Histoire de la prostitution chez tous les peuples du monde depuis l'antiquité la plus reculée jusqu'à nos jours, tome 2/6
Tum omnibus una omnes surripuit veneres.
On peut dire que Catulle n’a pas donné de rivale dans ses poésies, à cette Lesbie, qu’il ne cessa d’aimer, lorsqu’il eut cessé de la posséder. On eût dit que sa muse aurait rougi de prononcer le nom d’une autre maîtresse. On ne trouve qu’un seul nom, celui d’Ipsithilla, qui brille un moment auprès de Lesbie, et qui disparaît comme un météore après une journée de folie amoureuse. Cette Ipsithilla était, à en juger par son nom, une courtisane grecque, et pour faire passer dans notre langue le billet galant que Catulle lui envoya un jour, il ne faut pas moins que la traduction discrète d’un professeur de l’Université: «Au nom de l’amour, douce Ipsithilla, mes délices, charme de ma vie, accorde-moi le rendez-vous que j’implore pour le milieu du jour; et, si tu me l’accordes, ajoutes-y cette faveur, que la porte soit interdite à tout le monde. Surtout, ne va pas sortir!... Reste à la maison, et prépare-toi à voir se renouveler neuf fois mes exploits amoureux (paresque nobis novem continuas futationes). Mais, si tu dis oui, dis-le de suite; car, étendu sur mon lit, après un bon dîner, je foule dans mon ardeur et ma tunique et ma couverture.» Cette épigramme, qui nous fait comprendre pourquoi Catulle est mort si jeune, est la seule où il désigne nominativement une de ses maîtresses. Dans une autre épigramme qu’il adresse aux habitués d’un mauvais lieu, il se plaint amèrement de la perte d’une maîtresse qu’il ne nomme pas, qu’il avait aimée comme on n’aimera jamais, et pour laquelle il s’était battu bien des fois. Cette femme l’avait quitté pour se réfugier dans une maison de débauche, la neuvième qu’on rencontrait en sortant du temple de Castor et Pollux. Là, elle se prostituait indifféremment aux ignobles hôtes de ce lupanar (omnes pusilli, et semitarii mœchi), qui s’entendaient pour garder leur proie et qui ne permettaient pas à Catulle d’entrer dans la maison, où ils étaient au nombre d’une centaine: «Pensez-vous être seuls des hommes? leur criait-il en colère (solis putatis esse mentulas vobis?). Croient-ils avoir seuls le droit de fréquenter les filles publiques et de regarder le reste du monde comme des castrats?» Il les défie, il les menace d’écrire la violence qu’on lui fait, sur les murs mêmes du mauvais lieu, dans lequel on lui refuse ce qu’on y obtient toujours à prix d’argent; il est prêt à se mesurer contre deux cents adversaires. Mais il a beau insister, crier, prier, en écoutant la voix de son amante qui se livre aux contubernales, il se morfond toute la nuit à la porte.
Certes, il ne faut pas reconnaître Lesbie dans l’héroïne de ces débauches, dans la scandaleuse hôtesse de cette taverne mal famée. Le mari de Lesbie, ce Lesbius que Catulle traite avec tant de mépris, la vendait peut-être à tour de rôle; mais il ne l’avait pas laissée tomber à ce degré de prostitution. Catulle avait beau dire à Lesbie qu’il l’estimait moins, il était forcé d’avouer en gémissant qu’il l’aimait davantage: Amantem injuria talis cogit amare magis, sed bene velle minus. Il continuait cependant à user sa vie dans la société des courtisanes, et il était souvent victime de leurs tromperies: ainsi, le voit-on fort irrité contre une certaine Aufilena, qui avait exigé de lui à l’avance le prix des faveurs qu’elle lui avait ensuite refusées: «L’honneur veut, Aufilena, qu’on tienne sa parole, comme la pudeur voulait que tu ne me promisses rien; mais voler en fraudant, c’est pis encore que le fait d’une courtisane avare qui se prostitue à tout venant.» Ailleurs, il s’indigne contre une honteuse prostituée qui lui avait dérobé ses tablettes; il l’appelle catin pourrie (putida mœcha); il l’accable d’injures, sans obtenir la restitution des tablettes. Elle ne s’émeut pas, et ne fait qu’en rire; il finit par rire lui-même et par changer de ton: «Chaste et pure jeune fille, lui dit-il, rends-moi donc mes tablettes?» Catulle se sentait à bout de ses forces physiques; à peine âgé de trente-quatre ans, il touchait à la décrépitude: il dut renoncer à tout ce qui l’avait conduit, en si peu d’années, à une vieillesse prématurée; mais il ne renonça pas à Lesbie. Ce n’était plus qu’un souvenir avec lequel il retrouvait les jouissances de son ardente jeunesse; c’était encore de l’amour qu’il épanchait en vers tendres ou passionnés: quelquefois il maudissait Lesbie, il allait jusqu’à l’outrager; puis, aussitôt, comme pour obtenir son pardon, il l’admirait, il l’exaltait, il l’invoquait à l’instar d’une divinité: «Nulle femme n’a pu se dire aussi tendrement aimée que tu le fus de moi, ô ma Lesbie! Jamais la foi des traités n’a été plus religieusement gardée que nos serments d’amour le furent par moi! Mais vois où tu m’as conduit par ta faute, et quel sacrifice est imposé à ma fidélité!... Car je ne pourrai jamais t’estimer, quand tu deviendrais la plus vertueuse des femmes, ni cesser de t’aimer, quand tu serais la plus débauchée!» Les sens faisaient silence chez Catulle; le cœur parlait seul, et cette voix suprême retentit dans l’âme de Lesbie. Elle apprit que son ancien amant n’avait plus que peu de temps à vivre; elle crut que le chagrin était tout son mal, elle voulut le guérir: elle revint auprès de lui, les bras ouverts; Catulle s’y précipita, en oubliant tout le reste. Lesbie l’avait revu mourant; Catulle s’était ranimé pour écrire d’une main tremblante ces admirables vers:
Nobis. O lucem candidiore notâ!
Quis me uno vivit felicior, aut magis hæc quid
Optandum vita, dicere quis poterit!
«Tu te rends à moi, qui te désire! tu reviens à moi qui t’espérais sans cesse! O jour qu’il faut marquer du caillou le plus blanc! Qui donc est plus heureux que moi sur la terre, et qui pourrait dire qu’il y a dans la vie quelque chose de préférable à ce bonheur?» Catulle n’avait que des vers pour exprimer sa joie et sa reconnaissance; son œil éteint s’était rallumé; une rougeur inusitée avait brillé sur ses joues creuses sillonnées de larmes; il pressait contre sa poitrine cette maîtresse chérie qui pleurait en le regardant. Il exhala son dernier soupir, dans des vers où il se flattait encore de vivre en aimant Lesbie: «Tu me promets, ô ma vie, que notre amour sera plein de charmes et durera toujours? Grands dieux! faites qu’elle puisse promettre et tenir, et que ce soit sincèrement, et du cœur, qu’elle me le dise! Ainsi, nous pourrions donc faire durer autant que notre vie ce lien sacré d’une amitié éternelle!» Quelles devaient être ces courtisanes, qui savaient se faire aimer avec cette exquise délicatesse, avec ce dévouement presque religieux! Catulle mourut à trente-six ans, heureux d’avoir retrouvé sa Lesbie (56 ans av. J.-C.). Le plus bel éloge qu’on puisse faire de cette Lesbie, c’est de rappeler l’amour si tendre et si constant qu’elle avait inspiré à un poëte libertin, qui la respecte toujours dans les vers qu’il lui adresse, et qui ne craint pas ailleurs de promener sa muse dans les fanges les plus secrètes de la Prostitution romaine.
Properce était né avant que Catulle fût mort. Properce, qui devait être aussi, suivant l’expression bizarre d’un rhéteur, «un des triumvirs de l’amour,» vit le jour en Étrurie, dans la ville de Pérouse ou dans celle de Mévanie, l’an 702 de Rome, 52 avant J.-C. Properce, en lisant les poésies de Catulle, devint poëte; il était devenu amoureux, en voyant Cynthie. Le véritable nom de cette belle était Hostia ou Hostilia. Ses flatteurs prétendirent même qu’elle descendait de Tullus Hostilius, troisième roi de Rome; mais, quoi qu’il en fût, elle pouvait se vanter, avec plus de certitude, de descendre en ligne directe de son père Hostilius, écrivain érudit, qui composa une histoire de la guerre d’Istrie. Cette Hostilia, que sa beauté, ses grâces et ses talents avaient mise au rang des femmes les plus remarquables de son temps, n’était pourtant qu’une courtisane. Elle aimait véritablement Properce, mais néanmoins elle ne se faisait aucun scrupule de lui donner autant de rivaux qu’elle en pouvait satisfaire. Elle n’avait garde de lui permettre d’en user aussi librement de son côté; lui prescrivait même la fidélité la plus rigoureuse. Cependant, elle vivait publiquement avec un riche préteur d’Illyrie, nommé Statilius Taurus, qui avait bâti à ses frais un amphithéâtre, et qui dépensait autant d’argent pour elle que pour les combats de bêtes féroces. Properce, que la poésie n’enrichissait pas, eût été bien en peine de subvenir aux prodigalités de sa Délie; il acceptait donc, comme une nécessité, la concurrence peu redoutable que lui faisait le préteur d’Illyrie dans les bonnes grâces d’Hostilia; il fermait les yeux et les oreilles, par habitude, chaque fois qu’il pouvait voir ou entendre ce rival permanent; mais il n’en souffrait pas d’autres, ou, du moins, il faisait mauvais visage à ceux qui partageaient en passant les faveurs de sa maîtresse avec lui. Ainsi, en revenant un soir, à l’improviste, de Mévanie, impatient de se retrouver dans les bras de sa maîtresse, il entend les sons de la flûte, il voit la maison resplendissante de lumières. Il approche avec inquiétude, il entre avec stupeur: les esclaves se cachent à son aspect; aucun n’ose l’arrêter, et tous voudraient l’empêcher d’avancer. On est en fête dans le triclinium; on y danse, on y chante, on y brûle des aromates; il appelle un affranchi qui ne lui répond pas. Il saisit par les oreilles un esclave, Lygdamus, qui tente de s’enfuir; il demande d’une voix impérieuse quel est l’hôte magnifique qui reçoit chez Cynthie un pareil accueil? Est-ce un consul? est-ce un sénateur? est-ce un histrion, un gladiateur, un eunuque? Lygdamus garde le silence; il se laissera, plutôt que d’ouvrir la bouche, arracher les deux oreilles; mais Properce n’a que faire des oreilles de Lygdamus; il va droit au triclinium, écarte les rideaux de la porte et plonge ses regards dans la salle, où l’odeur des mets et des aromates lui a révélé ce qui s’y passe. En effet, devant une table somptueusement servie, un lit d’ivoire, de pourpre et d’argent, réunit sur les mêmes coussins Hostilia et Statilius Taurus, se tenant embrassés et se souriant l’un à l’autre. A cette vue il redevient calme et grave; il referme le rideau et se retire d’un pas tranquille: «Sot! dit-il à Lygdamus qui craint encore pour ses oreilles, pourquoi ne m’avertissais-tu pas tout de suite que le préteur était arrivé d’Illyrie?» Il retourna chez lui et passa la nuit, qu’il avait réservée à un plus doux emploi, dans le commerce des muses, seule infidélité qu’il se permît à l’égard de son infidèle. Le lendemain il lui envoyait une élégie qui commence ainsi: «Le voilà revenu d’Illyrie, ce préteur, ta riche proie, Cynthie, et mon plus grand désespoir! Que n’a-t-il laissé sa vie au milieu des rocs acrocérauniens? Ah! Neptune, quelles offrandes alors je t’eusse présentées!... Aujourd’hui, et sans moi, on festine à pleine table, et toute la nuit, excepté pour moi seul, ta porte est ouverte. Oui, si tu es sage, ne quitte pas un moment cette moisson qui t’est offerte, et dépouille de toute sa toison cette stupide brebis. Ensuite, dès que, ses richesses dissipées, il restera pauvre et sans ressources, dis-lui de faire voile vers d’autres Illyries.» Ces conseils, de la part d’un amant, ne témoignaient pas de son extrême délicatesse.
Cynthie n’était pas seulement belle; son amant l’appelle docte, et parle plusieurs fois de son instruction, de son esprit et de ses talents; on sait aussi qu’elle était poëte, et son goût pour la poésie devait être le principal lien qui l’attachait à Properce. Celui-ci, en effet, ne pouvait la payer qu’en vers. Dans ses élégies, il esquisse souvent le portrait de cette courtisane distinguée; il nous apprend qu’elle avait la taille majestueuse, les cheveux blonds, la main admirable. «Ah! ses attraits, écrit-il à un ami, sont le moindre aliment de ma flamme! O Bassus! elle a bien d’autres perfections, pour lesquelles je donnerais jusqu’à ma vie: c’est sa rougeur ingénue; c’est l’éclat de mille talents; ce sont ces délicieuses voluptés cachées sous sa robe discrète (gaudia sub tacitâ ducere veste libet).» Il trouvait sa Cynthie assez parfaite pour qu’elle se passât de toilette et même de voile, quand il avait le bonheur de la posséder, soit le jour, soit la nuit: «Chère âme, lui disait-il avec transport, pourquoi donc étaler tant d’ornements dans ta chevelure? Pourquoi cette myrrhe de l’Oronte que tu répands sur ta tête? Pourquoi cette étude à faire jouer les plis de cette robe déliée, tissue dans l’île de Cos? Pourquoi te vendre à ce luxe des barbares? Pourquoi, sous une parure si chèrement achetée, étouffer les beautés de la nature, et ne point laisser tes charmes briller de leur propre éclat? Crois-moi, tu es trop belle pour recourir à de tels artifices. L’Amour est nu: il n’aime point le prestige des ajustements.» L’axiome de Properce était toujours celui d’un amant tendre et sensible: «Fille qui plaît à un seul est assez parée.» Mais Cynthie s’obstinait à conserver, dans le tête-à-tête le plus intime, le gênant attirail de ses vêtements et de ses joyaux. Properce, en nous initiant aux mystères d’une nuit amoureuse, se plaint amèrement de cette habitude de pudeur ou de pruderie, qu’il aurait pu expliquer par la découverte de quelque difformité ou de quelque imperfection cachée; il nous représente Cynthie ramenant sans cesse sa tunique sur son sein, quoique la lampe fût éteinte: «A quoi bon, lui dit-il, condamner Vénus à s’ébattre dans les ténèbres? Si tu l’ignores, les yeux sont nos guides en amour. C’est nue, et lorsqu’elle sortait de la couche de Ménélas, qu’Hélène, à Sparte, alluma au cœur de Pâris le feu qui le consuma; c’est nu, qu’Endymion captiva la sœur d’Apollon; c’est nue aussi que la déesse dormit avec lui (nudæ concubuisse deæ). Si donc tu persistes à coucher vêtue, tu verras si mes mains sont habiles à mettre en pièces une tunique. Bien plus, si tu pousses à bout ma colère, tu montreras le lendemain à ta mère tes bras meurtris. Est-ce que ta gorge pendante t’empêche de te livrer à ces ébats? Cela pourrait être, si tu avais honte de montrer les traces de la maternité.» Cynthie ne tenait compte de ces beaux raisonnements, et Properce était bien forcé de se contenter de ce qu’on lui offrait: «Qu’elle veuille bien m’accorder quelques nuits semblables, disait-il avec enivrement, et ma vie sera longue dans une seule année; qu’elle m’en donne beaucoup d’autres, et dans ces nuits-là je me croirai immortel. En une nuit chacun peut être dieu!»
Cet amour n’était pourtant pas sans nuages. Cynthie se devait journellement aux exigences de son métier; car, sans compter son préteur d’Illyrie, elle avait des galants qui subvenaient à la dépense de la maison. Elle n’accordait donc pas à Properce toutes les faveurs qu’il réclamait à titre d’amant déclaré; elle le tenait souvent à l’écart, elle lui fermait sa porte, du moins la nuit, qui appartenait aux amours mercenaires; mais elle couvrait autant que possible de prétextes honnêtes la malhonnête vérité, qui blessait le cœur du poëte; elle mettait sur le compte des fêtes d’Isis, de Junon ou de quelque déesse, la continence qu’elle s’imposait, disait-elle, à regret: «Déjà sont encore revenues ces tristes solennités d’Isis! écrivait un jour Properce. Déjà Cynthie a passé dix nuits loin de moi! Périsse la fille d’Inachus, qui des tièdes rivages du Nil a transmis ses mystères aux matrones de l’Ausonie, elle qui tant de fois sépara deux amants avides de se rejoindre! Quelle que fût cette déesse, elle a toujours été fatale à l’amour!» Cependant Properce ne doutait pas qu’Isis fût seule coupable des scrupules et des refus de Cynthie, qu’il essayait en vain d’attendrir, en lui disant: «Certes nulle femme n’entre avec plaisir dans son lit solitaire; il est quelque chose que l’amour vous force à y souhaiter. La passion est toujours plus vive pour les amants absents; une longue jouissance nuit toujours aux amants assidus.» Cynthie le laissait dire et ne changeait rien à son genre de vie. Non-seulement elle réservait pour les rivaux de Properce les nuits qu’elle prétendait donner à Isis, mais encore elle passait une partie de ses nuits à boire, à chanter, à jouer aux dés. Properce ne pouvait ignorer d’ailleurs ce qui faisait l’opulence de sa maîtresse, et, comme il n’avait pas les trésors d’Attale pour payer ce luxe dont il savait l’origine impure, il en était réduit à gémir le plus poétiquement du monde: «Corinthe vit-elle jamais dans la maison de Laïs une telle affluence, lorsque toute la Grèce soupirait à sa porte! s’écrie-t-il, en avouant que sa Cynthie n’était qu’une courtisane à la mode. Fut-il jamais une cour plus nombreuse aux pieds de cette Thaïs mise en scène par Ménandre et qui égaya si longtemps les loisirs du peuple d’Érichtée! Cette Phryné, qui aurait pu relever Thèbes de ses cendres, eut-elle la joie de compter plus d’admirateurs! Non, ô Cynthie, tu les surpasses toutes, et, de plus, tu te fais une parenté selon tes caprices, afin de légitimer des baisers dont tu as si peur de manquer!» Ces reproches, assez obscurs, signifient sans doute que Cynthie faisait passer ses amants pour des parents qu’elle recevait avec la plus touchante hospitalité. Au reste, Properce était si jaloux d’elle, qu’il la soupçonnait parfois de cacher un amant dans sa robe (et miser in tunicâ suspicor esse virum).
