Histoire de la prostitution chez tous les peuples du monde depuis l'antiquité la plus reculée jusqu'à nos jours, tome 2/6
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Title: Histoire de la prostitution chez tous les peuples du monde depuis l'antiquité la plus reculée jusqu'à nos jours, tome 2/6
Author: P. L. Jacob
Release date: September 13, 2013 [eBook #43712]
Most recently updated: October 23, 2024
Language: French
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HISTOIRE
DE LA
PROSTITUTION
CHEZ TOUS LES PEUPLES DU MONDE
DEPUIS
L’ANTIQUITÉ LA PLUS RECULÉE JUSQU’A NOS JOURS,
PAR
PIERRE DUFOUR,
Membre de plusieurs Académies et Sociétés savantes françaises et étrangères.
ÉDITION ILLUSTRÉE
Par 20 belles gravures sur acier, exécutées par les Artistes les plus éminents.
TOME SECOND
PARIS.—1851.
SERÉ, ÉDITEUR, 5, RUE DU PONT-DE-LODI;
ET CHEZ MARTINON, RUE DU COQ SAINT-HONORÉ, 4.
TYPOGRAPHIE PLON FRÈRES,
RUE DE VAUGIRARD, 36, A PARIS.
HISTOIRE
DE LA
PROSTITUTION
CHEZ TOUS LES PEUPLES DU MONDE
DEPUIS
L’ANTIQUITÉ LA PLUS RECULÉE JUSQU’A NOS JOURS,
PAR
PIERRE DUFOUR,
Membre de plusieurs Académies et Sociétés savantes françaises et étrangères.
TOME DEUXIÈME.
PARIS—1851
SERÉ, ÉDITEUR, 5, RUE DU PONT-DE-LODI,
ET
P. MARTINON, RUE DU COQ-SAINT-HONORÉ.
HISTOIRE
DE
LA PROSTITUTION.
CHAPITRE XVII.
Sommaire.—Les lieux de Prostitution à Rome.—Leurs différentes catégories.—Les quarante-six lupanars d’utilité publique.—Les quatre-vingts bains de la première région.—Le petit sénat des femmes, fondé par Héliogabale.—Les lupanars de la région Esquiline, de la région du grand Cirque, et de la région du temple de la Paix.—La Suburre.—Les cellules voûtées du grand Cirque.—Les Cent Chambres du port de Misène.—Description d’un lupanar.—Les cellules des prostituées.—L’écriteau.—Ameublement des chambres.—Peintures obscènes.—Décoration intérieure des cellules.—Lupanars des riches.—Origine du mot fornication.—Les stabula ou lupanars du dernier ordre.—Les pergulæ ou balcons.—Les turturillæ ou colombiers.—Le casaurium ou lupanar extra-muros.—Origine du mot casaurium.—Les scrupedæ ou pierreuses.—Meritoria et Meritorii.—Les ganeæ ou tavernes souterraines.—Origine du mot lustrum.—Personnel d’un lupanar.—Le leno et la lena.—Les ancillæ ornatrices.—Les aquarii ou aquarioli.—Le bacario.—Le villicus.—Adductores, conductores et admissarii.—Costume des meretrices dans les lupanars.—Fêtes qui avaient lieu dans les lupanars à l’occasion des filles qui se prostituaient pour la première fois, et lors de l’ouverture d’un nouveau lupanar.—Loi Domitienne relative à la castration.—Les castrati, les spadones et les thlibiæ.—Messaline au lupanar.—Le prix de la virginité de Tarsia, et le prix courant de ses faveurs.—Tableau d’un lupanar romain, par Pétrone.—Salaire des lupanars.—Dissertation sur l’écriteau de Tarsia.—Prix de la location d’une cellule.—Les quadrantariæ et les diobolares.
Les lieux de Prostitution à Rome étaient, devaient être aussi nombreux que les prostituées; ils présentaient aussi bien des variétés, que leur nom se chargeait de signaler ordinairement, de même que les noms des filles publiques caractérisaient également les différents genres de leur métier. Il y avait, comme nous l’avons dit, deux grandes catégories de filles, les sédentaires et les vagantes, les diurnes et les nocturnes; il y avait aussi deux principales espèces de maisons publiques, celles qui n’étaient destinées qu’à l’exercice de la Prostitution légale, les lupanars proprement dits, et celles qui, sous divers prétextes, donnaient asile à la débauche et lui offraient, pour ainsi dire, les moyens de se cacher, comme les cabarets, les tavernes, les bains, etc. On comprend que ces établissements, toujours suspects et mal famés, n’étaient point entretenus sur le même pied, et recevaient, de la Prostitution qui s’y glissait sournoisement ou qui s’y installait avec effronterie, un aspect particulier, une physionomie locale, une vie plus ou moins animée, plus ou moins indécente.
Publius Victor, dans son livre des Lieux et des Régions de Rome, constate l’existence de quarante-six lupanars; mais il n’entend parler que des plus importants, qui pouvaient être regardés comme des fondations d’utilité publique et qui étaient placés sous la surveillance directe des édiles. Il serait difficile d’expliquer autrement ce petit nombre de lupanars, en comparaison du grand nombre des mérétrices. Sextus Rufus, dans sa nomenclature des Régions de Rome, n’énumère pas les lupanars qui s’y trouvaient, mais il le laisse assez entendre, en comptant quatre-vingts bains dans la première région, dite de la porte Capène, outre les Thermes de Commode, ceux de Sévère, et plusieurs bains qu’il désigne par les noms de leurs fondateurs ou de leurs propriétaires. Il ne cite, d’ailleurs, nominativement qu’un seul lupanar; créé par Héliogabale dans la sixième région, sous l’insolente dénomination de petit sénat des femmes (senatulum mulierum). Il n’y a pas dans les auteurs latins une seule description complète de lupanar; mais on peut la faire aisément, avec la plus scrupuleuse exactitude, d’après cinq ou six cents passages des poëtes, qui conduisent sans façon leurs lecteurs dans ces endroits, qu’ils supposaient sans doute leur être familiers. On doit penser que si l’organisation intérieure des lupanars était à peu près la même dans tous, ils différaient d’ameublement, en raison du quartier où ils étaient situés. Ainsi, les plus sales et les plus populaciers furent certainement ceux de la cinquième région, dite Esquiline, et ceux de la onzième région, dite du grand Cirque; les plus élégants et les plus convenables, ceux de la quatrième région, dite du temple de la Paix, laquelle renfermait le quartier de l’Amour et celui de Vénus. Quant à la Suburre, située dans la deuxième région, dite du mont Cœlius, elle réunissait autour du grand marché (macellum magnum) et des casernes de troupes étrangères (castra peregrina) une foule de maisons de Prostitution (lupariæ), comme les qualifie Sextus Rufus dans sa nomenclature, et un nombre plus considérable encore de cabarets, d’hôtelleries, de boutiques de barbiers (tabernæ) et de boulangeries. Les autres régions de la ville n’étaient point exemptes du fléau des lupariæ, puisqu’elles possédaient aussi des boulangers, des barbiers et des hôteliers; mais ces mauvais lieux y furent toujours rares et peu fréquentés: les édiles avaient soin, d’ailleurs, de les repousser autant que possible dans les régions éloignées du centre de la ville, d’autant plus que la clientèle ordinaire de ces lieux-là habitait les faubourgs et les quartiers plébéiens. Ce fut, de tout temps, autour des théâtres, des cirques, des marchés et des camps, que les lupanars se groupaient à l’envi, pour lever un plus large tribut sur les passions et la bourse du peuple.
Le grand Cirque paraît avoir été entouré de cellules voûtées (cellæ et fornices), qui ne servaient qu’à la Prostitution pour l’usage du bas peuple, avant, pendant et après les jeux; mais il ne faudrait pas faire entrer ces asiles de débauche, accrédités par l’usage, dans la catégorie des lupanars réglementés par la police édilienne. Prudentius, en racontant le martyre de sainte Agnès, dit positivement que les grandes voûtes et les portiques qui subsistaient encore de son temps auprès du grand Cirque, avaient été abandonnés à l’exercice public de la débauche; et Panvinius, dans son traité des Jeux du Cirque, conclut, de ce passage, que tous les cirques avaient également des lupanars, comme annexes indispensables. On sait, en effet, que les mérétrices qui assistaient aux solennités du cirque et aux représentations du théâtre, quittaient leur siége aussi souvent qu’elles étaient appelées, pour contenter des désirs qui se multipliaient et s’échauffaient autour d’elles. Le savant jésuite Boulenger, dans son traité du Cirque, n’hésite pas à déclarer que la Prostitution avait lieu dans le Cirque, dans le théâtre même, et il cite ce vers d’un vieux poëte latin, en l’honneur d’une courtisane bien connue au grand Cirque: Deliciæ populi, magno notissima Circo Quintilia. En effet, sous les gradins que le peuple occupait, se croisaient des voûtes formant de sombres retraites, favorables à la Prostitution populaire, qui ne demandait pas tant de raffinements. On serait presque autorisé à donner la même destination aux ruines d’une immense construction souterraine, qu’on voit encore près de l’ancien port de Misène, et qu’on appelle toujours les Cent Chambres (centum cameræ). Il est probable que ce singulier édifice, dont l’usage est resté ignoré et incompréhensible, n’était qu’un vaste lupanar approprié aux besoins des équipages de la flotte romaine.
Mais habituellement les lupanars, loin d’être établis sur d’aussi gigantesques proportions, ne contenaient qu’un nombre assez borné de cellules très-étroites, sans fenêtres, n’ayant pas d’autre issue qu’une porte, qui n’était fermée souvent que par un rideau. Le plan d’une des maisons de Pompéï peut donner une idée fort juste de ce qu’était un lupanar, quant à l’ordonnance des cellules, qui s’ouvraient sans doute sous un portique et sur une cour intérieure, comme dans ces maisons où les chambres à coucher (cubiculi), généralement fort exiguës et contenant à peine la place d’un lit, ne sont éclairées que par une porte, où deux personnes ne passeraient pas de front. Les chambres étaient seulement plus nombreuses et plus rapprochées les unes des autres dans les lupanars. Pendant le jour, l’établissement étant fermé n’avait pas besoin d’enseigne, et ce n’était qu’un luxe inutile lorsque le maître du lieu faisait peindre sur la muraille l’attribut obscène de Priape: on en suspendait la figure à l’entrée du repaire qui lui était dédié. Le soir, dès la neuvième heure, un pot à feu ou une grosse lampe en forme de phallus servait de phare à la débauche, qui s’y rendait d’un pas hardi ou qui y était quelquefois attirée par hasard. Les filles se rendaient chacune à son poste avant l’ouverture de la maison; chacune avait sa cellule accoutumée, et devant la porte de cette cellule, un écriteau sur lequel était inscrit le nom d’emprunt (meretricium nomen) que portait la courtisane dans l’habitude de son métier. Souvent, au-dessous du nom, se trouvait marqué le taux de l’admission dans la cellule, pour éviter des réclamations de part et d’autre. La cellule était-elle occupée, on retournait l’écriteau, derrière lequel on lisait: OCCUPATA. Quand la cellule n’avait pas d’occupant, on disait, dans le langage de l’endroit, qu’elle était nue (nuda). Plaute, dans son Asinaria, et Martial, dans ses épigrammes, nous ont conservé ces détails de mœurs. «Qu’elle écrive sur sa porte, dit Plaute: Je suis occupée.» Ce qui prouve qu’en certaines circonstances, l’inscription était tracée à la craie ou au charbon par la courtisane elle-même. «L’impudique lena, dit Martial, ferme la cellule dégarnie d’amateur» (obscena nudam lena fornicem clausit). Un passage de Sénèque, mal interprété, avait fait croire que dans certains lupanars, les mérétrices, qui se tenaient en dehors de la porte, portaient l’écriteau pendu au cou et même attaché au front; mais on a mieux compris cette phrase: Nomen tuum pependit in fronte; stetisti cum meretricibus, en voyant cet écriteau suspendu devant la porte (in fronte), tandis que les filles restaient assises à côté.
Les chambres étaient meublées à peu près toutes de la même manière; la différence ne consistait que dans le plus ou moins de propreté du mobilier et dans les peintures qui ornaient les cloisons. Ces peintures à la détrempe et à l’eau d’œuf représentaient, soit en tableaux, soit en ornements, les sujets les plus conformes à l’usage habituel du local: c’étaient, dans les lupanars du peuple, des scènes grossières de la Prostitution; dans les lupanars d’un ordre plus relevé, c’étaient des images érotiques tirées de la mythologie; c’étaient des allégories aux cultes de Vénus, de Cupidon, de Priape et des dieux lares de la débauche. Le phallus reparaissait sans cesse sous les formes les plus bouffonnes; il devenait tour à tour oiseau, poisson, insecte; il se blottissait dans des corbeilles de fruits; il poursuivait les nymphes sous les eaux et les colombes dans les airs; il s’enroulait en guirlandes, il se tressait en couronnes: l’imagination du peintre semblait se jouer avec le signe indécent de la Prostitution, comme pour en exagérer l’indécence; mais ce qui est remarquable, dans ces peintures si bien appropriées à la place qu’elles occupaient, on ne voyait jamais figurer isolément l’organe de la femme, comme si ce fût une convention tacite de le respecter dans le lieu même où il était le plus méprisable. Au reste, les mêmes scènes, les mêmes images, se rencontraient souvent dans l’ornementation peinte des chambres à coucher conjugales: la pudeur des yeux n’existait plus chez les Romains, qui avaient presque déifié la nudité. La décoration intérieure des cellules du lupanar ne se recommandait pas, d’ailleurs, par sa fraîcheur et par son éclat: la fumée des lampes et mille souillures sans nom déshonoraient les murailles qui portaient çà et là les stigmates de leurs hôtes inconnus. Quant à l’ameublement, il se composait d’une natte, d’une couverture et d’une lampe. La natte, d’ordinaire grossièrement tressée en jonc ou en roseau, était souvent déchiquetée et toujours usée, aplatie; on la remplaçait, dans quelques maisons, par des coussins et même par un petit lit en bois (pulvinar, cubiculum, pavimentum); la couverture, hideusement tachée, n’était qu’un misérable assemblage de pièces, en étoffes différentes, qu’on appelait, à cause de cela, cento ou rapiéçage. La lampe, en cuivre ou en bronze, répandait une clarté indécise à travers une atmosphère chargée de miasmes délétères qui empêchaient l’huile de brûler et la flamme de s’élever au-dessus de son auréole fumeuse. Ce misérable mobilier était choisi exprès, pour que personne n’eût l’idée de se l’approprier: il n’y avait rien à voler dans ces lieux-là.
Cependant il est certain, d’après les désignations mêmes des maisons de débauche, qu’elles n’étaient pas toutes fréquentées par la vile populace, et qu’elles offraient par conséquent de notables différences en leur régime intérieur. Dans les lupanars les mieux ordonnés, une fontaine et un bassin ornaient la cour carrée, impluvium, autour de laquelle on avait ménagé les cellules ou chambres, cellæ; ailleurs, ces chambres se nommaient sellæ, siéges à s’asseoir, parce qu’elles étaient trop petites pour y mettre un lit. Mais dans les lupanars réservés exclusivement à la plèbe, et qui n’étaient autres que des caves ou des souterrains, chaque cellule, étant voûtée, se nommait fornix; c’est de ce mot-là, devenu bientôt synonyme de lupanar, qu’on a fait fornication, pour exprimer ce qui se passait dans les ténèbres des fornices. L’odeur infecte de ces voûtes était proverbiale, et ceux qui y avaient pénétré portaient longtemps avec eux cette odeur nauséabonde dans laquelle on ne sentait pas seulement la fumée et l’huile: Olenti in fornice, dit Horace, redolet adhuc fuliginum fornicis, dit Sénèque. Il y avait des lupanars du dernier ordre, qu’on appelait stabula, parce que les visiteurs y étaient reçus pêle-mêle sur la paille, comme dans une écurie. Les pergulæ ou balcons devaient ce surnom à leur genre de construction: ici, une galerie ouverte régnait le long du premier étage et surplombait la voie publique; les filles étaient mises en montre sur cette espèce d’échafaud, et le lénon ou la léna se tenait, en bas, à la porte; là, au contraire, lénon ou léna occupait une fenêtre haute et dominait du regard son troupeau de garçons ou de filles. Quelquefois la pergula n’était qu’une petite maison basse à auvent, sous lequel étaient assises les victimes de l’un et de l’autre sexe. Quand le lupanar était surmonté d’une sorte de tour ou de pyramide, en haut de laquelle on allumait le soir un fanal, on l’appelait turturilla ou colombier, parce que les tourterelles ou les colombes y avaient leur nid; saint Isidore de Séville, en parlant de ces nids-là, se permet un jeu de mots assez peu orthodoxe: Ita dictus locus, quo corruptelæ fiebant, quod ibi turturi opera daretur, id est peni. Le casaurium était le lupanar extra-muros, simple cabane couverte de chaume ou de roseaux, qui servait de retraite à la troupe errante des filles en contravention avec la police de l’édile. Le mot casaurium, dans la bouche du peuple, ne semblait pas venir de plus loin que casa, chaumière, hutte, ou baraque; mais les savants retrouvaient dans ce mot-là l’étymologie grecque de κασσα ou de κασαυρα, qui signifiait meretrix: κασαυρα avait fait tout naturellement casaurium. C’était dans ces bouges que se réfugiaient quelquefois les scrupedæ (pierreuses), que la Prostitution cachait ordinairement au milieu des pierres et des décombres.
Les lupanars avaient, en outre, des noms généraux qui s’appliquaient à tous sans distinction: «Meritoria, dit saint Isidore de Séville, ce sont les lieux secrets où se commettent les adultères.» C’étaient surtout ceux consacrés à la Prostitution des hommes, des enfants, des meritorii. «Ganeæ, dit Donatius, ce sont des tavernes souterraines, où l’on fait la débauche, et dont le nom dérive du grec, γας, terre;» «Ganei, dit le jésuite Boulenger, ce sont des boutiques de Prostitution, ainsi nommées par analogie avec γανος, volupté, et γυνη, femme.» On employait fréquemment l’expression de lustrum dans le sens de lupanar, et ce qui n’avait été d’abord qu’un jeu de mots était devenu une locution usuelle où l’on ne cherchait plus malice. Lustrum signifiait à la fois expiation et bois sauvage. Les premiers errements de la Prostitution s’enfonçaient dans l’ombre épaisse des forêts, et depuis, comme pour expier ces mœurs de bête fauve, les prostituées payaient un impôt lustral expiatoire: de là l’origine du mot lustrum pour lupanar. «Ceux qui, dans les lieux retirés et honteux, s’abandonnent aux vices de la gourmandise et de l’oisiveté, dit Festus, méritent qu’on les accuse de vivre en bêtes (in lustris vitam agere).» Le poëte Lucilius nous fait encore mieux comprendre la véritable portée de cette expression dans ce vers: «Quel commerce fais-tu donc en quêtant autour des murs dans les endroits écartés? (in lustris circum oppida lustrans).» On appliquait avec raison le nom de desidiabula aux lupanars, pour représenter l’oisiveté de ses malheureux habitants. S’il n’y avait que des femmes dans un établissement de Prostitution, il prenait les noms de sénat des femmes, de conciliabule, de cour des mérétrices (senatus mulierum, conciliabulum, meretricia curia, etc.); et selon que ces noms étaient pris en bonne ou en mauvaise part, les épithètes qu’on y ajoutait en complétaient le sens; Plaute traite aussi de conciliabule de malheur un de ces lieux infâmes. Quand l’une et l’autre Vénus, suivant le terme latin le plus décent, trouvait à se satisfaire dans ces repaires, on les qualifiait pompeusement de réunion de tous les plaisirs (libidinum consistorium).
