Histoire de la prostitution chez tous les peuples du monde depuis l'antiquité la plus reculée jusqu'à nos jours, tome 6/6
Au gouffre du plaisir la courante m’emporte;
Tout ainsi qu’un cheval qui a la bouche forte,
J’obéis au caprice. . . . . . . .»
Il s’abandonne, il est vrai, avec délices, à cette fougue des sens; sa faute est volontaire; il est content de son mal; il se tient trop heureux, dit-il,
Et, comme à bien aymer mille causes m’invitent,
Aussi mille beautez mes amours ne limitent;
Et courant çà et là, je trouve tous les jours,
En des subjects nouveaux, de nouvelles amours.
Regnier aime sans choix; toutes les femmes lui sont bonnes: les vieilles comme les jeunes, les laides aussi bien que les belles. Il soutient cette thèse singulière, que la créature la plus disgracieuse, la plus repoussante, peut encore jouer son rôle de femme dans l’éternelle comédie de l’amour. Voilà bien le raffinement d’une sensualité monstrueuse et dépravée! Il n’y a peut-être que Regnier qui ait émis un pareil paradoxe, entre tous les poëtes érotiques anciens et modernes:
Qu’encores qu’une femme aux amours fasse peur,
Que le ciel et Venus la voient à contre-cœur,
Toutesfois, estant femme, elle aura ses delices,
Relevera sa grace avecq des artifices,
Qui dans l’estat d’amour la sauront maintenir,
Et par quelques attraits les amants retenir.
Il développe ensuite, en homme expert et convaincu, son système des compensations en amour, et il fait ressortir les mérites secrets qu’on peut rencontrer chez une femme, pour se dédommager de ses défauts extérieurs et de son infériorité apparente; il est d’accord avec Ovide, quand il prend parti même pour la niaise et l’ignorante:
Et que Nature, habile à couvrir son deffault,
Luy aura mis au lict tout l’esprit qu’il luy faut.
Il pense que cette Nature prévoyante a si bien arrangé les choses,
Ne vescust sans le faire et ne mourust pucelle.
Après avoir justifié de la sorte toutes les imperfections qui peuvent être le partage du sexe féminin, il revient à son aveugle et irrésistible besoin d’essayer partout les forces de son incontinence; il exprime la violence et l’ardeur de son tempérament avec une verve libidineuse, que nous retrouvons seulement chez Rétif de la Bretonne un siècle et demi plus tard: ce n’est pas de l’amour; c’est de la sensualité, sans délicatesse, sans frein et sans loi:
Qui n’haleine que feu, ne respire qu’amour,
Je me laisse emporter à mes ardeurs communes,
Et cours sous divers vents de diverses fortunes.
Ravy de mes objets, j’ayme si vivement,
Que je n’ay pour l’amour ny choix ny jugement.
De toute eslection mon ame est despourveue,
Et nul object certain ne limite ma veue.
Toute femme m’agrée. . . . . . . .
Il est impossible de se montrer plus complaisant pour le vice. On comprend que, dans cette continuelle impatience des plaisirs illicites, Regnier dut faire plus d’une rencontre fâcheuse pour sa santé en même temps que pour sa bourse: de là, tous les fléaux de Vénus qui s’acharnèrent sur lui et qui l’accablèrent d’infirmités précoces. Son Mécène, Philippe de Béthune, vint à son aide, en lui faisant avoir un canonicat dans l’église de Notre-Dame de Chartres, et une pension de deux mille livres sur l’abbaye de Vaux-Cernay, dont son oncle Desportes avait été abbé titulaire. Regnier, âgé de trente ans à peine, était déjà infirme, perclus de goutte et de rhumatisme, tout chargé des souvenirs dégoûtants de ses débauches, et retombant sans cesse dans les mains des médecins, qui désespéraient de le guérir. Dans plusieurs pièces de ses poésies, il représente le triste état où l’avait réduit ce qu’il nommait la bonne loi naturelle, à laquelle il s’était laissé aller si doucement:
Comme d’un habit épineux,
Me ceint d’une horrible torture;
Mes beaux jours sont changés en nuits,
Et mon cœur, tout fletry d’ennuis,
N’attend plus que la sepulture.
Je chancelle et vay de travers,
Tant mon ame en regorge pleine:
J’en ay l’esprit tout hebesté,
Et si peu qui m’en est resté,
Encor me fait-il de la peine.
Mais les souffrances inextinguibles qu’il éprouvait dans tout son corps, les traitements pénibles qu’il avait à suivre, les opérations douloureuses auxquelles il était condamné, ce n’était pas encore là le plus grand châtiment de ses désordres: ce fut quelquefois la honte de se sentir incapable de rentrer dans la carrière du vice qu’il avait tant de fois parcourue. Dans une de ses élégies, il raconte, en beaux vers dignes des érotiques grecs et latins, l’affront qu’une de ses maîtresses eut un jour à subir pour prix de la complaisance qu’elle avait voulu lui montrer; il rougit de trouver ses facultés si hostiles à ses désirs; il s’indigne contre lui-même:
Puisque je suis retif au fort de ma jeunesse,
Et si las! je ne puis, et jeune et vigoureux,
Savourer la douceur du plaisir amoureux?
Ah! j’en rougis de honte et despite mon age,
Age de peu de force et de peu de courage!...
Pour flatter mon deffaut, mais que me sert la gloire,
De mon amour passé inutile mémoire,
Quand, aymant ardemment et ardemment aimé,
Tant plus je combattais, plus j’estois animé;
Guerrier infatigable en ce doux exercice,
Par dix ou douze fois je rentrois dans la lice.
Cette insuffisance n’était sans doute que passagère et tenait à des circonstances transitoires; mais Regnier, qui se flattait de pouvoir aimer «encore après sa mort,» avait peine à se remettre d’une humiliation qu’il ne devait reprocher qu’à l’abus des plaisirs et aux ravages des maladies honteuses. Il recommençait pourtant à chercher fortune dans les rues mal famées et à retremper son énergie dans l’élément de la Prostitution. Suivons-le, de loin, en ses excursions pornographiques.
Un soir, après un dîner ridicule auquel il avait assisté à contre-cœur comme convive, et qui s’était terminé par une bataille générale, il sort de la maison, sans demander qu’on l’éclaire, et il veut regagner son logis; mais il demeurait loin de là, et il connaissait mal le chemin; de plus, la nuit était des plus noires, et la pluie tombait à torrents. Il marchait, doublant le pas, le long des maisons, abrité par les auvents des boutiques et enveloppé dans son manteau, lorsqu’il vint à broncher lourdement «en un mauvais passage.» Il cherche à se retenir au mur, mais ce n’est pas le mur qu’il rencontre sous sa main, c’est une porte, qui n’était pas fermée, et qui s’ouvre tout à coup. Il s’en va choir, sur le ventre, avec fracas, à l’entrée d’une allée ténébreuse et puante:
Et, voyant que le chien n’aboyoit point la nuit,
Que les verrous graissez ne faisoient aucun bruit,
Qu’on me rioit au nez et qu’une chambrière
Vouloit cacher ensemble et monstrer la lumiere,
Je suis, je le voy bien... Je parle; l’on respond:
Où, sans fleurs de bien dire ou d’autre art plus profond,
Nous tombasmes d’accord. Le monde je contemple,
Et me trouve en un lieu de fort mauvais exemple.
Une fois entré «dans ce logis d’honneur,» pour se faire bien venir de son hôtesse, il délie sa bourse et met pièce sur table. En voyant briller un écu, la servante et la gouvernante des filles se tiennent prêtes à le servir, en murmurant tout bas: «L’honnête homme que c’est!» et s’empressent de lui plaire à qui mieux mieux. Mais voici trois vieilles rechignées qui s’approchent à pas comptés et qui s’accroupissent devant l’âtre où flambe un petit feu de chènevottes. On dirait trois fantômes échappés de l’enfer: l’une a l’air menaçant et la mine hardie d’une Euménide de théâtre; l’autre est plus décrépite et plus ridée qu’une sorcière du sabbat; la troisième est si maigre, si jaune, si transparente, qu’on aurait pu compter ses os. Ces affreuses vieilles, couvertes d’emplâtres et de plaies, gémissent sur leurs infirmités, gagnées «au champ d’honneur et de vertu;» celle-ci a mal aux reins, celle-là, aux dents; la dernière se plaint de son cautère:
Encore bien fletris, rouges et chassieux;
Que la moitié du nez, que quatre dents en bouche,
Qui durant qu’il fait vent branlent sans qu’on les touche.
Pour le reste, il estoit comme il plaisoit à Dieu.
En elles, la santé n’avoit ni feu ni lieu,
Et chascune, à part soy, representoit l’idole
Des fièvres, de la peste et de l’orde (horrible) verole.
- A. Racinet Fils, d’après Abraham Bosse.
- Drouard Imp.
- Rebel, Sc.
UN MAUVAIS LIEU SOUS LOUIS XIII
Telles étaient les abominables mégères qui exploitaient alors la Prostitution illégale et qui ne se décourageaient pas de la faire travailler à leur profit. Regnier, «à ce hideux spectacle,» eut horreur de son vice, et il se préparait à la retraite, quand tout à coup:
Avec son chapperon, sa mine de poupée,
Disant: «J’ay si grand’peur de ces hommes d’espée,
Que si je n’eusse veu qu’estiez un financier,
Je me fusse plustost laissé crucifier
Que de mettre le nez où je n’ay rien à faire.
Jean, mon mary, monsieur, il est apoticaire?
Surtout, vive l’amour et bran pour les sergents!
Ardez! voire, c’est mon! je me cognois en gens:
Vous estes, je voy bien, grand abbateur de quilles,
Mais, au reste, honneste homme, et payez bien les filles!»
Ainsi, parmi les femmes de mauvaise vie, il y avait des femmes mariées, ou, du moins, elles se vantaient de l’être pour se donner du relief ou pour inspirer plus de confiance au chaland. «Mais, monsieur, lui dit le petit cœur, avec mille gentillesses, n’avez-vous pas soupé?
Estes-vous pas d’advis que nous couchions ensemble?
Regnier était crotté jusqu’à l’échine et mouillé jusqu’aux os; il n’avait besoin que d’un lit, et il ne demandait qu’à dormir. La dame du logis offre alors de le conduire dans une chambre où il serait fort bien couché; elle lui montre le chemin et passe devant, tout en lui parlant des deux filles, Jeanne et Macette, qui faisaient la fortune de sa maison:
C’était Jeanne que Regnier avait entrevue tout à l’heure; mais tout le bien qu’on lui en dit ne l’encourage pas à la revoir de plus près. Il fallait, par un escalier tortueux, arriver à l’endroit où Regnier trouverait un gîte pour la nuit:
Tout branloit dessous nous jusqu’au dernier estage.
D’eschelle en eschellon, comme un linot en cage,
Il falloit sauteler et des pieds s’accrocher,
Ainsi comme une chèvre en grimpant un rocher.
Après cent soubresautz, nous vinsmes en la chambre,
Qui n’avoit pas le goust de musc, civette ou d’ambre:
La porte en estoit basse et sembloit un guichet,
Qui n’avoit pour serrure autre engin qu’un crochet.
Au moment où, plié en deux, Regnier allait pénétrer dans ce bouge, il se heurta le front et fit un faux pas qui l’envoya tomber en arrière au bas de l’escalier, «de la teste et du cul comptant chaque degré.» Il avait entraîné dans sa chute la pauvre dame, qui fut plus maltraitée que lui, et qui resta étendue, le nez sur le carreau, «sans poulx et sans haleine.» On accourt au bruit, on apporte de la lumière; on relève la dame, qui se ranime pour crier et tempêter contre Jeanne et Macette, qu’elle accuse de lui porter guignon. Regnier, pour la première fois de sa vie peut-être, ne songe plus à l’amour et n’aspire qu’à être seul, afin de se soustraire à d’impures tentations. Il s’arme d’une chandelle, regrimpe l’escalier et prend possession du taudis infect qu’on lui assigne pour chambre à coucher: il n’y voit pas de lit, et il fait ainsi l’inventaire de tous les objets étranges qui se présentent à sa vue.
Un chaudron esbreché, la bourse d’une montre,
Quatre boëtes d’unguents, une d’alun bruslé,
Deux gands despariez (dépareillés), un manchon tout pelé,
Trois fiolles d’eau bleue, autrement d’eau seconde,
La petite seringue, une esponge, une sonde,
Du blanc, un peu de rouge, un chiffon de rabat,
Un balay pour brusler en allant au sabbat,
Une vielle lanterne, un tabouret de paille,
Qui s’estoit sur trois pieds sauvé de la bataille;
Un baril defoncé, deux bouteilles sur cu,
Qui disoient, sans goulot: «Nous avons trop vescu!»
Un petit sac tout plein de poudre de mercure,
Un vieux chapperon gras de mauvaise teinture.....
Pendant que Regnier passait en revue ces misérables et sordides épaves de la Prostitution, Jeanne arrive, portant sous le bras de quoi garnir le lit, qui se composait d’une porte placée sur deux tréteaux boiteux et chargée d’une paillasse; Jeanne, qui venait d’être grondée et battue par sa dame, se dédommage, en vomissant mille injures contre cette vilaine, et en se plaignant de sa condition:
Tousjours à nouveau mal nous vient nouveau soucy;
Je ne scay, quant à moy, quel logis c’est icy:
Il n’est, par le vray Dieu! jour ouvrier ny feste,
Que ces carongnes-là ne me rompent la teste.
Bien, bien, je m’en iray, sitost qu’il fera jour!
On trouve dans Paris d’autres maisons d’amour!...
Tousjours après souper ceste vilaine crie!
Monsieur, n’est-il pas temps? couchons-nous, je vous prie!»
En parlant ainsi, elle disposait le lit, «aussi noir qu’un souillon,» et tirassoit les draps trop courts, diaprés de taches équivoques:
De quels compartimens et combien de couleurs,
Relevoient leur maintien et leur blancheur naïfve,
Blanchie en un sivé (ou privé?), non dans une lessive!
Le lit est fait; Jeanne sollicite Regnier de se coucher; et quoiqu’il tombe de sommeil, cet affreux lit ne le tente pas plus que l’objet qu’il doit y rencontrer; mais la fille ne lui laisse pas de répit; elle lui dégrafe ses chausses, elle lui arrache de force son pourpoint. Regnier résiste toujours, «en tranchant de l’honnête,» jusqu’à ce qu’il se décide enfin à boire le calice. Il détache un soulier, il ôte une jarretière, il achève lentement de quitter ses vêtements, et il s’aventure avec horreur dans ces horribles draps. Il n’y était pas depuis longtemps, quand on heurte à la porte de la rue, et l’on appelle Catherine! Jeanne éteint la lumière, qui avait probablement attiré l’attention d’un passant attardé; elle ne répond pas, et personne ne dit mot dans la maison. Alors les coups redoublent; on frappe des pieds et des mains; on ébranle la porte; on crie, on menace, on jure. Jeanne, pendant ce temps-là, fait un sermon au pauvre Regnier, qui s’inquiète de ce vacarme; elle lui reproche de ne s’être pas couché plus vite et d’avoir perdu un temps précieux qu’il ne retrouvera pas. «Que diable, aussi, pourquoi? lui dit-elle avec humeur; que voulez-vous qu’on fasse?» Les gens qui heurtent à la porte ne se lassent pas, mais ils changent de gamme, et passent de la menace à la prière: on n’ouvre pas davantage. Alors ils contrefont le guet royal, puis le guet assis ou dormant; ils parlent tantôt en soldats, tantôt en citoyens: «Ouvrez de par le roi!» Le véritable guet accourt au bruit, et les compagnons de débauche s’enfuient dans les rues voisines. Il y eut un moment de trêve, pendant lequel Regnier se jette à bas du lit et cherche à tâtons ses hardes pour se rhabiller; mais plus il se hâte et moins il avance; il ne retrouve plus les pièces éparses de son costume: au lieu de son chapeau, il prend une savate; il rencontre ses bas, quand il cherche son pourpoint. Jeanne n’a pas bougé du lit; elle l’encourage à se mettre en état de paraître devant le guet, sans la compromettre:
Non, ne vous faschez point, vous n’aurez point d’ennuy!»
Voici le guet qui frappe en maître, cette fois; on crie de l’intérieur: Patience! et on ouvre une fenêtre pour parlementer. Regnier s’est à demi vêtu, il sort doucement du bouge où sa place sera prise tout à l’heure par un autre; il descend l’escalier, un pied chaussé et l’autre nu. Il s’est blotti dans l’angle d’un mur, au moment où la porte de l’allée livre passage à une patrouille du guet, qui se précipite dans la maison, «en humeur, dit-il, de nous faire un assez mauvais tour.» Il n’a pas été vu, et il peut s’esquiver, sans dire à personne ni bonsoir ni bonjour; il s’éloigne à grands pas de ce coupe-gorge, et il court longtemps sans regarder derrière lui, jusqu’à ce qu’il vienne culbuter dans un tas de mortier. Le jour allait bientôt poindre, lorsqu’il rentra chez lui, «fangeux comme un pourceau,» en jurant bien de ne se retrouver jamais dans la même passe; car, se disait-il en se mettant au lit, celui
Quand il en sort, il a plus d’yeux et plus aigus
Que Lyncé l’Argonaute ou le jaloux Argus.
(Satyre IX.)
En dépit de tous ses serments, Regnier était enclin à se parjurer et à donner dans le vice qu’il aimait tant. Tous les chemins le ramenaient au repaire de la Prostitution, où il avait laissé tant de fois sa santé, sa bourse et son honneur. Un autre jour (voy. le Discours d’une vieille maquerelle), après s’être querellé avec un de ses amis qu’il nomme Philon, il imagine, pour oublier sa colère, d’aller tout de suite
Où jamais femme n’a dit non.
Il entre fort échauffé, et s’afflige de ne trouver que l’hôtesse. Celle-ci, qui était une vieille très-complaisante, lui dit en souriant et en branlant la tête:
Qui fait que l’on ne trouve rien;
Car tout le monde est gens de bien:
Et si j’ay promis en mon ame
Qu’à ce jour, pour n’entrer en blasme,
Ce peché ne seroit commis.
