Histoire de la prostitution chez tous les peuples du monde depuis l'antiquité la plus reculée jusqu'à nos jours, tome 6/6
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Title: Histoire de la prostitution chez tous les peuples du monde depuis l'antiquité la plus reculée jusqu'à nos jours, tome 6/6
Author: P. L. Jacob
Release date: April 23, 2014 [eBook #45458]
Most recently updated: October 24, 2024
Language: French
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HISTOIRE
DE LA
PROSTITUTION
CHEZ TOUS LES PEUPLES DU MONDE
DEPUIS
L’ANTIQUITÉ LA PLUS RECULÉE JUSQU’A NOS JOURS,
PAR
PIERRE DUFOUR,
Membre de plusieurs Académies et Sociétés savantes françaises et étrangères.
ÉDITION ILLUSTRÉE
Par 20 belles gravures sur acier, exécutées par les Artistes les plus éminents
TOME SIXIÈME
L’auteur et l’éditeur de cet ouvrage se réservent le droit de le traduire ou de le faire traduire en toutes les langues. Ils poursuivront, en vertu des lois, décrets et traités internationaux, toutes contrefaçons ou toutes traductions faites au mépris de leurs droits.
PARIS.—1854.
SERÉ, ÉDITEUR, RUE SAINT-ANDRÉ-DES-ARTS, 52;
ET CHEZ MARTINON, RUE DE GRENELLE-SAINT-HONORÉ, 14
TYPOGRAPHIE PLON FRERES,
RUE DE VAUGIRARD, 36, A PARIS.
HISTOIRE
DE LA
PROSTITUTION
CHEZ TOUS LES PEUPLES DU MONDE
DEPUIS
L’ANTIQUITÉ LA PLUS RECULÉE JUSQU’A NOS JOURS,
PAR
PIERRE DUFOUR,
Membre de plusieurs Académies et Sociétés savantes françaises et étrangères.
TOME SIXIÈME.
PARIS—1853
SERÉ, ÉDITEUR, 52, RUE SAINT-ANDRÉ-DES-ARTS,
ET
P. MARTINON, RUE DE GRENELLE-SAINT-HONORÉ, 14.
FRANCE.
HISTOIRE
DE
LA PROSTITUTION.
CHAPITRE XXXV.
Sommaire.—La Prostitution dans les modes.—Histoire du costume, au point de vue des mœurs.—L’amour du luxe mène à la débauche.—Les ordonnances somptuaires des rois.—Simplicité du costume national des Français.—Commencements de la licence des habits.—Les moines de Saint-Remi de Reims.—Souliers à la poulaine.—La poulaine «maudite de Dieu.»—Anathèmes ecclésiastiques contre cette mode obscène.—Les becs de canne.—Les croisades apportent en France les modes orientales.—Le culte de la Mode, selon Robert Gaguin.—L’homme s’efforce de ressembler au démon.—Les cornes et les queues sous Charles VI.—Exagérations du moule de l’habit.—Définition du vêtement honnête, suivant Christine de Pisan.—Les modes d’Isabeau de Bavière.—Robes à la grand’gore.—Préjugés contre les femmes qui se lavent.—Les muguettes.—Les tirebrayes.—Les bains et les étuves.—Modes des hommes au quinzième siècle.—Mahoîtres.—Braguettes.—Les basquines et les vertugales.—Leur origine et leur usage.—Les calçons des femmes.—Nudités de la gorge.—Lits de satin noir.—Raffinements de l’impudicité.—Progrès de la décence publique.
De tous temps, il a existé des rapports intimes, des analogies frappantes, des affinités singulières, entre les mœurs et les modes françaises, tellement qu’on peut, presque à coup sûr, juger des unes par les autres: quand les mœurs sont pures, austères, bien réglées, les modes sont simples, décentes, honnêtes; au contraire, les modes sont-elles extravagantes, dissolues, obscènes, il faut que les mœurs soient effrénées, corrompues, scandaleuses. L’habillement, à chaque époque de notre histoire nationale, est, pour ainsi dire, un miroir fidèle des habitudes de la vie privée. Il suffit, par exemple, de voir la représentation exacte des costumes d’hommes et de femmes au seizième siècle, pour reconnaître d’une manière certaine que ce siècle-là fut, de tous les précédents, le plus enclin, le plus propice, le plus indulgent à la Prostitution.
Il serait facile de faire l’histoire du costume en France, au point de vue des mœurs, depuis les temps les plus reculés. Nous devons nous borner ici à rechercher, épisodiquement, les caractères saillants de ce qu’on pourrait appeler la Prostitution dans l’habillement des deux sexes. Nous ne voulons qu’effleurer ce vaste et curieux sujet; mais nous en dirons assez, dans cette rapide esquisse, pour prouver que la mode fut toujours, chez nos ancêtres, le reflet des mœurs. La mode n’est ordinairement qu’une forme et une expression du luxe, qui a une si funeste influence sur la moralité publique, et qui ouvre la porte, pour ainsi dire, à tous les égarements, à tous les désordres, à tous les vices. L’amour du luxe mène à la débauche et conseille la Prostitution; c’est l’attrait, c’est l’amorce des mauvaises passions. Il y a, chez tout un peuple, une émulation ardente et désordonnée pour le mal, quand le but unique de toutes les pensées et de toutes les actions humaines n’est plus que la satisfaction immodérée des sens et de la vanité; c’est alors que la mode devient simultanément une parade d’orgueil, une excitation à l’incontinence.
Bien des fois les souverains ont essayé d’imposer des limites aux débordements du luxe; ils ont réglé par des lois somptuaires l’habillement ou la livrée de chaque classe de citoyens; mais ils ne se sont préoccupés que de la qualité et de la valeur des objets matériels qu’ils avaient à autoriser ou à interdire: leurs prescriptions sont donc purement économiques et politiques. Tantôt, ils veulent que chacun soit vêtu selon son état, et que, «par le moyen des habits,» comme le dit une ordonnance de Charles VII, on puisse reconnaître la «vaccation des gens, soient princes, nobles hommes, bourgeois, marchands ou gens de mestier;» tantôt, ils veulent que leurs sujets ne se ruinent pas «en habillemens trop pompeux et trop somptueux, non convenables à leur estat,» comme le dit une ordonnance de Charles VIII, qui rappelle, en outre, que «tels abus sont desplaisans à Dieu nostre Créateur;» tantôt, ils veulent que le pays ne soit plus appauvri par l’achat de certaines étoffes étrangères qui font sortir du royaume une partie du numéraire, comme le dit une ordonnance de Charles IX; mais ils ne paraissent guère se soucier de maintenir la décence du costume par des règlements fixes et par une pénalité sévère. C’est l’affaire du pouvoir ecclésiastique de recommander, d’exiger, d’imposer la modestie des habits; c’est à lui seul qu’il appartient de condamner, de proscrire et d’anathématiser les modes, qui ne sont pas en harmonie avec la pudeur, que la religion chrétienne ordonne à tous ses enfants. On rencontre bien çà et là des ordonnances de police, des arrêts du parlement, qui défendent de porter des habits dissolus; mais on ne désignait pas, sous ce nom, les habillements immodestes que les deux sexes se permettaient à l’envi par un raffinement de galanterie et de sensualité. La loi civile n’atteignait que les excès du luxe; la loi religieuse, et surtout la loi morale, depuis l’introduction du christianisme dans les Gaules, pouvaient seules réprimer la licence des modes et surveiller le costume au point de vue des mœurs.
Dans les premiers temps de la monarchie, hommes et femmes portaient des vêtements longs et amples, qui dissimulaient tous les mouvements du corps, et qui n’en laissaient aucune partie à découvert. Les Français avaient adopté le costume romain, la toge, la chlamyde et la tunique, en conservant les braies ou chausses des peuples barbares. L’habillement des femmes, plus simple encore que celui des hommes, se composait d’une tunique de laine, à larges plis, flottant sur les talons, avec un manteau agrafé sur l’épaule. Elles avaient, en outre, un long voile, dont elles s’enveloppaient de la tête aux pieds, et qu’elles attachaient sur l’oreille avec une agrafe de métal. Une femme, en ce temps-là, quel que fût son rang, ne se montrait en public que voilée, et se gardait bien de faire saillir sous le lin aucune forme qui accusât son sexe. L’amour de la parure, ce trait distinctif de la nation, ne se traduisait que par un amas de bracelets massifs, de bagues, de colliers et de joyaux de toute espèce. La femme la plus chargée d’or était la mieux parée, et l’on comprend que ce besoin de briller à grands frais ait dû quelquefois faire chanceler la vertu. Mais bientôt le beau sexe se montra plus jaloux de ses droits et de ses avantages; les femmes eurent des tuniques, dont le corsage dessinait la taille et se modelait sur la gorge; puis, les tuniques s’échancrèrent autour du cou et jusqu’à la naissance des épaules; plus tard, pour donner de la grâce à leur démarche, les femmes serrèrent davantage leur robe au-dessous de la ceinture, de manière à marquer les hanches, les cuisses et les reins, qui disparaissaient auparavant sous les plis épais de la jupe. Cependant il ne paraît pas qu’une femme de bonne vie ait osé, antérieurement au douzième siècle, affronter les regards des hommes, avec un vêtement qui laissât voir à nu le sein, les épaules et les bras.
Ce furent peut-être les hommes qui commencèrent à se relâcher de la décence du costume national, que Charlemagne s’était efforcé de ramener à l’antique simplicité franque. Dans un synode tenu à Reims en 972, Raoul, abbé de Saint-Remi, se plaint de ce que ses moines, serrant leurs tuniques sur les hanches et tendant les fesses, ressemblent par derrière à des courtisanes plutôt qu’à des moines. (Arctatis clunibus, dit Richer au livre III de sa Chronique, et protensis natibus, potius meretriculis quam monachis tergo assimilentur.) Ces mêmes moines avaient des chausses impudiques (iniqua) d’une largeur démesurée, faites d’un tissu si léger, qu’elles ne cachaient rien (ex staminis subtilitate etiam pudenda intuentibus non protegunt). Dès cette époque, les souliers à la poulaine, à griffe ou à bec, que poursuivirent pendant plus de quatre siècles les anathèmes des papes et les invectives des prédicateurs, étaient déjà en usage. Ces souliers furent toujours considérés, par les casuistes du moyen âge, comme le plus abominable emblème de l’impudicité. On ne voit pas trop, au premier coup d’œil, ce que pouvaient offrir de scandaleux ces souliers, terminés, soit par une griffe de lion, soit par un bec d’aigle, soit par une proue de navire, soit par tout autre appendice en métal. L’excommunication infligée à cette espèce de chaussure avait précédé l’impudente invention de quelques libertins qui portèrent des poulaines en forme de phallus: ces poulaines phalloïdes furent adoptées également par les femmes, qui ne savaient peut-être pas ce que la mode leur faisait porter au bout de leurs souliers. Cette poulaine, que l’on qualifiait maudite de Dieu (voy. le Glossaire de Ducange, au mot Poulainia), était également prohibée par les ordonnances des rois. (Voy. les lettres de Charles V, du 17 octobre 1367, relatives aux habillements des femmes de Montpellier.) Cependant les grandes dames et les grands seigneurs ne discontinuèrent pas d’avoir des poulaines, plus honnêtes sans doute que celles qui excitaient si fort l’indignation de l’Église, et qui, suivant l’expression du continuateur de Guillaume de Nangis, semblaient vouloir déplacer les membres humains; ce fut par cette raison, que Charles V, de concert avec le pape d’Avignon Urbain V, défendit l’usage de cette vilaine chaussure. (Quia res erat valde turpis et quasi contra creationem naturalium membrorum circa pedes, quin imo abusus naturæ videbatur. Continuator Nangii, ann. 1365.) La mode tint bon contre les édits royaux, puisque, sous Louis XI, les gens de cour avaient encore des poulaines, d’un quartier de long (c’est-à-dire un quart d’aune); c’est Monstrelet qui nous l’apprend, ou, du moins, son continuateur. Mais ces poulaines, qu’on appelait alors becs de canne, n’affectaient plus des formes obscènes, et se relevaient seulement en demi-spirale, comme les chaussures chinoises et turques.
Il faut évidemment rattacher aux croisades l’altération du costume national en France: les modes de l’Orient furent apportées par les croisés, avec les étoffes de soie de ce pays, et la jeune noblesse française s’effémina, pour ainsi dire, en s’appropriant les habitudes du luxe asiatique. Ce n’étaient plus que draps battus d’or, draps d’écarlate, riche siglaton et samit ouvré (dit la Chanson d’Antioche), fourrures précieuses, broderies et franges, au lieu des gros draps de laine, du camelot de poil de chèvre et du bureau, qui avaient suffi si longtemps à nos ancêtres. Nous avons vu combien ce luxe nouveau fut préjudiciable aux bonnes mœurs. On peut dire avec certitude, que, depuis cette époque surtout, les femmes se laissèrent entraîner à tous les dévergondages de la toilette. C’est à partir du douzième siècle seulement, qu’elles renoncèrent à la simplicité et à la chasteté des vêtements, pour suivre avec passion le culte de la mode, qui devint dès lors une divinité toute française. Voici en quels termes l’historien Robert Gaguin se déchaîne contre ce culte profane, que le démon de la luxure semblait avoir inventé: «Cette nation, dit-il en parlant des Français, journellement livrée à l’orgueil et à la débauche, ne fait que des sottises: tantôt les habits qu’elle adopte sont trop larges, tantôt ils sont trop étroits; dans un temps, ils sont trop longs; dans un autre, ils sont trop courts. Toujours avide de nouveautés, elle ne peut conserver, pendant l’espace de dix ans, la même forme de vêtement.» (Compendium Roberti Gaguini, lib. VIII, anno 1346.)
On dirait que, dans tout le moyen âge, il y eut une sorte de gageure tacite entre les créateurs et les ordonnateurs de la mode, pour déformer le corps de l’homme, par des habits ridicules ou monstrueux (c’est là ce qu’un chroniqueur, Gaufredus Vosiensis, appelle deformitas vestium), et pour ajouter à la créature de Dieu quelques traits empruntés au diable, tel que l’imagination des peintres et des imagiers l’avait créé. Ainsi, nous regardons les poulaines, comme une imitation du pied fourchu qu’on attribuait à Satan et à son infernale famille. De là, sans doute, la colère des ecclésiastiques contre l’audacieuse prétention de ressembler physiquement à l’esprit malin. Ce fut certainement à la même source, que la mode du quatorzième siècle alla chercher les queues et les cornes. Ces cornes, merveilleusement hautes et larges, qui ornaient de chaque côté la coiffure des femmes, du temps de Charles VI, avaient pris une telle dimension, que les portes des salles n’étaient plus assez grandes pour qu’une porteuse de cornes pût y passer de face et sans se baisser. Un prédicateur de la cour fulmina contre les cornes, comme ses prédécesseurs l’avaient fait contre les poulaines: «Après son departement, raconte Juvénal des Ursins dans sa Chronique, les dames relevèrent leurs cornes et feirent comme les limaçons, lesquels, quand ils entendent quelque bruit, retirent et resserrent tout bellement leurs cornes.» Les queues, auxquelles les prédicateurs firent aussi la guerre, étaient plus ou moins développées au bas de la robe et à l’extrémité du chaperon. Les queues des robes, qu’Olivier Maillard traite d’inventions diaboliques dans plusieurs de ses sermons, restèrent toutefois en usage à la cour, sous la protection de l’étiquette. Quant aux queues des chaperons, qui tombaient le long du dos des hommes et des femmes et descendaient jusqu’à terre, on les retroussa d’abord sur l’épaule et on les roula ensuite autour du cou, avant de les retrancher tout à fait.
