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Histoire de la prostitution chez tous les peuples du monde depuis l'antiquité la plus reculée jusqu'à nos jours, tome 2/6

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CHAPITRE XXII.

Sommaire.—La débauche dans la société romaine.—Pétrone arbiter.—Aphorisme de Trimalcion.—Le verbe vivere.—Extension donnée à ce verbe par les délicats.—La déesse Vitula.—Vitulari et vivere.—Journée d’un voluptueux.—Pétrone le plus habile délicat de son époque.—Les comessations ou festins de nuit.—Étymologie du mot comessationes.—Origine du mot missa, messe.—Infamies qui avaient lieu dans les comessations du palais des Césars.—Mode des comessations.—Lits pour la table.—La courtisane grecque Cytheris.—Bacchides et ses sœurs.—Reproches adressés à Sulpitius Gallus au sujet de sa vie licencieuse, par Scipion l’Africain.—Le repas de Trimalcion.—Les histrions, les bouffons et les arétalogues.—Les baladins et les danseuses.—Danses obscènes qui avaient lieu dans les comessations, décrites par Arnobe.—Comessations du libertin Zoïle.—Leur description par Martial.—Épisode du festin de Trimalcion.—Services de table et tableaux lubriques.—Ameublement et décoration de la salle des comessations.—Santés érotiques.—Thesaurochrysonicochrysides, mignon du fameux bouffon de table Galba.—Présence d’esprit et cynisme de Galba à un souper où il avait été convié avec sa femme.—Rôles que jouaient les fleurs dans les comessations.—Dieux et déesses qui présidaient aux comessations.—Les lares Industrie, Bonheur et Profit.—Le verbe comissari.—Théogonie des dieux lares de la débauche.—Conisalus, dieu de la sueur que provoquent les luttes amoureuses.—Le dieu Tryphallus.—Pilumnus et Picumnus, dieux gardiens des femmes en couches.—Deverra, Deveronna et Intercidona.—Viriplaca, déesse des raccommodements conjugaux.—Domiducus.—Suadela et Orbana.—Genita Mana.—Postversa et Prorsa.—Cuba Dea.—Thalassus.—Angerona.—Fauna, déesse favorite des matrones.—Jugatinus et ses attributions obscènes.

On ne peut se faire une idée exacte et complète de ce qu’était la débauche dans la société romaine, si l’on détourne la vue des scènes lubriques qui sont peintes avec une sorte de naïveté par l’auteur du Satyricon. Pétrone a représenté fidèlement ce qui se passait tous les jours, presque publiquement, dans la capitale de l’empire, quoiqu’il ait placé à Naples, pour éloigner les allusions, son roman étrange et pittoresque, consacré à l’histoire de la volupté et de la Prostitution sous le règne de Néron. Pétrone était un voluptueux raffiné, excellent juge (d’où son surnom arbiter) en fait de choses de plaisir: il raconte en style fleuri et figuré les plus grandes turpitudes, et l’on doit croire qu’il écrivait d’après ses impressions et ses souvenirs personnels. Il suffirait donc de relever tous les tableaux, tous les enseignements, tous les mystères de libertinage qu’on trouve accumulés dans les fragments de cette composition érotique et sodatique, pour avoir sous les yeux une peinture fidèle de la vie privée des jeunes Romains. La philosophie pratique de ces infatigables débauchés se résumait dans cette sentence de Trimalcion: Vivamus, dum licet esse! C’est-à-dire: «Menons joyeuse vie tant qu’il nous est donné de vivre!» Le verbe vivere avait pris une signification beaucoup plus large et moins spéciale, qu’à l’époque où il s’entendait seulement du fait matériel de l’existence, et où il ne s’appliquait pas encore à un genre de vie plutôt qu’à un autre. Les délicats de Rome (delicati) n’eurent pas de peine à se persuader que ce n’était pas vivre que vivre sans jouissances, et que jouir toujours, c’était vivre réellement, vivere. Les femmes de mœurs faciles, dans la compagnie desquelles ils vivaient de la sorte, ne comprirent pas autrement ce verbe à leur usage, que les philologues accueillaient eux-mêmes avec sa nouvelle acception. Ce fut dans ce sens que Varron employa vivere, quand il dit: «Hâtez-vous de vivre, jeunes filles, vous à qui l’adolescence permet de jouir, de manger, d’aimer et d’occuper le char de Vénus (Venerisque tenere bigas).» Pour mieux constater encore la belle extension du sens de vivere, un voluptueux de l’école de Pétrone écrivit sur le tombeau d’une compagne de plaisir: Dum vivimus vivamus, qu’il est presque impossible de traduire: «Tant que nous vivons, jouissons de la vie.» Au reste, cette vie de jouissances perpétuelles était devenue tellement générale parmi la jeunesse patricienne, qu’on avait jugé nécessaire de lui donner une déesse particulière pour la protéger. Cette déesse, si l’on s’en rapporte à l’étymologie que lui applique Festus, tira son nom Vitula, du mot vita ou de la joyeuse vie à laquelle on la faisait présider. Vitula n’avait sans doute pas d’autre culte que celui qu’on lui rendait, devant l’autel des dieux domestiques, dans le cubiculum ou dans le triclinium, où l’on avait plus d’une occasion de l’invoquer. Grâce à la déesse, on dit bientôt vitulari au lieu de vivere, et nous penchons à supposer que vitulari signifiait vivre couché à table ou dans un lit, aussi paresseusement qu’une génisse (vitula) dans l’herbe des champs.

Les voluptueux, en effet, ne passaient pas leur vie autrement: «Il donnait le jour au sommeil, dit Tacite en parlant de Pétrone le type le plus célèbre de son espèce, il donnait la nuit aux devoirs de la société et aux plaisirs. Il se fit une réputation par la paresse comme d’autres à force de travail. A la différence de tous les dissipateurs qui se font un renom de désordre et de débauche, Pétrone était estimé le plus habile voluptueux.» On est étonné que quelques natures énergiques et actives aient pu mener de front les affaires, l’étude et la politique, avec ces voluptés incessantes qui dévoraient la vie. Quelle liberté d’esprit et d’action pouvaient avoir des hommes qui dormaient et se baignaient le jour, qui la nuit s’épuisaient en orgies effrayantes? Ces festins de nuit, ces soupers, qui se prolongeaient jusqu’au lever du soleil et qui ouvraient carrière aux excès les plus monstrueux, s’appelaient comessationes ou comissationes. Ce mot essentiellement latin, qui ne dérive pas du grec κομειν, nourrir, ni de κομη, chevelure, ni de κομιδη, nourriture, etc., avait été formé de comes, et voulait dire proprement un compagnonnage, une réunion d’amis et de bons compagnons. Nous aurions honte d’avancer ici, avec beaucoup de probabilité, que ce mot impur, toujours pris en mauvaise part, a été la source du mot missa, messe, parce que les premiers chrétiens se rassemblaient la nuit, dans des lieux secrets, pour célébrer les mystères sacrés de leur culte, et pour s’approcher de la sainte table de la communion. Il est certain que les comessations profanes, qui avaient lieu pendant la nuit, et qui admettaient tous les procédés de plaisir, toutes les formes de jouissance, tous les essais de volupté, méritèrent amplement l’horreur qu’elles inspiraient aux hommes sages et aux mères de famille. Ce n’étaient pas seulement des festins succulents et copieux où l’on se gorgeait de viandes et de vins, où l’on ne cessait de manger et de boire que pour tomber ivre mort; c’étaient trop souvent d’affreux conciliabules de débauche, des théâtres et des arènes d’obscénité, d’abominables sanctuaires de Prostitution. On ne saurait énumérer, sans dégoût et sans stupeur, tout ce qui se passait pendant les longues heures nocturnes qui voyaient la comessation se dérouler et s’exalter au milieu des concerts d’instruments, des chants lascifs, des danses obscènes, des propos impudiques, des cris et des rires indécents. Suétone, Tacite, les auteurs de l’Histoire Auguste, mettent en scène à chaque instant les infamies qui avaient lieu dans les comessations du palais des Césars. Cicéron, dans son plaidoyer pour Cœlius, range sur la même ligne les adultères et les comessations (libidines, amores, adulteria, convivia, comessationes). Un honnête homme pouvait s’oublier parfois dans une orgie de ce genre, mais il ne se vantait pas d’y avoir pris part, et il rougissait souvent d’avoir été le spectateur, quelquefois le complice de ces débordements.

La mode des comessations fut contemporaine de l’invasion de la luxure asiatique à Rome, elle commença, dès que les Romains, à l’instar des peuples amollis de l’Orient, se couchèrent sur des coussins et sur des lits pour prendre leur repas. Jusque-là, tout le monde mangeait assis, et même le siége qu’on approchait de la table n’était pas trop moelleux; les femmes elles-mêmes s’asseyaient sur des bancs ou des trépieds de bois. «On les appela siéges (sedes dictæ), dit Isidore dans ses Étymologies, parce que chez les anciens Romains l’usage n’était pas de manger couché, mais de s’asseoir à table; mais bientôt les hommes commencèrent à s’étendre sur des lits devant la table; les femmes seules restaient assises, ce qui faisait dire à Valère-Maxime: «Les mœurs austères, la génération actuelle les conserve plus scrupuleusement au Capitole, lors du repas sacré qui s’y donne en l’honneur de Jupiter, que dans l’intérieur des maisons.» Les femmes qui se permettaient d’imiter les hommes en se couchant à table, faisaient acte d’impudicité et témoignaient par là qu’elles ne s’arrêtaient pas à cet oubli des convenances. Dans le joyeux souper où Cicéron ne dédaigna pas de prendre place à côté de la courtisane grecque Cythéris, cette belle précieuse ne fit aucune simagrée pour se mettre sur un lit d’ivoire, sans prétendre à la tenue grave et décente d’une matrone qui se fût assise et qui n’eût pas même osé s’appuyer sur le coude. Plaute nous montre aussi d’autres courtisanes, Bacchides et ses sœurs, occupant un seul lit à table. Quelquefois, un même lit recevait deux convives de sexes différents, et dans ce cas, ils étaient placés, tantôt l’un contre l’autre, mais échelonnés, pour ainsi dire, de manière que l’un avait la tête appuyée sur la poitrine de l’autre; tantôt étendus face à face, chacun dans un sens opposé, mais tous deux si rapprochés l’un de l’autre, qu’ils auraient pu manger dans la même assiette. On voyait ainsi l’amant et la maîtresse, le giton et son maître, soupant côte à côte et se disputant les morceaux jusque sur les lèvres. Souvent aussi, la femme ou l’adolescent était accroupi derrière l’homme qui occupait le devant du lit, et qui avait soin que les mets et le vin arrivassent en abondance à sa compagne mâle ou femelle: celui ou celle qui se déshonorait en acceptant le partage d’un lit de festin, prenait donc place au fond ou au milieu de ce lit surchargé de coussins moelleux, et cela se nommait accumbere interior, c’est-à-dire se coucher dans l’intérieur du lit. Quelques scoliastes ont pensé cependant qu’il fallait lire inferior, et que ce mot faisait allusion à la position inférieure que prenait la courtisane ou le cinæde en appuyant sa tête sur le sein de son amant (in gremio amatoris): «Celui qui tous les jours se parfume et s’ajuste devant un miroir, dit un jour amèrement Scipion l’Africain à Sulpitius Gallus en lui reprochant la mollesse efféminée de ses mœurs, celui qui se rase les sourcils, qui s’arrache les poils de la barbe, qui s’épile les cuisses; qui, dans sa jeunesse, vêtu d’une tunique à longues manches, occupait dans les repas le même lit que son corrupteur; celui qui n’aime pas seulement le vin, mais aussi les garçons, doutera-t-on qu’un pareil homme n’ait fait tout ce que les cinædes ont l’habitude de faire?» Aulu-Gelle, qui rapporte ces paroles de Scipion l’Africain, nous apprend que la tunique à la syrienne, chiridota, dont les manches couvraient tout le bras et tombaient sur la main jusqu’au bout des doigts, était le vêtement ordinaire des efféminés dans les comessations, où ils abdiquaient absolument tous les caractères de leur sexe.

Il faut lire dans Pétrone la description du repas de Trimalcion, pour se représenter les épisodes multipliés d’une orgie qui durait une nuit entière. On ne mangeait pas, on ne buvait pas sans interruption; il y avait des intermèdes de plusieurs sortes: d’abord, les conversations provocantes, obscènes ou voluptueuses; puis, la musique, le chant, la danse et les divertissements de toute espèce; après ou même pendant ces intermèdes, tous les désordres que l’ivresse ou la luxure pouvait inventer. On était bientôt las des histrions (mimi), qui jouaient des pantomimes ou qui récitaient des vers; des bouffons et des aretalogues (aretalogi), qui dissertaient sur des sujets comiques; on n’écoutait plus qu’avec distraction, et les yeux, obscurcis par les fumées de Bacchus, commençaient à se fermer. Mais tout à coup les baladins et les danseuses venaient ranimer l’attention des convives fatigués, en éveillant leurs sens. Ces danseuses, la plupart venues d’Asie ou d’Égypte, n’étaient autres que ces almées qui ont conservé dans l’Inde la tradition de l’antique volupté; elles se présentaient nues, sinon couvertes de voiles dorés ou argentés, qui entouraient leur nudité comme d’un voile diaphane; c’est ce que Pétrone appelait se vêtir d’air tissu (induere ventum textilem) et se montrer nue sous des nuages de lin (prostare nudam in nebula linea). Les baladins n’étaient pas vêtus plus décemment et ils étalaient leurs membres nus, frottés d’huile odorante, tout chargés d’anneaux et de grelots dorés. Ces baladins représentaient des pantomimes, faisaient des sauts périlleux, des grimaces et des tours de force extraordinaires; ils n’oubliaient jamais, dans leurs poses, de faire saillir toutes les formes, tous les muscles de leur corps; ils accompagnaient leurs mouvements, des gestes les plus indécents; ils donnaient à leur bouche une expression obscène qu’ils complétaient par le jeu rapide de leurs doigts (micatio digitum) à la manière des Étrusques; ils échangeaient ainsi des signes muets, qui avaient toujours quelque rapport plus ou moins direct avec l’acte honteux (turpitudo), et quelquefois enflammés de luxure, excités par les applaudissements des convives, ils passaient des gestes aux faits et se livraient d’impurs combats, en imitant les turpitudes des faunes, qu’on voit sur les vases peints de l’Étrurie. Quant aux danseuses, elles exécutaient des danses qu’un Père de l’Église chrétienne, Arnobe, a décrites dans son livre contre les Gentils: «Une troupe lubrique formait des danses dissolues, sautait en désordre et chantait, tournait en dansant, et à certaine mesure, soulevant les cuisses et les reins, donnait à ses nates et à ses lombes un mouvement de rotation qui aurait embrasé le plus froid spectateur.» Le jésuite Boulenger ne craint pas de dire que ce tressaillement obscène et ces ondulations des reins communiquaient à tous les convives une amoureuse démangeaison (modo nudæ, et fluctuantibus lumbis obsceno motu, pruriginem spectantibus conciliabant).

Martial nous a laissé une esquisse des comessations d’un libertin qu’il nomme Zoïle: cette esquisse, quoique bien affaiblie dans la traduction classique, qui a été publiée récemment par les soins de M. D. Nisard, est encore plus latine que toutes les descriptions dont nous pourrions charger un tableau de fantaisie: «Quiconque peut être le convive de Zoïle peut souper aussi avec les mérétrices du Summœnium et boire de sang-froid dans le bidet ébréché de Léda. Je prétends même qu’il serait chez elles plus proprement et plus décemment. Vêtu d’une robe verte, il est étendu sur le lit dont il s’est emparé le premier: il foule des coussins de soie écarlate, et pousse, à droite et à gauche, avec les coudes, ses voisins de table. Dès qu’il est repu, un de ses gitons, averti par ses hoquets, lui présente des coquillages roses et des cure-dents de lentisque. S’il a chaud, une concubine, couchée nonchalamment sur le dos, le rafraîchit doucement à l’aide d’un éventail vert, tandis qu’un jeune esclave chasse les mouches avec une branche de myrte. Une masseuse (tractatrix) lui passe avec rapidité la main sur le corps et palpe avec art chacun de ses membres. Quand il fait claquer ses doigts, un eunuque, qui connaît ce signal et qui sait solliciter avec adresse l’émission des urines, dirige la mentule ivre de son maître, qui ne cesse de boire (domini bibentis ebrium regit penem). Cependant celui-ci, se penchant vers la troupe des esclaves rangés à ses pieds, parmi de petites chiennes qui lèchent des entrailles d’oie, partage entre ses valets de palestre des rognons de sanglier, et donne des croupions de tourterelles à son camarade de lit (concubino). Et tandis qu’on nous sert du vin des coteaux de Ligurie ou du mont enfumé de Marseille, il distribue à ses bouffons le nectar d’Opimius dans des fioles de cristal et dans des vases murrhins. Lui-même, tout parfumé des essences de Cosmus, il ne rougit pas de nous partager dans une coquille d’or la pommade dont se servent les dernières prostituées. Succombant enfin à ses libations multipliées, il s’endort. Quant à nous, nous restons couchés sur nos lits, et, silencieux par ordre, tandis qu’il ronfle, nous nous portons des santés par signes.» Pétrone, dans son festin de Trimalcion, nous montre un autre coin du sujet, les désordres des femmes entre elles dans les comessations: «Fortunata, femme de Trimalcion, arriva donc, la robe retroussée par une ceinture verte de manière à laisser voir en dessous sa tunique cerise, ses jarretières en torsades d’or et ses mules dorées. S’essuyant les mains au mouchoir qu’elle portait au cou, elle se campe sur le lit de la femme d’Habinnas, Scintilla, qui bat des mains et qu’elle embrasse..... Ces deux femmes ne font que rire et confondre leurs baisers avinés, et Scintilla proclame son amie la ménagère par excellence, et l’autre se plaint des mignons et de l’insouciance maritale. Tandis qu’elles s’étreignent de la sorte, Habinnas se lève en tapinois, saisit Fortunata par les pieds, qu’elle tient étendus, et la culbute sur le lit (pedesque Fortunatæ porrectos super lectum immisit). Ah! ah! s’écrie-t-elle en sentant sa tunique glisser sur ses genoux; et se rajustant au plus vite, elle cache dans le sein de Scintilla un visage que la rougeur rend plus indécent encore.»