Mais vous estes de nos amis,
Parmanenda! je vous le jure,
Il faut, pour ne vous faire injure,
Après mesme avoir eu le soin
De venir chez nous de si loin,
Que ma chambrière j’envoie
Jusques à l’Escu de Savoye.
Là, mon amy, tout d’un plein saut,
On trouvera ce qu’il vous faut.
La chambrière reçoit les ordres de sa maîtresse et court à l’Écu de Savoie, qui était une hôtellerie mal famée où l’on était toujours sûr de rencontrer des femmes de bonne volonté. Ce détail de la pièce de vers nous prouve que les hôtelleries, les tavernes et les étuves, étaient alors les lieux privilégiés de la Prostitution, et que les malheureuses qui exerçaient en cachette le honteux métier que les lois avaient proscrit, se tenaient constamment dans ces endroits-là, où les attirait la compagnie des hommes dépravés; mais il ne s’y passait rien qui fût de nature à éveiller les défiances de la police, sous la main de laquelle étaient placés tous les lieux publics. Seulement, dans les rues voisines, on ne manquait pas de courtières de débauche, qui prêtaient leur maison au commerce secret des amours mercenaires. C’était chez ces vieilles, sous leurs yeux et par leurs soins, que les pauvres filles et souvent les femmes mariées se prostituaient, au risque d’être arrêtées et emprisonnées comme coupables d’avoir vendu leur corps. On doit croire pourtant que ces arrestations étaient rares, et que les sergents avaient ordre de fermer les yeux. Le logis des pourvoyeuses de bordeau, comme on les avait qualifiées, n’était pas, à proprement parler, un mauvais lieu public ouvert à tout venant, et l’application de la loi rencontrait des difficultés presque insurmontables à l’égard de ces espèces de maisons de passe, qui ne recevaient pas à demeure les filles de joie, non plus que les gens sans aveu, et qui servaient, pour ainsi dire, de terrain neutre à la Prostitution. Pour revenir à Regnier, que nous avons vu entrer dans un de ces infâmes repaires, comme la chambrière ne pouvait être revenue avant un bon quart d’heure, l’hôtesse le pria de s’asseoir et se mit à lui débiter un flux de paroles pour l’empêcher de trouver le temps long. Après avoir essayé d’entamer une conversation à laquelle se refusait absolument le poëte, impatienté d’attendre et confus de se voir à pareille fête, elle entreprit de raconter, de point en point, son histoire, vraie ou fausse, qui n’était, après tout, qu’une réminiscence du poëme de la Courtisane pervertie, par Joachim Dubellay. Par ce récit, que Regnier n’écoutait que d’une oreille, elle cherchait à lui faire prendre patience. Elle passa en revue ses nombreuses amours, depuis l’époque où sa mère avait vendu trois ou quatre fois la virginité qu’un amant lui avait prise le premier; elle ne cacha pas qu’elle avait appris son métier malhonnête, en trafiquant d’elle-même, comme maintenant elle trafiquait des autres, faute de pouvoir encore, vieille et sèche devenue, continuer son genre de vie; mais elle se vantait d’être plus habile que nulle autre de ses pareilles et d’avoir la meilleure clientèle de Paris:
Il ne s’en voit point de fidèles
Dans leur estat, comme je suis.
Je cognois bien ce que je puis:
Je ne puis aimer la jeunesse
Qui veut avoir trop de finesse,
Car les plus fines de la cour
Ne me cachent point leur amour.
Telle va souvent à l’eglise
De qui je cognois la feintise;
Telle qui veut son faict nier
Dit que c’est pour communier;
Mais la chose m’est indiquée:
C’est pour estre communiquée
A ses amys, par mon moyen,
Comme Hélène fit au Troyen.
La vieille en était là de ses confidences, quand un commissaire-enquêteur passa devant la maison, dont la porte restait entre-bâillée; le sergent qui accompagnait le commissaire poussa la porte et entra. Regnier n’eut que le temps de sortir par une autre issue qu’il connaissait, et il se retira chez le voisin,
N’ayant ny tristesse ny joye
De n’avoir point trouvé la proye.
Regnier, qui promenait ses appétits vagabonds dans tous les mauvais lieux de la ville, n’a point tenté, dans ses vers, de relever de leur abjection les malheureuses qu’il fréquentait pour ses plaisirs et qu’il méprisait sans doute plus que personne. On ne trouve pourtant l’expression de ce mépris que dans ce seul vers:
(Satire IV.)
On doit remarquer aussi que, dans ses poésies, où il n’a pas eu honte de peindre à larges traits le relâchement des mœurs, les noms des scandaleuses compagnes de sa vie débauchée ne sont point étalés avec cette ostentation effrontée, que les poëtes de son temps affichaient dans leurs ouvrages, en parlant de leurs amours, quels qu’ils fussent. Regnier se respecte assez pour ne pas élever d’autel poétique aux êtres déshonorés qu’il regardait comme les matériels instruments du vice et non pas comme les tristes victimes des passions. Il n’a nommé que Madelon et Antoinette, dans deux épigrammes, dont l’une est seulement obscène et dont l’autre caractérise bien la femme de folle vie, le type franc et audacieux de la Prostitution; la voici:
Comme un tas de mignardes sont:
Bourgeois et gens sans domicile,
Sans beaucoup marchander, luy font:
Un chascun qui veut la recoustre.
Pour raison, elle dit ce poinct:
Qu’il faut estre putain tout outre,
Ou bien du tout ne l’estre point.
Le poëte semble jeter un voile de pitié et d’oubli sur des infortunées qui n’étaient que trop souvent innocentes de leurs égarements, ordonnés par une marâtre indigne ou conseillés par une abominable proxénète. Mais il ne pardonne pas, en revanche, aux intermédiaires de la débauche, à ces vieilles dégradées, à ces dévotes hypocrites, qui, ne pouvant plus vivre aux dépens de leur beauté flétrie, tiraient encore un revenu infâme de la Prostitution, corrompaient les jeunes filles, détournaient les femmes de leur devoir et se montraient les implacables ennemies de la pudeur de leur sexe. C’est Regnier qui a fait l’admirable portrait de Macette, ce Tartufe femelle dont Molière a voulu sans doute créer la contre-partie dans sa comédie du Tartufe. La satire de Macette (et, sous ce nom proverbial, il faudrait découvrir une des courtisanes fameuses de la fin du seizième siècle) n’était peut-être qu’une vengeance personnelle, mais on la considéra comme l’œuvre d’une vertueuse indignation contre les courtières d’amours, en général, et l’on sut gré à Regnier, tout débauché qu’il fût, de s’être fait l’énergique interprète de l’opinion des honnêtes gens, à l’égard de ces détestables corruptrices, qui s’étaient multipliées à l’infini et qui répandaient partout le poison de leur perversité.
Qui s’est aux lieux d’honneur en crédit maintenue,
Et qui, depuis dix ans jusqu’en ses derniers jours,
A soustenu le prix en l’escrime d’amours;
Lasse enfin de servir au peuple de quintaine,
N’estant passe-volant, soldat ny capitaine,
Depuis les plus chetifs jusques aux plus fendans,
Qu’elle n’ait desconfit et mis dessus les dents,
Lasse, dis-je, et non saoule, enfin s’est retirée.
Cette courtisane, qui ne connaissait pas d’autre ciel «que le ciel de son lit,» s’est jetée dans la dévotion et affiche un éclatant repentir de ses erreurs; elle s’habille sans art, elle jeûne, elle prie, elle visite les églises et les couvents, elle porte des chapelets et des grains bénits, elle ne s’occupe plus que d’œuvres pies: on la trouve sans cesse devant les autels, agenouillée, prosternée, pleurant comme la Madeleine et se frappant la poitrine; c’est une béate, c’est une sainte, que tout le monde admire et dont le vilain passé se cache sous les beaux semblants d’une austère pénitence. Regnier, qui se souvient des hauts faits de cette grande pécheresse, doute fort de sa conversion et ne se laisse pas prendre aux apparences. Un jour, comme il venait d’arriver chez une fille où il avait sa fantaisie, il n’est pas peu surpris de voir paraître cette vieille chouette, qui «entre à pas lents et posés, la parole modeste et les yeux composés,» et qui salue la belle d’un Ave Maria. Regnier a eu le temps de se blottir derrière une porte, sans être aperçu: de sa retraite, il peut tout entendre, et il prête une oreille attentive aux discours de la sainte nitouche, qui, après les lieux communs de morale édifiante, aborde effrontément l’objet de sa visite, en disant à cette fille, qu’elle devrait, «estant belle, avoir de beaux habits.» Macette connaît un homme riche, qui aime la pauvre innocente et qui ne demande qu’à se mettre en frais pour elle: on lui donnera donc, quand elle le voudra, de beaux habits de soie, des perles, des rubis, et tout ce qui sert à faire ressortir la beauté d’une femme. La maîtresse de Regnier écoute avec étonnement les étranges conseils qu’elle était bien loin d’attendre de cette exécrable corruptrice qui lui expose impudemment toute la doctrine de la Prostitution. Qu’est-ce que l’honneur «d’un vieux saint que l’on ne chomme plus?»
La perfide conseillère ne s’arrête plus dans ce honteux encouragement à la débauche; elle dévoile sans pudeur les mystères horribles de son impudicité; elle emploie toute son adresse et toute son éloquence à pervertir cette jeune fille, qui, pour n’être pas novice, n’était pas encore une prostituée émérite; elle se dépouille de son masque de décence et d’hypocrisie, pour se montrer telle qu’elle est en réalité, et pour éblouir, pour fasciner la victime qu’elle veut perdre, en lui apprenant à s’enrichir par le déshonneur. Ma fille, lui dit-elle de la voix la plus caressante:
Vos accueils, vos baisers et vos embrassemens.
C’est gloire et non pas honte, en ceste douce peine,
Des acquests de son lit accroistre son domaine.
Vendez ces doux regards, ces attraits, ces appas:
Vous-même vendez-vous, mais ne vous livrez pas.
Conservez-vous l’esprit, gardez vostre franchise;
Prenez tout, s’il se peut, ne soyez jamais prise...
Prenez à toutes mains, ma fille, et vous souvienne
Que le gain a bon goust, de quelque endroit qu’il vienne.
Estimez vos amans, selon le revenu:
Qui donnera le plus, qu’il soit le mieux venu.
Laissez la mine à part, prenez garde à la somme:
Riche vilain vaut mieux que pauvre gentilhomme.
Je ne juge, pour moy, les gens sur ce qu’ils sont,
Mais selon le profit et le bien qu’ils me font.
Quand l’argent est meslé, l’on ne peut reconnaistre
Celuy du serviteur d’avec celuy du maistre.
L’argent d’un cordon-bleu n’est pas d’autre façon,
Que celuy d’un fripier ou d’un aide à maçon...
Tous ces beaux suffisans dont la cour est semée
Ne sont que triacleurs et vendeurs de fumée;
Ils sont beaux, bien peignez, belle barbe au menton:
Mais quand il faut payer, au diantre le teston!
Et faisant des mourans et de l’ame saisie,
Ils croyent qu’on leur doit, pour rien, la courtoisie.
Mais c’est pour leur beau nez! Le puits n’est pas commun;
Si j’en avois un cent, ils n’en auroient pas un...
Qui le fait à credit n’a pas grande ressource:
On y fait des amis, mais peu d’argent en bourse.
Prenez-moi ces abbez, ces fils de financiers,
Dont depuis cinquante ans les pères usuriers,
Volans à toutes mains, ont mis en leur famille
Plus d’argent que le roy n’en a dans la Bastille.
C’est là que vostre main peut faire de beaux coups.
Je scay de ces gens-là qui soupirent pour vous;
Car, estant ainsi jeune, en vos beautez parfaites,
Vous ne pouvez sçavoir tous les coups que vous faites,
Et les traits de vos yeux, haut et bas eslancez,
Belle, ne voyent pas tous ceux que vous blessez.
Tel s’en vient plaindre à moy, qui n’ose le vous dire!...
Regnier, que cette exécrable Macette voulait éconduire, au profit de quelqu’un qui eût chèrement payé la place, ne put retenir un mouvement de colère, et la vieille, en se retournant au bruit qu’il avait fait, s’aperçut de la présence d’un témoin qu’elle redoutait. A l’instant, elle leva le siége et se hâta de sortir, en disant à demi-voix: «Je vous verrai demain. Adieu, bonsoir, ma fille!» Le poëte fut tenté de se venger de ses propres mains contre cette ennemie de ses amours et de son bonheur; mais il ne voulut pas sans doute faire rougir sa maîtresse, en lui prouvant qu’il avait entendu les beaux conseils qu’elle n’eût pas dû écouter. Il poursuivit tout bas de ses malédictions la vieille entremetteuse, qui l’avait accusé de hanter de mauvais lieux et qui s’était tant acharnée à lui ôter le cœur de sa maîtresse. C’en était fait de ce cœur, tout à l’heure simple et tendre, noble et généreux, maintenant souillé des pensées du vice et déjà gagné à la Prostitution. Macette l’avait emporté sur Regnier, qui, désolé, furieux d’être supplanté par un rival dont l’argent faisait tout le mérite, stigmatisa de son vers sanglant l’abominable vieille que le démon de la luxure avait envoyée en ambassade auprès d’une pauvre et honnête jeune fille. Voici quelques strophes de l’Ode sur une vieille maquerelle:
Corps verolé, couvert d’emplastre,
Aveuglé d’un lascif bandeau;
Grande nymphe à la harlequine,
Qui s’est brisé toute l’eschine
Dessus le pavé d’un bordeau!...
Louve, chienne et ourse cruelle,
Tant deçà que delà les monts;
Je veux que de plus on ajoute:
Voilà le grand diable qui joute
Contre l’enfer et les demons.
Peuple, gardez-vous de la grue,
Qui destruit tous les esguillons,
Demandant si c’est aventure
Ou bien un effet de nature,
Que d’accoucher des ardillons.
Et puis, pour en estre animée,
On la frotta de vif-argent:
Le fer fut première matière,
Mais meilleure en fut la dernière,
Qui fist son cul si diligent.
Elle fit voir un beau menage
D’ordure et d’impudicitez;
Et puis, par l’excès de ses flammes,
Elle a produit filles et femmes
Au champ de ses lubricitez...
Vieux baril à mettre moutarde,
Grand morion, vieux pot cassé,
Plaque de lit, corne à lanterne,
Manche de lut, corps de guiterne,
Que n’es-tu déjà in pace?
En desirez voir la peinture,
Allez-vous-en chez le bourreau;
Car, s’il n’est touché d’inconstance,
Il la fait voir à la potence
Ou dans la salle du bordeau!
La vengeance de Regnier immortalisa ainsi le nom de Macette, qui fut dès lors le synonyme du mot maquerelle, que la langue écrite et parlée n’avait pas encore rejeté dans le vocabulaire des halles. Le poëte n’était pas encore sage, malgré la malencontreuse issue de ses amours, malgré ses infirmités précoces, malgré sa vieillesse prématurée. Cependant, s’il avait toujours la même passion pour les femmes, il n’allait pas les chercher aux mêmes endroits; il évitait les lieux de perdition, il ménageait mieux sa santé, il ne courait plus aveuglément au plaisir, comme il y courait, dit-il,
Rendoit d’affection mon âme violente,
Et que de tous costez, sans choix ou sans raison,
J’allois comme un limier après la venaison.
Dans son épître au sieur de Forquevaux, qui n’est pas, comme on l’a supposé, le pseudonyme du sieur d’Esternod ou Desternod, il développe, avec un cynisme qui ne manque pas de naïveté, sa nouvelle théorie en amour; il a toujours une aversion marquée pour les grandes dames; il ne se soucie pas «de servir, le chapeau dans le poing;» il ne veut plus être toujours à la rame, comme un forçat; ce qu’il préfère, c’est
Experte dès longtemps à courir l’eguillette,
Qui soit vive et ardente au combat amoureux....,
La grandeur en amour est vice insupportable,
Et qui sert hautement est tousjours misérable:
Il n’est que d’estre libre, et en deniers comptans,
Dans le marché d’amour acheter du bon temps,
Et, pour le prix commun, choisir sa marchandise.....
M. Viollet-Leduc, dans son édition de Regnier (Paris, P. Jaunet, 1854, in-18), dit avec raison, au sujet de cette épître: «Il serait aussi difficile d’excuser Regnier sur le choix de son sujet, que sur la manière dont il l’a traité. Cet ouvrage ne peut donner qu’une fort mauvaise opinion de sa délicatesse et de ses mœurs.»
Regnier se sentait vieux et n’avait pas quarante ans; il était aussi devenu craintif sur les risques à courir, et il laissait volontiers en héritage à ses successeurs, «aux mignons, disait-il, aveugles en ce jeu,»
Que l’on cueille au jardin des douces amourettes.
Il prenait en horreur les remèdes d’apothicaire, le mercure, l’eau-forte, l’eau de gayac et les sudorifiques qui lui avaient retiré sa substance; il était perclus d’un bras et d’une jambe; «comme un marinier échappé de l’orage,» il avait juré de ne plus s’embarquer sur la mer de la Prostitution, et il rêvait le bonheur d’un commerce sûr et paisible avec une simple maîtresse. Mais il ne pouvait réaliser ce rêve, qu’après être sorti des mains de ses refondeurs. «Regnier, rapporte Tallemant des Réaux dans l’historiette de Desportes, mourut à trente-neuf ans, à Rouen, où il estoit allé pour se faire traitter de la verolle, par un nommé le Sonneur. Quand il fut guéri, il voulut donner à manger à ses médecins. Il y avoit du vin d’Espagne nouveau: ils luy en laissèrent boire par complaisance: il en eut une pleurésie qui l’emporta en trois jours (22 octobre 1613).» Ce grand satirique, tout débauché qu’il était, n’en fut pas moins aimé et loué par ses contemporains, sans qu’on pensât à lui reprocher la licence de ses poésies, qui n’étaient pas aussi libres que celles de Sigongne, Desternod, Motin et Théophile. Quoique Regnier puisse être placé à la tête des poëtes de la Prostitution, il faut se rappeler que de son temps, comme M. Viollet-Leduc le fait observer dans son Histoire de la satire en France, «le nom seul de satire indiquait un ouvrage obscène.» L’austère Boileau n’avait pas tenu compte des mœurs et des usages de ce temps-là, lorsqu’il disait de Regnier, dans l’Art poétique:
Mais, pour ne pas encourir lui-même le reproche qu’il adressait au chantre de Macette et du Mauvais gîte, il épura ainsi l’expression des deux premiers vers, en les affaiblissant, sans rien changer toutefois au jugement qu’il avait porté sur son maître en satire:
Ne se sentaient des lieux que fréquentait l’auteur!