C’était un orgueil satanique, qui avait peut-être mis à la mode les griffes, les queues et les cornes: ce fut probablement un goût dépravé, qui conseilla aux hommes et aux femmes de diminuer ou d’augmenter dans leur habillement les proportions de certaines parties de leur corps. L’origine de ces tromperies du costume accuse, il est vrai, le désir de corriger la nature en ce qu’elle peut avoir de défectueux ou d’imparfait. On a cherché naturellement, à l’aide des prestiges de la toilette, les moyens de cacher les vices de la forme: la femme trop maigre a voulu paraître grasse; la femme trop grasse a voulu dissimuler l’excès de son embonpoint. «Il faut donc se résoudre, dit Marie de Romieu dans son Instruction pour les jeunes dames publiée en 1573, qu’il est besoin remédier aux défaux et imperfections de nature le plus que l’on peut.» Mais il faut bien reconnaître que la plupart de ces exagérations du moule de l’habit ont été faites dans le but de satisfaire à des instincts et à des caprices de libertinage; car elles ont toujours porté, de préférence, sur les parties du corps qui jouent le principal rôle dans les imaginations licencieuses. Ainsi, chez les femmes, ce sont les reins, les hanches, la taille, les cuisses et la gorge, qui, de tous temps, ont exercé surtout l’art des couturiers et des lingères; chez les hommes, ce sont également les membres les plus déshonnêtes, que l’industrie du tailleur cherchait à mettre en relief et à étaler aux yeux avec un cynisme effronté.
Cette indécente affectation de l’habillement des deux sexes ne fut jamais plus sensible qu’à l’époque de Charles VI, et l’on est forcé d’attribuer à la coquetterie de la reine Isabeau les déréglements des modes de son temps, où la Prostitution des mœurs se refléta si audacieusement dans le costume de la cour. Christine de Pisan, la preude et chaste Christine, qui composait alors son Trésor de la cité des dames, ne trouvait pas sans doute beaucoup de crédit dans cette société dépravée, qui se souciait peu d’apprendre d’elle «comment femmes d’estat doibvent estre ordonnées en leur habit.» Christine leur recommandait expressément de n’être point «outrageuses en leurs vestures et habillemens, tant es coustementz comme es façons.» Une des raisons qu’elle faisait valoir contre ce luxe immodéré de la mode, c’était «qu’on donne, disait-elle, par désordonné et outrageux habit, occasion à autruy de pécher, ou en murmuration ou en convoitise désordonnée.» La convoitise est, en effet, une des mauvaises passions auxquelles la mode s’adresse avec le plus de malice, et Christine de Pisan remarquait très-sagement que le plus périlleux inconvénient «qui peut sourdre à une femme par habit désordonné et par manière malhonneste, c’est l’amusement des fols hommes qui peuvent penser qu’elle le face pour estre convoitée et désirée par folle amour.» Voici donc les vertueuses instructions qu’elle présente aux dames et damoiselles, qui n’en profitaient guère: «Si appartient doncques à toute femme qui veult garder sa bonne renommée, qu’elle soit honneste et sans desguisures, en son habit et habillement non trop estrainte, ne trop grands colletz, ne autres façons malhonnestes, ne grand’trouveresse de choses nouvelles, par especial, non honnestes. Et, avec cela, manière et contenance y faict moult. Car, il n’est rien plus desséant à femme, que layde maniere et mal rassise; aussy, ne chose plus plaisante, que belle contenance et coy maintien.»
Mais, en dépit de ces sages et honorables conseils, les contemporaines de Christine de Pisan ne se contentaient pas de leurs hennins ou hauts-bonnets à oreilles et à cornes, de leurs robes à queue traînante, de leurs surcots ou corsages étroits, de leurs souliers à poulaines et de tout l’attirail de leurs estats et bombans; elles s’appliquaient à montrer qu’elles étaient en bon poinct. Le poëte de la cour de Charles VI, Eustache Deschamps, dans son poëme intitulé le Mirouer de mariage, encourage les demoiselles qui cherchaient des maris, à adopter les robes de nouvelle forge, à large collet évasé, de manière à rendre «plus apparans» les seins et la gorge.
Mais, quoique la maigreur fût plus rare autrefois chez les femmes, qu’elle ne l’est aujourd’hui, il y avait pourtant des femmes maigres, qui se seraient crues déshonorées si elles n’eussent reconquis par artifice l’embonpoint qui leur manquait. C’était, il est vrai, l’enfance des faux appas, qui, depuis cette époque jusqu’à nos jours, n’ont pas cessé de faire partie essentielle de la science de la toilette. Le poëte Eustache Deschamps, dans son poëme du Mirouer de mariage, n’a garde de les oublier: il prend même la peine d’indiquer le moyen de les fabriquer avec «deux sacs, par manière de male», qui remplissaient à peu près les conditions d’un corset moderne bien rembourré.
Ce n’est pas tout; une femme à la mode devait faire saillir ses hanches et donner à ses formes postérieures autant d’ampleur et de proéminence que la nature pouvait en accuser. Le procédé le moins factice consistait à serrer étroitement la taille, avec la ceinture, afin que les reins parussent plus larges, développés, au-dessous du buste, aminci par un corsage plat et collant.
Eustache Deschamps décrit ce procédé, comme s’il avait étudié la poésie chez un tailleur de robes. D’après sa description, la robe d’une femme à la mode devait être «estroicte par les flancs,» très-étoffée autour des reins, bouffante par derrière et garnie déjà de cet accessoire que nous avons nommé tournure; moins ample au-dessous du genou et tombant «à fond de cuve» sur les pieds.
Les miniatures des manuscrits du temps nous permettent de juger combien de pareilles robes donnaient aux femmes un air étrange, une contenance roide et une silhouette disgracieuse.
Dans ce système de robe, la poitrine était entièrement découverte, pectus discopertum usque ad ventrem, dit Olivier Maillard dans un de ses sermons. Cette espèce de robes, ouvertes par-devant jusqu’au ventre, avait été imaginée par la reine Isabeau, et le peuple, qui s’indignait de ce luxe outrageux, les avait surnommées robes à la grand’ gore (truie); il appelait aussi gorières les femmes qui les portaient, et il regardait comme des filles publiques, celles qui n’avaient pas la précaution de fermer, avec une affiche ou broche de métal, l’ouverture de leur corsage.
Depuis la fin du quatorzième siècle, il y eut toujours, dans les modes des femmes, une intention, plus ou moins marquée, de montrer ce qu’on feignait de vouloir cacher.
Si la licence des mœurs, à cette époque, amena l’immodestie du costume, si l’amour du luxe fut le principal agent de la Prostitution, il faut dire cependant que la galanterie eut cela de bon qu’elle enseigna la propreté aux femmes, qui avaient été auparavant fort sales et peu soigneuses de leur personne. Un proverbe populaire, rapporté et commenté par Beroalde de Verville dans son Moyen de parvenir, prouve assez que les femmes honnêtes osaient s’enorgueillir de ne jamais se permettre d’ablutions secrètes. Selon ce proverbe obscène, les courtisanes seules ne se bornaient pas à se laver la figure et les mains. Ce fut évidemment l’envie et le besoin de plaire qui apprirent aux dames et demoiselles à se tenir bien nettes et bien propres, à se parfumer et à combattre avec de bonnes senteurs les émanations nauséabondes de l’infirmité humaine. Il paraît pourtant que certains soins de la toilette furent réprouvés d’abord par le préjugé national et qu’on se défendit longtemps de les employer; mais, si les femmes entouraient du plus profond mystère ces délicatesses de propreté locale, elles ne craignaient pas d’avouer l’usage qu’elles faisaient des fards et des odeurs, qui leur avaient valu le surnom de muguettes. Ce n’est qu’au seizième siècle que la propreté du corps devint une condition essentielle de la beauté féminine. Marie de Romieu, dans son Instruction pour les jeunes dames, ne rougit pas de les inviter à «se tenir bien nettement, quand ce ne seroit que pour la satisfaction de soy mesme ou d’un mary.» Elle s’exprime, sur ce sujet, en femme qui a reconnu que l’eau ne coule pas seulement pour la honte de son sexe: «Encores, dit-elle, ne faut-il pas faire comme quelques-unes que je cognois, qui n’ont soin de se tenir propres, sinon en ce qui paroist à descouvert, se tenant ordes et sales, au demeurant de ce qui est dessous le linge. Mais je veux qu’une belle damoyselle se lave bien souvent d’eau où on auroit bouilly de bonnes senteurs, car il n’y a rien si certain que ce qui fait plus fleurir la beauté d’une jeune dame, est la propreté de se tenir nettement.» On voit, dans les Controverses du sexe masculin et féminin de Gratian du Pont, seigneur de Drusac, publiées en 1530, que, nonobstant les lois naturelles de la propreté, les femmes usaient de senteurs plutôt que d’eau claire; elles ne faisaient qu’accroître ainsi la mauvaise odeur qu’elles voulaient déguiser. Le seigneur de Drusac dit que quelques-unes, les grasses surtout, portaient des éponges parfumées
Pour ne sentir l’espaulle de mouton,
Le faguenas et telz senteurs infames...
Il faut lire ces Controverses, pour se rendre compte de ce que c’était que la malpropreté de la plupart des femmes, et principalement des femmes de bien, malgré leur curieuse recherche de parfumerie, qu’elles ne regardaient, en aucun cas, comme un déshonneur. Le seigneur de Drusac rapporte, entre leurs grandes habiletez, qu’elles portaient souvent des caleçons ou tirebrayes, quand elles dansaient des danses lombardes ou gaillardes, et ces caleçons, inventés «pour garder de tumber le boyau,» étaient ordinairement remplis de souillures et sentaient plus fort qu’un retrait. N’était-ce pas un merveilleux préservatif de leur vertu?
Les bains d’eau de rivière, froide ou tiède, ne furent presque pas en usage avant le dix-septième siècle; on ne les prenait que dans l’intérieur des maisons riches, en arrivant de voyage ou bien au moment de se mettre à table. Nous voyons, dans la Chronique scandaleuse de Louis XI, que ce roi, allant souper et loger chez de bons bourgeois de Paris, y trouvait toujours un bain chaud qui l’attendait. Mais rien n’était moins général que cette espèce de bains de luxe. On se contentait des bains de vapeur, et on allait aux étuves. Ces établissements publics se multiplièrent à Paris vers le douzième siècle et furent très-suivis jusqu’à la fin du seizième siècle, où on les abandonna tout à coup, on ne sait pourquoi. Il n’y avait pourtant pas d’autres bains et l’on n’en désirait pas d’autres. C’était une imitation des habitudes orientales que les croisades avaient importées en France. Mais les femmes, celles du moins qui tenaient à leur réputation, n’allaient point aux étuves: on n’y rencontrait que des chambrières, des commères, des femmes de mauvaise vie. «Aussy, disait Christine de Pisan, de baigneries, d’estuves et de commérages trop hanter à femmes, et telles compagnies, sans nécessité ou bonne cause, ne sont que despens superflus, sans quelque bon qui en puisse venir, et, pour ce, de toutes telles choses et d’autres semblables, femme, si elle est saige, qui ayme honneur, et eschever veut blasme, se doibt garder.» Il résulte d’une foule de témoignages qui s’accordent tous, qu’une femme qui fréquentait les étuves n’en revenait plus propre au physique qu’aux dépens de sa pureté morale. Voilà pourquoi ces étuves furent presque assimilées aux lieux de Prostitution.
Les hommes pouvaient donc se vanter d’être plus difficiles en fait de propreté, que les femmes; aussi étaient-ils moins qu’elles, adonnés aux senteurs et aux fardements. Ils se modelaient pourtant, en affaire de mode et de toilette, sur le sexe, qui était toujours le souverain arbitre de ces mondanités. A toutes les époques où le luxe des habits se ressentait de la dépravation des mœurs, les hommes, de même que les femmes, se plaisaient, suivant l’expression de Dulaure, à «défigurer le nu» et à refaire, pour ainsi dire, l’œuvre du Créateur, sous l’inspiration d’une idée indécente ou libertine. Ainsi, quand les femmes s’appliquèrent à faire ressortir artificiellement les formes de leur sein, de leurs cuisses, de leurs reins et même de leur ventre, les hommes, dit Monstrelet, «se prindrent à vestir plus court qu’ils n’eussent oncques fait, tellement que l’on véoit la façon de leurs culs et leurs genitoires, ainsi comme l’on souloit vestir les singes, qui estoit chose très-malheureuse et très-impudique. Portoient aussy à leur pourpoint gros mahoistres, pour monstrer qu’ils feussent larges par les espaules.» Ces mahoitres étaient une sorte de bourrelet qui augmentait la carrure des épaules et garnissait l’avant-bras. Le muguet le plus fluet se donnait, par ce moyen, l’apparence d’un Hercule. La vanité masculine ne s’était point arrêtée là. «Sous le règne de Charles VII, on voit se répandre généralement, dit M. Ludovic Lalanne dans le Dictionnaire encyclopédique de la France (article costumes), avec la mode des épaules artificielles ou bourrelets, appelés mahoitres, d’où pendaient de grandes manches déchiquetées, celle des braguettes ou étuis, qui resserraient l’entre-deux du haut-de-chausses et s’ornaient de franges et de touffes de rubans.»
Les historiens de la Mode ne parlent qu’avec une extrême réserve, de cette partie du haut-de-chausses ou plutôt de cet appendice bizarre, qu’on nommait braguette ou brayette, aux quinzième et seizième siècles, et qu’on aurait peine à regarder comme une mode historique, si on ne la retrouvait dans les anciens tableaux et les anciennes gravures. C’était, dans l’origine, une bourse ou un fourreau en cuir, entièrement séparé du haut-de-chausses, auquel il se reliait par des nœuds ou des aiguillettes. On comprend que ce singulier vêtement local ne fut d’abord admis que par les gens du peuple; mais on le trouva commode, et dès que les yeux s’y accoutumèrent, on ne dédaigna pas de lui accorder successivement droit de bourgeoisie et de noblesse. Bientôt, tous les hommes, à quelque condition qu’ils appartinssent, le roi comme le portefaix, arborèrent la braguette et l’étalèrent aux regards des dames, qui ne s’en offusquaient plus. L’origine de la braguette se rattache sans doute à l’histoire des armes défensives, et l’on peut lire, à ce sujet, un chapitre du Pantagruel (liv. III) intitulé: Comment la braguette est la première pièce de harnoys entre gens de guerre. Lorsque les gens de guerre étaient armés de pied en cap et couverts de lames ou de mailles de fer, une boîte de métal, garnie intérieurement d’une éponge, protégeait leurs parties naturelles; cette boîte fut remplacée par un treillis d’acier et ensuite par une bourse de cuir. Le cuir ne tarda pas à faire place à des étoffes de laine et de soie, dès que la braguette devint une pièce de l’habillement civil, et, comme pour attirer davantage sur elle l’attention de toutes les personnes qui ne songeaient plus à s’en scandaliser, on l’enjoliva de rubans, de dorures et même de joyaux. Un passage du Gargantua, dans lequel Rabelais décrit minutieusement le costume de son héros, donne une idée exacte de l’effet que devait produire une de ces braguettes monstrueuses qui n’étaient pleines, dit-il, que de vent. Il ne faut pas oublier que Gargantua était un géant énorme qui compissait les Parisiens du haut des tours de Notre-Dame: «Pour sa braguette, feurent levées seize aulnes un quartier d’icelluy mesme drap (estamet blanc) et feut la forme d’icelle comme d’un arc-boutant, bien estachée joyeusement à deux belles boucles d’or, que prenoient deux crochets d’esmail, en un chascun desquels estoit enchassée une grosse esmeraugde, de la grosseur d’une pomme d’orange. Car (ainsy que dict Orpheus, libro de Lapidibus, et Pline, libro ultimo), elle n’a vertus erectifve et confortatifve du membre naturel. L’exiture (ouverture) de la braguette estoit, à la longueur d’une canne, deschiquetée comme les chausses, avec le damas bleu flocquant comme devant. Mais, voyans la belle bordure de canetille et les plaisans entrelacs d’orfebvrerie garniz de fins dyamans, fins rubis, fines turquoyses, fines esmeraugdes et unions (perles) persiques, vous l’eussiez comparée à une belle corne d’abondance, telle que voyez es antiquailles et telle que donna Rhea aux deux nymphes Adrastea et Ida, nourrices de Jupiter: tousjours galante, succulente, resudante, tousjours verdoyante, tousjours fleurissante, tousjours fructifiante, pleine d’humeurs, pleine de fleurs, pleine de fruicts, pleine de toutes delices. Je advoue Dieu, s’il ne la faisoit bon veoir!» Rabelais s’occupe si souvent des braguettes, dans son joyeux roman, qu’on peut se figurer le rôle important qu’elles jouaient dans le monde. Rabelais parle même d’un livre qu’il avait composé sur la dignité des braguettes!