Les comessations empruntaient, d’ailleurs, les caractères les plus variés à l’imagination du prodigue débauché qui donnait la fête et elles reflétaient plus ou moins les goûts et les habitudes du maître du logis. Mais elles avaient toujours pour objet principal d’exciter au plus haut degré les sens des convives et de les entraîner à d’incroyables excès. Ainsi, quelquefois tout le service de table était une provocation effrontée à l’acte de nature, et de quelque côté que les yeux se fixassent, ils ne rencontraient que des images voluptueuses ou obscènes. Les murailles étaient couvertes de peintures, dans lesquelles l’artiste avait reproduit sans voile toutes les inventions du génie vénérien: «Le premier, dont la main peignit des tableaux obscènes, s’écrie le tendre Properce, et celui qui suspendit ces honteuses images dans une maison honnête, celui-là corrompit l’innocence des regards de la jeunesse et ne voulut pas qu’elle restât novice aux désordres qu’il lui apprenait ainsi: qu’il gémisse à jamais de son art, le peintre qui reproduisit aux yeux ces luttes amoureuses dont le mystère fait tout le plaisir!» Ces peintures évoquaient de préférence les scènes les plus monstrueuses de la mythologie; Pasiphaé et le taureau, Léda et le cygne, Ganymède et l’aigle, Glaucus et les cavales, Danaé et la pluie d’or. Dans ces sujets consacrés, l’artiste avait cherché à traduire, sous des noms de dieux et de déesses, les grossières et matérielles sensations que les poëtes de l’amour s’étaient plu à décrire: c’était ordinairement le poëme infâme d’Éléphantis, qui fournissait les postures et les couleurs à ces épisodes mythologiques. L’ameublement de la salle et sa décoration se trouvaient souvent d’accord avec les peintures: des danses de satyres, des bacchanales, des bergeries érotiques couraient en bas-relief autour des corniches; des statues de bronze et de marbre mettaient encore aux prises les satyres avec des nymphes, ces victimes éternelles de l’incontinence des demi-dieux bocagers; les lits, les tables, les siéges avaient des pieds de bouc et des têtes de bouc pour ornements, comme par allusion au fameux vers des bucoliques de Virgile: tuentibus hircis. Les lampes suspendues au plafond, les candélabres placés sur la table du souper, rappelaient par quelque forme ithyphallique, souvent plaisante et ingénieuse, le but principal de la réunion. Ici, c’est un Amour chevauchant (equitans) sur un phallus énorme pourvu d’ailes ou de pattes; là, ce sont des oiseaux, des tourterelles becquetant un priape; ailleurs, une guirlande formée avec les attributs du dieu de la génération; ailleurs, des animaux, des plantes, des insectes, des papillons, qui participent à cette forme hiératique. Quant aux coupes, aux amphores, aux ustensiles de table, qu’ils soient en verre, en terre cuite ou en métal, ils ont pris, pour ainsi dire, la livrée générale et ils se rapprochent de près ou de loin, par leur configuration, de l’emblème indécent qui préside à la comessation. Voilà pourquoi Juvénal nous montre un comissator buvant dans un priape de verre (vitreo bibit ille priapo). C’est là ce que Pline appelle gravement: boire en commettant des obscénités, bibere per obscenitates. Le pain qu’on mangeait dans ces repas libidineux n’avait garde d’adopter une figure plus honnête que celle des vases à boire: les coliphia et les cunni siliginei, en pure farine de froment, se succédaient sous la dent des convives, qui n’avaient bientôt plus une pensée étrangère au dieu de la fête: «Vous savez, aurait pu leur dire l’hôte de la comessation en se servant des propres paroles de la Quartilla de Pétrone, vous savez que la nuit tout entière appartient au culte de Priape.» (Sciatis Priapi genio pervigilium deberi.)

On comprenait dans ce culte les santés érotiques que chacun portait à son tour durant ces interminables orgies. On buvait presque toujours à l’heureux succès des amours et aux grands exploits des amants. On vidait autant de coupes qu’il y avait de lettres dans le nom de la personne aimée. Martial parle de cet usage général, dans une de ses plus jolies épigrammes: «Buvons cinq coupes à Névia, sept à Justine, cinq à Lycas, quatre à Lydé, trois à Ida; sablons le falerne autant de fois qu’il y a de lettres dans le nom de chacune de ces dames. Mais, puisque aucune d’elles ne vient, Sommeil, viens à moi.» Un bouffon de table, le fameux Galba, qui se chargeait d’égayer tous les soupers auxquels on l’invitait, proposa une santé à son mignon, dont le nom, disait-il, avait de quoi enivrer tous les dieux de l’Olympe; en effet, il eût fallu boire vingt-sept fois de suite, car il avait donné à cet esclave favori le nom célèbre forgé par Plaute pour caractériser un avare: Thesaurochrysonicochrysides. On ne pourrait dire si ce fut dans le même souper, que Galba fit preuve d’une présence d’esprit et d’un cynisme remarquables. Il avait été convié avec sa femme, qui était fort belle et de mœurs très-complaisantes. Le maître de la maison avait fait placer la dame auprès de lui, et sur la fin du repas, quand tous les convives se furent endormis sous les lourds pavots de Bacchus, il se rapprocha de cette dormeuse et fit tout ce qui était nécessaire pour l’éveiller. Elle ne s’éveilla pourtant pas et se livra sans résistance. Scurra ne dormait pas davantage, quoiqu’il fît semblant, et il laissait le champ libre à son Mécène, lorsqu’un esclave, se fiant à ce sommeil simulé, se glissa près du lit de Galba et se mit à boire dans son verre: «Je ne dors pas pour tout le monde!» s’écrie le bouffon en arrachant l’oreille du fripon. Dans ces orgies nocturnes tout servait de prétexte à de nouvelles santés et à de nouveaux coups de vin, qui étaient souvent les échos ou les présages des combats amoureux du lendemain ou de la veille. On comptait aussi le nombre de ces combats par les couronnes de fleurs qu’on déposait devant une statuette d’Hercule, de Priape ou de Vénus. Les couronnes de fleurs jouaient un grand rôle dans toutes les circonstances où l’ivresse du vin et des sens avait besoin à la fois d’un aiguillon et d’un préservatif: l’odeur des fleurs tempérait les fumées du jus de la vigne, et, en même temps, elle exaltait les inspirations du plaisir. Pline assure que les grands buveurs, en se couronnant de fleurs odorantes, se délivraient des éblouissements et des pesanteurs de tête. Il n’y avait donc pas d’orgie sans couronnes sur les têtes, sans fleurs jonchant la table et le plancher. On jugeait à la beauté et à l’abondance des couronnes la libéralité et le bon goût du comissator. Le lendemain d’un souper, les courtisanes et les enfants meritorii, qui y avaient assisté, envoyaient leurs couronnes flétries et brisées à leurs lénons, pour témoigner qu’ils avaient bien fait leur devoir (in signum paratæ Veneris, dit un vieux commentateur d’Apulée).

Enfin, ces comessations et les actes honteux qu’elles favorisaient, se plaçaient, néanmoins, sous les auspices de certains dieux, de certaines déesses, qui avaient été détournés, pour cet objet, de leurs attributions décentes, ou qui étaient nés en pleine orgie d’une débauche d’imagination religieuse. Au festin de Trimalcion, deux esclaves, vêtus de tuniques blanches, entrent dans la salle et posent sur la table les lares du logis, tandis qu’un troisième esclave, tenant une patère de vin, fait le tour de la table en criant: Soyez nos dieux propices. Ces lares se nomment Industrie, Bonheur et Profit. Mais Pétrone passe sous silence les véritables divinités qui présidaient à ces repas nocturnes et qui y prenaient part à différents titres. C’était d’abord, et avant tous, Comus, qui retrouvait en partie son nom dans ces comessations joyeuses, préparées et célébrées sous ses auspices: il était représenté jeune, la face enluminée, le front couronné de roses. Son nom avait été formé du mot comes, compagnon, qui eut naturellement son verbe comissari, faire bonne chère entre compagnons. La jeunesse libertine, qui s’en allait, la nuit, avec des torches et des haches briser les portes et les fenêtres des courtisanes, invoquait Comus et se vantait de s’enrôler sous ses étendards bachiques; mais cette milice turbulente, que l’édile condamnait à l’amende et même au fouet, ne trouvait pas d’excuse dans la mauvaise réputation du dieu qu’elle avait pris pour chef. Vénus, Hercule, Priape, Isis, Hébé et Cupidon étaient aussi les dieux tutélaires des comessations. Cupidon, qui différait de l’Amour, fils de Vénus et de Mars; Cupidon, que saint Augustin déifie avec le titre de Deus copulationis, était fils du Chaos et de la Terre, selon Hésiode; de Vénus et du Ciel, selon Sapho; de la Nuit et de l’Éther, suivant Archésilaüs; de la Discorde et du Zéphire, selon Alcée; il régnait surtout à la fin des soupers. Hébé, qui versait le nectar et l’immortalité aux convives de l’Olympe, devait avoir quelque indulgence pour les mortels réunis à table. Isis, que les impies avaient surnommée la déesse (præfecta) tutélaire des mérétrices et des lénons, passait pour la meilleure conseillère des deux amours. Vénus, Priape et Hercule aidaient Isis dans la protection qu’elle octroyait aux amants. C’était Vénus Volupia, Pandemos et Lubentia; c’était Hercule Bibax, Buphagus, Pamphagus, Rusticus; c’était Priape, le dieu de Lampsaque, Pantheus, l’âme de l’univers.

A côté de ces grands dieux qui avaient place dans le Panthéon du paganisme et qui ne présidaient aux festins que par complaisance, il y avait un cortége de petits dieux obscurs, qui n’avaient pas de temple au soleil et qui n’eussent pas osé figurer ailleurs que sur l’autel des lares du logis. Ces dieux-là ne devaient souvent leur existence fugitive qu’à une boutade d’ivrogne, à une fantaisie d’amant. Quant à leur figure, elle était ce que pouvait la faire le bon plaisir du fabricant, qui puisait dans ses propres idées la physionomie et les attributs de ces petites divinités, la plupart grotesques, ridicules et hideuses. Il faudrait d’immenses recherches archéologiques pour recomposer la théogonie des dieux lares de la débauche. Le premier qui s’offre à nous, c’est Conisalus d’origine athénienne, diminutif de Priape, et présidant à la sueur (Κονισαλος) que provoquent les luttes amoureuses. On le représentait sous la forme d’un phallus monté sur des pieds de bouc et ayant une tête de faune cornu. Le dieu Tryphallus, à qui l’on s’adressait dans les entreprises difficiles, n’était qu’un petit bout d’homme qui portait un penis aussi haut que son bonnet, et qui avait l’air de le tenir comme un épieu. Pilumnus et Picumnus, dieux gardiens des femmes en couches, étaient également armés par la nature. Le premier, dont le nom dérivait de pilum, pilon, suivant saint Augustin, personnifiait une obscénité; Picumnus, frère du précédent, avait le nom et la figure d’un pivert, oiseau à long bec qui creuse les troncs d’arbre pour y cacher son nid. Trois déesses infimes: Deverra, Deveronna et Intercidona, auxquelles se recommandaient aussi les femmes enceintes, n’étaient pas indifférentes dans les mystères de l’amour: Intercidona tenait une cognée; Deverra, des verges; Deveronna, un balai. Viriplaca, déesse des raccommodements conjugaux, avait paru assez utile aux Romains pour qu’on lui accordât les honneurs d’une chapelle à Rome; mais elle était adorée surtout dans l’intérieur du ménage, et c’était devant sa statue que se terminaient les querelles d’époux et d’amants, sans qu’ils eussent besoin d’aller sur le mont Palatin chercher la protection de cette conciliante déesse: on ignore entièrement quelle était sa figure allégorique. Le dieu Domiducus, qui accompagnait les épouses à la demeure de leurs époux, rendait le même service aux maîtresses et aux mignons. On croit qu’il faut reconnaître ce dieu complaisant dans une petite statuette de bronze, qui représente un villageois vêtu d’une cape à cuculle, sous laquelle sa tête est entièrement cachée; cette cape mobile se lève et laisse voir un priape à jambes humaines. La déesse Suadela, dont la mission était de persuader; la déesse Orbana, qui avait les orphelins sous sa garde; la déesse Genita-Mana, qui devait empêcher que les enfants naquissent difformes et contrefaits; les déesses Postversa et Prorsa, qui veillaient à la position du fœtus dans le ventre de sa mère; la déesse Cuba-Dea, qui s’intéressait à quiconque était couché; le dieu Thalassus ou Thalassio, qui avait dans son domaine le lit et tout ce qu’il comprenait; une foule d’autres dieux et déesses recevaient des offrandes et des invocations, lorsque les voluptueux croyaient avoir besoin de leur aide. Angerona, placée à côté de Vénus-Volupia, ordonnait le silence en mettant le doigt dans sa bouche; et Fauna, la déesse favorite des matrones, était là pour couvrir d’un voile discret tout ce qui devait n’être pas vu par des profanes. Enfin, s’il y avait union des deux sexes et accomplissement des lois naturelles, on versait du vin sur la face obscène du dieu Jugatinus: «Quum mas et fœmina conjunguntur, dit Flavius Blondus dans son livre de Rome triomphante, adhibetur deus Jugatinus.» Saint Augustin, dans sa Cité de Dieu, restreint les attributions de Jugatinus à l’assistance des époux dans l’œuvre du mariage.

CHAPITRE XXIII.

Sommaire.—Le peuple romain, le plus superstitieux de tous les peuples.—Les libertins et les courtisanes, les plus superstitieux des Romains.—Clédonistique de l’amour et du libertinage.—Fâcheux présages.—Pourquoi les paroles obscènes étaient bannies même des réunions de débauchés et de prostituées.—L’urinal ou pot de chambre.—Périphrase décente que les Romains employaient pour le désigner.—Signe adopté pour demander l’urinal dans les comessations.—Présages que les Romains tiraient du son que rendait l’urine en tombant dans l’urinal.—Matula, matella et scaphium, usage respectif de chacun de ces vases urinatoires.—Double sens obscène du mot pot de chambre.—Étymologie de matula.—Périphrases honnêtes employées par Sénèque pour désigner l’urine.—Sens figuré et obscène que prenait le mot urina.—Présages urinatoires dans les comessations.—Hercule Urinator.—Présages des ructations.—Rots de bon et de mauvais augure.—Crepitus, dieu des vents malhonnêtes.—Esclave chargé d’interpréter les rots des convives.—Le petit dieu Pet.—Son origine égyptienne.—Honneurs décernés par les Romains au dieu Pet sous le nom de dieu Ridicule.—Présages tirés du son du pet.—Origine de la qualification de vesses, donnée aux filles dans le langage populaire.—Présages tirés de la sternutation.—L’oiseau de Jupiter Conservateur.—Le démon de Socrate.—Jupiter et Cybèle, dieux des éternuments.—Heureux pronostics attribués aux éternuments dans les affaires d’amour.—Acmé et Septimius.—Les tintements d’oreilles et les tressaillements subits, regardés comme présages malheureux.—La droite et la gauche du corps.—Présages résultant de l’inspection des parties honteuses.—Présages tirés des bruits extérieurs.—Le craquement du lit.—Lectus adversus et lectus genialis.—Le Génie cubiculaire.—Le pétillement de lampe.—Habileté des courtisanes à expliquer les présages.—Présages divers.—Le coup de Vénus.—Présages heureux ou malheureux, propres aux mérétrices.—L’empereur Proculus et les cent vierges Sarmates.—Rencontre d’un chien.—Rencontre d’un chat.—Superstitions singulières du peuple de Vénus.—Jeûnes et abstinence de plaisir que s’imposaient les matrones en l’honneur des solennités religieuses.—Privations du même genre que s’imposaient les débauchés et les courtisanes.—Vœu à Vénus.—Moyen superstitieux employé par les Romains pour constater la virginité des filles.—Offrande à la Fortune Virginale des bouts de fil qui avaient servi dans cette occasion.—Offrande des linges maculés et des noix.—La noix, allégorie du mariage.

Le peuple romain était le plus superstitieux de tous les peuples, et, chez lui, les plus superstitieux furent les hommes et les femmes qui, par goût, par habitude ou par profession, s’amollissaient le corps et l’âme dans les arts de la débauche (stupri artes) et dans tous les égarements des mœurs. On comprend que la crainte des dieux et la préoccupation de l’avenir troublaient, au milieu de leurs orgies, ces libertins, dont la conscience ne s’éveillait que de loin en loin et comme par hasard; on comprend que ces êtres mercenaires, qui trafiquaient honteusement d’eux-mêmes, et qui attendaient de cet horrible trafic un lucre quotidien, s’inquiétaient de savoir si le jour ou la nuit leur serait propice, et si le sort leur enverrait quelque chance favorable. Quant aux amants, ils avaient sans cesse à prévoir dans le vaste champ de leurs soucis et de leurs espérances; ils se forgeaient mille chimères, et ils avaient besoin, à tout moment, de se créer une sécurité ou bien une anxiété, également factices, pour donner satisfaction à la pensée dominante qui les tourmentait. De là, cette continuelle observation des présages, cette constante recherche des moyens de connaître et de diriger la destinée, cette passion fanatique pour toutes les sciences occultes et ténébreuses. Ce qu’on peut nommer le monde de l’amour, à Rome, n’avait qu’une religion, la superstition la plus crédule et la plus active; mais cette superstition, dans ce monde de jouissances sensuelles et de désordres sans nom, offrait des caractères bien différents de ceux de la superstition générale, qui ne rapportait pas à l’amour et au libertinage les auspices, les horoscopes, les sorts et les maléfices. Tous les Romains, depuis les enfants jusqu’aux vieillards, les femmes ainsi que les hommes, les plus sages comme les plus simples, étaient également sensibles aux présages, et subordonnaient à ces présages, bons ou mauvais, les moindres actions de leur vie. Les personnes qui faisaient de la volupté leur plus grande affaire, avaient encore plus de susceptibilité vis-à-vis de ces prétendus avertissements de la destinée. La connaissance et l’appréciation des présages formaient un art véritable, qui avait ses règles et ses principes; on le nommait clédonistique (cledonistica), et, dans cette science, pleine de nuances imperceptibles, le chapitre des amours était plus long et plus détaillé que tous les autres.