Le personnel d’un lupanar variait autant que sa clientèle. Tantôt le leno ou la lena n’avait dans son établissement que des esclaves achetés de ses deniers et formés par ses leçons; tantôt ce personnage n’était que le propriétaire du local et servait seulement d’intermédiaire à ses clientes, qui lui laissaient une part dans les bénéfices de chaque nuit; ici, le maître ou la maîtresse du logis suffisait à tout, préparait les écriteaux, discutait les marchés, apportait de l’eau ou des rafraîchissements, faisait sentinelle et gardait les cellules occupées; là, ces spéculateurs dédaignaient de se mêler de ces menus détails: ils avaient des servantes et des esclaves qui vaquaient chacun à son emploi spécial; les ancillæ ornatrices veillaient à la toilette des sujets, réparaient les désordres de la toilette et refardaient le visage; les aquarii ou aquarioli distribuaient des boissons rafraîchissantes, de l’eau glacée, du vin et du vinaigre aux débauchés qui se plaignaient de la chaleur ou de la fatigue; le bacario était un petit esclave qui donnait à laver et présentait l’eau dans un vase (bacar) à long manche et à long goulot; enfin, le villicus ou fermier avait pour mission de débattre les prix avec les clients et de se faire payer, avant de retourner l’écriteau d’une cellule. Il y avait, en outre, des hommes et des femmes attachés à l’établissement, pour pratiquer en sous-ordre le lenocinium; pour aller aux alentours du lupanar recruter des chalands; pour appeler, pour attirer, pour entraîner les jeunes et les vieux libertins: de là leurs dénominations d’adductores, de conductores, et surtout d’admissarii. Ces émissaires de Prostitution tiraient ce nom de ce qu’ils étaient toujours prêts, au besoin, à changer de rôle et à se prostituer eux-mêmes, si l’occasion s’offrait d’exciter à la débauche pour leur propre compte. Au reste, dans la langue des éleveurs et des paysans romains, admissarius était tout simplement, tout naïvement, l’étalon, le taureau, qu’on amène à la vache ou à la jument. Cicéron, dans son discours contre Pison, nous donne une preuve de la monomanie de ces chasseurs d’hommes et de ces chercheurs de plaisir: «Or, cet admissaire, dès qu’il sut que ce philosophe avait fait un grand éloge de la volupté, se sentit piqué au vif, et il stimula tous ses instincts voluptueux, à cette pensée qu’il avait trouvé non pas un maître de vertu, mais un prodige de libertinage.»
Le costume des meretrices dans les lupanars n’était caractérisé que par la coiffure, qui consistait en une perruque blonde; car la courtisane prouvait par là qu’elle n’avait aucune prétention au titre de matrone, toutes les Romaines ayant des cheveux noirs qui témoignaient pour elles de leur naissance ingénue. Cette perruque blonde, faite avec des cheveux ou des crins dorés et teints, semble avoir été la partie essentielle du déguisement complet que la courtisane affectait en se rendant au lupanar; où elle n’entrait même qu’avec un nom de guerre ou d’emprunt. Elle devait, d’ailleurs, sur d’autres points, éviter toute ressemblance avec les femmes honnêtes; ainsi, elle ne pouvait porter la bandelette (vitta), large ruban avec lequel les matrones tenaient leurs cheveux retroussés; elle ne pouvait revêtir une stole, longue tunique tombant sur les talons, réservée exclusivement aux matrones: «Ils appelaient matrones, dit Festus, celles qui avaient le droit d’avoir des stoles.» Mais les règlements de l’édile relatifs à l’habillement des courtisanes ne concernaient pas celui qu’elles adoptaient pour le service des lupanars. Ainsi, dans la plupart, étaient-elles nues, absolument nues ou couvertes d’un voile de soie transparent, sous lequel on ne perdait aucun secret de leur nudité, mais toujours coiffées de la perruque blonde, ornée d’épingles d’or, ou couronnée de fleurs. Non-seulement elles attendaient nues dans leurs cellules, ou bien se promenant sous le portique (nudasque meretrices furtim conspatiantes, dit Pétrone), mais encore, à l’entrée du lupanar, dans la rue, sous le regard des passants: Juvénal, dans sa XIe satire, nous montre un infâme giton sur le seuil de son antre puant (nudum olido stans fornice). Souvent, à l’instar des prostituées de Jérusalem et de Babylone, elles se voilaient la face, en laissant le reste du corps sans voile, ou bien elles ne couvraient que leur sein avec une étoffe d’or (tunc nuda papillis prostitit auratis, dit Juvénal). Les amateurs (amatores) n’avaient donc qu’à choisir d’après leurs goûts. Le lieu n’était, d’ailleurs, que faiblement éclairé par un pot à feu ou par une lampe qui brûlait à la porte, et l’œil le plus perçant ne découvrait dans le rayon lumineux que des formes immobiles et des poses voluptueuses. Dans l’intérieur des cellules, on n’en voyait pas beaucoup davantage, quoique les objets fussent rapprochés de la vue, «et parfois même, la lampe s’éteignant faute d’air ou d’huile, on ne savait pas même, dit un poëte, si l’on avait affaire à Canidie ou à son aïeule.»
Lorsqu’une malheureuse, lorsqu’une pauvre enfant se sacrifiait pour la première fois, c’était fête au lupanar; on appendait à la porte une lanterne qui jetait une lumière inaccoutumée sur les abords de ce mauvais lieu; on entourait de branches de laurier le frontispice de l’horrible sanctuaire: ces lauriers outrageaient la pudeur publique pendant plusieurs jours; et quelquefois, le sacrifice consommé, l’auteur de cette vilaine action, qu’il payait plus cher, sortait du bouge, couronné lui-même de lauriers. Cet impur ennemi de la virginité s’imaginait avoir remporté là une belle victoire, et la faisait célébrer par des joueurs d’instruments qui appartenaient aussi au personnel de la débauche. Un tel usage, toléré par l’édile, était un outrage d’autant plus sanglant pour les mœurs, que les nouveaux mariés conservaient, surtout dans le peuple, une coutume analogue, et ornaient aussi de branches de laurier les portes de leur demeure le lendemain des noces. «Ornentur, dit Juvénal, postes et grandi janua lauro.» Tertullien dit aussi en parlant de la nouvelle épouse: «Qu’elle ose sortir de cette porte décorée de guirlandes et de lanternes, comme d’un nouveau consistoire des débauches publiques.» On pourrait aussi entendre que l’établissement et l’ouverture d’un nouveau lupanar donnaient lieu à ce déploiement de lauriers et d’illuminations. En lisant Martial, Catulle et Pétrone, on est forcé, avec tristesse, avec horreur, d’avouer que la Prostitution des enfants mâles, dans les lupanars de Rome, était plus fréquente que celle des femmes. Ce fut Domitien qui eut l’honneur de défendre cette exécrable Prostitution, et si la loi qu’il décréta pour l’empêcher ne fut pas rigoureusement observée, on doit croire qu’elle arrêta les progrès effrayants de ces monstruosités. Martial adresse à l’empereur cet éloge, qui nous permet de suppléer au silence des historiens sur la loi domitienne relative aux lupanars: «Le jeune garçon, mutilé autrefois par l’art infâme d’un avide trafiquant d’esclaves, le jeune garçon ne pleure plus la perte de sa virilité, et la mère indigente ne vend plus au riche entremetteur son fils, destiné à la Prostitution. La pudeur qui, avant vous, avait déserté le lit conjugal, a commencé à pénétrer jusque dans les réduits de la débauche.» Ainsi donc, sous Domitien, on ne châtra plus les enfants, que l’on changeait ainsi en femmes pour l’usage de la Prostitution, et Nerva confirma l’édit de son prédécesseur; mais cette castration continua de se faire, hors de l’empire romain, ou du moins hors de Rome, et des marchands d’esclaves y amenaient sans cesse, sur le marché public, de jeunes garçons mutilés de différentes manières, que proscrivait la jurisprudence romaine, tout en autorisant les prêtres de Cybèle à faire des eunuques, et les maîtres, à retrancher, en partie du moins, la virilité de leurs esclaves. On connaissait donc trois espèces d’eunuques, toutes trois utilisées par la débauche: castrati, ceux qui n’avaient rien gardé de leur sexe; spadones, ceux qui n’en avaient que le signe impuissant; et thlibiæ, ceux qui avaient subi, au lieu du tranchant de l’acier, la compression d’une main cruelle.
Nous ne trouvons dans les écrivains latins que trois descriptions de l’intérieur d’un lupanar et de ce qui s’y passait. Une de ces descriptions, la plus célèbre, nous introduit avec Messaline dans le bouge obscène où elle se prostitue aux muletiers de Rome: «Dès qu’elle croyait l’empereur endormi, raconte Juvénal dans son admirable poésie, que la prose est incapable de rendre, l’auguste courtisane, qui osait préférer au lit des Césars le grabat des prostituées, et revêtir la cuculle de nuit destinée à s’y rendre, se levait, accompagnée d’une seule servante. Cachant ses cheveux noirs sous une perruque blonde, elle entre dans un lupanar très-fréquenté, dont elle écarte le rideau rapiécé; elle occupe une cellule qui est la sienne; nue, la gorge couverte d’un voile doré, sous le faux nom de Lysisca inscrit à sa porte, elle étale le ventre qui t’a porté, noble Britannicus! Elle accueille d’un air caressant tous ceux qui entrent et leur demande le salaire; puis, couchée sur le dos, elle soutient les efforts de nombreux assaillants. Enfin, quand le lénon congédie ses filles, elle sort triste, et pourtant elle n’a fermé sa cellule que la dernière; elle brûle encore de désirs qu’elle n’a fait qu’irriter, et, fatiguée d’hommes, mais non pas rassasiée, elle se retire le visage souillé, les yeux éteints, noircie par la fumée de la lampe; elle porte au lit impérial l’odeur du lupanar.» La fière indignation du poëte éclate dans ce tableau et en fait presque disparaître l’obscénité. Après Juvénal, c’est tomber bien bas que de citer un simple commentateur, Symphosianus, qui a écrit sur l’Histoire d’Apollonius de Tyr ce roman grec rempli de fables, que toutes les littératures du moyen âge avaient adopté et popularisé: «La jeune fille se prosterne aux pieds du lénon, dit Symphosianus; elle s’écrie: Aie pitié de ma virginité et ne prostitue pas mon corps en me déshonorant par un honteux écriteau! Le lénon appelle le fermier des filles, et lui dit: «Qu’une servante vienne la parer et qu’on mette sur l’écriteau: Celui qui déflorera Tarsia donnera une demi-livre d’argent (environ 150 fr. de notre monnaie); ensuite, elle sera livrée à tout venant, moyennant une pièce d’or (20 fr.)» Ce passage serait encore plus précieux pour l’histoire des mœurs romaines, si l’on était plus sûr du sens exact des mots mediam libram et singulos solidos, qui établissent, les uns, le prix particulier de la virginité, les autres, le salaire commun de la Prostitution.
Pétrone, dans son Satyricon, nous a laissé un morceau trop curieux, trop important, pour que nous ne le citions pas textuellement: c’est la peinture d’un lupanar romain: «Las enfin de courir et baigné de sueur, j’aborde une petite vieille qui vendait de grossiers légumes: «Dites-moi, la mère, dis-je, est-ce que vous ne savez pas où j’habite?» Charmée d’une politesse si naïve: «Pourquoi ne le saurais-je?» reprit-elle. Elle se lève et se met à marcher devant moi. Je pensais que ce fût une devineresse; mais bientôt, quand nous fûmes arrivés dans un lieu très-écarté, cette aimable vieille tira un mauvais rideau: «C’est ici, dit-elle, où vous devez habiter (hic, inquit, debes habitare).» Comme j’affirmais ne pas connaître la maison, je vis des gens qui se promenaient entre des mérétrices nues et leurs écriteaux. Je compris tard, et même trop tard, que j’avais été amené dans un lieu de Prostitution. Détestant les piéges de cette maudite vieille, je me couvris la tête avec ma robe, et je me mis à fuir, au milieu du lupanar, jusqu’à l’issue opposée (ad alteram partem).» Ce dernier trait du récit sert à prouver qu’un lupanar avait d’ordinaire deux issues: l’une par où l’on entrait, l’autre par où l’on sortait, sans doute sur deux rues différentes, afin de mieux cacher les habitudes de ceux qui s’y rendaient. On peut en conclure qu’il y avait pour un homme estimé une sorte de honte à fréquenter ces lieux-là, malgré la tolérance des mœurs romaines à cet égard. Il est certain, d’ailleurs, d’après diverses autorités qui confirment le témoignage de Pétrone, qu’on n’entrait pas au lupanar et qu’on n’en sortait pas sans avoir la tête couverte ou le visage caché; les uns portaient, à cet effet, un cuculle ou capuchon rabattu sur les yeux; les autres s’enveloppaient la tête avec leur robe ou leur manteau. Sénèque, dans la Vie heureuse, parle d’un libertin qui fréquentait les mauvais lieux non pas timidement, non pas en cachette, mais même à visage découvert (inoperto capite). Capitolinus, dans l’Histoire Auguste, nous montre aussi un empereur débauché, visitant la nuit tavernes et lupanars, la tête couverte d’un cuculle vulgaire (obtecto capite cucullo vulgari).
Quant au salaire des lupanars, il ne devait pas être fixe, puisque chaque fille avait un écriteau indiquant son nom et son prix. Le passage de Symphosianus, cité plus haut, a égaré les commentateurs qui ont cherché à évaluer, chacun à sa manière, le tarif que le lénon avait fixé pour la défloration de Tarsia et pour le prix courant de ses faveurs; car les savants ne sont pas d’accord sur la valeur de la livre et du sou dans l’antiquité. Symphosianus ne dit pas, d’ailleurs, s’il s’agissait de la livre d’or ou de la livre d’argent. Dans le premier cas, on a estimé que la demi-livre demandée sur l’écriteau de Tarsia, à titre de vierge, représentait 433 fr. de notre monnaie actuelle; ce ne serait que 37 fr. 64 c., si le lénon voulait parler d’une demi-livre d’argent. Nous avons fait d’autres calculs et nous sommes arrivé à un autre résultat. Selon nous, le prix de la prélibation (primæ aggressionis pretium, disent les savants) aurait été de 150 fr.; quant au taux des stuprations suivantes, le docte Pierrugues le porte à 11 fr. 42 c. pour le sou d’or, et à 78 c. pour le sou d’argent. Nous avons trouvé, dans nos chiffres, que c’étaient 20 fr. Au reste, ce salaire n’avait rien d’uniforme, et comme il ne fut jamais soumis à aucun contrôle administratif, il variait suivant les mérites et la réputation de la personne que faisait connaître son écriteau nominatif. Cependant, il y a dans Pétrone un détail précis qui nous permet de savoir à quel prix on louait une cellule dans un lupanar: «Tandis que j’errais, dit Ascylte, par toute la ville, sans découvrir en quel endroit j’avais laissé mon gîte, je fus abordé par un citoyen à l’air respectable, qui me promit très-obligeamment de me servir de guide. Entrant donc dans des ruelles tortueuses, il me conduisit en ce mauvais lieu où il me fit ses propositions malhonnêtes en tirant sa bourse. Déjà la dame du lieu avait touché un as pour la cellule (jam pro cellâ meretrix assem exegerat).» Si le louage d’une cellule coûtait un as (un peu plus d’un sou), on doit supposer que le reste ne se payait pas fort cher. En effet, quand Messaline demande le salaire (æra proposcit), Juvénal nous fait entendre clairement qu’elle se contente de quelque monnaie de cuivre. Nous avons déjà parlé ailleurs des prostituées qui ne se taxaient qu’à deux oboles et à un quadrans, ce qui les avait fait surnommer quadrantariæ et diobolares. Festus explique ainsi le nom de celles-ci: Diobolares meretrices dicuntur, quæ duobus obolis ducuntur. C’était la concurrence qui avait fait tomber si bas le salaire de la Prostitution.
- Alp. Cabasson del.
- Drouart imp.
- Alp. Leroy et F. Lefman. Sculp.
LUPANAR ROMAIN
CHAPITRE XVIII.
Sommaire.—A quelle époque remonte l’établissement de la Prostitution légale à Rome.—De l’inscription des prostituées.—Ce que dit Tacite du motif de cette inscription.—Femmes et filles de sénateurs réclamant la licencia stupri.—Avantages que l’état et la société retiraient de l’inscription des courtisanes.—Le taux de chaque prostituée fixé sur les registres de l’édile.—Serment des courtisanes entre les mains de l’édile.—Pourquoi l’inscription matriculaire des meretrices se faisait chez l’édile.—De la compétence de l’édile, en matière de Prostitution.—Police de la rue.—Les Prostitutions vagabondes.—Julie, fille d’Auguste.—Police de l’édile dans les maisons publiques.—Les édiles plébéiens et les grands édiles patriciens.—Ce qui arriva à un édile qui voulut forcer la porte de la maison de la meretrix Mamilia.—Des divers endroits où se pratiquait la Prostitution frauduleuse.—Les bains publics.—La femme du consul, aux bains de Teanum.—Luxe et corruption des bains de Rome.—Mélange des sexes dans les bains publics.—Le bain de Scipion.—Les balneatores et les aliptes.—Les débauchés de la cour de Domitien, aux bains publics.—Bains gratuits pour le bas peuple.—Bains de l’aristocratie et des gens riches.—Tolérance de la Prostitution des bains.—Les serviteurs et servantes des bains.—Les fellatrices et les fellatores.—Le fellateur Blattara et la fellatrice Thaïs.—Zoïle.—La pantomime des Attélanes.—Les cabarets.—Infamie attachée à leur fréquentation.—Description d’une popina romaine.—Le stabulum.—Les cauponæ et les diversoria.—Visites domiciliaires nocturnes de l’édile.—Les caves des boulangeries.—Police édilitaire pour les lupanars.—Contraventions, amendes et peines afflictives.—A quoi s’exposait Messaline, en exerçant le meretricium dans un lupanar.—De l’installation d’une femme dans un mauvais lieu.—Les délégués de l’édile.—Heures d’ouverture et de fermeture des lupanars et autres mauvais lieux publics.—Les meretrices au Cirque.—La Prostitution des théâtres.—Les crieurs du théâtre.—La Prostitution errante.—Les murs extérieurs des maisons et des monuments, mis, par l’édilité, sous la protection d’Esculape pour les préserver des souillures des passants.—Impudicité publique des prostituées des carrefours et ruelles de Rome.—Catulle retrouve sa Lesbia parmi ces femmes.—Le tribunal de l’édile.—Distinction établie par Ulpien, entre appeler et poursuivre.—Pouvoirs donnés par la loi aux pères et aux tuteurs sur leurs fils et pupilles qui se livraient à la débauche.—Les adventores.—Les venatores.—La jeunesse d’Alcinoüs.—Les salaputii.—Le poëte Horace putissimum penem.—Les semitarii.—Adulter, scortator et mœchus.—Mœchocinædus et mœchisso.—Héliogabale aux lupanars.—Ordonnances somptuaires relatives aux mérétrices.—Costume des courtisanes.—Leur chaussure.—Leur coiffure.—Défense faite aux prostituées de mettre de la poudre d’or dans leurs cheveux.—Les cheveux bleus et les cheveux jaunes.—Costume national des prostituées de Tyr et de Babylone.—L’amiculum ou petit ami.—Galbanati, galbani et galbana.—La mitre, la tiare et le nimbe.—Origine de ces trois coiffures.—Défense faite aux mérétrices d’avoir des litières et des voitures.—Carmenta, inventrice des voitures romaines.—La basterne et la litière.—La cella et l’octophore.—Les lupanars ambulants.—La loi Oppia.
