Histoire de la prostitution chez tous les peuples du monde depuis l'antiquité la plus reculée jusqu'à nos jours, tome 2/6
CHAPITRE XX.
Sommaire.—Maladies secrètes et honteuses des anciens.—Impura Venus.—Les auteurs anciens ont évité de parler de ces maladies.—Invasion de la luxure asiatique à Rome.—A quelles causes on doit attribuer la propagation des vices contre nature chez les anciens.—Maladies sexuelles des femmes.—Les médecins de l’antiquité se refusaient à traiter les maladies vénériennes.—Pourquoi.—Les enchanteurs et les charlatans.—La grande lèpre.—La petite lèpre ou mal de Vénus.—Importation de ce mal à Rome par Cneius Manlius.—Le morbus indecens.—La plupart des médecins étaient des esclaves et des affranchis.—Pourquoi, dans l’antiquité, les maladies vénériennes sont entourées de mystère.—L’existence de ces maladies constatée dans le Traité médical de Celse.—Leur description.—Leurs curations.—Manuscrit du treizième siècle décrivant les affections de la syphilis.—Apparition de l’éléphantiasis à Rome.—Asclépiade de Bithynie.—T. Aufidius.—Musa, médecin d’Auguste.—Mégès de Sidon.—Description effrayante de l’éléphantiasis, d’après Arétée de Cappadoce.—Son analogie avec la syphilis du quinzième siècle.—Le campanus morbus ou mal de Campanie.—Spinturnicium.—Les fics, les marisques et les chies.—La Familia ficosa.—La rubigo.—Le satyriasis.—Junon-Fluonia.—Dissertation sur l’origine des mots ancunnuentæ, bubonium, imbubinat et imbulbitat.—Les clazomènes.—Des maladies nationales apportées à Rome par les étrangers.—Les médecins grecs.—Vettius Vales.—Themison.—Thessalus de Tralles.—Soranus d’Ephèse.—Les empiriques, les antidotaires et les pharmacopoles.—Ménécrate.—Servilius Damocrate.—Asclépiade Pharmacion.—Apollonius de Pergame.—Criton.—Andromachus et Dioscoride.—Les médecins pneumatistes.—Galien et Oribase.—Archigène.—Hérodote.—Léonidas d’Alexandrie.—Les archiatres.—Archiatri pallatini et archiatri populares.—L’institution des archiatres régularisée et complétée par Antonin-le-Pieux.—Eutychus, médecin des jeux du matin.—Les sages-femmes et les medicæ.—Épigramme de Martial contre Lesbie.—Le solium ou bidet, et de son usage à Rome.—Pourquoi les malades atteints de maladies honteuses ne se faisaient pas soigner par les médecins romains.—Mort de Festus, ami de Domitien.—Des drogues que vendaient les charlatans pour la guérison des maladies vénériennes.—Superstitions religieuses.—Offrandes aux dieux et aux déesses.—Les prêtres médecins.—La Quartilla de Pétrone.—Abominable apophthegme des pædicones.
Cet épouvantable amas de Prostitutions de tous genres, dans la fange desquelles se vautrait la société romaine, ne pouvait manquer de corrompre la santé publique. Quoique les poëtes, les historiens et même les médecins de l’antiquité se taisent sur ce sujet, qu’ils auraient craint de présenter sous un jour déshonorant, quoique les fâcheuses conséquences de ce qu’un écrivain du treizième siècle appelle l’amour impur (impura Venus) aient laissé fort peu de traces dans les écrits satiriques, comme dans les traités de matière médicale, il est impossible de méconnaître que la dépravation des mœurs avait multiplié chez les Romains le germe et les ravages des maladies de Vénus. Ces maladies étaient certainement très-nombreuses, toujours fort tenaces et souvent terribles; mais elles ont été à peu près négligées ou du moins rejetées dans l’ombre par les médecins et les naturalistes grecs et romains. Nous ne pouvons hasarder que des conjectures philosophiques sur les causes de cet oubli et de ce silence général. En l’absence de toute indication claire et formelle à cet égard, nous sommes réduits à supposer que des motifs religieux empêchaient d’admettre parmi les maladies ostensibles celles qui affectaient les organes de la génération et qui avaient pour origine une débauche quelconque. Les anciens ne voulaient pas faire injure aux dieux, qui avaient accordé aux hommes le bienfait de l’amour, en accusant ces mêmes dieux d’avoir mêlé un poison éternel à cette éternelle ambroisie; les anciens ne voulaient pas qu’Esculape, l’inventeur et le dieu de la médecine, entrât en lutte ouverte avec Vénus, en essayant de porter remède aux vengeances et aux châtiments de la déesse. En un mot, les maladies des organes sexuels, peu connues, peu étudiées en Grèce comme à Rome, se cachaient, se déguisaient, comme si elles frappaient d’infamie ceux qui en étaient atteints et qui se soignaient en cachette avec le secours des magiciennes et des vendeuses de philtres.
Les maladies vénériennes furent sans doute moins fréquentes et moins compliquées chez les Grecs que chez les Romains, parce que la Prostitution était loin de faire les mêmes ravages à Athènes qu’à Rome. Il n’y avait pas en Grèce, comme dans la capitale du monde romain, une effroyable promiscuité de tous les sexes, de tous les âges, de toutes les nations. Le libertinage grec, que relevait un certain prestige de sentiment et d’amour idéal, n’avait pas ouvert les bras, comme le libertinage romain, à toutes les débauches étrangères: le premier avait toujours, même dans ses plus grands excès, conservé ses instincts de délicatesse, tandis que le second s’était abandonné à ses plus grossiers appétits, et avait poussé aux dernières limites la brutalité matérielle. On ne peut douter que de graves accidents de contagion secrète n’aient accompagné l’invasion de la luxure asiatique dans Rome. Ce fut vers l’an de Rome 568, 187 ans avant Jésus-Christ, que cette luxure asiatique, comme l’appelle saint Augustin dans son livre de la Cité de Dieu, fut apportée en Italie par le proconsul Cneius Manlius, qui avait soumis la Gallo-Grèce et vaincu Antiochus-le-Grand, roi de Syrie. Cneius Manlius, jaloux d’obtenir les honneurs du triomphe, qui ne lui fut pourtant pas décerné, avait amené avec lui des danseuses, des joueuses de flûte, des courtisanes, des eunuques, des efféminés et tous les honteux auxiliaires d’une débauche inconnue jusqu’alors dans la République romaine. Les premiers fruits de cette débauche furent évidemment des maladies sans nom qui attaquèrent les organes de la génération, et qui se répandirent dans le peuple, en s’aggravant, en se compliquant l’une par l’autre: «Alors, dit saint Augustin, alors seulement, des lits incrustés d’or, des tapis précieux apparaissent; alors, des joueuses d’instruments sont introduites dans les festins, et avec elles beaucoup de perversités licencieuses (tunc, inductæ in convivia psalteriæ et aliæ licentiosæ nequitiæ).» Ces joueuses d’instruments venaient de Tyr, de Babylone et des villes de la Syrie, où, depuis une époque immémoriale, les sources de la vie étaient gâtées par d’horribles maladies nées de l’impudicité. Les livres de Moïse témoignent de l’existence de ces maladies chez les Juifs, qui les avaient prises en Égypte et qui les avaient retrouvées plus redoutables parmi les populations de la Terre promise. Les Hébreux détruisirent presque complétement ces populations ammonites, madianites, chananéennes; mais celles-ci, en disparaissant devant eux, leur avaient légué, comme pour se venger, une foule d’impuretés qui altérèrent à la fois leurs mœurs et leur sang. Il n’y eut bientôt pas au monde une race d’hommes plus vicieuse et plus malsaine que la race juive. Les peuples voisins de la Judée, ces antiques desservants de la Prostitution sacrée, mettaient du moins plus de raffinements et de délicatesse dans leurs débordements, et, par conséquent, chacun était meilleur gardien de son corps et de sa santé. La Syrie tout entière, néanmoins, il faut le constater, renfermait un foyer permanent de peste, de lèpre et de mal vénérien (lues venerea). Ce fut à ce dangereux foyer que Rome alla chercher des plaisirs nouveaux et des maladies nouvelles.
Nous avons déjà soutenu cette thèse, qui n’est point un paradoxe et que la science appuierait au besoin sur des bases solides, le vice contre nature, que Moïse, seul entre tous les législateurs avant Jésus-Christ, avait frappé de réprobation, n’existait, ne pouvait exister à l’état de tolérance dans toute l’antiquité, que par suite des périls fréquents, continus, qui troublaient l’ordre régulier des plaisirs naturels. Les femmes étaient souvent malsaines, et leur approche, en certaines circonstances, sous des influences diverses de tempérament, de saison, de localité, de genre de vie, entraînait de fâcheuses conséquences pour la santé de leurs maris ou de leurs amants. Les femmes les plus saines, les plus pures, cessaient de l’être tout à coup par des causes presque inappréciables, qui échappaient aux précautions de l’hygiène comme aux remèdes de la médecine. La chaleur du climat, la malpropreté corporelle, l’indisposition mensuelle du sexe féminin, les dégénérescences de cette indisposition ordinaire, les flueurs blanches, les suites de couches et d’autres raisons accidentelles produisaient des maladies locales qui variaient de symptômes et de caractères, selon l’âge, l’organisation, le tempérament et le régime du sujet. Ces maladies étranges, dont l’origine restait à peu près inconnue, et dont la guérison radicale était fort longue, fort difficile et même impossible en différents cas, entouraient d’une sorte de défiance les rapports les plus légitimes entre les deux sexes. On regardait, d’ailleurs, comme une souillure presque indélébile toute inflammation, toute infirmité, tout affaiblissement des forces génératrices. On mettait sur le compte des mauvais sorts, des mauvais esprits et des mauvaises influences, ces germes empoisonnés, qui se cachaient dans les plus tendres caresses d’une femme aimée, et l’on en venait bientôt à redouter ces caresses qu’on avait tant désirées avant de connaître ce qu’elles renfermaient de perfide et d’hostile. Voilà comment la crainte et quelquefois le dégoût éloignèrent du commerce des femmes les hommes que l’expérience avait éclairés sur les phénomènes morbides qui semblaient attachés à ce commerce; voilà comment un honteux désordre d’imagination avait essayé de changer les lois physiques de l’humanité et d’enlever aux femmes le privilége de leur sexe, pour le transporter à des êtres bâtards et avilis, qui consentaient à n’être plus d’aucun sexe, en devenant les instruments dociles d’une hideuse débauche. Il est vrai que d’autres maladies d’un genre plus répugnant et non moins contagieux s’enracinèrent parmi la population, avec le goût dépravé qui les avait fait naître et qui les métamorphosait sans cesse; mais ces maladies étaient moins répandues que celles des femmes, et sans doute on pouvait mieux s’en garantir. On comprend aussi que dans toutes ces maladies mystérieuses, la lèpre, endémique dans tout l’Orient, prenait figure et se montrait sous les formes les plus capricieuses, les plus inexplicables.
Les médecins de l’antiquité, on a tout lieu de le croire, se refusaient au traitement des maux de l’une et l’autre Vénus (utraque Venus), puisque ces maux avaient, à leurs yeux, comme aux yeux de la foule, un air de malédiction divine, un sceau d’infamie. Les malheureux qui en étaient atteints recouraient donc, pour s’en débarrasser, à des pratiques religieuses, à des recettes d’empirisme vulgaire, à des œuvres ténébreuses de magie. Ce fut là surtout ce qui fit la puissance des sciences occultes et de l’art des philtres; ce fut là, pour les prêtres ainsi que pour les magiciens, un moyen de richesse et de crédit. Cette contagion vénérienne, qui résultait inévitablement d’un commerce impur, était toujours considérée comme un châtiment céleste, ou comme une vengeance infernale; la victime de la contagion, loin de se plaindre et d’accuser l’auteur de son infortune, s’accusait elle-même et ne cherchait qu’en soi les motifs de cette douloureuse épreuve. De là, bien des offrandes, bien des sacrifices dans les temples; de là, bien des invocations magiques au fond des bois; de là, l’intervention officieuse des vieilles femmes, des enchanteurs et de tous les charlatans subalternes qui vivaient aux dépens de la Prostitution. Il est impossible de comprendre autrement le silence des écrivains grecs et romains au sujet des maladies honteuses, qui étaient autrefois plus fréquentes et plus hideuses qu’elles ne le sont aujourd’hui. Ces maladies, les médecins proprement dits ne les soignaient pas, excepté en cachette, et ceux qui en étaient infectés, hommes et femmes, ne les avouaient jamais, alors même qu’ils devaient en mourir. La lèpre, d’ailleurs, cette affection presque incurable qui se transformait à l’infini et qui à ses différents degrés offrait les symptômes les plus multiples, la lèpre servait de prétexte unique à toutes les maladies vénériennes; la lèpre, aussi, les engendrait, les modifiait, les augmentait, les dénaturait et leur donnait essentiellement l’apparence d’une affection cutanée. Il est bien clair que la lèpre et les maladies vénériennes, en se confondant, en se combinant, en s’avivant réciproquement, avaient fini par s’emparer de l’économie et par laisser un virus héréditaire dans tout le corps d’une nation; ainsi, la grande lèpre appartenait traditionnellement au peuple juif; la petite lèpre ou le mal de Vénus (lues venerea), au peuple syrien.
Quand ce mal vint à Rome avec les Syriennes que Cneius Manlius y avait transplantées, comme pour fonder dans sa patrie une école de plaisir, Rome, déjà victorieuse et maîtresse d’une partie du monde, Rome n’avait pas de médecins. On ne les avait tolérés dans l’intérieur de la ville, que par des circonstances exceptionnelles, en temps de peste et d’épidémie. Mais, une fois la santé publique hors de péril, les médecins grecs qu’on avait appelés étaient éconduits avec ce dédain que le peuple de Romulus, aux époques de sa grossière et sauvage indépendance, témoignait pour les arts qui fleurissent à la faveur de la paix. Les Romains, il est vrai, avaient mené jusque-là une vie rude, laborieuse, austère, frugale; ils ne connaissaient guère d’autre maladie que la mort, suivant l’expression d’un vieux poëte, et leur robuste nature, exercée de bonne heure aux fatigues et aux privations, ne craignait d’infirmités que celles qui étaient causées par des blessures reçues à la guerre. Toute la médecine dont ils avaient besoin se bornait donc à la connaissance des plantes vulnéraires et à la pratique de quelques opérations chirurgicales. Leur sobriété et leur continence les mettaient alors à l’abri des maux qui sont produits par les excès de table et par la débauche. Ceux qu’un vice odieux, familier aux Faunes et aux Aborigènes leurs ancêtres, avait souillés de quelque hideuse maladie, se gardaient bien de la répandre et en mouraient, plutôt que d’en chercher le remède et de révéler leur turpitude. Au reste, dans ces temps d’innocence ou plutôt de pudeur, toutes les maladies qui s’attachaient aux parties honteuses, quels que fussent d’ailleurs leurs diagnostics, étaient confondues dans une seule dénomination, qui témoigne de l’horreur qu’elles inspiraient: morbus indecens. La pensée et l’imagination évitaient de s’arrêter sur les particularités distinctives de différentes affections qu’on désignait de la sorte. Il est permis cependant d’indiquer, sinon de décrire et d’apprécier, celles qui se montraient le plus fréquemment. C’était la marisca, tumeur cancéreuse ayant la grosseur d’une grande figue dont elle portait le nom et obstruant le fondement ou même quelquefois débordant au dehors et se propageant autour de l’anus. Quand cette tumeur était moins grosse, on l’appelait ficus ou figue ordinaire; quand elle se composait de plusieurs petites excroissances purulentes, on la nommait chia, qui était aussi le nom grec de la petite figue sauvage. Chez les femmes, ce mal prenait souvent le caractère d’un écoulement plus ou moins âcre, parfois sanguinolent, toujours fétide, dont le nom générique fluor demandait une épithète que la nature du mal se chargeait de prescrire. Mais le morbus indecens présentait encore peu de variétés, et lorsqu’il avait atteint une victime ou plutôt un coupable, de l’un ou de l’autre sexe, il n’allait pas se greffer ailleurs et engendrer d’autres espèces de fruits impurs: le mal, livré à lui-même, faisait des ravages incurables et dévorait secrètement le malade, dont les bains et les frictions ne faisaient que prolonger le déplorable état. Il arrivait pourtant quelquefois que, chez un tempérament énergique, le mal avait l’air de céder et de disparaître pour un temps; il revenait ensuite à la charge avec plus de ténacité et sous des formes plus malignes. Il n’y avait, au reste, que la magie et l’empirisme qui osassent lutter contre les tristes effets du morbus indecens. Les seuls médecins, qui fussent alors à Rome, étaient de misérables esclaves, juifs ou grecs, dont toute la pharmacopée se composait de philtres, de philatères, de talismans et de pratiques superstitieuses: cette médecine-là semblait faite exprès pour des maladies que les malades attribuaient volontiers, pour s’épargner la honte d’en avouer la cause, à la fatalité, à l’influence malfaisante des astres et des démons, à la vengeance des dieux, à la volonté du destin.