C’était fâcheux présage que de prononcer ou d’entendre des paroles obscènes; voilà pourquoi ces paroles étaient bannies même des réunions de débauchés et de prostituées, suivant un proverbe, qu’on retrouverait dans tous les temps et chez tous les peuples: «Faire est bon, dire est mauvais.» On n’avait donc garde d’être scrupuleux sur les actes; mais on évitait avec soin de les exprimer en paroles; on ne les qualifiait pas, on ne les nommait pas. Plaute dit, dans sa comédie de la Servante (Casina): «Proférer des discours obscènes, c’est porter malheur à celui qui les écoute.» (Obscenare, omen alicui vituperare). Lucius Accius avait dit aussi, dans sa tragédie d’Œnomaüs: «Allez sur le champ et publiez par la ville, avec le plus grand soin, que tous les citoyens qui habitent la citadelle, pour appeler la faveur des dieux par d’heureux présages, aient à écarter de leur bouche toute parole obscène (ore obscena segregent).» Il est donc bien certain que les plus viles pierreuses, que les plus infâmes mascarpiones, que les plus effrontés libertins s’abstenaient des obscénités orales; mais ils se dédommageaient par les gestes qui avaient à Rome tant d’éloquence, et qui composaient un si riche vocabulaire muet. On avait une telle horreur des mots obscènes, des expressions de mauvais augure, qu’on ne prononçait jamais le mot urinal ou pot de chambre (vas urinarium), et que les médecins eux-mêmes employaient une périphrase décente pour parler de l’urine (urina), qui ose pourtant se glisser dans les épigrammes de Martial. Dans les comessations où le vase urinaire jouait un rôle obligé, les convives, qui s’en servaient à table et sous les yeux de tous, le demandaient à l’esclave par un claquement de doigts (digiti crepitantis signa). Quelquefois, on faisait craquer un doigt, dans son articulation, en le tirant avec intelligence, quand on ne voulait pas attirer l’attention des voisins, et que l’esclave pouvait voir ce signe, qui ne produisait qu’un très-léger bruit. Puis, en satisfaisant ce besoin naturel (urinam solvere, dit Pline), on prenait garde de donner un présage par le bruit de l’urine frappant les parois du vase: ce présage, suivant le son, qu’elle rendait en tombant, pouvait être interprété de diverses manières. Juvénal nous représente avec mépris un riche gourmand qui se réjouit d’entendre résonner le vase d’or sous le jet de son urine. Ce vase, que Plaute se permet de nommer souvent dans ses comédies pour faire rire la populace romaine, se nommait matula, matella et scaphium. Ce dernier était surtout destiné aux femmes, qui le cachaient aux yeux de leurs maris et de leurs amants: on n’est pas d’accord sur la forme du scaphium, qui fut sans doute souvent obscène et ithyphallique. Quant à la matula, c’était un énorme bassin de métal, sur l’orifice duquel on pouvait s’asseoir et qui tenait lieu de garde-robe. La matella, au contraire, ne servait qu’à des usages portatifs, et n’offrait qu’une médiocre capacité, qu’un bon buveur (compotator) remplissait plusieurs fois dans le cours d’un souper. Les lexicographes ne font pas de distinction entre ces trois sortes de vases, lorsqu’ils disent pour toute définition: «Le vase dans lequel nous nous soulageons la vessie, s’appelle tantôt matella et tantôt scaphium.» Le nom de ce vase s’employait au figuré, avec un sens obscène qui, chose remarquable, a passé dans toutes les langues modernes. Plaute avait accusé très-nettement cette image impure, quand il dit dans sa Mostellaria: «Par Hercule! si tu ne me donnes pas le pot, je me servirai de toi (tam Hercle! ego vos pro matula habebo, nisi matulam datis).» Perse, par une autre allusion, emploie aussi au figuré le mot matula dans le sens de stupide, parce que le pot de chambre reçoit tout et se plaint à peine: Numquam ego tam esse matulam credidi («Je n’ai jamais cru que je fusse aussi pot de chambre!» pour traduire littéralement avec l’esprit de notre langue). Pour ce qui est de l’étymologie de matula, il faudrait sans doute la chercher dans mentula. L’urine, que Sénèque désigne par des périphrases honnêtes (aqua immunda, humor obscenus), était aussi matière à présages, selon qu’elle jaillissait roide, sans intermittence, par filets, par saccades ou par nappes. Une évacuation abondante et facile de ce liquide obscène, avant un sacrifice à Vénus, annonçait l’heureux accomplissement de ce sacrifice, dans lequel le mot urina prenait un nouveau sens figuré et plus obscène encore. Juvénal est bien près de lui donner ce sens, lorsqu’il dit qu’à la vue des danses lascives de l’Espagne, la volupté s’insinue par les yeux et les oreilles, et met en ébullition l’urine que renferme la vessie: Et mox auribus atque oculis concepta urina movetur.

Ces présages urinatoires se produisaient surtout dans les comessations, où retentissait à chaque instant le claquement d’un doigt impatient, et où l’on apportait parfois sur la table une statuette d’Hercule urinator, pour détendre les reins et calmer la vessie des convives. On n’attachait pas moins d’importance aux présages des ructations, que nous nommons des rots dans la langue triviale où cette incongruité a été reléguée. Les Romains, les gros mangeurs surtout ne pensaient pas comme nous là-dessus. Il y avait des rots de bon augure, que tous les convives applaudissaient; il y en avait aussi qui suffisaient pour assombrir et déranger un repas. Nous serions en peine aujourd’hui de définir quels étaient les rots de bon et de mauvais présage; mais, dans aucun cas, le ructus ne passait pas pour un manque de savoir-vivre. On n’imposait nulle contrainte à ces bruyantes et désagréables explosions d’un orage de l’estomac, puisqu’on avait divinisé, sous le nom de crepitus, ces vapeurs, ces vents intérieurs, qui s’échappaient avec éclat par la bouche ou par le fondement. Cicéron, dans ses Lettres familières, ne rougit pas de vanter la sagesse des stoïciens qui prétendaient que les plaintes du ventre et de l’estomac ne doivent pas être comprimées (stoici crepitus aiunt æque liberos ac ructus esse oportere). Les anciens avaient, à cet égard, des idées bien différentes des nôtres. Ils jugeaient en bien ou en mal les bruits des rots, et ils en tiraient des augures, avec une imperturbable gravité. Il fallait être Romain pour ne pas s’enfuir à ce vers d’une comédie de Plaute: Quid lubet? Pergin’ ructare in os mihi? «Plaît-il? Continueras-tu à me roter dans la bouche!» L’interlocuteur répond à cette vilenie: «Roter me semble très-doux, ainsi et toujours.» (Suavis ructus mihi est, sic et sine modo.) Dans les repas de nuit, les convives chargés de nourriture et de boisson, se renvoyaient de l’un à l’autre les rots, et un esclave se trouvait là exprès pour en noter les présages. Chaque ructator savait à point nommé si les destins lui étaient favorables, et s’il n’aurait pas quelques contrariétés dans ses affaires d’amour: «Il y a là sans cesse un complaisant prêt à crier merveille, dit Juvénal, si l’amphitryon a bien roté (si bene ructavit), s’il a pissé droit (si rectum minxit), si le bassin d’or a résonné en recevant son offrande.»

On attachait bien d’autres présages, généralement propices, à l’émission des flatus qui se révélaient à l’ouïe ou à l’odorat; non-seulement on était plein d’indulgence réciproque pour ces accidents que le bruit ou l’odeur trahissait d’ordinaire, mais encore on s’applaudissait mutuellement de n’avoir pas mis d’obstacle aux volontés de la nature et de ce dieu omnipotent qu’on appelait Gaster. Chaque fois qu’un crepitus se faisait entendre, les assistants se tournaient vers le midi ou l’auster, patrie des vents, gonflaient leurs joues et faisaient mine de souffler en serrant les lèvres comme un Zéphyr. Ce n’était que dans les assemblées sérieuses ou religieuses, que l’on devait imposer silence à son derrière et tenir closes les outres de l’Éole indécent. Mais partout ailleurs, et surtout à table, liberté entière et indulgence absolue. «Quand nous restons au logis, au milieu des esclaves et des servantes, disait Caton, si quelqu’un d’entre eux a peté sous sa tunique, il ne me fait aucun tort; s’il arrive qu’un esclave ou une servante se permette de faire pendant son sommeil ce qu’on ne fait pas en compagnie, il ne me fait pas de mal.» Le petit dieu Pet figurait dans toutes les comessations sous la figure d’un enfant accroupi, qui se presse les flancs et qui paraît être dans l’exercice de ses fonctions divines. Ce dieu-là avait été imaginé par les Égyptiens, qui, ce semble, avaient grand besoin de l’invoquer souvent. «Les Égyptiens, dit Clément d’Alexandrie, tiennent les bruits du ventre pour des divinités» (Ægyptos crepitus ventri pro numinibus habent); mais, suivant un commentateur, il s’agirait plutôt ici des murmures d’intestins, que l’on nomme borborygmes dans le langage technique. Saint Jérôme est plus explicite, en disant qu’il ne parlera pas du pet, qui est un culte chez les Égyptiens (taceam de crepitu ventris inflati, quæ pelusiaca religio est). Saint Césaire, dans ses Dialogues, ajoute même que ce culte inspirait une sorte de fanatisme aux païens qui le pratiquaient: Nisi forte de ethnicis Ægyptiis loquamur, qui flatus ventris non sine furore quodam inter deos retulerunt. Enfin, Minutius Félix ne veut certainement pas plaisanter, en avançant que les Égyptiens redoutent moins Sérapis que les bruits qui sortent des parties honteuses du corps (crepitus per pudenda corporis emissos). Tout Égyptien qu’il fût, le dieu Pet s’était naturalisé chez les Romains, qui lui donnaient une place honorable sur l’autel des dieux lares. Ils lui avaient même décerné les honneurs d’une chapelle, hors des murs, près de la source d’Égérie; mais ils l’adoraient en public sous le nom du dieu Ridicule et sous la forme d’un petit monstre malin, représenté dans la posture qui convenait le mieux à ses faits et gestes. Le présage résidait dans le son du pet (peditum, comme l’appelle Catulle) plutôt que dans son odeur; car la clédonistique s’attachait de préférence aux bruits. Il paraît cependant que les femmes ne se permettaient pas ce genre de liberté, et qu’elles se refusaient ainsi à fournir des présages de leur cru; car Apulée parle d’une figue dont les femmes s’abstenaient, parce qu’elle cause des flatuosités (quia pedita excitat). Les femmes évitaient donc avec précaution de faire entendre les esprits de leur ventre, qui parfois rompaient toute barrière dans les convulsions du plaisir: le présage devenait alors plus significatif. Lorsque, par aventure, ces esprits avaient annoncé une grossesse, le bruit promettait un enfant mâle, l’odeur, une fille. Telle est probablement l’énigme de cette qualification malhonnête qu’on applique aux filles dans le langage populaire, où on les traite de vesses. Au reste, la vesse (visium) n’était jamais prise en aussi bonne part que le pet (crepitus) chez les Romains. «Le mot divisio est honnête, dit Cicéron; mais il devient obscène dès qu’on réplique: intercapedo.» Ces présages, dont la foi la plus candide n’excuse pas la malpropreté, venaient des Grecs en ligne directe; car Aristophane nous montre dans ses Chevaliers un personnage que tire de sa rêverie l’incongruité d’un impudique, et qui remercie les dieux d’un si heureux présage.

Il y avait encore d’autres bruits humains, qui se prêtaient aux capricieuses interprétations de la clédonistique: l’éternument, par exemple, était compris de bien des manières, selon qu’il se présentait retentissant, plaintif, éclatant, burlesque, simple ou réitéré. Éternuer le matin, éternuer le soir, éternuer la nuit, c’étaient trois significations distinctes: fâcheuse, bonne, excellente. C’était bien plus significatif encore, si l’éternument arrivait tout à coup au milieu des travaux de Vénus: la déesse proclamait par là une bienveillante protection à l’égard du sternutateur qui avait eu soin de se tourner à droite pour éternuer. L’éternument, dans un repas, mettait en joie les convives, qui saluaient à la fois et applaudissaient celui que le dieu avait visité; car, d’après une antique croyance qui reparaît sans cesse dans les écrivains grecs, on attribuait la sternutation au passage invisible d’un dieu tutélaire: on l’avait surnommé l’oiseau de Jupiter conservateur; Socrate disait que c’était un démon, et il se vantait de comprendre le langage sternutatoire de ce démon familier. L’éternument était moins bon chez les femmes que chez les hommes; et elles le craignaient, d’ailleurs, au point de recourir, lorsqu’elles y étaient sujettes, à certains moyens préservatifs. Éternuer trois fois de suite ou en nombre impair, c’était le meilleur des présages. «Les dieux fassent que j’éternue sept fois, disait Opimius, avant d’entrer dans la couche de ma déesse!» On expliquait toujours l’éternument par des causes surnaturelles; on voulait voir, dans cette violente secousse des esprits animaux, la sortie de quelque génie qui avait traversé la cervelle de l’éternueur. La mythologie racontait que Pallas, engendrée dans le front de Jupiter, avait d’abord voulu se faire jour à la faveur d’un éternument, qui faillit amener un nouveau chaos dans l’univers naissant. La mythologie, toujours ingénieuse dans ses fables allégoriques, supposait que Vénus n’avait jamais éternué de peur de se faire des rides. Jupiter et Cybèle présidaient donc aux éternuments que l’on regardait comme favorables et qui avaient été lancés à droite, avec le plus de bruit possible. Ces éternuments n’étaient pas chose indifférente en amour, et on leur attribuait une foule d’heureux pronostics. Lorsque Catulle nous montre Acmé et Septimius dans les bras l’un de l’autre, se jurant un éternel amour: «Ne servons qu’un dieu, s’écrie Acmé en délire, s’il est vrai que le feu qui coule dans mes veines est plus ardent que le tien!» Et le poëte ajoute: «L’Amour, qui avait jusque-là éternué à gauche, marque son approbation en éternuant à droite (Amor, sinistram ut ante, dextram sternuit approbationem).» Properce ne peut mieux rendre les bienfaits d’un pareil éternument, qu’en supposant que l’Amour, le jour de la naissance de Cynthie, éternua de la sorte sur le berceau de cette belle:

Num tibi nascenti et primis, mea vita, diebus,
Candidus argutum sternuit omen Amor.

On était aussi très-préoccupé, en amour, des tintements d’oreilles, des tressaillements subits du corps (sallisationes) et des mouvements incohérents d’un membre. Ces présages, du moins généralement, n’étaient pas heureux; on les regardait comme les indices d’une infidélité ou de tout autre délit qui outrageait l’amour. Pline n’était pas si crédule que ses contemporains; il affirme pourtant que les tintements d’oreilles sont les échos du discours que tiennent les absents. La jalousie avait foi surtout à ces pressentiments; et un amant dont les oreilles tintaient ne doutait pas que la vertu de sa maîtresse ne fût en péril. C’était aussi quelquefois un symptôme de l’amour qui se parlait et qui se répondait à lui-même, comme dans ces vers attribués à Catulle:

Garrula quid totis resonans mihi noctibus auris
Nescio quem dicis nunc meminisse mei?

On cherchait toujours un effet surnaturel à une cause purement physique. Il suffisait d’un tintement d’oreilles pour troubler le tête-à-tête des amants, pour empêcher leur rencontre, pour faire succéder la froideur à la passion la plus vive. Le tintement d’oreilles invitait à la défiance et annonçait des malheurs, des larmes, une brouille, une trahison. Il en était de même des vibrations nerveuses qui se faisaient sentir dans les membres: celles de la main, du pied, des organes de la génération, de tout le corps, avaient chacune un présage particulier plus ou moins défavorable. Après un tremblement de cette espèce, celui qui l’avait éprouvé restait glacé et impuissant auprès de la plus belle courtisane grecque, auprès du cinæde le plus provoquant. Ces phénomènes de l’économie étaient toujours plus menaçants, lorsqu’ils affectaient la partie gauche du corps; ainsi, pouvait-on expliquer en bonne part tout ce qui s’opérait dans la partie droite. Il y avait encore de bien étranges présages que signalait l’inspection des parties honteuses et que l’on consultait ordinairement au sortir du bain; mais ces présages-là ne se traduisant pas en français, nous sommes forcé de les laisser sous le voile du latin: Mentula torta, bonum omen; infaustum, si pendula, etc.

