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Histoire de la prostitution chez tous les peuples du monde depuis l'antiquité la plus reculée jusqu'à nos jours, tome 6/6

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CHAPITRE XXXVII.

Sommaire.—La Prostitution des mignons de Henri III.—Arrivée des Italiens à la cour de France.—Influence de leurs mœurs.—Rachat du péché de sodomie.—Le sorbonniste Nicolas Maillard.—Opinion des honnêtes gens exprimée par Brantôme.—Abominables maris.—Henri III revient de Pologne.—Son aventure de Venise.—Date précise de sa corruption.—Les écoliers et les Italiens.—Le capitaine La Vigerie.—Origine des mignons.—Leur portrait par P. de l’Estoile.—Les indignités de la cour.—Les variantes.—Catalogue des mignons.—Sonnet vilain.—La part de la calomnie.—Poésies et libelles satiriques des huguenots et des ligueurs.—Lettre d’un Enfant de Paris.—Les sorcelleries de Henri de Valois.—Les mascarades et les processions.—La confrérie des Pénitents.—Le moine Poncet.—Noms des mignons.—Les Tragiques d’Agrippa d’Aubigné.—Les Hermaphrodites.—L’autel d’Antinoüs.—La déesse Salambona.—Aventure de la Sarbacane.—La Confession de Sancy.—Le Juvénal de la cour de Henri III.

Avant de rechercher quel fut l’état de la Prostitution à la cour de Henri III, nous ne pouvons, sous peine de laisser une lacune notable dans cette histoire des mœurs, omettre à dessein un genre de dépravation qui a imprimé profondément sa souillure au règne du dernier des Valois. C’est un abominable sujet, que nous traiterons à part avec tout le dégoût qu’il nous inspire et avec tous les ménagements que la décence du langage nous permettra d’apporter dans l’extrait presque textuel des ouvrages contemporains. Il est impossible de s’occuper de la honteuse époque de Henri III, sans parler de ses mignons et des turpitudes qu’ils ont attachées à la mémoire de leur maître. Tous les historiens les plus graves et les plus sérieux, d’Aubigné, de Thou, Mézeray, etc., n’ont pas craint de salir les pages de leurs annales historiques, en y consignant, pour l’enseignement de la postérité, les abominations qui déshonorèrent la vie privée d’un Roi Très-Chrétien; il n’y a que le père Daniel qui ait essayé de le justifier ou du moins de le protéger, par des réticences complaisantes: «Quoiqu’il ne faille pas ajouter foi, dit-il dans sa grande Histoire de France, à tout ce que les huguenots et les ligueurs ont écrit de ses débauches secrètes, il est difficile de croire que tout ce qu’on en disait fût généralement faux.» Nous n’entreprendrons pas de défendre Henri III et ses mignons contre les accusations qui étaient alors dans toutes les bouches et qui formèrent bientôt la formidable voix de l’opinion publique; mais nous reconnaissons, avec le père Daniel, que les calomnies des huguenots et plus tard celles des ligueurs brodèrent, pour ainsi dire, mille ordures extravagantes sur un canevas, malheureusement trop réel et trop scandaleux. L’horrible épisode des mignons de Henri III nous paraît avoir été singulièrement exagéré par l’esprit de parti religieux et politique.

On ne saurait nier que l’arrivée des Italiens en France, à la suite de Catherine de Médicis, n’ait eu certaine influence détestable sur les mœurs de la cour; mais, si de jeunes seigneurs débauchés se livraient quelquefois à l’imitation des vilaines coutumes de Chouse (comme on appelait l’italianisme français), ils se gardaient bien d’abord de se vanter de leurs désordres infâmes, trop contraires à la galanterie nationale; ils se défendaient même avec énergie d’un vice qui faisait horreur à tous les honnêtes gens. Mais on se relâcha peu à peu de cette vergogne toute française, et il y eut de la tolérance là où il n’y avait eu jusqu’alors qu’une implacable indignation. «Et quand il n’y auroit autre chose que la sodomie telle qu’on la voit pour le jourdhuy, s’écriait Henri Estienne dans son Apologie pour Hérodote, publiée en 1576, mais écrite auparavant, ne pourrions-nous pas à bon droict nommer nostre siècle le parangon de meschanceté, voire de meschanceté détestable et exécrable?» Le peuple, le cœur de la nation, était resté pourtant, il faut le dire, pur de cette méchanceté, et le déplorable exemple de la cour n’avait pas eu le pouvoir de corrompre la vieille candeur de la bourgeoisie. La sodomie, qui n’était qu’un péché ordinaire en Italie, où le pécheur pouvait se faire absoudre en payant 36 tournois et 9 ducats (voy. la Taxe des parties casuelles de la boutique du pape, trad. par A. du Pinet, édit. de Lyon, 1564, in-8o), devenait en France un crime capital qui conduisait son homme au bûcher. Il est vrai que les tribunaux appliquaient bien rarement la peine, portée dans la loi, lorsque ce crime, qu’on regardait comme un fait d’hérésie, ne se mêlait pas à des actes de magie, de sorcellerie ou d’athéisme. «Que je soye ladre, dit maître Janotus de Bragmardo dans sa harangue à Gargantua (liv. I, ch. 20), s’il ne vous fait pas brusler comme bougres, traistres, hérétiques et séducteurs, ennemis de Dieu et de vertus!» Les libertins, qu’on soupçonnait seulement de cette macule indélébile, étaient donc partout montrés au doigt, «fuis et abhorrés,» comme dit Rabelais. On ne pardonnait pas aux Italiens établis en France depuis le mariage du Dauphin Henri avec la fille de Laurent de Médicis, duc d’Urbin, une nouveauté de débauche, qu’ils avaient, disait-on, apportée avec eux. L’auteur du Cabinet du roy de France, dans son épître à Henri III, n’hésitait pas à dénoncer: l’athéisme, sodomie et toutes autres sinistres ou puantes académies, que l’estranger a introduites en France... Mais, quinze ans avant lui, Henri Estienne avait fait semblant de vouloir réhabiliter l’Italie et les Italiens, pour lancer cette cruelle épigramme contre le sorbonniste Nicolas Maillard: «Or ne veux-je pas dire toutesfois que tous ceux qui se trouvent entachez de ce péché l’ayent appris ou en Italie ou en Turquie, car nostre maistre Maillard en faisoit profession et toutesfois il n’y avoit jamais esté.»

Nous avons démontré, ailleurs, que les expéditions d’Italie avaient été fatales aux mœurs françaises; les relations continuelles qui existaient entre les deux pays, depuis le règne de Charles VIII, ne pouvaient manquer de répandre d’odieux éléments de corruption parmi la noblesse et parmi l’armée. Henri Estienne signale ainsi le hideux enseignement que l’Italie avait offert à la France: «Pour retourner à ce péché infâme, dit-il dans son Apologie pour Hérodote (p. 107 de l’édit. originale de 1566), n’est-ce point grand’pitié qu’aucuns, qui, auparavant que mettre le pied en Italie, abhorrissoyent les propos mesmement qui se tenoyent de cela, après y avoir demeuré, ne prennent plaisir aux paroles seulement et en font profession entre eux comme d’une chose qu’ils ont apprise en une bonne eschole?» Mais, quoique le vice italien eût fait de tristes progrès à la cour de France, tous les hommes d’honneur avaient un profond mépris pour ces indignes déserteurs de l’amour français, qui était seul «approuvé et recommandé,» selon l’expression de Brantôme. Nous trouvons, dans les écrits de Brantôme, la preuve du sentiment de répulsion, qui s’attachait à ces sales et ignobles égarements, lors même que la Prostitution ne connaissait plus de bornes: «Ainsy que j’ay ouy dire à un fort gallant homme de mon temps, dit-il dans ses Dames galantes, et qu’il est aussy vray, nul jamais bougre ny bardache ne fut brave, vaillant et généreux, que le grand Jules César; aussy, que, par la grande permission divine, telles gens abominables sont rédigés et mis à sens reprouvé. En quoy je m’estonne que plusieurs, que l’on a vous tachés de ce meschant vice, ont esté continués du ciel en grand’prospérité, mais Dieu les attend, et, à la fin, on en voit ce qui doibt estre d’eux.» Brantôme, qui avait la conscience si large et si peu timorée en affaire de galanterie, manifeste hautement son dégoût à l’égard des vices contre nature; c’est au moment même où la cour de Henri III affichait effrontément les mœurs italiennes, qu’il les condamne et les flétrit dans ses Dames galantes, qu’on peut considérer cependant comme le répertoire de la débauche du seizième siècle. Brantôme écrivait, il est vrai, ce traité de morale lubrique, sous l’inspiration de la reine de Navarre, Marguerite de Valois, qui s’était mise à la tête de la bande des dames. On appelait ainsi à la cour de Charles IX une sorte de coalition féminine qui s’efforçait de s’opposer aux honteux débordements de la jeunesse italianisée. «Je ne m’esbahy pas trop, dit Henri Estienne dans ses Deux dialogues du langage françois italianizé, si les dames, italianizans en leur langage, à l’exemple des hommes, ont voulu aussi italianizer en autres choses.»

Quand Henri III, qui était roi de Pologne, fut appelé à succéder à son frère Charles IX, les Italiens avaient déjà pris un grand pied à la cour de France; mais leurs vilaines mœurs ne s’y propageaient qu’en cachette, et personne n’osait encore s’avouer de leur bande. Ainsi, le poëte du roi, Étienne Jodelle, qui passait pour le héraut de l’amour antiphysique, s’était déshonoré, même aux yeux de ses amis de la Pléiade, en prostituant sa muse à composer, par ordre de Charles IX, dit-on, le Triomphe de Sodome. «Il fut employé par le feu roy Charles, raconte Pierre de l’Estoile, qui a consigné dans ses Registres-journaux la fin très-misérable et espouvantable de ce poëte parisien, comme le poëte le plus vilain et lascif de tous, à escrire l’arrière hilme (hymne), que le feu roy appeloit la Sodomie de son prevost de Nantouillet.» (Voy. le Journal de Henri III, édition de MM. Champollion, p. 29, sous l’année 1573.) Lorsque Henri III avait quitté la France, pour se rendre en Pologne, où l’attendait une couronne, on peut assurer qu’il n’était pas entaché du vice honteux qui le dégradait à son retour dans le royaume de ses pères. Il avait toujours été, dès sa plus tendre jeunesse, enclin à la luxure, ardent au plaisir, sensuel et libertin; mais, quoique entouré de courtisans pervers et voluptueux, il ne s’abandonnait pas encore aux coupables erreurs de la débauche italienne. Nous serions en peine de dire si ce goût infâme lui vint en Pologne ou à Venise, où il passa quelques jours, en revenant prendre possession du trône de France. «Depuis la mort de la princesse de Condé, dit Mézeray dans son Abrégé chronologique de l’histoire de France (t. V, p. 251), Henri III avoit eu peu d’attachement pour les femmes, et son avanture de Venise lui avoit donné un autre penchant.» Cette aventure de Venise n’était autre qu’une maladie vénérienne, que le roi voyageur avait prise en passant, et dont il eut beaucoup de peine à se délivrer. La princesse de Condé, Marie de Clèves, que Henri III aimait éperdument, en effet, mourut à Paris, le samedi 30 octobre, six semaines après avoir revu son royal amant, qui lui était revenu en assez piteux état, à la suite de l’aventure de Venise. Voici des dates, qui nous permettent de fixer, d’une manière à peu près certaine, l’époque où commença l’affreux désordre du roi.

LES ÉCOLIERS AU BOURG ST. MARCEL
  • Andrieux, del.
  • Imp. Delamain, 8 r. Git-le-cœur.
  • Massard, Sc.

LES ÉCOLIERS AU BOURG ST. MARCEL

A peine Henri III fut-il au Louvre, que l’on vit se former autour de lui la cour des mignons et des Italiens. Ces derniers soulevèrent d’abord dans le peuple de Paris une sourde irritation, qui ne tarda point à se changer en haine implacable. Les écoliers de l’université se firent les interprètes de cette haine toute nationale, et poursuivirent la bande italienne, par des chansons, des pasquils et des placards injurieux. Il y eut des rixes et des meurtres, à l’occasion d’une querelle qui avait mis en cause les mauvaises mœurs de ces étrangers. Dans le mois de juillet 1575, un brave capitaine, nommé La Vergerie, fut condamné à mort et pendu, pour avoir dit publiquement que, dans cette querelle, «il falloit se ranger du costé des escoliers, et saccager et couper la gorge à tous ces bougres d’Italiens, qui estoient cause de la ruine de la France.» Pierre de l’Estoile, qui nous raconte la triste fin du capitaine, affirme que le roi assistait à l’exécution, quoique n’ayant point approuvé cet inique jugement; mais on peut supposer que le procès bien court de ce malheureux n’avait pas été expédié sans l’ordre exprès de Henri III, puisque le chancelier René de Birague s’en était chargé lui-même. Depuis la condamnation et le supplice de La Vergerie, «on deschira, par toutes sortes d’escrits et de libelles (ne pouvant faire pis) les messires italiens et la royne (Catherine de Médicis), leur bonne patronne et maistresse.» Pierre de l’Estoile avait recueilli plusieurs de ses satires, entre autres des stances et des sonnets contre les Italiens, à qui l’on imputait tous les maux et tous les désordres du royaume.

Mais, l’année suivante, il n’était déjà plus question des Italiens, comme si les Mignons les eussent fait disparaître. Pierre de l’Estoile, ce fidèle écho de tous les commérages de son temps, écrivait, à la date de juillet 1576, dans ses Registres-Journaux: «Le nom de mignons commença, en ce temps, à trotter par la bouche du peuple, auquel ils estoient fort odieux, tant pour leurs façons de faire, qui estoient badines, et hautaines, que pour leurs fards et accoustremens effeminés et impudiques, mais surtout pour les dons immenses et libéralités que leur faisoit le roy, que le peuple avoit opinion estre cause de sa ruine, encores que la vérité fut que telles libéralités, ne pouvans subsister en leur espargne un seul moment, estoient aussy tost transmises au peuple, qu’est l’eau par un conduict. Ces beaux mignons portoient leurs cheveux longuets, frisés et refrisés par artifices, remontans par-dessus leurs petis bonnets de velours, comme font les putains, et leurs fraizes de chemises, de toile d’atour, empezées et longues de demi-pied, de façon qu’à voir leur teste dessus leur fraize, il sembloit que ce fust le chef saint Jean dans un plat. Le reste de leurs habillemens faits de mesme: leurs exercices estoient de jouer, blasphemer, sauter, danser, volter, quereller et paillarder, et suivre le roy partout et en toutes compagnies; ne faire, ne dire rien, que pour luy plaire; peu soucieux, en effet, de Dieu et de la vertu, se contentans d’estre en la bonne grâce de leur maistre, qu’ils craignoient et honoroient plus que Dieu.» (Voy. le Journal de Henri III, édit. de MM. Champollion.)

Ce passage est très-important, en ce qu’il fixe d’une manière positive la date de l’apparition des mignons, ou du moins l’époque où ils commencèrent à être signalés à la haine du peuple. Au reste, Pierre de l’Estoile ne dit rien qui caractérise leurs mœurs dénaturées, et le portrait qu’il fait d’eux pourrait s’appliquer à tous les courtisans. A la suite de ce portrait, il enregistre un poëme, composé de quinze strophes, «qui fut semé, en ce temps, à Paris, et divulgué partout sous ce titre: Les vertus et propriétés des mignons, 25 juillet 1576.» Les éditeurs du Journal de Henri III n’ont publié que six strophes de ce poëme, qui est imprimé en entier, avec le titre des Indignitez de la cour, dans le Cabinet du roy de France (page 297). Il existe quelques différences entre les deux textes, mais nous remarquerons que, dans l’un et l’autre, l’accusation de sodomie n’est formulée contre les mignons, que sous la forme d’un doute injurieux:

Ces beaux mignons prodiguement
Se veautrent parmy leurs delices,
Et peut-estre dedans telz vices
Qu’on ne peut dire honnestement.

L’auteur anonyme, qui était certainement un bon poëte, s’attaque surtout à la dissolution et au luxe de leurs habits, qu’il regarde comme des enseignes honteuses de leur conduite. Voici quelques strophes, dans lesquelles le costume de Henri III et de ses favoris est décrit avec beaucoup d’exactitude:

Leur parler et leur vestement
Se voit tel, qu’une honneste femme
Auroit peur de recevoir blasme
S’habillant si lascivement:
Leur col ne se tourne à leur aise
Dans le long replis de leur fraise;
Déjà le froment n’est pas bon
Pour l’empoix blanc de leur chemise:
Il faut, pour facon plus exquise,
Faire de riz leur amidon.
Leur poil est tondu par compas,
Mais non d’une facon pareille;
Car, en avant, depuis l’aureille,
Il est long, et, derrière, bas:
Il se tient droit par artifice,
Car une gomme le hérisse
Ou retord ses plis refrisez,
Et, dessus leur teste legère,
Un petit bonnet par derrière
Les monstre encor plus desguisez.
Je n’ose dire que le fard
Leur soit plus commun qu’à la femme:
J’aurois peur de leur donner blasme
Qu’entre eux ils pratiquassent l’art
De l’impudique Ganimède.
Quant à leur habit, il excède
Leur bien et un plus grand encor;
Car le mignon, qui tout consomme,
Ne se vest plus en gentilhomme,
Mais, comme un prince, de drap d’or.