Il ne faut pas négliger de remarquer que la médecine grecque s’établit à Rome presque en même temps que la luxure asiatique; celle-ci date de l’an de la fondation 588; celle-là, de l’an 600 environ. Soixante-dix ans auparavant, vers 535, quelques médecins grecs avaient essayé de se fixer dans la ville où les appelaient différentes maladies contre lesquelles l’austérité romaine ne pouvait rien (on doit présumer que le morbus indecens était une de ces maladies chroniques et invétérées); mais ils éprouvèrent tant d’avanies, tant de difficultés, tant de répugnances, qu’ils renoncèrent à ce premier établissement; ils ne revinrent que quand Rome fut un peu moins fière de la santé de ses habitants. La bonne chère et la débauche avaient, dans l’espace de quelques années, créé, développé, multiplié un plus grand nombre de maladies qu’on n’en avait vu depuis la fondation de la ville. Parmi ces maladies, les plus communes et les plus variées furent certainement celles que la débauche avait produites; on les rapportait toujours à des causes avouables, ou plutôt on évitait d’en déclarer les causes, et le médecin avait soin de les couvrir d’un manteau décent, en les rangeant dans la catégorie des maladies honnêtes. Voilà pourquoi les maladies honteuses, dans les ouvrages de médecine de l’antiquité, ne se montrent nulle part ou bien se déguisent sous des noms qui en sauvaient l’infamie. C’est dans l’immense et dégoûtante famille de la lèpre que nous devons rechercher presque tous les genres de maux vénériens, qui ne faisaient pas faute à l’ancienne Prostitution plus qu’à la moderne. La plupart des médecins étaient des esclaves ou des affranchis: «Je t’envoie un médecin choisi parmi mes esclaves,» lit-on dans Suétone (mitto tibi præterea cum eo ex servis meis medicum), et ce passage, quoique diversement interprété par les commentateurs, prouve que le médecin n’était souvent qu’un simple esclave dans la maison d’un riche patricien. Chacun pouvait donc avoir un médecin particulier, dès qu’il l’achetait, sans doute fort cher; car la valeur vénale d’un esclave dépendait de son genre de mérite, et un médecin habile, qui devait être à la fois chirurgien adroit et savant apothicaire, ne se payait pas moins cher qu’un musicien ou un philosophe grec. On comprend que le médecin, n’ayant pas d’autre rôle que de soigner son maître et les gens de la maison, exerçait servilement son art, et, de peur des verges ou de plus rudes châtiments, environnait d’une prudente discrétion les maladies domestiques qu’il avait charge de guérir, sous peine des plus cruelles représailles. Les médecins affranchis n’étaient pas dans une position beaucoup plus libre à l’égard de leurs malades; ils ne craignaient pas d’être battus et mis aux fers, dans le cas où leur traitement réussirait mal, mais on pouvait les attaquer en justice et leur faire payer une amende considérable, si le succès n’avait pas répondu à leurs efforts et si l’art s’était reconnu impuissant contre la maladie. Il est évident que dans cette situation délicate le médecin ne s’adressait qu’à des maladies dont il était presque sûr de triompher. Cet état de choses nous indique assez que, pour être certain d’avoir des soins en cas de maladie, il fallait avoir au moins un médecin au nombre des esclaves qui composaient le personnel de la maison, et ce médecin, dépositaire des secrets de la santé de son maître, était surtout nécessaire à celui-ci, lorsque Vénus ou Priape lui devenait tout à coup défavorable ou hostile.
Ce seul fait explique suffisamment, à notre avis, le mystère qui entourait les maladies vénériennes dans l’antiquité, mystère que recommandaient également la religion et la pudeur publique. Les Romains élevèrent un temple à la Fièvre, un temple à la Toux; mais ils auraient craint de faire honte à Vénus, leur divine ancêtre, en décernant un culte aux maladies qui déshonoraient cette déesse. Ils niaient peut-être ces maladies, comme injurieuses pour l’humanité, et ils ne voulaient pas même que le morbus indecens eût un nom dans les annales de la médecine et de la république romaine. L’existence de ce mal, de la véritable syphilis, ou du moins d’une affection analogue, n’est pourtant que trop bien constatée dans le Traité médical de Celse, qui seulement n’ose pas l’attribuer à un commerce impur, et qui évite de remonter à son origine suspecte. Celse, élève ou plutôt contemporain d’Asclépiade de Bithynie, le premier médecin célèbre qui soit venu de Grèce à Rome, Celse ne nous laisse aucun doute sur la présence très-caractéristique du mal vénérien chez les Romains, car il décrit dans son livre, dans cet admirable résumé des connaissances médicales du siècle d’Auguste, plusieurs affections des parties sexuelles, affections évidemment vénériennes, que la science moderne s’est obstinée longtemps à ne pas rapprocher des phénomènes identiques de la syphilis du quinzième siècle. Ces affections sont peintes avec trop de vérité dans l’ouvrage latin pour qu’on puisse se méprendre sur leur nature contagieuse et sur leur transmission vénéréique. C’est bien là le morbus indecens, la lues venerea, quoique Celse ne leur donne pas ces noms génériques, quoiqu’il attribue des noms distinctifs, dont la création semble lui appartenir, aux variétés du mal obscène. Les réflexions dont Celse fait précéder le long paragraphe qu’il consacre aux maladies des parties honteuses, dans le sixième livre de son traité de médecine, ces réflexions confirment notre sentiment au sujet des motifs de réserve et de convenance qui s’opposaient au traitement public de ces maladies à Rome. «Les Grecs, dit Celse, ont, pour traiter un pareil sujet, des expressions plus convenables, et qui d’ailleurs sont acceptées par l’usage, puisqu’elles reviennent sans cesse dans les écrits et le langage ordinaire des médecins. Les mots latins nous blessent davantage (apud nos fœdiora verba), et ils n’ont pas même en leur faveur de se trouver parfois dans la bouche de ceux qui parlent avec décence. C’est donc une difficile entreprise de respecter la bienséance, tout en maintenant les préceptes de l’art. Cette considération n’a pas dû cependant retenir ma plume, parce que d’abord je ne veux pas laisser incomplets les utiles renseignements que j’ai reçus, et qu’ensuite il importe précisément de répandre dans le vulgaire les notions médicales relatives au traitement de ces maladies, qu’on ne révèle jamais à d’autres que malgré soi. (Dein, quia in vulgus eorum curatio etiam præcipue cognoscenda, quæ invitissimus quisque alteri ostendit.)» Celse s’excuse ainsi de publier un traitement qui était tenu secret, et il semble vouloir le mettre à la portée de tout le monde (in vulgus) pour obvier aux terribles accidents qui résultaient de l’ignorance des médecins et de la négligence des malades.
Il passe en revue ces maladies, qu’on retrouverait avec tous leurs signes spéciaux dans les monographies de la syphilis. Il parle d’abord de l’inflammation de la verge (inflammatio colis), qui produit un tel gonflement que le prépuce ne peut plus être ramené en avant ou en arrière; il ordonne d’abondantes fomentations d’eau chaude pour détacher le prépuce, et des injections adoucissantes dans le canal de l’urètre; il recommande de fixer la verge sur l’abdomen, afin d’obvier à la souffrance que cause la tension du prépuce, qui quelquefois, en se découvrant, met à nu des ulcères secs ou humides. «Ces sortes d’ulcères, dit-il, ont surtout besoin de fréquentes lotions d’eau chaude; on doit aussi les couvrir et les soustraire à l’influence du froid. La verge, en certains cas, est tellement rongée sous la peau, qu’il en résulte la chute du gland. Il devient alors nécessaire d’exciser en même temps le prépuce.» Il indique pour la guérison de ces ulcères une préparation, composée de poivre, de safran, de myrrhe, de cuivre brûlé et de minéral vitriolique broyés ensemble dans du vin astringent. N’est-ce pas là une gonorrhée syphilitique accompagnée de chancres et d’ulcérations? Celse mentionne ensuite des tubercules (tubercula), que les Grecs nomment φὐματα, excroissances fongueuses qui se forment autour du gland et qu’il faut cautériser avec le fer rouge ou des caustiques, en saupoudrant avec de la limaille de cuivre la place des escarres, pour empêcher le retour de cette végétation parasite. Celse, après avoir clairement présenté ces phénomènes du virus vénérien, s’arrête à certains cas exceptionnels, où les ulcères, résultant d’un sang vicié, sinon d’une disposition particulière du malade, produisent la gangrène, qui attaque même le corps de la verge. Il faut alors pratiquer des incisions, trancher dans le vif, enlever les chairs gangrenées et cautériser avec des caustiques en poudre, notamment avec un composé de chaux, de chalcitis et de piment. Le malade, qui a subi cette opération souvent dangereuse, se voit condamné au repos et à l’immobilité jusqu’à ce que les escarres de la cautérisation soient tombées d’elles-mêmes. L’hémorrhagie est à craindre, quand il a été nécessaire d’abattre une partie de la verge. Celse signale ensuite un chancre (cancri genus), que les Grecs nomment φαγέδαινα, chancre très-malfaisant, dont le traitement ne souffre aucun retard, et qui doit être brûlé avec le fer rouge, dès son apparition; autrement, ce phagédénique s’empare de la verge, contourne le gland, envahit le canal et plonge jusqu’à la vessie; il est accompagné, dans ce cas, d’une gangrène latente, sans douleur, qui détermine la mort malgré tous les secours de l’art. Est-il possible de prétendre que cette espèce de chancre n’était pas l’indice local de la syphilis la plus maligne? Celse ne fait que citer en passant une sorte de tumeur calleuse, insensible au toucher, qui s’étend sur toute la verge, et qui demande à être excisée avec précaution. Quant au charbon (carbunculus) qui se montre au même endroit, il a besoin d’être détergé par des injections, avant d’être cautérisé. On peut avoir recours, après la chute de l’excroissance, aux médicaments liquides qu’on prépare pour les ulcères de la bouche.
Dans les inflammations lentes ou spontanées du testicule, qui ne sont pas la suite d’un coup (sine ictu orta), et qui proviennent, par conséquent, d’un accident vénérien, Celse conseille la saignée du pied, la diète et l’application de topiques émollients. Il donne la recette de plusieurs de ces topiques, pour le cas où le testicule devient dur et passe à l’état d’induration chronique. Celse a grand soin de distinguer le gonflement des testicules, produit par une cause interne, de celui qui résulte d’une violence extérieure, d’une pression ou d’un coup. Il n’aborde qu’avec répugnance les maladies de l’anus, qui sont, dit-il, très-nombreuses et très-importunes (multa tædiique plena mala)! Il n’en décrit que trois: les fissures ou rhagades, le condylome et les hémorrhoïdes, qui pouvaient être souvent vénériennes. Les fissures de l’anus, que les Grecs nomment ῥαγἀδια, et dont Celse n’explique pas la honteuse origine, se traitaient avec des emplâtres, dans la préparation desquelles entraient du plomb, de la litharge d’argent et de la térébenthine. Quelquefois les rhagades s’étendaient jusqu’à l’intestin, et on les remplissait de charpie trempée dans la même solution antisyphilitique. Les affections de ce genre réclamaient une alimentation douce, simple et gélatineuse, avec un repos complet et l’usage fréquent des demi-bains d’eau tiède. Quant au condylome, cette excroissance qui naît ordinairement de certaines inflammations de l’anus (tuberculum, quod ex quâdam inflammatione nasci solet), il faut le traiter, dès son début, de la même manière que les rhagades: après les demi-bains et les emplâtres fondants, on a recours, en certains cas, à la cautérisation et aux caustiques les plus énergiques: l’antimoine, la céruse, l’alun, la litharge sont les ingrédients ordinaires des topiques destinés à détruire le condylome, après la disparition duquel il est utile de prolonger le régime adoucissant et rafraîchissant. Celse, en conseillant des remèdes analogues contre les hémorrhoïdes ulcérées et tuberculeuses, laisse entendre qu’il les attribuait souvent à une cause semblable. Il ne parle qu’avec beaucoup de réserve d’un accident que la débauche rendait plus fréquent et plus dangereux, la chute du fondement et de la matrice (si anus ipse vel os vulvæ procidit). Il évite aussi de s’occuper des maladies honteuses qui se rencontraient également chez les femmes, et c’est à peine si, en terminant, il indique sommairement un ulcère pareil à un champignon (fungo quoque simile), qui affectait l’anus et la matrice. Il prescrit de fomenter cet ulcère avec de l’eau tiède en hiver et de l’eau froide en été, de le saupoudrer avec de la limaille de cuivre, de la cire et de la chaux, et d’employer ensuite la cautérisation, si le mal persiste malgré le premier traitement. Mais on voit que Celse n’ose pas, par déférence pour le sexe féminin, le présenter comme intéressé au même titre que l’autre sexe dans les maladies obscènes: il croirait lui faire injure que de le montrer exposé aux inflammations, aux ulcères, aux tubercules et aux hideux ravages du mal vénérien.
Et maintenant, que le savant auteur du Manuel des maladies vénériennes vienne nier ce qui est dans l’ouvrage de Celse, et fasse preuve d’une obstination bien aveugle, en déclarant que: «dans tout Celse on ne trouve rien qui puisse faire soupçonner l’existence du virus syphilitique, mais bien des maladies locales, et dues aussi le plus souvent à des causes locales non virulentes;» qu’il ajoute, après avoir résumé le programme de Celse sur les maladies des parties génitales: «Il est donc naturel de conclure, avec Astruc et de Lamettrie, que tous ces maux prétendus vénériens, dont les anciens ont fait mention, étaient des maladies non syphilitiques.» Notre conclusion sera entièrement contradictoire; et, après avoir comparé les descriptions des médecins romains avec celles que l’observation moderne nous offre comme plus exactes et plus complètes dans l’histoire de la syphilis; après nous être rendu compte des motifs de chacun des traitements prescrits par la médecine ancienne et moderne, nous n’avons pas eu de doute sur l’origine et la nature du mal. La syphilis, la véritable syphilis, engendrée par la lèpre et la débauche, existait à Rome ainsi que dans la plupart des pays où les mœurs étaient corrompues par le mélange des populations étrangères. Le dernier traducteur de Celse, plus éclairé ou du moins plus impartial que ses devanciers, nous apprend que le docte M. Littré a découvert des manuscrits du treizième siècle «où toutes les affections des parties génitales signalées par les anciens, et même les accidents que nous regardons comme secondaires, sont formellement rapportés au coït impur; et cela, deux siècles avant l’époque qu’on veut assigner à l’invasion de la maladie vénérienne.»
Cette maladie avait fait son apparition à Rome sous le nom redoutable d’elephantiasis, vers l’an 650 de Rome (105 ans avant notre ère); et l’éléphantiasis, qui eut bientôt infecté l’Italie, donna des formes étranges à toutes les maladies avec lesquelles il se compliquait. Asclépiade de Bithynie dut en partie sa célébrité à cette terrible affection, qu’il nommait le Protée du mal, et qu’il excellait à guérir, pour l’avoir longtemps observée dans l’Asie-Mineure. Aussi, selon le témoignage de Pline, les Romains crurent-ils bénir en lui un génie bienfaisant envoyé par les dieux. Asclépiade, qui avait appliqué à la médecine le système philosophique d’Épicure, voulait voir dans toutes les maladies un défaut d’harmonie entre les atomes dont le corps humain lui semblait composé. Le premier, il divisa les maladies en affections aiguës et en affections chroniques; le premier, il chercha les causes de l’inflammation dans un engorgement quelconque: on devine qu’il avait étudié spécialement les maladies vénériennes. Grand partisan des moyens diététiques, il ordonnait souvent les frictions et les fomentations d’eau; il avait imaginé les douches (balneæ pensiles), et, à l’exemple de son maître Épicure, il n’était pas ennemi des plaisirs sensuels, pourvu qu’on s’y adonnât avec modération. Ce médecin grec devait réussir auprès des Romains, parce qu’il ne gênait pas trop leurs penchants, et qu’il permettait même à ses malades un sage emploi de leurs facultés physiques; c’était, suivant lui, empêcher l’âme de s’endormir, puisqu’il la faisait résider dans les organes des cinq sens. A l’instar d’Asclépiade, son disciple favori, T. Aufidius, recommanda l’usage des frictions dans toutes les maladies, traita victorieusement la lèpre et toutes ses dégénérescences vénériennes, et mit au nombre de ses remèdes la flagellation et les plaisirs de l’amour, qu’il jugeait souverains contre la mélancolie.