On ne saurait dire à quelle époque s’établit régulièrement à Rome la Prostitution légale, ni quand elle fut soumise à des lois de police, sous la juridiction spéciale des édiles. Mais il est probable que ces magistrats, dès le commencement de l’édilité, qui remontait à l’an de Rome 260, s’occupèrent d’imposer certaines limites à la Prostitution des rues, et de lui tracer une sorte de jurisprudence dans l’intérêt du peuple. Malheureusement, il n’est resté de cette jurisprudence que des traits épars, douteux ou presque effacés, qui permettent toutefois d’en apprécier la sagesse et l’équité. On pourrait presque assurer qu’aucune des dispositions prévoyantes de la police moderne à l’égard des femmes de mauvaise vie n’avait été négligée par l’édilité romaine. Cette magistrature populaire avait reconnu qu’elle devait, en laissant à ces femmes dégradées la plus grande liberté possible, les empêcher d’exercer une sorte d’usurpation effrontée sur les femmes de bien; voilà pourquoi elle s’était attachée surtout à donner en quelque sorte à la Prostitution un caractère public, à lui infliger des marques distinctives, à la noter d’infamie aux yeux de tous, afin de lui ôter l’envie et les moyens de s’approprier indûment les priviléges de la vertu et de la pudeur. En ne tolérant pas qu’une courtisane pût être prise pour une matrone, on épargnait à la matrone l’injure de pouvoir être prise pour une courtisane. Le premier soin des édiles fut donc de forcer la courtisane à venir elle-même devant eux avouer sa profession infâme, en leur demandant le droit de s’y livrer ouvertement avec cette autorisation légale qu’on appelait licentia stupri. Telle est l’origine de l’inscription des filles publiques sur les registres de l’édile.
On ne possède, du reste, aucun renseignement sur le mode de cette inscription: il paraît que toute femme qui voulait faire métier de son corps (sui quæstum facere), était tenue de se présenter devant l’édile et de lui déclarer ce honteux dessein, que l’édile essayait parfois de combattre par quelques bons conseils. Si cette femme persistait, elle se faisait enregistrer comme vouée désormais à la Prostitution; elle indiquait son nom, son âge, le lieu de sa naissance, le nom d’emprunt qu’elle choisissait dans son nouvel état, et même, s’il faut en croire un commentateur, le prix qu’elle adoptait une fois pour toutes comme tarif de son odieux commerce. Tacite dit, au livre II de ses Annales, que cette inscription chez l’édile était fort anciennement exigée des femmes qui voulaient se prostituer, et que le législateur avait pensé ne pouvoir mieux punir ces impudiques, que de les contraindre ainsi à prendre acte de leur déshonneur (more inter veteres recepto, qui satis pœnarum adversus impudicas in ipsâ professione flagitii credebant). Mais ce qui fut un frein dans les temps austères de la république, devint sous les empereurs un jeu et une dérision, puisqu’on vit alors des filles et des femmes de sénateurs réclamer de l’édile la licentia stupri. On comprend, d’ailleurs, quelle était l’utilité judiciaire de l’inscription. D’une part, on avait obtenu de la sorte une liste authentique de toutes les femmes qui devaient payer à l’État l’impôt de la Prostitution, le vectigal attaché comme une servitude à ce honteux trafic; d’une autre part, dans tous les cas où une courtisane manquait au devoir de sa profession, dans les rixes, les querelles, les différends, les scandales, les contraventions, les délits de toute nature, auxquels cette honteuse profession donnait souvent lieu, on n’avait qu’à consulter les registres de l’édile, pour trouver l’état civil de la personne mise en cause. On savait de la sorte, non-seulement le véritable nom de la coupable ou de la victime, mais encore son nom de guerre, luparium nomen, sous lequel on la connaissait dans le monde de la débauche. Plaute, dans son Pœnulus, parle de ces créatures avilies qui changeaient de nom pour faire un indigne commerce de leur corps (namque hodie earum mutarentur nomina, facerentque indignum genere quæstum corpore). Il n’était pas moins nécessaire de consigner sur les registres le taux que chacune fixait pour sa marchandise, car le savant Pierrugues a recueilli ce fait, si étrange qu’il soit, dans son Glossarium eroticum: qu’on allait devant l’édile débattre la valeur et le payement d’une Prostitution, comme s’il se fût agi d’un pain ou d’un fromage (tanquam mercedis annonariæ, de pretio concubitûs jus dicebat ædilis). La tâche de l’édile était donc multiple et souvent bien délicate, mais l’édile suffisait à tout.
L’inscription d’une courtisane sur les registres de la licentia stupri était indélébile, et jamais une femme qui avait reçu cette tache ne pouvait s’en laver ni la faire disparaître. Elle avait beau renoncer à sa scandaleuse profession et se faire à elle-même une espèce d’amende honorable, en vivant chastement, en se mariant, en mettant au jour des enfants semi-légitimes, il n’y avait pas de pouvoir social ou religieux qui eût le droit de la réhabiliter entièrement et de rayer son nom dans les archives de la Prostitution légale. Elle restait, d’ailleurs, comme nous l’avons déjà dit, stigmatisée par la note d’infamie, qu’elle avait méritée à une époque quelconque de sa vie, sous l’empire de la nécessité, de la misère ou même de l’ignorance. Et pourtant, suivant l’observation du savant Douza, aussitôt que les meretrices quittaient le métier, elles s’empressaient de reprendre leur vrai nom et de laisser dans le lupanar le faux nom qu’elles avaient affiché sur leur écriteau. Un jurisconsulte, qui ne cite pas ses autorités, a prétendu que toute courtisane, au moment de son inscription, prêtait serment dans les mains de l’édile et jurait de n’abandonner jamais l’ignoble profession qu’elle acceptait librement, sans contrainte et sans répugnance; mais les malheureuses, liées par ce serment monstrueux, en auraient été relevées, lorsqu’une loi de Justinien (Novella LI) eut déclaré qu’un pareil serment contre les bonnes mœurs n’engageait pas l’imprudente qui l’aurait prêté. Ce vœu de Prostitution, que l’histoire offre plus d’une fois au point de vue religieux, entre autres chez les Locriens, dont les filles jurèrent de se prostituer à la prochaine fête de Vénus, si leurs pères remportaient la victoire sur l’ennemi, ce vœu de Prostitution légale n’a rien d’invraisemblable et correspond même avec la note d’infamie qui en était la conséquence immédiate.
On s’est demandé pourquoi l’inscription matriculaire des meretrices se faisait chez l’édile plutôt que chez le censeur, qui avait dans ses attributions la surveillance des mœurs. Juste-Lipse, dans ses Commentaires sur Tacite, répond à cette question purement spéculative, en faisant remarquer que l’édile était chargé de la police intérieure des lupanars, des cabarets et de tous les lieux suspects qui servaient d’asile à la Prostitution. C’est au sujet de la juridiction édilitaire sur ces lieux-là, que Sénèque a pu dire: «Tu trouveras la vertu dans le temple, au forum, dans la curie, sur les murailles de la ville; la volupté, tu la trouveras, se cachant le plus souvent et cherchant les ténèbres, à l’entour des bains et des étuves, dans des endroits où l’on redoute l’édile (ad loca ædilem metuentia).» Juste-Lipse aurait dû ajouter, pour mieux expliquer la compétence de l’édile en matière de Prostitution, que l’édile devait surtout comprendre, dans les attributions de sa charge, la voie publique, via publica, qui appartenait essentiellement à la Prostitution et qui en était presque synonyme. «Personne ne défend d’aller et de venir sur la voie publique,» dit Plaute, faisant allusion à l’usage que chacun peut faire d’une femme publique, en la payant bien entendu. (Quin quod, palam est venale, si argentum est, emas. Nemo ire quemquam publicâ prohibet viâ). L’édile avait donc la police de la rue et de tout ce qui pouvait être considéré comme étant de ses dépendances: ainsi, les lieux publics tombaient naturellement sous la juridiction absolue de l’édile.
D’abord, et Justin le dit expressément, les femmes qui s’adonnaient à la Prostitution sans s’être fait inscrire chez l’édile et sans avoir acheté ainsi le libre exercice de la profession impudique, étaient exposées à payer une amende et même à être chassées de la ville, quand on les avait surprises en flagrant délit; mais ordinairement, celles qui se trouvaient en faute, pourvu qu’elles fussent encore jeunes et capables de gagner quelque chose, attiraient à elles une âme charitable de lénon, qui se chargeait des frais de leur amende et de leur inscription, et qui, pour se rembourser de ses avances, les faisait travailler à son profit, en les enfermant dans un mauvais lieu. Les Prostitutions vagabondes, erratica scorta, n’étaient donc pas permises à Rome, mais il fallait bien fermer les yeux sur leur nombre et sur leurs habitudes variées, qui auraient exigé une armée de custodes pour garder les rues et les édifices, un sénat d’édiles pour juger les délits, et une foule de licteurs pour battre de verges les coupables et pour faire exécuter les condamnations. La ville de Rome offrait une multitude de temples, de colonnes, de statues, de monuments publics, tels que des aqueducs, des thermes, des tombeaux, des marchés, etc., dont la disposition architecturale n’était que trop favorable aux actes de la Prostitution; il y avait, à chaque pas, une voûte sombre, sous laquelle se tapissait la nuit une prostituée ou un mendiant; tout endroit voûté (arcuarius ou arquatus) servait d’asile à la débauche errante, que personne n’avait droit de venir troubler, parce que tout le monde avait le droit de dormir en plein air, sub dio. On pourrait même inférer de plusieurs faits consignés dans l’histoire, que certains lieux écartés, dans le voisinage de certaines chapelles et de certaines statues, étaient le théâtre ordinaire de la Prostitution nocturne. C’est ainsi que Julie, fille d’Auguste, allait se prostituer dans un carrefour, devant une statue du satyre Marsyas, et la place où s’accomplissait cette espèce de sacrifice obscène était toujours occupée, dès que la nuit couvrait d’un dais étoilé la couche de pierre qui servait d’autel au hideux sacrifice. Il suffisait d’une statue de Priape ou de quelque dieu gardien, armé du fouet, du bâton ou de la massue, pour protéger toutes les turpitudes nocturnes qui venaient se réfugier sous ses auspices et s’abriter sous son ombre.
Ce n’était donc que rarement que l’édile usait de rigueur à l’égard des contraventions de cette nature; mais, en revanche, il exerçait quelquefois une police assez tracassière sur les maisons publiques qui dépendaient de sa juridiction. Non-seulement il faisait des enquêtes continuelles pour rechercher les crimes qui pouvaient se commettre dans ces maisons soumises particulièrement à sa surveillance, mais il s’assurait souvent par lui-même que tout s’y passait d’une manière conforme aux règlements de l’édilité. Nous avons cité plus d’une fois les lieux suspects ou infâmes qui ressortissaient à la juridiction édilitaire: c’était dans ces lieux-là, que la Prostitution se cachait pour échapper à l’impôt, et que le lenocinium se livrait à ses plus basses négociations. L’édile, précédé de ses licteurs, parcourait les rues, à toute heure de jour et de nuit, pénétrait partout où sa présence pouvait être utile, et se rendait compte, par ses propres yeux, du régime intérieur de ces officines de débauche. Aussi, quand on annonçait de loin l’approche d’un édile, les femmes de mauvaise vie, les vagabondes, les joueurs, les esclaves en rupture de ban, les malfaiteurs de tout genre s’empressaient de lever le pied, et aussitôt les cabarets, les hôtelleries, les boutiques mal famées étaient vides. Cette police urbaine appartenait aux édiles plébéiens, sur qui reposait tout le poids de l’édilité active; les grands édiles patriciens, assis sur leur chaise curule, ne faisaient pas autre chose que de juger les causes qui leur étaient renvoyées par les tribuns, et qui rentraient dans leurs attributions purement administratives. Cette division de pouvoirs et de rôles s’établit naturellement vers l’an de Rome 388, quand aux deux édiles plébéiens, le sénat ajouta deux édiles curules ou patriciens. Ceux-ci portaient seuls un habit distinctif, la robe prétexte, en laine blanche, bordée de pourpre, tandis que les autres n’étaient reconnaissables qu’à leurs licteurs ou plutôt à leurs appariteurs, sorte d’huissiers qui marchaient devant eux et qui leur faisaient ouvrir les portes, en énonçant les noms et qualités de l’édile; car un édile ne pouvait pénétrer dans une maison particulière, qu’en vertu de sa charge et pour en accomplir les devoirs. On parla beaucoup à Rome de la déconvenue d’un édile curule, à qui une courtisane eut l’audace de tenir tête, et qui n’eut pas l’avantage devant les tribuns du peuple. Aulu-Gelle rapporte cet arrêt mémorable tel qu’il l’avait trouvé dans un livre d’Atteius Capito, intitulé Conjectures. A. Hostilius Mancinus, édile curule, voulut s’introduire, pendant la nuit, chez une meretrix, nommée Mamilia; celle-ci refusa de le recevoir, quoiqu’il déclinât son nom et fît valoir ses prérogatives; mais il était seul, sans licteurs; il ne portait pas la robe prétexte, et, de plus, il n’avait rien à faire comme édile dans cette maison. Il s’irrita de rencontrer tant d’obstacles de la part d’une fille publique; il menaça de briser les portes et il essaya de le faire. Alors Mamilia, que ces violences ne déconcertaient pas, fit semblant de ne pas reconnaître l’édile, et lui jeta des pierres du haut d’un balcon (de tabulato). L’édile fut blessé à la tête. Le lendemain, il cita devant le peuple l’insolente Mamilia, et l’accusa d’avoir attenté à sa personne. Mamilia raconta comment les choses s’étaient passées; comment l’édile, en effet, avait essayé d’enfoncer la porte, et comment elle l’en avait empêché à coups de pierres. Elle ajouta que Mancinus, sortant d’un souper, s’était offert à elle, pris de vin et une couronne de fleurs au front. Les tribuns approuvèrent la conduite de Mamilia, en déclarant que Mancinus, en se présentant, la nuit, à moitié ivre et couronné de fleurs, à la porte d’une courtisane, avait mérité d’être chassé honteusement. Ils lui défendirent donc de porter plainte devant le peuple, et la courtisane eut ainsi raison de l’édile.
- Castelli, del.
- Paris Imp. Drouart, 11, r. du Fouarre
- Outhwaite, sc.
A. HOSTILIUS MANCINUS ET MANILIA
Ce fait curieux prouverait que Mamilia demeurait dans une maison particulière qui échappait à la police des édiles; car, dans les lieux de libre pratique dépendant de leur autorité immédiate, on n’eût pas osé résister à ce point. Ainsi, ces magistrats renouvelaient-ils sans cesse leurs visites dans les bains et les étuves, dans les cabarets et les hôtelleries, dans les boutiques de boulanger, de boucher (lanii), de rôtisseur (macellarii), de barbier et de parfumeur. Ils auraient été certainement embarrassés de constater, de poursuivre et de punir tous les cas de Prostitution frauduleuse et prohibée, qu’ils rencontraient sur leur passage. C’était surtout dans les bains publics, que se cachaient les débauches les plus monstrueuses; et l’on peut dire que la Prostitution s’augmenta toujours à Rome, en proportion des bains qu’on y créait. Publius Victor compte huit cents bains, tant grands que petits, dans l’enceinte de la ville. Et, comme on sait que les citoyens riches se faisaient un point d’honneur de fonder par testament une piscine ou une étuve destinée à l’usage du peuple, on n’est pas étonné de cette multitude de bains, parmi lesquels les plus considérables ne contenaient pas moins de mille personnes à la fois. Dans les temps austères de la République, le bain était entouré de toutes les précautions de pudeur et de mystère; non-seulement les sexes, mais encore les âges étaient séparés; un père ne se baignait pas avec son fils pubère, un gendre avec son beau-père; le service était fait par des hommes ou par des femmes, selon que le bain recevait exclusivement des femmes ou des hommes. Ces établissements n’étaient pas encore très-nombreux, et il y avait des heures réservées pour les hommes et pour les femmes, qui se succédaient dans les mêmes bassins, sans pouvoir jamais s’y rencontrer. Cicéron raconte que le consul étant allé à Teanum en Campanie, sa femme dit qu’elle voulait se baigner dans les bains destinés aux hommes. En effet, le questeur fit sortir des bains tous ceux qui s’y trouvaient, et, après quelques moments d’attente, la femme du consul put se baigner; mais elle se plaignit à son mari des retards qu’elle avait éprouvés, et aussi de la malpropreté de ces bains. Là-dessus, le consul ordonna de saisir M. Marius, l’homme le plus distingué de la ville, et de le battre de verges sur la place publique, comme s’il fût responsable de la malpropreté des bains. Il est probable que la femme du consul avait signalé à son mari quelque fait plus grave, et ce qui le donne à penser, c’est que le même consul, passant à Ferentinum, s’informa aussi de la situation des bains publics, et en fut si mécontent, qu’il fit fouetter les questeurs de cette petite ville, où les hommes se déshonoraient, sous prétexte de se baigner.
