Histoire de la prostitution chez tous les peuples du monde depuis l'antiquité la plus reculée jusqu'à nos jours, tome 6/6
—Non, fais, je vous jure, ma foy!
Par Dieu! j’ay l’ame trop réale:
Je parle de Sardanapale.
Com’ sempre star in bordello,
No fa Hercole immortello
Au royaume de Conardise,
Où, par madame la Marquise,
Les grans noms sont mis à monceaux
Et toute la France en morceaux,
Pour assouvir son putanisme.
Tous les honnêtes gens, tous les bons citoyens s’indignaient à l’idée de l’union du roi avec une femme déshonorée qui tranchait déjà de la reine de France. Un satirique publia ce huitain au sujet de ce beau mariage, qui n’existait encore qu’en promesse signée de la main de Henri IV:
Votre heritier est tout certain,
Puisqu’aussy bien un peu de cire
Legitime un fils de putain:
Putain dont les sœurs sont putantes,
La grand’mère le fut jadis,
La mère, cousines et tantes,
Horsmis madame de Sourdis!
Madame de Sourdis, comme nous l’avons dit plus haut, était la bien-aimée du vieux chancelier de Cheverny, et elle en eut un fils, que le roi tint sur les fonts à Saint-Germain-l’Auxerrois: «Sire, dit la sage-femme en lui remettant l’enfant, avisez à le bien porter, car il est fort pesant.—Je ne m’en étonne pas, repartit Henri IV, les sceaux lui pendent au cul!» Gabrielle n’eut pas le temps d’en venir à ses fins: elle fut emportée, en quelques heures, par une maladie subite qui avait tous les caractères d’un empoisonnement. Ses envieux et ses ennemis ne lui pardonnèrent pas même après sa mort: comme, à ses obsèques, le deuil était conduit par son beau-frère, le maréchal de Balagny, fils naturel d’un évêque de Valence, et que ses six sœurs, «plus dissolues qu’elle encore,» assistaient à cette cérémonie funèbre, le poëte Sigogne composa ce sixain, que Sauval a recueilli dans les Amours des rois de France:
Les six Pechez mortels vivants,
Conduits par le bastard d’un prestre,
Qui tous ensemble alloient chantants
Un Requiescat in pace
Pour le septiesme trespassé.
Henri IV ne pouvait vivre sans une maîtresse en titre, ce qui ne l’empêchait pas de prendre autant de maîtresses volantes qu’on lui en présentait. Madame de Beaufort était à peine inhumée, que les courtisans se disputaient à qui lui donnerait une héritière dans les bonnes grâces du roi: on trouva mademoiselle Henriette d’Entragues. Elle était fille de cette belle et douce Marie Touchet qui avait été aimée de Charles IX et qui fut mariée avec François de Balzac, seigneur d’Entragues. Cette demoiselle, âgée de dix-neuf à vingt ans, ne se distinguait pas moins par son esprit que par sa beauté; elle avait surtout, dit Sully, «ce bec affilé, qui, par ses bonnes rencontres, rendoit sa compagnie des plus agréables.» Mademoiselle d’Entragues fut si bien recommandée au roi par les personnes qui voulaient en faire une favorite, que le roi éprouva aussitôt le désir «de la voir, puis de la revoir, puis de l’aimer.» Il l’aima, dès qu’il l’eut vue; et mademoiselle d’Entragues, docile aux leçons de sa mère, et surtout de son frère, se laissa volontiers aimer. Elle n’en était pas, dit-on, à son apprentissage; cependant elle marchanda longtemps les dernières faveurs, que Henri IV réclamait avec toute l’ardeur d’un amant et toute l’autorité d’un roi. Il y eut, à ce sujet, un des plus monstrueux trafics de prostitution, que nous fournisse l’histoire des amours des rois. La famille d’Entragues, le père, la mère, leurs amis et leurs conseillers auraient été plus ou moins mêlés à ces honteuses négociations, dont le but était un marché impudique. On demandait cent mille écus de la vertu de mademoiselle d’Entragues. Quelques mémoires rapportent que la somme fut réduite à cinquante mille. Dans tous les cas, on tomba d’accord sur le prix; mais on ne s’en tint pas à l’argent: mademoiselle d’Entragues, par le conseil de ses père et mère, demandait une promesse de mariage, sous cette étrange condition qu’elle fournirait au roi un enfant mâle dans le délai d’une année! «Je suis observée de si près, disait Henriette d’Entragues à son amant, qu’il m’est absolument impossible de vous accorder toutes les preuves de reconnaissance et d’amour, que je ne puis refuser au plus grand roi du monde. Il faut une occasion; et je vois bien que nous n’aurons jamais de liberté, si nous ne l’obtenons de M. et madame d’Entragues.» Ceux-ci consentaient à fermer les yeux, dès qu’ils auraient en mains la promesse de mariage signée et scellée en bonne forme. «Cette pimbêche et rusée femelle sut si bien cajoler le roy,» dit Sully, que la promesse fut souscrite et donnée «pour la conqueste d’un trésor que peut-estre il ne trouveroit pas.» Sully eut le courage de faire tous ses efforts pour détourner son maître de cette folie amoureuse, qui menaçait de lui coûter plus de cent mille écus; il déchira même la promesse de mariage, que lui montrait le roi: «Si vous vouliez bien vous rappeler, lui dit-il avec fermeté, ce que vous m’avez dit autrefois de cette fille et de son frère le comte d’Auvergne, du vivant de madame la duchesse (de Beaufort); des propos que vous me teniez tout haut, et des ordres dont vous me chargeastes de faire sortir de Paris tout ce bagage (car c’estoit ainsy que vous vous exprimiez en parlant alors de la maison de M. et madame d’Entragues), vous pousseriez plus loin ce doute où vous estes, et compteriez encore moins de trouver la pie au nid, et, en tout cas, vous penseriez que ce n’est pas une pièce qui mérite d’estre achetée cent mille escus, et Dieu veuille qu’il ne vous en couste pas davantage un jour à venir!»
Ces conseils, émanés d’un bon et loyal serviteur, étaient soutenus par toutes les distractions galantes que pouvait imaginer le parti contraire à mademoiselle d’Entragues. Tous les jours on produisait de nouvelles filles, qui, choisies parmi les plus jolies et les plus séduisantes, ne servaient, en quelque sorte, qu’à exciter encore plus la passion du roi pour mademoiselle d’Entragues. «Il ne possédoit pas encore mademoiselle d’Entragues, dit Bassompierre dans ses Mémoires, et couchoit parfois avec une belle garce nommée la Glandée.» Il allait passer la nuit à l’hôtel de Zamet, où on la lui amenait. La Glandée fut bien vite détrônée par la Fanuche.
Tallemant des Réaux, qui nous a révélé de si neuves et si curieuses particularités sur Henri IV, rapporte un bon mot, un peu libre, de ce prince, au sujet de la Fanuche, qu’on lui avait présentée comme une vierge et qui n’en était pas à son apprentissage. (Voy. l’édit. des Historiettes, publiée avec commentaires par MM. Monmerqué et Paulin Paris, membres de l’Académie des inscriptions et belles-lettres, t. Ier.)
Cette Fanuche fut longtemps une courtisane à la mode dans le grand style de la belle Impéria et des courtisanes italiennes; elle était renommée surtout à cause de son beau corps et de ses perfections secrètes. Un quatrain, imprimé en 1637 dans la seconde partie des Poésies et rencontres du sieur de Neuf-Germain, poëte hétéroclite de Gaston d’Orléans, nous prouve que Fanuche, à cette époque (elle avait alors plus de quarante ans), était encore digne des hommages de ses admirateurs et des éloges de la poésie galante.
Mais Henri IV ne se contentait pas de ces amours de passage: il voulait une maîtresse à poste fixe, il avait le cœur pris, il eût donné la moitié de son royaume pour posséder mademoiselle d’Entragues. Il la posséda, moyennant la promesse de mariage et un don de cent mille écus. On lui fit crédit pour la somme. Quand il fallut payer, il s’exécuta en rechignant; et il ordonna d’apporter dans son cabinet ces belles espèces sonnantes, qu’on étala devant lui sur le plancher: «Ventre-saint-gris! s’écria-t-il en voyant ces monceaux d’or à ses pieds, voilà une nuit bien payée!» Il s’attacha dès lors à cette conquête, qui lui avait coûté si cher, et il éleva mademoiselle d’Entragues au rang de favorite, sans se faire faute de s’éparpiller çà et là en infidélités, qui ne le rendaient ni moins tendre ni moins empressé pour elle.
Son divorce avait été prononcé en cour de Rome, mais, quelque puissant que fût son amour, il s’était laissé engager dans une alliance politique, et il épousa Marie de Médicis, en 1600. Mademoiselle d’Entragues, qui s’était inutilement opposée à cette union, mit tout en jeu pour conserver son titre et ses fonctions de favorite, en renonçant à devenir reine de France. Henri IV l’avait créée marquise de Verneuil, et il ne paraissait nullement résolu, malgré son mariage, à cesser des relations qu’il préférait à toutes les autres.
Cependant Henriette de Balzac, dont le caractère violent, souple et despote à la fois, avait exercé un grand empire sur le roi, ne lui épargnait pas les gronderies et les mauvais compliments; elle lui dit, un jour, «que bien lui prenoit d’être roi, que sans cela on ne le pourroit souffrir, et qu’il puoit comme charogne.» (Voy. l’historiette de Henri IV, dans Tallemant des Réaux.) Elle l’appelait le capitaine Bon vouloir, parce qu’il était toujours prêt à payer de sa personne en galanterie, et qu’il se sentait porté pour toutes les femmes, en général. La marquise de Verneuil, qui logeait à l’hôtel de la Force près du Louvre, partageait, pour ainsi dire, avec la reine, les attentions du roi et les assiduités des courtisans; elle ne désespérait pas de l’emporter tout à fait, un jour ou l’autre, sur Marie de Médicis, qu’elle ne nommait pas autrement que l’Italienne ou la grosse banquière. Cette installation publique d’une maîtresse en titre, vis-à-vis du Louvre, était un scandale qui faisait murmurer le peuple et gémir les vrais serviteurs de Henri IV.
On essaya, pour le séparer de cette femme astucieuse qui en voulait toujours à la couronne de France, une foule de combinaisons et d’intrigues amoureuses, destinées à diminuer le pouvoir de la marquise de Verneuil, en diminuant son prestige; mais Henri IV, en courant les aventures qu’on lui préparait, ne laissait pas de revenir plus échauffé à la marquise. En 1600, selon Bassompierre (anciens et nouveaux Mémoires), il devint un peu amoureux d’une des filles de la reine, nommée la Bourdaisière; puis, de madame de Boinville, femme d’un maître des requêtes; puis, de mademoiselle Clein; puis, de la femme d’un conseiller nommé Quelin; puis, de la comtesse de Lemoux; puis, d’une dame d’honneur de la reine, appelée Foulebon, etc. La marquise de Verneuil n’en était pas moins fêtée; mais l’exemple du roi lui apprit sans doute à se donner du bon temps, et l’on peut supposer que les consolateurs ne lui manquèrent pas. Un mot de Henri IV, rapporté par Tallemant des Réaux, ferait penser qu’il n’était pas jaloux de la marquise, comme il l’avait été de Gabrielle d’Estrées. «On lui dit que feu M. de Guise étoit amoureux de madame de Verneuil; il ne s’en tourmenta pas autrement, et dit: Encore faut-il leur laisser le pain et les putains! on leur a ôté tant d’autres choses!» La marquise de Verneuil se sentait assez sûre de l’attachement du roi, pour n’avoir rien à craindre des rivales de rencontre qu’il lui donnait; néanmoins, son crédit fut balancé un moment par celui de Jacqueline du Bueil, fille d’un brave gentilhomme breton, Claude du Bueil, seigneur de Courcillon. Le roi, pendant une de ses brouilles avec sa maîtresse en titre, avait fait son passe-temps de cette jeune et charmante personne, qui n’osa rien lui refuser et qui se trouva grosse. Il s’agissait de mettre l’accident sous la responsabilité d’un mari: «Le mardy 5 du mois d’octobre (1604), raconte ingénument P. de l’Estoile dans son Registre-journal du règne de Henri IV, à six heures du matin, mademoiselle du Bueil, nouvelle maistresse du roy, espousa à Saint-Maur-des-Fossez le jeune Chauvalon, jeune gentilhomme, bon musicien et joueur de luth, piètre (ainsi qu’on disoit) de tout le reste, mesme des biens de ce monde. Il eut l’honneur de coucher le premier avec la mariée, mais esclairé, ainsi qu’on disoit, tant qu’il y demeura, des flambeaux et veillé des gentilshommes, par le commandement du roy, qui le lendemain coucha avec elle à Paris au logis de Montauban, où il fut au lit jusqu’à deux heures après midy. On disoit que son mary estoit couché en un petit galetas au-dessus de la chambre du roy, et ainsi estoit dessus sa femme, mais il y avoit un plancher entre deux.» Cette nouvelle maîtresse menaçait d’évincer la marquise de Verneuil, mais celle-ci n’était pas en peine des moyens de ramener le roi; elle fit attaquer vigoureusement le cœur de Jacqueline du Bueil, par le jeune prince de Joinville, frère du duc de Guise, qui la courtisait elle-même et qui lui était tout dévoué. Quand les deux amants se furent convenus et entendus, on avertit le roi, qui se plaignit amèrement à la vieille duchesse de Guise: «Qu’on épouse ma maîtresse, à la bonne heure, dit-il, j’y consens; mais qu’on me la dispute et qu’on s’en tienne à en être le galant, c’est ce que je ne souffrirai point!» Il aurait fait arrêter le prince de Joinville, si ce rival trop favorisé n’eût renoncé tacitement à la possession de Jacqueline, en s’éloignant d’elle et de la cour. Henri IV pardonna: mademoiselle du Bueil fut faite comtesse de Moret, et le fils qu’elle mit au monde, après le départ du prince de Joinville, fut légitimé comme l’avaient été ceux de Gabrielle d’Estrées.
La marquise de Verneuil tenait sous le charme son capitaine Bon vouloir; elle lui avait laissé des souvenirs qui le ramenaient toujours auprès d’elle, en dépit de toutes les amourettes. Lorsqu’elle fut accusée d’avoir trempé dans un complot contre le roi, avec son père, son frère et d’autres seigneurs, elle ne fit que rire et railler; quand elle fut condamnée, elle n’eut qu’à voir le roi pour obtenir la grâce de tous les conjurés, et bien que son rôle de favorite ait cessé vers cette époque, Henri IV allait la voir souvent et ne lui faisait pas moins bon visage. La marquise le divertissait plus que personne au monde, et la reine était toujours jalouse d’elle. Au mois de mars 1607 il se rendit avec la cour à Chantilly, où séjournait madame de Verneuil. Il avait emmené avec lui une fille, nommée Lahaye, «qu’il entretenoit, dit l’Estoile, et qu’il menoit partout où il alloit.» La marquise lui dit, en bouffonnant comme de coutume: «Vous avez de mauvais fourriers avec vous, qui vous logent à Lahaye, au vent et à la pluie!» Cette Lahaye fut disgraciée l’année suivante, et prit le voile dans l’abbaye de Fontevrault: «retraite finale et assez ordinaire des dames du mestier, dit P. de l’Estoile (à la date du 30 mars 1608), où quelques fois elles ne laissoient pas de le continuer.» Une anecdote, racontée dans les notes de Lenglet-Dufresnoy sur le Journal de Henri IV (à la date du 12 Mars 1604), nous apprend que le roi traînait partout à sa suite, dans ses voyages comme dans ses dévotions, un troupeau de femmes et de filles de la cour; ainsi, quand il allait entendre les sermons du père Gonthier, jésuite, aux différentes églises de Paris, ces dames y venaient à l’envi, en grande toilette, pour y briguer un regard et un sourire de Henri IV. Une fois, que le jésuite prêchait à Saint-Gervais, la marquise de Verneuil et beaucoup de dames vinrent se placer près de l’œuvre, où le roi était assis. Elles chuchotaient entre elles; et la marquise échangeait des signes d’intelligence avec Henri IV, qui avait de la peine à s’empêcher de rire. Le père Gonthier s’arrêta court au milieu de sa prédication, et se tournant vers le roi: «Sire, lui dit-il avec amertume, ne vous lasserez-vous jamais de venir avec un sérail entendre la parole de Dieu, et de donner un si grand scandale dans ce lieu saint?» Le roi ne lui sut pas mauvais gré de la réprimande; mais il n’en fut pas plus réservé dans sa manière d’être, et il n’évita pas davantage de causer du scandale à ses sujets.