La lèpre était devenue, à Rome, de même que chez les Juifs, la maladie chronique, permanente, héréditaire; elle puisait de nouvelles forces et de prodigieux éléments dans l’abus et le déréglement des jouissances amoureuses; elle se transformait et se reproduisait sans cesse sous les aspects les plus affligeants; elle était environnée d’un affreux cortége d’ulcères et de bosses chancreuses; elle ne disparaissait sous l’action énergique des remèdes et des opérations chirurgicales, que pour reparaître bientôt avec des caractères plus sinistres, avec un principe plus vivace. Musa, le médecin d’Auguste, qu’il guérit d’une maladie que les historiens n’ont pas nommée ni décrite, maladie inflammatoire et locale, puisque des bains tièdes en éteignirent les ardeurs; Musa paraît s’être voué plus particulièrement à l’étude et au traitement des maladies lépreuses, scrofuleuses et vénériennes. Il avait été esclave avant d’être affranchi par Auguste, et il devait connaître les affections secrètes, qu’on traitait d’ordinaire à la dérobée dans l’intérieur des familles, affections graves et tenaces qui s’attaquaient à toutes les parties de l’organisme, après avoir pris naissance dans un coït impur. Musa inventa plusieurs préparations contre les ulcères de mauvais caractère; et ces préparations, qui gardèrent son nom en tombant dans l’empirisme, étaient réputées infaillibles dans la plupart des cas vénériens que Celse a décrits. Musa ne se bornait pas à des topiques extérieurs: il soumettait le malade à un traitement dépuratif interne, en lui ordonnant de boire des sucs de laitue et de chicorée. Ce traitement, inusité avant lui, démontre assez qu’il regardait le mal vénérien comme un virus qui se mêlait au sang et aux humeurs en les enflammant et en les corrompant. Il traitait avec le même système tous les maux qu’il croyait, de près ou de loin, dérivés de ce virus: les ulcérations de la bouche, les écoulements de l’oreille, les affections des yeux; infirmités si communes à Rome, qu’elles y étaient devenues endémiques, sous les empereurs. Mégès de Sidon, qui exerçait dans le même temps que Musa, se distingua aussi en traitant les maladies lépreuses, qui devaient être souvent vénériennes. Mégès était élève de Themison, qui fonda l’École méthodique, et qui, pour parvenir à la guérison de la lèpre, en avait d’abord recherché les causes, étudié les caractères et défini le principe.
Ce principe était ou avait été vénérien dans l’origine. La lèpre, de quelque pays qu’on la fasse venir, de l’Égypte ou de la Judée, de la Syrie ou de la Phénicie, fut d’abord une affection locale, née d’un commerce impur, développée, aggravée par le manque de soins médicinaux, favorisée par des circonstances accidentelles, et transformée sans cesse, graduellement ou spontanément, selon l’âge, le tempérament, le régime et la constitution physique du malade. De là ces variétés de lèpre que les médecins grecs et romains semblent avoir évité de décrire dans leurs ouvrages, comme si la théorie au sujet de cette maladie honteuse leur inspirait autant de répugnance que la pratique. La lèpre-mère était donc, suivant toute probabilité, la véritable syphilis du quinzième siècle, et c’est dans l’éléphantiasis que nous croyons reconnaître à la fois la syphilis et la lèpre-mère. Celse parle à peine de l’éléphantiasis, «presque ignorée en Italie, dit-il, mais très-répandue dans certains pays.» Il ne l’avait pas observée sans doute, ou du moins il ne voulait pas s’étendre sur une hideuse maladie qu’il regardait comme une rare exception. «Ce mal, se borne-t-il à dire, affecte la constitution tout entière, au point que les os mêmes sont altérés. La surface du corps est parsemée de taches et de tumeurs nombreuses, dont la couleur rouge prend par degrés une teinte noirâtre. La peau devient inégale, épaisse, mince, dure, molle et comme écailleuse; il y a amaigrissement du corps et gonflement du visage, des jambes et des pieds. Quand la maladie a acquis une certaine durée (ubi vetus morbus est), les doigts des pieds et des mains disparaissent, en quelque sorte, sous ce gonflement; puis, une petite fièvre se déclare, qui suffit pour emporter le malade, accablé déjà par tant de maux.» Cette description est bien pâle, bien incomplète auprès de celle que nous a laissée un contemporain de Celse, un illustre médecin grec, Arétée de Cappadoce, qui avait probablement étudié la maladie dans l’Asie-Mineure, où elle était si fréquente et si terrible.
Voici cette description effrayante, que nous réduisons des deux tiers en supprimant beaucoup de traits métaphoriques et poétiques qui n’ajoutent rien à la vérité et à l’horreur du tableau. Nous remarquerons, à l’appui de notre opinion, qu’Arétée confond dans l’éléphantiasis plusieurs maladies, telles que le satyriasis et la mentagre (mentagra), qui n’auraient été, selon lui, que des symptômes ou des formes particulières de l’éléphantiasis. «Il y a, dit-il, bien des rapports entre l’éléphant maladie et l’éléphant bête fauve, et par l’apparence, et par la couleur, et par la durée; mais ils sont l’un et l’autre uniques en leur espèce: l’animal ne ressemble à aucun autre animal, la maladie à aucune autre maladie. Cette maladie a été aussi appelée lion, parce qu’elle ride la face du malade comme celle d’un lion; satyriasis, à cause de la rougeur qui éclate sur les pommettes des joues du malade, et en même temps à cause de l’impudence des désirs amoureux qui le tourmentent; enfin, mal d’Hercule, parce qu’il n’y en a pas de plus grand ni de plus fort. Cette maladie est, en effet, la plus énergique pour abattre la vigueur de l’homme, et la plus puissante pour donner la mort; elle est également hideuse à voir, redoutable comme l’animal dont elle porte le nom, et invincible comme la mort; car elle naît de la cause même de la mort: le refroidissement de la chaleur naturelle. Cependant, son principe se forme sans signes apparents: aucune altération, aucune souillure, n’attaquent d’abord l’organisme, ne se montrent sur l’habitude du corps, ne révèlent l’existence d’un mal naissant; mais ce feu caché, après avoir demeuré longtemps enseveli dans les viscères, comme dans le sombre Tartare, éclate enfin, et ne se répand au dehors qu’après avoir envahi toutes les parties intérieures du corps.
»Ce feu délétère commence, chez la plupart des malades, par la face, qui devient luisante comme un miroir; chez les autres, par les coudes, par les genoux, par les articulations des mains et des pieds. Dès lors, ces malheureux sont destinés à périr, le médecin, par négligence ou par ignorance, n’ayant pas essayé de combattre le mal lorsqu’il était encore faible et mystérieux. Ce mal augmente; l’haleine du malade est infecte; les urines sont épaisses, blanchâtres, troubles comme celles des juments; les aliments ne se digèrent pas, et le chyle, formé par leur mauvaise coction, sert moins à nourrir le malade que la maladie elle-même dont le bas-ventre est le centre. Des tubérosités y bourgeonnent les unes auprès des autres; elles sont épaisses et raboteuses; l’espace intermédiaire de ces tumeurs inégales se gerce comme le cuir de l’éléphant; les veines grossissent, non par la surabondance du sang, mais par l’épaisseur de la peau. La maladie ne tarde pas à se manifester: de semblables tubérosités apparaissent sur tout le corps. Déjà les poils dépérissent et tombent; la tête se dégarnit et le peu de cheveux, qui résistent encore, blanchit; le menton et le pubis sont bientôt dépilés. La peau de la tête est ensuite découpée par des fentes ou gerçures profondes, rigides et multipliées. La face se hérisse de poireaux durs et pointus, quelquefois blancs à leur sommet, verdâtres à la base; la langue se couvre de tubercules en forme de grains d’orge. Quand la maladie se déclare par une violente éruption, des dartres envahissent les doigts, les genoux et le menton. Les pommettes des joues enflent et rougissent; les yeux sont obscurcis et de couleur cuivreuse; les sourcils chauves se rapprochent et se contractent, en se chargeant de larges poireaux noirs ou livides, de sorte que les yeux sont comme voilés sous les rides profondes qui s’entre-croisent au-dessus des paupières. Ce froncement de sourcils, cette difformité, impriment sur la face humaine le caractère du lion et de l’éléphant. Les joues et le nez offrent aussi des excroissances noirâtres; les lèvres se tuméfient: la lèvre inférieure est pendante et baveuse; les dents sont déjà noircies; les oreilles s’allongent, mollasses et flasques comme celles de l’éléphant; des ulcères rayonnent autour et il en sort une humeur purulente. Toute la superficie du corps est sillonnée de rides calleuses et même de fissures noires qui la découpent comme un cuir: de là dérive le nom de la maladie. Des crevasses divisent aussi les talons et les plantes des pieds jusqu’au milieu des orteils. Si le mal prend des accroissements, les tubérosités des joues, du menton, des doigts, des genoux, se terminent en ulcères fétides et incurables; ils s’élèvent même les uns au-dessus des autres, de façon que les derniers semblent dominer et ronger les premiers. Il arrive même que les membres meurent avant le sujet, jusqu’à se séparer du reste du corps, qui perd ainsi successivement le nez, les doigts, les pieds, les mains entières, les parties génitales; car le mal ne tue le malade, pour le délivrer d’une vie horrible et de cruels tourments, qu’après l’avoir démembré.»
Quand on rapprochera cet affreux tableau de celui que les médecins du quinzième siècle ont tracé, à l’apparition de la syphilis en Europe, on ne doutera pas que cette même syphilis n’ait déjà sévi quinze siècles auparavant sous le nom d’éléphantiasis; on ne doutera pas non plus que la lèpre, de quelque espèce qu’elle fût, n’ait puisé sa source dans une cohabitation impure. Tel paraît être le sentiment de Raimond, le savant historien de l’Eléphantiasis: «Les lois économiques établies dans l’Orient, dit-il au sujet des gonorrhées qui étaient fort communes et au sujet du commerce des femmes, prouvent que les maladies des organes génitaux et des aines, qui ont une si étroite correspondance avec eux, étaient réellement vénériennes.» C’est à la lèpre, c’est aux maladies syphilitiques, qu’il faut attribuer la haine et le mépris que les Juifs qui en étaient affligés inspiraient partout, et davantage chez les Romains.
La lèpre et le mal vénérien ne faisaient plus qu’un, à force de se combiner ensemble; rien n’était plus fréquent que leur invasion; mais aussi rien ne semblait plus déshonorant, et personne ne voulait s’avouer malade, quand tout le monde l’était ou l’avait été. La position des médecins entre ces mystères et ces répugnances de l’opinion devait être toujours délicate et difficile; ils ne traitaient que la lèpre; ils inventaient sans cesse des onguents, des panacées, des antidotes contre la lèpre, et les lépreux ne se montraient nulle part, à moins que le mal fît irruption sur le visage ou sur les mains. De là ces ulcères des doigts, que Celse prétendait guérir avec des lotions de lycium ou marc d’huile bouillie; de là ces excroissances charnues, nommées en grec πτερυγιον, qui végétaient à la base des ongles, et qui ne cédaient pas toujours à l’emploi des caustiques minéraux; de là cet oscedo ou abcès malin de la bouche, que Marcellus Empyricus, au quatrième siècle, décrivait naïvement sans en approfondir la source, mais en l’entourant de ses indices syphilitiques; de là une autre maladie de la bouche, mieux caractérisée encore et plus répandue dans le bas peuple, dans la classe où se recrutaient les mérétrices errantes et les lâches complaisants de la débauche fellatoire. Cette maladie repoussante se nommait campanus morbus, parce qu’on accusait Capoue, cette reine de la luxure et de l’infamie, comme l’appelle Cicéron (domicilium superbiæ, luxuriæ et infamiæ), de l’avoir enfantée. Il est certain que la plupart des habitants de Capoue portaient sur la face les stigmates honteux de ce mal infâme. Horace, dans le récit de son voyage à Brindes, met en scène Sarmentus, affranchi d’Octave et un de ses mignons; il le représente riant et plaisantant sur le mal campanien, et sur sa propre figure que ce mal avait déshonorée (campanum in morbum, in faciem per multa jocatus). Sarmentus avait à la joue gauche une horrible cicatrice qui grimaçait sous les poils de sa barbe (at illi fœda cicatrix setosam lævi frontem turpaverat oris). Un des commentateurs d’Horace, Cruquius, a commenté aussi le mal de Campanie, et il l’a dépeint comme une excroissance livide qui hérissait les lèvres et qui finissait par obstruer l’orifice de la bouche. Plaute ne nous laisse pas douter de la nature de cette excroissance, lorsque dans son Trinummus, il proclame l’infamie de la race campanienne, qui, dit-il, surpasse en patience les Syriens eux-mêmes (Campas genus multo Syrorum jam antidit patientia). Plaute avait appris de bien odieux mystères d’impudicité, en tournant la meule chez un boulanger d’Ombrie.
Dans la plupart des maladies de Vénus, les tumeurs et les excroissances, que les médecins considéraient comme le mal lui-même au lieu de n’y voir que les effets locaux d’un mal occulte, ces fâcheux symptômes passaient ordinairement à l’état chronique, excepté dans les cas assez rares où les frictions, les bains de vapeur et les boissons rafraîchissantes affaiblissaient le virus vénérien et le détruisaient graduellement. On ne sortait jamais d’un traitement long et douloureux, sans en porter les marques, non-seulement sur le corps, mais souvent au visage. Ainsi, par suite des ulcères de la bouche, les lèvres se tuméfiaient et devenaient lippeuses, livides ou sanguinolentes; ce qui déformait tellement les traits du visage, qu’on appelait spinturnicium une femme que le mal avait ainsi défigurée, et dont la lippe dégoûtante ressemblait à la grimace d’une harpie (spinturnix). Les fics, les marisques et les chies, qui se produisaient sans cesse dans les affections de l’anus, résistaient au fer et au feu d’un traitement périodique; le malade retombait bientôt entre les mains de l’opérateur: «De ton podex épilé, dit Juvénal, le médecin détache, en riant, des tubercules chancreux (podice levi cæduntur humidæ, medico ridente, mariscæ).» Cette honteuse production de la débauche était si multipliée, surtout parmi le peuple, qui négligeait de se soigner et qui voyait le mal se perpétuer de père en fils, qu’on avait fait une épithète et même un superlatif, ficosus, ficosissimus, pour qualifier les personnes qu’on savait affligées de ces ulcères et de ces tubercules. On voit, dans une ode des Priapées, se promener fièrement le libertin le plus chargé de fics qui soit entre les poëtes (inter eruditos ficosissimus ambulet poetas). Martial, dans une de ses épigrammes intitulée De familia ficosa, nous fait une effrayante peinture de cette famille, et en même temps de tous ses contemporains: «La femme a des figues, le mari a des figues, la fille a des figues, ainsi que le gendre et le petit-fils. Ni l’intendant, ni le métayer, ni le journalier, ni le laboureur, ne sont exempts de ce honteux ulcère. Jeunes et vieux, tous ont des figues, et, chose étonnante, pas un de leurs champs n’a de figuiers.» Les écoulements purulents et les gonorrhées n’étaient pas moins fréquents que ces tumeurs, qu’ils précédaient ou accompagnaient; mais les médecins, du moins dans la théorie et dans la science écrite, n’avaient pas distingué, parmi ces affections inflammatoires de l’urètre et du vagin, celles qui résultaient d’un commerce impur. On peut supposer que ces dernières se trahissaient par des accidents particuliers, notamment par un ulcère qu’on appelait rouille (rubigo). «La rubigo, dit un ancien commentateur des Géorgiques de Virgile, est proprement, comme l’atteste Varron, un mal du plaisir honteux, qu’on appelle aussi ulcère. Ce mal naît ordinairement d’une abondance et d’une superfluité d’humeur, qui se nomme en grec σατυρίασις.» C’est le nom de cet ulcère, qu’on avait appliqué à la rouille des blés altérés par l’humidité et la moisissure. Le passage que nous avons cité de Servius, qui s’appuie sur l’autorité de Varron, établit suffisamment une opinion que nous avait inspirée l’examen du satyriasis des anciens. Cette maladie, si commune chez eux, n’était autre que la blennorrhagie aiguë de nos jours. Il y avait, d’ailleurs, une espèce de satyriasis causé d’ordinaire par les excès vénériens, et surtout par les stimulants dangereux qu’on employait pour aider à ces excès. «Ce satyriasis, dit Cœlius Aurelianus, est une violente ardeur des sens (vehemens Veneris appetentia); elle tire son nom des propriétés d’une herbe que les Grecs appellent σατυριον. Ceux qui usent de cette herbe sont provoqués aux actes de Vénus par l’érection des parties génitales. Mais il existe des préparations destinées à exciter les sens à l’acte vénérien. Ces préparations, qu’on nomme satyriques, sont âcres, excitantes et funestes aux nerfs.» Cœlius Aurelianus caractérisait ainsi le satyriasis, d’après les leçons de son maître Themison, qui avait observé le premier cette maladie et qui la traitait par des applications de sangsues, qu’on ne paraît pas avoir employées avant lui.
Les écoulements sanguins, rouillés et blanchâtres, les pertes et les flueurs de leucorrhée affligeaient si généralement les femmes de Rome, qu’elles invoquaient Junon sous le nom de Fluonia, pour que la déesse les débarrassât de ces désagréables incommodités, qui n’étaient pas toujours des suites de couches, et qui accusaient souvent un germe impur. Les femmes affectées de ces écoulements malsains se disaient ancunnuentæ, mot bizarre qui paraît formé du substantif obscène, cunnus, plutôt que dérivé du verbe cunire, salir ses langes, comme le prétend Festus. Ces diverses maladies amenaient presque toujours l’engorgement des glandes inguinales, et, faute de soins ou de régime, la suppuration de ces glandes. On regardait l’aster comme un remède efficace contre les affections des aines, et on appelait cette plante bubonium, du grec βουβώνιον. On appliqua bientôt à la maladie, ou du moins à un de ses symptômes, le nom du remède, et l’on confondit sous ce nom de bubon tous les genres de pustules, d’abcès et d’ulcères qui avaient pour siége les aines. Nous croyons pouvoir faire un rapprochement de mots, qui peut-être jettera du jour sur les causes ordinaires de cette maladie inguinale. Les Romains avaient fait le verbe imbubinare pour dire souiller de sang impur; ce verbe se rapportait spécialement à l’état des femmes pendant leur indisposition menstruelle. On employait aussi la même expression pour tout écoulement âcre, et un vers célèbre, dans les fragments du vieux Lucilius, compare l’une à l’autre deux souillures différentes que subissait un débauché à double fin: Hæc te imbubinat et contra te imbulbitat ille. Cependant, Jules César Scaliger proposait de lire imbulbinat au lieu d’imbulbitat, et par conséquent de traduire ainsi, sans pouvoir rendre toutefois le jeu de mots latin: «Elle te donne des bubons, et lui, au contraire, te rend des tubercules.»