Les bains de Rome ne tardèrent pas à ressembler à ceux que les Romains avaient trouvés en Asie: on y admit tous les genres de luxe et de corruption, presque sous les yeux de l’édile, qui était chargé d’y faire respecter les mœurs, et qui ne s’occupait que d’améliorations matérielles, imaginées pour les amollir et les corrompre davantage. D’abord, le bain devint commun pour les deux sexes, et quoiqu’ils eussent chacun leur bassin ou leur étuve à part, ils pouvaient se voir, se rencontrer, se parler, lier des intrigues, arranger des rendez-vous et multiplier les adultères. Chacun menait là ses esclaves, mâles ou femelles, eunuques ou spadones, pour garder les vêtements et pour se faire épiler, racler, parfumer, frotter, raser et coiffer. Ce mélange des sexes eut d’inévitables conséquences de Prostitution et de débauche. Les maîtres des bains avaient aussi des esclaves dressés à toute sorte de services, misérables agents d’impudicité, qui se louaient au public pour différents usages. Dans l’origine, les bains étaient si sombres, que les hommes et les femmes pouvaient se laver côte à côte sans se reconnaître autrement que par la voix; mais bientôt on laissa la lumière du jour y pénétrer de toutes parts et se jouer sur les colonnes de marbre et les parois de stuc. «Dans ce bain de Scipion, dit Sénèque, il y avait d’étroits soupiraux plutôt que des fenêtres, qui souffraient à peine assez de clarté pour ne point outrager la pudeur; mais maintenant on dit que les bains sont des caves, s’ils ne sont pas ouverts de manière à recevoir par de grandes fenêtres les rayons du soleil.» Cette indécente clarté livrait la nudité aux yeux de tous, et faisait resplendir les mille faces de la beauté corporelle. Outre la grande étuve (sudatorium), outre les grandes piscines d’eau froide, d’eau tiède et d’eau chaude dans lesquelles on prenait le bain pêle-mêle, et autour desquelles on se mettait entre les mains des esclaves, balneatores et aliptes, l’établissement renfermait un grand nombre de salles où l’on se faisait servir à boire et à manger, un grand nombre de cellules où l’on trouvait des lits de repos, des filles et des garçons. Ammien Marcellin nous montre, dans un énergique tableau, les débauchés de la cour de Domitien, envahissant les bains publics et criant d’une voix terrible: «Où sont-ils? où sont-ils?» Puis, s’ils apercevaient quelque meretrix inconnue, quelque vieille prostituée, rebut de la plèbe des faubourgs, quelque ancienne louve au corps usé par la fornication, ils se jetaient dessus tous ensemble, et ils la traitaient, cette malheureuse, comme une Sémiramis: Si apparuisse subito compererint meretricem, aut oppidanæ quondam prostibulum plebis, vel meritorii corporis veterem lupam, certatim concurrunt, etc. Les édiles veillaient à ce que ces scandales n’eussent pas lieu dans les bains qui avaient un poste de soldats au dehors, et qui permettaient à tous les désordres de s’y produire sans bruit, sans éclat, sans trouble. La Prostitution y avait donc un air décent et mystérieux.
Il en était des bains publics comme des lupanars: leur organisation intérieure variait suivant l’espèce de public qui les fréquentait. Ici, c’étaient des bains gratuits pour le bas peuple; là, c’étaient des bains à bon marché, puisque l’entrée ne coûtait qu’un quadrans, deux liards de notre monnaie; ailleurs, c’étaient des bains magnifiques, où l’aristocratie et les gens riches, fût-ce des affranchis, se rencontraient sur un pied d’égalité. Tous ces bains s’ouvraient à la même heure, à la neuvième, c’est-à-dire vers trois heures après midi; à cette heure-là, s’ouvraient aussi les lieux publics, les cabarets, les auberges, les lupanars. Tous ces bains se fermaient à la même heure aussi, au coucher du soleil: tempus lavandi, lit-on dans Vitruve, a meridiano ad vesperam est constitutum. Mais les lupanars seuls restaient ouverts toute la nuit. Le règne de la Prostitution légale, commencé en plein soleil, se prolongeait jusqu’au lendemain matin. Quant à la Prostitution des bains, elle n’était que tolérée, et l’édile faisait semblant, autant que possible, de l’ignorer, pourvu qu’elle n’affectât point un caractère public. Les empereurs vinrent en aide à l’édilité, pour obvier aux horribles excès qui se commettaient dans tous les bains de Rome, où les deux sexes étaient admis. Adrien défendit rigoureusement ce honteux mélange d’hommes et de femmes; il ordonna que leurs bains fussent tout à fait séparés: Lavacra pro sexibus separavit, dit Spartien. Marc-Aurèle et Alexandre-Sévère renouvelèrent ces édits en faveur de la morale publique; mais, dans l’intervalle de ces deux règnes, l’exécrable Héliogabale avait autorisé les deux sexes à se réunir aux bains. Les serviteurs et les servantes de bains étaient, au besoin, les lâches instruments des récréations que les deux sexes y venaient chercher. Les matrones ne rougissaient pas de se faire masser, oindre et frotter, par ces baigneurs impudiques. Juvénal, dans sa fameuse satire des Femmes, nous représente une mère de famille qui attend la nuit pour se rendre aux bains, avec son attirail de pommades et de parfums: «Elle met sa jouissance à suer avec de grandes émotions, quand ses bras retombent lassés sous la main vigoureuse qui les masse, quand le baigneur, animé par cet exercice, fait tressaillir sous ses doigts l’organe du plaisir (callidus et cristæ digitos impressit aliptes) et craquer les reins de la matrone.» Un des commentateurs de Juvénal, Rigatius, nous explique les procédés malhonnêtes de ces aliptes, avec une intelligence de la chose, qui se sert heureusement du latin: Unctor sciebat dominam suam hujusmodi titillatione et contrectatione gaudere. Il se demande ensuite à lui-même, le plus candidement du monde, si ce baigneur-là n’était pas un infâme sournois.
L’édile n’avait rien à voir là-dedans, si personne ne se plaignait. Les bains étaient des lieux d’asile pour les amours, comme pour les plus sales voluptés: «Tandis qu’au dehors, dit l’Art d’aimer d’Ovide, le gardien de la jeune fille veille sur ses habits, les bains cachent sûrement ses amours furtifs (celent furtivos balnea tuta jocos).» Les femmes devaient être plus intéressées que les hommes à conserver ces priviléges attachés aux bains publics: pour les unes, c’était un terrain neutre, un centre, un abri tutélaire, où elles pouvaient sans danger satisfaire leurs sens; pour les autres, c’était un marché perpétuel où la Prostitution trouvait toujours à vendre ou à acheter. Quoique les bains dussent être fermés la nuit, ils restaient ouverts en cachette pour les privilégiés de la débauche; tout était sombre au dehors, tout éclairé à l’intérieur, et les bains, les soupers, les orgies duraient toujours, presque sans interruption. Le lenocinium se pratiquait sur une vaste échelle dans ces endroits-là, et beaucoup venaient, sous prétexte de se baigner, spéculer sur la virginité d’une jeune fille ou d’un enfant, sinon chercher pour eux-mêmes le bénéfice de quelque atroce Prostitution. L’habitude des bains développait chez les personnes des deux sexes, qui l’avaient prise avec une sorte de passion, les instincts et les goûts les plus avilissants; en se voyant nus, en voyant toutes ces nudités qui s’étalaient dans les postures les plus obscènes, en se sentant pressés et touchés par les mains frémissantes des baigneurs, ils contractaient insensiblement une rage de plaisirs nouveaux et inconnus, à la poursuite desquels ils consacraient leur vie entière; ils s’usaient et se consumaient lentement au milieu de cette impure Capoue des bains publics. C’était là que l’amour lesbien avait établi son sanctuaire, et la sensualité romaine renchérissait encore sur le libertinage des élèves de Sapho. Celles-ci se nommaient toujours Lesbiennes, quand elles n’ajoutaient rien aux préceptes de la philosophie féminine de Lesbos; mais elles prenaient le nom de fellatrices, quand elles réservaient à des hommes ces ignobles caresses dont leur bouche ne craignait pas de se souiller. Ce n’est pas tout: ces misérables femmes apprenaient leur art exécrable à des enfants, à des esclaves, qu’on appelait fellatores. Cette impureté se répandit tellement à Rome, qu’un satirique s’écriait avec horreur: «O nobles descendants de la déesse Vénus, vous ne trouverez bientôt plus de lèvres assez chastes pour lui adresser vos prières!» Martial, dans ses épigrammes, revient sans cesse sur cette abomination, qui faisait vivre une foule d’infâmes et qui n’empêchait pas l’édile de dormir: nous n’oserions traduire l’épigramme flétrissante qu’il adresse à un de ces êtres vils, nommé Blattara; mais il nous est plus aisé de donner un à peu près honnête de celle qui regarde Thaïs, fellatrice à la mode en ce temps-là: «Il n’est personne dans le peuple, ni dans toute la ville, qui se puisse vanter d’avoir eu les faveurs de Thaïs, quoique beaucoup la désirent, quoique beaucoup la pourchassent. Pourquoi donc Thaïs est-elle si chaste? C’est que sa bouche ne l’est pas.» (Tam casta est, rogo, Thaïs? immò fellat.) Martial ne pardonne pas aux exécrables fellateurs qu’il trouve sur son chemin; il les déteste et les maudit tous dans la personne de Zoïle: «Tu dis que les poëtes et les avocats sentent mauvais de la bouche; mais le fellateur, Zoïle, pue bien davantage!» Cette infâme imagination de luxure s’était, sous les empereurs, tellement répandue à Rome, que Plaute et Térence, qui avaient fait pourtant allusion au vice des fellateurs, semblaient n’en avoir rien dit, et que dans les Attélanes, où la pantomime surpassa les plus grandes témérités du dialogue, les auteurs exprimaient sans cesse par un jeu muet les honteux mystères de l’art fellatoire.
Et cependant les édiles devaient rester aveugles en face de ces horribles débauches qui se produisaient presque sous leurs yeux! Ce n’était pas même la Prostitution proprement dite; ce n’en étaient que les préludes ou les accessoires; c’était surtout l’acte le plus caractéristique de l’esclavage, que de præbere os, suivant l’expression usuelle qui se rencontre jusque dans les Adelphes de Térence; les édiles n’avaient donc pas à se mêler de la conduite individuelle des esclaves, excepté en ce qui concernait les meretrices. Il est remarquable que les ignobles artisans de ces débauches ne faisaient presque jamais partie du collége des courtisanes enregistrées. On ne les rencontrait donc pas dans les lupanars, mais dans les cabarets et dans tous les lieux suspects où l’on allait boire, manger, jouer ou dormir. Quiconque entrait en ces lieux-là, fréquentés par des gens perdus d’honneur, se voyait confondu avec eux ou dégradé à leur niveau, lors même qu’il ne se fût point abandonné à leurs vices ordinaires. Il suffisait de la présence d’un homme ou d’une femme dans une taverne (popina), pour que cette femme ou cet homme se soumît par là, en quelque sorte, à toute espèce d’outrages. Ainsi, le jurisconsulte Julius Paulus dit en propres termes dans le Digeste: «Quiconque se sera fait un jouet de mon esclave ou de mon fils, même du consentement de celui-ci, je serai censé avoir reçu une injure personnelle, comme si mon fils ou mon esclave eût été conduit dans un cabaret, comme si on l’eût fait jouer à un jeu de hasard.» L’injure et le dommage existaient, du moment où le jeune homme avait mis le pied dans le cabaret, car il n’était jamais sûr d’en sortir aussi pur, aussi chaste, qu’il y était entré. La police édilitaire surveillait soigneusement les cabarets, qui devaient être fermés pendant la nuit et ne s’ouvrir qu’au point du jour: ils pouvaient recevoir toute sorte de gens, sans s’inquiéter de leurs hôtes, mais ils n’étaient point autorisés à leur donner un gîte, et ils renvoyaient leur monde, quand la cloche avait sonné dans les rues pour la fermeture des bains et de tous les lieux publics. Ce seul fait indique la disposition intérieure d’une popina romaine, qui se composait, en général, d’une petite salle basse au rez-de-chaussée, toute garnie d’amphores et de grandes jarres pleines de vin, sur le ventre desquelles on lisait l’année de la récolte et le nom du cru: au fond de cette salle, humide et obscure, qui ne recevait de jour que par la porte surmontée d’une couronne de laurier, une ou deux chambres très-resserrées servaient à la réception des hôtes qui s’y attablaient pour jouer et pour faire la débauche. Aucune apparence de lit, d’ailleurs, dans ces bouges infectés de l’odeur du vin et de celle des lampes: «Les auberges, dit Cicéron dans un passage qui établit clairement la différence de la popina et du stabulum, les auberges sont ses chambres à coucher; les tavernes, ses salles à manger.» On ne trouvait dans ces endroits-là, que des bancs, des escabeaux et des tables, qui favorisaient peu la Prostitution ordinaire.
Il fallait aller dans les cauponæ et les diversoria, pour y louer une chambre et un lit. Le diversorium n’était destiné qu’à recevoir des voyageurs, des étrangers, qui y passaient la nuit, sans y souper; la caupona tenait, au contraire, de l’auberge et du cabaret: on y logeait et l’on y soupait. On ne manquait pas de compagnes et de compagnons, que le maître du lieu avait toujours en réserve pour l’usage de ses locataires. La Prostitution, dans ces maisons de passage, avait des allures plus décentes, des habitudes moins excentriques, et pourtant l’édile y venait souvent faire des visites nocturnes, pour rechercher les femmes de mauvaise vie qui auraient pu se soustraire à l’inscription sur les registres et celles qui se livraient hors des lupanars à l’exercice de leur métier. Elles s’enfuyaient à moitié nues; elles se cachaient dans le cellier derrière les amphores d’huile et de vin; elles se blottissaient sous les lits, lorsque l’appariteur de l’édile frappait à la porte de la rue, lorsque les licteurs déposaient leurs faisceaux devant la maison. L’objet de ces visites domiciliaires était surtout de punir les contraventions aux règlements, par de fortes amendes; aussi, comme le dit Sénèque, tous les lieux suspects craignaient-ils la justice de l’édile, et tous ces lieux-là étaient plus ou moins consacrés à la Prostitution. Sénèque, dans sa Vie heureuse, parle, avec dégoût, de ce plaisir honteux, bas, trivial, misérable, qui a pour siége et pour asile les voûtes sombres et les cabarets (cui statio ac domicilium fornices et popinæ sunt). L’édile visitait aussi les boulangeries et les caves qui en dépendaient. Dans ces caves, quelquefois profondes et séparées de la voie publique, on ne se bornait pas à mettre des provisions de blé dans d’énormes vases de terre cuite, on ne se bornait pas à y faire tourner la meule par des esclaves: il y avait souvent des cellules souterraines où se réfugiait la Prostitution pendant le jour, aux heures où les lupanars étaient fermés et inactifs. Les meretrices, dit Paul Diacre, demeuraient d’ordinaire dans les moulins (in molis meretrices versabantur). Pitiscus, qui cite ce passage, ajoute que les meules et les filles se trouvaient dans des caves communiquant avec la boulangerie, de telle sorte que tous ceux qui entraient là n’y venaient pas pour acheter du pain; la plupart ne s’y rendaient que dans un but de débauche (alios qui pro pane veniebant, alios qui pro luxuriæ turpitudine ibi festinabant). C’était une Prostitution déréglée, que l’édile ne se lassait pas de poursuivre: il descendait souvent dans les souterrains où l’on écrasait le blé en le pilant ou en le moulant, et il y découvrait toujours une foule de femmes, non inscrites, les unes attachées au service des meules, les autres simples locataires de ces bouges ténébreux, au fond desquels la débauche semblait se dérober dans l’ombre à sa propre ignominie.
Les lupanars étaient également sous la surveillance immédiate des édiles; mais ceux-ci n’avaient point à s’occuper de ce qui s’y passait, pourvu qu’il n’y eût ni tumulte, ni rixe, ni scandale au dedans comme au dehors, pourvu que les portes en fussent ouvertes à la neuvième heure, c’est-à-dire à trois heures après midi, et fermées le lendemain matin à la première heure. Le lénon ou la léna avait, pour ainsi dire, la délégation d’une partie des devoirs de l’édile, dans le régime de l’établissement. Comme ce lupanaire de l’un ou de l’autre sexe se chargeait de faire l’écriteau de chacune de ses femmes, c’était à lui que revenait naturellement le soin de vérifier l’inscription régulière de chacune sur les registres de l’édilité; il devait être responsable du délit, quand une ingénue ou citoyenne libre, quand une femme mariée et adultère, quand une fille au pouvoir de père ou de tuteur, quand une malheureuse enfant se prostituait de gré ou de force; car la loi Julia enveloppait dans la pénalité de l’adultère tous les complices qui l’auraient favorisé, même indirectement. Les maîtres et entrepreneurs de mauvais lieux avaient donc souvent à compter avec l’édile, d’autant plus que le lénocinium ne respectait rien, ni naissance, ni rang, ni âge, ni vertu. Toute infraction aux règlements donnait lieu à une amende, et les amendes de cette nature, que l’édile appliquait à sa volonté, étaient exigibles à l’instant même. Un retard de payement amenait sur les épaules du condamné une libérale provision de coups de verges. Cette fustigation s’exécutait en pleine rue, devant le lupanar, et ensuite le patient, après avoir payé l’amende, sortait tout meurtri des mains du licteur, pour aviser aux moyens de se rembourser à l’aide d’un nouveau trafic de Prostitution. Tout, au reste, pouvait être matière à réprimande et à punition. Les maîtres de lupanar se sentaient trop à la discrétion de l’édile pour ne pas se ménager, en cas de malheur, quelque appui, quelque influence favorable; ils en trouvaient chez des sénateurs débauchés, auxquels ils réservaient les prémices de certains sujets de choix. L’édile lui-même n’était pas incorruptible, et le lénon savait par quel genre de présent on pouvait quelquefois le gagner et le rendre favorable.