Ce n’était pas seulement à Rome que Cynthie réunissait autour d’elle cette foule de concurrents plus ou moins épris et plus ou moins généreux; c’était aussi aux bains de Baïes où elle tenait sa cour pendant la saison des eaux thermales. La ville de Baïes et les environs voyaient affluer alors l’élite de la richesse, de la corruption et du plaisir. Les courtisanes grecques en renom se seraient regardées comme déchues, si elles n’eussent étalé leur luxe insolent au milieu des orgies de ce lieu de délices; elles y venaient chercher de nouvelles intrigues et de nouveaux profits. Properce était donc jaloux de Baïes, comme il l’eût été de dix rivaux à la fois: «O Cynthie! as-tu quelque souci de moi? lui écrivait-il pendant ses absences, où il ne se nourrissait que des souvenirs du passé et des espérances de l’avenir. Te rappelles-tu toutes les nuits que nous avons passées ensemble? Quelle est la place qui me reste en ton cœur? Peut-être, en ce moment, un rival ennemi veut-il que j’efface ton nom de mes vers.» Properce, qui n’avait pas le droit ni peut-être les moyens de la rejoindre à Baïes, s’indignait contre cette Baïes corrompue, contre ces rivages témoins de tant de brouilles amoureuses, contre cet écueil de la chasteté des femmes: «Ah! périssent à jamais, s’écriait-il, périssent Baïes et ses eaux, qui engendrent tous les crimes de l’amour!» Au reste, il ne pouvait guère se faire illusion sur l’objet du voyage de Baïes; il n’ignorait pas, d’ailleurs, que Cynthie n’avait pas d’autre revenu que celui de ses charmes; il la connaissait même, pour l’avoir vue à l’œuvre: «Cynthie ne recherche pas les faisceaux, publia-t-il dans un moment de dépit; elle ne fait nul cas des honneurs: c’est toujours la bourse des amateurs qu’elle pèse... Ainsi donc, on peut faire trafic de l’amour! O Jupiter! ô infamie! Et nos filles s’avilissent par ce trafic! Ma maîtresse m’envoie sans cesse lui pêcher des perles dans la mer; elle me commande d’aller pour elle butiner à Tyr! Oh! plût aux dieux que personne à Rome ne fût riche!» Lorsque Properce se laissait emporter à cet accès de mauvaise humeur, il est vrai que Cynthie, accaparée par son vilain préteur, avait interdit sa couche à l’amant de cœur, pendant sept nuits consécutives.
Cynthie avait été la première maîtresse de Properce: il lui jurait qu’elle serait la dernière. On doit croire, en effet, qu’il lui donna longtemps et vainement l’exemple de la constance. Il déclare, en plusieurs endroits de ses élégies, qu’il était resté fidèle à cette charmante infidèle, et l’on voit qu’il lui pardonnait tout, dès qu’elle lui permettait de rentrer dans ce lit où la veille encore un autre régnait à sa place; il se faisait si peu d’illusion à cet égard, qu’il lui disait, tout en l’embrassant: «Toi, scélérate, tu ne peux une seule nuit coucher seule ni passer seule un seul jour!» Il y eut entre eux cependant plusieurs brouilles, plusieurs séparations, qui aboutirent à un raccommodement et à un redoublement d’amour. Dans une de ces querelles d’amoureux, Properce, le sévère Properce voulut oublier Cynthie, en se jetant à corps perdu dans la débauche, en fréquentant les courtisanes les plus abordables; il avait perdu sa pudeur ordinaire, depuis le jour où son ami Gallus, dans l’intention de le distraire et de faire trêve à ses chagrins de cœur, l’avait rendu témoin, pendant une nuit entière, de ses propres amours avec une nouvelle maîtresse: «O nuit dont il m’est si doux de me souvenir! avait dit le poëte, électrisé par ce spectacle: ô nuit que j’évoquerai souvent dans mes vœux ardents, nuit voluptueuse où je t’ai vu, Gallus, pressant dans tes bras ta jeune maîtresse, mourir d’amour en lui adressant des paroles entrecoupées!» Au sortir de cette dangereuse séance, Properce était infidèle à Cynthie. Il ne songea pas à lui donner une rivale, choisie parmi les matrones; il était trop soucieux de son repos pour désirer autre chose que des plaisirs faciles. Il se mit, comme il le dit lui-même, à suivre les sentiers battus par le vulgaire et à s’abreuver à longs traits aux sources impures de la prostitution publique (ipsa petita lacu nunc mihi dulcis aqua est); il adopta une maxime bien contraire à celle de l’amour: «Malheur à ceux qui se plaisent à assiéger une porte fermée!» Il était résolu à ne plus aimer, à ne plus abdiquer sa liberté: «Que toutes les filles que l’Oronte et l’Euphrate semblent avoir envoyées pour moi à Rome, que ces sirènes s’emparent de moi!» Et pourtant il ne se consolait pas d’avoir quitté Cynthie, et il continuait à la chanter, en la maudissant: «Jamais la vieillesse ne me détachera de mon amour, murmurait-il tout bas, quand je devrais être un Tithon ou un Nestor!» Il apprit tout à coup que Cynthie était tombée malade; il courut chez elle: il ne quitta plus le chevet du lit; il la soigna si tendrement, qu’il crut l’avoir arrachée à la mort. Quand elle fut convalescente: «O lumière de ma vie, lui dit-il, puisque tu es hors de danger, porte tes offrandes sur les autels de Diane! Rends aussi hommage à la déesse qui fut changée en génisse (Io): dix nuits d’abstinence pour cette déesse et dix d’amour pour moi!»
A la suite de cette réconciliation, les rôles changèrent entre les amants; la jalousie se calma dans le cœur de Properce, pour s’allumer dans celui de Cynthie. Il venait d’être délivré enfin de l’odieuse malveillance qui s’acharnait à troubler ses amours: Acanthis, l’entremetteuse, qui avait tant d’empire sur Cynthie, qui lui procurait des parfums, des philtres, des cosmétiques, qui se chargeait de ses messages, qui était la protectrice née des riches adorateurs et l’ennemie implacable d’un poëte déshérité, Acanthis, cette terrible mégère, avait exhalé sa vilaine âme dans un accès de toux; elle n’était plus là, l’infâme conseillère, pour dire à Cynthie: «Que ton portier veille pour ceux qui apportent; si l’on frappe les mains vides, qu’il dorme comme un sourd, le front appuyé sur la serrure fermée. Ne repousse pas la main calleuse du matelot, si elle est pleine d’or, ni les rudes caresses du soldat qui paye, ni même celles de ces esclaves barbares, qui, l’écriteau suspendu au cou, gambadent au milieu du marché. Regarde l’or, et non la main qui le donne. Que te restera-t-il des vers qu’on te chante? Sois sourde à ces vers que n’accompagne pas un présent d’étoffes splendides, à cette lyre dont les accords ne se mêlent pas aux sons de l’or.» Properce assista aux derniers moments d’Acanthis et à ses honteuses funérailles, qui mirent en évidence les bandelettes de ses rares cheveux, sa mitre décolorée et enduite de crasse, sa chienne si bien apprise à faire le guet à la porte des courtisanes: «Qu’une vieille amphore au col tronqué soit l’urne cinéraire de cette abominable sorcière, s’écria Properce, et qu’un figuier sauvage l’étreigne dans ses racines! Que chaque amant vienne assaillir son tombeau à coups de pierres, et que les pierres soient accompagnées de malédictions!» Cynthie, qui n’écoutait plus la voix empoisonnée d’Acanthis, donna libre cours à sa tendresse pour Properce et en même temps à sa jalousie. Elle le fit épier, elle l’épia elle-même; elle l’accusa de torts qu’il n’avait pas envers elle, et lui supposa autant de maîtresses qu’elle avait eu d’amants. Properce attestait en vain son innocence. Elle l’accablait de reproches et d’injures; elle le mordait, le battait, l’égratignait, et finissait par se martyriser elle-même, comme pour se punir de n’être plus assez belle ni assez aimée.
Cette jalousie vague s’était fixée sur une courtisane, nommée Lycinna, dont Properce avait été l’amant, avant de devenir le sien. Cynthie se porta bientôt à de telles fureurs contre la pauvre Lycinna, que Properce fut obligé de la conjurer de faire grâce à cette ancienne rivale, qui n’avait rien à se reprocher envers elle; il avoua qu’il avait eu dans sa jeunesse quelques rapports avec cette Lycinna, mais qu’il se souvenait à peine de l’avoir connue, quoique Lycinna lui eût enseigné, dans ces nuits d’amour, une science qui ne lui était que trop familière. «Ton amour, ma Cynthie, disait-il sans la convaincre, a été le tombeau de tous mes autres amours!... Cesse-donc tes persécutions contre Lycinna, qui ne les a pas méritées. Quand votre ressentiment, ô femmes, s’est donné carrière, il ne revient jamais!» Properce, pour avoir cette paix si nécessaire aux travaux de l’esprit, évitait de rien faire, que Cynthie pût interpréter dans le sens de sa jalousie; mais, comme il avait cessé de se montrer jaloux lui-même, il avait l’air indifférent, et sa maîtresse n’en était que plus empressée à découvrir les causes de cette indifférence. Un jour, elle prétexta un vœu qu’elle avait fait, d’offrir un sacrifice à Junon Argienne dans son temple de Lanuvium. Ce temple était situé sur la droite de la voie Appienne, non loin des murs de Rome; dans le bois sacré qui entourait le temple, il y avait un antre profond, qui servait de retraite à un dragon, auquel les vierges apportaient tous les ans des gâteaux de froment, qu’elles lui présentaient, les yeux couverts d’un bandeau; quand elles étaient pures, le monstre acceptait leur offrande; sinon, il la rejetait avec d’effroyables sifflements. Cynthie n’avait rien à porter à ce dragon: elle ne pouvait avoir affaire qu’à la déesse. Son voyage n’était, d’ailleurs, qu’une manière de s’absenter, en laissant le champ libre à son amant. Properce la vit partir dans un char attelé de mules à la longue crinière, conduit par un efféminé au visage rasé, et précédé par des molosses aux riches colliers. «Après tant d’outrages faits à ma couche, dit le poëte en racontant son aventure, je voulus, changeant aussi de lit, porter mon camp sur un autre terrain.» Il fit donc avertir deux joyeuses courtisanes, Phyllis, peu séduisante à jeun, mais charmante dès qu’elle avait bu, et Téïa, blanche comme un lis, mais dont l’ivresse ne se contentait pas d’un seul amant. La première demeurait sur le mont Aventin, près du temple de Diane; la seconde, dans les bosquets du Capitole. Elles vinrent toutes deux dans le quartier des Esquilies, où était située la petite maison de Properce. Tout avait été préparé pour les recevoir d’une manière digne d’elles. Properce se promettait d’adoucir ainsi ses chagrins, et de raviver ses sens dans des voluptés qui lui étaient inconnues (et venere ignotâ furta novare mea).
Le festin était servi sur l’herbe, au fond du jardin; rien n’y manquait, ni le vin de Méthymne, ni les aromates, ni les potions glacées, ni les roses effeuillées; Lygdamus présidait aux bouteilles. Il n’y avait qu’un lit de table, mais assez grand pour contenir trois convives. Properce se plaça entre les deux invitées. Un Égyptien jouait de la flûte, Phyllis jouait des crotales, un nain difforme soufflait dans un flageolet de buis. Mais cette musique ne faisait qu’accroître la distraction du poëte, qui suivait en pensée Cynthie au temple de Lanuvium. Phyllis et Téïa étaient pourtant ivres, et la lumière des lampes déclinait; on renversa la table pour jouer aux dés. Properce n’amenait que des nombres funestes, tels que celui qu’on nommait les chiens; la chance ne daignait pas lui envoyer le coup de Vénus, c’est-à-dire le numéro un. Phyllis avait beau découvrir sa gorge et Téïa retrousser sa tunique, Properce était aveugle et sourd (cantabant surdo, nudabant pectora cæco). Tout à coup, la porte d’entrée a crié sur ses gonds, et des pas légers retentissent dans le vestibule. C’est Cynthie qui accourt, pâle, les cheveux en désordre, les poings fermés, les yeux pleins d’éclairs: c’est la colère d’une femme, et l’on dirait une ville prise d’assaut (spectaculum captâ nec minus urbe fuit). D’une main forcenée, elle jette les lampes à la figure de Phyllis; Téïa, épouvantée, crie au feu et demande de l’eau; Cynthie les poursuit l’une et l’autre, déchire leurs robes, arrache leurs cheveux, les frappe et les injurie. Elles lui échappent à grand’ peine et se réfugient dans la première taverne qu’elles rencontrent. Cependant le bruit a éveillé tout le quartier; on accourt avec des flambeaux; on voit Cynthie, semblable à une bacchante en fureur, qui s’acharne sur Properce, qui le soufflette, qui le mord jusqu’au sang, et qui veut lui crever les yeux. Properce, qui se sent coupable, accepte son châtiment avec une secrète joie; il embrasse les genoux de Cynthie, il la conjure de s’apaiser, il réclame son pardon; elle le lui accorde, à condition qu’il ne se promènera plus, richement paré, sous le portique de Pompée ni dans le Forum; qu’il ne tournera plus ses regards vers les derniers gradins de l’amphithéâtre, où siégent les courtisanes, et que son Lygdamus sera vendu, comme un esclave infidèle, les pieds chargés d’une double chaîne. Properce consent à tout, pour expier son impuissante tentative d’infidélité; il baise les mains de sa despotique maîtresse, qui sourit à ce triomphe. Ensuite, elle brûle des parfums, et lave avec de l’eau pure tout ce que le contact de Phyllis et de Téïa laissait empreint d’une souillure à ses yeux; elle ordonne à Properce de changer de vêtements, surtout de chemise, et d’exposer trois fois ses cheveux à une flamme de soufre. Enfin, elle fait mettre des couvertures fraîches dans le lit, où elle se couche avec son amant: c’est là que la paix s’achève entre eux (et toto solvimus arma toro).
Properce devait survivre à sa Cynthie. Une rivale, une vile courtisane, nommée Nomas, qui vendait ses nuits à vil prix sur la voie publique, versa le poison, qu’un de ses amants avait fait apprêter par une magicienne, pour se venger d’un affront qu’il avait reçu de cette fière maîtresse. Properce était absent alors; il ne put diriger les funérailles, qui furent faites à la hâte et sans pompe: on ne jeta pas de parfums dans le bûcher; on ne brisa pas un vase plein de vin sur la cendre fumante de la victime d’un si noir attentat: on avait l’air de vouloir effacer les traces du crime. Lorsque Properce revint à Rome, Cynthie avait été inhumée au bord de l’Anio, sur la route de Tibur, dans l’endroit même qu’elle avait choisi pour sa sépulture. Properce resta foudroyé par cette mort soudaine, mais il ne chercha pas à en punir les auteurs; il était jour et nuit poursuivi par le spectre de Cynthie, qui lui demandait vengeance; mais il n’osa pas se faire l’accusateur de l’empoisonneur. Ce devait être un personnage puissant, car Nomas, qui avait été l’instrument du crime, se vit tout à coup enrichie, et balaya la poussière avec sa robe brochée d’or; en revanche, les amies de Cynthie, qui élevèrent la voix pour la regretter ou pour la défendre, furent impitoyablement traitées, on ne sait par quel ordre ni par quel pouvoir: pour avoir porté quelques couronnes sur sa tombe, la vieille Pétalé fut attachée à la chaîne de l’infâme billot; la belle Lalagé, suspendue par les cheveux, fut battue de verges, pour avoir invoqué le nom de Cynthie. Enfin, Properce, assiégé par sa conscience, et par les fantômes qui troublaient son sommeil, érigea une colonne et grava une épitaphe sur la tombe de sa chère maîtresse; il accomplit aussi les dernières volontés de cette infortunée, en recueillant chez lui la vieille nourrice et l’esclave bien-aimée de Cynthie; mais, en dépit des avertissements suprêmes qui lui venaient par la porte des songes, il ne brûla pas les vers qu’il avait consacrés à ses amours. Une nuit, l’ombre mélancolique de Cynthie lui apparut et lui dit: «Sois à d’autres maintenant. Bientôt tu seras à moi seule; tu seras à moi, et nos os confondus reposeront dans le même tombeau.» A ces mots, l’ombre plaintive s’évanouit dans les embrassements du poëte, qui avait cru la saisir et l’enlever au royaume des mânes. Properce ne survécut pas longtemps à celle qu’il ne cessait de pleurer: il mourut à l’âge de quarante ans, et fut réuni à Cynthie dans le tombeau qu’il lui avait élevé dans un des sites les plus riants des cascades de Tibur. Cynthie, qui partage l’immortalité de son poëte, ne fut pourtant qu’une courtisane fameuse.
CHAPITRE XXVI.
Sommaire.—Tibulle.—Sa vie voluptueuse.—L’affranchie Plania ou Délie.—Le mari de cette courtisane.—La mère de Délie protége les amours de sa fille avec Tibulle.—Tendresse platonique de Tibulle.—Recommandations du poëte à la mère de son amante.—Philtres et enchantements.—Ennuyée des sermons de Tibulle, Délie lui ferme sa porte.—Tibulle dénonce au mari de Délie l’inconduite de sa femme.—Némésis.—L’amant de cette courtisane.—Amour de Tibulle pour Némésis.—Prix des faveurs de cette prostituée.—Cerinthe empêche Tibulle de se ruiner pour Némésis.—Tibulle amoureux de Néère.—Refus de Néère d’épouser Tibulle.—Néère prend un amant.—Désespoir de Tibulle.—Déclaration d’amour à Sulpicie, fille de Servius.—Sulpicie accorde ses faveurs à Tibulle.—Infidélités de Tibulle.—Glycère.—Amour sérieux de Tibulle pour cette courtisane grecque.—Dédains de Glycère.—Ode consolatrice d’Horace à Tibulle.—Mort de Tibulle.—Délie et Némésis à ses funérailles.—Citheris.—Cornelius Gallus.—Citheris.—Lycoris.—Gallus à la guerre des Parthes.—Son poëme à Lycoris.—Retour de Gallus.—Infidélités de Lycoris.—Gentia et Chloé.—Lydie.—La Lycoris de Maximianus, ambassadeur de Théodoric.—Ovide.—Corinne.—Conjectures sur le vrai nom de cette courtisane.—Le mari de Corinne.—On n’a jamais su positivement ce que c’était que cette courtisane.—Manéges amoureux que conseille Ovide à Corinne.—Corinne chez Ovide.—Jalousie et brutalité d’Ovide.—Son désespoir d’avoir frappé Corinne.—L’entremetteuse Dipsas.—Insinuations de cette horrible vieille.—L’eunuque Bagoas.—Napé et Cypassis, coiffeuses de Corinne.—Amours d’Ovide et de Cypassis.—Avortement de Corinne.—Indignation d’Ovide à la nouvelle de cet odieux attentat.—Empressement de Corinne pour regagner le cœur d’Ovide.—Froideur d’Ovide.—Honte et dépit de Corinne.—Ovide est mis à la porte.—Plaintes et insistances d’Ovide pour obtenir le pardon de sa conduite.—Corinne et le capitaine romain.—Gémissements d’Ovide.—Ovide se retire dans le pays des Falisques.—Son retour à Rome.—Corinne devenue courtisane éhontée.—Dernière lettre d’Ovide à Corinne.—Ovide compose son poëme de l’Art d’aimer, sous les yeux et d’après les inspirations des courtisanes.—Sa liaison secrète supposée avec la fille d’Auguste.—Ovide est exilé au bord du Pont-Euxin.—Son exil attribué à sa passion adultère supposée.—Ovide apprend que Corinne est descendue au dernier degré de la Prostitution.—Il meurt de chagrin et sa dernière pensée est pour Corinne.