Nous sommes étonné de ne pas trouver dans les poëtes plus d’allusions à une maladie qui devait être pourtant bien répandue chez les Romains, aux écoulements du rectum, à cette infâme souillure de la débauche antique. Il faut, à notre avis, chercher la description, ou du moins le traitement de cette maladie honteuse, dans le paragraphe que Celse a consacré aux hémorrhoïdes. Par pudeur, plutôt que par ignorance, on avait compris dans la classe des hémorrhoïdes tous les écoulements analogues, quelle que fût leur cause, quelle que fût leur nature. On ne saurait en douter, quand on voit Celse prescrire dans certains cas contre le flux hémorrhoïdal et contre les tumeurs qui l’accompagnaient l’emploi des caustiques et des emplâtres astringents. Nous ne pensons pas qu’on doive reconnaître la cristalline dans les clazomènes (clazomenæ), que les savants ont rangés parmi les maladies de l’anus. Selon Pierrugues, ce seraient les fissures ou déchirures du fondement indiquées par Celse, et leur surnom dériverait du nom de la ville de Clazomène en Ionie, où d’abominables mœurs avaient rendu presque générale cette affection qui ne se concentra pas dans cette ville dissolue. Nous voyons plutôt dans les clazomènes certains tubercules fongueux qui poussaient autour du pubis, et nous adopterons l’étymologie proposée par Facciolati, κλαζόμενος, brisé ou rompu. Voici d’ailleurs la fameuse épigramme d’Ausone, où l’on découvre le véritable caractère des clazomènes: «Quand tu arraches les végétations qui hérissent ton podex baigné dans l’eau chaude, quand tu frottes à la pierre ponce les clazomènes qui sortent de tes reins, je ne vois pas la véritable cause de ton mal, si ce n’est que tu as eu le courage de prendre une double maladie, et que, femme par derrière, tu es resté homme par-devant.» Telle est l’horrible épigramme que l’abbé Jaubert, traducteur de Martial, n’a pas osé traduire, et que les commentateurs ne paraissent pas avoir comprise:
Et teris incusas pumice clazomenas;
Causa latet; bimarem nisi quod patientia morbum
Appetit, et tergo fœmina, pube vir es.
Au reste, la présence du mal de Clazomène à Rome n’avait rien de surprenant; car Rome, sous les empereurs, fut envahie par les étrangers, qui y apportèrent sans doute leurs maladies comme leurs mœurs. «Je ne puis souffrir, Romains, s’écrie Juvénal, je ne puis souffrir Rome devenue grecque; et pourtant, cette lie achéenne ne fait qu’une faible portion des habitants de Rome. Depuis longtemps l’Oronte de Syrie s’est déversé dans le Tibre, et il nous a amené sa langue, ses mœurs, ses harpes, ses flûtes, ses tambours et ses courtisanes qui se prostituent dans le Cirque. Allez à elles, vous qu’enflamme la vue d’une louve barbare coiffée de sa mitre peinte!» Les poëtes et les écrivains latins n’ont pas oublié de flétrir les hôtes étrangers de Rome, qu’ils accusaient surtout d’avoir corrompu ses mœurs en lui apportant leurs vices et leurs débauches nationales. C’était la Phrygie, c’était la Sicile, c’était Lesbos, c’était la Grèce entière, qui avaient pollué la vieille austérité romaine. Lesbos apprit aux Romains toutes les turpitudes de l’amour lesbien; la Phrygie leur livra ses efféminés (Fœmineus Phryx, dit Ausone), ces jeunes esclaves aux longs cheveux flottants, aux grandes boucles d’oreilles, aux tuniques à larges manches, aux brodequins rouges et verts. Lacédémone, la fière Sparte, envoya aussi une colonie de gitons et de tribades: Juvénal représente de la sorte une infamie lacédémonienne, qui a tourmenté, sans résultat plausible, l’imagination des scoliastes et des traducteurs: Qui Lacedæmonium pytismate lubricat orbem; Martial cite les luttes féminines inventées par Léda et mises en honneur par la licencieuse Lacédémone (libidinosæ Lacedæmonis palæstras). Et Sybaris, et Tarente, et Marseille! «Sybaris s’est emparée des sept collines!» murmure Juvénal, qui regrette toujours la simplicité romaine des premiers siècles; Sybaris, la reine des voluptés et des maladies vénériennes. Tarente (molle Tarentum, dit Horace) était là, en même temps, avec ses beaux garçons à la peau parfumée, aux membres épilés, au corps nu sous des vêtements d’étoffe transparente, comme si ce fussent des nymphes. Marseille se présentait également avec ses enfants, exercés à la débauche, mais qui souvent ne vouaient que leur coupable main à la Prostitution, témoin ce passage d’une comédie de Plaute: «Où es-tu, toi qui demandes à pratiquer les mœurs marseillaises? si tu veux me prêter ta main (si vis subigitare me), l’occasion est bonne.» On ne finirait pas d’énumérer les villes et les pays étrangers, qui avaient le plus servi à la dépravation de Rome. Il ne faut pas oublier Capoue et les Opiciens: ces derniers, qui peuplaient une partie de la Campanie, s’étaient dégradés à tel point que leur nom était synonyme de la Prostitution la plus humiliante. Ausone a fait une épigramme contre Eunus Syriscus, inguinum liguritor, maître passé en l’art des Opiciens (Opicus magister). On est effrayé de la quantité de maladies invétérées et mystérieuses qui devaient exister dans les basses régions des plaisirs honteux.
Il venait de la Grèce autant de médecins que de courtisanes; mais ces médecins, que le préjugé romain poursuivait partout d’un mépris qui allait jusqu’à la haine, se préoccupaient moins de faire des cures radicales que de gagner de l’argent. Ils devenaient riches rapidement, dès que leur réputation les désignait au traitement d’une affection particulière; mais la santé publique, en dépit des progrès de la médecine méthodique, ne s’améliorait pas. Il est permis d’en juger par la nature des maladies qui s’offraient de préférence aux études de la science. C’était toujours la lèpre avec ses nombreuses variétés. Chaque praticien en renom inventait un nouveau remède contre quelque manifestation locale de cette peste chronique, qui se mêlait à toutes les maladies. Il y eut une multitude de collyres pour les maux d’yeux, de topiques pour les ulcères, de gargarismes pour les aphthes, d’emplâtres pour les tumeurs, ce qui prouve que ces affections plus ou moins lépreuses et vénériennes se reproduisaient à l’infini. Après Musa, le médecin en vogue fut Vettius Valens, moins connu encore par son talent iatrique et chirurgical que par son commerce clandestin avec Messaline. Il eut sans doute plus d’une occasion, grâce à sa maîtresse, de connaître les maladies de l’amour. En même temps que lui, un autre élève de Themison exerçait à Rome: Mégès de Sidon guérissait surtout les dartres lépreuses, et traitait avec succès le gonflement scrofuleux des seins. Il fut éclipsé par son condisciple Thessalus de Tralles, qui n’avait ni son savoir ni son expérience, mais qui se vantait d’être le vainqueur des médecins (ἰατρονικης) anciens. Ce Thessalus, que Galien qualifie de fou et d’âne, avait l’audace de prétendre qu’il opérait des guérisons subites, en usant des médicaments les plus violents à fortes doses. Il obtint, en effet, quelques brillants succès dans le traitement de la lèpre, des ulcères et des scrofules. Ce traitement semblait alors constituer toute la médecine; car la lèpre, qui s’était incorporée partout, semblait être la seule maladie. Le nombre des malades augmentant, Thessalus trouva bon d’augmenter aussi le nombre des médecins, et comme il ne demandait que six mois pour faire des élèves aussi habiles que lui, ce fut à qui viendrait écouter ses leçons: cuisiniers, bouchers, tanneurs et d’autres artisans renoncèrent à leur métier pour se mettre à la suite de Thessalus, qui marchait environné d’un cortége de disciples fanatiques. Les médecins ne firent que déchoir davantage en considération et en savoir. La grande affaire était toujours la guérison de la lèpre. Soranus d’Éphèse vint à Rome, sous Trajan, et apporta diverses préparations qui réussirent dans l’alopécie et la mentagre. Moschion, un des rivaux de Soranus, s’occupa particulièrement des maladies de la femme et de l’étude de ses parties sexuelles; il traitait les fleurs blanches par des moyens énergiques qui les arrêtaient sur-le-champ.
A côté de ces médecins méthodistes, on voit en foule les empiriques, les antidotaires et les pharmacopoles. Ils étaient encore plus méprisés, plus abhorrés que les médecins. Horace ne croit pas leur faire injure, en les plaçant sur la même ligne que les bateleurs, les mendiants, les parasites et les prostituées (ambubajarum collegia, pharmacopolæ). Ces charlatans avaient dans leur domaine les maladies honteuses qui offraient un vaste champ à la pharmacopée. Parmi ces empiriques, on distingua pourtant plusieurs savants botanistes, plusieurs manipulateurs ingénieux. Sous Tibère, Ménécrate, l’inventeur du diachylon, composait des emplâtres, souvent efficaces contre les dartres, les tumeurs et les scrofules; Servilius Damocrate fabriquait d’excellents emplâtres émollients; Asclépiade Pharmacion guérissait les ulcères de mauvais caractère, Apollonius de Pergame, les aphthes; Criton, la lèpre; Andromachus, l’inventeur de la thériaque, et Dioscoride, l’auteur d’un grand et célèbre ouvrage sur la matière médicale, paraissent avoir attaché plus d’importance à la morsure des serpents qu’au venin vénérien, qui faisait cependant plus de victimes.
La recherche et le traitement de ce venin intéressèrent davantage l’école des médecins pneumatistes qui florirent à Rome pendant le second siècle de l’ère moderne et qui comptèrent dans leurs rangs Galien et Oribase. Un de ces médecins, Archigène, parvint à combattre les affections lépreuses et eut recours quelquefois à la castration pour diminuer les accidents de la maladie, qui était certainement vénérienne dans les cas où il sacrifiait la virilité de son malade. Il avait éclairci avec bonheur la doctrine des ulcérations de la matrice. Un autre pneumatiste, non moins habile, Hérodote, se montra partisan zélé des sudorifiques, qui, selon lui, dégageaient le pneuma de tout ce qu’il pouvait contenir d’hétérogène: l’emploi des sudorifiques était sans doute tout-puissant contre les maladies qui avaient un principe syphilitique. Ces maladies commençaient à être mieux observées et la médication devenait plus rationnelle. Un contemporain de Galien, Léonidas d’Alexandrie, qui semble avoir été un praticien aussi heureux qu’habile, s’était fait distinguer dans le traitement des parties génitales; ses remarques sur les ulcères et les verrues de ces parties sont encore du plus haut intérêt, de même que celles qui ont pour objet le gonflement et l’inflammation des testicules. «A la vérité, dit Kurt Sprengel dans son Histoire de la médecine, il ne fait pas mention du commerce avec une femme impure; mais les bords calleux, qu’il indique comme le caractère distinctif de ces sortes d’ulcères, tiennent évidemment à la présence d’un virus interne.» Ce virus, qu’on le nomme lèpre ou syphilis, existait dans un grand nombre de maladies locales que Galien et Oribase n’ont pas décrites avec des symptômes vénériens, mais qu’ils traitaient empiriquement, sur la foi des anciens topiques qui venaient la plupart de l’Orient aussi bien que les maladies elles-mêmes, plus simples et moins méconnaissables à leur berceau.
Nous attribuons au développement des maladies lépreuses ou vénériennes à Rome, l’établissement des archiatres ou médecins publics. Le premier qui ait porté le titre d’archiatre et qui en ait rempli les fonctions dans l’intérieur du palais impérial, fut Andromachus l’ancien, qui vivait sous Néron. Cet archiatre surveillait la santé, non-seulement de l’empereur, mais encore de tous les officiers du palais. Cette charge était si compliquée, qu’un seul médecin ne pouvait y suffire, et le nombre des archiatres palatins (archiatri palatini) alla toujours s’accroissant jusqu’à Constantin. Ils étaient parfois décorés de hautes dignités, et l’empereur les qualifiait de præsul spectabilis, honorable maître. On avait institué aussi, dans Rome et dans toutes les villes de l’empire, des archiatres populaires (archiatri populares), qui exerçaient gratuitement leur art dans l’intérêt du peuple et qui présidaient, pour ainsi dire, à une police de santé. Il y eut d’abord un de ces archiatres dans chacune des régions de Rome, c’étaient donc quatorze médecins pour toute la ville; mais on doubla, on tripla ce nombre, et bientôt ils furent aussi nombreux que les prêtresses de Vénus. Antonin le Pieux régularisa et compléta cette noble institution; il décréta que l’on nommerait dix archiatres populaires dans les grandes villes, sept dans les villes de second ordre et cinq dans les plus petites. Les archiatres formaient dans chaque ville un collége médical qui avait des élèves. Ce collége se recrutait lui-même, en votant sur le choix du candidat que lui présentait la municipalité, en cas de vacance d’un office d’archiatre. La municipalité s’assurait ainsi que la santé et la vie des citoyens ne seraient confiées qu’à des hommes probes et instruits. Ces archiatres jouissaient de divers priviléges qui témoignent de la déférence et de la protection que l’autorité leur accordait. Ils étaient payés aux frais de l’État, par les soins du décurion, qui leur faisait délivrer leur salaire sans aucune retenue. L’État leur donnait ce traitement, dit le Code Justinien, afin qu’ils pussent fournir gratuitement des remèdes aux pauvres et qu’ils ne fussent pas obligés, pour vivre, d’exiger la rémunération de leurs soins. Ils pouvaient cependant accepter la récompense qu’un malade leur offrait à titre de gratitude; mais ils devaient attendre pour cela que le malade fût guéri. Les archiatres étaient exempts de loger des troupes, de comparaître en justice dans la forme ordinaire, d’accepter la charge de tuteur ou de curateur et de payer aucune contribution de guerre, soit en argent, soit en blé, soit en chevaux. Enfin, quiconque osait les injurier ou les offenser de quelque manière, se voyait exposé à une punition arbitraire et souvent à une amende considérable. Ces médecins des pauvres n’étaient probablement pas de ces Grecs mal famés, qui venaient à Rome vendre des antidotes, tailler et cautériser des verrues, laver et panser des ulcères, quand ils ne s’acquittaient pas des plus bas emplois du lénocinium et quand ils ne se soumettaient point à de plus viles complaisances pour leurs malades.
Les archiatres populaires, il n’en faut pas douter, étaient placés sous l’autorité immédiate de l’édile: la médecine légale résultait donc de cette organisation, mais il est impossible de dire les matières qu’elle embrassait et l’action qu’elle pouvait avoir dans la police des prostituées. Nous n’avons pas même, à ce sujet, un seul texte qui puisse nous guider ou seulement nous éclairer. Les probabilités ne manquent pas pour nous faire supposer que ces médecins d’arrondissement ou de région avaient les yeux ouverts sur la santé des mérétrices inscrites. Peut-être, même, ces mérétrices se trouvaient-elles astreintes à la visite et à la surveillance de certains médecins particuliers, puisque les vestales et les gladiateurs avaient aussi leurs médecins à part. Le Code de Théodose parle formellement des vestales et des gymnases. Deux inscriptions antiques constatent les fonctions des médecins du Cirque; l’une de ces inscriptions nous donne le nom d’Eutychus, médecin des jeux du matin (medicus ludi matutini). Il est donc tout naturel que les mérétrices aient eu aussi leurs médecins, plus expérimentés, plus savants que les autres dans le traitement des maladies impures. Quant aux courtisanes qui n’étaient pas sous la tutelle de l’édile, elles avaient préféré probablement aux médecins ces vieilles femmes qu’on nommait medicæ et qui n’étaient pas seulement sages-femmes (obstetrices), car elles s’adonnaient autant à la magie qu’à la médecine empirique. La qualité de medica qu’elles prenaient dans l’exercice de leur art prouve qu’elles le pratiquaient souvent avec l’autorisation de l’édile et du collége des archiatres. Gruter rapporte cette inscription: Secunda L. Livillæ medica, mais il ne l’explique pas. Cette L. Livilla avait-elle en sa maison deux femmes esclaves expertes dans l’art de guérir, deux sages-femmes, deux faiseuses d’onguents et d’antidotes? ou bien ne s’agit-il que d’une seule medica, heureuse dans ses cures, secunda? On comprend, d’ailleurs, que les femmes qui dans leurs accouchements ne recevaient pas les soins d’un médecin, mais ceux de l’obstetrix, ne voulaient pas davantage se confier aux regards indiscrets d’un homme, lorsqu’elles étaient affligées de quelque maladie secrète ou honteuse (pudenda). Il fallait donc des femmes médecins qui traitassent les affections des femmes, et quand celles-ci étaient assez riches pour entretenir un certain nombre d’esclaves et de servantes, il y avait parmi elles un médecin domestique, qui se chargeait de diriger et de surveiller la santé de sa maîtresse. Il y avait aussi certainement des femmes, libres ou affranchies, qui pratiquaient la médecine et la chirurgie pour leur propre compte, et c’était à elles que s’adressaient les femmes du peuple qui avaient la pudeur de ne pas se mettre dans les mains des médecins.