CHAPITRE XLIII.
Sommaire.—Les imitateurs de Regnier.—Le sieur d’Esternod et son Espadon.—Une bonne fortune de poëte satirique.—Le paranymphe de la vieille dévote.—La Belle Madeleine.—Le sieur de Courval-Sonnet.—La Censure des femmes.—Conseils à une courtisane.—Les Exercices de ce temps.—Le Bal.—La Promenade.—Le Débauché.—Le Procès de Théophile Viaud.—Les recueils de vers satiriques.—Le Parnasse satyrique.—La vengeance du P. Garasse et des jésuites.—Arrêts contre Théophile.—Nouvelle jurisprudence contre les mauvais livres et les discours obscènes.
Mathurin Regnier n’est pas le seul poëte de cette époque, chez lequel on trouve une vive et franche peinture de la Prostitution. La plupart des poëtes ses contemporains et ses imitateurs ne craignaient point de se déshonorer en fréquentant les cabarets et les mauvais lieux: il était tout naturel que leurs mœurs honteuses se reflétassent dans leurs ouvrages. En outre, le genre de poésie le plus goûté alors par les lecteurs de la meilleure société, affectait de préférence la forme et le ton de la satire, lors même qu’il n’en avait pas le nom. «Les auteurs et probablement le public, dit M. Viollet-Leduc dans son Histoire de la satire en France, étaient alors dans la fausse persuasion, d’après des études mal faites ou mal dirigées, que le style de la satire devait être conforme au langage supposé des satyres, divinités lascives des Grecs.» De là l’obscénité ou du moins la licence de la plupart des vers satiriques. Nous n’avons pas le dessein de rechercher dans les poëtes de l’école de Regnier tout ce qu’on pourrait y trouver de renseignements et de traits curieux relatifs à l’histoire de la moralité publique au commencement du dix-septième siècle; nous voulons seulement choisir dans quelques recueils de satires publiés vers ce temps-là, divers tableaux de mœurs qui compléteront celui que Regnier a peint d’après nature dans sa Macette et son Mauvais gîte. Ces nouveaux extraits, empruntés à des livres rares et fort peu connus, reproduiront sous des faces nouvelles la physionomie essentiellement mobile de la Prostitution, quoiqu’on reconnaisse toujours, dans les satires que nous venons de parcourir à ce point de vue, l’intention évidente de lutter avec avantage contre l’auteur de Macette, en abordant le domaine scabreux de son génie libertin.
Le sieur d’Esternod se présente le premier avec une imitation très-inférieure et pourtant remarquable de la Macette, qui avait reçu tant d’applaudissements qu’elle empêchait tous les poëtes de dormir. Claude d’Esternod ou Desternod n’était pas, comme on l’a cru, le pseudonyme de François de Fourquevaux, ami de Régnier; c’était un bon gentilhomme de Salins, qui ne courtisa les Muses qu’après avoir passé sa jeunesse dans la carrière des armes: sa poésie se ressentait donc de la rudesse et de la licence de son premier métier. Quoiqu’il fût gouverneur du château d’Ornans en Bourgogne, ce poste militaire lui laissait assez de loisir pour lui permettre de venir à Paris, où ses liaisons avec les poëtes l’entraînèrent souvent dans la débauche; mais, quoique ces poëtes fussent la plupart athées ou épicuristes, comme Théophile et Berthelot, il continua d’allier à ses mœurs licencieuses une grande piété et un zèle presque fanatique pour la religion. Dans une des pièces de son Espadon satirique, imprimé pour la première fois à Lyon, en 1619, d’Esternod a flétri, avec une énergie brutale et soldatesque, «l’hypocrisie d’une femme qui feignoit d’estre devote et fut trouvée putain.» Cette femme, qu’il ne nomme pas, était de celles qui couvrent leurs turpitudes du masque de la vertu, et qui sont aussi estimées du monde, qu’elles devraient en être méprisées, si l’on savait quelle est leur conduite. Il y avait alors beaucoup plus d’hypocrites de cette espèce qu’on n’en voit aujourd’hui, et d’Esternod n’était pas dupe de leurs manéges et de leurs mensonges:
Que j’ay veue au bordeau tout le long de la nuit.
Or une j’en cognois de semblable farine,
Qui est une Laïs et fait de la Pauline.
Il nous esquisse le portrait de cette débauchée, qui «fait la pieuse, épluche les pouilleux,» distribue des aumônes, quand elle sait qu’on la voit, ne parle que d’eau bénite, d’indulgences et de jubilé, compte sans cesse les grains d’un rosaire et ne paraît pas songer aux vanités du monde ni aux œuvres de Satan. Une nuit, le sieur d’Esternod sortit de chez lui, «morne, triste, pensif,» et la bourse vide; c’était là l’objet de sa tristesse, car le jeu ne lui avait pas laissé un six-écus
Il allait donc pedetentim, courbé comme un vieillard et réfléchissant à sa pénurie qui l’empêchait de se présenter dans un lieu où tout se paye. Il marchait au hasard, en grattant sa perruque, sans imaginer un expédient honnête pour trouver de l’argent ou pour s’en passer. Tout à coup, il entend des voleurs, et, pour les éviter, quoiqu’il n’ait rien à perdre, que son manteau, il s’enfonce dans une ruelle ténébreuse, et il se cache sous l’auvent d’une maison. Une fenêtre s’ouvre au-dessus de sa tête: il fait un bond de côté, «craignant l’odeur de l’ambre,
Mais la chambrière lui crie d’en haut: «Holà! monsieur! je m’en vais tout soudain vous ouvrir la porte!» Il ne répond pas, car il suppose que ce n’est pas à lui que l’on s’adresse, et il va s’éloigner discrètement, quand la porte s’entr’ouvre et que la chambrière lui dit à voix basse: «Entrez, monsieur, sans feu ni sans chandelle?» Il ne peut plus douter qu’on ne le prenne pour un autre; il hésite à poursuivre l’aventure; mais, au moment où il se retire, on le pousse dans l’allée, et la porte se referme sur lui. Alors, il se résigne et se laisse conduire par la main près du lit de madame, qui l’attendait ou qui du moins en attendait un autre entre deux draps. On lui adresse la parole, comme si l’on parlait à une vieille connaissance: il est allé trop loin pour reculer, et il se couche sans mot dire.
Le sieur d’Esternod commence à se repentir de n’avoir pas demandé de la lumière, car il conçoit de terribles soupçons sur l’âge de sa mystérieuse compagne. Enfin, quand il est bien convaincu qu’il a eu affaire à une vieille édentée, il se décide à quitter la partie; il se lève brusquement et ne s’excuse pas de son impolitesse. La vieille, surprise et outrée de ce procédé, crie, appelle Jacqueline et fait allumer la chandelle. Elle se cache sous sa couverture en voyant d’Esternod, qui ne s’était jamais rencontré avec elle sur pareil pied, et qui retrouve, en riant, sa dévote du sermon. «Bonjour, mademoiselle! lui dit-il d’un ton goguenard.—Quel grand diable, mon Dieu! vous amena! s’écrie tristement la vieille désespérée.
Qui vouloit que je sceus qu’estiez une hypocrite!»
On se désole; on le supplie d’être discret, de ne pas perdre une honnête femme qu’il peut déshonorer; il la rassure et la raille en même temps:
Qu’en ma discretion vostre secret repose,
Car mon honneur y est plus que vous engagé.
M’estimeroit-on pas quelque diable enragé?
Malgré ces belles promesses, il fait payer son silence et ne sort pas de la maison avant d’avoir touché dix écus pour prix de ses services. Il n’a pas même la pudeur de faire entendre qu’il distribuera cet argent aux pauvres! L’ignoble dénoûment de cette aventure ne nous donne pas une flatteuse opinion de la moralité du sieur d’Esternod, qui n’eut rien de plus pressé que de publier sa triste bonne fortune. On a lieu de supposer qu’il ne cacha pas même le nom de la dame, car il mit en vers le paranymphe de cette vieille, pour la récompenser du bon office qu’il lui devait:
Vieille, plus fine que le diable,
Pour avoir fait l’amour pour moy,
Que tu seras mon connestable,
Et mise à la première table
Si quelque jour on me fait roy.
A la migraine, à la chiragre,
De t’offenser soit interdit!
Et, après la mort filandière,
Deux asnes, dans une litière,
Te portent droit en paradis!
Ce sieur d’Esternod, qui avait fait ses premières armes poétiques avec le harnais de soudard sur le dos, conservait, dans ses mœurs et dans son langage, toute la grossièreté de son ancien métier; il ne comptait pas avec sa bourse, quand il voulait acheter du fruit nouveau sur le marché de la Prostitution. Il se venge, par des vers âcres et venimeux, d’une femme, qu’il nomme la belle Madeleine, et qui avait refusé de se vendre pour cinquante pistoles. On peut croire, d’après certains passages de la pièce, que cette femme était gardée, comme on disait, pour la bouche d’un grand seigneur, et que les vieilles prêtresses, ou proxénètes, qui l’avaient découverte dans un village bressan, se promettaient de faire de bonnes affaires avec elle. En tout cas, on la veillait de près, et le sieur d’Esternod frappait en vain à la porte. Furieux de cette résistance, il répand sa colère dans une poésie frappée au coin des mauvais lieux; il accable d’invectives ramassées dans les ruisseaux la malheureuse qui ne veut plus le recevoir; il se la représente vieille et décrépite, abandonnée de ses amants, «malandreuse, poussive, hargneuse,» regrettant sa folle vie, se rappelant avec dépit les bonnes aubaines qu’elle a refusées et qu’elle ne retrouvera plus:
«Où sont les cinquante pistoles
Que jadis on me présentoit?
Las! où sont les roses vermeilles?
Que n’ai-je pris par les oreilles
Le loup, alors qu’il s’arrestoit!»
La vieillesse des femmes dissolues était sans doute peu respectable; d’Esternod se montrait toujours inflexible à son égard. Il ne pardonnait pas surtout aux anciennes pécheresses, qui, au lieu de faire pénitence de leurs erreurs de jeunesse, cherchaient encore, grâce aux mensonges de la toilette, à tromper les amours; il se plaisait à fustiger, du fouet de la satire,
Qui replastrent leurs fronts, durcissent leurs mamelles,
Reverdissent leur sein, leur peau vont corroyant,
Alignent leurs sourcils, leurs cheveux vont poudrant,
Vermillonnent leur joue, encroustent leurs visages....
D’Esternod prenait Regnier pour modèle, ainsi que les poëtes de la taverne et du bordeau, ses amis et ses émules; le même genre de vie fainéante et débordée devait produire le même genre de poésie; mais il v avait, de Regnier à d’Esternod, toute la distance qui séparait Paris du château d’Ornans. L’auteur de l’Espadon satyrique ne manqua pas de rencontrer dans les lieux suspects ces maladies honteuses qui furent toujours les satellites de la débauche. A l’exemple de Regnier, il n’eut pas honte de célébrer en vers sa mésaventure; mais, dans cette ode ordurière où brille une verve dont le poëte aurait dû faire un meilleur usage, Regnier est bien dépassé. Le sieur d’Esternod avait la brutale franchise d’un soldat; il en use, pour dénoncer au public la brebis galeuse qu’il voulait faire chasser du bercail de la Prostitution. Il ne se repent pas d’avoir vécu dans le désordre, mais il s’accuse de s’être fié à une misérable, qui avait «mille fois porté la mitre» dans les carrefours. Il s’écrie, le libertin incorrigible:
De contenter là mes amours!
La mode du temps était aux satires, et les satiriques, sans se soucier de faire rougir leurs lecteurs, n’oubliaient jamais de poursuivre, entre tous les vices, celui de la débauche, et de mettre au pilori la Prostitution.
Un de ces satiriques, Thomas de Courval-Sonnet, était un petit hobereau normand, qui, venu de Vire à Paris, sous le règne de Marie de Médicis, pour étudier la médecine, se mit à faire des vers contre les mœurs de la capitale. La lecture de ses poésies, dans lesquelles il se montre animé de la haine du mal autant que de l’amour du bien, nous donne une idée très-honorable de son caractère et de ses sentiments, en dépit des expressions triviales et des images cyniques qui remplissent ses œuvres dédiées à la reine. C’était le goût du siècle, et le langage des courtisans eux-mêmes semblait emprunté aux Cours des Miracles. On doit penser pourtant que Courval-Sonnet ne vivait pas dans la crapule, comme la plupart de ses confrères en satire; on pourrait avancer qu’il menait une vie très-régulière, et qu’il ne s’était jamais souillé dans la fange des mauvais lieux. Son premier recueil, qui parut en 1621 (Paris, Rolet-Boutonné, in-8o), témoigne d’une espèce d’aversion et de défiance, que l’auteur éprouvait pour les femmes, en général. Dans la satire VIe, intitulée Censure des femmes, il fait un portrait assez peu attrayant du beau sexe, qu’il accable d’une grêle de métaphores injurieuses:
L’aube de tous ennuis, tombeau des langoureux,
Purgatoire asseuré des bourses trop pesantes,
Repurgées et netyes (sic) aux flames plus ardentes
Et aux cuisants fourneaux de ce sexe amoureux
Qui droit à l’hospital rend l’homme comme un gueux.
Le sieur de Courval-Sonnet, en sa qualité de médecin, veut corriger les débauchés, par le tableau des ravages matériels que la femme d’amour exerce trop souvent sur la personne de son complice:
Déflore la beauté, advance la vieillesse;
Elle ride la peau, rend le front farineux,
Jaunit nostre beau teint, le plombe et rend squameux:
J’entends, quand par excès le mestier on prattique,
Dans un bordeau lascif, avec femme publique.
Le poëte a toujours une restriction à mettre en avant, pour déclarer qu’il est plein de respect pour les dames vertueuses, mais qu’il s’adresse seulement aux femmes de mauvaises mœurs. A l’en croire, pourtant, la Prostitution était partout, et les plus grandes dames ne dédaignaient pas de se mettre au métier. Il compare la femme d’amour à une barque, sur laquelle on descend le fleuve de la jeunesse:
Ne servoit qu’à un seul! Mais ce sexe infidele,
Inconstant et leger, s’abandonne souvent
Au premier qui demande à passer le torrent
Des amoureux plaisirs. . . . . .
De mesme, nous voyons tant de bonnes commeres,
En servant de bateau, se rendre mercenaires,
Et mettre leur honneur, comme on dit, à l’encan,
Pour gaigner une cotte ou un riche carcan,
Une bourse au mestier, des gands en broderie,
Une bague, un collet ou autre braverie.
Rien que meschanceté ne sort de leur boutique,
Et rare est le bienfaict qu’une putain pratique!
Mais aussitôt Courval-Sonnet se ravise; il craint d’avoir outragé toutes les femmes en dévoilant les désordres de quelques-unes, et il se hâte de leur faire réparation d’honneur. Voici comment il particularise ses épigrammes, qui avaient une tendance trop générale et qui semblaient porter sur le sexe entier:
Le poëte entend par vicieuses les femmes de mauvaises mœurs, qui ne se soucient pas de quelle façon elles gagnent le teston ou l’écu,
Aux lieux plus frequentez où l’on se fait connoistre,
Comme à l’église, au bal et banquets sumptueux,
Tournois, courses de bague et theatriques jeux,
Aux marches, assemblées et festes de village,
Où libres on les voit jouer leur personnage,
Le front couvert de fard, pour gaigner des mignons
Et prendre dans leurs rets tousjours nouveaux poissons;
Ou bien à ces putains, tant hors qu’en mariage,
Qui, riches de moyens, entretiennent à gages
Quelque bel Adonis, quelque muguet de cour,
Pour leur donner plaisir et les saouler d’amour,
Qui quelquefois sera caché dans la ruelle
D’un lict, toujours au guet, en crainte et en cervelle,
Sans tousser ni cracher, peur d’estre descouvert
Soit du mary jaloux ou de l’amant couvert.
Ainsi, dans cette Censure des femmes, qui ne vaut pas la fameuse satire de Boileau sur le même sujet, le sieur de Courval caractérise surtout deux espèces de Prostitutions, très-communes à cette époque: la Prostitution des femmes et celle des hommes, l’une et l’autre n’ayant pas d’autre objet que de fournir à l’entretien de la toilette de ces vils artisans de débauche. Les femmes, dont l’ambition ne va pas au delà du teston ou de l’écu sur chaque conquête, se prostituent à quiconque peut les payer; les hommes méprisables, qui font à peu près un métier aussi abject, ne se prostituent cependant qu’à une seule qui les paye ou les entretient. Le rôle des galants de cette espèce ne se borne pas à satisfaire secrètement les passions brutales de quelques vieilles libertines: le complaisant mercenaire, attaché au service d’une femme vicieuse, devait encore la conduire aux ballets, la faire danser et la ramener chez elle, pour obtenir:
Les jartiers dentelez, l’escharpe en broderie.
C’est donc aux dépens de sa chérie, que le galant
En habits fort pompeux, sans desbourser argent.
Conçoit-on qu’un recueil écrit de ce style-là fut dédié à la reine mère du roi, à cette Marie de Médicis qui, tout Italienne qu’elle était, ne se fit jamais reprocher le moindre relâchement dans ses mœurs? Conçoit-on que le sieur de Courval, qui se piquait d’être un gentilhomme de bonne maison, ait introduit dans ses poésies morales le jargon immonde des bordeaux? Il faut constater, pour son excuse, que la langue des honnêtes gens n’était pas encore formée, et que le mot le plus obscène avait droit de tenir sa place, même dans un sermon, à plus forte raison dans la poésie, qui usait de ses vieux priviléges en osant tout dire.