Il serait difficile d’établir l’état des contraventions et des délits qui avaient lieu dans les lupanars de Rome; ce n’était pas sans doute l’édile qui se chargeait de les constater par lui-même; il se faisait représenter par des officiers subalternes. Ceux-ci allaient vérifier la gestion des lupanaires, écouter et recueillir les plaintes qui pouvaient s’élever contre eux, examiner les lieux, et relever surtout les listes des mérétrices en cellule. La préoccupation du législateur à l’égard de la débauche publique semble avoir été seulement d’empêcher la Prostitution des femmes patriciennes et des filles ingénues, et de poursuivre l’adultère jusque sous ce masque infâme. On ne devait admettre dans les lupanars ouverts sous la garantie de la loi, que des femmes à qui la loi ne défendait pas de se vendre et de se prostituer. Messaline, en exerçant le meretricium dans un lupanar, se donnait pour Lysisca, courtisane, dont elle avait pris le nom de débauche et qui probablement vaquait ailleurs à son métier. Messaline s’exposait donc, sinon à être reconnue, du moins à se voir accusée d’usurpation de nom et de qualité; les filles inscrites chez l’édile ayant seules le droit d’exercer dans les lupanars. Sénèque, dans deux passages différents de ses Controverses, parle de l’installation d’une femme dans un mauvais lieu, sans indiquer les diverses formalités qu’elle était forcée de subir auparavant: «Tu t’es nommée meretrix, dit Sénèque; tu t’es assise dans une maison publique; un écriteau a été mis sur ta cellule; tu t’es livrée à tout venant.» Et ailleurs: «Tu t’es assise avec les courtisanes; tu t’es aussi parée pour plaire aux passants, parée des habits que le lénon t’a fournis; ton nom a été affiché à la porte; tu as reçu le prix de ta honte.» Il est certain que le lénon ne louait pas des habits et une cellule à toutes les femmes qui se présentaient pour le service public: elles étaient obligées, avant tout, de justifier de leur qualité et de produire même un certificat de meretrix, appelé licentia stupri. Un autre passage des Controverses de Sénèque laisserait entendre que ce certificat se délivrait dans le lupanar même, et que le lénon avait un registre où il inscrivait les noms de ses clientes: «Tu as été amenée dans un lupanar, dit Sénèque, tu y as pris ta place; tu as fait ton prix: l’écriteau a été dressé en conséquence. C’est là tout ce qu’on peut savoir de toi. D’ailleurs, je veux ignorer ce que tu nommes une cellule et un obscène lit de repos.» Les délégués de l’édile ne se faisaient pas scrupule, au besoin, d’exiger de plus grands détails et d’interroger les mérétrices elles-mêmes.
L’édile se montrait surtout très-sévère pour les infractions aux heures d’ouverture et de fermeture des lupanars; car ces heures avaient été fixées pour que les jeunes gens n’allassent pas dès le matin se fatiguer et s’énerver dans des lieux de débauche, au lieu de suivre les exercices gymnastiques, les études scolaires et les leçons civiques qui composaient l’éducation romaine. Le législateur avait voulu aussi que la chaleur du jour fût un obstacle à la Prostitution et que ceux qu’elle accablerait ne fussent pas tentés de chercher un surcroît de sueurs et de lassitude. Il n’y avait d’exception, pour les heures assignées à la libre pratique des lieux et des plaisirs publics, que les jours de fête solennelle, quand le peuple était invité aux jeux du Cirque. Ces jours-là, la Prostitution se transportait là où était le peuple, et tandis que les lupanars restaient fermés et déserts dans la ville, ceux du Cirque s’ouvraient en même temps que les jeux; et sous les gradins où se pressait la foule des spectateurs, les lénons organisaient des cellules et des tentes, où affluait de toutes parts une procession continuelle de courtisanes et de libertins qu’elles avaient attirés à leur suite. Pendant que les tigres, les lions et les bêtes féroces mordaient les barreaux de leurs cages de fer; pendant que les gladiateurs combattaient et mouraient; pendant que l’assemblée ébranlait l’immense édifice par un tonnerre de cris et de battements de mains, les meretrices, rangées sur des siéges particuliers, remarquables par leur haute coiffure et par leur vêtement court, léger et découvert, faisaient un appel permanent aux désirs du public et n’attendaient pas, pour les satisfaire, que les jeux fussent achevés. Ces courtisanes quittaient sans cesse leur place et se succédaient l’une à l’autre pendant toute la durée du spectacle. Les portiques extérieurs du Cirque ne suffisant plus à cet incroyable marché de Prostitution, tous les cabarets, toutes les hôtelleries du voisinage regorgeaient de monde. On comprend que ces jours-là la Prostitution était absolument libre, et que les appariteurs de l’édile n’osaient pas s’enquérir de la qualité des femmes qui faisaient acte de meretrix. Voilà pourquoi Salvien disait de ces grandes orgies populaires: «On rend un culte à Minerve dans les gymnases; à Vénus, dans les théâtres;» et ailleurs: «Tout ce qu’il y a d’impudicités se pratique dans les théâtres; tout ce qu’il y a de désordres, dans les palestres.» Isidore de Séville, dans ses Étymologies, va plus loin, en disant que théâtre est synonyme de Prostitution, parce que dans le même lieu, après la fin des jeux, les meretrices se prostituent publiquement. (Idem vero theatrum, idem et prostibulum, eo quod post ludos exactos meretrices ibi prosternerentur). Les édiles n’avaient donc pas à s’occuper de la Prostitution des théâtres, comme si cette Prostitution faisait partie nécessaire des jeux qu’on donnait au peuple. Généralement, d’ailleurs (on peut du moins le supposer d’après plusieurs endroits de l’Histoire Auguste), les théâtres étaient exploités par une espèce de femmes qui logeaient sous les portiques et dans les galeries voûtées de ces édifices; elles avaient pour lénons ou pour amants les crieurs du théâtre, qu’on voyait circuler sans cesse de gradin en gradin pendant la représentation; ces crieurs ne se bornaient pas à vendre au peuple ou à lui distribuer gratis, aux frais du grand personnage qui donnait les jeux, de l’eau et des pois chiches: ils servaient principalement de messagers et d’interprètes pour lier les parties de débauche. C’est donc avec raison que Tertullien appelait le cirque et le théâtre les consistoires des débordements publics, consistoria libidinum publicarum.
Il est probable que l’édile, malgré son autorité presque absolue sur la voie publique, ne troublait pas trop la Prostitution errante; on ne voit nulle part, dans les poëtes et les moralistes qui parlent de ce genre abject de Prostitution, l’apparence d’une mesure répressive ou préventive. L’édile se bornait sans doute à faire observer les règlements relatifs au costume, et il punissait sévèrement les mérétrices inscrites qui s’aventuraient dans les rues avec la robe longue et les bandelettes des matrones; mais il ne devait pas surveiller de fort près les mœurs de la voie publique, quand la nuit les couvrait d’un voile indulgent. La voie publique appartenait à tous les citoyens; chacun en avait la libre disposition, et chacun y trouvait protection en se plaçant sous la sauvegarde du peuple. Il eût donc été difficile d’empêcher un citoyen d’user de sa liberté individuelle en pleine rue. Ainsi, l’édilité, à l’époque de sa plus grande puissance, n’avait aucune action coercitive contre les passants qui souillaient de leur urine les murs extérieurs des maisons et des monuments; elle recourut alors, dans l’intérêt de la salubrité de Rome, à l’intervention du dieu Esculape, et elle fit peindre deux serpents, aux endroits que l’habitude avait plus particulièrement consacrés à recevoir le dépôt des immondices et des urines. Ces serpents sacrés écartaient la malpropreté, qui ne se fût pas abstenue devant l’édile en personne, et qui n’avait garde de commettre une profanation, puisque le serpent était l’emblème du dieu de la médecine. Il n’y avait malheureusement pas de serpent que la Prostitution vagabonde eût à redouter sous les voûtes et dans les coins obscurs où elle se réfugiait, dès que la rue devenait sombre et moins fréquentée. Pitiscus, qui n’avance pas un fait sans l’entourer de preuves tirées des écrits ou des monuments de l’antiquité, nous représente les prostituées de Rome, celles de la plus vile espèce, occupant la nuit les carrefours et les ruelles étroites de la ville, appelant et attirant les passants et ne se conduisant pas avec plus de pudeur que les chiens qui le jour tenaient la place: Quos in triviis venereis nodis cohærere scribit Lucretius. L’édile ne pouvait que reléguer ces turpitudes dans des quartiers mal famés, où les honnêtes gens ne pénétraient jamais et qui n’avaient pour habitants que des voleurs, des mendiants, des esclaves fugitifs et des femmes de mauvaise vie. La police évitait de remuer cette fange de la population, et il fallait un vol, un meurtre, un incendie, pour que les officiers de l’édile descendissent au fond de ces repaires. La voie publique, dans les faubourgs et aux abords des murailles de la ville, était donc le théâtre nocturne des plus hideuses impuretés. C’est là que Catulle rencontra un soir cette Lesbie, qu’il avait aimée plus que lui-même, plus que tous les siens; mais s’il la reconnut, combien elle était changée, et quel horrible métier elle pratiquait impunément dans l’ombre! Il se détourna, indigné, les yeux obscurcis par les larmes et souhaitant n’avoir rien vu; puis, cette plainte s’exhala de son cœur de poëte:
Plus quam se atque suos amavit omnes,
Nunc in quadriviis et angiportis
Glubit magnanimos Remi nepotes!
Si l’édile laissait en paix les malheureuses instigatrices de l’immoralité publique, il se mêlait encore moins de la conduite de leurs complices ordinaires; il n’avait pas, d’ailleurs, de censure à exercer sur les mœurs, et il se gardait bien de porter atteinte aux priviléges des citoyens romains, sous prétexte de faire respecter la pudeur de la rue. Il recevait seulement, à cet égard, les réclamations qui lui étaient adressées, et il citait directement devant sa chaise curule ceux qui avaient donné lieu à ces réclamations. Elles étaient quelquefois fort graves; par exemple, lorsqu’une mère de famille se plaignait d’avoir été insultée et traitée comme une courtisane, c’est-à-dire suivie et appelée dans la rue. L’édile avait alors à examiner si, par son costume, sa démarche ou ses gestes, la matrone pouvait avoir motivé une méprise injurieuse, et si l’auteur de l’insulte pouvait arguer de son ignorance et de sa bonne foi. En général, les femmes qui eussent été en droit de porter plainte au tribunal de l’édile préféraient s’épargner le scandale d’un débat semblable, et ne pas avoir à comparaître en public pour faire condamner l’insulteur, surtout si elles se sentaient répréhensibles au point de vue de leur toilette; car il suffisait d’une tunique un peu trop courte, d’une coiffure trop haute, et de la nudité du cou, des épaules ou de la gorge, pour justifier un appel ou une provocation. «Appeler et poursuivre sont deux choses bien différentes, dit Ulpien, au titre XV, De injuriis et famosis libellis; appeler, c’est attenter à la pudeur d’autrui par des paroles insinuantes; poursuivre, c’est suivre avec insistance, mais silencieusement.» Quand les libertins doutaient de la condition d’une femme qu’ils trouvaient sur leur chemin, et dont ils convoitaient la possession, ils ne lui parlaient pas d’abord, mais ils la suivaient par derrière, jusqu’à ce qu’elle eût témoigné par un signe ou par un coup d’œil que la poursuite ne lui était pas injurieuse ni désagréable; ils se croyaient alors autorisés à lui adresser des propositions verbales. On n’accostait pas en pleine rue une femme étrangère, si elle n’avait pas répondu, de la voix, du geste ou du regard, à la première tentative d’appel, et cet usage resta dans les mœurs des villes romaines longtemps après que la corruption publique eut fait fléchir les rigueurs de la loi. «Cette fille qui lui parle publiquement, dit Prudentius dans ses quatrains moraux, il lui ordonne de s’arrêter au détour de la rue.» Les mérétrices seules étaient, pour ainsi dire, à la discrétion du premier venu; chaque passant avait le droit de les arrêter dans la rue et de leur demander une honteuse complaisance, comme si c’était une marchandise offerte à quiconque voulait la payer au taux fixé.
Hormis les cas où le sectateur (sectator), par libertinage ou par erreur, se permettait de poursuivre ou d’appeler une ingénue dont la démarche et l’habillement ne justifiaient pas ces attentats, la recherche des plaisirs de la débauche était absolument libre pour les hommes, sinon pour les jeunes gens. Ceux-ci seulement pouvaient être punis par leur père ou leur tuteur; car la loi admettait le renoncement à la paternité dans trois cas, où le père avait le droit, non-seulement de déshériter son fils, mais encore de le chasser de la famille et de lui ôter son nom: premièrement, si ce fils couchait souvent hors de la maison paternelle; secondement, s’il s’adonnait à des orgies infâmes, et, en dernier lieu, s’il se plongeait dans de sales plaisirs. C’était donc le père qui, en certaines circonstances, réunissait dans sa main les pouvoirs de l’édile et du censeur contre son fils débauché. Le tuteur avait également une partie de la même autorité, à l’égard de son pupille. Mais les jeunes gens n’étaient pas les seuls provocateurs et sectateurs de la Prostitution; les hommes d’un âge mûr, les plus graves, les plus barbus, se trouvaient souvent compris dans cette foule impure, qui n’attendait pas la nuit pour se ruer à la débauche. L’édile eût souvent rougi des grands noms et des nobles caractères, qu’il aurait pu découvrir sous les capes de ces coureurs de mauvais lieux! Il y avait aussi bien des catégories diverses parmi ces impudiques qui formaient l’armée active de la Prostitution: les uns se nommaient adventores, parce qu’ils allaient au-devant des femmes et des filles qui leur semblaient d’un commerce facile; les autres se nommaient venatores, parce qu’ils pourchassaient, sans avoir l’argent à la main comme les précédents, tout ce qui leur promettait une proie nouvelle; on appelait Alcinoi juventus (jeunesse d’Alcinoüs) ces beaux efféminés, qui se promenaient nonchalamment par la ville, en habit de fête, frisés, parfumés, parés, en cherchant des yeux çà et là ce qui pouvait réveiller leurs désirs, épuisés par une nuit d’excès. Les salaputii étaient de petits hommes très-ardents, très-lubriques, qui ne payaient pas d’apparence, mais qui avaient quelque motif de se dire les héritiers d’Hercule. Le poëte Horace se vantait d’être un des mieux partagés dans la succession, et l’empereur Auguste l’avait surnommé, à cause de cela, putissimum penem, qu’il traduisait lui-même par homuncionem lepidissimum (le plus drôle de petit bout d’homme)! Les semitarii étaient des espèces de satyres, aux larges épaules, au cou épais et nerveux, aux bras robustes, au regard timide, à l’air sournois: ils allaient se poster en embuscade dans les chemins creux, sur la lisière des bois, au milieu des champs, et là ils guettaient le passage de quelque misérable prostituée; ils s’emparaient d’elle, de vive force, et malgré ses cris, malgré ses efforts, ils en avaient toujours bon marché. Comme ils ne s’adressaient qu’à des femmes réputées communes, la loi des Injures ne pouvait leur être appliquée, et la malheureuse, en se relevant toute meurtrie et toute poudreuse, ne trouvait que des rires et des quolibets pour se consoler de sa mésaventure. Enfin, tout homme marié qui entrait dans un lupanar devenait un adultère (adulter); celui qui fréquentait les lieux de débauches était un scortator; celui qui vivait familièrement avec des courtisanes, qui mangeait avec elles et qui se déshonorait dans leur compagnie, s’appelait mœchus. Cicéron accuse Catilina de s’être fait une cohorte prétorienne de scortateurs; le poëte Lucilius dit qu’un homme marié qui commet une infidélité à l’égard de sa femme porte aussi la peine de l’adultère, puisqu’il est adultère de nom; et un vieux scoliaste de Martial donne à entendre que le mot adulter s’appliquait à un adultère par accident ou par occasion, tandis que le mot mœchus exprimait surtout l’habitude, l’état normal de l’adultère. La langue latine aimait les diminutifs autant que les augmentatifs; elle avait donc augmenté le substantif mœchus en créant mœchocinædus, qui comprenait dans un seul mot plusieurs sortes de débauches; elle avait en même temps cherché le diminutif du verbe mœchor, en disant mœchisso, qui signifiait à peu près la même chose, avec un peu plus de délicatesse. Mais la langue grecque, d’où mœchus avait été tiré, possédait dix ou douze mots différents, formés de la même souche, pour exprimer les nuances et les variétés de μοιχεύω et de μοιχὁς.
Tout homme qui se respectait encore ne se rendait aux lieux de Prostitution, que le visage caché et la tête enveloppée dans son manteau. Personne n’avait, d’ailleurs, à lui demander compte du déguisement qu’il jugeait à propos de prendre. Ainsi, quand Héliogabale allait la nuit visiter les mauvais lieux de Rome, il n’y entrait que couvert d’une cape de muletier, pour n’être pas reconnu: Tectus cucullione mulionico, ne agnosceretur, ingressus, dit Lampridius. L’édile lui-même ne se fût pas permis de lever ce capuchon, qui lui eût montré l’empereur; mais il faisait observer très-rigoureusement, surtout pendant le jour et sur la voie publique, les ordonnances somptuaires qui défendaient, aux mérétrices inscrites ou brevetées, l’usage de la stole ou robe longue, des bandelettes de tête, des tuniques de pourpre, et même, en divers temps, des broderies et des joyaux d’or. Ces ordonnances du sénat furent renouvelées par les empereurs, à plusieurs époques, et leur application trouva parfois de la mollesse ou du relâchement dans le pouvoir des édiles, qui ne punissaient pas également toutes les contraventions. Ainsi, voyait-on souvent au théâtre et au cirque les grandes courtisanes, vêtues comme des reines, étincelantes d’or et de pierreries; elles ne se soumettaient pas aisément à porter des toges ou tuniques jaunes et des dalmatiques à fleurs: «Qui porte des vêtements fleuris, dit Martial, et qui permet aux mérétrices d’affecter la pudeur d’une matrone vêtue de la stole?» Une femme qui se vouait à la Prostitution était déchue de la qualité de matrone, et elle renonçait elle-même à paraître en public avec la toge et les insignes des honnêtes femmes: son inscription sur les registres de l’édile la rendait indigne de la robe longue et ample, dite matronale. Aussi, Martial raille-t-il, à l’occasion de cadeaux envoyés à une prostituée (mœcham): «Vous donnez des robes d’écarlate et de pourpre violette à une fameuse courtisane! Voulez-vous lui donner le présent qu’elle a mérité? Envoyez-lui une toge.» La toge, dans l’origine des institutions romaines, avait été commune aux deux sexes; mais, lorsque l’invasion des femmes étrangères dans la République eut nécessité l’adoption d’un vêtement particulier aux matrones, celles-ci prirent la stole, qui tombait à longs plis jusqu’aux talons et qui cachait si pudiquement la gorge, que les formes en étaient à peine accusées sous la laine ou sous le lin. La toge ou tunique sans manches resta le vêtement des hommes et en même temps des femmes qui avaient perdu les priviléges de leur sexe avec les droits et les honneurs réservés aux matrones. Telle était probablement la principale règle de costume, à laquelle les édiles tenaient la main.