Ces terribles braguettes tinrent bon, et s’étalèrent en public, jusqu’au règne de Henri III, où les tailleurs eurent la pudeur de les faire rentrer dans l’économie des chausses à la suisse ou à la martingale; leur nom seul resta encore à la partie mobile, moins apparente et plus modeste, qui faisait corps avec le vêtement, et qui se fermait toujours avec des aiguillettes. Au reste, dans le cours du seizième siècle, le costume des hommes, sans redevenir long et ample, affecta une décence qu’il n’avait jamais eue, quoique les vieillards et les libertins conservassent l’antique braguette, «ce vain modèle et inutile d’un membre, que nous ne pouvons seulement honnestement nommer, duquel toutesfois nous faisons montre et parade en public (Essais de Michel de Montaigne, liv. I, ch. 22).» Les vêtements rembourrés étaient de mode, mais on n’attachait pas, ce nous semble, une pensée malhonnête à cette manie de mettre du coton partout et d’enfler ainsi le buste, la panse, les cuisses et les reins, avec des baleines et des coussinets. Nous avons lu, pourtant, que les mœurs italiennes, qui régnaient alors à la cour de France, furent seules causes de cette ostentation de formes arrondies et provoquantes, que les jeunes débauchés enviaient aux femmes. Celles-ci, du moins, se montraient fidèles aux traditions de leur sexe, en découvrant leur gorge autant que possible et en se disputant entre elles les attributs de Vénus Callipyge. Les vertugales et les basquines furent inventées, et firent fureur. Un commentateur de la Satyre Ménippée (édit. de Ratisbonne, 1726, t. II, p. 388) dit que ces vertugales avaient été imaginées par les courtisanes, «pour cacher leurs grossesses.» Aussi, lorsque les femmes honnêtes commencèrent à vouloir réhabiliter les vertugales en les adoptant, un cordelier, qui prêchait alors à Paris, dit, dans un sermon, que les dames avaient quitté la vertu, mais que la gale leur était restée. (Voy. l’Apologie pour Hérodote, de H. Estienne, t. I, p. 310, édit. de le Duchat.) Cette mode était déjà dans toute sa vogue en 1550: un poëte moral et facétieux publia, vers ce temps-là, la satire ou Blason des basquines et vertugales, avec la belle remonstrance qu’ont fait quelques dames, quand on leur a remonstré qu’il n’en falloit plus porter. La pièce eut assez de vogue pour exciter la verve satirique des imitateurs: l’un composa et fit paraître la Complainte de monsieur le C.., contre les inventeurs des vertugales; un autre, la Réponse de la Vertugale au C.., en forme d’invective. Ces espèces de gros bourrelets, que les femmes portaient, par-dessus la robe, tout autour des reins, avaient pris métaphoriquement un nom fort grossier, qui eut cours dans la langue usuelle pendant plus de quarante ans. Quand une dame voulait sortir, elle disait à ses chambrières: «Apportez-moi mon cul!» Et les chambrières, qui le cherchaient, se disaient l’une à l’autre: «On ne trouve pas le cul de madame! Le cul de madame est perdu!» (Voy. le Dial. du nouveau langage françois italianisé, par H. Estienne, édit. d’Anvers, 1579, p. 202.) On lit aussi, dans la Satyre Ménippée, écrite en 1593: «Pareillement fut aux femmes enjoint de porter de gros culs et d’enger (ce mot est évidemment altéré: on pourrait le remplacer par enginer, dans le sens de besogner) en toute seureté sous iceux, sans craindre le babil des sages femmes.»
Le mot ordurier, dont les plus grandes dames n’hésitaient pas à se servir pour désigner leurs basquines et leurs vertugales, avait été créé par le peuple, qui eut bien de la peine à s’accoutumer à une pareille mode. Les méchantes langues poursuivaient de brocards graveleux et injurieux les vertugales qui osaient se montrer dans les rues et les promenades. L’un disait:
Qu’elle a une belle basquine!
Sa vertugalle est bien troussée
Pour estre bientost engrossée!
L’autre disait:
Qui pourroit tenir à loisir
Ceste busquée, si mignonne,
Qui a si avenante trogne!
L’auteur anonyme du Blason des vertugales leur fait la guerre au point de vue chrétien, et les représente comme des dissolutions infâmes qui ne servaient qu’à engendrer le scandale et à damner les gens. Il veut même prouver que toute femme qui se déshonore par cette mode dissolue, est une paillarde, ou une médisante, ou une maquerelle meschante, ou une épouse adultère. L’auteur de la Complainte traite la chose avec moins de sévérité: il se plaint seulement de ce que la vertugale expose davantage la vertu des femmes à des assauts et à des périls, contre lesquels les cottes serrées les défendaient, du moins; il raconte, dans les termes les plus libres, le rôle complaisant que jouait la vertugale quand un galant voulait en venir à ses fins; il prétend que Lucifer, ou son serviteur Fricasse, a sans doute inventé une mode aussi favorable à la débauche, pour se donner le plaisir de compromettre la pudeur des femmes qui tombent à la renverse:
On voit les femmes effrontées
Et, si elles font renversure,
On les voit jusqu’à la fressure.
La Vertugale, dans sa Réponse à monsieur le C.., n’épargne pas le vilain qui l’avait invectivée: elle lui dit son fait, avec une incroyable liberté, et elle s’étend avec orgueil sur ses propres mérites:
Vertueuses de corps et d’ames,
Faicte je suys pour damoiselles
Qui ont vers leurs marys bons zelles.
Je dis qu’une femme de bien,
Pour avoir meilleur entretien
Et plaire plus fort à son homme,
Me veust porter, voyre dans Rome,
Non pas une femme commune
Qui change ainsi comme la lune...
Bien venue suys en la court,
Pourveu que l’argent ne soit court.
Là tout le monde me salue,
Là je suys la très bien venue!
L’auteur de la Réponse n’admet donc pas que les vertugales puissent être mal portées, et cette mode, dont il attribue l’invention à un homme sage, il la justifie hardiment contre le reproche qu’on lui avait fait de ne plus convenir qu’aux femmes de vie désordonnée. Là-dessus, il remonte à la source de cette calomnie, et il raconte qu’une vertugale, ayant été volée par un citadoux (proxénète), arriva dans un mauvais lieu du Champ-Gaillard, et fut donnée en présent à une fille d’amour, qui osa s’en parer pour aller à la messe et faire la fanfare en pleine rue. Mais cette fille, ne sachant porter cet accoutrement nouveau pour elle, n’eut pas plutôt mis le pied dehors, qu’elle tomba en arrière, et resta une heure et demie dans une position embarrassante,
Plus dures que les baguenaudes
Qui pendoient de son cul infect.
Les vertugales, du moins, étaient bien innocentes des vilaines choses que leur indiscrétion laissait voir quelquefois, car elles n’avaient été imaginées, disait-on, que pour faire circuler l’air sous les robes et y entretenir une fraîche température, aussi salutaire à la propreté du corps que capable de réprimer les ardeurs des sens. Cette destination des vertugales se trouve à peine indiquée dans ces vers de la Complainte:
Ces coyons, ces passementeurs
De vertugalles et basquines,
Que portent un tas de musquines
Pour donner air à leur devant!
Les vertugales servaient encore à cacher une grossesse pendant cinq ou six mois et à conserver aux femmes enceintes les apparences d’une taille fine et gracieuse. Il paraîtrait, d’après un passage des Dialogues du langage françois italianisé, que cette mode, qui développait singulièrement la circonférence du ventre et des reins, n’avait pas d’abord pour objet de faire un embonpoint postiche aux femmes qui en manquaient, car, au milieu du seizième siècle, les maigres étaient plus estimées que les grasses. «Les dames vénitiennes, dit le Français qui figure dans les Dialogues, cherchent, par tous moyens, à estre non-seulement en bon poinct, mais grasses (et on me disoit que, pour cest effect, elles usoient fort, entre autres viandes, de noix d’Inde): or, vous savez que les nostres hayent et fuyent cela.» Néanmoins, pour exprimer que tout n’était pas coton et bourre dans les vertugales d’une femme, on faisait son éloge en usant de cet italianisme: C’est une bonne robbe! Mais les messieurs se vantaient d’aimer la chair et non la graisse: ce qui est bien rendu dans cette profession de foi d’un débauché latiniste: Carnarius sum, pinguiarius non sum. Les vertugales furent abandonnées sous le règne de Louis XIII, mais elles devaient reparaître, à de longs intervalles, avec des proportions moins fantastiques, sous les noms de vertugadin, de paniers, de lustucru, de tournure, etc. Au reste, ces vertugales avaient ramené avec elles un ancien usage qui n’intéressait pas moins la propreté que la pudeur: les femmes s’étaient remises à porter des caleçons, pour se garantir du froid et de la poussière, en même temps que de la honte d’une chute. De plus, «ces calçons, dit le Français italianisé des Dialogues d’Henri Estienne, les asseurent aussi contre quelques jeunes gens dissolus, car, venans mettre la main soubs la cotte, ils ne peuvent toucher aucunement la chair.»
Nous croyons que la mode des caleçons pour les femmes était essentiellement française, car cette mode, déjà introduite à la cour vers la fin du quatorzième siècle, se recommandait par des raisons d’utilité et de décence. Mais la mode des robes ouvertes, décolletées et débraillées, cette mode qui régna si audacieusement pendant tout le seizième siècle, avait été naturalisée en France, avec les mœurs italiennes, sous le règne de François Ier. A cette époque, le peuple appelait dames à la grand’gorge les femmes qui portaient des robes ouvertes sur la poitrine; le peuple n’avait plus alors qu’un vague souvenir des robes à la grand’gore, qui le scandalisèrent tant, lorsque Isabeau de Bavière les mit à la mode. Ce fut évidemment l’Italie qui donna l’exemple de ce nouvel abus des nudités de la gorge. Une facétie, imprimée en 1612, ayant pour titre la Mode qui court et les singularités d’icelle, nous autorise à soutenir cette accusation contre Chouse. C’est ainsi qu’on nommait la France italianisée. «Chouse, dit l’auteur de la Mode qui court, a encore inventé de représenter le teton bondissant et relevé par des engins au dehors, à la veue de qui voudra, pour donner passe-temps aux altérez, et, suivant cela, on dit:
Fait veoir à tous que Jeanne veut pasture.»
Les poëtes et les romanciers de ce temps-là nous parlent tous de ce prodigieux débraillement, que favorisait l’usage des corsets, armés de buscs d’acier, de baleines et de fil d’archal. Dans le Discours nouveau de la Mode, excellente satire en vers publiée en 1613, l’auteur anonyme, après avoir dépeint sans trop de répugnance
nous apprend que, si par un reste de pudeur la femme du bourgeois usait encore de points coupés et ouvrages de prix pour s’en couvrir la gorge, au lieu d’avoir, comme autrefois, le haut de la robe fermé avec une agrafe, les dames de qualité,
D’avoir en cest endroit aucune couverture;
Elles aiment bien mieux avoir le sein ouvert
Et plus de la moitié du tetin descouvert;
Elles aiment bien mieux, de leur blanche poitrine,
Faire paroistre à nud la candeur albastrine,
D’où elles tirent plus de traits luxurieux
Cent et cent mille fois, qu’elles ne font des yeux.
On peut dire que jamais, à aucune époque, les femmes de haut parage n’avaient mis tant de recherches et tant d’apprêts dans l’art de se faire une belle gorge et de paraître en bonne conche, comme on disait alors; la plus maigre trouvait moyen, à force de se serrer la taille, de montrer un simulacre d’embonpoint qui reposait sur des coussinets de bourre; la plus grasse ne cherchait pas à dissimuler l’énormité de sa tablature, selon l’expression équivoque empruntée à la notation musicale du temps. Les vieilles elles-mêmes ne se croyaient point exemptes de cet indécent abus des nudités de la gorge. Le Divorce satyrique nous représente la reine Marguerite, à l’âge de cinquante ou cinquante-cinq ans, allant recevoir la sainte communion, trois fois par semaine, «la face plastrée et couverte de rouge, avec une grande gorge descouverte qui ressemble mieux et plus proprement à un cul que non pas à un sein.» (Voy. le Div. satyr., à la suite du Journal de l’Estoile, édit. de 1744, t. IV, p. 511.) Cependant Brantôme, dans ses Dames galantes, qu’il fit lire en manuscrit à la reine Marguerite, n’a pas l’air de craindre une allusion désagréable pour cette princesse, lorsqu’il parle sans ménagement de certaines femmes «opulentes en tetasses avalées, pendantes plus que d’une vache allaitant son veau.» Brantôme ajoute plaisamment que, si quelque orfévre s’avisait de prendre le modèle de ces grandes tetasses pour en faire deux coupes d’or, ces coupes ressembleraient à «de vrayes auges, qu’on voit de bois, toutes rondes, dont on donne à manger aux pourceaux.»
Ce n’étaient pas seulement les confesseurs et les prédicateurs qui condamnaient ces nudités, c’étaient les philosophes et les moralistes qui conseillaient aux femmes de ne pas perdre une partie de leurs avantages naturels en ne laissant rien désirer au regard. «La satiété engendre le desgoust, disait Montaigne (Essais, liv. II, ch. XV); c’est une passion mousse, hébétée, lasse et endormie.» Puis, comme s’il n’avait pas vu les objets que la mode exposait effrontément à tous les yeux, Montaigne s’imaginait que les dames de la cour de Henri III étaient encore vêtues aussi amplement, aussi décemment, que les matrones romaines: «Pourquoy, disait-il dans sa naïve préoccupation, a-t-on voilé jusque dessoubs les talons ces beautés que chascune desire monstrer, que chascun desire veoir? Pourquoy couvrent-elles de tant d’empeschemens les uns sur les autres les parties où loge principalement nostre desir et le leur?» Montaigne, qui n’avait pas pris garde à cette monstre perpétuelle du sein nu chez ses contemporaines, s’était aperçu pourtant des proportions monstrueuses de leurs vertugales, qui procédaient d’un système de coquetterie tout différent; car Montaigne leur demande avec une malicieuse bonhomie: «Et à quoy servent ces gros bastions, de quoy les nostres viennent armer leurs flancs, qu’à leurrer nostre appetit par la difficulté, et à nous attirer à elles en nous esloingnant?» On est tenté de croire que la pudeur alors consistait moins à cacher certaines parties du corps, qu’à ne point en exagérer la forme sous des voiles qui la faisaient mieux ressortir. La Prostitution, il est vrai, avait sa part dans toutes ces curiosités de la mode, et, comme Brantôme a eu l’audace de le prouver par des anecdotes qu’on ira chercher dans un chapitre intitulé De la veue en amour, les yeux étaient toujours les corrupteurs de l’âme et les complices de l’imagination. L’habitude cependant avait diminué sans doute l’indécence des nudités, qui n’offensaient pas la vue des hommes les plus graves, quand elles accompagnaient, comme un accessoire indispensable, la grande toilette de cour. Ainsi nous avons vu, au château de Chenonceaux, Catherine de Médicis donnant un festin qui était servi par ses filles d’honneur à moitié nues. Les mémoires du temps nous fourniraient une foule de faits analogues: rien n’était plus ordinaire que de voir, dans les ballets, dans les mascarades, dans les banquets, des femmes figurant des nymphes et des déesses, les cheveux épars flottant sur les épaules, la poitrine découverte jusqu’à la ceinture, les jambes et les cuisses nues, le reste du corps se dessinant sous une étoffe souple ou transparente. Il résulterait de bien des exemples semblables, qu’on peut faire remonter aux anciennes entrées solennelles des rois et des reines (car ces jours-là le peuple ne s’indignait pas de voir, sur des échafauds dressés dans les rues et les carrefours de Paris, certains mystères ou tableaux allégoriques représentés par des femmes et des hommes entièrement nus); il résulterait, disons-nous, que la nudité n’était pas considérée comme un outrage à la pudeur, quand on la dégageait de toute idée malhonnête et de toute convoitise charnelle. Gabrielle d’Estrées s’était fait peindre plusieurs fois, d’après nature, par les peintres ordinaires du roi, Raimond Dubreuil et Martin Freminet, dans le simple appareil d’une baigneuse qui sort du bain ou qui y entre; ce qui éloigne de ces tableaux naïfs le soupçon d’une pensée libertine ou même voluptueuse, c’est que la maîtresse de Henri IV, en se faisant peindre toute nue, n’a jamais négligé de faire placer dans le fond de la toile les nourrices et les berceuses de ses enfants.
La nudité de la gorge n’était donc, à cette époque, qu’un ornement indispensable du costume d’apparat, et personne, excepté les ecclésiastiques et les protestants, ne songeait à s’en formaliser. La plupart des beaux portraits, aux trois crayons, que Dumoustier et ses imitateurs ont exécutés à la fin du seizième siècle, constatent la généralité de cette mode, qui avait atteint dès lors ses dernières limites; car les robes, du moins celles de gala, étaient ouvertes, de manière à laisser paraître la moitié du sein, et quelquefois plus, les épaules et le haut des bras jusqu’aux aisselles, le dos jusqu’au-dessous des omoplates. L’étiquette de la cour autorisait cet oubli de toute pudeur, que la morale publique et la religion condamnaient à la fois, sans obtenir une réforme qui semblait tant intéresser les mœurs. Les femmes qui allaient au sermon pour entendre un discours dirigé contre les habits dissolus, ne craignaient pas de rester le sein découvert sous les yeux du prédicateur. Elles attribuaient au rigorisme des huguenots la guerre continuelle que l’Église faisait à ces pompes de Satan et à ces vanités du monde; c’était Genève, en effet, qui avait commencé à poursuivre de ses anathèmes les modes déshonnêtes. Dès l’année 1551, un ami de Calvin publia, sans se nommer toutefois, une Chrestienne instruction touchant la pompe et excez des hommes desbordez et femmes dissolues, en la curiosité de leurs parures et attiffements d’habits. Cette instruction avait été, quelques années plus tard, refaite à l’usage spécial des calvinistes, sous ce titre: Traité de l’estat honneste des chrestiens en leur accoustrement (Genève, Jean de Laon, 1580, in-8o), et à l’usage des catholiques, par Jérôme de Chastillon, sous ce titre: Bref et utile discours sur l’immodestie et superfluité des habits (Lyon, Séb. Gryphius, 1577, in-4o). Les casuistes catholiques s’attachaient de préférence à réprimander le luxe au point de vue de l’orgueil; les hétérodoxes se montraient plus préoccupés de la chasteté et de la décence, lorsqu’ils attaquaient la dissolution des habits. Il faut donc reconnaître un bon et austère protestant dans ce François Æstienne, qui fit imprimer en 1581, à Paris, un petit traité de morale somptuaire intitulé Remonstrance charitable aux dames et damoiselles de France, sur leurs ornements dissolus, pour les induire à laisser l’habit du paganisme et prendre celui de la femme pudique et chrestienne. Mais les théologiens catholiques se piquèrent au jeu et ne laissèrent plus rien à faire aux protestants pour dénoncer au mépris des personnes pieuses ces effroyables nudités, que le père Jacques Olivier n’avait pas oubliées dans son Alphabet de l’imperfection et malice des femmes (Paris, 1623, in-12). Cette croisade des écrivains ecclésiastiques contre les nudités se continua sans interruption pendant tout le dix-septième siècle, et l’on peut signaler, comme un de ses résultats les plus disputés, l’emprisonnement d’une partie du sein et des épaules dans le corsage de la robe. Il ne faut pas perdre de vue que les ennemis implacables des modes impudiques avaient abordé le point délicat de leur controverse. Polman rompit la glace le premier, en mettant au jour le Chancre ou couvre-sein féminin (Douai, 1635, in-8o); après lui, Pierre Juvernay toucha de plus près encore la question, dans son Discours particulier sur les femmes desbraillées de ce temps (Paris, Lemur, 1637, in-8o). Ce discours eut du succès, sans qu’on puisse dire à quelle espèce de lecteurs il dut ce succès; mais, en 1640, la quatrième édition paraissait avec ce nouveau titre: Discours particulier contre les filles et les femmes découvrant leur sein et portant des moustaches. Tout n’avait pas été dit sur ce sujet, puisqu’un anonyme, sous le voile duquel on a voulu reconnaître l’abbé Jacques Boileau, docteur en Sorbonne, frère du grand satirique, publia enfin le chef-d’œuvre du genre: De l’abus des nudités de la gorge (Bruxelles, 1675, in-12). La seconde édition (Paris, 1677, in-12) est augmentée de l’Ordonnance des vicaires généraux de Toulouse contre la nudité des bras, des épaules et de la gorge. Le marquis du Roure a donné, dans son Analecta-Biblion, une curieuse analyse de ce traité célèbre, où l’auteur examine en 113 paragraphes la nuisance et culpabilité de la nudité des épaules et de la gorge: «Les femmes ne savent-elles pas, dit l’analyse du marquis du Roure, que la vue d’un beau sein n’est pas moins dangereuse pour nous que celle d’un basilic?—Quand on montre ces choses, ce ne peut être que dans un mauvais dessein.—Si les femmes et les filles se veulent bien souvenir de ce que dit saint Jean Chrysostome, elles se couvriront.—Ne veulent-elles plaire qu’aux libertins? Mais elles deviendront leurs victimes. Veulent-elles plaire aux honnêtes gens? Mais alors qu’elles se couvrent.—La femme est un temple dont la pureté tient les clefs.—Ses discours seraient chastes et sa parure ne le serait pas, quelle inconséquence!—Un sein et des épaules nus en disent plus que les discours.—Dieu compare la nation corrompue à la femme qui élève son sein pour lui donner plus de grâce.—Couvrez-vous donc, mais tout à fait, et ne couvrez pas ceci pour découvrir cela.»
Cette polémique sorbonnicale finit par entraîner la cour de Rome et par décider le pape Innocent XI à lancer une bulle d’excommunication contre l’abus des nudités de la gorge; mais, à cette époque, l’Église n’était plus, comme au seizième siècle, intéressée dans des questions de vie et de mort. On comprend donc que les modes licencieuses de ce siècle dépravé, tant invectivées par les écrivains protestants, aient presque échappé aux censures des théologiens catholiques, qui ne descendaient pas à ces menus détails de la vie mondaine, et qui se fortifiaient plutôt dans les sphères nuageuses du dogme; mais il y avait alors des moralistes qui se posaient en défenseurs de l’honnêteté publique et qui ne faisaient pas grâce à ces honteux débordements du costume. Le vénérable Jean des Caurres, principal du collége d’Amiens, ce singulier prototype de Michel de Montaigne, revient souvent sur les indécences de l’habillement de ses contemporains, dans le volumineux recueil de ses Œuvres morales et diversifiées en histoires (2e édition, Paris, G. de la Noue, 1584, in-8o de 1,396 pages). Tantôt il s’écrie: «Le desguisement est si grand et superflu, que ce jourdhuy on prend la femme pour l’homme et l’homme pour la femme, sans aucune différence d’habit!» Tantôt il blâme les miroirs que les courtisanes et damoiselles masquées portaient à la ceinture, et qu’il nomme des mirouers de macule pendans sur le ventre: «Et pleust à la bonté de Dieu qu’il fust permis à toutes personnes d’apeller celles qui les portent, paillardes et putains, pour les en corriger!... Qu’on lise toutes les histoires divines, humaines et profanes, il ne se trouvera point que les impudiques et mérétrices les ayent jamais portez en public jusques à ce jourdhuy que le diable est deschaisné par la France!»
L’honnête Jean des Caurres revient souvent sur l’usurpation du costume sexuel, sur le déguisement des sexes par l’habit; il s’indigne, par exemple, de voir «porter aux filles et femmes robes et manteaux à usage d’homme, qui est un habit fort malséant auxdites filles et femmes, défendu de Dieu au Deutéronome, qui dit: Non induetur mulier veste virili, nec vir utetur veste femineâ; abominabilis enim apud Deum est.» Mais les courtisans de Henri III, à l’instar du roi et de ses mignons, avaient poussé plus loin encore que les femmes cette mascarade honteuse, dans laquelle ils s’étudiaient à ne rien garder des caractères ni des attributs de leur sexe. Nous en parlerons plus à propos dans le chapitre que nous sommes forcé de consacrer à la hideuse coterie des Hermaphrodites.
Brantôme, qui n’était pas un moraliste, quoiqu’il fût abbé comme Jean des Caurres, nous fait connaître aussi quelques-uns des excès de la mode de son temps; mais il les cite et il se plaît à les développer avec une indulgence qui accuse le dévergondage de ses mœurs. Il rapporte, sans s’émouvoir, sans s’indigner, les plus étranges témoignages de la dépravation des gens de cour. Nous renonçons, par exemple, à traduire d’une manière supportable ce qu’il dit des coussinets et de leur usage en amour; nous n’essayerons pas davantage d’exposer, même avec autant de réserve que possible, ses théories scandaleuses sur les caleçons que portaient les femmes, et ses étranges révélations sur les arcanes de la toilette galante. Nous aurions voulu pourtant indiquer, comme un des stigmates de la Prostitution de ce siècle, l’incroyable parure que les femmes débauchées avaient inventée pour faire fête à leurs amants, mais le lecteur voudra bien aller chercher, dans les Dames galantes de Brantôme, au chapitre de la veüe en amour, les détails de cette mode secrète, que les dames de la cour n’avaient pas dédaigné d’emprunter aux courtisanes de profession. Brantôme avait ouï parler d’une belle et honnête dame, qui ne rougissait pas de prendre de pareils soins, et qui se vantait d’être ainsi plus plaisante aux yeux de son mari. La mort tragique de madame de la Bourdaisière révéla une indécence de cette espèce, et causa un scandale qui eut des échos par toute la France. Tous les mémoires contemporains rapportent le fait, qu’on peut considérer comme un trait de mœurs acquis à l’histoire de cette époque corrompue. Pierre de l’Estoile s’est empressé de le recueillir dans ses registres-journaux. On le trouve aussi consigné dans les Observations que l’éditeur du Journal de Henri III (édition de 1744) a imprimées à la suite des Amours du grand Alcandre, en nous apprenant que ces Observations «viennent d’une personne qui connaissait exactement la cour du roi Henri IV.» Françoise Babou de la Bourdaisière, tante de Gabrielle d’Estrées, vivait en concubinage avec le baron Yves d’Alègre, qui périt avec elle, en 1592, massacré par le peuple, à Issoire, dont il était gouverneur pour Henri IV.
Brantôme nous fait connaître encore un des raffinements les plus ingénieux de la Prostitution à la cour des Valois. «Un grand prince que je scay, dit-il dans le deuxième discours de ses Dames galantes, faisoit coucher ses courtisannes ou dames dans des draps de taffetas noir bien tendus.....» Brantôme aurait pu ajouter que cette invention, attribuée à la belle Impéria, et souvent mise en pratique par les grandes courtisanes italiennes, s’était introduite en France sous les auspices de la reine Marguerite, première femme de Henri IV. L’auteur du Divorce satyrique raconte, dans ce factum, écrit au nom du roi, que cette impudique adultère «continuant son opiniastre inclination à sa volupté, et voulant l’exercer avec plus de délices et hors des rudesses de la toile,» recevait son amant, le seigneur de Champvalon, «dans un lit esclairé de divers flambeaux, entre deux linceuls de taffetas noir, accompagné de tant d’autres petites voluptés que je laisse à dire.» Les lits du seizième siècle étaient quelquefois larges de sept à huit pieds, car, dans certaines circonstances, l’étiquette, la politesse ou l’amitié exigeaient qu’un gentilhomme offrît une place dans son lit à quelqu’un, pour lui faire honneur ou lui témoigner une confiance fraternelle. C’était un vieil usage de la chevalerie: le partage du lit équivalait à tous les serments de l’ancienne fraternité d’armes. La nuit qui précéda la bataille de Montcontour, une relation, citée par Mayer, nous apprend que «M. de Guise bailla son lit à M. le Prince (de Condé) et couchèrent ensemble.» L’auteur de la Galerie philosophique du seizième siècle (Paris, 1783, in-8o, 3 v.) ajoute: «La coutume d’offrir son lit n’est passée de mode qu’à la minorité de Louis XIV. Louis XIII venoit partager le lit du connétable de Luynes: le connétable couchoit au milieu, le roi à sa droite, la duchesse à sa gauche.» Cette coutume singulière, qui paraît s’être conservée dans la petite bourgeoisie jusqu’à la révolution, et qui prouve seulement la simplicité des mœurs de nos ancêtres, n’était peut-être pas toujours aussi respectable. Il est difficile, par exemple, de ne pas s’arrêter devant un doute et un soupçon, quand la tradition licencieuse de Louis XIV nous rappelle que la charmante veuve de Scarron, qui fut depuis la sévère et irréprochable madame de Maintenon, partageait souvent le lit de son amie, la belle Ninon de Lenclos. Quoi qu’il en soit, devenue favorite du roi, et presque reine de France, elle se souvenait elle-même, en soupirant, des intimes et folles conversations de la chambre jaune du quartier Saint-Paul.
A une époque de démoralisation générale, telle que celle qui régnait en France sous Henri III, tout était ou pouvait être un prétexte ou une occasion de scandale. La Prostitution la plus audacieuse avait fait irruption dans la vie publique comme dans la vie privée. Le roi, qui donnait lui-même l’exemple du vice, et qui faisait parade de sa honteuse dépravation, publiait inutilement des édits contre le luxe des habits; les ordonnances somptuaires de ses prédécesseurs étaient «si mal pratiquées et observées, qu’il ne s’est jamais veu de mémoire d’homme, disait-il dans son édit du 24 mars 1583, un tel excez et licencieux desbordement esdits habits et autres ornements, qu’il est à présent.» Mais ce qui motivait ces ordonnances successives, c’était moins l’indécence de l’habillement, que l’usage immodéré des étoffes de soie, des broderies d’or et d’argent, des joyaux et de tous les produits de l’art étranger; ce qui préoccupait surtout la noblesse, que ces ordonnances intéressaient particulièrement, c’était moins de voir disparaître les modes impudiques, que de forcer les gens riches, qui n’étaient pas nobles, à subir une réglementation tyrannique dans le prix, la matière et la forme de leurs vêtements. Henri III disait, dans l’exposé de son grand édit de 1583, que ses sujets se detruisoient et appauvrissaient «par la dissolution et superfluité qui est es habillemens, et, qui pis est, et dont nous portons le plus de desplaisir, Dieu y est grandement offensé, et la modestie s’en va presque du tout esteinte;» mais il ne pensait pas à glisser parmi les articles de l’ordonnance une seule disposition répressive contre l’immodestie du costume. Il interdit, avec un soin minutieux, les «bandes de broderie, piqueures ou emboutissemens, passemens, franges, houppes, tortils ou canetilles, bords ou bandes, de quelque soye que ce soit, chesnettes et arrière-poincts» sur toute espèce d’habillement; il énumère, avec la même sévérité, les différences notables que la condition des personnes doit autoriser dans la richesse de leur accoutrement; il défend aux femmes à chapperon de drap, de porter plus d’une chaîne d’or au cou et plus d’une rangée de boutons, fers, aiguillettes ou nœuds, aux corps et fentes de leurs robes; mais il ne cherche pas à remédier aux abominations et déguisements de la mode, ainsi que les qualifiait alors le bonhomme Jean des Caurres, qui suppliait les magistrats et gouverneurs de la chose publique d’aviser à ce scandaleux relâchement des mœurs.
Déjà, en 1576, Henri III avait tenté de remettre en vigueur les édits somptuaires de Charles IX; il les avait fait lire et publier, «à son de trompe et cri public,» par les carrefours de Paris et des autres villes du royaume. Une amende de mille écus d’or devait être appliquée à quiconque, homme ou femme, serait trouvé en contravention, c’est-à-dire vêtu d’habillements que sa condition sociale ne lui permettait pas de porter. Mais, au moment même où le roi regardait comme une nécessité de renouveler les saintes ordonnances de ses ancêtres contre l’excès du luxe, «avec défense aux personnes non nobles d’usurper les habits des gentilshommes et faire leurs femmes damoiselles,» il ne prenait pas garde à l’incroyable indécence du costume des femmes. Le parlement, qui ordonnait alors la fermeture du théâtre italien des Gelosi, parce que «toutes ces comédies n’enseignoient que paillardises et adultères, et ne servoient que d’escole de desbauche à la jeunesse de tout sexe de la ville de Paris,» n’osait pas arrêter et réformer la mode qui court. «Le desbord (désordre), écrivait Pierre de l’Estoile dans ses registres-journaux, à la date du 26 juin 1577, en annonçant l’expulsion des Gelosi, le desbord y estoit assez grand, sans tels précepteurs, principalement entre les dames et damoiselles, lesquelles sembloient avoir appris la manière des soldats de ce temps, qui font parade de monstrer leurs poictrinals (cuirasses) dorés et reluisans, quand ils vont faire leurs monstres, car tout de mesme elles faisoient monstres de leurs seins et poictrines ouvertes, et autres parties pectorales, qui ont un perpétuel mouvement, que ces bonnes dames faisoient aller par compas ou mesure, comme un orloge, ou, pour mieux dire, comme les soufflets des mareschaux, lesquels allument le feu pour servir à la forge.» (Voy. le Journal de Henri III, dans l’excellente édition de MM. Champollion.)
Les ordonnances somptuaires, qui furent si multipliées dans le cours du dix-septième siècle, ne s’attaquèrent jamais qu’au luxe, et ne réglèrent que la valeur des habits et la qualité des étoffes, selon la condition des personnes; elles ne s’adressaient pas aux caprices déshonnêtes de la mode, et elles restaient même indifférentes aux scandaleux abus des nudités. Mais la religion, d’une part, et la morale, de l’autre, suppléaient au silence des lois relatives au costume; elles aidèrent, l’une et l’autre, aux progrès de la décence publique, et les femmes de bien, qui auraient eu honte de s’assimiler par leur habillement à des courtisanes, se chargèrent, mieux que ne l’eussent pu faire les rois et les parlements avec des édits, de soumettre la mode aux lois de la pudeur et de l’honnêteté. Cependant, comme le dit Joly dans ses Avis chrestiens pour l’institution des enfans, «une des plus difficiles choses à gagner sur les filles est de leur oster la curiosité des habits et des ornemens du corps. La raison de cela est que les femmes aiment naturellement à estre parées.» Le débordement était allé si loin en fait d’habits et de parure, que l’excès du mal produisit une heureuse et salutaire réaction: chacun voulut que sa manière de se vêtir ne fût pas un fâcheux indice pour ses mœurs, et personne, excepté les gens de mauvaise vie, ne chercha plus à se distinguer par des caractères extérieurs de débauche et d’impudicité. La bienséance reprit peu à peu son empire dans le domaine de la mode, et les dames et demoiselles, tout en réservant les nudités de la gorge et des épaules pour les bals et les galas, ne se montrèrent plus effrontément dans les rues, comme au seizième siècle, avec l’impure livrée de la Prostitution.
CHAPITRE XXXVI.
Sommaire.—Le Cabinet du roy de France.—Nicolas Barnaud n’est pas l’auteur de cet ouvrage.—La Monnoye réfuté.—Le Secret des finances de France.—Quel en est l’auteur.—Analyse du Cabinet et explication des trois perles précieuses qu’il contient.—Le Traité de la Polygamie sacrée.—Statistique singulière de la Prostitution en 1581.—Le personnel de l’archevêché de Lyon.—Curieuses citations extraites du livre de la Polygamie.—État détaillé des désordres d’un seul diocèse.—L’auteur prouve l’exactitude de ses calculs, par le catalogue de la Monarchie diabolique.—État détaillé des diocèses de France, au point de vue de la Prostitution, avec la recette et la dépense.—Singulières preuves fournies par l’auteur, à l’appui de sa statistique.—Le cardinal de Lorraine excusé par Brantôme.—Les valets des cardinaux.—Personnel d’une maison épiscopale.—Le bal de l’évêque.—Les valets des abbés, des prieurs, des moines, etc.—Cinq articles du Colloque de Poissy.—Polygamie des nobles.—Prostitution de la noblesse du Berry.—La collation de l’abbé.—Le maquignon.—Revenus du clergé.—Conclusion de ce pamphlet huguenot.—Les mœurs ecclésiastiques au seizième siècle.—Témoignages de Jean de Montluc et de Brantôme.—Enquête contre l’abbé d’Aurillac.—Le clergé subit l’influence morale de la Réformation.
Nous possédons un document bien curieux et bien étrange sur l’état de la Prostitution vers la fin du seizième siècle. C’est un ouvrage intitulé le Cabinet du roy de France, dans lequel il y a trois perles précieuses d’inestimable valeur, par le moyen desquelles Sa Majesté s’en va le premier monarque du monde et ses sujets du tout soulagez. Cet ouvrage rare, dont il n’existe qu’une seule édition, forme un volume in-8o de 647 pages, avec 8 feuillets préliminaires et 5 de table non chiffrés; il ne porte pas de nom de lieu ni de nom de libraire; il est daté de 1581, sur le titre, et l’épître dédicatoire à Henri III, dans laquelle l’auteur se cache, sous les initiales de N. D. C., se termine par la date du premier novembre 1581. Les bibliographes n’ont fait que citer ce livre, sans daigner s’occuper de ce qu’il contient, et nous ne connaissons que le recueil des Mélanges tirés d’une grande bibliothèque (t. XVII, p. 362 et suiv.) où l’on trouve une espèce d’analyse très-succincte et très-imparfaite de cette singulière publication, sortie de l’officine secrète des réformés. Il suffit d’examiner ce volume et d’en comparer les caractères et le mode d’impression, avec les livres imprimés vers la même époque à la Rochelle, pour être certain qu’il a été fabriqué dans un des ateliers typographiques de cette ville qui était alors la capitale de la huguenoterie. Quant à l’auteur du Cabinet du roy de France, le savant la Monnoye, dans ses remarques sur les Auteurs déguisés de Baillet, veut que ce soit Nicolas Barnaud, auquel il attribue également le Miroir des François, contenant l’estat et le maniement des affaires de France, publié sous le pseudonyme de Nicolas de Montand; mais rien n’autorise ni ne justifie cette attribution, que la Monnoye ne s’est pas donné la peine d’appuyer de quelques preuves ou de quelques raisons plausibles. L’opinion mise en avant par le commentateur de Baillet n’en est pas moins restée comme un fait acquis à la bibliographie. On a même cru expliquer les initiales de l’auteur inconnu, en les traduisant par Nicolas de Crest et en fondant cette bizarre conjecture sur ce que Nicolas Barnaud était né à Crest en Dauphiné!
Mais le nom de l’auteur ne nous importe guère, et nous n’entrerons pas dans de plus longs détails pour démontrer que Nicolas Barnaud, médecin, théologien sociniste et surtout chercheur infatigable de la pierre philosophale, n’aurait jamais pu rassembler les immenses matériaux statistiques, qui ont servi à composer le Cabinet du roy de France. Il suffit de constater, d’après une lettre de ce Barnaud, écrite à Leyde en 1599, qu’il avait voyagé en Espagne pendant plus de quarante ans, avant d’aller se fixer en Hollande (voy. cette lettre, en tête de son recueil d’alchimie, intitulé: Quadriga aurifera, nunc primum a Nicolao Bernaudo (sic), Delphinate, in lucem edita. Lugd. Batav., ap. Christ. Raphelengium, 1599, in-8o). Nous ne serions pas éloignés d’attribuer plutôt le Cabinet à Nicolas Froumenteau, dont le nom figurait en toutes lettres sur le titre d’un ouvrage du même genre, publié la même année: le Secret des finances de France, descouvert et departi en trois livres et maintenant publié pour ouvrir les moyens légitimes et nécessaires de purger les dettes du roy, descharger les subjets des subsides imposés depuis trente-un ans et recouvrer tous les deniers pris à Sa Majesté. Une première édition, beaucoup moins complète que celle-ci, qui forme trois tomes in-8o, avait déjà paru, avec le millésime de 1581, sous ce titre différent: Le Secret des thresors de la France, descouvert et departy en deux livres. L’imprimeur, dans un avis qui est au revers du frontispice, dit que cet ouvrage était attendu avec une si vive impatience, qu’on s’arrachait les feuilles encore humides au sortir de la presse. Cette circonstance indique suffisamment que l’impression avait lieu dans une ville protestante, où elle ne se faisait pas en cachette. Le Secret des finances, en effet, paraît avoir été imprimé, comme le Cabinet du roy de France, à la Rochelle, et il est très-probable que ce dernier ouvrage anonyme, publié après le premier qui est dédié également à Henri III et daté de Paris, le 1er janvier 1581, a pour auteur ce même Nicolas Froumenteau dont le nom ne se retrouve sur aucun autre livre. Il resterait à rechercher si Froumenteau n’est pas un pseudonyme, sous lequel s’est caché un des plus terribles champions de ce temps-là, soit Agrippa d’Aubigné, soit du Plessis-Mornay, soit Lancelot-Voesin de la Popelinière, soit enfin le fougueux ministre réformé, Guillaume Reboul, qui a fait plusieurs livres aussi violents et non moins excentriques. Mais nous n’avons pas à nous occuper ici du Secret des finances, quoiqu’il pût fournir beaucoup de faits curieux pour l’histoire de la Prostitution, comme, par exemple, le «nombre des filles et femmes violées» pendant les guerres civiles. Le Cabinet du roy de France est assez rempli de choses et de renseignements, pour que nous n’en cherchions pas ailleurs sur le même sujet et sur la même époque.
Voici d’abord l’analyse sommaire du livre. Les trois perles précieuses, que l’auteur se propose d’examiner, sont la Parole de Dieu, la Noblesse et le Tiers-état, qu’il nous montre renfermées dans un étui ou un écrin qui n’est autre que le royaume de France. Il fait d’abord le dénombrement des biens et des revenus du clergé; il veut que le roi s’en empare et les réunisse à son domaine, afin de pouvoir, à l’aide de ces ressources nouvelles, entretenir des armées, secourir les pauvres, faire prospérer l’agriculture et mettre fin aux désordres qui déshonorent l’Église catholique. Il signale ensuite les vices et les déportements de la noblesse; il indique les réformes qui peuvent la rétablir dans son ancienne splendeur. Enfin il parle du tiers état, avec une prédilection toute particulière; suivant le plan de finances qu’il a rêvé, le tiers état se rendra fermier des terres ecclésiastiques et nobiliaires, puis se chargera de payer les dettes de la république, de remplir les coffres du roi et de fournir des dots convenables pour marier tous les prêtres et tous les moines. D’après ce simple exposé des idées principales de l’auteur, qui était évidemment un huguenot intraitable, on se demandera peut-être quel rapport peut avoir un pareil ouvrage avec l’histoire de la Prostitution? Mais il suffit d’ouvrir ce Cabinet du roy de France, pour juger ce qu’il contient de documents intéressants à ce sujet, quoiqu’il ne faille pas prendre à la lettre toutes les accusations que l’auteur y a entassées contre les mœurs du clergé et de la noblesse de son temps. Il paraîtrait, toutefois, que cet auteur avait réuni, sous le titre de Traité de la Polygamie sacrée, une immense quantité de notes et de matériaux statistiques pour établir par des chiffres le véritable état de la démoralisation de l’Église catholique; ce traité ne remplissait pas moins de trois mille rôles, et il aurait formé plus de trois volumes in-folio, s’il eût été livré à l’impression; mais on peut présumer qu’il n’a jamais été imprimé, bien que plusieurs bibliographes, notamment le Duchat dans ses remarques sur la Confession de Sancy, l’aient cité comme un ouvrage qui avait vu le jour. C’est de cet ouvrage, que l’auteur du Cabinet du roy de France a tiré ce qu’il dit de la polygamie et de la Prostitution sous le règne de Henri III.
Malgré l’exagération des calculs, malgré la brutalité des réflexions qui les accompagnent, si monstrueuse que soit la donnée de son livre, on est forcé de reconnaître que le statistiqueur huguenot n’a pas seulement fait œuvre d’imagination et qu’il a pris le soin de recueillir des indications précises. Il affecte un air de bonne foi et de conviction, dans la manière dont il dresse ses inventaires et dont il déduit ses systèmes; il est pénétré d’une sainte horreur pour la polygamie ou la Prostitution, à ce compte qu’il voudrait voir non-seulement tous les moines mariés, mais encore tous les maris et toutes les femmes fidèles! C’est ce beau zèle pour le mariage, qui l’inspire sans cesse et qui le rend implacable contre les célibataires, les adultères et les polygames. «Je soutien, dit-il dans sa dédicace au roi, que plus de quatre fois sept cens mil femmes polygamient et concubinent avec ces magiciens et enchanteurs qui ont tenu si longtemps cachées ces Perles dans vostre Cabinet.» Les magiciens et les enchanteurs sont les mauvais prêtres, les faux nobles et les débauchés de toute espèce. L’auteur ne déclare pas autrement, qu’il est huguenot et que, sous prétexte de remettre en ordre les finances de France, il veut remplacer l’Église papale par la Réformation de Calvin, qu’il nomme la vraie parole de Dieu. Mais les détails qu’il prétend avoir puisés aux meilleures sources sur l’état moral du clergé, n’en sont pas moins précieux, même en faisant la part de ce qu’ils ont de calomnieux et d’exagéré. On sait, par le témoignage même des écrivains catholiques, que le clergé, à cette époque de désordre général, ne menait pas une vie plus édifiante que les laïques.
L’auteur du Cabinet du roy de France, après avoir posé en fait que le revenu total du clergé s’élève à deux cents millions d’écus, qui, au taux actuel de l’argent, représenteraient près de deux milliards, essaye de démontrer que cet énorme revenu est dévoré par la Prostitution; car, selon lui, il y a près de cinq millions de personnes «qui, sous le voile de l’Église gallicane, vivent aux despens du crucifix.» Il croit pouvoir constater l’exactitude de ses calculs, en choisissant comme critérium un des archevêchés de France, celui de Lyon, et en faisant l’énumération de tout ce qui compose, dans cet archevêché, le personnel de la Polygamie sacrée. Sans entrer dans tous les détails de cette effrayante statistique, avant d’en présenter le tableau à l’instar de ceux que Parent-Duchatelet a laborieusement dressés dans son ouvrage De la Prostitution, nous pensons que quelques traits suffiront pour caractériser le procédé de statistique, imaginé par l’auteur.