Son dernier amour, celui qui mit peut-être le poignard dans la main de Ravaillac, a montré jusqu’où pouvait aller la dépravation de ses mœurs. C’est un des épisodes les plus étranges de l’histoire de la Prostitution à la cour de France. «Le roy, en ce temps, écrivait Pierre de l’Estoile dans ses Journaux, sous la date du mois de juin 1609, esperduement amoureux de madame la princesse de Condé, estimée la plus belle dame, non de la cour seulement, mais de la France, donne subject, par ses desportemens, de nouveaux discours, aux curieux et mesdisans, qui sans cela ne parloient que trop licencieusement de Sa Majesté et des vilanies et corruption de la cour.» La jeune Charlotte-Marguerite, fille de Henri, duc de Montmorency, maréchal et connétable de France, avait paru pour la première fois à la cour, cette année-là: «Elle étoit si jeune, dit l’auteur des Amours du grand Alcandre, qu’elle ne faisoit que sortir de l’enfance; sa beauté estoit miraculeuse et toutes ses actions si agréables, qu’il y avoit de la merveille partout. Alcandre la voyant danser, un dard à la main, comme, pour la figure du ballet, elles (les dames de la reine) représentoient les nymphes de Diane, se sentit percer le cœur si violemment, que cette blessure dura aussi longtemps que sa vie.» Le connétable avait jeté les yeux sur Bassompierre pour en faire son gendre; mais le roi, qui avait vu ce miracle de beauté et de grâce, n’hésita pas à chercher un autre mariage qui laisserait le champ libre à ses honteux desseins: «Je suis devenu non-seulement amoureux, mais furieux et outré de mademoiselle de Montmorency, dit-il à Bassompierre, qui était un de ses compagnons de table et de débauche. Si tu l’épouses et qu’elle t’aime, je te haïrai; si elle m’aime, tu me haïrois. Il vaut mieux que cela ne soit point cause de rompre notre bonne intelligence, car je t’aime d’affection et d’inclination. Je suis résolu de la marier à mon neveu le prince de Condé, et de la tenir près de ma famille. Ce sera la consolation et l’entretien de la vieillesse où je vais désormais entrer. Je donnerai à mon neveu, qui aime mieux mille fois la chasse que les dames, cent mille livres par an, pour passer son temps, et je ne veux autre grâce d’elle, que son affection, sans rien prétendre davantage.» Bassompierre se retira devant un ordre aussi formel, et mademoiselle de Montmorency épousa le prince de Condé. Dès lors, le roi s’abandonna sans pudeur à toutes les extravagances de sa passion, qui «estoit si grande, dit l’Estoile, qu’on l’en vit changer, en moins de rien, d’habits, de barbe et de contenance.» Le poëte Malherbe prêtait complaisamment sa muse à l’expression de cette passion adultère, qui, si l’on en croit des stances composées sous le nom d’Alcandre, n’aurait pas trouvé Oranthe insensible. Quoi qu’il en fût, le roi «se montrant si eschauffé à la chasse de ceste belle proie, pour laquelle avoir il mettoit tout le monde en besongne, jusques à la mère du mary, le prince de Condé lui adressa de vifs reproches et s’emporta même, dit-on, jusqu’à l’appeler b....» (Voy. les Mém.-journaux de P. de l’Estoile, édit. de MM. Champollion, p. 537, règne de Henri IV.) Le prince de Condé «estant bien averty que le roy se servoit de sa mère, comme d’un instrument propre pour corrompre la pudicité de sa femme, en entra en grosses paroles avec elle, lui dit pouilles, l’appela maquerelle ou d’autres noms qui ne valoient pas mieux, lui reprochant de luy avoir peint la honte sur le front.» Ce passage incroyable, qui nous représente une mère travaillant au déshonneur de son fils, est un des plus tristes témoignages de la dégradation morale des courtisans à cette époque. Pierre de l’Estoile ajoute un dernier trait à ce tableau hideux, en attribuant à la reine elle-même une part de complicité dans cette ligue générale contre la vertu de la princesse de Condé: «Je scay, dit Marie de Médicis, que, pour ce beau marché, il y a trente maquerelles en besongne; et, si je m’en mesle une fois, je feray la trente-uniesme.» Le prince de Condé échappa pourtant aux ruses et aux violences qui menaçaient son honneur conjugal; il enleva sa femme et l’emmena hors de France, pour la mettre en sûreté à Bruxelles. Henri IV serait allé l’y chercher, les armes à la main, si le poignard d’un régicide n’eût rompu la trame de ses coupables projets avec celle de sa vie.
L’amour frénétique de Henri IV pour la princesse de Condé avait produit un redoublement d’activité dans les démarches complaisantes des courtiers d’amour, qui s’employaient alors pour les plaisirs du roi. C’est un des caractères les plus remarquables de la Prostitution, à cette époque, que le zèle des gens de cour à servir d’intermédiaires officieux, dans les affaires de galanterie, non-seulement au roi, mais encore aux princes et aux grands. On semblait avoir perdu le sens moral, à ce point qu’un bon gentilhomme ne se faisait aucun scrupule de se prêter aux infâmes manœuvres des agents de la débauche, dès qu’il fallait contenter le caprice amoureux d’un puissant protecteur. Chacun, pour se mettre dans les bonnes grâces de son patron, ne rougissait pas de devenir, au besoin, un vil proxénète; chacun s’estimait heureux et fier de produire une nouvelle merveille de beauté, destinée à la couche royale. Aussi, faut-il accuser ces misérables pourvoyeurs, plutôt que le roi lui-même, qui n’était pas, il est vrai, capable de résister à leurs impures excitations. Le type le plus parfait du proxénétisme, le principal complice des désordres de Henri IV, fut l’Italien Sébastien Zamet, qui, de simple cordonnier qu’il était sous Henri III, n’avait pas tardé à se faire «seigneur de dix-sept cent mille écus,» conseiller du roi, gouverneur de Fontainebleau, surintendant de la maison de la reine, baron de Billy et Murat, etc. Zamet, que Henri IV nommait familièrement Bastien, et dont il appréciait l’humeur joyeuse, l’esprit délié et le servile dévouement, avait, pour ainsi dire, mis la main dans tous les amours de son maître; c’était lui qui remplissait les mystérieuses fonctions de surintendant des plaisirs du roi; c’était dans son hôtel magnifique, situé rue de la Cerisaie, que le roi faisait des parties de débauche avec les jeunes seigneurs de la cour; c’était dans cet hôtel, que le roi venait souvent passer la nuit avec des femmes que Zamet se chargeait souvent de lui fournir; c’était là, que toutes les maîtresses du roi avaient payé leur écot. Zamet eut deux concurrents dans le vilain métier qu’il exerçait avec beaucoup d’adresse et de cynisme pour le service de Henri IV: le duc de Bellegarde et le marquis de la Varenne. Le premier, qui avait été un de ceux qu’on appelait les maquereaux ordinaires de Sa Majesté (voy. le Tocsin des Massacreurs, édit. de 1579, p. 47), excellait dans l’art de choisir de friands morceaux pour la bouche du roi; il savait aussi endoctriner les filles et «les dresser au manége royal, comme des juments de bonne volonté:» il avait produit Gabrielle d’Estrées, il produisit ensuite Jacqueline du Bueil. Le second, qui avait commencé par être cuisinier de la maison de Madame, sœur du roi, s’avança si bien dans la faveur de ce prince, qu’il devint contrôleur général des postes et conseiller d’État: il était spécialement chargé de porter les poulets et les messages d’amour; on l’appelait le maître ou le ministre des voluptés du roi. (Voy. la Vie de M. du Plessis-Mornay, liv. II.) «Les maquereaux s’en vont marquis! s’écrie d’Aubigné, dans la Confession de Sancy, en parlant de la Varenne, qui avait «transsubstantié les potages de cuisine en tripotages d’estats, et les poulets de papier en poulets de chair humaine.»
Les femmes et les plus grandes dames se mêlaient aussi de ce trafic malhonnête, qui leur gagnait la faveur du prince. Nous avons vu plus haut, que la princesse douairière de Condé se liguait avec ce verd galant à barbe grise, contre la chasteté de sa belle-fille et l’honneur de son fils. Nous avons vu que madame de Sourdis favorisait le commerce adultère de sa nièce, Gabrielle d’Estrées. La princesse de Conti (mademoiselle de Guise), qui avait été aussi une des maîtresses de son grand Alcandre, ne cessait de lui chercher de nouveaux amusements, et se faisait la corruptrice de ses rivales. Nous pourrions mentionner un grand nombre d’autres femmes de grand nom, qui étaient toujours prêtes à seconder les fantaisies libertines du plus débauché des rois. Dans la Bibliothèque (imaginaire) de maître Guillaume, facétie satirique fréquemment citée dans les notes de la Confession de Sancy, on remarque les deux ouvrages suivants: Sept livres de Chasteté, faits par la Varenne, dédiés à madame de Retz, et les Préceptes de production, autrement de maquerellage, composés par madame de Villers, commentés par madame de Vitry et dédiés à la Varenne. Une facétie du même genre, qui ne nous est connue, que par un extrait inséré dans le Journal de P. de l’Estoile (à la date du mois de juillet 1609), caractérise encore mieux le scandaleux maquignonnage, qui se pratiquait surtout au profit de Henri IV: dans une plaisante Requête au roi, le nommé Clavelle, qui s’intitule le compagnon de Duret, remontre humblement à Sa Majesté, «qu’il avoit fait et exercé aussy bien et mieux que luy (Duret) le mestier de maquerellage (qui est un des principaux, et auquel l’esprit de l’homme se monstre le plus), ayant conduit des prattiques très-difficiles de ce costé-là avec plus d’honeur beaucoup et moins de hasard que Duret (et ne luy en scachant rien monstrer, dont il le desfioit luy et tout homme). Tesmoins les maquerellages (disoit-il) de telles et telles (qu’il spécifie en sa requeste), un tel et tel marché (dont vous-mesme n’estes ignorant, sire), venus à leur perfection et effect, par sa diligence et principale entremise, et où un autre, bien que versé en l’art, eust perdu ses pas et ses peines, et mille autres petits services de pareille estoffe dont il avoit obligé grands et petits à la cour.» Tallemant des Réaux raconte que le maréchal de Roquelaure, qui était borgne, accompagnant le roi en carrosse, interpella une marchande de maquereaux, et lui demanda comment elle distinguait les mâles des femelles: «Jésus! répondit cette vendeuse de poisson, il n’y a rien de plus aisé, les mâles sont borgnes.» Et Tallemant ajoute: «On l’accusoit d’avoir fait quelquefois le ruffian à son maître.»
Certes, les innombrables amours de la reine Marguerite et ceux du grand Alcandre, racontés très-sommairement, comme nous avons essayé de le faire, forment l’épisode le plus curieux et le plus caractéristique de l’histoire de la Prostitution à la fin du seizième siècle.
CHAPITRE XXXIX.
Sommaire.—Les annales de la cour sous Henri III et Henri IV.—La belle Châteauneuf.—Le souper des trois rois chez Nantouillet.—Le mariage de la maîtresse du roi.—L’assassinat de madame de Villequier par son mari.—Indignes violences de Henri III et de ses mignons.—La comédie du Paradis d’amour.—Bibliothèque de madame de Montpensier.—Manifeste des dames de la cour.—Les filles d’honneur de la reine.—La Malherbe et le seigneur de la Loue.—La Sagonne et le baron de Termes.—Indulgence de Henri IV.—Commencements de la belle galanterie.—Conséquences du luxe.—Le mouchoir de 19,000 écus.—La tapisserie.—Les mystères des dieux.
Dulaure remarque avec raison, dans son Histoire de Paris (édit. in-12, t. IV, p. 492), que les scènes de luxure décrites complaisamment par Brantôme pour représenter l’état des mœurs de la cour «ressemblent à celles que pourraient offrir les annales d’un lieu de débauche;» mais Brantôme, qui vécut jusqu’en 1614, avait quitté la cour en 1582, par suite d’un dépit de courtisan, pour se retirer dans ses terres, où il écrivit ses mémoires, qui ne nous sont pas tous parvenus. Sa nièce, madame de Duretal, prit soin de brûler les plus scandaleux, et l’on peut juger ce qu’ils étaient par ceux qui nous restent. Brantôme n’a donc pu voir par ses propres yeux la fin du règne de Henri III ni tout le règne de Henri IV; il ne savait ce qui se passait au Louvre, que par les correspondances des amis qu’il y avait laissés, et il s’est abstenu de recueillir, d’après leur témoignage plus ou moins partial, tous les faits dont il ne fut pas témoin et garant. Ainsi, ne pouvons-nous pas lui demander des renseignements sur l’histoire de la Prostitution à la cour de Henri III et de Henri IV. Brantôme, si on le juge par quelques pages où il se montre l’implacable ennemi des débauches italiennes, gémissait sans doute de l’aberration honteuse, dans laquelle était tombé le dernier des Valois, entouré de vils mignons; il croyait que, sous l’influence de ces horreurs étrangères, le joli train de la cour de France avait cessé, et que l’amour des dames, tant recommandé par les traditions françaises, n’existait plus que chez de vieux courtisans et d’incorruptibles gentilshommes. Il ne faut pas supposer, néanmoins, que l’abominable secte des mignons et des hermaphrodites eût détruit toute honnête galanterie, et que les dames fussent devenues à la cour de Henri III neutres ou indifférentes dans une question où elles avaient toujours été les premières intéressées. Il faut même dire, pour l’honneur des mignons, qu’ils n’étaient pas si négligents du beau sexe, qu’on pourrait le penser à cause de leur vilaine réputation. Henri III avait eu des maîtresses, ses favoris en avaient également, et plusieurs d’entre eux qui périrent de mort tragique ne purent en accuser que les femmes.
Henri III, lorsqu’il n’était encore que duc d’Anjou, aimait Renée de Rieux, connue sous le nom de la belle Châteauneuf; c’était une de ces filles d’honneur de Catherine de Médicis, que le fameux libelle huguenot, intitulé le Tocsin des Massacreurs, n’a probablement pas calomniées, quand il les marque du sceau de la Prostitution: «Nul n’ignore, lit-on dans ce libelle (p. 49 de l’édit. de 1570), l’impudicité des filles de la suitte de la Roine mère, tesmoins la Rouet, Montigny, Chasteauneuf, Atri et autres, desquelles la chasteté est si peu connue, qu’elle ne trouveroit pas un seul tesmoing chez tous les courtisans.» Lorsque le duc d’Anjou dut partir pour la Pologne, où l’appelait le vœu des nobles polonais qui lui avaient offert la couronne, il voulait trouver un mari pour mademoiselle de Châteauneuf, à laquelle il avait fait, dit-on, une promesse de mariage par écrit. Il chercha parmi les seigneurs de la cour celui qui pourrait prendre son lieu et place. Mademoiselle de Châteauneuf, qui était d’un caractère orgueilleux et inflexible, ne se prêtait guère, il est vrai, à ce trafic matrimonial. Le duc d’Anjou jeta les yeux sur Nantouillet, prévôt de Paris, un de ses compagnons de table et de plaisir; Nantouillet déclina très-fièrement le déshonneur qu’on prétendait lui faire, et répondit au nouveau roi de Pologne, que, «pour épouser une fille de joie, il attendrait que Sa Majesté eût établi des bordeaux dans le Louvre.» Cette réponse fut rapportée à Charles IX, qui en garda rancune à Nantouillet. Peu de jours après (septembre 1573), on intercepta une lettre écrite de Paris par un courtisan, dans laquelle il était parlé, en ces termes, d’un grand scandale qui venait d’avoir lieu et qui faisait l’entretien de la ville et de la cour: «J’ay veu, disait l’auteur de cette lettre, les trois rois, qu’on appelle le Tyran, le roy de Polongne, et le tiers, le roy de Navarre, qui, pour rendre grâces à Dieu pour la paix et leur délivrance, ne cessoyent de le despiter et provoquer à vie, par leurs lascives puanteurs et autres tels sardanapalismes. Je sceu comme ces trois beaux sires s’estoient fait servir, en un banquet solemnel qu’ils firent, par des putains toutes nues...» MM. Champollion, dans leur édition du Journal de Henri III, se sont abstenus de reproduire certains passages obscènes, que Pierre de l’Estoile avait insérés tout au long dans son manuscrit. Le banquet n’avait été que le prélude de scènes plus inouïes encore. Les trois rois, «estant en peine à quoy ils employeroient le reste de la nuit,» avaient fait avertir Nantouillet, qu’ils iraient collationner chez lui à l’hôtel d’Hercule, situé au coin de la rue des Augustins. Nantouillet s’excusa en vain de recevoir de tels hôtes; mais il fut forcé d’obéir à l’ordre du roi et de faire apprêter la collation. Les convives, à moitié ivres, avaient formé le complot de piller l’hôtel d’Hercule: ils s’emparèrent, en effet, de la vaisselle d’argent, forcèrent les coffres et les armoires, y prirent tout ce qu’ils trouvèrent de précieux, et ne se retirèrent que chargés de butin, malgré les plaintes et les prières de Nantouillet. Le bruit courut, le lendemain, qu’une somme de cinquante mille francs, volée dans les coffres de Nantouillet, avait été donnée, avec beaucoup de joyaux provenant de la même source, à la belle de Châteauneuf, pour la dédommager et la venger du refus que Nantouillet avait fait de sa main. Celui-ci alla se plaindre au premier président du parlement, qui, avant de faire informer sur cette affaire, adressa des remontrances au roi Charles IX: «Ne vous en mettez pas en peine, lui répondit le roi; faites entendre à Nantouillet qu’il aura trop forte partie, s’il veut en demander raison.» Nantouillet se le tint pour dit et retira sa plainte.