Il y avait, en outre, bien des défenses et bien des prescriptions moins importantes concernant l’habillement des mérétrices, mais elles se modifièrent tant de fois, qu’il serait difficile de les fixer d’une manière générale et de leur assigner une époque certaine. La chaussure et la coiffure des courtisanes avaient été réglées comme leur vêtement; néanmoins, l’édilité se montrait moins rigoureuse au sujet de ces parties de leur toilette. Les matrones s’étant attribué l’usage du brodequin (soccus), les courtisanes n’eurent plus la permission d’en mettre, et elles furent obligées d’avoir toujours les pieds nus dans des sandales ou des pantoufles (crepida et solea), qu’elles attachaient sur le cou-de-pied avec des courroies dorées. Tibulle se plaît à peindre le petit pied de sa maîtresse, comprimé par le lien qui l’emprisonne: Ansaque compressos colligat arcta pedes. La nudité des pieds, chez les femmes, était un indice de Prostitution, et leur éclatante blancheur faisait de loin l’office du lénon, puisqu’elle attirait les regards et les désirs. Parfois, leurs sandales ou leurs pantoufles étaient entièrement dorées: Auro pedibus induto, a dit Pline, en parlant de cette splendide marque de déshonneur. Parfois, pour imiter la couleur de l’or, elles se contentaient de chaussure jaune, quoique cette chaussure eût été primitivement celle des nouveaux mariés: «Portant un brodequin jaune à son pied blanc comme la neige,» a dit Catulle. Mais les nouveaux mariés se fussent bien gardés de mettre des sandales ou des pantoufles, et les courtisanes n’eussent point osé porter la couleur jaune en brodequins.
Les matrones avaient aussi adopté une coiffure qu’elles ne laissèrent point usurper par les courtisanes: c’était une large bandelette blanche, qui servait à la fois de lien et d’ornement à la chevelure. Cette bandelette fut probablement, dans les temps héroïques de Rome, une réminiscence de celle qui ornait la tête des génisses et des brebis offertes en sacrifice aux divinités. La matrone se présentait elle-même, en guise de victime, aux autels de la Pudeur, comme pour rappeler que le culte des dieux générateurs, à une époque reculée, avait reçu en offrande le tribut de la virginité. Ce ne furent pas les courtisanes, mais les femmes chastes qui s’arrogèrent le droit de ceindre de bandelettes leurs cheveux lissés et brillants; on permit aux vierges la bandelette simple, qui les faisait reconnaître, et la bandelette double resta exclusivement l’apanage des matrones: «Loin d’ici! s’écrie Ovide dans l’Art d’aimer, loin, bandelettes minces (vittæ tenues), insigne de la pudeur! Loin, tunique longue, qui couvre la moitié des pieds!» Cette stole ou longue robe (insista), ordinairement bordée de pourpre dans le bas, ne caractérisait pas moins la matrone romaine que ces bandelettes qui encadraient si gracieusement une chevelure noire et qui en retenaient derrière la tête les anneaux tressés. Hormis ces bandelettes simples ou doubles, les courtisanes étaient libres de prendre la coiffure qui leur plaisait le mieux. Nous avons dit qu’elles s’enveloppaient la tête avec leur palliolum, demi-mantelet d’étoffe; qu’elles abaissaient un capuce sur leur visage, tandis que les matrones se montraient partout à visage découvert et la tête nue, pour faire entendre qu’elles n’avaient rien à se reprocher, et qu’elles ne rougissaient pas sous les regards du public, leur juge perpétuel. Ces fières Romaines, pendant plusieurs siècles, auraient cru se déshonorer en cachant leur chevelure, en la teignant, en la poudrant, en dénaturant sa couleur noire; elles ne se résignaient même à la diviser en tresses qui venaient s’enrouler sur le sommet de la tête ou sur les tempes, que pour se distinguer des jeunes filles non mariées (innuptæ), que leur chevelure frisée ou bouclée avait fait surnommer cirratæ. Les courtisanes ne se privèrent pas de copier les différents genres de coiffures adoptées par les matrones et les cirratæ, mais elles en changèrent l’aspect par les nuances variées qu’elles donnaient à leurs cheveux: tantôt elles les teignaient en jaune avec du safran, tantôt en rouge avec du jus de betterave, tantôt en bleu avec du pastel; quelquefois elles affaiblissaient seulement l’éclat de leurs cheveux d’ébène, en les frottant avec de la cendre parfumée; puis, lorsque les empereurs se firent une espèce d’auréole divine en semant de la poudre d’or dans leurs cheveux, les courtisanes furent les premières à s’approprier une mode qu’elles regardaient comme leur appartenant, et elles trônèrent vis-à-vis des Césars, dans les fêtes publiques et les jeux solennels, le front ceint d’une chevelure dorée, comme les déesses dans les temples. Mais leur divinité ne dura pas longtemps, et la poudre d’or leur fut interdite; elles remplacèrent cette poudre par une autre, faite avec de la gaude, qui brillait moins au soleil, mais qui était plus douce à l’œil. Celles que la couleur bleue avait séduites se poudrèrent à leur tour avec du lapis pulvérisé: «Que tous les supplices du Ténare punissent l’insensé qui fit perdre à tes cheveux leur nuance naturelle! s’écrie Properce aux genoux de sa maîtresse. Rends-moi souvent heureux, ma Cynthie; à ce prix, tu seras belle et toujours assez belle à mes yeux. De ce qu’une folle se peint en bleu le visage et la chevelure, s’ensuit-il que ce fard embellisse?» L’édile faisait la guerre aux chevelures dorées chez les courtisanes; mais il ne les empêchait pas de faire teindre leurs cheveux en bleu ou en jaune, il les y encourageait même, car c’étaient là leurs couleurs distinctives (cærulea et lutea): le bleu, par allusion à l’écume marine, qui avait engendré Vénus, et à certains poissons qui étaient nés en même temps qu’elle; le jaune, par allusion à l’or, qui était le véritable dieu de leur industrie malhonnête.
Les édiles auraient eu trop à faire, s’il leur eût fallu constater, juger et punir toutes les contraventions somptuaires que se permettaient les mérétrices; ils fermaient les yeux sur une foule de petits délits de ce genre, qu’on pardonnait à la coquetterie féminine. Mais, en général, les femmes inscrites n’avaient aucun intérêt à se faire passer pour des matrones, et elles préféraient suivre des modes étrangères qui leur étaient propres et qui les signalaient de loin à l’attention de leur clientèle. C’est ainsi qu’elles portaient plus volontiers des vêtements qui n’avaient pas même de nom dans la langue romaine: babylonici vestes et sericæ vestes. On appelait babylonici vestes des espèces de dalmatiques traînant sur les talons et agrafées par devant, faites en étoffes peintes, bariolées, à fleurs, à broderies et de mille couleurs. Les courtisanes de Tyr et de Babylone avaient apporté à Rome ce costume national, cette antique livrée de la Prostitution. On appelait sericæ vestes d’amples robes en tissu de soie, si léger et si transparent, que, selon l’expression d’un témoin oculaire, elles semblaient inventées pour faire mieux voir ce qu’elles avaient l’air de cacher. Les courtisanes de l’Inde ne s’habillaient pas autrement, et au milieu de la gaze, on les voyait absolument nues. «Vêtements de soie, dit avec indignation le chaste auteur du Traité des bienfaits, vêtements de soie, si tant est qu’on puisse les nommer des vêtements, avec lesquels il n’est aucune partie du corps que la pudeur puisse défendre, avec lesquels une femme serait fort embarrassée de jurer qu’elle n’est pas nue; vêtements qu’on dirait inventés pour que nos matrones ne puissent en montrer plus à leurs adultères dans la chambre à coucher, qu’elles ne font en public!» Sénèque en voulait particulièrement à cette mode asiatique, car il y revient encore dans ses Controverses: «Un misérable troupeau de servantes se donne bien du mal pour que cette adultère étale sa nudité sous une gaze diaphane, et pour qu’un mari ne connaisse pas mieux que le premier étranger venu les charmes secrets de sa femme.» Les robes babyloniennes, quoique plus décentes que les tissus de Tyr, qu’un poëte latin compare à une vapeur (ventus textilis), étaient plus généralement adoptées par les mérétrices; car il fallait être bien sûr de ses perfections cachées, pour en faire une montre aussi complète. Cette impudique exhibition, dans tous les cas, n’avait rien à craindre des réprimandes de l’édile, et les femmes inscrites ou non, qui se permettaient ce costume aérien, ne se piquaient pas de singer les matrones. Il en était de même de celles qui s’habillaient à la babylonienne, avec des dalmatiques orientales qu’une personne honnête eût rougi de porter en public, et qui resplendissaient des plus vives couleurs: «Étoffes peintes, tissues à Babylone, dit Martial, et brodées par l’aiguille de Sémiramis.»
Les courtisanes qui se soumettaient docilement à la toge professionnelle y ajoutaient l’amiculum, manteau court, fait de deux morceaux, cousus par le bas et attachés sur l’épaule gauche avec un bouton ou une agrafe, de sorte qu’il y avait deux ouvertures ménagées pour passer les bras. Cet amiculum, dont le nom galant équivalut à petit ami, ne descendait pas au-dessous de la taille; il avait à peu près la même apparence que la chlamyde des hommes; il servait exclusivement aux femmes de mauvaise vie. Isidore de Séville, dans ses Étymologies, assure que ce vêtement était si connu par sa destination, qu’on faisait prendre l’amiculum à une matrone surprise en adultère, afin que cet amiculum attirât à lui une partie de l’opprobre qui rejaillissait sur la stole romaine. Ce mantelet, qui se nommait κυκλας (cyclas) en grec, et qui n’avait jamais paru malhonnête aux femmes grecques, fut sans doute apporté à Rome par des hétaires, qui lui léguèrent leur infamie. La couleur de l’amiculum paraît avoir été blanche, puisque ce vêtement était de lin. Quant à la toge qu’on portait par-dessous, elle était presque toujours verte: cette couleur étant celle de Priape, dieu des jardins. Les commentateurs ont beaucoup écrit sur la nuance de ce vert: les uns l’ont fait pâle, les autres foncé; ceux-ci lui ont donné un reflet doré, ceux-là une nuance jaunâtre. Quoiqu’il en fût, ce vert-là (galbanus) avait été accaparé par les libertins des deux sexes, à tel point qu’on les désignait par le surnom de galbanati, habillés de vert; on appliquait l’épithète de galbani aux mœurs dissolues; on appelait galbana une étoffe fine et rase d’un vert pâle. Vopiscus nous représente un débauché, vêtu d’une chlamyde écarlate et d’une tunique verte à longues manches. Juvénal nous en montre un autre, habillé de bleu et de vert (cærulea indutus scutulata aut galbana rasa). Enfin, il s’était fait une telle affinité entre la couleur verte et celui qui la portait, que galbanatus était devenu synonyme de giton ou mignon.
Toutes les modes étrangères appartenaient de droit aux courtisanes qui avaient perdu le titre de citoyenne, et qui, d’ailleurs, venaient la plupart des pays étrangers. Leur coiffure d’apparat, car le capuce ou cuculle (cucullus) ne leur servait que le soir ou le matin, pour aller au lupanar et pour en sortir; la coiffure qu’elles portaient de préférence au théâtre et dans les cérémonies publiques, où leur présence était tolérée; cette coiffure, qui leur fut longtemps particulière, témoignait assez que la Prostitution avait commencé en Orient, et que Rome lui laissait son costume national. On distinguait trois sortes de coiffure ou d’habillements de tête spécialement réservés aux mérétrices de Rome: la mitre, la tiare et le nimbe. Le nimbe paraît égyptien; c’était une bande d’étoffe plus ou moins large, qu’on ceignait autour du front pour en diminuer la hauteur. Les Romains, à l’exemple des Grecs, n’admiraient pas les grands fronts chez les femmes, et celles-ci cherchaient à dissimuler le leur, qui était plus élevé et plus proéminent que le front des femmes grecques. Le nimbe ou bandeau frontal était quelquefois chargé d’ornements en or, et ses deux bouts pendaient de chaque côté de la tête, comme les bandelettes qui descendent sur les mamelles d’un sphinx. La mitre venait évidemment de l’Asie-Mineure, de la Chaldée ou de la Phrygie, selon qu’elle était plus ou moins conique. La tiare venait de la Judée et de la Perse. Cette tiare, en étoffe de couleur éclatante, avait la forme d’un cylindre, et ressemblait aux dômes pointus des temples de l’Inde; la mitre, au contraire, affectait la forme d’un cône, et tantôt celle d’un casque ou d’une coquille. Telle était la mitre phrygienne, que les peintres ont attribuée par tradition au berger troyen Pâris jugeant les trois déesses et donnant la pomme à Vénus. Ces souvenirs mythologiques justifiaient assez l’adoption de ce bonnet recourbé, comme emblème de la liberté du choix et du plaisir. Quant à la mitre pyramidale, elle avait deux pendants comme le nimbe, avec une bordure autour du front; après avoir été l’insigne des anciens rois de Perse et d’Assyrie, elle couronnait encore d’une royauté impudique les courtisanes de Rome, qui régnaient mitrées ou nimbées (nimbatæ et mitratæ) aux représentations du théâtre et aux jeux du cirque, sans payer d’amende au censeur ni à l’édile. Plus tard, le nom de cette coiffure orgueilleuse devint pour elles un sobriquet méprisant.
Mais les édiles, qui souffraient que les mérétrices fussent vêtues, coiffées et chaussées comme les reines de Tyr et de Ninive, tenaient la main pourtant à ce qu’elles n’eussent pas de litière ni aucune espèce de voiture. Les matrones avaient seules le droit de se faire porter par des véhicules, des chevaux ou des esclaves, et elles se montraient fort jalouses de ce privilége. Dans les premiers siècles de Rome, elles se servaient déjà d’une voiture grossière dont l’invention était attribuée à Carmenta, mère d’Evandre; et comme cette voiture, sorte de charrette fermée, montée sur roues, rendait de grands services aux femmes grosses incapables de marcher, son inventrice fut déifiée et chargée de présider aux accouchements. Les Romains, en ce temps-là, ne toléraient pas même chez les femmes la mollesse et le luxe: le sénat interdit l’usage des voitures de Carmenta. Les femmes, surtout celles qui se voyaient enceintes, protestèrent contre l’arrêt trop rigoureux du sénat et formèrent un pacte entre elles, en jurant de se refuser au devoir conjugal et de ne pas donner d’enfants à la patrie jusqu’à ce que cet arrêt fût annulé. Elles repoussèrent si impitoyablement leurs maris, que ceux-ci supplièrent le sénat de rapporter la malheureuse loi qui les privait de leurs femmes. Celles-ci, satisfaites de leur triomphe, en firent honneur à la déesse Carmenta, et lui érigèrent un temple sur le penchant du mont Capitolin. Depuis cet événement mémorable, dont Grævius a recueilli plusieurs versions dans ses Antiquités Romaines, les matrones restèrent en possession de leurs voitures, qui avaient perdu leurs roues et qui, au lieu de rouler sur le pavé inégal, étaient doucement portées par des hommes ou par des chevaux. Ces voitures étaient de deux espèces, la basterne (basterna) et la litière (lectica); la première, soutenue sur un brancard que deux mules transportaient à petits pas, formait une sorte de cabinet suspendu, fermé et vitré: «Précaution excellente, dit le poëte qui nous fournit cette description, pour que la chaste matrone, allant à travers les rues, ne soit pas profanée par le regard des passants.» La litière, également couverte et fermée, était portée à bras d’hommes. Il y en eut de toutes formes et de toutes grandeurs, depuis la chaise, cella, qui ne pouvait servir qu’à une personne, jusqu’à l’octophore qui se balançait sur les épaules de huit porteurs. Dans l’une, la femme était assise; dans l’autre, elle était couchée sur des coussins, et elle avait souvent à ses côtés deux ou trois compagnes de route. Le luxe envahit les litières ainsi que tout ce qui contribuait à rendre la vie molle et voluptueuse: ces litières furent peintes, dorées en dehors, tapissées en dedans de fourrures et d’étoffes de soie. C’est alors que les courtisanes voulurent s’en emparer pour leur propre usage.
Elles y réussirent un moment, mais l’édile ne fit que se relâcher de sa sévérité, en admettant quelques exceptions accordées à la faveur et à la richesse. Sous plusieurs empereurs, on vit les fameuses mérétrices en litière. Ces privilégiées ne se contentèrent pas de la litière fermée, qui passait silencieusement dans les rues sans laisser voir ce qu’elle contenait. On perfectionna ce mode de transport: l’intérieur devint une véritable chambre à coucher, et, suivant l’expression d’un commentateur, ce furent des lupanars ambulants. Il y avait, en outre, des litières ouvertes, à rideaux, dans lesquelles l’œil du passant plongeait avec convoitise. Parfois, les rideaux de cuir ou d’étoffe étaient tirés, mais la femme en soulevait le coin pour voir et pour être vue. Le relâchement des mœurs avait multiplié les litières à Rome et en même temps les avantages qu’en retirait la Prostitution élégante. Les matrones elles-mêmes ne s’étonnaient plus qu’on les confondit avec les courtisanes: «Alors nos femmes, les matrones romaines, dit tristement Sénèque, s’étalaient dans leurs voitures comme pour se mettre à l’encan!» Les unes cherchaient ainsi les aventures; les autres allaient au rendez-vous. La litière s’arrêtait à l’angle d’une place ou dans une rue écartée; les porteurs la déposaient à terre et faisaient le guet à l’entour; cependant la portière s’était entr’ouverte, et un bel adolescent avait pénétré dans ce sanctuaire inviolable. On ignorait toujours si la litière était vide ou occupée. Les courtisanes, d’ailleurs, donnaient l’exemple aux matrones; on ne les rencontrait pas seulement en voiture fermée, on les voyait partout en chaise découverte, in patente sella, dit Sénèque. Un scoliaste de Juvénal fait preuve d’imagination plutôt que de critique, en avançant que les filles qui se prostituaient en voiture s’appelaient sellariæ, par opposition aux cellariæ, qui étaient les habituées cellulaires des lupanars. Juvénal ne dit pas même qu’on entrait dans la chaise de Chione, quand on avait un caprice de passage; il dit au contraire: «Tu hésites à faire descendre de sa chaise à porteur la belle Chione!» Mais Pierre Schœffer, dans son traité De re vehiculari, est d’avis qu’en certaines circonstances la voiture se changeait en lieu mobile de Prostitution. Ce fut sans doute pour cette raison que Domitien défendit l’usage de la litière non-seulement aux mérétrices inscrites, mais même à toutes les femmes notées d’infamie (probrosis feminis).
- H Cabasson del.
- Drouart, imp., r. du Fouarre, 11, Paris
- A. Garnier, sc.
MESSALINE.