Outre les bruits du corps humain, on s’intéressait à tous les bruits extérieurs, pour leur donner un sens propice ou non; ces bruits étaient de diverses natures, en raison des personnes qui s’en préoccupaient. Ainsi, celui auquel les amis et les agents des plaisirs sensuels attachaient le plus d’importance, c’était, ce devait être le craquement du lit (argutatio lecti). Il y avait dans les murmures si variés de ce meuble, qui crie, se plaint ou gémit, comme une âme en peine; il y avait là un langage mystérieux, plein de présages et d’oracles amoureux. Catulle ne peint pas les transports d’une courtisane en délire (febriculosi scorti), sans peindre la voix émue du lit qui tremble et qui se déplace (tremulique quassa lecti argutatio inambulatioque). Cette voix ressemblait tantôt à un éclat de bois qui se fend, tantôt à un grincement du fer contre le fer, tantôt à une prière, tantôt à une menace, tantôt à un soupir, tantôt à une lamentation. Chaque bruit avait un sens particulier, heureux ou malheureux, et bien souvent les plus tendres caresses étaient troublées, interrompues par ces avertissements du génie cubiculaire. Un lit qui gardait un silence absolu, et qui se taisait sous les plus actives sollicitations, semblait réserver l’avenir et suspecter l’amour. La place qu’occupait le lit n’était pas non plus indifférente. On le nommait lectus adversus, quand on le dressait devant la porte de la chambre, pour fermer cette porte aux divinités malfaisantes. On le nommait lectus genialis, quand on le consacrait au Génie (Genius), père de la Volupté. Ce Génie, c’était lui qui donnait une âme et une voix à l’ivoire, à l’ébène, au cèdre, à l’argent, qui composaient le trône du plaisir. Juvénal nous représente un vil complaisant, qui a consenti à suppléer à la virilité absente d’un mari, en le rendant père: «Durant toute une nuit, lui dit-il, je t’ai réconcilié avec ta femme, tandis que tu pleurais à la porte. J’en prends à témoin et le lit où s’est faite la réconciliation, et toi-même aux oreilles de qui parvenaient le craquement du lit et les accents entrecoupés de la dame.» (Testis mihi lectulus et tu, ad quem lecti sonus et dominæ vox...) Si le lit parlait aux amants en bonne ou en mauvaise part, tout ce qui les entourait pendant les longues heures employées sous les auspices de Vénus, tout prenait une voix persuasive et impérieuse: le pétillement de la lampe était surtout de favorable augure, et les amants n’avaient rien à craindre, lorsque la flamme jetait tout à coup une clarté plus vive en s’élevant plus haut. Ovide, dans ses Héroïdes, dit que la lumière éternue (sternuit et lumen), et que cet éternument promet tout le bonheur, qu’on peut souhaiter en amour.

Les courtisanes étaient les plus habiles à expliquer ces présages, qui devaient être surtout de leur compétence: tout le temps qu’elles ne donnaient pas à l’amour, elles le passaient à interroger les sorts et les augures; l’amour était, d’ailleurs, le but unique de leurs inquiétudes et de leurs aspirations. Si le cours ordinaire des choses ne leur fournissait pas des auspices naturels qu’elles pussent interpréter dans le sens de leur préoccupation, elles avaient divers moyens de prévoir les événements et de forcer les destins à trahir leurs secrets par certains bruits qu’elles provoquaient. Là, elles faisaient claquer des feuilles d’arbre sur leur poing à demi fermé; là, elles écoutaient le crépitement des feuilles de laurier sur des charbons ardents; ailleurs, elles lançaient au plafond de leur cellule des pepins de pomme ou de poire, des noyaux de cerise, des grains de blé, et cherchaient à toucher le but où elles visaient; quelquefois, elles écrasaient sur la main gauche des pétales de roses, qu’elles avaient façonnées, de l’autre main, en forme de bulle; d’autres fois, elles comptaient les feuilles d’une tige de pavot ou les rayons de la corolle d’une marguerite; enfin, elles jetaient quatre dés qui devaient en tombant leur offrir le coup de Vénus, si tous quatre présentaient des nombres différents. Les poëtes de l’amour sont remplis de ces divinations, qui faisaient battre le cœur des amants. Ceux-ci, tout en ayant des présages à eux, se montraient également sensibles aux présages qui s’adressaient à tout le monde. Une mérétrice, qui se heurtait aux jambages de la porte ou qui faisait un faux pas sur le seuil, en sortant pour se rendre au lupanar ou à la promenade, s’empressait de rentrer chez elle, ne sortait pas de tout le jour et s’abstenait ce jour-là des travaux de son métier. Si, en se levant le matin, elle s’était choquée au bois de son châlit, elle se recouchait et ne tirait aucun parti de ce repos forcé. Les amasii et les femmes vouées à la Prostitution étaient plus susceptibles que tout autre, à l’observation des présages qui s’offraient sur leur chemin, au vol ou au cri des oiseaux, aux murmures de l’air, aux formes des nuages, à la première rencontre, au dernier objet dont leur regard était frappé; mais, en outre, elles s’attachaient à certains présages qui n’avaient de valeur que pour elles seules. Un pigeon ramier, une colombe, un moineau, une oie, une perdrix, ces oiseaux chers à Vénus et à Priape, ne se trouvaient pas sans raison sur le passage d’une personne, qui ne rêvait qu’amour et qui croyait dès lors pouvoir tout entreprendre avec succès. L’empereur Proculus, après avoir vaincu les Sarmates, vit un jour sur le fronton d’un temple de Junon deux passereaux qui s’ébattaient: il eut la patience de compter leurs cris et leurs coups d’ailes; puis, il ordonna qu’on lui amenât cent filles sarmates qui n’eussent jamais connu d’homme: au bout de trois jours, il les laissa toutes grosses de ses œuvres. Lorsqu’un coupable zélateur de la débauche masculine entendait crier une oie, il se sentait rempli d’ardeur et de force; si une femme d’amour (amasia) voyait une tortue, en se promenant dans les champs, elle faisait vœu de céder au premier homme qui lui demanderait d’adorer Vénus avec elle. Il ne fallait que se rencontrer face à face avec un chien, pour être assuré d’avance que tout réussirait au gré de vos désirs libertins. Aviez-vous un chat devant vous, au contraire, c’était sage de remettre au lendemain la récréation amoureuse que vous vous étiez proposée et qui n’eût tourné qu’à votre confusion.

Il y avait aussi des superstitions très-singulières, qui allaient exclusivement à la crédulité du peuple de Vénus. Ce peuple-là, fantasque et bizarre, n’observait pas les jeûnes et les abstinences de plaisir, que les matrones s’imposaient en l’honneur de plusieurs solennités religieuses; mais elles ne s’épargnaient pas des privations du même genre, pour satisfaire des scrupules de conscience, que les matrones ne se fussent point avisées d’avoir pour les mêmes motifs. Une courtisane qui avait eu la faiblesse de cohabiter avec un circoncis (recutitus), se condamnait ensuite au repos pendant toute une lune. Un débauché qui voulait obtenir d’un garçon ou d’une fille la faveur de l’une ou l’autre Vénus, n’avait qu’à formuler sa requête sous forme de vœu adressé à la déesse, et il avait plus de chances d’être exaucé. «O ma souveraine, ô Vénus! s’écrie un personnage du roman d’Athénée, tandis qu’il partageait la couche d’un bel adolescent; si j’obtiens de cet enfant ce que j’en désire, et cela sans qu’il le sente, demain je lui ferai présent d’une paire de tourterelles.» L’adolescent fit semblant de ronfler, et le lendemain il avait une paire de tourterelles. Ce n’était pas seulement en affaire de mariage, que la question de virginité paraissait difficile et importante à constater. Les libertins recherchaient à grands frais la première fleur des vierges, et c’était là le commerce lucratif des lénons et des lènes, qui prenaient parfois leurs victimes à l’âge de sept ou huit ans, pour être plus certains de la condition d’une marchandise si fragile et si rare. L’acheteur demandait souvent des preuves, qu’on eût été fort en peine de lui fournir, si la superstition n’avait pas accrédité un usage étrange qui était même employé dans les mariages du peuple pour authentiquer l’état d’une vierge. Voici comment la chose se passait: au moment où la fille, qui se donnait pour intacta, allait entrer dans le lit où elle devait cesser de l’être, on lui mesurait le col avec un fil que l’on conservait précieusement jusqu’au lendemain; alors, on mesurait de nouveau avec le même fil: si le col était resté de la même grosseur depuis la veille et si le fil l’entourait encore exactement, on en concluait que la perte de la virginité chez cette fille remontait à une époque déjà ancienne et ne pouvait être mise sur le compte de celui qui avait cru se l’attribuer; mais, au contraire, cette virginité devenait incontestable pour les plus incrédules, dans le cas où, le col ayant grossi après la défloraison, le fil se trouvait trop court pour en faire complétement le tour. C’est à ce procédé aussi simple que naïf, que Catulle fait allusion dans son épithalame de Thétis et de Pélée, en disant: «Demain, sa nourrice, au point du jour, ne pourra plus entourer le cou de l’épouse avec le fil de la veille.»

Non illam nutrix orienti luce revisens,
Hesterno collum poterit circumdare collo.

Ce fil ou ce lacet qui avait prouvé une virginité, souvent grâce à la complaisance de la personne chargée de mesurer le cou de la vierge devenue femme, on le suspendait dans le temple de la Fortune Virginale, bâti par Servius Tullius près de la porte Capène; avec ce bienheureux fil, on dédiait à la déesse, nommée aussi Virginensis Dea, les autres témoignages de la virginité écrits en caractères de sang sur les linges de la victime: «Tu offres à la Fortune Virginale les vêtements maculés des jeunes filles!» s’écrie Arnobe, avec une indignation que partage saint Augustin dans la Cité de Dieu. Cette Fortune Virginale n’était autre que Vénus, à qui l’on offrait aussi des noix, pour rappeler que, durant la première nuit des noces, le mystère conjugal s’accomplissait au bruit des nuces, que les enfants répandaient à grand bruit sur le seuil de la chambre des époux, afin d’étouffer les cris de la virginité expirante. «Esclave, donne, donne des noix aux enfants!» (Concubine, nuces da), dit Catulle dans le chant nuptial de Julie et de Manlius. «Mari, n’épargne pas les noix!» dit Virgile dans ses Bucoliques: Sparge, marite, nuces! Aux yeux des Romains, pour qui tout était allégorie, la noix représentait l’énigme du mariage, la noix, dont il faut briser la coquille avant de savoir ce qu’elle renferme.

CHAPITRE XXIV.

Sommaire.—Les courtisanes de Rome n’ont pas eu d’historiens ni de panégyristes comme celles de la Grèce.—Pourquoi.—Les poëtes commensaux et amants des courtisanes.—Amour des courtisanes.—C’est dans les poëtes qu’il faut chercher les éléments de l’histoire des courtisanes romaines.—Les Muses des poëtes érotiques.—Leur vieillesse misérable.—Les amours d’Horace.—Éloignement d’Horace pour les galanteries matronales.—Cupiennus.—Serment de Salluste.—Marsæus et la danseuse Origo.—Philosophie épicurienne d’Horace.—Ses conseils à Cerinthus sur l’amour des matrones.—Comparaison qu’il fait de cet amour avec celui des courtisanes.—Nééra, première maîtresse d’Horace.—Serment de Nééra.—Son infidélité.—Bon souvenir qu’Horace conserva de son premier amour.—Origo, Lycoris et Arbuscula.—Débauches de la patricienne Catia.—Ses adultères.—Liaison d’Horace avec une vieille matrone qu’il abandonna pour Inachia.—Horribles épigrammes qu’il fit contre cette vieille débauchée.—On ne sait rien d’Inachia.—La bonne Cinara.—Gratidie la parfumeuse.—Ses potions aphrodisiaques.—Rupture publique d’Horace avec Gratidie.—La courtisane Hagna et son amant Balbinus.—Amours d’Horace pour les garçons.—Bathylle.—Lysiscus.—Amour d’Horace pour la courtisane étrangère Lycé.—Ode à Lycé.—Horace, trompé par Lycé, fait des vers contre elle.—Pyrrha.—Horace, ayant surpris Phyrrha avec un jeune homme, adresse une ode d’adieu à cette courtisane.—Lalagé.—Partage que fait Horace de cette affranchie avec son ami Aristius Fuscus.—Barine.—Tyndaris et sa mère.—Déclaration d’amour que fait Horace à Tyndaris.—La mère de Tyndaris, amie de Gratidie, s’oppose à la liaison de sa fille avec Horace.—Amende honorable d’Horace en faveur de Gratidie, pour obtenir les faveurs de Tyndaris.—Tyndaris se laisse toucher et réconcilie Horace avec Gratidie.—Lydie.—Cette courtisane trompe Horace pour Télèphe.—Ode d’Horace à Lydie sur son infidélité.—Myrtale.—Lydie quitte Télèphe pour Calaïs.—Réconciliation d’Horace et de Lydie.—Chloé.—Phyllis, esclave de Xanthias.—A quelle singulière circonstance Horace dut la révélation de la beauté de cette esclave.—Ode à Xanthias.—Phyllis, affranchie par Xanthias, prend Télèphe pour amant.—Horace succède à Télèphe.—Ode à Phyllis.—Glycère, ancienne maîtresse de Tibulle, accorde ses faveurs à Horace.—Amour passionné d’Horace pour cette courtisane.—Ode d’Horace à Télèphe devenu son ami.—Horace, à l’instigation de Glycère, écrit des vers injurieux contre plusieurs de ses anciennes maîtresses.—Publication que fait Horace de ses odes.—Glycère congédie Horace.—Tentative d’Horace pour se rapprocher de Chloé et faire oublier à cette courtisane Gygès son amant.—Dédains de Chloé pour Horace, qui prend parti pour Astérie, sa rivale.—Adieux d’Horace aux amours.—La chanteuse Lydé, dernière maîtresse d’Horace.—Honteuse passion d’Horace pour Ligurinus.

Les courtisanes, surtout les courtisanes grecques, qui faisaient les délices des voluptueux de Rome, n’ont pas eu d’historien ni de panégyriste, comme celles dont la Grèce avait reconnu l’ascendant politique, philosophique et littéraire, en leur décernant une espèce de culte d’enthousiasme et d’admiration. Les Romains, nous l’avons déjà dit, étaient plus grossiers, plus matériels, plus sensuels aussi que les Grecs du siècle de Périclès et d’Aspasie; ce qu’ils demandaient aux femmes de plaisir, à ces étrangères dont ils savaient à peine la langue, ce n’était pas une conversation brillante, solide, profonde, spirituelle, un écho des leçons de l’académie d’Athènes, une réminiscence de l’âge d’or des hétaires; non, ils ne cherchaient, ils n’appréciaient que des jouissances moins idéales et ils comptaient seulement, au rang des auxiliaires de l’amour physique, la bonne chère, les parfums, le chant, la musique, la danse et la pantomime. Ils n’accordaient, d’ailleurs, aucune influence hors du triclinium et du cubile (salle à manger et chambre à coucher) aux compagnes ordinaires de leurs orgies et de leurs débauches. La vie des courtisanes n’était donc jamais publique, et tout ce qu’elle avait d’intime transpirait à peine dans la société des jeunes libertins. Sans doute, cette société, tout occupée de ses plaisirs, comprenait des poëtes et des écrivains qui auraient pu consacrer leur prose ou leurs vers à la biographie des courtisanes avec lesquelles ils vivaient en si bonne intelligence; mais ce sujet lubrique leur semblait indigne de passer à la postérité, et, si chacun d’eux consentait à chanter la maîtresse qu’il avait prise, en la réhabilitant, pour ainsi dire, par l’amour, aucun, du moins parmi les auteurs qui se respectaient, aucun n’eût osé se faire le poëte des courtisanes à Rome, de même que les artistes, qui ne refusaient pas de faire le portrait de ces précieuses et fameuses, eussent rougi de s’intituler, à l’instar de certains artistes de la Grèce, peintres de courtisanes. Si quelques ouvrages, spécialement consacrés à l’histoire et à l’usage des courtisanes célèbres chez les Romains, furent composés sous la dictée de ces sirènes, et dans le but de les immortaliser, on peut supposer avec beaucoup de raison que de tels ouvrages n’émanaient pas de plumes distinguées et qu’ils doivent avoir été détruits avec les molles libri et tous ces écrits obscènes que le paganisme n’essaya pas de disputer aux justes anathèmes de la morale évangélique.

Mais, en revanche, les poëtes, qui étaient alors, comme de tout temps, les commensaux et les amants des courtisanes, se montraient fort empressés de leur accorder en particulier les hommages qu’ils auraient eu honte de leur attribuer en général; leur amour relevait à leurs yeux celle qui en était l’objet: ce n’était plus dès lors une femme perdue, notée d’infamie par les lois et stigmatisée du nom de meretrix; c’était une femme aimée et, comme telle, digne d’égards et de soins délicats. De son côté, la courtisane, en se sentant aimée, oubliait parfois elle-même sa profession et ressentait réellement l’amour qu’elle avait inspiré, dont elle était fière, et qui lui faisait la seule réputation honorable à laquelle il lui fût permis de prétendre. «Ainsi, dit M. Walkenaer dans son Histoire d’Horace, que nous ne nous lasserons pas de citer avec autant de confiance que les sources originales; ainsi, malgré les préceptes donnés aux jeunes filles destinées à la profession de courtisane par celles qui les élevaient pour cette profession, elles n’étaient pas moins susceptibles d’un véritable amour.» C’est donc dans les recueils des poëtes classiques, c’est donc dans les poésies adressées par eux à des courtisanes, qu’il faut retrouver les éléments de l’histoire de ces coryphées de la Prostitution romaine. Horace, Catulle, Tibulle, Properce et Martial nous fournissent les seuls documents qui puissent nous servir à dresser un inventaire très-sommaire et très-incomplet des courtisanes qui eurent les honneurs de la vogue depuis l’élévation d’Auguste à l’empire jusqu’au règne de Trajan. (41 ans avant J.-C.—100 ans après J.-C.) Ces courtisanes, que nous nommerons les Muses des poëtes érotiques, appartenaient la plupart à la classe des famosæ où leur esprit, leur beauté et leur adresse leur avaient donné droit de cité; mais, en vieillissant, elles retombaient la plupart dans la foule obscure des mérétrices de bas étage, et quelques-unes, après avoir vu des consuls, des préteurs, des généraux d’armée s’asseoir à leur table et se disputer des faveurs qu’ils payaient à des prix fabuleux, après avoir été entourées de clients, d’esclaves, de lénons et de poëtes, après avoir habité un palais et dépensé, en festins, en prodigalités de tout genre, l’or de plusieurs provinces conquises, arrivaient par degrés à un tel abandon, à une telle misère, qu’on les retrouvait le soir, couvertes d’un vieux centon ou manteau bariolé, errant avec les louves du Summœnium et offrant au passant inconnu les infâmes services de leur main ou de leur bouche. Ces honteux exemples de la décadence des courtisanes n’excitaient pas même la pitié de leurs anciens adulateurs, et ceux-là qui les avaient le plus aimées se détournaient avec horreur, comme nous l’apprend Catulle, qui rencontra de la sorte, dans l’opprobre de la Prostitution, une des maîtresses qu’il avait chantées au milieu des splendeurs de la vie galante.