Le duc d’Anjou avait déjà rompu avec mademoiselle de Châteauneuf, ou du moins il lui donnait publiquement pour rivale la princesse de Condé, dont il portait le portrait pendu à son cou. Son amour pour cette charmante princesse résista même à l’absence. En revenant de Pologne pour succéder à Charles IX, il retrouva sa maîtresse; mais il eut le chagrin de la perdre presque aussitôt. Mademoiselle de Châteauneuf essaya de reprendre alors ses anciens droits sur le cœur du prince, qui n’avait pas cessé de lui montrer beaucoup d’affection. Elle fut encore un moment la maîtresse du roi, quoique les mœurs de Henri eussent subi une triste métamorphose: elle était si peu tolérante pour les mignons, que Henri III en revint à l’idée de la marier, afin de se débarrasser d’elle. Il s’était marié lui-même avec Louise de Vaudemont; il savait que cette princesse avait été recherchée par le comte de Brienne, qui en estait toujours épris: «Comte, lui dit-il d’un ton de maître, je viens de vous ôter votre maîtresse; mais, en échange, je veux vous donner la mienne et que vous épousiez Châteauneuf.» Ce n’était pas une plaisanterie; et le comte de Brienne ne put échapper à ce mariage, qu’en quittant précipitamment la cour. La belle Châteauneuf en fut bien aise. Elle ne souhaitait pas trouver un mari, et elle aspirait toujours à conserver son titre de maîtresse du roi; mais elle eut l’imprudence d’entrer en lutte ouverte contre la jeune reine, et Catherine de Médicis lui défendit de reparaître à la cour. Le roi se garda bien de la soutenir, et, comme elle se vit abandonnée de ce prince, que les mignons avaient irrité contre elle, le dépit lui fit faire un coup de tête dont elle se repentit bientôt. Cette fille, «si entière et si dédaigneuse, dit Brantôme, que, quand quelque habile et galant homme la venoit accoster et la taster d’amour, elle lui respondoit si orgueilleusement, en si grand mespris d’amour, par paroles si arrogantes, car elle disoit des mieux, que plus n’y retournoit, se laissa si bien aller à un qui obtint tout d’elle quelques jours avant qu’elle se mariast.» C’était un Italien, nommé Altoviti, «qui n’estoit nullement comparable à force autres honnestes gentilshommes qui l’avoient voulu servir.» Deux ans après, l’ayant trouvé paillardant, dit l’Estoile (septembre 1577), elle le tua virilement de sa propre main. Henri III n’avait que faire d’une maîtresse en titre, et il se réjouit d’être ainsi délivré des éternels reproches de mademoiselle de Châteauneuf, qui lui faisait honte de ses infâmes habitudes. Il ne retomba plus depuis sous la domination d’une femme; mais, en dépit de ses mignons fraisés, il revenait, de temps à autre, aux premiers penchants de sa jeunesse. On l’accusa d’avoir poussé son favori, René de Villequier, à tuer sa femme (août 1577), qui était grosse, «combien que son mari, plus de dix mois auparavant, n’eust couché avec elle.» Cette dame avait pour amant le seigneur de Barbizi, beau jeune homme parisien qu’elle refusait de sacrifier à la jalousie du roi. «Ce meurtre fust trouvé cruel, dit l’Estoile (Journal de Henri III, ancienne édit.), comme commis en une femme grosse de deux enfants, et estrange, comme fait au logis du roy (à Poitiers), Sa Majesté y estant, et encores en la cour, où la paillardise est publiquement et notoirement prattiquée entre les dames, qui la tiennent pour vertu. Mais l’yssue et la facilité de la grâce et remission qu’en obstinst Villequier, sans aucune difficulté, firent croire qu’il y avoit, en ce fait, un secret commandement du roy, qui payoit ceste dame pour un refus en cas pareil.» Cette dernière phrase appartient à Pierre Dupuy, qui, mieux informé que Pierre de l’Estoile, l’avait mise dans sa copie à la place de la phrase qui existe dans l’original, où l’on trouve seulement: «Pour un rapport qu’on lui avoit fait, qu’elle avoit mesdit de Sa Majesté en pleine compagnie.» Dans un tombeau satirique, qui fut composé alors sur ce tragique événement, on n’épargna pas plus l’impudique femme que son exécrable mari:
L’ont fait ensanglanter au sang de son espouse.
D’honneur, en eust-il donc? eut-il esté jalous
D’une qu’il scavoit bien estre commune à tous,
Et que mesme il avoit nourrie en tous delices,
Adheré, consenty, mille fois, à ses vices?....
Va, passant, elle a eu justement le salaire
Que merite à bon droit une femme adultere,
Et luy, soit pour jamais dit l’infame bourreau
De celle dont il fut autrefois macquereau!
Le recueil de Sauval, publié en 1739 sous le titre de Mémoires historiques concernant les amours des rois de France, renferme plusieurs anecdotes qui prouvent que les mignons étaient plus portés que le roi à l’égard des femmes. Un jour, Henri III «se mit en tête de gagner la femme d’un conseiller du parlement, non moins belle que vertueuse, et enfin en étant venu à bout au Louvre, dans son cabinet, il l’abandonna ensuite à ses mignons; mais cette pauvre dame, alors désespérée et saisie d’un tel outrage, tombant pasmée, rendit l’esprit dans leurs bras.» Une autre fois, la Guiche, un des mignons, étant éperdument amoureux de madame de la Mirande, «femme d’une vertu à l’espreuve,» le roi ne dédaigna pas de servir les intérêts de son favori, et attira cette dame au Louvre sous prétexte de lui octroyer «un don sur les coches.» La belle solliciteuse arrive à l’heure où le roi était à table; on l’introduit dans un cabinet mystérieux, et là Henri III vint lui-même plaider la cause malhonnête de la Guiche: «La voyant inflexible et que, pour échapper du danger où son avidité l’avoit précipitée, elle alléguoit qu’une incommodité ordinaire aux personnes de son sexe l’empeschoit de lui accorder ce qu’il desiroit, là-dessus il la fait prendre devant lui par deux valets: le reste ne se devine que trop. Ces Tarquins, après cela, laissèrent aller leur Lucrèce, sans se soucier, ni de l’entendre pleurer alors avec des larmes de sang sa pudicité violée, ni de la pitié et de l’horreur qu’elle faisoit à tout le monde par ses cris et ses heurlements épouvantables.» Un autre jour, ce sont les plus grandes coureuses de Paris que le roi fait amener, dans ses coches, à Saint-Cloud. Dès qu’elles sont arrivées, il ordonne qu’on les dépouille de leurs vêtements; il fait mettre nus également les Suisses de sa garde, et il leur livre ces malheureuses, qui se dispersent dans les jardins en poussant d’indécentes clameurs. Accompagné de ses mignons et de ses plus confidents, «il prit plaisir à considérer attentivement ce qui se couvre d’un voile de ténèbres, même en toutes rencontres.» De pareils spectacles, qui font horreur, n’étaient pas rares à la cour, mais sur une échelle infiniment plus restreinte, et il n’y avait pas que des coureuses et des Suisses qui en fissent les frais. Brantôme parle, avec une réserve qui ne lui est pas ordinaire (voy. les Dames galantes, 4e discours, art. 2, de l’Amour des filles) d’une belle comédie, intitulée le Paradis d’amour, qui fut inventée par une fille de la cour, et qui fut jouée par elle-même «dans la salle de Bourbon, à huys clos, où il n’y avoit que les comédiens qui servoient de joueurs et de spectateurs tout ensemble;» il n’y avoit que six personnages, trois hommes et trois femmes, savoir: un prince et sa maîtresse, un seigneur et une grande dame de riche matière, un gentilhomme et la fille, auteur de la pièce: «Certes, toute fille qu’elle estoit, joua son personnage aussy bien ou mieux possible que les mariées: aussy avoit-elle veu son monde ailleurs qu’en son pays, et, comme dit l’Espagnol: Rafinada en Segovia, c’est-à-dire raffinée en Ségovie, qui est un proverbe en Espagne: d’autant que les bons draps se raffinent en Ségovie.»
Les dames de la cour n’avaient que trop profité, le règne de François Ier à cette école de Prostitution qui ne suspendait jamais ses leçons scandaleuses; mais leurs désordres, longtemps cachés à l’ombre du trône, s’étaient tout à coup révélés à l’indignation publique, lorsque la Réforme et la Ligue avaient fait tomber successivement tous les voiles qui enveloppaient la vie privée des rois et des grands. L’œil indiscret du peuple plongea dans des abîmes de dépravation jusqu’alors inconnus; et quand la hideuse vérité se fit jour de toute parts, chacun s’efforça d’arracher les derniers lambeaux qui la couvraient. Ainsi, dans un pamphlet satirique qui commençait à circuler à Paris en 1587, sous le titre de Bibliothèque de madame de Montpensier, et qui fut recueilli alors par Pierre de l’Estoile dans ses Registres-journaux, plusieurs des ouvrages imaginaires, qui étaient censés faire partie de cette Bibliothèque, font allusion à la conduite débordée des dames et des filles de la cour. Voici les intitulés de ces ouvrages, que nous nous abstiendrons de faire suivre d’aucune explication, car ils en disent assez par eux-mêmes: La manière d’arpenter briefvement les grands prez, par madame de Nevers. «Grandprez, son escuyer,» ajoute l’Estoile.—Secrets pour depuceler les pages, par M. de Sourdis.—Les diverses assiettes d’amour, traduites d’espagnol en françois par madame la mareschale de Retz, au seigneur de Dunes, son escuyer.—Le moyen de besoigner à cloche-pied à tout venant, par madame de Montpensier (la boiteuse).—Les ribauderies de la cour, recueillies par le sieur de Liancour, à l’instance de Caboche.—Le tresbuchet des filles de la cour, par la dame de Saint-Martin.—Traicté des bouffonneries et maquerellages de la cour, par le comte de Maulevrier.—L’histoire de Jehanne la Pucelle, par mademoiselle de Bourdeille.—La rhetorique des maquerelles, par madame de la Chastre.—Almanach des assignations d’amour, par madame de Pragny.—Le J’en veux des filles de la reine, en musique, par madame de Saint-Martin.—Le Foutiquet des demoiselles, de l’invention du petit la Roche, chevaucheur ordinaire de la paix, etc. Nous avons emprunté ces citations, tantôt à l’édition de Lenglet-Dufresnoy, tantôt à celle de MM. Champollion, sans nous préoccuper des variantes qu’elles offrent l’une et l’autre. Une pièce du même genre et de la même époque, le Manifeste des dames de la cour, peut servir de commentaire à quelques-uns de ces titres de livres imaginaires. C’est une confession des plus grandes pécheresses, à commencer par la reine mère, qui s’accuse d’avoir élevé ses enfants en tous vices, blasphèmes et perfidies, et ses filles en liberté impudique, souffrant et autorisant un bordeau en sa cour. Le Manifeste, «donné à Charcheau, au voyage de Nerac,» et signé Pericart, «avec permission de monseigneur l’archevesque de Lyon,» se termine ainsi: «Les damoiselles Victri, Bourdeille, Sourdis, Birague, Surgère, et tout le reste du chou (sic) des filles de la roine mère, disent toutes d’une voix: Ah! ha! ha! mon Dieu! que ferons-nous, si tu n’estens ta grande miséricorde sur nous? Nous crions donc à haute voix, que tu nous veuilles pardonner tant de pecchez de la chair, commis avec rois, princes, cardinaux, gentilshommes, évesques, abbés, prieurs, poëtes, et toute autre sorte de gens de tous estats, mestiers, qualités et conditions, jusques aux muletiers, valets, pages et laquais de messieurs, ladres, pouacres, essorillés, punois, poivrés, greslés, pelés et vérolés. Et disons, avec M. de Villequier: «Mon Dieu! miséricorde, donne-nous la grande miséricorde; et si nous ne pouvons trouver maris, nous nous rendrons aux Filles-Repenties!»
On peut juger, à vue de pays, combien d’aventures scandaleuses alimentaient la chronique de la cour, où les vieux n’étaient souvent pas plus sages que les jeunes; mais quel que fût le relâchement des mœurs, on ne pardonnait pas aux maladroits qui se laissaient surprendre en flagrant délit. Henri III avait lui-même des accès de pruderie et de sévérité, lorsqu’un éclat fâcheux venait à trahir le mystère des amours illicites. Il voulut faire trancher la tête au seigneur de la Loue, qui avait une intrigue avec la Malherbe, une des filles d’honneur de la reine; mais il se contenta de la lui faire épouser, bon gré, mal gré, et il l’envoya ensuite passer avec elle le temps de la lune de miel dans la prison de Vincennes, en les menaçant tous deux, «à cause, dit l’Estoile (22 mars 1578), de l’outrage et excès par lui fait en la maison de la roine son espouse, ayant esté si presumptueux que d’engrosser une de ses filles.» Henri IV, qui avait tant de motifs d’être indulgent sur ce chapitre, faillit punir avec la dernière rigueur le baron de Termes, frère du duc de Bellegarde, qui se trouvait dans le même cas que le seigneur de la Loue, «ayant esté surpris, dit l’Estoile (février 1604), la nuit, couché en la chambre des filles de la roine, avec la Sagonne, une des filles de ladite dame, qu’il aimoit et entretenoit dès longtemps, estant grosse de son fait, s’en estant sauvé tout nud et en chemise.» Tallemant des Réaux rapporte cette aventure avec des différences: «Il étoit de fort amoureuse manière, dit-il dans l’Historiette de M. de Termes. Rien ne fit tant de bruit que la galanterie d’une fille de la reine mère, nommée Sagonne. Il alla familièrement coucher avec elle dans le Louvre. La gouvernante fit du bruit; il sauta par la fenêtre, mais il laissa son pourpoint: c’étoit au premier étage du Louvre, sur le perron. Les gardes de la porte le laissèrent se sauver; il étoit assez aimé, puis on pardonne aisément les crimes de l’amour.» Marie de Médicis, tout Italienne qu’elle était, se sentit si fort offensée de cet horrible scandale, qu’elle pria le roi de faire trancher la tête au baron de Termes. Henri IV l’exila seulement pour quelques mois, et ne lui fit pas épouser la Sagonne, qui fut ignominieusement chassée, avec madame de Drou, gouvernante des filles, et la reine se montra inflexible, «comme elle fait toujours, dit l’Estoile, là où il va de l’honneur et de la chasteté.»
Henri IV n’avait pas le droit d’être trop sévère en pareille affaire; aussi, en ayant l’air de s’associer à l’indignation de la reine, il n’usa pas de trop de rigueur à l’égard des deux amants qui s’étaient laissé surprendre. On dit même que, cette aventure ayant attiré son attention sur la Sagonne, il voulut la connaître, et profita, pour cela, de l’absence de M. de Termes. Suivant le Duchat, la Sagonne ne serait autre que cette demoiselle de la Bourdaisière qui figure parmi les maîtresses de Henri IV. Ce prince trouvait bon que ses courtisans l’imitassent; mais il exigeait que les choses se passassent sans scandale, et, à l’instar de François Ier, il se montrait toujours, en paroles du moins, très-galant chevalier de l’honneur des dames. «Le roi Henri IV, dit Bassompierre (Nouveaux Mémoires, p. 171), avoit celui (le faible) des femmes à redire en lui, qui, bien qu’il fût tolérable en ce qu’il n’enlevoit point les filles ni les femmes à leurs pères, à leurs maris, il y avoit néanmoins beaucoup de mauvais exemples et de scandales, en ce qu’il ne s’en cachoit point et faisoit connoître au public les vices que la bienséance ordonne de cacher.»
On a vu, dans le chapitre précédent de cette Histoire, que le roi sacrifiait, au besoin, pères et maris à ses amours et même à ses fantaisies. Les mœurs de la cour ne pouvaient pas être différentes des siennes. On doit lui savoir gré, cependant, d’avoir considérablement diminué, à sa cour, la dépravation italienne, que le règne de Henri III avait attachée, comme une lèpre, à la jeune noblesse française. Lors de la publication des Hermaphrodites, en 1605, il fit semblant de croire que cet ouvrage était une satire de sa cour, et non de celle de Henri III, et il approuva hautement le libelle d’Artus Thomas, «qui descouvroit, dit l’Estoile, les mœurs et façons de faire impies et vicieuses de la cour, faisant voir clairement que la France est maintenant le repaire de tous vices, volupté et impudence, au lieu que jadis elle estoit une academie honorable et seminaire de vertu.» Il faut constater, néanmoins, que la belle galanterie commence sous le règne de Henri IV, et que, si le fond des mœurs de la cour était ordinairement corrompu, la forme, si l’on peut s’exprimer ainsi, en était souvent honnête et toujours élégante. Les plaisirs sensuels, à cette époque, semblaient la principale affaire, mais ils prenaient une allure plus raffinée et plus décente; ils s’entouraient de délicatesses morales et d’une sorte de mysticisme. L’Astrée d’Honoré d’Urfé servait de code souverain aux amants.
Le luxe excessif qui avait envahi la cour de Henri IV, quoique ce prince eût, au plus haut degré, le goût de la simplicité, ne pouvait qu’être nuisible aux bonnes mœurs. C’étaient les maîtresses du roi, qui, malgré lui, donnaient le ton à la mode, et la mode devenait l’auxiliaire de la Prostitution. Quand on voit Gabrielle d’Estrées payer 1,900 écus (12 novembre 1594) un mouchoir brodé, on comprend tout ce que ses rivales pouvaient faire pour avoir des mouchoirs aussi riches. De là, sans doute, une foule de compromis secrets qui déshonoraient celles que la coquetterie et la vanité poussaient à leur perte. Sauval raconte, dans les Amours des rois de France, une singulière anecdote, qui nous apprend le honteux trafic que l’amour du luxe autorisait chez les plus grandes dames. Un grand prévôt de l’hôtel du roi, lequel n’est pas nommé, poursuivait depuis longtemps une grande princesse, qu’on ne nomme pas davantage: il n’avait trouvé que des dédains et des refus; mais enfin on entra en composition, et il fut décidé qu’une tapisserie, que convoitait la dame, serait le prix d’une nuit qu’elle accorderait au grand prévôt de l’hôtel. Celui-ci eut la mauvaise foi de ne vouloir pas, le lendemain, livrer la tapisserie promise, «parce que cette nuit-là se passa de sorte, par sa faute, qu’il sortit du lit comme il y étoit entré.» Là-dessus, contestation et débat entre les parties. On choisit pour arbitre la femme d’un des secrétaires d’État, laquelle termina le différend, sous condition «que tous deux ensemble chargeroient la tapisserie sur le dos d’un crocheteur, et que la princesse passeroit encore une autre nuit avec cet amoureux si journalier.» N’est-ce pas là une des faces les plus hideuses de la Prostitution, dans un temps où les bordeaux étaient abolis par ordonnance du roi? Henri III se mit fort en colère contre Ruscelay, qui avait osé lui dire, au sujet de l’épidémie de 1584, «que la cour estoit une plus forte peste, sur laquelle l’autre ne pouvoit mordre» (voy. Journal de Henri III, à la date du 19 octobre 1584); mais Henri IV n’eût fait que rire s’il avait lu, dans les Registres-journaux de Pierre de l’Estoile (octobre 1609), à l’occasion de l’esclandre causée par les amours du prince de Joinville et de la comtesse de Moret: «Ceux qu’on tenoit à la cour pour les plus accorts et avisés, et qui pénétroient plus avant dans les sacrés mystères des dieux (encores que le plus souvent ils y vivent aussi humbles que les autres), disoient qu’en ce beau fait il y avoit du dessein couvert du roy, qui avoit fait faire à la comtesse ce qu’elle avoit fait, et qu’en tels actes on estoit pour le jourdhuy si peu scrupuleux à la cour, que, comme dit Lipse en ses epistres (et pense que c’est la 22e): Mores jam vocentur, nec in veniam modo veniant, sed in laudem.»
- Imp. Delamain et Sarazin, 8, r. Git-le-Cœur Paris
FILLES REPENTIES
CHAPITRE XL.
Sommaire.—Corruption du peuple à la fin du seizième siècle.—Influence pernicieuse de la Ligue sur les mœurs.—Les gravures obscènes.—Prostitution du langage.—Les processions des nus.—Le curé Pigenat.—La Sainte-Beuve.—Portrait d’un bon ligueur.—Viols commis par les gens de guerre.—Viols d’enfants, à Paris.—Crime de bestialité.—Supplice de Gillet-Goulart.—Autres supplices d’hommes et d’animaux.—Crime de sodomie.—Le médecin de Sylva.—Progrès du vice.—Crimes de rapt et de séduction.—Pénalité.—Dénis de justice.—Punition de l’inceste.—Le président de Jambeville.—Indifférence des tribunaux pour certaines excitations à la débauche.—Les Amours des Dieux, de Tempeste.—Le traité de Sanchez, De Matrimonio, saisi et défendu.—La Somme des péchés, du P. Benedicti, autorisée.—Le Moyen de parvenir, de Beroalde de Verville.—Les Filles-repenties.—Désordres des couvents de femmes pendant la Ligue.—Les religieuses vagabondes.
Jamais, à aucune époque, la France ne s’était déshonorée par plus de souillures; jamais le peuple n’était descendu si bas dans le bourbier des dissolutions. L’exemple fatal de la corruption des cours avait perverti le sens moral de la nation, et la Ligue acheva de détruire tout ce qui restait de pudeur dans les classes bourgeoises et plébéiennes, que les excès, vrais ou faux, de Henri de Valois et de ses mignons, avaient poussées naguère à la révolte contre la royauté avilie. C’est dans les Registres-journaux de Pierre de l’Estoile, ces fidèles mémoriaux de la chronique scandaleuse de Paris pendant plus de trente-cinq ans, qu’il faut chercher l’expression franche et naïve, bien qu’un peu malicieuse, des égarements de la société à la fin du seizième siècle. Pierre de l’Estoile, qui avait vécu du temps de Charles IX, ne craint pas de constater la décadence des mœurs sous Henri IV, qu’il aimait et qu’il honorait pourtant comme un grand roi. Dans vingt endroits de son recueil, ce bonhomme se récrie, avec douleur, au sujet des puteries, des paillardises, des débauches et autres vices qui dépassaient toutes les bornes et qui estoient en ce temps plus en règne que jamais. (Voy. le Journal de Henri IV, à la date de février 1607.) «En un siècle fort dépravé comme est le nostre, dit-il ailleurs (août 1610), on est estimé homme de bien à bon marché; mais, que vous ne soyez qu’un peu bougre, parricide et athée, vous ne laissez de passer pour un homme d’honneur!»
On ne saurait imaginer combien l’influence de la Ligue fut pernicieuse aux mœurs. Le peuple, qui avait reproché à Henri III et à sa cour tant d’abominations, inventées ou exagérées par l’esprit de parti ligueur ou huguenot, ne se fit pas scrupule de tomber dans les mêmes désordres et de les produire effrontément au grand jour. Pendant tout le temps que la capitale fut au pouvoir des Seize, les yeux et les oreilles des habitants de cette ville furent salis par des chansons, des libelles et des gravures obscènes, qui avaient toujours pour prétexte la politique de la Sainte-Union. «Les Galeries du Palais, dit d’Aubigné dans son Histoire universelle (t. III, liv. II, ch. 20), résonnoient des portraits du roy, parsemez de diables, revestus en pantalons, avec les postures de l’Arétin ou choses pires que cela;» car, depuis le meurtre des Guise, Henri III «passoit envers ce peuple, dit le commentateur de la Satyre Menippée (édit. de Ratisbonne, 1726, t. II, p. 346), non-seulement pour un monstre en toutes sortes de vices et de débauches, mais encore pour un abominable sorcier.» Les recueils de l’Estoile sont pleins de ces turpitudes ligueuses, qui ne le cèdent pas aux plus atroces calomnies des huguenots. La langue s’était dégradée et traînée dans la fange des carrefours; les prédicateurs, en chaire, ne respectaient pas même le lieu saint, où ils osaient entremêler leurs blasphèmes, de paroles impures et d’images dégoûtantes. Il ne se prononçait pas un sermon, où le Béarnais ne fût traité de fils de putain et de maquereau. Dans une réception d’apparat où les personnages les plus considérables de la Ligue vinrent en corps saluer et haranguer le cardinal de Pellevé, un de ces ligueurs, M. de Sermoise, maître des requêtes, ayant dit que le roi de Navarre abjurerait peut-être l’hérésie pour se faire catholique, le cardinal l’interrompit avec colère en disant: «Je ne sais si vous êtes veuf ou marié; mais si vous l’avez été ou si vous l’êtes, et que vous eussiez une femme qui se fût prostituée en plein bordel, la voudriez-vous reprendre quand elle voudrait revenir? Or, l’hérésie, monsieur mon ami, est une putain!»
Nous avons signalé le scandale que causèrent parmi le peuple les processions des battus, que le roi conduisait lui-même à la tête de toute la cour; mais le peuple avait pris goût à ces belles processions, et dès que le roi se fut retiré devant les Barricades on ne conserva plus aucune retenue dans un genre de dévotion qui touchait de bien près à la plus honteuse sensualité. «Le 30 janvier 1589, lit-on dans le Journal des choses advenues à Paris depuis le 23 décembre 1588 jusqu’au dernier avril 1589 (cité par Dulaure, Hist. de Paris, édit. in-12, t. V, p. 345), il se fit en la ville plusieurs processions auxquelles il y a quantité d’enfants, tant fils que filles, hommes que femmes, qui sont tous nuds en chemise, tellement qu’on ne vit jamais si belle chose, Dieu merci! Il y a telles paroisses où il se voit jusqu’à cinq à six cents personnes toutes nues.» Le 3 février suivant, nouvelles et fort belles processions «où il y eut grande quantité de tous nuds et portant de très-belles croix.» Le 14 février, autres processions, notamment dans la paroisse de Saint-Nicolas-des-Champs, où il y avait plus de mille personnes dans un état complet de nudité, notamment les prêtres de Saint-Nicolas et leur curé, François Pigenat, «qui estoit tout nud et n’avoit qu’une guilbe (guimpe) de toile blanche sur luy.» Pierre de l’Estoile, qui fut témoin oculaire de ces belles processions du 14 février 1589, avait recueilli à ce sujet des particularités si abominables, que le feuillet de son manuscrit original, coté 452, a été arraché par les jésuites de Saint-Acheul, dans les mains desquels les papiers de l’Estoile restèrent longtemps déposés. Néanmoins, on a laissé subsister un passage très-important qui nous édifiera sur les processions de la Ligue. «Le peuple, dit l’Estoile, estoit tellement eschauffé et enragé, s’il faut parler ainsy, après ces belles dévotions processionnaires, qu’ils se levoyent bien souvent, de nuit, de leurs lits, pour aller querir les curés et prestres de leurs paroisses, pour les mener en procession, comme ils firent en ces jours au curé de Saint-Eustache, que quelques-uns de ses paroissiens furent querir la nuit et le contraingnirent se relever, pour les y mener proumener, ausquels pensant en faire quelque remonstrance, ils l’appelèrent politique et hérétique, et fust contraint enfin de leur en faire passer l’envie. Et, à la vérité, ce bon curé avec deux ou trois autres de la ville de Paris (et non plus) condamnoient ces processions nocturnes, parce que, pour en parler franchement, tout y estoit de caresme-prenant, et que hommes et femmes, filles et garçons marchoient pesle-mesle ensemble tous nuds, et engendroient des fruits autres que ceux pour la fin desquels elles avoient esté instituées. Comme de fait, près la porte Montmartre, la fille d’une bonnetière en rapporta des fruits au bout de neuf mois; et un curé de Paris, qu’on avoit ouy prescher peu auparavant, qu’en ces processions les pieds blancs et douillets des femmes estoient fort agréables à Dieu, en planta un autre qui vinst à maturité au bout du terme.» (Voy. l’édit. de MM. Champollion.)
N’était-ce pas la pire des Prostitutions que celle qui se couvrait ainsi du manteau des choses saintes, et qui se mêlait effrontément aux pratiques de la dévotion? Sauval, qui avait mal lu un extrait du Journal de Henri III, publié en 1621 par Pierre Dupuy, le défigure entièrement dans ses Mémoires historiques et secrets concernant les amours des rois de France (p. 103, édit. de 1739), où il met sur le compte de Henri III les processions de la Ligue et les scandales dont elles étaient le prétexte. Pierre de l’Estoile avait raconté, en effet, que le chevalier d’Aumale, qui faisoit ses jours gras de ces processions, «s’y trouvoit ordinairement, et mesme, aux grans rues et aux églises, jettoit, au travers d’une sarbacane, des dragées musquées aux damoiselles, qui estoient par luy recognues, et, après, reschauffées et refectionnées par les collations qu’il leur apprestoit, tantost sur le pont au Change, autre fois sur le pont Notre-Dame, en la rue Saint-Jacques, la Verrerie, et partout ailleurs, où la sainte veufve n’estoit oubliée, laquelle couverte seulement d’une fine toile, avec un point coupé à la gorge, se laissa une fois mener par-dessous les bras au travers de l’église Saint-Jean, mugueter et attoucher, au grand scandale de plusieurs bonnes personnes dévotes, qui alloient de bonne foy à ces processions.» La demoiselle de Sainte-Beuve, que l’Estoile appelle la sainte veufve, était fille d’André de Hacqueville, premier président au grand conseil, et cousine du chevalier d’Aumale, qui en avait fait sa maîtresse. Cette demoiselle, aussi remarquable par sa beauté que par la légèreté de sa conduite, joua un rôle assez peu décent dans ces processions nocturnes qui servaient de prélude à des collations plus scandaleuses encore. C’était elle qui disait, en parlant des femmes de bien royalistes, «qu’elle prenoit un singulier plaisir à voir ces damoiselles crottées, qui s’en alloient à la Bastille raccoustrer les hauts-de-chausses de leurs maris.» Pierre de l’Estoile paraît avoir copié presque mot à mot tout ce qu’il rapporte de la Sainte-Beuve dans son Journal de Henri III, d’après une pièce du temps, intitulée: Conseil salutaire d’un bon François aux Parisiens. (Voy. les Mém. de la Ligue, édit. ancienne, t. III, p. 399 et suiv.) On pourrait aussi inférer de l’analogie textuelle des deux passages, que le Conseil salutaire, qui fut imprimé au mois de juin 1589, est sorti de la plume de Pierre de l’Estoile. Quoi qu’il en soit, l’aventure de la Sainte-Beuve, dans l’église Saint-Jean, où «n’y eust respect du lieu ni de la compagnie qui empeschast certains attouchemens,» avait eu tant d’éclat et causé tant de scandale, que les processions ne s’en relevèrent pas. On ne les vit reparaître que le 24 janvier; mais le nombre des personnes nues avait diminué, et l’on remarquait seulement les enfants du collége des jésuites, «lesquels estoient tous nuds,» au nombre de trois cents. (Voy. le Journal des choses advenues à Paris cité par Dulaure, car les journaux de Pierre de l’Estoile ne mentionnent pas même cette dernière procession.)