Une épigramme de Martial, contre Lesbie, courtisane grecque qui avait eu quelque vogue, fait allusion à une de ces maladies sexuelles, que les femmes, même les plus éhontées, eussent rougi de divulguer à un médecin d’un autre sexe que le leur: «Chaque fois que tu te lèves de ta chaise, j’ai souvent remarqué, malheureuse Lesbie, que ta tunique se colle à ton derrière (pædicant miseram, Lesbia, te tunicæ), et que, pour la détacher, tu la tires à droite et à gauche, avec tant d’effort que la douleur t’arrache des larmes et des gémissements; car l’étoffe adhère à tes fesses et pénètre dans ton rectum, comme un vaisseau pris entre deux rochers des Symplegades. Veux-tu obvier à ce honteux inconvénient? je t’apprendrai un moyen, Lesbie: Ne te lève ni ne t’assieds!» C’était pour des affections locales du même genre, que les bains de siége sont souvent recommandés par Celse et par les médecins romains. Le meuble qui servait à prendre ces bains de siége, aussi fréquents en bonne santé qu’en état de maladie, était de différentes formes, carré, rond ou ovale, en bois, en terre cuite, en bronze et même en argent. On le nommait solium, comme si une femme, en l’occupant, siégeait sur un trône, avant ou après l’acte le plus délicat de sa royauté. Un ancien commentateur de Martial dit que les femmes de Rome, matrones ou courtisanes, à l’époque du luxe et de la mollesse asiatique, auraient tout refusé à leurs amants ou à leurs maris, si on ne leur eût pas permis de se laver (abluere) dans un bidet d’argent. Ces ablutions devinrent d’autant plus fréquentes que les femmes étaient moins saines et que la santé des hommes se trouvait plus exposée. On doit attribuer à ces ablutions et à celles qui se renouvelaient sans cesse dans les bains et les étuves, on doit attribuer aux frictions et aux fomentations qui les accompagnaient toujours, une foule de guérisons des maladies récentes et légères; en tous les cas, le développement des affections vénériennes rencontrait de puissants obstacles dans l’usage journalier et presque continuel des bains sudorifiques.
Les médecins, surtout ceux qui avaient une nombreuse et riche clientèle, dédaignaient certainement de s’abaisser au traitement des maladies secrètes; ils ne l’entreprenaient qu’avec répugnance, dans l’espoir d’être généreusement rétribués. Ce dédain médical à l’égard de ce genre de maladies nous paraît ressortir des habitudes mêmes de ces médecins célèbres qui arrivaient chez leurs malades avec un cortége de vingt, de trente et quelquefois de cent disciples, comme le dit Martial. Le nombre de ces disciples indiquait proportionnellement le mérite ou plutôt la réputation de leur maître; et tous venaient, après lui, tâter le pouls du malade et juger des diagnostics du mal. On n’a pas besoin de démontrer qu’un malade vénérien ne se livrait pas ainsi en spectacle aux observations médicales et aux quolibets de la suite d’un médecin. Il y avait donc des médecins ou des pharmacopoles qui s’appropriaient le traitement des maladies secrètes et qui entouraient de mystère et d’une discrétion à l’épreuve ce traitement, que la médecine empirique se voyait trop souvent forcée d’abandonner à la chirurgie. Un mal obscène, longtemps négligé d’abord, puis largement traité par l’empirisme, se terminait d’ordinaire par une opération terrible dont parle Martial dans cette épigramme: «Baccara, le Grec, confie la guérison de ses parties honteuses à un médecin, son rival; Baccara sera châtré.» Une autre épigramme de Martial, sur la mort de Festus, nous permet de supposer que les malades désespéraient souvent de leur guérison, et se tuaient pour échapper à d’incurables infirmités, à une agonie douloureuse. Telle fut la fin de l’ami de l’empereur Domitien, du noble Festus, qui, atteint d’un mal dévorant à la gorge, mal horrible envahissant déjà son visage, résolut de mourir, et consola lui-même ses amis avant de se frapper stoïquement d’un poignard, comme le grand Caton.
Les guérisons étaient, devaient être longues et difficiles, lorsque le mal avait eu le temps de s’étendre et de s’enraciner. Les charlatans, qui vendaient sans contrôle une quantité de drogues en tablettes et en bâtons portant leur cachet, profitaient nécessairement de l’embarras où se trouvait le malade privé de médecin. Dans bien des circonstances, la superstition se chargeait seule de lutter contre la maladie, dont elle n’arrêtait guère les progrès. Le misérable patient allait de temple en temple, de dieu en déesse, avec des offrandes, des prières et des vœux. Les malades qui avaient le moyen de se faire peindre des tableaux votifs, faisaient suspendre ces tableaux dans les sanctuaires de Vénus, de Priape, d’Hercule ou d’Esculape. Il est permis de croire que la décence était respectée dans ces peintures allégoriques. Cependant on suspendait aussi autour des autels de toutes les divinités les représentations figurées des organes malades, en plâtre, en terre cuite, en bois, en pierre ou en métal précieux. On offrait des sacrifices expiatoires, dans lesquels figuraient toujours les gâteaux de pur froment (coliphia), qui avaient la forme des parties sexuelles et qui affectaient les plus extravagantes proportions. Les prêtres de certains dieux et déesses ne mangeaient pas d’autre pain que ces gâteaux obscènes, que les libertins réservaient aussi pour leur joyeuse table: Illa silegineis pinguescit adultera cunnis, dit Martial, qui attribue à cette pâtisserie une action favorable à l’embonpoint. Les chapelles et les temples qui voyaient affluer le plus de malades et d’offrandes étaient ceux dont les prêtres se mêlaient de médecine. Au reste, tout le monde avait le droit de se dire médecin à Rome et de fabriquer des drogues. Les maladies secrètes ouvraient un vaste champ aux spéculations du charlatanisme, et parmi ces spéculateurs, les oculistes n’étaient pas les moins ingénieux; les barbiers ne se bornaient pas non plus à manier le peigne et le rasoir; les barbiers, ces lénons astucieux qui tendaient la main à tous les commerces de la Prostitution, regardaient comme leur propriété les maladies qui en provenaient; les esclaves des bains, les unctores, les aliptes des deux sexes, connaissaient naturellement tous les secrets de la santé de leurs clients, et après leur avoir fourni des moyens de débauche, ils leur fournissaient des moyens de guérison; enfin, les maladies de Vénus étaient si multipliées et si ordinaires, que chacun s’était fait une hygiène à son usage, et pouvait au besoin se traiter soi-même sans prendre aucun confident et sans avoir à craindre aucune indiscrétion.
Et pourtant ces maladies, si nombreuses, si variées, si singulières chez les anciens, sont restées dans l’ombre, et les plus grands médecins de l’antiquité semblent s’être entendus tacitement pour les tenir cachées sous le manteau d’Esculape. Mais on peut aisément s’imaginer ce qu’elles étaient, quand on songe à l’effroyable déréglement des mœurs dans la Rome des empereurs; quand on voit la Prostitution guetter les enfants au sortir du berceau et s’en saisir avec une cruelle joie, avant qu’ils aient atteint leur septième année. «Que mon bon génie me confonde, s’écrie la Quartilla de Pétrone, si je me souviens d’avoir jamais été vierge! (Junonem meam iratam habeam, si unquam me meminerim virginem fuisse!)» Le mal vénérien était inhérent à la Prostitution et se répandait partout avec elle. Si la santé d’un maître devenait suspecte, celle de tous ses esclaves courait de grands risques. Un orateur romain, Acherius, contemporain d’Horace, n’avait-il pas osé dire hautement en plaidant une cause criminelle: «La complaisance impudique est un crime chez l’homme libre, une nécessité chez l’esclave, un devoir chez l’affranchi (Impudicitia, inquit Acherius, in ingenuo crimen est, in servo necessitas, in libero officium)!» C’est Cœlius Rhodiginus qui rapporte, dans ses Antiquæ Lectiones, cet abominable apophthegme des pædicones.
CHAPITRE XXI.
Sommaire.—Les medicæ juratæ.—Origine des sages-femmes.—L’Athénienne Agonodice.—Les sagæ.—Exposition des nouveau-nés à Rome.—Les suppostrices ou échangeuses d’enfants.—Origine du mot sage-femme.—Les avortements.—Julie, fille d’Auguste.—Onguents, parfums, philtres et maléfices.—Pratiques abominables dont les sagæ se souillaient pour fabriquer les philtres amoureux.—La parfumeuse Gratidie.—Horribles secrets de cette magicienne, dévoilés par Horace, dont elle fut la maîtresse.—Le mont Esquilin, théâtre ordinaire des invocations et des sacrifices magiques.—Gratidie et sa complice la vieille Sagana, aux Esquilies.—Le nœud de l’aiguillette.—Comment les sagæ s’y prenaient pour opérer ce maléfice, la terreur des Romains.—Comment on conjurait le nœud de l’aiguillette.—Philtres aphrodisiaques.—La potion du désir.—Composition des philtres amoureux.—L’hippomane.—Profusion des parfums chez les Romains.—La nicérotiane et le foliatum.—Parfums divers.—Cosmétiques.—Le bain de lait d’ânesse de Poppée.—La courtisane Acco.—Objets et ustensiles à l’usage de la Prostitution, que vendaient les sagæ et les parfumeuses.—Le fascinum.—Les fibules.—Comment s’opérait l’infibulation.—De la castration des femmes.—Les prêtres de Cybèle.
Nous ne savons rien des services que les medicæ rendaient aux femmes, dans des circonstances délicates où la santé de celles-ci réclamait l’œil et la main d’une personne de leur sexe; nous en sommes réduits à des conjectures, très-plausibles, il est vrai, sur ce chapitre secret de l’art de guérir, que les écrivains de l’antiquité ont laissé couvert d’un voile impénétrable. Mais si nous ne pouvons apprécier, d’après des autorités bien établies, le rôle que les medicæ remplissaient dans la thérapeutique des maladies de l’amour, nous n’aurons pas de peine à constater leur utile et active intervention, non-seulement dans les cas de grossesse et d’accouchement, mais encore dans la préparation mystérieuse des cosmétiques, des parfums et des philtres. Il y avait sans doute, à Rome et dans les principales villes de l’empire romain, des medicæ juratæ, comme les appelle Anianus dans ses Annotations au Code théodosien: «Toutes les fois qu’il y a doute sur la grossesse d’une femme, cinq sages-femmes jurées, c’est-à-dire ayant licence d’étudier la médecine (medicæ), reçoivent l’ordre de visiter cette femme (ventrem jubentur inspicere).» Mais, outre ces praticiennes émérites, qui subissaient probablement examen médical et qui se soumettaient au contrôle des archiatres populaires, beaucoup de femmes, des étrangères surtout, des affranchies ou même des esclaves, s’adonnaient à la médecine occulte et mêlaient à cet art, qu’elles avaient étudié ou non, le métier de parfumeuse et les pratiques souvent criminelles de la magie. Hygin, dans son recueil de fables mythologiques, nous raconte ainsi à quelle occasion la médecine fut exercée par une femme, pour la première fois, en Grèce. Dès les temps les plus reculés, c’étaient des hommes qui assistaient les femmes en travail d’enfant, quoique la pudeur eût à souffrir des secours qu’elle était obligée d’accepter. Mais une jeune Athénienne, nommée Agonodice, résolut d’affranchir son sexe d’une sorte de servitude déshonorante, dont Junon s’indignait: elle coupe ses cheveux, prend un habit d’homme, et va suivre les leçons d’un célèbre médecin, qui l’instruit dans l’art des accouchements et qui fait d’elle une excellente sage-femme. Alors elle commence à suppléer son maître et à exécuter son projet; elle se montre si adroite, si habile, si décente surtout, que les matrones en mal d’enfant ne veulent plus avoir d’autre médecin. Il est probable qu’Agonodice leur déclarait son sexe sous le sceau du secret; car bientôt aucune femme d’Athènes n’eut recours, pour sa délivrance, aux soins des médecins. Ceux-ci s’en étonnèrent d’abord; ils s’irritèrent et se liguèrent ensuite contre le jeune rival qui leur enlevait leur clientèle. On ne voyait qu’Agonodice auprès du lit des femmes en couches, qui lui souriaient et lui parlaient avec une étrange familiarité. Sa jeunesse, sa charmante figure, ses grâces et son mérite éveillèrent la calomnie: on prétendit qu’il savait l’art de changer en jouissance les douleurs de l’enfantement; il fut dénoncé aux magistrats comme impudique et corrupteur de femmes honnêtes. Il ne répondit pas à ses accusateurs et comparut devant l’aréopage. Là, sans rien alléguer pour sa justification, il ouvrit sa tunique et révéla son sexe, qui le fit absoudre. Les médecins furent convaincus, et le peuple demanda l’abrogation d’une ancienne loi qui défendait aux femmes l’exercice de l’art iatrique. Cette histoire prouverait que la médecine fut toujours exercée depuis par les hommes et par les femmes indistinctement, et que celles-ci s’étaient réservé, presque exclusivement, à Rome ainsi qu’à Athènes, le traitement des maladies de leur sexe.
Les femmes qui s’occupaient de médecine, et surtout de médecine secrète, étaient donc fort nombreuses et de différentes classes: les medicæ les plus considérées par leur savoir et leur caractère touchaient sans doute à toutes les branches de l’art; les obstetrices se bornaient au rôle de sages-femmes; les adsestrices n’étaient que des aides ou des élèves de ces sages-femmes; puis, venait en dernier lieu la catégorie multiple et variée des parfumeuses et des magiciennes, qui toutes ou presque toutes appartenaient ou avaient appartenu à la Prostitution. C’était là le refuge des vieilles courtisanes; c’était là l’emploi favori des entremetteuses. On confondait sous le nom général de sagæ les diverses espèces de ces vendeuses d’onguents et de philtres, qu’elles fabriquaient souvent elles-mêmes avec des cérémonies magiques inventées par la Thessalie. Mais les sagæ n’étaient pas toutes magiciennes; la plupart même ne connaissaient que les éléments les plus simples et les plus innocents de cet art exécrable; beaucoup ignoraient absolument la composition des drogues qu’elles vendaient, et qui causaient trop souvent de funestes accidents, sur lesquels la justice fermait volontiers les yeux; quelques-unes n’étaient que des espèces de sages-femmes non autorisées, qui se chargeaient d’opérer des avortements et qui entouraient d’invocations et d’amulettes la naissance des enfants illégitimes. On sait que le nombre de ces naissances était considérable à Rome, et que chaque matin on recueillait dans les rues, au seuil des maisons, sous les portiques et dans les fours des boulangers, les cadavres des nouveau-nés, qu’on vouait à une mort certaine en les exposant nus sur la pierre au sortir du ventre maternel. C’était la saga qui remplissait l’affreuse mission de l’infanticide, et qui étouffait dans les plis de sa robe les innocentes victimes que leurs cris condamnaient à périr violemment. Souvent, il est vrai, la mère avait pitié du fruit de ses entrailles, et elle se contentait de faire exposer l’enfant, enveloppé dans ses langes, soit au bord de la mare du Velabre (lacus Velabrensis), soit sur la place aux légumes (in Foro olitorio), au pied de la colonne du Lait (Columna lactaria); là, du moins, ces malheureux orphelins étaient recueillis et adoptés aux frais de l’État, qui leur tenait lieu de tuteur, mais en leur infligeant le stigmate de la bâtardise. Il arrivait aussi que des matrones stériles, des suppostrices (infâmes mégères qui faisaient métier de changer les enfants en nourrice), des citoyens, chagrins de n’avoir pas d’héritiers, venaient choisir parmi ces pauvres petits abandonnés ceux qui pouvaient le mieux servir à leurs desseins honnêtes ou malhonnêtes. Souvent le Velabre retentissait de vagissements dans l’ombre, et l’on voyait passer comme des spectres les sagæ, les mères elles-mêmes, qui apportaient leur tribut à ce hideux minotaure qu’on appelait l’exposition (expositio) des enfants sur la voie publique. Il est évident que l’origine du mot sage-femme doit se rapporter à celui de saga, qui ne se prenait qu’en mauvaise part, et que Nonius emploie comme synonyme d’instigatrice à la débauche (indagatrix ad libidinem).