Nous passerons d’abord en revue les amours d’Horace, pour connaître les grandes courtisanes de son temps; car Horace, sage et prudent jusque dans les choses du plaisir, ne faisait cas que des amours faciles, dans lesquels son repos ne pouvait pas être compromis. La terrible loi Julia contre les adultères n’existait pas encore; mais la jurisprudence romaine, quoique tombée en désuétude sur ce point délicat, ne laissait pas moins des armes terribles dans les mains d’un mari trompé, ou d’un père, ou d’un frère, outragés par la conduite dissolue d’une fille ou d’une sœur. Horace savait qu’on n’était pas impunément amoureux d’une matrone, et qu’un amant surpris en adultère courait risque d’être puni sur le théâtre même de son crime, soit que le mari se contentât de couper le nez et les oreilles du coupable, soit que celui-ci y perdît son caractère d’homme et fût privé des attributs de la virilité, soit enfin qu’il pérît égorgé en présence de sa complice. Horace, dans la satire 2e du livre I, à l’occasion de Cupiennius, qui était fort curieux de l’amour des matrones (mirator cunni Cupiennius albi), énumère les victimes que cet amour avait faits, et dont le plaisir fut tristement interrompu (multo corrupta dolore voluptas): «L’un s’est précipité du haut d’un toit, l’autre est mort sous les verges; celui-ci, en fuyant, est tombé parmi une bande de voleurs; celui-ci a racheté sa peau avec ses écus; tel autre a été souillé de l’urine de vils esclaves; bien plus, il est advenu que le fer a tranché les parties viriles d’un de ces paillards (quia etiam illud accidit ut cuidam testes caudamque salacem demeteret ferrum).» Horace répète donc le serment que faisait souvent Salluste: «Moi, je ne touche jamais une matrone (matronam nullam ego tango);» mais il n’imitait pas les folies de Salluste, qui se ruinait pour des affranchies; il n’imitait pas davantage Marsæus, qui dissipa son patrimoine et vendit jusqu’à sa maison pour entretenir une danseuse nommée Origo: «Je n’ai jamais eu affaire aux femmes des autres, disait Marsæus à Horace.—Non, reprenait le poëte, mais vous avez eu affaire aux baladines, aux prostituées (meretricibus) qui ruinent la réputation encore plus que la bourse.»

Cependant, Horace ne dédaignait pas, pour son propre compte, les courtisanes et les danseuses; mais il ménageait avec elles sa bourse et sa santé. Il conservait l’usage de sa raison dans tous les déréglements de ses sens, et il était toujours assez maître de lui-même pour ne pas se livrer à la merci d’une femme, en fût-il passionnément épris. Dans ses passions les plus vives, partisan qu’il était de la philosophie épicurienne, il suivait avant tout les inspirations de la volupté, et il évitait soigneusement tout ce qui pouvait être un embarras, une gêne, un ennui. Voilà pourquoi, sans parler des honteuses débauches que les mœurs romaines autorisaient dans un ordre de plaisirs contraire à la nature, il ne concentrait pas son affection sur un seul objet, mais il la partageait d’ordinaire entre plusieurs amies qui étaient successivement ou simultanément ses maîtresses. Voilà pourquoi, à examiner la question avec une froide impartialité, il préférait, à la dangereuse promiscuité des galanteries matronales, la tranquille possession des maîtresses mercenaires: «Pour ne pas s’en repentir, disait-il à un desservant idolâtre des grandes dames, cesse de pourchasser les matrones, car il y a dans ce travail plus de mal à gagner que de profit à recueillir. Une matrone, si vous le permettez, Cerinthus, malgré ses camées et ses émeraudes, n’a pas d’ailleurs la cuisse plus polie ni la jambe mieux faite; souvent même, on rencontre mieux chez une courtisane (atque etiam melius persæpe togatæ est). Ajoute encore que la marchandise de celle-ci n’est point fardée: tout ce qu’elle veut vendre, elle le montre à découvert; ce qu’elle a de beau, elle ne s’en vante point, elle l’étale; elle avoue d’avance ce qu’elle cache de défectueux. C’est l’usage des cochers qui achètent des chevaux, de les soumettre à une inspection générale... Chez une matrone, sauf le visage, vous ne pouvez rien voir; le reste, si ce n’est chez Catia, est caché jusqu’à ce que la robe soit ôtée. Si vous visez à ce fruit défendu qu’environnent tant de retranchements (et c’est là ce qui vous rend fou), mille choses alors vous font obstacle: gardiens, litière, coiffeurs, parasites, et cette stole qui descend jusqu’aux talons, et ce manteau qui l’enveloppe par-dessus, ce sont autant de barrières qui ne laissent point approcher du but.»

Horace, dans cette satire où il se révèle avec ses goûts comme avec ses habitudes, compare ensuite à cette matrone si bien gardée une courtisane qui se livre elle-même avant qu’on l’attaque: «Avec elle, dit-il, rien n’est obstacle; la gaze vous la laisse voir comme si elle était nue; vous pouvez presque la mesurer de l’œil dans ses parties les plus secrètes; elle n’a donc pas la jambe mal faite et le pied ignoble? Aimeriez-vous mieux qu’on vous tendît un piége et qu’on vous arrachât le prix de la marchandise, avant de vous l’avoir montrée?» Puis, Horace avoue qu’il n’a pas de patience quand le feu du désir circule dans ses veines (tument tibi quum inguina), et qu’il s’adresse alors à la première servante, au premier enfant, qui peut lui venir en aide: «J’aime, dit-il franchement, des amours faciles et commodes (namque parabilem amo Venerem facilemque). Celle qui nous dit: «Tout à l’heure... Mais je veux davantage... Attendons que mon mari soit sorti...» je la laisse aux prêtres de Cybèle, comme dit Philon. Il prendra celle qui ne se tient pas à si haut prix et qui ne se fait point attendre lorsqu’on lui ordonne de venir. Qu’elle soit belle, bien faite, soignée, mais non pas jusqu’à vouloir paraître plus blanche ou plus grande que la nature ne l’a faite. Celle-là, quand mon flanc droit presse son flanc gauche, c’est mon Ilie et mon Égérie; je lui donne le nom qu’il me plaît. Et je ne crains pas, lorsque je fais l’amour (dum futuo), que le mari revienne de la campagne, que la porte se brise en éclats, que le chien aboie, que la maison s’ébranle du haut en bas, que la femme toute pâle saute hors du lit, qu’elle s’accuse d’être bien malheureuse, qu’elle ait peur pour ses membres ou pour sa dot, et que moi-même je tremble aussi pour mon compte; car, en pareil cas, il faut fuir, les pieds nus et les vêtements en désordre, sinon gare à vos écus, à vos fesses et à votre réputation!... Malheureux qui est pris! Je m’en rapporte à Fabius.» Horace, dans son aimable épicuréisme, connaissait le plaisir plutôt que l’amour.

Sa première maîtresse, celle du moins qu’il célébra la première dans ses poésies, se nommait Nééra. Il l’aimait, ou plutôt il l’entretint pendant plus d’une année, sous le consulat de Plancus, l’an de Rome 714. Il avait, à cette époque, vingt-cinq ans, et il ne s’était pas encore fait un nom parmi les poëtes; il était donc trop pauvre pour payer bien cher les faveurs de cette chanteuse, qui sans doute n’avait pas la vogue qu’elle obtint plus tard dans les comessations. Une nuit, elle enlaça dans ses bras son jeune amant et prononça ce serment, dont la lune fut le témoin muet: «Tant que le loup poursuivra l’agneau; tant qu’Orion, la terreur des matelots, soulèvera les mers agitées par la tempête; tant que le zéphyr caressera la longue chevelure d’Apollon, je te rendrai amour pour amour!» Mais le serment fut bientôt oublié, et Néère prodigua ses nuits à un amant plus riche qui les payait mieux. Elle ne voulait cependant pas se brouiller avec Horace, qui rompit tout commerce avec elle, en se disant: «Oui, s’il y a quelque chose d’un homme dans Flaccus (si quid in Flacco viri est), je chercherai un amour qui réponde au mien!» Il se détacha donc de l’infidèle Néère, et il prédit à son heureux rival que lui-même serait abandonné à son tour, possédât-il de nombreux troupeaux et de vastes domaines, fût-il plus beau que Nirée, et fît-il rouler le Pactole chez sa maîtresse. Celle-ci se distingua depuis dans son métier de chanteuse, et lorsque Horace dut à ses poésies l’amitié de Mécène et les bienfaits d’Auguste, il se souvint de Néère, et il l’envoya souvent chercher pour chanter dans les festins qu’il donnait à ses amis: «Va, jeune esclave, dit-il dans une ode sur le retour de l’empereur après la guerre d’Espagne, apporte-nous des parfums, des couronnes et une amphore contemporaine de la guerre des Marses, s’il en est échappé une aux bandes de Spartacus. Dis à la chanteuse Néère, qu’elle se hâte de nouer ses cheveux parfumés de myrrhe. Si son maudit portier tarde à t’ouvrir la porte, reviens sans elle. L’âge qui blanchit ma tête a éteint mes ardeurs, qui naguère redoutaient peu les querelles et les luttes; j’aurais été moins patient dans ma chaude jeunesse, sous le consulat de Plancus!» Il avait aimé Néère plus qu’il n’aima ses autres maîtresses; car il voulut se venger d’elle, en lui montrant ce qu’elle avait perdu par son infidélité.

«A l’époque où Horace entra dans le monde, dit M. Walkenaer dans l’Histoire de son poëte favori, il y avait à Rome trois courtisanes renommées parmi toutes celles de leur profession; c’étaient Origo, Lycoris et Arbuscula.» Malheureusement, les anciens scoliastes ne nous en apprennent pas davantage à l’égard de ces trois famosæ, qu’ils se contentent de nommer, et Horace, qui ne paraît pas avoir eu de rapports particuliers avec elles, raconte seulement que la première avait réduit à la pauvreté l’opulent Marsæus. Il affecte aussi de rapprocher de cette courtisane avide et prodigue une patricienne, nommée Catia, connue par ses débauches et par l’affectation qu’elle mettait à relever indécemment le bas de sa robe, lorsqu’elle se promenait sur la voie Sacrée. Cette Catia, qui ne rougissait pas de rivaliser en public avec les courtisanes, fut un jour surprise en adultère dans le temple de Vénus Théatine, près du théâtre de Pompée, et la populace la poursuivit à coups de pierres. Son adultère, suivant le scoliaste Porphyrion, sortait de l’ordinaire; car elle avait été trouvée se livrant à la fois à Valérius, tribun du peuple, et à un rustre sicilien (Valerio ac siculo colono); d’autres scoliastes ne lui donnent pourtant qu’un seul complice dans ce flagrant délit. La mésaventure de Catia servit encore à confirmer les idées d’Horace sur la préférence qu’il accordait à l’amour des courtisanes. Il ne dérogea qu’une seule fois à ses principes, et il se laissa séduire par une vieille débauchée, qui appartenait à une famille illustre, et qui l’avait charmé par de faux airs de philosophe et de savante. Il eût volontiers borné sa liaison avec cette stoïcienne à un commerce purement littéraire; mais il ne se soumit pas longtemps aux exigences amoureuses qu’il ne se sentait pas le courage de satisfaire. Il s’était d’ailleurs attaché à une belle courtisane, nommée Inachia, et il aurait eu honte de lui opposer une indigne rivale. Celle-ci s’irrita de se voir négligée d’abord, bientôt délaissée, puis détestée et repoussée; elle essaya sans doute de se venger d’Horace, en chagrinant Inachia, et Horace prit fait et cause pour sa maîtresse, à laquelle il sacrifia sans regret et sans pitié l’odieuse libertine qui le tenait comme une proie. Deux horribles épigrammes, qu’il avait faites contre elle, coururent dans Rome et la firent montrer au doigt par tout le monde: «Tu me demandes, ruine séculaire, lui disait-il dans la première de ces deux pièces, ce qui amollit ma vigueur, toi dont les dents sont noires, dont le front est labouré de rides, et dont le hideux anus bâille entre tes fesses décharnées comme celui d’une vache qui a la diarrhée? Sans doute que ta poitrine, ta gorge putride et semblable aux mamelles d’une jument, sans doute que ton ventre flasque et tes cuisses grêles plantées sur des jambes hydropiques, devaient exciter mes désirs!... Mais qu’il te suffise d’être opulente; qu’on porte à tes funérailles les images triomphales de tes aïeux; qu’il n’y ait pas une femme qui se pavane chargée de plus grosses perles que les tiennes... Quoi! parce que des livres de philosophie sont étalés sur tes coussins de soie, crois-tu que c’est cela qui empêche mes nerfs de se roidir, mes nerfs assez peu soucieux des lettres, et qui fait languir mes amours (fascinum)? Va, tu as beau me provoquer à te satisfaire (ut superbe provoces ab inguine); il faut que ta bouche me vienne en aide (ore ad laborandum est tibi).» Dans sa seconde ode, Horace fait un tableau encore plus hideux de cette impudique: «Que demandes-tu, ô femme digne d’être accouplée à de noirs éléphants? Pourquoi m’envoies-tu des présents, des lettres, à moi qui ne suis pas un gars vigoureux, et dont l’odorat n’est point émoussé?... Car, pour flairer un polype ou le bouc immonde qui se cache sous tes aisselles velues, j’ai le nez plus fin que celui du chien de chasse qui sent le gîte du sanglier. Quelle sueur et quels miasmes infects s’exhalent de tous ses membres flétris, lorsqu’elle s’efforce d’assouvir une fureur insatiable que trahit son amant épuisé (pene soluto), lorsque sa face est dégoûtante de craie humide et de fard préparé avec les excréments du crocodile, lorsque, dans ses emportements lubriques, elle brise sa couche et les courtines de son lit!» Il n’en fallut pas moins, pour qu’Horace se délivrât des jalousies et des poursuites de la femme aux éléphants (mulier nigris dignissima barris).

Malheureusement, on ne connaît que le nom de cette Inachia, qu’Horace proclamait, trois fois en une nuit, la déesse du plaisir (Inachiam ter nocte potes! s’écriait avec envie l’indigne rivale d’Inachia); mais, presque dans le même temps, Horace s’était lié avec une autre courtisane qui ne le cédait pas en beauté à Inachia et qui pourtant se donnait gratis à son poëte. Horace la nomme, pour cette raison probablement, la bonne Cinara. Ce n’était pas le moyen de la garder longtemps, et bientôt Cinara se mit en quête d’un amant plus prodigue. Elle n’eut pas de peine à le trouver, et Horace, inconsolable, ne put l’oublier qu’en se jetant dans les fumées de Bacchus. Cette courtisane désintéressée eut la maladresse de devenir mère. Le poëte Properce, qui était auprès d’elle pendant les douleurs de l’enfantement, lui conseilla de faire un vœu à Junon, et aussitôt, sous les auspices de cette déesse compatissante, Cinara fut délivrée. Ce vœu, fait à Junon, semble motiver l’opinion des scoliastes, qui veulent que Cinara soit morte en couches. Horace la regretta toute sa vie, à travers tous les amours qui succédèrent à celui qu’il se rappelait sans cesse. Cinara, la bonne Cinara, se rattachait, dans les souvenirs de jeunesse d’Horace, à ses plus douces illusions; Cinara l’avait aimé pour lui-même, sans intérêt et sans récompense: «Je ne suis plus ce que j’étais sous le règne de la bonne Cinara!» disait-il tristement, en approchant de la cinquantaine. Gratidie, qui remplaça Cinara, n’était pas faite pour la condamner à l’oubli: Gratidie avait été belle et courtisée comme elle; mais les années, en dispersant la foule de ses adorateurs, lui avaient conseillé de joindre à son métier de courtisane une industrie plus sûre et moins changeante. Gratidie était parfumeuse et saga, ou magicienne: elle vendait des philtres, elle en fabriquait aussi, et les commentateurs d’Horace ont prétendu qu’elle avait essayé le pouvoir de ses aphrodisiaques sur cet amant, qu’elle croyait par là s’attacher davantage et d’une manière plus invincible. Mais Horace, au contraire, ne tarda pas à secouer un joug que les conjurations et les breuvages de la magicienne n’avaient pas réussi à lui rendre agréable et léger. Le poëte eut horreur des œuvres ténébreuses dont son commerce avec une saga l’avait fait complice; il craignit aussi pour sa santé, que des stimulants trop énergiques pouvaient compromettre, et il se sépara violemment de Gratidie. Celle-ci employa son art magique pour le retenir, pour le ramener; tout fut inutile, et Horace, averti des relations libidineuses que Gratidie entretenait secrètement avec un vieux débauché nommé Varus, s’autorisa de ce prétexte pour rompre avec éclat. Gratidie se plaignit alors hautement, l’accusa d’ingratitude, et le menaça de terribles représailles. Horace savait ce dont elle était capable; il n’attendit donc pas une vengeance qui pouvait le frapper par un empoisonnement plutôt que par des maléfices: il dénonça, dans ses vers, à l’opinion publique, les pratiques criminelles de l’art des sagæ, et il déshonora Gratidie sous le nom transparent de Canidie. Nous avons cité ailleurs les sinistres révélations que fit Horace au sujet des mystères du mont Esquilin. Gratidie fut peut-être forcée de s’expliquer et de se justifier devant les magistrats; elle obtint d’Horace, on ignore par quelle influence et à quel prix, une espèce de rétractation poétique dans laquelle perçait encore une amère et injurieuse ironie: «Je reconnais avec humilité la puissance de ton art, disait-il dans cette nouvelle ode destinée à paralyser le terrible effet des deux autres; au nom du royaume de Proserpine, de l’implacable Diane, je t’en conjure à genoux, épargne-moi, épargne-moi! Trop longtemps j’ai subi les effets de ta vengeance, ô amante chérie des matelots et des marchands forains! Vois, ma jeunesse a fui!... Tes parfums magiques ont fait blanchir mes cheveux... Vaincu par mes souffrances, je crois ce que j’ai nié longtemps.... Oui, tes enchantements pénètrent le cœur... Ma lyre que tu taxes d’imposture, veux-tu qu’elle résonne pour toi? Eh bien, tu seras la pudeur, la probité même!... Non, ta naissance n’a rien d’abject... non, tu ne vas pas, la nuit, savante magicienne, disperser, neuf jours après la mort, la cendre des misérables... Ton âme est généreuse et tes mains sont pures!» A ce désaveu forcé, Canidie répond par des imprécations: «Quoi! tu aurais impunément, nouveau pontife, lancé des foudres sur les sortiléges du mont Esquilin et rempli Rome de mon nom! Tu pourrais, sans éprouver mon courroux, divulguer les rites secrets de Cotytto et te moquer des mystères du libre Amour!» Ce passage prouve évidemment que Gratidie, de même que la plupart des sagæ, se prêtait à d’incroyables débauches et ne restait pas étrangère à certaines orgies nocturnes qui favorisaient une étrange promiscuité des sexes, comme pour renouveler le culte impur de Cotytto, la Vénus de Thrace, l’antique déesse hermaphrodite de la Syrie. «La mort viendra trop lente à ton gré! s’écriait l’infernale Canidie; tu traîneras une vie misérable et odieuse, pour servir de pâture à des souffrances toujours nouvelles... Tantôt, dans les accès d’un sombre désespoir, tu voudras te précipiter du haut d’une tour ou t’enfoncer un poignard dans le cœur; tantôt, mais en vain, tu entoureras ton cou du lacet funeste. Triomphante, je m’élancerai de terre et tu me sentiras bondir sur tes épaules.»

Horace avait besoin de respirer, après un pareil amour, né au milieu des potions érotiques et sous l’empire des invocations magiques: il ne pardonnait pas toutefois à Canidie, car il décocha depuis plus d’un trait acéré contre elle, et il put se réjouir d’avoir fait du surnom qu’il lui donnait le pseudonyme d’empoisonneuse: «Canidie a-t-elle donc préparé cet horrible mets?» disait-il longtemps après, en faisant la critique de l’ail. Horace était excessivement sensible aux mauvaises odeurs qui agissaient sur son système nerveux; il prit ainsi en aversion une fort belle courtisane nommée Hagna, qui puait du nez et n’en était pas moins idolâtrée de son amant Balbinus. Nous passerons sous silence les nombreuses distractions qu’Horace allait chercher dans les domaines de Vénus masculine, et nous laisserons sur le compte de la dépravation romaine les continuelles infidélités qu’il faisait à son Bathylle, en se couronnant de roses et en buvant du cécube ou du falerne. Horace n’était pas plus moral que son siècle, et s’il aima prodigieusement les femmes, il n’aima pas moins les garçons, qu’il leur préférait même souvent: «La beauté, partout où il la rencontrait, dit le savant M. Walkenaer, faisait sur lui une impression vive et brûlante; elle absorbait ses pensées, troublait son sommeil, enflammait ses désirs; il saisissait toutes les occasions de les satisfaire, sans être arrêté par des scrupules et des considérations qui n’avaient aucune force dans les mœurs de son temps.» Dans une de ses épodes, adressée à Pettius, il reconnaît que l’amour s’acharne sans cesse après lui et l’enflamme pour les adolescents et les jeunes filles: «Maintenant, c’est Lysiscus que j’aime, dit-il avec passion, Lysiscus plus beau et plus voluptueux qu’une femme. Ni les reproches de mes amis, ni les dédains de cet adolescent ne sauraient me détacher de lui; rien, si ce n’est un autre amour pour une blanche jeune fille ou pour un bel adolescent à la longue chevelure.» Lorsque le poëte avouait ainsi sa faiblesse honteuse, l’hiver avait trois fois dépouillé les forêts, dit-il dans la même ode, depuis que sa raison se trouvait hors des atteintes d’Inachia. Ce fut à cette époque, dans le cours de sa trentième année, qu’il devint éperdument amoureux de Lycé: c’était une courtisane étrangère, qui exerçait la Prostitution au profit de son prétendu mari, et qui eut l’adresse de résister d’abord aux pressantes sollicitations du poëte.

Acron et Porphyrion, qui ont recueilli de précieux détails sur tous les personnages nommés dans les poésies d’Horace, ne nous font pas connaître le véritable nom de cette Lycé, que le poëte aima entre toutes ses maîtresses; ils nous apprennent seulement qu’elle était d’origine tyrrhénienne, c’est-à-dire qu’elle avait pris naissance dans l’Étrurie, où la population entière, si l’on s’en rapporte au témoignage de l’historien Théopompe, s’adonnait avec fureur à la débauche la plus effrénée. Plaute fait entendre que les mœurs de ce pays n’avaient pas beaucoup changé de son temps, lorsqu’il met ces paroles dans la bouche d’un personnage de sa Cistellaria: «Vous ne serez point contrainte d’amasser une dot, comme les femmes de Toscane, en trafiquant indignement de vos attraits.» Lycé suivait donc les principes de sa patrie, quand elle se vendait au plus offrant et que ses richesses, honteusement acquises, lui permettaient de s’entourer des dehors d’une femme honnête, de simuler un mariage et d’augmenter par là le prix de ses complaisances. Horace y fut trompé comme tout le monde; il crut avoir affaire à une vertu, et, malgré ses répugnances à l’égard de l’adultère, il se relâcha de ce rigorisme jusqu’à venir la nuit suspendre des couronnes à la porte de l’astucieuse courtisane, qui ferma d’abord les yeux et les oreilles. Il s’enhardit par degrés et alla heurter à cette porte inexorable, qui s’ouvrait pour d’autres que pour lui et que les présents seuls avaient le privilége de rendre accessible. Ce fut par une ode qu’il se fit recommander à la sévérité feinte de la belle Étrurienne, qui n’était pas en puissance de mari, mais qui avait auprès d’elle un lénon affidé. Cette ode, composée dans un genre que les Grecs nommaient paraclausithyron, était un chant qu’on exécutait en musique devant la porte close d’une cruelle: «Quand tu vivrais sous les lois d’un époux barbare, aux sources lointaines du Tanaïs, dit le poëte amoureux, Lycé, tu gémirais de me voir, en butte aux aquilons, étendu devant ta porte! Écoute comme cette porte est battue par les vents, comme les arbres de tes jardins gémissent et font gémir les toits de ta maison! Vois comme la neige qui couvre la terre se durcit sous un ciel pur et glacial! Abaisse ta fierté hostile à Vénus!... Tu ne verras pas toujours un amant exposé, sur le seuil de ta demeure, aux intempéries des saisons.»

Horace ignorait certainement que Lycé fût une courtisane, quand il lui montrait, pour la fléchir, son mari dans les bras d’une concubine thessalienne nommée Piéria; quand il lui disait que son père, originaire de Tyrrhène, n’avait pu engendrer une Pénélope rebelle à l’amour; quand il avait recours à la prière et aux larmes pour suppléer à l’inutilité de ses dons. Mais bientôt on n’eut plus rien à lui refuser, dès qu’il accorda ce qu’on lui demandait; il était généreux; il fut aussi heureux qu’on pouvait le faire, et il resta quelque temps l’amant en titre de Lycé, qui ne le congédia que pour donner sa place à un plus jeune et à un plus riche. Il ne se consola pas aisément d’avoir été quitté, et il chercha en vain à renouer une liaison qu’il avait rompue à contre-cœur. Son ressentiment contre Lycé se fit jour avec éclat, quand la beauté de cette courtisane se ressentit de l’usage immodéré que la libertine en avait fait: «Les dieux, Lycé, ont entendu mes vœux! s’écria-t-il avec une joie qui ne prouve pas que son amour fût alors éteint. Oui, Lycé, mes vœux s’accomplissent. Te voilà vieille, et tu veux encore paraître jeune, et d’une voix chevrotante, quand tu as bu, tu sollicites Cupidon, qui te fuit: il repose sur les joues fraîches de la belle Chias, qui sait si bien chanter; il dédaigne en son vol les chênes arides; il s’éloigne de toi, parce que tes dents jaunies, tes rides, tes cheveux blancs, lui font peur. Ni la pourpre de Cos, ni les pierres précieuses ne te rendront ces années, que le temps rapide a comme ensevelies dans l’histoire du passé. Où sont, hélas! ta beauté, ta fraîcheur, tes grâces décentes? Ce visage radieux, qui égalait presque celui de Cinara et que les arts avaient cent fois reproduit, qu’en reste-t-il maintenant? Que reste-t-il de celle en qui tout respirait l’amour et qui m’avait ravi à moi-même? Mais les destins donnèrent de courtes années à Cinara, et ils te laissèrent vivre autant que la corneille centenaire, pour que l’ardente jeunesse puisse voir, non sans rire, un flambeau qui tombe en cendre.» Il y a dans cette pièce le dépit et le regret d’un amant délaissé, et l’on ne peut trop taxer d’hyperbole un portrait si différent de celui qu’Horace avait peint avec enthousiasme peu d’années auparavant. Les femmes, et surtout les courtisanes, il est vrai, chez les Romains, n’étaient pas longtemps jeunes: le climat chaud, les bains multipliés, les cosmétiques et les aphrodisiaques, les festins et les excès en tout genre ne tardaient pas à flétrir la première fleur d’un printemps qui touchait à l’hiver et qui emportait avec lui les plaisirs de l’amour. La vieillesse des femmes commençait à trente ans, et, si le feu des passions érotiques couvait encore sous la céruse et sous le fard, il fallait recourir, pour l’apaiser, aux eunuques, aux spadones, aux gladiateurs, aux esclaves, ou bien aux secrètes et honteuses compensations du fascinum.

Dans le temps même qu’Horace était possesseur des charmes de Lycé, il ne se défendit pas des séductions d’une autre enchanteresse, et il donna l’exemple de l’inconstance à sa nouvelle maîtresse en traversant pour ainsi dire le lit de Pyrrha: il ne l’aimait pas, il n’en était pas jaloux, car un jour il la surprit, dans une grotte où elle était couchée sur les roses, dans les bras d’un bel adolescent à la chevelure parfumée. Il ne troubla pas les baisers de ces deux amants, qui ne soupçonnaient pas sa présence; il se contenta de les admirer, tous deux enivrés d’amour et pétulants d’ardeur. Il se délecta à ce spectacle voluptueux, et il se retira sans bruit, avant que l’heureux couple fût en état de le voir et de l’entendre. Mais, le lendemain, il envoya une ode d’adieu à Pyrrha, pour lui notifier ce dont il avait été témoin et ce qui l’avait guéri d’un amour si mal partagé: «Malheur à ceux pour qui tu brilles comme une mer qu’ils n’ont pas affrontée! Quant à moi, le tableau votif que j’attache aux parois du temple de l’Amour témoignera que j’ai déposé mes vêtements humides, après mon naufrage!» Les naufragés suspendaient dans le temple de Neptune un tableau votif rappelant le danger auquel ils avaient échappé: Horace faisait allusion à cet usage, lorsqu’il remerciait le dieu des amants de l’avoir sauvé au milieu d’une tourmente de jalousie et d’infidélité. Il est remarquable que le poëte, qui ne se piquait jamais de constance pour son propre compte, ne souffrait pas de la part d’une maîtresse la moindre perfidie, et pourtant toutes ses maîtresses étaient des courtisanes! On doit attribuer à une vanité excessive plutôt qu’à une délicatesse de mœurs cette intolérance qui contrastait avec ses doctrines épicuriennes. La seule fois peut-être où il ne fut pas jaloux et où il se prêta même à un partage, c’est quand son ami Aristius Fuscus jeta les yeux sur une affranchie, nommée Lalagé, avec laquelle il se reposait, des plaisirs de Rome et des courtisanes, dans sa villa de la Sabine. Cette Lalagé sortait à peine de l’enfance, et, ne sachant comment résister aux poursuites de Fuscus, elle prétexta son âge, et se défendit ainsi de lui céder immédiatement; mais Horace, sacrifiant l’amour à l’amitié, prit lui-même les intérêts de son ami, en l’invitant à patienter quelque temps, jusqu’à ce qu’il eût triomphé des refus de Lalagé: «Ne cueille pas la grappe encore verte, lui disait-il; attends: l’automne va la mûrir et nuancer de sa couleur de pourpre le noir raisin; bientôt Lalagé te cherchera d’elle-même, car le temps court malgré nous et lui apporte les années qu’il te ravit dans sa fuite; bientôt, d’un œil moins timide, elle provoquera l’amour, plus chérie que ne furent jamais Chloris et la coquette Pholoé; elle montrera ses blanches épaules et rayonnera comme la lune au sein des mers.» En attendant, il célébrait dans ses vers voluptueux les charmes enfantins de Lalagé, et il parcourait la forêt de Sabine en apprenant le nom de Lalagé à tous les échos. Il fut sans doute trompé par cette affranchie, comme il le fut presque en même temps par une autre, nommée Barine, moins enfant et aussi charmante que Lalagé. Selon les scoliastes, Barine se nommait Julia Varina, parce qu’elle était une des affranchies de la famille Julia. Horace eut encore la monomanie de faire de cette courtisane une amante fidèle, et il s’aperçut presque aussitôt que les serments dont elle l’avait bercé n’étaient qu’un moyen de tirer de lui plus de présents: «Barine, lui écrivit-il, je te croirais, si un seul de tes parjures eût été suivi d’un châtiment; si une seule de tes dents en fût devenue moins blanche; si seulement un de tes ongles en eût été déformé; mais, perfide, à peine as-tu, par des serments trompeurs, engagé de nouveau ta foi, que tu n’en parais que plus belle, que tu te montres avec encore plus d’orgueil à cette jeunesse qui t’adore! Oui, Barine, tu peux, avec de décevantes paroles, prendre à témoin les ondes de la mer, les astres silencieux de la nuit, les dieux inaccessibles au froid de la mort. Vénus rira de tes sacriléges; les nymphes indulgentes et le cruel Cupidon, aiguisant sans cesse ses ardentes flèches, en riront. Il n’est que trop vrai, tous ces adolescents ne grandissent que pour t’assurer de nouveaux esclaves. Ceux que tu retiens dans le servage te reprochent tes trahisons et ne peuvent se résoudre à s’éloigner du foyer d’une maîtresse impie!»

Horace, à cette époque, âgé de trente-huit ans (27 ans avant J.-C.), se livrait à toute la fougue de son tempérament; il cherchait une maîtresse fidèle et il n’en trouvait pas, faute de la prêcher d’exemple; il se retirait souvent dans une de ses maisons de campagne, à Prœneste ou à Ustica, et il emmenait avec lui, pour passer le temps, quelque belle affranchie, qui se lassait bientôt de cette espèce de servitude et qui le quittait pour retourner à Rome. Comme il allait partir pour Ustica, son domaine de la Sabine, il rencontra sur la voie Sacrée une jeune femme, portant la toge et coiffée d’une perruque blonde: elle était d’une beauté si merveilleuse, que tous les regards la suivaient avec admiration, mais cette beauté se trouvait encore relevée par celle d’une compagne plus âgée qu’elle, quoique non moins resplendissante d’attraits. La ressemblance de ces deux courtisanes, qui ne différaient que par l’âge, prouvait suffisamment que l’une était la fille de l’autre. Horace fut émerveillé et il se sentit sur-le-champ épris de toutes deux à la fois; mais quand il sut que la mère avait pour amie cette parfumeuse Gratidie, à laquelle il avait fait une si triste célébrité, il résolut de ne s’occuper que de la fille, nommée Tyndaris, chanteuse de son métier, entretenue par un certain Cyrus, jaloux et colère, qui la battait. Il envoya cette déclaration d’amour à Tyndaris: «Les dieux me protégent, les dieux aiment mon encens et mes vers. Viens auprès de moi, et l’Abondance te versera de sa corne féconde tous les trésors des champs. Là, dans une vallée solitaire, à l’abri des feux de la canicule, tu chanteras sur la lyre d’Anacréon la fidèle Pénélope, la trompeuse Circé, et leur amour inquiet pour le même héros. Là, sous l’ombrage, tu videras sans péril une coupe de Lesbos, et les combats de Bacchus ne finiront pas comme ceux de Mars; tu n’auras plus à craindre, qu’un amant colère et jaloux, abusant de ta faiblesse, ose porter sur toi des mains brutales, arracher les fleurs de ta chevelure et déchirer ton voile innocent.» La chanteuse, en recevant cette ode, alla consulter sa mère, qui lui raconta l’indigne conduite du poëte à l’égard de Gratidie, et qui lui conseilla de ne pas s’exposer à de pareils traitements. Tyndaris répondit donc à Horace qu’elle ne pouvait, sans offenser sa mère, accepter les hommages de l’injurieux accusateur de Gratidie. Alors, Horace essaya par la flatterie de mettre dans son parti la mère de Tyndaris, à laquelle il écrivit: «O toi, d’une mère si belle, fille plus belle encore, je t’abandonne mes coupables ïambes; ordonne, et qu’ils soient consumés par la flamme ou ensevelis dans les flots... Apaise ton âme irritée. Moi aussi, au temps heureux de ma jeunesse, je connus le ressentiment, et je fus entraîné, dans mon délire, à de sanglants ïambes. Aujourd’hui je veux faire succéder la paix à la guerre: ces vers insultants, je les désavoue, mais rends-moi ton cœur et deviens ma maîtresse!» Tyndaris se laissa toucher et réconcilia Horace avec la vieille Gratidie, en faisant elle-même les frais du raccommodement.

C’est après Tyndaris, que Lydie inspira au poëte volage une des passions les plus vives qu’il eût encore ressenties. Lydie était éprise d’un tout jeune homme, qu’elle détournait des exercices gymnastiques et des laborieux travaux de son éducation patricienne: Horace lui reprocha de perdre ainsi l’avenir de ce jeune homme, qu’il parvint à remplacer, en se montrant plus libéral que lui. Mais à peine avait-il succédé à cet imberbe Sybaris, que Lydie, aussi capricieuse qu’il pouvait l’être jamais, lui donna pour rival un certain Télèphe, qui s’était emparé d’elle et qui la captivait par les sens. Horace n’était pas homme à soutenir une semblable rivalité; il tint bon cependant, et il essaya, par la persuasion et par la tendresse, de lutter contre un robuste rival, qui lui défaisait le soir tous ses projets du matin. Sa poésie la plus amoureuse était sans force vis-à-vis des faits et gestes de ce copieux amant: «Ah! Lydie! s’écrie-t-il dans une ode charmante, qui n’émut pas même cette belle inhumaine: quand tu loues devant moi le teint de rose, les bras d’ivoire de Télèphe, malheur à toi! mon cœur s’enflamme et se gonfle de colère. Alors mon esprit se trouble, je rougis et pâlis tour à tour; une larme furtive tombe sur ma joue et trahit les feux secrets dont je suis lentement dévoré. O douleur! quand je vois tes blanches épaules honteusement meurtries par lui dans les fureurs de l’ivresse; quand je vois tes lèvres où sa dent cruelle imprime ses morsures! Non, si tu veux m’écouter, ne te fie pas au barbare, dont les baisers déchirent cette bouche divine où Vénus a répandu son plus doux nectar. Heureux, trois fois heureux, ceux qu’unit un lien indissoluble, que de tristes querelles n’arrachent pas l’un à l’autre, et que la mort seule vient trop tôt séparer!» Lydie dédaigna les prières et les conseils d’Horace: elle ne congédia point l’amant qui la mordait et qui la meurtrissait de coups, mais elle ferma sa porte à l’importun conseiller.

Horace ne pouvait rester un seul jour sans maîtresse. Quoiqu’il aimât avec plus de frénésie l’infidèle qui le chassait, il voulut, par le nombre de ses distractions galantes, étouffer cet amour qui n’en était que plus vivace dans son cœur; il fit parade de ses nouvelles maîtresses: «Lorsqu’un plus digne amour m’appelait, dit-il dans une ode, j’étais retenu dans les liens chéris de Myrtale, l’affranchie Myrtale, plus emportée que les flots de l’Adriatique quand ils creusent avec rage les golfes de la Calabre.» Mais il ne se consolait pas d’avoir perdu Lydie. Il revint à Rome, et il apprit avec joie que le brutal Télèphe avait un successeur, et que Lydie était entretenue par Calaïs, fils d’Ornythus de Thurium; Calaïs, jeune et beau, ne devait pas craindre de rival. Horace alla voir Lydie, et elle ne le vit pas sans émotion: ils tombèrent dans les bras l’un de l’autre. Le poëte a chanté sa réconciliation dans cet admirable dialogue: «Tant que j’ai su te plaire et que nul amant préféré n’entourait de ses bras ton cou d’ivoire, je vivais plus heureux que le grand roi.—Tant que tu n’as pas brûlé pour une autre et que Lydie ne passait point après Chloé, Lydie vivait plus fière, plus glorieuse que la mère de Romulus.—Chloé règne aujourd’hui sur moi; j’aime sa voix si douce, mariée aux sons de sa lyre; pour elle, je ne craindrais pas la mort, si les Destins voulaient épargner sa vie.—Je partage les feux de Calaïs, fils d’Ornythus de Thurium; pour lui, je souffrirais mille morts, si les Destins voulaient épargner sa vie.—Quoi! s’il revenait, le premier amour? s’il ramenait sous le joug nos cœurs désunis? si je fuyais la blonde Chloé et que ma porte s’ouvrît encore à Lydie?—Bien qu’il soit beau comme le jour, et toi plus léger que la feuille, plus irritable que les flots, c’est avec toi que j’aimerais vivre, avec toi que j’aimerais mourir!»

Les amours des courtisanes étaient changeants: Lydie retourna bientôt à Calais, et Horace, à Chloé, tout en regrettant Lydie, tout en s’affligeant de n’avoir pas su la fixer. La blonde Chloé était encore enfant, lorsqu’elle vendit sa fleur au poëte, qui la négligea bientôt pour s’attacher à deux autres maîtresses plus mûres et moins ignorantes, à Phyllis, affranchie de Xanthias, et à Glycère, l’ancienne amante de Tibulle. Ce fut dans une singulière circonstance, qu’il eut révélation des beautés cachées de Phyllis et qu’il se sentit jaloux de les posséder. Un jour, il alla faire visite à un ami, nommé Xanthias, jeune Grec de Phocée, épicurien et voluptueux comme lui; il ne voulut pas qu’on avertît de sa présence l’hôte aimable qu’il venait voir et qu’on lui dit être enfermé dans la bibliothèque de sa maison, au milieu des bustes et des portraits de ses ancêtres; il eut l’idée de le surprendre et il le surprit, en effet, car il ne le trouva pas la tête penchée sur un livre: Xanthias avait écarté tous ses domestiques, pour être seul avec une esclave dont il avait fait sa concubine. Horace, arrêté sur le seuil, ne troubla pas un tête-à-tête dont il observa curieusement les épisodes et dont il partagea en quelque sorte les plaisirs. Xanthias s’aperçut qu’il avait un témoin muet de son bonheur, lorsqu’il eut la conscience de lui-même et de sa situation; il rougit de honte et chassa brutalement la belle Phyllis, qui se reprochait tout bas son abandon, et qui se retira toute confuse devant la colère de son maître. Il y avait chez les Romains un préjugé très-répandu et très-invétéré, qui représentait comme déshonorant le commerce intime d’un homme libre avec une esclave. Xanthias ne se consolait pas d’avoir dévoilé son secret malgré lui, et il écoutait à peine les raisonnements d’Horace, qui cherchait à justifier aux yeux de son ami une faiblesse amoureuse qu’il eût volontiers prise pour son propre compte. Horace fit l’éloge le moins équivoque de la complice de Xanthias, et il laissa celui-ci sous l’impression d’une sorte de jalousie qui réhabilitait Phyllis. D’après le conseil d’Horace, Xanthias commença par affranchir cette esclave, pour n’avoir plus à rougir de la rapprocher de lui. Horace lui avait envoyé une ode, dans laquelle il flattait Phyllis, de la manière la plus délicate, en la comparant à la blanche Briséis aimée d’Achille, à Tecmesse aimée d’Ajax son maître, à la vierge troyenne dont Agamemnon fut épris après la chute de Troie: «Ne rougis pas d’aimer ton esclave, ô Xanthias! disait-il; sais-tu si la blonde Phyllis n’a pas de nobles parents qui seraient l’orgueil de leur gendre? Sans doute, elle pleure une naissance royale et la rigueur des dieux pénates. Non, celle que tu as aimée n’est pas d’un sang avili; si fidèle, si désintéressée, elle n’a pu naître d’une mère dont elle aurait à rougir. Si je loue ses bras, son visage et sa jambe faite au tour, mon cœur n’y est pour rien. Ne va pas soupçonner un ami dont le temps s’est hâté de clore le huitième lustre.» Horace à quarante ans n’était pas moins curieux qu’à vingt, et ce qu’il avait vu de Phyllis le tourmentait d’une secrète impatience de revoir à son aise une si charmante fille. Le soin qu’il prend, dans son ode à Xanthias, de se dire exempt de toute convoitise, semblerait prouver le contraire, et il est probable que Phyllis lui sut gré d’avoir contribué à la faire affranchir. Cet affranchissement la délivra de Xanthias qu’elle n’aimait pas, et une fois maîtresse d’elle-même, elle s’amouracha de Télèphe, qu’Horace avait eu déjà pour rival. Ce Télèphe ne lui resta pas longtemps attaché et il céda la place à Horace, qui adressa une ode consolatrice à la blonde Phyllis, pour l’inviter à venir célébrer avec lui dans une de ses villas les ides d’avril, mois consacré à Vénus Marine: «Télèphe, que tu désires, n’est pas né pour toi; jeune, voluptueux et riche, une autre s’est emparée de lui et le retient dans un doux esclavage, à l’exemple de Phaéton foudroyé et de Bellérophon, que Pégase, impatient du frein d’un mortel, rejeta sur la terre: cet exemple doit réprimer des espérances trop ambitieuses. Ne regarde pas au-dessus de toi, et tremblant d’élever trop haut ton espoir, ne cherche que ton égal. Viens, ô mes dernières amours, car, après toi, je ne brûlerai pour aucune autre. Apprends des airs que me répétera ta voix adorée: les chants adoucissent les noirs chagrins.» Phyllis était devenue courtisane, et son talent d’aulétride la faisait distinguer entre les chanteuses qui se louaient dans les festins; quoique Horace l’appelât ses dernières amours (meorum finis amorum), il lui donna encore plus d’une rivale préférée.

Glycère fut celle qu’il aima davantage; il savait par Tibulle, qui l’avait aimée avant lui, ce qu’elle valait comme amante; il n’eut pas de répit qu’il ne remplaçât auprès d’elle Tibulle ou plutôt le jeune adolescent qui avait succédé à Tibulle. «Ne sois pas si triste, Albius, au souvenir des rigueurs de Glycère? écrivait-il à son ami Tibulle. Faut-il soupirer d’éternelles élégies, parce qu’un plus jeune t’a éclipsé aux yeux de l’infidèle?» Horace était assez riche et assez aimable, pour que Glycère fermât les yeux sur les cheveux gris que lui cachait une couronne de roses; elle accepta les offrandes et le culte d’Horace; elle lui donna rendez-vous dans une délicieuse maison où elle avait établi le centre de son empire amoureux; Horace lui envoya ce billet, au moment où elle faisait sa toilette, au milieu de ses ancillæ et de ses ornatrices, pour recevoir son nouvel amant: «O Vénus, reine de Gnide et de Paphos, dédaigne le séjour chéri de Chypre; viens dans la brillante demeure de Glycère qui t’appelle avec des flots d’encens! Amène avec toi le bouillant Amour, les Grâces aux ceintures dénouées, et les Nymphes, et Mercure, et la Jeunesse, qui sans toi n’a plus de charmes!» Cette Glycère avait toutes les qualités d’une courtisane consommée; elle exerça une irrésistible influence sur les sens d’Horace, qui se livra aux ardeurs de sa passion avec tant d’emportement, que sa santé en fut altérée, et qu’il augmenta par ces excès l’irritabilité de ses nerfs. Il tombait alors dans des crises spasmodiques qui l’épuisaient encore plus que ses transports amoureux, et souvent, au sortir des bras de sa maîtresse, il s’abandonnait aux sombres rêveries d’une espèce de maladie noire, que la jalousie avait produite et qu’elle menaçait d’aggraver tous les jours. Mais cette jalousie lui avait été si souvent funeste dans ses amours, qu’il se faisait violence pour la cacher et qu’il s’étourdissait au milieu des festins: «Je veux perdre la raison, disait-il à son ancien rival Télèphe, devenu son ami et son compagnon de table. Où sont les flûtes de Bérécynthe? Que fait ce hautbois suspendu près de la lyre muette? Je hais les mains paresseuses: semez les roses! Que le bruit de nos folies éveille l’insensé Lycus et la jeune voisine si mal unie à ce vieil époux. Ta noire chevelure, ô Télèphe, tes yeux doux et brillants comme l’étoile du soir, attirent l’amoureuse Rhodé, et moi je languis, je brûle pour ma Glycère...» En faisant allusion à la verte jeunesse de Télèphe, il faisait un triste retour sur ses quarante-trois ans, sur sa chevelure grisonnante, sur son crâne chauve, sur ses yeux bordés de rouge, sur ses rides et sur son teint jauni. Glycère, en courtisane adroite, évitait pourtant d’évoquer ces fâcheuses pensées, et quelquefois Horace, assis ou plutôt couché à table avec elle, pouvait croire qu’il n’avait pas plus perdu que son vin en vieillissant. Alors sa verve de poëte s’échauffait, et il redevenait jeune en chantant Glycère: «Le fils de Jupiter et de Sémélé, les désirs voluptueux et leur mère cruelle m’ordonnent de rendre mon cœur aux amours que je croyais finies pour moi. Je brûle pour Glycère! j’aime son teint éblouissant et pur comme un marbre de Paros; j’aime ses charmants caprices et la vivacité dangereuse de ses regards. Vénus me poursuit et s’attache à moi tout entière; au lieu de chanter les sauvages tribus de la Scythie et le cavalier parthe, si redouté dans sa fuite, ma lyre n’a plus que des chants d’amour. Esclaves, posez, sur un autel de vert gazon, la verveine, l’encens et une coupe de vin: le sang d’une victime désarmera la déesse.» Les commentateurs se sont beaucoup occupés de ce sacrifice, et ils n’ont eu garde de se mettre d’accord sur la déesse à qui Horace voulait l’offrir. C’était Vénus, selon les uns; c’était Glycère divinisée, selon les autres. On a beaucoup débattu un autre point, aussi difficile à éclaircir: quelle était la victime que le poëte se proposait d’immoler (mactata hostia)? Le savant Dacier a prétendu que les Grecs et les Romains ne souillaient jamais de sang les sacrifices offerts à Vénus. En réponse à cette docte argumentation, le dernier historien d’Horace a cité un passage de Tacite, d’après lequel on ne saurait contester que les autels de Vénus furent ensanglantés comme ceux des autres dieux et déesses: on avait soin seulement que les animaux qu’on immolait, chèvres, génisses, colombes, ne fussent pas des mâles. Le sacrifice dont il est question dans l’ode d’Horace à Glycère, pourrait bien être d’une espèce plus érotique, car un amant qui appréhendait les maléfices et qui voulait surtout se garantir du nœud d’impuissance, brûlait de l’encens et de la verveine sur l’autel de ses dieux lares, versait une patère de vin dans la flamme et transformait ensuite sa maîtresse en victime qu’il immolait à Vénus.

Pendant sa liaison avec Glycère, Horace se brouilla impitoyablement avec plusieurs maîtresses qu’il avait eues et qui comptaient rester ses amies. On peut supposer avec raison que ce fut à l’instigation de Glycère, qu’il ne fit grâce ni à Chloris, ni à Pholoé, ni à Chloé, ni même à sa chère Lydie. Il outragea dans ses vers celles qu’il avait chantées naguère avec le plus de tendresse. Il est impossible de ne pas reconnaître la haine de Glycère contre Lydie dans cette ode injurieuse: «Les jeunes débauchés viennent moins souvent frapper à coups redoublés tes fenêtres et troubler ton sommeil; ta porte reste enchaînée au seuil, elle qui roulait si facilement sur ses gonds. Déjà tu entends de moins en moins répéter ce refrain: Tandis que je veille dans les longues nuits, Lydie, tu dors! Bientôt, vieille et flétrie, au coin d’une rue solitaire, tu pleureras à ton tour les dédains des plus vils amants. Quand de brûlants désirs, quand cette chaleur qui met en rut les cavales, s’allumeront dans ton cœur ulcéré, tu gémiras de voir cette joyeuse jeunesse, qui se couronne de myrte et de lierre verdoyant, et qui dédie à l’Hèbre glacé les couronnes flétries.» Horace, qui avait eu le courage d’insulter Lydie et de la représenter meretrix de carrefour, provoquant les passants au coin des rues; Horace n’eut pas le moindre remords, en sacrifiant à quelque ressentiment de Glycère la vieille Chloris et sa fille Pholoé, qui était alors une des fameuses à la mode: «Femme du pauvre Ibicus, mets donc enfin un terme à tes débauches et à tes infâmes travaux. Quand tu es si proche de la mort, cesse de jouer au milieu des jeunes filles et de faire ombre à ces blanches étoiles. Ce qui sied assez bien à Pholoé ne te sied plus, ô Chloris! Que ta fille, comme une bacchante excitée par les sons des cymbales, assiége les maisons des jeunes Romains; que, dans son amour pour Nothus, elle folâtre comme la chèvre lascive. Quant à toi, vieille, ce sont les laines de Luceria, et non les cythares qui te conviennent, et non la rose aux couleurs purpurines: d’un tonneau de vin, on ne boit pas la lie.» Horace, au lieu de déchirer quelques pages dans ses livres d’odes, en ajoutait de bien amères, de bien cruelles, qui n’effaçaient pas les chants d’amour de sa jeunesse. Il avait quarante-sept ans; il était follement épris de Glycère, et en publiant le recueil de ses odes, il les mêla de telle sorte, qu’on ne pouvait plus retrouver la suite chronologique de ses maîtresses et de ses amours dans les pièces de vers qu’il avait composées pour les immortaliser; mais Glycère ne fut pas encore satisfaite de la place que le poëte lui avait réservée dans ce recueil: elle s’irrita, elle congédia son trop docile amant, et quoi qu’il fît pour rentrer en grâce, elle ne voulut pas lui pardonner ses torts imaginaires.

Horace essaya inutilement de lui inspirer de la jalousie et de lui prouver qu’il pouvait se passer d’elle: il se tourna vers une ancienne maîtresse, qu’il n’avait pas du moins injuriée, et il n’épargna rien pour redevenir son amant. Cette maîtresse était Chloé, cette belle esclave de Thrace, qu’il avait possédée le premier et qui n’avait pas su le retenir sous le prestige d’une naïve tendresse d’enfant. La blonde Chloé avait acquis de l’expérience, en devenant une courtisane en vogue; elle se trouvait, à cette époque, dans tout l’éclat de ses grâces, de ses talents et de sa réputation: elle avait autour d’elle une brillante cour d’adorateurs empressés; elle se montrait partout avec eux, à la promenade, au théâtre, aux bains de mer; son luxe surpassait celui de ses rivales, et elle n’était entretenue néanmoins que par un jeune marchand, nommé Gygès. Ce Gygès, elle l’aimait sans doute parce qu’il n’avait pas d’égal en beauté, mais elle lui était surtout attachée à cause de l’immense fortune de ce jeune homme. Ils vivaient donc ensemble comme mari et femme, lorsque Gygès rencontra une autre courtisane, appelée Astérie: il l’aima aussitôt et il ne songea plus qu’à se séparer de Chloé, qui veillait sur lui comme sur un trésor. Il prétexta un voyage en Bithynie, où, disait-il, l’appelaient ses affaires de commerce. Il partit et promit à Astérie de ne revenir que pour elle. Dès qu’il fut éloigné, son amour pour Astérie éclata par des présents qui la dénoncèrent à l’inquiète jalousie de Chloé. Sans cesse Astérie recevait des lettres du voyageur; Chloé n’en recevait aucune; elle ignorait même en quel pays il se trouvait, plus résolu que jamais à ne reparaître à Rome que pour ne plus quitter son Astérie. Chloé était hors d’elle, furieuse et désolée à la fois; elle apprit que Gygès était allé de Bithynie en Épire: elle lui envoya un émissaire chargé de lettres suppliantes et passionnées.

Le moment était mal choisi pour faire oublier à Chloé l’absence de Gygès; Horace fut repoussé par cette belle délaissée, qui ne lui épargna pas les dédains. Horace se vengea, non-seulement par une épigramme contre la superbe Chloé, mais encore en prenant fait et cause pour Astérie, dont il se fit l’ami et le protecteur. Il lui adressa une ode, dans laquelle il l’encourageait à rester fidèle à son fidèle Gygès, et à ne rien craindre des intrigues de sa rivale abandonnée: «Astérie, prends garde que ton voisin Énipée te plaise plus qu’il ne faut? Personne, il est vrai, ne manie au Champ-de-Mars un cheval avec plus d’adresse, et ne fend plus vite à la nage les eaux du Tibre. Le soir, ferme ta porte, aux sons de la flûte plaintive; ne jette pas les yeux dans la rue, et quand il t’appellerait cent fois cruelle, reste inflexible!» Il lui apprenait que l’émissaire de Chloé avait tenté vainement d’émouvoir le cœur de Gygès, ce cœur qui appartenait désormais à la seule Astérie; il put jouir du désespoir de Chloé, mais le mauvais succès de ses tentatives amoureuses auprès de cette courtisane avait laissé dans son propre cœur un amer découragement; il crut se rendre justice, en invoquant une dernière fois Vénus, qui lui avait été si souvent favorable: «J’ai joui naguère de mes triomphes sur les jeunes filles, et j’ai servi non sans gloire sous les drapeaux de l’Amour. Aujourd’hui, je consacre à Vénus Marine mes armes et ma lyre, qui n’est plus faite pour ces combats; je les suspends, à gauche de la déesse, aux parois de son temple. Mettez-y également les flambeaux, les leviers et les haches qui menaçaient les portes fermées. O déesse, qui règnes dans l’île fortunée de Chypre et dans Memphis, où l’on ne connut jamais les neiges de Sithonie, ô souveraine des amours, touche seulement de ton fouet divin l’arrogante Chloé!»

Mais Horace disait adieu trop tôt à Vénus: il reconnut avec joie qu’il pouvait encore avoir droit aux faveurs de la déesse. Il vit ou peut-être il revit Lydé, habile chanteuse qui jouait de la lyre dans les festins; il ne fut pas longtemps à lier avec elle une partie amoureuse, et il emprunta certainement à sa bourse les plus grands moyens de séduction. Il mit d’abord ses projets sous les auspices de Mercure, dieu des poëtes, des voleurs et des marchands: «Inspire-moi, dit-il à ce dieu des courtisanes, inspire-moi des chants qui captivent l’oreille de la sauvage Lydé! Comme la jeune cavale bondit en se jouant dans la plaine et fuit l’approche du coursier, Lydé me fuit et l’amour l’effarouche encore.» Mais elle ne tarda pas à s’apprivoiser, et elle venait souvent chanter dans les festins où Horace puisait au fond de ses vieilles amphores sa philosophie sceptique et insouciante. Les odes qu’il adresse à Lydé sont surtout des invitations à boire: «Que faire de mieux le jour consacré à Neptune? Allons, Lydé, tire le cécube caché au fond du cellier, et force ta sobriété dans ses retranchements... Nous chanterons tour à tour, moi, Neptune et les vertes chevelures des Néréides; toi, sur ta lyre d’ivoire, Latone et les flèches rapides de Diane. Nos derniers chants seront pour la déesse qui règne à Gnide et aux brillantes Cyclades, et qui vole à Paphos sur un char attelé de cygnes. Nous redirons aussi à la Nuit les hymnes qui lui sont dus.» Dans une ode à Quintus Hirpinus, Horace, qui a des cheveux blancs et qui les couronne de roses, compte encore sur la chanteuse Lydé, pour égayer le repas où Bacchus dissipe les soucis rongeurs: «Esclave, fais rafraîchir promptement l’ardent falerne dans cette source qui fuit loin de nous? Et toi, fais sortir de la maison de Lydé le galant qu’elle y a recueilli au passage (quis devium scortum eliciet domo Lyden)? Dis-lui de se hâter. Qu’elle vienne avec sa lyre d’ivoire, les cheveux négligemment noués à la manière des femmes de Sparte!»

C’en est fait, la carrière amoureuse d’Horace se ferme des mains de Lydé: il ne recherche plus la société des courtisanes; il n’aime plus les femmes; il sait qu’il n’a plus rien de ce qu’il faut pour leur plaire, il ne s’exposera donc plus à leurs dédains et à leurs refus; mais il invoque encore Vénus: «Après une longue trêve, ô Vénus, tu me déclares de nouveau la guerre! Je ne suis plus ce que j’étais sous le règne de l’aimable Cinara, je vais compter dix lustres; n’essaie plus, mère cruelle des tendres amours, de courber sous ton joug, autrefois si doux, un cœur devenu rebelle! Va où t’appellent les vœux passionnés de la jeunesse; transporte, sur l’aile de tes cygnes éblouissants, les plaisirs et la volupté dans la demeure de Maxime, si tu cherches un cœur fait pour l’amour... Pour moi, adieu les garçons, les femmes, le crédule espoir d’un tendre retour! adieu les combats du vin et les fleurs nouvelles dont j’aimais à parer ma tête! Mais, hélas! pourquoi, Ligurinus, pourquoi ces larmes furtives qui coulent de ma joue? pourquoi au milieu de mon discours ma voix expire-t-elle dans le silence de l’embarras? La nuit, dans mes songes, c’est toi que je tiens embrassé; toi que je poursuis sur le gazon du Champ-de-Mars, cruel, et dans les eaux du Tibre!» Horace est amoureux du beau Ligurinus, et cette honteuse passion remplira ses dernières années. Le favori des courtisanes, le poëte des grâces et des amours, déshonore ses cheveux blancs et s’abandonne aux plus hideux égarements de la Prostitution romaine.

CHAPITRE XXV.

Sommaire.—Catulle.—Licence et obscénité de ses poésies.—Le patient Aurélius et le cinæde Furius.—Épigramme contre ses détracteurs.—Ses maîtresses et ses amies.—Clodia ou Lesbie, fille du sénateur Métellus Céler, maîtresse de Catulle.—Le moineau de Lesbie.—Pourquoi Clodia reçut de Catulle le surnom de Lesbie.—Ce que c’était que le moineau de Lesbie.—Mort de ce moineau chantée par Catulle.—Désespoir de Lesbie.—Passion violente de Catulle pour Lesbie.—Rupture des deux amants.—Résignation de Catulle.—La maîtresse de Mamurra.—Mariage concubinaire de Lesbie.—Catulle revoit Lesbie en présence de son mari.—Subterfuges employés par Lesbie pour ne pas éveiller la jalousie de son mari.—La courtisane Quintia au théâtre.—Vers de Catulle contre Quintia.—Catulle n’a pas donné de rivale dans ses poésies, à Lesbie.—La courtisane grecque Ipsithilla.—Billet galant qu’adressa Catulle à cette courtisane.—Épigramme de Catulle aux habitués d’une maison de débauche où s’était réfugiée une de ses maîtresses.—Il ne faut pas reconnaître Lesbie dans l’héroïne de ce mauvais lieu.—Colère de Catulle contre Aufilena.—La catin pourrie.—Vieillesse prématurée de Catulle.—Lesbie au lit de mort de son amant.—Properce.—Cynthie ou Hostilia, fille d’Hostilius.—Son amour pour Properce.—Statilius Taurus, riche préteur d’Illyrie, entreteneur de Cynthie.—Résignation de Properce à l’endroit des amours de sa maîtresse avec Statilius Taurus.—Les oreilles de Lygdamus.—Conseils de Properce à sa maîtresse.—La docte Cynthie.—Élégies de Catulle sur les attraits de sa maîtresse.—Axiome de Properce.—Nuit amoureuse avec Cynthie.—Les galants de Cynthie.—Ses nuits à Isis et à Junon.—Gémissements de Properce sur la conduite de Cynthie.—Les bains de Baïes.—Les amours de Gallus.—Properce se jette dans la débauche pour oublier sa maîtresse.—Réconciliation de Properce avec Cynthie.—Changement de rôles.—Acanthis l’entremetteuse.—Jalousie de Cynthie.—Lycinna.—Subterfuge qu’employa Cynthie pour s’assurer de la fidélité de son amant.—Les joyeuses courtisanes. Phyllis et Téïa.—Properce pris au piége.—Fureur de Cynthie.—L’empoisonneuse Nomas.—Funérailles précipitées de Cynthie.—Mort de Properce.—Ses cendres réunies à celles de Cynthie.

Horace était à peine né, que Catulle, ce grand poëte de l’amour ou plutôt de la volupté, venait de mourir, à l’âge de trente-six ans, victime de l’abus des plaisirs, selon plusieurs de ses historiens; mais, selon les autres, n’ayant succombé qu’à la faiblesse de sa nature délicate et maladive, malgré les précautions d’une vie calme et chaste. Cette vie-là, dans tous les cas, n’avait pas toujours été telle, puisque les poésies de Catulle, si mutilées et si expurgées que les ait faites la censure des premiers siècles du christianisme, respirent encore la licence érotique et la philosophie épicurienne. Le poëte, ami de Cornélius Népos et de Cicéron, a composé ses vers au milieu des libertins et des courtisanes de Rome; il parle même leur langage dans ces vers, ornés de toutes les grâces du style; il ne recule jamais devant le mot obscène, qu’il fait sonner avec effronterie dans une phrase élégante et harmonieuse; il se plaît aux images et aux mystères de la débauche la plus hardie, mais il a l’excuse d’être naïf dans ce qu’il ose dire et dépeindre. On voit que ses voyages et son séjour en Asie, en Grèce et en Afrique, ne lui avaient laissé ignorer rien de ce qui devait servir à composer l’impure mosaïque de la Prostitution romaine. Et pourtant, dans une épigramme contre ses détracteurs, le patient Aurélius et le cinæde Furius (pathice), qui, d’après ses vers voluptueux (molliculi), ne le supposaient pas trop pudique, il n’hésite point à défendre sa pudeur: «Un bon poëte, dit-il, doit être chaste; mais est-il nécessaire que ses vers le soient? ils ont assez de sel et d’agrément, tout voluptueux et peu décents qu’ils sont, quand ils peuvent éveiller les sens, non-seulement des jeunes garçons, mais encore de ces barbons qui ne savent plus remuer leurs reins épuisés.» Catulle était trop instruit des secrets de Vénus, pour n’avoir pas acquis ce savoir et cette expérience, aux dépens de sa pudeur et de sa santé.

Il nous fait connaître, dans ses poésies, dont la moitié n’est pas venue jusqu’à nous, trois ou quatre courtisanes grecques qui furent ses maîtresses et ses amies; elles étaient à la mode de son temps (50 à 60 ans avant J.-C.), mais leur réputation de beauté, d’esprit, de talents et de grâces, si éclatante qu’elle ait été dans la période de leurs amours, n’a pas duré assez longtemps pour qu’on en trouve un reflet dans les œuvres d’Horace. Il n’y a que Lesbie, dont le nom, immortalisé par Catulle, ait survécu au moineau qu’elle avait tant pleuré; et encore, suivant les commentateurs, cette Lesbie, fille d’un sénateur, Métellus Céler, s’appelait Clodia, et n’appartenait pas à la classe des courtisanes. Au reste, le poëte semble avoir évité, dans les vers adressés à Lesbie ou à son moineau, d’admettre un détail qui aurait pu la désigner personnellement: il ne fait pas le portrait de cette belle; il ne nous révèle pas seulement la couleur de ses cheveux; il se borne à des énumérations de baisers, mille fois donnés et rendus, dont il embrouille tellement le nombre, que les envieux ne puissent jamais les compter: «Tu me demandes, Lesbie, combien il me faudrait de tes baisers, pour que j’en eusse assez et trop? Autant qu’il y a de grains de sable amoncelés en Libye, dans les déserts de Cyrène, depuis le temple de Jupiter Ammon jusqu’au tombeau sacré du vieux Battus; autant qu’il y a d’étoiles qui, dans le silence de la nuit, sont témoins des amours furtifs du genre humain!» Cette Lesbie, que Catulle avait surnommée ainsi par allusion à ses goûts lesbiens, et qu’il a comparée à Sapho en traduisant pour elle l’ode de la célèbre philosophe de Lesbos, est plus connue par son moineau que par ses mœurs galantes. Ce moineau, délices de Lesbie, qui jouait avec elle, qu’elle cachait dans son sein, qu’elle agaçait avec le doigt, et dont elle aimait à provoquer les morsures, lorsqu’elle attendait son amant et cherchait à se distraire de l’ennui de l’attente; ce moineau, dont Catulle a chanté la mort, n’était pas un oiseau, si l’on s’en rapporte à la tradition conservée par les scoliastes; c’était une jeune fille, compagne de Lesbie qui l’aimait à l’égal de son amant: «Pleurez, ô Grâces, Amours, et vous tous qui êtes beaux entre les hommes! il est mort le moineau de ma maîtresse, moineau qui faisait ses délices et qu’elle aimait plus que la prunelle de ses yeux!» Mais les scoliastes de Catulle ont peut-être abusé des priviléges de l’interprétation, en se fondant sur sa belle imitation de l’ode de Sapho, que le poëte n’a pas craint de dédier à Lesbie; nous ne soutiendrons pas contre eux que Catulle n’a entendu pleurer qu’un moineau: «O misérable moineau! voilà donc ton ouvrage: les yeux de ma maîtresse sont enflés et rouges d’avoir pleuré.»

Catulle était si passionnément épris de Lesbie, qu’il ne prévoyait pas la fin de cette passion qu’elle partageait aussi: «Vivons, ô ma Lesbie! s’écriait-il, vivons et aimons!» Mais la jeune fille, quoique plus aimée que nulle ne le sera jamais, se lassa la première d’un tel amour, et congédia son amant. Celui-ci n’essaya pas de regagner un cœur, dont il était rejeté; il ne se plaignit pas de cette rupture, qu’il regardait comme inévitable; il résolut seulement d’oublier Lesbie, et de ne plus aimer à l’avenir avec la même abnégation: «Adieu, Lesbie! dit-il tristement; déjà Catulle s’est endurci le cœur; il ne te poursuivra plus, il ne te suppliera plus; mais, toi, tu gémiras, infidèle, quand tes nuits se passeront sans qu’on t’adresse de prières. Maintenant quel sort t’est réservé? qui te recherchera? à qui paraîtras-tu belle? qui aimeras-tu? à qui seras-tu? qui aura tes baisers? quelles lèvres mordras-tu? Et toi, Catulle, puisque c’est la destinée, endurcis-toi!» Catulle s’aperçut bientôt qu’il avait trop compté sur sa force d’âme, et qu’il ne se consolerait pas de l’inconstance de Lesbie; il l’aimait absente; il l’aima toujours à travers cent maîtresses: «O dieux! murmurait-il en essuyant ses larmes, si votre nature divine vous permet la pitié, et si jamais vous avez porté secours à des malheureux dans les angoisses de la mort, voyez ma misère, et, pour prix d’une vie qui a été pure, ôtez-moi ce mal, ce poison, qui, se glissant comme une torpeur dans la moelle de mes os, a chassé de mon cœur toutes mes joies!» Longtemps après, il ne se rappelait pas sans émotion, et son amour, et celle qui le lui avait inspiré; il s’indigna un jour de voir comparer à Lesbie la maîtresse de Mamurra, qui n’avait ni le nez petit, ni le pied bien fait, ni les yeux noirs, ni les doigts longs, ni la peau douce, ni la voix séduisante, comme la véritable Lesbie: «O siècle stupide et grossier!» répétait-il en soupirant.

Lesbie s’était mariée, ou plutôt elle avait formé une de ces liaisons concubinaires que la loi romaine rangeait dans la catégorie des mariages par usucapion. Elle vivait donc avec un homme qu’on appelait son mari (maritus) et qui n’était peut-être qu’un maître jaloux. Elle ne laissait pas que de recevoir quelquefois Catulle en présence de ce mari, qu’elle n’osait tromper, bien qu’elle en eût belle envie. Pour mieux feindre l’oubli du passé et pour tranquilliser l’esprit de l’époux qu’elle regrettait secrètement d’avoir préféré à l’amant, elle adressait tout haut des reproches et même des injures à Catulle: «C’est une grande joie pour cet imbécile! dit le poëte, qui se consolait en faisant une épigramme contre le mari. Ane, tu n’y entends rien! Si elle se taisait et qu’elle oubliât nos amours, elle en serait guérie; quand elle gronde et m’invective, c’est non-seulement qu’elle se souvient, mais encore, ce qui est bien plus sérieux, qu’elle est irritée; c’est qu’elle brûle encore et ne s’en cache pas!» On ne voit pourtant pas, dans les poésies de Catulle, qu’il ait demandé à Lesbie des preuves plus positives de la passion qu’elle conservait pour lui. Si c’était une illusion, il ne fit rien qui pût la lui enlever, et il se contenta de voir Lesbie en puissance de mari, sans essayer de la rendre infidèle. Un jour, au théâtre, un murmure d’admiration accompagna l’arrivée d’une courtisane, nommée Quintia, qui vint se placer sur les gradins auprès de Lesbie, comme pour l’éclipser et la vaincre en beauté; tous les yeux, en effet, se fixèrent sur la nouvelle venue, et l’on ne regarda plus Lesbie, excepté Catulle, qui n’avait des yeux que pour elle. Indigné de l’injuste préférence que le peuple accordait à Quintia, il prit ses tablettes et improvisa cette pièce de vers, qu’il fit circuler parmi les spectateurs, pour venger Lesbie: «Quintia est belle pour le plus grand nombre; pour moi, elle est blanche; longue et roide. J’avouerai volontiers qu’elle a quelques avantages, mais je nie absolument qu’elle soit belle; car, dans ce grand corps, il n’y a nulle grâce, nul attrait. Lesbie, au contraire, est belle, et si belle de la tête aux pieds, qu’elle semble avoir dérobé aux autres toutes les grâces.»

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