Les ligueurs, qui avaient fait si grand bruit des mœurs dissolues de la cour, donnaient eux-mêmes l’exemple de la débauche la plus éhontée. «Aujourdhuy, écrivait l’honnête Pierre de l’Estoile en avril 1589, brigander son prochain, massacrer ses plus proches, voler les autels, profaner les églises, violer femmes et filles, ransonner tout le monde, c’est l’exercice ordinaire d’un ligueur et la marque infaillible d’un catholique zélé.» L’auteur du Conseil salutaire d’un bon François aux Parisiens ne fait que répéter, presque dans les mêmes termes, cette imprécation de Pierre de l’Estoile contre les héros de la Ligue: «Les violemens des femmes et filles de tous aages, dit-il, mesmes ès temples saincts, les sacriléges des autels, cela n’est que jeu parmy eux; c’est vaillantise et galanterie; c’est une forme essentielle d’un bon ligueur.» La plupart des détails relatifs aux excès de tout genre commis par les ligueurs se retrouvent à la fois dans le Conseil salutaire et dans le Journal de Henri III, comme si ces deux ouvrages avaient été rédigés par la même main. Quand le duc de Mayenne, à la tête de l’armée de l’Union, envahit les faubourgs de Tours et menaça cette ville (lundi 8 mai 1589), «furent trouvées quelque quarante ou cinquante, tant femmes que filles, qui s’estoient cachées dans une cave, lesquelles furent toutes violées, comme par tout le reste du faubourg; et mesmes dans l’église, quelques femmes et filles, qui s’estoient refugiées pour se mettre en sûreté, furent forcées en la présence de leurs maris et de leurs pères et mères, que ces bourreaux contraignoient d’assister à ce spectacle pour les outrager davantage. Je vis le lendemain, ajoute l’auteur du Conseil salutaire, les licts qui estoient encore sur le carreau où le vicaire me dit avoir veu jetter et traisner les filles et les femmes par les cheveux.» Quand le chevalier d’Aumale, cousin du duc de Mayenne, faisait des courses et butinait autour de Paris, où il avait son quartier général, «il entra en des maisons, où il ne trouva que quelques dames et damoiselles, femmes d’honneur et de vertu, lesquelles, en l’absence de leurs maris, gens de cœur et de qualité, il prit à force; et, après les avoir violées, les abandonna à ses soldats.» Au reste, dans ces malheureux temps, les gens de guerre, à quelque parti qu’ils appartinssent, huguenots ou catholiques, ligueurs ou royalistes, regardaient comme la meilleure portion de leur butin les femmes et les filles qui se trouvaient dans une ville prise, et il était à peu près impossible de les empêcher d’exercer d’horribles violences sur les malheureuses qu’ils pouvaient saisir. Souvent, dans l’espace de quelques jours, une ville, un village, passait alternativement dans les mains des deux parties belligérantes, et chaque occupation de la place amenait de nouveaux violemens; en sorte que les habitants ne faisaient que changer de bourreaux. L’armée royale, qui occupait, en 1589, les villages voisins de Paris, pour faire le blocus de la capitale, avait peut-être égalé les atroces forceneries qu’on imputait à l’armée ligueuse. Dans le Discours véritable de l’estrange et subite mort de Henry de Valois (Troyes, Jean Moreau, 1589, in-8o), l’auteur, qui s’intitule religieux de l’ordre des Jacobins, accuse le roi de répandre le vomissement de sa rage dans toutes les villes, telles que Pontoise, Poissy, Étampes, Saint-Cloud, etc., qu’il avait fait envahir par ses soldats: «Les filles encore en bas âge, dit-il, et les religieuses ont esté violées, et les femmes forcées!» Cinq ans plus tard, lorsque le duc de Mayenne voulut avoir son armée sous les murs de Paris, pour être prêt à soutenir un siége et même à livrer bataille (décembre 1593), «les fauxbourgs de Paris, dit l’Estoile, furent remplis de soldats qui y firent mille vilanies et insolences, forçans jusques aux vieilles femmes et filles au-dessus de l’aage de dix ans: de quoy sont faites force informations, mais point de punition.»
Les tribunaux étaient sans action et sans force contre les gens de guerre, qui devaient leur impunité à la complicité de leurs chefs, et qui, d’ailleurs, auraient traité les juges et leurs agents avec aussi peu d’égards que les bonnes gens qu’ils molestaient à qui mieux mieux. Mais dès que la loi martiale ne régnait plus seule, et quand l’autorité civile reprenait ses droits, les actes de violence et de débauche, qui se commettaient dans le peuple et qui arrivaient à la connaissance des magistrats, étaient promptement et sévèrement punis. On ne peut nier que l’exemple des abominables excès de la soldatesque n’ait exercé souvent l’influence la plus corruptrice sur des natures perverses, qui se croyaient autorisées, en pleine paix comme en temps de guerre, à se livrer à leurs brutales passions. Ainsi, le viol était un des crimes les plus fréquents à cette époque, et il empruntait parfois aux circonstances un caractère particulier de férocité. Ce crime, il faut le reconnaître, ne se montra jamais moins rare que depuis la fermeture des lieux de débauche et l’abolition de la Prostitution légale. Il fallut que le parlement de Paris redoublât de vigilance et de rigueur, pour diminuer le nombre des attentats contre la pudeur des femmes et surtout des enfants. «Le mardy 23 décembre 1603, lit-on dans les Journaux de Pierre l’Estoile, fut pendue en Grève la servante d’un nommé Depras, huissier de la cinquiesme chambre des enquestes, pour avoir vendu et livré entre les mains d’un certain jeune homme une fort belle petite fille de son logis, âgée seulement de neuf à dix ans, que ce misérable, ayant en possession, avoit vilainement forcée et gastée, au grand regret et desplaisir dudit Depras, son père, et de tous ses parens.» Mais on ne voit pas que l’auteur du viol ait été découvert et puni. La justice, en pareil cas, n’avait pourtant aucune indulgence en raison de la qualité du prévenu, car, en 1607, un notaire de Paris, nommé de Nesmes, «ayant malheureusement forcé une petite fillette, de l’aage de cinq à six ans, fille de Dufresnoy l’apotiquaire,» s’était réfugié en Flandre, où il se croyait à l’abri des poursuites criminelles: son extradition fut obtenue par le roi, que l’énormité du fait avait engagé à en réclamer le châtiment. Ce notaire, à qui l’on fit subir la question ordinaire et extraordinaire, ne voulut jamais s’avouer coupable, et comme il n’était accusé que par un seul témoin, on ne put le condamner qu’au bannissement. Pendant les horribles souffrances de la torture, il ne cessait de protester de son innocence: «Ah! plût à Dieu, lui dit le conseiller Faideau, qui l’interrogeait, plût à Dieu d’être aussi innocent de tout péché, comme je suis assuré que tu es coupable de cet acte, et qu’autre que toi ne l’a fait! Mais tu as bon bec, dont bien te prend!» Les viols de cette espèce se renouvelaient sans cesse à Paris, mais on ne les connaissait pas tous, car les parents de la victime consentaient souvent à ne pas se plaindre en justice, moyennant une somme d’argent, et ils devenaient ainsi complices de l’attentat accompli sur la personne de l’enfant. Pierre de l’Estoile nous apprend qu’au mois d’août 1607, «fut constitué prisonnier à Paris, et mis aux prisons de l’Abbaye, le prieur des Fratti ignoranti, pour avoir forcé une petite fillette âgée seulement de cinq ans et demy, fille d’un courroyeur du fauxbourg Saint-Germain-des-Prés;» mais il ne nous dit pas que ce misérable ait reçu la peine de son crime. Quand la partie plaignante, apaisée à prix d’argent, abandonnait la cause et se déclarait satisfaite, le parlement assoupissait quelquefois l’affaire, pour éviter le scandale.
Cependant il était un crime abominable qui n’obtenait ni grâce ni merci, lorsque la rumeur publique la dénonçait aux tribunaux: le crime de bestialité, dont l’absolution n’est fixée qu’à 90 tournois 12 ducats 6 carlins dans le livre des Taxes de la cour de Rome, entraînait toujours la peine de mort en France, et ce crime étrange, qui aurait dû disparaître avec la barbarie, semblait, au contraire, se multiplier à la fin du seizième siècle. La jurisprudence était la même à l’égard de cette monstrueuse folie, dans tous les parlements de France: on brûlait l’homme ou la femme, avec la bête. Claude Lebrun de la Rochette, savant jurisconsulte beaujolois, dans son ouvrage intitulé: Les Procez civil et criminel (Rouen, Jacq. Hollant, 1647, in-4o), exprime ainsi les motifs de la condamnation et du supplice de la bête: «Ces animaux, dit-il, ne sont pas punis pour leur faute, mais pour avoir esté instrumens d’un si exécrable malheur, pour raison de quoy la vie est ostée à la personne raisonnable: estant chose indigne du conspect des hommes, après une si signalée meschanceté, et parce que l’animal iroit tousjours rafraischissant la mémoire de l’acte, qu’il faut supprimer et abolir le plus qu’il est possible; c’est pourquoy le plus souvent les Cours souveraines ordonnent que les procès de tels délinquans soient bruslez avec eux, afin d’en estaindre du tout la mémoire.» Ces sages précautions, l’effrayant appareil du supplice, l’horreur qui s’attachait partout à la «damnable et brutale cohabitation de l’homme ou de la femme avec la beste brute,» l’inflexible rigueur des magistrats indignés, rien n’empêchait néanmoins le crime de se reproduire, non-seulement dans les campagnes, mais dans l’intérieur des villes. Dans les Comptes de la prévôté de Paris, recueillis à la suite des Antiquités de cette ville, par Sauval (t. III, p. 387), on trouve des détails curieux sur l’exécution d’un nommé Gillet Soulart, qui fut brûlé à Corbeil avec une truie, en 1465. Dulaure, dans son Histoire de Paris (t. IV, édit. in-12, p. 563), avance audacieusement que ce Soulart était un prêtre; mais cette assertion n’est nullement justifiée par l’extrait auquel renvoie Dulaure. Il y est dit seulement que Gillet Soulart fut exécuté pour ses démérites, et que les dépenses de l’exécution montèrent à 9 livres 16 sols 4 deniers parisis, savoir: 22 sols «pour avoir porté le procès dudit Gillet en la ville de Paris, et icelui avoir fait voir et visiter par gens du Conseil;» 2 sols «pour trois pintes de vin qui furent portées au gibet, pour ceux qui firent les fosses pour mettre l’attache et la truye;» 2 sols «pour l’attache de 14 pieds de long ou environ;» 6 livres 12 deniers à Henriet Cousin, exécuteur des hautes justices, «pour deux voyages qu’il est venu faire en la ville de Corbeil;» 2 sols 1 denier «pour trois pintes de vin qui furent portées à la Justice, pour ledit Henriet et Soulart, avec un pain;» 7 sols 4 deniers «pour la nourriture de ladite truye et icelle avoir gardée par l’espace de onze jours, au prix chacun jour de 8 deniers parisis;» 40 sols parisis à Robinet et Henriet, dits les Fouquiers frères, «pour 500 de bourrées et coterests pris sur le port de Morsant et iceux faire amener à la Justice de Corbeil.»
Dulaure, qui avait cherché des documents analogues dans les archives manuscrites de la Tournelle criminelle, cite deux autres supplices pour crime de bestialité, d’après les registres cotés 84 et 105: Guyot Vuide fut pendu et brûlé, le 26 mai 1546, «pour cohabitation avec une vache qui fut assommée avant l’exécution.» Jean de la Soille fut également brûlé vif, le 5 janvier 1556, avec une ânesse, qui fut aussi assommée, par faveur, avant d’être jetée dans le bûcher. Pierre de l’Estoile ne cite pas une seule exécution de ce genre dans le Journal de Henri III; mais il en rapporte plusieurs qui eurent lieu sous le règne de Henri IV. On doit en conclure que la police des mœurs était faite alors avec plus de soin, et que les tribunaux, qui comptaient tant d’hommes éclairés et respectables, se proposaient de corriger la dépravation du siècle. «Quelque temps auparavant, écrirait Pierre de l’Estoile au mois d’août 1607, s’estoit commis un acte prodigieux, surpassant en abomination tous les précédents: qui estoit d’un homme, lequel, ayant eu compagnie d’une jument, en avoit eu deux enfans; pour laquelle abomination ayant esté condamné à estre brûslé tout vif avec sa jument, en ayant apelé à Paris, la sentence, confirmée par arrest du parlement, fut renvoyée sur les lieus pour y estre exécutée, et pour le regard des deux enfans, fust ordonné que la Sorbonne s’assembleroit pour resoudre ce qu’on en auroit à faire.» L’Estoile a négligé malheureusement d’enregistrer la sentence de la Sorbonne, et nous ignorons si ces deux enfants furent brûlés avec leur infâme père. Nous sommes forcé néanmoins de mettre en doute, non la bonne foi du chroniqueur, mais la réalité du fait extraordinaire qu’il a consigné dans ses journaux. Plus loin, au mois de novembre de la même année, il écrit sur son registre: «Un jeune garçon condamné en ce mois, à la Tournelle, à estre pendu et estranglé pour s’estre accouplé avec une jument, la jument assommée au pied de la potence.» Différents arrêts, relatifs au même crime, ont été cités par les criminalistes français, notamment par Papon, dans son Recueil d’arrests notables des Cours souveraines de France. Lebrun de la Rochette, qui rédigeait son traité du Procès criminel du temps de Henri IV, rapporte un arrêt du parlement de Paris, rendu le 15 décembre 1601 «contre Claudine de Culam, natifve de Rozay en Brie, accusée et convaincue d’avoir commis cette brutalité avec un chien, fut pendue estranglée et après brulée avec le chien. Cet arrest est rapporté par M. Chenu, ajoute-t-il, et l’année passée, 1609, par arrest du parlement de Dombes, fut exécuté, en la ville de Trevols, contre un villageois convaincu de l’accointance d’une vache.»
La fréquence de ces procès affreux et de ces exécutions non moins horribles prouve assez, nous aimons à le répéter, que la magistrature française, effrayée de la corruption des mœurs, travaillait sans relâche à y remédier, en inspirant une terreur salutaire aux débauchés et à tous les ennemis de la morale publique. Ainsi, la sodomie et les crimes hideux qui s’y rattachent, avaient beau se targuer de leur impunité à la cour, ils étaient poursuivis judiciairement avec une extrême rigueur, lorsqu’ils tombaient sous la coupe de la justice civile ou ecclésiastique. Il semble, toutefois, que, pendant le règne de Henri III et de ses mignons, la peine de mort n’était point appliquée en expiation d’un crime qui s’abritait, pour ainsi dire, à l’ombre du trône. Ainsi, Pierre de l’Estoile raconte, sous la date du 30 janvier 1586, qu’un médecin piémontais, marié à Abbeville, nommé de Sylva, était prisonnier depuis plus d’un an à la Conciergerie, «à cause de sodomie dont il estoit chargé par sa femme mesme,» lorsqu’il assassina un de ses compagnons de prison, à la table du geôlier; ce furieux, renfermé dans un cachot, s’étrangla en avalant des pelotes faites avec des lambeaux de sa chemise; son cadavre subit le supplice que ses crimes avaient mérité: il fut traîné à la queue d’un cheval dans les rues de Paris et conduit à la voirie, où on le pendit par les pieds. Dans les Remonstrances très-humbles au roy de France et de Pologne, publiées en 1588, l’auteur, qui était un bon royaliste plutôt qu’un ligueur, s’écriait avec amertume: «Parleray-je de sodomies qui se commettent vulgairement?» Ce fut Henri IV qui enjoignit au parlement d’être sans pitié pour ces turpitudes, et qui fit remettre en vigueur l’ancienne pénalité: «Le mardy 12 novembre 1596, dit l’Estoile, furent bruslés à Saint-Germain-en-Laye deux sodomites qui avoient vilené et gasté deux pages de M. le Prince.» Ce vice odieux, en dépit de l’exemple des courtisans, avait fait bien peu de progrès dans le peuple, qui tenait à honneur de s’être préservé de ce qu’il appelait toujours la souillure italienne. Henri IV, nonobstant la réprobation éclatante dont il flétrissait ces honteux désordres, n’était pas parvenu à en purger sa cour: «La sodomie, qui est l’abomination des abominations, écrivait l’Estoile en 1608, y règne tellement, qu’il y a presse à mettre la main aux braiettes..... Dieu nous a donné un prince tout dissemblable à Néron, c’est-à-dire bon, juste, vertueux et craignant Dieu, et lequel naturellement abhorre cette abomination. Mais il ne se trouve aucun en toute sa cour, ni cardinal, ni évesque, ni aumônier, ni confesseur, ni prestre, ni jésuiste, qui seulement ouvre la bouche (encores que ce soit proprement leur charge que celle-là) pour en dire et remonstrer quelque chose à Sa Majesté, de peur qu’ils ont d’encourir la mauvaise grace et malveillance de quelques grands, qu’on appelle les Dieux de la cour.» Le mal s’aggrava encore sous le règne suivant, et ne trouva pas de remèdes plus efficaces; mais le corps de la nation, protégé par un noble sentiment de dignité humaine, ne se dégrada point en se livrant à cette déplorable espèce de Prostitution.
Les lois destinées à sauvegarder les mœurs et à punir tous les délits de fornication étaient fort rigoureuses, mais on ne les appliquait pas toujours avec une égale mesure. Quelques-unes allaient jusqu’à l’atrocité, comme pour laisser le juge régler la peine en raison des circonstances qui s’élevaient pour ou contre l’accusé. Ainsi, le rapt et la séduction pouvaient être punis de mort, lors même que le coupable offrait de réparer son crime par un mariage qui en eût détruit l’effet. En 1583, le parlement de Paris condamna au gibet un clerc du Palais qui avait engrossé la fille d’un président aux enquêtes, bien que cette fille, âgée de vingt-cinq ans, déclarât vouloir épouser son séducteur. (Voy. les Arrests notables de la Rocheflavin, liv. III, p. 293.) Un maître des comptes, que Pierre de l’Estoile me nomme pas en disant qu’il était de la ville de Rennes en Bretagne, se vit condamner, par arrêt du parlement, à épouser une veuve, à laquelle il avait fait un enfant sous promesse de mariage: «Il fut dit, par son arret (ce qui est remarquable), qu’il espouseroit tout à l’heure, ou, à faute de ce faire, que dans deux heures après midy il auroit la teste tranchée: ce qu’il fut contraint d’effectuer, et furent mariés ce matin (18 septembre 1604), dans l’église de Saint-Barthélemy, à onze heures. Le president Molé luy en prononça l’arrest en ces mots: Ou mourez ou espousez, telle est la volonté et resolution de la Cour.»