Ces sagæ prêtaient volontiers les mains aux avortements qui se pratiquaient au début de la grossesse (aborsus), ou dans les derniers mois de la gestation (abortus). Ces avortements, que la loi était censée punir et qu’elle évitait de rechercher, parce qu’elle aurait eu trop à faire, devinrent si fréquents sous les empereurs, que les femmes les moins éhontées ne craignaient pas d’empêcher de la sorte l’augmentation de leur famille. Il y avait certaines potions qui procuraient, sans aucun danger, un avortement prompt et facile; mais on usait aussi de drogues malfaisantes, qui tuaient à la fois la mère et son fruit. Dans ce cas-là, on assimilait aussi à l’empoisonneuse l’obstetrix ou la saga, qui, par imprudence, par ignorance ou autrement, avait commis un double meurtre: cette misérable était condamnée au dernier supplice. Quant à celles qui administraient ces potions abortives et qui n’agissaient pas à l’insu de la femme enceinte, on pouvait confisquer une partie de leurs biens et les envoyer aux îles, parce que leur fait est de mauvais exemple, dit le jurisconsulte Paulus. Mais la punition de ce délit était fort rare, et bientôt elle fut impossible; car tout le monde se rendait coupable au même chef, et l’impératrice donnait souvent l’exemple, de l’aveu de l’empereur, sans avoir même la pudeur de cacher cet outrage à la nature. Le motif le plus ordinaire des avortements continuels n’était que la crainte d’altérer la pureté d’un ventre poli et d’une belle gorge, en les sacrifiant aux atteintes plus ou moins fâcheuses d’une pénible grossesse et d’un douloureux enfantement. «Penses-tu, dit Aulu-Gelle avec indignation en parlant de ces criminelles marâtres, que la nature ait donné les mamelles aux femmes comme de gracieuses protubérances destinées à orner la poitrine et non à nourrir les enfants? Dans cette idée, la plupart de nos merveilleuses (prodigiosæ mulieres) s’efforcent de dessécher et de tarir cette fontaine sacrée où le genre humain puise la vie, et risquent de corrompre ou de détourner leur lait, comme s’il gâtait ces attributs de la beauté. C’est la même folie qui les porte à se faire avorter, à l’aide de diverses drogues malfaisantes, afin que la surface polie de leur ventre ne se ride pas et ne s’affaisse point sous le poids de leur faix et par le travail des couches.» L’avortement était souvent motivé par des raisons plus coupables encore: ici, une femme mariée voulait détruire la preuve de son adultère; là, une femme libertine, sentant ses désirs et son ardeur amoureuse s’éteindre sous l’empire d’une grossesse, employait un moyen criminel, pour ne pas perdre ce qu’elle préférait aux joies de la maternité. Cet engourdissement de sens durant la gestation n’était pourtant pas général, et quelques femmes, au contraire, dont la débauche avait exalté l’imagination, ne se trouvaient jamais plus ardentes en amour que dans le cours d’une grossesse, qui les rassurait, d’ailleurs, contre des obstacles de la même espèce. Ainsi, Julie, fille d’Auguste, ne se livrait à ses amants que quand elle était grosse du fait de son mari Agrippa, et le temps de sa grossesse ne mettait aucune interruption à ses désordres. Macrobe rapporte qu’elle répondit à ceux qui s’étonnaient de ce que ses enfants, malgré ces débordements, ressemblaient toujours à son mari: «En effet, je n’accepte des passagers à mon bord, que quand le navire est chargé (at enim nunquam nisi navi plenâ tollo vectorem).» Dès qu’une femme devenait enceinte, les conseils, les offres et les séductions ne lui manquaient pas pour la décider à faire à sa beauté le sacrifice de son enfant; elle était assaillie et circonvenue par les entremetteuses d’avortement: «Elle te cachait sa grossesse, dit un personnage du Truculentus de Plaute, car elle redoutait que tu ne lui persuadasses de consentir à un avortement (ut abortioni operam daret) et à la mort de l’enfant qu’elle portait.»
Les grossesses et les avortements donnaient donc beaucoup de besogne aux sagæ de Rome; mais ce n’était là que le moindre des mystères de leur art. Elles tiraient encore meilleur parti de leurs onguents, de leurs parfums, de leurs philtres et de leurs maléfices. Ces maléfices ressemblaient à ceux qui avaient lieu en Grèce, en Thessalie surtout, dès l’époque la plus ancienne, et le récit que fait Horace, dans ses Épodes, d’une incantation magique, ne diffère presque pas de la peinture que Théocrite avait faite d’une pareille scène trois siècles auparavant. Le but de ces superstitions abominables était, d’ailleurs, toujours le même, dans tous les temps, chez tous les peuples. La magicienne jetait des sorts ou composait des philtres. Ces philtres avaient surtout pour objet de raviver les feux de l’amour et de lui créer des ardeurs nouvelles, surhumaines, inextinguibles; ces philtres devaient changer la haine en amour ou l’amour en haine, et vaincre toutes les résistances de la pudeur ou de l’indifférence. Les sorts servaient plus particulièrement à des ressentiments et à des vengeances. Ce genre de maléfices était sans doute plus rare chez les Romains que chez les Grecs; mais, en revanche, nulle part la science des philtres d’amour ne fut poussée plus loin ni plus répandue qu’à Rome sous les Césars. Horace nous fait connaître les pratiques abominables dont les sagæ de son temps se souillaient pour fabriquer certains philtres amoureux. Horace avait été l’amant d’une parfumeuse napolitaine, nommée Gratidie, qu’il a vouée à l’exécration publique sous le nom de Canidie. Horace, dans sa liaison avec cette Canidie, qu’il finit par détester autant qu’il l’avait aimée, s’était initié avec horreur aux plus noirs secrets des magiciennes: «Elles avaient des relations continuelles avec les courtisanes, dit M. Walckenaer dans son excellente Histoire de la vie et des écrits d’Horace; elles étaient de ce nombre et elles se mêlaient de toutes sortes d’intrigues d’amour.» Gratidie fut une des plus célèbres parmi les sagæ de Rome, grâce à la colère poétique d’Horace, qui ne lui pardonnait pas de s’être vendue à un vieux libertin, appelé Varus; cette parfumeuse était donc assez jeune et assez belle pour trouver encore à se vendre, et ses charmes méritaient d’être l’objet des regrets d’un amant délaissé. Les scoliastes d’Horace ont pensé que le poëte reprochait surtout à Gratidie d’avoir exercé sur lui le funeste pouvoir des breuvages d’amour, et de lui avoir ainsi enlevé sa jeunesse, ses forces, ses illusions et sa santé. Horace, en effet, fut sans cesse affligé d’un mal d’yeux, qu’on peut, sans faire injure à Canidie, attribuer aux philtres et à la maladie de Vénus.
Le mont Esquilin était le théâtre ordinaire des invocations et des sacrifices magiques. Ce monticule servait de cimetière aux esclaves, qu’on enterrait pêle-mêle sans leur accorder un linceul; la nuit, il n’y avait de vivants, dans cette solitude peuplée de morts, que des voleurs qui s’y trouvaient en sûreté, et des sorcières qui y venaient accomplir des œuvres de ténèbres. A l’extrémité des Esquilies, près de la porte Métia, entourée de gibets et de croix où pendaient les cadavres des suppliciés, le carnifex ou bourreau avait sa demeure isolée, comme pour veiller sur ses sujets; une statue monstrueuse de Priape veillait aussi sur cet infect et hideux repaire des sagæ et des voleurs. Là, aux pâles rayons de la lune, on voyait Canidie accourir, les pieds nus, les cheveux épars, le sein découvert, le corps enveloppé d’un ample manteau, ainsi que sa complice, la vieille Sagana. Horace les avait vues, ces horribles mégères, déchirant à belles dents une brebis noire, versant le sang de l’animal dans une fosse, dispersant autour d’elles les lambeaux de chair palpitante, évoquant les mânes et interrogeant la destinée. Les chiens et les serpents erraient à l’entour du sombre sacrifice, et la lune voila sa face sanglante pour ne pas éclairer cet affreux spectacle. Priape lui-même eut horreur de ce qu’on lui montrait, et il fit éclater en deux le tronc de figuier dans lequel son image était grossièrement taillée. Au bruit du bois qui se fendait, les deux magiciennes eurent peur et s’enfuirent, sans achever leur maléfice, éperdues et semant sur la route: Canidie, ses dents; Sagana, sa perruque pyramidale, et leurs herbes, et leurs anneaux constellés. Elles revinrent pourtant, une autre nuit, sur le mont Esquilin, pour un mystère plus abominable: elles avaient enlevé un jeune enfant à sa famille; elles l’avaient enterré vif dans la fosse des esclaves, et la tête seule de la victime s’élevait au-dessus du sol; elles lui présentaient des viandes cuites, dont l’odeur irritait sa faim et son agonie. L’enfant les conjure au nom de sa mère, au nom de leurs enfants, Canidie et Sagana sont impitoyables; Canidie brûle dans un feu magique le figuier sauvage arraché sur des tombeaux, le cyprès funèbre, les plumes et les œufs de la chouette trempés dans du sang de crapaud, les herbes vénéneuses que produisent Colchos et l’Ibérie, et des os ravis à la gueule d’une chienne affamée; Sagana, la crinière hérissée, danse devant le bûcher, en l’aspergeant d’eau lustrale: «O Varus, s’écrie Canidie rongeant ses ongles avec sa dent livide, ô Varus, que de larmes tu vas répandre! Oui, des philtres inconnus te forceront bien de revenir à moi, et tous les charmes des Marses ne te rendront pas la raison. Je préparerai, je verserai moi-même un breuvage qui vaincra les dégoûts que je t’inspire. Oui, les cieux s’abaisseront au-dessous des mers, la terre s’élèvera au-dessus des nues, où tu brûleras pour moi, comme le bitume dans ces feux sinistres.» Mais l’enfant qui se lamente est près d’expirer; sa voix s’affaiblit; ses prunelles éteintes se fixent immobiles sur les mets exposés devant sa bouche; Canidie s’arme d’un poignard et s’approche, pour lui ouvrir le ventre au moment où s’exhalera son dernier soupir, car, de son foie desséché et de la moelle de ses os, elle doit composer un breuvage d’amour (exsucta uti medulla et aridum jecur amoris esset poculum): «Je vous dévoue aux Furies, s’écrie l’infortuné qui râle, et cette malédiction rien au monde ne saurait la détourner de vous. Je vais périr par votre cruauté; mais, spectre nocturne, je vous apparaîtrai; mon ombre vous déchirera le visage avec ses ongles crochus, qui sont la force des dieux mânes; je pèserai sur vos poitrines haletantes, et je vous priverai de sommeil, en vous glaçant d’effroi. Dans les rues, la populace vous poursuivra à coups de pied, vieilles obscènes. Puis, les loups et les corbeaux des Esquilies se disputeront vos membres privés de sépulture!»
Tous les maléfices des sagæ n’étaient pas aussi terribles, et ordinairement, ces faiseuses de philtres n’allaient la nuit sur le mont Esquilin que pour y cueillir des plantes magiques au clair de la lune, pour y chercher des cheveux et des os de morts, et pour y prendre de la graisse de pendu. Il fallait aussi les payer fort cher pour obtenir d’elles ces pratiques exécrables, qui étaient souillées de sang humain, quoique la vie des enfants fût estimée peu de chose à Rome; mais l’enfant qu’on immolait, après l’avoir enterré vivant, devait avoir été volé à sa nourrice ou à ses parents; autrement, son foie et sa moelle n’auraient pas eu la même puissance pour donner de l’amour. Or, le rapt d’un enfant né libre ou ingénu pouvait être puni du dernier supplice. Les philtres magiques étaient préparés en vue d’un des trois résultats suivants, que l’amour ou la haine sollicitait de l’art des sagæ: faire aimer celui ou celle qui n’aimait pas; faire haïr celui ou celle qui aimait; paralyser, glacer chez un homme toute l’ardeur, toute l’énergie de son tempérament. Ce troisième maléfice, que le moyen âge a tant redouté sous le nom de nœud de l’aiguillette et que la jurisprudence criminelle a constamment poursuivi presque jusqu’à nos jours, n’était pas moins détesté par les Romains, qui s’indignaient de se voir en butte à ses tristes effets. Les sagæ excellaient dans ce genre de maléfice; elles savaient frapper d’impuissance les natures les plus indomptables, et il leur suffisait, pour cela, de faire des nœuds avec des cordes ou des fils noirs, en prononçant certaines paroles et certaines invocations. C’était là ce qu’on appelait præligare, quand il s’agissait d’empêcher les premiers rapports entre un amant et sa maîtresse, entre une femme et son mari; nodum religare, quand on voulait annihiler et suspendre ces rapports qui avaient déjà existé. Le nœud de l’aiguillette, qui fut de tout temps la terreur des amours, n’a jamais pris son origine que dans un fantôme de l’imagination; mais les anciens, comme les modernes, en l’attribuant à une force invisible, se faisaient au moins un refuge pour leur vanité d’homme. Les Romains avaient une singulière peur de ce maléfice, qui leur semblait une honte pour celui qu’il privait des priviléges de son sexe; ils le regardaient comme si foudroyant et si tenace, qu’ils évitaient même d’en parler; ils croyaient sans cesse en être menacés; et, pour le conjurer, s’ils avaient l’amour en tête, ils formaient des nœuds, qu’ils défaisaient aussitôt, avec des cordons ou des courroies qu’ils entortillaient d’abord autour d’une statue d’Hercule ou de Priape. Ces sacrifices que les hommes offraient à ces deux divinités, en secret, sur l’autel du foyer domestique, ces sacrifices n’avaient pas d’autre objet que de rompre les nœuds magiques qu’une main ennemie pouvait faire pour lier les sens et tromper l’espérance du plaisir. La moindre allusion à ce fatal complot de la magie était réputée funeste, comme si on évoquait un génie malfaisant, dès qu’on l’avait nommé. Les poëtes, les écrivains, si vieux qu’ils fussent, craignaient de toucher à ce sujet délicat, qui d’un jour à l’autre pouvait leur devenir personnel et les affliger à leur tour; on se gardait donc bien de rire du malheur d’autrui. C’est avec une extrême réserve que Tibulle, dans une élégie, s’associe à la douleur d’un amant qui se cherche en vain et qui ne se trouve plus, même dans les bras de la belle Pholoë: «Quelque vieille, avec ses chants magiques et ses philtres puissants, dit le poëte de l’amour, aurait-elle jeté sur toi un sort, durant la nuit silencieuse? La magie fait passer dans un champ la moisson du champ voisin; la magie arrête la marche du serpent irrité; la magie essaie même d’arracher la lune de son char. Mais pourquoi accuser de ton malheur les chants d’une sorcière? Pourquoi accuser ses philtres? La beauté n’a pas besoin des secours de la magie; mais ce qui t’a rendu impuissant, c’est d’avoir trop caressé ce beau corps, c’est d’avoir trop prolongé tes baisers, c’est d’avoir trop pressé sa cuisse contre la tienne.» (Sed corpus tetigisse nocet, sed longa dedisse oscula, sed femori conseruisse femur.) Tibulle a mis une si grande réserve en abordant ce sujet de mauvais augure, que l’élégie qu’il lui consacre est pleine de réticences et d’obscurités.
Mais les philtres les plus puissants et aussi les plus redoutables furent ceux que les sagæ et les vieilles courtisanes fabriquaient, d’après des recettes inconnues, sans le secours de la magie. L’unique destination de ces philtres était d’échauffer les sens et d’accroître les transports amoureux. On en faisait à Rome un prodigieux usage, malgré les dangers d’une pareille surexcitation de la nature. Tous les jours un breuvage de cette espèce causait la mort, ou la folie, ou la paralysie, ou l’épilepsie; mais ce fatal exemple n’arrêtait personne, et la soif du plaisir imposait silence à la raison. Ces philtres, d’ailleurs, n’étaient pas tous également funestes, et d’ordinaire, les accidents qu’on leur attribuait à bon droit, provenaient surtout de l’abus plutôt que de l’usage modéré. D’abord, les libertins se contentaient d’une dose minime, qui leur rendait tous les feux de la jeunesse; mais, ces feux diminuant, ils augmentaient graduellement cette dose de poison, auquel ils devaient quelques simulacres de jouissance, et bientôt le philtre était sans action sur une nature épuisée, qui s’exhalait dans un dernier effort d’amour en démence. C’est ainsi que périrent avant l’âge, l’ami de Cicéron, L. Licin. Lucullus, le modèle des prodigues et des voluptueux, le poëte Lucrèce, et tant d’autres qui passèrent de la folie à la mort. On appelait aphrodisiaca tous ces philtres, en général plus ou moins malfaisants, qui avaient pour objet de raviver le foyer de Vénus. On les administrait aussi aux femmes qui manquaient de sens, aux jeunes filles dont l’appétit amoureux ne s’était pas encore éveillé; mais les médecins sages et honnêtes désapprouvaient hautement l’emploi de ces aphrodisiaques, surtout pour les jeunes filles: «Ces philtres, qui rendent le teint pâle, s’écrie Ovide dans son Remède d’amour, ne profitent pas aux jeunes filles; ces philtres nuisent à la raison et renferment le germe de la folie furieuse.» La plupart de ces philtres étaient des potions qu’il fallait prendre de confiance, sans en connaître les ingrédients que la superstition ou l’empirisme avait combinés. Le malheureux qui s’exposait à un empoisonnement pour retrouver quelques instants de plaisir sensuel, n’avait souvent pour garantie que la réputation bonne ou mauvaise de la saga chez laquelle il allait acheter ce plaisir. Souvent, il est vrai, les potions n’étaient composées que de jus et de décoctions d’herbes: «Les plantes qui stimulent les sens, dit Celse, sont le calament, le thym, la sarriette, l’hysope et surtout le pouliot, ainsi que la rue et l’ognon» (ou plutôt le champignon, cepa); mais souvent aussi, dans ces breuvages funestes, on faisait entrer des matières minérales et même animales, qui constituaient les amatoria les plus terribles. Un breuvage de cette espèce, dont Canidie possédait la recette, se nommait poculum desiderii, dit Horace, la potion du désir. Il y avait aussi des eaux naturelles, sulfureuses et ferrugineuses, qui passaient pour favorables aux sens et inoffensives dans leurs effets érotiques. C’étaient là les philtres que la médecine opposait à ceux des parfumeuses et des magiciennes. Ces eaux excitantes, aquæ amatrices, comme on les qualifiait perdaient presque toute leur vertu, quand on les prenait loin de la source. Martial dit dans une épigramme: «Hermaphrodite hait les eaux qui font aimer (odit amatrices Hermaphroditus aquas);» dans une autre épigramme, il semble faire entendre que ces sortes d’eaux étaient affermées ou possédées, par des femmes, sans doute des courtisanes, qui les avaient mises en vogue et qui les exploitaient: «Quel est cet adolescent qui s’éloigne des ondes pures de la fontaine d’Yanthis et qui se réfugie auprès de la naïade, maîtresse de cette fontaine (at fugit ad dominam Naiada)? N’est-ce pas Hylas? Trop heureux qu’Hercule, le demi-dieu de Tirynthe, soit adoré dans le bois qui entoure la fontaine, et qu’il veille de si près sur ses eaux amoureuses! Arginus, puise sans crainte à la source, pour nous donner à boire; les nymphes ne te feront rien, mais prends garde qu’Hercule ne s’empare de toi!» Ces aquæ amatrices n’étaient donc pas, ainsi que plusieurs savants l’ont cru, des breuvages composés et préparés de la main d’une saga, mais tout simplement des eaux minérales, qui, en ranimant la vigueur d’un tempérament fatigué, le disposaient naturellement aux œuvres de l’amour et semblaient évoquer une nouvelle jeunesse.