Nous avons suivi de préférence le texte du Cabinet du roy de France, et il est bon de faire observer que, dans ce texte, le poëte se défend presque de laisser soupçonner que ces mignons pratiquassent l’art de l’impudique Ganimède; au contraire, dans la version, évidemment altérée, que nous fournissent les Journaux de l’Estoile, le sens est bien différent, car l’auteur y dit très-positivement ce qu’il n’ose dire:

Je n’ose dire que le fard
Leur est plus commun qu’à la femme
(J’aurois peur d’en recevoir blasme),
Et qu’entre eux ils prattiquent l’art
De l’impudique Ganimède.

C’est là une insinuation très-significative qui équivaut à une déclaration formelle. Dans un autre endroit de cette pièce de vers, on reproche à ces efféminés de troquer, d’échanger, de vendre, de dépenser les bénéfices et

Les biens voués au crucifix,
Que l’on leur baille en mariage,
En guerdon de maquerellage
Ou pour chose de plus vil prix.

Il nous paraît établi, par cette satire datée de 1576, que les mignons de Henri III, dans l’origine, n’étaient pas considérés comme d’impurs agents de la débauche italienne. On les accusait seulement de dévorer la substance du peuple, d’épuiser les coffres de l’État, de porter des habits déshonnêtes et de vivre dans une molle oisiveté. Un autre poëte se chargea de répondre aux Indignités de la cour, et il le fit dans un poëme ampoulé et fleuri, qu’il intitule les Blasons de la cour: sans avoir égard aux imputations indirectes concernant les mœurs des courtisans, il blâme seulement les langues satiriques et les esprits mordants, d’avoir prétendu que la cour de France était un étable,

Un retrait des abus, des dissolutions.

On pourrait donc induire, d’après les termes mêmes de ce factum poétique, que le libertinage des mignons ne fut pas d’abord flétri et marqué au fer rouge de l’opinion publique. Il y eut sans doute beaucoup à blâmer et à reprendre dans leur conduite, mais la calomnie, en s’attachant à eux, inventa tout ce qui devait les rendre odieux et les déshonorer. De là, le rôle infâme qu’on attribuait aux mignons, c’est-à-dire à tous les hommes, jeunes et voluptueux la plupart, qui formaient la bande du roi. Ce qui n’était qu’une triste exception dans les désordres des favoris de Henri III, fut regardé comme un vice général, et la cour de France devint ainsi, aux yeux du peuple indigné, le réceptacle de la plus abominable Prostitution. Dulaure a raison de dire que Henri III «se distingua de ses prédécesseurs, par ses goûts efféminés, et surtout par ses débauches ultramontaines» (Hist. de Paris, t. IV, p. 493, édit. in-12); mais il aurait dû constater que les huguenots et les ligueurs n’étaient pas étrangers à ce redoutable déchaînement de la calomnie contre le roi et ses mignons: «L’infamie qu’avaient encourue les dames et les filles de la cour, dit-il avec trop de partialité, s’étendit, pendant ce dernier règne, sur les jeunes courtisans, qui, plus méprisables qu’elles, se livraient avec leur maître aux plus dégoûtants excès de la débauche.»

Les mignons étaient de jeunes seigneurs de bonne maison et de belle mine, que René de Villequier et François d’O, qui présidaient aux plaisirs du roi, avaient introduit dans l’intimité de ce prince. Les plus connus d’entre eux furent Jacques de Lévy de Caylus, François de Maugiron, Jean Darcet de Livarot, François d’Épinay de Saint-Luc, Paul Estuer de Caussade de Saint-Mesgrin, Anne de Joyeuse, Bernard et Jean-Louis de Nogaret, tous les deux fils de Jean de la Valette. Les autres étaient moins connus, parce qu’ils n’avaient pas autant de crédit auprès de Henri III: leurs noms ne sortirent jamais de la sphère de la cour. Cependant quelques-uns sont désignés dans un sonnet qui circula par tout Paris en 1577, et qui nous a été conservé dans les registres-journaux de Pierre de l’Estoile. Ce sonnet peut servir à prouver que les mignons n’étaient pas tous gâtés par les mêmes turpitudes.

Saint-Luc, petit qu’il est, commande bravement
A la troupe Haultefort, que sa bourse a conquise;
Mais Quelus, dédaignant si pauvre marchandise,
Ne trouve qu’en son c.. tout son advancement;
D’O, cest archi-larron, hardy, ne scay comment,
Aime le jeu de main, craint aussi peu la prise;
L’Archant, d’un beau semblant, veut cacher sa sottise;
Sagonne est un peu bougre et noble nullement;
Montigny fait le bègue, et voudroit bien sembler
Estre honneste homme un peu, mais il n’y peult aller;
Riberac est un sot, Tournon une cigale;
Saint-Mesgrin, sans subject bravache audacieux:
Je parlerois plus haut, sans la crainte des dieux,
De ceux qui tiennent rang en la belle cabale.

Ce sonnet vilain, comme dit de l’Estoile, «monstrant la corruption du siècle et de la cour,» ne contient, ce nous semble, que les noms des mignons qui se prêtaient à la plus hideuse Prostitution; il faut entendre, par les dieux que le poëte n’ose nommer, le roi et ses deux assesseurs d’O et Villequier, avec quelques autres, qui se partageaient en maîtres le domaine de la débauche italienne. Pierre de l’Estoile nous représente encore les mignons «fraisés et frisés, avecq les crestes levées, les ratepennades en leurs testes, un maintien fardé, avec l’ostentation de mesme, peignés, diaprés et pulvérisés de pouldres violettes, de senteurs odoriférantes, qui aromatizoient les rues, places et maisons, où ils fréquentoient.» Cet abus des parfums, ces modes efféminées, ces habits ridicules ou bizarres, ce sont là les seuls griefs que ce chroniqueur curieux et bavard allègue contre les mignons, mais, nulle part, il ne caractérise leurs mœurs, de manière à nous faire croire qu’il ajoutait foi aux bruits qu’on faisait circuler sur elles; il se contente de rassembler scrupuleusement des satires et des épigrammes, qui prouvaient surtout la haine et l’acharnement de l’esprit public à l’égard de Henri III et de ses favoris. Ceux-ci, d’ailleurs, périrent presque tous misérablement, les uns tués en duel, les autres assassinés en guet-apens, plusieurs victimes d’accidents divers; l’horreur qu’ils inspiraient au peuple se traduisit dans leur oraison funèbre, mais les injures et les malédictions, dont leur mémoire fut accablée, ne se rapportaient pas à des circonstances authentiques et notoires de leur vie libidineuse, qui avait été toujours couverte d’un voile impénétrable.

Ce voile, les écrivains protestants et ligueurs essayèrent de le soulever, longtemps après que les mignons eurent disparu, et la tradition de la cour, défigurée ou envenimée par la malveillance, se refléta dans plusieurs ouvrages satiriques, qui ne furent imprimés que sous le règne de Louis XIII, c’est-à-dire vingt-cinq ou trente ans après la mort de Henri III. Il n’avait paru, du vivant de ce prince, que quelques pièces en vers et en prose, qui circulèrent à Paris sous le manteau, et qui ne reçurent une publicité momentanée qu’à la suite des Barricades; mais, antérieurement, d’autres pièces, plus infâmes encore, avaient été répandues et divulguées, sans qu’aucun imprimeur eût osé les mettre au jour. Pierre de l’Estoile avait recueilli plusieurs de ces pièces dans les registres-journaux et les ramas de curiosités, qu’il a consacrés à l’histoire anecdotique et scandaleuse de son temps; tous les éditeurs du Journal de Henri III ont reculé devant la publication des poésies ordurières, qui sont les tristes monuments de l’horrible réputation des mignons. Dans la dernière édition, que nous devons aux soins intelligents de MM. Champollion, nous lisons seulement, à la date du 10 septembre 1580: «Diverses poésies et escrits satyriques furent publiés contre le roy et ses mignons, en ces trois années 1577, 1578 et 1579; lesquels, pour estre la pluspart d’eux impies et vilains, tout outre, tant que le papier en rougist, n’estoyent dignes, avec leurs autheurs, que du feu, en autre siècle que cestuy-ci qui semble estre le dernier et l’esgout de tous les précédents. Et sont les titres: la Catzrie des trésoriers et des mignons, par M..... fol et ligueur; le sonnet vilain à Saint-Luc; un Pasquil courtizan, c’est à dire ordurier, vilain et lascif, qui couroit à la cour, en cest an 1579, et y estoit tout commun; des vers vilains, qui furent escrits sur la porte de l’abbaye de Poissy, un jour que le roy y entroit.» Chaque fois qu’un des mignons du roi était enlevé par une mort tragique à l’affection inconsolable de son bon maître, quand Caylus, Maugiron, Schomberg et Riberac s’entretuèrent dans un duel, quand Saint-Mesgrin fut assassiné un soir à la porte du Louvre, il y avait dans tout Paris, et même à la cour, une explosion de libelles atroces contre les mignons fraisés, mais il serait injuste de regarder ces libelles comme l’expression loyale de la vérité historique: c’était l’œuvre perfide des vengeances de cour, plutôt encore que des passions politiques. On ne manquait pas de poëtes parmi les clercs du Palais et de l’Université, pour blasonner aussi les mignons, dans des vers courtisans, «c’est-à-dire peu honnestes, sales et vilains, à la mode de la cour, mesmes en ce qu’ils touchent l’honneur du roy,» suivant la définition de Pierre de l’Estoile.

Voici, par exemple, un sonnet satirique, qui courut à Paris en 1578 et qui sortait de la boutique de la Ligue:

Gammèdes (sic) effrontés, impudique canaille,
Cerveaux ambitieux, d’ignorance comblés,
C’est l’injure du temps et les gens mal zelés,
Qui vous font prosperer sous un roi fait de paille.
Ce n’est ni par assault ni par grande bataille,
Qu’avez eu la faveur, mais pour estre alliés
D’un corrompu esprit, l’un à l’autre enfilés,
Guidés de vostre chef, qui les honneurs vous baille,
Qui vos teints damoiseaux, vos perruques troussées,
Aime, autant comme escus et lames et espées.
Puisque les grands estats qui vous rendent infames
Sont de vice loïers aux jeunes impudents,
Gardez-les à tousjours, car les hommes vaillans
N’en veulent après vous, qui estes moins que femmes!

Ce déchaînement inouï contre les mignons ne fit que s’accroître pendant tout le règne de Henri III, et le peuple, toujours porté à croire ce qui est étrange et monstrueux, n’eut garde d’accepter avec défiance les calomnies, souvent ridicules, qu’on débitait au sujet de la bande sacrée.

Ainsi, on avait prétendu très-sérieusement que Jean-Louis Nogaret, duc d’Épernon, que Pierre de l’Estoile nomme l’archi-mignon du roi et qui devint, en effet, le principal favori de Henri III, après la mort des grands mignons Caylus et Maugiron, n’était autre qu’un démon, envoyé de l’enfer pour achever de corrompre et de damner le malheureux Henri de Valois. Cette légende diabolique fut racontée tout au long dans un pamphlet, intitulé: Les choses horribles contenues en une Lettre envoiée à Henri de Valois par un enfant de Paris, le 28 janvier 1589, et imprimée sur la copie qui a esté trouvée en ceste ville de Paris, près de l’Orloge du Palais, par Jacques Grégoire, imprimeur. M. DLXXXIX.

L’Enfant de Paris, que P. de l’Estoile appelle un faquin et vaunéant de la Ligue, raconte, dans cette Lettre remplie d’obscénités, que les sorciers et enchanteurs avaient donné au roi «en jouissance» un esprit familier, nommé Terragon, et que cet esprit, sous les traits d’un jeune garçon, lui avait été présenté au Louvre comme un gentilhomme de Gascogne. Le roi n’eut pas plutôt vu ce gentilhomme, qu’il l’appela son frère et qu’il le fit coucher dans sa chambre. Or le duc d’Épernon n’était autre chose que ce vilain Terragon.

L’Enfant de Paris entre, à l’égard de l’archi-mignon du roi, dans des détails merveilleux qui caractérisent sa diablerie impudique. Ces détails sont si horribles, que MM. Champollion n’ont pas osé les reproduire tous, en réimprimant par extraits la Lettre de l’Enfant de Paris, dans l’appendice de leur édition du Journal de Henri III, qui fait partie de la Collection des Mémoires relatifs à l’histoire de France, publiée par MM. Michaud et Poujoulat.

Il n’existe peut-être plus un seul exemplaire de l’édition originale de cette badauderie insigne, comme la qualifie P. de l’Estoile; mais cet amateur de fadaises en a inséré une copie de sa main dans son grand recueil in-folio, composé de placards imprimés et d’estampes gravées en bois, et intitulé: Les belles figures et drolleries de la Ligue. Ce précieux et singulier recueil est conservé aujourd’hui au département des livres imprimés de la Bibliothèque impériale.

On attribuait d’ordinaire aux sorciers les infamies dont Henri III était accusé par la voix publique; ces infamies semblaient donc au vulgaire crédule les conséquences naturelles des sorcelleries qu’on imputait à ce malheureux roi. Ainsi, personne à Paris ne doutait que les mignons, et surtout le duc d’Épernon, ne fussent liés à leur maître par un pacte diabolique, et tout le monde fut convaincu, quand on annonça en chaire que les preuves matérielles de leurs sortiléges abominables avaient été découvertes au Louvre et au bois de Vincennes, dans l’appartement du roi.

«C’étoient deux satyres d’argent doré, de la hauteur de 4 poulces, tenans chascun en la main gauche et s’appuyans dessus une forte massue, et de la droite soustenans un vase de crystal pur et bien luisant, eslevés sur une baze ronde, goderonnée et soustenue de quatre pieds d’estal. Dans ces vases, y avoit des drogues inconnues, qu’ils avoient pour oblation, et ce qui plus, en ce, est à detester, ils estoient au devant d’une croix d’or, au milieu de laquelle y avoit enchassé du bois de la vraye croix de Nostre Seigneur Jésus-Christ.»

Cette description, que nous extrayons d’un libelle qui parut alors sous ce titre: Les Sorcelleries de Henri de Valois et les oblations qu’il faisoit au diable dans le Bois de Vincennes, avec la figure des démons d’argent doré, aux quels il faisoit offrandes (Paris, Didier Millot, 1589), annonce tout simplement deux cassolettes à brûler de l’encens, placées, dans un oratoire, de chaque côté d’un crucifix!

L’auteur du pamphlet indique l’usage impur et sacrilége qu’il assigne à ces prétendues idoles, en disant: «On scait que les payens reveroient les satyres pour dieux des bois et lieux escartés, à cause qu’ils pensoient que d’eux leur venoit l’habileté à la paillardise.»

Il est impossible de laver la mémoire de Henri III des souillures qui la déshonorent, mais on peut affirmer que les turpitudes dont ce prince et ses mignons sont restés flétris devant le tribunal de l’histoire, ne furent pas aussi fréquentes, ni aussi éhontées, ni aussi inouïes, qu’on le suppose, en s’en rapportant aux accusations des ligueurs et des huguenots. Ainsi, nous pensons que, dans bien des circonstances, l’attachement du roi pour ses mignons était dégagé de toute impureté avilissante, et nous n’avons pas le courage de voir une passion honteuse dans les témoignages d’amitié et de regret que Henri III donna publiquement à Caylus et à Maugiron, en les pleurant, en les baisant tous deux morts, raconte l’Estoile, en faisant tondre leurs têtes pour emporter leurs blonds cheveux, et en ôtant à Caylus les pendants d’oreilles qu’il lui avait donnés et attachés de sa propre main. Rien n’est plus touchant aussi que cette mort de Caylus, répétant à son dernier soupir: «Ah! mon roi! mon roi!» Rien n’est plus respectable que la douleur d’un roi à la perte d’un ami. Mais le peuple en jugeait autrement et voyait de mauvais œil les tombeaux fastueux érigés en l’honneur de ces jeunes efféminés qu’il abhorrait. Le peuple, aveuglé et irrité par les manœuvres des partis anarchiques, avait pris en aversion tout ce qu’il considérait comme la cause de ses maux et de ses misères; il n’était que trop disposé à croire aux horreurs qu’il entendait dire sur les mœurs du roi et de son entourage; il se laissait abuser par les apparences et il se sentait prévenu d’avance en mauvaise part contre les courtisans, qu’ils fissent des mascarades ou des processions. Les prédicateurs, par leurs déclamations furieuses, eurent alors la plus funeste influence sur l’opinion, et Henri III dut se repentir de ne leur avoir pas fermé la bouche: après l’avoir avili et diffamé, ils le firent assassiner par Jacques Clément. «Le jour de quaresme prenant, lit-on dans le Journal de Henri III, sous la date du 20 février 1583, le roy avec ses mignons furent en masque par les rues de Paris, où ils firent mille insolences, et la nuit allèrent roder de maison en maison, voir les compagnies, jusques à six heures du matin du premier jour de quaresme, auquel jour la pluspart des prescheurs de Paris en leurs sermons le blasphémèrent ouvertement desdites veilles et insolences.»