C’était principalement dans ces sortes de procès que la justice se montrait parfois trop accessible à des influences de diverse nature. Il ne fallait que le crédit d’un grand seigneur pour peser sur la balance de Thémis et pour la faire monter ou descendre au gré d’une vengeance, d’une paillardise ou de tout autre intérêt. Dans les causes concernant la police des mœurs, la Prostitution servait trop souvent de mobile à la sentence du juge, qui se faisait ainsi le complaisant de quelque personnage puissant ou qui obéissait en secret à ses propres passions impudiques. Pierre de l’Estoile cite un exemple attristant de ces dénis de justice. Il vit à la Conciergerie, en 1609, une pauvre femme qui, depuis plus de douze ans, poursuivait inutilement devant toutes les juridictions le corrupteur et l’assassin de sa fille. Cette fille n’était âgée que de cinq ans, lorsqu’elle avait été violée par un homme à la garde de qui la pauvre mère l’avait confiée, et la malheureuse créature, qui fut trouvée «gâtée de la grosse vérole,» en était morte entre les mains des barbiers et des chirurgiens. Non seulement cette mère désolée ne put obtenir la punition de l’infâme auteur du viol, mais encore on la condamna elle-même à être fouettée comme coupable de négligence à l’égard de l’innocente victime, et on lui refusa toute indemnité pécuniaire en compensation du tort que lui avait causé la perte de cette enfant. Bien plus, le conseiller Baron, qui était rapporteur dans cette affaire, ne craignit pas de dire que c’était la mère elle-même, «qui, avec son doigt ou avec quelque cheville, avoit gasté et corrompu sa fille, encores qu’avec tels instruments, on ne puisse donner la vérole et les poulains, desquels il appert par le rapport des chirurgiens et matrones, daté du 24 juillet 1599.» L’Estoile, qui avait eu communication de ce rapport, le conservait, disait-il, «comme mémoire de la bonne justice de nostre siècle!»
Pierre de l’Estoile a consigné dans ses registres-journaux un exemple encore plus remarquable des prévarications de la justice de son temps. C’est un précieux document à joindre au chapitre où nous avons traité de la Prostitution dans la clémence (t. IV, p. 299). «Le mercredy 8 juillet 1609, fut pendu et estranglé, en la place de Grève à Paris, un vray vaunéant, nommé Lanoue, maquereau de profession et qui avoit épousé une garse, atteint et convaincu d’inceste avec la sœur de sa femme, avec laquelle il couchoit ordinairement, et qui estoit une autre garse, laquelle, encore qu’elle méritast de tenir l’autre bout de la potence près son beau-frère, si en fust-elle quitte pour assister au supplice, condamnée au bannissement et au fouet, qu’elle eut au pied de la potence. On disoit que M. le président de Jambeville, esmeu de sa beauté et grande jeunesse qui n’estoit que de quinze ou seize ans, avoit esté cause de luy sauver la vie, les juges concluant presque tous à la mort. Et est à noter qu’aussi tost qu’elle eust esté expédiée, on la fit mettre dans un carrosse qui l’attendoit et qu’on lui avoit envoyé exprès, ne manquant jamais les femmes de sa qualité (mesmement au temps présent) de faveur et de bonnes connoissances.» Le carrosse qui venait prendre cette femme, au sortir des mains de l’exécuteur, était envoyé sans doute par le président de Jambeville, à qui la belle fustigée devait la vie. Ce magistrat, dont Mézeray vante la grande rigueur et la fermeté (Abr. chronol. de l’histoire de France, en avril 1602), s’était distingué par de terribles exécutions contre les femmes de mauvaise vie. C’est lui qui disait au président Séguier, en parlant des écrits mystiques de sainte Thérèse, qu’on commençait à traduire et à répandre en France: «Nous avons, vous et moi, fait fouetter cinquante maquerelles à Paris qui ne l’avoient pas si bien gagné que ceste mère Thérèse dont on parle tant!» (Voy. le Journal de Henri IV, au 30 juill. 1608.)
Le parlement de Paris, qui ne pardonnait pas aux vils pourvoyeurs de la Prostitution et qui punissait très-gravement les excitations à la débauche, paraissait pourtant fermer les yeux sur les mauvais livres et les gravures obscènes qui se vendaient publiquement et jusque dans les galeries du Palais. Jamais, à aucune époque, la plume et le crayon n’avaient été plus licencieux, et il n’en résultait pas la moindre poursuite contre les auteurs, les artistes, les imprimeurs et les colporteurs. Chacun avait le droit de publier, sans être inquiété, toutes les ordures, écrites ou figurées, qui outrageaient la pudeur et salissaient l’imagination, pourvu que, dans ces salauderies et ces fadèses, comme on les appelait, il n’y eût pas la plus légère velléité d’hérésie ou d’athéisme. On eût dit que la morale et l’honnêteté des gens de bien ne s’effarouchaient pas des indécences de la littérature et de l’art. Ainsi, on voyait exposées, chez les marchands d’estampes, les figures de l’Arétin, et, chez les libraires, les poésies obscènes de Sigognes, de Morin, de Théophile, etc., qui furent plus tard réunies en volumes, sous les titres de la Muse folâtre, des Muses gaillardes, du Cabinet satyrique, etc. Le bonhomme Pierre de l’Estoile ne rougissait pas de déposer cette note dans ses Registres-journaux: «Le mardy 19 aoust 1608, j’ay troqué, pour 60 sols, de petites pourtraictures que j’avois, à de nouvelles figures de l’Aretin, faites par Tempeste à Romme, vilaines, sales et impudiques tout outre, qu’on fait passer icy sous le nom des Amours des dieux. Il y en a quatorze que chacun trouve bien faictes, encores que le bien ne puisse estre où est le mal, et les ay changées à D. L. N., à regret toutefois, mais que j’ay prises pour la monstre de la bonté de ce pudique siècle.» L’Estoile rassemblait aussi, avec une fougueuse curiosité, toutes les facéties ordurières, en prose et en vers, qu’on imprimait librement et qui se débitaient dans les rues, sur les places publiques et notamment sur la place Dauphine, qui était construite depuis peu. La police ne prenait pas garde à ces innombrables pièces volantes, remplies de gravelures et de joyeuses équivoques, qui faisaient les délices du petit peuple comme des plus grands seigneurs. On laissait vaguer par toute la ville deux ou trois fous libertins, tels que le comte de Permission et maître Guillaume, qui offraient aux passants, moyennant quelques sous, certains livrets de leur composition, renfermant des gravures infâmes et des polissonneries intolérables. Le débit de ces livrets était considérable, et personne n’y trouvait à redire: on jetait au feu le volume, dès qu’on l’avait feuilleté en riant.
Nous avons néanmoins rencontré dans les Journaux de l’Estoile une saisie de livre, celle du traité de Sanchez, De matrimonio, qu’une ordonnance du parlement mit à l’index en 1611, «pour estre le livre abominable, disait-elle, et la lecture d’iceluy mauvaise et pernicieuse.» L’Estoile était, par hasard, dans la boutique du libraire Adrien Perrier, quand le commissaire de police Langlois y vint «luy faire défendre de débiter ni vendre à l’avenir, à quelque personne que ce fust,» ce gros in-folio, qui avait été imprimé et réimprimé ouvertement, et s’était vendu partout jusqu’à ce qu’on eut découvert à la fin de l’ouvrage toute une doctrine sur la sodomie. L’Estoile, qui s’empressa d’acheter le livre défendu, avoue que le jésuite Sanchez y «traicte exquisement de ce bel art de sodomie, mais si vilainement et si abominablement, que ce papier, dit-il, sur lequel je l’escris en rougist; au surplus, en homme qu’il y a apparence qui en ait fort prattiqué le mestier.» Ce livre de Sanchez n’eût point été interdit, malgré tout ce qu’il contenait, si l’auteur avait été un cordelier ou un capucin plutôt qu’un jésuite, mais, dans tous les livres publiés par des jésuites, on croyait voir quelque maxime dangereuse pour la vie et l’autorité des rois. Il y avait un préjugé général contre la compagnie de Jésus, ses doctrines et ses écrits. Aussi, l’Estoile, qui vient d’acheter 8 fr. le gros volume de Sanchez, relié en parchemin, «pour ce que j’aime les jésuites,» dit-il sardoniquement, justifie son achat, en disant qu’il a voulu avoir ce livre, «non que le sujet m’en plaise, mais pour testifier de plus en plus la bonne vie et saine doctrine de ces nouveaux prophètes agrafés par leurs propres escrits, que j’ay accreus de cestuy-ci, et l’ay entassé avec les autres qu’on trouvera ramassés en bon nombre.» Au moment même où le parlement et la Sorbonne faisaient saisir à Paris l’ouvrage de Sanchez, on réimprimait, pour la troisième ou quatrième fois, la Somme des péchez et le remède d’iceux, du cordelier breton Jean Benedicti, qui avait paru à Lyon en 1584, et qui n’avait pas ému le moins du monde les scrupules de l’Église et de la magistrature. Ce traité mystique, que l’auteur avait eu l’impertinence de dédier à la sainte Vierge, renfermait pourtant plus de saletés et d’infamies que le traité De matrimonio. Il est vrai que le Père Benedicti, dans son impure élucubration, s’était montré moins indulgent que Sanchez à l’égard de la sodomie, car il range parmi les péchés mortels le cas d’un mari qui se conduirait, vis-à-vis de sa femme, comme les rabbins juifs prétendaient l’autoriser en ces termes, que nous empruntons à la traduction latine, car le français du cordelier, selon Brantôme, qui s’en était scandalisé lui-même, «sonne très-mal à des oreilles bien honnestes et chastes»: Duabus mulieribus apud synagogam conquestis se fuisse a viris suis cognitu sodomico cognitis, responsum est ab illis rabbinis: Virum esse uxoris dominum, proinde posse uti ejus utcunque libuerit, non aliter quam is qui piscem emit: ille enim tam anterioribus quam posteriobus partibus, ad arbitrium vesci potest. La plupart des guides de la confession et des traités canoniques sur les cas de conscience n’étaient pas plus timorés que la Somme des péchés du Père Benedicti, et les bons catholiques ne songeaient guère à s’en formaliser.
L’insouciance des magistrats, à l’égard des livres obscènes, avait produit un déluge de ces sortes de livres, qui se répandaient à profusion non-seulement à Paris, mais encore dans les provinces; les presses de Rouen, de Lyon, de Poitiers et de plusieurs autres villes ne cessaient de vomir une multitude de facéties sales et licencieuses, que les porte-balles ou les bisouards et les merciers colportaient jusqu’au fond des hameaux les plus reculés. Ces monuments de la vieille gaieté française avaient une influence fâcheuse sur les mœurs, d’autant plus qu’ils couraient de main en main sans distinction de sexe ni d’âge. La police n’y trouvait pas à redire, pourvu que la religion et la royauté ne fussent point atteintes dans leurs principes fondamentaux. Un de ces livres de joyeuseté, le plus fameux de tous, le Moyen de parvenir, qui avait vu le jour vers 1609 ou 1610, eut deux ou trois éditions presque simultanées, et malgré l’audace de bien des propositions hérétiques, sentant le fagot, ce recueil de contes gaillards et de gaudrioles effrontées ne fut pas supprimé par la censure ecclésiastique, ni par ordonnance du roi, ni par arrêté du parlement; l’auteur, Beroalde de Verville, qui, bien que chanoine de Tours, avait toujours eu de la sympathie pour la Réformation et pour les réformés, ne fut pas même inquiété; il ne s’était pas nommé sur le titre de son Moyen de parvenir, mais on savait son nom, et le chapitre, dont Beroalde était membre, n’eut pas besoin de dénoncer à l’archevêque de Tours le libertin, qui s’était inspiré des écrits de Rabelais, et qui avait même, disait-on, fait son profit d’un ouvrage inédit de maître François. Certes, le Moyen de parvenir, ce fin recueil de mystères authentiques, n’est pas moins hardi que le Gargantua et le Pantagruel; il est, aussi, bien plus ordurier, bien plus cynique, et pourtant il n’eut rien à démêler avec la Sorbonne ni avec le parlement. Ce furent les polissonneries et les gravelures qui sauvèrent le livre et l’auteur, qu’on aurait brûlés l’un et l’autre, si l’époque avait été moins portée aux turlupinades, aux satires et aux contes gras. Ces contes-là, dans lesquelles moines et les nonnains jouaient le rôle ordinaire que leur attribuait la malice du peuple depuis l’origine des couvents, n’étaient pas, il faut le constater, plus étranges ni plus scandaleux que les faits qui se passaient tous les jours sous les yeux des lecteurs du Moyen de parvenir; ainsi, Pierre de l’Estoile, qui se piquait d’écrire l’histoire contemporaine et qui ne faisait qu’enregistrer curieusement les bruits de la ville et de la cour, consignait dans ses Journaux, en février 1610, une aventure que Beroalde aurait pu ajouter, sans y changer un mot, à son joyeux Moyen de parvenir: «Une bonne dame de ceste ville, qu’on avoit mise depuis peu aux Filles Repenties, dit et confessa, ces jours passés, à un mien amy qui l’y alla voir, que, dès la deuxiesme nuict qu’elle y estoit entrée, elle avoit eu la compagnie d’un prestre qui avoit couché entre une autre repentie et elle, et qu’ils ne chômoient point là dedans de ceste besongne, pourvu que ce feussent prestres et gens d’église: qui estoit la raison pour quoy on les appeloit les consacrés. Le mesme me conta qu’un homme de qualité de ceste ville l’avoit voulu souvent desbaucher pour le mener en telle religion de femmes d’icy autour qu’il voudroit, et qu’il le mettroit à mesme pour jouir tout à son aise et coucher avec celle qui luy viendroit plus à gré, mesme depuis huit jours à Longchamp et à Gif, où on besongnoit plus librement qu’au plus célèbre bordeau de la ville de Paris.»
Quoique l’Estoile ait ajouté foi au témoignage de son ami qu’il avait toujours connu pour «un homme craignant Dieu,» on peut taxer d’exagération ce récit qui ne repose que sur un ouï-dire. Cependant, il est certain que les religions de femmes étaient si relâchées à cette époque, qu’il fallut les réformer la plupart dans le courant du dix-septième siècle. Ce relâchement et les désordres qui en étaient la conséquence naturelle remontaient au temps des guerres civiles et surtout de la Ligue, où les couvents logeaient sans cesse des gens de guerre et subissaient parfois le triste sort d’une ville prise d’assaut; mais ordinairement les ligueurs entraient en composition avec les religieuses, et celles-ci offraient aux soldats de la Sainte-Union une hospitalité toute fraternelle; l’abbesse ou la prieure donnait l’exemple à ses nonnes, et pourvu qu’elle ne fût pas trop laide ni trop vieille, elle se mettait bientôt d’accord avec le chef de la troupe. C’étaient alors des banquets, des chansons et des orgies, qui duraient tant que la maison des filles du Seigneur avait une garnison. Il fallait enfin se séparer, après cette belle vie: les gentilshommes remontaient à cheval pour aller à l’ennemi; les sœurs avaient alors le loisir de vaquer à leurs devoirs et de revenir à la règle de leur communauté. Puis, le lendemain peut-être, une autre troupe de catholiques passait par là, et le couvent accueillait ses nouveaux hôtes avec le même empressement et la même urbanité. Nous avons vu comment Henri IV et ses officiers s’étaient établis, avec tous les droits de la guerre, dans les abbayes de Maubuisson, de Longchamp et de Montmartre. On comprend que l’habitude de vivre avec des soldats avait terriblement compromis la chasteté monastique. Les religieuses s’accoutumaient si bien à cette existence voluptueuse et mondaine qu’elles ne craignaient pas d’enfreindre leurs vœux et de quitter le régime claustral. Pendant que Paris était au pouvoir de la Ligue, en 1593, «on ne voyoit autre chose au Palais et partout, dit Pierre de l’Estoile, que gentilshommes et religieuses accouplés, qui se faisoient l’amour et se leschoient le morveau.» Ces religieuses éhontées, qui se promenaient avec leurs amants dans les lieux publics, «aussi vilaines et desbordées en paroles qu’en tout le reste,» portaient sous leur voile, qu’elles avaient conservé comme le seul indice de leur profession, «vrais habits des putains et courtizannes, estant fardées, musquées et pouldrées.» Les prédicateurs tonnaient en vain contre ce scandale, et le Père Commolet, qui se démenait, ainsi qu’un possédé, dans sa chaire, traitant de vilaines et de putains ces malheureuses pécheresses, appelant leurs complices vilains ruffiens et bouffons, criait à tue-tête que le peuple devrait leur jeter des pierres et de la boue au visage, comme il ferait à des femmes de mauvaise vie et à de vils débauchés, qui oseraient se montrer en plein jour hors de leurs repaires de Prostitution.
CHAPITRE XLI.
Sommaire.—La tolérance des lieux de débauche.—Inconvénients de ce système de police.—Opinion de Montaigne.—Le ministre Cayet se fait l’avocat des bordeaux.—Son Discours contre les dissolutions publiques.—Ce discours saisi dans les mains de l’imprimeur Robert Estienne.—Cayet déposé par le consistoire.—Accusations des protestants au sujet du livre qu’on lui attribuait.—D’Aubigné prétend que Cayet avait fait deux livres infâmes, au lieu d’un.—L’opinion de Cayet fondée sur l’autorité d’un pape.—Ordonnance royale de 1588 contre les bordeaux.—Ordonnances prévôtales de 1619 et de 1635, pour l’exécution de l’édit de 1560.—Les rufiens de Paris, à la fin du seizième siècle.—Le conseiller Jean Levoix et sa maîtresse.—Le capitaine Richelieu.—Désordre de la police des mœurs, en 1611.—La maison du président de Harlay.
L’ordonnance de 1560, qui avait prononcé l’abolition des bordeaux, continuait d’être en vigueur, quoiqu’elle ne fût pas très-exactement exécutée; mais, de temps à autre, une série de mesures rigoureuses exercées contre la Prostitution et ses méprisables agents prouvait avec éclat que le principe de la loi prohibitive ne serait point aisément abandonné par les magistrats, qui croyaient la morale publique intéressée au maintien de cette loi. Cependant le système de prohibition absolue à l’égard des lieux de débauche avait produit des effets tout aussi déplorables que ceux de la protection légale qui avait été si longtemps accordée à ces repaires. Le nombre des femmes perdues n’avait pas diminué: on peut même affirmer qu’il avait augmenté; les grands bordeaux d’ancienne fondation avaient été supprimés; mais une foule d’autres, cachés dans l’ombre ou déguisés sous les apparences les moins suspectes, s’étaient formés secrètement aux dépens des vieux fiefs de la Prostitution, qui ne pouvaient avoir qu’une existence reconnue et patente. On conçoit sans peine que ces cagnards, comme on les appelait alors, n’étant plus sous l’œil et la main de l’administration municipale, devenaient d’infâmes brelans et d’horribles coupe-gorges, où les malheureux qui s’y laissaient entraîner perdaient souvent leur bourse, leur manteau et même leur vie. Quant à leur santé, il n’en était pas question, et la maladie vénérienne, la plus horrible, la plus incurable, veillait nuit et jour dans ces bouges affreux. Il y avait bien des filles de joie fouettées, marquées, rasées et bannies à perpétuité; il y avait des maquerelles promenées sur un âne, mises au pilori et condamnées à l’amende; il y avait des ruffiens et des berlandiers fustigés, emprisonnés, envoyés aux galères: mais le châtiment de l’un ne rendait pas l’autre plus sage, et, quoi qu’on fît pour conjurer le fléau de la Prostitution, il étendait sans cesse ses ravages et ses souillures dans le sein des villes, et il semblait, comme la peste, se plaire à braver tous les efforts de la prévoyance et de la sagesse humaines.
Les faits ne démontraient que trop la nécessité de rétablir la Prostitution légale, pour échapper à la Prostitution libre et secrète. Les législateurs reculèrent devant le scandale de cette nécessité, et ils n’osèrent pas toucher à l’ordonnance de Charles IX; mais, en même temps, comme nous l’avons déjà dit, tout en maintenant le principe de la loi, ils ne se refusèrent pas à la faire fléchir jusqu’à la tolérance des bordeaux. Nous ne savons pas à quelle époque cette tolérance fut admise par les règlements de police locale; il faut supposer, néanmoins, qu’elle était en pratique à Paris sous le règne de Henri III. On trouve, dans les écrits de la fin du seizième siècle, la mention formelle de certains bordeaux qui avaient assez de notoriété, pour que leur établissement ne pût subsister qu’avec l’autorisation tacite de la prévôté et du Châtelet de Paris. Pierre de l’Estoile, dans un passage de ses Journaux que nous avons cité plus haut, fait allusion au plus célèbre bordeau de la capitale, mais il ne le nomme pas. Nous ignorons donc en quels endroits la Prostitution tolérée avait élu domicile, et nous sommes disposés à croire que les rues et les places qui lui furent affectées autrefois par privilége retombèrent peu à peu sous sa servitude. Cependant ces mauvais lieux, dont le nombre avait été bien restreint et qui étaient soumis à certaines conditions de surveillance intérieure, ne suffisaient plus à l’accroissement des passions honteuses et aux débordements de la lubricité: la Prostitution, au lieu de se renfermer dans l’étroit espace qu’on lui accordait, au lieu d’accepter le patronage occulte de l’édilité parisienne, ne connut plus de limites et envahit tous les quartiers, toutes les rues, toutes les maisons de la ville. Elle avait surtout des centres contagieux dans les Cours des Miracles, où elle se faisait un asile inaccessible à la loi: c’était là que le vice pouvait braver impunément la pudeur publique; c’était là que le crime pouvait laver ses mains sanglantes dans la fange de la débauche.
L’abolition des bordeaux n’était pas tout à fait étrangère à ce déplorable état de choses; beaucoup d’hommes éclairés et pieux le pensaient et se gardaient bien de le dire. Michel de Montaigne, qui disait tout, n’a pas osé toutefois nous faire connaître son opinion sur cette question sérieuse de morale et de police; mais on doit présumer que son avis était conforme à celui qu’il attribue à aucuns, dans ce passage de ses Essais, publiés pour la première fois en 1580 (Bordeaux, Millanges, 2 vol. in-8): «Ce que nous appellons honnesteté, dit-il (liv. II, ch. 12), de n’oser faire à descouvert ce qui nous est honneste de faire à couvert, ils (les stoïciens) l’appeloient sottise; et de faire le fin à taire et desavouer ce que nature, coustume et nostre desir, publient et proclament de nos actions, ils l’estimoient vice: et leur sembloit que c’estoit affoler les mystères de Venus, que de les exposer à la veue du peuple, et que tirer ses jeux hors du rideau, c’estoit les avilir: c’est chose de poids que la honte, la recelation, reservation, circonscription, parties de l’estimation: que la volupté très-ingénieusement faisoit instance, sous le masque de la vertu, de n’estre prostituée au milieu des quarrefours, foulée des pieds et des yeulx de la commune, trouvant à dire là dignité et commodité de ses cabinets accoustumés. De là disent aulcuns que d’oster les bordels publicques, c’est non-seulement espandre partout la paillardise qui estoit assignée à ce lieu-là, mais encore aiguillonner les hommes vagabonds et oisifs, à ce vice, par la malaysance.» Montaigne, en sa qualité d’ancien membre du parlement de Bordeaux, ne pouvait se prononcer ouvertement contre une loi qui passait pour une des plus excellentes de la jurisprudence française et qui recevait tous les jours son application sur quelque point du royaume; mais il avait des vues trop hautes en philosophie et en politique, pour ne pas déplorer tout bas un remède qui était pire que le mal.
Ce ne fut donc pas lui qui essaya d’élever la voix pour plaider la cause de la Prostitution légale dans l’intérêt des mœurs publiques et pour demander le rétablissement des anciens priviléges de la débauche; ce fut, dit-on, un savant ministre de la religion réformée, Pierre-Victor-Palma Cayet, qui jugea utile de rendre au vice un domaine circonscrit et borné, où il pourrait épuiser ses poisons, sans infecter la partie saine de la population. Cayet, né de parents pauvres à Montrichard en Touraine, avait acquis des connaissances très-étendues dans toutes les sciences et même dans celles qu’on appelait occultes et diaboliques; il s’était occupé de magie et il se vantait de communiquer avec le démon qui lui avait donné le don des langues. Son savoir immense, plutôt que sa démonomanie, le fit attacher comme prédicateur à la maison de la princesse Catherine de Navarre. Il avait déjà composé plusieurs écrits de magie, de polémique religieuse et d’histoire, lorsqu’il s’avisa de vouloir se poser en réformateur des mœurs et de rédiger un Discours contenant le remède contre les dissolutions publiques, présenté à messieurs du parlement. Ce Discours n’était, selon lui, que la traduction ou la paraphrase d’un opuscule italien, imprimé quinze ou vingt ans auparavant, sous ce titre: Discorso del remedio delle publiche dissolutioni, et sous le nom du célèbre Nicolo Perotto, archevêque de Siponto. Il est probable que Cayet ne s’était pas contenté de traduire son auteur et qu’il avait mis beaucoup du sien dans cette apologie de la Prostitution légale. On a prétendu que Cayet menait alors une vie débauchée et «qu’il s’estoit porté peu honnestement à l’endroit d’une damoiselle.» Cette accusation, formulée par Colomiés dans sa Gallia orientalis (p. 144), n’a pas un rapport très-direct avec le projet que le prédicateur de madame Catherine nourrissait alors de se faire le restaurateur des bordeaux. Seulement, le mémoire, qu’il avait rédigé dans ce but, renfermait des considérations morales, économiques et pornographiques, qui n’étaient pas trop en harmonie avec le caractère et la robe de l’auteur. Il logeait, dit-on, dans un cabaret de la rue de la Huchette, lequel est qualifié de bordeau signalé, dans les Mémoires de la Ligue (ancienne édit., t. VI, p. 347), et il y resta plus de trois mois avec un magicien fameux qu’on nommait le juge de Coudon. C’était dans le courant de l’année 1595, et, dès cette époque, les réformés soupçonnaient Cayet de vouloir, par calcul d’ambition, se convertir au catholicisme. Cayet, ayant achevé son livre sur les mauvais lieux et sur la nécessité de les établir dans tout État bien policé, le fit copier par son scribe et y ajouta de sa propre main quantité de notes grecques et latines; ce manuscrit, ainsi préparé pour l’impression, fut confié à un imprimeur protestant, Robert Estienne, qui paraît avoir hésité à le mettre sous presse et qui consulta un ami commun. On a supposé que cet ami devait être Pierre de l’Estoile, avec qui Cayet avait lié une société plus étroite qu’avec personne. Il arriva, cependant, que le manuscrit fut dérobé entre les mains de l’imprimeur et que Cayet se vit accusé de libertinage devant un consistoire de ministres réformés qui entendirent des témoins, interrogèrent le prévenu et le condamnèrent comme auteur d’un livre exécrable, quoique Cayet soutînt avec énergie que ce livre, qu’il avait le droit de posséder dans son étude, était «rempli» de bons remèdes contre l’incontinence. Il reprocha vivement à Robert Estienne de l’avoir trahi: «Monsieur, je ne vous ai point trahi, répondit l’imprimeur; j’ai été surpris par un autre que j’estimais un autre moi-même. Je n’ai jamais dit que vous en fussiez l’auteur, et vous confesse que je vous avais promis de ne le montrer à personne.» (Chronologie novennaire, par Palma Cayet, sous l’année 1595.)
Cayet, qui venait d’être déposé solennellement par le consistoire, déclara sur-le-champ qu’il se réunissait à la religion catholique et romaine, et quitta le service de la sœur du roi. Le traité sur l’établissement des bordeaux ne fut pas imprimé, et les ministres évangéliques, qui avaient le manuscrit original, en firent une menace permanente contre l’honneur de l’écrivain, lequel devint docteur de la Faculté de théologie et ne s’en livra pas moins aux sciences occultes. On assurait qu’il s’était donné au diable et qu’il avait signé de son sang un contrat avec le prince des ténèbres. Les protestants le poursuivirent, il est vrai, de calomnies et de satires, dans lesquelles reparaissait toujours le détestable livre, que personne n’avait vu, excepté l’imprimeur Robert Estienne, Pierre de l’Estoile, et les membres du consistoire. Voici comme l’Estoile, qui fut soupçonné d’être le véritable auteur de ce livre, en parle dans ses Registres-journaux: «En ce temps mesme et sur la fin de l’année (1595), un ministre de Madame, nommé Pierre-Victor Cayet, abjura la religion et quitta le ministère pour se faire prebstre catholique rommain; brouilla force cayers de papier contre les ministres, ses compagnons, qui l’accusoient d’avoir commencé sa conversion par le bordeau, car ils produisoient un livre qu’il avoit fait pour la permission et tolérance desdits bordeaux, dont fust fait le quatrain suivant:
A monstré qu’il a bon cerveau;
Car il veult, avant que de l’estre,
Faire restablir le bordeau.»
Ce passage donne à entendre que Pierre de l’Estoile connaissait le livre et qu’on en avait tiré des copies; mais Cayet n’avoua jamais que ce livre fût véritablement son œuvre, ce qui permet de penser qu’il rougissait de l’avoir fait. Agrippa d’Aubigné, qui ne pardonnait pas à Cayet son apostasie, en raconte ainsi les motifs dans son Histoire universelle (t. III, liv. IV, ch. 41): «Avint aussi que Cayet, travaillant à la magie, quelque temps après fut déposé, estant aussi accusé d’avoir composé deux livres, l’un pour prouver que, par le sixiesme commandement, la fornication ni l’adultère n’estoient point défendus, mais seulement le péché d’Onan (sola masturbatio inhibita); l’autre estoit pour prouver la nécessité de restablir partout les bordeaux.» D’Aubigné ne cessa pas de vilipender Cayet au sujet de ces deux ouvrages, qui n’en faisaient qu’un seul, au dire de l’auteur des notes sur la Confession de Sancy (p. 58 de l’édit. publ. par Leduchat, en 1744, à la suite du Journal de Henri III). Mais, dans la Confession de Sancy, d’Aubigné revient sur les deux livres avec une persistance qui témoigne d’une conviction bien arrêtée: «Nous n’eussions point tenu entre les pechez, fait-il dire à son héros, le sieur de Sancy, la simple fornication ni l’adultère par amour, suivant le cahier de Cayet en son docte livre du restablissement des bordeaux et sa docte dispute sur le septiesme commandement... Ce septiesme commandement, qui est Non mœchaberis, défend seulement le péché des enfants d’Onan, car μοιχεύειν dérive, selon cette théologie moderne, ἀπὸ τοῦ μοίχου et χέειν, quod est humidum fundere.» Dans le Baron de Fœneste, d’Aubigné tient toujours pour deux livres, quoique cette facétieuse satire ait été composée depuis la mort de Palma-Cayet: «Le chassastes-vous pour la magie? demande le baron.—Il ne fut, au commencement, répond Enay, qui n’est autre que d’Aubigné lui-même, accusé que de deux livres, l’un par lequel il soustenoit que la fornication ni l’adultère n’estoient point le péché deffendu par le septiesme Commandement, mais qu’il deffend seulement τὸ μοιχὸν χεύειν, voulant toucher le péché d’Onan, et là-dessus eut la sacrée Société (la Compagnie de Jésus) pour ennemie; l’autre livre estoit de restablir les bourdeaux.» Le chapitre (liv. II, ch. 22) se termine par un abominable sonnet, qu’on retrouve aussi, à la fin de la Confession de Sancy, sous ce titre: Syllogisme expositoire sur la controverse si l’Église est des éleus seulement. Ce sonnet, dont le trait final est imité d’un passage du Passavant de Théodore de Bèze, applique à l’Église romaine les paroles du prophète Ézéchiel, au sujet de la femme quæ divaricavit tibias suas sub omni arbore; ce sonnet, inspiré par l’abjuration de Palma-Cayet, rappelle que cet apostat «voulut loger les putains en franchise,» lorsqu’il était encore huguenot:
Agrippa d’Aubigné, qui était l’ennemi personnel du pauvre Cayet et qui ne cessa jamais de vomir contre lui les plus atroces injures, croit pouvoir le qualifier ainsi:
Enfin, dans un autre endroit de la Confession de Sancy, d’Aubigné remet encore sur le tapis un des deux livres de Cayet, en parlant du grand pape Sixte V, «qui osta les bordeaux des femmes et des garçons, faute d’avoir lû le livre de M. Cahier.» On peut, d’après cette phrase, inférer avec quelque probabilité, que Cayet, dans le Discours qu’il se proposait de présenter au Parlement et qu’il avait farci de citations grecques et latines, s’était occupé de toutes les espèces de débauche chez tous les peuples et à toutes les époques, et qu’il n’avait pas oublié de mentionner, à l’appui de son opinion, l’autorité du pape Sixte IV (et non Sixte V), auquel on attribuait l’établissement des lieux de prostitution consacrés à l’une et l’autre Vénus. Lupanaria utrique Veneri erexit, avait dit le savant Corneille Agrippa de Nettesheim, dans une des premières éditions de son célèbre traité De vanitate et incertitudine scientiarum (ch. 64, De lenocinio); mais il modifia depuis cette assertion un peu hasardée et se contenta de rappeler que ce pape débauché avait construit à Rome un noble bordeau: Romæ nobile admodum lupanar extruxit. (Voy., dans le Dict. hist. et crit. de Bayle, l’art. de Sixte IV.)
Les plans pornographiques de Palma Cayet ne furent donc pas soumis à l’examen du parlement et à l’appréciation des juges compétents; il n’y eut aucune réforme, aucune innovation, dans la police des mœurs, et quelques mauvais lieux restèrent ouverts avec l’agrément tacite des lieutenants civil et criminel. Cependant il est permis de soupçonner que de graves abus avaient eu lieu dans cette tolérance arbitraire de certains asiles de la Prostitution; nous sommes porté à croire que les commissaires enquêteurs ou leurs agents recevaient parfois des redevances pécuniaires ou des présents, de la part des méprisables ordonnateurs de la débauche, car une ordonnance de Henri III, datée du 15 octobre 1588, nous laisse entendre que, dans plusieurs circonstances, les magistrats avaient négligé d’appliquer l’édit de 1560 concernant les bordeaux et s’étaient montrés favorables aux intérêts impurs des gens dépravés qui vivaient de la Prostitution. Dans cette ordonnance «contre les blasphémateurs, berlandiers, taverniers, cabaretiers, basteleurs et personnes faisans exercice de jeux dissolus,» on doit remarquer les deux paragraphes suivants: «Défend à tous, tenir bordeaux, brelans et jeux de dez, que veut estre punis extraordinairement sans dissimulation ni connivence des juges et à peine de privation de leurs offices.—Défend à tous propriétaires, de louer maisons, sinon à gens bien famez et nommez, et ne souffrir en icelles aucun mauvais train ou bordeau secret ne public, sur peine de soixante livres parisis d’amende pour la première fois, et de six vingts livres parisis pour la seconde, et, pour la troisième fois, de privation de la propriété des maisons.» (Voy. les Edicts et ordonnances des rois de France, recueillis par Ant. Fontanon et augm. par Gabr. Michel, édit. de 1610, t. IV, p. 243.) Il y avait donc eu connivence entre les juges et les parties intéressées, pour que le roi enjoignît aux premiers de se garder de toute dissimulation dans la recherche et la poursuite des bordeaux secrets et publics. Cette ordonnance royale ne fut pas observée plus scrupuleusement que les autres, et la Prostitution, cet exutoire nécessaire des passions honteuses qui fermentent toujours dans une grande ville, avait continué à trouver un gîte chez les étuvistes, les barbiers, les hôteliers, les cabaretiers et les logeurs, quoique les maisons assez mal famées de ces gens-là fussent exposées à des visites domiciliaires de jour et de nuit, que les commissaires examinateurs du Châtelet étaient tenus de faire, mais qu’ils ne faisaient pas souvent. «Il y eut toujours, dit Delamare (Traité de la Police, t. I, p. 525), beaucoup de particuliers assez corrompus ou interessez pour louer leurs maisons en tout ou en partie pour cet infâme commerce. Le magistrat de police y pourvut, en renouvellant de temps en temps la publication des règlements et les remettant en vigueur, pour l’exécution, par des nouvelles ordonnances.»
Delamare cite d’abord une de ces ordonnances, datée du 19 juillet 1619 et rendue par messire Henry de Mesmes, seigneur d’Irval, conseiller du roi, lieutenant civil de la ville, prévôté et vicomté de Paris. Le procureur du roi s’étant plaint que «plusieurs personnes de mauvaise vie logent et se retirent en cette ville, font des bordels publics, qui causent plusieurs voleries, meurtres et assassinats,» le lieutenant civil faisait défenses expresses «à toutes personnes, de quelque qualité et condition qu’elles soient, de loger et retirer en leurs maisons aucunes personnes de mauvaise vie, sur peine de perte des loyers qui seront aumosnez aux pauvres enfermez, mesme leurs maisons estre louées à la diligence du procureur du roy, pendant le temps de trois années, et les deniers en provenans estre baillez et delivrez ausdits pauvres enfermez.» En même temps, le lieutenant civil ordonnait «à tous vagabonds, filles desbauchées, de vuider la ville et faulxbourgs de Paris, dans vingt-quatre heures après la publication de la présente ordonnance, sur peine d’estre emprisonnez et leur procès estre fait et parfait.» Les bourgeois et habitants de Paris étaient requis de prêter main-forte au premier huissier ou sergent du Châtelet et autres officiers de justice chargés de l’exécution de l’ordonnance; de se saisir des contrevenants et de les mener au logis du commissaire de leur quartier, sous peine de cent livres parisis d’amende. Cette ordonnance paraît avoir été souvent renouvelée à peu près dans les mêmes termes; celle du 30 mars 1635, rendue par Michel Moreau, lieutenant civil de la prévôté, renfermait des prescriptions plus rigoureuses, à en juger par ces trois articles que Delamare en a extraits: «I. Avons enjoint, suivant les ordonnances et arrests de la Cour cy devant donnez, à tous vagabonds sans conditions et sans aveu, mesme à tous garçons barbiers, tailleurs et de toutes autres conditions, et aux filles et femmes desbauchées, de prendre service et condition dans vingt-quatre heures, sinon vuider cette ville et fauxbourgs de Paris, à peine contre les hommes, d’être mis à la chaisne et envoyez aux galères, et contre les femmes et filles, du fouet, d’estre rasées et bannies à perpétuité, sans aucune forme de procès.—II. Sont faites défenses à tous propriétaires et principaux locataires des maisons de cette ville et fauxbourgs, de les louer ni sous-louer qu’à personnes de bonne vie et bien famez, ni souffrir en icelles aucun mauvais train, jeux ni brelan, à peine de 60 livres d’amende pour la première fois, la perte des loyers pendant trois ans pour la seconde, et de la confiscation de la propriété pour la troisième fois, au profit de l’Hôtel-Dieu de cette ville.—III. Pareilles défenses sont faites aux taverniers, cabaretiers, loueurs de chambres garnies et autres, de loger ni recevoir de jour ni de nuit aucunes personnes des conditions susdites, leur administrer aucuns vivres ni aliments, à peine de punition exemplaire.»
Plusieurs événements tragiques, consignés dans les Journaux de Pierre de l’Estoile, nous apprennent combien ces débauchés, rufiens et gens sans aveu, qu’on faisait sortir de Paris, étaient dangereux pour la sécurité des citoyens. On les trouvait tout prêts à commettre un crime, pourvu qu’on les payât. Ainsi que les bravi italiens, ils avaient sans cesse le couteau à la main, et quand ils ne portaient pas d’armes, ils se servaient d’un jeton «qui coupoit comme un rasoir,» pour trancher le nez de leur ennemi ou lui déchiqueter les joues à l’aide de cet instrument, qu’ils maniaient avec beaucoup de dextérité. (Voy. le Journal de Henri III, édit. de MM. Champollion, p. 131.) En 1581, Jean Levoix, conseiller au parlement de Paris, voulut se venger de sa maîtresse, qui était la femme d’un procureur au Châtelet, nommée Boulanger. Cette adultère, qu’il entretenait publiquement, avait résolu tout à coup de s’amender et de changer de conduite: elle pria donc son corrupteur de ne plus l’importuner davantage, et elle résista aux efforts qu’il fit pour l’entraîner encore dans le vice. «Estant contraint de s’en aller, il lui dit mille injures, et au sortir, l’appelant putain et rusée, la menaça de l’accoustrer en femme de son mestier.» Peu de temps après, la veille de la Pentecôte, la pauvre femme étant aux champs avec son mari, Jean Levoix, accompagné de quelques ruffisques de tanchau (rufiens de bordeau), la surprit dans un lieu écarté, et l’ayant jetée à bas de cheval, il ordonna aux misérables qu’il avait amenés de lui couper le nez avec un jeton. La victime de cet affreux traitement attaqua en justice le conseiller Jean Levoix, qui fut obligé de composer avec la partie plaignante, moyennant deux mille écus. Après l’arrêt du parlement de Rouen qui le mettait hors de cause, la mère du coupable alla remercier le roi: «Ne me remerciez pas, lui dit Henri III, mais bien la mauvaise justice qui est en mon royaume, car, si elle eût été bonne, votre fils ne vous eût jamais fait peine.» Les rufiens, qui avaient mutilé la femme de Boulanger, furent sans doute moins heureux que Jean Levoix. C’étaient des rufiens de cette espèce qui tuèrent en 1576, dans la rue des Lavandières, le capitaine Richelieu, dit le Moine, «homme mal famé et renommé pour ses larcins, voleries et blasphesmes, estant, au reste, grand rufien et gruyer de tous les bordeaux.» Ce capitaine, irrité du vacarme que faisaient dans une maison voisine de la sienne des hommes et des femmes de mauvaise vie, les interpella par la fenêtre, vers dix heures du soir, les menaça de les expulser de leur cagnard, «comme luy desplaisant de ce qu’ils entreprenoient ruffianer et bordeler si près de son logis, à sa veue et à sa barbe.» On le défia de descendre dans la rue, et quand il y fut, avant qu’il eût le temps de tirer son épée, il tomba percé de cent coups de dague. (Journ. de Henri III, p. 65.) En 1607, un autre gentilhomme, que l’Estoile ne nomme pas, fut tué, dans un bordeau de Paris, par le fils du baillif Rochefort, qui s’était pris de querelle avec lui.
Ce dernier fait, rapporté par Pierre de l’Estoile, conseiller du roi et grand audiencier à la chancellerie de France, prouve que, nonobstant les ordonnances des rois et les règlements de police, les bordeaux de Paris, tolérés, sinon autorisés, avaient une notoriété scandaleuse, qui amenait parfois leur fermeture et l’expulsion des femmes perdues et des hommes avilis qu’on y trouvait à demeure. Pierre de l’Estoile caractérise encore mieux le désordre étrange qui régnait à cette époque dans la police des mœurs: «Le mercredy 13 avril 1611, fut tenue la mercuriale, en laquelle M. le premier président (de Harlay) triompha de discourir sur la nécessité de la réformation en tous estats et principalement sur les graves abus et corruptions de la justice et police de Paris, ausquels il estoit nécessaire de donner ordre et y mettre la main, comme il délibéroit de le faire (mais j’ay peur que ce faire demeure en la proposition).» Il parla fort contre «les brelans et bordeaux tolérés publiquement et impunément, et qu’il les falloit oster. Touchant les brelans, c’estoit chose commune et aisée à vérifier, ainsi qu’on disoit qu’il y en avoit une milliasse à Paris; mais, entre iceux, quarante-sept se trouvoient autorisés, célèbres, et tant publicqs, d’un chascun desquels le lieutenant civil recevoit et touchoit une pistole tous les jours: qui estoit un grand gain berlandier, peu honneste à la vérité, mais bien aisé et asseuré et hors du hasard du jeu.» Si les brelans étaient autorisés moyennant une redevance quotidienne au lieutenant civil de la prévôté, il est clair que les bordeaux payaient aussi pour avoir pareille autorisation; mais l’Estoile ne le dit pas, et nous en sommes réduits à supposer que le lieutenant civil tirait au moins une pistole par jour de chaque grand bordeau, qui devenait au besoin un brelan, de même que les brelans ne différaient guère des bordeaux.
«Pour le regard des bordeaux de Paris, ajoute l’Estoile, je pense que justement nous pourrions accomoder à ceste ville le dire de Stratonicus, lequel, sortant d’Héraclée, regardoit de tous costés si personne ne le voïoit, et comme quelqu’un de ses amys luy eust demandé la raison pourquoy il faisoit cela: «D’autant, dit-il, que j’aurais honte qu’on me vid sortir d’un bordeau;», notant par sa réponse la corruption et paillardise qui estoit universelle par toute la ville. Et, de fait, il n’estoit pas jusques aux crocheteurs et savetiers des coings des rues qui ne le chantassent et criassent tout haut, et les médisans de la Cour et du Palais (qui la plupart estoient du mestier) disoient que M. le premier président en devoit commencer la réformation par sa maison.» (Mémoire et journal de P. de l’Estoile, sur le règne de Henri IV, édit. de MM. Champollion, p. 661.)
CHAPITRE XLII.
Sommaire.—Le grand poëte de la Prostitution, Mathurin Regnier.—Sa philosophie épicurienne.—Son caractère et ses mœurs.—La bonne Loi naturelle.—L’Impuissance.—Une de ses aventures nocturnes.—Le Mauvais gîte.—Le Discours d’une vieille maquerelle.—Madelon et Antoinette.—Macette.—Épître au sieur de Forquevaus.—Maladie et mort de Regnier.
Nous avons recherché la physionomie de la Prostitution du quinzième siècle chez les poëtes de cette époque, et surtout dans les poésies de François Villon, qui ne craignait pas de flétrir sa muse, en la promenant de taverne en taverne et en lui donnant un cortége d’enfants perdus, de mauvais garçons et de filles: nous allons faire un pareil travail d’investigation spéciale dans les poésies du commencement du dix-septième siècle, et surtout dans celles de Mathurin Regnier, qui, de même que Villon, a tracé le tableau de la Prostitution de son temps, en ne rougissant pas de consacrer quelques-uns de ses ouvrages à la peinture de ses mœurs dépravées. Villon était un écolier vagabond qui vivait dans les cabarets et les clapiers les plus honteux; Regnier était presque un courtisan, presque un gentilhomme, presque un ecclésiastique, qui, entraîné par la fougue de ses passions, oubliait parfois son nom, sa naissance et son rang, pour fréquenter incognito les plus méprisables asiles de la débauche publique. Chez Villon, il y avait l’habitude de la dégradation morale. Chez Regnier, au contraire, c’était, pour ainsi dire, le caprice et la fantaisie de l’inconduite; c’était la poursuite aventureuse du plaisir érotique sous toutes ses faces. Regnier nous conduira donc, en sortant de la cour de Henri IV, où son génie de poëte lui avait procuré une position honorable, dans les gîtes hideux où se réfugiait alors la Prostitution libre, telle que l’avaient faite les lois prohibitives et les mesures variables de tolérance municipale.
Mathurin Regnier, fils d’un échevin de la ville de Chartres, neveu, par sa mère, du poëte Desportes, tonsuré dès l’âge de onze ans, et destiné à la prêtrise, attaché de bonne heure, en qualité de secrétaire, à la personne d’un cardinal, François de Joyeuse, qui l’emmena et le retint à Rome pendant dix ans, n’avait pu se défendre de céder aux penchants libertins qui le firent tomber dans les désordres les plus scandaleux. On ne saurait dire si ce fut la poésie qui l’avait prédisposé à la débauche, ou bien si la débauche éveilla en lui l’inspiration poétique. Regnier, que les amours avaient «rendu grison avant le temps,» reconnaissait volontiers, à l’âge de trente ans, que son tempérament de poëte l’emportait au courant de la vie épicurienne: c’est ce tempérament, c’est ce feu, disait-il,
Subject à ses plaisirs, de courage si haut,
Qu’il mesprise le peuple et les choses communes,
Et, bravant les faveurs, se mocque des fortunes;
Qui le fait desbauché, frenetique, resvant,
Porter la teste basse et l’esprit dans le vent,
Esgayer sa fureur parmy des precipices,
Et plus qu’à la raison subject à ses caprices.
Il s’excusait donc de ranger sa jeunesse à d’autres façons, et de ne changer jamais de conduite, malgré les reproches qu’on lui adressait sur un seul point, et ce point là, il ne s’en cache pas:
(Satyre V.)
On n’avait pas d’autres griefs à alléguer contre le jeune Mathurin, qui était d’ailleurs orné de toutes les qualités du cœur et de l’esprit, perfectionnées et mises en valeur par l’étude, la philosophie et le monde. Ses déplorables habitudes de libertinage nuisaient pourtant à son avancement, en dépit des grandes amitiés qu’il s’était acquises par le charme et la douceur de son intimité. Le cardinal de Joyeuse n’osa pas même lui faire obtenir un canonicat ou une abbaye; et quand il quitta le service de ce prélat pour devenir secrétaire de légation à la suite de Philippe de Béthune, ambassadeur de France à Rome, il était aussi pauvre et aussi amoureux qu’à son arrivée de Chartres, sous les auspices de son oncle, l’abbé Desportes. Tout l’argent qu’il avait gagné depuis s’était égaré dans les cloaques de la Prostitution. Regnier s’est peint lui-même avec une naïveté et une franchise, qui ont fait de son portrait le type du coureur de bordeaux. (Voy. la satire VIII, adressée au marquis de Cœuvres.) Il déclare que l’amour des femmes est si violent chez lui, que la force et la raison lui manquent absolument pour résister à cette passion exclusive et dominante: «Je n’ai pas le jugement, dit-il,