L’amour des courtisanes fut aussi toute la vie et toute la renommée d’un contemporain de Properce: Tibulle aima et chanta ses maîtresses. Tibulle, ami de Virgile, d’Horace et d’Ovide, fut comme eux un grand poëte et un tendre amant. Il était né à Rome, quarante-trois ans avant l’ère chrétienne, le même jour qu’Ovide. Son goût pour la poésie se révéla de bonne heure, et, dès l’âge de dix-sept ans, il reconnut qu’il n’était pas fait pour suivre la carrière des armes, mais que son tempérament le portait à se jeter dans celle des plaisirs: «C’est là que je suis bon chef et bon soldat!» s’écrie-t-il dans une de ses élégies. En effet, la vie voluptueuse, qui était sa vocation, ne tarda pas à épuiser ses forces physiques et à développer sa sensibilité nerveuse; il ne possédait pas une complexion assez énergique pour résister longtemps à l’abus de ces plaisirs, que la corruption romaine avait si monstrueusement perfectionnés: au milieu des jeunes débauchés dont il partageait les orgies, il s’attristait tous les jours de son infériorité matérielle et il s’aperçut bientôt de son impuissance. Dès lors, il résolut de retrouver par le cœur les jouissances que sa nature délabrée n’était plus capable de lui procurer. Jusque-là, il avait éparpillé entre cent maîtresses toute l’activité de ses passions vagabondes; il les concentra désormais sur une seule femme. Cette femme ne pouvait être qu’une courtisane, car, à Rome, la loi et les mœurs s’opposaient à tout amour illégitime, qui s’adressait à une femme de condition libre, et qui n’aboutissait pas au mariage. Tibulle ne se souciait pas de se marier, et il ne cherchait pas une liaison mystérieuse et coupable, qu’il eût été obligé de cacher aux yeux même de ses amis; bien au contraire, il voulait prendre le public pour témoin et confident de ses occupations amoureuses.
Il arrêta d’abord son choix sur une courtisane, qu’il nomme Délie dans le premier livre de ses élégies, et qui portait certainement un autre nom. Suivant l’opinion la plus probable, c’était une affranchie, nommée Plania, dont le mari complaisant exploitait habilement la beauté et la coquetterie. Tibulle n’était point assez riche pour être accepté ou même toléré par cet avare mari, qui n’avait de jalousie qu’à l’égard d’une infidélité improductive; mais la mère de Délie, indignée des honteuses servitudes qu’on imposait à sa fille, prit le parti de Tibulle auprès de celle-ci qu’il aimait et qu’il ne payait pas. Ce fut elle, qui amena Délie à Tibulle dans les ténèbres, et qui, craintive et silencieuse, unit en secret leurs mains tremblantes; ce fut elle, qui présidait aux rendez-vous nocturnes, qui attendait l’amant à la porte et qui reconnaissait le bruit lointain de ses pas. Ces rendez-vous n’étaient peut-être pas, il est vrai, très-dangereux pour la vertu de la femme et pour l’honneur du mari; car Tibulle raconte lui-même qu’avant d’avoir touché le cœur de Délie, il n’était déjà plus homme: «Plus d’une fois, dit-il, je serrai dans mes bras une autre beauté; mais, quand j’allais goûter le bonheur, Vénus me rappelait ma maîtresse et trahissait mes feux; alors cette belle quittait ma couche, en disant que j’étais sous le pouvoir d’un maléfice, et publiait, hélas! ma triste impuissance.» Il est permis de croire que Tibulle n’avait pas changé, en devenant l’amant de Délie. Voilà sans doute pourquoi, mécontent de lui-même et inquiet de son impuissance, il recommande à la vieille mère de Délie, «qu’elle lui apprenne la chasteté (sit modo casta doce), bien que le saint bandeau ne relève pas ses cheveux, bien que la robe traînante ne cache pas ses pieds.» C’était donc de la part du poëte un amour plus idéal que matériel, et le cœur en faisait presque tous les frais. Cependant les deux amants se voyaient quelquefois la nuit, à l’insu du mari, et Tibulle, exalté par sa tendresse toute platonique, attendait patiemment à la porte de Délie, que cette porte, souvent muette et immobile, tournât furtivement sur ses gonds, quand le jaloux était absent ou endormi: «Je ne ressens aucun mal, du froid engourdissant d’une nuit d’hiver, disait-il après avoir maudit la porte inexorable; aucun mal, de la pluie qui tombe par torrents. Ces rudes épreuves me trouvent insensible, pourvu que Délie tire enfin les verrous et que le tacite signal de son doigt m’appelle à ses côtés.»
Cet amour eut toutes les péripéties des autres amours, les jalousies, les ruptures, les raccommodements, les larmes et les baisers; mais le poëte avait bien de la peine à s’accoutumer au métier que faisait sa maîtresse. Il sentait bien pourtant qu’il ne pouvait pas lui donner le prix de ses caresses et qu’il devait fermer les yeux ou rompre avec elle: «O toi qui le premier enseignas à vendre l’amour, s’écriait-il avec rage, qui que tu sois, puisse la pierre funéraire peser sur tes os!» Il n’avait pas d’or, pour satisfaire la vénalité de l’infâme époux de sa Délie; il eut recours aux philtres et aux enchantements, dans l’espoir de repousser ses rivaux et de forcer sa maîtresse à lui être fidèle, mais enchantements et philtres ne lui réussirent pas: «J’ai tout fait, tout, écrivait-il à Délie, et c’est un autre qui possède ton amour, un autre qui jouit, qui est heureux du fruit de mes incantations!» Délie, fatiguée des plaintes et des reproches qu’elle savait trop mériter, ferma sa porte au poëte désolé: «Ta porte ne s’ouvre point, disait-il avec amertume, c’est la main pleine d’or, qu’il faut y frapper!» Dans son désespoir, il alla jusqu’à dénoncer ses propres amours au mari, qui feignait de les ignorer, et il lui offrit de l’aider à garder sa femme, comme aurait pu le faire un esclave dévoué. Délie, que l’habitude du vice avait rendue astucieuse, ne fit que rire des dénonciations de Tibulle et soutint effrontément qu’elle ne lui avait jamais accordé que de la pitié. Le mari affecta de la croire et imposa silence à son accusateur; mais celui-ci, piqué au jeu et irrité de recevoir un pareil démenti, entra dans les détails les plus circonstanciés au sujet de sa liaison avec la perfide: «Souvent, raconta-t-il au mari narquois, en feignant d’admirer ses perles et son anneau, j’ai su, sous ce prétexte, lui serrer la main; souvent, avec un vin pur, je te versais le sommeil, tandis que, dans ma coupe plus sobre, une eau furtive m’assurait la victoire!» Le mari haussait les épaules et souriait sans répondre, comme pour dire: «Que ces poëtes sont fous!» Tibulle, tourmenté par la jalousie, s’avisait de donner des conseils à ce mari trompé et heureux de l’être: «Prends garde, lui disait-il, qu’elle n’accorde aux jeunes gens la faveur de fréquents entretiens; qu’une robe aux larges plis ne laisse, quand elle reposera, son sein découvert; que ses signes d’intelligence ne t’échappent, et qu’avec son doigt mouillé elle ne trace sur la table d’amoureux caractères!» Tibulle oubliait que c’était de lui-même que Délie avait appris l’art de tromper son Argus: il lui avait même donné le secret des sucs et des herbes qui effaçaient l’empreinte livide que fait la dent d’un amant dans les combats de Vénus (livor quem facit impresso mutua dente Venus).
Tibulle avait trop offensé Délie pour qu’elle pût lui pardonner ses outrages; la rupture entre eux était définitive, et le mari y trouvait son compte, puisque sa femme ne serait plus détournée d’autres amours plus lucratifs. Quand Tibulle fut convaincu de l’impossibilité d’une réconciliation, il ne s’obstina pas à la poursuivre en vain; il aima ailleurs. C’était encore une courtisane, plus avide et plus inflexible que Délie. Il se mit pourtant en frais de poésie pour elle; il se flatta d’arriver à ce cœur avare, par les séductions de la vanité: il fit fumer son encens poétique aux pieds de la belle dédaigneuse, qu’il adorait sous le nom de Némésis. Cette courtisane était entretenue par un riche affranchi, qui avait été plusieurs fois vendu au marché des esclaves et qui devait sa richesse à de méprisables industries. Elle ne faisait aucun cas de ce parvenu, que la fortune avait à peine décrassé; mais elle n’avait aucun goût pour des amours qui ne lui rapporteraient rien: «Hélas! s’écriait tristement Tibulle, ce sont les riches, je le vois, qui plaisent à la beauté! Eh bien! que la rapine m’enrichisse, puisque Vénus aime l’opulence! que Némésis nage désormais dans le luxe, et s’avance par la ville, en étalant mes largesses aux regards éblouis! qu’elle porte ces tissus transparents où la main d’une femme de Cos entrelaça des fils d’or! qu’elle attache à ses pas ces noirs esclaves que l’Inde a brûlés et que le soleil, dans sa course plus rapprochée de la terre, a flétris de ses feux! que, lui offrant à l’envi leurs plus belles couleurs, l’Afrique lui donne l’écarlate, et Tyr, la pourpre!» Ce n’était là que des projets de poëte, et Tibulle, après les avoir pompeusement retracés dans une élégie, ne se hâtait pas de les mettre à exécution. Il attendit un an, un an tout entier, les faveurs de cette Némésis, qui sans doute les lui fit payer d’une manière ou d’autre, mais qui ne lui inspira guère le désir de les demander et de les obtenir une seconde fois au même prix. Il fut sur le point de vendre le modeste héritage de ses ancêtres, pour satisfaire aux importunités de sa nouvelle maîtresse; son ami Cerinthe l’empêcha de faire cette folie, et il essaya de ne payer qu’en monnaie de poëte: il fut congédié dédaigneusement. «C’est une vile entremetteuse, écrivait-il à ses amis Cerinthe et Macer, qui met obstacle à mes amours, car Némésis est bonne. C’est l’infâme Phryné qui m’écarte sans pitié; elle porte et rapporte en secret, dans son sein, de furtifs messages d’amour. Souvent, lorsque, du seuil où je l’implore en vain, je reconnais la voix de ma maîtresse, elle me dit que Némésis est absente; souvent, quand je réclame une nuit qui me fut promise, elle m’annonce que ma belle est souffrante et tout épouvantée d’un présage menaçant. Alors je meurs d’inquiétude; alors mon imagination égarée me montre un rival dans les bras de Némésis et de combien de manières il varie ses plaisirs; alors, infâme Phryné, je te voue aux Euménides!» Ses amis le consolèrent et lui firent comprendre que Rome ne manquait pas de courtisanes qui seraient fières d’être aimées et chantées par un poëte comme lui.
Aussitôt, voilà Tibulle amoureux de la jeune et chaste Néère, qui n’était probablement pas celle d’Horace. Tibulle, dans le troisième livre de ses Élégies, qu’il lui a consacré, la représente comme une innocente enfant, élevée par la plus tendre des mères et par le plus aimable des pères. C’était, ce ne pouvait être qu’une fille d’affranchis, et cependant Tibulle offrit de l’épouser, ou, du moins, de la prendre chez lui en concubinage. Quoique des cheveux blancs n’eussent point encore fait invasion dans sa noire chevelure, quoique la vieillesse au dos courbé et à la marche tardive ne fût pas venue pour lui, il se sentait près de sa fin: c’était une lampe épuisée d’huile, qui jetait un dernier rayon. La chaste Néère, comme il l’appelle sans cesse, refusa d’unir sa fraîche et ardente jeunesse à cette jeunesse refroidie et ravagée. Elle voyait avec plaisir les attentions dont elle était l’objet de la part du noble poëte; elle écoutait ses vers et ses soupirs; elle n’exigeait pas d’autres présents que le recueil des Élégies de Tibulle, écrites sur un blanc vélin et revêtues d’une reliure dorée. Mais elle était dans l’âge de l’amour; elle se donna donc un amant, sans retirer son amitié à Tibulle, qui avait espéré mieux: «Fidèle ou constante, lui disait-il, tu seras toujours ma chère Néère!» Ce ne fut pas sans larmes et sans luttes, qu’il se résigna enfin à n’être plus que le frère de sa Néère; il crut mourir de chagrin; il voulait qu’on gravât ces mots sur sa tombe: «La douleur et le désespoir de s’être vu arracher sa Néère ont causé son trépas!» Ses amis, ses anciens compagnons de table et de plaisir, les poëtes de l’amour et des courtisanes, l’entraînèrent encore, pour le distraire, dans leurs joyeuses réunions; ils l’invitèrent à chanter les louanges de Bacchus, qui vient en aide aux souffrances des amants: «Oh! qu’il me serait doux, murmurait Tibulle en vidant son verre, de reposer près de toi pendant la longueur des nuits, de veiller près de toi pendant la longueur des jours! Infidèle à qui méritait son amour, elle l’a donné à qui n’en est pas digne! Perfide!... Mais, bien que perfide, elle m’est chère encore!» Bacchus, qui s’emparait de lui par degrés, faisait évanouir le fantôme de Néère: «Allons, esclave, allons! s’écriait Tibulle en tendant sa coupe à l’échanson: que le vin coule à flots plus pressés! Il y a longtemps que j’aurais dû arroser ma tête avec les parfums de la Syrie et ceindre mon front de couronnes de fleurs!»
Tibulle savait bien qu’il ne devait plus attendre d’une maîtresse ce doux échange de sentiments, dans lequel son imagination rêvait encore le bonheur: «La jeunesse et l’amour, disait-il naguère en regrettant d’être encore jeune et de ne plus être amoureux, la jeunesse et l’amour, ce sont les véritables enchanteurs!» Il n’avait plus recours à la magie et à des philtres impuissants, pour suppléer à tout ce que lui avait enlevé sa maladie d’épuisement et de langueur; il essaya de prouver à Néère qu’il était capable de devenir un mari, et même, au besoin, un amant; il fit une déclaration d’amour à Sulpicie, fille de Servius, et il esquissa le portrait de cette nouvelle divinité: «La grâce compose en secret chacun de ses gestes, chacun de ses mouvements, et s’attache à tous ses pas. Dénoue-t-elle sa chevelure, on aime à voir flotter les tresses vagabondes; les relève-t-elle avec art, cette coiffure sied encore à sa beauté. Elle nous enflamme, quand elle s’avance enveloppée d’un manteau de pourpre tyrienne; elle nous enflamme, quand elle vient à nous vêtue d’une robe blanche comme la neige.» Sulpicie eut pitié du poëte mourant; elle lui accorda plus qu’il ne demandait, et elle recueillit les dernières lueurs de ce cœur qui s’éteignait: «Nulle autre femme, lui disait-il avec enthousiasme, ne pourra me ravir à ta couche!... C’est la première condition que mit Vénus à notre liaison! Seule tu sais me plaire, et après toi, il n’est plus dans Rome une femme qui soit belle à mes yeux... Dût le Ciel envoyer à Tibulle une autre amante, il la lui enverrait en vain et Vénus elle-même serait sans pouvoir!» Mais, à l’heure même où le poëte prononçait ce serment de fidélité, il était infidèle, et Glycère, une des plus délicieuses courtisanes grecques qui fussent à Rome, avait voulu aussi se faire une petite part d’immortalité dans les vers de Tibulle. Celui-ci, étonné d’une bonne fortune qu’il n’avait pas cherchée, pensait la devoir à quelqu’un de ses mérites personnels, et il se mit en devoir d’aimer sérieusement Glycère, qui n’aimait que ses élégies. Tibulle, pour la première fois de sa vie, s’avisa d’aimer comme un amant et non plus comme un poëte; il ne composa pas un seul vers pour Glycère, qui n’eut pas la patience d’attendre une velléité poétique et qui tourna le dos au pauvre moribond. Cette cruauté affecta profondément Tibulle, dont la frêle santé en fut altérée au point que ses amis comprirent qu’il avait reçu le coup de la mort. Horace lui adressa une ode consolatrice, où il le suppliait d’oublier la cruelle Glycère (ne doleas plus nimio memor immitis Glyceræ) et Tibulle apprit presqu’aussitôt, qu’Horace lui avait succédé dans les bonnes grâces de cette capricieuse. Tibulle ne s’en releva pas; il succomba enfin, à l’âge de vingt-quatre ans. Sa mère et sa sœur lui avaient fermé les yeux, et, le jour de ses funérailles, on vit apparaître ses deux maîtresses, Délie et Némésis, vêtues d’habits de deuil et donnant les marques de la plus vive douleur: ces deux rivales suivirent le cortége funèbre ensemble et confondirent leurs larmes sur le bûcher de leur amant, chacune se disputant la gloire d’avoir été la plus aimée.