Le sieur de Courval-Sonnet exagère souvent les choses, force les traits et surcharge les couleurs, lorsqu’il nous montre, par exemple, les époux tirant chacun de leur côté, et
De gaigner, par argent, le royaume de Naples;
mais il ne sort pas des bornes de la vérité la plus scrupuleuse, quand il fait de main de maître le portrait d’une courtisane, qui avait été fameuse et qui allait revenir, en vieillissant, à son point de départ obscur et misérable. C’est à cette courtisane qu’il adresse sa satire XXV:
Tu vois diminuer tous les jours ta prattique:
Comme ce procureur, ferme donc ta boutique.
C’est bien force, à present que tu n’es plus des belles,
Que tu sois à present vendeuse de chandelles.
La femme est laide, après qu’elle a trente ans vecu:
Les roses à la fin deviennent gratte-cu.
Ce dernier vers est encore dans la mémoire de tout le monde, sans qu’on sache à quel sens il se rattache ni à quel auteur on puisse l’attribuer. Courval-Sonnet conseille à cette ancienne fille d’amour, de profiter de son reste; de tirer, d’escroquer, d’attraper de l’argent, par tous les moyens possibles; de chercher à émouvoir ses dupes, en leur disant qu’elle craint le sergent, qu’elle a mis en gage sa jupe et sa hongreline; de ramasser enfin un petit pécule qui lui permette de vivre du travail de ses mains dans sa vieillesse. Mais elle n’entend point de cette oreille et elle ne prévoit pas qu’un jour viendra où les ressources de la Prostitution lui manqueront tout à fait; elle ne se doute pas qu’elle ait vieilli; elle se fâche contre l’importun donneur d’avis: «Enné! s’écrie-t-elle,
Le plus aisé travail pour moy n’est qu’un supplice;
Puisque j’ay de quoy vivre et de quoy m’habiller,
Qu’on me parle de rire, et non de travailler.
Tout mon contentement est d’estre bien ornée:
Une femme d’amour vit au jour la journée.»
Le sieur de Courval n’essaye plus de lui parler le langage de la raison, car chez elle l’habitude du vice est devenue incurable; il l’invite donc avec ironie à persévérer dans la voie où elle s’est perdue; pas de remords, pas de regrets; chacun ici-bas a sa destinée: celle d’une courtisane est de mourir courtisane.
Tous les tours du bordel que tu scais sur le doy...
Tu possedes un peigne, un charlit, un miroir,
Une table à trois pieds qu’il fait assez bon voir,
Un busc, un esventail, un vieux verre sans patte,
De l’eau d’ange, du blanc, de la poudre, une chatte,
Une paire de gands qui furent jadis neufs,
Une boîte d’onguent, une houppe, des nœuds,
Un poilon, un chaudron, une écuelle, une assiette;
Pour te servir de nappe, un engin de serviette.
Cette description du ménage d’une fille de joie, au commencement du dix-septième siècle, serait encore exacte aujourd’hui, si on l’appliquait à la plupart des femmes publiques de bas étage. Ces créatures n’ont pas plus changé de physionomie et de manière d’être, que de train de vie et de métier. Courval-Sonnet continue à les peindre toutes d’après nature, sous les traits d’une seule, qui arrivait à l’âge de la décadence:
Ta viande est du pain, ton breuvage est au seau;
En esté, tu remplis ton ventre de salades;
Extresmement habile à bailler des cascades,
A faire niche à l’un et l’autre caresser,
A tirer un present; cela fait, le chasser;
Insensible aux bienfaits, conteuse de sornettes,
Impudente menteuse et qui scait ses deffaites;
Ton mestier est infame et doux infiniment:
C’est pourquoy l’on n’en sort que difficilement.
Le sieur de Courval-Sonnet quitta Paris, quand il eut passé sa thèse de docteur à la Faculté de médecine; il n’était déjà plus jeune, et il avait échappé à tous les orages de la jeunesse: il vint se fixer à Rouen, pour y pratiquer son art, mais, tout en soignant ses malades, il composait encore des satires, et ces satires avaient toujours pour objet de corriger les mœurs, qui ne paraissent pas avoir été meilleures en province que dans la capitale. Ce fut à Rouen qu’il publia sous le voile de l’anonyme les Exercices de ce temps, qui eurent les honneurs de plusieurs éditions successives (chez de la Haye, 1627, in-8o; chez Laurens Maurry, 1631, in-4o; chez Delamarre, 1645, in-8o), sans que le poëte songeât à faire disparaître les incorrections et les grossièretés de son style. Ces Exercices sont des esquisses de mœurs, très-curieuses, dans lesquelles une foule de traits appartiennent à l’histoire de la Prostitution. «Courval n’a imité de Regnier, que ce que celui-ci a de blâmable, dit M. Viollet-Leduc (Catalogue des livres composant sa Bibliothèque poétique, avec des notes bibliographiques, biographiques et littéraires, Paris, Hachette, 1843, in-8o); il n’a pas même pris la peine de dissimuler ses larcins: son Débauché, son Ignorant, sont évidemment calqués sur les satires X et XI de Regnier; en sa qualité de médecin, il a abusé des termes et des descriptions sales, jusqu’au dégoût.» Nous ne nous occuperons que de trois satires, la première, la cinquième et la onzième, intitulées le Bal, la Promenade, et le Débauché.
On voit, dans la première, qu’il existait, au dix-septième siècle, des bals publics, assez analogues à ceux qui sont maintenant à la mode à Paris et dans les grandes villes de France, et qui exercent une si fâcheuse influence sur les mœurs du peuple. Du temps de Courval-Sonnet, on allait à ces bals, pour y chercher des aventures. Voici comment il nous les dépeint dans une satire où il se met en scène:
Salle de la desbauche où jadis la jeunesse
Alloit comme au bordel chercher une maistresse.
On n’y voit que flambeaux, que brillants, que beautez,
Cupidons en campagne, amours de tous costez....
L’un y va pour danser, l’autre a d’autres desseins;
L’un y cherche une femme et l’autre des maistresses.....
On voit que le sieur de Courval-Sonnet n’était pas devenu plus honnête dans son langage, en se retrouvant dans sa province natale; mais il ne dédiait plus ses vers à la reine, qui probablement ne lui avait pas su gré de la dédicace du premier recueil. Le poëte-médecin consacra sans doute son second recueil à la satire des mœurs normandes. Le bal licencieux, dans lequel il introduit son lecteur, ressemble beaucoup aux musicos de la Hollande; nous supposons que ce bal était établi à Rouen, que l’auteur habitait alors. Courval-Sonnet y rencontre une femme, avec laquelle il entame un entretien qui tourne bientôt à la galanterie; il pousse sa pointe, et il en vient à des propositions un peu trop vives, que la dame rejette d’abord, en jouant l’indignation: «Quoi! s’écrie-t-elle d’un air pudique, me parler d’amour! je suis femme de bien!»
Un jeune cavalier lui tailloit des croupières!
Cependant, après quelques semblants de pruderie et de résistance, elle est bientôt en pleine familiarité avec le nouveau galant, qui lui offre des rafraîchissements qu’elle n’a garde de refuser; elle mange et boit donc, comme si elle avait le ventre vide depuis la veille; sa gloutonnerie a tellement surchargé son estomac, qu’elle est bientôt forcée de sortir du bal, pour se débarrasser d’une partie de ce fardeau indigeste; mais, à peine est-elle un peu soulagée, qu’elle rentre dans la salle, et qu’elle recommence à visiter le buffet; cette fois, les bons morceaux qu’elle avale ne l’incommodent plus, et elle se trouve suffisamment préparée à supporter les fatigues de la nuit. C’est dans cet état que le sieur de Courval l’emmène hors du bal, en se disant tout bas:
De la table à la danse, et de la danse au lict.
Tel était le bal et telle la promenade. Notre poëte y rencontre une belle qu’il courtisait et qui ne lui avait pas même accordé une espérance. Ce jour-là, on lui fait accueil, on lui sourit et on l’invite à venir passer la journée dans une maison de plaisance où doit se réunir une société joyeuse. Courval-Sonnet ne résiste pas à la séduction, il accepte sa part dans le pique-nique qu’on lui annonce; il monte dans un carrosse auprès de sa charmante compagne, et il se laisse conduire, les yeux fermés, dans une petite retraite champêtre, où il trouve déjà rassemblés vingt ou trente couples d’amoureux, qui ne font pas autre chose, tant que le jour dure, que de se livrer au plaisir parmi les gazons et les fleurs. C’est une saturnale de débauche, que le poëte nous représente avec son cynisme ordinaire, après avoir décrit ce lieu de plaisance
Il ne nous dit pas s’il s’abandonna aux entraînements du mauvais exemple; mais, en admettant qu’il soit resté assez maître de ses sens pour échapper aux dangers de ce séjour voluptueux, il fut témoin des actes incroyables de Prostitution qui se passaient autour de lui et qui ne cherchaient pas même à se cacher sous le voile transparent de la pudeur. Tous ces amants effrontés renouvelaient entre eux les scènes honteuses des anciens mystères d’Isis.
Le sieur de Courval ne déguiserait rien de ce qu’il vit dans cette maison, qui n’a rien à envier aux plus scandaleux repaires de la Prostitution publique, si l’expression ne faisait pas défaut à ses idées, et s’il savait exprimer d’une manière vive et pittoresque les étranges souvenirs de sa promenade aux champs. Il conserve, d’ailleurs, de cette journée de libertinage, un dégoût et une tristesse qui le portent à s’indigner contre le sexe féminin tout entier; car il termine ainsi sa satire, en se souvenant des vers fameux de Jean de Meung contre les femmes:
Dans la satire qui a pour titre le Débauché, le sieur de Courval a retracé en assez bons vers un bizarre épisode de la Prostitution vagabonde, lequel ne devait pas être fort rare à cette époque où les provinces étaient traversées continuellement par des bandes de bohémiens et de bohémiennes, vivant en dehors de la société, ne connaissant ni frein ni lois, s’adonnant dès l’enfance à la plus sale débauche. C’était parmi ces bandes errantes, que les hommes vicieux allaient chercher trop souvent des complaisances mercenaires et des dépravations précoces. Toutes les femmes qui faisaient partie de cette population nomade, étaient, à dix ans, déjà exercées à cet infâme trafic, et, pour les trouver vierges, il eût fallu les attendre au sortir de la première enfance. Les mœurs et la santé publiques souffraient donc également du contact journalier de ces misérables qui ne semaient que des souillures sur leur passage. Le sieur de Courval a peut-être mis en scène une aventure de sa jeunesse, dans laquelle il s’est peint sous le nom du Débauché, pour nous apprendre comment il avait été puni de sa première escapade, qui servit du moins à le rendre sage et à lui inspirer l’horreur du vice:
Fils de famille ensemble et batteur de pavé,
Sans argent, sans credit, aux debtes entravé.
Bouffy d’ambition, d’amour, de frenaisie,
D’orgueil y de vanité, de folle fantaisie,
Je prends la clé des champs et sors, d’un grand matin,
Du logis du patron, sous le bras mon butin,
Trois testons, deux ducats et dix sols dans ma bourse,
Des souliers neufs aux pieds pour aider à ma course.
C’était là toute la fortune du chevalier errant, qui s’éloignait gaiement de Rouen ou de toute autre bonne ville de la Normandie, pour aller chercher fortune ailleurs. Il arrive le soir au bourg de Saint-Martin (de Boscherville sans doute), et il rencontre une troupe de bohémiens, qui devaient y passer la nuit:
Bohemiens, mattois, bons joueurs de merelles,
Joueurs de gobelets, putains et maquerelles,
filles, femmes, pages, valets, singes, animaux savants, charrettes remplies de drogues, de parfums, d’oripeaux et de merceries de toutes sortes, qui composaient le commerce de ces attrapeurs vagabonds. Le nouveau venu s’approche de leurs voitures «pour voir leurs ustensiles» et surtout pour parler à l’une de leurs filles
Mais il est assez mal reçu de cette luronne, qui le rabroue et qui menace de le faire assommer; elle change bientôt de ton et se montre aussi complaisante qu’elle avait été d’abord maussade et sévère. Elle offre elle-même de faire plus ample connaissance avec ce novice qui lui parle d’amour, et elle le conduit dans une chambre d’hôtellerie où ils peuvent poursuivre l’entretien dans un tête-à-tête dont le pauvre garçon ne profite pas.
A peine sont-ils montés dans cette chambre et assis au bord du lit, l’unique siége qui s’offrît à eux, elle se met à fondre en larmes et elle déplore son malheureux sort, en disant qu’elle est fille de bien, qu’elle a été enlevée à sa famille par ces charlatans et qu’elle mène, bien à contre-cœur, une vie désordonnée, qui convient aussi peu à ses sentiments qu’à sa naissance.
Voilà mon jeune homme attendri et plus amoureux que jamais. Il jure à la belle, qu’il la délivrera de cette odieuse servitude et qu’il la ramènera à ses parents.
Rendez-vous est pris pour le soir même: à minuit sonnant, les deux amants se retrouveront derrière une écurie, à cent pas de l’auberge où ils logent l’un et l’autre:
Un coffret dans lequel elle avoit mis deux draps,
Un morceau de coutil, un peigne, des brassières,
Un demi-ceint d’argent, des gands et des jartières:
C’estoit là son butin, c’estoit là son vaillant.....
Ce passage prouve que les femmes de mauvaise vie, chassées des villes par l’ordonnance de 1560, s’étaient retirées dans les compagnies de marchands ambulants, de comédiens et de charlatans, qui parcouraient le pays en débitant leurs marchandises, parmi lesquelles figurait toujours la Prostitution la plus crapuleuse.
L’arrivée d’une troupe de ces gens-là devait être, dans chaque village où elle s’arrêtait, le signal de tous les désordres; et quand l’autorité civile ou ecclésiastique ouvrait les yeux sur ces excès qui se répandaient tout à coup comme une épidémie au sein d’une population paisible, les auteurs du scandale avaient déjà plié bagage et s’étaient éloignés en laissant derrière eux leurs dupes et leurs victimes.
La fille et son ravisseur, qui craignent d’être poursuivis par les bohémiens, marchent toute la nuit, peu chargés, il est vrai, de nippes et d’argent; ils arrivent, au point du jour, dans un petit village où ils se croient enfin à l’abri des poursuites; ils frappent à la porte de la dernière maison de ce village. C’est un affreux taudis où logent les charretiers et les colporteurs, mais les amoureux ne seraient pas plus heureux dans un palais que dans ce logis
On leur donne une chambre; la fille y fait apporter du vin et du jambon: ils boivent, ils soupent, ils se couchent; le débauché ne tarde pas à s’endormir du plus profond sommeil. Sa compagne de lit ne pense pas à l’imiter; elle se lève sans bruit, quand il fait grand jour, et cette rusée, raconte-t-il en la maudissant,
Ayant tiré de moy ce qui m’est le plus cher,
Endormy de travail, las de trop longue veille,
Ivre de ses appas et d’excès de bouteille,
Entendu dans le lit, sans poulx, sans sentiment.....
Trousse quille et bagage, et m’enlève ma bourse;
Puis, droit où je la prins, s’en retourne à la course.
Quand le pauvre diable se réveille, il étend la main, encore à moitié endormi, et ne trouve plus personne à ses côtés; il appelle, il attend, mais il s’aperçoit que sa bourse s’en est allée avec l’aventurière, qui ne lui a pas même laissé de quoi payer leur écot. Il ne put sortir de l’hôtellerie, qu’en abandonnant une partie de ses hardes. Il était déjà dégoûté de la vie errante et il avait honte de s’être, au premier pas, fourvoyé dans la débauche: il entra dans le premier couvent qu’il rencontra sur son chemin et il demanda aux moines l’hospitalité. Son dessein était de faire pénitence et de se consacrer à Dieu. Il tranquillisait ainsi sa conscience troublée et il aurait oublié, en priant et en se macérant, la cruelle déception qu’il venait de rencontrer à son début dans le monde du péché, si de cuisantes douleurs ne la lui eussent rappelée. Il lui restait un triste souvenir de la prostituée, qui l’avait trompé et volé; le mal empirait tous les jours et prenait le caractère le plus grave: l’infortuné ne pouvait plus même cacher les fruits honteux de son intempérance; il se vit obligé de renoncer au cloître et de sortir du couvent,
Il était trop sérieusement malade pour se faire traiter dans une ville de province, et il n’avait pas d’argent pour se rendre à Paris. C’est alors qu’il fait un retour sur lui-même et qu’il dévoue aux Euménides la misérable qui lui a mis un poison dévorant dans les veines; il s’écrie:
Ne te suffisoit-il pas d’enlever ma valise,
M’ayant laissé lassé, gisant nud, en chemise,
Sans m’affliger des maux de tes embrassemens,
Que tu avois gagnez par trop de changemens,
Impudique Laïs, prestresse de Cythère,
Scaldrine à tous venans, Tisyphone, Mégère!...
Le mal eut le temps de faire des progrès terribles, avant que le triste débauché, qui souffrait comme un possédé, se fût mis entre les mains des médecins de Paris. Le traitement était aussi douloureux que le mal, et quand le patient put se croire guéri, ce n’était plus qu’un squelette, qu’une ombre, qu’un vieillard décrépit et dégoûtant. Il revint dans cet état chez son patron, qui eut pitié de lui et qui consentit à le reprendre: il avait trop appris à ses dépens combien la débauche est fatale au repos de l’âme et à la santé du corps, pour retomber jamais dans les filets de la Prostitution.