Ce fut sans doute pour faire pénitence de ces folies de carnaval, que le roi, peu de jours après, institua la confrérie des Pénitents et fit des processions, à l’instar de celles des Battus de Rome, dans lesquelles les confrères, vêtus de sacs de toile blanche, marchaient sur deux files, en chantant des psaumes et en se fustigeant. Mais les mignons figuraient encore dans ces processions, et leur présence en gâta l’effet. «J’ay esté adverty de bon lieu, s’écria le moine Poncet, qui prêchait le carême à Notre-Dame, qu’hier au soir la broche tournait pour le soupper de ces bons pénitens, et qu’après avoir mangé le gras chappon, ils eurent pour leur collation de nuit le petit tendron qu’on leur tenoit tout prest!» Le prédicateur fut emprisonné par ordre du roi, et les processions n’en continuèrent que mieux aux flambeaux; le roi y assistait, toujours revêtu du costume de la confrérie et entouré de ses mignons: «Y en eust quelques uns, mesmes des mignons, à ce qu’on disoit, rapporte P. de l’Estoile, qui se fouettèrent en ceste procession, ausquels on voioit le pauvre dos tout rouge des coups qu’ils se donnoient. Sur quoy on fit courir plusieurs quatrains et pasquils, sornettes et vilainies semblables, qui furent faites et semées sur ceste fouetterie et pénitence nouvelle du roy et de ses mignons.» Henri III, selon les historiens, avait imaginé ces processions et ces pénitences publiques, pour expier les vilains péchés qu’il se reprochait tout bas et dans lesquels il retombait sans cesse; il obligeait les mignons, comme ses complices, à paraître dans ces cérémonies et à y jouer le rôle de pénitents; il allait avec eux visiter les églises et les couvents, faire des stations et des prières, écouter des sermons et gagner des indulgences. Ce n’était, disait-on dans le peuple, que des préparatifs et des encouragements pour mieux pécher ensuite. On assurait que le roi avait fait peindre, dans ses Heures, les portraits de ses mignons en habit de cordelier. (Voy. la Confession de Sancy, chap. VIII). On racontait qu’il faisait fouetter devant lui, dans son cabinet, les compagnons de ses dévotions et de ses débauches; on prétendait même que la confrérie des Pénitents n’avait été instituée que pour recruter de vils complaisants d’impudicité et pour propager, sous le manteau d’une association religieuse, les principes infâmes de la sodomie. Le Journal de Henri III nous apprend, en effet, qu’un des maîtres des cérémonies de la confrérie était le nommé Du Peirat, «chassé et fugitif de Lyon, pour crime d’athéisme et de sodomie.» On devine pourquoi le peuple appelait les Pénitents confrères du cabinet et ministres de la bande sacrée.

Sully, en donnant, dans ses Œconomies royales, une liste des mignons, dans laquelle on remarque, outre ceux que nous avons déjà nommés, Bellegarde, Souvré, du Bouchage et Thermes, ne fait aucune allusion à leurs mœurs et dit seulement que chacun d’eux avait été successivement le favori du roi. Le savant Le Duchat, dans ses notes sur la Confession de Sancy, nomme encore quatre autres mignons, d’après les Mémoires de l’estat de la France sous Charles IX et les lettres d’Estienne Pasquier: «Le Voyer, sieur de Lignerolles; Pibrac, Roissy et Vic de Ville, lesquels, ajoute le commentateur, ne passoient pas pour être également vicieux et corrompus.» Quoi qu’il en fût, tous les gentilshommes que le roi honorait d’une sympathie et d’une intimité particulières étaient aussitôt déshonorés du titre de mignons ou d’hermaphrodites. Ce dernier surnom, moins populaire et plus raffiné que l’autre, caractérisait l’espèce de Prostitution à laquelle ils devaient, disait-on, leur crédit et leur fortune. Agrippa d’Aubigné, le Juvénal de cette époque qu’il nous représente comme plus dépravée encore que celle de Néron et de Domitien, a consacré ses vers et sa prose à flétrir les mignons de Henri III. Oui, s’écrie-t-il dans ses Tragiques (liv. II, p. 83):

Oui, les Hermaphrodites, monstres effeminez,
Corrompus bourdeliers, et qui estoyent mieux nez
Pour valets de putains que seigneurs sur les hommes,
Sont les monstres du siècle et du temps où nous sommes!

Les Tragiques donnez au public par le larcin de Prométhée ne furent imprimés qu’en 1616 (Au désert, in-4), sans nom d’auteur, mais ces admirables satires avaient été écrites dans la jeunesse d’Agrippa d’Aubigné, qui, pour être un trop zélé calviniste, n’en était pas moins un homme d’honneur et un grand historien. Un autre ouvrage, aussi satirique, mais moins passionné et moins cruel que celui du poëte des Tragiques, avait été composé aussi, vers le même temps, pour mettre au pilori les mœurs dissolues de la cour de Henri III: il ne vit le jour que longtemps après sa rédaction, mais bien avant le poëme de d’Aubigné. On peut donc le considérer comme un document contemporain, qui mérite plus de confiance que les libelles et les pasquils du temps, quoique ce ne soit qu’une ingénieuse et spirituelle allégorie.

Le livre dont nous voulons parler, et qui ne permet pas de réhabiliter les mignons, est intitulé seulement les Hermaphrodites, dans la première édition qui fut publiée à Paris, en un petit volume in-12, sans nom de lieu et sans date, vers l’année 1604. Le frontispice gravé offre le portrait de Henri III, debout, portant à la fois les habits et les attributs d’un homme et d’une femme, avec cette devise assez significative: à tous accords. On lit, au bas, ces six vers énigmatiques:

Je ne suis male ny femelle,
Et si je sçay bien en cervelle
Lequel des deux je dois choisir;
Mais qu’importe à qui je ressemble?
Il vaut mieux les avoir ensemble:
On en reçoit double plaisir.

La publication de ce volume fit une grande sensation, surtout à la cour, où plusieurs des anciens mignons de Henri III, tels que Bellegarde, d’Épernon, etc., avaient conservé tout leur crédit, sans le devoir désormais à des moyens si honteux; le pamphlet fut dénoncé au roi, et l’on essaya d’obtenir contre l’auteur une éclatante condamnation. Mais Henri IV, après s’être fait lire les Hermaphrodites, ne voulut pas qu’on en recherchât l’auteur, bien qu’il trouvât l’ouvrage trop libre et trop hardi, «faisant conscience, disoit-il, de chagriner un homme pour avoir dit la vérité.» C’est Pierre de l’Estoile qui nous répète cette belle parole de Henri IV, dans laquelle nous sommes forcés de voir la constatation des faits historiques, qui se trouvent signalés par l’auteur des Hermaphrodites. Quel était cet auteur? L’Estoile le nomme Artus Thomas; on a cherché à établir que c’était Thomas Artus, sieur d’Embry, littérateur obscur et ampoulé. Sorel, dans sa Bibliothèque françoise, rapporte qu’on attribuait ce livre, «où l’on trouva de si bonnes choses,» au cardinal du Perron. Il nous importe peu de savoir quelle est la plume élégante et acerbe qu’il faut reconnaître dans cette pièce, qui fut réimprimée avec ce titre plus explicatif: l’Isle des hermaphrodites nouvellement descouverte, avec les mœurs, loix, coustumes et ordonnances des habits d’icelle. Ce nouveau titre annonce que l’auteur s’était proposé de critiquer surtout la bizarrerie et l’indécence des modes de la cour; ces modes efféminées sont décrites, en effet, si prolixement dans l’ouvrage, que nous préférons citer un passage des Tragiques, dans lequel d’Aubigné a résumé en fort bons vers plusieurs pages des Hermaphrodites.

Henry fut mieux instruit à juger des atours
Des putains de sa cour, plus propres aux amours:
Avoir ras le menton, garder la face pasle,
Le geste effeminé, l’œil d’un Sardanapale,
Si bien qu’un jour des Rois, ce douteux animal,
Sans cervelle, sans front, parut tel en son bal:
De cordons emperlez sa chevelure pleine,
Sous un bonnet sans bord, fait à l’italienne,
Faisoit deux arcs voutez; son menton pinceté,
Son visage de rouge et de blanc empasté,
Son chef tout empoudré, nous monstrèrent l’idée,
En la place d’un roy, d’une putain fardée.
Pensez quel beau spectacle! et comme il fit bon voir
Ce prince avec un busc, un corps de satin noir
Coupé à l’espagnole, où des dechiquetures
Sortoient des passemens et des blanches tirures,
Et afin que l’habit s’entresuivist de rang,
Il monstroit des manchons gauffrez de satin blanc,
D’autres manches encor qui s’estendoient fendues,
Et puis jusques aux pieds d’autres manches perdues.
Pour nouveau parement, il porta, tout ce jour,
Cet habit monstrueux, pareil à son amour;
Si qu’au premier abord chascun estoit en peine
S’il voyoit un roy-femme ou bien un homme-reine!

L’auteur des Hermaphrodites n’épargne pas les détails sur le costume honteux de ses personnages, sur leurs raffinements de mollesse et de coquetterie; mais il est très-sobre de renseignements et même d’allusions au sujet de leurs mœurs, ce qui donne à penser qu’il existe des lacunes dans l’impression. Il est aisé de supposer quels devaient être les actes secrets des officiers de l’Hermaphrodite, dans cette chambre qu’on appelait l’autel d’Antinoüs, parce que la tapisserie représentait les amours d’Adrian et d’Antinoüs, ou dans cette galerie où étaient peintes à fresque «les lascives occupations de Sardanapale et les méditations de l’Arétin, rapportées aux métamorphoses des dieux, et autres telles infinies représentations fort vivement et naturellement représentées.» On peut imaginer aussi tout ce que l’auteur a omis de dire ou tout ce qui a été retranché par son imprimeur, quand on remarque, dans la galerie dédiée aux législateurs de la débauche, «plusieurs chaires brisées, qui s’allongeoient, s’élargissoient, se baissoient et se haussoient par ressort, ainsi qu’on le vouloit: c’estoit une invention hermaphrodique, nouvellement trouvée en ce pays-là.» Le jugement de Henri IV, qui trouvait cet ouvrage trop libre et trop hardi, tout en reconnaissant qu’il était vrai, n’a pas besoin d’être justifié par des citations. Celle-ci cependant, tirée des ordonnances relatives à la police chez les Hermaphrodites, ne laisse pas de doute sur l’objet principal que l’auteur voulait atteindre dans cette mordante satire des mignons: «Et d’autant que tous les lits sont autant d’autels où nous voulons qu’il se fasse un sacrifice perpétuel à la déesse Salambona, nous désirons qu’ils soient aussi plus riches que le reste, houssés et caparaçonnés pour la commodité des plus secrets amis: sçachant aussi que les actions vulgaires se font sous un ciel qu’on appelle lunaire, et les mystères de Venus estant eslevez de deux degrez au-dessus, nous entendons que chascun ait double ciel en son lit, et que celuy qui sera au dedans ne soit moins riche que celuy du dehors; voulons que l’histoire en soit prise des Métamorphoses d’Ovide, déguisemens des dieux et autres choses pareilles, pour encourager les plus refroidis; que le derrière soit plus remarquable que le devant par sa largeur, comme plus convenable aux Hermaphrodites, estant le lieu le plus propre pour l’entretien. D’autant aussy que la terre n’est pas digne de porter chose si précieuse, nous ordonnons qu’on estendra sous lesdits lits quelques riches cairins (tapis du Caire) ou autres tentures de soie.» L’auteur ne fait qu’effleurer son sujet, avec une délicatesse qui témoigne de l’horreur que lui inspirait la vie débordée des courtisans, et il avoue qu’il se détournait avec dégoût de ceux qui jouoient et folastroient, «de crainte de voir, dit-il, quelque chose qui ne m’eust, par aventure, esté guère agréable.»

Il faut en revenir aux écrits d’Agrippa d’Aubigné, pour leur emprunter les traits les plus caractéristiques de la Prostitution des mignons. Le grave et judicieux de Thou n’a pas dédaigné de faire entrer dans son Histoire quelques-unes des anecdotes qu’on trouve même dans la Confession de Sancy: celle de la sarbacane, par exemple, prouve au moins que le roi n’était point assez endurci dans le vice, pour s’y livrer sans remords. Ce fut vers 1580, que Saint-Luc et Joyeuse, honteux et fatigués de leur condition, voulurent s’en affranchir, en faisant rougir leur maître de ses débauches, qu’ils ne supportaient plus eux-mêmes qu’avec une invincible répugnance. D’après le conseil de la comtesse de Retz, qu’ils aimaient l’un et l’autre, ils percèrent le mur du cabinet de Henri III, et firent «couler, par la ruelle du lit, entre la contenance et le rideau, une sarbacane d’airain, par le moyen de laquelle ils vouloient contrefaire un ange,» selon le récit que d’Aubigné a fait de l’aventure. (Hist. universelle, liv. II, chap. V, t. III.) Il s’agissait de glisser dans l’oreille du roi les avertissements et les menaces du ciel, pour le corriger de ses hideuses habitudes. Le stratagème réussit au delà des espérances de Saint-Luc et de Joyeuse, car Henri III n’eut pas plutôt entendu la voix mystérieuse qui le sommait de s’amender, sous peine d’être foudroyé comme les habitants pervers de Sodome et de Gomorrhe, qu’il jura de ne plus retomber dans son péché et qu’il fit partager son repentir à ses mignons. Ce pauvre pécheur était devenu si peureux, qu’au moindre coup de tonnerre, il allait se cacher sous son lit, et qu’il s’enfuyait au fond des souterrains du Louvre, quand la foudre continuait à gronder. Mais Joyeuse eut pitié de l’état déplorable dans lequel il avait mis le roi, et pour le guérir de ses terreurs, il lui avoua tout, en accusant Saint-Luc. Celui-ci eut le temps de s’enfuir, avant que la colère de Henri III pût l’atteindre, et il se réfugia dans la ville de Brouage, dont il était gouverneur, en abjurant pour toujours ses hérésies de mignon. De Thou rapporte la même aventure, mais il donne pour complice à Saint-Luc, François d’O, au lieu de Joyeuse, et il attribue à la femme de Saint-Luc, qui était Jeanne de Cossé-Brissac, l’invention de la sarbacane. Au reste, en dépit de sa tache originelle, l’ex-mignon François d’Épinay, seigneur de Saint-Luc, devint grand maître de l’artillerie et maréchal de France, sous le règne de Henri IV. «Ce pauvre garçon avait en horreur cette vilenie, dit Agrippa d’Aubigné, dans la Confession de Sancy, et fut forcé la première fois; le roy luy faisant prendre un livre dans un coffre, duquel le grand prieur et Camille lui passèrent le couvercle sur les reins, et cela s’appeloit prendre le lièvre au colet: tant y a que cet honneste homme fut mis par force au mestier.» Le déshonneur du malheureux favori fut proclamé à la cour par cette anagramme ordurière, que Rochepot avait trouvée dans le nom de Saint-Luc: cats in c...

L’ange de la sarbacane avait laissé dans l’esprit du roi une disposition salutaire à redouter le châtiment de Dieu: de là, ces processions, ces pénitences, ces expiations solennelles. Mais nous hésitons à croire, comme le dit d’Aubigné, que «la frayeur croissoit avec l’artifice exquis des voluptés;» nous repoussons avec horreur les monstrueuses calomnies, que les ligueurs, plutôt encore que les huguenots, avaient distillées, ainsi qu’un affreux poison, pour anéantir la royauté, en stigmatisant le roi; on a peine à concevoir comment d’Aubigné a pu s’obstiner à répéter ces indignités, dans ses Tragiques, dans son Histoire universelle et dans sa Confession de Sancy. Il aurait dû laisser, dans les libelles de la Ligue, ces chapelets venus de Rome, ces grains bénits, que le roi aurait distribués à tous les confrères du cabinet, en leur ordonnant que «leurs voluptés s’exerceroient à travers lesdits chapelets;» cette messe sacrée, qui se disait au-dessus du lit du cabinet et dont «les ornements estoient accommodez à ce péché;» ces «lavemens d’eschine,» et ces clystères d’eau bénite que les mignons employaient en guise de préservatif contre le feu du ciel! Sauval, dans ses mémoires historiques et secrets sur les amours des rois de France, n’a pas hésité, en présence des hideuses profanations alléguées par d’Aubigné, à prendre la défense de Henri III: «Toutes ces abominations de Gomorrhe, dit-il, dont on le noircissoit, et que les satyriques appeloient les amours sacrés, comme défendant l’amour des femmes, estoient plustost les vices des grands et surtout de ses favoris, nommés la sacrée société et la bande sacrée, que les siens. Aussi, étoit-ce d’eux et de leur monstrueuse paillardise dont ils faisoient leurs délices, qu’on disoit en ce temps-là: In Spania, los cavalieros; in Francia, los grandes; in Almania, pocos; in Italia, todos.» Cependant, il faut accepter comme vrai une partie des aveux de la Confession de Sancy, tout infâmes qu’ils soient, et l’on est forcé de ne pas confondre avec les ignobles libellistes de la Ligue le brave et loyal Agrippa d’Aubigné, qui fut l’ami et le compagnon d’armes du roi béarnais, lors même qu’il s’écrie avec un profond sentiment d’indignation: «Si je contois ce que m’a dit en secret le prince de Condé, quand ils furent toute une nuit très-contens de l’apprentissage du comte d’Auvergne à son nombril; ou si je contois le banissement du jeune Rosny, pour estre mal garny; de Noailles, pour avoir escrit sur son lit ces vers:

Nul heur, nul bien ne me contente
Absent de ma divinité!

»Le roy de Navarre y avoit apostillé de sa main:

N’appellez pas ainsi ma tante:
Elle aime trop humanité.

»On connut par là qu’il aimoit les femmes, contre les règles de l’amour sacré: cela le fit chasser à coups de pied, comme le duc de Longueville, pour avoir demandé au roy ses couleurs en une lettre de papier illuminé; si je contois les espousailles de Quélus, l’autre contrat signé du sang du roy et du sang de d’O pour tesmoin, par lequel il espousoit monsieur le Grand; de plus, si je redisois les paroles de ce prince agenouillé sur Maugiron mort, ayant la bouche collée entre les deux parties honteuses!...» (Voy., dans la Confession de Sancy, le chap. VII des reliques et dévotions du feu roy.)

Quand d’Aubigné écrivait, sous une forme facétieuse, ces horribles révélations de l’histoire secrète du Louvre, il avait été condamné à mort deux ou trois fois par contumace, comme huguenot incorrigible; il était en haute faveur à la cour de Henri IV; il avait barbe grise au menton, et il sentait encore bouillonner dans ses veines la haine implacable que lui inspirait le vice couronné; mais, plus de trente ans auparavant, alors que, durant les guerres de 1577, il résidait à Casteljaloux, commandant quelques chevau-légers de l’armée protestante, et «se tenant pour mort pour les plaies reçues en un grand combat,» il avait formulé, presque dans les mêmes termes, les mêmes accusations contre Henri III et ses courtisans, dans le recueil des Tragiques, qui ne furent publiés que vingt-cinq ans plus tard. C’était donc sur un lit de douleur, et en face d’une mort prochaine, qu’il vouait à l’exécration de la postérité les faits et gestes hideux des mignons et de leur royal maître. Voici comment le poëte préparait alors la tâche de l’historien:

Quand j’oy qu’un roy transy, effraié du tonnerre,
Se couvre d’une voute et se cache sous terre,
S’embusque de laurier, fait les cloches sonner;
Son peché, poursuivy, poursuit de l’estonner;
Qu’il use d’eau lustrale, il la boit, la consomme
En clystères infects; il fait venir de Rome
Les cierges, les agnus, que le pape fournit;
Bouche tous ses conduits d’un charmé grain-benit;
Quand je voy composer une messe complete,
Pour repousser le ciel, inutile amulete;
Quand la peur n’a cessé, par les signes de croix,
Le braïer de Massé ny le froc de François:
Tels spectres inconnus font confesser le reste;
Le peché de Sodome et le sanglant inceste
Sont reproches joyeux de nos impures cours.
Triste, je trancheray ce tragique discours,
Pour laisser aux pasquils ces effroyables contes,
Honteuses veritez, trop veritables hontes!
JEANNE DE DIVION
  • Andrieux, del.
  • Paris  Imp. Delamain, 8, r. Git-le-cœur.
  • Rebel, Sc.

JEANNE DE DIVION

CHAPITRE XXXVIII.

Sommaire.—Le Divorce satyrique.—Les Mémoires de la reine Marguerite.—Les Amours du grand Alcandre.—Les premiers amants de Margot: La Mole, Bussy, Turenne, Mayenne, Clermont d’Amboise, etc.—Intrigue de la reine avec Champvalon.—Son départ de la cour et son arrestation.—Lettre de Henri III à son beau-frère.—Marguerite en pouvoir de mari.—Sa fuite de Nérac.—Son arrivée à Carlat.—Les cadets de Gascogne et les chaudronniers d’Auvergne.—Les occupations de Marguerite à Carlat.—Aubiac et le marquis de Canillac.—Le château d’Usson.—Ses mystères, selon divers témoignages contemporains.—Le chantre Pominy.—La boîte d’argent.—Le culte de Vénus Uranie.—Ses deux serviteurs, Dupleix et Brantôme, en présence.—Le divorce de Henri IV.—Retour de Marguerite à Paris.—L’hôtel de Sens.—Mort du mignon Date.—L’île de Cythère du faubourg Saint-Germain.—Bajaumont.—Derniers soupirs de la galanterie de la reine Margot.—Histoire des mille et une maîtresses du roi de Navarre.—Jugements sur l’inconduite de ce prince.—Catherine du Luc, la demoiselle de Montaigu, Tignonville, Maroquin, etc.—Madame de Sauve, Dayelle, la Fosseuse, etc.—La comtesse de Guiche.—Madame de Guercheville.—Les abbayes de Longchamp et de Montmartre.—Gabrielle d’Estrées.—Ses amours avec le roi et avec d’autres.—La duchesse de Verneuil.—La Haye, Fanuche, la comtesse de Moret, la Glandée, etc.—La princesse de Condé.—Les proxénètes du roi.

On ne saurait mieux peindre l’état des mœurs de la cour à la fin du seizième siècle, qu’en faisant le tableau des désordres de la vie privée de Marguerite de Valois, reine de Navarre, première femme de Henri IV, et en retraçant quelques traits des amours de son mari, amours immortalisées sous le nom du grand Alcandre. Ils ont pris soin, d’ailleurs, l’un et l’autre, de dévoiler réciproquement le secret de leurs adultères, la reine, dans ses Mémoires, où elle énumère, avec beaucoup de réserve et de délicatesse toutefois, ses griefs contre un époux infidèle et volage; le roi, dans le fameux Divorce satyrique, ce factum qu’il avait fait rédiger, par Agrippa d’Aubigné ou tout autre, pour servir d’instruction aux commissaires nommés à l’effet de rechercher et d’examiner les causes de séparation qui pouvaient exister entre les époux. Ces deux pièces authentiques du procès de divorce ne furent imprimées que longtemps après; mais elles avaient circulé manuscrites, au moment où elles étaient produites dans la cause: elles prouvèrent, de la façon la plus scandaleuse, que le roi de Navarre et sa femme n’avaient rien à se reprocher l’un à l’autre en fait de libertinage et d’incontinence. C’était, au reste, le train ordinaire de la cour; et lorsque la princesse de Conti écrivait, en forme de roman, les Amours du grand Alcandre, qui complètent les Mémoires de Marguerite de Valois, elle ne crut pas enfreindre les lois de la belle galanterie, en offrant ces exemples de débauche et de dépravation à la jeune noblesse de France.

Il serait difficile de passer en revue tous les débordements de la reine Marguerite, depuis son entrée précoce dans la carrière de la Prostitution, à l’âge de onze ans, lorsque «d’Entragues et Charins (car tous deux ont cru avoir obtenu les premiers cette gloire) eurent les prémices de sa chaleur,» dit lui-même Henri IV, dans le Divorce satyrique. Nous avons déjà rapporté ailleurs, avec assez peu de confiance, les bruits odieux qui couraient sous le règne de Charles IX, au sujet des amours incestueuses de la reine Margot avec ses trois frères; nous ne parlerons pas ici de ses premiers amants, ni du colonel Martigues, qui l’aimait si éperdument, qu’il portait toujours avec lui, aux siéges et aux escarmouches les plus dangereuses, une écharpe de broderie et un petit chien, qu’elle lui avait donnés en souvenir; ni du duc de Guise, qui «songeoit de parvenir, de ses impudiques baisers, aux nopces;» ni de La Mole, qui fut décapité en place de Grève avec Coconnas, et dont elle conservait le cœur et certaines reliques plus étranges dans des boîtes d’or; ni de Saint-Luc, dont elle recevait, en pleurant son dernier amant, «les fréquentes et nocturnes consolations;» ni de Bussy, qui, si brave qu’il fût, avoit la réputation «de l’estre peu avec les femmes, à cause de quelque colique qui le prenoit ordinairement à minuict.» Le Divorce satyrique cite encore, parmi ceux qui obtinrent les faveurs de la princesse, le duc de Mayenne, «bon compagnon, gros et gras, et voluptueux comme elle;» le vicomte de Turenne, qu’elle congédia bientôt, «trouvant sa taille disproportionnée en quelque endroit;» Lebole, qui, dans un accès de jalousie, mangea les plumes de son chapeau; Clermont d’Amboise, qui la caressait «toute en juppe sur la porte de sa chambre» tandis que le roi de Navarre jouait ou se promenait, le soir, avec ses officiers, dans la salle; le vieux rufien de Pibrac «que l’amour avoit fait devenir son chancelier;» et enfin, le seigneur Harlay de Champvalon, qui se faisait porter au Louvre dans un coffre de bois, pour entrer la nuit dans la garde-robe de sa maîtresse.

Nous avons hâte d’arriver à l’esclandre qui accompagna le départ de la reine de Navarre, lorsqu’elle quitta Paris et la cour, par ordre du roi son frère, pour retourner en Gascogne, auprès de son mari. Henri III était très-irrité contre elle, car la liaison de la princesse avec Champvalon avait porté ses fruits, et un enfant qui en était résulté, disait-on, avait disparu, aussitôt après sa naissance. Champvalon s’était prudemment retiré en Allemagne, lorsque la grossesse de Marguerite commençait à être soupçonnée. On prétendit que l’enfant adultérin avait été étouffé, coupé par morceaux et jeté dans un privé; mais on a su plus tard, qu’il fut élevé sous le nom de Louis de Vaux, par le concierge de l’hôtel de Navarre, et qu’il passait pour être le fils d’un parfumeur de la cour. Quoi qu’il en soit, Henri III ayant enjoint à sa sœur de partir, celle-ci obéit à regret, et se mit en route le lundi 23 août 1583, avec quelques personnes de sa maison. Elle arriva, le soir, à Palaiseau, pour y coucher; mais le roi l’avait fait suivre par soixante archers de sa garde; et leur capitaine, le sieur de l’Archant, exécutant des ordres secrets, «la vinst rechercher jusque dans son lit, dit Pierre de l’Estoile, et prendre prisonnières la dame de Duras et la demoiselle de Béthune, qu’on accusoit d’incontinence et d’avortements procurés.» Le seigneur de Lodon, gentilhomme de la reine de Navarre, fut arrêté, ainsi que l’écuyer, le secrétaire, le médecin et d’autres officiers de cette princesse; on les conduisit à Montargis, où le roi les interrogea lui-même «sur les déportemens de ladite roine, sa sœur, mesme sur l’enfant qu’il estoit bruit qu’elle avoit fait depuis sa venue à la cour.» Mais cet interrogatoire et l’enquête, qui en fut la suite, ne firent rien découvrir, et toutes les personnes arrêtées furent mises en liberté. Marguerite put alors continuer sa route et gagner Nérac, où était son mari. Le roi de Navarre ne voulut pas la reprendre, à cause du scandale de toute cette affaire. Il n’y eut plus de rapports entre les deux époux, qui vivaient sous le même toit, comme s’ils eussent été déjà séparés par un divorce. Henri III essaya d’intervenir pour opérer entre eux un rapprochement, du moins apparent. Dans une de ses lettres à son beau-frère, il lui disait malignement: «Vous savez comme les rois sont sujets à être trompés par de faux rapports, et que les princesses les plus vertueuses ne sont bien exemptes de la calomnie; mesme pour le regard de la feue roine vostre mère, vous savez ce qu’on en a dit et combien on en a tousjours mal parlé.» Le roi de Navarre éclata de rire, et s’adressant à M. de Bellièvre, qui lui avait apporté cette belle lettre: «Le roi, lui dit-il gaiement, me fait beaucoup d’honneur par toutes ses lettres: par les premières, il m’appelle cocu, et par ses dernières, fils de putain. Je l’en remercie!» (Journal de Henri III, édit. de MM. Champollion.)

Les deux époux ne vécurent pas en meilleure intelligence, quoique le roi de Navarre, par politique, fît semblant d’avoir oublié ses griefs: «Il avoit repris sa femme par manière d’acquit, dit l’Estoile, et pour le commandement que Sa Majesté avoit sur luy; si ne fust-il jamais possible de luy persuader de coucher avec elle, seulement une nuict, la caressant assez de belles paroles et bon visage, mais, de l’autre, point: dont la mère (Catherine de Médicis) et la fille enrageoient.» L’Estoile a effacé ce passage dans la mise au net de son Registre-Journal, et il s’est contenté d’y laisser, à la date de février 1585, une phrase où il dit que la reine Marguerite était «fort malcontente de son mary, qui la négligeoit, n’ayant couché avec elle, depuis les nouvelles de l’affront que le roy son frère lui avoit fait recevoir en aoust 1583.» Pendant cet intervalle de temps, passé à la cour de Nérac, la reine, qui avait paru vouloir s’amender, menait une conduite plus honorable; «vivante avec la vergogne de ses péchés,» dit le Divorce satyrique; mais enfin, elle se fatigua de cette continence forcée, et «se laissa derechef emporter à la chair et à sa débordée sensualité.» Elle abandonna le logis du roi, son mari, où elle était étroitement surveillée et gardée à vue par ordre de son frère Henri III, et elle se retira dans la ville d’Agen «pour y establir son commerce et, avec plus de liberté de conscience, continuer ses ordures.» Elle n’y resta pas longtemps: les habitants de la ville, qui appartenoient au parti catholique, n’eurent pas plutôt appris que la reine de Navarre étoit arrivée dans leurs murs, qu’ils se soulevèrent pour l’obliger à en sortir aussitôt. Elle s’enfuit donc à la hâte. «A peine se put-il trouver un cheval de croupe pour l’emporter, ni des chevaux de louage ni de poste pour la moitié de ses filles, dont plusieurs la suivoient à la file, qui sans masque, qui sans devantier, et telle sans tous les deux, avec un désarroy si pitoyable, qu’elles ressembloient mieux à des garces de lansquenetz, à la roupte (rupture ou levée) d’un camp, qu’à des filles de bonne maison; accompagnée de quelque noblesse mal harnachée, qui, moitié sans bottes et moitié à pied, la conduisirent, sous la garde de Lignerac, aux montagnes d’Auvergne, dans Carlat.» Henri III, ayant appris la fuite de sa sœur, en fut très-irrité, et dit tout haut à ses courtisans: «Les cadets de Gascogne n’ont pu saouler la reine de Navarre: elle s’en est allée trouver les muletiers et chauderonniers d’Auvergne!»

La pauvre Marguerite, dans le trajet d’Agen à Carlat, s’était mise en croupe derrière un gentilhomme (voy. le Scaligerana, au mot Navarre). «Elle s’escorcha toute la cuisse, dont elle fut un mois malade et en eust la fièvre.» Le médecin, qui la pansait, «eut les estrivières pour avoir trop parlé,» selon le Dictionnaire général et curieux de César de Rochefort (p. 415, col. 1). Ce qui nous autorise à supposer que cette écorchure avait une origine suspecte. La reine de Navarre, si l’on en croit le Divorce satyrique, manquait de tout dans le château de Carlat, «où elle fut longtemps, non-seulement sans daiz et lit de parade, mais aussi sans chemises pour tous les jours.» Elle se consolait, en se livrant à toute la fougue de son tempérament, dans ce château, «ressentant plus la tannière de larrons, que la demeure d’une princesse, fille, femme et sœur de roy.» Elle ne pouvait renouveller, aussi souvent qu’elle l’eût voulu, le personnel de ses galanteries, et elle se trouvait circonscrite dans le choix de ses amants. En l’absence du seigneur de Duras, «qu’elle avoit envoyé vers le roy d’Espagne querir de l’argent,» elle jeta les yeux successivement sur Choisnin, un des musiciens de son cabinet; puis sur son cuisinier; puis sur Saint-Vincent, son maître d’hôtel; puis sur Aubiac, «le mieux peigné de ses domestiques, qu’elle esleva de l’escurie en la chambre.» Cet Aubiac s’était épris d’elle, en la voyant pour la première fois, sept ou huit ans auparavant. «Je voudrais, dit-il alors à haute voix, en la regardant avec des yeux enflammés d’amour, avoir couché avec elle, à peine d’être pendu quelque temps après!» En parlant ainsi, il tirait lui-même son horoscope; car, après avoir été le favori de cette princesse (quoique ce fût un «chestif escuyer, rousseau et plus tavelé que truitte, dont le nez teint en escarlatte ne s’estoit jamais promis au mirouer, d’estre un jour trouvé dans le lit avec une fille de France, ainsi qu’il le fut à Carlat par madame de Marze, qui, par trop matineuse, fit ce beau rencontre»), il fut fait prisonnier avec sa dame dans le château d’Ivoy, où celle-ci s’était réfugiée, au sortir de Carlat. Le roi de France, irrité contre sa sœur, avait ordonné au marquis de Canillac de s’emparer d’elle, car Marguerite, depuis plusieurs années, avait embrassé le parti de la Ligue, afin de se venger à la fois et de son frère et de son mari. La reine se vit donc conduire au château d’Usson, en Auvergne, où le marquis de Canillac devait la tenir enfermée, tandis que son dernier amant, le malheureux Aubiac, était mené à Aigueperse pour y être jugé. On le condamna, comme ligueur, à être pendu, et il alla au supplice, en baisant un «manchon de velours ras bleu qui lui restoit des bienfaits de sa dame.» Mais déjà Marguerite lui avait donné un successeur, et le marquis de Canillac s’était laissé prendre aux séductions de sa prisonnière. Il devint, de malpropre qu’il était, «coint (soignée) et joly comme un beau petit amoureux de village.» La reine ne l’aimait pas, mais faisait semblant de l’aimer; et lui, jaloux de tous les rivaux qu’on lui laissait soupçonner, négligeait le service du roi pour celui de l’enchanteresse. Celle-ci dirigea si bien ses ruses et ses artifices, qu’elle imagina un prétexte pour se débarrasser de son geôlier amoureux, et qu’elle se saisit du château, pendant qu’il était dehors. A son retour, le marquis de Canillac trouva la porte close, et Marguerite lui fit dire qu’elle n’avait plus besoin de gouverneur. Il s’éloigna d’Usson, en soupirant, et il servit de risée à la cour de Henri III, qui lui pardonna d’avoir si mal rempli sa mission, eu égard à la honte de sa déconvenue. «Pourquoi, lui dit-il pour toute vengeance, ne demandez-vous pas à la reine Margot la grâce d’être son parfumeur?»

La forteresse d’Usson, bâtie sur la pointe d’un rocher, était inexpugnable. Henri IV n’eut pas l’idée d’y faire assiéger sa femme: il se tint pour satisfait de ce qu’elle y était captive, quoique souveraine dans l’intérieur de cette espèce de prison. Elle resta plus de vingt ans dans cet asile mystérieux de ses débauches. Un des panégyristes de cette princesse, le père Hilarion de Coste, dans les Éloges des Dames illustres, ne s’est pas fait scrupule de dire, en style de rhéteur, que «ce fort chasteau de l’Auvergne fut un Thabor pour sa dévotion, un Liban pour sa solitude, un Olympe pour ses exercices, un Parnasse pour ses muses, et un Caucase pour ses afflictions.» Bayle remarque, avec raison, que le séjour de la reine de Navarre à Usson eût été plus justement comparé à la retraite de Tibère dans l’île de Caprée. Il est certain, pourtant, que la voluptueuse sirène d’Usson avait eu l’adresse de cacher si bien aux profanes les mystères d’impudicité qui se renfermaient dans l’intérieur de son château, où ne pénétra jamais aucun étranger, que les yeux et les oreilles du public n’y pouvaient rien voir ni rien entendre. Tout ce qui se passait derrière ces murailles épaisses échappait à la curiosité et à la censure du dehors. On ignorait même, aux environs, le genre de vie qu’on menait dans cette retraite inabordable, dont tous les échos furent muets jusqu’à ce que Marguerite l’eût quittée. Voici comment un homme grave et honorable, Jean Darnalt, procureur du roi au siége présidial d’Agen, se faisait illusion sur les mœurs et les habitudes de la dame du lieu: «C’est une chose très-vraye, dit-il dans ses Antiquitez d’Agen (qui ont été imprimées à Paris, en 1606, à la suite de sa Remonstrance ou harangue solennelle faite aux Ouvertures des plaidoyers, d’après saint Luc, en la senechaussée d’Agen), que Sa Majesté garde très-étroitement là-dedans une coustume, depuis qu’elle y est, fort louable. Après s’estre recréée moderement à l’exercice des Muses, elle demeure, la pluspart du temps, retirée en sa chappelle, faisant prieres à Dieu, pleines d’ardeur et de vehemence, se communiant une fois ou deux la semaine.» Le digne magistrat, qui était certainement de bonne foi dans son étrange paranymphe, n’eût pas osé l’écrire, ni surtout le publier, s’il avait pu soupçonner la vérité; car les éloges qu’il adressait à la reine ressemblaient fort à des plaisanteries, et Marguerite dut bien rire avec ses mignons, quand Darnalt lui disait très-sérieusement dans ce beau morceau d’éloquence: «Phenix qui renaissez journellement de vos propres cendres, bruslant et vous consommant en l’amour divin..., vous vivés d’une autre vie, qu’on ne vit pas au monde!... Hermitage saint, monastère devot, où Sa Majesté s’estudie du tout à la meditation, qui ne tend qu’à la fin des fins, à la fin souveraine; rocher tesmoin de la volontaire solitude, très-louable et religieuse, de ceste princesse, où il semble, par la douceur de la musique et par le chant harmonieux des plus belles voix de la France, que le paradis en terre ne puisse estre ailleurs, et où Sa Majesté gouste le contentement et le repos d’esprit que les ames bienheureuses sentent en l’autre monde!»

Nous n’avons pas malheureusement la contrepartie de cet incroyable panégyrique; il n’y a, dans le Divorce satyrique, que quelques lignes peu importantes, concernant le séjour de Marguerite à Usson. Lorsqu’elle eut chassé de ce château le marquis de Canillac, «elle se resolut de n’obeir plus qu’à ses volontés, dit Henri IV dans le Divorce satyrique, et d’establir dans ce roc l’empire de ses delices, où, close de trois enceintes et tous les grands portaux murés, Dieu scait, et toute la France, les beaux jeux qui, en vingt ans, se sont joués et mis en usage. La Nanna de l’Aretin ni sa Sainte ne sont rien auprès.» Mais, après ce début, qui promettait des révélations singulières, le factum du roi ne nous fait presque pas connaître quels étaient ces beaux jeux, qui occupèrent si longtemps la dame d’Usson, et qui remplacèrent pour elle les rêves de l’ambition et les jouissances de l’orgueil. On peut conclure cependant, avec certitude, du silence même que l’histoire a gardé sur les détails de cette longue retraite, que l’illustre recluse vivait dans la dissolution la plus monstrueuse: «Il est vrai, dit à ce sujet son royal époux, qu’au lieu des galands qui souloient adoucir sa vie passée, elle y a esté reduite, à faute de mieux, à ses domestiques, secretaires, chantres et metifs de noblesse, qu’à force de dons elle y attiroit, dont la race et les noms, inconnus à leurs voisins mesmes, sont indignes de ma mémoire.» Henri IV n’en cite qu’un, qui donne la mesure des autres, et qui eut aussi un règne plus éclatant, à cause de l’amour forcené qu’il avait su inspirer à sa maîtresse: «C’est de luy, qu’elle dit qu’il change de corps, de voix, de visage et de poil, comme il luy semble, et qu’il entre à huis clos où il luy plaist; c’est pour luy qu’elle fit faire les lits de ses dames d’Usson si hauts, qu’on y voyoit dessous sans se courber, afin de ne s’escorcher plus, comme elle souloit, les espaules ni le fessier, en s’y fourrant à quatre pieds pour le chercher; c’est pour luy, qu’on l’a veue souvent tastonner la tapisserie, pensant l’y trouver, et celuy pour qui, bien souvent, en le cherchant de trop d’affection, elle s’est marquée le visage contre les portes et les parois; c’est pour luy, que vous avez ouy chanter à nos belles voix de la cour ces vers faits par elle-mesme:

A ces bois, ces prez et ces antres,
Offrons les vœux, les pleurs, les sons,
La plume, les veux, les chansons
D’un poëte, d’un amant, d’un chantre.»

C’était un chantre, en effet, nommé Pomony ou Comines, fils d’un chaudronnier auvergnat, qui n’avait de remarquable que son énorme laideur et sa belle voix; il fut d’abord enfant de chœur dans une église de village, avant d’être reçu dans la chapelle de la reine, qui le décrassa un peu pour en faire son secrétaire et son favori. Elle en était éprise jusqu’à la rage, et l’on attribuait à un charme magique cette violente passion, qui prenait parfois le caractère d’une démence furieuse. Henri IV disait ne pouvoir quelquefois s’empêcher de rire «des extravaguantes jalousies et fortes passions qu’on raconte de ses amours, qui la transportent plus souvent à mespriser ce qu’elle voit et croire ce qui n’est point, ores cherchant furieuse et chaude ses rufiens en tous les endroits les plus ecartés de sa maison, bien qu’elle ne puisse ignorer qu’ils sont autre part, et ores les voyant et oyant, et toutesfois, se persuadant que sous leur image ce soient d’autres qui tachent de la decevoir et à luy mesfaire.»

Ce qui faisait croire que la reine, dans ses débordements amoureux, était l’esclave d’un sortilége qui étouffait en elle le sentiment de la pudeur, ce furent moins les folies auxquelles on la vit s’abandonner, que les amulettes étranges qu’elle avait toujours sur elle. On racontait qu’elle avait fait sceller dans des boîtes d’or les cœurs de ses amants morts, comme les reliques de ses amours, et ce bruit se trouvait confirmé, en quelque sorte, par la quantité de cassolettes et de joyaux en forme de cœurs, qu’elle serrait dans ses poches ou qu’elle attachait à sa ceinture. Il n’y avait sans doute que des parfums dans ces boîtes d’orfévrerie. Cependant, lorsqu’elle résidait à Usson, elle portait ordinairement pendue au cou, entre la chemise et la chair, une bourse de soie bleue «en laquelle ses plus privés avoient descouvert une boëte d’argent, dont la superficie gravée représentoit naïvement (outre plusieurs différens et inconnus charactères) d’un costé un portrait, et de l’autre son chauderonnier.» On est autorisé à supposer que cette boîte d’argent n’était pas un talisman de la sorcellerie, mais bien un talisman de l’amour; aussi, serions-nous enclins à rapprocher ce talisman de celui que Brantôme, dans ses Dames galantes, fait porter à une dame de la cour, qu’il ne nomme pas: «Son mary mort, dit-il, elle luy coupa ses parties du devant ou du mitan, jadis d’elle tant aymées, et les embauma, aromatisa et odoriféra de parfums et de poudres musquées et très-odoriférantes, et puis les enchassa dans une boëte d’argent doré, qu’elle garda et conserva comme une chose tres-precieuse.» Suivant la tradition, en effet, Marguerite de Valois avait non-seulement enlevé elle-même la tête coupée de son cher La Mole, qu’elle ne put sauver du supplice, mais elle aurait, de ses propres mains, mutilé le cadavre qui était déjà divisé en quatre quartiers et planté sur des pieux aux quatre coins de la place de Grève; la tête fut enterrée la nuit, par les soins pieux de cette amante désolée, dans la chapelle de Saint-Martin; le cœur et les autres débris, volés au corps du supplicié, furent embaumés et scellés dans des boîtes d’or et d’argent, que la reine portait en guise de joyaux et de reliquaires, à travers tous ses amours, qui ne servaient, disait-elle, qu’à raviver le premier. «Elle portoit, raconte Tallemant des Réaux, qui savait tout de bonne main, un grand vertugadin qui avoit des pochettes tout autour, en chacune desquelles elle mettoit une boîte où étoit le cœur d’un de ses amants trépassés; car elle étoit soigneuse, à mesure qu’ils mouroient, d’en faire embaumer le cœur. Ce vertugadin se pendoit tous les soirs à un crochet, qui fermoit à cadenas, derrière le dossier de son lit.» (Voy. les Historiettes de Tallemant des Réaux, 2e édit. de M. de Monmerqué, t. I, p. 163.)

L’historien Dupleix, que Marguerite avait attaché à sa maison en qualité de maître des requêtes, «avec honneste appointement,» comme il le dit lui-même, ne crut pas devoir jeter le manteau sur les déréglements de la vie de cette princesse, lorsqu’il eut à parler d’elle dans l’Histoire de Henri IV; néanmoins, il revêtit d’un voile discret le tableau de Prostitution, qu’il avait eu sous les yeux durant vingt ans: «Tout le monde la publiant déesse, dit-il dans l’Histoire de Louis XIII (p. 53), elle s’imaginoit aucunement de l’estre, et de cà prist plaisir toute sa vie d’estre nommée Vénus Uranie, c’est-à-dire céleste, tant pour monstrer qu’elle participoit de la divinité, que pour faire distinguer son amour de celuy du vulgaire, car elle avoit un autre ordre pour l’entretenir, que celuy des autres femmes, affectant surtout qu’il fust plus pratiqué de l’esprit que du corps, et avoit ordinairement ce mot en bouche: «Voulez-vous cesser d’aimer, possédez la chose aimée!» J’en pourrois faire un roman plus excellent et plus admirable, que nul qu’aist esté composé es siècles précédents, mais j’ai des occupations plus sérieuses.»

Dupleix se justifia d’avoir révélé ou plutôt d’avoir laissé deviner l’incontinence de la reine, en déclarant qu’il n’écrivait pas des panégyriques pour les princes et princesses, mais «une vraie histoire, qui doit exprimer leurs vertus et ne supprimer pas leurs vices, afin que leurs successeurs, craignant une pareille flétrissure pour leur mémoire, imitent leurs louables actions et s’esloignent des mauvaises.» Mais il fut généralement blâmé, et Bassompierre se fit la trompette de ce blâme, dans ses Remarques sur l’ouvrage de Dupleix, qu’il interpelle sur ce sujet avec l’accent du mépris et de l’indignation: «Infâme vipère, qui par ta calomnie déchire les entrailles de celle qui t’a donné la vie! Ver, qui mange la mesme chair qui t’a procréé!... Quelle honte fais-tu à la France de publier à tout le monde et de laisser à la postérité des choses si infâmes d’une des plus nobles princesses du sang royal, qui peut estre sont fausses, ou, au pis aller, n’estoient connues que de peu de personnes?»

Ainsi, Bassompierre lui-même, en prenant si vivement la défense de Marguerite, avoue que les calomnies qu’il reproche à Dupleix pouvaient bien n’être que des médisances et des indiscrétions; mais Dupleix n’avait fait que répéter avec une extrême réserve ce qui se disait partout, à la cour et même dans le peuple, depuis que la reine de Navarre eut quitté son château enchanté d’Usson, en 1605, pour revenir se fixer à Paris: son état hystérique ou hypocondriaque était devenu tel, à cette époque, que les scandales qu’il engendrait tous les jours furent l’entretien et l’étonnement de la France entière. «Ceste foiblesse, dit Dupleix, ne paroissoit au commencement qu’en certains objets cognus à ses domestiques; mais, depuis son dernier voyage à la cour, ils ne furent que trop divulgués, elle-même les faisant cognoistre à tout le monde.»

Quelle que fût la notoriété des désordres de la reine Marguerite, Brantôme, qui avait été aussi un de ses domestiques, et qui conservait pour elle autant de respect que d’admiration, ne se permit pas, à l’exemple de Dupleix, de trahir les secrets de la conduite privée de cette princesse. S’il raconta dans ses Dames galantes, peut-être de l’aveu de Marguerite, plusieurs faits assez équivoques qui la concernaient et qu’il tenait directement des confidences de Vénus Uranie, il se garda bien de la nommer, et il eut souvent la précaution de dérouter le lecteur, en modifiant diverses particularités de son récit. La notice qu’il a consacrée à Marguerite dans les Vies des femmes illustres est un panégyrique resplendissant, où l’auteur n’a pas même admis une ombre de galanterie, comme s’il avait pour objet d’opposer ce brillant éloge au Divorce satyrique, qui circulait à la cour vers ce temps-là. Ainsi, Brantôme évite de réfuter une à une les accusations que le rédacteur du Divorce satyrique avait accumulées dans ce factum contre les mœurs de Marguerite; il n’aborde pas seulement cette thèse difficile et délicate, mais il se jette à corps perdu dans les généralités laudatives, et il s’attache presque exclusivement à mettre en relief les charmes de séduction qui avaient toujours été l’apanage de la reine: «Voilà, disait-on, une princesse qui, en tout, va par-dessus le commun de toutes les autres du monde!» Brantôme se plaît à dépeindre cette merveilleuse beauté, cette grâce incomparable, ce goût exquis dans la toilette, cette richesse de taille, cette noblesse de maintien, toutes ces perfections extérieures, qui faisaient dire à un honnête gentilhomme, nouveau venu à la cour: «Je ne m’estonne pas, si vous autres, messieurs, vous vous aymez tant à la cour, car, quand vous n’y auriez autre plaisir tous les jours que de veoir ceste belle princesse, vous en avez autant que si vous estiez en un paradis terrestre.» L’auteur du Divorce satyrique, entre toutes les épigrammes cruelles qu’il adresse à l’épouse déjà répudiée de Henri IV, ne lui avait peut-être pas lancé de traits plus sensibles à l’amour-propre de la femme, que dans deux ou trois passages, où il ne craint pas de s’attaquer à une beauté que l’âge n’avait pas épargnée. Ce sont ces passages injurieux que Brantôme s’efforce principalement de combattre et d’effacer, comme s’ils intéressaient seuls l’honneur de Marguerite. Le libelliste avait reproché à la reine de se farder et de se plâtrer outre mesure, pour cacher ses rides: Brantôme rappelle adroitement une comparaison qu’il avait faite de cette belle reine avec la belle Aurore, «quand elle vient à naistre, avant le jour, avec sa belle face blanche et entournée de sa vermeille et incarnate couleur.» Le libelliste s’était raillé, en termes fort grossiers, de l’indécente exhibition qu’elle faisait de sa gorge: Brantôme, sans faire allusion à un reproche qui tombait moins sur la reine que sur les modes de son temps (voy. plus haut, t. VI, p. 32), approuve et glorifie ces nudités, qu’il ne voyait pas du même œil que Henri IV: «Ses beaux accoustremens et belles parures, dit-il, n’osèrent jamais entreprendre de couvrir sa belle gorge ny son beau sein, craignant de faire tort à la veue du monde qui se passoit sur un si bel objet; car jamais n’en fut veue une si belle ny si pleine de charme, si pleine ny si charnue, qu’elle monstroit si à plein et si descouverte, que la pluspart des courtisans en mouroient, voire des dames, que j’ay veues aucunes de ses plus privées, avec sa licence, la baiser par un grand ravissement.» Brantôme, vieux et infirme alors, était demeuré fidèle au service de son ancienne maîtresse, qui, dans une lettre écrite d’Usson, lui transmettait en ces termes l’expression d’une affection inaltérable: «J’ay sceu que, comme moy, vous avez choisi la vie tranquille, à laquelle j’estime heureux qui s’y peut maintenir, comme Dieu m’en a fait la grâce depuis cinq ans, m’ayant logée en une arche de salut où les orages de ces troubles ne peuvent, Dieu mercy! me nuire; à laquelle, s’il me reste quelque moyen de pouvoir servir à mes amys et à vous particulièrement, vous m’y trouverez entièrement disposée et accompagnée d’une bonne volonté.»

La reine Marguerite, satisfaite de la vie tranquille qu’elle menait dans son arche de salut, aurait à peine protesté contre la rupture de son mariage avec le roi, si elle n’eût pas craint de voir la couronne de France passer sur la tête de Gabrielle d’Estrées, qu’elle détestait non comme une rivale digne d’elle, mais comme une ennemie fatale à la royauté: elle refusa donc de s’associer aux intentions et aux démarches de Henri IV, qui avait formé une requête en divorce devant la cour de Rome; mais Gabrielle étant morte subitement, empoisonnée sans doute, le 10 avril 1599, Marguerite consentit aussitôt au divorce. «J’ai cy-devant usé de longueurs, écrivait-elle à Sully le 29 juillet; vous en savez aussi bien les causes que nul autre, ne voulant voir en ma place une telle décriée bagasse, que j’estime indigne de la posséder.» Elle présenta elle-même au pape Clément VIII une requête conforme à celle du roi, et ne garda pas rancune à Henri IV des moyens peu courtois qu’il avait employés pour faire prononcer le divorce malgré elle. Elle lui pardonna les outrages du Divorce satyrique et ceux de l’interrogatoire que les commissaires du pape leur firent subir à l’un et à l’autre. Elle riait de grand cœur, en sachant que son mari avait répondu au cardinal de Joyeuse, qui lui demandait s’ils avaient eu dans le mariage communication ensemble: «Nous étions tous deux jeunes au jour de nos noces, et l’un et l’autre si paillards, qu’il étoit impossible de nous en empêcher.» Elle n’avait jamais aimé Henri IV, qu’elle accusait de sentir le gousset et de puer des pieds. Le roi, au contraire, était encore si pénétré des souvenirs qu’elle lui avait laissés, qu’il s’écria, en apprenant qu’elle avait donné plein consentement à la sentence de divorce: «Ah! la malheureuse, elle sait bien que je l’ai toujours aimée et honorée, et elle point moi, et que ses mauvais déportements nous ont fait séparer, il y a longtemps, l’un et l’autre!» (Voy. les Mém. et anecd. des reines et régentes de France, par Dreux du Radier, t. V.) Marguerite prétendait que le bien de la France l’avait déterminée à rompre une union qui ne pouvait assurer un héritier à la couronne, et elle applaudit la première au mariage du roi avec Marie de Médicis.

Elle était encore, à cette époque, sous le charme d’un nouvel amour, auquel l’absence de Pominy avait cédé la place. On peut présumer qu’elle avait elle-même éloigné ce Pominy, dont elle ne se souciait plus, et qui revint plus tard réclamer ses droits avec tant de brutalité, qu’elle fut obligée de le chasser, en disant que ce méchant homme lui gâtait tous ses serviteurs. Le successeur de Pominy fut d’abord un petit valet de Provence, nommé Julien Date, qu’elle avait anobli, «avec six aunes d’étoffe,» sous le nom de Saint-Julien. Elle l’avait laissé à Usson, lorsqu’elle eut l’idée de reparaître à la cour, après vingt-quatre ans d’exil volontaire. Ce fut au mois d’août 1605, qu’elle arriva tout à coup à Paris et qu’elle alla descendre à l’hôtel de Sens, près de l’Arsenal. Le lendemain de son arrivée, on trouva ces quatre vers écrits sur la porte de cet hôtel, qui appartenait à l’archevêque de Sens:

Comme roine tu devrois estre
En ta royale maison;
Comme putain, c’est bien raison
Que tu sois au logis d’un prestre.

C’est ainsi, selon le Divorce satyrique, que «un fourrier bien instruit lui marqua son hostel.» Mais elle n’y logea que peu de jours, et, pour faire taire tous les bruits que son brusque retour avait motivés, en réveillant, comme le dit Pierre de l’Estoile, les esprits curieux, elle alla passer six semaines au château de Madrid, dans le bois de Boulogne. Henri IV l’avait revue avec plaisir, et ils s’étaient si bien réconciliés, que «le roi l’avoit requise de deux choses: l’une que, pour mieux pourvoir à sa santé, elle ne fist plus, comme elle avoit de coustume, la nuit du jour et le jour de la nuit; l’autre, qu’elle restraignist ses libéralités et devinst plus mesnagère.» Henri IV lui donna souvent des marques d’affection et d’intérêt. Il lui rendait visite de temps en temps, et il se divertissait à causer librement avec elle; mais, quand il revenait au Louvre, il avait coutume de dire en plaisantant «qu’il revenoit du bordeau.» (Mém. et journaux de Pierre de l’Estoile, sous le règne de Henri IV, édition de MM. Champollion, p. 425.) La reine Marguerite, en se fixant à Paris, avait eu probablement le projet de changer de vie et de renoncer à la galanterie; «mais, dit l’impitoyable auteur du Divorce satyrique, ne se pouvant plus passer de masle, plaignant le temps et ne voulant plus demeurer oisive,» elle envoya chercher à Usson ce Date ou ce Saint-Julien, «tant de fois réclamé durant ses voluptés.» Saint-Julien se mit en route aussitôt, et vint reprendre le poste de mignon qu’il avait occupé auparavant près de la reine. Celle-ci, dont la passion pour ce jeune homme s’était exaltée jusqu’à la rage, congédia Pominy et tint à distance tous ceux de ses officiers qu’elle avait plus ou moins rapprochés d’elle. Un d’eux, nommé Vermond, âgé de dix-huit ans, conçut une telle jalousie contre le favori, qu’il le tua d’un coup de pistolet, à la portière du carrosse de la reine. L’assassin fut arrêté; on le fouilla, et l’on trouva, dit le Journal de l’Estoile, «trois chiffres sur luy: l’un pour la vie, l’autre pour l’amour, et l’autre pour l’argent.» On fit son procès sur-le-champ, car la reine avait juré «de ne boire ni manger, qu’elle n’en eust veu faire la justice.» Quand on l’amena devant le corps sanglant de la victime, Marguerite, tout en larmes, avait voulu être présente à cette confrontation: «Ah! que je suis content, puisqu’il est mort! s’écria-t-il en regardant le cadavre; s’il ne l’était pas, je l’achèverais!—Qu’on le tue, ce méchant! interrompit cette amante désolée; tenez, tenez, voilà mes jarretières: qu’on l’étrangle!» Le lendemain, Vermond, condamné à avoir la tête tranchée devant l’hôtel de Sens, marcha gaiement au supplice, en disant qu’il ne se souciait pas de mourir, puisque son rival était mort.

Aussitôt après cette exécution, la reine Marguerite abandonna l’hôtel de Sens, dont le séjour lui rappelait trop la perte de son mignon. Elle acheta dans le faubourg Saint-Germain un grand hôtel, situé au bord de la rivière, près de la tour de Nesle et à l’entrée du Pré aux Clercs. Elle fit reconstruire à grands frais les bâtiments, peindre et orner les appartements, dessiner et planter les jardins, de manière à se créer une île de Cythère, où Vénus Uranie voulait établir son temple et son culte. Ce n’étaient qu’emblèmes et devises d’amour, chiffres, armes et portraits de ses amants anciens et nouveaux; car, par une singulière faculté de son imagination licencieuse, elle mêlait si bien le fait matériel avec le souvenir, qu’elle appelait sans cesse à l’aide de ses plaisirs les émotions et les jouissances d’autrefois, comme si tous les galants qu’elle avait eus dans le cours de sa vie, fussent toujours là en humeur de la satisfaire, sans jamais la contenter. Ainsi, Julien Date conservait encore des droits et des priviléges, tout mort qu’il fût, lors même que Bajaumont eut pris sa place active. Voici comment le Divorce satyrique nous dépeint le successeur de Date: «Ce Baujemont (ou plutôt Bajaumont, de la maison de Duras), mets nouveau de ceste affamée, l’idole de son temple, le veau d’or de ses sacrifices, et le plus parfait sot qui soit arrivé dans sa cour, introduit de la main de madame d’Anglure, instruit par madame Roland, civilisé par Lemayne (ou Le Moine), et naguère guéri de deux poulains par Penna, le médecin, et depuis souffleté par Delin (ou de Loue), maintenant en possession de cette pécunieuse fortune, sans laquelle la pauvreté luy alloit saffraner tout le reste du corps, ainsi que la barbe.» Elle aima Bajaumont, son bec jaune, comme elle avait aimé Date, Pominy, Aubiac et La Mole. Elle faillit le perdre aussi, et elle s’en serait bientôt consolée de la même façon. Le sieur de Loue mit l’épée à la main contre le favori et voulut le tuer en pleine église, mais on s’empara de ce furieux, qui fut envoyé prisonnier au For-l’Évêque, et qui eut à soutenir un procès, dans lequel la reine se porta partie civile. Bajaumont était tombé malade de peur, et il avait une jaunisse dont il ne se débarbouilla jamais entièrement. Marguerite ne quittait pas le chevet de son bec jaune; le roi vint la voir sur ces entrefaites, et il la trouva si triste de cette maladie, qu’il dit, en sortant, aux filles de la reine «qu’elles priassent toutes Dieu pour la convalescence dudit Bajaumont, et qu’il leur donneroit leurs estrennes ou leur foire: Car, s’il venoit une fois à mourir, ventre-saint-gris! s’escria-t-il avec gaieté, il m’en cousteroit bien davantage, parce qu’il me faudroit acheter une maison toute neuve, au lieu de celle-cy, où elle ne voudroit plus tenir.» (Journ. de Henri IV, par Pierre de l’Estoile.) Bajaumont n’en mourut pas, et la tendresse de Marguerite, pour lui, ne devint que plus furieuse et plus excentrique: comme elle avait depuis longtemps deux loups (ulcères malins) aux jambes, elle exigea que Bajaumont se fît mettre deux cautères aux bras, afin qu’ils n’eussent rien à se reprocher l’un l’autre!

«Qui sera celui qui lira ses actes héroïques, disait l’auteur du Divorce satyrique, car ils ne manqueront pas d’escrivains, qui n’admire son inclination au putanisme et qui n’approuve qu’ils doivent estre enregistrés au bordel?» Cependant le train de vie débauchée qu’on menoit à l’hôtel de la reine Marguerite, n’a pas été décrit dans les mémoires contemporains, à moins qu’il ne faille en chercher une peinture allégorique dans quelque roman du genre de l’Astrée. On sait seulement que la reine, qui ne sortait presque jamais de son pourpris amoureux, s’y occupait de dévotion autant que de galanterie. Elle avait fait bâtir le couvent des Augustins à sa porte, pour avoir, disait-on, des moines sous sa main. Elle entretenait à son service quarante prêtres anglais, écossais ou irlandais, à quarante écus par an. Elle distribuait tous les ans des dons considérables à différentes communautés religieuses. Elle répandait des aumônes avec une folle prodigalité, à laquelle n’eussent pas suffi des revenus dix fois plus forts que les siens. Le but avoué de ces pieuses libéralités était de racheter tous les péchés qu’elle pourrait faire avec ses galants et ses mignons, notamment avec le dernier, qui fut un musicien, nommé Villars, qu’on appelait le roi Margot. (Voy. les Histor. de Tallemant des Réaux.) Néanmoins, Dupleix affirme que, «dans les amours de Marguerite, il y avoit plus d’art et d’apparence, que d’effet; car elle se plaisoit merveilleusement à donner de l’amour, à s’en entretenir avec décence et discrétion, et de voir et d’ouïr des hommes faisant les passionnés pour elle, cela mesme se faisoit ordinairement par manière de divertissement, selon la coustume de la cour, où à grand’peine celui-là passe pour habile homme, qui ne sait pas cajoler les femmes, ni pour habile femme, qui ne sait pas donner quelque atteinte au cœur des hommes.» On peut dire que la reine, nonobstant ses œuvres pies et quoiqu’elle employât souvent des sommes notables, au dire du P. Hilarion de Cosse, «pour marier des pauvres filles,» tenait une école raffinée de Prostitution dans son délicieux hôtel du faubourg Saint-Germain, où sa petite cour, composée de poëtes, de philosophes, de musiciens, de gentilshommes libertins et de dames dévergondées, vivait comme elle dans le désordre, et se faisait gloire d’imiter son exemple en suivant ses leçons. Henri IV, à la fin du Divorce satyrique, lui souhaitait quelque amendement, et priait Dieu «de luy despartir quelque goutte de repentir, car, dit-il, sans lui, l’eau de cire et de chair, qu’elle alambique pour son visage, ne peut cacher ses imperfections, l’huile de jasmin dont elle oint chaque nuit son corps empescher la puante odeur de sa réputation, ni l’érésipèle qui souvent lui pèle les membres changer et despouiller sa vieille et mauvaise peau.»

Henri IV, il faut l’avouer, ne le cédait pas en libertinage à sa première femme ni à personne de son temps, et, quelles que fussent, d’ailleurs, les grandes qualités de ce prince, un des meilleurs rois qui aient gouverné la France, on est forcé de constater que l’histoire de ses amours et de ses débordements est une partie intégrante de l’histoire de la Prostitution au seizième siècle. «On peut dire, remarque Bayle dans son Dictionnaire historique et critique, que, si l’amour des femmes lui eust permis de faire agir toutes ses belles qualitez selon toute l’étendue de leurs forces, il auroit ou surpassé ou égalé les héros que l’on admire le plus. Si, la première fois qu’il débaucha la fille ou la femme de son prochain, il en eust été puni de la mesme manière que Pierre Abélard, il seroit devenu capable de conquérir toute l’Europe.» Sans admettre, avec Bayle, que la passion effrénée de Henri IV pour les femmes fasse regretter pour son honneur qu’il n’ait pas été privé des moyens de la contenter, nous reconnaissons que ce grand roi a surpassé tous ses prédécesseurs sous le rapport des appétits charnels et de l’incontinence; mais nous croyons que ce fougueux abatteur de bois, ainsi qu’il se qualifiait lui-même, ne serait pas devenu, en cessant d’être un homme, un guerrier plus intrépide ni un politique plus consommé. Ses vices, comme ses qualités, étaient inhérents à son tempérament, et ses mœurs débauchées, qui ne différaient de celles de ses contemporains que par un excès de pétulance et d’ardeur, n’eurent pas d’influence funeste sur les bons mouvements de son cœur et sur les belles manifestations de son caractère. Dans une admirable lettre à Sully (voy. les Œconomies royales, édit. in-fol., t. III, p. 137 et 138), il se défend ainsi d’aimer trop les dames, les delices et l’amour: «L’Escriture n’ordonne pas absolument de n’avoir point de pechez ny defauts, d’autant que telles infirmitez sont attachez à l’impétuosité et promptitude de la nature humaine, mais bien de n’en estre pas dominez ny les laisser regner sur nos volontez: qui est ce à quoy je me suis estudié, ne pouvant faire mieux. Et vous sçavez, par beaucoup de choses qui se sont passées touchant mes maistresses (qui ont esté les passions que tout le monde a creu les plus puissantes sur moy), si je n’ay pas souvent maintenu vos opinions contre leurs fantaisies, jusques à leur avoir dit, lorsqu’elles faisoient les accariastres, que j’aymerois mieux avoir perdu dix maistresses comme elles, qu’un serviteur comme vous, qui m’estiez nécessaire pour les choses honorables et utiles.» Les historiens et les panégyristes d’Henri IV ne pouvaient se payer de ces excuses, et tous se sont accordés à blâmer, presque sans restriction, la prodigieuse licence de sa conduite: «Encore moins, dit Mézeray, l’histoire le pourroit-elle excuser de son abandonnement aux femmes, qui fut si public et si universel, depuis sa jeunesse jusqu’au dernier de ses jours, qu’on ne scauroit mesme luy donner le nom d’amour et de galanterie.» (Abrégé chronol. de l’hist. de France, t. VI, p. 392.) Le docte et vénérable évêque de Rodez, Hardouin de Péréfixe, qui écrivit l’Histoire de Henri le Grand pour l’éducation du roi Louis XIV, ne put se dispenser de reprocher aussi à son héros la fragilité continuelle qu’il avoit pour les belles femmes: «Quelquefois, ajoute-t-il avec une candeur qui va droit à l’indécence, il avoit des desirs qui estoient passagers et qui ne l’attachoient que pour une nuit; mais, quand il rencontroit des beautés qui le frapoient au cœur, il aimoit jusqu’à la folie, et dans ces transports il ne paroissoit rien moins que Henry le Grand.»

Agrippa d’Aubigné, qui, dans son Histoire universelle depuis 1550 jusqu’en 1601, n’a pas dédaigné de raconter en détail quelques-unes des aventures amoureuses du roi de Navarre, passe en revue, dans la Confession de Sancy, les premières maîtresses de ce prince, maîtresses obscures ou de bas étage, qui n’avaient eu qu’un règne éphémère et souvent assez mal récompensé. Il commence par rappeler les infâmes amours du Béarnais avec Catherine du Luc, d’Agen, «qui depuis mourut de faim, elle et l’enfant qu’elle avoit du roy;» il parle ensuite de la demoiselle de Montaigu (fille de Jean de Balzac, surintendant de la maison du prince de Condé), que le chevalier de Montluc avait livrée à la merci du prince de Navarre, par l’intermédiaire d’un gentilhomme gascon, nommé de Salbeuf, «à quoy il eut beaucoup de peine,» parce que la pauvre demoiselle était éprise du chevalier de Montluc, qu’elle avait suivi jusqu’à Rome, et parce qu’elle ressentait une profonde aversion pour le roi, «pour lors plein de morp..., gagnés pour coucher avec Arnaudine, garce du veneur Labrosse.» D’Aubigné nomme après «la petite Tignonville, qui fut imprenable, avant d’estre mariée.» C’était la fille de la gouvernante de la princesse de Navarre, sœur du jeune Henri; celui-ci en devint follement amoureux, et sa passion ne fit que s’accroître par suite de la résistance qu’il rencontra. Sully rapporte, dans ses Œconomies royales, que, vers 1576, le prince s’en alla en Béarn, sous prétexte de voir sa sœur, mais personne n’ignorait à la cour que son voyage avait pour objet de retrouver la jeune Tignonville, «dont il faisoit lors l’amoureux.» Il voulait employer d’Aubigné à maquignonner cette belle farouche; d’Aubigné refusa de se charger d’un pareil office, et le prince dut s’adresser ailleurs pour atteindre son but. Tignonville s’obstinait à ne rien entendre, avant d’être pourvue d’un mari, qui aurait pris sur son compte les suites de l’aventure: le prince de Navarre la maria enfin et obtint le droit de prélibation. Ce prince ne rougissait pas de descendre jusqu’à des chambrières et à des filles de basse-cour. Il avait pris une maladie vénérienne, en s’oubliant, dans une écurie d’Agen, avec la concubine d’un palefrenier, et à peine fut-il guéri, qu’il se glissait, pendant la nuit, dans la chambre d’une servante, qu’il disputait à un valet, nommé Goliath: ce goujat, ne soupçonnant pas qu’il avait pour rival le roi son maître, faillit le tuer, en lui lançant un estoc volant, au moment où Henri de Navarre sortait du lit de cette gourgandine. On comprend que, sous les auspices de semblables amours, le prince ait échoué dans ses tentatives contre la vertu de la demoiselle de Rebours, qui n’hésita pas à lui préférer l’amiral d’Anville, «qui l’aimoit plus honnestement.»

D’Aubigné ne fait que citer sommairement «les amours de Dayel, Fosseuse; Fleurette, fille d’un jardinier de Nérac; de Martine, femme d’un docteur de la princesse de Condé; de la femme de Sponde; d’Esther Imbert, qui mourut, aussy bien que le fils qu’elle avoit eu de luy, de pauvreté, aussy bien que le pere d’Esther, mort de faim à Saint-Denys, poursuivant la pension de sa fille.» Viennent après les amours de Maroquin, vieille Gasconne débauchée, à qui on avait donné ce sobriquet «parce qu’elle avoit la peau grenée et quelque vérole» (voy. les Aventures du baron de Fœneste, liv. II, ch. 18); les amours d’une boulangère de Saint-Jean; de madame de Petonville; de la Baveresse, «nommée ainsi pour avoir sué;» de mademoiselle Duras; de la fille du concierge; de Picotin, pancoussaire (fournière) à Pau; de la comtesse de Saint-Mégrin; de la nourrice de Castel-Jaloux, «qui lui voulut donner un coup de couteau, parce que, d’un escu qu’il luy faisoit bailler par ceste dame, il en retrancha 15 sols pour la maquerelle,» et enfin, des deux sœurs de l’Espée. Le malin auteur de la Confession de Sancy n’a pas le projet de signaler toutes les intrigues galantes qui furent l’occupation de la jeunesse de Henri IV; ainsi, ne nomme-t-il pas la dame de Narmoutier, qui, selon les Nouveaux Mémoires de Bassompierre, ne serait pas la dernière de cette liste: il ne fait que citer quelques noms et quelques faits; il s’indigne d’avoir été le témoin, sinon le complice de ces excès qui répugnaient à son austérité de huguenot. La reine Marguerite, dans ses Mémoires, avait eu évidemment l’intention de justifier sa conduite personnelle, en accusant celle du roi, mais on ne sait par quelles circonstances elle s’est arrêtée au milieu de la rédaction de ces Mémoires, qui devaient la défendre et qui n’ont jamais été achevés; la partie qu’on en a publiée, d’ailleurs, présente des lacunes regrettables, dans lesquelles on remarque le dessein manifeste d’effacer ou du moins d’atténuer les griefs de l’épouse à l’égard de son époux. Ces lacunes portent donc sur les endroits les plus intéressants de l’histoire secrète des amours du roi. Il faut que le manuscrit original de la reine ait subi des retranchements considérables, auxquels il serait impossible de suppléer à l’aide du livre des Amours du grand Alcandre, qui commence seulement à l’année 1589. Nous trouverons cependant à compléter et à rectifier, d’après les Mémoires de Marguerite, tels que nous les possédons tronqués et altérés, quelques-uns des aveux de la Confession de Sancy.

Marguerite n’était pas mariée depuis deux ans, que son frère, Henri III, l’avait déjà mise en mauvais ménage avec le roi de Navarre, et que ce dernier se brouillait avec le duc d’Alençon, son beau-frère, «sur le subject de la jalousie de leur commun amour de madame de Sauve (Charlotte de Beaune de Semblancay).» Henri de Navarre aimait éperdument cette dame, qui se gouvernait alors par les conseils de le Guast, «usant de ses instructions non moins pernicieuses que celles de la Célestine.» Les deux princes en étaient venus «à une si grande et véhémente jalousie l’un de l’aultre, qu’encor qu’elle fust recherchée de M. de Guise, du Guast, de Souvray et plusieurs aultres, qui estoient tous plus aimez d’elle qu’eux, ils ne s’en soucioient pas.» La reine n’était pas jalouse de son mari, «ne désirant que son contentement;» une nuit, elle s’aperçut qu’il perdait connaissance, et elle lui porta des secours empressés, dans cette fort grande foiblesse, «qui lui venoit, comme je crois, dit-elle, d’excès qu’il avoit faits avec les femmes.» A cette époque, ils ne couchaient plus dans le même lit; et le roi, qui donnait tout son temps «à la seule volupté de jouir de la présence de sa maistresse, madame de Sauve,» ne rentrait dans la chambre nuptiale qu’à deux heures du matin, et se levait au point du jour pour aller rejoindre cette maîtresse. Le roi de Navarre obéit à regret aux devoirs de la politique, en s’éloignant de la cour et de madame de Sauve, mais il eut bientôt oublié l’enchanteresse, car «les charmes de cette Circé, dit Marguerite, avoient perdu leur force par l’esloignement.» La petite cour de Navarre devint, pendant deux ans, une sorte de cour plénière de la galanterie et de la Prostitution: la reine mère y était venue, accompagnée de sa fille Marguerite, afin de négocier avec les gentilshommes protestants, et elle resta dix-huit mois, en Guyenne et en Gascogne, à faire manœuvrer l’escadron volant de ses filles d’honneur. Dans une conférence qui eut lieu à Nérac entre les députés huguenots et Catherine de Médicis, celle-ci «pensoit les enchanter par les charmes des belles filles qu’elle avoit avec elle et par l’éloquence de Pibrac; Marguerite lui opposa les mesmes artifices, gagna les gentilshommes qui estoient auprès de sa mère, par les attraits de ses filles, et elle-mesme employa si adroitement les siens qu’elle enchaisna l’esprit et les volontez du pauvre Pibrac.» (Hist. de Henri le Grand, par Hardouin de Péréfixe.) Dans une autre conférence qui se fit au château de Saint-Brix près de Cognac, le roi de Navarre, qui avait plus d’une fois rendu les armes aux belles demoiselles de l’Escadron volant, se sentait plus aguerri contre ces ruses de guerre amoureuse: il était, en ce moment, assez mécontent de sa santé, à la suite d’une rencontre avec la Maroquin. Catherine de Médicis, environnée du gracieux état-major de ses filles, demanda, en souriant, à son gendre, soucieux et déconfit: «Qu’est-ce que vous voulez?—Il n’y a rien là que je veuille, madame!» répondit tristement le prince en regardant toutes les beautés qu’on semblait lui offrir et qu’il se sentait forcé de refuser. (Dict. hist. et crit. de Bayle, article Henri IV.)

Le roi avait été précédemment fort amoureux d’une de ces belles filles, si bien dressées par la reine mère «pour amuser les princes et les seigneurs, comme le dit Hardouin de Péréfixe, et pour descouvrir toutes leurs pensées.» Cette fille était la Dayelle, originaire de l’île de Chypre, qui gagna sa dot en amusant Henri de Navarre, et qui épousa ensuite Jean d’Hemerits, gentilhomme normand. Dayelle n’avait pas occupé le roi assez sérieusement pour le distraire de ses amourettes vagabondes: il eut aussi des bontés, en passant, pour la femme du savant Martinius, professeur de grec et d’hébreu, qui voulait bien croire que sa Martine et le roi «ne poussoient pas les choses plus loin que le jeu,» dit Colomiez (dans sa Gaule orientale, p. 93). Après le départ de Dayelle, «le roy, raconte Marguerite, s’estoit mis à rechercher Rebours (fille d’un président au parlement de Paris), qui estoit une fille malicieuse,» qui n’aimait pas la reine et qui lui faisait les plus mauvais offices qu’elle pouvait. Cette fille, qui mourut peu de temps après à Chenonceaux, où Marguerite vint la visiter et lui pardonna, avait donné un rival au roi, dans l’espoir de faire un mari de cet amant, qui se nommait Geoffroy de Buade, seigneur de Frontenac. La Rebours n’était pas encore morte, que le roi «commença à s’embarquer avec Fosseuse, qui estoit plus belle et pour lors toute enfant et toute bonne.» Françoise de Montmorency, dite la belle Fosseuse, parce que son père était baron de Fosseux, était une des filles de la reine mère; mais elle consentit à entrer dans la maison de la reine Marguerite, pour se rapprocher du roi, qu’elle aimoit extrêmement, quoiqu’elle ne lui eût «permis que les privautez que l’honnesteté peut permettre;» mais Henri fut encore une fois jaloux de son beau-frère, le duc d’Alençon, qui courtisait en même temps la Fosseuse: elle, «pour luy oster la jalousie qu’il avoit et luy faire connoistre qu’elle n’aimoit que luy, s’abandonne tellement à le contenter en tout ce qu’il vouloit d’elle, que le malheur fut si grand qu’elle devint grosse.» Marguerite prêta les mains à cacher cette grossesse, et ce fut elle qui reçut l’enfant que la Fosseuse mit au monde; cette fille se promettait pourtant de supplanter la reine et d’épouser un jour le père de son enfant. Mais l’enfant ne vécut pas; et la mère, délaissée comme toutes celles à qui elle avait succédé, épousa, sous le bon plaisir du roi, François de Broc, seigneur de Saint-Mars.

Ce fut Diane, dite Corisande d’Andouins, vicomtesse de Louvigny et dame de Lescur, qui prit la place de la Fosseuse. Sully, dans ses Mémoires, dit, en parlant des événements de l’année 1583, que le roi de Navarre «estoit alors au plus chaud de ses passions amoureuses pour la comtesse de Guiche.» Corisande d’Andouins, mariée en 1567 à Philibert de Grammont, comte de Guiche, était devenue veuve en 1580, et n’avait pas résisté longtemps aux pressantes assiduités du roi, qui la poursuivait depuis quinze ans. Corisande n’était plus jeune, mais elle était toujours belle. Agrippa d’Aubigné nous la représente allant à la messe à Mont-de-Marsan, vêtue d’une robe verte et suivie du plus étrange cortége: «Je vois cette femme, qui est de bonne maison, qui tourne et remue ce prince comme elle veut: la voilà qui va à la messe, un jour de feste, accompagnée, pour tout potage, d’un singe, d’un barbet et d’un bouffon.» La passion du roi pour cette belle dame, qui n’avait pas moins de trente-cinq ou quarante ans, dura jusqu’en 1589. Il lui écrivait de Marans, en 1587: «Mon ame, tenez moy en vostre bonne grace; croyez ma fidélité estre blanche et hors de tache. Il n’en fut jamais sa pareille; si cela vous porte contentement, vivez heureuse.» Il pensait à divorcer, vers cette époque, pour épouser sa maîtresse, à laquelle il avait donné une promesse de mariage signée de son sang; mais il en fut détourné par d’Aubigné, qui eut le courage de lui dire: «Je ne prétends pas que vous renonciez à votre passion. J’ai été amoureux; je sais ce que vous souffririez. Mais servez-vous-en, sire, comme d’un motif qui vous excite à vous rendre digne de votre maîtresse, qui vous mépriserait, si vous vous abaissiez jusqu’à l’épouser!» Corisande eût réussi peut-être à l’emporter sur les sages conseils d’Agrippa d’Aubigné, si le roi fût resté auprès d’elle; mais les hasards de la guerre le conduisirent en Normandie, où «il passa par la maison d’une dame veuve, qui tenoit grand rang, dit l’auteur anonyme des Amours du grand Alcandre; elle estoit fort belle et encore jeune, et parut si aimable aux yeux du roy,» qu’il cessa d’aimer la maîtresse absente, qui l’attendait et qui ne le revit plus.

Cette dame veuve était Antoinette de Pons, qui avait été mariée à Henri de Tilly, comte de la Rocheguyon. Elle tint bon, et défendit si bien sa vertu, que le roi lui parla de mariage, comme aux autres; mais elle ne se laissa pas prendre à ce piége, et le roi ne se trouva pas plus avancé qu’auparavant. Il fut piqué de sa furieuse résistance, mais il l’en estima davantage; et, plus tard, la vertueuse veuve épousa en secondes noces Charles du Plessis, seigneur de Liancourt. Henri, en abandonnant, de guerre lasse, ses poursuites galantes, avait dit à la comtesse de la Rocheguyon, que comme elle était «réellement dame d’honneur, elle le seroit de la roine qu’il mettroit sur le trône par son mariage.» (Voy. les Mém. et anecd. des reines et régentes de France, par Dreux du Radier.) Cependant, on est fondé à croire que, nonobstant ses refus, la dame d’honneur avait eu de l’amour ou quelque chose de semblable pour son adorateur; elle manifesta de la jalousie à l’égard de Gabrielle d’Estrées, dame de Liancourt, qui était devenue la favorite du roi, car elle posa pour condition de son mariage avec Charles du Plessis, seigneur de Liancourt, «qu’elle ne porteroit jamais le nom de Liancourt, puisqu’une putain portoit le mesme nom.» (Voy. les Observat. sur le Grand Alcandre et sa clef, dans le Journal de Henri III, édit. de Lenglet-Dufresnoy.) Le roi la fit taire, en lui accordant le titre de marquise de Guercheville. Il l’avait véritablement aimée, mais il ne s’était pas, pour cela, imposé une continence qu’il jugeait inutile ou ridicule. Il se consolait donc des chagrins que lui causait l’intraitable comtesse de la Rocheguyon, en fréquentant Charlotte des Essarts, comtesse de Romorentin, fille naturelle du baron de Sauteur, écuyer de son écurie. Il en eut deux filles, qui furent légitimées. Cette beauté, moins cruelle que la veuve normande, était en même temps la maîtresse du cardinal de Guise (Louis de Lorraine), fils du grand-duc de Guise tué aux états de Blois; mais le roi ne soupçonnait rien du partage. Pendant le blocus de Paris, en 1590, comme il logeait avec ses officiers dans l’abbaye de Montmartre, il avait eu occasion de remarquer une jolie novice, fille du comte de Saint-Aignan et de Marie Babou de la Bourdaisière; il n’eut pas de peine à l’apprivoiser, tout en se divertissant avec les autres religieuses; et quand il leva le siége, il emmena sans façon la jeune Marie de Beauvilliers, qu’il promena quelque temps avec lui, de ville en ville, sans qu’elle eût quitté le costume monastique; puis, cette fantaisie passée, il renvoya la nonnain dans son couvent, où il continua encore à la voir de temps à autre, lorsqu’il l’eut fait élire abbesse de Montmartre. «Le roy, dit-on, se trouva si bien avec l’abbesse, qu’autant de fois qu’il parloit de ce couvent, il l’appeloit son monastère et disoit qu’il y avoit esté religieux.» (Antiq. de Paris, par Sauval, t. I, p. 154.) Henri IV ne s’était pas si bien trouvé de son séjour dans l’abbaye de Longchamp, où une religieuse, nommée Catherine de Verdun, qu’il récompensa pourtant en la nommant abbesse de Vernon, «lui avoit laissé, dit Bassompierre, un souvenez-vous de moi,» dont il ne parvenait pas à se débarrasser. Voilà pourquoi on avait appelé les abbayes de Longchamp et de Montmartre le Magasin des engins de l’armée. (Confession de Sancy, liv. I, ch. 8.) Il avait besoin alors d’un amour plus exclusif et plus romanesque, pour subir avec patience les ordonnances des médecins, qui lui avaient prescrit un repos nécessaire au rétablissement de sa santé. Ses anciennes débauches avaient porté leurs fruits, et l’on disait que le roi, dont le sang était gâté par le mal de Naples, devait se recommander à ses apothicaires plutôt qu’à ses maîtresses. Les prédicateurs de la Ligue ne tarissaient pas en chaire sur ce texte peu catholique. Roze, qui prêchait à Saint-Germain-l’Auxerrois, disait à ses auditeurs, «que pendant que ceste bonne roine, ceste sainte roine (entendant la royne de Navarre), estoit enfermée entre quatre murailles (à Usson), son mary avoit un haras de femmes et de putains, mais qu’il en avoit esté bien payé...» L’éditeur des Mémoires de l’Estoile, dans lesquels ce passage figure, à la date du 12 octobre 1592, met en note: «La fin de cette phrase, qui ne peut être imprimée, existe à la page 288 du manuscrit.» Le 6 juin 1593, le cordelier Feu-Ardent, qui prêchait à Saint-Jean, vomissait mille injures contre le roi, et disait qu’un jour il serait foudroyé ou crèverait subitement: «Aussi bien, ajoutait-il, il a déjà le bas du ventre tout pourri de ce que vous savez.»

Que les prédicateurs ligueux dissent vrai ou non, Henri IV était, vers cette époque, l’amant ou, du moins, le poursuivant de Gabrielle d’Estrées. Cette charmante personne, une des filles d’Antoine d’Estrées, marquis de Cœuvres, et de Françoise Babou de la Bourdaisière, habitait avec ses sœurs le château de son père, près de Compiègne. Roger de Saint-Lary, duc de Bellegarde, grand écuyer et favori du roi, entretenait avec elle des relations secrètes qui n’avaient fait qu’augmenter leur amour mutuel. La demoiselle de Cœuvres était admirablement belle, et son portrait n’est pas moins ressemblant dans ces vers de Guillaume du Sable, que dans les crayons de Pierre Dumoustier et de Jean Rabel:

Mon œil est tout ravy, quand il voit et contemple
Ses beaux cheveux orins, qui ornent chaque temple,
Son beau et large front et sourcils ébenins,
Son beau nez decorant et l’une et l’autre joue,
Sur lesquelles Amour à toute heure se joue,
Et ses beaux brillants yeux, deux beaux astres benins.
Heureux qui peut baiser sa bouche cinabrine,
Ses levres de corail, sa denture yvoirine,
Son beau double menton, l’une des sept beautez,
Le tout accompagné d’un petit ris folastre,
Une gorge de lys sur un beau sein d’albastre,
Où deux fermes tetins sont assis et plantez!

Guillaume du Sable, vieux gentilhomme de la vénerie loyale, qui avait fait son apprentissage sous François Ier, et qui était un fin connaisseur en matière de beauté de dames, selon l’expression de Brantôme, n’oublie pas dans ce portrait, qui orne sa Muse chasseresse (Paris, 1611, in-12), les autres perfections de Gabrielle: sa main blanche et polie, ses beaux doigts longs, perleux, sa belle taille, sa bonne grâce, et enfin,

Ces petits pieds ouverts, rendant bon tesmoignage
Quel est le demeurant du rare personnage.

Il est probable que ce fut Marie de Beauvilliers qui parla d’abord de sa cousine de Cœuvres à Henri IV, et qui lui inspira ainsi un violent désir de la connaître. On dit pourtant, dans les Amours du grand Alcandre, que Bellegarde ayant eu la maladresse de louer devant le roi la beauté singulière de cette demoiselle, l’éloge fit impression sur Henri IV, qui éprouva la curiosité de la voir, et qui en fut amoureux dès qu’il l’eut vue. Il congédia brusquement la marquise d’Humières, qui s’était donnée à lui avec beaucoup trop d’empressement, et il se déclara le serviteur de Gabrielle. Bellegarde en fut très-contrarié. Gabrielle, qui avait le cœur touché pour Bellegarde, se montrait d’abord tout à fait rétive à l’endroit d’un nouvel amour; mais elle avait des sœurs plus expérimentées et plus politiques, qui lui firent comprendre qu’elle retrouverait cent Bellegarde quand elle le voudrait, tandis qu’elle ne trouverait pas un second roi de France. Il est permis de supposer que Bellegarde lui-même, qui ne visait pas au mariage avec la fille du marquis de Cœuvres, ne fit rien pour détruire l’effet de ces conseils, si toutefois il n’y ajouta pas les siens. Gabrielle avait, en outre, une tante maternelle, madame de Sourdis, sortie de cette famille des Babou de la Bourdaisière qui engendrait tant de femmes de joie, au dire de Sully. Cette tante était la digne sœur de madame d’Estrées, que son mari montrait du doigt aux familiers de la maison, leur disant: «Voyez-vous cette femme, elle me fera un clapier de putains dans ma maison!» (Observat. sur le Grand Alcandre, dans le Journ. de Henri III, édit. de Lenglet-Dufresnoy.) Madame de Sourdis, de concert avec son amant le chancelier Huraut de Cheverny, disposa si habilement sa mère à écouter les propositions du roi, que Bellegarde fut mis de côté, et que Gabrielle accepta le rôle de favorite. Henri IV était si vivement épris d’elle, que, ne pouvant plus supporter le tourment de l’absence, il quitta un jour son armée habillé en paysan, traversa seul la Picardie, au risque de tomber entre les mains des ligueurs, et parut devant Gabrielle, toujours déguisé, une botte de paille sur la tête et un bâton à la main. Les lettres qu’il adressait tous les jours à sa maîtresse, à travers les épisodes d’une guerre aventureuse, sont si pleines de passion et de délicate tendresse, qu’elles demandent grâce pour le désordre même des deux amants; mais ces lettres touchantes ne servent qu’à mieux faire ressortir le scandale de la conduite du roi, qui, tout amoureux qu’il fût de Gabrielle, courait encore de maîtresse en maîtresse.

Cependant Gabrielle était enceinte, et il fallait un mari pour couvrir cette réputation que Bellegarde et le roi avaient mise à mal. Quoique le roi «n’en eût pas eu les gants,» comme on le disait encore du temps de Tallemant des Réaux, il s’occupa de chercher le mari et trouva un gentilhomme picard, Nicolas d’Amerval, seigneur de Liancourt, qui consentit à épouser. Gabrielle avait fait jurer au roi que, le jour même des noces, il viendrait la soustraire à la domination conjugale. Le mariage eut lieu; mais un obstacle imprévu empêcha Henri IV de venir, comme il l’avait promis, et l’époux eut le temps de réclamer ses droits; «toutesfois, dit-on dans les Amours du grand Alcandre, elle ne se vouloit jamais coucher, si bien que son mari, pensant estre plus autorisé chez lui que dans la ville où il avoit esté marié et dont le père de Gabrielle estoit gouverneur, il l’emmena; mais elle se fit si bien accompagner de dames, ses parentes, qui s’estoient trouvées à ses noces, qu’il n’osa vouloir que ce qui lui plut.» Le lendemain, le roi arriva et délivra la nouvelle mariée; peu de temps après, elle accoucha d’un fils, que le roi ne fit pas appeler Alexandre, dit Tallemant des Réaux, «de peur qu’on ne dist Alexandre le Grand; car on appeloit M. de Bellegarde monsieur le Grand; et apparemment, il y avoit passé le premier.» Néanmoins, Henri IV légitima César de Vendôme, le jour même (7 janvier 1595) où le mariage de Gabrielle d’Estrées avec le seigneur de Liancourt fut cassé et déclaré nul par l’official d’Amiens. Gabrielle, qui avait d’abord porté le titre de marquise de Monceaux, reçut plus tard celui de duchesse de Beaufort. Le roi, qui dans ses lettres l’appelait mon cher cœur ou mes chères amours, la nommait publiquement mon bel ange, ce qui donna lieu à ce quatrain:

N’est-ce pas une chose estrange
De voir un grand roy serviteur,
Les femmes vivre sans honneur,
Et d’une putain faire un ange!

La conduite de la duchesse de Beaufort n’était rien moins que régulière; mais, quoique ses mœurs fussent très-décriées dans le peuple, qui l’avait surnommée la putain du roi, ainsi que la qualifiaient en chaire les prédicateurs de la Ligue et notamment Guarinus, il est difficile de prendre à la lettre les accusations qui sont accumulées contre Gabrielle dans les Nouveaux Mémoires de Bassompierre, publiés pour la première fois en 1803. Suivant ces Mémoires, dont l’authenticité est loin d’être garantie, Gabrielle aurait été prostituée, dès l’âge de seize ans, par sa propre mère, au roi Henri III, moyennant une somme de six mille écus, et Montigny, l’intermédiaire de la négociation, garda le tiers de la somme; ensuite, la marquise de Cœuvres vendit sa fille à Zamet, riche financier, et à quelques autres partisans; puis, Gabrielle, livrée au cardinal de Guise à beaux deniers comptants, se donna elle-même, de son plein gré et gratis, au duc de Longueville, au duc de Bellegarde et à différents gentilshommes des environs de Cœuvres, tels que Brunet et Stenay; enfin, Bellegarde avait fini par la prostituer au roi. (Voy. l’Hist. de Paris de Dulaure, édit. in-12, t. V, p. 189 et suiv.) Mais on pourrait prouver aisément que Bassompierre ou l’auteur des Nouveaux Mémoires imprimés sous son nom a confondu les personnes, les faits et les époques. Il a peut-être attribué à Gabrielle seule toutes les galanteries dont ses sœurs et ses parentes étaient responsables; car, dans la maison de la Bourdaisière, dit Tallemant des Réaux, «la race la plus fertile en femmes galantes qui ait jamais été en France, on en compte jusqu’à vingt-cinq ou vingt-six, soit religieuses, soit mariées, qui toutes ont fait l’amour hautement: de là vient qu’on dit que les armes de la Bourdaisière c’est une poignée de vesces (femmes de mauvaise vie), car il se trouve, par une plaisante rencontre, que dans leurs armes il y a une main qui sème de la vesce. On fit sur leurs armes ce quatrain:

Nous devons benir ceste main
Qui sème avec tant de largesses,
Pour le plaisir du genre humain,
Quantité de si belles vesces.»

Gabrielle, devenue la maîtresse en titre du roi, n’entretenait pas moins des relations secrètes avec son ancien amant, M. de Bellegarde, qu’elle aimait toujours; mais elle avait congédié, à dessein et non sans éclat, tous les hommes que la chronique scandaleuse lui donnait pour galants. Ainsi s’était-elle brouillée avec le duc de Longueville, après qu’elle lui eut fait rendre les lettres qu’il avait d’elle, et l’on assure qu’elle se vengea cruellement des indiscrétions de ce seigneur, qui se vantait d’avoir été «le maréchal des logis du roi.» Quoi qu’il en fût, Henri IV n’était jaloux que de Bellegarde; «il commanda dix fois qu’on le tuât, dit Tallemant des Réaux; puis, il s’en repentoit, quand il venoit à considérer qu’il la lui avoit ôtée.» Une nuit, M. de Praslin vint avertir le roi, que Bellegarde se trouvait enfermé dans la chambre de la duchesse de Beaufort. Le roi se lève tout tremblant de colère; il s’habille à la hâte, met l’épée à la main, et suit M. de Praslin, en soupirant; mais, quand il fut arrivé à l’entrée de l’appartement de la duchesse, il eut un remords et s’arrêta: «Ah! dit-il, cela la fâcheroit trop!» Et il retourna se coucher, sans avoir troublé le tête-à-tête des deux amants. Une autre fois, Bellegarde et la duchesse étaient encore ensemble et n’attendaient pas le roi; Henri IV se présente à la porte et veut qu’on la lui ouvre: il n’y avait pas d’issue pour faire sortir Bellegarde. La duchesse invente toutes sortes de prétextes pour forcer le roi à s’éloigner; mais il insiste, il ordonne, il se fâche. La femme de chambre de Gabrielle (c’était une fille nommée la Rousse, qui savait merveilleusement son métier) fait entrer Bellegarde, à demi vêtu, dans un petit cabinet attenant à la ruelle et destiné à serrer des confitures, des épices et des dragées. On introduit alors le roi, qui regarde d’un air défiant les indices accusateurs que son rival a laissés en fuyant. Il s’assied en silence, et tout à coup, se plaignant de la faim, il demande des confitures; il va droit à la porte du cabinet, la trouve fermée, en réclame la clef, qu’on ne lui donne pas, et menace de jeter cette porte en dedans, si cette clef se fait attendre. Bellegarde a eu le temps d’achever sa toilette et de sauter par la fenêtre: c’est la Rousse qui se montre alors et qui déconcerte les soupçons du roi. «Je vois bien, sire, lui dit Gabrielle, qui reprend l’avantage, je vois bien que vous me voulez traiter comme les autres que vous avez aimées, et que votre humeur changeante veut chercher quelque sujet de rompre avec moi; ce que je préviendrai en me retirant tout à l’heure.» Elle fond en larmes, que le roi essuie sous ses baisers, en la conjurant de se calmer et de lui pardonner. C’est ainsi que l’aventure est rapportée dans les Amours du grand Alcandre. La tradition populaire y avait ajouté quelques traits plus conformes au caractère de Henri IV. Suivant le récit qui a été répété par tous les faiseurs d’Ana, Bellegarde se serait caché sous le lit de Gabrielle, et le roi en prenant la place que venait de quitter son grand écuyer, aurait demandé des confitures sèches; la Rousse lui ayant apporté plusieurs boîtes, le roi en jeta une sous le lit: «Il faut bien, dit-il gaiement à sa maîtresse, il faut bien que tout le monde vive!» (Voy. le Menagiana, t. II, p. 71.)

On avait fait courir le bruit que la naissance de César, duc de Vendôme, ne pouvait pas être mise sur le compte du roi; une anecdote, que Sully n’a pas craint d’admettre dans ses Mémoires, semblerait être la source de ce bruit calomnieux. Alibour, premier médecin du roi, ayant visité Gabrielle, qui était indisposée, vint annoncer à Henri IV, «qu’il lui avoit trouvé un peu d’émotion, mais que son mal n’auroit que d’heureuses suites.» Le roi demanda s’il fallait la saigner: «Sire, je n’ai garde, il faut attendre qu’elle soit à mi-terme, répondit Alibour.—Que voulez-vous me dire, bonhomme? répondit le roi en colère; rêvez-vous? et s’agit-il ici de grossesse? Je sais les termes où j’en suis: ou vous n’y connaissez rien, ou de plus méchants que vous, vous font parler.—Sire, j’ignore, moi, les termes où vous en êtes, repartit Alibour, mais je sais qu’avant sept mois ce que je dis se vérifiera.» La prédiction du médecin se vérifia, en effet: Gabrielle accoucha, mais Alibour ne survécut guère à cet événement: on disait qu’il avait été empoisonné. Tallemant des Réaux a donné l’explication de cette anecdote, si souvent invoquée contre la mémoire de Gabrielle, dans ce passage que M. Paulin Paris a rétabli, dans son édition, d’après le manuscrit original: «La vérité du conte du bonhomme Alibour, premier médecin du roy, est que Henry IVe avoit une gonorrhée qui luy engendra une carnosité et ensuite une retention d’urine dont il faillit mourir à Monceaux. Et M. d’Alibour disoit que le roy n’estoit pas capable d’engendrer durant ce flux corrompu de semence. C’estoit une question de médecine; mais la grossesse de madame de Beaufort estoit bien avancée, quand on esmeut cette question.» (Voy. les Histor., 3e édit., t. I, p. 112.) Le fils aîné de Gabrielle n’en fut pas moins légitimé de France, comme son frère Alexandre et sa sœur Catherine-Henriette. Leur mère aurait certainement épousé le roi, si elle n’était pas morte empoisonnée pendant qu’on travaillait en cour de Rome à faire casser le mariage de Henri IV et de Marguerite de Valois. M. de Sancy tomba en disgrâce pour avoir osé dire au roi, qui le consultait sur son projet de se remarier avec madame de Beaufort, que, «putain pour putain, il aimeroit mieux la fille de Henri II, que celle de madame d’Estrées, qui étoit morte au bordel.» (Voy. l’historiette de Sully, dans Tallemant des Réaux.) Sully, qui n’était pas moins contraire que M. de Sancy à cette honteuse mésalliance et qui la combattit avec plus de politique, affirme néanmoins, dans ses Mémoires, que «le roy ne se fust jamais résolu d’espouser une femme de joye.»

Plus Henri IV témoignait de folle passion pour son bel ange, plus l’opinion publique se prononçait avec énergie contre la favorite, que le mariage n’eût jamais réhabilitée. Ses amours avec le duc de Bellegarde étaient si connues, même dans le bas peuple, qu’on y entendait souvent ce dicton proverbial, qui nous a été conservé dans le Banquet et après-diné du comte d’Arete, pamphlet du fameux ligueur Louis d’Orléans: «Les belles gardes s’accompagnent volontiers de beaux fourreaux.» Les Parisiens, chez lesquels fermentait toujours le levain de la Ligue, détestaient la duchesse de Beaufort, à cause des mauvaises mœurs qu’ils lui attribuaient dans leurs propos et leurs pasquils; la haine que cette favorite avait excitée contre elle, rejaillissait aussi sur le roi: «Le peuple, écrivait P. de l’Estoile à la date du 23 avril 1596, le peuple, qui de soy est un animal testu, inconstant et volage, autant de bien qu’il avoit dit de son roy auparavant, commença à en dire du mal, prenant occasion sur ce qu’il s’amusoit un peu beaucoup avec madame la marquise.» Dans un pasquil très-vilain et scandaleux, qui courait alors, il y avait des vers où le roi n’était pas plus épargné que sa maîtresse:

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