Des renseignements précis sur la composition des philtres ne se trouvent nulle part dans les écrivains de l’antiquité. On comprend, au reste, le mystère dont les vendeurs de philtres entouraient leur industrie souvent coupable, mystère que la science n’essayait pas de pénétrer. On ne se souciait que des effets, qui étaient vraiment prodigieux, on ne s’occupait pas des causes. Le physiologiste Virey a rassemblé, dans Dioscoride, Théophraste, Pline, etc., tous les éléments épars et indécis qui lui ont permis de reconstruire l’histoire des aphrodisiaques chez les anciens. Il les a divisés en deux classes principales: les végétaux et les animaux; parmi les premiers, on distinguait les stupéfiants ou narcotiques, les stimulants âcres et aromatiques, les odorants et spiritueux. La mandragore, la pomme épineuse, le chanvre sauvage, dans lequel on reconnaît le népenthès d’Homère, causaient une ivresse voluptueuse qui se prolongeait dans un infatigable redoublement de sensations érotiques, et qui conduisait délicieusement à la perte de la mémoire, à la stupidité et à la mort. Les champignons, surtout les phallus et les morilles, les agarics, les aristoloches, les résines âcres, les herbes aromatiques et les graines de ces plantes stimulaient puissamment les organes du plaisir; les liqueurs spiritueuses dans lesquelles on avait fait infuser certaines fleurs odorantes, développaient aussi chez les deux sexes l’activité sensuelle. Mais ces excitants, empruntés au règne végétal, n’avaient bientôt plus d’empire sur les monstrueux débauchés qui se proposaient toujours de dépasser les bornes de la force humaine, et qui cherchaient leurs modèles parmi les dieux de leur mythologie amoureuse. Ils avaient donc recours à des philtres redoutables, à l’aide desquels ils pouvaient, pendant des nuits entières, se persuader que Jupiter ou Hercule était descendu de l’Olympe pour se métamorphoser en homme. Ils en mouraient parfois, sans être rassasiés de volupté, et leur effrayant priapisme se continuait longtemps après leur mort. Les insectes, les poissons, les substances animales étaient tour à tour appelés à concourir à l’affreux mélange qu’on désignait sous le nom caractéristique de satyrion. Cantharides, grillons, araignées et bien d’autres coléoptères, broyés et réduits en poudre ou seulement infusés dans du vin, agissaient avec violence sur les organes sexuels et leur communiquaient immédiatement une violente irritation, qui amenait fréquemment de graves affections de la vessie. On employait aussi avec le même succès les œufs de muge, de sèche et de tortue, en y mêlant de l’ambre gris; mais, après des prodiges de virilité, après de longs et frénétiques emportements d’amour, la victime de son propre libertinage tombait dans une maladie convulsive qui ne se terminait que par la mort: «De là, s’écrie Juvénal, ces atteintes de folie, de là cet obscurcissement de l’intelligence, de là ce profond oubli de toute chose!» Juvénal parle des philtres thessaliens, qu’une épouse criminelle destinait à troubler la raison de son mari. Martial, qui ne pardonne pas davantage à ces breuvages dangereux, conseille seulement aux amants fatigués ou refroidis l’usage des bulbes (ognons, suivant tel commentateur; champignons, suivant tel autre; épices, selon nous): «Que celui qui ne sait pas se conduire en homme dans la lutte amoureuse, qu’il mange des bulbes et il sera invincible; vieillard, si ton ardeur languit (languet anus), ne cesse pas de manger de ces bulbes généreuses, et la tendre Vénus sourira encore à tes exploits!»
Manducet bulbos, et bene fortis erit.
Languet anus: pariter bulbos ne mandere cesset,
Et tua ridebit prælia blanda Venus.
Mais de tous les philtres amatoires que fabriquaient les sagæ, le plus célèbre et le plus formidable était l’hippomane, sur la mixture duquel les savants ne sont pas même d’accord. Les écrivains de l’antiquité n’ont pas peu contribué à laisser planer le doute sur l’origine de l’hippomane, puisqu’ils lui donnent deux sources totalement différentes. Virgile, par exemple, appelle ainsi le virus âcre et fétide, qui découle de la vulve des cavales dans le temps du rut: «Un virus gluant distille de l’organe des juments; c’est l’hippomane que recueillent trop souvent les marâtres odieuses, pour le mêler à des herbes magiques avec des conjurations.» Juvénal, Lucain, Pline, Ovide, donnent, au contraire, le nom d’hippomane à une excroissance de chair qui se montre quelquefois sur le front du poulain nouveau-né, et que la cavale arrache avec ses dents et dévore, avant de tendre les mamelles à son nourrisson. Cette excroissance de chair noire, grosse comme une figue, les villageois s’empressaient de la couper et de la garder précieusement pour la vendre aux sagæ, qui en faisaient usage dans leurs philtres. Il est probable, d’après ces témoignages si différents, que les sagæ reconnaissaient deux espèces d’hippomane; le second est représenté comme plus actif et plus redoutable que le premier. Juvénal nous montre Cæsonia qui, pour accroître la violence de la potion, y fait entrer le front entier d’un poulain naissant (cui totam tremuli frontem Cæsonia pulli infudit). Enfin, Juvénal dépeint avec horreur les effrayants résultats de l’hippomane, qui produisit la démence et la mort de Caligula, le règne de Néron et les crimes de ce règne: Tanti partus equæ! s’écrie-t-il. «Et tout cela est le fruit d’une jument, tout cela est l’œuvre d’une empoisonneuse!»
C’étaient de véritables empoisonneuses, ces vieilles sans remords, ces femmes sans nom, ces hideux débris de la Prostitution et de la débauche, qui mélangeaient à leurs philtres, non-seulement des matières excrétées par les animaux, le castoreum, le musc, la civette, le sperme de cerf, le membre du loup, du hérisson, etc., mais encore le sang menstruel des femmes, mais encore la liqueur séminale des hommes. Ces horribles mixtures engendraient des maladies épouvantables, qui ne suffisaient pourtant pas pour effrayer le libertinage, pour arrêter ses étranges désordres. Les magiciennes émérites ajoutaient toujours à leurs préparations érotiques certains ingrédients empruntés à la nature humaine, la moelle des os, le foie, les testicules, le fiel d’un enfant ou d’un supplicié, et surtout cette pellicule mince qui enveloppe quelquefois la tête des nouveau-nés au sortir de la matrice. Les sages-femmes arrachaient adroitement cette pellicule à laquelle on attribuait tant de vertus singulières, et elles la vendaient fort cher aux faiseuses de philtres amoureux, ou bien aux avocats, qui croyaient devenir plus diserts en la portant sur eux comme un talisman. On peut juger que le commerce des sagæ était très-répandu et très-lucratif; mais aucune de ces doctes opératrices ne nous a laissé le livre des recettes, qui faisaient sa réputation et sa richesse. L’art des parfums et des cosmétiques, que les sagæ pratiquaient aussi avec d’incroyables ressources de raffinement et d’invention, ne nous est pas plus connu. Les poëtes et les écrivains de tous les genres reviennent sans cesse sur ces parfums, sur ces cosmétiques (unguenta), qui accompagnaient partout l’une ou l’autre Vénus; mais ils ne sortent guère des généralités vagues, et ils ne nous initient jamais aux innombrables secrets de la parfumerie antique, comme si ces secrets, déjà connus du temps d’Homère, qui en fait remonter l’origine aux dieux et aux déesses, ne se transmettaient de génération en génération que sous la foi du serment. Chez les Romains, la passion des parfums étant devenue aussi ardente, aussi effrénée que la passion des plaisirs sensuels, le métier des parfumeuses et des unguentaires avait fait des progrès extraordinaires, et la famille si multipliée des essences, des huiles, des baumes, des pommades, des poudres, des pâtes, des ingrédients cosmétiques et aromatiques, s’était augmentée encore à l’infini, s’augmentait tous les jours et mettait à contribution les végétaux, les minéraux, les animaux même du monde entier, pour combiner et créer de nouveaux mélanges odoriférants et, en même temps, de nouvelles jouissances au profit de la sensualité et de l’amour.
Les anciens, les Romains surtout, ne comprenaient pas l’amour sans parfums, et, en effet, les parfums âcres et stimulants, dont ils se servaient à profusion dans l’habitude de la vie, les préparaient merveilleusement à l’amour. On sait que le musc, la civette, l’ambre gris et les autres odeurs animales qu’ils portaient avec eux dans leurs vêtements, dans leur chevelure, dans toutes les parties de leur corps, ont une action très-active sur le système nerveux et sur les organes de la génération. Ils ne se bornaient pas à l’emploi extérieur de ces parfums, car, sans parler des philtres énergiques réservés pour des circonstances particulières, ils ne craignaient pas d’admettre les aromates et les épices en quantité dans leur alimentation journalière. C’est sans doute à ces causes permanentes qu’il faut attribuer l’appétit, le prurit permanent, qui tourmentait la société romaine et qui la jetait dans tous les excès de l’amour physique. La luxure asiatique avait apporté ces parfums avec elle, et depuis lors il se fit une si prodigieuse consommation de substances aromatiques, à Rome, qu’on put croire que l’Arabie, la Perse et tout l’Orient n’y suffiraient pas. Vainement, quelques philosophes, quelques hommes vertueux et simples, des vieillards par malheur, essayèrent de combattre cette mode, aussi dangereuse pour la santé que pour les mœurs; vainement, leurs conseils sages furent répétés dans des livres de morale, même dans la poésie et jusque sur le théâtre: on ne prit pas plus garde à leurs conseils qu’à leurs reproches et à leurs menaçantes prédictions. Rome fut bientôt aussi parfumée que Sybaris et Babylone. Plus on y estimait, plus on y recherchait les parfums, plus on méprisait les parfumeurs et les parfumeuses; ce n’étaient que des courtisanes hors d’âge et des entremetteuses; ce n’étaient que de vieux cinædes et d’infâmes lénons. Les honnêtes gens, qui avaient besoin de leurs services, n’entraient dans leur boutique qu’en se cachant le visage, le soir ou de grand matin. Cicéron, Horace, ne les nomment qu’avec un profond dédain: «Ajoute encore, si tu veux, dit le premier dans son traité de Officiis, ajoute tes onguentaires, les sauteurs et la misérable tourbe des joueurs d’osselets.» Horace fait marcher de pair le lénon (auceps) et l’onguentaire, dans la vile population du bourg toscan (tusci turba impia vici). Quant aux parfumeuses, leur nom seul était la plus grande injure qu’on pût adresser à une femme qui se piquait d’être née libre (ingenua) et citoyenne. Les officines de parfumerie n’étaient que des entrepôts de lenocinium et des repaires de débauche; aussi, les personnes riches avaient-elles en leur propre maison un laboratoire, dans lequel se fabriquaient tous les parfums dont elles faisaient usage, et elles entretenaient un ou plusieurs parfumeurs parmi leurs esclaves ou leurs affranchis.
Il y avait sans doute des parfums caractéristiques qui annonçaient de loin la condition de la personne, son rang, ses mœurs et sa santé: telle odeur forte et pénétrante révélait la nécessité de cacher quelque mauvaise odeur naturelle; telle odeur suave et douce convenait aux matrones élégantes, aux hommes de bon goût et de vie décente; telle odeur enivrante dénonçait la courtisane ou tout au moins la femme coquette et légère; telle odeur énervante et agaçante accusait le passage d’un giton; ici un parfum, là un autre, et de toutes parts, dans les rues, à la promenade, dans les maisons, un mélange indéfinissable d’odeurs aromatiques qui absorbaient l’air. En effet, chaque homme, chaque femme, chaque enfant se parfumait au sortir du lit, après le bain, avant le repas, et en se couchant; on se frottait tout le corps avec des huiles parfumées, on en versait aussi sur la chevelure, on imprégnait d’essences les habits, on brûlait nuit et jour des aromates, on en mangeait dans tous les mets, on en buvait dans toutes les boissons. Le satirique Lucilius, pour tourner en ridicule cette pharmacomanie, feignait de s’étonner de ce que ses contemporains qui prenaient tant de parfums n’en rendissent pas quelque chose. «Une femme sent bon, disait Plaute dans la Mostellaria, quand elle ne sent rien, car ces vieilles qui se chargent de parfums, ces décrépites édentées qui couvrent de fard les ruines de leur beauté, dès que leur sueur s’est mêlée à ces parfums, aussitôt elles puent davantage, comme un cuisinier qui fait un ragoût de plusieurs sauces mélangées.» C’était principalement dans les préludes de la palestre de Vénus, pour nous servir de l’expression antique (palestra venerea), que les parfums venaient en aide à la volupté. Les deux amants se faisaient oindre tout le corps avec des spiritueux embaumés, après s’être lavés dans des eaux odoriférantes; l’encens fumait dans la chambre, comme pour un sacrifice; le lit était entouré de guirlandes de fleurs et semé de feuilles de roses; le lit, ainsi que tous les meubles, recevait une pluie de nard et de cynnamome. Les ablutions d’eaux aromatisées se renouvelaient souvent dans le cours de ces longues heures d’amour, au milieu d’une atmosphère plus parfumée que celle de l’Olympe.
Ces parfums, on le conçoit, avaient été inventés par des gens qui se connaissaient en plaisir et qui savaient les moyens de l’exciter, de le prolonger, de le développer. Aussi, en vieillissant, les prostitués des deux sexes s’adonnaient-ils de préférence à ce genre de travail et de commerce. Ils continuaient de la sorte à servir, quoique indirectement, les goûts du public; quand ils composaient quelque parfum, quelque cosmétique nouveau, ils étaient fiers de lui donner leur nom. Le parfumeur Nicérotas inventa la nicérotiane, dont Martial vante l’odeur stupéfiante (fragras plumbea nicerotiana); Folia, la magicienne, amie et complice de Canidie, trouva un procédé ingénieux, pour préparer le nard de Perse, qui fut depuis appelé foliatum. Mais ordinairement le parfum ou le cosmétique tirait son nom du pays qui avait fourni son principal ingrédient: on avait le baume de Mendès, originaire d’Égypte; l’onguent de Chypre; le nard d’Achæmenium; l’huile d’Arabie, l’huile de Syrie, le malobathrum de Sidon, etc. La plupart des parfums, les plus actifs du moins, venaient de l’Orient et spécialement de la péninsule arabique; on s’était donc accoutumé à comprendre indistinctement tous les produits de la parfumerie sous la désignation générique de parfum arabe (arabicum unguentum): «Brûlons, dit Tibulle, brûlons les parfums que nous envoie de sa riche contrée le voluptueux Arabe!» Cependant on appliquait plus particulièrement cette dénomination, arabus ou arabicus, à une huile odorante dont les femmes et les efféminés oignaient leurs longs cheveux. On fabriquait aussi une autre huile, non moins estimée, avec les graines de myrobolan (myrobolani), arbuste aromatique qui croît en Arabie. On tirait encore plusieurs espèces de parfums très-recherchés, de l’arbre de Judée, dont la gomme odoriférante s’appelait opobalsamum; de l’amome d’Assyrie, de la myrrhe de l’Oronte, de la marjolaine de Chypre (amaracus cyprinus); du cynnamome de l’Inde, etc. Mais, comme nous l’avons dit, on ignore à peu près les doses et les principes de ces mixtures balsamiques qui se rapportaient généralement à quelque besoin de la vie amoureuse.
Les cosmétiques, dont un parfum quelconque accompagnait toujours la composition, sont encore plus inconnus que les parfums de toilette et d’amour; à peine si la discrétion intéressée des vendeurs et des acheteurs a trahi les noms de quelques-uns de ces merveilleux secrets de coquetterie conservatrice, dissimulatrice et ornatrice. De tout temps, ces secrets-là ont été les mieux gardés. Ainsi, on ne sait rien de la poudre dépilatoire (dropax unguentum) avec laquelle on faisait tomber tous les poils du corps, même la barbe; rien de l’onguent pour les dents (odontotrimma), destiné à les rendre blanches et brillantes; rien du diapasmata, fabriqué en pastilles par Cosmus, du temps de Martial, contre la mauvaise haleine; rien du malobathrum, distillé en huile pour les cheveux, etc. Pline indique seulement quelques recettes, celle de l’huile de coing (melinum unguentum), celle du megalium et du telinum, celle enfin de l’onguent royal, que les rois parthes avaient appliqué à l’usage de leur majesté; mais on est assez embarrassé pour définir les propriétés et les avantages de chacun de ces cosmétiques odoriférants. Tous les cosmétiques cependant ne se recommandaient pas par leur bonne odeur; par exemple, voulait-on, jusqu’à un âge avancé, se maintenir le ventre ferme, poli et blanc, on le frottait, non-seulement avec de la farine de fèves, avec des feuilles de nielle bouillies et salées, mais encore avec de l’urine; les femmes, après leurs couches, ne manquaient pas, dit Pline, de faire disparaître avec des fermentations d’urine les rides et les taches qui altéraient la pureté de leur ventre (æquor ventris). On avait aussi une confiance absolue dans l’efficacité du lait d’ânesse, pour blanchir la peau. On se rappelait que Poppée prenait tous les jours un bain de lait, que lui fournissaient cinquante ânesses qui avaient mis bas depuis peu de jours, et qu’on renouvelait sans cesse, afin que leur lait fût toujours nouveau. Comme toutes les dames romaines ne pouvaient avoir des ânesses nourricières dans leur écurie, les parfumeurs avaient imaginé de condenser le lait d’ânesse en onguent et de le vendre en tablettes solides qu’on faisait fondre pour l’étendre sur la peau: «Cependant, hideux à voir, dit Juvénal en faisant le portrait d’une riche coquette, son visage est ridiculement couvert d’une sorte de pâte; il exhale l’odeur des gluants cosmétiques de Poppée, et là viennent se coller les lèvres de son pauvre mari. Elle se lave avec du lait, et pour se procurer ce lait, elle mènerait à sa suite un troupeau d’ânesses, si elle était envoyée en exil au pôle hyperboréen. Mais cette face, sur laquelle on applique tant de drogues différentes et qui reçoit une épaisse croûte de farine cuite et liquide, l’appelle-t-on un visage ou un ulcère?» Ces épigrammes, ces injures, ces malédictions des poëtes n’empêchaient pas les vieilles femmes de Rome de se farder, de se couvrir de blanc et de rouge, de se teindre les cheveux, et de retenir aussi longtemps que possible les restes de leur beauté fugitive; elles se rattachaient donc avec une sorte de désespoir aux dernières illusions que l’art des cosmétiques leur offrait encore, et elles cherchaient à s’abuser elles-mêmes sur les désastres irréparables de l’âge. Les courtisanes à la mode, les fameuses et les précieuses surtout, ne savaient pas vieillir, et la vieillesse d’une femme commençait à trente ans chez les Romains, qui ne faisaient cas que de l’extrême jeunesse et même de l’enfance. Une de ces prêtresses de Vénus, nommée Acco, effrayée de la marche des années qui emportaient avec elles la fraîcheur de son teint, l’éclat de sa chevelure, l’émail de ses dents et les grâces de sa taille, se flatta d’oublier sa propre métamorphose en ne se regardant plus dans le miroir; mais un jour un amant qu’elle fatiguait de plaintes et de reproches lui présenta ce fatal miroir où elle vit tout à coup sa décrépitude: à l’instant, ses cheveux achevèrent de blanchir, sa bouche édentée demeura entr’ouverte, et ses yeux devinrent fixes en se remplissant de larmes: elle était folle, épouvantée de son enlaidissement; elle mourut de s’être revue telle que la décrépitude l’avait faite. Son nom se perpétua dans le souvenir des mères qui, pour déshabituer leurs enfants de s’écorcher le visage, de se tourmenter le nez avec les doigts et de s’arracher les cils, les menaçaient de la colère d’Acco, comme d’un épouvantail.
Les sagæ et les parfumeuses ne se bornaient pas à faire commerce de cosmétiques et de parfums; elles vendaient encore tous les objets et tous les ustensiles qui pouvaient servir à la Prostitution: les fouets, les aiguilles, les fibules et les cadenas de chasteté, les amulettes, les phallus et une quantité d’affiquets de libertinage, que l’antiquité, dans sa plus grande dépravation, n’a pas osé décrire. Si les Pères de l’Église, saint Augustin, Lactance, Tertullien, Arnobe, etc., n’avaient pas divulgué les turpitudes inouïes de la débauche romaine, nous hésiterions à croire que ces raffinements monstrueux aient existé, sans que les lois essayassent de les atteindre et de les punir. Ainsi, ce n’était pas seulement dans les lupanars qu’on employait le fascinum, phallus factice en cuir, ou en linge, ou en soie, qui servait à tromper la nature; c’était dans les chambres à coucher des matrones que délaissaient leurs maris et qui n’osaient pas s’exposer aux périls de l’adultère; c’était dans les assemblées secrètes de l’amour lesbien; c’était dans les bains publics, c’était dans le sanctuaire du foyer domestique. Saint Paul, en sa première épître aux Romains, atteste les progrès que les doctrines de Sapho avaient faits à Rome, lorsqu’il dit en parlant des indignes descendants de Scipion et de Caton: «Dieu les a livrés aux passions de l’ignominie; car les femmes ont changé l’usage naturel des hommes en un usage qui est contre nature, et semblablement les hommes, abandonnant l’usage naturel de la femme, se sont embrasés d’impurs désirs les uns envers les autres, accomplissant l’infamie du mâle avec le mâle, et recevant, comme il le fallait, en eux-mêmes le châtiment de leur erreur.» (Propterea tradidit illos Deus in passiones ignominiæ. Nam fœminæ eorum immutaverunt naturalem usum in eum usum qui est contra naturam. Similiter autem et masculi, relicto naturali usu fœminæ, exarserunt in desideriis suis invicem, masculi in masculos turpitudinem operantes, et mercedem quam oportuit erroris sui in semetipsis recipientes). Nous ferons remarquer, à l’occasion de ce passage célèbre de l’apôtre, que cette récompense ou plutôt ce châtiment que les coupables recevaient en eux-mêmes ne pouvait être qu’une de ces affreuses maladies de l’anus, qui étaient si communes parmi les pædicones et les cinædes de Rome. Enfin, les obscènes fascina, qui se fabriquaient et qui se vendaient dans le quartier des parfumeurs, chez les barbiers et chez les vieilles courtisanes, étaient quelquefois mis en œuvre pour aiguillonner les sens paresseux des vieillards débauchés; nous ne nous sentons pas le courage de traduire ce texte de Pétrone, même en le déguisant: Profert Enothea scorteum fascinum, quod ut oleo et minuto atque urticæ trito circumdedit semine, paulatim cœpit inserere ano meo. Comment le libertinage avait-il pu imaginer ce mélange irritant de poivre et de graine d’ortie réduits en poivre et détrempés d’huile d’olive? On peut deviner tous les accidents organiques qui devaient résulter de cet infernal topique et qui se trouvaient sans doute compris dans le châtiment que les coupables recevaient en eux-mêmes, selon saint Paul.
Il est permis de supposer que les sagæ et les parfumeuses se chargeaient aussi de certaines opérations, également honteuses par leur nature et par leur objet, quoiqu’on eût essayé de les faire autoriser par la médecine et exécuter par des médecins, la castration des femmes et l’infibulation des deux sexes. «Quelques chirurgiens, dit Celse, sont dans l’usage de soumettre les jeunes sujets à l’infibulation, et cela dans l’intérêt de leur voix ou de leur santé. Cette opération se pratique ainsi: on tire en avant le prépuce, et, après avoir marqué d’encre les points opposés que l’on veut percer, on laisse les téguments revenir sur eux-mêmes. On traverse alors le prépuce, à l’endroit désigné, avec une aiguille chargée d’un fil dont on noue les deux bouts et qu’on fait mouvoir chaque jour jusqu’à ce que le pourtour de ces ouvertures soit bien cicatrisé. Ce résultat obtenu, on remplace le fil par une boucle, et la meilleure sera toujours la plus légère. Néanmoins cette opération est plus souvent inutile que nécessaire. (Sed hoc quidem sæpius inter supervacua, quam inter necessaria est.) Celse n’ose pas s’élever davantage contre cette détestable invention, que la jalousie la plus scandaleuse avait fait adopter sous prétexte de conserver la voix de ces jeunes esclaves au moment de la puberté, et parfois pour les préserver de la triste habitude des pollutions nocturnes. Cette boucle (fibula), qui empêchait le patient de faire acte de virilité, était en or ou en argent, tantôt soudée au feu, tantôt fermée par un ressort. Ce qui prouve la véritable destination de ces fibules, c’est qu’on les adaptait également à l’anus, par une opération analogue à celle que Celse a décrite. Quant à l’infibulation des femmes, qui s’est modifiée au moyen âge en créant les cadenas de chasteté, elle se pratiquait à peu près de la même manière que celle des hommes, et l’anneau ou fibule, qui tenait à demi fermées les parties sexuelles, traversait l’extrémité des grandes lèvres, et ne s’ouvrait qu’à l’aide d’une clef. Rien n’était plus commun que l’infibulation chez les esclaves du sexe masculin; mais, pour les esclaves de l’autre sexe, on se servait de préférence d’un vêtement particulier, nommé subligar ou subligaculum, qui se laçait par derrière, et qui formait une espèce d’égide protectrice pour celles qu’on couvrait de cette ceinture de cuir ou de crin rembourré. Une ancienne coutume exigeait que les acteurs ne parussent pas sur la scène, par respect pour les spectateurs, sans être revêtus de ce caleçon qui obviait à tout accident et rassurait la pudeur des matrones: Scenicorum mos quidem tantam habet, lisons-nous dans le traité de Officiis, vetere disciplinâ verecundiam, ut in scenam sine subligaculo prodeat nemo. Une épigramme de Martial nous apprend que les femmes honnêtes se piquaient de précaution, en portant partout le subligar: «La rumeur publique raconte, Chioné, que tu n’as jamais connu d’homme, et que rien n’est plus pur que ta virginité. Cependant tu la caches plus qu’il ne faut, quand tu te baignes. Si tu as de la pudeur, transporte le subligar sur ton visage!» Martial parle ailleurs d’une ceinture de cuir noir, que les esclaves mâles s’attachaient autour des reins, quand ils accompagnaient aux bains leur maître ou leur maîtresse (inguina succinctus nigrâ tibi servus alutâ stat); mais, dans une autre épigramme, il nous montre un esclave infibulé se baignant avec sa maîtresse: «Le membre couvert d’une capsule d’airain, un esclave se baigne avec toi, Cœlia. Pourquoi cela, je te prie, puisque cet esclave n’est ni citharœde ni chanteur? Tu ne veux pas sans doute voir sa nature? Alors pourquoi se baigner avec tout le monde? Sommes-nous donc tous, pour toi, des eunuques? Crains, Cœlia, de paraître jalouse de ton esclave: ôte lui sa fibule.»
Enfin, comme nous l’avons dit, c’était dans ces boutiques d’impuretés et de maléfices, que s’opérait la castration des femmes. On n’a pas de renseignements précis sur ce genre de castration, qui avait pour but de rendre stériles les malheureuses qu’on mutilait. On a même regardé comme une fable cette opération cruelle et inutile, qui fut d’abord en usage chez les Lydiens, si l’on en croit l’historien Xanthus de Lydie. Suivant un ancien scoliaste, l’opération consistait dans l’enlèvement de petites glandes placées à l’entrée du col de la matrice, glandes que les anciens regardaient comme des testicules nécessaires à la génération. Souvent on suppléait à la section de ces glandes, en les comprimant avec le doigt. Les filles qu’on soumettait à ce traitement barbare, comme si c’étaient des poules qu’on voulût engraisser pour la table (simili modo, dit Pierrugues, Itali et Gallo-provinciales gallinas eunuchant), se voyaient ainsi privées à jamais des douceurs de la maternité, mais en revanche elles devenaient plus aptes aux travaux de Vénus, par cela même qu’elles ignoraient ceux de Junon. Au reste, cette espèce de castration était peu fréquente, excepté pour les filles qu’on destinait à la Prostitution des lupanars et qu’on croyait mettre ainsi à l’abri des grossesses et des avortements. Nous avons lu cependant, au sujet de l’opération mystérieuse qu’on faisait subir aux femmes de plaisir dès leur enfance, nous avons lu, dans un docte rhéteur du seizième siècle, que cette opération, pratiquée sur des sujets choisis en raison de leur conformation particulière, changeait complétement le sexe de la victime et faisait saillir hors de l’organe les parties qui y sont ordinairement enfermées, en sorte que cette femme eunuque (eunuchata) avait l’apparence, sinon le sexe d’un homme. La castration des hommes et des enfants était moins compliquée et infiniment plus répandue; elle devint même tellement abusive, que Domitien se vit obligé de la défendre, à l’exception de certains cas privilégiés. Ce n’étaient pas des médecins, surtout des médecins en renom, qui exécutaient ces hideuses mutilations, que la cupidité et la débauche avaient tant multipliées; c’étaient les barbiers, c’étaient les baigneurs, c’étaient plus spécialement les sagæ et leur horrible séquelle qui travaillaient pour le compte des marchands d’esclaves, des lupanaires et des lénons. On avait besoin d’une telle quantité d’eunuques à Rome pour satisfaire aux exigences de la mode et du libertinage, que d’infâmes lènes n’avaient pas d’autre industrie que de voler des enfants pour en faire des castrati, des spadones ou des thlibiæ. «Domitien, dit Martial, ne supporta pas de telles horreurs: il empêcha que l’impitoyable libertinage fît une race d’hommes stériles (ne faceret steriles sæva libido viros).» Les odieux auteurs et complices de ces crimes furent condamnés aux mines, à l’exil et souvent à la mort.
Mais, chose étrange, la superstition resta en possession de l’atroce privilége que l’édit impérial refusait aux vendeurs d’esclaves et aux agents de la débauche: les prêtres de Cybèle continuèrent non-seulement à se mutiler eux-mêmes avec des tessons de pot, mais encore ils exercèrent les mêmes violences sur les malheureux enfants qui tombaient entre leurs mains. Ces galli, la plupart vils débauchés perdus de maladies honteuses, s’intitulaient semiviri, et prétendaient sacrifier à leur déesse les restes gangrenés de leur virilité absente. Quand ils n’avaient plus rien à offrir à Cybèle, ils allaient chercher leurs impures offrandes sur le premier venu qui se livrait sans défiance à leur couteau. Martial a mis en vers une aventure qui arriva de son temps et qui témoigne de la farouche superstition des galli. Nous empruntons cette traduction à la grande collection des auteurs latins, publiée par M. Désiré Nisard, professeur à l’École normale: «Tandis que Misitius gagnait le territoire de Ravenne, sa patrie, il joignit en chemin une troupe de ces hommes qui ne le sont qu’à moitié, des prêtres de Cybèle. Il avait pour compagnon de route le jeune Achillas, esclave fugitif, d’une beauté et d’une gentillesse des plus agaçantes. Or, nos castrats s’informent de la place qu’il doit occuper au lit; mais, soupçonnant quelque ruse, l’enfant répond par un mensonge. Ils le croient; chacun va dormir, après boire. Alors la bande scélérate, saisissant un fer, mutila le vieillard couché sur le devant du lit, tandis que le jeune garçon, caché dans la ruelle, était à l’abri de leurs étreintes.» Ces abominables prêtres de Cybèle prenaient part à toutes les infamies du bourg toscan; tous les trafics leur étaient bons, et, toujours pris de vin, toujours furieux, toujours obscènes, ils semblaient avoir fait un culte de la plus sale débauche, et vouloir remplacer la Prostitution des femmes par celle des eunuques. C’est ainsi que Juvénal nous représente le grand spadon (semivir) entrant chez une matrone, à la tête d’un chœur fanatique de galles, armés de tambours et de trompettes. Ce personnage, dont la face vénérable s’est vouée à d’obscènes complaisances (obscœno facies reverenda minori) et qui, dès longtemps, a retranché avec un tesson la moitié de ses parties génitales, porte la tiare phrygienne des courtisanes, et se pique de rivaliser avec celles-ci, en servant à la fois aux plaisirs des deux sexes.
Les sagæ, les magiciennes, les empoisonneuses et tous les auxiliaires féminins de la débauche romaine étaient moins coupables et moins odieuses que ces prêtres hermaphrodites qui déshonoraient la religion païenne.