Le sieur Courval-Sonnet, en écrivant des satires avec une plume souvent trempée dans la boue, était animé, du moins, d’une bonne intention, et il se piquait de corriger les mœurs de son temps, que les poëtes renommés avaient contribué à rendre plus vicieuses et plus corrompues. On peut dire que jamais la poésie française n’avait été aussi licencieuse, aussi abominable, que pendant la régence de Marie de Médicis; elle semblait n’avoir pas d’autre destination que d’exalter le délire des sens et de célébrer impudemment les faits et gestes de la dissolution la plus infâme. C’était la jeune cour qui encourageait cette dégradation du métier de poëte; c’était elle qui fournissait, par ses désordres, matière à ces compositions impudiques. Il est à remarquer, cependant, que les premières poursuites qui aient été exercées contre un mauvais livre, comme outrageant les bonnes mœurs et l’honnêteté publique, datent de cette époque où les Sigongnes, les Motin, les Berthelot et les Théophile salissaient la langue française en lui faisant exprimer d’horribles obscénités qui se cachaient auparavant sous le masque des priapées latines. Le procès de Théophile et de ses coaccusés, au sujet du Parnasse satyrique, est le point de départ d’une jurisprudence toute nouvelle, qui range les ouvrages obscènes parmi les excitations à la débauche et qui demande compte aux auteurs de ces coupables tentatives de démoralisation publique. Mais cette jurisprudence, quoique appuyée sur des motifs de haute sagesse, eut beaucoup de peine à s’établir en France, parce qu’elle blessait les habitudes littéraires et contrariait les libertés de l’esprit français. On n’avait pas encore soupçonné qu’un délit pût exister dans la publication d’une de ces œuvres, qu’on appelait gaillardes et qui n’étaient soumises à aucune loi de décence, pourvu qu’elles ne touchassent ni à la politique ni à la religion. Théophile et ses amis eurent l’imprudence de toucher à la religion et de faire ce qu’on nommait de l’athéisme ou de l’épicurisme, en composant des poésies libres. Ces poésies furent imprimées par des libraires, qui avaient osé placer leur nom sur le frontispice du livre qu’ils vendaient, sous les yeux des magistrats, dans les galeries du Palais de justice. Ces poésies étaient si ordurières, qu’on se demande aujourd’hui comment le libraire et l’auteur ne rougissaient pas de s’attacher, pour ainsi dire, à ce pilori. La cour en fit ses délices, et Théophile Viaud, qui était venu à Paris en 1610 pour se produire comme poëte, recueillit plus d’honneur et d’applaudissements, quand il se fut fait le chantre de l’impudicité, que tous les écrivains qui n’avaient employé leur talent qu’à des compositions honnêtes et morales. Répétons encore avec M. Viollet-Leduc, que, dans ce temps-là, on entendait par satire une pièce de poésie libre et souvent même obscène, et que les poëtes satiriques étaient ceux qui appliquaient leur verve effrontée aux choses de la Prostitution. Théophile, en cela, était passé maître, et ses mœurs déréglées ne se reflétaient que trop dans ses écrits.
Les honnêtes gens voyaient avec indignation pulluler ces poésies licencieuses, qui pervertissaient la jeunesse en offrant de dangereux aliments aux passions sensuelles. En 1617, le libraire Antoine Estoc avait mis au jour un volume in-12 intitulé Recueil des plus excellans (sic) vers satyriques de ce temps, trouvez dans les cabinets des sieurs Sigognes, Regnier, Motin, qu’autres plus signalez poètes de ce siècle. Ce recueil, dans lequel la licence de la pensée le dispute à celle de l’expression, obtint un prodigieux succès parmi les libertins. La police qui n’eut pas l’idée de s’opposer à la vente de cette première édition, ne s’opposa pas davantage à la réimpression. Ce fut Billaine, un des libraires les plus recommandables de Paris, qui réimprima le recueil, très-augmenté, en 1618, sous ce titre: Cabinet satyrique ou recueil de poésies gaillardes de ce temps, composées par Sigognes, Regnier, Motin, etc. Ces deux éditions avaient paru avec privilége du roi! L’éditeur (c’était Berthelot, ou Colletet, ou Frenicle, et peut-être avaient-ils tous les trois coopéré à ce travail) annonça, dans la préface de l’édition de 1618, qu’il s’était plu à la rendre «plus parfaite et mieux ordonnée que l’autre, où il y avait inégalité, mélange, confusion partout.» La première édition avait été vendue en trois mois (voy. l’Avertissement de l’éditeur anonyme); la seconde s’écoula presque aussi rapidement, et le libraire qui avait publié celle de 1617, Antoine Estoc, réimprima encore le Cabinet satyrique, en 1620.
Jusqu’alors, libraires, éditeurs et autres n’avaient pas été inquiétés; Théophile, il est vrai, fut condamné au bannissement temporaire, en raison de ses mœurs plutôt que de ses vers, et le chevalier du guet lui avait signifié, au mois de mai 1619, l’ordre de sortir du royaume; mais il ne demeura pas longtemps à Londres, où sa réputation de poëte et les recommandations de ses amis de la cour de France l’avaient fait accueillir avec beaucoup d’empressement et d’enthousiasme. On ne lui reprochait pas plus qu’à Sigognes, à Motin et aux autres satiriques d’avoir laissé imprimer des vers licencieux, que «les amateurs des lettres et de la poésie» avaient vu, de très-bon œil, mettre en lumière et sauver de l’oubli. Théophile était pensionné par le roi et par la maison de Montmorency; Motin avait un canonicat à Bourges; Sigognes était gouverneur du Havre. Théophile eut le malheur de se brouiller avec le jésuite Garasse, qui, dans sa Doctrine curieuse des plus beaux esprits de ce temps, l’attaqua de la plus furieuse manière, en l’accusant d’athéisme et de libertinage. Le Père Garasse avait poussé la haine et la mauvaise foi, jusqu’à falsifier des vers de son ennemi, auxquels il attribuait un sens irréligieux. Théophile traduisit en justice le jésuite et son livre, qu’il fit saisir et supprimer, après avoir prouvé, son manuscrit à la main, que les vers qu’on citait pour le perdre avaient été singulièrement défigurés. Garasse ne se tint pas pour battu; il publia son Apologie, où il n’épargnait pas Théophile ni les beaux esprits de ce temps ou réputés tels: «Jamais, disait-il (ch. XII, p. 152), les impudicitez de Carpocras ne furent si connues dans les villes de la Grèce, que les impudicitez de Viaud, les blasphèmes de Lucilio et les impietez de Charron sont connues en France.» Derrière Garasse, il y avait une puissante Compagnie qui avait juré la perte de Théophile: les jésuites épousaient la querelle de leur confrère Garasse qui leur soufflait son humeur belliqueuse. Sur ces entrefaites, un libraire mit sous presse un nouveau recueil de vers obscènes, intitulé: Le Parnasse des poètes satyriques, ou Recueil des vers gaillards et satyriques de nostre temps. Ce recueil contenait plusieurs pièces de vers avec le nom de Théophile; elles avaient été insérées dans ce recueil, sans son aveu et à son insu; mais le bruit courut, néanmoins, que le recueil entier sortait des mains de Théophile, et avant que les premiers exemplaires du Parnasse satyrique eussent circulé, le poëte, qui fut averti qu’on lui attribuait déjà cette honteuse publication, alla lui-même dénoncer ce livre au prévôt de Paris, en déclarant qu’on y avait imprimé, malgré lui, différentes pièces de vers, qu’il avait réellement composées, mais qu’il ne destinait pas à l’impression. Le prévôt de Paris, en raison de cette déclaration, rendit une sentence contre l’imprimeur, fit saisir le livre chez le libraire, qui fut emprisonné, et ordonna la destruction du livre. Cette destruction ne paraît pas avoir été exécutée, et les exemplaires, pour lesquels on avait refait des titres ne portant aucun nom de lieu ni de libraire, circulèrent sous le manteau dans Paris, où ils furent recherchés curieusement par tous les libertins. Le libraire emprisonné (nous croyons que c’était Pierre Bilaine) avait déclaré que Théophile n’était pas étranger à la publication du Parnasse satyrique. Le parlement fut donc saisi de l’affaire, et Théophile se trouva mis en cause comme auteur des vers incriminés et comme collecteur et publicateur de l’ouvrage condamné.
C’était encore un jésuite, le Père Voysin, ami du Père Garasse, qui avait dénoncé Théophile et qui produisait plusieurs témoins à l’appui de cette dénonciation. Théophile était accusé non-seulement d’attentat aux bonnes mœurs, mais encore d’athéisme, et ce dernier chef d’accusation dominait tous les autres, quoiqu’il ne fût fondé que sur quelques vers plus philosophiques que sacriléges. Le poëte, en présence d’un procès criminel que ses ennemis avaient perfidement évoqué, crut devoir s’absenter, et sa fuite, comme il le dit lui-même, «qui n’était que de peur, donna des soupçons de crime.» Le procès suivit son cours en l’absence de l’accusé. Garasse et les jésuites le poursuivaient, avec un redoublement de fureur, dans leurs livres et dans leurs sermons; ils lui reprochaient surtout d’avoir corrompu la jeunesse par ses poésies, par ses discours et par son exemple. On le représentait comme l’unique auteur du Parnasse satyrique, bien que ce recueil renfermât des vers de tous les poëtes contemporains les plus signalés. Voici en quels termes le jésuite Théophile Raynaud parle de cette infâme publication dans le traité De Theophilis (p. 229): Opus item, cui titulus est Parnassus satyricus; supra quasvis Apuleii, Luciani, Romantii a Rosa, ac similium scriptorum, camarinas grave olentissimum, et ad juvenilis pudoris cladem ac totius honesti exterminium, in diaboli incude fabrefactum, hujus putentissimi ingenii fœtus est. Credi vix potest quanta mala spurciloquus iste juventuti intulerit: quà infamibus scriptionibus, quà colloquiis et consuetudine familiari. Quoique le Parnasse satyrique fût un exécrable livre qui méritait bien l’honneur qu’on lui faisait de supposer qu’il avait été dicté par le démon de la luxure, ce grief n’eût peut-être pas suffi pour motiver la condamnation de Théophile, car l’impression et la vente des livres obscènes étaient alors tout à fait tolérées, et nous avons vu tout à l’heure quels étaient ceux qu’on osait dédier à la reine et qui paraissaient avec privilége du roi; mais on rassembla d’autres griefs contre Théophile. On prétendit qu’il avait proclamé son athéisme dans le traité De l’immortalité de l’âme, qui n’était qu’une imitation du Phédon de Platon; on assura qu’il avait organisé une société secrète d’athées et de libertins, qui se proposaient de pervertir la jeunesse par leurs écrits et par leurs paroles; on présenta enfin plusieurs témoins qui déclaraient avoir entendu le poëte chanter des chansons libres dans une débauche, c’est-à-dire dans une orgie, et qui disaient avoir appris de sa bouche quelques vers impies. Le parlement dut se préoccuper pour la première fois de ces livres détestables qui outrageaient la pudeur publique, et l’on engloba dans le procès de Théophile plusieurs de ses amis qui avaient coopéré plus ou moins à la publication du Parnasse satyrique et d’autres recueils du même genre. Un mandat d’amener fut lancé contre Berthelot, Colletet et Frenicle; mais il ne put recevoir d’exécution qu’à l’égard de ce dernier, qui était le moins coupable et qui n’essaya pas de se soustraire à la justice. Berthelot et Colletet s’étaient cachés, de même que Théophile. On doit s’étonner que le sieur d’Esternod, qui avait composé des vers plus infâmes encore que ceux de ces poëtes satiriques, n’ait pas été compris dans les poursuites dirigées contre eux.
Le parlement s’était ému des dangers que courait la jeunesse exposée aux pernicieuses excitations de la poésie obscène: il n’hésita plus à fonder une jurisprudence protectrice de la moralité publique, et il rangea parmi les crimes de lèse-majesté divine et humaine la composition et la publication des mauvais livres. Le 19 août 1623, un arrêt fut rendu par la Cour, la Grand’Chambre et Tournelle assemblées, contre Théophile, Berthelot, Colletet et Frenicle, «autheurs des sonnets de vers contenant les impietez, blasphesmes et abominations mentionnées au livre très pernicieux intitulé le Parnasse satyrique;» Théophile, Berthelot et Colletet, «vrays contumax, atteints et convaincus du crime de leze-majesté divine, pour réparation,» étaient condamnés «scavoir lesdits Théophile et Berthelot à estre menez et conduits des prisons de la Conciergerie, en un tombereau, au devant la principale porte de l’église Nostre-Dame de ceste ville de Paris, et illec à genoux, teste et pieds nus, en chemise, la corde au cou, tenans chacun en leurs mains une torche de cire ardente du poids de deux livres, dire et déclarer que très meschamment et abominablement ils ont composé, fait imprimer et exposer en vente le livre intitulé le Parnasse satyrique, contenant blasphesmes, sacriléges et abominations y mentionnées contre l’honneur de Dieu, son Église et honnesteté publique, dont ils se repentent et en demandent pardon à Dieu, au roy et à justice: ce fait, menez en la place de Grève de ceste ville, et là ledit Théophile bruslé vif, son corps réduit en cendres, icelles jetées au vent et lesdits livres aussy bruslez, et Berthelot pendu et estranglé à une potence, qui pour ce faire y sera dressée, si pris peuvent estre en leurs personnes: sinon ledit Théophile, par figure et représentation, et Berthelot, en effigie à un tableau attaché à ladite potence: tous et chacuns leurs biens declarez acquis et confisquez à qui il appartiendra, sur lesquels et autres non sujets à confiscation sera préalablement pris la somme de 4 mil livres d’amende aplicables à œuvres pies, ainsi que la Cour advisera.» Quant à Frenicle, qui était prisonnier, le procureur général du roi devait informer plus amplement contre lui sur les cas mentionnés au procès. En outre, «fait ladite Cour inhibitions et défenses à toutes personnes, de quelque qualité et condition qu’ils soient, d’avoir et retenir par devers eux aucuns exemplaires du Parnasse satyrique, n’autres œuvres dudit Théophile, ainsy leur enjoint les apporter et mettre dans 24 heures au Greffe criminel d’icelle, pour estre bruslez et réduits en cendres, sur peine, contre les contrevenans et qui s’en trouveront saisis, d’estre declarez auteurs dudit crime et punis comme les accusez.» Enfin, quatre libraires, Estoc, Sommaville, Bilaine et Quenel, qui avaient imprimé les œuvres de Théophile, devaient être «pris au corps et amenez prisonniers ès prisons de la Conciergerie du Palais, pour estre ouys et interrogez sur aucuns faits résultans dudit procès, et où ils ne pourront estre appréhendez, seront adjournez à trois briefs jours, à son de trompe et cry public, à comparoir en icelle, leurs biens saisis et commissaires y establis jusqu’à ce qu’ils ayent obéi.» (Voy. le troisième tome de l’Histoire de nostre temps, par Cl. Malingre, Paris, Jean Petitpas, 1624, p. 330 et suiv.)
Cet arrêt mémorable peut être considéré comme le premier acte de répression et de châtiment contre les délits de la presse à l’égard des mœurs. Il fut exécuté le jour même où il avait été prononcé: «On fit un fantosme, dit Malingre, à peu près vestu comme ledit Théophile, que l’on mit dans un tombereau; on le mena devant l’église Nostre-Dame faire amende honorable, puis fut bruslé en Grève.» Dès que Théophile, qui était caché dans le château du baron de Panat, apprit son exécution en effigie, il résolut de quitter la France, et il arriva, déguisé, jusqu’à la frontière; mais son signalement avait été envoyé, avec ordre de l’arrêter, à tous les prévôts des maréchaux. Il fut reconnu sur la route du Catelet, et le prévôt Leblanc se saisit de sa personne. On le garrotta sur un cheval pour le ramener à Saint-Quentin, et de cette ville, où il resta au secret pendant plusieurs jours, on le transféra, les fers aux pieds et aux mains, à la Conciergerie de Paris. Il se vit enfermé dans le cachot de Ravaillac, où il passa dix-huit mois, avant que le parlement daignât commencer la révision du procès. Si puissants que fussent ses amis, ils ne pouvaient rien contre l’implacable ressentiment des jésuites. Théophile niait obstinément qu’il fût l’auteur ou l’éditeur du Parnasse satyrique, qui faisait tout le procès; car, sur les autres points de l’accusation, le prévenu n’avait pas eu de peine à prouver son innocence. Le parlement voulait absolument découvrir et punir avec une terrible sévérité les impies et les libertins, qui avaient publié cet affreux recueil de poésies érotiques et sotadiques. Les libraires avaient eu le bonheur de se justifier ou du moins de se faire mettre hors de cause. Berthelot et Colletet, condamnés par contumace, n’avaient pas été pris, et Frenicle venait d’être relâché. Théophile protestant toujours de son innocence, le procureur général obtint de la Cour la permission de faire lire dans toutes les paroisses, aux prônes des grand’messes, un monitoire ecclésiastique, en date du 4 octobre 1623, par lequel l’official de Paris admonestait, sous peine d’excommunication, «tous ceux et celles qui scavent que, cy devant et depuis quelque temps en ça, certains quidans malfaiteurs auroient faict, composé et escrit ou fait escrire, imprimer et publier plusieurs mauvais sonnets, satyres, stances, élégies et autres pièces de poésie, insérées et contenues en certain livre, cy devant et depuis quelque temps en ça, imprimé et publié sous le nom et titre du Parnasse satyrique ou autre titre, contenant ledit livre et autres œuvres poétiques desdits quidans, plusieurs blasphesmes contre Dieu et ses saincts, et plusieurs sacriléges, impiétez et autres abominations contre l’honneur de Dieu, son Église, bonnes mœurs et honnesteté publique; ceux et celles qui scavent quand et en quel temps et en quels lieux ledit livre du Parnasse satyrique et autres livres impies de ceste suite ont esté imprimés; qui les a composez; qui a escrit ou fourny les copies pour en faire les impressions; qui les ont reveues sur la presse; qui scavent que lesdits quidan ou quidans malfaicteurs, estant advertiz de la poursuite criminelle que l’on faisoit contre eux, se seroiont enfuis de ceste ville pour eschapper et eviter l’exécution de certain arrest de la Cour, du mois d’aoust dernier, et que, ce néantmoins, iceux quidans ou aucuns d’eux auroient dit, recité et publié en divers lieux et endroits à diverses personnes et en diverses compagnies aucuns desdits sonnets, satyres ou autres poésies ou partie, comme estans de leur œuvre et façon, et dit et proféré en divers lieux les mesmes blasphesmes et impietez contenues, comme aussi sollicité, suborné et corrompu plusieurs esprits de la jeunesse pour les induire à croire les mesmes impietez et blasphesmes, etc.» Mais ce monitoire ne provoqua que des dénonciations vagues et ridicules, qui ne fournirent aucune charge nouvelle contre Théophile. Celui-ci se défendait avec beaucoup de force et d’adresse, ce qui donna aux gens de lettres le courage de le défendre aussi dans une foule de brochures en vers et en prose; ses ennemis, et surtout les jésuites, se distinguèrent, de leur côté, dans cette guerre de plume qui ne fit qu’envenimer la question et rendre plus critique la position de l’accusé. Il était encore en prison, attendant son jugement, quand l’amour du gain poussa des imprimeurs de province à réimprimer les ouvrages satiriques qui avaient fait naître ce redoutable procès. Ce fut sans doute à Lyon et à Rouen, que l’on trouva des presses pour reproduire subrepticement l’Espadon satyrique, le Cabinet satyrique et le Parnasse satyrique. Ces contrefaçons, mal imprimées sur un horrible papier, étaient pleines de fautes grossières et ne portaient aucun nom de libraire, avec le millésime de 1625; celle du Parnasse avait pour titre: le Parnasse satyrique du sieur de Théophile, comme pour fournir une arme de plus contre le malheureux poëte qui était dénoncé ainsi publiquement sur le frontispice du livre qu’on lui attribuait. Était-ce une atroce perfidie de la part d’un ennemi caché, ou bien le honteux résultat d’une spéculation de libraire?