«Il se treuve, dit-il (page 19), par les diocèses d’icelle Archevesché (de Lyon), plus de 45 femmes mariées à d’honorables hommes de toutes qualitez, abusées et qui paillardent épiscopalement avec iceux prelats. Nonobstant tels adultères, iceux prelats ont tenu et tiennent de belles garces et filles, qui leur ont produit de beaux enfans, aucuns desquels engendrent et font tous les jours d’autres enfans; mais icy nous ne cherchons que les bastards yssus de ceste Primauté et évesques, durant l’année de cest Estat, qui sont en nombre vingt sept. Bien se treuve-t-il, en la liste, quarante-deux filles desbauchées.» L’auteur annonce, que les épaves épiscopales ne sont pas mentionnées dans cette liste; il entend par là «les filles, desquelles on a accoustumé de rafraischir messieurs les prelats, lorsqu’ils font leurs chevauchées, c’est-à-dire la visitation de leurs diocèces.» Quant aux serviteurs et domestiques des prélats, ils n’ont garde de ne pas suivre l’exemple de leurs maîtres: «Dans la liste qui nous a esté sur ce présentée, dit l’auteur avec le calme d’un mathématicien, sont particularisées 65 femmes mariées à de notables bourgeois, paillardans avec les dessusdits. Nonobstant lesquelles paillardises, sodomies et adultères, ont empli les ventres de 160 filles, quatre-vingts desquelles ont eu chascune un bastard durant l’année du present Estat.» Or, ces domestiques étaient au nombre de cinquante! Viennent ensuite les secrétaires et chapelains, comprenant 242 personnes, parmi lesquels l’auteur comprenait les argentiers, les joueurs d’instruments, les sommeliers, les veneurs, etc., mais non les pages et laquais: «De ce nombre dessusdit, la liste represente 53 sodomites, sans y comprendre les pages et laquais, qui sont comme contraints d’acquiescer à ces monstres. 300 femmes mariées, et toutes denommées en la liste, se treuvent avoir paillardé avec ces domestiques, qui, outre icelles, entretiennent 500 garces, trois cens desquelles ont fait chascune un bastard durant l’an du présent Estat. Selon qu’il est escrit au Traité de la Polygamie, on n’a peu descouvrir que 48 maquerelles; les autres sont si secrettes, qu’on ne les peut cognoistre ni moins avoir leurs noms et surnoms.» Ce passage nous apprend que le recensement des agents de la polygamie avait été fait par noms et surnoms de personnes.
Les suffragants, vicaires officiaux et autres, formaient un personnel de 245 personnes: la liste de la Polygamie sacrée leur donne 58 bourgeoises mariées et issues d’honorables familles, 19 sodomites, 14 bardaches, 39 vieilles chambrières valétudinaires, 17 maquerelles et 20 filles chambrières et autres, «cent vingt et une desquelles ont eu bastards en l’an de ce present Estat.» Les chanoines, au nombre de 478, ne sont pas, à en croire le faiseur de statistique, plus réservés dans leur conduite. Il s’excuse de n’avoir pu découvrir que 600 femmes mariées «paillardantes canonialement;» mais il signale, d’après la terrible liste, un chanoine «qui, en un an, a débauché et eu à faire à neuf femmes bourgeoises, à sçavoir deux femmes d’avocats, un procureur, trois drapières, une femme d’un changeur, une courtière et une mercière.» Il met en ligne de compte, dans le chapitre des chanoines, 68 sodomites, 38 bardaches, 846 garces et chambrières, tenues à pot et à feu, dont «la pluspart ont fait perdre le fruict qu’elles portoient,» et 62 maquerelles désignées par leurs noms et surnoms. «Outre les chanoines dessusdits, ajoute l’inflexible calculateur, vous en avez 96, la tierce partie desquels sont tous verolez et gouteux, les autres sont sexagenaires, qui ont des chambrières, toutes les dents desquelles crouslent en la bouche, tant à cause de la verole que de vieillesse, et ne font plus d’enfans.» Les chanoines ayant à leur service 900 valets, ces valets, qui sont frais, gras et replets, entretiennent 1,400 filles et paillardent avec 150 femmes mariées. Les chapelains, au nombre de 300, «multiplient grandement en bastards,» et la liste de la Polygamie leur attribue à chacun deux ou trois paillardes mariées ou non; les sociétaires sont plus débauchés encore: on en cite un «qui a paillardé, en un an, avec vingt-huict femmes.» Leurs valets l’emportent sur eux en continence, car, bien qu’ils soient au nombre de 215, leur polygamie ne comprend que 168 filles, qui avaient produit 118 bâtards dans l’année du recensement. Les clercs ou coriaux (il y en avait alors 317 dans l’archevêché de Lyon), tous jeunes et gaillards, recherchent moins les filles que les femmes mariées: 200 de ces dernières ont été enregistrées comme participant aux débauches de ces garçonnets; mais on présume qu’on ne les connaît pas toutes.
Arrêtons-nous dans cette prodigieuse nomenclature; laissons de côté tout ce que l’implacable ennemi de la Prostitution avance sur les déportements des moines et des nonains. Il suffit d’avoir, par des citations textuelles, spécifié le genre de statistique qui avait été si audacieusement relevé dans la Polygamie sacrée. Nous allons maintenant présenter, dans un Tableau synoptique que l’auteur a pris soin de tracer lui-même, l’état numérique et complet des désordres inouïs, qui existaient en 1581 dans l’archevêché de Lyon, choisi entre tous les autres comme un spécimen scandaleux de la dépravation du clergé.
État détaillé de la Polygamie sacrée, dans l’archevêché ou primauté de Lyon, en 1581, d’après les recherches et les calculs de l’auteur du Cabinet du roy de France.
| FEMMES ADULTÈRES. | |
| épiscopales | 468 |
| canoniales | 750 |
| des chappelains | 160 |
| des sociétaires | 600 |
| des curez, etc. | 17,000 |
| des vicaires, etc. | 24,700 |
| monacales | 12,100 |
| maltoises (de l’ordre de Malte) | 12,120 |
| francisquines | 400 |
| jacopines | 200 |
| carminées (des Carmes) | 200 |
| augustiniennes | 130 |
| chartreuses | 40 |
| jesuistes | 5 |
| GARCES (OU FILLES NON MARIÉES). | |
| épiscopales | 900 |
| canoniales | 2,200 |
| des chappelains | 800 |
| des societaires | 600 |
| pastorales ou des curez | 20,000 |
| de leurs vicaires | 30,000 |
| monacales ou abbaciales | 22,000 |
| des bastards des bastards | 5,000 |
| Ierosolomytes, c’est-à-dire Maltoises | 2,009 |
| francisquines ou cordeliennes. | 400 |
| jacopines | 1,278 |
| carminées | 410 |
| augustiniennes | 378 |
| chartreuses | 166 |
| anthoniennes | 800 |
| celestines, minimes, etc. | 600 |
| jesuistes | 7 |
| des peres gardiens | 600 |
| des clercs ou coriaux | 187 |
| MAQUERELLES OU MAQUEREAUX. | |
| épiscopales | 484 |
| canoniales | 62 |
| des chappelains | 45 |
| des societaires | 411 |
| des curez | 2,000 |
| de leurs vicaires | 3,000 |
| monachales et abbaciales | 2,400 |
| maltoises | 200 |
| francisquines | 75 |
| jacopines | 180 |
| des Carmes | 130 |
| des Augustins | 96 |
| chartreuses | 40 |
| jesuistes | 3 |
| celestines, etc. | 24 |
| des peres gardiens | 38 |
| des clercs ou coriaux | 59 |
| des nonains | 300 |
| SODOMITES. | |
| épiscopaux | 124 |
| chanoines | 68 |
| chappelains | 40 |
| societaires prestres | 112 |
| curez | 200 |
| vicaires | néant. |
| abbez et prieurs, etc. | 411 |
| moynes | 1,100 |
| francisquins | 160 |
| jacopins | 108 |
| augustins | 60 |
| chartreux | 50 |
| minimes et celestins | 9 |
| jesuistes | 49 |
Nota. Nous croyons inutile de faire figurer dans ce tableau le dénombrement des Bastards, des Bastards des bastards, des Chevaux, de la Venerie et de la Fauconnerie.
L’auteur de ces étranges calculs, empruntés au Traité de la Polygamie sacrée (liv. V, ch. 9 et 10), ne nous révèle pas de quelle manière s’est fait le recensement mystérieux, qu’il assure avoir existé, non-seulement pour toute l’Église gallicane, mais encore pour toute la chrétienté; il va pourtant à la rencontre de l’objection qui s’offrira d’abord à l’esprit de ses lecteurs: «Qui est-ce, lui diront-ils, qui peut avoir compté et descouvert qu’en une telle primauté ou archevesché y ait tant et tant d’ecclesiastiques, tant de putains, tant de maquerelles et tant et tant d’autres personnes qualifiées au sommaire de l’Estat et denombrement ci-dessus designé?» La réponse n’est pas très-concluante, si elle est spécieuse. L’auteur dit qu’il n’a pas été plus difficile de dresser l’état de la Polygamie sacrée, que de faire le catalogue des étoiles et l’inventaire de la monarchie diabolique, laquelle comprend 72 princes et 7,405,926 diables, sans compter les petits. Nous avouerons que cette statistique-là était moins aisée à faire que l’autre, «veu, comme le dit l’auteur de celle-ci, que nous fréquentons, beuvons, mangeons ordinairement avec les complices de la Polygamie sacrée.» Après avoir défendu de la sorte l’authenticité de son enquête et de son inventaire, le contrôleur général de la Polygamie sacrée fait un recueil, par diocèses, des «prélats et bénéficiers, leurs domestiques et autres personnes masles ou femelles qui vivent aux despens du crucifix.» Ce recueil, auquel nous sommes loin d’accorder une entière créance, mérite cependant d’être conservé, à défaut de renseignements plus sérieux et moins entachés de partialité calviniste. Nous avons dressé ainsi un Tableau, à la manière de Parent-Duchâtelet, pour établir le bilan de la Prostitution dans chaque diocèse, avec la recette et la dépense des polygames de l’Église gallicane. (Voir ce Tableau à la page suivante.)
Etat général de la Polygamie sacrée, par diocèses, en 1581, avec la recette et la dépense, d’après les recherches et les calculs de l’auteur du Cabinet du roy de France.
| PRIMAUTÉS. | Ecclésiastiques, y compris tous leurs officiers et serviteurs. | Femmes adultères sacerdotales. | Filles de mauvaise vie. | Bâtards et bâtards des bâtards. | Maquereaux et maquerelles. | Sodomites. | Recettes (escus). |
Dépenses (escus). |
| Lyon | 65,230 | 67,888 | 88,078 | 59,138 | 8,839 | 2,083 | 4,657,784 | 3,820,873 |
| Rheims | 66,740 | 88,500 | 63,700 | 9,700 | 9,700 | 2,600 | 4,988,788 | 3,807,684 |
| Sens | 66,712 | 68,852 | 96,200 | 60,500 | 11,000 | 1,800 | 4,987,998 | 4,100,020 |
| Rouen | 62,600 | 73,714 | 70,026 | 70,000 | 15,700 | 2,200 | 5,348,648 | 4,237,537 |
| Beauvais | 58,300 | 58,500 | 76,400 | 64,000 | 12,200 | 1,500 | 4,686,474 | 3,973,232 |
| Tours | 67,300 | 68,500 | 77,900 | 69,700 | 12,300 | 1,900 | 4,980,642 | 4,260,111 |
| Bourges | 62,400 | 75,200 | 111,500 | 67,300 | 14,700 | 2,000 | 5,776,144 | 4,993,321 |
| Bordeaux | 53,700 | 80,200 | 100,400 | 71,000 | 15,600 | 1,200 | 4,988,676 | 4,127,123 |
| Thoulouse | 58,600 | 79,800 | 103,009 | 70,000 | 18,400 | 1,600 | 5,468,877 | 4,647,530 |
| Narbonne | 58,900 | 71,200 | 94,600 | 63,500 | 15,600 | 1,600 | 4,887,622 | 4,112,610 |
| Aix ou Arles | 56,300 | 67,200 | 95,400 | 58,900 | 14,800 | 1,500 | 4,752,600 | 4,111,200 |
| Vienne | 55,000 | 62,200 | 58,900 | 57,400 | 12,000 | 1,600 | 3,875,666 | 3,214,443 |
| Autres diocèses, non distingués, au nombre de 69, y compris ceux qui sont ès pays bas de Flandres. | 287,000 | 300,000 | 370,000 | 400,000 | 100,000 | 18,000 | 41,500,000 | 35,600,000 |
| TOTAL. | ||||||||
| Nombre universel des personnes vivans aux despens du crucifix en l’Église gallicane. | 5,155,102 | personnes. | ||||||
| Somme toute de la recepte | 100,530,119 | escus. | ||||||
| Somme toute de la despense | 84,596,089 | » | ||||||
L’auteur du Cabinet du roy de France renvoie toujours ses lecteurs au Traité de la Polygamie sacrée, dont il tire les éléments de ses monstrueux calculs; mais il ne dit pas que ce traité ait été imprimé: on ne saurait donc apprécier les circonstances qui l’ont empêché de paraître ou qui en ont détruit tous les exemplaires. Ce qui nous démontre l’existence dudit traité, c’est que l’auteur, qui le cite sans cesse en indiquant les livres et les chapitres auxquels il fait des emprunts, n’a pas de renseignements précis sur la polygamie des gentilshommes, et ne peut, à cet égard, présenter une statistique analogue à celle qu’il trouvait toute préparée dans le dénombrement général de la polygamie sacrée. Il s’attache, de préférence, avec une sorte de malin plaisir, à la première partie de son sujet, et il ne se lasse pas d’y revenir dans tout le cours de l’ouvrage, qui semble n’avoir d’autre but que de faire passer les biens du clergé dans le domaine du roi, en mariant, bon gré, mal gré, tous les ecclésiastiques et tous les religieux, tant masles que femelles. La manière dont il établit la preuve du nombre des agents de Prostitution, qu’il a mis en ligne de compte dans ses registres, n’a rien de sérieux ni d’authentique, il est vrai, et l’on reconnaît, dans ce procédé d’insinuation et d’induction, la mauvaise foi des huguenots enragés, comme on les qualifiait alors; mais cependant ces calomnies mêmes, toutes pleines qu’elles soient de haine venimeuse, ne semblent pas tout à fait à dédaigner, car elles nous peignent certainement la vie débauchée que menaient certains membres indignes du clergé catholique, à cette époque.
Voici, par exemple, comment l’auteur se justifie d’avoir attribué à chaque cardinal français un sérail composé de six maîtresses, sans compter les femmes adultères: «Mais par qui prouver, dit-il, ce nombre de six? Par les cardinaux eux-mesmes; ils ne sont pas si honteux, qu’ils n’en puissent confesser davantage. Le plus ancien de leur collége en a abusé, pour une année, plus de trente. Il y a cardinal qui ne fait que venir, par manière de dire, et qui est des plus jeunes, lequel ne fait autre chose que servir d’estalon à rechange. Les trois premiers mois qu’il prit le chapeau rouge, qui sont les jours de sa plus grande continence, encores cardinaliza-t-il deux femmes mariées et trois jeunes damoiselles. Comment prouver cela? Par luy mesme.» Brantôme, en effet, qui se piquait d’être très-bon catholique, ne parle pas en autres termes, du grand cardinal de Lorraine, qui dressait de sa main les nouvelles venues à la cour. Puis, l’historiographe des Dames galantes n’imagine rien de mieux pour l’excuser de son incontinence, que de dire «qu’il estoit un homme de chair, comme un autre,» et que «le roy le vouloit ainsy et y prenoit plaisir.» L’auteur du Cabinet du roy est donc d’accord avec Brantôme, quand il en arrive à cette conclusion rabelaisienne qui rappelle le style de la Confession de Sancy: «Autant doncques qu’il y a de cardinaux en cour, ce sont autant d’estalons pour les dames; autant de cornes qu’il y a en leurs bonnets, autant de cornards font-ils la semaine. Que voudriez-vous qu’ils fissent? De prescher, ils ne scauroient; la pluspart d’entre eux ne scavent ce que c’est de presches; de disputer en théologie? les dames n’y sont pas trop bien nourries, ni les cardinaux aussi. Si faut-il bien, quand ils sont ensemble, qu’ils parlent de quelque chose: ce n’est pas des affaires d’Estat ni encores moins des finances.... De quoy parlent-ils donc? de rire et de danser. Pourquoy faire? pour paillarder. Comment le prouverez-vous? en ce que le plus souvent le ventre de madamoiselle enfle et le ventre de la bourse cardinale desenfle; les marchans mesmes, qui leur vendent les draps d’or et d’argent et de soye, scavent aussi bien pour qui sont telles estraines, comme ceux qui les font acheter.»
Il n’y a pas lieu de s’étonner, après ce honteux portrait des mœurs cardinales, que l’annaliste de la Polygamie sacrée ne se fasse aucun scrupule de peindre avec les mêmes couleurs les serviteurs domestiques des cardinaux: «Les prélats et cardinaux, dit-il en s’autorisant du proverbe: Tels maistres, tels valets, sont lascifs, aussi bien sont les valets; les prélats sont paillards, les valets sont de mesmes: ils ne sont pas cardinaux, mais cardinalement ils servent. Au plus grand et plus profond bourdeau de France, les vilains et sales propos ne s’y tiennent, comme on fait en la maison d’un cardinal. J’appelle, sur ce, à tesmoins tous ceux qui les fréquentent. Là-dedans, de jour et de nuict, vous ne voyez autre chose qu’amener de la chair fraische: ainsi appellent-ils les povres filles et femmes qu’ils desbauchent, et après qu’ils en ont fait, ils s’en moquent à bouche ouverte, sinon qu’ils soient prévenus de vérole ou bouche chancreuse.» Dans le Traité de la Polygamie sacrée, il était fait mention «de la manifeste paillardise que les domestiques des cardinaux exercent à l’endroit des courtisanes (quelques damoiselles qui suivaient la cour), jusques aux muletiers qui, après en avoir pris leurs déduits, ont fait que les cardinaux ont eu leurs restes.» C’était surtout dans les voyages des cardinaux ou prélats, visitant leurs archevêchés ou leurs abbayes, que ces domestiques donnaient carrière à leur libertinage effréné; car ils logeaient, comme leurs maîtres, chez les habitants notables, dans chaque ville où ils s’arrêtaient pour y passer la nuit ou pour y séjourner, «et bien peu partent-ils de leur logis, raconte l’implacable réformateur, qu’ils n’ayent fait un coup au deshonneur de leur hoste ou hostesse, et s’ils n’en peuvent venir à bout, susciteront un plus grand qu’eux, afin de leur servir de planche et exécuter ce qu’ils prétendent. Si la fille de la maison est riche, on la mariera à quelque maquereau ou à monsieur le secrétaire. Est-elle mariée, la voilà perdue, car elle voit une telle et si grande corruption en telles canailles, qu’il est impossible qu’elle ne glisse en telle polygamie.»
On peut croire, en effet, que les nombreux domestiques qu’un prélat traînait à sa suite n’étaient pas des modèles de continence et de moralité, quand on apprécie les tristes résultats du mauvais exemple et des mauvais conseils dans une réunion d’hommes libertins et fainéants. La maison d’un cardinal se composait de plus de cent personnes; celle d’un évêque n’en comprenait pas moins de 50 à 60, vivant de la marmite épiscopale. Ainsi, tout évêque, qui menait le train de son rang, avait à son service un ou deux chapelains, un maître d’hôtel, un écuyer, un médecin, trois protonotaires, trois ou quatre gentilshommes, quatre ou cinq pages, un ou deux secrétaires, un ou deux valets de chambre, un argentier, un cuisinier, un sommelier, deux ou trois chantres, deux ou trois joueurs d’instruments, un tailleur, un apothicaire, un vivandier, huit serviteurs «tant des prothonotaires que des maistres d’hostel, escuiers et gentilshommes,» un fauconnier, un veneur, trois ou quatre laquais, un «hacquebutier (arquebusier) pour tirer au gibier et qui a la conduite d’un chien couchant,» un palefrenier avec deux garçons d’écurie, un muletier avec un serviteur, et un charretier. Dans cette curieuse énumération, que l’auteur avait vérifiée, «sur plus de cinquante-six évesques,» il ne compte pas encore le cocher ni les garçons ou laquais du secrétaire, de l’argentier, du sommelier et autres. Tous ces hommes, jeunes la plupart, voués ordinairement au célibat, avaient les mœurs les plus dépravées, quelle que fût d’ailleurs la sainteté du prélat, à la maison duquel ils étaient attachés. On conçoit qu’ils aient pu, dans bien des circonstances, faire rejaillir sur leur respectable patron la honte de leurs déréglements, et, dans ce chapitre-là du moins, l’auteur du Cabinet du roy de France n’a peut-être pas trop enflé les chiffres de la Prostitution qui rayonnait autour de la maison des prélats: «Monsieur l’évesque est homme, dit-il huguenotiquement, monsieur son valet n’est pas cheval. On ne veut pas qu’ils se marient. Il faut bien qu’ils en prennent sur le commun.»
Une aventure scandaleuse, racontée avec beaucoup de verve par l’auteur, qui la présente comme un tableau de l’intérieur des maisons épiscopales et qui déclare en avoir connu personnellement la principale héroïne, nous donnera une idée de ce qu’étaient quelquefois les mœurs d’un prince de l’Église à cette époque de dissolution et de licence générales. «Pour une après souppée, dit le narrateur (p. 79), s’est trouvé femme d’honneur, qui, pour plaisir, accompagnée de vingt-trois femmes, neuf filles et huict servantes, allèrent présenter un mommon (c’est-à-dire, se masquèrent pour jouer une partie de dés) à monsieur l’évesque, en son logis, qui les attendoit sans doute, sans toutesfois que ceste femme honorable en sceust autre chose (car, autrement, tiens-je bien tant d’elle, qu’elle n’y fust point allée): l’évesque perdit trois escus. Pour récompense de sa perte, fit sonner les violons; dansèrent de telle sorte, qu’il n’y eust femme, filles ny servantes, qui ne jouast des orgues. Ceste exécution se fit par l’évesque, deux prothonotaires, le secrétaire, sept ou huict chanoines atitrez pour jouer la partie; quant aux valets, chascun estoit assorty de mesmes. Bref, depuis les dix heures jusques à minuit, le bal continua, et des confitures à la collation, tant que c’estoit merveilles. Ceste femme honorable se trouva surprise, sans y penser, car une vilaine maquerelle l’ayant fait entrer dans le cabinet de Monsieur, faignant que d’autres femmes y estoyent, trouva là un prothonotaire qui la saisit et fit d’elle, comme est à présumer, ce que bon luy sembla, parce que la bonne femme, sortant de là, chanta mil injures à ceste maquerelle, jurant qu’elle l’en feroit repentir, et à l’instant mesme, les larmes à l’œil, sortoit de ceste vénérable compagnie, qui fut maquignonnée de mesmes. L’évesque, pour saouler ses plaisirs, fit venir jusques à ses palefreniers; et, gaussant avec eux, confessoyent libéralement les bransles qu’ils avoient dansés en ceste danse macabrée, et monsieur l’évesque de rire.» On croirait lire un chapitre du Moyen de parvenir de Beroalde de Verville. L’auteur ajoute que le mari de cette femme, qui se plaignait d’avoir été victime d’un lâche guet-apens, avait juré de se venger de l’évêque et s’était fait huguenot. Il est possible, néanmoins, que l’évêque ne fût nullement complice d’un acte de violence commis par un de ses serviteurs, et qu’il n’ait point eu d’autre reproche à se faire que d’aimer un peu trop la danse et les bons contes; mais il n’en était pas moins responsable de la conduite désordonnée des gens de sa maison.
Le Traité de la Polygamie sacrée accusait des mêmes débordements les serviteurs des chanoines, des officiaux, doyens, chantres et autres dignitaires ecclésiastiques, ceux des abbés et des prieurs, ceux des moines de tous les ordres religieux ou militaires. Ces valets «sont si bien traictez, dit l’auteur du Cabinet du roy de France, qu’au visage, du premier coup, on peut juger à leur troigne s’ils sont serviteurs de chanoines ou de moynes, tant ils sont gras et en bon poinct, et comme tels n’ont pas beaucoup de peine à conquérir des garces, car celles de leurs maistres en amènent le plus souvent d’autres, et quand elles n’en ameneroyent, ils savent bien où les prendre. Le mestier de ces garces est tellement usité dedans et à l’environ de leurs cloistres, que, passant par là, vous sentez la venaison à pleine gorge, c’est-à-dire qu’il y a bien de quoy mestier mené en matière de paillardise.» Il est certain que cette multitude de domestiques mâles, bien nourris et souvent désœuvrés, n’était que trop favorable aux progrès de la Prostitution libre et secrète, surtout depuis que la Prostitution légale avait été supprimée par l’ordonnance de Charles IX. «Il n’y a fille de povres artisans, manouvriers, gaigne-deniers et autres, sur lesquelles ces vilains ne facent bresche, et le plus souvent, pour une bricque de pain blanc, defloreront une povre fille: si elle est belle, c’est pour monsieur le chanoine; si elle est moyennement belle, et le maistre n’en veuille, le valet sçait bien comment il faut se substituer en sa place... Et, de faict, qui jettera la veue sur telle vermine, il n’y a père ny mère qui ne doive trembler du péril et extresme danger où sont leurs povres filles et servantes, car autant de tels et semblables valets que vous voyez, ce sont autant de taureaux bannaux parmi des génisses et vaches au milieu d’une prairie.» Les valets des abbés avaient, dans leur déportement, certains priviléges que leur enviaient les valets des chanoines: «Il y a mesme de ces canailles, dit l’abréviateur du Traité de la Polygamie sacrée, qui, après avoir abusé des femmes, qui aucunement estoient honorables, sous le crédit, faveur et authorité de leur abbé et maistre, ont espousé leurs filles, contre le gré et consentement de leurs pères.» Quant aux valets de moines, qui, selon la statistique, étaient au nombre de cent mille et faisaient alors «un terrible charivariz en faict de paillardise,» ils sont réprésentés comme des infâmes qui «entrent aux plus honnorables maisons, pour y desbaucher les filles et servantes, et pour toute récompense, nous astraindre à nourrir leurs bastards.» L’écrivain protestant achève ce hideux portrait, par un dernier coup de pinceau: «Ceux qui sont si chastes, dit-il, que de n’avoir qu’une ou deux paillardes, asseurez-vous que dans leurs cahuets et hauts-de-chausses vous y sentez la fumée de sodomie à pleine gorge.» Enfin, il constate que, dans les villages voisins de l’abbaye de Cluny, on avait compté 7 à 800 femmes débauchées, servant exclusivement à l’ordinaire des moines et de leurs valets: «Ne faut que lire au Traité de la Polygamie sacrée, s’écrie-t-il après avoir signalé ce compte fait, et on y verra des subtilitez monastiques et debendades de moynes les plus voluptueuses qu’il est possible de penser.»
A tant de turpitudes, à tant d’excès patents ou cachés, le zélé huguenot oppose un seul remède qu’il juge infaillible, le mariage. Il voudrait que tous les ecclésiastiques et leurs serviteurs célibataires répondissent aux questions suivantes: «1º S’ils sont puceaux. 2º Si jamais ils ont eu cognoissance à femmes ny à filles; combien ils en ont entretenu et entretiennent.» Dans le cas où les réponses seraient négatives sur ce dernier point, on en viendrait à d’autres questions plus pressantes, et on leur demanderait: «1º S’ils ont jamais eu copulation avec les dæmons; 2º s’il se sont jamais jouez de la sodomie; 3º s’ils sçavent pas bien que continence est un don singulier de Dieu, lequel il ne donne point à tous, mais à certaines personnes et quelquefois pour un temps seulement, et que ceux auxquels il n’est pas donné, doivent recourir précisément au mariage, qui est le remède ordonné du Seigneur pour la nécessité humaine.» En conséquence, le mariage des gens d’église serait requis et ordonné par la loi religieuse, d’autant plus que les cinq articles, proposés et adoptés au Colloque de Poissy, comme une sauvegarde nécessaire à la moralité publique, n’avaient jamais pu recevoir d’exécution de la part du clergé. Ces cinq articles renfermaient toutes les garanties morales qu’on avait pu inventer contre la luxure et ses effets désastreux. Premièrement, les ecclésiastiques, qui n’auraient pas le don divin de la continence, étaient tenus de jeûner au pain et à l’eau, pendant neuf jours, «à toutes les fois qu’ils se sentiront piquez ou esguillonnez des desirs de la chair;» secondement, ils ne pouvaient «parler ny communiquer à femmes ny filles, sinon en présence de leurs maris ou parens,» sous peine d’être dégradés et révoqués; troisièmement, ils ne devaient boire du vin, que deux fois par semaine, «pour avoir meilleur moyen de se contenir;» quatrièmement, s’ils étaient invités à quelque festin de noces, ils se contenteraient de danser un simple bransle, avec les plus beaux, saincts et gracieux gestes, desquels ils se pourront adviser;» cinquièmement, la confession auriculaire n’aurait lieu que dans une chapelle, pour cinq ou six personnes à la fois, «à ce que le confesseur ne se puisse remuer que bien à poinct.»
L’auteur du Cabinet du roy de France, en démasquant et en poursuivant de la sorte les scandales de la Polygamie sacrée, s’imagine avoir prouvé que la première perle précieuse qu’il faut retirer de cette fange, c’est «la parole de Dieu ou vraye religion, par le moyen de laquelle le roy peut repurger ce royaume, de ceste vilaine et détestable Polygamie.» La seconde perle, la Noblesse, paraît moins embourbée que l’autre; cependant le rigide réformateur, après avoir posé en principe que «la vraye noblesse est ennemie entiérement de ceste detestable Polygamie,» gourmande et incrimine les gentilshommes, «qui font si grand cas de la noblesse du sang, qu’ils font bien peu d’estat de la noblesse de vertu, de sorte qu’il semble à aucuns que nuls vices ne sauroyent deshonnorer ny polluer la noblesse, qu’ils tiennent de leurs pères et ancestres.» Il regarde donc les faux nobles comme les plus dangereux soutiens de la Polygamie, et l’énumération qu’il fait de ces faux nobles nous apprend le caractère et le calibre de chacun: ce sont des «gentilshommes de la mort-Dieu et autres semblables blasphesmes,» des «gentilshommes faits à la haste,» des «gentilshommes enfilleurs de soye,» des «gentilshommes de la foy saincte marmite,» des gentilshommes loups blancs, loups garoux, taquins, maraux, etc. La Prostitution sans doute ne jouait pas un médiocre rôle dans toute cette gentilhommerie; mais l’auteur manque de matériaux et de chiffres exacts; il est obligé de s’en tenir à de vagues généralités, et il se contente ainsi, dans son enquête de la noblesse française, de mentionner les qualités distinctives, bonnes ou mauvaises, qui appartiennent aux nobles de telle ou telle province. Ceux de la Touraine sont surtout jureurs et blasphémateurs, athéistes ou épicuriens; ceux de la Guyenne, pillards et faux monnayeurs; ceux de la Gascogne, cruels et sanguinaires, etc. «Le vice qui preside le plus en Berry entre les gentilshommes, c’est la paillardise. Combien que les nobles des autres provinces n’en sont pas exempts, non pas toutesfois si fort entachez comme ceux de Berry, n’en pouvant sur ce dire la raison, puisqu’ils se conforment entierement au train de ceux qui exercent la polygamie; qu’ils sçachent que s’ils abondent en d’autres sales et vilains vices, que cestuy-cy n’est pas des plus petits, et suis contraint m’y arrester, pour leur dire que, comme ils empruntent sur les femmes de leurs parens ou voisins, que sur les leurs on fera tout de mesmes.» Ce correcteur de la noblesse rentre alors dans son sujet favori, en accusant le clergé berrichon de tous les désordres que les gentilshommes du pays se permettent à l’instar de la Polygamie sacrée. Il dénonce l’immoralité qui préside aux relations des dames nobles avec les ecclésiastiques; il flétrit l’insouciance du mari à l’égard de la conduite de sa femme: «C’est une dissolution trop manifeste, s’écrie-t-il avec la sainte indignation d’un prédicateur, se lever auprès de son mary, aller trouver à minuict un monsieur l’abbé, prieur ou autre, habillez de telles couleurs, et toute la nuit avec des femmes, à l’insceu de leurs maris, baller, danser, se veautrer parmy eux, avec les impudiques leçons de faire, si estranges et monstrueuses, que les inveterées putains des bourdeaux rougiroyent de honte d’en faire le semblable; c’est une dissolution, voire maquerellage, que de presenter à boire à ces garnemens et à leurs paillardes, puis prendre la coupe et boire à eux. Si le mestier continue plus gueres, comme il fait en Berry, voilà une province confite en toute meschanceté et ordure.»