Les édiles eurent encore d’autres prohibitions à faire exécuter à l’égard de ces femmes-là; car il est certain qu’à différentes époques la pourpre et l’or leur furent interdits. Mais le règlement de police s’usait bientôt contre la ténacité d’un sexe qui aime la toilette et qui supporte difficilement des privations de coquetterie. Plusieurs antiquaires veulent qu’il y ait eu une loi à Rome, par laquelle l’usage des ornements d’or et d’étoffes précieuses était absolument défendu aux femmes de mauvaise vie, excepté dans l’intérieur des lieux de débauche et pour l’exercice de leur métier à huis clos. Si cette loi exista, elle ne fut pas longtemps en vigueur ou du moins elle reçut de fréquentes atteintes, car les poëtes nous représentent souvent les courtisanes vêtues de pourpre et ornées de joyaux. Ovide, dans le Remède d’amour, n’a pas l’air de se souvenir des lois somptuaires, en décrivant la toilette d’une courtisane ou du moins d’une femme de plaisir: «Les pierreries et l’or la couvrent tout entière, tellement que sa beauté est la moindre partie de sa valeur.» Plaute, dans une de ses comédies, met en scène une mérétrice dorée, mais il semble dire que c’est chose nouvelle à Rome: Sed vestita, aurata, ornata, ut lepide! ut concinne! ut nove! Juvénal nous dépeint une courtisane d’hôtellerie, la tête nue environnée d’un nimbe d’or (quæ nudis longum ostendit cervicibus aurum); et pourtant, il fait évidemment allusion au privilége qu’avaient les matrones de porter seules des pierreries et des boucles d’oreilles, dans ces vers où il dit qu’une femme qui a des émeraudes au cou et des perles aux oreilles se permet tout et ne rougit de rien:
Cum virides gemmas collo circumdedit et cum
Auribus externis magnos commisit elenchos.
Apulée confirme le témoignage de Juvénal: «L’or de ses bijoux, l’or de ses vêtements, ici filé, là travaillé, annonçait tout d’abord que c’était une matrone.» On sait néanmoins que la loi Oppia avait interdit la pourpre à toutes les femmes, pour la réserver aux hommes. Néron renouvela cette interdiction, qui ne fut levée définitivement que sous le règne d’Aurélien; mais elle aurait toujours subsisté pour les courtisanes et pour les femmes réputées infâmes, dans l’opinion d’un savant italien, Santinelli, qui n’a pas pris garde que les anciens avaient plusieurs sortes de pourpre, et qu’une seule, la plus éclatante, était l’insigne du pouvoir. La pourpre plébéienne ou violette ne fut certainement pas comprise dans les lois d’interdiction, que les empereurs d’Orient restreignirent, en les exagérant, à la pourpre impériale (purpura). Ferrarius, dans son traité De re vestiaria, prétend, pour accorder ces autorités contradictoires, que les courtisanes avaient la permission de porter de l’or et de la pourpre sur elles, même en public, pourvu que la pourpre ne fût point appliquée par bandes à leurs vêtements, pourvu que l’or ne s’enroulât pas en bandelettes dans leurs cheveux. Il vaut mieux croire que les règlements somptuaires relatifs aux courtisanes subirent de fréquentes variations, dépendant tantôt du sénat, tantôt de l’empereur, tantôt de l’édile, et qu’il suffisait de l’influence d’une de ces souveraines d’un jour ou plutôt du crédit d’un de leurs amants pour faire abandonner d’anciens usages qui reprenaient force de loi sous une autre influence plus honorable. A Rome, comme dans toutes les villes où la Prostitution fut soumise à des ordonnances de police, les femmes de mauvaise vie, quoique tolérées et autorisées, furent en butte à des mesures de rigueur qui ressemblaient souvent à des persécutions, mais qui avaient toujours pour objet de réprimer des excès et de corriger des abus dans les mœurs publiques.
CHAPITRE XIX.
Sommaire.—La Prostitution élégante.—Les bonnes mérétrices.—Leurs amants.—Différence des grandes courtisanes de Rome et des hétaires grecques.—Cicéron chez Cythéris.—Les preciosæ et les famosæ.—Leurs amateurs.—La voie Sacrée.—Promenades des courtisanes.—Promenades des matrones.—Cortége des matrones.—Ce que dit Juvénal des femmes romaines.—Ogulnie.—Portrait de Sergius, le favori d’Hippia, par Juvénal.—Le gladiateur obscène de Pétrone.—Les suppôts de Vénus Averse.—Ce qu’à Rome on appelait plaisirs permis.—Langue muette du meretricium.—Le doigt du milieu.—Le signum infame.—Pourquoi le médius était voué à l’infamie chez les Grecs.—La chasse à l’œil et le vol aux oreilles.—Les gesticulariæ.—Pantomime amoureuse.—Réserve habituelle du langage parlé de Rome.—De la langue érotique latine.—Frère et sœur.—La sœur du côté gauche et le petit frère.—Des écrits érotiques et sotadiques ou molles libri.—Bibliothèque secrète des courtisanes et des débauchés.—Les livres lubriques de la Grèce et de Rome détruits par les Pères de l’Église.
Il y avait à Rome une Prostitution qui ne relevait certainement des édiles en aucune manière, pourvu qu’elle n’usurpât point les prérogatives vestiaires des matrones. C’était la Prostitution que l’on pourrait nommer voluptueuse et opulente, celle que la langue latine qualifiait de bonne (bonum meretricium). Les femmes qui la desservaient se nommaient aussi bonnes mérétrices (bonæ mulieres), pour désigner la perfection du genre; ces courtisanes, en effet, pouvaient bien être inscrites sur les registres de l’édilité, comme étrangères, comme affranchies, comme musiciennes, mais elles n’avaient pas d’analogie avec les malheureuses esclaves de l’incontinence publique; on ne les rencontrait jamais, à la neuvième heure du jour, la tête enveloppée d’un palliolum ou cachée sous un capuchon, courant au lupanar ou cherchant aventure; jamais on ne les surprenait, dans les rues et les carrefours, en flagrant délit de débauche nocturne; jamais on ne les trouvait dans les hôtelleries, les tavernes, les bains publics, les boulangeries et autres lieux suspects; jamais enfin, quoiqu’elles fussent notées d’infamie comme les autres, on ne rougissait pas de se montrer en public avec elles et de se déclarer leur amant, car elles avaient la plupart des amants privilégiés, amasii ou amici, et ces amants étaient, en quelque sorte, des manteaux plus ou moins brillants qui cachaient leurs amours mercenaires. Elles formaient l’aristocratie de la Prostitution; et, de même que dans la Grèce, elles exerçaient à Rome une immense action sur les modes, sur les mœurs, sur les arts, sur les lettres et sur toutes les circonstances de la vie patricienne. Mais, dans aucun cas, elles n’avaient d’empire sur la politique et sur les affaires de l’État; elles ne se mêlaient pas, ainsi que les hétaires grecques, des choses publiques et du gouvernement; elles vivaient toujours en dehors du forum et du sénat; elles se contentaient de l’influence que leur donnaient leur beauté et leur esprit dans le petit monde de la galanterie, monde parfumé, élégant et corrompu, dont Ovide rédigea le code sous le titre de l’Art d’aimer, et qui eut pour poëtes historiographes Properce, Catulle et une foule d’écrivains érotiques, que l’antiquité semble avoir par pudeur condamnés à l’oubli.
Ces courtisanes en renom ressemblaient aux hétaires d’Athènes, autant que Rome pouvait ressembler à la ville de Minerve; autant que le caractère romain pouvait se rapprocher du caractère athénien. Mais les descendants d’Évandre étaient trop fiers de leur origine et trop pénétrés de la majesté du titre de citoyen romain, pour accorder à des femmes, à des étrangères, à des infâmes, si aimables qu’elles fussent d’ailleurs, un culte d’admiration et de respect. Une courtisane qui aurait voulu prendre et qui aurait pris de l’autorité sur un sénateur consulaire, sur un magistrat, sur un chef militaire, eût déshonoré celui qui se serait soumis à cette honteuse dépendance, à cette ridicule sujétion. Les hommes d’Etat les plus graves, les plus austères, ne se privaient pas du plaisir de fréquenter les courtisanes et de se mêler aux mystères de leur intimité; Cicéron lui-même soupait chez Cythéris, qui avait été esclave avant d’être affranchie par Eutrapelus, et qui devint la maîtresse favorite du triumvir Antoine. Mais ces rapports continuels qui avaient lieu entre les courtisanes et les personnages les plus considérables de la république restaient ordinairement circonscrits dans l’intérieur d’une maison de plaisance, d’une villa, où ne pénétrait pas l’œil curieux du peuple. Dans les rues, à la promenade, au cirque, au théâtre, si les courtisanes à la mode, les précieuses et les fameuses (famosæ et preciosæ) paraissaient entourées d’une troupe d’amateurs (amatores) empressés, c’étaient de jeunes débauchés, qui faisaient honte à leur famille, c’étaient des affranchis, que leur richesse mal acquise n’avait pas lavés de la tache d’esclavage; c’étaient des artistes, des poëtes, des comédiens, qui se mettaient volontiers au-dessus de l’opinion; c’étaient des lénons déguisés, qui recherchaient naturellement les meilleures occasions de trafic et de lucre. Ainsi, chez les Romains, la courtisane la plus triomphante ne voyait autour d’elle que des gens mal famés, excepté dans les soupers et les comessations, où elle réunissait parfois les premiers citoyens de Rome, qui abusaient, à huis clos, des licences de la vie privée.
Il fallait aller, le soir, sur la voie Sacrée, ce rendez-vous quotidien du luxe, de la débauche et de l’orgueil, pour voir combien était nombreuse, et combien était brillante cette armée de courtisanes à la mode, qui occupaient Rome en ville conquise, et qui y faisaient plus de captifs et de victimes que n’en avaient fait les Gaulois de Brennus. Elles venaient là tous les jours faire assaut de coquetterie, de toilette et d’insolence, au milieu des matrones, qu’elles éclipsaient de leurs charmes et de leurs atours. Tantôt, elles se faisaient porter par de robustes Abyssins dans des litières découvertes, où elles étaient couchées indolemment, à demi nues, un miroir d’argent poli à la main, les bras chargés de bracelets, les doigts de bagues, la tête inclinée sous le poids des boucles d’oreilles, du nimbe et des aiguilles d’or; à leurs côtés, de jolies esclaves rafraîchissaient l’air avec de grands éventails en plumes de paon; devant et derrière les litières, marchaient des eunuques et des enfants, des joueurs de flûte et des nains bouffons, qui formaient cortége. Tantôt, assises ou debout dans des chars légers, elles dirigeaient elles-mêmes les chevaux avec rapidité, et cherchaient à se dépasser l’une l’autre, comme si elles luttaient de vitesse dans la carrière. Souvent, elles montaient de fins coursiers, qu’elles conduisaient avec autant d’adresse que d’audace; ou de belles mules d’Espagne, qu’un nègre menait par la bride. Les moins riches, les moins ambitieuses, les moins turbulentes allaient à pied, toutes élégamment vêtues d’étoffes bariolées en laine ou en soie, toutes coiffées avec art, leurs cheveux nattés formant des diadèmes blonds ou dorés, entrelacés de perles et de joyaux; les unes jouaient avec des boules de cristal ou d’ambre pour se tenir les mains fraîches et blanches; les autres portaient des parasols, des miroirs, des éventails, quand elles n’avaient pas des esclaves qui les leur portassent, mais chacune avait au moins une servante qui la suivait ou qui l’accompagnait comme un émissaire indispensable. Ces courtisanes, on le voit, n’étaient pas toutes sur le même pied de fortune et de distinction, mais elles se ressemblaient par ce seul point, qu’elles ne figuraient pas sur les registres de l’édile, et qu’elles se trouvaient ainsi exemptes des règlements de police relatifs à la Prostitution, car elles n’avaient pas un prix taxé, un nom de guerre inscrit et reconnu, en un mot, le droit d’exercer leur métier dans les lupanars publics. Elles se gardaient bien de demander à l’édile la dégradante licentia stupri, mais elles ne se faisaient pas faute de se vouer à la Prostitution, comme si elles en avaient obtenu licence. On ne les inquiétait pas toutefois à cet égard, à moins qu’elles n’insultassent trop ouvertement à la juridiction édilitaire, en se livrant sans choix (sine delectu), dans les lieux publics, à des œuvres de débauche vénale.
Ces mérétrices faciles abondaient sur la voie Sacrée, et, si l’on en croit Properce, elles ne s’en éloignaient pas beaucoup, pour donner satisfaction au passant qui leur faisait signe: «Oh! que j’aime bien mieux, dit-il dans ses élégies, cette affranchie qui passe la robe entr’ouverte, sans crainte des argus et des jaloux; qui use incessamment avec ses cothurnes crottés le pavé de la voie Sacrée, et qui ne se fait pas attendre si quelqu’un veut aller à elle! Jamais elle ne différera, jamais elle ne te demandera indiscrètement tout l’argent qu’un père avare regrette souvent d’avoir donné à son fils; elle ne te dira pas: J’ai peur, hâte-toi de te lever, je t’en prie!» (Nec dicet: Timeo! propera jam surgere, quæso!) Cette coureuse de la voie Sacrée, on le voit, gagnait sa vie en plein jour, sans trop se soucier de l’édile et des lois de police. Properce semble même indiquer qu’elle prenait à peine la précaution de s’écarter de la voie Sacrée, qui commençait à l’Amphithéâtre et conduisait au Colisée, en longeant le temple de la Paix et la place de César. Il y avait aux alentours du Colisée assez de bocages et de bois, sacrés ou non, dans lesquels l’amour errant ne rencontrait qu’un peuple de statues et de termes qui ne le troublaient pas. D’ailleurs, les bains, les auberges, les cabarets, les boulangeries, les boutiques de barbier, offraient des asiles toujours ouverts à la Prostitution anonyme, dont la voie Sacrée était le rendez-vous général. Les matrones y venaient aussi, la plupart en litière ou en voiture, surtout à certaines époques où elles avaient obtenu le privilége exclusif des chaises et des litières (sellæ et lecticæ); elles n’affectaient pas, dans ces temps de corruption inouïe, une tenue beaucoup plus décente que celle des courtisanes de profession; elles étaient, comme celles-ci, étendues sur des coussins de soie, dans un costume, que ne rendaient pas moins immodeste les bandelettes de leur coiffure et la pourpre de leur stole à longs plis flottants, entourées d’esclaves et d’eunuques portant des éventails pour chasser les mouches, et des bâtons pour éloigner la foule. Ces matrones, ces héritières des plus grands noms de Rome, ces épouses, ces mères de famille, devant lesquelles la loi s’inclinait avec vénération, s’étaient bien relâchées, sous les empereurs, des vertus chastes et austères de leurs ancêtres. Celles qui paraissaient dans la voie Sacrée, pour y étaler la pompe de leur toilette et l’attirail de leur cortége, avaient souvent pour objet de choisir un amant ou plutôt un vil et honteux auxiliaire de leur lubricité. «Leurs servantes laides et vieilles, dit M. Walkenaer dans sa belle Histoire de la vie d’Horace, s’écartaient complaisamment à l’approche de jeunes gens efféminés (effeminati), dont les doigts étaient chargés de bagues, la toge toujours élégamment drapée, la chevelure peignée et parfumée, le visage bigarré par ces petites mouches, au moyen desquelles nos dames, dans le siècle dernier, cherchaient à rendre leur physionomie plus piquante. On remarquait aussi, dans ces mêmes lieux, des hommes, dont la mise faisait ressortir les formes athlétiques et qui semblaient montrer avec orgueil leurs forces musculaires. Leur marche rapide et martiale offrait un contraste complet avec l’air composé, les pas lents et mesurés de ces jeunes jouvenceaux, aux cheveux soigneusement bouclés, aux joues fardées, jetant de côté et d’autre des regards lascifs. Ces deux espèces de promeneurs n’étaient le plus souvent que des gladiateurs et des esclaves; mais certaines femmes d’un haut rang choisissaient leurs amants dans les classes infimes, tandis que leurs jeunes et jolies suivantes se conservaient pures contre les attaques des hommes de leur condition, et ne cédaient qu’aux séductions des chevaliers et des sénateurs.»
Nous avons rapporté en entier ce morceau pittoresque, dont le savant académicien a pris les traits dans Martial, Aulu-Gelle, Cicéron, Sénèque et Horace; mais nous regrettons l’absence de beaucoup de détails de mœurs, que Juvénal, l’implacable Juvénal, aurait pu ajouter à cette peinture des promenades de Rome: «Nobles ou plébéiennes, s’écrie Juvénal dans sa terrible satire contre les Femmes, toutes sont également dépravées. Celle qui foule la boue du pavé ne vaut pas mieux que la matrone portée sur la tête de ses grands Syriens. Pour se montrer aux jeux, Ogulnie loue une toilette, un cortége, une litière, un coussin, des suivantes, une nourrice, et une jeune fille à cheveux blonds, chargée de prendre ses ordres. Pauvre, elle prodigue à d’imberbes athlètes ce qui lui reste de l’argenterie de ses pères: elle donne jusqu’aux derniers morceaux... Il en est que charment seuls les eunuques impuissants et leurs molles caresses, et leur menton sans barbe; car elles n’ont pas d’avortement à préparer.» Les satires de Juvénal et de Perse sont remplies des prostitutions horribles que les dames romaines se permettaient presque publiquement, et dont les héros étaient d’infâmes histrions, de vils esclaves, de honteux eunuques, d’atroces gladiateurs. Juvénal fait un affreux portrait de Sergius, le favori d’Hippia, épouse d’un sénateur: «Ce pauvre Sergius avait déjà commencé à se raser le menton (c’est-à-dire atteignait quarante-cinq ans), et ayant perdu un bras, il était bien en droit de prendre sa retraite. En outre, sa figure était couverte de difformités; c’était une loupe énorme, qui, affaissée sous le casque, lui retombait sur le milieu du nez; c’étaient de petits yeux éraillés qui distillaient sans cesse une humeur corrosive. Mais il était gladiateur: à ce titre, ces gens-là deviennent des Hyacinthe, et Hippia le préfère à ses enfants, à sa patrie, à sa sœur et à son époux. C’est donc une épée que les femmes aiment.» Il faut voir dans Pétrone le rôle abominable que joue le gladiateur obscène; mais le latin seul est assez osé pour exprimer tous les mystères de la débauche romaine. «Il y a des femmes, dit ailleurs Pétrone, qui prennent leurs amours dans la fange, et dont les sens ne s’éveillent qu’à la vue d’un esclave, d’un valet de pied à robe retroussée. D’autres raffolent d’un gladiateur, d’un muletier poudreux, d’un histrion qui étale ses grâces sur la scène. Ma maîtresse est de ce nombre: elle franchit les gradins du sénat, les quatorze bancs de chevaliers, et va chercher au plus haut de l’amphithéâtre l’objet de ses feux plébéiens.»
La voie Sacrée, les portiques, la voie Appienne, et tous les lieux de promenade à Rome étaient donc fréquentés par les misérables agents de la Prostitution matronale, autant que par les courtisanes et les femmes de mœurs faciles, par les odieux suppôts de Vénus Averse (Aversa), autant que par les libertins de toutes les écoles et de tous les rangs. Mais, il faut bien le reconnaître, en présence de cette variété d’enfants et d’hommes dépravés qui faisaient montre de leur turpitude, les courtisanes semblaient presque honnêtes et respectables; elles n’étaient pas, d’ailleurs, aussi nombreuses ni aussi effrontées que ces impurs chattemites, que ces sales gitons, que ces impudiques spadones, que ces efféminés de tout âge, qui, frisés, parés, huilés, fardés comme des femmes, n’attendaient qu’un signe ou un appel pour se prêter à tous les plus exécrables trafics. Les lénons et les lènes ne manquaient pas de se trouver là sur pied, aux aguets, prompts et dociles aux démarches, aux négociations. Ils ne se bornaient pas à porter des tablettes et des lettres d’amour: ils servaient d’intermédiaires directs pour fixer un prix, pour désigner un lieu de rendez-vous, pour lever les obstacles qui s’opposaient à une entrevue, pour fournir un déguisement, une cape de nuit, une chambre, une litière, tout ce qu’il fallait aux amants. A chaque instant, une vieille s’approchait d’un beau patricien et lui remettait en cachette des tablettes d’ivoire, sur la cire desquelles le style avait gravé un nom, un mot, un vœu: c’était une courtisane qui en voulait à ce noble et fier descendant des Caton et des Scipion. Tout à coup, un Nubien allait toucher l’épaule d’un mignon, remarquable par ses grandes boucles d’oreilles et par ses longs cheveux: c’était un vieux sénateur débauché qui appelait à lui cet homme métamorphosé en femme. Ailleurs, un robuste porteur d’eau, qui passait là par hasard, était convoité par deux grandes dames qui l’avaient remarqué simultanément, et qui se disputaient à qui ferait la première le sacrifice de son honneur à ce manant: «Si le galant fait défaut, dit Juvénal, qu’on appelle des esclaves; si les esclaves ne suffisent point, on mandera le porteur d’eau (veniet conductus aquarius).» Un geste, un regard, un mot: gladiateur, eunuque, enfant, se présentait et ne reculait devant aucune espèce de service. Et l’édile, que faisait l’édile, pendant que Rome se déshonorait ainsi à la face du ciel par les vices de ses habitants les plus considérables? Et le censeur, que faisait le censeur, pendant que les mœurs publiques perdaient jusqu’aux apparences de la pudeur? Le censeur et l’édile ne pouvaient rien là où la loi se taisait, comme si elle eût craint d’en avoir trop à dire. On appelait plaisirs permis ou licites, à Rome païenne, tout ce que le christianisme rejeta dans le bourbier des plaisirs défendus. C’est donc en plaisantant que Plaute fait dire à un personnage de son Charençon (Curculio): «Pourvu que tu t’abstiennes de la femme mariée, de la veuve, de la vierge, de la jeunesse et des enfants ingénus, aime tout ce qu’il te plaît!» Catulle, dans le chant nuptial de Julie et de Manlius, nous montre le mariage comme un frein moral à de honteuses habitudes: «On prétend, dit le poëte de l’amour physique, que tu renonces à regret, époux parfumé, à tes mignons (glabris); nous savons que tu n’as jamais connu que des plaisirs permis; mais ces plaisirs-là, un mari ne saurait plus se les permettre (scimus hæc tibi, quæ licent sola cognita, sed marito ista non eadem licent).» Il n’y avait donc que la philosophie qui pouvait combattre les débordements de cette ignoble licence, qui ne rencontrait pas de digue dans la législation romaine.
Une partie des intrigues et des intelligences qui se nouaient sur la voie publique avait lieu par signes. On sait que la pantomime était un art très-raffiné et très-compliqué qui s’apprenait surtout au théâtre, et qui se perfectionnait selon l’usage qu’on en faisait. De là le talent merveilleux des courtisanes, dans ce qui constituait la langue muette du meretricium. Il y avait aussi les différents dialectes de la pantomime amoureuse. Souvent l’expression la plus éloquente de cette langue lascive brillait ou éclatait dans un regard. Les yeux se parlaient d’autant mieux, qu’une excellente vue et une prodigieuse spontanéité d’esprit suivaient, devançaient même les éclairs de la prunelle. Si l’œil n’était pas compris par l’œil, les mouvements des lèvres et des doigts servaient de truchement plus intelligible, mais moins décent, entre des personnes qui eussent parfois rougi de faire usage de la parole. Ainsi, le signe adopté généralement par les sectateurs de la plus infâme débauche masculine consistait dans l’érection du doigt du milieu, à la base duquel les autres doigts de la main se groupaient en faisceau, pour figurer le honteux attribut de Priape. Suétone, dans la Vie de Caligula, nous représente cet empereur qui offre sa main à baiser, en lui donnant une forme et un mouvement obscènes (formatam commotamque in obscenum modum). Lampridius, dans la Vie d’Héliogabale, nous dit que ce monstrueux débauché ne se permettait jamais une parole indécente, lors même que le jeu de ses doigts indiquait une infamie (nec unquam verbis pepercit infamiam, quum digitis infamiam ostentaret). Ces gestes obscènes s’exécutaient avec une étonnante rapidité qui échappait d’ordinaire au regard des indifférents. On pourrait supposer, d’après plusieurs passages de l’Histoire d’Auguste, que le signum infame n’était pas toléré sous tous les empereurs, et que les plus célèbres par leurs désordres avaient appliqué une pénalité sévère à ce signe de débauche, qui laissa au doigt du milieu le surnom de doigt infâme. Au reste, les Athéniens ne se montraient pas plus indulgents à l’égard de ce doigt, qu’ils nommaient catapygon, et qu’ils auraient eu honte de réhabiliter en lui confiant un anneau. Le médius avait été voué à l’infamie, en Grèce, parce que les villageois s’en servaient pour savoir si leurs poules avaient des œufs dans le ventre, ce qui donna naissance au verbe grec σκιμαλίζειν, inventé tout exprès pour qualifier le fait de ces villageois. «Moque-toi bien, Sextillus, dit Martial, moque-toi de celui qui t’appelle cinæde, et présente-lui le doigt du milieu.» La présentation de ce doigt indiquait à la fois la demande et la réponse, dans le langage tacite de ces honteux débauchés. Ils avaient encore un autre signe d’intelligence où le doigt du milieu changeait de rôle: ils portaient ce doigt à leur tête, soit au front, soit au crâne, et faisaient mine de se gratter: «Ce qui dénote l’impudique, dit Sénèque dans sa cinquante-deuxième lettre, c’est sa démarche, c’est sa main qu’il remue, c’est son doigt qu’il porte à sa tête, c’est son clignement d’yeux.» Juvénal nous autorise à supposer que ce grattement de la tête avec un doigt, avait remplacé, dans la langue du geste, l’élévation du médius hors de la main fermée: «Vois, dit-il, vois affluer de toutes parts à Rome, sur des chars, sur des vaisseaux, tous ces efféminés qui se grattent la tête d’un seul doigt (qui digito scalpunt uno caput).» Mais les courtisanes parlaient plus volontiers de l’œil que du doigt, et rien n’égalait l’éloquence, la persuasion, l’attraction de leur regard oblique (oculus limus). Le grave rhéteur Quintilien veut que l’orateur, en certaines occasions, ait les regards baignés d’une douce volupté, obliques, et, pour ainsi dire, amoureux (venerei). Apulée, dans son roman érotique, peint une courtisane qui lance des coups d’œil obliques et mordants (limis atque morsicantibus oculis). C’était là ce que les courtisanes nommaient chasser à l’œil (oculis venari): «La vois-tu, dit le Soldat de Plaute, faire la chasse au courre avec les yeux, et la chasse au vol avec les oreilles? (Viden’ tu illam oculis venaturam facere atque aucupium auribus?)»
Ce langage muet, que les courtisanes excellaient partout à parler et à comprendre, était devenu si familier à toutes les femmes de Rome, que ces dernières n’en avaient pas d’autres pour les affaires de plaisir. Un vieux poëte latin compare cet échange rapide de regards, de gestes, de signes, entre une précieuse et ses amants, à un jeu de balle, dans lequel un bon joueur renvoie de l’un à l’autre la pelote qu’il reçoit de toutes mains: «Elle tient l’un, dit-il, et fait signe à l’autre; sa main est occupée avec celui-ci, et elle repousse le pied de celui-là; elle met son anneau entre ses lèvres et le montre à l’un, pour appeler l’autre; quand elle chante avec l’un, elle s’adresse aux autres en remuant le doigt.» Le grand maître de l’art d’aimer, Ovide, dans son poëme écrit sur les genoux des courtisanes, et souvent sous leur dictée, a mis dans la bouche d’une de ses muses ces leçons de la pantomime amoureuse: «Regarde-moi, dit cette habile gesticularia, regarde mes mouvements de tête, l’expression de mon visage, remarque et répète après moi ces signes furtifs (furtivas notas). Je te dirai, par un froncement de sourcils, des paroles éloquentes qui n’ont que faire de la voix; tu liras ces paroles sur mes doigts, comme si elles y étaient notées. Quand les plaisirs de notre amour te viendront à l’esprit, touche doucement avec le pouce tes joues roses; s’il y a dans ton cœur quelque écho qui te parle de moi, porte la main à l’extrémité d’une oreille. O lumière de mon âme, quand tu trouveras bien ce que je dirai ou ferai, promène ton anneau dans tes doigts. Touche la table avec la main, à la manière de ceux qui font un vœu, lorsque tu souhaiteras tous les maux du monde à mon maudit jaloux.» Les poëtes sont pleins de ces dialogues tacites des amants, et Tibulle surtout vante l’habileté de sa maîtresse à parler par signes en présence d’un témoin importun, et à cacher de tendres paroles sous une ingénieuse pantomime (blandaque compositis abdere verba notis). Cette langue universelle était d’autant plus nécessaire à Rome, que souvent on n’aurait pu s’entendre autrement, car la plupart des courtisanes étaient étrangères et beaucoup ne trouvaient pas à parler leur langue natale au milieu de cette population rassemblée de tous les pays de l’univers connu. Un grand nombre de ces femmes de plaisir n’avaient d’ailleurs reçu aucune éducation, et n’eussent pas su plaire en défigurant le latin de Cicéron et de Virgile, quoique, selon un poëte romain, l’amour ou le plaisir ne fasse pas de solécismes. Il y avait aussi, dans l’habitude du langage de Rome, une réserve singulière qui ne permettait jamais l’emploi d’un mot ou d’une image obscène. Les écrivains, poëtes ou prosateurs, même les plus graves, n’avaient garde de s’astreindre à cette chasteté d’expression, comme si l’oreille seule était blessée de ce qui n’offensait jamais les yeux. On évitait, dans la conversation la plus libre, non-seulement les mots graveleux, mais encore les alliances de mots qui pouvaient amener la pensée sur des analogies malhonnêtes. Cicéron dit que si les mots ne sentent pas mauvais, ils affectent désagréablement l’ouïe et la vue: «Tout ce qui est bon à faire, suivant le proverbe latin, n’est pas bon à dire (tam bonum facere quam malum dicere).»
La langue érotique latine était pourtant très-riche et très-perfectionnée; elle avait pris dans le grec tout ce qu’elle put s’approprier sans nuire à son génie particulier; elle se développait et s’animait sans cesse, en se prêtant à toutes les fantaisies libidineuses de ses poëtes amoureux; elle repoussait les néologismes barbares, et elle procédait plutôt par figures, par allusions, par double sens, de sorte qu’elle faisait passer dans son vocabulaire celui de la guerre, de la marine et de l’agriculture. Elle n’avait, d’ailleurs, qu’un petit nombre de mots techniques, la plupart de racine étrangère, qui lui fussent propres, et elle préférait détourner de leur acception les mots les plus honnêtes, les plus usuels, pour les marquer à son cachet, au moyen d’un trope souvent ingénieux et poétique. Mais cette langue-là, qui ne connaissait pas de réticences dans les élégies de Catulle, dans les épigrammes de Martial, dans les histoires de Suétone, dans les romans d’Apulée, n’était réellement parlée que dans les réunions de débauche et dans les mystères du tête à tête. Il est remarquable que les courtisanes, les moins décentes dans leur toilette et dans leurs mœurs, auraient rougi de proférer en public un mot indécent. Cette pudeur de langage les empêchait de paraître souvent ce qu’elles étaient, et les poëtes, qui faisaient leur cour ordinaire, pouvaient s’imaginer qu’ils avaient affaire à des vierges. Les petits noms de tendresse que se donnaient entre eux amants et maîtresses n’étaient pas moins convenables, moins chastes, moins innocente, quand la maîtresse était une courtisane, quand l’amant était un poëte érotique. Celui-ci la nommait sa rose, sa reine, sa déesse, sa colombe, sa lumière, son astre; celle-ci répondait à ces douceurs, en l’appelant son bijou (bacciballum), son miel, son moineau (passer), son ambroisie, la prunelle de ses yeux (oculissimus), son aménité (amœnitas), et jamais avec interjections licencieuses, mais seulement j’aimerai! (amabo), exclamation fréquente qui résumait toute une vie, toute une vocation. Dès que des rapports intimes avaient existé entre deux personnes de l’un et de l’autre sexe, dès que ces rapports commençaient à s’établir, on se traitait réciproquement de frère et sœur. Cette qualification était générale chez toutes les courtisanes, chez les plus humbles comme chez les plus fières. «Qui te défend de choisir une sœur?» dit une des héroïnes de Pétrone; et ailleurs, c’est un homme qui dit à un autre: «Je te donne mon frère.» Quelquefois, en désignant une maîtresse qu’on avait eue, on la nommait sœur du côté gauche (læva soror, dit Plaute), et une mérétrice donnait le nom badin de petit frère à quiconque faisait marché avec elle.
On ne saurait trop s’étonner de la décence, même de la pudibonderie du langage parlé, contraste perpétuel avec l’immodestie des gestes et l’audace des actes. De là cette locution qui revenait à tout propos dans le discours, en forme de conseil: Respectez les oreilles (parcite auribus). Quant aux yeux, on ne leur épargnait rien et ils ne se scandalisaient pas de tout ce qu’on leur montrait. Ils n’avaient donc pas de répugnance à s’arrêter sur les pages d’un de ces livres obscènes, de ces écrits érotiques ou sotadiques, en vers ou en prose, que les libertins de Rome aimaient à lire pendant la nuit (pagina nocturna, dit Martial). C’était un genre de littérature très-cultivé chez les Romains, quoique peu goûté des honnêtes gens. Les auteurs de cette littérature, chère aux courtisanes, semblaient vouloir, par leurs ouvrages, se faire un nom dans les fastes de la débauche et honorer par là les dieux impudiques auxquels ils se consacraient. Mais ce n’étaient pas seulement des libertins de profession qui composaient ces livres lubriques (molles libri); c’étaient parfois les poëtes, les écrivains les plus estimés, qui se laissaient entraîner à ce dévergondage d’imagination et de talent; c’était ordinairement de leur part une sorte d’offrande faite à Vénus; c’était, en certains cas, un simple jeu littéraire, un sacrifice au goût du jour. «Pline, qui est généralement estimé, dit Ausone (dans le Centon Nuptial), a fait des poésies lascives, et jamais ses mœurs n’ont fourni matière à la censure. Le recueil de Sulpitia respire la volupté, et cette digne matrone ne se déridait pourtant pas souvent. Apulée, dont la vie était celle d’un sage, se montre trop amoureux dans ses épigrammes: la sévérité règne dans tous ses préceptes, la licence dans ses lettres à Cœrellia. Le Symphosion de Platon contient des poëmes qu’on dirait composés dans les mauvais lieux (in ephebos). Que dirai-je de l’Erotopægnion du vieux poëte Lævius, des vers satiriques (fescenninos) d’Ænnius? Faut-il citer Evenus, que Ménandre a surnommé le sage? Faut-il citer Ménandre lui-même et tous les auteurs comiques? Leur manière de vivre est austère, leurs œuvres sont badines. Et Virgile, qui fut appelé Parthénie, à cause de sa chasteté, n’a-t-il pas décrit dans le huitième livre de son Énéide les amours de Vénus et de Vulcain, avec une indécente pudeur? N’a-t-il pas, dans le troisième livre de ses Géorgiques, accouplé aussi décemment que possible des hommes changés en bêtes?» Pline, pour s’excuser d’une débauche d’esprit qu’il n’avait pas l’air de se reprocher, disait: «Mon livre est obscène, ma vie est pure (lasciva est nobis pagina, vita proba).»
La bibliothèque secrète des courtisanes et de leurs amis devait être considérable, mais à peine est-il resté le nom des principaux auteurs qui la composaient. Chez les Romains de même que chez les Grecs, ce sont les érotiques qui ont eu le plus à souffrir des proscriptions de la morale chrétienne. Vainement la poésie demandait grâce pour eux; vainement ils se réfugiaient sous la protection éclairée et libérale des doctes amateurs de l’antiquité; vainement ils se perpétuaient de bouche en bouche dans la mémoire des voluptueux et des femmes galantes: le christianisme les poursuivait impitoyablement jusque dans les souvenirs de la tradition. Ils disparurent, ils s’effacèrent tous, à l’exception de ceux que protégeait, comme Martial et Catulle, l’heureux privilége de leur réputation poétique. Le scrupule religieux alla même jusqu’à déchirer bien des pages dans les œuvres des meilleurs écrivains. Les lettres latines ont perdu ainsi la plupart des poëtes de l’amour païen, et cette destruction systématique fut l’œuvre des Pères de l’Église. Nous ne possédons plus rien de Proculus, qui, suivant Ovide, avait marché sur les traces de Callimaque; rien des orateurs Hortensius et Servius Sulpitius, qui avaient fait de si beaux vers licencieux; rien de Sisenna, qui avait traduit du grec les Milésiennes (Milesii libri) d’Aristide; rien de Mémonius et de Ticida, qui, au dire d’Ovide, ne s’étaient pas plus souciés de la pudeur dans les mots que dans les choses; rien de Sabellus, qui avait chanté les arcanes du plaisir, à l’instar de la poëtesse grecque Eléphantis; rien de Cornificius, ni d’Eubius, ni de l’impudent Anser, ni de Porcius, ni d’Ædituus, ni de tous ces érotiques qui faisaient les délices des courtisanes et des bonnes mérétrices de Rome. Les nouveaux chrétiens ne pardonnèrent pas davantage aux Grecs qu’ils comprenaient moins encore, ni à l’ignoble Sotadès, qui donna son nom aux poésies inspirées par l’amour contre la nature; ni à Minnerme de Smyrne, dont les vers, dit Properce, valaient mieux en amour que ceux d’Homère; ni à l’impure Hemiteon de Sybaris, qui avait résumé l’expérience de ses débauches dans un poëme nommé Sybaritis; ni à l’effrontée Nico, qui avait mis en vers ses actes de courtisane; ni au célèbre Musée, dont la lyre, égale de celle d’Orphée, avait évoqué toutes les passions vénéréiques. Ainsi fut anéanti presque complétement le panthéon de la Prostitution grecque et romaine, après deux ou trois siècles de censure persévérante et d’implacable proscription. Les courtisanes et les libertins furent moins acharnés que les savants pour défendre leurs auteurs favoris; car libertins et courtisanes, en devenant vieux, devenaient dévots et brûlaient leurs livres. Ce sont les savants qui nous ont conservé Horace, Catulle, Martial et Pétrone.