Quoi qu’il en soit, l’affaire de Théophile était presque oubliée, quand le procès fut révisé à l’avantage du poëte. «C’est une affaire qui, selon la coutume, fit un grand bruit à sa nouveauté, écrivait Malherbe à Racan dans une lettre du 4 novembre 1625; depuis, il ne s’en est presque point parlé. Ce qui m’en donne plus mauvaise opinion, c’est la condition des personnes à qui il a à faire (les jésuites). Pour moy, je pense vous avoir escrit que je ne le tiens coupable de rien, que de n’avoir rien fait qui vaille au mestier dont il se mesloit. S’il meurt pour cela, vous ne devés pas avoir de peur; on ne vous prendra pas pour un de ses complices.» Cette cruelle persécution eut un terme. Théophile, dans les débats de son procès, confondit les témoins qui déposaient contre lui et fit tomber la plupart des charges, sous le poids desquelles on l’avait d’abord accablé. Le parlement révoqua la sentence et se contenta de le bannir de la capitale. Ainsi fut inaugurée la législation criminelle contre les mauvais livres, nuisibles aux bonnes mœurs et attentatoires à l’honnêteté publique. Le pauvre Théophile mourut, peu de mois après, des suites de sa longue et douloureuse captivité (le 25 septembre 1626). Il venait d’être gracié par le roi, et il avait pu revenir à Paris, au milieu de ses joyeux amis, lesquels furent bien étonnés de lui voir faire une mort édifiante, ce qui n’a pas empêché le jésuite Raynaud de soutenir que l’auteur du Parnasse satyrique était mort dans l’impénitence finale (nullis expiatus sacramentis) et s’en était allé droit en enfer (abiit in locum suum). Malgré la jurisprudence établie par le procès de Théophile Viaud, le parlement laissa passer impunément bien des livres du même genre que le Parnasse satyrique, avant de renouveler des poursuites contre les auteurs et les publicateurs de ces poésies obscènes; il n’eut pas même l’air de savoir que les réimpressions des ouvrages satiriques qu’il avait poursuivis et condamnés, se multipliaient de tous côtés. La Muse folâtre, qui ne le cédait en rien au Parnasse satyrique, était réimprimée, par exemple, tous les ans, dans le format le plus commode; les Muses gaillardes, la Quintessence satyrique, le Dessert des muses et d’autres recueils analogues, répandus à profusion, portaient gravement atteinte à la morale et réchauffaient sans cesse les germes impurs de la Prostitution; mais nous ne voyons pas dans les annales judiciaires, que les poëtes et les libraires aient été compromis à cause de leurs publications licencieuses, jusqu’à la majorité de Louis XIV, où commence, dans l’intérêt des bonnes mœurs, un déploiement inusité de mesures de rigueur contre tous les genres de corruption. Théophile n’avait pas été brûlé, Berthelot n’avait pas été pendu sous Louis XIII; mais un satirique, Louis Petit, coupable d’avoir composé des vers moins abominables que ceux du Parnasse satyrique, périt sur le bûcher en plein siècle de Louis XIV.
CHAPITRE XLIV
ET DERNIER.
Sommaire.—La Prostitution au théâtre.—Histoire du théâtre français, au point de vue des mœurs.—Les histrions, infâmes sous Charlemagne.—Fondation de la Confrérie de la Passion.—Mise en scène des mystères.—Leur indécence.—Un Miracle de sainte Geneviève.—La Vie de madame sainte Barbe.—Obscénité du costume et de la pantomime.—Les diables et les anges.—Éclairage de la salle.—Les Enfants-sans-souci et les Clercs de la Bazoche.—Le Jeu des pois pilés.—Censure théâtrale.—Désordres des comédiens.—A quelle époque les femmes ont commencé à paraître sur la scène.—Les Gelosi et les acteurs espagnols.—Les plus anciennes actrices françaises.—Le parlement défend de jouer les mystères.—Les farces du seizième siècle.—Leur saleté.—La plupart ont été détruites.—Ce qui nous en reste.—Le Recueil de Londres et celui du duc de la Vallière.—Le Recueil de plusieurs farces, tant antiques que nouvelles.—Extraits.—La Farce de frère Guillebert et son Sermon joyeux.—Les chausses de saint François.—Grand nombre des farces.—Tolérance de l’autorité civile à l’égard du théâtre.—Titres de plusieurs farces graveleuses.—Les premiers comédiens de l’hôtel de Bourgogne.—Turlupin, Gros-Guillaume, Gaultier Garguille.—Les chansons.—Les Plaisantes imaginations de Bruscambille.—Les théâtres de campagne et des jeux de paume.—Théâtres du Pont-Neuf.—Tabarin et le baron de Gratelard.—Conclusion.
Ce n’est pas un chapitre, c’est un livre entier qu’il faudrait consacrer à l’histoire du théâtre dans ses rapports avec la Prostitution. Dès son origine, le théâtre a exercé sur les mœurs une fâcheuse influence, qui prit même, à certaines époques de dépravation sociale, le caractère d’une véritable excitation à la débauche. Dans les premiers siècles de l’Église chrétienne, les jeux de la scène avaient atteint les dernières limites de l’indécence, et nous trouvons à chaque page, dans les écrits des Pères, une protestation de la pudeur indignée contre les abominables excès de cette école de scandale. Nous sommes forcé de reconnaître que l’horreur inspirée par le théâtre profane aux philosophes chrétiens n’était que trop justifiée par le détestable abus qu’on faisait autrefois de l’art scénique. Quand le christianisme eut remplacé le culte des faux dieux, le théâtre ne survécut pas longtemps à leurs temples et à leurs idoles, et pendant plusieurs siècles il n’y eut pas en France d’autres vestiges de la comédie antique, que les mascarades du mardi gras, le festin du Roi-boit et de la Fève, les saturnales de la fête des Fous et de celle des Diacres, les mystères et les montres des processions religieuses et des entrées de rois, reines, princes, princesses, évêques, abbés, etc., les danses et les chansons des bateleurs, les récitations des troubadours et des trouvères. Si quelques représentations dramatiques, imitées de Térence et de Plaute, avaient lieu de loin en loin dans les couvents et dans les colléges, elles n’échappaient aux anathèmes ecclésiastiques, qu’en se couvrant d’un prétexte littéraire et en s’entourant d’une extrême réserve; mais ces rares réminiscences de la comédie latine ne constituaient pas des habitudes théâtrales dans la nation même qui ne savait peut-être pas que le théâtre eût existé avant les grossières et naïves ébauches des confrères de la Passion à la fin du quatorzième siècle.
La doctrine de l’Église contre les spectacles était invariablement établie par les Pères et par les conciles; on peut dire qu’elle avait été bien autorisée par les odieuses orgies qui signalèrent la décadence du théâtre païen. Les capitulaires et les ordonnances des rois étaient conformes au sentiment des docteurs catholiques, à l’égard du théâtre et des histrions. Ceux-ci se trouvaient notés d’infamie, par le fait seul de leur vil métier (omnes infamiæ maculis aspersi, id est histriones ut viles personæ, non habeant potestatem accusandi, capitul. de 789); les honnêtes gens étaient invités à se tenir éloignés de ces infâmes, et les ecclésiastiques ne devaient jamais souiller leurs yeux et leurs oreilles en écoutant des paroles obscènes et en voyant des gestes impudiques (histrionum quoque turpium et obscœnorum insolentias jocorum et ipsi animo effuqere cæterisque effugienda prædicare debent. Voy. les Capitul. des rois de France, t. I, p. 1170). Il y avait toujours néanmoins des histrions qui bravaient les excommunications du clergé et qui acceptaient la note d’infamie attachée à leur profession; car il y avait aussi des voluptueux et des débauchés, pour payer à tout prix un plaisir défendu. L’histrionat, ou l’état de comédien, était donc considéré comme une espèce de Prostitution, et saint Thomas n’hésite pas à mettre sur la même ligne la courtisane qui trafique de son corps à tout venant et le comédien qui se prostitue en public, pour ainsi dire, en vendant ses grimaces et ses postures licencieuses. Les biens acquis de la sorte semblaient au docte casuiste des biens mal acquis et déshonnêtes qu’il fallait restituer aux pauvres (quædam verò dicuntur male acquisita, quia acquiruntur ex turpi causa, sicut de meretricio et histrionatu. Voy. le Traité des jeux de théâtre, par le P. Lebrun. Paris, Ve Delaulne, 1731, in-12, p. 193). Voilà pourquoi Philippe-Auguste, pénétré de cette idée «que donner aux histrions c’était donner au diable,» les chassa de sa cour et leur fit défense d’y reparaître, en appliquant à des œuvres de dévotion et de charité l’argent qu’il aurait dépensé à entretenir les scandaleuses dissolutions du théâtre.
Le théâtre ne reçut une existence légale en France, qu’à la faveur du pieux déguisement sous lequel il se présenta devant Charles VI. Les mœurs de cette époque-là étaient déjà bien relâchées, comme nous l’avons dit, et l’amour du luxe avait prédisposé les esprits à se passionner pour toutes les nouveautés sensuelles. Les jeux des confrères de la Passion furent donc accueillis avec une sorte de fureur, quand ils se produisirent pour la première fois aux portes de Paris, dans le village de Saint-Maur. Ce fut vers 1398, qu’une troupe de comédiens ambulants, qui s’intitulaient confrères de la Passion, parce qu’ils représentaient ce mystère en scènes dialoguées, commencèrent à donner des représentations auxquelles on accourut de toutes parts. Ces représentations, entremêlées de prières et de cantiques, étaient sans doute fort édifiantes, à ne considérer que leur objet, mais le prévôt de Paris eut peur qu’elles ne dégénérassent en graves désordres, et, par une ordonnance du 3 juin 1398, il défendit à tous les habitants de Paris, comme à ceux de Saint-Maur et des autres lieux soumis à sa juridiction, «de représenter aucuns jeux de personnages, soit de la vie de Jésus-Christ, soit des vies des saints ou autrement, sans le congé du roi, à peine d’encourir son indignation et de forfaire envers lui.» Ces défenses rigoureuses prouvent que les représentations données à Saint-Maur ne s’étaient point passées sans quelque scandale, ou, suivant une opinion qui ne contredit pas la précédente, qu’une ancienne loi de Philippe-Auguste ou de saint Louis avait aboli le théâtre et interdit l’exercice de la profession de comédien. Quoi qu’il en soit, les représentations ne se renouvelèrent pas jusqu’en 1402, où Charles VI voulut y assister et en fut tellement édifié qu’il accorda aux confrères de la Passion des lettres patentes qui les autorisaient à jouer leurs mystères «toutes et quantes fois qu’il leur plaira.» En vertu de ces lettres patentes, les confrères établirent leur théâtre près de la porte Saint-Denis, au rez-de-chaussée de l’hôpital de la Trinité, dans lequel les pèlerins et les pauvres voyageurs trouvaient un asile pour la nuit, quand ils arrivaient après la fermeture des portes de la ville. Les confrères avaient déjà fondé dans l’église de cet hôpital leur Confrérie de la Passion et de la Ressurrection de Notre-Seigneur. Nous croyons pouvoir induire de la fondation de cette confrérie, que les premiers joueurs ou acteurs qui avaient paru au bourg de Saint-Maur s’étaient faits les maîtres du jeu et recrutaient leurs confrères parmi les bourgeois et les gens de métier de la capitale. Dès ce moment, le goût du théâtre se répandit avec frénésie parmi la population, qui se portait en foule, les dimanches et fêtes, aux représentations des mystères et des miracles, et qui fournissait abondamment aux frais de la confrérie dramatique.
Cette curiosité, cet empressement, cet enthousiasme, n’étaient déjà plus de la dévotion, quoique l’objet apparent de ces spectacles fût d’élever les âmes à la contemplation des choses saintes et de les disposer à la prière. Il est permis d’assurer que, malgré le caractère édifiant des pièces qu’on représentait et nonobstant les encouragements que le clergé accordait à ces pieux divertissements, le théâtre servait dès lors d’auxiliaire à la Prostitution. Qu’on se figure, par exemple, ce que devait être une de ces représentations, dans une salle étroite et mal éclairée, où les spectateurs s’entassaient pêle-mêle, la plupart debout, quelques-uns assis, mais serrés et agglomérés, sans distinction d’âge ni de sexe ni de condition. La salle avait 21 toises et demie de long sur 6 toises de large; sa hauteur ne dépassait pas certainement 15 ou 20 pieds; elle était soutenue par des arcades qui supportaient l’étage supérieur. Sur la longueur totale, il faut prendre au moins 15 pieds pour le développement de la scène; car, outre le plancher sur lequel se jouait le drame, il y avait au fond du théâtre plusieurs établis ou échafauds qui offraient l’image des différents lieux où se passait la scène et qui communiquaient entre eux par des escaliers ou des échelles. En haut, le Paradis, renfermé dans une sphère de nuages, ouvrait son pavillon bleu céleste tout parsemé d’étoiles; en bas, une gueule de dragon, se mouvant sans cesse, indiquait la bouche de l’enfer d’où sortaient les diables à travers des jets de fumée et de flammes; au centre, plusieurs plans de décorations peintes, dans lesquelles on transportait le lieu de la scène, quand l’action se passait chez Hérode ou chez Pilate. On avait ainsi sous les yeux en même temps toute la physionomie locale de la pièce qui se déroulait alternativement dans le ciel, sur la terre et dans l’enfer. Ce n’est pas tout: il fallait avoir encore devant la vue, pendant la durée du spectacle, tous les acteurs qui y jouaient des rôles; car ces acteurs, revêtus de leurs costumes, étaient rangés sur des gradins, de chaque côté du théâtre, et là ils attendaient le moment d’entrer en scène, en regardant jouer la pièce comme de simples spectateurs; ils descendaient, chacun à son tour, sur le théâtre, et ils remontaient ensuite à leur place après avoir rempli leur rôle. Ils ne cessaient donc jamais d’être en évidence, à moins que leur rôle ne leur ordonnât de disparaître dans une petite loge fermée de rideaux, figurant une chambre secrète, qui servait à cacher aux regards du spectateur certaines circonstances délicates de la pièce, telles que l’accouchement de sainte Anne, celui de sainte Élisabeth, celui de la Vierge, etc. Cette loge ou niche exerçait au plus haut degré les facultés de l’imagination du public. Les rideaux étaient-ils ouverts, on guettait l’instant où ils se fermeraient; étaient-ils fermés, on se demandait tout bas, quand viendrait l’instant de les rouvrir. Le spectateur ne manquait pas de deviner tout ce qu’on lui cachait par décence, et il suivait par la pensée les péripéties les plus scabreuses de l’action; de là cette locution proverbiale qui, pour exprimer qu’une chose scandaleuse ne doit pas être exposée aux regards qu’elle blesserait, dit qu’elle reste «derrière le rideau.»
Des documents précis nous manquent pour constater les indécences et les immoralités, qui, dès les premiers temps, avaient accompagné la renaissance du théâtre; mais il est certain que ces représentations pieuses étaient l’occasion et la cause de bien des dangers pour les bonnes mœurs. Le Mystère de la Passion et les autres compositions dramatiques du même genre qu’on représentait, les dimanches et les jours de fête, au théâtre de la Trinité, n’avaient pas, sans doute, d’autre but que d’émouvoir des sentiments religieux, et l’on peut présumer que l’auteur de cet immense drame qui embrasse la naissance, la vie, la mort et la résurrection de Jésus-Christ, avait accompli une œuvre de dévotion sous la forme d’une œuvre littéraire où l’on est forcé de reconnaître de grandes beautés. Cette œuvre, en effet, mérita d’être retouchée et refaite en partie par les soins de Jean-Michel, évêque du Mans, qui vivait au quinzième siècle. Mais, toutefois, selon le génie du théâtre de ce temps-là, un grand nombre de scènes du Mystère de la Passion et des mystères analogues se traînent dans les lieux communs de l’obscénité, et le dialogue des personnages subalternes emprunte au langage populaire une quantité d’images licencieuses et de mots orduriers. Souvent aussi, les apôtres, les saints et les saintes elles-mêmes semblent avoir vécu dans la société des femmes perdues et des plus ignobles débauchés. Entre une multitude d’exemples, nous choisirons une scène du Mystère de sainte Geneviève, où l’on voyait une nonnain de Bourges, qui, sur le bruit des miracles de la sainte, était venue lui rendre visite. Sainte Geneviève lui demande quel est son état; la nonnain répond bravement qu’elle est vierge. «Vous! s’écrie la sainte avec mépris:
Qui fûtes en avril si baude (débauchée),
Le tiers jours entre chien et loup,
Qu’au jardin Gaultier Chantelou,
Vous souffrites que son berchier
Vous deflorast sous un peschier!»