On espère, après cet exorde, que notre anonyme, qui a été si prodigue de chiffres au sujet de la Polygamie sacrée, en viendra enfin à une statistique du même genre à propos de la noblesse du Berry, qu’il paraît mieux connaître que celle des autres provinces. Mais il ne procède pas ici par des calculs, qui nous feraient savoir quel était le nombre des femmes et des filles de gentilshommes adonnées à la débauche. Il préfère nous édifier, sur cette délicate question, par le récit d’une aventure, qui prouverait quelque chose, si elle avait dû se renouveler souvent. Neuf mauvais gentilshommes et trois autres jeunes gens, de fort bonne race, se trouvèrent à une foire auprès du Blanc, et après avoir dansé quelques branles, ils menèrent leurs propres parentes chez un abbé de marque, qui les avait invités à venir prendre la collation dans sa maison. L’abbé, qui les attendait, avait préparé quatorze ou quinze femmes, «desquelles autresfois il s’estoit servy.» La compagnie était joyeuse et de bonne humeur; on se mit à table et l’on mangea toutes sortes d’épices et de confitures. Puis, un page toucha du luth et l’on dansa pendant deux heures consécutives; après la danse, promenade dans le jardin et le verger: «Chascun tenant sa nymphe par dessous les bras, se fourrèrent si avant dedans le bois, qu’il estoit plus de deux heures de nuict, quand ils commencèrent d’en sortir.» L’abbé et trois de ses protonotaires étaient de la partie, et tous «aussi contents qu’il estoit possible.» On avait ainsi gagné l’heure du souper; on soupa copieusement, et les promenades de recommencer, non plus dans les bois, mais «par les licts et couchettes.» Le lendemain, le bruit courut qu’une des plus honorables dames du Berry n’avait pu sauver sa vertu des griffes d’une harpie, et après avoir mérité longtemps le titre de femme de bien, elle «passa pour une femme du pays.» C’était un de ses cousins germains, qui l’avait fait tomber dans le piége où elle laissa son honneur, et comme on reprochait à ce honteux maquignon des plaisirs de l’abbé d’avoir prostitué sa parente et de s’être montré par là l’ennemi du mari qui pourrait lui demander compte de cette trahison: «Mon cousin est trop sage, dit-il en souriant, pour ignorer que si les pourceaux ne le faisoyent, luy ny moy ne mangerions point de lard.» L’historien de la Polygamie ajoute, comme pour confirmer son récit, que les gentilshommes berrichons sont «si vilains, qu’ils se prestent leurs femmes les uns aux autres!»
L’auteur revient encore, à plusieurs reprises, sur les coupables déréglements qu’il impute aux ecclésiastiques; mais il n’essaye pas d’apprécier d’une manière plus précise les ravages de la Prostitution dans la noblesse et le tiers état; il manque évidemment de notes circonstanciées à cet égard. Ses intentions sont, au reste, excellentes, malgré le dévergondage de ses attaques contre la Polygamie sacrée: «Il faut, dit-il, que le bien, en ce royaume, soit plus fort et plus puissant que le mal; il faut que la modestie preside sur l’incivilité, la noblesse à vilainie, et chasteté à toute impureté.» Il adjure les bons citoyens de joindre leurs efforts aux siens, pour corriger les mœurs et relever la monarchie française. Il aborde alors les calculs financiers, et il passe en revue, avec un prodigieux détail, les différents produits dont se compose le revenu de l’Église gallicane; il en conclut que ce revenu, qui s’élève à 110 millions, est suffisant non-seulement pour entretenir le clergé, qui ne dépensera pas plus de 70 millions, une fois qu’il sera soumis au régime matrimonial, mais encore pour subvenir aux besoins de l’épargne du roi. Tout le secret de cette grande réforme consiste dans le mariage des polygames et dans la réunion du temporel ecclésiastique aux domaines de la couronne. On est tenté de prendre en considération un plan d’économie politique, fondé sur des chiffres et des combinaisons qui paraissent trop minutieux pour n’être pas réels; car l’auteur de ce singulier projet présente, comme spécimen de son travail, un état complet de tous les revenus de l’archevêché de Lyon, et il se vante de n’avoir oublié, dans ce tableau statistique, ni un chapon, ni un setier d’avoine, ni une charrette (charre) de paille. Cette merveilleuse aptitude de calculateur, laquelle était chose rare et nouvelle en ce temps-là, nous permet d’avoir quelque confiance dans le recensement spécial qui avait été fait par l’auteur ou les auteurs de la Polygamie sacrée. Nous ne croyons pourtant pas que le remède, proposé par ce terrible adversaire du célibat, eût obtenu les bienfaisants et prompts effets qu’il en attendait pour l’amélioration des mœurs. Les mariages de tous les ecclésiastiques, dotés des deniers du roi, auraient sans doute diminué le nombre de ces mercenaires qui vivaient, autour d’eux, de la Prostitution; mais la Prostitution elle-même, que les ordonnances de la royauté ne parvenaient pas à détruire, en lui enlevant sa forme légale et régulière, eût continué de se reproduire, ainsi qu’une moisissure, à l’ombre des couvents et des colléges. Cependant, l’auteur du Cabinet du roy de France était si pénétré, si convaincu de l’efficacité souveraine de sa panacée conjugale, qu’il suppliait le digne et vertueux cardinal de Bourbon, âgé de cinquante-huit ans à cette époque, de donner un exemple salutaire au clergé et à la noblesse, en se mariant le premier et en faisant une confession solennelle de ses infractions à la «virginité et continence requise du cœlibat.» Ce beau mariage, suivant les prévisions du dénicheur de Perles, devait inévitablement engendrer trois ou quatre cent mille mariages «purs et légitimes» dans un court délai: «Vous previendrez, par ce moyen, dit le malicieux huguenot au pauvre cardinal, qu’il soupçonne fort d’avoir rompu plus de sept fois son vœu de chasteté, vous previendrez chascun an trente ou quarante mil incestes en l’Église gallicane; fy, au reste, de la sodomie! car, de vingt-cinq ou trente mil personnes qui ont accoustumé d’y bardacher se deporteront de leur sodomie, afin de se marier; suppression totale nous obtiendrons, quant et quant, de toutes les putains cardinales, épiscopales, abbaciales, canoniales, monachales, presbyterales, et de toutes les autres qualitez et ordres..., suppression semblable, semblablement, de tous les rufisques, paillards, maquereaux, maquerelles et bastards, la despense et entretenement desquels est plus que suffisante pour acquitter toutes les charges, tant ordinaires qu’extraordinaires, de la couronne de France. Voila le profit qu’apportera vostre mariage; mais voici encores un, plus grand bien qui s’ensuivra: c’est que serez cause que toutes ces dames voilées et recluses dans ces monasteres et couvens se marieront et donneront le coup de pied à l’incube, à toute copulation et dæmonomanie, que l’Ennemy de nature pratique à l’endroit de ce povre sexe.» Le cardinal ne se maria pas, malgré le conseil qu’on lui donnait, et la polygamie alla son train.
Certes, nous n’accordons pas à ce bizarre et curieux ouvrage plus de créance qu’il n’en mérite; nous convenons, avec le marquis de Paulmy (Mélanges tirés d’une grande bibliothèque), que l’auteur y montre «un acharnement grossier et révoltant contre le clergé;» mais nous sommes forcé de reconnaître que le clergé du seizième siècle était loin de se recommander par les vertus qui devraient toujours être son apanage. Dulaure, dans son Histoire de Paris (p. 516 et suiv. du t. IV de l’édit. in-12), a rassemblé d’incontestables témoignages sur la corruption et la perversité du corps ecclésiastique, et ces témoignages s’accordent presque littéralement avec les assertions du factum de la Polygamie sacrée. Jean de Montluc, évêque de Valence, disait, le 23 août 1560, dans un discours prononcé au Conseil du roi: «Les cardinaux et les évesques n’ont fait difficulté de bailler les benefices à leurs maistres d’hostel et, qui plus est, à leurs valets de chambre, cuisiniers, barbiers et laquais. Les mesmes prestres, par leur avarice, ignorance et vie dissolue, se sont rendus odieux et contemptibles à tout le monde.» (Mém. de Condé, t. I, p. 560.) Dans une assemblée des notables, tenue à l’hôtel de ville de Paris, au mois de décembre 1575, on rédigea de très-humbles remontrances au roi, dans lesquelles on remarque ce passage: «Les évesques et curez ne resident sur leurs benefices et éveschez, ains delaissent et abandonnent leur povre troupeau à la gueule du loup, sans aucune pasture ou instruction... et sont les ecclesiastiques si extresmement desbordez en luxure, avarice et autres vices, que le scandale en est public.» La même année, un écrivain catholique, C. Marchand, adressait aussi des Remonstrances au Peuple francois, sur les diversitez des vices qui regnent en ce temps: «Y a-t-il gens plus desbordez en vices, pour cejourdhuy, s’écriait-il avec amertume, que les prelats d’église?» Il reproche ensuite aux curés et aux moines de fréquenter «les cabarets, les tripots, les bordeaux;» il se plaint des honteux excès qui souillaient la maison du Seigneur. De semblables plaintes sont consignées dans une foule de monuments historiques, qui ne sortent pas de l’officine des protestants, et qui n’ont jamais suscité de contradicteurs. Brantôme, par exemple, a fait, dans la Vie de François Ier, un triste tableau de l’intérieur des couvents et des abbayes avant le Concordat; il nous représente les moines élisant pour abbé «celuy qui estoit le meilleur compagnon, qui aimoit plus les garces, les chiens et les oyseaux, qui estoit le meilleur biberon; bref, qui estoit le plus desbauché, afin que, l’ayant fait leur abbé ou prieur, par après il leur permist toutes pareilles desbauches, dissolutions et plaisirs.» Ce proverbe avait cours dans le peuple, qui ne s’en scandalisait pas: «Avare ou paillard comme un prebstre ou un moyne.» Enfin, Brantôme ose parler des évêques et des abbés, en ces termes: «Dieu scait quelle vie ils menoient! Certainement, ils estoient bien plus assidus en leurs diocèses qu’ils n’ont esté depuis, car ils n’en bougeoient. Mais quoy! c’estoit pour mener une vie toute dissolue, après chiens, oyseaux, festes, banquets, confrairies, nopces et putains, dont ils en faisoient des serails, ainsi que j’ay ouy parler d’un, de ces vieux temps, qui faisoit rechercher de belles petites filles de l’aage de dix ans, qui promettoient quelque chose de leur beauté à l’advenir, et les donnoient à nourrir et eslever, qui cà qui là, parmy leurs paroisses et villages, comme les gentilshommes, de petits chiens, pour s’en servir, lorsqu’elles seroient grandes.»
Ces dépravations, ces vices, ces abus n’étaient certainement que des exceptions affligeantes dans l’Église catholique; Brantôme lui-même se plaît à le constater: «Nos évesques d’aujourdhuy, dit-il, sont plus discrets, au moins plus sages, hipocrites qui cachent mieux leurs vies noires, me dict un jour un grand personnage. Et ce que j’en dis, des uns et des autres, tant du vieux temps que du moderne, et de leurs abus, ce n’est pas de tous, à Dieu ne plaise! car, de l’un et de l’autre temps, il y a eu force gens de bien, tant reguliers que seculiers, et de très bonne et saincte vie, comme encore il y en a force et il y aura, moyennant la grâce de Dieu, qui ayme et n’abandonne jamais son peuple.»
Cependant, dans l’intérêt de la vérité, et sans vouloir atténuer l’hommage rendu par Brantôme à la conduite irréprochable de certains prélats, nous rapprocherons, des faits et des calculs mis en avant par l’auteur du Cabinet du roy de France, un document juridique, dont Dulaure, qui l’avait sous les yeux, nous garantit hardiment l’authenticité: c’est une enquête, ordonnée par arrêt du parlement de Paris, à la requête des syndics et consuls de la ville d’Aurillac, et faite, en 1555, par les soins du lieutenant général du présidial de cette ville. Nous laissons la parole à Dulaure, qui analyse cette enquête, dans laquelle furent entendus plus de quatre-vingts témoins: «Charles de Senectaire, abbé du couvent d’Aurillac et seigneur de cette ville; ses neveux, Jean Belveser, dit Jonchières, protonotaire, et Antoine de Senectaire, abbé de Saint-Jean; sa nièce Marie de Senectaire, abbesse du Bois, couvent de la même ville, et les moines et religieuses de l’un et l’autre couvent, se livraient à tous les excès de la débauche. Chaque moine vivait, dans le couvent, avec une ou plusieurs concubines, filles qu’il avait débauchées ou enlevées de la maison paternelle, ou femmes qu’il avait ravies à leurs maris. Ces moines les nourrissaient et les logeaient avec eux, ainsi que les enfants qui en provenaient, enfants bâtards, dont le nombre se montait à soixante-dix, et qui enlevaient ordinairement les offrandes faites à l’église... L’abbé avait, dans le jardin de la maison abbatiale, un bâtiment, destiné à ses débauches, orné de peintures obscènes et portant le nom caractéristique de f...oir de M. d’Aurillac; des prêtres étaient les pourvoyeurs ordinaires de ce lieu infâme; les neveux de l’abbé remplissaient aussi ces honteuses fonctions. Ils mettaient non-seulement la ville, mais tous les villages circonvoisins, à contribution; ils arrachaient les jeunes filles, des bras de leurs mères, en plein jour, au vu et su des habitants; ils bravaient l’opinion publique, les pleurs et les cris de leurs victimes, qu’ils faisaient, à coups de pied, à coups de poing, marcher vers le couvent, où elles devaient servir à la lubricité de l’abbé, de ses neveux, et enfin des autres moines.» (Hist. civ., phys. et morale de Paris, édit. in-12o, de 1825, t. IV, p. 522.) Ne croirait-on pas lire une page du Traité de la Polygamie sacrée? A la suite de cette enquête, le couvent fut sécularisé, et la ville d’Aurillac se trouva enfin délivrée de ses abominables tyrans.
Après avoir vu le résumé de l’enquête judiciaire, que Dulaure a empreint malheureusement de sa partialité haineuse, on est forcé de répéter, avec l’auteur du Cabinet du roy de France (page 132): «Ne faut pas doncques s’esbahir, si mademoiselle de la Polygamie piaffe, bondit, paillarde, bougeronne, corrompt, pollue et gaste, par ses incestes et paillardises, toutes les familles de ce royaume?» Il faut remarquer, néanmoins, que la licence des mœurs, dans le clergé, et surtout parmi l’innombrable armée de laïques fainéants qu’il traînait à sa suite, était la conséquence inévitable de la démoralisation publique, à cette époque, où si peu de personnes se faisaient une idée vraie de l’honnêteté au point de vue social. La religion réformée, par son exemple et par ses amères réprimandes, contribua beaucoup, il faut l’avouer, à épurer les mœurs du clergé catholique, qui devait bientôt offrir tant de chastes et glorieuses vertus.