Cette époque du règne d’Auguste fut le triomphe des poëtes et des courtisanes, qui s’entendaient si bien entre eux, qu’ils semblaient inséparables: là où était une courtisane, il y avait toujours un poëte amoureux, du moins dans ses vers. La brillante Glycère partageait la vogue et les adorateurs avec la charmante Citheris, autre courtisane grecque, qui pourrait bien être la fille de celle que Jules César avait aimée. Horace avait aimé aussi une Citheris, dans laquelle nous n’osons reconnaître ni celle de César ni celle de Cornelius Gallus. Ce dernier, ami de Tibulle, d’Ovide et de Virgile, poëte comme eux et comme eux très-recherché dans la société des courtisanes, s’était attaché à Citheris, qu’il chanta sous le nom de Lycoris, et il célébra ses amours dans un poëme en quatre chants, dont nous n’avons plus que quelques fragments passionnés: «Que veut cette entremetteuse, s’écriait-il indigné, lorsqu’elle essaie de nuire à mes amours et quand elle porte de riches présents cachés dans son sein? Elle vante le jeune homme qui envoie ces présents; elle parle de son noble caractère, de son frais visage que nul duvet n’ombrage encore, de sa blonde chevelure qui se répand autour de sa tête en boucles ondoyantes, de son talent à jouer de la lyre et à chanter!... Oh! combien je tremble que ma maîtresse ne soit infidèle!... La femme est de sa nature changeante et toujours mobile; on ne sait jamais si elle aime ou si elle hait!» Gallus était absent de Rome, et la guerre l’avait entraîné avec les aigles romaines chez des peuples lointains, contre lesquels il combattait en évoquant le souvenir de sa bien-aimée: «Ma Lycoris, s’écriait-il, ne sera pas séduite par un frais visage de jeune homme ni par des présents; l’autorité d’un père et les ordres rigoureux d’une mère la solliciteront en vain de m’oublier: son cœur reste inébranlable dans son amour!» Dans cette disposition amoureuse, il ne tardait pas à penser que la plus glorieuse victoire remportée sur les Parthes ne valait pas une nuit passée dans les bras de sa maîtresse: «Que m’importe à moi la guerre! disait-il en gémissant: qu’ils combattent, ceux qui cherchent dans les travaux de Mars des richesses ou des conquêtes! Quant à nous, nous livrons des combats avec d’autres armes: c’est l’amour qui sonne le clairon et qui donne le signal de la mêlée, et moi, si je ne combats en brave depuis le lever du soleil jusqu’à son coucher, que Vénus me traite comme un lâche en m’arrachant mes armes! mais, si mes vœux s’accomplissent et si les choses tournent à mon honneur, que la femme qui m’est chère soit le prix de mon triomphe, que je la presse sur mon sein, que je la couvre de baisers, tant que je me sens la force d’aimer et que je n’en ai pas honte! Alors, que des vins généreux, mêlés de nard et de roses, viennent enflammer mon ardeur! que ma chevelure, couronnée de fleurs, soit arrosée de parfums! Certes, je ne rougirai pas de dormir dans les bras de ma maîtresse et de ne sortir du lit qu’au milieu du jour!»
Lorsque Gallus revint de la guerre des Parthes avec quelques blessures et quelques cheveux gris de plus, il ne retrouva plus sa Lycoris telle qu’il l’avait laissée: elle ne lui avait pas brodé, comme il l’espérait, un autre manteau pour la campagne prochaine, car elle eût été assez embarrassée de se représenter, dans ce travail d’aiguille, les yeux en larmes, pâle et désespérée. Elle avait pris des amants; elle ne songeait même pas que Gallus dût lui revenir. Celui-ci s’aperçut qu’il ne vivait plus au temps de l’âge d’or, où, comme il l’avait dit lui-même, «la femme était assez chaste, quand elle savait se taire en public sur ses faiblesses.» Il ne brûla pas les vers qu’il avait faits pour Lycoris, et qui étaient, d’ailleurs, dans la mémoire de tous les amants; mais il répondit à l’infidélité par l’infidélité, et il trouva de quoi se consoler dans la classe des courtisanes. Il voulait que Lycoris le regrettât, et il mit à la mode, par ses élégies d’amour, plusieurs jeunes filles que leur beauté n’avait pas encore rendues fameuses. Ce furent d’abord deux sœurs, Gentia et Chloé, qu’il possédait à la fois: «Ne disputez plus avec envie, leur disait-il pour les mettre d’accord, ne disputez plus pour savoir laquelle des deux a la peau la plus blanche ou la moins brune; disputez sur ce seul point: Laquelle embrase davantage son amant, l’une par ses yeux, l’autre par ses cheveux?» Les cheveux de Gentia étaient blonds comme de l’or; les yeux de Chloé lançaient mille éclairs. Ensuite, Gallus aima une belle et naïve enfant, nommée Lydie, dont il se fit le précepteur amoureux: «Montre, jeune fille, lui disait-il avec admiration, montre tes cheveux blonds qui brillent comme de l’or pur; montre, jeune fille, ton cou blanc qui s’élève avec grâce sur tes blanches épaules; montre, jeune fille, tes yeux étoilés sous l’arc de tes sourcils noirs; montre, jeune fille, ces joues roses, où éclate parfois la pourpre de Tyr; tends-moi tes lèvres, tes lèvres de corail; donne-moi de doux baisers de colombe! Ah! tu suces une partie de mon âme enivrée, et tes baisers me pénètrent au fond du cœur! N’aspires-tu pas mon sang et ma vie? Cache ces pommes d’amour, cache ces boutons qui distillent le lait sous ma main! Ta gorge découverte exhale une odeur de myrrhe: il n’y a que délices en toute ta personne! Cache donc ce sein qui me tue par sa splendeur de neige et par sa beauté! Cruelle, ne vois-tu pas que je me pâme?... Je suis à moitié mort, et tu m’abandonnes!» Gallus eut beau faire; il ne donna pas de rivale, dans ses vers, à cette Lycoris qu’il avait si amoureusement chantée et dont le nom resta en faveur parmi les femmes de plaisir. Plus de quatre siècles plus tard, une autre Lycoris inspira encore la muse d’un poëte, Maximianus, qui mérita d’être confondu avec Cornelius Gallus, de même que sa Lycoris était confondue avec celle que Gallus aima et chanta. Mais ce Maximianus, tout ambassadeur de Théodoric qu’il ait été, ne fut qu’un vieillard impuissant, qui se plaignait d’être le jouet de sa maîtresse et qui se réfugiait dans les souvenirs lointains de sa jeunesse, pour se réchauffer le cœur, et pour être moins ridicule à ses propres yeux: «La voilà, cette belle Lycoris que j’ai trop aimée, disait le poëte en se lamentant, celle à qui j’avais livré mon cœur et ma fortune! Après tant d’années que nous avons passées ensemble, elle repousse mes caresses! Elle s’en étonne, hélas! Déjà, elle recherche d’autres jeunes gens et d’autres amours; elle m’appelle vieillard faible et décrépit, sans vouloir se souvenir des jouissances du passé, sans se dire que c’est elle-même qui a fait de moi un vieillard!»
Un ami du véritable Gallus, en appréciateur des charmes de la véritable Lycoris, un grand poëte consacra aussi à l’amour les premières inspirations de sa muse: on peut dire qu’Ovide, le chantre, le législateur de l’art d’aimer, avait appris son métier dans le commerce des courtisanes. Ovide appartenait à la famille Naso: la proéminence des nez était le caractère distinctif et l’attribut érotique des mâles de cette famille. Le nom de Naso leur resta de père en fils, avec ce terrible nez qui avait fait la célébrité d’un de leurs aïeux. Sous ce rapport, comme sous tous les autres, le dernier des Nasons n’avait pas dégénéré. C’était un voluptueux qui commença de bonne heure à vivre selon ses goûts: «Mes jours, dit-il lui-même en rappelant l’origine de son surnom poétique, mes jours s’écoulaient dans la paresse; le lit et l’oisiveté avaient déjà énervé mon âme, lorsque le désir de plaire à une jeune beauté vint mettre un terme à ma honteuse apathie!» Cette jeune beauté n’était pas, comme on a voulu le soutenir avec des suppositions gratuites, la fille d’Auguste, Julie, veuve de Marcellus et épouse de Marcus Agrippa; ce fut évidemment une simple courtisane qu’il a chantée sous le nom de Corinne. Corinne, c’est Ovide lui-même qui nous l’apprend, avait un mari, ou plutôt un lénon (lenone marito); ce mari, ainsi que tous ceux des courtisanes, se faisait un revenu malhonnête avec les galanteries de sa femme. Ovide, qui n’était pas plus riche que les poëtes ne le furent en tout temps, plaisait sans doute à la femme, mais il était sûr de déplaire au mari. Sa situation auprès de Corinne était donc celle de Tibulle vis-à-vis de Délie et de Némésis; seulement, sa réputation de poëte l’avait mis au-dessus des autres, et par conséquent, les courtisanes se disputaient, pour devenir fameuses, le bénéfice de son amour et de ses vers. On peut croire qu’il donna de nombreuses rivales à sa Corinne; mais il ne remplit les vœux d’aucune d’elles, puisque Corinne fut seule nommée dans les élégies, qu’elle n’avait pas seule inspirées sans doute. Il ne faut pas oublier, toutefois, pour expliquer cette singularité, qu’Ovide avait composé cinq livres d’élégies, et qu’il en brûla deux en corrigeant les pièces qu’il laissait subsister. Quoi qu’il en soit, on n’a jamais su positivement quelle était cette Corinne mystérieuse, et ce secret fut si bien gardé du temps d’Ovide, que ses amis lui en demandaient en vain la révélation et que plus d’une courtisane, profitant de la discrétion de l’amant de Corinne, avait usurpé le surnom de cette belle inconnue et se faisait passer publiquement pour l’héroïne des chants du poëte. Suivant une opinion qui n’est pas la moins vraisemblable, Corinne ne serait que la personnification imaginaire de plusieurs courtisanes qu’Ovide avait aimées à la fois ou successivement.
Si l’on s’en tient au récit d’Ovide, l’amour l’avait merveilleusement disposé à recevoir l’impression qui lui alla au cœur, quand il rencontra Corinne: «Qui pourrait me dire, se demandait-il, pourquoi ma couche me paraît si dure? pourquoi ma couverture ne peut rester sur mon lit? pourquoi cette nuit, qui m’a paru si longue, l’ai-je passée sans goûter le sommeil? pourquoi mes membres fatigués se retournent-ils en tous sens, sous l’aiguillon de vives douleurs?» Il avait vu Corinne, il l’aimait, il la désirait. Il devait se trouver avec elle dans une de ces comessations, où la bonne chère, le vin, les parfums, la musique et les danses favorisaient les intelligences des cœurs et les faiblesses des sens. Mais le mari, le lénon de Corinne, devait aussi l’accompagner, et la jalousie s’éveilla chez Ovide, avant que la possession de son amante lui eût donné le droit d’être jaloux d’elle. Il lui écrivit donc pour lui transmettre de tendres instructions sur la conduite qu’elle aurait à tenir durant ce souper; il lui enseigne une foule de petits manéges amoureux, qu’elle connaissait peut-être mieux que lui: «Quand ton mari sera couché sur le lit de table, tu iras d’un air modeste te placer à côté de lui, et que ton pied alors touche en secret le mien.» Il la prie de lui faire passer la coupe où elle aura bu, pour qu’il applique ses lèvres à l’endroit même que les siennes auront touché: «Ne souffre pas, lui dit-il, que ton mari te jette les bras au cou; ne pose pas sur sa poitrine velue ta tête charmante; ne lui permets pas de mettre la main dans ta gorge et de profaner le bout de ton sein; surtout, garde-toi de lui donner aucun baiser, car si tu lui en donnais un seul, je ne pourrais plus dissimuler que je t’aime. Ces baisers sont à moi! m’écrierais-je, et je viendrais les prendre. Ces baisers, du moins, je puis les voir; mais les caresses qui se cachent sous la nappe (quæ bene pallia celant), voilà ce que redoute mon aveugle jalousie. N’approche pas ta cuisse de sa cuisse, ne joins pas ta jambe à la sienne, ne mêle pas à ses pieds grossiers tes pieds délicats.» Mais le pauvre amant, qui se crée autant de tourments que de prévisions, s’attriste, s’indigne des libertés que le mari échauffé par le vin pourrait prendre en sa présence et à son insu, sans que la patiente osât souffler mot: «Pour m’épargner tout soupçon, dit-il à la belle, éloigne de toi cette nappe qui serait complice de ce que j’appréhende pour l’avoir vingt fois expérimenté moi-même avec mes maîtresses.»
Veste sub injectâ dulce peregit opus.
Hoc tu non facies; sed ne fecisse puteris,
Conscia de gremio pallia deme tuo.
Ovide espère profiter, dans l’intérêt de son amour, et de l’ivresse et du sommeil de ce mari qui les espionne; mais tout à coup il a conscience de l’inutilité de tant de précautions raffinées: le repas fini, le mari emmènera sa femme et sera maître de disposer d’elle sans contrainte et sans témoin! «Ne te donne au moins qu’à regret, tu le peux, s’écrie-t-il douloureusement, et comme cédant à la violence. Que tes caresses soient muettes et que Vénus lui soit amère!» Mais, le lendemain même, Corinne crut devoir quelque dédommagement au donneur de conseils; elle alla le trouver chez lui, à l’heure où, étendu sur son lit, il se reposait de la chaleur du jour: «Voici Corinne qui arrive, la tunique relevée, la chevelure flottante sur son cou d’albâtre. Telle la belle Sémiramis marchait, dit-on, vers la couche nuptiale; telle encore Laïs, célèbre par ses nombreux amants. J’arrachai un vêtement, qui pourtant ne me cachait rien de ses appas; elle résistait toutefois et voulait garder sa tunique; mais, comme sa résistance était celle d’une femme qui ne veut pas vaincre, elle consentit bientôt sans regret à être vaincue. Lorsqu’elle parut devant mes yeux sans aucun voile, je ne remarquai pas dans tout son corps la moindre imperfection! Quelles épaules, quels bras ai-je vus et touchés! Quelle admirable gorge il me fut donné de presser! Sous cette poitrine irréprochable, quel ventre poli et blanc! Quels larges flancs, quelle cuisse juvénile! Pourquoi m’arrêter sur chaque détail? Je ne vis rien qui ne fût digne d’éloge, et je la tenais nue serrée contre mon corps. Qui ne devine le reste? Nous nous endormîmes tous deux de fatigue. Puissé-je avoir souvent de pareilles méridiennes!»
Il possède sa maîtresse, mais il n’est pas encore heureux: il est jaloux; il a des rivaux qui payent cher un bonheur que, lui, ne paye pas; il querelle, il injurie, il maltraite sa Corinne; il l’a frappée! «La fureur m’a fait lever sur elle une main téméraire, dit-il en se détestant, elle pleure maintenant, celle que j’ai blessée dans mon délire!» Il ne se pardonnera jamais cette brutalité: «J’ai eu l’affreux courage de dépouiller son front de sa chevelure, raconte-t-il lui-même, et mon ongle impitoyable a sillonné ses joues enfantines. Je l’ai vue pâle, anéantie, le visage décoloré, semblable au marbre que le ciseau dérobe aux montagnes de Paros; j’ai vu ses traits inanimés et ses membres aussi tremblants que la feuille du peuplier agité par le vent, que le faible roseau qui s’incline sous la douce haleine du zéphyr, que l’onde dont le souffle du Notus ride la surface; ses larmes, longtemps retenues, coulèrent le long de ses joues, ainsi que l’eau à la fonte des neiges!» C’est que Corinne avait souvent auprès d’elle une vieille entremetteuse, nommée Dipsas, qui employait toutes sortes d’artifices pour la brouiller avec Ovide, pour écarter du moins celui-ci et pour vendre à des amants plus riches les moments qu’elle lui volait: «Dis-moi, demandait Dipsas en ricanant, que te donne ton poëte, si ce n’est quelques vers? Eh! tu en auras des milliers à lire; le dieu des vers lui-même, couvert d’un splendide manteau d’or, pince les cordes harmonieuses d’une lyre dorée. Que celui qui te donnera de l’or soit à tes yeux plus grand que le grand Homère? Crois-moi, c’est chose assez ingénieuse, que de donner.» Ovide entendit les perfides insinuations de cette hideuse vieille, et il eut peine à s’empêcher de s’en prendre à ses rares cheveux blancs, à ses yeux pleurant le vin, à ses joues sillonnées de rides; il se contenta de la maudire en ces termes: «Que les dieux te refusent un asile, t’envoient une vieillesse malheureuse, des hivers sans fin et une soif éternelle!» Le poëte avait besoin de toute son éloquence, et surtout de sa tendresse pour combattre la détestable influence de Dipsas, qui travaillait à pervertir davantage la naïve Corinne: «Ne demande au pauvre que ses soins, ses services et sa fidélité, écrivait-il à sa maîtresse qu’il avait laissée pensive; un amant ne peut donner que ce qu’il possède. Célébrer dans mes vers les belles que j’en crois dignes, voilà ma fortune; à celle que j’aurai choisie, mon art fera un nom qui ne mourra point; on verra se déchirer les étoffes, l’or et les pierres précieuses se briser, mais la renommée que procureront mes vers sera éternelle.» Cette considération n’était pas indifférente aux yeux de Corinne, qui se voyait avec orgueil, dans les promenades, au théâtre, au cirque, désignée comme la muse d’Ovide.
Son mari avait mis à ses côtés un eunuque, nommé Bagoas, qui l’accompagnait partout et qui ne se laissait jamais séduire sans avoir consulté son maître. Ovide ne réussit pas à endormir ce cerbère; mais il avait gagné les deux coiffeuses de Corinne, Napé, qui remettait ses lettres, et Cypassis, qui l’introduisait en cachette. Cette dernière était jolie et bien faite; un jour, Ovide s’en aperçut, tandis qu’il attendait sa maîtresse, et il abrégea l’attente en se permettant tout ce que Cypassis voulut bien lui permettre. Corinne, à son retour, remarqua quelque désordre accusateur dans sa chambre à coucher; la rougeur de Cypassis sembla confirmer des soupçons que ne démentait pas la contenance d’Ovide: «Tu la soupçonnes d’avoir souillé avec moi le lit de sa maîtresse! s’écria-t-il en s’efforçant de reprendre son assurance. Que les dieux, si l’envie d’être coupable me vient jamais, que les dieux me préservent de l’être avec une femme d’une condition méprisable! Quel est l’homme libre qui voudrait connaître une esclave et serrer dans ses bras un corps sillonné de coups de fouet!» Il n’eut pas de peine à persuader Corinne, et le soir même il écrivait à Cypassis pour lui demander un nouveau rendez-vous. Corinne, il est vrai, ne se gênait pas davantage de son côté, et plus d’une fois son amant jugea qu’elle en savait plus qu’il ne lui en avait appris: «De telles leçons ne se donnent qu’au lit (illa nisi in lecto nusquam potuere doceri), se disait-il tout bas en savourant un baiser qu’il trouvait étranger à ses habitudes: je ne sais quel maître a reçu l’inestimable prix de ces leçons-là!»