Mais la poétique des mystères dédaignait ordinairement les timides restrictions du récit; elle n’écartait des yeux du public que certains jeux de scène qui eussent été trop vifs et trop nus pour s’exécuter hors de la niche fermée de rideaux. Elle poussait l’action jusqu’au point extrême où l’intelligence du spectateur se chargeait d’achever un épisode dont les préludes avaient de quoi offenser la pudeur la moins craintive. Lors même que les rideaux étaient tirés, l’acteur, par ses gestes et ses grimaces, avait soin d’interpréter ce que le poëte avait laissé sous un voile transparent. Dans la Vie et histoire de madame sainte Barbe, qui fut représentée et imprimée vers 1520 (voy. le Catal. de la Bibl. dram. de M. de Soleinne, par P.-L. Jacob, bibliophile, t. I, p. 107), quoique le mystère commence par un sermon sur un texte de l’Évangile, la première scène s’ouvre dans un mauvais lieu, où une femme folle de son corps (meretrix, dit l’imprimé) chante une chanson et fait des gestes obscènes (signa amoris illiciti, dit l’éditeur, en manière de glose). L’Empereur (on ne le nomme pas autrement) ordonne à cette femme d’engager la sainte à faire fornication, et voici comment la conseillère de débauche s’efforce de séduire madame Barbe, qui se recommande à Dieu:
Point je ne me suis sejournée (reposée),
Du jeu d’amour scay bien jouer...
A tous gallans fais bonne chere,
Et ainsi vous le devez faire.
Onc ne vy si belles mains,
Belles cuisses et si beaux rains,
Comme vous avez, par mon ame!
Nous deux gagnerons de l’argent,
Car vous avez ung beau corps gent.»
Les auteurs de mystères traitaient d’une manière toute profane les sujets les plus saints; mais, loin d’imiter l’ancien théâtre latin, ils n’en venaient jamais à donner une large place à l’amour métaphysique; ils n’entendaient rien à ce que nous appelons le drame passionné; ils exprimaient souvent avec crudité les convoitises de la chair; ils se plaisaient à toucher brutalement aux choses de la luxure, et quelquefois seulement ils soupiraient une idylle pastorale, pleine de vagues inspirations du cœur, comme dans ce charmant dialogue de deux bergers du Mystère de la Passion:
- MELCHY.
- Les pastourelles chanteront.
- ACHIN.
- Pastoureaux guetteront œillades.
- MELCHY.
- Les nymphes les escouteront,
- Et les driades danseront
- Avec les gentes Oreades.
- ACHIN.
- Pan viendra faire ses gambades.
- Revenant des Champs-Élysées,
- Orpheus fera ses sonnades.
- Lors Mercure dira ballades
- Et chansons bien autorisées.
- MELCHY.
- Bergères seront oppressées
- Soudainement, sous les pastis...
Ce n’étaient là, pourtant, que de rares excitations à l’amour, qui pouvaient jeter du trouble dans un jeune cœur, tendre et naïf, mais non le corrompre et l’enivrer des poisons du vice. Les acteurs, par l’entraînement du jeu plutôt que par un calcul de perversité personnelle, se chargeaient trop souvent d’ajouter à leur rôle une pantomime licencieuse, que le poëte n’avait pas prévue et que le public encourageait de ses éclats de rire et de ses applaudissements. Ainsi, la bande des diables, qu’on nommait la diablerie, ne se distinguait pas moins par ses masques hideux et ses accoutrements étranges, que par ses postures indécentes et ses gestes malhonnêtes. Ces diables, dont les miniatures des manuscrits, les anciennes peintures murales et les vieilles estampes gravées en bois, nous représentent les portraits moins effrayants que ridicules, avaient parfois des têtes de marmousets ou de satyres tirant la langue, à la place des parties naturelles ou bien en guise de mamelles. Satan ou Lucifer offrait même un corps tout composé de ces têtes grotesques, qui roulaient des yeux provoquants et semblaient se servir de leur langue comme d’un emblème d’impureté; en outre, la queue de certains démons affectait des formes et des proportions obscènes. On tolérait sans doute, de la part de la diablerie, ces excentricités libidineuses, par cette raison que, suivant les croyances de l’Église catholique, l’esprit du mal est surtout l’agent de l’impudicité. Chaque représentation avait lieu sous la surveillance d’un sergent de la douzaine ou d’un sergent à verge ayant mission expresse de surveiller, au nom du prévôt de Paris, la police de la salle et la conduite des jeux, pour qu’il ne s’y passât rien de déshonnête et qu’il ne se fît aucun désordre. (Voy. la Requête adressée au lieutenant du prévôt de Paris par les maîtres de la confrérie, en 1403, dans les Variétés histor., phys. et littér., publ. par Boucher d’Argis, en 1752, t. I, p. 461.)
Cette surveillance avait sans doute de quoi s’exercer parmi les acteurs et les spectateurs. Les premiers, par exemple, ne suivaient aucune règle d’art, et se livraient à toutes les fantaisies de leur invention; chacun s’habillait à sa guise, chacun imaginait ce qui pouvait le faire remarquer au milieu de ses confrères et lui mériter la faveur de l’auditoire. De là, de cette envie de briller, de cette émulation d’artiste, résultaient d’incroyables polissonneries et les plus bizarres créations. La diablerie, comme nous l’avons dit, se permettait de sérieux outrages à la pudeur, et l’on mettait cela sur le compte du démon. Mais le chœur angélique n’était pas plus réservé, et les anges en venaient parfois à de singuliers oublis de leur rôle muet. Anges et diables, c’étaient des comparses qui chantaient des cantiques, récitaient des oraisons, jetaient des cris ou des hurlements, au signal qu’on leur donnait: leurs évolutions, leurs danses, leurs grimaces, leurs bouffonneries ne dépendaient que du caprice et de l’engin (ingenium) de chaque joueur. Tantôt, un chérubin, en regagnant sa stalle, retroussait sa longue robe blanche et laissait voir qu’il avait ôté ses grègues pour qu’on ne reconnût pas chez lui le maître bonnetier ou l’ouvrier baudroyeur de la rue Saint-Denis; tantôt, un autre bienheureux, vêtu d’une chasuble de prêtre, en tombant dans une trappe, restait suspendu la tête en bas, jusqu’à ce qu’on vînt le délivrer et remettre un peu d’ordre dans sa toilette. Ces épisodes burlesques nous sont indiqués dans les relations de quelques-uns de ces jeux. Du reste, pas de femme au nombre des joueurs: les rôles féminins étaient confiés aux jeunes garçons qui se rapprochaient le plus du physique de l’emploi, et qui en affectaient les allures. C’était là un attrait particulier pour de vils débauchés, qui ne manquaient pas de s’intéresser à ces beaux garçonnets, et qui, à force de les admirer sur le théâtre, cherchaient probablement à les retrouver hors de la scène. On doit donc supposer que, malgré la surveillance du sergent à la douzaine ou du sergent à verge, la police des mœurs n’était pas et ne pouvait pas être bien faite à l’intérieur de la salle: dans le parterre (parquet), où personne n’était assis, où les spectateurs formaient une masse compacte et impénétrable; dans les couloirs et les escaliers, qui n’étaient pas toujours déserts et silencieux pendant les représentations, et qui ne furent éclairés qu’à la fin du seizième siècle. Un règlement du lieutenant civil concernant le théâtre de l’Hôtel de Bourgogne, en date du 12 novembre 1609 (voy. le Traité de la Police, par Delamare, t. I, p. 472), ordonne que «seront tenus lesdits comédiens avoir de la lumière en lanterne ou autrement, tant au parterre, montées et galleries, que dessous les portes à la sortie, le tout à peine de cent livres d’amende et de punition exemplaire. Mandons au commissaire de police d’y tenir la main et de nous faire rapport des contraventions à la police.» En dépit de ce règlement et de ceux de même nature qui avaient pu le précéder, nous savons, pour l’avoir lu dans un livre imprimé du temps de Louis XIV, que l’éclairage des montées et des corridors était si négligé à cette époque, que ces endroits obscurs servaient aux rendez-vous et aux rencontres galantes durant le spectacle; car l’auteur que nous citons, sans nous rappeler le titre de son ouvrage, se plaignait de ce qu’en arrivant tard à la comédie, une fois le spectacle commencé, une femme honnête se trouvait exposée à heurter dans les ténèbres un couple amoureux qui lui barrait le passage. Quant à l’intérieur de la salle, il n’était éclairé que par deux ou trois lanternes enfumées, suspendues par des cordes au-dessus du parterre et par une rangée de grosses chandelles de suif allumées devant la scène, qui devenait obscure, quand le moucheur ne remplissait pas activement son emploi. Nous ne nous étendrons pas davantage sur les actes de débauche qui se commettaient, surtout au parterre, pendant les représentations: il suffit de dire que ce scandale journalier, qui ne contribuait pas peu à donner des armes aux ennemis du théâtre, a duré jusqu’à ce que Voltaire fut parvenu à faire asseoir les spectateurs du parterre. L’abbé de Latour, dans ses Réflexions morales, politiques, historiques et littéraires sur le théâtre, se plaignait encore, en 1772 (voy. liv. IX, t. V, p. 6, de ce recueil), de la débauche du parterre!
Cependant, le théâtre aurait échappé aux excommunications de l’Église, aux remontrances des parlements, aux vindictes des magistrats de police, s’il eût conservé le caractère exclusivement religieux qui avait favorisé son rétablissement sous la protection de Charles VI; mais, quand des confréries dramatiques, semblables à celle de la Passion, se furent établies dans les provinces et eurent aussi représenté des mystères et des miracles, avec le concours des maîtres et des ouvriers de corporations, les jeunes gens se lassèrent bientôt d’un spectacle édifiant qui ressemblait à un sermon mis en action; la vieille gaieté gauloise ne se contenta plus de ces représentations pieuses où il y avait pourtant matière à rire, et la comédie naquit en France. Des confréries joyeuses, qui s’intitulaient les Enfants-sans-souci et les Clercs de la Bazoche, se fondèrent à Paris et jouèrent des farces ou des sotties, qui ne demandaient pas la pompe théâtrale des mystères et qui n’avaient besoin que d’un petit nombre de bons comiques. Ce nouveau théâtre facétieux s’ouvrit d’abord en plein air, sur les champs de foire, dans les halles et au milieu des carrefours de la ville. Deux ou trois bateleurs, montés sur des tréteaux, affublés d’oripeaux, le visage noirci ou enfariné, dialoguaient avec une verve graveleuse quelques scènes de mœurs populaires, qui avaient pour sujet presque invariablement l’amour et le mariage. Ces canevas, peu décents par eux-mêmes, prêtaient merveilleusement à des improvisations plus indécentes encore. Plus tard, aux improvisations succédèrent des pièces écrites en vers ou plutôt en lignes rimées, qui n’empêchaient pas l’acteur d’improviser encore et qui donnaient de la marge à sa pantomime licencieuse. Il n’en fallut pas davantage pour enlever aux confrères de la Passion la plupart de leurs spectateurs et pour rendre leurs représentations moins productives. Ce fut en vain qu’ils essayèrent de faire concurrence à leurs redoutables rivaux, en intercalant dans les mystères certains épisodes burlesques, certains personnages bouffons, qui apportaient quelque diversion à la gravité, à la majesté du sujet; rien ne fit: les joueurs de farces étaient toujours mieux accueillis que les confrères de l’hôpital de la Trinité, et le public, qu’ils amusaient, prit parti pour eux, quand ils furent persécutés par la prévôté de Paris, qui voulut s’opposer à l’installation permanente de leur théâtre. Il était trop tard désormais pour supprimer un genre de spectacle qui allait si bien à l’esprit français: on ne put que lui prescrire des bornes et le subordonner, pour ainsi dire, au privilége accordé par Charles VI aux confrères de la Passion. En conséquence, les confrères signèrent avec les Enfants-sans-souci un traité d’alliance, par lequel ils devaient exploiter de concert et sur la même scène les deux genres dramatiques, qui se partageaient alors le domaine encore restreint de l’art théâtral. Il fut convenu entre les deux troupes rivales, qu’elles se mettraient en valeur l’une par l’autre, et qu’elles joueraient à tour de rôle la farce et le mystère, pour varier leurs représentations. Le peuple, qu’on semblait avoir appelé comme témoin à la signature du contrat, en apprécia finement l’importance dans l’intérêt de ses plaisirs, et désigna sous le nom de jeu des pois pilés cette association des genres les plus disparates, du sacré et du profane, du tragique et du comique, de l’édifiant et du scandaleux. Cette expression de pois pilés, qui signifie mélange ou pot-pourri, fait allusion évidemment à quelque farce, très-connue autrefois, dans laquelle un badin était représenté pilant des pois secs en y mêlant des pois lupins, qui sont fort amers, et des pois chiches, qui servaient beaucoup en médecine.
Le théâtre de Paris, qui était, si l’on peut s’exprimer ainsi, le chef d’ordre de tous les théâtres de France, resta constitué de la sorte jusqu’au milieu du seizième siècle: il avait deux troupes distinctes, celle des confrères de la Passion et celle des Enfants-sans-souci, qui jouaient simultanément ou alternativement. Les représentations avaient lieu entre la messe et les vêpres, le dimanche, c’est-à-dire de midi à quatre heures environ; et comme il eût été impossible, dans cet intervalle de temps, de représenter un mystère qui avait quelquefois trente actes, quarante mille vers et deux ou trois cents acteurs, on se bornait à en extraire quelques scènes ou bien un acte entier, lequel, accompagné d’une farce ou d’une harangue, composait le spectacle. Dans de rares circonstances, en province surtout, on représentait un mystère complet, et alors la représentation durait plusieurs jours de suite. Elle avait lieu alors non plus dans une salle fermée, mais dans les ruines d’un amphithéâtre romain, comme à Doué, ou sur un théâtre ouvert dressé en place publique, ou dans une vaste plaine. En ces occasions solennelles, tous les habitants d’une ville, d’un pays ou d’une généralité, participaient à la dépense générale, fournissaient des aumônes, des vivres, des armes, des habits, et avaient droit d’assister au jeu et à la montre, qui en étaient toujours le prélude. Il suffira de faire observer combien la Prostitution était favorisée par ces espèces de cours plénières du peuple, qui mettaient en mouvement tant de passions diverses, tant de vanités, tant de convoitises, tant de prestiges et de séductions. Le jeu d’un grand mystère donnait lieu inévitablement à des orgies sans nombre et à des désordres de toute espèce; mais, du moins, à Paris, les représentations hebdomadaires des confrères de la Passion et des Enfants-sans-souci, quoique également dangereuses pour les mœurs, ne pouvaient engendrer de pareils excès: elles agissaient lentement sur la moralité publique et elles altéraient insensiblement la candeur des âmes en remuant sans cesse le limon de la vie sociale. Cependant le théâtre, si obscène, si scandaleux, si corrupteur qu’il fût, ne paraît pas avoir encouru, à Paris, l’animadversion et les réprimandes de l’autorité civile ou ecclésiastique, avant le règne de Louis XI. Nous avons dit, ailleurs, que, vers 1512 (voy. ci-dessus, t. V, p. 82), les Enfants-sans-souci se virent menacés d’expulsion et furent obligés de suspendre leurs représentations, jusqu’à ce que leur confrère Clément Marot les eut remis en faveur auprès du roi. On ignore le motif de cette disgrâce; mais il est probable que la question des mœurs n’y était pour rien, et que ces farceurs audacieux s’étaient permis, à l’instar des clercs de la Basoche, quelques boutades satiriques contre l’avarice du roi, contre sa politique ou contre la reine Anne de Bretagne. C’est à cette occasion, sans doute, que Louis XII avait dit qu’il entendait que l’honneur des dames fût respecté, et qu’il ferait bien repentir quiconque oserait y porter atteinte. Il est très-vraisemblable que les griefs qu’on alléguait à cette époque pour fermer le théâtre des Enfants-sans-souci furent l’origine d’un usage, qui existait déjà pendant le cours du seizième siècle, et qui s’est perpétué jusqu’à présent: il fallait que les maîtres du jeu déposassent à la prévôté de Paris les manuscrits des pièces qu’ils voulaient jouer, et obtinssent du prévôt ou de son lieutenant une permission préliminaire, pour la représentation de chaque pièce nouvelle. Souvent, il est vrai, les auteurs et les acteurs refusaient de s’astreindre à cette servitude, et bien des farces ordurières, qui passaient pour des impromptus, échappaient ainsi à l’examen des censeurs, qui ne les eussent point autorisées. Le lieutenant civil, dans son règlement du 12 novembre 1609, renouvela la défense de représenter «aucunes comédies ou farces, qu’ils (les comédiens) ne les ayent communiquées au procureur du roy, et que leur rôle ou registre ne soit de nous signé.» Nous ne pouvons croire que les prologues de Bruscambille, les harangues de Tabarin, les chansons de Gauthier-Garguille, aient été soumis de la sorte au procureur du roi et revêtus de son approbation.
Nous avons déjà parlé de la vie débauchée des comédiens et de tous les jeunes libertins qui embrassaient cette profession peu honorable, pour se livrer plus facilement à la débauche, à la fainéantise et au vagabondage. Nous avons vu que les poëtes, à l’exemple de Villon et de Clément Marot, avaient surtout un penchant irrésistible pour le théâtre. On conçoit que la dévotion et l’enthousiasme religieux n’étaient plus, comme dans les premiers temps, le lien et l’attrait des confrères de la Passion. L’Eglise néanmoins ne les avait pas encore frappés d’anathème, quels que fussent la dépravation de leurs mœurs et le scandale de leur conduite privée. Les théologiens, dans leurs écrits dogmatiques, disaient bien qu’on ne pouvait, sans enfreindre les lois canoniques, donner le sacrement de l’Eucharistie aux histrions, qui étaient toujours en état de péché mortel (voy. le Traité hist. et dogmat. des jeux de théâtre du Père Lebrun, p. 202), et le fameux casuiste Gabriel Biel, qui examinait ce cas de conscience à la fin du quinzième siècle, au moment même où s’établissait la confrérie de la Passion, comprend l’art théâtral parmi les arts maudits et défendus. Les statuts de l’Université de Paris ordonnaient que les comédiens fussent relégués au-delà des ponts et ne vinssent jamais loger dans le quartier des écoles, tant leurs jeux scéniques étaient réputés dangereux pour la morale (Ludi...., quibus lascivia, petulantia, procacitas excitetur, stat. 29 et 35). Mais cependant on n’appliquait jamais d’une manière générale et rigoureuse la doctrine de l’Église contre les comédiens, qui étaient enterrés en terre sainte; témoin les sépultures et les épitaphes de quelques-uns d’entre eux qu’on voyait dans différentes paroisses de Paris. Quant aux comédiennes, elles ne furent pas plus excommuniées que les comédiens, lorsqu’elles commencèrent à se produire sur la scène et à s’y montrer sans masque, pendant le règne de Henri III ou celui de Henri IV. Ces comédiennes n’étaient pourtant que les concubines des comédiens, et elles vivaient, comme eux, dans une telle dissolution, que, suivant l’expression de Tallemant des Réaux, elles servaient de femmes communes à toute la troupe dramatique. Elles avaient donc de tout temps fait partie des associations d’acteurs nomades ou sédentaires; mais le public ne les connaissait pas, et leurs attributions plus ou moins malhonnêtes se cachaient derrière le théâtre; dès qu’elles revendiquèrent les rôles de femmes, qui avaient toujours été joués par des hommes, leur présence sur la scène fut regardée comme une odieuse prostitution de leur sexe.
