le service du culte divin. Ces plaques de schiste d’un nouveau modèle, dont quelques-unes de très grandes dimensions, sont couvertes de sculptures en bas-relief qui ont pour nous non seulement de l’intérêt au point de vue artistique, mais nous donnent encore souvent des renseignements historiques importants. On y voit représentées, sous forme symbolique, une campagne victorieuse, la destruction de cités ennemies, la soumission des vaincus, tandis que sur d’autres on ne remarque que des animaux de toute sorte, en particulier ces espèces de panthères dont le cou d’une longueur très exagérée entoure le godet central qui paraît être la partie la plus importante de la plaque, mais dont nous ne connaissons pas encore le but exact. Quoi qu’il en soit, ces plaques de schiste sculptées, qui sont de véritables œuvres d’art, paraissent être des objets votifs, comme les énormes masses d’armes votives en pierre, couvertes de bas reliefs, qui étaient déposées dans le temple d’Hieraconpolis.

Statue archaïque, à Turin
Fig. 88. Statue archaïque, à Turin
(d’ap. Petrie. Photographs, No 2).

Ces monuments sont en somme les premiers bas-reliefs égyptiens; c’est de la même époque que datent les premières œuvres de la statuaire, qui, bien que souvent un peu lourdes de forme, possèdent déjà la plupart des qualités des statues de l’Ancien Empire. Ces objets sont du reste assez rares: quelques statues de petites dimensions, de rois ou de particuliers, des statuettes d’hommes ou de femmes en ivoire, et des figurines en diverses matières, représentant des animaux.


Inscriptions

Parmi tous ces monuments, les plus importants pour nous, et de beaucoup, sont ceux qui portent des inscriptions. Les plus anciens documents écrits appartiennent aux premiers souverains ayant régné sur les deux parties du pays, et l’invention de l’écriture, qui est la caractéristique de l’époque thinite, ne semble pas avoir été de beaucoup antérieure à ces débuts de l’histoire égyptienne. Il ne s’agit pas encore de textes, à proprement parler, mais d’inscriptions très courtes donnant des noms, des titres, et la mention sommaire, au moyen de quelques signes seulement, d’événements importants. En la comparant à celle des époques suivantes, on voit que cette écriture est encore dans son enfance, mais en même temps on peut constater qu’elle a non seulement le caractère pictographique propre à toutes les écritures primitives, mais qu’elle possède déjà tous les éléments phonétiques et alphabétiques qui constituent le système hiéroglyphique. Les signes ne sont pas encore disposés suivant un ordre rigoureux, comme plus tard, mais ils sont déjà dessinés avec une précision remarquable, et ceux qui sont en usage à ce moment-là se modifieront à peine au cours des siècles. L’Egyptien, profondément artiste, avait trouvé, presque sans tâtonnement, semble-t-il, le type d’écriture qui lui convenait et auquel il devait se tenir pendant des milliers d’années.

Tablette en ébène
Fig. 89. Tablette en ébène
(d’ap. Petrie. Royal Tombs, I, pl. XV, no 16).

Les documents écrits de la période thinite appartiennent pour ainsi dire tous au roi lui-même ou à son entourage immédiat. Parmi les monuments royaux, il faut citer en première ligne les grandes stèles de pierre dressées sur les tombeaux et qui ne contenaient que le nom du roi en grands caractères; il en est de même des montants de porte de Kha-Sekhemouï au temple d’Hieraconpolis et des bas-reliefs du Sinaï où le nom accompagne seul la figure de Mersekha massacrant ses ennemis. De petites plaquettes en bois ou en ivoire, destinées à commémorer un événement, une victoire, une cérémonie religieuse ou une inauguration d’édifices, portaient, en plus des représentations figurées et du nom royal, un très court texte explicatif. Enfin, sur la grande plaque de schiste et les massues votives d’Hieraconpolis, il n’y a, à côté des représentations, que le nom du roi, qui se retrouve également, isolé, sur beaucoup de petits objets de toute espèce.

Empreinte de cylindre
Fig. 90. Empreinte de cylindre
(d’après Petrie. Royal Amenemhat III).

Chaque employé supérieur de l’administration avait son cachet officiel, cylindre gravé en creux, portant son titre et son emploi, à côté du nom du roi; ces cylindres servaient entre autres à sceller les produits dont les fonctionnaires avaient la surveillance, et ils étaient apposés sur les énormes bouchons d’argile fermant les grandes jarres où l’on conservait les provisions destinées au roi mort. Ces empreintes, qui sont le plus souvent encore très nettes, forment l’ensemble le plus important et le plus varié des inscriptions de l’époque thinite. C’est aussi, sans aucun doute, à des officiers royaux et à de grands personnages de la cour qu’appartenaient les nombreuses petites stèles portant simplement leur nom et indiquant la place de leur sépulture dans les dépendances des tombeaux royaux.

Protocole du roi Amenemhat III
Fig. 91. Protocole du roi Amenemhat III.

Ce n’est pas sous la forme d’un cartouche ovale, comme on a l’habitude de le voir dans tous les monuments depuis l’Ancien Empire, que se présente ici le nom du roi: il est renfermé dans un rectangle terminé dans le bas par un motif architectural et surmonté d’un faucon. Il est nécessaire, pour expliquer cette différence qui peut paraître étrange au premier abord, de jeter un coup d’œil sur la titulature complète des rois d’Egypte, à la bonne époque. A côté d’un nombre très variable d’épithètes pompeuses où la fantaisie des scribes se donne libre carrière, le protocole royal comporte cinq noms différents précédés chacun d’un titre spécial; ainsi la titulature complète d’Amenemhat III, un des derniers rois de la XIIme dynastie (fig. 91), se présente de la façon suivante:

Le premier de ces titres, celui dans lequel le faucon surmonte un édifice où est gravé le nom, représente le nom sacré du roi, son nom d’Horus, celui par lequel il affirme sa descendance divine, sa qualité d’héritier légitime du dieu fondateur de la monarchie. Les deux suivants ont moins d’importance et paraissent rarement isolés en dehors du protocole complet. Quant aux deux derniers, avec les noms renfermés dans des cartouches, ce sont, à l’époque classique, les vrais titres officiels du roi, les seuls employés couramment pour désigner le pharaon: l’un, que nous avons l’habitude d’appeler le prénom, est surmonté du double titre «roi de la Haute et roi de la Basse Egypte»; c’était le nom que se donnait le roi au moment de son couronnement, tandis que son ancien nom de prince royal, son nom de famille en quelque sorte, trouvait place dans le dernier cartouche, avec l’épithète «fils du soleil», qui fait ressortir une fois de plus le caractère divin ou semi-divin de la royauté. Tous ces titres n’ont ni la même origine ni la même ancienneté. Le premier en date est aussi le premier de la série, le nom d’Horus; jamais, sur leurs monuments, les premiers rois de la première dynastie ne sont désignés par un autre nom que celui qui, enfermé dans le rectangle qui figure le palais royal, est surmonté du faucon, image du dieu Horus. Le souverain n’est donc pas appelé à l’origine «le roi d’Egypte un tel» mais «l’Horus un tel»; plus tard, sous la IIme dynastie, certains rois qui étaient sans doute originaires de la Basse Egypte tentèrent, comme le fit Perabsen, de remplacer le faucon par l’animal typhonien Set, et se nommèrent alors «le Set un tel» (fig. 93); d’autres enfin réunirent les deux emblèmes divins, comme Kha-Sekhemouï qui se donne le titre de: «Horus-Set-Kha-Sekhemouï» (fig. 94).

Noms de rois de la Ire dynastie
Fig. 92. Noms de rois de la Ire dynastie.
Nom des rois Perabsen, Kha-Sekhemouï et Den-Setouï
Fig. 93. Nom du roi Perabsen.
Fig. 94. Nom du roi Kha-Sekhemouï.
Fig. 95. Nom du roi Den-Setouï.

Dès l’origine, cependant, les rois prirent le titre de «maître des diadèmes du Sud et du Nord», titre qui vient se placer à côté du premier, mais n’est pas accompagné d’un nom nouveau. Enfin, à partir du milieu de la Ire dynastie, nous voyons apparaître un second nom tout à fait différent de l’autre, avec le titre de «roi de la Haute et de la Basse Egypte» (fig. 95). Ce nom n’est pas encore enfermé dans un cartouche, comme cela aura lieu plus tard. Quant aux deux autres titres, celui de «Horus d’or», ou de «Horus vainqueur», et celui de «fils du soleil», ils ne paraissent que beaucoup plus tard, dans le courant de l’Ancien Empire.

Dans les listes royales d’époque postérieure, les pharaons, même les plus anciens, sont toujours désignés par leurs noms de rois de la Haute et de la Basse Egypte, jamais par leurs noms d’Horus. Or les monuments de l’époque ne nous donnent la concordance entre les deux noms que pour trois rois de la Ire dynastie: Den-Setouï (Ousaphaïs), Azab-Merbapa (Miebis) et Mersekha-Semempsès. Pour tous les autres rois thinites, nous n’avons que le nom d’Horus, ce qui rend leur assimilation assez difficile; néanmoins, on est arrivé à les grouper de façon assez satisfaisante.

C. CIVILISATION

L’organisation de la royauté, l’invention de l’écriture, les débuts de l’architecture, le développement des arts et de l’industrie marquent un progrès immense de l’époque thinite sur la période précédente, une transformation radicale dans l’état général du pays. Après avoir étudié les monuments, il nous reste à passer aux conclusions que nous pouvons en tirer quant à ce nouveau stage de la civilisation.


Royauté

Le roi est un Horus, donc non seulement un monarque de droit divin ou un représentant du dieu sur la terre, mais un roi-dieu, planant en quelque sorte au-dessus de l’humanité. Tout lui appartient ici-bas, tout gravite autour de lui. Détenteur du pouvoir spirituel aussi bien que du pouvoir temporel, il organise le culte des dieux, ses pères et ses frères, il commence à leur faire construire de vrais temples au lieu des petits édicules en bois entourés d’une enceinte ou des huttes en branchages qui sont encore presque partout les sanctuaires des diverses divinités. Quant à lui-même, il habite des palais dont le cadre qui entoure son nom nous a conservé une image sommaire et, après sa mort, il repose dans un tombeau somptueux, entouré d’un monceau de provisions pour l’éternité. Les membres de sa famille paraissent à peine à côté de lui.


Tribus

La présence, à côté du roi, dans les grandes cérémonies, des enseignes symboliques du faucon, du chacal, de l’ibis, semble indiquer que les anciennes tribus subsistent toujours, non plus indépendantes, mais devenues vassales de la couronne. Cependant ces emblèmes pourraient aussi être de nature purement religieuse et s’appliquer à des divinités plutôt qu’à des groupements de la population.


Fonctionnaires

Autour du roi se trouvaient une quantité de fonctionnaires, depuis ceux qui étaient attachés à la personne même du souverain, le porte-sandales et le porte-éventail, jusqu’aux chefs artisans qui semblent avoir eu une position privilégiée. Puis venaient tous ceux qui étaient préposés aux domaines royaux, qui surveillaient l’emmagasinage des récoltes et dont les sceaux étaient apposés sur les bouchons des jarres à provisions. Tous ces personnages forment l’entourage immédiat du roi et se font enterrer à côté de lui, parfois même dans les dépendances de la sépulture royale. Comme leur souverain, ils perpétuent le souvenir de leur tombeau par une stèle placée au-dessus, en évidence, stèle où leur nom seul est sommairement gravé sur une pierre à peine dégrossie.


Peuple

C’est dans les centres, et particulièrement autour du roi, que nous pouvons suivre le développement de cette civilisation nouvelle: jusqu’à quel point put-elle pénétrer dans la masse même de la population, chez les habitants des campagnes? Les tombeaux de ceux-ci, disséminés le long des coteaux de sable qui bordent la vallée, comme ceux de leurs prédécesseurs, nous montrent à quoi nous en tenir à ce sujet et, somme toute, nous voyons qu’à part quelques modifications de détails, la situation du peuple n’a guère changé. Si les habitants du pays revêtent maintenant leurs tombeaux de briques, ils les creusent toujours aux mêmes endroits et leur donnent à peu près les mêmes dimensions qu’auparavant. Le mobilier funéraire est le même, à peine un peu modernisé quant à la forme des vases; les outils et les armes ne sont pas modifiés et ce n’est encore que rarement qu’on voit paraître des objets de cuivre à côté des silex taillés toujours en usage.

Comme jadis, les habitants des campagnes ne se préoccupaient guère des progrès de l’écriture ou de l’architecture, et vivaient de chasse et de pêche, d’élevage et d’agriculture. Le cuivre fournissait aux pêcheurs un nouvel engin, le petit hameçon, mais il changeait à peine l’armement des chasseurs. L’agriculture était en progrès, sans doute grâce aux efforts de l’administration royale. Le roi possédait-il lui-même des champs de blé et d’orge d’où il tirait ses approvisionnements ou les abandonnait-il aux cultivateurs moyennant une forte redevance en nature, c’est ce dont nous ne pouvons nous rendre compte; peut-être y avait-il des terres de la couronne et des terres privées, comme ce devait être le cas plus tard. En tous cas le roi possédait des jardins spéciaux, enclos de murs, qui étaient l’objet d’une surveillance particulière, et où l’on cultivait entre autres la vigne. Les employés du gouvernement apportaient aussi un soin particulier aux irrigations, notaient avec soin la cote exacte de chaque crue du Nil, et faisaient creuser les premiers canaux.

Les artisans, les gens de métier, vivaient surtout dans les centres, mais les habitants des campagnes fabriquaient eux-mêmes les objets dont ils avaient besoin, en particulier ce qui concernait le vêtement. Pendant que les hommes s’occupaient de chasse, de pêche et des travaux des champs, les femmes se chargeaient de filer et de tisser la toile.


Commerce extérieur

La plupart des matières premières qu’employaient les Egyptiens provenaient du pays même, mais d’autres devaient être cherchées plus loin, souvent à de grandes distances. Ainsi certaines pierres dures, employées pour fabriquer des vases ou des objets d’ornement, ne se trouvent que dans des montagnes situées en plein désert; il en est de même de l’or. Le roi envoyait-il des expéditions pour recueillir ces matières précieuses, ou bien les nomades les apportaient-ils jusqu’en Egypte, il nous est impossible de le savoir. Le cuivre venait de plus loin vers le sud, et des gisements de turquoises, comme ceux du Sinaï, étaient déjà exploités par les Egyptiens; peut-être aussi le commerce extérieur en amenait-il dans le pays des quantités plus ou moins considérables.

L’obsidienne employée en Egypte provient de l’île de Milo, dans l’Archipel, et ce fait montre qu’il continuait à y avoir entre les deux peuples, malgré l’obstacle que leur opposait la mer, des relations suivies; la présence de poterie égéenne dans les tombeaux royaux d’Abydos est une preuve de plus du commerce qui se faisait à cette époque sur la Méditerranée.

La similitude très marquée qui existe entre certains objets de la Chaldée primitive et les monuments de l’Egypte thinite a fait envisager par certains savants la possibilité d’une origine commune des deux races. Cette hypothèse, comme je l’ai dit plus haut, doit sans doute être abandonnée, car la civilisation égyptienne est certainement originale et africaine. Les infiltrations sémites qui ont pu se produire dans la vallée du Nil sont beaucoup moins importantes qu’il ne le paraissait d’abord et il se peut fort bien qu’elles soient dues uniquement à des relations commerciales entre l’Egypte et les pays de l’est et du sud-est, par la mer Rouge. Ainsi des voyageurs, des commerçants peuvent avoir apporté d’Egypte en Chaldée ou de Chaldée en Egypte, des cylindres servant de sceaux, et cette nouveauté ayant été appréciée, la mode s’en sera répandue facilement; rien du reste ne prouve que l’usage du cylindre ait été inventé en Mésopotamie plutôt que dans la vallée du Nil. Il en est de même de certains petits vases à parfums, spécialement de ceux à formes animales.

Quant à la question de l’écriture, qui a été invoquée comme preuve de l’origine commune des deux plus anciennes civilisations de l’Orient, elle n’est pas suffisamment concluante. La première écriture d’un peuple sortant de la barbarie est nécessairement pictographique, aussi peut-elle avoir débuté indépendamment dans les deux pays; en effet les signes hiéroglyphiques qui en Babylonie et en Egypte se ressemblent, n’ont pas la même valeur phonétique, et appartiennent à deux langues très différentes. Là l’écriture primitive se transforme rapidement, devient linéaire, puis cunéiforme, tandis qu’en Egypte elle reste pendant des milliers d’années une écriture hiéroglyphique.

Chien en ivoire
Fig. 96. Chien en ivoire
(d’ap. de Morgan. Rech. sur les orig. de l’Egypte, II, fig. 698).

La Pyramide à degrés de Saqqarah
Fig. 97. La Pyramide à degrés de Saqqarah.

CHAPITRE V

ANCIEN EMPIRE
(De 3400 à 2200 av. J.-C. environ.)

Ce nom d’Ancien Empire, adopté dans un temps où l’on considérait comme légendaires les deux dynasties thinites, s’applique à toute la période où l’Egypte fut gouvernée par des rois du nord, Memphites ou Héliopolitains, période de paix et de prospérité pour le pays qui atteint peu à peu un très haut degré de développement dans tous les domaines. C’est une succession de rois sages et puissants, dont l’autorité n’est pas discutée et dont la politique consiste, non à chercher au dehors des conquêtes et des aventures, mais à augmenter la richesse du pays par ses propres moyens, en utilisant et en développant toutes ses forces naturelles, autant celles du sol que celles de ses habitants.

A. HISTOIRE

L’Ancien Empire occupe dans l’histoire un laps de temps de 1200 ans environ, et se place approximativement, puisque nous ne pouvons donner de date exacte et que nous sommes obligés, dans le domaine chronologique, de nous en tenir à des à peu près, entre 3400 et 2200 avant notre ère; quatre dynasties se succèdent, puis vient une chute brusque, une période de luttes intérieures, l’époque féodale, pendant laquelle se prépare l’avènement du Moyen Empire thébain.


IIIe dynastie

Nous avons vu se produire, au cours de la IIme dynastie un certain flottement; le royaume du nord, absorbé par Ménès et ses successeurs, se ressaisit peu à peu et cherche à reprendre les rênes du pouvoir. Après de longs efforts, les princes memphites arrivent à supplanter leurs suzerains et à coiffer eux-mêmes la double couronne; il ne semble pas y avoir eu de révolution ni de luttes sanglantes, la transition est trop lente pour avoir été brutale et c’est sans doute en suite d’une série d’alliances qu’une des familles finit par supplanter l’autre. Les rois memphites se considèrent comme les héritiers directs et légitimes des rois thinites. Loin de renier leurs prédécesseurs, ils continuent leur œuvre et prennent leurs titres sans aucune modification; ils deviennent des Horus et non, comme on pourrait le croire, des Set, et se donnent également les titres de «maître des diadèmes du Sud et du Nord» et de «roi de la Haute et de la Basse Egypte». Ce dernier titre est suivi d’un nom spécial, qui n’est pas encore enfermé dans un cartouche. Rien n’est changé, ni dans l’organisation du pays, ni dans les mœurs; c’est encore la période de transition dans laquelle rentrent également les rois thinites de la IIme dynastie et les rois memphites de la IIIme, si intimement liés malgré la différence de leur origine qu’il est souvent difficile de distinguer sur les monuments contemporains ce qui appartient aux uns plutôt qu’aux autres.

Manéthon donne pour la IIIme dynastie neuf rois avec 214 ans de règne, mais ses transcriptions de noms sont très fantaisistes et il est difficile de les identifier avec les noms des neuf ou dix souverains que nous connaissons d’après les monuments, et qui appartiennent certainement à cette époque. Aucun événement saillant ne marqua le règne de la plupart de ces rois, sauf une invasion libyenne sous le premier de ceux-ci, le Nekherôphès des Grecs, le Babaï des listes, invasion qui se termina, dit-on, par l’apparition d’un phénomène céleste devant lequel les Libyens reculèrent épouvantés, sans combat. Les Egyptiens des époques postérieures avaient cependant conservé très vivant le souvenir de certains de ces souverains, Nebka, Djeser-Teta, Houni, mais surtout du plus important d’entre eux qui est, à n’en pas douter, le vrai fondateur de l’Empire memphite, Tosorthros, celui de Djeser qui porte le nom d’Horus Nouterkha; auteur de livres scientifiques, il s’appliqua surtout à développer l’écriture et l’architecture, et nous pouvons constater le bien-fondé de cette légende car nous avons en effet de lui des constructions très importantes, comme la pyramide à degrés de Saqqarah, le plus ancien de ces immenses monuments funéraires, et, immédiatement après son règne, les premières grandes stèles tombales couvertes de textes. En outre la tradition lui attribuait certaines fondations pieuses, comme l’organisation du culte d’Isis à Philae, que relate tout au long une stèle de basse époque dans l’île de Sehel. Cette figure bien réelle du roi Djeser domine et éclaire toute la IIIme dynastie qui sans elle serait une des plus inconsistantes et des moins connues de toute l’histoire d’Egypte.


IVe dynastie

Le passage d’une dynastie à l’autre s’opéra sans secousse, naturellement; comme le dit un texte littéraire très ancien: «En ce temps-là, la Majesté du roi Houni arriva au port (c’est-à-dire mourut) et la Majesté du roi Snefrou s’éleva en roi bienfaisant, sur la terre entière»; c’est une famille nouvelle recueillant l’héritage d’une famille parente qui s’éteint. Les huit rois de cette dynastie, qui, toujours d’après Manéthon, occupèrent le trône pendant 284 ans, nous ont laissé des témoins indestructibles de leur puissance, les pyramides, l’effort architectural le plus gigantesque qui ait jamais été tenté.

Bas-relief de Snefrou au Sinaï
Fig. 98. Bas-relief de Snefrou au Sinaï
(d’après J. de Morgan. Recherches sur les origines de l’Egypte, I, fig. 594).

Avec le premier de ces rois, Snefrou, commence une période de grande prospérité pour l’Egypte; les tombeaux des simples particuliers deviennent de véritables monuments, et lui-même se fait construire deux pyramides. La richesse est très grande dans le pays, conséquence d’une administration sage et prévoyante, et les arts ne tâtonnent plus, ayant atteint l’expression parfaite dont ils ne s’écarteront plus guère. De son œuvre personnelle, nous savons peu de chose, sinon qu’il organisa de façon définitive l’exploitation des mines du Sinaï, fortifiant ainsi la marche orientale de l’Egypte contre les incursions des bandes sémites de la Syrie méridionale.

Khéops
Fig. 99. Khéops
(d’après Petrie. Abydos, II, pl. XIV).

Son successeur, Khéops ou Khoufou, continua son œuvre et fut plus puissant encore. Le travail colossal nécessité par la construction de sa pyramide avait rendu son nom légendaire, et les Grecs voyaient en lui un tyran qui avait écrasé son peuple de corvées, tandis que les Egyptiens vénéraient son souvenir, que son culte funéraire se perpétuait et qu’il fut toujours considéré comme un des plus grands rois d’Egypte. Il fonda des temples et continua d’encourager les travaux miniers au Sinaï.

Dadefra — Fouilles d’Abou-Roash
Fig. 100. Dadefra — Fouilles d’Abou-Roash — Louvre
(photographie de M. E. Chassinat).
Khéfren
Fig. 101. Khéfren
(photogr. de E. Brugsch-Pacha).

Après la mort de Khéops des compétitions s’élevèrent dans sa famille, et son premier successeur, Dadefra (Ratoïses), fut renversé après un règne plus ou moins long, sa pyramide fut rasée, ses statues mises en miettes, sa mémoire effacée presque complètement. Le frère de ce dernier, Khefren ou Khafra, monta alors sur le trône, et si nous ne savons rien de son œuvre pendant son long règne, nous avons du moins de lui des monuments extrêmement remarquables, sa pyramide, le grand sphinx de Giseh et des statues qui sont de pures merveilles. La légende transmise par Hérodote dit que lui aussi fut considéré comme un tyran odieux et que, comme son père Khéops, sa dépouille mortelle fut arrachée de son tombeau et mise en pièces par le peuple révolté, mais cette légende ne repose sur aucune base sérieuse.

La grande pyramide et le sphinx de Gizeh
Fig. 102. La grande pyramide et le sphinx de Gizeh.
Mycérinus
Fig. 103. Mycérinus
(d’après Maspero. Musée Egyptien I, pl. IX).

Puis vint Menkaoura, le Mycérinus des Grecs, dont la réputation de justice et de piété se perpétua jusqu’à la fin de l’empire pharaonique; lui aussi se fit construire une pyramide et sculpter des statues splendides, et continua l’exploitation des mines du Sinaï. Il fut le dernier grand roi de sa race, ses successeurs nous sont à peine connus, et la IVme dynastie finit sans que nous puissions nous rendre compte de quelle manière; sans doute des rois incapables se virent peu à peu supplanter par des personnages plus énergiques, plus populaires et disposant d’un parti puissant. Un oracle avait prédit à Khéops que sa famille allait disparaître et qu’après quelques générations une race nouvelle, race d’origine divine, issue de Râ lui-même, le dieu-soleil, monterait sur le trône à sa place. S’inclinant devant la volonté divine, Khéops n’avait même pas songé à détruire pendant qu’ils étaient faibles encore, les premiers représentants de cette famille qui devait déposséder la sienne.


Ve dynastie

Avec l’avènement de ces nouveaux rois, originaires d’Héliopolis — et non d’Eléphantine, comme le dit Manéthon, — qui se considèrent comme engendrés par le dieu-soleil lui-même et adoptent définitivement dans leur protocole le titre jusqu’alors peu employé de «fils de Râ», le caractère théocratique de la royauté s’accuse de plus en plus. C’est le triomphe des prêtres d’Héliopolis, métropole religieuse de la Basse Egypte, les vrais fondateurs de la religion égyptienne, qui en arrivent à grouper autour de leur dieu-soleil tous les dogmes locaux d’origine si disparate, et à constituer un ensemble homogène, acceptable pour tous les Egyptiens. Non contents de cette centralisation religieuse, ils réussissent à mettre la main sur le pouvoir temporel, avec les neuf rois de la Vme dynastie qui, au dire de Manéthon, régnèrent pendant 218 ans, et même après ce temps, ces prêtres du soleil surent garder pendant de longs siècles une influence prépondérante sur le pouvoir civil.

Neouserra
Fig. 104. Neouserra
(d’après Maspero. Musée Egyptien, I, pl. X).

Ouserkaf fut le premier de sa race; sans doute il dut réorganiser l’administration sur de nouvelles bases, et si nous savons peu de choses de lui, nous connaissons mieux ses successeurs qui continuèrent son œuvre. Sahoura d’abord, puis Neferarkara et Shepseskara, plus tard Neouserra-An, Menkaouhor et Dadkara-Assa. Tous sont des monarques puissants et d’une activité qui s’étend d’un bout à l’autre du royaume et même au delà de ses frontières: ils contiennent les hordes libyennes et soudanaises qui cherchent à s’introduire dans le pays, ils envoient dans le sud de la Palestine des expéditions devant leur assurer la suprématie effective sur des voisins instables qui pouvaient devenir menaçants, ils reprennent de façon suivie les exploitations minières du Sinaï, ils entretiennent sur la mer une flotte imposante qui doit servir en même temps à développer le commerce égyptien et à imposer le respect des pharaons dans les pays avoisinants. A l’intérieur, ils construisent des pyramides qui, pour être moins colossales que celles de leurs devanciers, leur sont supérieures au point de vue de la décoration, et des temples monumentaux comme ceux qu’ils dédièrent au soleil dans les environs de leur capitale. D’une manière générale, leur administration, dont nous ne connaissons pas les détails ni même le programme particulier, fut bienfaisante pour le pays dont la prospérité augmente de plus en plus; la paix et l’ordre règnent dans toute la vallée du Nil. Les prêtres exercent une influence considérable et tous les hauts fonctionnaires se rattachent de près ou de loin au sacerdoce; ils semblent du reste avoir travaillé non pas dans un but d’accaparement, mais pour le bien général du pays.

Le dernier roi de la dynastie, Ounas, n’est pas l’un des moins importants et des moins puissants, et il termine dignement la série des princes de sa famille; c’est sans doute parce qu’il n’eut pas de descendants directs que le pouvoir passa après lui en d’autres mains, et non ensuite d’un bouleversement politique.


VIe dynastie

Les rois memphites qui succèdent directement aux héliopolitains continuent leur œuvre, mais moins brillamment pour commencer, semble-t-il, car nous ne savons presque rien de Teti et d’Ouserkara, les deux premiers souverains d’une famille qui, d’après Manéthon, compta six rois et 203 ans de règne. Après eux vient une courte période de gloire sur laquelle nous sommes admirablement renseignés par de nombreux monuments, et surtout par les biographies de certains hauts fonctionnaires comme Ouna et Herkhouf, période que domine le roi Pepi I, un des plus célèbres parmi les pharaons: son activité est intense, il fait construire et travailler sur tous les points de l’Egypte et son nom se retrouve à Tanis, à l’extrême nord du Delta, aussi bien que sur les rochers de granit de la Ire cataracte, dans les mines du Sinaï comme dans les carrières du Ouadi-Hammamat. Il s’occupe lui-même de l’administration de la justice et des missions spéciales à donner aux plus capables de ses sujets; il multiplie les décrets établissant les droits des grands sanctuaires et instituant des fondations pieuses; il rassemble une armée et des vaisseaux pour écraser les nomades asiatiques redevenus menaçants et envoie des expéditions en Nubie pour assurer la suprématie de l’Egypte sur le Haut Nil.

Pepi I
Fig. 105. Pepi I
(d’ap. Quibell. Hieraconpolis, II, pl. LI).
Merenra
Fig. 106. Merenra
(d’ap. Quibell. Hieraconpolis, II, pl. LV).

Ses successeurs voulurent continuer son œuvre, mais son fils aîné Merenra mourut jeune, et son autre fils Pepi II, qui eut un règne de 95 ans, ne se montra pas à la hauteur de la situation, et la déchéance du pouvoir central s’accusa rapidement. Deux ou trois rois réussirent pendant quelque temps encore à maintenir le sceptre entre leurs mains, puis disparurent après des règnes sans gloire, et avec eux prit fin cette suite de familles puissantes et énergiques qui avait amené l’Egypte à un si haut point de civilisation.


La fin de l’empire memphite

Ici commence une période très obscure, pour laquelle Manéthon continue sa classification méthodique: C’est d’abord la VIIme dynastie, qui représente sans doute un court interrègne, avec ses 70 rois ayant régné pendant 70 jours, puis la VIIIme avec 27 rois memphites qui régnèrent 146 ans, rois dont l’histoire nous a à peine conservé quelques noms. Le déclin, ou plutôt la chute du pouvoir royal est donc extraordinairement brusque, surtout si l’on songe que cette chute n’a pas été déterminée par une invasion, une conquête ou une révolution brutale; la cause en est simplement dans le fait que les rois memphites exercèrent un pouvoir tout pacifique et n’eurent jamais à s’appuyer sur une force militaire. Quelques troupes peu nombreuses de mercenaires nubiens suffisaient pour maintenir l’ordre, et quand il s’agissait d’une expédition au dehors, les grands seigneurs amenaient chacun son petit contingent et l’on en formait à la hâte une armée hétéroclite bien suffisante contre les barbares plus mal organisés encore. Nous avons peine à comprendre que des rois aient pu pendant plus de mille ans, sans armée, faire brillante figure et accomplir une œuvre aussi importante que les pharaons de l’Ancien Empire; c’est une preuve remarquable de l’excellence d’un gouvernement sage et droit, et de la puissance morale de tous ces souverains.

Ce système constituait cependant un danger permanent, et il était à prévoir qu’à la première occasion favorable les grands seigneurs locaux qui devaient fournir leurs contingents à la couronne, dans certaines occasions, chercheraient à profiter de cette force qu’ils avaient toujours sous la main, pour se rendre indépendants et pour s’emparer eux-mêmes du pouvoir. La féodalité s’était constituée ainsi peu à peu, guettant le moment où elle pourrait secouer cette autorité morale qui pesait sur les princes des nomes et les réunissait, et c’est probablement déjà à la fin du règne de Pepi II que ceux-ci commencèrent à s’affranchir. Les plus puissants, apparentés sans doute à la famille royale, se proclamèrent rois, groupant autour d’eux des seigneurs de moindre importance, et ainsi les Memphites, les souverains légitimes, ne conservèrent plus que le Delta, tandis qu’à côté d’eux s’élevaient deux nouvelles dynasties, la IXme d’Héracléopolis, comprenant toute la Moyenne Egypte, et la Xme qui est thébaine plutôt qu’héracléopolitaine, comme le voudrait Manéthon, et qui absorba la Haute Egypte. De là des luttes qui durèrent deux siècles au moins, donnant l’avantage tantôt aux uns, tantôt aux autres. Puissamment secondés par les princes de Siout, les rois héracléopolitains, les Khiti, les Kamerira l’emportèrent le plus souvent, mais durent aussi s’effacer parfois devant une campagne heureuse d’une des maisons rivales, comme celle qui permit au memphite Neferkara de s’installer pour un temps à Koptos. Enfin les Thébains, les Antef et les Mentouhotep, finissent par écraser leurs compétiteurs et réalisent à nouveau l’unité politique du pays; c’est une ère nouvelle qui commence, le Moyen Empire qui remplace l’Ancien.

B. MONUMENTS

Les restes qui nous sont parvenus de l’Ancien Empire sont autrement importants en nombre, en grandeur et en beauté, que ceux de la période précédente. Les inscriptions sont nombreuses, souvent très développées, et, placées à côté des innombrables représentations figurées, elles nous permettent de pénétrer plus profondément dans la connaissance de la vie des Egyptiens; nous n’en sommes plus réduits à des suppositions, nous les voyons agir, nous les entendons parler, et une rapide revue des monuments découverts nous permettra de nous faire une idée d’ensemble de ce qu’était leur civilisation.


Architecture

Les progrès de l’architecture furent extrêmement rapides, surtout aux débuts de l’empire memphite; nous avons vu, à la fin de la période précédente, le système de construction en briques et bois, avec couverture en bois; au commencement de la IIIme dynastie, les architectes connaissent la voûte et l’emploient avec succès, puis ils se mettent à la recherche de matériaux plus solides et plus durables que la brique crue, et adoptent la pierre, au moins pour celles de leurs constructions qui avaient pour eux le plus d’importance, les tombeaux et les temples. Tout de suite ils se montrent passés maîtres dans cette technique nouvelle et semblent se jouer des difficultés avec une hardiesse et une aisance incroyables: dès la IVme dynastie, on ne trouve déjà pour ainsi dire plus un édifice religieux ou funéraire en briques. La dimension des matériaux permettant aux architectes de revenir à l’ancien système de couverture plate, ils inventent le pilier et l’architrave qui leur donnent la facilité de couvrir des espaces très considérables; enfin sous la Vme dynastie paraît la colonne proprement dite, avec toutes ses variétés. Les constructeurs ne se bornent pas à assembler leurs matériaux avec une précision et une exactitude remarquables, ils en calculent aussi en une certaine mesure la résistance et s’entendent très bien à répartir également la pression des masses.

Colonnes palmiforme et papyriforme
Fig. 107 et 108. Colonnes palmiforme et papyriforme
(d’apr. Borchardt. Sahuré, p. 44; Ne-user-Ré, p. 64).
Fig. 109. Colonne lotiforme — Abousir
(photogr. de E. Brugsch-Pacha).

Les constructions civiles, palais, maisons, magasins, étaient des édifices légers, en briques, en bois, ou même en terre pilée, qui tous ont disparu sans laisser de traces. En fait d’architecture militaire, nous n’avons guère que des forteresses comme celles d’Elkab et d’Abydos, vastes quadrilatères formés par d’épaisses murailles de briques crues, qui du reste ne sont pas datées de façon certaine.


Temples

Quant aux édifices religieux, les rois de l’Ancien Empire en avaient construit un peu partout, et avaient remplacé les petits sanctuaires primitifs par des constructions en pierre déjà très développées comme plan; ces temples furent constamment remaniés, agrandis et embellis au cours des âges, souvent même démolis pour être entièrement reconstruits, aussi ne trouvons-nous plus guère que les arasements ou les fondations des constructions originales, comme c’est le cas à Hieraconpolis, à Abydos et à Memphis, ou encore des débris de murailles couverts de bas-reliefs, comme les fragments de la chapelle de Djeser à Héliopolis. Ce qui reste de ces temples suffit néanmoins pour nous montrer que chacun avait son caractère spécial, approprié aux besoins du culte local, et qu’on n’avait pas encore adopté, comme cela eut lieu plus tard, un type uniforme pour tous les édifices cultuels.

Le temple du soleil à Abousir
Fig. 110. Le temple du soleil à Abousir
(d’apr. Borchardt. Das Re-Heiligtum des Kgs. Ne-Woser-Re, pl. I).

Parmi tous ces modèles divers de temples, le plus original était celui qui était consacré à Râ, le dieu-soleil d’Héliopolis: il consistait en un énorme obélisque, lourd et trapu, monté sur la plateforme d’un grand massif rectangulaire, tous deux en maçonnerie; un escalier ménagé dans l’épaisseur du socle permettait d’atteindre la plateforme. Sur le devant se trouvait un grand autel pour les offrandes, des cours avec bassins destinés à des ablutions, et, dans un coin, une petite chapelle précédée de deux stèles. Autour de tout cet ensemble, un mur de pierre formait une enceinte rectangulaire, et un chemin couvert descendait directement à la vallée, reliant le temple lui-même à un portique monumental. Ici le dieu n’est pas dissimulé au fond d’un sanctuaire accessible à quelques initiés seulement, comme c’est généralement le cas en Egypte; il domine tout le temple de sa masse imposante, car c’est l’obélisque lui-même qui est le symbole du dieu-soleil.

Tous les rois de la Vme dynastie, les fils de Râ, tinrent à honneur de consacrer à leur divin père un sanctuaire semblable, près de leur capitale, à deux pas de leurs pyramides. Nous en connaissons au moins cinq de nom; un seul nous est conservé, en ruines il est vrai, mais en ruines encore très lisibles; c’est celui de Neouserra, mis au jour par une mission allemande, près d’Abousir. Pour donner une idée de ses dimensions, nous dirons que l’enceinte mesure plus de 100 mètres de long. En outre cet étrange sanctuaire était accompagné d’une reproduction monumentale, en briques crues, de la barque solaire, qui n’a pas moins de 28 mètres de long, bateau fantastique qui semble naviguer sur les sables du désert.

Les fouilles exécutées à Abydos par une société anglaise, sous la direction de M. Ed. Naville, ont révélé un temple tout différent et sans doute plus ancien, le sanctuaire souterrain d’Osiris: ici la pièce principale, couverte de dalles de granit supportées par des piliers énormes, sans aucune décoration, consistait en une vaste plateforme isolée du reste du monument par un fossé plein d’eau. Cette disposition si particulière correspondait bien aux nécessités des mystères du grand dieu des morts, avec leurs processions nautiques et leurs illuminations.

Je ne sais trop si c’est parmi les édifices du culte qu’il faut ranger un édifice plus étrange encore, unique en son genre, qui date probablement de la IIIme dynastie et a été découvert par une mission italienne, à Héliopolis même: c’est une construction circulaire embrassant un espace dont le rayon est de 300 mètres, une sorte de gigantesque anneau de 40 mètres d’épaisseur, en briques crues, percé à l’intérieur de cinq nefs longitudinales supportées par des piliers et des piédroits. L’usage de ce monument nous est absolument inconnu.


Mastabas

Pour l’architecture funéraire nous sommes mieux renseignés, étant en possession d’une quantité considérable de tombeaux qui sont le plus souvent dans un état de conservation remarquable, et nous pouvons suivre pas à pas les améliorations, les modifications apportées dans ce genre de constructions faites en vue de l’éternité. Le but des Egyptiens était de s’assurer après la mort un lieu de repos qui fût pour eux le gage et la condition de la vie éternelle, et ils sacrifiaient volontiers le bien-être de leur existence terrestre, étape provisoire, à la perpétuation de leur âme et de leur double; ce but, ils l’obtenaient en partie par la connaissance des formules magiques qui faisaient d’eux les égaux des dieux, en partie aussi en préservant des atteintes du temps et des hommes leur corps physique, qui restait le support de leur être immatériel. Plus le tombeau était profond, plus son entrée était dissimulée et obstruée, plus grandes aussi étaient les chances de conservation pour la momie. L’ombre du mort, son double, son ka, comme disaient les Egyptiens, pouvait alors continuer à vivre dans la tombe, mais il lui fallait l’image des aliments réels pour se nourrir, la représentation des scènes de la vie usuelle pour se délasser ou tout au moins pour s’occuper; à cet effet on prit à un certain moment le parti de sculpter sur certaines parties des monuments funéraires ces figurations si variées qui sont pour nous ce qu’elles étaient sans doute pour les morts, une image fidèle de la vie des anciens Egyptiens.

Les rois sont d’essence divine, par conséquent très au-dessus des hommes, et il est naturel que leurs tombes ne soient pas disposées de la même manière que celles de leurs sujets; nous avons donc dans l’architecture deux groupes, celui des tombes privées et celui des tombes royales, issus de conceptions un peu différentes du sort de l’âme après la mort et qui se développent parallèlement, mais indépendamment l’un de l’autre.

Plan d’un mastaba de la IVe dynastie
Fig. 111. Plan d’un mastaba de la IVe dynastie
(d’apr. Mariette. Monuments divers, pl. XVI).

Pour les tombeaux des particuliers, nous avons vu à la fin de l’époque thinite la fosse primitive tapissée de briques et flanquée d’un escalier d’accès. Sous la IIIme dynastie, ce plan se développe encore; on ajoute volontiers quelques petites chambres souterraines pour servir de magasins, et au lieu de ne faire qu’amonceler un tas de terre ou de sable sur la couverture du caveau, on commence à construire un massif de maçonnerie. Dès lors la chambre funéraire s’enfonce plus profondément sous terre, la descenderie en escalier est peu à peu remplacée par un puits vertical. Ces massives constructions extérieures qui sont la caractéristique des tombes privées de l’Ancien Empire, sont de forme allongée, rectangulaire, d’une hauteur moyenne, et les Arabes, les comparant aux bancs de briques sur lesquels ils s’installent, à la porte de leurs maisons, les ont appelés mastabas (bancs), mot qui a passé dans le vocabulaire archéologique.

Fausse-porte de Nefer-Seshem-Ptah
Fig. 112. Fausse-porte de Nefer-Seshem-Ptah
(d’apr. une photogr.; cf. Capart. Une rue de tombeaux, pl. XCIV).

Les plus anciens de ces mastabas sont en briques crues, et à peine plus grands que les chambres funéraires qu’ils abritent, mais leurs dimensions augmentent rapidement. Sur la face est — car ces tombeaux sont orientés à peu près exactement — se creusent une ou deux niches qui sont censées être les portes de la tombe, par lesquelles l’âme peut rester en quelque sorte en communication avec les vivants et revenir de temps à autre se promener sur terre; c’est là que se font les cérémonies du culte funéraire, là qu’on apporte au défunt les offrandes alimentaires. Nue à l’origine, cette niche s’orne très anciennement déjà de montants et de linteaux en pierre, sur lesquels on grave le nom et les titres du mort avec une courte formule le plaçant sous la protection des dieux; ainsi se forme peu à peu le type de la «fausse-porte», modèle courant de la stèle funéraire sous l’Ancien Empire. Cette niche-stèle ou stèle fausse-porte constitue donc à elle seule une chapelle funéraire en miniature; dès la fin de la IIIme dynastie on accentue son caractère, soit en la dissimulant derrière un mur qui court le long de la façade est du mastaba et forme devant elle un long couloir étroit, soit en la repoussant un peu plus profondément dans l’intérieur du massif de briques, au fond d’une chambre minuscule, chambre qui affecte plus ou moins la forme d’une croix.

Fausse-porte de la Vme dynastie
Fig. 113. Fausse-porte de la Vme dynastie
(d’après Paget-Pirie, Tomb of Ptah-Hetep, pl. XXXIX).
Tables d’offrandes de l’Ancien Empire
Fig. 114 et 115. Tables d’offrandes de l’Ancien Empire
(Musée du Caire; d’après des croquis de l’auteur).

A ce moment, c’est-à-dire sous Snefrou, au début de la IVme dynastie, on voit apparaître dans le tombeau deux éléments nouveaux, la table d’offrandes, — dalle de pierre d’une forme particulière placée à terre devant la fausse-porte, sur laquelle on déposait des aliments ou des représentations d’aliments et qui servait au mort de table à manger, — et la cachette aux statues, le serdab, suivant le nom qui lui a été donné par les Arabes et qui est maintenant consacré par l’usage. Ce serdab est une petite pièce aveugle ménagée dans la maçonnerie du mastaba à côté de la chambre à la stèle, mais sans aucune communication avec elle sauf, parfois, une petite fente où l’on peut à peine passer la main; c’est là qu’on entassait, en plus ou moins grand nombre, les statues faites à l’image du défunt, statues qui pouvaient servir de support à son double au cas où la momie elle-même viendrait à être détruite, et permettre à ce corps spirituel de continuer à vivre son existence monotone d’outre-tombe. Pour que ce double pût subsister, il lui fallait en effet un support, un corps matériel sur lequel il pût se poser: une statue, moins fragile que la dépouille mortelle, lui offrait une plus grande garantie de survivance; une fois la momie et les statues détruites, le double s’évanouissait et disparaissait définitivement.

Mastabas près de la grande pyramide
Fig. 116. Mastabas près de la grande pyramide
(d’après Lepsius. Denkmaler, I, pl. XV).
Sarcophage de Khoufou-Ankh
Fig. 117. Sarcophage de Khoufou-Ankh
(d’apr. le Musée Egyptien, I, pl. XXI).

Les sépultures des particuliers, tout au moins celles des grands personnages, se groupent en général autour de celle de leur souverain; ainsi, auprès des grandes pyramides, nous voyons de vraies villes de tombeaux où les mastabas sont alignés régulièrement, séparés par de grandes rues droites. A ce moment-là, sous la IVme dynastie, la prospérité était grande dans le pays; les tombeaux aussi deviennent plus riches et sont mieux aménagés: les mastabas sont maintenant construits en pierre et non plus en briques, les dimensions des chambres augmentent et souvent aussi leur nombre. Les parois de ces chambres offrent une surface assez considérable pour qu’on songe à les utiliser, et l’on commence à les décorer pour que le mort puisse en tirer profit; on y sculpte des listes d’offrandes, des images d’aliments qui peuvent servir à la nourriture du défunt, puis des scènes de la vie courante, grâce auxquelles il pourra, non seulement se délasser, mais se procurer par lui-même les aliments nécessaires. C’est dans ce double but qu’on y représente les semailles, les moissons, les vendanges, l’élevage, la pêche, la chasse, ainsi que les divers métiers qui devaient lui fournir au fur et à mesure tous les objets pouvant lui être nécessaires ou seulement utiles dans l’autre monde, les vêtements, les ustensiles, les meubles, les parfums. Chacune de ces scènes est dominée par la figure du mort surveillant les travailleurs, dont il se distingue par sa taille, souvent triple de la leur, ou même davantage; à côté de lui paraissent sa femme et ses enfants. Sous terre, dans un caveau grossièrement taillé dans le rocher, la momie était étendue tout de son long dans un cercueil de bois, enfermé lui-même, chez les plus riches, dans un grand sarcophage rectangulaire en pierre dont la décoration tout architecturale lui donne l’aspect d’une maison; le mobilier funéraire est des plus sommaires.

Plan du tombeau de Ti
Fig. 118. Plan du tombeau de Ti
(d’après Mariette. Mastabas, p. 333).

Pendant la Vme dynastie, le luxe des mastabas augmente encore; les chambres deviennent plus nombreuses, parfois même une cour découverte s’ouvre au milieu du monument, les salles les plus grandes sont pourvues de piliers ou de colonnes, les bas-reliefs qui parfois sont de la plus parfaite beauté couvrent les murailles, répétant avec beaucoup plus de détails les scènes agricoles et industrielles dont j’ai parlé plus haut, à côté desquelles on en voit d’autres qui représentent des jeux, des danses, des fêtes de famille, voire des opérations chirurgicales; ailleurs, ce sont des files de serviteurs apportant à leur maître les produits du sol, des bateaux prêts à mettre à la voile et mille autres détails pleins de vie et de variété. Jamais dans ces tombeaux on ne voit une représentation d’ordre religieux, ni la figure d’un dieu, ni une scène d’adoration; très rarement un tableau se rapporte aux funérailles: on ne parle pas de la mort, et le propriétaire du tombeau est toujours censé vivant, soit qu’il vaque à ses diverses occupations, soit qu’il soit assis devant une table garnie, entourée d’un monceau de victuailles.

Sous la VIme dynastie, il n’y a aucun changement notable dans les tombeaux des particuliers; la partie accessible du mastaba, celle où les descendants du mort pouvaient venir périodiquement accomplir les cérémonies funéraires et peut-être festoyer auprès de son ombre, comme les Arabes modernes dans les cimetières, cette partie comporte toujours la même décoration, mais certains grands personnages commencent à réserver une portion des parois pour y graver l’histoire de leur vie, leurs hauts faits et l’expression de la satisfaction du roi pour les services rendus. Ces biographies sont pour nous un des plus précieux legs de l’Ancien Empire memphite.

Le mastaba est la tombe-type de l’Ancien Empire, mais dans certaines régions, par suite de la nature même du sol, on commence à employer un autre système de sépulture: pas de construction, les chambres sont creusées dans la montagne et la décoration usuelle s’exécute sur la roche elle-même; une porte communique avec l’extérieur, où la pente du rocher a été plus ou moins ravalée de manière à ménager une petite plateforme, et dans un coin de la dernière chambre, un puits descend verticalement jusqu’au caveau où l’on déposait la momie. C’est la première apparition de la tombe rupestre, de l’hypogée, type qui sera presque seul employé aux époques suivantes.


Pyramides

Les tombeaux royaux diffèrent de ceux des simples particuliers par la forme, par les dimensions et par la disposition intérieure et extérieure. Ici aussi, une évolution s’accomplit, une transformation très marquée pendant le cours de la période memphite.

Les plus anciens de ces tombeaux, ceux de la IIIme dynastie, sont très différents de ceux de la période thinite, presque uniquement souterrains: ils comportent un immense mastaba rectangulaire en briques crues sur la plateforme duquel s’ouvre une descenderie ou un escalier très rapide aboutissant aux chambres funéraires; aucune décoration, ni à l’intérieur ni à l’extérieur, pas même une stèle, semble-t-il. La fameuse pyramide à degrés de Saqqarah, construite par Djeser, un des derniers rois de cette dynastie, n’est pas encore à proprement parler une pyramide, c’est un gigantesque mastaba en pierres, bâti sur un plan rectangulaire et surmonté de toute une série de mastabas plus petits formant comme des étages (fig. 97). Les chambres souterraines sont malheureusement très bouleversées, mais nous voyons d’après un autre monument de l’époque comment on devait procéder à leur construction: une immense fosse rectangulaire était creusée dans le rocher, et une large descenderie y aboutissait du côté nord; au fond de cette excavation on installait le sarcophage de granit, on bâtissait les chambres, puis on la comblait, et alors seulement on pouvait commencer à édifier le mastaba ou la pyramide.

Pyramide de Meïdoum
Fig. 119. Pyramide de Meïdoum
(d’après Spiegelberg. Gesch. der Aeg. Kunst, p. 17).

Sous la IVme dynastie, le premier tombeau que se fit construire Snefrou, celui de Meïdoum, tient plus encore du mastaba que de la pyramide, mais ce fut le même roi qui adopta peu après le type définitif de la pyramide à base carrée et à faces triangulaires, avec le monument qu’il édifia dans le désert de Dahchour; les chambres, très petites, sont à peu près au niveau du sol, ensevelies sous l’énorme masse de maçonnerie, et on y accède par un couloir en pente débouchant à mi-hauteur de la face nord du monument.

Coupe de la pyramide de Khéops
Fig. 120. Coupe de la pyramide de Khéops
(d’après Petrie, Pyramids of Giseh, pl. IV).

Les successeurs de Snefrou reprirent ce modèle de monument funéraire et l’adoptèrent pour eux-mêmes sans en modifier les grandes lignes, mais en y apportant des perfectionnements notables; les problèmes techniques les plus difficiles furent résolus avec une précision merveilleuse dans les pyramides de Khéops, Khefren et Mycerinus, qui constituent chacune un chef-d’œuvre de construction, dont les dimensions colossales — la plus grande mesurait plus de 146 m. de hauteur sur 227 m. de côté — ne nuisent pas à la perfection des détails. Un revêtement de calcaire fin et de granit bien poli recouvre la maçonnerie disposée en assises régulières de blocs énormes; au-dessus des chambres, des chambrettes de décharge sont destinées à soulager leur toiture du poids considérable qui aurait pu les écraser; des conduits d’aération traversent le massif tout entier. Chambres et couloirs sont tapissés de blocs gigantesques, soigneusement polis et si admirablement appareillés qu’on ne peut encore maintenant introduire une pointe de couteau dans les joints; en plusieurs points, des herses de granit, placées dans un logement spécial, retombaient après l’inhumation pour obstruer définitivement le couloir dont l’issue à l’extérieur était fermée par un bloc de revêtement semblable aux autres. Au milieu de la face est s’élevait la chapelle, centre du culte funéraire, avec son sanctuaire, sa cour-péristyle, ses vestibules, ses magasins, et au delà, de petites pyramides recouvraient la dépouille mortelle des membres de la famille royale. Un grand mur de pierre, formant une vaste enceinte carrée, entourait cet ensemble et l’isolait du terrain environnant; une allée couverte descendait de la porte de la chambre funéraire vers la vallée, jusqu’à un monument qui servait de portique d’entrée et qui atteignait parfois des dimensions imposantes, comme celui de la pyramide de Khefren, mieux connu sous le nom de temple du Sphinx, avec ses énormes piliers de granit rose et ses murailles d’albâtre.

Chapelle funéraire de Sahoura
Fig. 121. Chapelle funéraire de Sahoura
(d’après Borchardt. Grabdenkmal des Königs Sa-hu-re).

Les pyramides de la Vme dynastie deviennent progressivement plus petites, et la partie de la construction qui devait rester invisible, l’appareillage de la masse même du monument, est moins soignée, aussi s’est-il produit des tassements qui ont le plus souvent écrasé les appartements funéraires. Par contre la chapelle funéraire, toujours située sur la face est, prend plus d’importance, et son ornementation est l’objet de soins tout particuliers: les lourds piliers carrés sont remplacés par d’élégantes colonnes à chapiteaux palmiformes ou papyriformes; dans les principales pièces, le sol et les soubassements sont faits de grandes dalles de basalte, et, au-dessus, les murailles en beau calcaire fin sont couvertes de bas-reliefs d’une facture très délicate. Ces tableaux représentent les hauts faits du souverain, ses expéditions, l’hommage que lui rendent ses ennemis; on y voit aussi le roi à la pêche ou à la chasse, et l’image des dieux sous la protection spéciale desquels il se place. Quant à la disposition générale, elle est toujours la même; le portique situé au bord de la vallée donne accès à l’allée couverte qui monte directement à la grande cour entourée d’une colonnade, la partie publique du temple funéraire; plus loin les salles des statues, les magasins, et une série de petites chambres conduisent, après plusieurs détours, au sanctuaire où se dresse, contre la pyramide elle-même, la grande stèle fausse-porte par laquelle le double du roi était censé pouvoir sortir de son tombeau et venir bénéficier des offrandes qu’on lui apportait.

Une innovation très importante date du règne d’Ounas, le dernier roi de la Vme dynastie; sans rien modifier à la disposition et à la construction de la pyramide ou de la chapelle funéraire, Ounas, le premier, songea à faire graver sur les parois absolument nues des caveaux souterrains où devait être enfermée sa momie les textes religieux qui pouvaient lui être utiles dans l’autre monde. Ce qui devait survivre à un homme après sa mort, ce n’était guère, croyait-on à cette époque, que son double, son corps spirituel, mais le roi, étant d’une essence supérieure, a en lui quelque chose des dieux dont il descend et qu’il doit aller retrouver quand il quittera la terre; il possède donc une âme divine, mais pour que cette âme puisse s’identifier aux dieux et devenir dieu à son tour, il faut qu’elle soit instruite de sa nature divine et qu’elle soit à même d’en profiter et de se présenter dignement devant ses pairs. Certains textes sacrés peuvent lui rendre ce service: ces textes se trouvent dans les recueils où les prêtres héliopolitains ont rassemblé toutes les vieilles formules magiques ou religieuses du pays, recueil précieux qui nous laisse entrevoir le fond de la pensée égyptienne sur la nature des dieux et sur le monde dans lequel ils vivent, en même temps qu’ils nous renseignent sur les origines de la langue. Ounas puisa donc largement dans ces textes dont il couvrit les parois de la salle qui contenait son sarcophage, et les chambres attenantes; ses successeurs, les rois de la VIme dynastie, y firent des emprunts plus abondants encore et les gravèrent jusque dans les couloirs d’accès. C’est à peu près tout ce qui reste de leurs pyramides qui ne forment plus que d’immenses tas de décombres; les chapelles funéraires ont disparu. Quant aux tombeaux des rois qui les suivirent, ceux de l’époque féodale, ils ne sont pas parvenus jusqu’à nous.


Sculpture

L’idée de la mort, vraie obsession pour les Egyptiens, les avait portés de très bonne heure à rechercher tous les moyens d’éviter un anéantissement complet de leurs personnes; de là le développement incroyable de l’architecture funéraire qui prend dès ses débuts une importance beaucoup plus considérable que l’architecture civile ou même religieuse. De là aussi la naissance de la statuaire qui, à son origine, est absolument indépendante de l’architecture et se développe parallèlement à ce dernier art et avec non moins de succès.

Statue de Ra-Nofer
Fig. 122. Statue de Ra-Nofer
(Le Caire — photographie de M. Pieron).

Le Ka ou double, comme il a été dit plus haut, était une sorte de corps spirituel, exactement semblable comme forme au corps matériel de l’homme et capable de survivre à celui-ci pendant un temps illimité, à condition toutefois d’avoir un support qui pût fixer son essence impondérable et lui conserver une certaine consistance. Le support naturel du double était le corps embaumé avec plus ou moins de soin et préservé ainsi de la pourriture; mais cette momie restait néanmoins bien fragile, aussi imagina-t-on de bonne heure de lui donner un remplaçant plus solide pour le cas où elle viendrait à être détruite. On prit donc l’habitude de déposer dans le tombeau, que ce fût celui d’un roi ou celui d’un simple particulier, une image du mort, en bois ou en pierre, faite autant que possible à sa ressemblance, parfois de grandeur naturelle, mais souvent de dimensions plus modestes. Le personnage qu’elle représente est debout, une jambe en avant, agenouillé ou accroupi à la manière des scribes, ou encore assis sur une chaise massive, les pieds joints, les mains sur les genoux. Souvent il est accompagné de sa femme, assise ou debout à côté de lui et même parfois d’un ou deux de ses enfants; ces groupes sont de vraies scènes de famille, d’une intimité charmante.

Scribe agenouillé
Fig. 123. Scribe agenouillé
(Le Caire. Photo de E. Brugsch-Pacha).

Les statues memphites, à part les plus anciennes qui sont d’une facture encore un peu malhabile, sont l’œuvre de praticiens parfaitement sûrs de leur métier et capables de donner l’expression voulue à leurs figures, quelle que soit la matière qu’ils ont à travailler, bois, albâtre, calcaire, granit ou diorite. Ce qu’ils cherchent, c’est à rendre fidèlement la nature et à donner en même temps l’impression de vie, de calme et de sérénité; ils ne fixent pas un aspect passager de leur modèle, ils en font en quelque sorte une synthèse; ils ne l’idéalisent pas, ils l’éternisent pour ainsi dire, et avec raison, car leur œuvre ne doit pas être un objet d’admiration pour le monde, mais le support même d’un être vivant enseveli à jamais dans le tombeau, loin des regards des hommes.

Groupe de l’Ancien Empire
Fig. 124. Groupe de l’Ancien Empire
(Musée du Caire, No 128; photographie de l’auteur).

Pour donner plus de naturel à ces statues, on les peignait, celles du moins qui ne sont pas taillées dans des matières de grand luxe. Parfois le travail est également soigné de la tête aux pieds, mais il arrive souvent que les membres inférieurs sont un peu négligés au profit du haut du corps sur lequel se reporte toute l’attention du spectateur. La tête est toujours plus poussée que le reste et acquiert une importance toute particulière; les deux yeux, le plus souvent rapportés et formés d’une pierre blanche avec pupille en métal sous une cornée de quartz, dans un sertissage de bronze, donnent à la figure une vie, une expression, un éclat inimitables; ainsi, pour ne citer que les plus remarquables de ces statues, le Sheikh-el-Beled, le groupe de Rahotep et de Nofrit, le scribe du Musée du Caire, celui du Louvre, sont des chefs-d’œuvre qui peuvent rivaliser avec les plus belles productions de l’art de tous les temps et de tous les pays.

Tête du «Sheikh-el-Beled»
Fig. 125. Tête du «Sheikh-el-Beled»
(Musée du Caire — photo. de E. Brugsch-Pacha).
Tête du scribe accroupi du Musée du Caire
Fig. 126. Tête du scribe accroupi du Musée du Caire
(photo. de E. Brugsch-Pacha).

C’est l’expression même de la vie qui se dégage des statues des simples particuliers; quant à celles des rois il n’en est pas tout à fait de même. Ici les sculpteurs devaient donner l’impression d’un être supra-terrestre; dans ce but ils suppriment tout mouvement et placent le pharaon sur un trône, assis dans une pose immobile qui a quelque chose d’hiératique, tout en restant parfaitement naturelle. Ils n’ont plus recours aux yeux artificiels et impriment sur les lèvres de leurs modèles ce sourire énigmatique qui les auréole de mystère. Leurs rois, les Khefren et les Mycérinus du Caire, le Dadefra du Louvre, sont empreints de la majesté calme et sereine qui convient à un monarque fils des dieux presque dieu lui-même. En ce qui concerne ces statues et celles des particuliers, la IVme dynastie marque un effort et un progrès incomparables. C’est une des plus belles époques de la statuaire égyptienne, au point de vue de l’art aussi bien que du métier; des statues comme le grand Khefren de diorite au Musée du Caire, montrent qu’on savait triompher des matières les plus dures et les modeler dans les moindres détails avec une délicatesse inouïe, sans jamais nuire à la beauté et à la grandeur de l’ensemble, qui reste une pure merveille, à tous les points de vue.

Statue de Khefren
Fig. 127. Statue de Khefren
(d’après Maspero. Musée Egyptien, I, pl. VIII).

Un peu plus tard, sous la VIme dynastie sans doute, on commença à employer pour les statues royales le type de l’homme debout. Le premier et le plus bel exemple en est la statue de Pepi Ier accompagné de son fils Merenra, qui est aussi la plus ancienne statue de bronze, où tout au moins à revêtement de bronze que l’on possède (fig. 105 et 106); au lieu d’une fonte pleine ou creuse, procédé employé à des époques moins anciennes pour des monuments de plus petites dimensions, nous avons ici d’épaisses feuilles de métal ajustées et martelées sur une âme de bois; cette statue, actuellement au musée du Caire, est sensiblement plus grande que nature.

Si la sculpture en ronde-bosse est toujours, sous l’Ancien Empire, absolument indépendante de l’architecture, il n’en est pas de même du bas-relief, intimement lié à la construction, et dont le rôle primitif est de constituer la partie décorative d’un monument. L’usage qu’on en faisait, très modéré au début, ne tarda pas à se développer au fur et à mesure que les tombeaux devenaient plus grands; c’est sous la Vme dynastie, époque où non seulement on couvre de bas-reliefs des centaines de mètres carrés de parois dans des tombeaux de dimensions moyennes, mais où on commence aussi à en revêtir les murs intérieurs des temples, que ce mode de sculpture arrive à son apogée, tant au point de vue technique qu’au point de vue artistique.

Pour les Egyptiens, le but du bas-relief est de reproduire avec autant de clarté que d’exactitude, non seulement des figures d’individus isolés, mais des scènes complètes avec de nombreux personnages en pleine action, des animaux et des objets; il s’agit de ne pas sacrifier l’ensemble au détail ni le détail à l’ensemble, et pour cela il faut étudier séparément chacune des figures, les grouper et les équilibrer de façon régulière afin d’obtenir une composition homogène et décorative.

Bas-relief du mastaba de Ptahhotep à Saqqarah
Fig. 128. Bas-relief du mastaba de Ptahhotep à Saqqarah
(photographie de M. Pieron).

Pour arriver à comprendre le bas-relief égyptien et l’apprécier comme il le mérite, il faut en pénétrer les procédés de composition et faire abstraction de certaines choses qui nous choquent ou tout au moins nous gênent au premier abord parce qu’elles sont contraires à notre conception moderne de l’art. Dans l’art égyptien, il n’y a pour ainsi dire pas trace de perspective, et ce défaut se fait sentir de plusieurs manières: tous les personnages d’une scène sont sur le même plan et ont exactement la même grandeur; les tableaux se développent uniquement en longueur, jamais en profondeur, formant ainsi de longues bandes qui se superposent sans être nécessairement en rapport direct les unes avec les autres. Ce manque de perspective se fait encore mieux sentir dans le dessin même du corps humain: vus toujours de profil, les personnages ont l’œil et la poitrine qui se présentent de face, le ventre de trois quarts, dans une stylisation un peu outrancière mais à laquelle on s’habitue rapidement et qui pour les Egyptiens eux-mêmes avait l’avantage de présenter chaque partie du corps sous son aspect le plus caractéristique. Si ce défaut apparent est dû, à l’origine tout au moins, à une certaine maladresse, il n’en est pas de même du manque d’unité dans les proportions, qui est voulu. Pour indiquer la supériorité du roi sur ses sujets, on le représente d’une taille très supérieure à la leur, et de même, dans les tombes, la figure du mort est toujours trois ou quatre fois plus grande que celles des hommes qui vaquent sous ses yeux à leur office habituel.

Au point de vue technique, les sculpteurs de bas-reliefs sont pour le moins aussi habiles que ceux qui taillent les statues; leur dessin est ferme et net, donnant des contours d’une précision remarquable, quelle que soit la position du sujet. Les animaux qu’ils représentent ont des silhouettes exquises de pureté et de ressemblance. Leur coup de ciseau est parfaitement franc, sans repentirs, sans retouches, et ils modèlent les corps en un relief imperceptible qui leur donne une très grande distinction et beaucoup de délicatesse.

La composition est toujours claire et bien ordonnée, équilibrée de manière à donner à l’ensemble un caractère décoratif; les vides qui se présentent naturellement entre les figures et au-dessus d’elles sont remplis au moyen de courtes inscriptions hiéroglyphiques qui expliquent la scène, en même temps qu’elles ajoutent à l’homogénéité du monument.

Les sculpteurs de bas-reliefs n’étaient pas des artistes créateurs, mais de simples artisans bien au courant de leur métier et doués souvent d’une réelle originalité. Ils avaient à leur disposition un certain nombre de modèles pour toutes les scènes qu’ils pouvaient avoir à représenter et n’avaient plus qu’à les adapter à la place dont ils disposaient, à les augmenter ou à les diminuer en supprimant ou en ajoutant des personnages; ils pouvaient ainsi, sans sortir du cadre traditionnel, donner libre cours à leur imagination et enrichir leurs tableaux de figures originales et nouvelles. Pour une scène donnée, le motif est toujours le même, l’interprétation toujours différente, et c’est ce qui donne un charme tout particulier à ces successions de tableaux qui couvrent les parois des tombeaux comme une gigantesque tapisserie, harmonieuse dans l’ensemble et dans le détail.


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