Corinne le tint à distance sous différents prétextes de religion, de santé et d’humeur. Ovide cherchait dans une nouvelle galanterie la cause de son éloignement, et il prenait le temps en patience, avec plusieurs chambrières qui n’étaient pas moins belles que leur maîtresse, mais avec qui le cœur n’était pas en jeu. Tout à coup il sut par ces filles que Corinne s’était fait avorter et que cet avortement avait mis ses jours en péril; Ovide s’indigna de l’odieux attentat qu’elle avait exercé sur elle-même: «Celle qui la première essaya de repousser de ses flancs le tendre fruit qu’ils portaient, lui dit-il sévèrement, celle-là méritait de périr victime de ses propres armes. Quoi! de peur que ton ventre ne soit gâté par quelques rides, il faut ravager le triste champ des luttes amoureuses!» Depuis cet événement, Corinne redoublait de prévenances et de tendresse pour son poëte; elle n’était jamais assez souvent ni assez longtemps avec lui; l’eunuque Bagoas fermait les yeux ou détournait la tête; le mari ne se montrait pas; les chiens n’aboyaient plus: on envoyait chercher Ovide absent, on le retenait presque; on ne lui laissait rien demander, encore moins rien désirer. Il se lassa d’être ainsi accaparé par sa maîtresse: «De tranquilles et trop faciles amours me deviennent insipides, lui dit-il durement; ils sont pour mon cœur ce qu’est un mets trop fade. Si une tour d’airain n’eût jamais renfermé Danaé, Jupiter ne l’aurait point rendue mère.» Corinne fut bien étonnée de ce langage capricieux et brutal; elle n’eut pas la force d’y répondre; elle pleura en silence: «Qu’ai-je besoin, lui dit Ovide avec plus de dureté encore, qu’ai-je besoin d’un mari complaisant, d’un mari lénon?» Corinne comprit qu’on ne l’aimait plus.
En effet, bientôt elle eut la preuve irrécusable du refroidissement d’Ovide: une nuit, toute une nuit, il resta glacé et mort sous les baisers qu’elle lui prodiguait. Ovide fut surpris et inquiet lui-même de cette subite incapacité: «Naguère pourtant, se disait-il à part lui, j’acquittai deux fois ma dette avec la blanche Childis, trois fois avec la blanche Pitho, trois fois avec Libas, et, pour satisfaire aux exigences de Corinne, j’ai pu, il m’en souvient, livrer neuf assauts dans l’espace d’une courte nuit (me memini numeros sustinuisse novem).» Mais plus Ovide se cherchait en lui-même, moins il était capable de se retrouver: «Pourquoi te jouer de moi? s’écria Corinne rouge de honte et de dépit. Qui te forçait, pauvre insensé, à venir malgré toi t’étendre sur ma couche? Il faut qu’une magicienne d’Éa t’ait ensorcelé en nouant de la laine; sinon, tu sors épuisé des bras d’une autre (aut alio lassus amore venis)!» A ces mots, elle s’élança hors du lit en rattachant sa tunique, et s’enfuit pieds nus; pour cacher à ses femmes l’affront qu’elle avait subi de son amant, elle n’en fit pas moins ses ablutions (dedecus hoc sumptâ dissimulavit aquâ), et elle se retrancha dans une chambre éloignée, comme dans un fort. Ovide ne se sentait pas en état de réparer sa honteuse défaite, et il se retira sans oser reparaître sur le champ de bataille. Dès qu’il fut sorti, Corinne ordonna de ne plus le recevoir, et le lendemain la porte lui fut fermée. Il se plaignit, il insista, il adressa des vers suppliants à l’invisible Corinne; on lui fit répondre que désormais, au lieu de vers, on lui demandait des espèces sonnantes. Il se mit à errer autour de la maison de la courtisane, et une coiffeuse vint lui apprendre que, le matin même, Corinne avait accueilli un capitaine romain qui arrivait des guerres d’Asie, tout couvert de blessures et tout chargé de butin. Il n’en fallut pas davantage pour qu’Ovide, piqué de se voir éconduit pour faire place à un nouveau venu, s’obstinât davantage à heurter à la porte qu’on lui fermait. L’eunuque Bagoas vint ouvrir, et le menaça d’appeler le chien qui gardait le logis. Ovide s’en prit aux soldats enrichis qui ont de l’or, et aux femmes qui préfèrent ces robustes soldats à des poëtes pauvres et débiles; il voua aux dieux vengeurs femmes et soldats; il comparait alors le véritable âge d’or, où l’amour ne se vendait pas, à cet âge de fer où l’on achetait tout, même l’amour, avec de l’or: «Aujourd’hui, une femme, disait-il amèrement, eût-elle l’orgueil farouche des Sabines, obéit comme une esclave à celui qui peut donner beaucoup. Son gardien me défend d’approcher; elle craint pour moi la colère de son mari: mais, si je veux donner de l’or, époux et eunuque me livreront toute la maison. Ah! s’il est un dieu vengeur des amants dédaignés, puisse-t-il changer en poussière des trésors si mal acquis!»
Ovide n’était pas encore guéri de son amour: cette résistance, au contraire, ne faisait que l’accroître. Il passait les nuits, couché sur le seuil de Corinne; il gémissait; il répétait son nom, avec des larmes, des soupirs et des prières. Il fut plus d’une fois consolé par la belle Cypassis, qui vint le réchauffer et lui porter à boire. Mais ce n’était pas elle qui pouvait faire oublier Corinne, et le poëte voulait mourir devant cette porte inflexible. Un matin, avant l’aube, elle s’ouvrit doucement, et un homme sortit. «Quoi! s’écria l’amant déconvenu, quoi! j’ai pu, quand tu pressais je ne sais quel amant dans tes bras, j’ai pu, comme un esclave, me faire le gardien d’une porte qui m’était fermée! Je l’ai vu, cet amant, sortir de chez toi, fatigué et d’un pas traînant, comme celui d’un artisan usé par le service; mais j’ai encore moins souffert de le voir, que d’en être vu moi-même!» Ovide se croyait libre d’un amour qui lui semblait désormais une honte; mais il ne pouvait oublier Corinne, Corinne infidèle, Corinne livrée à des caresses vénales, Corinne vendue et marchandée comme une mérétrix de carrefour!
Il quitta Rome pour chercher l’oubli dans l’absence; il se retira dans le pays des Falisques, où sa femme était née, et il attendit que les échos de son cœur fissent silence; mais le nom de Corinne lui arrivait à travers tous les bruits, de l’air et de la nature champêtre. Il revint à Rome et il se retrouva plus amoureux que jamais devant la porte de Corinne. Ses amis avaient couru à sa rencontre: ils le rejoignirent; ils l’entourèrent; ils lui apprirent que Corinne était devenue une courtisane éhontée, et qu’elle descendait tous les jours la pente du vice et du mépris public. Elle se montrait partout avec ses galants; elle portait des costumes indécents, dans les rues, et au théâtre; elle donnait et recevait des baisers, en face de tout le monde, et sous les yeux de son mari déshonoré: ses cheveux étaient souvent en désordre; son cou portait l’empreinte des morsures; ses bras blancs avaient été meurtris; on racontait d’elle une foule de traits d’impudicité, d’avarice et d’effronterie. Ovide refusait d’ajouter foi à ce qu’il entendait; on lui fit voir la dégradation dans laquelle sa maîtresse était tombée. Il lui écrivit une dernière fois: «Je ne prétends pas, censeur austère, lui disait-il, que tu sois chaste et pudique; mais ce que je te demande, c’est de chercher du moins à me tromper sur la vérité. Elle n’est pas coupable celle qui peut nier la faute qu’on lui impute; c’est l’aveu qu’elle en fait, qui seul peut la rendre infâme. Quelle fureur de révéler au jour les mystères de la nuit, et de dire ouvertement ce que l’on fait en secret! Avant de se livrer au premier venu, la mérétrix met du moins une porte entre elle et le public, et, toi, tu divulgues partout l’opprobre dont tu te couvres, et dénonces toi-même tes fautes honteuses!» Mais Corinne était perdue pour elle-même comme pour Ovide; elle marchait à grands pas dans le sentier le plus bas de la Prostitution.
Ovide n’effaça pas toutefois le nom de Corinne dans les vers qu’il lui avait dédiés; sous ce nom il l’avait aimée, sous ce nom il l’avait chantée: «Cherche un nouveau poëte, déesse des amours!» s’écria-t-il en mettant la dernière main à ses livres d’élégies. En effet, s’il eut encore des maîtresses, il n’en chanta aucune, parce qu’aucune ne lui inspira de l’amour. Il vécut toutefois plus que jamais dans l’intimité des courtisanes, et, pour les récompenser du plaisir qu’elles lui avaient procuré, il composa sous leurs yeux, et d’après leurs inspirations, son poëme de l’Art d’aimer, ce code de l’amour et de la volupté. Dans ses nombreuses poésies, il donna toujours une large place à ses réminiscences amoureuses, mais il n’avoua pas une seule de ses maîtresses, en la nommant dans des vers composés pour elle; ce qui fit supposer qu’il avait une liaison secrète, avec la fille de l’empereur, et qu’il se contentait de son bonheur sans le divulguer. On attribua son exil à cette passion adultère, qu’Auguste n’osait pas punir autrement; selon d’autres bruits, qui coururent à Rome, Ovide aurait surpris Auguste commettant un inceste avec sa propre fille. Quoi qu’il en fût, Ovide, le tendre Ovide, exilé au bord du Pont-Euxin, parmi les barbares, mourut de douleur, après avoir essayé de détruire tous ses ouvrages, même les élégies de ses Amours: il venait d’apprendre, par des lettres de Rome, que Corinne, vieille et ridée, vêtue d’une toge déteinte et rapiécée, était servante dans un cabaret où les bateliers du Tibre allaient faire la débauche: «Mieux eût valu qu’elle se fît magicienne ou parfumeuse!» pensait-il avec stupeur. Il rendit l’âme, en collant à ses lèvres glacées une bague qui renfermait des cheveux de Corinne.
CHAPITRE XXVII.
Sommaire.—Marcus Valerius Martial, poëte complaisant des libertinages de Néron et de ses successeurs.—Vogue immense qu’obtinrent les Épigrammes de Martial.—Réponse de Martial à son critique Cornélius qui lui reprochait l’obscénité de ses poésies.—Quelles étaient les victimes ordinaires des sarcasmes de Martial.—Mœurs déréglées de ce poëte.—Abominable épigramme que Martial eut l’impudeur d’adresser à sa femme Clodia Marcella.—Quels étaient les lecteurs habituels des œuvres de Martial.—Le libraire Secundus.—Portraits de courtisanes.—Lesbie.—Libertinage éhonté de cette prostituée.—Les louves errantes Chioné et Hélide.—Vieillesse ignoble de Lesbie.—Épigramme que fit Martial contre Lesbie.—Chloé.—Avidité de Lupercus, amant de cette courtisane.—La pleureuse des sept maris.—Thaïs.—Injures qu’adressa Martial à cette courtisane qui l’avait dédaigné.—Hideux portrait qu’il en publia pour se venger de ses mépris.—Philenis et son concubinaire Diodore.—Horrible dépravation de Philenis.—Épitaphe que fit Martial pour cette infâme prostituée.—Galla.—Injustice de Martial à l’égard de cette courtisane.—Épigrammes qu’il fit contre elle.—D’où lui venait la haine qu’il lui avait vouée.—Les vieilles amoureuses.—Effrayant cynisme de Phyllis.—Épigrammes contradictoires de Martial contre cette courtisane.—Lydie.—Comment Martial se conduisit envers Paulus, qui lui avait demandé des vers contre Lysisca.—Aversion et dégoût de Martial pour les vieilles prostituées.—Fabulla.—Lila.—Vetustilla.—Gallia.—Saufeia.—Marulla.—Thelesilla.—Pontia.—Lecanie.—Ligella.—Lyris.—Fescennia.—Senia.—Galla.—Eglé.—Les fausses courtisanes grecques.—Celia.—Épigramme de Martial contre cette prétendue fille de la Grèce.—Lycoris.—Glycère.—Chioné et Phlogis. De quelle façon grossière Martial accueillit une gracieuse invitation à l’amour que lui avait envoyée Polla.—Honteuse profession de foi qu’il eut le triste courage d’adresser à sa femme Clodia Marcella.—Son retour en Espagne.—Par quels moyens Clodia Marcella décida Martial à abandonner Rome.—Épigramme expiatoire de Martial.—Sa fin champêtre.—Honorable sortie de Martial contre Lupus.—Pétrone.—Son Satyricon, tableau des mœurs impures de Rome impériale.—Ascylte et Giton.—La prêtresse du dieu Ænothée et sa compagne Proselenos.—L’entremetteuse Philomène.—Eumolpe.—Les Épigrammes de Pétrone.—Sestoria.—Martia.—Délie.—Aréthuse.—Bassilissa.—Suicide de Pétrone.
Après Ovide, il faut aller jusqu’à Martial pour retrouver en quelque sorte la filiation interrompue des courtisanes de Rome; pendant plus d’un demi-siècle, la poésie fait silence sur leur compte, mais on peut présumer qu’elles n’attendirent pas Martial pour faire parler d’elles, et que, si les poëtes érotiques nous manquent pour constater les faits et gestes de ces fameuses, la faute n’en est pas à un temps d’arrêt dans les progrès de la Prostitution antique. Loin de là, les successeurs d’Auguste avaient pris sous leurs auspices la démoralisation de la société romaine, et ils offraient avec impudeur l’exemple de tous les raffinements de la débauche. Les mœurs publiques s’étaient alors si profondément altérées, que, parmi les poëtes, on n’en eût pas trouvé un qui se donnât le ridicule de chanter l’épopée de ses amours, comme l’avaient fait Tibulle, Properce et Ovide. De même, on n’eût pas trouvé une courtisane qui perdît sa jeunesse à fournir des sujets d’élégies à un poëte amoureux et jaloux. La jalousie, comme l’amour, semblait passée de mode, et l’on vivait trop vite pour consacrer des années entières à une seule passion, que la durée rendait presque respectable et qui participait, pour ainsi dire, du concubinage matrimonial. Lorsque Marcus Valerius Martial, né à Bilbilis, en Espagne, vers l’an 43 de l’ère chrétienne, vint à Rome, à l’âge de dix-sept ans, pour y chercher fortune, il n’eut garde d’imiter les poëtes de l’amour, qui avaient rencontré un Mécène au siècle d’Auguste: il se fit, au contraire, le poëte complaisant des libertinages du règne de Néron et des empereurs qui se succédèrent si rapidement jusqu’à Trajan. Martial dut ses succès littéraires à l’obscénité même de ses épigrammes.
Il a l’air d’avoir pris pour modèles les honteuses épigrammes de Catulle, qui les avait écrites, du moins, avec une sorte de grossière naïveté; Martial, au contraire, pour plaire aux débauchés de la cour impériale, s’exerçait à renchérir, en fait de licence, sur les poésies les plus effrontées de son temps; il y mettait même une recherche monstrueuse de lubricité, et il ne jetait seulement pas le voile des expressions décentes sur des images immondes. Les applaudissements qu’il recueillait de toutes parts étaient son excuse et son encouragement; chaque livre nouveau de ses épigrammes, demandé, attendu avec impatience par tous les lecteurs qui savaient par cœur les livres précédents, se multipliaient à l’infini dans les mains des libraires, et les scribes, qui en préparaient des exemplaires richement ornés et reliés, ne pouvaient suffire à l’empressement des acheteurs. Cet accueil enthousiaste, accordé à des vers licencieux, n’était pas fait sans doute pour inviter Martial à changer de genre et de ton. Aussi, quand un censeur austère lui conseillait de s’imposer quelques réserves dans les mots, sinon dans les idées, il n’acceptait pas plus un conseil qu’un reproche, et il avait mille raisons toutes prêtes pour démontrer à ses critiques, qu’il avait bien fait de composer justement les vers malhonnêtes qu’on voulait retrancher de ses œuvres: «Tu te plains, Cornélius, disait-il à un de ses censeurs, que mes vers ne sont point assez sévères et qu’un magister ne les voudrait pas lire dans son école; mais ces opuscules ne peuvent plaire, comme les maris à leurs femmes, s’ils n’ont pas de mentule... Telle est la condition imposée aux poésies joyeuses: elles ne peuvent convenir, si elles ne chatouillent les sens. Dépose donc ta sévérité et pardonne à mes badinages, à mes joyeusetés, je te prie. Renonce à châtier mes livres: rien n’est plus méprisable que Priape devenu prêtre de Cybèle.»
Martial avait pour lui les suffrages des empereurs et des libertins; il se souciait peu de ceux des gens de goût, et il se contentait de la vogue irrésistible de ses épigrammes les plus ordurières, qui, en passant par la bouche des courtisanes et des gitons, étaient arrivées graduellement aux oreilles de la populace des carrefours. De là, cette renommée éclatante que le poëte avait acquise avec des saletés, que n’excusaient pas l’esprit et la malice qu’il savait y jeter à pleines mains; renommée qui faillit éclipser celles de Virgile et d’Horace, et qui balança les triomphes satiriques de Juvénal. En effet, toute la chronique scandaleuse de Rome était déposée, pour ainsi dire, dans une multitude de petites pièces, faciles à retenir et à faire circuler; dans ces pièces de vers, le poëte avait gravé, sous des pseudonymes transparents, les noms des personnages qu’il tournait en ridicule ou qu’il marquait au fer rouge. Il avait beau déclarer qu’il n’abusait pas des noms véritables et qu’il respectait toujours les personnes dans ses plaisanteries; on ne lui savait pas mauvais gré des injures graves qu’il se permettait à l’égard d’une foule de gens, que tout le monde reconnaissait dans des portraits, où ils n’étaient pas nommés, mais peints avec une hideuse vérité. Il ne se hasardait pas, il est vrai, à diffamer des hommes honorables et à poursuivre de calomnies perfides la vie privée des citoyens. Les victimes ordinaires de ses sarcasmes étaient toujours de méchants poëtes, d’insolentes courtisanes, de viles prostituées, des lénons criminels, des prodigues et des avares, des hommes tarés et des femmes perdues. Il parle donc souvent la langue des ignobles personnages qu’il met en scène et comme au pilori; il a soin de prévenir ses lecteurs qu’ils ne trouveront chez lui ni réserve ni pruderie dans l’expression: «Les épigrammes, dit-il, sont faites pour les habitués des Jeux-Floraux. Que Caton n’entre donc pas dans notre théâtre, ou, s’il y vient, qu’il regarde!»
Martial fréquentait certainement la mauvaise société qu’il a dépeinte avec des couleurs si flétrissantes: il a laissé voir, en deux ou trois passages, que ses mœurs n’étaient pas beaucoup plus réglées que celles qu’il condamne chez les autres; car il ne se bornait pas à promener ses amours parmi les courtisanes: il se livrait quelquefois à des désordres, que n’excusait pas la corruption générale de son temps, et qu’il s’est même efforcé de justifier pour répondre aux amers reproches de sa femme Clodia Marcella. Et pourtant, malgré ces habitudes de débauche contre nature, il affecte, dans plus d’une épigramme, de faire sonner bien haut l’honnêteté, la pureté de sa vie. En jugeait-il si favorablement, par la comparaison qu’il faisait, à son avantage, de ses mœurs privées avec celles de ses contemporains, surtout avec celles des empereurs à qui il dédiait ses livres: «Mes vers sont libres, dit-il à Domitien, mais ma vie est irréprochable: (Lasciva est nobis pagina, vita proba est).» Pour expliquer cette contradiction apparente, il suffit peut-être de dater les pièces où Martial vante sa moralité et celles où il en fait si bon marché: les premières appartiennent à sa jeunesse, les secondes à son âge mûr. On ne doit pas oublier que les onze premiers livres de son recueil représentent un intervalle de trente-cinq années, qu’il passa, presque sans interruption, à Rome. Martial, à vingt-cinq ans, pouvait vivre chastement, tout en caressant dans ses vers la sensualité de ses protecteurs. A cinquante ans, il était devenu libertin, à force d’être témoin du libertinage de ses amis, et on remarque, en effet, que, dans les derniers livres de ses épigrammes, il ne s’avise plus de prétendre à la réputation de chasteté que ses écrits licencieux lui avaient fait perdre depuis longtemps. C’est dans le onzième livre, qu’il a eu l’impudeur d’insérer l’abominable épigramme adressée à sa femme, qui l’avait surpris avec son mignon et qui eût voulu se sacrifier elle-même pour le déshabituer de ces goûts infâmes: «Combien de fois Junon a-t-elle fait le même reproche à Jupiter?» répliquait Martial en riant, et il s’autorisait de l’exemple des dieux et des héros pour persister dans ses coupables habitudes et pour repousser les maussades complaisances de sa femme:
Teque, puta cunnos, uxor, habere duos.
Le poëte, il est vrai, ne se faisait pas illusion sur le caractère de son recueil, et il savait bien pour quels lecteurs il composait des poésies toujours libres et souvent obscènes. «Aucune page de mon livre n’est chaste, dit-il avec franchise; aussi, ce sont les jeunes gens qui me lisent; ce sont les filles de mœurs faciles, c’est le vieillard qui lutine sa maîtresse.» Il se compare alors à son émule Cosconius, qui faisait comme lui des épigrammes, mais si chastes qu’on n’y voyait jamais un nuage impudique (inque suis nulla est mentula carminibus); il le loue de cette chasteté, mais il lui déclare que des écrits si pudibonds ne peuvent être destinés qu’à des enfants et à des vierges. Il ne se pique donc pas d’imiter Cosconius, et il se moque des vénérables matrones qui lisaient ses ouvrages en cachette, et qui l’accusaient de n’avoir pas écrit pour les femmes honnêtes: «J’ai écrit pour moi, leur dit-il sans réticence. Le gymnase, les thermes, le stade, sont de ce côté: retirez-vous donc! Nous nous déshabillons: prenez garde de voir des hommes nus? Ici, couronnée de roses, après avoir bu, Terpsichore abdique la pudeur, et, dans son ivresse, ne sait plus ce qu’elle dit: elle nomme sans détour et franchement ce que Vénus triomphante reçoit dans son temple au mois d’août, ce que le villageois place en sentinelle au milieu de son jardin, ce que la chaste vierge ne regarde qu’en mettant la main devant ses yeux.» On est averti, par cette épigramme, que les vers de Martial ne cherchaient pas des matrones pour lectrices ordinaires, et qu’il fallait, pour se plaire à ce dévergondage d’idées et d’expressions, avoir vécu de la vie des libertins et de leurs aimables complices. Le recueil complet du poëte des comessations figurait dans la bibliothèque de tous les voluptueux, et, comme il était d’un format qui permettait de le tenir tout entier dans la main, on le lisait partout, aux bains, en litière, à table, au lit. Le libraire, qui le vendait à très-bas prix, se nommait Secundus, affranchi du docte Lucensis, et demeurait derrière le temple de la Paix et le marché de Pallas; ce libraire vendait aussi tous les livres lubriques, ceux de Catulle, de Pedo, de Marsus, de Getulicus, qui n’étaient pas moins recherchés par les jeunes et les vieux débauchés, mais que les courtisanes affectaient de ne pas estimer autant que les élégies de Tibulle, de Properce et d’Ovide. Dans tous les temps, les femmes, même les plus dépravées, ont été sensibles à la peinture de l’amour tendre et délicat. Martial offrait pourtant à ses lecteurs un intérêt d’à-propos, que nul poëte n’avait su donner à ses vers: c’était, pour ainsi dire, une galerie de portraits, si ressemblants que les modèles n’avaient qu’à se montrer pour être aussitôt reconnus, et si malicieusement touchés, que le vice ou le ridicule de l’original passait en proverbe avec le nom que le poëte avait attaché à l’épigramme. Nous allons, parmi ces portraits, rarement flatteurs, choisir ceux des courtisanes que Martial s’est amusé à peindre, souvent à plusieurs reprises et à des époques différentes, comme pour mieux juger des changements que l’âge et le sort apportaient dans l’existence ou dans la personne de ces créatures; nous laisserons de côté, avec dégoût, la plupart des portraits de cinædes et de gitons, que la Prostitution romaine plaçait sur le même pied que les femmes de plaisir, et que Martial ne s’est pas fait scrupule de mettre en regard de celles-ci dans sa collection érotique et sotadique.
Voici Lesbie; ce n’est pas celle de Catulle; elle n’a point de moineau apprivoisé dont elle pleure la mort, mais elle a des amants et tout le monde le sait, parce qu’elle ouvre ses fenêtres et ses rideaux, quand elle est avec eux; elle aime la publicité; les plaisirs secrets sont pour elle sans saveur (nec sunt tibi grata gaudia si qua latent); aussi, sa porte n’est-elle jamais fermée ni gardée, lorsqu’elle s’abandonne à sa lubricité; elle voudrait que tout Rome eût les yeux sur elle en ce moment-là, et elle ne se trouble ni ne se dérange, si quelqu’un entre, car le témoin de son libertinage lui procure plus de jouissance que ne fait son amant; elle n’a pas de plus grand bonheur que d’être prise sur le fait (deprehendi veto te, Lesbia, non futui). «Prends au moins des leçons de pudeur de Chioné et d’Hélide!» lui crie Martial indigné. Chioné et Hélide étaient des louves errantes, qui cachaient leurs infamies à l’ombre des tombeaux. Cette Lesbie, en vieillissant, arriva au dernier degré de la Prostitution, et se voua plus particulièrement aux turpitudes de l’art fellatoire (liv. II, épigr. 50). Elle était devenue laide, et elle s’étonnait, en dépit des avertissements de son miroir, que ses amants d’autrefois n’eussent pas conservé pour elle leurs désirs et leur ardeur. Elle gourmandait, à ce sujet, la paresse glacée de Martial, qui finit par lui dire, pour excuser son impuissance obstinée: «Ton visage est ton plus cruel ennemi» (contra te facies imperiosa tua est). Longtemps après, réduite à des souvenirs qui se réveillaient chez elle au milieu de son abandon, Lesbie se rappelait avec orgueil les nombreux adorateurs qu’elle avait eus; elle les faisait comparaître, avec leurs noms, leurs qualités, leurs caractères et leurs figures, devant l’aréopage des vieilles entremetteuses, qui l’écoutaient en ricanant: «Je n’ai jamais accordé mes faveurs gratis!» disait-elle fièrement (Lesbia sejurat gratis nunquam esse fututam), et, pendant qu’elle parlait ainsi du passé, les portefaix, qu’elle soudoyait maintenant à tour de rôle, se battaient à sa porte pour savoir lequel d’entre eux serait payé cette nuit-là.
Voici Chloé; ce n’est pas celle d’Horace; elle ne se soucie même pas de rappeler les grâces de sa célèbre homonyme; elle n’est plus jeune, mais elle est toujours galante; elle se console, comme Lesbie, de n’être plus recherchée, en se donnant du plaisir pour son argent. Il n’en faut pas moins, pour qu’elle s’accoutume aux dédains qui l’accueillent partout, quand elle a encore la prétention de se faire payer. Martial lui dit avec dureté: «Je puis me passer de ton visage, et de ton cou, et de tes mains, et de tes jambes, et de tes tétons, et de tes nates; enfin, pour ne pas me fatiguer à décrire tout ce dont je peux me passer, Chloé, je puis me passer de toute ta personne.» Mais Chloé était riche, et, à son tour, elle pouvait se passer du prix de ses galanteries; elle en faisait même les frais, avec une générosité bien rare chez ses pareilles. Elle s’était éprise d’un jeune garçon qui n’avait pas d’autre fortune que sa beauté et ses épaules. Martial le nomme Lupercus, par allusion à ces prêtres de Pan, qui couraient tout nus dans les rues de Rome, aux fêtes des Lupercales, et qui passaient pour rendre fécondes toutes les femmes qu’ils touchaient avec des lanières de peau de bouc. Le Lupercus de Chloé était aussi nu et aussi pauvre qu’un luperque, et Chloé se dépouillait pour le vêtir, pour le parer; elle lui avait donné en présent des étoffes de Tyr et d’Espagne, un manteau d’écarlate, une toge en laine de Tarente, des sardoines de l’Inde, des émeraudes de Scythie et cent pièces d’or nouvellement frappées. Elle ne pouvait rien refuser à cet avide et besogneux amant, qui demandait sans cesse. «Malheur à toi, brebis tondue! lui criait Martial. Malheur à toi, pauvre fille! Ton Lupercus te mettra toute nue!» La prédiction ne se réalisa pas. Chloé avait assez gagné dans son bon temps, pour rendre aux amants une partie de l’or qu’elle en avait reçu; elle ne lésina pas avec eux; mais, depuis qu’elle les payait au lieu de se faire payer, elle était plus difficile à contenter; elle dévorait, comme une larve, la jeunesse et la santé de ses pensionnaires: elle en eut sept, qui moururent l’un après l’autre, et tous, de la même cause; elle leur fit élever des tombeaux très-honorables avec une inscription où elle disait naïvement: «C’est Chloé qui a fait ces tombeaux.» On ne l’appela plus que la Pleureuse des sept maris.
Martial, il faut l’avouer, ne fut pas toujours impartial dans ses épigrammes; ainsi, les injures qu’il adresse à la courtisane Thaïs ne partent que d’un accès de ressentiment personnel: il accuse ici Thaïs de ne refuser personne et de se donner à tout venant, comme si ce fût la chose la plus simple du monde (Liv. IV, ép. 12), et là, il gourmande les refus de Thaïs, qui lui a dit qu’il était trop vieux pour elle (Liv. IV, ép. 50). Thaïs ne voulut pas sans doute se rendre à la preuve ignominieuse qu’il proposait de fournir en témoignage de virilité, car il se vengea d’elle par le plus hideux portrait qu’on ait jamais fait d’une femme: «Thaïs sent plus mauvais que le vieux baril d’un foulon avare, qui s’est brisé dans la rue; qu’un bouc qui vient de faire l’amour; que la gueule d’un lion; qu’une peau de chien écorché dans le faubourg au delà du Tibre; qu’un fœtus qui s’est putréfié dans un œuf pondu avant terme; qu’une amphore infecte de poisson corrompu. Afin de neutraliser cette odeur par une autre, chaque fois que Thaïs quitte ses vêtements pour se mettre au bain, elle s’enduit de psilothrum, ou se couvre de craie détrempée dans un acide, ou se frotte trois et quatre fois avec de la pommade de fèves grasses. Mais, lorsqu’elle se croit délivrée de sa puanteur par mille artifices de toilette, quand elle a tout fait, Thaïs sent toujours Thaïs (Thaïda Thaïs olet).» Cette horrible peinture est encore moins repoussante que celle qui concerne Philénis, contre laquelle Martial avait sans doute d’autres griefs plus réels et plus graves. Philénis, d’ailleurs, n’était pas d’un âge à inspirer un caprice, puisque le poëte la fait mourir presque aussi vieille que la sibylle de Cumes. Elle avait un mari ou plutôt un concubinaire, nommé Diodore, qui paraît avoir marqué dans quelque expédition lointaine, et qui, en revenant à Rome, où l’attendaient les honneurs du triomphe, fit naufrage dans la mer de Grèce: il parvint à se sauver à la nage, et Martial attribue ce bonheur inouï à un vœu indécent de Philénis, qui, pour obtenir des dieux le retour de son Diodore, avait promis à Vénus une fille simple et candide, comme les aiment les chastes Sabines (quam castæ quoque diligunt Sabinæ). Cette Philénis, espèce de virago qui se targuait d’être à moitié homme, avait une passion effrénée pour les femmes: «Elle va dans ses emportements, dit Martial, jusqu’à dévorer en un jour onze jeunes filles, sans compter les jeunes garçons.» La robe retroussée, elle jouait à la paume, et, les membres frottés de poudre jaune, elle lançait les pesantes masses de plomb que manient les athlètes; elle luttait avec eux, et, toute souillée de boue, recevait comme eux les coups de fouet du maître de la palestre. Jamais elle ne soupait, jamais elle ne se mettait à table, avant d’avoir vomi sept mesures de vin, et elle se croyait en droit d’en avaler autant, après avoir mangé seize pains ithyphalliques. Ensuite, elle se livrait aux plus sales voluptés, sous prétexte de faire l’homme jusqu’au bout (Non fellat: Putat hoc parum virile; sed plane medias vorat puellas). Et néanmoins, cette abominable gladiatrice était à la fois magicienne et entremetteuse; elle avait une voix de stentor et elle faisait plus de bruit à elle seule que mille esclaves exposés en vente et qu’un troupeau de grues au bord du Strymon: «Ah! quelle langue est réduite au silence!» s’écriait Martial, lorsqu’elle fut enlevée par la mort à ses exercices gymnastiques, à ses sortiléges et à son infâme métier. «Que la terre te soit légère! dit l’épitaphe que le poëte lui décerna: qu’une mince couche de sable te recouvre, afin que les chiens puissent déterrer tes os!»
Philénis avait probablement nui à Martial dans ses amours; car, d’après le portrait qu’il fait d’elle, on ne saurait supposer qu’il l’eût jamais vue de meilleur œil; mais on peut assurer qu’il n’avait pas été toujours aussi dédaigneux pour Galla, qu’il ne ménage pourtant pas davantage; après l’avoir injuriée avec acharnement, après s’être moqué de sa décrépitude et de son délaissement, il se laisse aller à un aveu qui témoigne de son injustice à l’égard de cette courtisane. Il raconte qu’autrefois elle demandait 20,000 sesterces (environ 5,000 fr.) pour une nuit, «et ce n’était pas trop,» comme il se plaît à le reconnaître. Au bout d’un an, elle ne demandait plus que 10,000 sesterces: «C’est plus cher que la première fois!» pensa Martial, qui ne conclut pas le marché. Six mois plus tard, elle était tombée à 2,000 sesterces: Martial n’en offrit que mille, qu’elle n’accepta pas; mais, à quelques mois de là, elle vint elle-même se proposer pour quatre pièces d’or. Martial refuse à son tour. Galla se pique au jeu et se montre généreuse: «Va donc pour cent sesterces!» dit-elle. Martial, dont l’envie se passe tout à fait, trouve encore la somme exorbitante. Galla fait la moue et lui tourne le dos. Un jour elle le rencontre; il vient de recevoir une sportule de 100 quadrants ou de 25 livres: elle veut avoir cette sportule, et elle offre en échange ce dont elle demandait naguère 20,000 sesterces. Martial lui répond sèchement que la sportule est destinée à son mignon et s’en va. Galla n’a pas de rancune; elle a retrouvé Martial et lui veut donner tout pour rien: «Non, il est trop tard!» lui répond le poëte capricieux. Faut-il croire, sur la foi de cette épigramme, que Galla était devenue si méprisable et si différente d’elle-même, en si peu d’années? Martial la représente d’abord comme ayant épousé six ou sept gitons, dont la chevelure et la barbe bien peignées l’avaient séduite et qui avaient misérablement trompé son attente amoureuse:
Inguina, nec lassâ stare coacta manu,
Deseris imbelles thalamos, mollemque maritum.
Martial lui conseille de se dédommager, en faisant un choix parmi ces rustres, robustes et velus, qui ne parlent que Fabius et Curius; mais il l’avertit pourtant de ne pas se fier aux apparences, parce qu’il y a aussi des eunuques parmi eux: «Il est difficile, Galla, de se marier avec un véritable homme?» lui dit-il en raillant. On excuse les impuissants, on approuve les efféminés, quand on assiste à la toilette de Galla, qui n’était plus que l’ombre de ce qu’elle avait été: «Tandis que tu es à la maison, tes cheveux sont absents et se font friser dans une boutique du quartier de Suburra; la nuit, tu déposes tes dents, ainsi que ta robe de soie, et tu te couches, barbouillée de cent pommades, et ton visage ne dort pas avec toi (nec facies tua tecum dormiat).» Elle regrettait toujours d’avoir fait la sourde oreille aux propositions de Martial et cherchait une occasion de se réconcilier avec lui; elle lui promettait des merveilles, elle lui faisait mille agaceries; mais le poëte, rancunier, était sourd (mentula surda est) et ne retrouvait pas ses anciennes dispositions, vis-à-vis de cette face ridée, de ces appas flétris et de ces cheveux grisonnants, plus capables d’inspirer le respect que l’amour (cani reverentia cunni).
Il semble se complaire à mordre sur les vieilles amoureuses, et il n’épargne pas celles qui ne l’avaient pas épargné. Ainsi, après nous avoir montré avec un effrayant cynisme Phyllis, qui s’efforce de satisfaire deux amants à la fois (Livre X, ép. 81), il ne nous cache pas que ses sens ne parlent plus en tête à tête avec cette Phyllis, qui lui donne les noms les plus tendres, les baisers les plus passionnés, les caresses les plus ardentes, et qui ne parvient pas à le tirer de sa torpeur (Liv. XI, ép. 29). C’est par ironie sans doute qu’il lui indique une manière plus sûre d’agir sur un jeune homme, toute vieille qu’elle soit; il lui souffle ce qu’elle doit dire alors: «Tiens, voilà cent mille sesterces, des terres en plein rapport sur les coteaux de Sétia, du vin, des maisons, des esclaves, de la vaisselle d’or, des meubles!» Cette Phyllis était donc bien riche, si Martial ne s’est pas servi d’une plaisante hyperbole pour exprimer les promesses folles que les vieilles faisaient à leurs amants au milieu du vertige de la volupté. Quoi qu’il en soit, Phyllis, ou une autre du même nom, reparaît (Liv. XI, ép. 50), et Martial, qui ne l’outrage plus, mais qui a l’air de la supplier, se plaint de ses mensonges et de sa rapacité: «Tantôt c’est ta rusée soubrette qui s’en vient pleurer la perte de ton miroir, de ta bague ou de ta boucle d’oreille; tantôt ce sont des soies de contrebande qu’on peut acheter à bon compte; tantôt des parfums dont il me faut remplir ta cassolette; puis, c’est une amphore de Falerne vieux et moisi, pour faire expier tes insomnies à une sorcière babillarde; puis, un loup de mer monstrueux ou un mulet de deux livres pour régaler l’opulente amie à qui tu donnes à souper. Par pudeur, ô Phyllis, sois vraie et sois juste en même temps: je ne te refuse rien, ne me refuse pas davantage?» Comment cette Phyllis, dont la vieille main était si glacée tout à l’heure, est-elle devenue tout à coup une belle qu’on désire et qu’on s’efforce de contenter coûte que coûte? La métamorphose continue et Martial est au comble de ses vœux: «La belle Phyllis, pendant toute une nuit, s’était prêtée à toutes mes fantaisies (se præstitisset omnibus modis largam), et je songeais le matin au présent que je lui ferais, soit une livre de parfums de Cosmus ou de Niceros, soit une bonne charge de laine d’Espagne, soit dix pièces d’or à l’effigie de César. Phyllis me saute au cou, me caresse, me baise aussi longuement que les colombes dans leurs amours, et finit par me demander une amphore de vin.» Phyllis subissait-elle une nouvelle transformation à son désavantage, et Martial reconnaissait-il qu’il s’était trop pressé de rétracter tout le mal qu’il avait dit d’elle, avant de la posséder. Tout s’expliquerait mieux si ce nom de Phyllis désignait deux ou trois courtisanes différentes, que Martial aurait traitées bien différemment, en commençant par le dédain, en passant par l’amour et en arrivant à l’insouciance.
Les autres courtisanes qu’on rencontre çà et là dans les douze livres des épigrammes de Martial n’y figurent pas plus de deux fois chacune; et souvent une seule fois; mais nous nous garderions bien d’assurer qu’elles avaient fait une impression moins vive et moins durable sur l’esprit mobile et fantasque du poëte. Il ne faut jamais prendre à la lettre les duretés qu’il leur adresse, et qui n’étaient peut-être qu’une menace de guerre pour arriver plus vite à signer la paix. Ainsi, la première fois qu’il s’attaque à la pauvre Lydie (Liv. XI, ép. 21), il la dépeint comme incapable d’inspirer de l’amour et de donner du plaisir (Lydia tam laxa est, equitis quam culus aheni); il pousse son imagination libertine jusqu’aux plus monstrueuses folies, et l’on pourrait rester bien convaincu qu’il ne pense pas à revenir sur ses jugements téméraires; mais ce n’était là qu’une entrée en matière un peu brutale, il est vrai: son sentiment va changer, dès qu’il aura vu Lydie de près, dès qu’il lui reconnaîtra certaines qualités qui en impliquent d’autres; il ne se rend pas sur tous les points, en effet, et il continue la guerre, pour n’avoir pas l’air de mettre bas les armes trop tôt: «On ne ment pas, Lydie, quand on affirme que tu as un beau teint, sinon la figure belle. Cela est vrai, surtout si tu restes immobile et muette comme une figure de cire ou comme un tableau; mais, sitôt que tu parles, Lydie, tu perds ce beau teint, et la langue ne nuit à personne plus qu’à toi.» C’était une façon adroite de faire entendre à Lydie, qu’il ne demandait qu’à lui apprendre à parler, et qu’au besoin il parlerait pour elle. Martial avait fait sa profession de foi à l’égard de ses goûts amoureux: «Je préfère une fille de condition libre, disait-il avec gaieté; mais, à défaut de celle-ci, je me contenterai bien d’une affranchie. Une esclave serait mon pis-aller; mais je la préférerai aux deux autres, si par sa beauté elle vaut pour moi une fille de condition libre.» On voit que Martial n’était pas difficile sur la question de l’origine de ses maîtresses, et qu’elles n’avaient pas besoin de justifier de leur naissance avec lui, puisqu’il ne partageait pas le préjugé des vieux Romains, qui voyaient un déshonneur dans le commerce d’un homme libre avec une esclave. Il ne s’érige pas en défenseur des courtisanes, qui étaient souvent des esclaves exploitées et vendues par un maître tyrannique et avare; mais il les couvre souvent d’un manteau d’indulgence. Quand un chevalier romain, nommé Paulus, le prie de faire contre Lysisca des vers qui la fassent rougir et dont elle soit irritée, il refuse de se prêter à une lâche vengeance et il tourne la pointe de son épigramme contre Paulus lui-même. Cette Lysisca était peut-être la même que celle dont Messaline prenait le nom pour se faire admettre dans le lupanar où elle se prostituait aux muletiers de Rome. A l’époque où Paulus était si acharné contre elle, on ne la comptait plus que parmi les fellatrices, qui se recrutaient chez les courtisanes hors de mode et sans emploi.
Ces immondes complaisantes étaient si nombreuses du temps de Martial, qu’on les rencontra à chaque pas dans ses épigrammes, où elles se heurtent au passage avec de vilains hommes et des enfants qui pratiquaient le même métier. Le poëte a l’air de les flétrir les uns et les autres, mais il ne manifeste nulle part à leur sujet une indignation qui eût été un anachronisme dans les mœurs romaines. Il s’indigne davantage contre les vieilles prostituées qui persistaient à ne pas disparaître de la scène des amours et qui offensaient les regards de la jeunesse voluptueuse: «Tu n’as pour amies, Fabulla, que des vieilles ou des laides, et plus laides encore que vieilles; tu t’en fais suivre, tu les traînes après toi dans les festins, sous les portiques, aux spectacles. C’est ainsi, Fabulla, que tu parais jeune et jolie.» A trente ans, chez les Romains, une femme n’était plus jeune; elle était vieille à trente-cinq, décrépite à quarante. Martial laisse éclater partout son aversion et son dégoût pour les femmes qui avaient passé l’âge des jeux et des plaisirs: il est féroce, impitoyable contre elles; il les poursuit de sarcasmes amers; il ne leur offre pas d’autre alternative que de sortir du monde, où elles ne peuvent plus servir que d’épouvantail. Sila veut l’épouser à tout prix, Sila qui possède en dot un million de sesterces; mais Sila est vieille, vieille du moins aux yeux de Martial. Il lui impose alors les conditions les plus dures, les plus humiliantes: les époux feront lit à part, même la première nuit; il aura des maîtresses et des mignons, sans qu’elle puisse s’en formaliser; il les embrassera devant elle, sans qu’elle y trouve à redire; à table, elle se tiendra toujours à distance, de sorte que leurs vêtements mêmes ne se touchent pas; il ne lui donnera que de rares baisers; elle ne lui rendra que des baisers de grand’mère: si elle consent à tout cela, il consent à l’épouser, elle et ses sesterces. Cette horreur de la vieillesse est une monomanie chez Martial, qu’elle poursuit et qu’elle attriste sans cesse: il voudrait n’être entouré que de frais visages de femmes et d’enfants; l’idée seule d’une amoureuse surannée lui ôte à l’instant la faculté d’aimer, et, s’il fait l’épitaphe d’une vieille qui va rejoindre son amant au tombeau, il se la représente aussitôt invitant le mort à lui payer sa bienvenue (hoc tandem sita prurit in sepulchro calvo Plotia, cum Melanthione), et cette odieuse image le glace lui-même dans les bras de sa maîtresse. Cependant, malgré son horreur pour tout ce qui n’est plus jeune, il semble se complaire à peindre la vieillesse sous ses traits les plus révoltants; il a toujours des couleurs nouvelles à broyer sur sa palette, quand il veut faille un portrait de vieille femme; il imite les gens qui ont peur des spectres et qui en parlent sans cesse, comme pour s’aguerrir contre eux. Jamais poëte n’a fait des figures de vieilles plus grimaçantes, plus hideuses, plus originales; Horace lui-même est surpassé. Le chef-d’œuvre de Martial, en ce genre, est l’épigramme suivante, dont nous désespérons de rendre l’effrayante énergie: «Quand tu as vécu sous trois cents consuls, Vetustilla; quand il ne te reste plus que trois cheveux et quatre dents; quand tu as une poitrine de cigale, une jambe de fourmi, un front plus plissé que ta stole, des tétons pareils à des toiles d’araignées; quand le crocodile du Nil a la gueule étroite en comparaison de tes mâchoires; quand les grenouilles de Ravenne babillent mieux que toi, quand le moucheron de l’Adriatique chante plus doucement, quand tu ne vois pas plus clair que les chouettes au matin, quand tu sens ce que sentent les mâles des chèvres, quand tu as le croupion d’une oie maigre; quand le baigneur, sa lanterne éteinte, t’admet parmi les prostituées de cimetière; quand le mois d’août est pour toi l’hiver et que la fièvre pernicieuse ne pourrait même te dégeler; eh bien! tu te réjouis de te remarier, après deux cents veuvages, et tu cherches dans ta folie un mari qui s’enflamme sur tes cendres! N’est-ce pas vouloir labourer un rocher? Qui t’appellera jamais sa compagne ou sa femme, toi que Philomélus appelait jadis son aïeule! Mais, si tu exiges qu’on dissèque ton cadavre, que le chirurgien Coricles dresse le lit!... A lui seul appartient de faire ton épithalame, et le brûleur de morts portera devant toi les torches de la nouvelle mariée (intrare in ipsum sola fax potest cunnum).»
Martial, au reste, ne se piquait pas souvent de galanteries envers les courtisanes; il n’était bien inspiré que par les mauvais compliments qu’il pouvait leur adresser. Gallia, qui sans doute ne sent pas bon de son fait, ressemble à la boutique de Cosmus, où les flacons se seraient brisés et les essences renversées: «Ne sais-tu pas, lui dit Martial, qu’à ce prix-là mon chien pourrait sentir aussi bon?» (Liv. III, ép. 55). Saufeia, la belle Saufeia, consent à se donner à lui, mais elle refuse opiniâtrement de se baigner avec lui. Ce refus paraît suspect à Martial, qui en cherche la cause et qui se demande si Saufeia n’a pas la gorge pendante, le ventre ridé, et le reste:
Aut aliquid cunni prominet ore tui.
Mais, après avoir ouvert la carrière à son imagination, il vient à penser que Saufeia est bégueule (fatua es), et il la laisse là (Liv. III, ép. 72). Quant à Marulla, elle n’accueille les gens qu’après s’être assurée de ce qu’ils pèsent (Liv. X, ép. 55). Il ne s’arrête à Thélesilla, que pour lui faire affront et pour se louer lui-même: il a fait ses preuves en amour, et pourtant il n’est pas sûr de pouvoir en quatre ans prouver une seule fois à Thélesilla qu’il est homme (Liv. XI, ép. 97). Pontia lui envoie du gibier et des gâteaux, en lui écrivant qu’elle s’ôte les morceaux de la bouche pour les lui offrir: «Ces morceaux, je ne les enverrai à personne, dit le cruel Martial qui se rappelle que Pontia pue de la bouche, et à coup sûr je ne les mangerai pas» (Liv. VI, ép. 75). Lecanie se fait servir au bain par un esclave, dont le sexe est décemment caché par une ceinture de cuir noir, et cependant jeunes et vieux se baignent tout nus avec elle: «Est-ce que ton esclave, lui demande Martial, est le seul qui soit vraiment homme?» (Liv. VII, ép. 35). Ligella épile ses appas surannés, Ligella qui a l’âge de la mère d’Hector et qui se croit encore dans l’âge des amours: «S’il te reste quelque pudeur, lui crie Martial; cesse d’arracher la barbe à un lion mort!» (Liv. X, ép. 90). Lyris est une ivrognesse et une fellatrice abominable (Liv. II, ép. 73). Fescennia boit encore plus que Lyris, mais elle mange des pastilles de Cosmus pour neutraliser les vapeurs empoisonnées de son estomac (Liv. I, ép. 88). Sénia racontait que, passant un soir dans un chemin désert, elle avait été mise à mal par des voleurs qui ne s’étaient pas contentés de la voler: «Tu le dis, Sénia, reprend Martial, mais les voleurs le nient.» (Liv. XII, ép. 27). Galla, en prenant des années et des amants, est devenue riche et savante; Martial le reconnaît, mais il la fuit, de peur de ne pas savoir lui parler d’amour comme il faut (sæpe solecismum mentula nostra facit). Enfin, Églé, qui plaît aux vieux comme aux jeunes, et qui rend aux premiers la vigueur des seconds, en apprenant à ceux-ci tout ce que les autres peuvent savoir (Liv. XI, ép. 91), Églé vend ses baisers et donne gratis ses faveurs les plus secrètes (Liv. XII, ép. 55): «Qui veut que vous vous donniez gratis, jeune fille, s’écrie Martial, celui-là est le plus sot et le plus perfide des hommes!... Ne donnez rien gratis, excepté des baisers!»
La plupart de ces courtisanes, comme l’indiquent leurs noms, n’étaient pas grecques; elles ne venaient pas de si loin, et beaucoup sortaient des faubourgs de Rome, où leurs mères les avaient vendues à la Prostitution. Le temps était passé des scrupules et des préjugés de la vieille Rome, qui autrefois n’eût pas souffert que ses enfants la déshonorassent en se mettant à l’encan. On recherchait encore les courtisanes grecques, en les payant plus cher que d’autres; mais on en trouvait d’autant moins qui fussent réellement originaires de la Grèce, que toutes, afin de se renchérir, se faisaient passer pour telles, même en conservant leur nom latin. Les unes cependant ne savaient pas un mot de grec; les autres n’avaient rien de la beauté grecque; celles qui parlaient grec pour l’avoir appris, faisaient des fautes à chaque phrase; celles qui portaient le costume grec pour l’avoir adopté, lui attribuaient les noms des modes romaines. Une de ces prétendues filles de la Grèce, nommée Celia, croyait se gréciser davantage en refusant de frayer avec les Romains: «Tu te donnes aux Parthes, lui dit Martial, qu’elle avait traité en Romain; tu te donnes aux Germains, tu te donnes aux Daces; tu ne dédaignes pas les lits du Cilicien et du Cappadocien; il t’arrive un amant égyptien, de la ville de Cérès; un amant indien, de la mer Rouge; tu ne fuis pas les caresses des Juifs circoncis; l’Alain, sur son cheval sarmate, ne passe pas devant ta maison, sans s’y arrêter. Comment se fait-il que toi, fille de Rome, tu ne veux pas te plaire avec les Romains?»
Quod romana tibi mentula nulla placet?
Cette même Celia, qu’une mauvaise leçon appelle Lelia dans une autre épigramme (Liv. X, ép. 68), s’était gravé dans la mémoire quelques mots grecs qu’elle répétait à tout propos avec un accent romain: «Quoique tu ne sois ni d’Éphèse, ni de Rhodes, ni de Mytilène, mais bien d’un faubourg de Rome; quoique ta mère, qui ne se parfume jamais, soit de la race des Étrusques basanés, et que ton père soit un rustre des campagnes d’Aricie, tu prodigues ces mots voluptueux: ζωἡ et ψυχἠ. O pudeur! toi, concitoyenne d’Hersilie et d’Égérie! Ces mots ne se disent qu’au lit, et encore tous les lits ne doivent pas les entendre!... c’est affaire au lit qu’une amante a dressé elle-même pour son tendre amant. Tu désires savoir quel est le langage d’une chaste matrone en pareille occurrence; mais en serais-tu plus charmante dans les mystères du plaisir (numquid, quum, crissas blandior esse potes)? Va, tu peux apprendre et retenir par cœur tout Corinthe, et pourtant, Celia, tu ne seras jamais tout à fait Laïs!» Il y a du dépit dans ces épigrammes, et Martial ne dissimule pas qu’il eût souhaité être aimé à la grecque par cette Laïs romaine. Quand il n’accuse pas une courtisane d’être décrépite, de sentir le vin, d’être trop rapace, de dévorer trop d’amants, de n’avoir plus d’amateurs, on peut dire, avec quelque certitude, qu’il a quelques projets sur elle et qu’il est bien près de réussir; mais il est, d’ordinaire, sans égard et sans pitié pour la maîtresse qu’il quitte. C’est donc de sa part une extrême délicatesse que de ne pas injurier ou diffamer Lycoris, en se séparant d’elle pour aller à Glycère. «Il n’était pas de femme qu’on pût te préférer, Lycoris, lui dit-il: adieu! Il n’est pas de femme qu’on puisse préférer à Glycère! Elle sera ce que tu es maintenant; tu ne peux plus être ce qu’elle est; ainsi fait le temps: je t’ai voulue, je la veux.» Il ne dit pas alors plus de mal de Lycoris, qui était brune de teint et qui, pour le blanchir, allait s’établir à Tibur, dont l’air vif passait pour favorable à la peau (Liv. VII, ép. 13). Quand elle revint de la campagne, il remarqua qu’elle n’était pas plus blanche et il s’aperçut aussi qu’elle louchait: Lycoris, il est vrai, avait pris, à la place du poëte, un enfant beau comme le berger Pâris (Liv. III, ép. 39). Martial semble éviter d’avouer ses maîtresses: il les proclame assez, quand il les loue. Ainsi, en présence de Chioné et de Phlogis, il se demande laquelle des deux est la mieux faite pour l’amour (Liv. XI, ép. 60). Chioné est plus belle que Phlogis; mais celle-ci a des sens qui redonneraient de la jeunesse au vieux Nestor, des sens que chacun voudrait rencontrer chez sa maîtresse (ulcus habet, quod habere suam vult quisque puellam). Chioné, au contraire, n’éprouve rien (at Chione non sentit opus), ni plus ni moins que si elle était de marbre: «O dieux! s’écrie Martial, s’il m’est permis de vous faire une grande prière et si vous voulez m’accorder le plus précieux des biens, faites que Phlogis ait le beau corps de Chioné, et que Chioné ait les sens de Phlogis!»
Les libertins de Rome ne se faisaient pas faute de souhaiter: le vœu de leur imagination lubrique était toujours en opposition avec une réalité dont ils étaient las ou qui ne les contentait plus. La carrière ouverte à ces fantaisies spéculatives du libertinage s’entourait d’horizons voluptueux, vers lesquels Martial aimait à porter ses regards. Entre toutes les maîtresses qu’il avait, celle qu’il n’avait pas excitait toujours chez lui des désirs plus ardents. Une courtisane plus délicate que ses pareilles, Polla, éprouve pour le poëte un sentiment tendre qu’il n’a pas cherché à lui inspirer: elle ne se défend pas contre ce sentiment; elle s’y abandonne avec passion; elle n’hésite pas à le déclarer, et, pour que Martial en soit averti, elle lui envoie des couronnes de fleurs qui doivent parler pour elle. Martial reçoit les couronnes et ne les suspend pas à son lit, selon l’usage des amoureux: «Pourquoi, Polla, m’envoyer des couronnes toutes fraîches? lui écrit-il; j’aimerais mieux des roses que tu aurais fanées (à te malo vexatas tenere rosas).» Martial, en échange d’une gracieuse invitation à l’amour, que lui apportaient ces fleurs brillantes, n’adressait à Polla qu’une pensée libertine et repoussante; car il lui demandait de lui faire connaître, par l’envoi des couronnes qu’elle avait portées dans les festins, le nombre d’assauts qu’elle avait eus à y soutenir. Martial, on le voit, ne se piquait pas de ces délicatesses, de ces élans du cœur qui distinguent les poëtes grecs, et qui se retrouvent comme un écho affaibli dans les érotiques latins du siècle d’Auguste. Veut-il, dans un moment de satiété sensuelle, se représenter la femme qu’il souhaiterait avoir pour maîtresse, il ne va pas la chercher en idée parmi les vierges et les matrones: «Celle que je veux, ce dit-il sans rougir de ses goûts, c’est celle qui, facile en amour, erre çà et là, voilée du palliolum; celle que je veux, c’est celle qui s’est donnée à son mignon, avant d’être à moi; celle que je veux, c’est celle qui se vend tout entière pour deux deniers; celle que je veux, c’est celle qui suffit à trois en même temps. Quant à celle qui réclame des écus d’or et qui fait sonner de belles phrases, je la laisse en possession à quelques citoyens de Bordeaux!» Martial était devenu grossier de sentiments, sinon de langage, en se plongeant de plus en plus dans le bourbier de la débauche impériale. Cette méprisable société de courtisanes et de gitons qui l’entourait avait fini par lui ôter le sens moral et par lui gâter le cœur.
Il en était venu jusqu’à ne plus respecter sa femme, cette Clodia Marcella, Espagnole comme lui, et la compagne de sa fortune depuis trente-cinq ans. Peu de temps avant de retourner avec elle dans leur pays natal, il eut le triste courage de lui adresser cette honteuse profession de foi, bien digne d’un libertin consommé et incorrigible: «Ma femme, allez vous promener, ou accoutumez-vous à mes mœurs! Je ne suis ni un Curius, ni un Numa, ni un Tatius. Les nuits passées à vider de joyeuses coupes me charment: toi tu te hâtes de te lever de table, après avoir bu de l’eau tristement; tu te plais dans les ténèbres, moi j’aime qu’une lampe éclaire mes plaisirs et que Vénus s’ébatte au grand jour; tu t’enveloppes de voiles, de tuniques et de manteaux épais: pour moi, une femme couchée à mes côtés n’est jamais assez nue; les baisers à la manière des tourterelles me délectent: ceux que tu me donnes ressemblent à ceux que tu reçois de ta grand’mère chaque matin. Tu ne daignes jamais seconder mon ardeur amoureuse, ni par des paroles, ni avec les doigts, ni du moindre mouvement, comme si tu présentais le vin et l’encens dans un sacrifice. Les esclaves phrygiens se souillaient derrière la porte, chaque fois qu’Andromaque était dans les bras d’Hector...»
Hectoreo quoties sederat uxor equo.
Et, quamvis Ithaco stertente, pudica solebat
Illic Penelope semper habere manum.
Pædicare negas: dabat hoc Cornelia Graccho;
Julia Pompeio; Porcia, Brute, tibi!
Dulcia dardanio nondum miscente ministro
Pocula, Juno fuit pro Ganymede Jovi.
Martial ne rougit pas d’invoquer l’exemple de ces infamies, que les grands noms qu’il cite devaient absoudre aux yeux de l’antiquité; mais sa femme ne se soucie pas plus d’imiter Junon que Porcie ou Cornélie. Alors le poëte, indigné de trouver si peu de complaisance dans le lit conjugal, s’écrie avec dureté: «S’il vous convient d’être une Lucrèce tout le long du jour, la nuit je veux une Laïs.» Mais Lucrèce ne tarda pas à reprendre son empire, celui qu’une honnête femme ne demande jamais aux caprices des sens. Il est permis de supposer que l’influence salutaire de Marcella décida Martial à retourner à Bilbilis, en Espagne; elle y avait des biens qu’elle tenait de sa famille: ces biens, elle en fit abandon à son mari, et elle parvint à l’entraîner hors de l’abîme des dépravations romaines, au milieu desquelles il s’oubliait depuis trente-cinq ans. Martial se trouva comme purifié, lorsqu’il ne respira plus le même air que ces courtisanes, ces cinædes, ces entremetteuses, ces lénons, ces vils agents de la luxure, ces odieux ministres de débauche qui composaient presque toute la population de Rome. Il ne brûla pas ses livres d’épigrammes, où il avait enregistré, pour ainsi dire, les actes de la Prostitution sous les règnes de sept empereurs; mais il y ajouta une épigramme expiatoire, dans laquelle il reconnaissait implicitement qu’il avait mal vécu jusque-là et que le bonheur était dans la vie champêtre, auprès d’une épouse estimable et bien-aimée: «Ce bois, ces sources, cette treille sous laquelle on est à l’ombre, ce ruisseau d’eau vive qui arrose les prés, ces champs de roses qui ne le cèdent pas à celles de Pestum, qu’on voit fleurir deux fois l’an; ces légumes qui sont verts en janvier et qui ne gèlent jamais, ces viviers où nage l’anguille domestique, cette tour blanche qui abrite de blanches colombes: ce sont là des présents de ma femme, après sept lustres d’absence. Marcella m’a donné ce domaine, ce petit royaume. Si Nausicaa m’abandonnait les jardins de son père, je pourrais dire à Alcinoüs:—J’aime mieux les miens!» Cette simple et rustique épigramme repose l’esprit et le cœur, après toutes les impuretés que Martial semble avoir accumulées avec plaisir dans son recueil, où l’on est tout étonné de trouver quelques nobles et vertueuses indignations de poëte.
Voici une de ces honorables sorties, que fait Martial contre les vices impunis que traîne après elle la Prostitution: «Tu dis que tu es pauvre à l’égard des amis, Lupus? tu ne l’es pas avec ta maîtresse; il n’y a que ta mentule qui ne se plaigne pas de toi. Elle s’engraisse, l’adultère, de conques de Vénus en fleur de farine, tandis que ton convive se repaît de pain noir! Le vin de Sétia, qui enflammerait la neige même, coule dans le verre de cette maîtresse, et nous, nous buvons la liqueur trouble et empoisonnée des tonneaux de Corse. Tu achètes une nuit ou une partie de nuit avec l’héritage de tes pères, et ton compagnon d’enfance laboure solitairement des champs qui ne sont pas les siens. Ta prostituée brille chargée de perles d’Érythrée, et, pendant que tu t’enivres d’amour, on mène en prison ton client. Tu donnes à cette fille une litière portée par huit Syriens, et ton ami sera jeté nu dans la bière. Va maintenant, Cybèle, châtier de misérables gitons; la mentule de Lupus méritait mieux de tomber sous tes sacrés couteaux!»
Nous n’avons pas le courage de faire parler Martial au sujet de la Prostitution masculine, qui a l’air de l’occuper beaucoup plus que celle des femmes. On a peine à se rendre compte de l’état de démoralisation où l’ancienne Rome était tombée à l’égard des monstrueux égarements de la débauche anti-physique. Il faut lire Martial pour avoir une idée de ces mœurs dégoûtantes, qui avaient presque détrôné en amour le sexe féminin, et qui avaient fait des jeunes garçons ou des efféminés un sexe nouveau consacré à de honteux plaisirs. Il faut lire Martial pour comprendre que l’époque de corruption, où il vivait aussi mal que ses contemporains, osait regarder en face et sans horreur les hideux désordres de la promiscuité des sexes entre eux. Quand on voit, dans ce recueil d’épigrammes, obscènes la plupart, le panégyrique de l’empereur Domitien suivre ou précéder l’éloge des mignons; quand on rencontre dans la même page une invocation à la vertu, une prière à quelque divinité, et une excitation à la pédérastie la plus effrontée, on reste convaincu que le sens moral était perverti dans la société romaine. Chez les Grecs, du moins, s’il n’y avait pas plus de retenue dans les faits, il y avait plus de décence, moins de grossièreté dans leurs expressions. Sans doute on n’attachait pas plus de répugnance à certains actes répréhensibles au double point de vue de la dignité humaine et des lois naturelles; mais on relevait cette dégradation sensuelle, par le prestige du dévouement, de l’amitié et de la passion idéale. Chez les Romains, au contraire, pour tout raffinement, le vice s’était matérialisé en rejetant toute espèce de voile et de pudeur. Les oreilles n’étaient pas plus respectées que les yeux, et le cœur semblait avoir perdu ses instincts de délicatesse, dans cet endurcissement moral qui lui donnait l’habitude des choses honteuses. Nous ne voulons pas pénétrer dans ces chemins détournés de la Prostitution, qui ne nous offriraient que des objets répulsifs et attristants, en présence desquels notre imagination s’arrêterait épouvantée. Nous préférons renvoyer le lecteur à Martial lui-même et aux satiriques de son siècle, Juvénal et Pétrone. Le premier n’a rien dit de moins que Martial, mais il s’est renfermé dans une concision qui souvent le rend obscur et par cela même plus réservé; les commentateurs seuls ont suppléé à ses réticences, ont porté le flambeau dans ses ténèbres les plus discrètes: on y pénètre d’un pas sûr, et on est effrayé de tout ce que le poëte a rassemblé de turpitudes dans cet enfer des Césars. Le second, sous la forme d’un roman comique et licencieux, a fait une peinture des excès de son temps; ce roman est comme un long hymne en l’honneur de Giton, son horrible héros.
Pétrone était pourtant un voluptueux des plus habiles et des plus raffinés; Tacite l’appelle l’arbitre du bon goût, et ce surnom lui est resté (arbiter), sans impliquer une approbation de ses mœurs, que la cour de Néron pouvait seule justifier. Pétrone, il est vrai, ne se piquait pas, comme Juvénal, d’être un sage incorruptible: il ne nombrait pas du doigt les infamies de son temps, pour en éloigner ceux qui n’y trempaient pas encore; il ne s’indignait nullement des scandales que chacun étalait avec cynisme; il s’en amusait, au contraire; il en riait le premier, et il avait l’air de regretter de n’en pas dire davantage. Son livre est un affreux tableau de la licence de Rome, et, quand on songe que nous ne possédons pas la dixième partie de ce roman d’aventures obscènes, il est facile de supposer que nous avons perdu les épisodes les plus révoltants, les descriptions les plus infâmes, les saletés les plus caractérisées, puisque l’œuvre de Pétrone a été mutilée par la censure chrétienne, qui n’a pas réussi à l’anéantir entièrement. Il reste assez d’impuretés de tout genre dans les fragments que nous avons conservés, pour juger à la fois l’ouvrage qui faisait les délices de la jeunesse romaine, l’auteur qui avait exécuté cet ouvrage d’après ses propres souvenirs et au reflet de ses impressions personnelles, enfin l’époque elle-même qui formait de tels auteurs et qui tolérait de tels livres. Il y a vingt passages dans le Satyricon qui sembleraient avoir été écrits dans un mauvais lieu, et la verve, l’entrain, la pétulance du romancier, accusent encore l’excitation qu’il avait cherchée dans les bras de l’amour, avant de prendre sa plume. Nous ne rappellerons pas les principales scènes de ce drame érotique et sotadique, ni l’orgie de Quartilla, ni celle de Trimalcion, ni celle de Circé; car, en cet étrange roman, l’orgie succède à l’orgie avec une terrible puissance, et les personnages se meuvent constamment dans une atmosphère embrasée de luxure! Ascylte et Giton, que Pétrone s’est plu à représenter sous les couleurs les plus séduisantes, sont pourtant des types de bassesse et de perversité. L’un, suivant les expressions mêmes de l’auteur, est un jeune adolescent que toutes les débauches ont souillé, affranchi par la Prostitution, citoyen par elle (stupro liber, stupro ingenuus), dont le sort des dés disposait comme d’un enjeu et qui se louait pour fille à ceux mêmes qui le croyaient homme; l’autre, l’exécrable Giton, prit la robe de femme en guise de toge virile, dit Pétrone, et, croyant devoir dès le berceau n’être point de son sexe, fit œuvre de prostituée dans un bouge d’esclaves (opus muliebre in ergastulo fecit). Après de semblables portraits, on ne peut que s’étonner de ne pas les trouver tenant mieux parole et répondant à ce qu’ils avaient promis. Ainsi, le mariage de la petite fille de sept ans Pannychis, avec Giton, offrait sans doute des détails extraordinaires, qui auront empêché de dormir quelque rhéteur devenu Père de l’Église, et que sa chaste main aura fait disparaître sans faire grâce à l’originalité et à la richesse du récit. Il est possible de juger ce qui manque à cet endroit, par la prodigieuse scène qui se passa dans le sanctuaire du temple de Priape, lorsque le héros du lieu, ayant eu l’imprudence de tuer les oies sacrées qui le harcelaient, se voit à la merci de la prêtresse du dieu Ænothée et de sa compagne Proselenos. Le latin seul a le privilége incontesté de mettre en relief de pareilles horreurs, que le français rougirait de reproduire même en les enveloppant de gaze transparente. Voici les singulières et malhonnêtes représailles que les deux vieilles tirent du pauvre tueur d’oies: «Profert Ænothea scorteum fascinum, quod ut oleo et minuto pipere, atque urticæ trito circumdedit semine, paulatim cœpit inserere ano meo. Hoc crudelissima anus spargit subinde humore femina mea. Masturisi succum cum abrotono miscet, perfusisque inguinibus meis, viridis urticæ fascem comprehendit, omniaque infra umbilicum cœpit lenta manu.» C’est peut-être le seul passage d’un auteur ancien dans lequel il soit question, au point de vue érotique, de la flagellation avec des orties vertes. On ne s’explique pas que les moines des premiers siècles, qui faisaient une si aveugle guerre aux œuvres profanes de l’antiquité, aient laissé subsister dans Pétrone ce passage effroyable.
Presque tous les aspects de la Prostitution antique se retrouvent dans le Satyricon, où l’on ne rencontre que prostituées, mignons, courtiers d’amour, tout ce qu’il y a d’impur dans le trafic de la femme et de l’homme. Parmi les entremetteuses, figure une matrone des plus respectées nommée Philumène qui, grâce aux complaisances de sa jeunesse, avait escroqué plus d’un testament; qui, après que l’âge eut flétri ses charmes, prodiguait son fils et sa fille aux vieillards sans postérité, et soutenait par ces successeurs l’honneur de son premier métier. Cette Philumène envoya les deux enfants dans la maison d’Eumolpe, grave personnage plein d’ardeur et de caprice, qui aurait pris des libertés avec une vestale, et qui ne balança pas à inviter la petite aux mystères de Vénus Callipyge (non distulit puellam invitare ad Pygisiaca sacra). Puis, le narrateur, qui parle latin, par bonheur, entre dans les détails, que nous ne traduisons pas en style pudique et incolore. Eumolpe avait dit à tout le monde, qu’il était goutteux et perclus des reins: «Itaque, ut constaret mendacio fides, puellam quidem exoravit, ut sederet supra commendatam bonitatem. Coraci autem imperavit, ut lectum, in quo ipse jacebat, subiret, positisque in pavimento manibus, dominum lumbis suis commoveret. Ille lento parebat imperio, puellæque artificium pari motu remunerabat.» Tel est, en quelque sorte, le tableau final du roman. Les petites pièces de vers, qu’on a recueillies à la suite et qui faisaient partie, prétend-on, du texte en prose supprimé ou perdu, renferment quelques pièces amoureuses adressées évidemment à des courtisanes, qu’elles nous font connaître par des éloges plutôt que par des épigrammes à la manière de Martial. Pétrone était trop ami des choses douces et agréables pour s’envenimer l’esprit à l’endroit de ces créatures, auprès desquelles il ne cherchait que son plaisir. Sertoria est la seule qu’il maltraite un peu, et peut-être dans une bonne intention, pour la corriger de se farder sans en avoir besoin: «C’est perdre en même temps, lui dit-il, ton fard et ton visage!» Quand Martia lui envoie de la campagne et châtaignes épineuses et oranges parfumées, il lui écrit d’apporter elle-même ses présents ou de joindre un envoi de baisers à celui des fruits: «Je les mangerai ensemble (vorabo lubens),» dit-il à cette aimable campagnarde. Mais une autre est à ses côtés, une autre qu’il ne nomme pas; elle porte une rose sur sa gorge: «Cette rose, dit-il galamment, tire de ton sein une rosée d’ambroisie, et c’est alors qu’elle sentira vraiment la rose.» La nuit, il s’éveille à demi, sous le charme d’un songe charmant; il entend la voix de Délie, qui lui parle d’amour et qui lui laisse un baiser imprimé sur le front; il l’appelle à son tour, il étend les bras; mais il ne trouve plus autour de lui que la nuit et le silence: «Hélas! murmure-t-il, c’était un écho de mon cœur et de mon oreille!» Mais à Délie succède Aréthuse, l’ardente Aréthuse aux cheveux dorés, qui pénètre à pas discrets dans la chambre de son amant et qui est déjà frémissante auprès de lui; elle ne s’endormira pas, la folle maîtresse! elle imite curieusement les poses et les inventions voluptueuses qu’elle a étudiées dans le fameux code du plaisir et dans les dessins qui l’accompagnent (dulces imitata tabellas): «Ne rougis de rien, lui dit Pétrone, qui l’encourage, sois plus libertine que moi!» (Nec pudeat quidquam, sed me quoque nequior ipsa.) Bassilissa ne lui en offrait pas autant: elle n’accordait ses faveurs, qu’ayant été prévenue à l’avance (et nisi præmonui, te dare posse negas). Pétrone lui vante les délices de l’imprévu: «Les plaisirs nés du hasard, lui dit-il avec humeur, valent mieux que ceux qui ont été prémédités par lettres.» Ce fut probablement pour se venger des résistances calculées de Bassilissa, qu’il lui reprochait de mettre trop de rouge à ses joues et trop de pommade dans ses cheveux: «Se déguiser sans cesse, lui dit-il rudement, n’est pas se fier à l’amour (fingere te semper non est confidere amori).» Pétrone, riche et généreux, beau et bien fait, impatient de jouissances et infatigable, multipliait ses amours et changeait tous les jours de maîtresse. Il serait mort d’épuisement et de débauche, si la colère de Néron ne l’avait contraint à se faire ouvrir les veines pour échapper à la crainte du supplice qui troublait sa vie menacée; il eût préféré une mort plus lente et plus voluptueuse, car il avait coutume de répéter cet axiome, qu’il mettait si largement en pratique: «Les bains, les vins, l’amour détruisent la santé du corps, et ce qui fait le bonheur de la vie, ce sont les bains, les vins et l’amour.»