Ces premières comédiennes étaient vues de si mauvais œil par le public qui les tolérait à peine dans leurs rôles, que ces rôles ne leur revenaient pas de droit et que les comédiens les leur disputaient souvent. Nous pensons que ce fut l’exemple des troupes italiennes et espagnoles, qui amena l’apparition des femmes sur la scène française: la troupe italienne fut appelée de Venise à Paris par Henri III; la troupe espagnole n’y arriva que du temps de Henri IV. Ces deux troupes causèrent beaucoup de désordres, et l’on doit en accuser les actrices qui ajoutaient, par l’immodestie de leur jeu et de leur toilette, un attrait et un scandale de plus aux représentations. «Le dimanche 19 may 1577, dit P. de l’Estoile, les comedians italiens, surnommez i Gelosi, commencèrent à jouer leurs comédies italiennes en la salle de l’hostel de Bourbon à Paris; ils prenoient de salaire 4 sols par teste de tous les François qui les vouloient aller voir jouer, et il y avoit tel concours et affluence de peuple, que les quatre meilleurs prédicateurs de Paris n’en avoient pas trèstous ensemble autant quand ils preschoient.» Nous avons rapporté plus haut le charme particulier que ces représentations avaient pour les libertins, qui y allaient surtout pour admirer ces bonnes dames, dont le sein entièrement découvert se soulevait et s’abaissait «par compas ou mesure comme une horloge.» (Voy. p. 46 et 47 de ce volume.) Le parlement crut devoir mettre un terme à ces impudiques exhibitions, et six semaines après l’ouverture du théâtre des Gelosi, il leur fit défense de jouer leurs comédies, sous peine de 10,000 livres parisis d’amende applicable à la boîte des pauvres; mais ces Italiens ne se tinrent pas pour battus, et le samedi 27 juillet, ils rouvrirent le théâtre de l’hôtel de Bourbon, «comme auparavant, dit l’Estoile, par la permission et justice expresse du roy, la corruption de ce temps estant telle que les farceurs, bouffons, putains et mignons avoient tout crédit.» Quant aux acteurs espagnols, ils s’étaient établis en 1604 à la foire Saint-Germain, et leur séjour à Paris fut marqué par le supplice de deux d’entre eux, que le bailli de Saint-Germain fit rouer vifs comme coupables du meurtre d’une comédienne, leur camarade, qu’ils avaient poignardée et jetée dans la Seine. Cette belle jeune femme espagnole, âgée de 22 ans environ, dit l’Estoile, «avoit dès longtemps privée et familière connoissance» avec ces deux hommes, qui la tuèrent sans doute pour se venger d’elle plutôt que pour la voler. Telle est, à notre avis, l’origine de l’installation des comédiennes sur la scène française. On ne saurait dire quelle fut la première qui s’exposa aux regards des spectateurs. On trouve le nom de la femme Dufresne, écrit à la main sur un exemplaire de l’Union d’amour et de chasteté, pastorale en cinq actes et en vers, de l’invention d’A. Gautier, apotiquaire avranchois. Cette pièce, imprimée à Poitiers en 1606, fut jouée certainement vers cette époque. (Voy. la Biblioth. dramat. de M. de Soleinne, t. I, p. 189.) Dans un exemplaire d’une autre pièce de théâtre de la même époque, la Tragédie de Jeanne d’Arques, dite la Pucelle d’Orléans, imprimée à Rouen, chez Raphaël du Petit-Val, en 1603, on trouve les noms de deux actrices, écrits à la main: le rédacteur du Catalogue de la Bibliothèque dramatique de M. de Soleinne (Supplém. au tome 1er, p. 30) a lu V. Froneuphe et Marthon Plus. Nous sommes portés à croire qu’il faut lire Fanuche, qui était une courtisane fameuse à qui Henri IV a eu affaire. (Voy. ci-dessus, ch. XXXVIII.) Enfin, l’abbé de Marolles, dans ses Mémoires (t. I, p. 59 de l’édit. in-12 publiée en 1755), cite avec éloge un acteur de l’hôtel de Bourgogne, qui jouait les rôles de femme en 1616, sous le nom de Perrine, avec Gautier Garguille; il parle aussi de «cette fameuse comédienne, appelée Laporte (Marie Vernier), qui montait encore sur le théâtre et se faisait admirer de tout le monde avec Valeran.»
On peut affirmer que jamais les femmes n’ont figuré dans les mystères: il ne faut donc pas attribuer l’interdiction de ce genre de spectacle à un scandale que leur présence aurait causé. Ce fut en 1540, que le parlement jugea nécessaire d’intervenir pour la première fois dans les questions de théâtre, mais il est certain que l’intérêt des mœurs réclamait depuis longtemps son intervention. Le parlement commença par rendre l’hôpital de la Trinité à son ancienne destination et par en faire sortir les confrères de la Passion, qui transportèrent le siége de leur confrérie dans l’église des Jacobins de la rue Saint-Jacques, et leur théâtre dans l’hôtel de Flandres. Ce théâtre fut installé à grands frais dans ce grand hôtel, situé entre les rues Platrière, Coq-Héron, Coquillière et des Vieux-Augustins; mais, après les premières représentations d’un nouveau mystère, celui de l’Ancien Testament, joué à la fin de l’année 1541, le parlement ordonna la fermeture du théâtre, par ces motifs exprimés dans l’arrêt: «1º que, pour réjouir le peuple, on mêle ordinairement à ces sortes de jeux, des farces ou comédies dérisoires, qui sont choses défendues par les saints canons; 2º que les auteurs de ces pièces jouant pour le gain, ils devoient passer pour histrions, joculateurs ou bateleurs; 3º que les assemblées de ces jeux donnoient lieu à des parties ou assignations d’adultère et de fornication; 4º que cela fait dépenser de l’argent mal à propos aux bourgeois et aux artisans de la ville.» (Disc. sur la comédie ou Traité histor. et dogm. des jeux du théâtre, par le P. Pierre Lebrun, Paris, veuve Delaulne, 1731, p. 214.) Les confrères de la Passion firent valoir leurs priviléges, octroyés par Charles VI et confirmés à plusieurs reprises par les rois ses successeurs; ils adressèrent une requête au parlement et une supplique au roi, en exposant que de temps immémorial ils faisaient jouer leurs mystères «à l’édification du commun populaire, sans offense générale ni particulière.» Le roi donna des ordres, et le parlement revint sur sa décision par un arrêt en date du 27 janvier 1541 (1542, nouveau style). La Cour, suivant les lettres patentes du roi qui permettait à Charles Leroyer et consorts, maîtres et entrepreneurs du jeu et mystère de l’Ancien Testament, de faire représenter ce mystère, leur accorda la même permission, «à la charge d’en user bien et duement, sans y user d’aucunes fraudes ny interpoler choses profanes, lascives et ridicules.» Il était dit, en outre, dans cet arrêt, «que pour l’entrée des théâtres, ils (les maîtres du jeu) ne prendront que deux sous de chascune personne, et pour le louage de chaque loge durant ledict mystère, que trente escus; n’y sera procédé qu’à jour de festes non solennelles; commenceront à une heure après midy, finiront à cinq et feront en sorte qu’il n’en suive scandale ni tumulte, et à cause que le peuple sera distrait du service divin et que cela diminuera les aumosnes, ils bailleront aux pauvres la somme de mille livres, sauf à ordonner une plus grande somme.» C’est là, dit-on, la première application du droit des pauvres, qu’on préleva d’abord au profit des pauvres orphelins.
Le parlement avait désormais les yeux ouverts sur l’inconvenance des mystères et sur l’obscénité des farces qui les accompagnaient; le Mystère de la Passion, retouché et corrigé par Arnoul Greban, offrait encore plus d’un passage intolérable (voy. l’Hist. de Paris de Dulaure, édit. in-12, t. III, p. 501); le Mystère de l’Ancien Testament, le dernier représenté et imprimé, renfermait des scènes qui n’outrageaient pas moins les mœurs que la religion. Tout à coup, le roi ordonna la démolition de l’hôtel de Flandre, et les confrères de la Passion se trouvèrent encore une fois sans asile: on voulait probablement les forcer à fermer leur théâtre. Ils achetèrent le vieil hôtel de Bourgogne dans la rue Mauconseil et ils y firent construire un nouveau théâtre; mais, lorsqu’ils s’apprêtaient à reprendre le cours de leurs représentations, le parlement, auquel ils demandaient la confirmation de leurs priviléges, leur défendit expressément, par arrêt du 17 novembre 1548, «de jouer les mystères de la Passion de nostre Sauveur ni autres mystères sacrés, sous peine d’amende arbitraire, leur permettant néanmoins de pouvoir jouer autres mystères profanes, honnestes et licites, sans offenser ni injurier aucunes personnes.» Les mystères avaient fait leur temps; on en réimprima quelques-uns, mais on ne les joua plus que dans le fond des provinces. Le parlement, qui les avait interdits, se conformait d’ailleurs au goût du public, que ce genre de spectacle laissait froid ou indigné. La tragédie et la comédie se partagèrent la succession dramatique des mystères, mais le genre favori du seizième siècle, celui que les honnêtes gens réprouvaient et que le parlement n’osait pas interdire, c’était la farce des Enfants-sans-souci, c’était ce comique bouffon et licencieux qui mettait en scène les vices et les ridicules du peuple. «Les farces, dit Louis Guyon dans ses Diverses leçons (Lyon, Ant. Chard, 1625, 3 vol. in-8o), ne diffèrent en rien des comédies, sinon qu’on y introduit des interlocuteurs qui représentent gens de peu et qui par leurs gestes apprennent à rire au peuple, et, entre autres, on y en a introduit un ou deux, qui contrefont les fols qu’on appelle Zanis et Pantalons, ayant de faux visages fort contrefaits et ridicules: en France, on les appelle badins, revestus de mesmes habits. Et communément il ne se traicte sinon des bons tours que font des frippons, pour la mangeaille, à de pauvres idiots et maladvisez qui se laissent légèrement tromper et persuader; ou on y introduit des personnages luxurieux, voluptueux, qui déçoivent quelques maris sots et idiots pour abuser de leurs femmes, ou bien souvent des femmes qui inventent les moyens de jouyr du feu d’amour finement, sans qu’on s’en aperçoive... Quant aux farces, d’autant que volontiers elles sont pleines de toutes impudicitez, vilenies et gourmandises, et gestes peu honnestes, enseignans au peuple comme on peut tromper la femme d’autruy, et les serviteurs et servantes, leurs maistres, et autres semblables choses, sont reprouvées de gens sages et ne sont trouvées bonnes.» Cependant les farces, dont la plus grande partie est restée inédite et a suivi dans la tombe les vieux comédiens, occupèrent le théâtre jusqu’au règne de Louis XIV, où quelques-unes des plus célèbres d’entre elles se transformèrent en comédies.
Depuis la suppression du spectacle des mystères, le théâtre, au lieu de s’épurer et de tendre vers un but moral, s’abandonnait à une licence bien digne de justifier les plaintes amères de ses ennemis; il semblait n’avoir plus d’autre destination que de corrompre la jeunesse et d’enseigner la débauche. Voici en quels termes un zélé catholique le dénonçait en 1588 à l’horreur des bons citoyens et au châtiment des magistrats, dans ses Remonstrances très-humbles au roy de France et de Pologne Henry troisiesme de ce nom, sur les désordres et misères du royaume. «En ce cloaque et maison de Sathan, nommée l’hostel de Bourgogne, dont les acteurs se disent abusivement confrères de la Passion de Jésus-Christ, se donnent mille assignations scandaleuses, au préjudice de l’honnesteté et pudicité des femmes et à la ruine des familles des pauvres artisans, desquels la salle basse (le parterre) est toute pleine, et lesquels, plus de deux heures avant le jeu, passent leur temps en devis impudiques, jeux de cartes et de dez, en gourmandise, en ivrognerie, tout publiquement, d’où viennent plusieurs querelles et batteries... Sur l’échafaud (le théâtre), l’on y dresse des autels chargés de croix et d’ornements ecclésiastiques; l’on y représente des prestres revestus de surplis, mesme aux farces impudiques, pour faire mariage de risées... et, au surplus, il n’y a farce qui ne soit orde, sale et vilaine, au scandale de la jeunesse qui y assiste.»
Les farces du seizième siècle furent la honte de notre théâtre français, et servirent tristement à la démoralisation sociale; mais on ne les connaîtrait que par ouï-dire, si deux publications récentes ne nous en avaient pas rendu environ cent cinquante, qui ont échappé ainsi à une destruction systématique. «On ne sçauroit dire, écrivait Antoine du Verdier, sieur de Vauprivas, dans sa Bibliothèque françoise, imprimée à Lyon en 1584, on ne sçauroit dire les farces qui ont été composées et imprimées, si grand en est le nombre; car, au passé, chascun se mesloit d’en faire, et encore les histrions, dits Enfans-sans-soucy, en jouent et recitent. Or n’est la farce qu’un acte de comedie, et la plus courte est estimée la meilleure, afin d’eviter l’ennuy qu’une prolexité et longueur apporteroit aux spectateurs.» Du Verdier ajoute que, selon l’Art de rhetorique de Gratian du Pont, il faut que la farce ou sottise ne passe pas cinq cents vers. Outre la farce proprement dite, il y avait aussi des dialogues joyeux à deux personnages, des monologues et des sermons joyeux, que récitait un seul comédien. Malgré la multitude de farces qui ont existé, une vingtaine, au plus, avaient été sauvées; car les ecclésiastiques et les personnes dévotes étaient parvenus à faire disparaître tous les exemplaires de ces compositions libres ou obscènes: on ne s’explique pas autrement pourquoi tant de farces imprimées, tant d’éditions successives ont disparu, sans laisser de traces. On a découvert, il y a peu d’années, dans une ancienne librairie d’Allemagne, un recueil de soixante-quatre farces, dialogues, monologues, sermons joyeux, imprimés la plupart à Lyon, vers 1545; le British Museum de Londres s’est rendu acquéreur de ce recueil unique, dans lequel on ne trouve que six ou sept pièces déjà connues par des éditions différentes. C’est ce recueil de farces, que M. Viollet-Leduc publie aujourd’hui sous le titre d’Ancien Théâtre français (Paris, P. Jannet, 1854, 3 vol. in-18). Précédemment, M. Francisque-Michel avait publié (Paris, Techener, 1831–37, 4 vol. in-8o), d’après un manuscrit que possédait le duc de la Vallière (voy. le Catal. de ses livres, no 3304), et qui est maintenant à la Bibliothèque impériale, soixante-quatorze farces de la même époque, lesquelles ont été certainement imprimées dans leur nouveauté, et dont les anciennes éditions furent anéanties comme tant d’autres. Ces deux recueils, si précieux pour l’histoire du vieux théâtre, suffisent pour nous apprendre combien la morale et la pudeur publiques avaient à gémir de la représentation des farces, où le jeu des acteurs exagérait toujours l’indécence du sujet et du dialogue.
La guerre implacable qu’on faisait aux farces imprimées avait déjà réussi à les rendre assez rares, vers le commencement du dix-septième siècle, pour qu’un bibliophile, amateur de ce genre de littérature badine, se soit efforcé d’en sauver quelques-unes du naufrage, en faisant réimprimer, dès l’année 1612, chez Nicolas Rousset, libraire de Paris, un Recueil de plusieurs farces tant anciennes que modernes, lesquelles ont esté mises en meilleur ordre et langage qu’auparavant. Les auteurs de la Bibliothèque du théâtre françois (le duc de la Vallière, Marin et Mercier de Saint-Léger) ont analysé les sept farces que contient ce curieux recueil, de manière à nous prouver que le théâtre de ce temps-là ne se souciait guère de respecter les spectateurs, qui pardonnaient la plus grosse ordure, pourvu qu’on leur donnât à rire. Une de ces farces, que la Fontaine a imitée dans le conte du Faiseur d’oreilles, met en scène une femme grosse qui demande au médecin si elle aura un garçon ou une fille. Le médecin regarde dans sa main, et lui dit que cet enfant n’aura point de nez. La femme se désespère, mais le médecin la console et promet de réparer ce malheur: pour cet effet, il se retire avec elle. La femme rejoint son mari, qui l’attendait à la porte, et accouche un moment après. «Comment, dit le mari, il y a treize mois que je ne me suis approché de vous, et vous faites un enfant, tandis que la première année de notre mariage vous accouchâtes au bout de six mois!—C’est, répondit-elle, que la première fois l’enfant avoit été placé trop près de l’issue, et la seconde, trop avant.» Ce n’était rien que de faire accoucher une femme sur le théâtre; on voyait souvent les amants et les époux se coucher et continuer leur rôle entre les draps du lit! Souvent aussi, l’action se passait derrière la scène ou dans la niche fermée de rideaux; mais, pour éviter un malentendu, on avertissait le spectateur de tout ce qu’on ne lui permettait pas de voir. Dans la Farce joyeuse et recreative d’une femme qui demande les arrérages à son mary, les deux époux, qui ont failli avoir un procès sur ce chapitre matrimonial, finissent par s’accorder et par sortir ensemble. Un voisin, qui s’est employé à la réconciliation des parties, dit alors: